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Table of contents :
Sommaire......Page 6
Introduction......Page 9
1 - Représentation du corps dans l’histoire de l’art......Page 11
Proportions et codes......Page 12
Destin et dessein : Raphaël......Page 14
Le corps traité : Vinci, Dürer, Cranach......Page 15
Éros et Thanatos, frasques fresquées......Page 16
Matière, émoi, éloquence : Rembrandt......Page 17
La couleur témoigne du trait : Delacroix, Ingres......Page 18
Atteintes et libertés : Courbet......Page 20
Un tournant : Le Déjeuner sur l’herbe......Page 21
De Cézanne à Picasso......Page 22
Appropriations et remises en jeu......Page 24
2 - Notions fondamentales......Page 27
La Renaissance, entre humanisme et géométrie......Page 28
Art, médecine et préjugés sociaux : les écorchés......Page 29
Technique......Page 30
Exercices commentés......Page 32
De multiples dimensions......Page 34
Le corps devenu image......Page 35
Technique......Page 36
Exercices commentés......Page 37
Entre douceur et contrastes......Page 38
Mondes flottants…......Page 39
Technique......Page 40
Exercices commentés......Page 41
Le mouvement déconstruit......Page 44
La beauté convulsive du mouvement surréaliste......Page 45
Exercices commentés......Page 46
La magnificence des coloristes vénitiens......Page 50
Technique......Page 51
L’aquarelle......Page 52
La peinture à l’huile......Page 53
Les techniques mixtes......Page 54
Exercices commentés......Page 55
3 - Le peintre et son modèle......Page 59
Le miroir et son double......Page 60
Du miroir des uns : Van Eyck, Cranach, Vélasquez…......Page 61
… au miroir des autres : Picasso, Bonnard, Rouault, Matisse......Page 62
Corps envisagés dans les miroirs : Schiele......Page 64
Miroir de l’art actuel......Page 65
Les poses......Page 66
D’un continent à l’autre......Page 67
Maltraitances contemporaines......Page 68
Travailler devant un modèle......Page 69
À l’école des maîtres......Page 70
Répertoire de poses......Page 72
4 - Séances en atelier......Page 77
Temps court : expérimenter......Page 78
Temps long : interpréter......Page 80
Recherches personnelles......Page 81
Temps court : les plans......Page 82
Temps long : l’expression......Page 84
Recherches personnelles......Page 85
Temps court : le décor......Page 86
Recherches personnelles......Page 88
Temps court : illusions et perspectives......Page 90
Temps long : la mise à nu, les libertés......Page 91
Recherches personnelles......Page 92
Temps court : pochades et mémoire......Page 94
Temps long : dialogue figuration, non-figuration......Page 95
Recherches personnelles......Page 96
Temps court : le miroir et son double......Page 98
Temps long : le modèle et l’histoire......Page 99
Recherches personnelles......Page 100
Temps court : le proche et la distance......Page 102
Temps long : couple et accessoires......Page 103
Recherches personnelles......Page 105
Temps court : à partir de......Page 106
Temps long : Goya et Manet......Page 108
Recherches personnelles......Page 110
Bibliographie générale......Page 111
Index des artistes commentés......Page 112
Crédits iconographiques......Page 113
Remerciements......Page 114
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Jean-Claude Gérodez

nu modèle vivant Le

Représentation du corps dans l’histoire de l’art Notions fondamentales Le peintre et son modèle Séances en atelier

nu modèle vivant Le

Jean-Claude Gérodez

Le nu, modèle vivant s’adresse aux amateurs dont le désir d’approcher les différentes versions de la nudité – classique, moderne et contemporaine – se double du besoin d’une méthode rigoureuse d’apprentissage du dessin et de la peinture. Cet ouvrage vous permet d’acquérir ou d’approfondir les bases fondamentales : espace, lumière, couleur, matière... Des croquis rapides du corps statique ou en mouvement aux pochades accomplies à partir de l’histoire de l’art, jusqu’aux esquisses approfondies, cet ensemble vous engage sur des projets et réalisations d’envergure. Toutes les techniques sont abordées : crayon, encre, gouache, aquarelle, pastel, huile, acrylique... Un répertoire de poses vient compléter ces analyses techniques. Des exercices commentés, illustrés de travaux d’élèves réalisés dans les ateliers de l’auteur, jalonnent l’ouvrage. Ils s’organisent enfin sous forme de huit séances de travail thématiques. L’exigence picturale, les expressions personnelles intuitives, les interprétations de toute nature vous procurent progressivement confiance et connaissance, contribuant à la réalisation de votre propre langage.

Conception : Nord Compo

Le modèle vivant nu obsède l’histoire de l’art, la ponctuant d’œuvres universelles. Le corps questionné, désirable, sublime ou disloqué, au-delà des codes de représentation du « beau idéal », suscite des sentiments complexes imposant formes, lignes et couleurs. De la fécondité éternelle des Vénus de Lespugue ou de Willendorf, d’Ève à saint Sébastien, d’Apollon à Aphrodite, jusqu’au corps réaliste d’une « fille » chez Courbet ou Degas, et aux remises en cause des formes par Picasso ou Bacon, le nu tend à l’homme un miroir dans lequel il se cherche.

nu

Le modèle vivant

Relecture : Philippe Rollet Conception graphique : Nord Compo Éditions Eyrolles 61, bd Saint-Germain 75240 Paris Cedex 05 www.editions-eyrolles.com © Groupe Eyrolles, 2010. Tous droits réservés. ISBN : 978-2-212-12341-8 Le code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit expressément la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or, cette pratique s’est généralisée notamment dans les établissements d’enseignement, provoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans l’autorisation de l’Éditeur ou du Centre Français d’exploitation du droit de copie, 20, rue des Grands Augustins, 75006 Paris.

nu

Le modèle vivant

Jean-Claude Gérodez

Le nu, modèle vivant

Sommaire 1. Représentation du corps dans l’histoire de l’art

......................................................

Le corps classique idéalisé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Proportions et codes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Destin et dessein : Raphaël . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le corps traité : Vinci, Dürer, Cranach . . . . . . . . . . . . Éros et Thanatos, frasques fresquées . . . . . . . . . . . . . . . . . . Matière, émoi, éloquence : Rembrandt . . . . . . . . . . . . . La couleur témoigne du trait : Delacroix, Ingres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le corps moderne déconstruit . . . . . . . . . . . . . . Atteintes et libertés : Courbet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Traces nomades . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un tournant : Le Déjeuner sur l’herbe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . De Cézanne à Picasso . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Appropriations et remises en jeu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

2. Notions fondamentales

..................................

L’espace, les raccourcis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32 Histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32 9 10 10 12 13 14 15 16 18 18 19 19 20 22

25

L’anatomie, les proportions, les lignes de construction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26 Histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26 L’Antiquité : des proportions idéalisées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26 La Renaissance, entre humanisme et géométrie . . . . . . . . . . . . . 26 Art, médecine et préjugés sociaux : les écorchés . . . . . . . . . . . . . 27 Technique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28 Exercices commentés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30 4

De multiples dimensions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32 Le corps devenu image . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 Technique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34 Exercices commentés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

La lumière, les volumes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 Histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 Entre douceur et contrastes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 Mondes flottants… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 Technique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38 Exercices commentés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

Le mouvement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42 Histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42 Expressions du mouvement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42 Le mouvement déconstruit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42 La beauté convulsive du mouvement surréaliste . . . . . . . . . . . . . 43 Technique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44 Exercices commentés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45

La couleur, la matière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 Histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 La magnificence des coloristes vénitiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 Textures et couleurs modernes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 Technique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 L’aquarelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50 La gouache . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 L’acrylique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 La peinture à l’huile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 Les pastels à l’huile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52 Les pastels secs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52 Les techniques mixtes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52 Exercices commentés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

So mm ai re

3. Le peintre et son modèle

.................................

Le miroir et son double . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Du miroir des uns : Van Eyck, Cranach, Vélasquez . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . … au miroir des autres : Picasso, Bonnard, Rouault, Matisse . . . . . . . . . . . . . . . . . . Corps envisagés dans les miroirs : Schiele . . . . . . . . . Miroir de l’art actuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les poses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les poses dans l’histoire de l’art . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . En Occident . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . D’un continent à l’autre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Maltraitances contemporaines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

57 58

Temps long : la mise à nu, les libertés . . . . . . . . . . . . . 89 Recherches personnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90 Séance 05 : à la manière de . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92 Temps court : pochades et mémoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92 Temps long : dialogue figuration, non-figuration 93

59 60 62 63 64 65 65 65 66 67 67 68

L’art de poser . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Travailler devant un modèle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . À l’école des maîtres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Répertoire de poses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70

Recherches personnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94 Séance 06 : nus au miroir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96 Temps court : le miroir et son double . . . . . . . . . . . . . . . 96 Temps long : le modèle et l’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 Recherches personnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98 Séance 07 : le duo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100 Temps court : le proche et la distance . . . . . . . . . . . . . . 100 Temps long : couple et accessoires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 Recherches personnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Séance 08 : art et histoires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104 Temps court : à partir de . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104 Temps long : Goya et Manet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106 Recherches personnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108 Bibliographie générale

4. Séances en atelier

................

voir et construire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Temps court : expérimenter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Temps long : interpréter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Recherches personnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Séance 02 : lire les espaces . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Temps court : les plans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Temps long : l’expression . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Recherches personnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Séance 03 : dialogues avec l’arrière-plan . . . Temps court : le décor . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Temps long : drapés et duos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Recherches personnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Séance 04 : la profondeur, les raccourcis Temps court : illusions et perspectives . . . . . . . . . . . . . . . Séance 01:

75 76 76 78 79

................................

Index des artistes commentés

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110

...........................

111

............................................

112

Crédits iconographiques Remerciements

109

80 80 82 83 84 84 86 86 88 88

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Le nu, modèle vivant

Introduction Le modèle vivant concerne autant le monde animal que celui des humains. Léonard de Vinci, un des maîtres du genre, le traite et le dessine magistralement, chevaux dans toutes les postures, chauves-souris et oiseaux dessinés avec précision… Il le dissèque par la plume, par exemple pour L’Utérus de la vache (vers 1508, château de Windsor, Royal Library, Londres). Nombre d’artistes ont ainsi affronté ce règne, du chat domestiqué au tigre exotique ; nous nous en tiendrons dans ce présent ouvrage à l’homme, dans sa relative innocence adamique ! Le modèle vivant, nu, obsède l’histoire de l’art, le corps érotisé ou blâmé ponctue les œuvres universelles, modelant cultures et symboles. Le corps, répudié par les Églises ou sanctifié par la beauté et la reconnaissance de son éventuelle perfection, offre ou bien subit l’admiration, les foudres, le respect, ou la profanation. C’est un corps sacré (Salomé, Diane, David, le Christ…) ou trivial (baigneuses, danseuses, raboteurs, pêcheurs…) que la nudité, ou la semi-nudité, donne à voir. L’histoire du corps, mis à nu, volontaire ou dérobé, est une constante individuelle ou collective. L’apparence est offerte au regard du peintre, dont le vaste projet est de révéler subtilement la « ressemblance », les impressions et les expressions lisibles ou secrètes de cette geste silencieuse. Cet ouvrage propose dans sa première partie une vue générale du modèle vivant au cours des âges. Elle permet de comprendre les représentations et les choix imposés par les corps féminin et masculin, par les visions que l’être a de lui-même ou par les « points de vue » du groupe dans lequel il évolue. Le visible et l’impalpable, la figuration et le mystère, l’indicible et les réalités physiques et mythologiques participent des interrogations du peintre face à son modèle, son double en humanité, son miroir. Affronter le nu lors de cours en atelier, à l’aide du modèle, ou de mémoire (et d’imagination), est une épreuve révélatrice du talent du peintre. Le corps conduit à l’introspection, à un « lieu » connu à redécouvrir. Corps magnifié ou prosaïsme banal, corps au miroir, seul ou accompagné, mis en valeur par des accessoires, objets, animaux, entre les murs, sur le motif : la représentation du corps est toujours un « morceau de bravoure ». Une étude des notions fondamentales propres au « métier » est ensuite proposée : l’espace et sa construction, le dialogue entre la lumière et l’ombre, le dessin et ses lignes essentielles et sensibles, les rapports de formes, la couleur et la matière… L’anatomie classique et moderne sera étudiée à travers l’histoire de l’art, sur laquelle nous nous appuierons pour des exercices progressifs. Le modèle, miroir de l’artiste et de sa peinture, dévoile sa présence fictive, « réelle », représentée, ressemblante au « premier coup d’œil » ou illisible, compréhensible après une lente réflexion. L’énigme palpite sous la superposition d’éléments contradictoires et intrigants ; l’être dévoilé, qui ne « ressemble » pas à son image, est artistiquement examiné. Un répertoire de poses vient compléter ces analyses techniques, facilitant l’organisation et l’évolution du travail personnel. Enfin, huit séances d’atelier permettent de s’exercer et de visualiser des études commentées, propices à une expérimentation rigoureuse.

7

Le nu, modèle vivant

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Représentation du corps dans l’histoire de l’art Le modèle vivant nu accompagne l’histoire de l’homme, du nouveau-né au vieillard. Il représente un état de liberté, le bien-être du corps opposé à la pudeur excessive. Affirmé ou énigmatique, féminin et masculin, le nu est la source d’œuvres exceptionnelles, à travers les interrogations narcissiques qu’il suscite. Le corps questionné, désirable, sublime ou disloqué, au-delà des codes de représentation du « beau idéal », suscite des sentiments conflictuels imposant formes, lignes et couleurs. De la fécondité et de la continuation de la vie après la mort des Vénus de Lespugue ou Willendorf, d’Ève à Marie, d’Apollon à Aphrodite, jusqu’au corps personnalisé et réaliste d’une « fille » chez Courbet ou Degas, aux remises en cause des formes par Picasso ou Bacon, le nu tend à l’homme un miroir dans lequel il se cherche au sein du labyrinthe existentiel.

Le nu, modèle vivant

Le corps classique idéalisé Proportions et codes La notion de proportions est mouvante, subjective, elle dépend des cultures et des styles. Sur fond d’opposition entre mathématiques objectives et subjectivité artistique, les codes se succèdent ; le besoin d’expression participe de ces deux visions complémentaires, les encourage ou les récuse. L’Égypte antique, par exemple, impose une codification inscrite dans un schéma caractéristique, le carré ; la tête est représentée de profil et l’œil de face, le thorax de face, puis le bassin et les membres de profil. Le nombre joue un rôle fondamental : en lien avec l’harmonie, la structure corporelle codifiée, il semble le reflet de l’univers. Un ensemble de proportions du corps statique ou en mouvement rend ainsi compte de l’éternel et de la vie de l’esprit. Dans l’art grec, ce sont les rapports entre les structures du corps humain qui codifient la représentation du corps, dont la beauté (liée à la bonté) est considérée comme absolue et digne des pensées les plus élevées. Chaque élément est ainsi examiné en relation aux autres ; la tête, pour des raisons intellectuelles et spirituelles, est l’unité de mesure (la mesure du nez fut un temps un module déterminant). L’art grec tient aussi compte de la position et du « point de vue » du regardeur, les raccourcis en-

À méditer Le squelette est « le plan du poème humain ». Charles Baudelaire

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gendrés par la perspective impliquant de modifier le réel pour le rendre « réaliste ». Platon explique cela dans un célèbre passage du Sophiste : « S’ils reproduisaient en leurs véritables proportions harmonieuses les belles formes, tu te rends bien compte que les parties supérieures sembleraient plus petites qu’il ne faut, et les parties inférieures plus grandes, du fait que les premières sont plus éloignées et les dernières plus proches de l’œil. […] Ainsi les artistes donnent congé à la vérité, et travaillent de façon à prêter à leurs figures non pas les proportions qui sont véritablement harmonieuses, mais celles qui paraissent l’être, n’est-il pas vrai ? » Au Moyen Âge, la représentation du corps est variable, ambiguë : la religion tend à le nier mais la nudité s’exhibe dans les images profanes, les tapisseries ou les mosaïques. L’habit « social », qui expose le rang des personnages, est néanmoins généralement préféré au corps offert. La satire ou le grotesque, à travers des caricatures des mœurs et des bestiaires fabuleux, cocasses ou monstrueux, offre par ailleurs de remarquables intuitions philosophiques et sociales ; c’est un genre libre et insolite, appartenant aux « arts appliqués », et qui, dans le cas de la satire, incite à la réflexion. Indépendamment de ces formules

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particulières, la géométrie reconsidère le corps : au XIIIe siècle, l’architecte Villard de Honnecourt donne dans un Album célèbre les indications anatomiques issues de son appréciation du « pentacle de Salomon » (étoile à cinq branches). La Renaissance est caractérisée par une recherche perpétuelle des proportions justes, des harmonies. Elle s’incarne au début du XVe siècle dans le célèbre Libro dell’arte (Livre de l’art) rédigé par le peintre Cennino Cennini, qui révèle les préoccupations artistiques et techniques de la Renaissance et prolonge le savoir du Moyen Âge et de l’art de Byzance. Le moine franciscain Francesco Giorgi, proche des analyses et traités de l’éminent humaniste, philosophe, architecte et peintre que fut Leon Battista Alberti (1404-1472), et inspiré par les textes platoniciens, est un autre bel exemple de l’esprit renaissant. En 1525, il publie à Venise son De harmonia mundi, qui réunit architecture, mathématique et sons : les rapports et proportions du corps inspirent les intervalles et les fractions musicales. Le rapport de taille entre la tête et l’ensemble du corps est par exemple égal à un ton musical, 1 : 8. La réalisation architecturale des édifices bénéficie de toutes ces analyses, les accords et les consonances musico-spatiales appuyant l’idée d’harmonie universelle. L’antique inspire la Renaissance par l’intérêt porté au mouvement et à l’observation des poses, la morphologie cohérente rencontrant l’idéalisation. Nombre de chefs-d’œuvre sont significatifs de ce dialogue, par exemple le célèbre Poséidon de l’Artémision (460 av. J.-C., Musée archéologique national, Athènes) ; l’athlète côtoie le dieu dans la pierre ou le bronze, la beauté des corps est un hymne « classique », Apollon triomphe. Michel-Ange (1475-1564), qui a produit plusieurs des chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne, influence considérablement ses contemporains. Sa sculpture possède la force et l’élégance des rythmes significatifs, en contrapposto (dissymétrie liée au déhanchement). Le dynamique et le statique s’équilibrent par des tensions et des apaisements, la matière se mêle idéalement à l’esprit, la beauté physique se fait expression du divin. Sa Pietà (1498-1499, basilique Saint-Pierre, Rome) est un écho sublime de ce duo, le marbre respire la sérénité, la douleur du thème est sublimée, malgré les tressaillements ou les heurts des rythmes et courants des étoffes.

S’exprime l’éternelle beauté méditative, fût-elle éplorée, d’une mère qui accompagne son fils dans l’espérance d’une résurrection promise. Michel-Ange est le maître du volume sculpté et des deux dimensions peintes. À peine extraits de la gangue de marbre, où leur respiration oscille entre le néant originel et leur parution, où la force dantesque et la fragilité, inhérentes à l’humain, affirment leur éternelle destinée, les Esclaves signent leurs poses maniérées. Les peintures de la chapelle Sixtine, où la beauté des corps égale l’esprit des visages, sont un immense hymne à l’univers et au céleste. La sculpture monumentale de Michel-Ange, après l’œuvre sculpté de l’un des artistes les plus grands et les plus influents du Quattrocento, Donatello (vers 1386-vers 1466), est emblématique du maniérisme italien. Ce mouvement artistique, qui s’épanouit de 1520 à 1580, est caractérisé par la forme « serpentine », le dialogue entre le paysage et l’architecture, les corps en torsion, les virtuosités dynamiques. Le terme est dû au peintre, architecte et écrivain italien Giorgio Vasari (1511-1574), qui évoque la « belle manière » de Raphaël (1483-1520) ou de Léonard de Vinci (1452-1517), et en particulier de MichelAnge. Giambologna (1529-1608), avec des œuvres telles que L’Enlèvement d’une Sabine (1583, Loggia

La recherche des proportions idéales Depuis la plus haute Antiquité, les formes primordiales permettent à l’architecte et au savant de bâtir et de penser grâce, entre autres, aux rapports de proportions et de symétrie de la figure humaine. Au Ier siècle avant notre ère, Vitruve, dans son célèbre ouvrage De architectura, inscrit ainsi l’« homme » dans le carré et le cercle, notions cosmologique et symbolique. Léonard de Vinci expose dans des dessins, vers 1492, les mesures de l’« homme de Vitruve ». Mais peu à peu, avec l’avènement de « l’humanisme », l’invention de l’imprimerie, les grandes découvertes, le développement des échanges commerciaux et intellectuels, l’évolution des techniques, la progression de la perspective artistique, la forme humaine inscrite dans la géométrie essentielle du carré (stabilité) et du cercle (mouvement) fera place à une part de subjectivité et à la notion de rapport des formes entre elles, établissant l’équilibre de l’ensemble.

Ouvrages à consulter Master Drawings from the Woodner Collection, catalogue d’exposition, Los Angeles, J. Paul Getty Museum, 1983. André Chastel, Mythe et crise de la Renaissance, Genève, Skira. Roberto Salvini, Jean-Louis Parmentier, Michel-Ange, Paris, Nathan, 1977. Giorgio Vasari, La Vie des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Arles, Actes Sud, 2005.

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dei Lanzi, Florence), marbre audacieux et théâtral dans une composition en spirale, ou Benvenuto Cellini (1500-1571), avec Persée (1545-1553, Loggia dei Lanzi), œuvre dans laquelle la délicatesse et le raffinement n’excluent pas l’expression et la puissance, sont de dignes représentants de la « manière » florissante dans toute l’Europe d’alors.

Destin et dessein : Raphaël La grâce « divine » de Raphaël, ses formes harmonieuses, « musicales », créent avec naturel des sentiments rares dont témoignent les portraits divers et personnalisés qu’il a conçus. De nombreux dessins à la sanguine révèlent la vibration de lignes intenses et nerveuses. La dévotion, la fluidité de ces dessins font vivre la lumière et l’espace par d’incisives

© Archives Alimari, Florence, Dist RMN, Alessandro Vasari

Raphaël, Portrait de la Fornarina, 1518-1519, huile sur toile, 87 × 63 cm, Galleria d’Arte Antica di Palazzo Barberini, Rome.

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subtilités ; la nudité d’une femme, d’un enfant, est admirable. L’exigeante anatomie, les préoccupations « géométriques » nourrissent l’émotion et la noblesse de ces études, qui s’intégreront à des œuvres à part entière. Les fresques Le Triomphe de Galatée (1511, Villa Farnesina, Rome) ou La Loggia de Psyché (vers 1517-1518) offrent ainsi un ensemble de nus féminins dans lesquels beauté naturelle et beauté spirituelle se rencontrent. La sensualité illumine la douceur angélique de La Fornarina (1518-1519, Galleria Nazionale d’Arte Antica di Palazzo Barberini, Rome) ; la texture parfaite de la chair, insinuante, limpide et raffinée, surgit des ténèbres symboliques d’un paysage où l’on devine un feuillage. C’est la radiographie qui a permis de signaler le buisson de myrte, symbole de l’amour car consacré à Vénus, ainsi que les coings, représentation de l’amour charnel (Daniel Arasse fait judicieusement appel à Georges Bataille pour ne pas exclure l’Éros physique de ce tableau). Au demisourire des lèvres carmin répond le linge rouge qui recouvre les cuisses, les mains, indiquant des haltes significatives de l’anatomie féminine ; le voile transparent, retenu sagement, serpente du mont de Vénus à l’entre-seins, près du cœur. Le turban et la perle de la chevelure de jais, le bracelet signé, tout concourt à la présence de cette femme aimée qui hante le peintre et l’histoire de l’art. « Il faut voir en cette ultime expérience [la dernière période d’activité de Raphaël] l’engagement total, intellectuel et poétique, de ce « grand » qui avait épuisé en lui toute l’expérience de la Renaissance », écrira Lorenza Mochi Onori. Comme Michel-Ange, mais d’une autre façon, Raphaël inscrit dans la courbe de son expérience non seulement le faîte du classicisme de la Renaissance, mais la crise même de ce classicisme ; et il a mûri lui-même, sans en laisser le soin à d’autres, sa propre solution à cette crise. À l’encontre de Michel-Ange, qui se retire en luimême, dans le drame intime de la conscience, Raphaël, attentif aux « nouveautés » de Fra Bartolomeo (1472-1517), de Léonard (le sfumato, la qualité du clair-obscur), crée avec sobriété tout en élaborant pour sa propre cause la vivacité maniériste de Michel-Ange. Ce poète de la lumière et de ses nuances synthétise le savoir de l’Antiquité et des Écritures chrétiennes. Les Chambres du Vatican, peintes à partir de 1509, sont éloquentes : Platon et Aristote,

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Héraclite sous les traits de Michel-Ange, Dante et Apollon, Savonarole et Fra Angelico, Raphaël et Ptolémée… sont inscrits sur les murs a fresco, dans une exceptionnelle majesté picturale et thématique (la Poésie, la Philosophie, la Théologie, la Justice apparaissent en séquences saisissantes). L’« École de Raphaël » annonce le portrait individuel, dans lequel états d’âme et caractères particuliers offrent une lecture hors des symboles collectifs. Avec simplicité et naturel, les modèles dessinés engagent leur personnalité et font vivre l’immédiateté des situations et des sentiments. Les madones idéales fréquentent les nus élégamment érotisés et « modernes », malgré la difficulté sociale vis-à-vis de la nudité féminine. La multiplicité de la vie provoque des échos, des ondes, qui se diffuseront dans les siècles suivant. Ainsi, comme l’écrit Lorenza Mochi Onori, dans les douze années qui s’écoulent entre son arrivée à Rome et sa mort (en 1520), Raphaël « consume cette expérience historique immense, accomplit cette immense parabole qui épuise en elle-même toute la plénitude du classicisme et sa crise inévitable. »

Le corps traité : Vinci, Dürer, Cranach Léonard de Vinci révèle la teneur de ses recherches dans son Traité de la peinture : importance du dessin, analyse des couleurs et des tonalités, compréhension des formes et des structures, caractère individualisé des portraits, observation de la nature, sans omettre la fertile et annonciatrice imagination… Le célèbre croquis à la plume et à l’encre intitulé L’Homme vitruvien (1490, Galleria dell’Accademia, Venise) est emblématique de sa recherche du corps humain idéal ; les proportions rigoureuses complètent les intuitions et connaissances de Léonard concernant les principes du mouvement. Daniel Arasse évoque en ces termes le travail de Léonard : « Ainsi, dessiner, c’est vraiment connaître : les dessins anatomiques de Léonard sont d’une modernité proprement exceptionnelle, au point qu’on a pu considérer que « l’illustration anatomique moderne » est née pendant l’hiver 1510-1511 à Milan. » Le dynamisme

et la plénitude de ces planches expriment les mouvements observés dans la nature et les morphologies humaines autant que celles de l’âme ; ils invoquent de pénétrantes effervescences spirituelles. Les rythmes du corps nu – celui de Léda, par exemple – sont exemplaires. Les ondoiements gracieux et sensuels des études, les lignes tendues, nerveuses, vibrantes, font apparaître corps et visages qui engendrent des sentiments contradictoires et mobiles, comme les torsions féminines et animales. Léda et le cygne dite Léda Spiridon (vers 1505, musée des Offices, Florence), par exemple, est issue des nombreux dessins dont les superbes esquisses (vers 1504, plume et encre sur pierre noire) conservées à la Royal Library du château de Windsor. Dans le nord de l’Europe, l’importance des traités d’Albrecht Dürer (1471-1528), en particulier les Quatre Livres des proportions du corps humain, est considérable. Issu philosophiquement de la Réforme, Dürer voyage en Italie et élabore ainsi une synthèse profondément novatrice entre le gothique flamboyant et la Renaissance « italienne ». Souplesse et sensualité colorée, grâce en particulier à l’apport de la peinture vénitienne, viennent ainsi enrichir son art, la monumentalité sévère est empreinte de souplesse et d’émotions humaines, l’allongement des corps laisse pressentir le « maniérisme » : la germanité entre en symbiose avec l’Italie du Nord. Les portraits dominent, exploration des mystères de l’être, mais la beauté exaltante tient le regardeur à distance, par exemple dans l’obsédant Portrait d’une jeune femme (1505, Kunsthistorisches Museum, Vienne). L’irrationalité métaphysique du gothique flamboyant, ses exubérances décoratives, s’opposent aux principes ordonnés italiens ; les Crucifixions, particulièrement, donnent à lire la situation inquiétante de l’époque, les affrontements politiques et religieux, les fléaux comme la peste et les famines… Dürer est également connu pour ses nombreuses études thématiques, « fonds d’ateliers » peu considérés à l’époque, mais aujourd’hui tenus, à juste titre, pour des œuvres à part entière. Lucas Cranach (1472-1553) enfin, lié fidèlement à Luther, impulse une gravité non exempte d’équilibre et de plaisirs subtilement traités. Les thématiques de l’Antiquité sont abordées avec Lucrèce (1532, Landesmuseum, Hanovre) ou Apollon et Diane

Artiste à voir Raphaël, Femme nue agenouillée de profil vers la droite (1517-1518, National Gallery of Scotland, Édimbourg), Enfant courant vers la droite, les bras tendus (1518, Gabinetto dei Disegni e delle Stampe, Florence).

À méditer « Il a réussi ce que les autres rêvaient de faire. » Goethe Léonard cherche « la formation sous la forme ». Paul Klee

Ouvrages à consulter Daniel Arasse, Léonard de Vinci, Paris, Hazan, 2003. André Chastel, Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, Paris, PUF, 1950. Jacques Foucart, Élisabeth Foucart-Walter, Philippe Lorentz, Les Peintures flamande, hollandaise, allemande : XVe, XVIe, XVIIe siècles, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1995. Jacques Lassaigne, Robert-L. Delevoy, La Peinture flamande, de Jérôme Bosch à Rubens, Genève, Skira, 1958. Erwin Panofsky, Le Codex Huygens et la théorie de l’art de Léonard de Vinci, Paris, Flammarion, 1996. Meyer Schapiro, Léonard et Freud : une étude d’histoire de l’art, dans Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1982. Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1919.

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(1530, Musées royaux des beaux-arts, Bruxelles). La nudité donnée, en particulier celle de la femme, est reflétée dans l’élégance de lignes sinueuses, les corps sont frêles mais présents, le dessin précis, la sensualité séduisante. D’autres encore creusent les mêmes sillons artistiques et philosophiques, en particulier Hans Sebald Beham (1500-1550) ou Hans Holbein (14971543), qui peint le Christ mort (1521, Kunstmuseum, Bâle) avec un naturalisme surprenant.

À méditer « Une certaine vibration de la nature s’appelle l’homme. » Francis Ponge

Éros et Thanatos, frasques fresquées Thanatos, la Mort, frère d’Hypnos, le Sommeil, dialogue fréquemment avec Éros dans l’histoire de l’art. Sa faux parcourt la peinture et son squelette hante nombre d’images, tout autant que la chair, en particulier lors des deux Écoles de Fontainebleau : les célébrissimes tapisseries, les peintures comme Les Funérailles de l’Amour (vers 1562, musée du Louvre, Paris) attribuée à l’entourage d’Antoine Caron (1521-1599), la Galerie de Diane (1570), l’Appartement des Bains, Gabrielle d’Estrées et sa sœur (1596-1599, musée du Louvre, Paris) sont des hymnes entre volupté et idéalisation. La peinture, sous différentes formes, est investie de ces manières, à travers les scènes de genre, les scènes courtisanes, les thèmes mythologiques et historiques. Pompéi est un autre haut lieu de dialogue entre Éros et Thanatos. La ville enfouie possède des scènes érotiques à même l’enduit du mur, sur des mosaïques au sol, sur des objets expressifs, des peintures pariétales priapiques au centre d’un « lupanar » ou de la maison des Vetti : la fougue des corps brûlés dans la lave du Vésuve en 62 n’a nulle limite… L’illustration de F. Savel-Salieri pour le film de Joseph Losey Don Giovanni est un autre exemple, éloquent : la nudité d’une jeune fille en chair et offerte repose sur un crâne inquiétant ; la « sainte Madeleine » tient un crâne dont la rondeur est égale à celle d’un sein généreux. Giambattista Tiepolo (1696-1770) à Venise, Alexandre-Évariste Fragonard (1780-1850) à Rome ou Paris fréquentent cette dualité ; avec Pornocratès (1896, musée Rops, Namur), Félicien Rops (1833-1898) offre un nu provocant

Les deux Écoles de Fontainebleau sont constituées d’artistes italiens et français qui, sous François Ier puis sous Henri IV, décorent le château.

Ouvrages à consulter La Passion selon Don Juan, catalogue d’exposition, Aix-en-Provence, musée Granet, 1991. Le Siècle de Titien, l’âge d’or de la peinture à Venise, catalogue d’exposition, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1993. Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1988. Pierre-Paul Rubens, Correspondance, Paris, Éditions Du Sandre, 2006. Nadeije Laneyrie-Dagen, Rubens, Paris, Hazan, 2003. Heinrich Wölfflin, Renaissance et Baroque, Paris, G. Monfort, 1992.

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dont la symbolique restitue jouissance promise et mort présente. La nudité offerte ou demi-voilée, discrètement ou excessivement parée de bijoux, frise le scabreux, la licence ; nombre de commandes en favorisent le développement. Venise est au XVIe siècle l’un des hauts lieux des mystères et de l’érotisme, les nus exceptionnels de Titien (1488/1490-1576) en témoignent au musée du Prado, à Madrid, avec Vénus et Adonis (1553-1554) ou l’huile sur toile La Bacchanale (1518-1519). Le sujet de cette dernière œuvre provient des Immagini de Philostrate le Jeune, sophiste romain de langue grecque né vers 215 : la scène mythologique célèbre l’amour et le vin par des corps enivrés et lascifs. Le premier plan, avec Ariane endormie, est déterminant : le corps irradie sa sereine beauté comme un fleuve de lait inaltérable et immortel. Séjour des dieux et des hommes, ce paysage est un « parfum » sublimement coloré où la musique des rythmes des corps complices est miraculeuse. Mythologiques, le bain, la toilette, la rencontre sont des allégories dans lesquelles des nymphes rejoignent des courtisanes. La peinture célèbre le corps dans tous ses états avec jubilation ou inquiétude, la temporalité s’étend vers l’éternel au gré des touches picturales sages ou sensuelles. Le XVIIe siècle prolonge le nu de la Renaissance. L’allégresse et la force naturelle du corps produisent des œuvres généreuses et lyriques, après celles d’Annibale Carrache (1560-1609) à la galerie Farnèse (Rome). Mais le corps peut être également démuni, la chair flasque et abîmée appelant Thanatos, reflet d’une réalité implacable, comme dans certains nus de Caravage (1571-1610), par exemple Le Crucifiement de saint André (1607, Museum of Art, Cleveland). Pierre-Paul Rubens (1577-1640) et Rembrandt (1606-1669) offrent des magnificences, fussent-elles souffrantes et mortelles : ils courtisent la femme épanouie ou bouleversée par l’existence, les corps pétris par le temps permettent la célébration de la peinture par des pâtes exceptionnelles, riches de nuances et de subtilités. La lumière et l’ombre du maître hollandais écrivent une sensualité grave. Le baroque, style qui naît à Rome, Florence et Venise à la fin du XVIe siècle et s’étend ensuite en Europe, est caractérisé par l’amplitude du mouve-

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Le terme baroque vient du portugais barroco, terme de géologie qui signifie perle irrégulière.

Matière, émoi, éloquence : Rembrandt Rembrandt procure les plus hautes émotions que l’art puisse offrir. La nudité est traitée de diverses manières, l’éclatante beauté de Bethsabée au bain (1654, musée du Louvre, Paris) peut fréquenter lors d’expositions d’exceptionnelles gravures à l’eau-forte, pointe sèche et burin comme Femme nue assise sur un tertre (vers 1631) ou Femme assise à demi dénudée près d’un poêle (1658, maison de Rembrandt, Amsterdam). Les corps griffés par l’outil recèlent une part de délectation touchante, mais la chair au quotidien semble moins glorieuse que celle, enchantée par le peintre, de l’héroïne biblique. L’harmonie colorée – ocres claires, tons cuivre, ors pâles, roses tendres, ocres rouge orangé légèrement rompues, blonds et blancs de toutes valeurs – donne à ce nu grandeur nature une intensité picturale, humaine et métaphysique rare. La touche est vive et néanmoins paisible, en diverses directions ; la matière, comme une lave s’écoulant avec lenteur, est dense autant

À méditer « De même que l’homme a un squelette, des muscles et une peau, le tableau a lui aussi un squelette, des muscles et une peau. On peut parler d’une anatomie particulière du tableau. Un tableau avec le sujet « homme nu » n’est pas à figurer selon l’anatomie humaine mais selon celle du tableau. » Paul Klee « Debout, agenouillé, accroupi, ployé ou tendu, le corps de la femme se révèle comme signe essentiel pour dire le monde, moduler les rythmes de la nature, annoncer les chants incantatoires, dévoiler les paroles de l’au-delà. » Christiane Falgayrettes © RMN/Jean Schormans

ment, les effets de toutes sortes, les « irrégularités » décoratives jusqu’à la pompe, qui induisent une énergie spectaculaire, entre fascination pour Éros et omniprésence de Thanatos. Il est confondu parfois, ou lié, avec le maniérisme puis le rococo (au XVIIIe siècle). Les arts, dramatisés, sont imprégnés de ce courant séducteur que l’Église utilise pour susciter une émotion métaphysique bien loin de l’intelligence classique. La lumineuse puissance de Rubens, après celle de Titien, caressant les formes et instruisant la peinture d’énergies dionysiaques, crée la nacre et la blondeur d’euphoriques nudités charnelles. La tentation est cruelle pour le vieillard de L’Angélique et l’Ermite (1626-1628, Kunsthistorisches Museum, Vienne), avec l’offrande du corps charmant, tout en rondeurs opalines et rose pâle ; le large visage aux lèvres vermillonnées et souriantes d’un rêve insensé repose sur les volumes d’un oreiller, comme le roulis d’une forte vague, tandis qu’à partir des jambes et des hanches, une houle, un mascaret carmin, plus calme, épuise le regard concupiscent. Et qu’importe la figure diabolique qui espère le péché de l’ermite. Les nombreux bustes peints de Diane et Callisto (1638-1640), du Jugement de Pâris (vers 1638-1639) ou des Trois Grâces (vers 1638-1640) représentent un paradigme du corps féminin flamand que l’on peut admirer au musée du Prado ; ils incitent à la relecture de Seins de Rámon Gomez de la Serna (1888-1963). La chair flattée et féconde, ardente, possède les atouts de la peinture : mouvance, luminescence, puissance et délicatesse. Les contrastes font rayonner les corps, leurs fastes, leurs tremblements lorsqu’un glacis sombre installe provisoirement les plis de la peau qu’accueille un temps l’œil inspiré du regardeur. Plus proche de nous, l’art érotique offre des dessins superbes : ceux d’Auguste Rodin (1840-1917), de Pablo Picasso, de Pierre Klossowski (1905-2001)… osent, après la virtuosité d’Hokusai (17601849), des audaces formelles singulières, séduisantes et libres, entre allégeance et cruauté.

Rembrandt, Bethsabée au bain, 1654, huile sur toile, 142 × 142 cm, musée du Louvre, Paris.

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qu’aérienne. La dimension psychologique apportée au modèle (il s’agit d’Hendrickje Stoffels, modèle et deuxième épouse du maître) et à sa servante participe du sens de la peinture. Malgré la richesse des étoffes, les linges intimes et l’univers clos, le temps semble en marche, inexorablement, Bethsabée paraît accablée, intuitive, résignée peut-être. Audelà, le mystère anime une œuvre où la narration est secondaire ; l’éternel de cette scène domestique provient de la noblesse et de l’étonnante harmonie de la couleur, de l’espace, du dessin… Au sein de l’écrin spatial, le vide des ténèbres fait surgir le joyau d’un nu humain et divin, femme du maître hollandais et femme convoitée par le roi David ; comme toute œuvre hors du temps, elle nous tient à distance, malgré les désirs contradictoires qui s’emparent du regardeur.

À méditer « On l’a écrit : Rembrandt, au contraire de Hals, par exemple, savait mal saisir la ressemblance des modèles ; autrement dit, voir la différence entre un homme et un autre. S’il ne la voyait pas, c’est peut-être qu’elle n’existe pas ? Ou qu’elle est un trompe-l’œil… Quant à la peinture, ce fils de meunier qui à vingt-trois ans savait peindre, et admirablement, à trente-sept il ne saura plus. C’est maintenant qu’il va tout apprendre, avec une hésitation presque gauche, sans jamais se risquer à la virtuosité. Et lentement, il découvrira encore ceci : chaque objet possède sa propre magnificence, ni plus ni moins grande que celle de tout autre ; or, lui, Rembrandt, doit la restituer, et cela l’amène à nous proposer la magnificence singulière de la couleur. On peut dire qu’il est le seul peintre au monde respectueux à la fois de la peinture et du modèle, exaltant à la fois l’un et l’autre, l’un par l’autre. » Jean Genet

Techniques de gravure Eau-forte : acide nitrique ou perchlorure de fer étendu d’eau, dont les graveurs se servent pour attaquer les parties d’une plaque de métal dont le vernis a été enlevé ; par extension, œuvre réalisée selon cette méthode. Burin : outil métallique à la pointe biseautée permettant de graver un motif sur une plaque de cuivre, etc. ; par extension, œuvre réalisée selon cette méthode. Pointe sèche : outil permettant de graver sur une plaque de métal des traits plus fins que le burin ; par extension, œuvre réalisée selon cette technique.

Ouvrages à consulter La Maison de Rembrandt, catalogue des eaux-fortes de Rembrandt, Amsterdam, Éditions Museum Het Rembrandthuis. Guillaume Faroult, Le Verrou, Paris, Éditions du musée du Louvre, 2007. Jacques Foucart, Les Peintures de Rembrandt au Louvre, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1982. Jean Genet, Le Secret de Rembrandt, Paris, Gallimard, 1995. Václav Vilém Štech, Rembrandt, dessins et gravures, Paris, Éditions Cercle d’art, 1964. Pierre Rosenberg, Tout l’œuvre peint de Fragonard, Paris, Flammarion, 1989.

Artistes à voir Fragonard, Les Baigneuses (1772-1775, musée du Louvre, Paris), Fontaine d’amour (vers 1785, Wallace Collection, Londres). Boucher, Renaud et Armide (1734, musée du Louvre, Paris), Odalisque brune (vers 1743-1745, musée du Louvre).

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Le XVIIIe siècle voit s’éloigner l’héroïsme de la peinture mythologique ou historique au profit de la volupté des scènes galantes « ordinaires », à travers les œuvres de Fragonard et François Boucher (17031770). Mais la verve poétique du pinceau alerte rappelle la touche de Rubens, et la nature, les plaisirs des sens sont toujours exaltés avec lyrisme.

La couleur témoigne du trait : Delacroix, Ingres Le XIXe siècle peut opposer la nudité romantique d’Eugène Delacroix (1798-1863) – « copié » par Pablo Picasso (1881-1973), Joan Miró (1893-1983), Roy Lichtenstein (1923-1997) –, au néoclassicisme de Jean-Dominique Ingres (1780-1867) – « copié » par Michelangelo Pistoletto (1933), Alain Jacquet (1939), Marcel Broodthaers (1924-1976). La modernité annoncée par Baudelaire dans ses Écrits sur l’art est néanmoins apparente : le corps s’apprête à subir transformations et interprétations intellectuelles et sensibles. Dans La Mort de Sardanapale (1827-1828, musée du Louvre, Paris), Delacroix exalte la beauté de corps en proie à la douleur. Le souverain assyrien, assiégé, ordonne une disparition collective : il fait égorger ses femmes, ses chevaux, et tout ce qui lui fut source de plaisirs. Le bûcher gronde déjà et la belle Myrrha étend la volupté inutile de son dos et de ses bras magnifiques sur l’étoffe rouge du lit. L’esclave sacrifiée (issue de croquis préparatoires, dont un pastel conservé au musée du Louvre) cambre sa nudité idyllique, courbe comme un instrument prêt à faire entendre son hymne. Force extrême, sybaritisme affolé, la scène où songe au bout du losange royal un Sardanapale défait, comme absenté par sa propre mort méditée, semble un esquif sur un fleuve nocturne et tragique. Les chevaux refusent le trépas et les muscles des hommes sont tendus. L’harmonie colorée servant le chatoiement lumineux est issue de touches puissantes et libres, dans un univers aux éléments parfois séparés, hors cadre. L’admiration pour Rubens est bien présente. Entrer dans cette peinture, c’est être aussi assiégé par les rythmes des tons éclatants, l’inspiration unique, les richesses accumulées de la mémoire des raffinements et des

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festins des corps et des esprits. Ce pourrait être un manifeste pictural où prédomine la couleur « romantique », en opposition au formalisme néoclassique de l’école ingresque. Il s’agit de l’un des chefs-d’œuvre du musée du Louvre, devant lequel chacun se tait, progresse, et ausculte son propre temps en toute lucidité et exigence, immergé dans le fleuve inaltérable des couleurs travaillées, pensées, par une main ferme et un esprit fort. « De ceux-là chaque peuple en compte cinq ou six/Cinq ou six, tout au plus, dans les siècles prospères/Types toujours vivants dont on fait des récits. » (Virgile) En apparence loin de l’énergie immédiate de Sardanapale, et même si tout semble opposer les deux artistes, Le Bain turc (1862, musée du Louvre, Paris) d’Ingres fait également appel à la fascination exercée par la féminité orientale, que la peinture et la littérature vantent et explorent au XIXe siècle. La monumentalité de l’ensemble contraste avec l’intimité suggérée par l’espace clos où ces nus délicieux rêvent, dansent, prennent le thé, pratiquent un instrument de musique… Les carnations laiteuses ou dorées, l’opulence, la débauche de corps alanguis, la lumière flattant une épaule, un genou, les fluidités musicales, charnelles, orchestrent la symphonie d’une sereine beauté. Les déformations et les arabesques, les contours exposant par leurs rythmes féconds les modelés et la vie intérieure, exprimés par de nombreux croquis et études, ponctuent des peintures telles que les Odalisques, la Baigneuse de Valpinçon (1808, musée du Louvre, Paris), Jupiter et Thétis (1811, musée Granet, Aix-en-Provence)… Les fautes d’anatomie d’Ingres sont fréquentes, on a par exemple beaucoup glosé sur les trois vertèbres supplémentaires de la Grande Odalisque (1814, musée du Louvre, Paris) ; mais il reste un dessinateur exemplaire, dont l’influence est réelle, de Picasso et sa période ingresque à Man Ray (1890-1976) ou Robert Rauschenberg (1925-2008)… Les lignes sinueuses et « novatrices » proviennent de l’admiration pour Raphaël, mais aussi de sa liberté acquise devant la « nature ». Le turban du premier plan, qui architecture essentiellement le Bain turc, ou celui de la Grande Odalisque, est lié aux formes féminines.

Artiste à voir E. Delacroix, Lutte de Jacob avec l’Ange (1855-1861, église Saint-Sulpice, Paris)

Ouvrages à consulter Byron publie en 1821 Sardanapalus, qui inspira probablement le peintre. L’Œuvre de Baudelaire, Paris, Le Club français du Livre, 1951. Delacroix, les dernières années, catalogue d’exposition, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1998. Jean-Dominique Ingres, Écrits sur l’art, Paris, La Jeune Parque, 1947. Claude Roger-Marx, L’Univers de Delacroix, Paris, H. Scrépel, coll. « Les carnets de dessins », 1970. Gaëtan Picon, Jean-Auguste-Dominique Ingres, Genève, Skira, 1980. Georges Vigne, Le Retour à Rome de Monsieur Ingres, dessins et peintures, Rome, Éditions Palombi, 1994. Joachim Winckelmann, Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques dans la sculpture et la peinture, 1755. Consulter également le Bulletin du musée Ingres de Montauban.

À méditer « Tout travail où l’imagination n’a pas de part m’est impossible. Ce qu’il y a de plus réel pour moi, ce sont les illusions que je crée avec ma peinture. Le reste est un sable mouvant. Les formes du modèle, que ce soit un arbre ou un homme, ne sont que le dictionnaire où l’artiste va retremper ses impressions fugitives ou plutôt leur donner une sorte de confirmation. » Eugène Delacroix « Nous ne connaissons, à Paris, que deux hommes qui dessinent aussi bien que M. Delacroix, l’un d’une manière analogue, l’autre dans une méthode contraire. L’un est M. Daumier, le caricaturiste ; l’autre, M. Ingres, le grand peintre, l’adorateur rusé de Raphaël. » Charles Baudelaire

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Le corps moderne déconstruit Atteintes et libertés : Courbet Avec l’avènement de la « modernité », la figuration est progressivement confrontée à la non-figuration, même si les époques précédentes sont, elles aussi, concernées par les structures géométriques. Les sociétés changent, la représentation de la femme se transforme, les expressions se modifient. La sexualité effective prend sa place dans l’image ; les fauves, les expressionnistes, puis le pop art, par exemple, donnent à voir des réalités non admissibles jusque-là. La beauté idéale, loin du réel accidenté, n’est plus l’objet d’une quête récurrente, le temps de l’esthétique « léchée », au faste grandiloquent, est révolu ; dorénavant, les études devant modèles acceptent des écarts avec les proportions, éventuellement la représentation de la pilosité. L’organisation de l’espace participe du choix, de l’intelligence plastique ; le modèle est un « objet » de peinture, et le sens provient des formes et des décisions colorées. Il s’agit de donner un ordre aux volumes, et psychologie ou sensualité peuvent éventuellement s’absenter… Le réalisme de Gustave Courbet (1819-1877), qui s’appuie sur le sentiment de la nature, le désir du vrai, l’exécution picturale franche, la rusticité du traitement de certains thèmes, ouvre un horizon

À méditer « Ces toiles énergiques, d’une seule masse, bâties à chaux et à sable, réelles jusqu’à la vérité. Courbet appartient à la famille des faiseurs de chair. » Émile Zola « La bonne manière de savoir si un tableau est mélodieux est de le regarder d’assez loin pour n’en comprendre ni le sujet ni les lignes. S’il est mélodieux, il a déjà un sens, et il a déjà pris sa place dans le répertoire des souvenirs. » Charles Baudelaire

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nouveau au modèle vivant. La femme fatale ou démoniaque éloigne les muses académiques. Courbet scandalise : la chair peut être atteinte par les années, ne plus être lisse et distante, la vérité pactise avec le sujet. La puissance des nus sensuels est avant tout un acte de peinture. Avant Édouard Manet (18321883), le maître d’Ornans projette la modernité du corps sur la toile de la réalité objective. Les Baigneuses constituent un thème cher à différents artistes : Courbet, Manet, Cézanne, Matisse, Derain, Soutine… Il permet de mettre en scène dans la nature le corps indolent, ambigu, ou en mouvement. Le Sommeil (1866, musée d’Orsay, dépôt du musée du Petit Palais, Paris) de Courbet, dit aussi Les Deux Amies et Paresse et Luxure, exprime ainsi une intimité érotisante, entre « volupté et rêverie ». La tendre complicité des corps, l’unité des épidermes, entre peau de vélin et d’agnelin, les chairs offertes et enlacées, les échanges des roses ocrés, des blancs transparents ou opaques, les bleus « stridents », caressent la blondeur et l’auburn docilement abandonnés. Cet hypnotique parfum d’où émane comme un philtre à sortilèges révèle la peinture des corps reposés, des fleurs, du flacon pour une ivresse baudelairienne, des lourdes tentures

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Gustave Courbet, Le Sommeil, 1866, huile sur toile, 135 × 200 cm, musée d’Orsay, dépôt du musée du Petit-Palais, Paris.

Ouvrages à consulter © RMN/Hervé Lewandowski

protectrices, et des draps blanc bleuté, onctueux, dont les plis comme ruisseaux accueillent d’autres humeurs. Le précieux des accessoires, le contraste des chevelures, tonalité et texture, enchaînent le regardeur invité par le peintre au plus près. Les amours saphiques promises par l’abondante littérature éveillent l’imagination picturale, ces « femmes déshabillées » ne sont pas des déesses à la nudité évidente, et, malgré des poses classicisantes, elles donnent à voir leur corps de modèle provisoire, comme le prouvent les vêtements jetés « au hasard ». L’incontournable Origine du monde (1866, musée d’Orsay, Paris) témoigne d’un point ultime du réalisme. Cette icône « sacrilège » d’une qualité picturale magistrale développe une crudité qui confine au symbole, entre sacralisation et dévoilement (le tableau a été « protégé » tout d’abord par un paysage de Courbet, puis par une peinture allusive d’André Masson [1896-1987] lorsque l’œuvre appartenait à Jacques Lacan). Henri Loyrette a récemment proposé de voir, dans le voile que Khalil-Bey (commanditaire du tableau) a fait poser devant la toile, une référence au célèbre rideau vert de La Madone Sixtine (1513, Gemäldegalerie, Dresde) de Raphaël. Le sacrilège serait alors complet, mais son accomplissement magnifierait comme jamais l’artiste et son geste, dans un élan radical et libérateur. Comme l’écrit Laurence des Cars dans le catalogue de l’exposition Gustave Courbet qui s’est tenue au Grand Palais en 2007-2008, « en détournant le dispositif de l’image religieuse vers la plus crue des vérités, Courbet se faisait à la fois iconoclaste à l’égard de la tradition, et célébrant d’un culte rendu à la peinture. » Francis Wey, dans ses mémoires, restitue d’ailleurs ainsi les paroles du jeune Courbet : « Pardié, répliqua-t-il avec un accent franc-comtois tout champêtre ; moi je peins comme le bon dieu. »

Manet, la manière espagnole au XIXe siècle, catalogue d’exposition, musée d’Orsay, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2002. Jean Clair, L’Âme au corps, arts et sciences, 1793-1993, catalogue d’exposition, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1993. Pierre Courthion, Courbet raconté par lui-même et par ses amis, ses écrits, ses contemporains, sa postérité, Genève, P. Cailler, 1950. Robert Fernier, Gustave Courbet, peintre de l’art vivant, Paris, Bibliothèque des arts, 1969. Henri Focillon, La Vie des formes, suivi de L’Éloge de la main, Paris, PUF, 1964. Courbet, catalogue d’exposition, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2007. Stéphane Mallarmé, Manet, Mont-deMarsan, Éditions L’Atelier des Brisants, 2006.

Traces nomades Le nomadisme entre les nus de l’histoire de l’art, c’est observer les ruptures ou les complicités, les notes désirables, entre instabilité et robustesse, éphémère et pérennité, pulsations contradictoires, entre « beauté et vénusté ». L’époque « moderne » constitue à cet égard un formidable laboratoire de recherches.

Un tournant : Le Déjeuner sur l’herbe Courbet ouvre la voie, d’autres « scandales » suivront, dont Le Déjeuner sur l’herbe (1863, musée d’Orsay), de Manet, qui, pour Georges Bataille, « abolit le sujet en peinture ». Manet donne autant d’importance à un citron, à un verre d’absinthe, qu’à un visage. Cet hommage permanent à la vie, l’exécution ferme, puissante, généreuse, l’imposent comme l’un des chantres de la « modernité ». Mais on sait aussi que Manet a longuement étudié Diego Vélasquez (1599-1660), bien sûr, également Frans Hals (vers 1580-1666), Francisco de Goya (1746-1828), Jean Siméon Chardin (1699-1779), Eugène Delacroix, qu’il a réalisé de nombreux dessins traditionnels au Louvre, devant sculptures et peintures ; les nus issus de La Barque de Dante, de Delacroix (1822, musée du Louvre, Paris), par exemple, exposés au musée des Beaux-Arts de Lyon, sont brossés avec vigueur. Car l’adhésion

À méditer « Extasiés alors des sourcils à l’orteil, Effarés, éblouis, prenant pour le soleil La chandelle à deux sous que Margot leur allume, Ils cherchent l’ébauchoir, les brosses ou la plume, Et, comme Bilboquet pour le maire de Meaux, Au lieu d’êtres humains, ils font des animaux Encore non classés par les naturalistes : Excusez-les, Seigneur, ce sont des réalistes ! » Théodore de Banville

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aux maîtres précédents est indispensable à l’artiste d’envergure…

À méditer « Le tempérament de M. Manet est un tempérament sec, emportant le morceau […]. Tout son être le porte à voir par taches, par morceaux simples et énergiques. On peut dire de lui qu’il se contente de chercher des tons justes et de les juxtaposer ensuite sur une toile. » Émile Zola

Dans Le Déjeuner sur l’herbe, on peut admirer indépendamment la nature morte au premier plan, la tache lumineuse d’une femme se baignant dans un étang, les deux hommes en conversation. Mais la première femme, nue en pleine lumière malgré le sous-bois, observant le regardeur hors de la toile, indépendante, attire regards et critiques lors de sa parution. Plus encore, l’incongruité de la scène et le traitement novateur, enlevé, proche de l’esquisse par endroits, conduisent le tableau au Salon des Refusés de 1863. Le sujet s’efface derrière les préoccupations picturales : la structure de l’espace et les masses, le discernement créateur et la répartition des plans, les dialogues et les ruptures entre la lumière et l’ombre, la franchise de la facture, la force et la délicatesse des touches. La nature est simplement peinte, elle accueille la luminescence des corps féminins, l’air unifie ces scènes distantes, entre état diaphane et obscurité, pour cet instant silencieux… Les contrastes, l’abandon des dégradés, la frontalité relative aux arrière-plans vigoureux, la vivacité de gestes, l’emploi de taches de couleur devant l’immédiateté du réel « vrai », révèlent un peintre, issu bien entendu d’une société en mutation, virtuose d’une esthétique nouvelle. Manet peint ce qu’il voit, la lumière harmonisant le mouvement ; la vibration de la matière picturale, la puissance maîtrisée, l’audace sans affectation, engendrent l’ineffable poétique de la peinture. Ce « point de vue » masculin sépare les hommes « civilisés », en habit, et les héroïnes dénudées, tenues à distance ; une société et sa sexualité sont ainsi représentées et sujets à jugements. Le Déjeuner sur l’herbe de Manet s’inscrit dans une lignée, puisqu’il provient en partie du Concert champêtre (vers 1509, musée du Louvre, Paris) de Titien et d’une gravure de Marcantonio Raimondi (vers 1480-vers 1534) issue d’une composition de Raphaël, Le Jugement de Pâris (1514-1518). Il a inspiré à son tour Le Déjeuner sur l’herbe (1865-1866) de Claude Monet (1840-1926) et les interprétations de Picasso : de 1959 à 1962, celui-ci réalise une série de vingt-sept toiles et plus de cent quarante dessins, linogravures et maquettes inspirés du chef-d’œuvre

« L’homme d’un temps et d’un lieu donnés projette dans les systèmes d’idées ou d’images par lesquels il entend s’exprimer, dans sa philosophie, sa littérature ou son art, le reflet des mêmes préoccupations : ce sont, en des langages divers, celles de son époque, telle qu’elle est façonnée par les circonstances matérielles et morales, économiques, sociales et spirituelles. Le génie des individus ne fait que leur donner une portée plus universelle et éternelle par l’ampleur et la qualité qu’il parvient à leur conférer. » René Huyghe

La linogravure est une technique de gravure sur linoléum qui permet des impressions noir et blanc ou couleurs sur papier. La technique de la linogravure est un procédé accessible, le matériau reçoit aisément la gouge (si nécessaire tiédir le lino sur un radiateur). Les tailles sont de différentes profondeurs (les outils sont de largeurs diverses, il est possible d’entailler le lino avec des instruments de toute nature), par conséquent les lignes seront de différentes valeurs. L’encrage se pratique au rouleau.

Artiste à voir Gauguin, Vahine no te miti (femme de la mer) (1892, Museo nacional de Bellas Artes, Buenos Aires), Ève exotique (1894, collection particulière)…

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de Manet. D’autres artistes ont par la suite rendu hommage au thème et aux œuvres antérieures : le peintre pop art Alain Jacquet en 1964, John Steward Johnson II (1930) en 1994 avec sa sculpture Déjeuner déjà vu (Mamac, Nice), Vladimir Dubosarsky (1964) et Alexandre Vinogradov (1963) en 2002.

De Cézanne à Picasso Le XXe siècle provoque les représentations conventionnelles, les nus subissent des déformations outrancières de toute nature. L’art moderne engage un processus irréversible, il accompagne les révélations de la psychanalyse, le combat des femmes pour l’égalité et le respect, et participe d’une civilisation en transformation. Edgar Degas (1834-1917), par exemple, démythifie la muse hors d’atteinte : ses femmes au bain traduisent les obligations naturelles, éventuellement « inesthétiques », mais toujours dans une grande beauté picturale. Paul Cézanne (18391906) dépeint quant à lui des baigneuses archaïques avec un expressionnisme virulent, la femme semble menaçante. À travers le nu, les artistes modernes recherchent aussi d’autres horizons. Le sentimentalisme, l’innocence tahitienne de Paul Gauguin (1848-1903) mettent ainsi en avant la femme déesse-mère, comme principe naturel. Picasso s’approprie l’art ibérique, océanien, africain, pour ses Demoiselles d’Avignon (1907, musée d’Art moderne, New York) aux structures formelles tellement expressives. Si Cézanne est à l’origine des nombreuses spéculations intellectuelles et artistiques conduisant au cubisme (importance de la réalité psychique et de l’inconscient freudien, de l’automatisme et du gestuel), ses schémas n’excluent pas totalement l’observation de la nature. La géométrie entraîne le siècle jusqu’à l’abstraction. La fascination, les craintes qui accompagnent le « progrès », ses conséquences, les « accélérations » scientifiques diverses, les modifications de la perception du temps et de l’espace, érigent un nouveau répertoire imaginaire, une relecture des thèmes traditionnels, des audaces face à la réalité ; la notion de culture est mise en doute, pour et par des introspections primordiales. La liberté envisagée effraie. Cela n’empêche pas Pierre Bonnard (1867-1947) de peindre magnifiquement l’intimité colorée et

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apaisante par la plénitude des formes, l’infinie richesse des couleurs… sans omettre les « inquiétudes » sous-jacentes. Dans Nu dans le bain (ou Nu à la baignoire, 1936, musée du Petit Palais, Paris), par exemple, le fleuve sans fin de la peinture accueille un corps se dissolvant lentement dans l’eau sombre et transparente de la lumière et de ses vibrations ; l’hygiène moderne est annoncée sans perdre pour autant la féerie des Mille et Une Nuits. Nu accroupi dans la baignoire (vers 1940, collection particulière, États-Unis) est fait de taches « liées entre elles », le corps massif semble une cariatide embrasée, les touches musicales dansent et créent des rythmes divers au service de l’unité. À peu de distance naissent l’art brut et les œuvres frappantes de Jean Dubuffet (1901-1985) : la série de Corps de dames (1950-1951), « changés en galette, aplatis au fer à repasser » (Dubuffet), son Olympia (1950, Stiftung Sammlung Dieter Scharf, Berlin), descendante des « classiques » mais mise à plat, gravée, empêtrée dans la matière, sillonnée de traces indécentes, d’humeurs, violentée par les outils, Terracotta la grosse bouche (1946, musée national d’Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris), Le Métafixys (1950, musée national d’Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris)… La femme, materia, « cette mère qui nous donne la vie, mais pas l’infini » (Beckett), « ces femelles qui nous gâchent l’infini » (Céline), est abandonnée à la « laideur » magnifique, Dubuffet écorche la séduction de l’ordre et de la beauté, il incise au scalpel les surfaces attrayantes, bouleverse les codes de la société, offre des lectures métaphysiques, au regard le droit et le devoir d’ouvrir des pistes dans tous les domaines… Les corps et les visages taillés à la serpe de Picasso sidèrent ses compagnons d’atelier, Georges Braque (1882-1963) affirmant de façon péremptoire : « C’est comme si tu voulais nous faire manger de l’étoupe ou boire du pétrole. » Le cubisme, rigoureux et austère (et néanmoins d’une surprenante poésie), fait surgir cette « purification mentale » prônée par Cézanne ; il est influencé par les sculptures préromanes ibériques, des emprunts à Ingres, au « sauvage » et « primitif » Gauguin, à la magnificence de ses nus peints et sculptés. Les structures fondamentales géométriques ordonnent les plans subordonnant la couleur, les rapports de formes créent un équilibre que la lumière peaufine. Grand Nu

(1926, The National Gallery of Art, Washington), par exemple, est une peinture austère et puissante, terrienne, dont les lignes sinuent entre ocres et verts bruns, comme ces cariatides Canéphore de 1922, qui pourraient garder à vie le temple de chacun et celui de la peinture dont le Grand Nu serait le centre. Le critique d’art Tériade l’écrivait dans Cahiers d’art en 1927 : « Ce qui a servi à Braque pour construire ces nobles et calmes figures sur lesquelles le sentiment de la terre est répandu comme une fierté farouche de l’homme dans ses destins […]. Ainsi les ondulations chez lui sont toujours guidées par ce sentiment de tendresse, par ce repliement de l’homme heureux qui veut protéger et sauvegarder son domaine, le cultiver, le rendre riche et plein. » Devant le Nu bleu (1907, Baltimore Museum of Art) d’Henri Matisse (1869-1954), la critique vitupère les recherches nouvelles. Louis Vauxcelles écrira par exemple le 20 mars 1907 dans Gil Blas : « Une chapelle s’est constituée où officient deux prêtres impérieux, MM. Derain et Matisse. Le dogme consiste en un schématisme vacillant proscrivant au nom de je ne sais quelle abstraction picturale modelé et volumes. J’admets ne pas comprendre. Une horrible femme nue est couchée étendue dans l’herbe d’un bleu opaque sous des palmiers. Ce ballet artistique tendant vers l’abstraction m’échappe totalement » ; ou Gelett Burgess, dans The Architectural Record de mai 1910 : « C’est Matisse qui fit le premier pas au pays inexploré de la laideur. » De Nu bleu à Biskra (1907, Baltimore Museum of Art) jusqu’à Nu bleu IV (1952, musée Henri Matisse, Nice) en passant par Luxe I (1907, musée national d’Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris), Nu rose (1909, musée de Grenoble) ou La Danse I (1909-1910, The Museum of Modern Art, New York), il est possible de suivre l’évolution magistrale de l’œuvre pour atteindre la simplicité tant recherchée des dernières gouaches découpées, dans lesquelles le corps prend des poses accessibles, ou ludiques parfois comme pour Nu bleu, la grenouille (1952, Fondation Beyeler, Bâle). C’est un parcours majeur du XXe siècle, un bonheur de voir, un « bonheur de vivre », du fauvisme à la chapelle de Vence. Dans ses Écrits sur l’art, Matisse précise ses choix : « Ce que je rêve, c’est un art d’équilibre, de pureté, de tranquillité… » Et de continuer : « Quand je vois les fresques de Giotto à Padoue, […] je comprends le sentiment qui s’en

À méditer « Ainsi, en prêtant à Ingres la tendresse de Corot et à Corot la superbe de Monsieur Ingres, en allant au-delà de la volonté de l’un et du sentiment de l’autre, donnet-il aux forces éprouvées une nouvelle condition. Cela […] en apportant à leurs certitudes ou à leurs doutes une conclusion inattendue, car il a pour eux l’idée de ce qu’ils auraient pu ou dû faire, s’ils avaient eu l’impossible privilège de mieux voir à la fois en eux-mêmes et hors d’eux-mêmes. » Pierre de Champris

Ouvrages à consulter Bonnard, catalogue exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, 1984. Braque, catalogue d’exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, 1982. Jean Dubuffet, exposition du centenaire, Centre Georges Pompidou, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2001. Picasso et les maîtres, catalogue des expositions, Galeries nationales du Grand Palais, musée d’Orsay, musée du Louvre, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2008. Guillaume Apollinaire, Les Peintres cubistes Médiations esthétiques, Genève, P. Cailler, 1950. Pierre Daix et Marie-France Saurat, Picasso au palais des Papes, 25 ans après, catalogue d’exposition, Avignon, palais des Papes, 1995. Dominique Fourcade, « Autres propos d’Henri Matisse », Macula, no 1, 1976, p. 92-115. Jean Laude, « Autour de la porte-fenêtre à Collioure de Matisse », in D’un espace à l’autre : la fenêtre, catalogue exposition, SaintTropez, musée de l’Annonciade, 1978. Jean Leymarie, « Les grandes gouaches découpées de Matisse à la Kunsthalle de Berne », Quadrum, no 7, 1959, p. 103-114. Henri Matisse, Écrits sur l’art, Paris, Hermann, 1997. Jean Paulhan, Braque le patron, Paris, NRF, 1946. Pierre Schneider, Matisse, Paris, Flammarion, 1984. Antoine Terrasse, Bonnard, Genève, Skira, 1964.

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dégage, car il est dans les lignes, la composition, dans la couleur… » Picasso participe de ces « sauvageries » par de nombreuses études au fusain, à l’aquarelle, sur carnets… Il radicalise ses analyses formelles expressives sur la toile des Demoiselles d’Avignon, dont les « masques barbares » font hurler l’art de la peinture ! Pierre Daix, dans son ouvrage Picasso, cite Rimbaud, admiré par cet aiguiseur et hypnotiseur de formes, l’un des « seigneurs » du XXe siècle : « Un soir, j’ai assis la beauté sur mes genoux/Et je l’ai trouvée amère/Et je l’ai injuriée. » Picasso affronte ses prédécesseurs, Titien, Poussin, Ingres, Delacroix, Manet, à travers de multiples interprétations qui tournent la tête de la peinture. Les « nus couchés » réalisés à partir de 1969 sont d’une liberté et d’une « beauté » foudroyantes : Nu couché et homme jouant de la guitare (1970) et Femme à l’oreiller (1969) peuvent par exemple être admirés au musée Picasso, à Paris. Ces nus monumentaux aux larges touches libérées des « obligations » laissent paraître des émotions et des alliances rappelant celles suscitées par Vélasquez ou Goya. Le retour à un paganisme généreux, extatique, fait naître ainsi des œuvres « expressives », immédiates, farouches, de pulsion vitale, dont le nu bénéficie. « Toujours l’élan, l’élan, l’élan, toujours l’élan procréateur du monde… » : Nietzsche en appelle à Dionysos, qui rejoint le Minotaure au centre du labyrinthe où la peinture, heureusement décontenancée, erre et pose ses signes d’éclaireur. L’artiste redevient médium, chaman, frère voyant, les liens à la nature et à l’art des premiers temps impulsent des attitudes « spontanées », béantes, où le sacré tient une place essentielle.

Ouvrages à consulter Christian Zervos, Dessins de Picasso, Paris, Éditions Cahiers d’art, 1949. Henri Matisse, catalogue d’exposition, Kunsthaus Zürich, Kunsthalle Düsseldorf, 1983.

À méditer « C’est un peu comme de regarder une pierre tomber dans l’eau : vos yeux suivent l’expansion concentrique des rides et ce n’est que par un effort délibéré de volonté, presque pervers, que vous parvenez à fixer votre regard sur le premier point d’impact – peut-être parce que cela en vaut si peu la peine. » L. Steinberg « Si nous voulons esquisser une architecture conforme à la structure de notre âme […] il faudrait la concevoir à l’image du labyrinthe. » Friedrich Nietzsche « L’homme appelle beau ce qui le ravit, ainsi l’érotomane l’objet de ses appétits ; mais l’art n’a pas plus à faire avec les appels du sexe que ceux de l’estomac. […] Rien à reprendre à ce qu’une peinture soit érotique, mais une autre serait par exemple catholique, ou gastronomique, ou bonapartiste… » Germain Viatte « Je me peins hors du tableau (I paint myself out of the picture). Quand j’en suis là, soit je le jette, soit je le garde. Je suis toujours quelque part dans le tableau. Dans l’espace que j’utilise, je suis toujours présent, on pourrait dire que j’y circule ; puis il y a un moment où je perds de vue ce que je voulais faire, alors je suis dehors. Si le tableau se tient, je le garde, sinon je le jette. En réalité, c’est une question qui ne m’intéresse pas tellement. » Willem De Kooning

Appropriations et remises en jeu Dans un XXe siècle prolixe, les artistes saisissent des « images » antérieures et les bousculent, le corps devient un instrument, pour certains jusqu’à l’absurde. Ils entendent fendre les carapaces et les costumes, malgré les épouvantes et les drames collectifs. Les Anthropométries d’Yves Klein (19281962), empreintes des corps de modèles, côtoient

Film à voir Christophe Loizillon, Eugène Leroy, 1995.

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les volumes de Louise Bourgeois (1911) et de Germaine Richier (1902-1959), les corps meurtris d’Antoni Tàpies (1923)… La traversée des mythes, des imaginaires et des apparences, laisse place à nombre d’interprétations du corps, les « traces du sacré » résonnent ; comme l’écrit Marcel Duchamp (1887-1968) en 1960 dans Duchamp du signe, « face à un monde fondé sur un matérialisme brutal, où tout s’évalue en fonction du bien-être matériel, plus que jamais l’artiste a cette mission parareligieuse à remplir ». Duchamp par son renommé Nu descendant un escalier (1912, Museum of Art, Philadelphie), et les futuristes, au même moment, ont célébré le corps en mouvement, avant que d’autres poursuivent ces recherches plastiques. Willem De Kooning (1904-1997) pousse ainsi la captation du mouvement vers de nouvelles extrémités en imposant à ses toiles une énergie primordiale et cosmique que ses gestes et sa matière brute enracinent. Il s’agit d’un corps à corps cannibale, qui met en relation le trio majeur peintre-modèle-regardeur. Deux Femmes à la campagne (1954, Hirshorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, Washington) semblent ainsi deux déesses archaïques, démentes, zébrées de couleurs et de traits occasionnés par des lanières, scarifications tels de premiers dessins initiatiques sur la peau douloureuse. Les touches, violentes, paraissent anarchiques, mais les lignes structurent, les positions des couleurs exaltent l’harmonie, le chaos originel possède déjà son ordre et les métamorphoses instantanées révèlent les dessous de la peinture et l’envers du drame sans l’occulter. Forces et sentiments font tressaillir l’espace dans et hors de la toile… La femme, sujet dominant, prédatrice, irritante, désinvolte… est dangereuse, elle reçoit une multitude de traces, tatouages anciens, alphabet indéchiffrable, écueils éclatants… Lucian Freud (1922) – dont John Russell écrivait dans le New York Times en 1983 : « Freud va si loin dans l’émotion que nous nous demandons quelquefois si nous avons le droit d’être là » – travaille lui de façon plus retenue, il aborde le corps de la peinture, errant dans un réel qui s’efface comme une pelure d’oignon et fait place au mystère du corps et de l’esprit ; il étonne, il donne à voir et trompe l’apparence, il use ses brosses sur la peau, en vérité.

R e p ré se nt a t io n du cor ps da ns l ’hi stoi re de l ’a rt

Son intérêt pour Ingres tout d’abord, ainsi que pour Hals, Rubens et Bacon, restitue au long de l’œuvre l’appréhension d’un espace particulier, la réalisation de textures « périssables » (draps, vêtements, peau, chair). La couleur, la forme, la ligne, font sens, la lucidité est recherchée au-delà de la figuration. La fragilité de la chair obstinée, la manière dont Freud examine l’être à nu, portent le regard au-delà des esthétismes culturels et flatteurs. L’espace et le corps sont à la limite du déséquilibre, serviteurs de la « vérité de l’expression » ; la matière onctueuse, granulée, irrite la peau provisoirement vivante, la lèpre du temps s’emploie à distendre ses fibres. Benefits supervisor resting (1994, collection particulière), par exemple, déploie l’énormité d’un corps qui déborde, les lignes luttent avec les masses laiteuses. La proue d’un genou transperce la toile et défie le regardeur ; le divan glisse sur un parquet en contre-oblique qui le retient ; le motif des coussins recherche la compagnie de la peau lumineuse contre l’arrière-plan sombre. La brosse sculpte, modèle une « fécondité », une Vénus de Lespugue, c’est un hymne à l’immédiateté, à l’intemporalité, par des rythmes sensuels que les veines bleues irriguent, de vallons en anfractuosités, pentes érodées et glissantes, caches rugueuses, un frémissement de ces chairs blesserait le silence. La référence à l’un des maîtres de la haute peinture, Degas, pour sa distanciation et une relative « froideur », est fréquente – mais celui-ci a bien d’autres heureuses responsabilités vis-à-vis de l’histoire de l’art… Eugène Leroy (1910-2000) affirme l’excédent de matières et de couleurs volcaniques ; et, comme l’écrit Michel Collot dans sa préface au catalogue d’exposition E. Leroy, nus, portraits et paysages de 1960 à 1991 (1991, galerie Protée, Paris), « si les nus d’Eugène Leroy n’ont, le plus souvent, pas de visage, c’est qu’il ne saurait rester en face d’un corps de femme sans avoir le désir de se fondre en elle, et à travers elle dans la chair même du monde. » Paul Rebeyrolle (1926-2005), autre artiste contemporain français, brasse la matière et vendange les couleurs, pour une peinture hirsute, brutale et affranchie, associant des matériaux de toutes natures collés sur la toile. Son admiration pour Courbet s’exprime dans son « hommage » à L’Origine du monde, origine de la peinture que le peintre remonte à contre-courant, sur tous les fronts.

Eugène Leroy (1910), D’après le Concert champêtre de Le Titien, 1990-1992, huile sur toile, 130 ⫻ 164 cm, collection de l’artiste. Pleines pâtes audacieuses, torchis enluminés, stridences, laves incandescentes ou éteintes, Eugène Leroy entre avec tendresse et effraction dans le Concert champêtre de Le Titien, insuffle un air des cimes et de sous-sol brouillant l’image, tout en extrayant des humeurs ou des sudations sèches. Les instruments colorés de cette interprétation obligent aux ornières dont les signes, les traces, les taches, inspirent à la lecture originelle du maître vénitien, ou à la prise de vue du futur probable, entre présence et effacement.

© Adagp, Paris 2009

Ce « travail » sur la matière trouve un aboutissement dans le body art (art corporel), qui correspond à des performances menées avec le corps ou sur son épiderme. L’origine de ce mouvement est diffuse, Man Ray et Yves Klein par exemple peuvent en partie et ponctuellement être définis ainsi, mais ce sont essentiellement le Black Mountain College et ses happenings, à partir de 1970, après le précurseur que fut Pierre Molinier (1900-1976), qui dominent le mouvement. Parfois concerné par la sexualité ou la violence à vocation subversive et politique, le body art provoque un corps à corps avec l’univers personnel, psychologique, fantasmatique et théâtral. Le « public » assiste à des ritualisations expérimentales : David Wojnarowicz (1954-1992) se coud les lèvres, Michel Journiac (1935-1995) produit du boudin avec son propre sang, Gina Pane (19391990) se violente, Carolee Schneemann (1939) crée Interior Scroll (elle extrait un rouleau de papier de son vagin), Marina Abramovic (1946) se met en danger avec des médicaments ou des objets… Que reste-t-il du corps ? Le XXe siècle l’atteint tout en provoquant l’ordre social ; a-t-on oublié que les nus de Modigliani (1884-1920) furent contraints de quitter la devanture d’une galerie parisienne, la police ayant été mandatée devant cet « outrage aux bonnes mœurs » ?…

Ouvrages à consulter Bacon/Freud, expressions, catalogue d’exposition, Fondation Maeght, 1995. Rebeyrolle, peintures, catalogue d’exposition, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, Éditions Maeght, 1979. Denis Baron, Corps et artifices, de Cronenberg à Zpira, Paris, L’Harmattan, 2007. Barbara Hess, Willem de Kooning, 19041997, les contenus, impressions fugitives, Cologne, Taschen, 2004. Jacques Kerchache, Rebeyrolle, Eymoutiers, Espace Paul Rebeyrolle, 1995. Willem De Kooning, Écrits et propos, Paris, Ensba, 1998. Eugène Leroy, Peinture, lentille du monde, entretiens et textes, Bruxelles, Éditions L. Hossmann, 1979. Eugène Leroy, Grands Nus, couleurs, papiers, 1979-1985, Paris, Éditions du Regard, 2003.

À méditer « La peinture est d’abord une approche sensible : la couleur, la matière, les formes ; vient ensuite la réflexion. C’est un acte physique que l’on doit ressentir d’abord physiquement. » Paul Rebeyrolle

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Notions fondamentales Cette deuxième partie aborde les aspects techniques de la peinture du nu, qui ouvrent la voie à une approche rigoureuse et précise du travail des maîtres, quelle que soit l’époque, et à une meilleure compréhension de sa propre démarche. L’appréhension de l’espace, des formes et de leurs rapports, les notions de valeurs et l’appréciation de la lumière, les mouvements du corps et leurs rythmes, la théorie de la couleur et ses applications constituent ainsi un savoir dont la sensibilité et l’expression se servent pour susciter harmonie et sens. La fréquentation des musées, l’étude de l’histoire de l’art et l’appoint de ce regard « technique » permettent de concevoir au mieux la dimension des œuvres majeures et celle, indispensable, de ce qu’il est convenu d’appeler les « petits maîtres ». Des exercices commentés, s’appuyant sur le « métier », incitent à développer les qualités d’observation et d’imagination. Les références techniques et les méthodes de travail favorisent l’exigence et développent une autonomie objective dans le travail. L’intelligence critique se développe réellement, de recherche en recherche.

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L’anatomie, les proportions, les lignes de construction Histoire L’Antiquité : des proportions idéalisées L’Antiquité grecque maîtrise progressivement les structures du corps et ses volumes, la sculpture étant précurseur, ainsi que l’art des vases peints. La nudité des centaures, de Poséidon, d’Apollon, en bronze ou marbre, des athlètes, des éphèbes, etc., exprime une vitalité qui ébranle les maladroites représentations antérieures. Les Joueurs de balle (530510 av. J.-C.) qui ornent la base d’une statue au Musée national d’Athènes disposent ainsi, en ronde bosse, des lignes significatives dont le mouvement imprègne la musculature et les gestes. Au cours de l’Antiquité romaine, la nouvelle technique de la mosaïque rend grâce à la peinture et s’en inspire. Les fresques ornent palais et villas : Les Trois Grâces (IIe siècle av. J.-C., Musée national, Naples) offrent leurs corps sveltes et accordés, relativement rigides, bien avant que Rubens appose ses ardentes rondeurs. Le nu appréhende les volumes par les valeurs de tons que la lumière propose, par exemple dans Thésée délivrant les enfants d’Athènes (vers 70 av. J.-C., Musée national, Naples), fresque de la basilique d’Herculanum qui impose une organisation de l’espace où les corps aux proportions harmonieuses symbolisent les liens formels entre la Grèce

Artistes à voir Giorgio Vasari, Salle des Éléments (fresque, Palazzo Vecchio, Florence). Greco, La Mort de Laocoon (1604-1614, National Gallery of Arts, Washington). Bronzino, Vénus et Cupidon entre le Temps et la Folie (1540-1545, National Gallery, Londres).

Ouvrages à consulter Leon Battista Alberti, De la statue et de la peinture, [1435], Paris, A. Lévy, 1868. Leon Battista Alberti, De pictura, [1435], Paris, Allia, 2007. Leon Battista Alberti, De re aedificatoria, vers 1450.

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et Rome. À Pompéi, la villa des Mystères présente des scènes d’initiation aux mystères de Dionysos ; satyres et silènes ornent les murs et stimulent l’imagination. Cet art de décoration murale possède une actualité surprenante : les mises en espace, la vitalité graphique, stupéfieront les générations d’artistes « modernes », dont Picasso…

La Renaissance, entre humanisme et géométrie La peinture « renaissante » prend en compte dès le XVe siècle le modelé des volumes par la lumière, le mouvement. Les théories qui se font jour et l’observation « clinique » permettent une clarté et une fermeté technique nouvelles. Dürer écrit ainsi en 1528 Quatre Livres de la proportion humaine : la géométrie encourage ses analyses de proportions et rapports, et c’est au service de « l’intelligence des formes » qu’il mesure et définit. Mais il n’est pourtant pas absolument anatomiste, et de ses nombreuses études émanent ses aspirations « naturalistes », qui se manifestent par un grand souci du détail, une esthétique à l’opposé des idéalisations anatomiques, des corps qui laissent apparaître leurs

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éventuelles « difformités » : Hommes au bain (1496, bibliothèque Sainte-Geneviève, Paris), Femmes au bain (1496-1516), Études pour cinq personnes nues (1516), Vénus sur un dauphin (1503)… En Italie, Leon Battista Alberti introduit l’esprit rationaliste dans l’esthétique avec son ouvrage De pictura (1436) : il expose les lois de la perspective géométrique, définit en termes mathématiques les lignes, les angles et les surfaces, traite de la composition, de la lumière, au service d’un « humanisme » rationnel. « La beauté est une espèce d’harmonie et d’accord entre toutes les parties, qui forment un tout construit selon un nombre fixe, une certaine relation, un certain ordre tel que le principe de symétrie, qui est la loi la plus élevée et la plus parfaite de la nature, l’exige. » (Livret IX, chapitre V du De pictura.) Alberti partage cette recherche de l’homme universel renaissant avec d’autres artistes, dont il est proche : Filippo Brunelleschi (1377-1446), l’architecte de l’église San Lorenzo (1422-1442, Florence) et de la coupole de Santa Maria del Fiore (1420-1434, Florence), le sculpteur Donatello (David, 1440, Florence, musée du Bargello) et Masaccio (1401-1428), le peintre de la fresque Adam et Ève chassés du paradis terrestre (1427, église du Carmine, chapelle Brancacci, Florence). Plus tard, les « maniéristes » opposent des libertés expressives et structurelles, précieuses ou dramatisantes, à la rigueur géométrique. Il s’agit de Jacopo Pontormo (14941557), le peintre du Martyre des Dix Mille (1528-1529, palais Pitti, Florence), œuvre aux perspectives et poses singulières, aux contorsions théâtrales, mais aussi de Vasari, du Greco (1541-1614) ou de Bronzino (1503-1572).

À méditer

Quelques traités d’anatomie

« N’est-il pas à craindre, que cet écorché ne reste perpétuellement dans l’imagination, que l’artiste n’en devienne entêté de la vanité de se montrer savant, que son œil corrompu ne puisse plus s’arrêter à la superficie, qu’en dépit de la peau et des graisses, il n’entrevoie toujours le muscle, son origine, son attache, son insertion, qu’il ne prononce tout trop fortement, qu’il ne soit dur et sec, et que je ne retrouve ce maudit écorché même dans ses figures de femmes ? » Denis Diderot

Vésale, De humani corporis fabrica, 1543. E. Bouchardon, L’Anatomie nécessaire pour l’usage du dessein, 1741. Jean-Joseph Sue, Abrégé de l’anatomie de l’homme, 1748 ; Discours sur les os, 1749.

Art, médecine et préjugés sociaux : les écorchés Peu à peu, les connaissances anatomiques s’affinent. Au XVIIIe siècle, la dissection des cadavres prend de l’ampleur, au milieu de sentences religieuses rédhibitoires, d’oppositions entre les tenants d’un savoir anatomique fastidieux et ceux de l’expression et de l’émotion – conflits ponctuels entre le « chirurgien » et le « poète ». L’Écorché (« corps sans écorce ») de Jean-Antoine Houdon (1741-1828)

Le maniérisme est un mouvement de la Renaissance tardive qui s’étend de 1520 à 1580. Il se développe en opposition avec les conceptions albertiennes : le mouvement et les torsions des corps sont privilégiés, les citations et les symboles complexes et tumultueux affleurent, l’émotion prédomine et le corps peut être « déformé » pour la servir.

Croquis, études diverses de planches anatomiques, permettent de se familiariser avec les structures du corps humain ; il s’agit de « copies » aux crayons de documents appartenant à différentes époques.

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suscite des moulages multiples qui circulent dans les académies auprès des élèves. Morale oblige, les modèles de certains écorchés proviennent de criminels exécutés… Il est intéressant d’observer la prééminence du corps masculin : au XVIIIe siècle, le modèle féminin n’est pas autorisé dans les académies. Au-delà de la « décence » invoquée, ce sont des affirmations esthétiques qui prévalent, par des propos parfois caricaturaux et consternants. Dans l’écorché féminin, on privilégie ainsi « sa flore intestinale et ses organes de la génération » (Jean-Joseph Sue, Abrégé d’anatomie) alors que c’est la force musculaire et osseuse de l’homme qui est mise en avant. La Vénus des médecins (vers 1780, Museo Zoologico de La Specola, Florence) de Clemente Susini (1754-1814) restitue ainsi dans la cire un corps féminin étonnamment réaliste, maquillé, paré… et démontable, dont les entrailles exposées permettent l’étude médicale. D’autres préjugés sociaux ont abouti à la physiognomonie, « science » qui affirme que le caractère d’une personne peut être lu dans son corps, sur son visage en particulier, en parallèle avec l’étude des animaux. Cette conception a connu son essor au cours du XIXe siècle, en particulier dans les thèses de certains criminologues, mais a pour origine des auteurs grecs et latins.

Technique

À méditer

Les lignes de construction (lignes de tête, épaules, poitrine, hanches, genoux, pieds…) définissent la charpente, l’architecture générale : elles sont indispensables pour analyser l’espace et les proportions. Il s’agit des verticales, des horizontales et des obliques correspondant à l’homme debout, étendu, en marche. La colonne vertébrale et le bassin sont des repères importants ; le fil à plomb tenu à bout de bras permet de comprendre la ligne fondatrice ; le crayon, le fusain ou le pinceau remplacent cet outil.

« Un homme ne peut pas se marier sans avoir étudié l’anatomie et disséqué une femme au moins. » Honoré de Balzac

Croquis à la mine de plomb concernant le squelette et les muscles ; ces analyses peuvent être utiles pour comprendre les « dessous » d’un modèle.

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Toutes les autres lignes enserrant le modèle tissent un réseau et font office d’échafaudage et de fondation, sur le sol figuré par une horizontale. Elles s’entrecroisent sur le papier et stabilisent l’espace en vérifiant les directions justes et les mesures correspondantes. Le respect des proportions implique une unité de mesure. La tête peut être cette unité, c’est là une convention que l’on retrouve souvent depuis la Renaissance. Le crayon tendu à bout de bras, en fermant un œil, permet de reporter cette dimension pour le corps et pour chaque membre ; ainsi, dans le canon grec, la tête est présente sept fois et demie dans la hauteur de l’ensemble du corps. La mesure de la tête est considérée du sommet du front au menton ; on mesure deux têtes du menton au nombril, puis quatre et demie jusqu’à la ligne des pieds ; deux têtes du nombril aux genoux, deux

Ouvrages à consulter Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Paris, Gallimard, 1999. Jacques Gamelin, Nouveau recueil d’ostéologie et de myologie, 1779. Bertrand Prévost, La Peinture en actes, gestes et manières dans l’Italie de la Renaissance, Arles, Actes Sud, 2007. Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Arles, Actes Sud, 2005.

têtes des genoux jusqu’aux pieds ; un bras équivaut à trois têtes et demie, la largeur des épaules est égale à deux têtes, les jambes à quatre têtes, la main à une tête, le pied est égal à un avant-bras (du poignet au coude). Ces mesures peuvent être prolongées finement pour chaque élément : le visage et la position de ses « accessoires » – nez, bouche, oreilles, yeux, mâchoires, menton… –, les doigts, leurs proportions dans la main ou le pied… Bien entendu, ces analogies varient quelque peu en fonction des concepts et des personnes, et il est utile de les vérifier avec chaque modèle pour prendre en compte ses particularités. Les formes géométriques primordiales (cercle, triangle, carré, rectangle) permettent également de construire les éléments du corps et leurs rapports à l’ensemble : un bras par rapport à un buste, un visage à une main, une jambe à un pied.

Exercices commentés 1. Réaliser une série de croquis d’observation au crayon, à la sanguine ou au fusain, en inscrivant clairement les lignes de construction, révélatrices de proportions cohérentes.

1a. Les directions, les constats linéaires, la solidité du trait dont la lumière et l’ombre ne sont pas absents, et en font une sanguine relativement rigoureuse, à la simplicité bénéfique pour de secondes études, avec une relecture plus attentive de la structure de la poitrine, des cuisses et jambes, de la main, de l’accrochage d’une épaule…

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2. Réaliser la mise au carreau d’un corps observé en atelier ou de la reproduction d’un corps « classique » de l’histoire de l’art. La mise au carreau est une étude préparatoire permettant un agrandissement sur grand format carreau par carreau (travailler ici sur une grille dont chaque carreau est de 1 cm, par exemple).

1b. Belle architecture intense grâce aux lignes de construction et à la vivacité graphique ; quelques hachures ont la volonté d’indiquer des plans. L’anatomie est bousculée au profit du caractère, la mise en espace est judicieuse, le crâne semble frapper à la porte, le tout avec des « contours » déterminés et néanmoins sensibles. 2. Il est dommage qu’une certaine mollesse gagne ces croquis ; malgré la mise au carreau, un sentiment d’approximation règne. Les lignes et le visage ne manquent pas d’expression, mais il aurait probablement fallu simplifier et rester juste avec l’anatomie : jambes, bras, chevilles… Il est indispensable également de lire les volumes plus exactement dans ce type de figuration.

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L’espace, les raccourcis Les sens permettent d’appréhender l’espace dans lequel le corps se déplace. En écho, la surface du papier se transforme en un univers que l’artiste ressent, pense et organise afin de créer le mouvement, les plans que la lumière procure, par l’illusion figurative de la profondeur ou par l’affirmation de la frontalité, plus modernisante. Les pleins et les vides orchestrent et dynamisent cet espace dans lequel l’œil et l’esprit perçoivent sentiments, concepts et plénitude.

Histoire De multiples dimensions Chaque civilisation et chaque époque régentent des mesures idéales pour le corps dans des espaces toujours différents. Les similitudes sont néanmoins fréquentes pour ce qui est des expressions, des interrogations universelles : dépassement des contraintes, sens aigu de la beauté, des rythmes, des intervalles… Les danseuses des peintures rupestres de l’art indien ou la décoration des chambres mortuaires des XVIIIe et XIXe dynasties d’Égypte présentent des couleurs riches, des lignes sensuelles et rythmées qui fascinent. La miniature persane Khosrow découvre Shirin se baignant

Artistes à voir Baldung Grien (1484-1545), Les Sorcières (1510, bois en couleurs, Munich, Staatl graph. Sammlung). Utagawa Kunisada, Lutteurs de sumô (1848, musée de Yamaguchi, Japon). Hashiguchi Goyo, Femme après le bain (1920, collection particulière).

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(1548, Smithsonian Institution, F. & S. Gallery) ou l’enluminure occidentale Scènes d’Adam et Ève (vers 846, miniature de la première Bible de Charles le Chauve, Bibliothèque nationale de France, Paris) conservent traditions et savoirs. Les gravures sur bois, de Baldung Grien (1484-1545) à Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938), mettent en scène des corps méticuleux ou largement taillés. Les estampes japonaises, d’Utagawa Kunisada (17861864) à Hashiguchi Goyo (1880-1921), démontrent la virtuosité de la main et de la gouge : les lignes mêlent tendresse et sensualité, le corps est une énigme, son anatomie cohérente suggère le temps arrêté, ses rythmes épousent l’espace rayonnant, dans des scènes quotidiennes et méditatives, instantanées et immuables. La mythologie grecque décore des objets, des miroirs, des vases… Le corps y est respecté anatomiquement par des traits incisifs, l’équilibre des masses s’inspire de concepts élaborés et stables. On pourrait également citer les Vénus de Pisanello (1395-1455), dessinées superbement, lisibles dans des études de nus de l’Album Vallardi (musée du Louvre) d’une précision remarquable ; les thèmes de l’ensemble sont d’une diversité surprenante. Ces œuvres scandent les cultures, les civilisations, dans une quête d’épanouissement mental et esthétique. Prolixes ou sobres selon l’univers et le ma-

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tériau choisi, elles sont toutes caractérisées par une préoccupation profonde de la mise en espace. Le thème du paradis, à travers la représentation du couple originel, est un exemple intéressant de mise en espace du corps. Jan van Eyck (vers 1390-1441), dans son chef-d’œuvre Adam et Ève (1432, cathédrale Saint-Bavon, Gand), qui appartient au Polyptyque de l’Agneau mystique, propose une perspective « réaliste » innovante. Il présente un thème profane à l’intérieur d’un ensemble religieux. La beauté simple (la maturité physique d’Adam, la poitrine menue, le ventre enceint d’Ève…), la force pondérée, la rêverie spéculative, de tous temps, dans la nudité pudique et secrète, habitent ces volets intérieurs du polyptyque, dont la lumière et l’espace produisent un dialogue bouleversant entre le dedans et le dehors, l’illusion et le vivant immédiat et répétitif. Les scènes d’intérieur répondent aux paysages, les portraits aux natures mortes, les sonorités au végétal, le faste à la pureté de la « Fontaine de vie », pour une élévation intellectuelle, spirituelle et picturale porteuse d’avenir. L’expression éternellement souffrante d’Adam et Ève chassés du Paradis (1426, Santa Maria del Carmine, chapelle Brancacci, Florence), de Masaccio, offre un tout autre état, dans un espace autrement contrasté. Cet épisode de la Genèse est extrêmement tragique, pour la première fois en peinture : ce sont des êtres en souffrance, exilés du Paradis. Le sentiment de culpabilité, le caractère illusoire de toute résistance à la sentence divine en font des personnes singulières et malmenées, au bord du vide. L’art moderne et contemporain, les « installations », le Land Art et les vidéastes sont, jusqu’à ce jour, autant concernés par les formes et leurs positions, leurs rapports, que le fut Van Eyck. Une miniature peut ainsi sembler monumentale, très spontanément, grâce à sa mise en espace. Il s’agit de puissance suggestive, de « cadrage », de la vitalité des touches picturales, des choix colorés, des directions linéaires, du contenu artistique, philosophique, de la peinture. Certains des petits formats ou études de Delacroix, par exemple, semblent se prolonger naturellement dans l’espace, tels Persée et Andromède (1849-1853, 43,2 ⫻ 32,6 cm, Baltimore Museum of Art) ou l’étude à la plume et encre brune sur traits de crayon Femmes nues se baignant (1854, 25,2 ⫻ 39,2 cm, The Syndics of the Fitzwilliam Museum, Cambridge).

Chaque époque transparaît dans les œuvres tout en annonçant, pour les plus intuitives, les réalisations suivantes.

Ouvrages à consulter

Le corps devenu image L’avènement de la photographie, du cinéma et de la vidéo amène à revisiter la notion d’espace : la « mise en scène » favorise les impressions d’amplitude ou de rétrécissement, les cadrages animent l’action et le propos. Ces images « distanciées », sans matière, instructives ou aliénantes, faisant preuve d’excès de réel, ces informations planétaires brassées, anesthésiantes ou révélatrices, influencent les choix artistiques contemporains. Instantanément la planète est sur écran, les images alimentent le quotidien, leur profusion peut les faire paraître indigestes et démobilise éventuellement la critique individuelle. La vision de l’espace en est modifiée. La photographie libère la peinture de ses « obligations représentatives », de ses éventuelles conventions, elle modifie la perception du temps et de l’espace, elle l’intègre parfois, ou lui sert de support. Gerhard Richter (1932) peint ainsi un réalisme photographique estompé ou dissous, la frontière entre les deux techniques étant alimentée par la dominante de gris, « meilleure que toute autre couleur pour clarifier le rien » (Richter). Son œuvre Emma nue descendant un escalier (1966, musée Ludwig, Cologne) oscille entre la peinture tenant à distance et la photographie « familière », l’ambiguïté provient du flou de l’« image » et des yeux clos d’Emma. La relation à Nu descendant l’escalier (1912) de Marcel Duchamp est évidente, bien que Richter se place dans un tout autre contexte intellectuel, loin de la « machinerie » glorieuse de son prédécesseur. Crâne (1983, musée d’Art moderne de Saint-Étienne), également de Richter, conclut le corps, vanité d’entre les vanités ; la solitude des os à nu peut-elle observer, grâce à la peinture, cavité du regard, sans chairs mais sans limites, l’éclat fragile et « flou » du passé ou de l’avenir ? Rauschenberg, en « archéologue de l’image », utilise à satiété supports et techniques. La photographie collée, grattée, flagrante, enfouie, reprise par la peinture, « combine » des labyrinthes dans lesquels le regardeur devient chiffonnier des étoiles. Le nu est présent dans Sans titre (1955, collection Jaspers

Cinéma dadaïste et surréalisme, catalogue d’exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, 1976. Robert Rauschenberg, catalogue d’exposition, Fondation Dina Vierny, musée Maillol, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2002. Klaus Honnef, L’Art contemporain, Cologne, Taschen, 1990. Birgit Pelzer, Le Désir tragique : Gerhard Richter, Paris, Les Presses du réel, 1993.

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Johns), combine painting qui mêle tout un ensemble d’éléments hétéroclites : huile, crayon, pastel, papier, tissu, reproductions imprimées, photographies et cartons sur bois. On peut y déceler une relation avec ceux de La Tempête (1506) de Giorgione (14771510) : les fûts d’arbre peuvent évoquer la colonne tronquée de Giorgione, le bleu de l’un, la rivière de l’autre, le paysage et le coq répondent aux éléments du peintre vénitien… Palm Sunning (Phantom Series) (1991, acrylique sur aluminium poli, collection de l’artiste) fait transparaître un nu antique, entre lisibilité et effacement, intelligence plastique et lyrisme maîtrisé. De la « chambre noire » à l’éclat du jour, la photographie, image fixe, unique ou multiple, impose fréquemment le nu. Cindy Sherman (1954) montre et monte des corps concernés par les comportements et l’état des consciences, les désirs et les menaces des sociétés de consommation, en particulier vis-àvis des femmes. L’image cinématographique, télévisuelle, diffuse le corps dans tous ses états : objet de convoitise, il est apprêté dans l’espace, ses membres explorés ou mutilés engendrent des lectures éventuellement hypocrites ou soporifiques, des révélations physiques ou éthiques contradictoires. Le nu abonde de l’érotisme à la pornographie, interrogé scientifiquement, ou offert-éloigné divertissant, de la publicité riche en cadrages suggestifs, gros plans, plans américains, etc. à l’art « annoncé », c’est-à-dire formaté par différents pouvoirs, dans une multitude d’images répertoriées. Le cinéma « artistique » donne à voir et à penser, les films de Buñuel, Godard, Hans Richter, Man Ray, Tarkovski, Fellini, Chris Marker, etc. ouvrent des horizons de toutes natures, le corps à nu est re-présenté. La vidéo propose des lectures sur des formats standardisés mais dans de multiples cadrages, en essaims d’images. Surexpositions, surcolorations, effets techniques de toute espèce, hybridations : les champs d’application sont sans limites. L’ordinateur, enfin, fait surgir l’image animée et tresse des sous-images lors de « performances » et d’« installations » dans lesquelles les écrans se chevauchent et vampirisent l’espace. Nam June Paik (1932-2006) est le fondateur de l’art vidéo. Des téléviseurs superposés posés au sol ou en suspension créent des architectures qui engendrent des images

À méditer « Le rapport originel au monde ne saurait être donné, il ne saurait non plus exister en puissance ni demeurer en suspens, dans quelque flottement inerte : il faut qu’il soit vécu, existé ; cela veut dire que chaque réalité humaine doit se faire elle-même et à neuf, relation singulière à Tout. L’être-dans-le-monde est un dépassement de la pure contingence singulière vers l’unité synthétique de tous les hasards, c’est le projet de ne jamais saisir d’apparition particulière sinon sur le fond de l’Univers et comme une certaine limitation concrète de tout. » Jean-Paul Sartre « […] C’est par une combinaison des forces constituant la toile, qui est l’apport de ma génération. Et c’est, je crois, aussi la sensation d’espace que j’ai toujours devant les modèles que j’observe et qui me fait même me placer dans cet espace. Cet espace est construit avec un ensemble de forces qui n’a rien à voir avec la copie directe de la nature. » Henri Matisse

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en mouvement ou statiques, pour un carambolage de sons et de couleurs, de sensations et de relectures d’actualité.

Technique L’espace dans lequel le modèle se trouve doit être appréhendé en prolongeant les lignes de construction par observation lente, puis en les reportant sur le papier. Ces analyses et synthèses permettent de saisir les raccourcis et la perspective, d’un membre par exemple. Deux ou trois lignes horizontales et obliques aident à vérifier les proportions et les directions, les angles créés par ces lignes jointes. Tous les points de l’espace dans lequel évolue la pose doivent être appréciés, chaque plan compte et participe de la composition. L’analyse de la lumière et des plans d’ombre, ainsi que des demi-teintes, favorise la compréhension des volumes en fonction du point de vue et de leur profondeur. L’arrière-plan participe activement de cette lecture. Le procédé du raccourci consiste à réduire certaines dimensions afin de donner une impression de perspective. Le Christ mort (vers 1480, Pinacothèque de Brera, Milan) d’Andrea Mantegna (1431-1506) en est un célèbre exemple. La dramaturgie obtenue est liée à la situation du corps, aux plis du suaire au premier plan, et à la position imposée au regardeur par le cadrage singulier… Le graphisme, plus écrit au premier plan, plus léger lorsque la forme s’éloigne, contribue à la vraisemblance d’un raccourci.

Conseils L’apprentissage du dessin passe fondamentalement par ce travail journalier du croquis, rapide ou non. Il permet, hors des théories, d’engranger des sensations et des savoirs. D’erreurs en relatives réussites, on avance jusqu’au moment où on ne dessine plus mais où il semble que l’on est dessiné ! Sensation de liberté rare ! Se méfier d’une trop grande aisance afin de rester dans l’humilité et l’exigence de recherches de fond.

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Exercices commentés 1. Dans un premier temps, réaliser des croquis et des esquisses au crayon, au fusain ou à la sanguine, en tenant compte des pleins et des vides structurant l’espace du modèle et autour de lui. Il s’agit de recherches graphiques, par les plans uniquement.

1. Malgré des fautes d’anatomie, la taille d’une tête par rapport au corps, les raccourcis des cuisses, etc., ce dessin au fusain et crayon blanc ne manque pas de force et d’émotion. Lorsqu’on circonscrit l’image en fermant les yeux à demi, on perçoit bien les fautes de position et de quantités des valeurs de tons, et leur nature parfois trop estompée (épaule, ventre, cuisse…). Attention également à la cohérence du dialogue entre les deux techniques, c’est-à-dire à l’organisation des passages d’un plan à un autre, souvent nécessaire…

2. Réaliser des études rapides, au trait, en appréhendant les positions du modèle dans l’atelier, en quelques lignes ; la conscience des espaces est indispensable.

2a. Le corps épouse l’espace en affirmant une diagonale, la sensibilité est certaine. Il est probable que la lumière et l’ombre des lignes, ainsi que certains points comme les pieds par exemple, relativement au premier plan, pourraient être plus lisibles ; cette hésitation générale est, malgré tout, intéressante.

3. Analyser la pose, puis travailler les yeux fermés, insister sur les raccourcis.

3a. Beau croquis frémissant au fusain, l’anatomie bien sûr n’appartient plus à l’exact « réel ». Ce parcours les yeux fermés fait appel à l’intuition, à la mémoire, les résultats plastiques et émotionnels sont fréquemment « justes » et passionnants. L’évocation de la pose et du modèle surprend, les raccourcis parfois deviennent métamorphoses imaginatives propices à de nombreuses études postérieures. Les deux pattes du fauteuil entraînent cette femme assise jambes repliées ; appréciez la ligne du visage et la descente du dos jusqu’à l’assise, la fragilité des membres inférieurs…

3b. L’énergie domine cet élan au fusain, quelques traces signifient la pose, un hymne éventuel à la sensualité. Cela semble toujours miraculeux lorsqu’un morceau de charbon de bois parle ainsi du vivant. Le vide au premier plan est judicieux, il engage le regard vers les signes en mouvement.

2b. Comme dans le dessin précédent, la perspective est relativement assumée, les lignes courent après la forme, vivement, avec une certaine franchise ; l’ombre et la lumière ne semblent pas avoir été appréciées justement, malgré cette vocation graphique enlevée. La diagonale participe bien de la mise en espace.

4. Même exercice, les yeux ouverts. Privilégier l’étude des raccourcis, les lignes de construction doivent être visibles.

4a. La construction a subi des avatars, le lavis pourtant bien intéressant n’atteint pas absolument son but de participer à la structure, par plans ; les raccourcis des jambes et du dos, par exemple, sont aléatoires, ainsi que la perspective. Ne pas perdre de vue l’étude des pieds !

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4b. Appréciation meilleure, semble-t-il, que la précédente, malgré une absence de decrescendo vers la tête, peu exprimé par la ligne ou les valeurs de l’encre ; le vide absorbe ce croquis où malgré tout les raccourcis sont identifiés.

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La lumière, les volumes La lumière est source de vie. Progressive ou brutale, elle anime la peinture, participe du sentiment et du sens de l’œuvre. Les volumes naissent et disparaissent en fonction d’elle, la ou les directions lumineuses introduisent sérénité corporelle ou dramaturgie éloquente. Les valeurs de tons proches créent des liaisons, les tonalités opposées se repoussent, instituant des contrastes plus ou moins accentués. La lumière, directe ou réfléchie, zénithale, clair-obscur ou contre-jour, impose ruptures ou dégradés au traitement du corps et aux expressions. Le rendu de la lumière est lié aux choix de couleurs et de leurs rapports, de leurs quantités, des notions de lumière valeurs et lumière couleurs. La lumière souveraine et transcendante émane ainsi du corps de la peinture, elle sourd de chaque élément, de chaque plan, et éloigne les faciles effets instituant un esthétisme artificiel ou pompeux.

À méditer

Histoire

« La clarté, c’est une juste répartition d’ombres et de lumière. » Goethe

Entre douceur et contrastes

« Un peintre, c’est quelqu’un qui essuie la vitre entre le monde et nous avec de la lumière, avec un chiffon de lumière imbibé de silence. » Christian Bobin

Chaque peintre a une sensibilité propre à la lumière, aux volumes, l’appréhension physique, psychologique et spirituelle d’une époque parachevant les approches individuelles. Dans La Tentation de saint

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Antoine (1506, Museo de Arte Antigua, Lisbonne) par exemple, Jérôme Bosch (vers 1450-1516) déploie un ciel vert-jaune pâle, soufré, accueillant les étranges créatures tentatrices. Les valeurs de tons favorisent l’agencement des volumes grâce aux situations lumineuses observées ou imaginées ; le triptyque partage la folie du feu et le calme relatif de l’air. L’illusion des trois dimensions surgit de l’appréciation des tons – ombre, demi-teinte, lumière – créant la profondeur et la figuration des formes « sculptées » par l’éclairage. Comment ne pas citer les maîtres des contrastes que sont Caravage, Rembrandt, La Tour ? Dans un autre registre, la luminosité clémente de Tintoret (1518-1594) dans Suzanne et les vieillards (vers 1560, Kunsthistorisches Museum, Vienne) apaise les tourments du regardeur. Cette femme est somptueusement dorée par la fraîcheur de l’eau, de l’air et du soleil harassant (mais nous sommes à l’abri, par la nature et la peinture) ; le corps prodigue, la figure anatomiquement petite, sont offerts à la chaleur des rayons et des regards éternellement surpris et concupiscents. Un dessin de Matisse draine un type d’incandescence ou d’apesanteur différent d’une étude de Titien. Nu couché dans l’atelier, Nice (1935, encre de Chine sur papier, M. et Mme Nathan L. Halpern, New York) se distingue par exemple de Couple enlacé (vers

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1570, fusain et pierre noire avec rehauts de gouache blanche, sur papier bleu, Fitzwilliam Museum, Cambridge) : chez Titien, le dialogue entre le fusain et le blanc des nus tendres ou puissants engendre un contraste lumineux dans lequel la force et l’étreinte « amoureuse ou hostile » exacerbent les deux corps ; sous la plume de Matisse, les lignes sinueuses pactisent avec la lumière idéale, du papier, de l’espace, des rythmes sensuels et de la « perspective »…

Mondes flottants… Les nus de Degas, au pastel, à l’huile ou gravés, excellent à exprimer l’ordinaire immédiat, contemporain et trivial, mais ennobli par la vision admirable et la technique éprouvée du maître. Ils sont inspirés par le dessin de « Monsieur » Ingres, mais aussi par les estampes japonaises du « monde flottant » (ukiyo-e), très en vogue au cours de l’époque Edo (1603-1868), qui signifient l’impermanence de toute chose par la création d’images populaires et narratives, aux thématiques « légères » : courtisanes, lutteurs de sumo, acteurs de théâtre kabuki, scènes érotiques… Elles dessinent l’éphémère, le quotidien, et étonnent les artistes occidentaux par leurs compositions et leur dynamisme. Ces gravures sur bois de fil évoquent la calligraphie, les idéogrammes, que les aplats colorés structurent et confirment ; la simplification des formes participe de l’illusion de la profondeur, par les couleurs et leurs dispositions quantitatives. Les femmes sont traitées en courtisanes, femmes-enfants, resplendissantes, dans le « quartier de plaisir » ou dans les tâches journalières, gouvernées par l’idéal féminin ou la galanterie, la lascivité… Ces images en noir et blanc ou en couleurs sont largement diffusées à partir du XIXe siècle, lorsque le Japon ouvre ses frontières, par les marchands, les collectionneurs, les voyageurs et le commerce. Ce dessin virtuose aux lignes réalisant le volume et la lumière par les pleins et les déliés, ces accents légers, francs, largement déployés, influencent Degas et nombre de peintres de l’époque. Les éclairages parfois intenses de celui-ci créent ainsi des monochromies graves ou de somptueuses félicités colorées, dans ses magnifiques pastels par exemple. Une ambition ethnographique parcourt l’œuvre, attentive à la société et aux comportements ; la femme est fréquemment décrite sans ménagement.

Les carnets de croquis abondent en notations de toute nature, répertoire coloré et formel issu de l’observation, de la mémorisation, de l’intelligence expérimentale : audaces du dessin et des rythmes, mixité des matériaux, interprétations évocatrices, significations et spéculations d’une œuvre rare… Comme Hokusai (1760-1849), « le vieil homme fou de dessin » (c’est la mention qu’ajoutait Hokusai à la suite de sa signature), Degas affirme : « Je suis né avant tout pour dessiner. » La mobilité et l’énergie de sa peinture, la virtuosité des pastels secs, les harmonies opaques ou transparentes, les mises en espace au bord d’un déséquilibre exigeant appartiennent aux novateurs. Le Bain matinal (vers 1895, The Art Institute of Chicago) est un exemple de ruissellement de la couleur ; le grain de la matière vibre, les couches se superposent, solides mais délicates. Nous sommes immergés dans cette intimité immanente. Les courbes répondent à l’ordonnance élémentaire, les rythmes et « taches » décoratives émerveillent cet instant, où étonnamment l’une des jambes disparaît dans l’inconnu coloré du tub. L’arabesque du corps nu répond aux draps quittés brusquement. Les hachures caractéristiques du pastel aspirent et délivrent la lumière onctueuse : au-delà du jour ou de l’artificiel, c’est la lumière de la peinture. À nouveau la peinture japonaise, celle d’Utamaro (1753-1806), avec son Recueil de belles (1802) qui résonne auprès des impressionnistes et des « modernes », dont Matisse. Les nus usent de la lumière couleur et des sinuosités linéaires, du contre-jour, de la lumière rasante, des éclats coupants comme un fleuve, c’est un désir du regard, une captation, métamorphoses au long du jour. À l’atelier, au musée, la toile gîte ou se pavane en fonction des « fenêtres » et des regardeurs, baignée d’une lumière glacée ou incandescente elle démontre ses variations dans l’orchestre des couleurs.

À méditer « Le dessin n’est pas la forme ; il est la manière de voir la forme. » Edgar Degas « Le grand carré n’a pas d’angles. » « La grande image n’a pas de forme. » Lao Zi

Ouvrages à consulter Degas, catalogue d’exposition, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1988. Henri Matisse, catalogue d’exposition, Kunsthaus Zürich, Kunsthalle Düsseldorf, 1983. Hokusai, l’affolé de son art, catalogue d’exposition, musée Guimet, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2008. Rembrandt, eaux-fortes : Petit Palais, Musée des beaux-arts de la ville de Paris 19 oct. 2006 - 14 janv. 2007, Sophie Renouard de Bussierre, Paris, Paris-Musées, 2006. Svetlana Alpers, L’Atelier de Rembrandt, Paris, Gallimard, 1991. Claude Esteban, Caravage, l’ordre donné à la nuit, Lagrasse, Verdier, 2005. Junichirô Tanizaki, L’Éloge de l’ombre, Aurillac, Pof, 2001. Paul Valéry, Pièces sur l’art, Paris, Gallimard, 1931.

Film à voir Kenji Mizoguchi, Cinq femmes autour d’Utamaro, 1946.

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Puis respirent les « reliques » de Christian Boltanski (1944), qui produit des installations d’une réelle portée émotionnelle : objets de mémoire, mémoire des êtres, photographies multiples de fantômes signifiés chacun par une lampe, témoignages, anonymats, offrandes, l’œuvre révèle et met à genoux, murmure universel, entre pleins feux et demi-pénombre. Corps à corps, tête à tête, nous sommes invités à découvrir l’introspection résumée de l’artiste : « L’art est une psychanalyse sauvage », affirme Boltanski.

Ouvrages à consulter Christian Boltanski, Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance, livre d’artiste, 1968. Christian Boltanski, La Vie impossible, Cologne, Walther König, 2001.

leurs quantités et qualités, les rapports qu’elles ont entre elles agissent sur la frontalité du support. Il est utile de pratiquer des exercices de superposition de couleurs (à l’aquarelle, en glacis et frottis à l’huile, etc.) tels que ceux proposés ci-après, toujours en travaillant du plus clair au plus soutenu. L’œil et la main en tirent bénéfice, peu à peu la confiance s’étoffe et la perception gagne en précision.

Technique

À méditer

L’étude des directions de la lumière proposée dans l’atelier, ou ressentie, constitue un élément primordial de la démarche picturale. L’observation des contrastes, les passages de valeurs en valeurs proches déterminent en partie le sens du travail. De ce processus naissent sur le papier les volumes, ainsi que les plans. La lumière sur la peau ruisselle lentement ou s’interrompt, constante ou changeante ; il faut choisir entre le réel et l’imaginaire. On doit voir, éprouver la lumière, en soi, autant que la couleur, la forme, la ligne, avant de l’exposer sur le papier. L’idée et le sentiment sont enrichis par la spontanéité des premiers gestes : il s’agit de dessiner autant que d’être dessiné. Ombres et lumières sont étroitement liées, comme siamoises, elles sont palpitations de l’une à l’autre, affrontements ou scellements de pactes provisoires, clartés révélées, oubliées, non vues. Le rôle du peintre est de saisir ces moments, de donner à voir le meilleur des émergences. Observez la peau au contact de la lumière du jour ou des lampes, la densité des ombres et les transparences, inversement le poids de luminosité et la légèreté des ténèbres. Une appréciation juste de la couleur et de la matière permet d’incarner ce halo ou cette flamme, ce rayonnement de « soleil noir », de faire corps avec le modèle. On distingue deux approches pour rendre les effets de lumière : la lumière valeur et la lumière couleur. Avec la lumière valeur, ce sont les dégradés de valeurs de tons successifs qui donnent l’illusion des trois dimensions. La lumière couleur implique, elle, un travail sur les plans de couleurs : leur disposition,

« Je prétends que si des traditions ou des routines scolaires ne nous empêchaient de voir ce qui est, et n’assemblaient les types d’esprit selon leurs modes d’expression, au lieu de les réunir par ce qu’ils ont à exprimer, une Histoire Unique des Choses de l’Esprit remplacerait les histoires de la Philosophie, de l’Art, de la Littérature et des Sciences. » Paul Valéry

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Les valeurs de tons déterminent la quantité de lumière ou d’ombre sur un corps, un visage, un objet, un paysage... On procède par dégradés allant du blanc jusqu’au noir, par un crescendo, ou decrescendo, de quart de ton en quart de ton, chaque changement de valeur modifiant le sujet et son caractère. Des ruptures de tonalités impliquent des contrastes, des liaisons subtiles de tonalités proches suggèrent par ces passages une fluidité « confortable ».

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Exercices commentés 1. Réaliser deux esquisses au fusain ou à la sanguine, l’une par des tonalités proches (liaisons), l’autre en accentuant les ruptures (contrastes).

1b. Les contrastes au fusain sont virulents, la lumière écarte les ombres de façon relativement violente, la tête renversée est accrochée seulement par une petite oblique noire à l’ensemble ; le corps féminin est suggéré par masses caractéristiques. La ligne d’épaules fuit dans la verticale acérée du bras, participant à l’expression majeure de cette étude.

1a. Cette esquisse à la sanguine est dense, les plans de lumière et d’ombre sont annoncés ; même dans l’arrière-plan, le trait possède des variantes. Les passages de valeurs créent plutôt un registre de liaisons. La force du corps n’exclut pas la sensibilité générale et celle de la petitesse du visage… 39

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2. Réaliser des esquisses en changeant la lumière, et en tenant compte des arrière-plans. Travailler à la gouache ou à l’aquarelle.

2a. Dans cette aquarelle gouachée, l’anatomie est quelque peu approximative mais le corps chaud se courbe avec élégance sur un accord de vert-jaune plus froid. Un sentiment de monumentalité peut naître à partir de ce petit format sur papier non spécifique à l’aquarelle. Quelques lignes évoquent la couche et des drapés semblent théâtraliser l’arrière-plan. 2b. La lumière, par le choix des couleurs – ici un contraste de complémentarité –, exige une apparition corporelle orangée jaune sur des bleus très froids balayés par de larges taches du pinceau. Les deux études sont significatives du rôle de la couleur et des formes : un quart de ton, une inclinaison nouvelle engendrent un sentiment très différent. Toutes ces recherches techniques et sensibles sont indispensables.

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3. Favoriser la compréhension des volumes, puis, par la qualité et la quantité de la couleur, créer une frontalité plus modernisante. Penser lumière sentiment, expression, sens…

3a. Analyses efficaces, les volumes sont évoqués par taches larges, la ligne confirmant un élément. Il est difficile de tenir au mieux chaque point, de ne pas perdre de vue la structure d’un pied par exemple. Redire néanmoins que des fautes d’anatomie peuvent être judicieusement expressives.

3b. Le caractère ne manque pas, les volumes sont étudiés, parfois maladroitement, l’arrière-plan n’est pas absolument équilibré, malgré la lumière et l’ombre atténuant relativement certaines valeurs fortes sur le modèle, comme le duo carré concernant l’abdomen ; la jambe gauche du modèle ne favorise pas la justesse de l’étude. Des lignes suggérant le mouvement sont efficaces, elles manquent en particulier pour l’harmonie générale sur cette jambe gauche… Ce travail à l’aquarelle ou à l’encre est très formateur, il exige une grande vigilance technique.

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Le mouvement Histoire Expressions du mouvement Dès l’aube de l’humanité, le tracé de chevaux, de cervidés, la tentative de lignes annonçant le déplacement humain, démontrent le besoin d’exprimer le mouvement face à l’état statique et à la condition mortelle… Les exemples sont abondants, sur tous supports : les parois peintes de cervidés ou de bisons bondissants à Altamira ou Lascaux (15 000 av. J.-C.), les textiles du Pérou précolombien, les bas-reliefs comme La Chasse au lion d’Assourbanipal (vers 640 av. J.-C., British Museum, Londres), les roches, les écorces, le sable pour les Aborigènes du Grand Désert australien, avec par exemple les peintures rupestres dites aux « rayons X » en terre d’Arnhem… Arrêtons-nous un instant sur les peintures de Piero della Francesca (vers 1416-1492). On pourrait les croire statiques, mais l’immobilité n’y est qu’apparente, empreinte d’une ample respiration, d’une douce quiétude. La perspective géométrique rigoureuse, la mise en espace et la luminosité de la couleur, l’équilibre général et la fermeté de la mesure créent un sentiment d’immuabilité, de simplicité et de beauté parfaite, contemplative, étrangement songeuse. Le mouvement est intérieur essentiellement, il provient de la palpitation d’une telle picturalité.

À méditer « Le temps est l’image mobile de l’éternité immobile. » Platon

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Issus de la connaissance admirative des œuvres de Masaccio, de Paolo Uccello (1397-1475) ou de Fra Angelico (vers 1400-1455), l’impeccable dessin de Piero et ses harmonieuses liaisons chromatiques exercent une influence majeure au cours de la Renaissance, dont il est l’un des maîtres, mais préfigurent également l’art des siècles à venir. Nombre de « détails » de ses fresques saisissantes l’attestent, en particulier ceux du cycle de la Légende de la Vraie Croix (1452-1459) à l’église San Francesco d’Arezzo : la lumière annonce par moments Caravage, les visages et les corps semblent « naturalistes », la couleur et les transparences sont d’une extrême qualité. Piero théorisa ses expériences dans des traités sur l’art de la peinture et des proportions : La Perspective dans la peinture (1482), Des cinq corps réguliers (vers 1485).

Le mouvement déconstruit Au cours du XIXe siècle, de nombreuses études, réalisées notamment par Étienne Jules Marey (1830-1904) et Eadweard Muybridge (1830-1904), décomposent le mouvement à travers des séquences photographiques, enregistrant un savoir que la peinture restitue de

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façon plus intuitive, de Degas et Daumier à Nolde, de Severini à Duchamp, de Delaunay à De Kooning ou Pollock. La gestuelle dynamique enregistrant la vitesse et le déplacement d’un corps est ainsi lisible dans le Nu descendant un escalier (1912, Museum of Art, Philadelphie), de Marcel Duchamp. Les structures géométriques encastrées du « nu » révèlent ses enchaînements dans l’escalier, il ressemble à un mannequin de bois ou de métal. Le mouvement provient aussi de la qualité graphique rythmant les déplacements d’un corps. La nudité est ailleurs, loin de l’anatomie, mais rendue par les lignes, les valeurs de tons organisant plis et volumes ; et, malgré cela, cet ensemble à vocation non figurative engendre une sensible délectation. On est saisi par les différents nus qui se succèdent, la voracité d’une telle « mécanique » peinte, « trop humaine », renvoie à la monumentalité sculpturale. Une observation attentive permet de retrouver, lentement, l’apparence naturaliste du nu, puis, dans une expiration, à nouveau, ce dynamisme schématique scrupuleux. Le futurisme est porté par une affolante impression de vitesse revendiquée, par un puissant attrait pour la machine et les technologies, d’où un relatif déséquilibre compensé par le déplacement. Ce mouvement novateur, dont les représentants notoires sont Filippo Marinetti (1876-1944), auteur du Manifeste du futurisme en 1909, Umberto Boccioni (1882-1916), Gino Severini (1883-1966) ou Carlo Carrà (1881-1966), exalte L’Art des bruits (titre d’un manifeste futuriste écrit en 1913 par Luigi Russolo), la vitesse, la mécanique, la civilisation urbaine, en référence entre autres aux travaux de Bergson. Rien n’est stable, tout est mouvement ; la couleur et les contrastes le traduisent. L’automobile est préférée au nu, malgré certains « corps » comme la sculpture Formes uniques de la continuité dans l’espace (1913, Galleria d’Arte Moderna, Milan) de Boccioni, ou Solitude (1917, collection particulière, Zurich), de Carrà.

La beauté convulsive du mouvement surréaliste La « convulsion » souhaitée par André Breton dans la dernière phrase de Nadja (1928) est à mettre en parallèle avec les corps hystériques de la psychiatrie médicale : elle est destruction des convenances

bourgeoises, recherche d’une réalité cachée, changement de perspective. Les anamorphoses, celles de Salvador Dalí (1904-1989) par exemple, ou celle qui figure au premier plan des Ambassadeurs (1533, National Gallery, Londres) de Hans Holbein (14971543), analysée par Jacques Lacan, sont un exemple de cette pensée en mouvement, qui incite à prendre les chemins de traverse. Dans la lignée du surréalisme, André Masson compose des métamorphoses à lecture figurative où le nu joue différents rôles, érotique, poétique, menaçant… Son lyrisme allusif donne à voir, par des signes compréhensibles ou abstraits, un écheveau de mouvements telluriques ou spatiaux. Une œuvre comme La Terre (1939, musée national d’Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris) présente ainsi « les parties intimes de la nature » (Entretiens avec André Masson) sous la forme d’une femme offerte sur le sable qui la compose ; les rythmes amples qui définissent son parcours sont entrecoupés de traits acérés et rouges. Cette partition musicale et sensuelle attribue assonance et dissonance, peau et terre commune, élégance et violence redoutable. Antonio Saura (1930-1998), influencé par le surréalisme, lapide le corps féminin, lié à la nature, par de larges brosses ; il fait surgir une énergie tellurique extrême, sous forme de Nu paysage. Déchaînements d’orages, de foudre, cicatrices, réseaux, vallons austères et monts inaccessibles habitent les toiles. Mais l’énigme qui en est issue incite à une marche forcée dans ces paysages souterrains autant que lunaires. À quel antique « sacrifice » le regardeur effrayé est-il convié ? Secousse sismique des ardeurs sexuelles impossibles d’un corps mortel, déesse terre pillée, effacement brutal de la chair inutile, aléatoire, et des volumes exigeants… le peintre expulse un être hybride que la peinture ennoblit. Ainsi Grand Nu (1959, collection particulière) parvient, météore d’un univers en expansion, par des gris noirs, légèrement ocrés, où le graphisme fouette la matière, à générer une énergie violente et organique d’une force extrême, géologie d’un corps féminin comme des « paysages déchiquetés sur la scène d’un lit immense qui n’est autre que le monde » (Antonio Saura).

À méditer « Cette version définitive du Nu descendant un escalier, peinte en 1912, fut la convergence dans mon esprit de divers intérêts, dont le cinéma, encore en enfance, et la séparation des positions statiques dans les chronophotographies de Marey en France, d’Eakins et Muybridge en Amérique. » Marcel Duchamp

Ouvrages à consulter A. Masson, Anatomie de mon univers, 1940, rééd. André Dimanche, 1993. Figures du corps, catalogue d’exposition, Paris, Beaux-Arts éditions, 2008. « La Femme surréaliste », Oblique, no 14-15, 4e trim. 1977. A. Masson, Les Années surréalistes, correspondance 1916-1942, Paris, Éditions La Manufacture, 1990. Jean-François Billeter, L’Art chinois de l’écriture, Genève, Skira, 1969. Silvia Contarini, Karine Cardini, Le Futurisme et les Avant-Gardes littéraires et artistiques, Nantes, Crini-université de Nantes, 2003. Lydie Krestovsky, La Laideur dans l’art, à travers les âges, Paris, Seuil, 1947.

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Technique

À méditer « En peignant des seins, je peins des collines. Le nu saurien est un univers dans lequel le corps est un monde géologique et organique : il s’érode et prolifère, il met en concurrence des organismes inégaux, des mensonges et des vérités, de la pensée et de l’histoire, une violence flagrante, toute une économie générale d’éléments excédentaires, une cohérence. Sans lumière. Sans temps gris ou tamisé. Une valeur intime, esclavage et atténuation : la consomption ou le sacrifice. » Antonio Saura

Le mouvement exprime la vitalité des gestes du peintre, ses choix, son langage. Retenu ou donné, il irrigue la couleur et la matière ; la touche manifeste cet élan maîtrisé. Le mouvement peut ainsi être fugace, peu perceptible : la ligne ou les plans colorés vont alors le suggérer. S’il est intense, le traitement est à sa mesure, sans céder pour autant aux facilités gestuelles, exubérantes et sans contenu. Le crayon parcourt à grande vitesse le déplacement rapide d’un modèle dans l’atelier, analysant et synthétisant les éléments et les rythmes essentiels et significatifs. Rendre le mouvement par une technique stable requiert une observation rigoureuse et une pratique quotidienne du dessin. Les tensions musculaires, les directions affirmées du corps et des membres, les positions des valeurs, tout concourt à rendre la sensation de déplacement, avec le souffle inventif, le geste créateur du peintre. Dans les académies, des sangles, des cordes, des potences, un stabilaire (machine inventée par Theillard en 1774) permettaient d’empêcher le corps des modèles de bouger ! Un mannequin de bois peut également servir la compréhension du mouvement. Néanmoins, un « bon » modèle est un modèle vivant, c’est-à-dire qui respire, dont de vagues tremblements, les tensions opérant sur les membres, la relative difficulté à tenir la pose, encouragent les sensations et la vigilance. Si tous les matériaux sont utiles à l’expression du mouvement, le croquis au crayon et au stylo d’après des sujets du quotidien reste un exercice indispensable, permettant de noter les mouvements vus ou imaginés. Il est bienvenu de noter les courbes et contre-courbes déterminantes du mouvement esquissé par le corps.

À méditer « Ils sont tous mes amis, ces muscles : mais je ne sais aucun d’eux par son nom. » Jean-Auguste-Dominique Ingres

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Exercices commentés 1. Réaliser des études du mouvement du modèle et de ses déplacements dans l’atelier, à différentes vitesses, à la sanguine, puis à l’encre et au pinceau.

1a. L’arrière-plan fait bien surgir la pose en oblique par une contre-oblique, engageant ainsi le mouvement. Le tout est mené largement en clair-obscur, les touches sont vives, la ligne affirmée, la puissance du geste est soutenue par un pinceau ferme.

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À méditer « En lui-même pas de point fixe Les choses en prenant forme, d’ellesmêmes se manifestent Dans le mouvement il est comme l’eau. Dans la quiétude comme le miroir, Dans la réponse, comme l’écho. » Zhuanzi

1b. L’élan est athlétique, les lignes affirment le dynamisme du déplacement ou de la course. Ce crayon bistre laboure le papier, les plans par hachures parallèles accentuent l’intention. Les raccourcis du bras sont difficiles à traiter, les pieds sont bien présents au sol, malgré quelques fautes (accrochage épaule bras droit du modèle, buste, cuisse droite par rapport à l’autre…), mais il se dégage de cette étude une belle personnalité au bout du crayon.

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2. Signifier les rythmes et contre-rythmes, courbes et contre-courbes, c’est-à-dire les grandes lignes évocatrices des mouvements, ceci au fusain ou à l’aquarelle. Repérer la jambe d’appui et celle au repos : ce relatif déséquilibre induit un élan.

2a. Les cadences graphiques à l’aquarelle sont généreuses malgré des interruptions comme celles du bras ; le délié n’est pas intégral, il existe quelques parasites (tache d’un pied qui aurait pu être un point d’appui, lignes des fesses ou oreille/ chevelure…), mais l’ensemble ne manque pas d’allure dans la diagonale.

2b. Peut-être un peu raide, le coup de pinceau est pourtant déterminé, les rythmes dont ceux du décor sont réalisés nettement. Cette étude en réclame d’autres, plus lucides, vis-à-vis de la perspective des jambes par exemple, ou de la relation plastique des bras… Ce travail à poursuivre est également indispensable.

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3. Donner la sensation des mouvements d’un ou de plusieurs corps, en scène dans l’atelier et/ou imaginés. Travailler à la peinture à l’huile, à l’acrylique ou au pastel.

3b. Un jus à l’essence réalise un nu redoutable, nourri semblablement par un décor d’atelier de même nature que les traits et les couleurs du modèle. Les violets bruns composent avec les ocres, le noir gesticule dans des mouvements ardents, l’observation et l’imaginaire s’additionnent au profit d’une peinture expressionniste.

3a. Puissant pastel à partir d’un modèle masculin. La ligne pourrait être plus intense avec ses variations colorées, la matière vit d’opacités et de transparences. Le mouvement provient de la touche et de la suggestion des mains. L’arrièreplan manque de « réalité », le pastel est pauvre et la forme approximative sinon systématique.

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La couleur, la matière Histoire La magnificence des coloristes vénitiens Les coloristes vénitiens hantent la haute Renaissance. L’usage de la peinture à l’huile, développé par Van Eyck et diffusé par quelques peintres à sa suite, notamment Van der Weyden (vers 1399-1464), Domenico Veneziano (vers 1400-1461) et Antonello de Messine (1430-1479) en Italie, permet en effet d’imprimer une volupté nouvelle à la matière. La tendre lumière diaphane de Giorgione offre ainsi des nudités pensives liées à la nature. Le langage novateur de ce maître singulier, lié à l’œuvre de Léonard de Vinci, influencera durablement l’art de la peinture : le caractère idéal et l’élégance des œuvres, la pureté graphique annoncent-ils par exemple Modigliani ? Titien ou Sebastiano del Piombo (vers 1485-1547) lui sont redevables. L’Olympia de Manet est issue de Vénus endormie (vers 1509-1510, Dresde, Gemäldegalerie), toile qui a d’ailleurs été achevée par Titien (certaines attributions sont sujettes à caution, aujourd’hui encore, pour les chefs-d’œuvre météores de ce peintre majeur disparu très tôt). La Vénus endormie fusionne avec les collines environnantes dans un ensemble poétique et chaleureux d’une extrême quiétude. Il semble que ce soit l’un des premiers nus profanes de l’histoire de la peinture. Le raffinement souverainement charnel et délec-

À méditer « Car, c’est la chair, qu’il est difficile de rendre ; c’est ce blanc onctueux, égal sans être pâle ni mat ; c’est ce mélange de rouge et de bleu qui transpire imperceptiblement ; c’est le sang, la vie, qui font le désespoir du coloriste. Celui qui a acquis le sentiment de la chair, a fait un grand pas ; le reste n’est rien en comparaison. Mille peintres sont morts sans avoir senti la chair ; mille autres mourront sans l’avoir sentie. » Denis Diderot

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table des textures, autant que la longue invitation faite au regard par la chair enluminée, l’assise de drapés carminée et cossue, le végétal et l’habitat, les frondaisons automnales et romantiques, les courbes et contre-courbes magnétiques, jusqu’aux nuages blanc ocre orangé clair répondant aux drapés. Éternelle courbe du corps féminin comme un léger balancier du temps, chaste sommeil que le couchant effleure… Paraît alors La Vieille (vers 1505, Galleria dell’Accademia, Venise), à l’inquiétante fatalité ; la matière picturale, là encore, est superbe… Tintoret est l’un des chantres du maniérisme vénitien. Les accents de la lumière et des contrastes, les incandescences, l’allongement des figures, caractérisent cette œuvre dans laquelle la « furia » graphique et l’originalité des mises en espace partagent leur réussite avec la richesse de la couleur et l’obtention raffinée des textures… Le tableau Suzanne au bain (vers 1550), que l’on peut admirer au musée du Louvre, montre une servante penchée sur l’ongle offert d’une « innocente » Suzanne, opulente et prospère. La pertinence et l’onctuosité de la matière colorée sont exemplaires. L’influence de Michel-Ange, de Romano et de Raphaël est à l’origine de cette tension lyrique et de la parfaite acuité de ces peintures…

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Comment ne pas évoquer également le Greco – qui séjourna à Venise de 1568 à 1570 – et sa palette sans profusion de nuances : des bleus froids, des soufres, des écarlates ? La fraîcheur des tonalités exprime des états douloureux. Le Greco dépose la vraisemblance au profit d’une liberté « extravagante », les innovations des perspectives et de la lumière participent de l’expression, servie par un registre coloré intense. Les nus masculins sont nombreux dans son œuvre, portés par une puissance picturale inspirée de Titien et de Michel-Ange. Certains auteurs ont célébré dans ces nus un érotisme, imaginaire probablement, tant l’œuvre est dédiée à cette dimension mystique, à l’élévation spirituelle que les corps allongés, « immatériels », annoncent : Le Martyre de saint Sébastien (1610, musée du Prado, Madrid) ou Le Baptême du Christ (1596-1600, Hospital San Juan Baptista, Tolède) le démontrent, ainsi que Laocoon (vers 1610-1614, National Gallery of Art, Washington), tableau qui impose un premier plan de nus saisissants. Le génie coloriste de Paolo Veronese (1528-1588), la majesté des compositions et de la lumière, la monumentalité décorative, raffinée et théâtrale de Vénus et Adonis (vers 1580, musée du Prado, Madrid) ou de Mars et Vénus avec Amour (vers 1580) offrent des œuvres aux couleurs exceptionnelles, harmonieuses, faites de dialogues chaud-froid exquis, légers autant que vigoureux. C’est une palette infinie et pourtant mesurée, que Les Noces de Cana (1562-1563), œuvre exposée au musée du Louvre, donnent magnifiquement à contempler depuis sa récente restauration. L’extrême luminosité des couleurs absorbant les délices des ombres crée fastes et magnificences.

Textures et couleurs modernes Nombre d’artistes modernes ou contemporains travaillent le corps par des pâtes riches et puissantes : Modigliani avec par exemple Le Grand Nu (vers 1917, Museum of Modern Art, New York), Dubuffet avec Portraits et corps de dames (1950, NMWA, Tokyo), Klein avec ses Anthropométries (1960, musée national d’Art moderne, Centre Pompidou, Paris), Miquel Barceló (1957) avec Le Livre des trous, Carnet, Gogoli (1993, collection de l’artiste), Lucian Freud avec Standing by the Rags (1988-1989, Tate Gallery, Londres)… Leroy, en particulier, empâte d’une

manière saisissante ses nus, par addition de touches colorées : ce sont des laves fossiles, mais prêtes probablement à toute irruption, où convergent l’effarouchement des incertitudes, et qui font entrer en peinture en soulevant un pan de la chair hallucinée… Zoran Music (1909-2005) arrache les corps mourants, les cadavres, sur des papiers déchirés des livres du camp à Dachau. Il réalise entre 1970 et 1976 sa série Nous ne sommes pas les derniers, preuves par le silence de l’horreur vécue. La noblesse de la peinture se répand malgré les charniers, délivrant une leçon d’espérance, au-delà du titre et de l’histoire humaine. De crucifixions en résurrections, la beauté de l’art prouve les chemins possibles et les ornières, l’innommable et le désir de vivre, de voir et de connaître. Tant de textures et de couleurs diverses composent la matière, de la transparence des jus à l’essence aux pleines pâtes opaques riches en huile… On suggère l’étoffe, le minéral, les végétaux de toutes natures, éventuellement imaginaires, les carnations complexes, les détails, les attirances et les répulsions… La matière picturale « travaillée » est le sens même de la peinture, hors anecdotes ou littératures. Elle n’est que taches de couleur assemblées dans un certain ordre ; mais il faut la main, le cœur et l’immense détermination d’un artiste attelé à sa tâche…

Ouvrages à consulter Barceló, catalogue d’exposition, Centre Georges Pompidou, Paris, 1996. Johannes Itten, Art de la couleur, Paris, Dessain et Tolra, 1988. Music, catalogue d’exposition, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1995. Véronèse profane, catalogue d’exposition, musée du Luxembourg, Milan, Skira, 2004. La Vie mystérieuse des chefs-d’œuvre, la science au service de l’art, catalogue d’exposition, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1981. Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Paris, Éditions de la Différence, 1994. Goethe, Traité des couleurs, Paris, Triades, 1976. James Joyce, Portrait de l’artiste en jeune homme, Paris, Gallimard, 1992.

Technique La couleur dépend de la lumière et de la perception qu’en a l’artiste : la gamme chromatique étant inépuisable, le peintre impose son choix en dialoguant avec le corps. Les couleurs chair traditionnelles subissent des transformations radicales en fonction de ces décisions et des conceptions du moment. Le corps « classique » sollicite la chaleur des jaunes ocrés, jaune de Naples, ocre rouge, roses, sur des dessous verdis. Les « passages » entre deux couleurs évitent les ruptures trop franches, et permettent à l’œil de circuler sans heurts le long du travail, par un quart de ton issu du mélange des deux premières ou de l’adjonction prudente de blanc. La souplesse des dégradés (gamme montante et descendante progressive d’un même ton) favorise l’illusion figurative. Il faut avoir à l’esprit le délicat maniement du blanc dans les mélanges, car il peut alourdir les tonalités, 49

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et produire des laitances désagréables s’il est mal dosé ; mais il a bien entendu toute sa place, solitaire ou légèrement attelé à une teinte. Aucune couleur n’est à proscrire : il s’agit d’harmoniser l’ensemble par des rapports justes, en tenant compte de leur place, de l’énergie qu’elles émettent. Elles peuvent être pures ou saturées, chaque quart de ton compte. La « modernité » autorise les interprétations formelles et colorées, les contrastes de complémentarités (vert/rouge, orangé/bleu, violet/jaune, etc.) font partie de la palette… Les fauves et les expressionnistes, par exemple, dardent leurs effets solaires, sans que la violence d’expression ne cède à la vulgarité, et les stridences sont à la disposition de la pensée artistique, de l’éthique du peintre – mais rien ne remplace le regard porté sur la toile, car les reproductions dans les ouvrages d’art, aussi pointilleuses soient-elles, exacerbent ou annihilent malencontreusement les couleurs… Les échanges s’établissent entre lumière et ombre, portés par les contrastes entre les couleurs chaudes (jaune, rouge, orangé…), qui avancent vers le regardeur, et les couleurs froides (vert, bleu, violet bleu…), qui s’en éloignent. Il est également important de prendre en compte la notion de contraste simultané, phénomène optique qui fait qu’une couleur change en fonction des couleurs adjacentes. Lorsqu’on fixe une surface rouge, par exemple, avant de porter le regard sur une surface neutre (gris, blanc), on s’aperçoit que

Rompre ou rabattre une couleur signifie ajouter du gris à cette couleur par l’intermédiaire des complémentaires : on grise un jaune en ajoutant un mélange de ses deux complémentaires, le rouge et le bleu (soit un violet) ; pour griser un rouge, on ajoute un vert (mélange de jaune et de bleu) et pour griser un bleu on ajoute un orangé (mélange de rouge et de jaune).

Couleurs primaires, secondaires et tertiaires On distingue trois couleurs primaires (bleu de cyan, rouge magenta, jaune primaire), qui ne peuvent être obtenues par mélange ; par contre leurs mélanges permettent de réaliser toutes les couleurs. Associées deux par deux, les primaires donnent ainsi les couleurs dites secondaires : l’orangé (rouge + jaune), le vert (jaune + bleu), le violet (rouge + bleu). Pour réaliser des tertiaires, on mélange une primaire et une secondaire : rouge + violet, rouge + orangé, jaune + orangé… Ainsi, à partir des trois premières couleurs, on obtient un cercle de douze couleurs qui peuvent se combiner à l’infini.

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cette tonalité est « imprégnée » de la complémentaire du rouge, c’est-à-dire le vert. Ce gris, ou ce blanc, va ainsi vibrer légèrement du contraste de complémentarité. Le clair-obscur est une opposition maximale entre la lumière et l’ombre, par exemple bleu soutenu face au jaune clair. Cela peut être le cas bien sûr à partir d’une même couleur, ou de deux couleurs chaudes ou froides ; mais le contraste clair-obscur peut être plus affirmé en opposant couleurs chaude et froide. Tout dépend là encore du contenu de la peinture. Le contraste de quantité est lié au rapport de grandeur des masses colorées entre elles. Les propriétés et l’intensité de chaque couleur font ainsi adopter une quantité idéale permettant d’obtenir des rapports justes et signifiants. Le contraste de qualité, lui, est lié au degré de pureté ou de saturation des couleurs ; elles s’opposent aux couleurs éteintes ou rompues. Il faut expérimenter ces rapports, ces lois de la couleur, sur la palette et sur papier, avec des annotations, prendre le temps de découvrir et de vérifier les mélanges, leur action sur l’œil et sur le support. L’œuvre dépend de cet équilibre chromatique. La luminosité des carnations provient du raffinement et de la maîtrise des couleurs, du geste et de la touche picturale (puissante, retenue, directionnelle, anarchisante, calme, dans tous les cas déterminée, intuitive et volontaire…), de la sensibilité, des connaissances techniques et artistiques… Des répons se créent entre transparences imperceptibles et franches opacités, entre couleurs pures ou rompues, autour d’une probable tonalité dominante, des rapports obtenus dans l’espace et de la qualité des arrière-plans…

L’aquarelle L’aquarelle est une technique de transparences successives. L’eau est son médium, mais il faut être attentif à ne pas outrepasser son rôle : il s’agit d’une technique de caractère, or trop d’eau dilue et donne des effets indésirables, éventuellement flatteurs mais peu techniques. Il s’agit de superposer les couches picturales après séchage de chacune, ce qui peut être rapide si l’eau est correctement dosée. Le vert, par exemple, peut être obtenu par le mélange bleu-jaune, mais aussi,

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en aquarelle, par le passage du jaune sur le bleu ou inversement : c’est là la richesse particulière de cette technique. L’aquarelle est éloignée, bien entendu, de l’opacité de la gouache, mais il est possible de « monter » assez haut, jusqu’au noir… transparent. L’histoire de l’art le démontre, au travers par exemple de l’étude pour Les Massacres de Scio (1824) de Delacroix conservée au musée du Louvre, ou de certaines Baigneuses (1902-1906) de Cézanne.

La gouache La gouache est une technique d’opacité (pas trop d’eau, onctuosité de la pâte) caractérisée par les mélanges de couleurs sur la palette. Il est aussi possible de « malaxer » quelque peu les couleurs sur le papier – sans alourdir la matière ni l’embourber. Les transparences peuvent être obtenues par des frottis à sec, à l’aide d’une brosse dure soies de porc. Bram van Velde (1895-1981), qui obtenait à la gouache des œuvres d’une qualité similaire à celle de peintures à l’huile, décrivait ce matériau comme « l’huile du pauvre ». Matisse pour ses nus, de même qu’Otto Dix (1891-1969) mais aussi Max Beckmann (1884-1950), Paul Klee (1879-1940), Picasso et d’autres, ont utilisé cette peinture à l’eau relativement aisée d’emploi et de séchage rapide.

L’acrylique L’acrylique est une technique à l’eau apparue dans les années 1950, qui utilise pour liants des résines polymères. Elle permet de réaliser transparences et glacis, et se caractérise par des délais de séchage courts. La peinture à l’huile peut venir parachever une réalisation à l’acrylique (et non l’inverse). Nombre d’artistes actuels utilisent l’acrylique ; Jean-Michel Basquiat (1960-1988), par exemple, la combine avec des collages sur toile. D’autres préfèrent l’onctuosité et les rythmes de travail caractéristiques de la peinture à l’huile.

La peinture à l’huile La peinture à l’huile est à base de pigments et d’huiles siccatives (huile de lin ou huile d’œillette essentiellement). Cette technique ancienne, peaufinée par les frères Van Eyck, est d’une suavité éton-

nante et permet nombre d’interventions, du jus aux pleines pâtes, des glacis aux frottis, sur bois ou sur toile. L’huile est associée à l’essence (térébenthine, aspic, pétrole), le principe étant de travailler « gras sur maigre » par couches successives. Elle peut être longuement mise en œuvre, ou vivement brossée pour des esquisses.

À méditer

Techniques « anciennes » Il est utile de signaler certaines techniques « anciennes » réactualisées par des artistes modernes. La peinture à la colle (le liant est constitué de colle de peau), par exemple, appliquée à chaud, est utilisée essentiellement pour l’encollage du bois, de la toile ou d’un autre support. La peinture à l’encaustique (pigments liés dans la cire fondue) a permis la réalisation des portraits du Fayoum, de Delacroix, de Jasper Johns. La peinture à la caséine (lait, chaux) était quant à elle très répandue avant la peinture à l’huile, comme la tempera (peinture à l’œuf) des Primitifs, utilisée pour les fresques, mais aussi sur papier ou toile ; les deux techniques sont combinées par Balthus dans Le Chat au miroir I (19771980, collection particulière). La détrempe, composée de pigments liés avec de l’eau et des colles organiques, est utilisée dans l’Egypte ancienne mais aussi dans des œuvres telles que Jeunes filles au bain, couchées sur l’herbe (vers 1900, Von der Heydt Museum, Wuppertal) d’Otto Mueller (1930). Les crayons de couleurs sont intéressants pour leur facilité d’emploi et la diversité des couleurs qu’ils offrent. Antonin Artaud les met ainsi fréquemment à profit au long de son parcours génial et crucifié, par exemple dans La Machine de l’être (lettre de 1946, collection P. Thévenin – décrit par Artaud comme « dessin à regarder de traviole/au bas d’un mur en se/frottant dessous/du bras droit »). Il est possible que la plupart de ces techniques aient pour origine, par le commerce et les échanges, les laques d’Extrême-Orient, très anciennes. La Chine, en particulier, maîtrise l’art de la laque, mélange de gomme et d’huile de camélia ou de thé théorisé par Wang-Wei ou Sie-Ho, qui conduira également à la peinture à l’huile.

« S’assurer tous les bénéfices de la luminosité, de la coloration et de l’harmonie, par : 1. le mélange optique de pigments uniquement purs (toutes les teintes du prisme et tous leurs tons) ; 2. la séparation des divers éléments (couleur locale, couleur d’éclairage, leurs réactions, etc.) ; 3. l’équilibre de ces éléments et leur proportion (selon les lois du contraste, de la dégradation et de l’irradiation) ; 4. le choix d’une touche proportionnée à la dimension du tableau. » Paul Signac

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Des Flamands du XIV e siècle à François Rouan (1943), qui travaille sur toiles tressées, découpées, aux bandes entrelacées, cette technique reste très pratiquée, malgré l’intérêt de l’acrylique. Le glacis est une couche picturale transparente appliquée sur un dessous opaque ; les deux couleurs restent lisibles grâce à cette superposition, ce qui n’est pas le cas avec un mélange. Le glacis s’opère traditionnellement à l’aide d’une brosse ou d’un pinceau doux, avec un peu de médium et une petite quantité de pigment. Finesse des transparences classiques, de couches picturales en couches picturales, ils permettent ces profondeurs illusionnistes : carnations d’une peau, textures d’une étoffe...

Les pastels à l’huile Les pastels à l’huile en bâtons (pigments et liants huileux et cire), développés après la Seconde Guerre mondiale par Henri Sennelier à la demande de Picasso, permettent un travail et des annotations de toutes natures, sur tous supports. Le pastel peut éventuellement être dilué sur le papier par de l’essence : les transparences obtenues équivalent au jus de la peinture à l’huile. Pour conserver l’idée du pastel, il est possible, bien entendu, de reprendre sur ces jus. Certaines études pour Le Déjeuner sur l’herbe de Picasso, réalisées à partir de 1960, utilisent cette technique séduisante. Les pastels à la cire peuvent également être des matériaux intéressants, parfois liés aux pastels à l’huile, sur papier. Ils sont mis à profit dans des réalisations décoratives dès le XVIIe siècle.

Le frottis est également un principe de transparences successives, il s’obtient à l’aide d’une brosse dure, à sec, chargée de peu de pigment. Il s’agit de « frotter » délicatement la couleur sur la précédente. On obtient en fonction des supports un grain intéressant en plus de la transparence. Dans les deux cas, le temps de séchage est à respecter avant d’engager d’autres glacis ou frottis...

Les pastels secs Les pastels secs, apparus à la fin du XVIe siècle, sont également d’une grande richesse. Ils sont composés de pigments en poudre liés par de la gomme arabique sous forme de bâtonnets, tendres et veloutés. Pouvant être utilisés sur tous supports, ils permettent de réaliser des œuvres exceptionnelles, en transparences ou en opacité. Il est possible de fixer les différentes couches de pastel sec (gomme Damar, mastic de Chios dilué dans l’alcool, ou gomme arabique et glycérine), ce qui permet de retravailler sans alourdir la peinture. Les fixatifs ont mauvaise réputation, à juste titre : ils ont tendance à créer des grisailles, à modifier les tonalités, à jaunir. Il faut donc être prudent. Le pastel sec est en outre un matériau sensible à la lumière. Le pastel peut être aussi un matériau d’annotations immédiates, de croquis et d’esquisses, avec peu de superpositions. La beauté des couleurs et des textures, ses phosphorescences et sa profondeur, en font une technique prisée, de Quentin de La Tour (1704-1788) à Manet, d’Odilon Redon (1840-1916) à l’exceptionnel artiste et maître du pastel qu’est Degas.

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Les techniques mixtes Le mixage des techniques est une invention moderne. Au début du XXe siècle, les constructivistes, les cubistes, les surréalistes jouent avec les matériaux, entre la surface plane et le volume sculptural. Ensuite l’école de New York, qui « invente » pendant la Seconde Guerre mondiale l’expressionnisme abstrait et l’action painting, puis l’art conceptuel, s’empare de ces alliances possibles et de nouveaux éléments, plastiques, résines… Le nu surgit chez certains : Andy Warhol (1928-1987), Eric Fischl (1948), David Salle (1952)… Antoni Tàpies, dans Corps (1986, collection particulière, Barcelone) ou Nu (1966, collection particulière, Allemagne), fait exister sur ses toiles huile, acrylique, enduits, plâtre, collages de papiers, bois, paille. Sur les corps silhouettés, la ligne blanche griffe le sable ocre, des croix font signes et sens, des lettres peintes existent à la lisière de la peau plane, ainsi que des scarifications sur poudre de marbre ; le corps à genoux, lié, semble un parchemin insondable que le peintre fait naître et interroge, mysticisme et terre à terre, terre à ciel, sécrétions de l’inconscient que tous les matériaux servent. Paul Klee a quant à lui combiné l’encre et l’aquarelle avec la peinture à l’huile. Tout est possible ; simplement, le mélange des matériaux réclame une connaissance précise de chacun d’eux, de leurs réactions sur les supports. Il est important de se familiariser avec les œuvres à caractère « rompu », d’apparence austère, « introvertie », et à l’opposé de comprendre le choix et les rythmes des couleurs pures. L’étude de l’histoire de l’art, la visite des musées, incitent à ces appréciations qui permettent de mieux percevoir ou de confirmer ses propres choix. L’harmonie des couleurs est l’une des clés du tableau « abouti » ; la matière est aussi fondamentale. Il s’agit de la faire vibrer, résonner, palpiter… Il n’y a pas de « recettes » ; le geste, l’extrême sensibilité de la touche, le caractère, favorisent énergie et retenue au même instant. Le peintre s’approche au mieux de cet état d’une matière vivante et poétique, quelle que soit la technique employée. La peau de la couleur respire et cette vie particulière qu’est l’espace peint, par quelques centimètres carrés disponibles à l’œil, transformés,

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par le geste inaugural, la vastitude de cette matière effluente, rayonnante, donne à expérimenter une preuve essentielle du visible et du « vrai ». S’adjoindre une boue informe et la transmuter en émotion profonde, physique et spirituelle, tout en conservant la simple jouissance que procure cette argile recueillie par le besoin inventif de l’homme, ouvre d’extraordinaires perceptions précieuses et salutaires à L’Homme qui marche…

Exercices commentés 1. Réaliser des esquisses à la peinture à l’huile tenant compte de la matière, dans un premier temps en jus à l’essence, puis en demi-pâte, enfin en empâtements. Par la suite, expérimenter des glacis et des frottis sur l’étude empâtée, après séchage. Réaliser les mêmes exercices avec de l’acrylique.

1a. Il s’agit d’un jus à l’essence, enlevé et libre sur un arrière-plan vif ; le tout est largement brossé. La tension et le mouvement du corps cambré sont indiqués prestement par des plans et des lignes significatifs. L’instant est saisi avec audace. 1b. Les demi-pâtes à l’huile enrichissent la matière de cette esquisse par touches sensibles. La dominante verte agit sur le corps harmonisé par des bruns-rouges. Le pas de danse est stabilisé par la présence active du bâton et son double triangle. Quelques glacis travaillent, malgré une conception de la peinture qui ne les réclame pas forcément.

1c. Superbe étude en pleine pâte. La pose est judicieusement mise en espace et en lumière, les touches animent et font vibrer corps et air, l’émotion provient de tous ces points fondamentaux, mais aussi du portrait, des mains jointes, de la position et de l’état des pieds, de la virgule d’un pouce ou d’un orteil, du maigre tissu brun foncé sur lequel le modèle pense ou songe. Le dessin coloré fait son travail pour servir cette picturalité, où des frottis contribuent à la beauté de la matière.

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2. Peindre le modèle en couleurs vives, puis réaliser une seconde étude en couleurs rompues.

2a. Essentiellement en jus, proche d’une aquarelle, cette œuvre témoigne d’une certaine vivacité graphique qui côtoie une lisible géométrie d’arrière-plan. Un modèle masculin semble drapé, drôle d’ange d’une éventuelle Annonciation triviale. Les couleurs, malgré les transparences, restent vives sinon pures. Là encore, différentes notions de perspective nous invitent à reconsidérer ce sujet : perspective géométrique, des valeurs de tons, des éloignements et des quantités, perspective aérienne, et bien entendu perpespective des couleurs comme dans cette étude. (Il faut lire à ce propos Histoires de peintures de Daniel Arasse.)

2b. Réalisée à partir du Sommeil de Courbet, et de la présence du modèle dans l’atelier, cette étude est rendue austère par ses tonalités rompues, avec un grisé général ou des terres d’ombre. Le rouge garde un peu de sa chaleur humaine et conserve la lumière. La touche est généreuse, et, malgré une mise en espace approximative, le faune du premier plan impose d’autres recherches.

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3. Travailler avec une palette « figurative » : jaunes et orangés de cadmium, jaune de Naples, ocres, terre d’ombre naturelle, terre d’ombre brûlée, terre de Sienne brûlée, carmin, violet de cobalt, et bleus de cobalt, terre verte, blancs… Le choix d’une palette restreinte s’affine au cours des expérimentations.

3a. Version figurative, le vert des dessous participe de la pigmentation, d’autres superpositions et mélanges pourraient agir, dont les carmins par exemple. Néanmoins cette esquisse en pâte est intéressante, elle devrait se poursuivre par des glacis et des frottis, y compris dans l’arrière-plan. La simplicité de l’ensemble augure de bons moments suivants, toujours par plans rigoureux.

3b. À la limite d’une parure, d’une peau sans squelette, cette huile surprenante est brossée largement dans des tons limités et sévères. Le ruissellement de la colonne, les indications chafouines de quelques taches derrière cet homme en marche, guidé par son linceul, incitent au malaise nécessaire, et sollicitent heureusement l’imagination. 4. Réaliser une étude moins figurative, à la limite du non-figuratif, tout en tenant compte du thème. Le choix coloré est indépendant des couleurs de la peau. Il est utile de revoir les nus « fauves » de Matisse ou Derain, ceux de Nicolas de Staël…

4. La lecture du visage rend cette aquarelle crayonnée partiellement lisible, les corps sont allusifs, la pose ou l’action incertaines. Les couleurs acidulées désincarnent les personnages. Il est important de poursuivre cette recherche, en peaufinant la technique et en poussant le pinceau jusqu’à la moindre figuration. 55

Le nu, modèle vivant

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Le peintre et son modèle La dualité peintre/modèle est inhérente à l’histoire de l’homme : « l’autre » est en permanence regardé, examiné, avec ou sans les outils du peintre. C’est une mise à nu, de part et d’autre. Être modèle, c’est accepter d’être doublement dévoilé sous l’œil scrutateur du peintre, car il donne à voir, en dehors de la surface du corps, la vie intérieure. Prédateur amoureux de son art, le peintre aspire à saisir le mystère de l’être qui est en face de lui. Sublimer l’acte charnel, se tenir à la bonne distance, favorise l’éveil et le désir de connaître l’au-delà de la nudité apparente. Les deux chapitres qui suivent explorent cette relation « en miroir » et décrivent la mise en place d’une séance de pose : les qualités d’un modèle, la façon d’engager des poses progressives, le positionnement par rapport au modèle, les conditions de lumière, etc.

Le nu, modèle vivant

Le miroir et son double Depuis l’Antiquité, le reflet renvoyé par le miroir permet de nouvelles compréhensions de l’espace et de la perspective, du miroir convexe au miroir plat, de miroir unique en miroirs multiples. Son symbolisme lui donne une place de choix dans l’histoire des arts, où il est souvent l’attribut de la femme. Dans Liaisons dangereuses (1936, musée Magritte, Bruxelles) de René Magritte (1898-1967), par exemple, nombre d’images en reflets enrichissent l’espace et le contenu de la peinture au travers d’attrape-regards, de détournements illusionnistes. Le temps s’y reflète : corps et visage constatent leur état physique et psychologique, les caractères, les sentiments se dévoilent, comme la vanité fardée ou la lancinante mélancolie, le narcissisme, l’onirisme… Sa forme engendre un tableau dans le tableau, il capte l’invisible et l’irréel, individuel ou collectif, allégorique ou moralisateur ; il est miroir de l’âme. Son aptitude à conduire l’éphémère, l’effacement, les exhalaisons et les nuées, condense le vertige. L’haleine soufflée sur le verre, ou la pureté de celui-ci, accueille ou brouille l’intouchable réel. Dans le miroir, les regards sont mis à nu, la figure du peintre et celle de son modèle sont dévoilées ; il enregistre un geste, une attitude, offre au peintre la face cachée du corps. L’approche chinoise du nu, qui refuse la pose statique du modèle afin de ne rien figer, met l’accent

Artistes à voir Vélasquez, La Vénus au miroir (1649-1651, National Gallery, Londres). Tintoret, Vénus découverte par Vulcain (1550, Alte Pinakothek, Munich). Bonnard, Nu devant le miroir (1931, Museo d’Arte moderna di Ca’Pesaro, Venise). René Magritte, La Folie des grandeurs (torse antique en poupée russe), 1962, Menil Collection, Houston.

À méditer « Tant de mains pour transformer ce monde, et si peu de regards pour le contempler ! » Julien Gracq

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sur cette quête du vivant, cette « rencontre-fusion » de l’intériorité et du monde. À l’opposé de Léonard, partisan du « maître du peintre », les artistes appartenant à cette culture se gardent de peindre le monde comme s’il était réfléchi dans un miroir, ou plutôt ils cherchent à saisir ses reflets multiples et éphémères, témoins de la vie : la ressemblance intérieure essentielle s’oppose au nu inerte comme pur objet. La forme est seulement trace, ou indice, bien loin des canons de la beauté classique européenne. Ainsi, que croit-on voir, chacun, au bord de la peinture ? La vérité traquée, l’instant choisi, le désir d’apprendre à observer créent une dimension qui pourrait être théâtrale entre ces trois personnages. Il se joue là, néanmoins, le complexe rapport aux corps, à ses états, ses places, ses limites… Qui est le « valet » indispensable et lucide de l’autre ? La représentation peinte des doubles, Don Juan/ Sganarelle, Don Quichotte/Sancho, Narcisse/ Écho… entretient cette éternelle relation. Est-ce le peintre, « révélé » par le modèle ? Le pinceau cajole, « en réalité », la part immergée, les vies intérieures de chacun des deux protagonistes. Est-ce dans « l’usure du regard » que réside une chance de côtoyer l’ultime aveuglement de la peinture, la vie comme plaie à vif ou idyllique apaisement ? L’ongle cherche le passage, gratte le verre du miroir et de l’image reflétée, bute contre la façade, crée une

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faille obligeant à descendre au-delà de la peinture matérielle. Le miroir, principe d’effacement du réel sanctifié ou illusoire…

Du miroir des uns : Van Eyck, Cranach, Vélasquez… Jan van Eyck est célébré en particulier pour une œuvre universelle, le polyptyque en vingt panneaux de L’Agneau mystique (1432, cathédrale Saint-Bavon, Gand). Cette peinture d’une docte technicité, somme savante et symbolique, est considérée comme le chef-d’œuvre de la peinture flamande. Elle renvoie une image édifiante, reflet d’une société profondément marquée par les principes religieux et des conceptions mystiques de Van Eyck. « Divinement » colorée, elle enchante par la maîtrise technique inouïe, la délicatesse inégalable des transparences, la lumière immatérielle. La qualité extrême des détails est exemplaire ; les variétés végétales, les architectures, le paysage, les objets animent et congratulent la beauté des visages et la composition. La forme surprenante et réaliste d’Adam et Ève, qui semble appartenir au profane dans cette suite à vocation religieuse, constitue une autre facette du miroir que Van Eyck tend à son époque. La rondeur éclatante du ventre d’Ève contraste avec deux seins fermes et dessinés, en harmonie avec les membres inférieurs ; la chevelure dorée court sur le cou et les épaules librement, la pilosité manifeste et éloquente du sexe est à peine dissimulée tandis que l’autre main tient le fruit significatif, fané et minuscule. Cette nudité, exceptionnelle dans la peinture flamande de l’époque, marque une volonté de donner à voir le réel au plus près ; la peinture se fait miroir propice à l’exploration du corps et à la compréhension du monde. Van Eyck est encore plus explicite semble-t-il dans Femme à sa toilette (vers 1628, maison de Rubens, Anvers), une œuvre perdue connue seulement par une copie due à Rubens ; le miroir évoque celui, célèbre, du Portrait des époux Arnolfini (1434, National Gallery, Londres). La beauté du dessin et de la couleur culmine et sert le mystère indéniable du retable. Van Eyck est l’un des premiers à utiliser la peinture à l’huile

avec une telle maîtrise, par couches successives et transparentes d’une richesse et d’une suavité totales. Le « Comme j’ai pu » de la devise personnelle de Van Eyck accompagne la signature peinte : c’est la conscience qu’il a réalisé une œuvre impérissable et limpide. Lucas Cranach a peint sur un petit panneau de tilleul une Vénus et l’Amour voleur de miel (1532, collection particulière) enchanteresse, emblématique de sa peinture et renvoyant, comme L’Agneau mystique, un reflet à la fois religieux et profane de la société de l’époque. Ce sujet populaire, traité également par Dürer dans une aquarelle de 1514, a pour origine une fable de Théocrite, moralisée par la traduction latine de 1528, par Philippe Melanchthon : « Alors que Cupidon volait du miel de la ruche Une abeille piqua le voleur sur le doigt Et s’il nous arrive aussi de rechercher des plaisirs transitoires et dangereux La tristesse vient se mêler à eux et nous apporte la douleur. » Il s’agit peut-être là d’un des premiers nus effectivement « païens », la silhouette gracile possédant des sinuosités aguichantes. Vénus est légèrement voilée, son collier de pierres précieuses affirme sa sensualité, mais la peinture vise également à instruire le regardeur, qui peut lire la maxime sur le cartouche peint. La pâleur du corps dessiné, les rythmes envoûtants séduisent ; le dialogue avec le paysage de l’arrière-plan s’inscrit judicieusement ; les bruns chauds avancent devant les verts, le corps aux mains joliment maniérées est servi par la sombre végétation, l’enfant mythologique est lié à l’arbre… Vélasquez a mis à profit les jeux de reflets dans Vénus au miroir (1649-1651, National Gallery, Londres), une œuvre érotisée et allégorique. Le miroir y est idéalement à double sens : Vénus constate sa magnificence tout en observant le reflet du regardeur stupéfait. Perfide Vénus hors de portée… Cupidon lui tend le miroir, dépossédé de ses armes : il a les poignets entravés. L’admiration tétanise ; les courbes voluptueuses immergent dans l’appel irrésistible de la chair, mais le visage incite à la réflexion, à la prudence contemplative. Deux états sont face à face, charnel et spirituel, face à face fascinant du portrait et de la hanche… Le teint de nacre, les grisroses, les carmins et bleus grisés se répondent, dans la tendre puissance des lignes, la noblesse poétique

Ouvrages à consulter Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Paris, Gallimard, 1999. Pierre-Nicolas Gerdy, Anatomie des formes extérieures du corps humain, 1829.

Artistes à voir Il faut parcourir l’histoire de l’art, les nus de Rubens bien sûr, ceux de Fragonard, Poussin, Corrège, Tiepolo… Puis s’attarder et céder à la poétique lumière de Marietta dite l’odalisque romaine (1843, Petit Palais, Paris), de Corot (1796-1875)… Des miroirs physiques des plafonds peints aux miroirs du ciel où dansent dieux et séraphins, des miroirs de l’âme des scènes de genre aux ultimes oraisons bibliques, des reflets dans la rivière chez Gainsborough (1727-1788) aux glaces des salons chez Hogarth (16971764) et aux corps imaginaires et noueux de Blake (1757-1827), l’histoire de l’art offre des visions mystiques hallucinées, absorbées dans les miroirs des regards.

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© The National Gallery, Londres, Dist. RMN / National Gallery Photographic Department.

Vélasquez, La Toilette de Vénus, 1647-1651, huile sur toile, 122,5 ⫻ 177 cm, National Gallery, Londres. Ses ailes incitent Cupidon à cette « annonce à l’amour » que ses liens au miroir entravent. Vénus offre les arabesques déliées de son dos sur le balancier de sa couche, devant le miroir illogique. Cette femme déesse observe les regardeurs mystérieusement, et ceux-ci absorbent ses méandres hypnotiques. La frontière du corps oblige à l’imaginaire vue de face, la Beauté regarde le temps et l’espace s’étire entre le visage désiré et le tout incertain.

de la matière, la vivacité de touches libres et la maîtrise du « métier ». Le musée du Prado permet de ressentir cette exaltation de simultanément regarder et d’être regardé – préoccupation permanente de l’œuvre et de l’existence humaine.

… au miroir des autres : Picasso, Bonnard, Rouault, Matisse Chez les « modernes » également, le miroir, métaphorique ou véritable, participe de la mise à nu du réel. L’artiste comme miroir qui écarte les reflets pour donner à voir le cœur des choses… Pablo Picasso dévoile les possibles de la peinture avec obsession émotionnelle et justesse plastique. De l’épanchement immodéré à la violence érotique, il examine la forme du corps et celui de la peinture, agissant comme un miroir déformant, révélateur de l’essence des êtres et des objets ; des Maternités au crayon de 1902-1903 aux gravures ou encres du Minotaure à partir de 1933, le trait vibre, affirme,

Artistes à voir Pablo Picasso, La Toilette (1906, AlbrightKnox Art Gallery, Buffalo, États-Unis), Femme à l’oreiller (Jacqueline) (1969, musée Picasso, Paris). Georges Rouault, Fille (gouache et pastel sur papier entoilé, vers 1906, collection Idemitsu).

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violente tous les états, les sentiments et tempéraments, avec ténacité, exigence. Que de miroirs tendus, que de dessins « ingresques » ou « matissiens », finalement que de lignes fécondes, surprenantes, « picassiennes » ; quel horizon phénoménal pourrions-nous agencer en les dépliant toutes ! Peut-on dire que l’artiste peintre est le prédateur amoureux ? Il faut jouir du graphisme palpitant et libre de ce nu à l’encre du 22 octobre 1942, de cette étude D’après Cranach du 30 août 1942, puis percevoir le calme absolu ou l’extension sans fin d’un dessin… Être en arrêt devant la force éjaculatoire d’un minotaure renversant sa proie nue, à Boisgeloup, le 28 juin 1933… Une halte sur un lavis à l’encre, puis un retour à l’errance somnambulique, font croiser « au hasard » les femelles carnivores, monstrueuses, indécentes, des femmes doubles issues du cubisme… Picasso affirme : « Un peintre fait toujours la guerre au monde. Soit qu’il veuille le conquérir, soit le nier, le changer ou le chanter… » (rapporté par Pierre Daix). De même, pour Cézanne, peindre une montagne équivalait à peindre des seins. À son propos, Picasso note : « Quand on regarde des pommes de Cézanne,

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on voit qu’il n’a pas vraiment peint des pommes en tant que telles. Ce qu’il fait, c’est peindre terriblement bien le poids de l’espace sur cette forme ronde […]. C’est la poussée de l’espace sur la forme qui compte. » Lorsque Picasso, le premier moderne, reçoit l’accueil du Louvre en 1946 pour une exposition, il demande, logiquement, à ce que ses toiles soient accrochées auprès de Zurbaràn, de Delacroix, de Courbet, d’Uccello !…. Georges Rouault (1871-1958) explore également la nudité, par exemple dans son aquarelle Fille au miroir (1906, collection particulière) : une fille publique à l’attitude hiératique observe son reflet qui s’abîme dans la détresse du miroir. La nuit parade avec ses bleus, le trait cerne d’un noir puissant ce corps « sacrifié ». Car l’œuvre de Rouault est un hymne à l’être souffrant et humilié, les démons s’opposent à un dieu de miséricorde. Cette peinture de la foi christique porte en elle un pouvoir de rédemption, par la générosité des couleurs, la vitalité des lignes qui enserrent, la fermeté de pensée, la matière éclatante. Elle procure des moments de clairvoyance et d’espérance spirituelle. Georges Rouault décrit ainsi sa démarche : « L’art, celui que j’espère, sera l’expression plus profonde, plus complète, plus émouvante, de ce que sentira l’homme, face à face avec lui-même et avec l’humanité. » Ce face à face solitaire de l’homme assailli par le désastre hante l’œuvre, des nus gravés de la série « Miserere » aux christs en croix ; mais la beauté artistique l’emporte. Pierre Bonnard traite dans L’Homme et la Femme (1900, musée d’Orsay, Paris) d’une autre relation au miroir, l’éternel du couple, qui mêle passion et solitude. La volupté et la conversation sont tenues à distance par un paravent fermé. Deux chats rejoignent le nu féminin sur le lit, dans la pleine et chaude lumière de la chambre ; l’homme à la haute silhouette est debout dans l’ombre. Bonnard constate l’indifférence, certainement provisoire, des individus. C’est une scène banale mais, par la force de la peinture, il s’agit peut-être d’une icône « moderne » d’où la tendresse discrète n’est pas exclue… La fenêtre, chère à Matisse, ouvre sur le monde extérieur, néanmoins « réduit » à la planéité du support ; les taches de couleur sur la surface induisent l’idée de plans successifs, rythmés par les lignes

ondulantes qui créent les liaisons ou les décalages. Fenêtre-miroir de la peinture ; l’extérieur, reflet de la réalité, est absorbé par l’intérieur d’une pièce où le silence, le chant, est à l’apogée… Dans Nu campé, bras sur la tête (1947, collection particulière), par exemple, les verts s’inclinent devant les rouges, et les directions et les mouvements pris par les couleurs, la luminosité des ombres, les répons linéaires, les structures et les formes, sont étonnants. Incarnation par la ligne de la « foudroyante sensualité » d’un nu nerveux et magnifique devant la masse fantomatique d’un corps masculin, l’ensemble est rythme, mélodie, palpitation humaine des couleurs. Le plan de la toile est respecté, la simplicité participe du vivant en train de naître. Le miroir, réel ou métaphorique, résonne au long de l’œuvre de Matisse, il transite par le rectangle des fenêtres, l’ensemble constituant pour le regardeur miroir de l’âme et hymne à la vie dans ses reflets. Les arabesques des nus de La Danse (ensemble de 52 mètres carrés, 1932, musée d’Art moderne de la Ville de Paris), qui épousent ou contrarient les ogives des panneaux, délivrent ainsi l’élégance du mouvement par des formes géométriques contrastées : rose, bleu, noir, l’équilibre naît de ces oppositions, volutes contre les obliques et verticales sur une ligne définitive où tout repose, s’apaise après la danse. L’énergie émise par ces nus dansants captive et entraîne le regard à l’intérieur des lignes, l’onde se propage en de multiples reflets, une lumière sourde enjoint à la réflexion… Des études préparatoires à la gouache, découpées, analysent les espaces, des hors cadres s’imposent, l’ensemble devient un fragment intégré à l’architecture. « Il fallait surtout que je donne, dans un espace limité, l’idée d’immensité », dira Matisse. La ligne est à peine prononcée sur les masses imposantes, la couleur est lumière, ce sont des sauts dans l’espace d’amples nudités. Matisse pénètre le modèle, la mémoire et l’imaginaire, par les sens et l’intelligence, avec perspicacité et dans une liberté annonciatrice. Nombre d’artistes européens et américains, comme Arthur Beecher Carles (18821952), Max Weber (1881-1961), Georgia O’Keeffe (1887-1986), ou par la suite nombre d’« abstraits lyriques », ont une dette envers lui. Les Nu bleu de 1951 et 1952 reprennent la technique de la gouache découpée expérimentée plus tôt ; ce sont les dernières œuvres de Matisse. Leur pure

À méditer « Une peinture n’est pas un sac à main rempli de peignes, d’épingles à cheveux, de rouges à lèvres, de vieilles lettres d’amour et de clés de garage. Je veux qu’il n’y ait qu’une façon d’interpréter mes toiles, et que, dans celle-là, on puisse, dans une certaine mesure, reconnaître la nature, même une nature torturée, parce qu’il s’agit après tout d’une sorte de combat entre ma vie intérieure et le monde extérieur tel qu’il existe pour la plupart des gens. » Pablo Picasso « Sans la volupté, il n’y a rien. Mais on peut demander à la peinture une émotion plus profonde et qui touche l’esprit aussi bien que les sens. » Henri Matisse

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candeur, leur modestie d’exécution, la justesse de l’espace acquis aux formes stylisées, la sincérité et le dépouillement, l’ultime bleu céleste et liquide que le peintre affectionne, démontrent encore la force vitale du maître, malgré les affres de l’âge et le corps meurtri.

Ouvrages à consulter Georges Rouault, les chefs-d’œuvre de la collection Idemitsu, catalogue d’exposition, Pinacothèque de Paris, 2008. Henri Matisse 1904-1917, catalogue d’exposition, Paris, musée national d’Art moderne, Centre Georges Pompidou, 1993. Pierre Daix, Picasso, Paris, Tallandier, 2007. Dominique Fourcade, Matisse au musée de Grenoble, musée de Grenoble, 1975. Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972. Roland Penrose, La Vie et l’Œuvre de Picasso, Paris, Grasset, 1961. Georges Rouault, Sur l’art et sur la vie, Paris, Gallimard, 1994. Christian Zervos, Dessins de Picasso, 18921948, Paris, Cahiers d’art, 1949. Consulter également la revue Minotaure, Paris, Skira, 1933-1939.

Corps envisagés dans les miroirs : Schiele Le miroir est l’objet culte, fétiche, de l’autoportrait. Mettant visage et corps à nu, il constate l’état existentiel du peintre, ou la situation de sa peinture, comme expérience de l’être à travers son image. Altérité, miroir sans tain, voir, être vu, soi ou un « équivalent » peint… Dans son célèbre traité De pictura (1435), Alberti souligne le lien étroit entre le mythe de Narcisse et la démarche artistique : « M’appuyant sur les dires de poètes, j’avais donc coutume de dire à mes amis que ce Narcisse qui fut transformé en fleur avait en fait été le véritable inventeur de la peinture. Car de même que d’un côté, la peinture est la corolle de tout art, de même l’histoire de Narcisse nous révèle une autre vérité. Peux-tu dire en effet que la peinture consiste en quelque chose d’autre qu’à chercher à embrasser de façon artistique l’image des choses, une image en tout point semblable à celle qui regardait Narcisse dans l’eau de la source ? » Dürer, Rembrandt, Courbet, Ensor, Van Gogh, etc. se mesurent ainsi à l’autoreprésentation, flatteuse ou introspective. Le visage est sujet, le corps n’est pas toujours abordé, mais on le devine par la grâce des touches éloquentes et les caractères donnés. Qui se penche au-dessus du miroir de l’art ? Quelle blessure ancienne et quel bris de verre en proviennent ? Egon Schiele (1890-1918) foudroie le corps par des dessins fébriles et inquiétants. Les nus tordus ou désarticulés partagent avec Munch ou Kokoschka le goût de l’affrontement entre Éros et Thanatos. La sexualité outrancière, fantasmatique, est fascinée par la perte, le putride, le désir et l’angoisse partagent les traits hachés et la couleur impétueuse. Par la peinture, l’exhibitionnisme hystérique des poses provoque des représentations humaines « intolérables » pour une société bien pensante, mais en mutation, entre Nietzsche et Freud. L’être est sans

À méditer « Je peins la lumière qui rayonne des corps. » Egon Schiele « Dans les Crucifixions de Francis Bacon, le corps du Christ n’est-il pas un quartier de viande tremblotant sur son crochet, comme pour signifier l’infigurable souffrance de Dieu fait homme ? » Léa Bismuth

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issue, rivé à l’inconscient démoniaque et tragique… Un dessin aux traits incisifs de 1910, Ein Aktmodell vor dem Spiegel zeichnend, donne à voir un nu féminin aux reins cambrés, maquillé, chapeauté, jambes gainées. Le modèle se regarde dans un grand miroir ; le peintre est lui-même reflété, il dessine, assis sur une chaise, cette femme debout s’admirant ; le peintre la saisit, il la regarde se regarder. L’expérience de l’être chez Schiele tient, par le corps, à la spiritualité – il s’est intéressé aux conceptions théosophiques –, qui se manifeste dans les « auras » blanches nimbant un certain nombre de ses peintures. L’énergie formelle et colorée irrite les traits anguleux et acides, qui cernent, creusent, ne se déploient que furtivement, entre « chien et loup ». Les mises en espace participent activement du contenu psychologique, le regardeur est touché par les expressions paradoxales, les mimiques éruptives bouleversées par les affects, l’offrande des corps souffrants, mais ennoblis par le trait « exact », les effacements des couleurs, les jus, les transparences, les incertitudes idéales, les heurts entre les pleins et les vides, les intensités de toutes natures, les dédoublements qui concernent le « je » et « l’autre ». Il s’agit d’accueillir le double de la « laideur » apparente : la beauté insondable de l’art vivant… Le Prophète (double autoportrait) (1911, Staatsgalerie, Stuttgart) est une parabole visionnaire de l’artiste sanctifié et martyrisé. La lumière palpe la matière, la vision du monde éthéré est « parole » de peintre. Les rouges, les jaunes orangés, les blancs ocrés, profondément vivants, opposent leurs feux aux verts, aux noirs… mortels. On trouve là des réminiscences de Gustave Klimt (1862-1918) : l’être iridescent, lié à son double ténébreux. Les expressions des visages sont extatiques pour l’un, paupières mi-ouvertes sur le noir, alors que pour l’autre les yeux, les narines et la bouche sont grands ouverts par l’angoisse : il s’agit de deux corps siamois, la nuit porte le jour. Les touches drainent sources, ruisseaux et torrents, crevasses et angles où le regard fait halte et subit l’assaut des contrastes visuels et psychiques. Le larron est lié au Christ sur la croix de la peinture par une frontalité sidérante. La matière semble en bois et en émaux, le nu imprime son astre à l’aube, au crépuscule.

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Anfractuosités pour l’expérience de l’être, dédoublement (sujet et objet), la vie et la mort, le monde et soi : Schiele figure et défigure les « troubles », les ruptures internes, dans l’unité artistique d’une œuvre.

Miroir de l’art actuel L’art contemporain ausculte le nu et l’autoportrait « en quête de soi », du plaisir à la douleur : des artistes provoquent ou inspectent leur corps jusqu’à l’automutilation, ou à l’utilisation de leurs excréments, dans des interventions ponctuelles souvent filmées. Les corps dénudés, actifs ou muets, s’empilent ainsi sur la scène internationale. Toutes ces démarches méritent d’être observées, analysées ou contemplées, et l’affinement de l’intelligence critique permet d’accueillir ce qui fait sens et de refuser ce qui au contraire participe de modes. Antonin Artaud et Georges Bataille restent en l’occurrence essentiels. Des Larmes d’Éros à Pour en finir avec le jugement de Dieu, ces écritures bouleversent la bienséance culturelle. Leurs œuvres littéraires et plastiques intronisent des libertés et des expériences de renversement des valeurs conservatrices, donnant un magistral coup de pied dans la fourmilière. Ces auteurs pluridisciplinaires engendrent un foisonnement où la haute poésie domine ; leurs alliances avec l’avant-garde picturale de l’époque ont donné des « mises à nu » exemplaires, dont les ondes agissent encore aujourd’hui au cœur de la vie et du théâtre Les performances du body art, par exemple, avec des artistes comme Marina Abramovic ou Michel Journiac, oscillent entre rituel et théâtralité. Elles engagent des exhibitions parfois oppressantes, complexes, entre provocation libératoire, réflexion politique, narcissisme ou traces éphémères, « feu de paille » ou embrasement des concepts, travail de laboratoire ou effet de scène. La notion de performance provisoire est apparue avec le dadaïsme et le surréalisme, et par la suite différents mouvements ont favorisé cette attitude, dont la prolixe École du Bauhaus. Mais il s’agit aussi de trajectoires venues du fond des âges, qui font écho aux rituels primordiaux. De Joseph Beuys (1921-1986), enfermé avec un coyote, à d’autres

artistes du mouvement Fluxus (né en 1960), tel Nam June Paik (1932-2006), ou à la musique de John Cage (1912-1992), le corps est apostrophé par les « vidages d’organe coulant » (John Cage) que déclenchent ces nouvelles œuvres d’art. Avec Marina Abramovic, la performance conduit à des états limites. Elle se flagelle, congèle son corps, se lacère, absorbe des médicaments, se met en danger réellement, dans des « rituels de purification » libératoires qui permettent au regardeur d’éprouver des émotions et des interrogations extrêmes : « Je suis intéressée par l’art qui dérange et qui pousse la représentation. Et puis, l’observation du public doit être dans l’ici et maintenant. Garder l’attention sur le danger : c’est se mettre au centre de l’instant présent. » (Marina Abramovic.) Remise en cause, par l’intermédiaire du corps, des pouvoirs et des éducations, des lieux communs de la pensée, son œuvre sidère, entre probables attachements et regimbements certains. Les démarches des sciences et de l’art se confondent ainsi pour étudier l’homme « en situation naturelle », dans l’instant et l’espace : la décomposition du mouvement à laquelle parvient Marey avec ses chronophotographies du galop du cheval se prolonge dans les technologies actuelles, qui interrogent plus que jamais l’infiniment petit et l’infiniment grand du corps à l’épreuve.

À méditer « C’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits. » Antonin Artaud

Ouvrages à consulter Nathalie Heinich, L’Art contemporain exposé aux rejets, études de cas, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1998. Jean-Clarence Lambert, Dépassement de l’art, Paris, Anthropos, 1974. Paule Thévenin, Antonin Artaud ce désespéré qui vous parle, Paris, Seuil, 1993. Vincent Texeira, Georges Bataille, la part de l’art, la peinture du non-savoir, Paris, L’Harmattan, 1997. Œuvres poétiques, littéraires et radiophoniques d’Antonin Artaud. Œuvres poétiques et littéraires de Georges Bataille. Revue Acéphale (1936-1939).

On peut considérer que l’art actuel entretient deux courants essentiels : la modernité, avec des œuvres sur des supports traditionnels, toile, papier, bois…, et le contemporain, qui procède par installations ou performances essentiellement. Ce duo fait naître des moments complémentaires et instructifs, dans lesquels le nu occupe, comme tout au long de l’histoire de l’art, une place de choix, de la figuration à la non-figuration, en deux ou trois dimensions, à l’aide de matériaux traditionnels ou d’ordinateurs, pour des expressions incarnées ou virtuelles.

Artistes à voir Marina Abramovic, Thomas Lips (19752005, installation vidéo, galerie Serge Le Borgne, Paris). Michel Journiac, Messe pour un corps (1975, vidéo, performance à la galerie Stadler, Paris).

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Les poses Le corps peint ou sculpté donne à méditer, à comprendre la complexité des rapports entre les sexes, révélant les comportements et les stéréotypes des sociétés. Le corps masculin célébré domine ainsi un long temps la Grèce antique, s’incarnant dans des œuvres telles que le célèbre Apollon du Belvédère (IIe siècle, musée du Vatican, Rome), à la pose altière. L’athlète est à l’honneur, humain et divin. L’éternel féminin balance en revanche entre objet de désir et de possession, livré à la contemplation puis à la concupiscence masculine, et image de la mère nourricière, mystérieuse et irrésistible puissance de vie. Les visions religieuses ou métaphysiques du corps influencent la réalisation picturale, de la nudité coupable au prude vêtement ou à la chair sublimée et non naturaliste, du corps christique aux « Adam et Ève » au sexe recouvert, dont la sensualité parfois affleure. Les repeints moralistes ordonnés par l’Église (effacements, feuilles de vigne…) comme les organes masculins recouverts à la chapelle Sixtine sont caractéristiques de ces réactions du « surmoi » social, que Michel-Ange brave dans Le Jugement dernier (1564). Les censeurs crient alors au scandale : « Ce n’était pas là œuvre pour la chapelle du pape, mais de bains et d’auberges » (cité par Vasari). Ce phénomène est également notable dans les différentes représentations de saints martyrs : on ajoute

Artistes à voir Polyclète, Amazone (vers 440-430 av. J.C., musée du Capitole, Rome). Phidias (sous la direction de), Frises du Parthénon (entre 442 et 437 av. J.-C., British Museum, Londres).

À méditer « Selon nous, la divinité n’est ni renfermée ni représentée dans les images. Nous ne croyons pas non plus qu’elles la rendent plus présente, à Dieu ne plaise ! mais nous croyons seulement qu’elles nous aident à nous recueillir en sa présence. » Jacques-Bénigne Bossuet

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des linges, on recouvre de peinture, on voile la face de la sexualité… Les Églises ou la censure étatique manifestent cette pruderie ponctuellement au long de l’histoire. Deux « écoles » s’affrontent : le beau est-il « absolu », quelles que soient la culture, l’époque, la géographie ? Dans ce cas, il transcende le temps. Ou bien dépend-il des concepts muséographiques et sociétaux, voire économiques et politiques ? L’histoire de l’art, c’est-à-dire l’histoire des sociétés, conditionne en effet le comportement vis-à-vis du corps offert à la vue et de sa transformation sous le crayon ou le pinceau. Le modèle choisi, les poses, sont aussi liés au langage de l’artiste. Chaque geste, chaque tempérament (mélancolique, flegmatique, bilieux, sanguin, par exemple, pour reprendre les quatre tempéraments distingués par Hippocrate), anime les caractères des poses ; le peintre suscite quant à lui une attitude, une expression, un sentiment.

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Les poses dans l’histoire de l’art Observé ou imaginé, le corps peint est interrogé sous toutes ses coutures, de la surface de l’épiderme aux entrailles, de l’enchantement au trivial, à l’aide de contorsions ou avec simplicité. Il est héroïque ou lamentable, juvénile ou sénile, lumineux ou ténébreux. Maladroitement peint ou justement réalisé selon des canons mathématiques, il exhale ses parfums de corps et d’esprit. Les poses sont souvent maîtrisées par décence, mais d’autres artistes expriment sans détour la lascivité des corps féminins, particulièrement présents tout au long de l’histoire de la peinture. On ne peut réellement parler d’évolution des poses, car c’est avant tout des compétences et des choix d’une époque que dépend la représentation du nu. La pose debout de face, hiératique, peut signifier la force et la sérénité, l’inclinaison et le moindre geste indiquant une direction, une action probable. La présence d’un objet, d’un drapé ou de tout autre élément peut participer du sens de la pose ou la contredire. Un nu de trois quarts ou de profil exprime une tendance, une impression, un état intérieur, la lecture du visage apportant un élément de compréhension. Un nu de dos semble plus étrange, il faut appréhender la chair, ses textures et ses couleurs ; parfois un miroir oriente la réflexion et révèle la face invisible, de la vitre à l’image.

En Occident En Occident règnent Adam et Ève, statiques en Paradis ou chassés, Vénus, Salomé, offertes, dominatrices, endormies, incontestablement captivantes… Mais le modèle évolue au fil du temps. L’étroitesse des épaules, les jambes relativement courtes, les seins hauts et peu développés, le ventre proéminent, dominent dans le gothique. Puis, avec la Renaissance, le corps gagne en formes généreuses, souples, aux larges hanches, la chair reçoit une pigmentation soyeuse, le pinceau étreint de belles mortelles. Avec le baroque, les Grâces, fussentelles trois, triomphent par leurs charmes sensuels et généreux, vivants et personnalisés. L’expression des visages accompagne logiquement celle des corps, les

poses sont innombrables. Les corps « classiques » redeviennent plus froids et distants, sans humanité, malgré la frivolité de Fragonard ou Boucher (avant le néoclassicisme de David…). Au XIXe siècle paraît la femme « réelle », enveloppée parfois des attraits antérieurs, mythologiques, dans des poses qui ne sont pas éloignées des précédentes ; mais les changements radicaux que connaît la société conduisent à la représenter dans le quotidien, fût-il vulgaire, complexe ou douloureux. Enfin, au siècle suivant, le corps déconstruit vrille, démonte et réajuste les poses de toutes natures, observées ou imaginées, compréhensibles ou au bord de la nonfiguration ; le courant est implacable, magnifique et salutaire, brouillon et porteur d’avenir. Nymphes et déesses, héroïnes et faunes sauvages doivent être encore lovés dans l’art d’aujourd’hui !

D’un continent à l’autre Les « Vénus » ne se ressemblent pas d’un continent à l’autre, du nord au sud : la femme frêle côtoie la femme forte, la pose gracieuse jouxte l’élancement maniéré des membres, de l’humain modelé au surhumain divinisé. Les traditions créent les styles : « Il faut peindre une jeune fille simple et chaste, à l’expression angélique, fraîche, douce et délicate, aux cheveux épars, onduleux et dorés » (chère à Botticelli), affirme par exemple en 1587 le traité sur la peinture de Giovanni Battista Armenini (15401609). Les danseuses acrobatiques peintes sur certains objets de l’art égyptien sont à l’opposé de ces principes : le corps cambré à demi nu, les pieds et les mains touchant le sol, la longue chevelure également en partie à terre participent d’une stylisation qui interprète la nudité en soulignant les plaisirs de l’existence, au-delà de la mort ; la tête de profil, les yeux de face, de longues jambes, un corps fin et vif sans particularisme notoire sont caractéristiques de cette période. Le nu en Afrique appartient à la danse et à la sculpture, la beauté des bois aux poses simples est bouleversante, pour des œuvres telles que Figure de reliquaire (Gabon, Guinée équatoriale, musée des Arts premiers, Paris), les mains posées sur les genoux ou les bras tendus pour une offrande. L’Asie fait exister des lignes rythmées, des poses délicates, comme celles de La Jeune Fille à la peau dorée (peinture ru-

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pestre, Ceylan), dont la main experte tient une fleur de sapou, et qui illumine la paroi de sa générosité. Le monde amérindien possède des statuettes remarquablement sobres, où le corps féminin est suggéré. À vocation initiatique, cet art « tribal » procure de lointaines émotions tant les caractères peuvent être différents ; les représentations ascétiques et bouleversantes font appel aujourd’hui à nos propres « archaïsmes », dont l’art du siècle est justement avide. Chez les Inuits, la sculpture (serpentine, pierre à savon) et la gravure sont essentiellement animalières, habitées par des créatures spirituelles anthropomorphes. Quelques sculptures évoquent néanmoins le corps du chasseur et de sa compagne, représentés dans les affres du climat, rarement dans la nudité. L’estampe, dont la technique a été introduite chez les Inuits à la fin des années 1950, aborde tous les thèmes traditionnels et contemporains, et a permis de réaliser des trésors artistiques exemplaires. Des artistes actuels appartenant au peuple micmac (autochtones du Nouveau-Brunswick, de Nouvelle-Écosse et de Gaspésie) proposent la nudité sur leurs toiles. Les peintures rupestres des aborigènes d’Australie donnent également à voir des figures féminines d’une étonnante pertinence formelle, émotionnelle, où l’aspect « religieux » fait sens ; des artistes contemporains perpétuent la tradition, tel Peter Marralwanga (1916-1987), qui peint sur écorce d’eucalyptus un nu féminin surprenant, Ngalkunburruyayni, fille de Yinggarna (1982, National Gallery, Canberra, Australie). Sans oublier la peinture rupestre dite aux « rayons X » de la terre d’Arnhem, vieille comme le monde, aux membres écartés et aux réseaux « décoratifs » linéaires… Le corps est également représenté au-delà de la vie, dans le temps de la mort et des ancêtres. Les poses allongées, en position de fœtus, en compagnie d’une cohorte d’esclaves et d’attributs symboliques, jalonnent ainsi les cultures égyptienne ou chinoise. Cette dernière recèle des œuvres exceptionnelles, telles les poteries funéraires de la dynastie Chou ou les sépultures Han, aux murs ornés de peintures et de bas-reliefs…

Œuvre à voir Figurine féminine (Équateur, 3 200-1 500 av. J.-C., musée de la Banque centrale Guayaquil).

Film à voir François Dupeyron, La Chambre des officiers, 2001.

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Maltraitances contemporaines Le difforme, la « vérité du laid » selon Henri Meige, médecin et professeur d’anatomie à l’École des beaux-arts de Paris, apporte un autre point de vue sur le corps et l’humanité. La Grande Guerre, qui mutile et introduit le monstrueux dans le quotidien, est de ce point de vue une étape clef ; les sociétés malades de corps et d’esprit sont peintes et analysées par Georges Grosz (1893-1959), qui évoque « la laideur et la cruauté du modèle », ou Otto Dix, en « quête d’un réalisme hideux » au fond des tranchées. On enseigne alors la « pathologie artistique » à l’École des beaux-arts de Paris, les corps malades ou différents sont photographiés et peints. Bien avant, ceux de Jérôme Bosch sont déjà des exemples de déformations : les poses dans Le Jardin des délices (1503-1504, musée du Prado, Madrid) sont hétéroclites, torturées – membres à l’envers, métamorphosés, inclus dans des animaux fantastiques, poses verticales, inclinées ou absurdes… – et d’une portée symbolique et religieuse certaine. Bosch était probablement membre d’une secte adamite, les Frères de l’esprit libre, qui prônait la liberté sexuelle grâce à l’illumination du Saint-Esprit, pour un retour à l’innocence originelle ; certains historiens de l’art soutiennent qu’il aurait peint ce triptyque comme une illustration de cette doctrine. À un degré encore supérieur de « maltraitance » du corps, les actionnistes viennois, dans les années 1960, enfreignent les lois de la bienséance. Leurs violences sous forme de happenings testent les limites, conduisant à des délires souvent caractérisés comme outranciers. Hermann Nitsch (1938), l’un des représentants les plus connus du mouvement, produit des liturgies où l’hémoglobine fréquente les excréments, par des objets-reliques mis en vente avec leurs souillures. Ces concepts d’art total font exister les corps dans tous les états et toutes les positions possibles, jusqu’aux frontières du soutenable. On peut citer d’autres directions prises par des artistes contemporains, par exemple le travail de Kiki Smith (1954), dont les différentes techniques appréhendent le corps comme un réceptacle de connaissances, de croyances et de récits contés ; ordres naturel et surnaturel s’entrecroisent. Ana Mendieta (1948-1985) crée quant à elle des performances

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où l’empreinte des corps définit l’espace ; elle met le corps de la femme en action pour dénoncer les agressions et les crimes subis.

L’art de poser Un « bon » modèle n’appartient pas forcément à la caste des personnes dotées d’une plastique « parfaite », d’une musculature abondante et démonstrative, d’une charpente et d’une ossature flatteuses, d’une pigmentation séduisante. La générosité et l’implication personnelle, une certaine maladresse ou une éventuelle fragilité, une « laideur » subjective sont propices à la recherche émotionnelle et intellectuelle. Les vieillards comme les jeunes gens sont d’excellents modèles. Des modèles professionnels existent, et leur expérience peut être utile, mais des poses données par des « amateurs » sont également efficaces : leur incertitude, leurs émois apportent des entendements et un vif intérêt. En dehors de tout programme esthétique, femmes et hommes offrent ainsi leur corps tout en adhérant intimement au travail du peintre. L’art de poser provient de cette qualité de présence et de don de soi. Les possibilités de poses sont infinies, en fonction du corps et du sujet abordés par le peintre. La pose debout permet de lire clairement l’ensemble de la morphologie, de face et de dos. On dessine alors sous forme de croquis tous les angles possibles. Étendu, le modèle est évocateur du repos ou du plaisir ; les poses assises évoquent également de nombreuses perceptions sentimentales : calme et recueillement, exposition de soi… Les poses peuvent être ouvertes ou ramassées, confiantes, provocantes, agressives… Le mouvement est essentiel, car il permet de saisir les impulsions des corps, de former l’œil à l’expression de la vie sur le papier. Les duos sont très intéressants : après des croquis séparés, il faut visualiser l’ensemble sculptural, puis, dans des positions simples, appréhender le couple, lié ou délié. Dans un premier temps, il est préférable d’aborder des poses simples, debout, dans un éclairage cohérent. La complexité et les raccourcis viendront ensuite progressivement. Un « modèle vivant » peut et doit « bouger » légèrement, à sa convenance, ce qui oblige à l’attention et à la mobilité – même si,

bien entendu, il n’est pas exclu de redemander la pose « exacte ». La lumière du jour ou l’éclairage artificiel créent des contrastes ou des alliances, le contre-jour ou la lumière diffuse façonnent l’espace et le modèle. Mais il est inutile d’accentuer les « effets » : la lumière la plus subtile sourd de l’air et de la peau, puis de la peinture. De même, il n’est pas nécessaire de trop utiliser de mises en scène : le corps parle de luimême, il est éloquent autant que les manifestations du visage, et les « accessoires » exubérants peuvent nuire. Bien sûr, un drapé, une nature morte, un objet à vocation symbolique (miroir, tenture, fauteuil…) peuvent enrichir le contenu d’une pose s’ils sont au service de l’esprit de ses recherches. Tous les corps enrichissent la palette du peintre, et certains en particulier révèlent son travail et luimême… Il y a quelque chose d’exaltant à construire et déconstruire les formes du modèle. Ce corps à corps, esprit à esprit, véritables noces d’Éros et de Psyché, est un lieu extrême du combat amoureux mené avec et pour la rencontre privilégiée, renouvelée chaque jour, de la « véritable » peinture…

Ouvrages à consulter La Chine du Dragon impérial, Paris, Robert Laffont, 1982. Cris et chuchotements (23 femmes-artistes exposent), catalogue d’exposition, Centre de la Gravure de La Louvière (Belgique), 2009. Fang, catalogue d’exposition, Paris, musée Dapper, 1992. Otto Dix : d’une guerre à l’autre, catalogue d’exposition, musée national d’Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, Gallimard, 2003. Paul Richer, Nouvelle anatomie artistique. Le nu dans l’art, Paris, Plon, 1920. Catalogues du musée des Arts premiers.

Travailler devant un modèle Chaque anatomie, quel que soit l’âge de la personne, recèle un secret, une « vérité » que le trait ou la couleur doit traduire, interpréter. La ressemblance s’impose de surcroît : il n’est pas nécessaire de trop focaliser son attention sur cet aspect. Le temps d’observation est indispensable : vivre l’espace et tourner autour du modèle, lire les grandes lignes de construction et les formes primordiales, analyser la lumière, scruter un « détail » sans s’y perdre, tout cela permet d’assurer les fondements du travail à venir. Une partie importante de la recherche est ainsi exécutée ; l’œil et la mémoire font leur œuvre, les émotions multiples sont appréciées puis synthétisées au profit d’un discernement

La pose est observée avant d’engager le travail. L’espace, la globalité du duo, les lignes, les masses, la lumière, les accentuations, les pleins, les vides… participent de l’émotion.

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fondamental de ce que l’on veut dire de cet « autre » exposé au yeux de l’esprit. La réalisation de nombreuses études, à l’aide de « Un bon tableau, fidèle au rêve qui l’a enfanté, doit être produit comme différentes techniques (simples crayons, lavis à l’enun monde. » cre, aquarelle, gouache, pastel…), est primordiale Eugène Delacroix pour comprendre et ressentir les particularités des « Avec Braque, quand on regardait des modèles : études de mains, de pieds, de coudes, de peintures, on se disait : est-ce que ça sent genoux, d’épaules… Il s’agit d’observer le comporsous les bras ? » tement de la lumière et de l’ombre pour faire surgir Pablo Picasso les caractéristiques individuelles, les visages, leurs liens au corps qui les porte… La forme primordiale dans laquelle se joue la pose est esquissée légèrement sur le papier, après une étude attentive du cadrage et des proportions. Les « contours » caractéristiques évoquent le caractère, la morphologie et le squelette, la musculature, les points saillants, les poses épanouies ou repliées. Les points de tension, là où les appuis du corps sont évidents, sur une jambe, une hanche, sont à explorer avec méthode, sans exclure bien entendu l’intuition et la spontanéité. Il faut prendre soin d’être à bonne distance du modèle – pas trop près dans un premier temps, afin de comprendre au mieux l’ensemble. Après cette synModelages en terre thèse, en se rapprochant, des « détails » instructifs peuvent se révéler. Il est utile de s’intéresser au modelage de la terre, L’observation des proportions est car cette recherche en trois dimensions nourrit les réalisée grâce au crayon tendu à bout études dessinées et picturales. Les croquis en terre de bras. La hauteur de la tête, par permettent de saisir les volumes sous les doigts ; le exemple, est comparée à la hauteur, la modelage laisse paraître l’énergie, les intensités, les largeur du corps en différents points, à rythmes essentiels et l’accrochage de la lumière qui la longueur d’un bras, d’une jambe… sculpte le corps. Une grille transparente, quadrillée, Concrètement il s’agit, dans des temps relativement peut être utilisée pour apprécier mesucourts – 20 à 30 minutes, par exemple –, de donner res et proportions. Dans tous les cas, la la pose sans chercher à tourner autour du modèle vigilance oblige à rester libre et maître (même si, bien sûr, il est utile d’avoir observé en de ces appréciations, jusqu’à éventuelamont la pose dans son intégralité). Le corps est lement remettre en cause les propormodelé sous l’angle vu, et c’est l’intuition ou la tions « exactes » au profit de boulevermémoire qui font vivre les parties invisibles. On sements, de maladresses instructives. procède par ajouts de petits plans de terre à la masse Car les procédés peuvent être nuisibles générale, de la même façon que l’on ajoute des plans à l’élan « créateur »… Travailler fréà la peinture. Ces croquis réalisés dans un matériau quemment avec des modèles divers, souple et propice à des corrections immédiates sont dans des poses variées, favorise l’obréjouissants. À noter qu’il est malheureux de lisser ce servation analytique, la perception de type de travail : on peut observer pour s’en convaincre la sensibilité, la rapidité de la prise de les terres de grands sculpteurs, tels Antoine Bourdelle décision, le caractère des lignes. (1861-1929) ou Ossip Zadkine (1890-1967).

À méditer

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De multiples exercices permettent de « poursuivre » le modèle : réaliser une succession de croquis rapides, se mesurer aux mouvements lents et rapides, dessiner en marchant, fixer le modèle et non la feuille, travailler de mémoire, partir d’un genou (ou autre point d’attache, pas nécessairement de la tête), tourner le dos au modèle, fermer les yeux et dessiner… En d’autres termes : goûter ces joies nomades, jongler avec les techniques, accepter la gratuité de l’instant et les signes et traces imprévisibles, les privilégier, ne pas trop attendre du labeur, aimer le travail dansé, revenir à la source, l’œil, la pensée, la mémoire et les maîtres… Rompre les chaînes également, savoir être iconoclaste au moment judicieux et par nécessité, non pour paraître…

À l’école des maîtres L’étude de l’anatomie humaine, à travers divers traités ou la lecture attentive des dessins des maîtres, constitue une aide appréciable dans la compréhension des poses. Les illustrations anatomiques méticuleuses de Léonard de Vinci, en particulier, sont précieuses. Ses dissections « scientifiques », objectives, mettent à nu sous la plume squelettes et viscères, muscles et nerfs… Certaines erreurs seront corrigées au cours des siècles suivants, au bénéfice d’un approfondissement des connaissances morphologiques, mais cette « modernité » rigoureuse, cette « science de la peinture », restent un laboratoire admirable, des outils bienfaisants. Des dessins tels que Vue intérieure du crâne (1489), Les Muscles du bras et les vaisseaux superficiels (vers 1510-1511), La Structure profonde de l’épaule (1510-1513), Les Organes de la femme (vers 1509) ou Le Fœtus dans l’utérus (vers 1511-1513), conservés au château de Windsor (Londres) sont étourdissants, même s’ils sont parfois inexacts d’un point de vue strictement scientifique… De même, les études de Dürer, le réalisme anatomique de Michel-Ange sont riches d’enseignements qui permettent de lire les poses, de comprendre leur intérêt et les moyens de les traiter au plus juste. Ces expressions singulières reflètent l’intérêt porté aux anatomies, sur lesquelles nombre de maîtres s’attardent – mais il faut comprendre qu’il s’agissait moins pour eux d’imiter la nature que de traduire des sentiments universels.

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Idéalement, on réalisera des « copies » devant les dessins de maîtres, dans les nombreux cabinets de dessins des musées ou lors d’expositions. Des croquis au crayon, mine de plomb, pierre noire, sanguine, etc. permettent de former l’œil et la main. Prendre des notes devant un nu de Tiepolo ou de Matisse, considérer la beauté du moindre bras, d’une étude de main. Une huile sur toile de Jean-Baptiste Regnault (1754-1829), Études de genoux écorchés et squelettes de genoux (vers 1800, musée Crozatier, Le Puy-en-Velay), dont les ossatures comblent la vue, permet de se familiariser avec les secrets d’un corps transfiguré par la vision et la main. Et il ne faut pas exclure les interprétations à partir de ces dessins. Ces recherches ou observations sont ensuite à prolonger en atelier, face au modèle vivant. Certains maîtres ont également écrit des traités ou développé des théories qui se révèlent précieux. Si deux courts passages seulement du Canon de Polyclète sont parvenus jusqu’à nous, on lui doit la notion de « contrapposto » – le poids du corps debout repose principalement sur une jambe –, qui vise à créer un déhanché évitant l’impression de raideur. Le Traité de la peinture de Léonard de Vinci (vers 1508), celui d’Alberti (vers 1435), le Livre de peinture (1604) de Carel van Mander (1548-1606), Théories de l’art moderne de Klee, écrit de 1912 à 1925, Du spirituel dans l’art (1910) de Kandinsky ou La Pratique de l’art (textes rassemblés en 1970) de Tàpies n’évoquent pas essentiellement l’anatomie, mais le corps y est inévitablement abordé, ainsi que l’art de peindre. Le nu s’impose à l’évidence le long du cours existentiel des femmes et des hommes, interrogeant leurs généalogies, archivant leurs confessions, leurs mythologies en écho, fastueuses ou sordides petites histoires du temps. On citera par exemple Une femme au soleil (1961, Whitney Museum of American Art, New York) d’Edward Hopper (1882-1967) : elle est nue, la solitude et la mélancolie dominent, elle regarde le mur et non l’ouverture de la fenêtre, la cigarette est-elle éteinte ? Comme le reste ? Le regard absent, son corps généreux pourtant respire la sensualité ; elle nous absorbe et nous repousse au même instant : secret de peinture (!). La sculpture en résine de polyester pigmentée sur fibre de verre de Ron Mueck (1958) Sans titre (gros homme) (2000, Hirshhorn Museum and Sculpture Garden,

Washington) introduit, elle, une présence assise dans un coin, main gauche sur la tempe, et désigne un triste isolement, une agoraphobie flagrante. Il faut aussi revoir les superbes Fragments anatomiques de Théodore Géricault (1791-1824), ceux de Montpellier, au musée Fabre, ou de Rouen, au musée des Beaux-Arts : ces séries de jambes écorchées, de pieds, de têtes d’hommes coupées fascinent, entre répulsion et hypnotisme. Ils sont liés au Radeau de la Méduse (1819, musée du Louvre), révélations d’un terrible « fait divers » qui engendra le procès politique de la monarchie. Les corps peuvent donner lieu à des réalisations surprenantes, telle la Statue de Diane d’Éphèse (IIe siècle ap. J.-C., Museo Archeologico Nazionale, Naples), dont la fertilité est exprimée par une multitude de seins. Les quatre bras et mains de Siva-Nataràja, roi de la danse (art Cola, seconde moitié du XIe siècle, collection privée), qui danse au centre de l’univers, symbolisent son pouvoir d’être en plusieurs lieux à la fois et sa puissance protectrice ; ils sont révélateurs des codes moraux et religieux de l’Inde brahmanique et bouddhique. On citera encore Femme urinant (1631, Rijksmuseum, Amsterdam) de Rembrandt, et La Pisseuse (1965, musée national d’Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris), de Picasso, réalisé en écho trois siècles plus tard : ces deux œuvres montrent ce qui pourrait paraître trivial et se révèle en réalité enchanté par la beauté de la gravure et de la peinture à l’huile. Ariane à Naxos (entre 1498 et 1502), une enluminure du manuscrit des Épîtres d’Ovide conservée à la Bibliothèque nationale de France, qui représente une Ariane longue et joliment troublante sous sa coiffe, nue, étonnamment chaussée. Ou le bien connu Saturne dévorant ses enfants (1820-1823, musée du Prado, Madrid) de Goya, « comme un pauvre rué parmi d’horribles mets… » (Verlaine), génial précurseur de l’art moderne.

Ouvrages à consulter Mélancolie, génie et folie en Occident, catalogue d’exposition, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2005. Daniel Arasse, Léonard de Vinci, Paris, Hazan, 2003. Jeno Barcsay, Anatomie artistique de l’homme, Paris, Serg, 1979. Marco Bussagli, Le Corps, anatomie et symboles, Paris, Hazan, 2006. Franck H. Netter, Atlas d’anatomie humaine, Paris, Masson, 2009. Jean-Louis Vaudoyer, L’Homme et les Dieux, Paris, galerie Charpentier, 1945.

À méditer « Ce plan, que j’ai fait du corps humain, te sera exposé comme si tu avais l’homme véritable devant toi. […] Tu feras connaissance avec chaque partie et chaque tout, au moyen d’une démonstration de chaque partie […]. Seront mises devant toi trois ou quatre démonstrations de chaque partie sous différents aspects de façon que tu gardes une connaissance pleine et entière de tout ce que tu veux savoir sur la configuration de l’homme. » Léonard de Vinci « Elle reposait, plus belle encore que cette image de Vénus où l’Imagination fait honte à la réalité. » William Shakespeare

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Répertoire de po ses Le corps masculin, très écrit, aux structures apparentes, peut faciliter la tâche ; reste à explorer le mystère de l’âme avec ses connaissances techniques et ses intuitions. Pour les premières : comprendre l’assise du corps, les tensions entre les formes et le graphisme, la lumière agençant l’ensemble, le caractère apparent du modèle. Pour les secondes, l’élan créateur permet de faire surgir « l’inaccessible étoile ». Ce nu masculin allongé incite à l’analyse des raccourcis, des proportions des pieds par rapport au bassin et à la tête. Les lignes de construction et des rythmes sont appréhendées. Sur ce nu féminin, il s’agit de lire les raccourcis, d’écrire les valeurs les plus soutenues au premier plan, la tête et le bras droit étant plus légers. On cherchera bien entendu à comprendre la morphologie, l’ossature, par les formes primordiales, les directions des pieds, la position de la main sur le ventre. Peindre c’est choisir : il faut apprécier la lumière, apprendre à éventuellement la détourner. Des études des mains ou du cou, par exemple, à proximité du croquis d’ensemble, sont bénéfiques pour saisir au mieux la progression des valeurs de tons.

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La distance entre les mains, entre les pieds, est à analyser, de même que la musculature, qui doit probablement être simplifiée afin de rendre les tensions sans anecdote. Les calmes, en contraste avec les flux des muscles sollicités, passionnent. La lumière crée les volumes en trois valeurs, les lignes participent aussi de ce rendu.

Le couple éternel est sujet aux exégèses multiples ; les sentiments parcourent les lignes de force, la puissance côtoie la retenue, tendresse et sensualité irisent l’épiderme et font trembler les savoirs. Le peintre avance dans ces territoires comme dans la forêt amazonienne, avec comme machettes ses outils.

Les deux volumes appartiennent à une vue collective, mais il faut au préalable avoir lu chacun d’eux. Les rythmes et directions linéaires sont à apprécier ; la lumière dispose, transforme, affine, ce que prétend la pose.

Il est ici nécessaire d’observer le triangle primordial qui façonne l’ensemble, de décanter la lumière et l’ombre, de poser les lignes qui parcourent et traversent les deux corps. Les pigmentations différentes sont très intéressantes à travailler, les visages jouant sur le traitement des formes et des tonalités.

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Voir, comprendre, savoir peindre les vides, élaguer dans la pose ce qui semble secondaire et qui perturbe ce que l’on veut exprimer : le rôle du peintre est de saisir les « signes ». Ne pas céder aux effets faciles, à une première lecture avenante, mais descendre au plus loin dans l’imperceptible… à l’œil nu. Fausser les pistes.

Saisir les corps en mouvement est un exercice essentiel, qui implique un travail de mémoire. Les déplacements permettent de noter les lignes et les plans principaux. Les caractères des corps et des visages participent des choix esthétiques. Cette pose incite à apprécier les distances fluctuantes entre les deux modèles : il faut tenir compte des vides, des mouvements qui assemblent ou dénouent. Les déplacements sont au début d’une relative lenteur, afin de permettre de synthétiser les grands traits et les masses.

Intimité, émotions particulières, gestes délicats ou vifs permettent d’affiner ce que l’on veut dire de la pose provisoire, tandis que les corps continuent leurs déplacements. Textures et matières sont à étudier, quelle que soit la technique.

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Avec un mouvement accéléré, on cherche à saisir les points forts, la position des têtes, la présence des mains, les singularités de l’éclairage, les expressions notables, les références à l’histoire de l’art… On travaille alors en tournant autour des modèles, et en notant sans cesse leurs déplacements.

Des enchaînements plus ludiques sont à suivre là encore par le crayon ou le pinceau, dans les grandes lignes ou les taches essentielles. En fonction de ce qu’il voit et ressent, le peintre saisit et interprète les oppositions ou les correspondances des bustes, les positions des épaules, les relations ou l’indépendance des corps.

Jeux de mains, de regards, accroche de la lumière, tout est prétexte pour chercher l’indicible, les troubles et les rapports de formes entre les protagonistes d’une fête des corps en jeu, d’avant la perte du « Paradis » (!). Il s’agit de dire au-delà des anatomies, observation et imagination jointes.

Le couple pose debout. Le drapé permet de comprendre les contrastes, il apporte une texture différente, et fait office de repoussoir en même temps qu’il clarifie les formes générales du duo. Il est important de saisir l’anatomie sous le linge.

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Le nu, modèle vivant

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Séances en atelier Les huit séances suivantes permettent de comprendre l’évolution du travail avec le modèle féminin et masculin. Différentes techniques accompagnent ces recherches, du crayon à la peinture à l’huile, du pastel à l’aquarelle, de l’encre aux techniques mixtes… La mise en œuvre de figurations rigoureuses, par des études anatomiques, et la maîtrise des proportions et des volumes par le dessin et la couleur, au service de la perception de la sensibilité et du discernement, supposent une observation lente et analytique, mais également un élan spontané et sensoriel. La connaissance de l’histoire de l’art incite à des expériences et interprétations nombreuses, jusqu’aux limites de la nonfiguration. Des pochades et des esquisses complètent ces différentes approches du corps humain, à partir de nus importants et significatifs d’une période ou d’une conception formelle. Connaissances et intuitions favorisent le désir d’aborder le thème, par le biais de modèles « amateurs » ou « professionnels », ou par celui de son propre corps dans le miroir.

Le nu, modèle vivant

Temps court : expérimenter

Séance 01

voir

et

construire

Propos de modèle « Poser, ça n’est pas qu’un corps en exposition. Je suis ce que je suis ce jour-là, et une autre une autre fois… » Marion

Cette première séance est consacrée aux lignes de construction, aux structures de base et à la connaissance des proportions du corps. C’est par l’observation, les analyses et les synthèses de la forme primordiale dominante (le corps est-il dans un cercle, un carré ou un triangle ?) que commence l’étude. Il est nécessaire de tourner autour du modèle et de choisir son emplacement de travail en fonction des sensations, de l’intérêt visuel et technique, de l’appréciation des volumes par la lumière… Les études de plâtres – copies d’antiques, par exemple – peuvent accompagner ponctuellement cette formation générale. Il est inutile de se jeter avec voracité sur le papier, quel que soit le temps proposé : une minute consacrée à l’attention est un acte de travail.

Propos d’élève « Nous pouvons ensemble constater l’harmonie spatiale et la “beauté” des formes apparues, les yeux fermés par exemple, l’émotion naissant sous les lignes, les expressions sont la plupart du temps éloquentes et poétiques. Le nu a franchi un obstacle, son aspect semi-figuratif ou non rassemble justesse et émotion, propice à d’autres lectures imaginaires. »

Afin de prendre confiance en soi et de constater la pertinence de l’intelligence intuitive qui souvent, spontanément, permet d’apprécier l’espace et de trouver des solutions plastiques et sensibles, un certain nombre d’exercices sont indispensables. Citons-en quelques-uns : utiliser la main inhabituelle, dessiner les yeux fermés, de mémoire, sans regarder le papier mais seulement le modèle, lui tourner le dos et travailler de mémoire… Les exercices consistent à observer la pose, ce qui l’entoure, l’air et la lumière, l’atelier et les objets qui occupent son espace. La mobilité émotionnelle et intellectuelle est indispensable, le désir de saisir sous la main ce que l’œil perçoit et ce que l’esprit ressent et jauge est extrême. Les lignes de construction doivent être lisibles, s’entrecroiser ; elles tissent les structures du corps. La lumière engendre les volumes, il est nécessaire de choisir les plans les plus significatifs. 1. Réaliser un ensemble de croquis figuratifs en 2, 5 puis 10 minutes sur plusieurs carnets de croquis de différents formats. Travailler à l’aide de crayons divers : graphite, mine de plomb, pierre noire, sanguine… Tenir compte de la lumière, la révéler par des traits plus ou moins intenses. Les lignes de composition doivent être bien visibles. Il faut rester souple et vif durant ces analyses rapides. La succession des croquis permet de comprendre de mieux en mieux les poses et les problèmes posés.

1b. Ce croquis sensible, au stylo, réalisé en cinq minutes, offre une certaine élégance avec ses variations linéaires qui apprécient la subtilité de la lumière. Les fautes d’anatomie (la tête petite est acceptable, mais pas la disproportion des bras, ni la lecture approximative de la jambe gauche du modèle) et l’absence de lignes de construction nous laissent au milieu du gué.

1a. Entre légèreté et gaucherie, ce croquis, réalisé à la pierre noire en deux minutes, fait exister quelque peu la lumière par ses lignes et plans de valeurs (maladroitement indiqués pour certaines valeurs ou positions : hanches, jambes, épaules…). 76

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2. Réaliser des esquisses de 20 à 30 minutes, sur des formats demi-raisin par exemple (25 x 32,5 cm). Les lignes de construction doivent être présentes. Le crayon ou le fusain dominent, quelques analyses peuvent être réalisées au pinceau et à l’aquarelle. Le temps imparti permet d’ajouter au croquis précédent des informations complémentaires : volumes et plans plus approfondis, dialogue lumière/ombre plus écrit, expressions mieux notées…

2b. La construction est relative ; malgré sa délicatesse et la volonté de traduire la lumière, ce croquis à la sanguine manque de solidité. Il faut rappeler l’importance des études de pieds, de la visualisation du squelette, des points de tension… Une seconde ébauche permettrait d’être plus ferme dans la vision et les choix.

2a. Intense croquis d’expression, au fusain, puissamment donné. Les fautes d’anatomie prolongent le caractère de la pose, les lignes de construction sont relativement visibles, l’ensemble tient bon malgré la « distance » des jambes (faiblesse de la cuisse droite du modèle par rapport à la première, rythme du dos plus faible que l’intensité de la fesse…).

3. Réaliser un croquis de la main gauche pour les droitiers, et inversement pour les gauchers. Cet exercice très formateur permet de laisser filer des intentions, des sensations, des libertés parfois bienvenues. Les habitudes se perdent et les croquis gagnent souvent en émotion. Une maladresse vaut bien des perfections ! Opter pour un format demi-raisin, par exemple, et pour un temps de travail qui n’excède pas 20 minutes. Les techniques sont celles des crayons et des fusains : essayer les différentes graduations de ces outils, puis choisir celle qui correspond le mieux à sa sensibilité et à l’intention artistique.

3a. Cette sanguine nerveuse manque de structure, mais l’expérience est indispensable, la sensibilité sollicitée au-delà des habitudes gestuelles. Il ne faut pas oublier dans ce travail de peaufiner les valeurs de tons dans les lignes, car elles permettent de concevoir les volumes correctement.

3b. Par traits et taches, ce croquis main gauche épouse bien l’espace, l’arrière-plan nourrit la lumière sur le corps et la ligne travaille délicatement (trop peut-être). Au premier plan, main et chevelure attirent, ainsi que les courbes du ventre ; mais le fusain semble quelque peu écrasé…

4. Croquis les yeux fermés. C’est un exercice à pratiquer fréquemment pour les mêmes raisons que celles énoncées dans l’exercice précédent. Il s’agit de perdre provisoirement le sens de la vue et de dériver sur le papier après avoir observé lentement la pose et l’avoir dessinée dans l’espace en suivant les contours et les points importants du corps. Le travail est un enchaînement de souvenirs et de sensations, une promenade comme celle d’un spationaute hors de sa capsule protectrice ! Le format sera proche du demi-raisin ; on peut utiliser le crayon mais aussi un stylo. Le rythme sera assez rapide.

4b. Le trait fait trembler les formes sous le bel ovale de la tête ; cette femme comme drapée ne manque pas d’allure, d’amplitude et de noblesse. Quelques signes internes (une main…) parachèvent cette lenteur émue que les yeux fermés ont révélée de façon très juste, hors des conventions…

4a. Ce crayon réalisé les yeux fermés sautille du corps au décor graphique, avec aisance. La tête minuscule et couronnée se tourne-t-elle vers le regardeur ? Les lignes créent des formes justes, elles sont décidées à envahir l’espace. Rythmes et contrerythmes ponctuent cette partition « significative ». 77

Le nu, modèle vivant

Temps long : interpréter

À méditer « À la place du vêtement vain, elle a un corps ; et les yeux semblables aux pierres rares, ne valent pas ce regard qui sort de sa chair heureuse. » Stéphane Mallarmé

Les esquisses prolongent ce que les croquis découvrent, les choix et les temps de réflexion permettent des recherches plus approfondies. Au cours du temps long, la technique est développée, la matière peaufinée, les transparences sont abordées plus lentement. Méditer l’espace et le modèle, aimer les lignes qui les définissent, choisir les accents de la lumière et les ombres, ressentir le poids du corps vivant, sa chaleur, ses signes particuliers, sa morphologie, son caractère, ses couleurs et sa texture (marmoréenne, métisse, à dominante jaune de Naples, carmin clair, noir de Mars…). Chaque pigmentation donne lieu à ces recherches techniques ; le temps favorise ces appréciations.

Conseils Travailler sur des papiers de toutes sortes, récupération ou papier traditionnel – pas au-delà de 120 grammes. Faire simple, élaguer lignes, masses, valeurs parasites, plutôt que d’ajouter des informations. La gomme est inutile, il faut apprendre à corriger une faute en montant en valeur. La décantation du modèle en plans élémentaires est salutaire. Vivre l’espace, éviter de regarder puis de poser sur le papier systématiquement le trait ou la tache ; une part de mémoire et de liberté est nécessaire, il faut échapper au labeur trop scolaire. Ne pas « juger » le travail en cours mais jouir de la recherche : les analyses se feront ultérieurement.

5. Esquisser une étude figurative directement à l’aquarelle ou à la peinture à l’huile, sans croquis préalable. Les rapports lumière/ombre et l’arrière-plan sont notés. Chercher l’expression du corps, éventuellement celle du visage tout en suggérant celui-ci. La part d’interprétation est réelle, il ne s’agit pas d’un nu académique. La couleur du corps peut être « malmenée » au profit de l’émotion et du choix pictural. Temps de travail : 45 minutes environ, sur un petit format convenant à l’aquarelle (250 grammes, papier torchon…), ou sur un raisin ou un demi-raisin si vous travaillez à l’huile.

5. Le jus à l’essence fait naître cette masse ocre verte dans un espace de même nature. La touche est énergique, autant que les traits de cerne ; la perspective colorée engendre des plans qui avancent ou reculent. Les mains amples sous une tête fragile sollicitent le regard, l’une s’appuie sur un bâton qui s’enfouit dans un sol hypothétique, l’autre va saisir l’ombre portée qui passe… 78

6. Interpréter le modèle en accentuant certains plans, au lavis à l’encre. Le travail au lavis dépend beaucoup du dosage de l’encre et de l’eau, qui permet d’obtenir des variations de valeurs de tons. Faire simple est la règle. Temps de travail : 30 minutes environ, sur papier de format moyen (30 x 40 cm).

6a. La touche picturale est enlevée largement, la lumière est traitée par contrastes, l’homme déterminé avance avec un linge, une cape, simplement peinte à l’encre soutenue. L’arrière-plan devrait recevoir d’autres informations (à droite), peut-être une valeur de plus. Les lignes jouent avec les plans de façon assez légitime.

6b. Au centre, un nu accroupi médite. Une seule tonalité d’aquarelle règle la lumière par valeurs, la ligne au crayon a tenté de définir la forme, mais ce sont les plans qui agissent, de manière heureuse. Cette imbrication relativement lisible palpite dans un univers dominant ; cariatide, fétiche, pierre d’onyx, cet « élément » attire l’œil…

Sé ances en a tel ier

Recherches personnelles Il est important de travailler régulièrement, avec ou sans modèle. Des études de mémoire affinent les compétences. L’observation de corps habillés dans les mouvements quotidiens, l’analyse des structures linéaires et des plans, nourrissent la démarche authentique et rigoureuse des apprentissages techniques. Il faut développer l’imaginaire relatif au thème, grâce à l’histoire de l’art, à la littérature, aux sciences.

7b. Illusion de la perspective, cette aquarelle pas toujours équilibrée aurait tendance à se salir par trop de reprises sur des tonalités non sèches, créant ainsi un certain « désordre » désagréable. Le volume de la table est inexact par rapport au modèle et à l’espace. Il faut faire l’expérience de plusieurs études rapides concernant ces points, en changeant ces rapports qualitatifs et quantitatifs…

Observation 7. Engager une série de petites études dans le carnet de croquis, à l’aquarelle, par plans et accentuations graphiques. Ce travail régulier est indispensable.

7a. Aquarelle par taches ; la perspective formelle est donnée, le corps est arrêté par la masse bleue, la pointe du pinceau solidifie la pose. Cela pourrait être poussé davantage par une ou deux informations sur ou autour des taches vertes, du sol bleu pâle, du decrescendo des pieds vers les bras et les mains…

Imagination 8. Traiter un nu imaginaire à la gouache aux doigts. Il s’agit d’oublier les outils pour ressentir le corps sous la main, en privilégiant le mouvement et la vitalité de l’ensemble. En complément, une étude à l’huile en pleine pâte peut être engagée : elle privilégiera les liaisons de couleurs, éventuellement en camaïeu.

7c. Grande aquarelle sur la roche (!), ce saut de kangourou est approximatif. Là encore, il faut réaliser d’autres études en partant de cette recherche pour favoriser la justesse de la touche et la cohérence plastique, tout en donnant plus de sens.

8b. Le modèle puissant affronte en tourbillonnant les orages du sol et du ciel ; ce combat pictural ne manque pas de détermination, les doigts cherchent les plans d’ombre et de lumière, directions et contredirections bouleversent l’espace en lutte…

À méditer « La nudité est antérieure au corps, et le corps quelquefois s’en souvient. » Roberto Juarroz

8a. Pugnacité des touches aux doigts : le mouvement et l’énergie sont palpables, servis par le duo profond vert terre d’ombre. Des études s’enchaînent sur le même thème et traduisent des émotions personnelles porteuses d’avenir…

Ouvrages à consulter Les ouvrages de la collection « Les carnets de dessins », aux éditions Henry Scrépel. Voir également la présentation des matériaux dans le précédent ouvrage de l’auteur : La Leçon de peinture, Paris, Eyrolles, 2007.

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Le nu, modèle vivant

1. Réaliser des études de 15 minutes environ, par plans, au fusain, à l’aquarelle ou au pastel, sur un carnet de croquis. La ligne est minoritaire sinon inexistante. Visualiser les pleins et les vides.

Séance 02

lire

les

espaces

Cette séance confirme la première, l’appréciation de la qualité de l’espace et du trait devient familière. Le dessin et la peinture organisent des dialogues ou des affrontements entre les espaces pleins et vides, la réalisation de plans d’ombre et de lumière favorise la lecture de tous les volumes et des profondeurs illusionnistes. Il est nécessaire de bien comprendre ces vides, de percevoir l’air autour du modèle, la globalité de la pose. Des études de détail sont utiles pour bien traduire l’anatomie, sans perdre de vue le besoin d’analyse et de synthèse par les formes géométriques simples. Il faut appréhender la vibration d’une ligne liée à son espace, savourer les transparences successives de l’aquarelle, les superpositions ou les mélanges des pastels…

Propos d’élève « Il faut s’approcher et s’éloigner du modèle, oser le très près ; je change de place dans l’atelier régulièrement. Les yeux fermés, j’éprouve tous les possibles avec le corps de l’autre, cela me permet de dire au-delà des préoccupations techniques. »

1a. Il manque quelques plans mais la ligne joue un rôle. Cette aquarelle ne manque de force ni de sensibilité. Le sol et l’arrière-plan pourraient recevoir un quart de ton. Attention à la répartition de la lumière (buste, jambe…).

Temps court : les plans

Propos de modèle « Le modèle, qui est-il ? Homme ou statue : peut-être les deux, sur son socle nu, il voit ce monde qui le regarde. » Marc

Il s’agit dans un premier temps de prendre conscience de l’espace du modèle, ainsi que des éléments qui composent les espaces voisins, les lieux où l’œil se repose, d’observer par ailleurs les propositions qui foisonnent : autres modèles, élèves, objets… Mais dans son travail, le peintre choisit un centre auquel le regardeur est censé revenir malgré ses déambulations dans l’œuvre. Le plat de l’outil ou du pinceau réalise des taches, plans ou masses, qui exécutent les formes que le trait vient éventuellement confirmer. Diverses études de détail sont indispensables, parallèlement à la recherche globale.

« L’intérieur et l’extérieur se confondent en un tout changeant que tente de s’approprier l’artiste… » Marion

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1b. Les deux modèles ont reçu des traces au crayon, mais les formes agissent simplement, avec efficacité, en servant l’ensemble des deux poses. Quelques taches créent un univers équilibré, fort mais délicat. Cet exercice salutaire est à réaliser régulièrement.

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2. Travailler les détails du corps (mains, pieds, épaules, coudes) sur différents formats, en analysant quelques lignes et plans fondateurs.

3. Dessiner le modèle en pose « ouverte » ou « rassemblée » aux crayons ou à la sanguine. Il s’agit de donner à voir en quelques plans les lignes et les situations.

3a. Les membres rassemblés, cette pose est vivement esquissée, mais le trait pourrait recevoir plus de variations de valeurs, ce qui affirmerait son caractère. Il manque un ou deux plans, à la hauteur du dos, du bras et de la jambe. Quelques traces signifient intelligemment le sol.

2a. Voilà des études de mains et de pieds à la sanguine réalisées avec caractère ; les lignes courent intelligemment à l’assaut de la forme tout en signifiant la vie et ses métamorphoses, les hachures posent l’ensemble solidement. Le dessin est fondamental.

2b. Le fusain parcourt le sexe, le ventre et le genou ; sa force est patente, traduite par de larges traces souvent parallèles. La lumière dialogue avec l’ombre, par des liaisons ou des contrastes. Une série de croquis plus figuratifs côtoie des études d’interprétation.

Conseils Éprouver l’espace du support comme on aborde un univers dans lequel l’harmonie va surgir (!). Exprimer le vivant par des lignes hypersensibles : le contour systématique et sec est une erreur. Cela dit, une seule ligne juste et vibrante a le même pouvoir de transmettre les émotions. Le langage de chacun s’établit d’étude en étude. Éviter lourdeur, anecdote, « littérature », mollesse… Penser à dessiner l’ensemble du modèle, sans occulter l’étude des mains et des pieds, comprendre la structure du cou, l’ossature d’une épaule. Savoir suggérer plutôt que tout dire servilement. Il est nécessaire également d’opter pour des cadrages divers. Lorsque le travail avance, il est important de prendre régulièrement du recul, de placer le travail à l’envers : on repère mieux, ainsi, les fautes d’espace.

3b. Pose de dos, jambes écartées ; la ligne est décidée, des taches pressentent les volumes. Le compas joue sur deux triangles avec l’élément table et le point d’appui. La force est là, dans l’espace, la répartition des plans ou de certaines lignes n’est pas tout à fait idéale mais cette intensité-là suppose d’autres croquis de nature complémentaire…

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Le nu, modèle vivant

Temps long : l’expression Les connaissances techniques sont au service du contenu fondamental : que dire du modèle ? Les différents temps de travail et l’utilisation de matériaux aussi variés que possible déstabilisent les savoirs et libèrent l’imagination. Exprimer des pensées et des sentiments forts, donner à voir l’invisible, est certainement le but ultime de la recherche artistique, quelles que soient les formes employées. L’histoire de l’art montre, éduque, sollicite, encourage.

4a. Le modèle s’appuie sur une chaise. Les plans amplement traités construisent les volumes sculpturaux, pour une lecture simple ; des lignes de différentes natures confirment la dimension physique et émotionnelle de ce corps aspirant l’espace. Le portrait expressif s’oppose à la seule force…

4. Réaliser un ensemble de croquis, simplement traités, au crayon ou au stylo, sur des carnets de différents formats. Suggérer les poses ; le corps peut être envisagé par parties : torse, jambes, bras…

4b. Le croquis est bien planté dans l’espace, les lignes sinueuses sont parfois trop interrompues (jambe droite du modèle…) mais l’intention est là. Les pieds allongés ne manquent pas tout à fait de facture ; les épaules, les coudes, les hanches noueux participent de cette présence, mais la tête n’est pas au diapason.

Ouvrages à consulter Georges Bataille, Les Larmes d’Éros, Paris, J.-J. Pauvert, 1961. Jean Rouch, Michèle Finck, Bernard Rémy, Corps provisoire, Paris, A. Colin, 1992.

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5. Sur des formats raisin ou au-delà, exprimer la puissance et l’énergie du modèle dans des poses diverses et caractéristiques. Il est important de varier les formats et les techniques. Recherches de 30 minutes au minimum, au fusain, à la sanguine ou à l’huile.

5a. Cet étonnant fusain engrange puissance et retenue ; les traits font vibrer le corps et l’espace, les mains sont généreuses au-delà de l’anatomie, elles signifient magnifiquement des émotions. Le visage pourrait recevoir une correction formelle, par une tache ou une ligne.

5b. Buste au fusain, touchant par la richesse relativement sensuelle des traits, mais quelques « parasites » empêchent une franche adhésion : lignes sur le bras, cernés du bras et du ventre, faiblesse de la hanche, arrière-plan quelque peu asséné… Alléger l’ensemble permettrait une meilleure respiration.

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Recherches personnelles Le travail régulier, entre temps courts et désir d’approfondir les impressions reçues du modèle, oblige à la mobilité intellectuelle et conduit à des dépassements de soi. La curiosité doit être constante. Il s’agit d’observer les gestes, les corps au quotidien, leurs rythmes et leurs déplacements, de noter « dans vos yeux » ces formes et lignes, et tous les autres points techniques : structures, lumières… puis, de mémoire, de produire des études nombreuses, sans jugement de valeur mais dans le plaisir de restituer des sensations. Les expressions des visages sont bien sûr à prendre en compte : elles influencent les attitudes et les impressions du peintre.

Imagination 7. Réaliser des esquisses d’un nu entouré d’autres personnages. La composition doit être équilibrée dans l’espace, dans une vision figurative signifiant les éloignements ou sur un seul plan frontal.

7a. Ce diptyque dense, à l’huile, est une vue d’atelier : tables, chevalets et silhouettes participent à l’équilibre. Les carrés structurants dominent cette étude stable, une touche nerveuse anime et définit l’esquisse.

Observation 6. À différentes distances du modèle, réaliser des croquis des traits et plans essentiels, en travaillant sur une même page. Dans un second temps, croquer une série de poses rapides à la sanguine.

6a. Croquis rapides à différentes distances exprimées par les valeurs, la plus intense au premier plan, la plus légère en fond de scène. La réussite graphique est bien réelle, sur tous les plans. Les déformations ou les synthèses participent bien entendu du sens…

7b. L’histoire de l’art est ici mobilisée, au service d’un quatuor dynamique. La touche picturale et la lumière travaillent de concert pour créer des liaisons entre ces « peintures ». Entre plans affirmés et lignes intenses, la danse masculine semble observée par les deux femmes, dubitatives ou amusées ; la seconde semble prête à lancer la pomme aux pieds des danseurs en transe…

6b. Croquis sensibles, à la sanguine ; les lignes et plans ne sont pas tous justement répartis ou cohérents, mais le caractère est dans cet ensemble de poses accrochées judicieusement. Des fautes d’anatomie peuvent être intéressantes, ou non ; par exemple, la tête et la relation au dos du dessin de droite portent des erreurs de quantité, de passages ou de répartition des valeurs.

À méditer « La première fois que j’ai vu une femme nue allongée sur un lit, face au spectacle éblouissant de son corps clair-obscur, j’ai immédiatement pensé à la forme allongée d’une conque marine. » Antonio Saura

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Le nu, modèle vivant

structures de base et les intermédiaires, le sens des couleurs, le tout au service d’un langage fort.

Propos d’élève « Le modèle inspire des sentiments ou des pulsions divers, j’accepte de dessiner cette exploration où l’érotisme a sa place, je désire ma mise à nu. »

Temps court : le décor

Séance 03 dialogues avec

l’arrière-plan La pose surgit de l’arrière-plan, elle lui appartient autant qu’au premier plan, c’est un ensemble harmonieux dans l’espace que l’on doit définir. La rigueur du noir et blanc convient bien à cette approche ; le lavis à l’encre, technique de superpositions et de transparences, écrit de façon exemplaire les masses d’ombre et de lumière. Le décor, où chaque élément possède sa place, sa nécessité plastique et poétique, nourrit le contenu du travail, la pose dialogue avec lui… La peinture ne consiste pas à remplir une page : il s’agit d’organiser les rapports de formes, les

Propos de modèle « Je ralentis mon souffle, il faut tenir la pose, maintenant, lutter contre les douleurs… » Marc « Dans chaque regard, une interprétation… » Marion

Il est nécessaire de saisir rapidement les éléments qui « servent » la pose et le modèle. Ceci peut être prémédité, ou s’imposer par des choix plastiques immédiats en cours de travail. Un objet, un éclat de lumière, une ou plusieurs personnes statiques ou actives, un animal (relativement fréquent dans l’histoire de l’art, avec ses fonctions symboliques ou esthétiques), permettent de mettre en scène le modèle et son rôle, accentuant ainsi le contenu « philosophique » de la recherche. Une valeur de ton suffit chez Rembrandt, un voile d’encre peut signifier magnifiquement les songes d’une jeune fille endormie. Mais ce peut être une relative multitude d’éléments figuratifs ou formels qui semblent abuser du modèle ou servir son caractère. Chacun tient sa place, du « hallebardier » théâtral au second rôle ; et ceux-ci l’emportent parfois sur le modèle. 1. Faire apparaître la pose par l’arrière-plan, avec un décor neutre, non figuratif, par « taches » larges. Le lavis à l’encre et le fusain sont intéressants pour cette investigation, de 15 à 30 minutes environ, sur des formats moyens.

1b. Le lavis à l’encre est déterminé malgré des plans anarchiques (éléments de droite, en particulier dans l’arrièreplan…), les valeurs de tons existent et favorisent les volumes, le trait décidé les confirme, les masses ou lignes plus « abstraites » valorisent l’ensemble malgré les fautes (les deux bras qui ne cohabitent pas, la tête trop faible…).

1a. L’arrière-plan fait surgir la pose en pleine page. Le fusain, par touches « impressionnistes », propose la forme fugitive et la lumière vive émanant du corps. Le décor soutenu favorise cette situation et laisse filtrer des demiteintes. 84

Sé ances en a tel ier

2. Apprécier l’espace par la lumière sur des objets ou autres, en situation d’atelier : le décor doit sembler dominer le modèle.

2a. Cette sanguine propose un décor important, avec des personnages ajoutés. Les structures sont orchestrées avec une certaine ambiguïté quant à la perspective ; le modèle semble quelque peu en lévitation et dominant, même si les valeurs sont les mêmes que celles des objets. Les pieds du modèle devraient être plus importants que la tête, par exemple : lignes et rapports ne sont pas progressifs ni justes.

À méditer « Mon art est semblable à cet arbre dont les feuilles dévorées, qui ne se voient pas, sont plus importantes que celles qui sont intactes et se voient. Ce sont les feuilles invisibles qui nous enseignent qu’il s’agit d’un mûrier et que des vers le dévorent. Tel est mon art, fait d’absence, de manque, de silence, d’omission. » Naoya Shiga

2b. La pose appartient à l’ensemble par les lignes et les valeurs de couleur ; le blanc annonce un espace théâtralisé. Cette étude ne manque pas d’étrangeté, elle pourrait être poussée par des transparences ou des frottis sur les gris. Quelques lignes dans le décor participeraient à l’harmonie et à la frontalité, suggérée malgré des perspectives fausses.

3. Réaliser des études sur de petits formats, à la gouache, très largement peintes malgré l’espace. Témoigner des opacités de la technique, ou d’imaginables transparences obtenues par frottis sur la couche picturale sèche. Travailler pendant 10 à 20 minutes, en tenant compte des relations colorées entre la pose et l’arrière-plan.

3a. Étude forte et particulière, à la gouache, aux riches opacités. Le cadrage enserre efficacement la pose, le trait de différentes couleurs stabilise et donne de la vitalité à cet ensemble. Les froids et les chauds se concertent et font vibrer harmonieusement cette « miniature ».

3b. Les miroirs structurent l’espace tout en appartenant à l’arrière-plan puisque les touches de même manière et dans la même direction offensent l’idée de profondeur – et c’est intéressant ainsi. Les maladresses sont plutôt touchantes, entre anatomie approximative et naïveté de la position, des contours des miroirs ou de la chaise… 85

Le nu, modèle vivant

Temps long : drapés et duos Le couple observé ou imaginé, en relation ou non avec l’histoire de l’art, est très intéressant et pose un certain nombre de problèmes qu’il est passionnant de résoudre : la perception globale des deux poses au service d’un ensemble « monumental », les sentiments ou expressions de chaque modèle, complémentaires ou contradictoires… Le corps peut être en partie voilé. Ce dialogue d’effets et de textures permet des recherches pertinentes, impliquant contrastes et liaisons. La « quantité » du linge est importante pour organiser au mieux les rapports de formes et donner du sens à cette intervention sur le corps. Le modèle peut être en partie enveloppé par un drapé ou à l’intérieur d’un tissu, comme un sac, afin que l’on puisse lire les excroissances proposées : direction d’un coude et du bras, évocation d’une jambe…

4a. Malgré la tête imposante par rapport aux bras, au buste ou aux hanches, le pinceau en jus favorise une belle étude. Les couleurs et les gestes ne manquent pas de qualité ; les rapports de formes ne sont pas tout à fait justes (le tissu en particulier). L’arrière-plan soutenu fait surgir et flatte le visage légèrement « poudré », mais le trait pourrait être plus ferme par moments.

4. Réaliser une aquarelle ou un jus à l’essence d’un modèle drapé, dans un arrière-plan soutenu. Temps de travail : plus de 30 minutes, sur formats moyens. 5. Concevoir des duos, au crayon et à la peinture à l’huile, en esquisses largement brossées. La pose peut être liée à l’histoire de l’art, de façon marquée ou plus allusive. Format raisin ou demi-raisin ; temps de travail : 1 heure environ.

5b. Le modèle se tient devant une Olympia. Les verticales et les horizontales créent des rectangles recevant les trois femmes. La touche picturale provoque le mouvement et une palpable allégresse maîtrisée, entre l’ocre et la gamme des bruns-verts. L’étude pourrait être poursuivie par quelques plans ou lignes supplémentaires ou par des effacements : ligne de poitrine, trait de l’aine, graphisme des jambes… Il s’agit néanmoins d’un travail d’un réel intérêt.

Recherches personnelles Les prospections personnelles permettent d’expérimenter des gestes divers incarnant les touches les plus vivantes et les plus justes. Chaque élément, dont la touche picturale, participe du sens d’une peinture. Les notations rapides sur carnets de croquis sont la base de toutes les recherches artistiques ; en parallèle sont menées des études plus longues, à nourrir avec des techniques plus « complexes », comme la peinture à l’huile ou l’acrylique – tous les matériaux sont importants. Une palette étendue soutient une démarche rigoureuse.

4b. L’aquarelle cherche les plans d’ombre, le décor relativement soutenu renvoie le modèle en avant-scène ; la monumentalité du duo nous permet de participer à l’action. Transparence et énergie sont présentes, mais cette étude devrait se poursuivre afin de vérifier chaque espace : la courbe des trois blancs majeurs, sous la chaise, entre le dossier, le bras et la jambe adjacente, le drapé… Cela mériterait quelques reprises de valeurs ou de formes.

5a. Cette esquisse à l’huile en jus et demi-pâte, qui établit une certaine complicité avec Rembrandt, souffle son expressivité émouvante par touches nerveuses dans un camaïeu de terre et d’orangé. Le geste est généreux, l’auteur fait des recherches superbes, au-delà des apparences. D’autres esquisses techniquement encore plus justes vont suivre… 86

Sé ances en a tel ier

Observation

Imagination

6. Travailler la pose à la peinture à l’huile, en jus, demi-pâte ou pleine pâte. Les arrière-plans sont simples. Le temps de travail appartient à chacun, sur grand format, 50 x 65 cm au minimum.

7. Réaliser une interprétation colorée d’une pose, à l’huile éventuellement. Les arrière-plans sont suggérés, la priorité étant donnée au nu imaginaire. Cet exercice peut également être exécuté à l’aquarelle.

Ouvrages à consulter Paul Ardenne, L’Image corps, figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Paris, Éditions du Regard, 2001. Bernard Noël, Les Peintres du désir, Paris, Belfond, 1992.

7a. Cette pose imaginaire, en « ruptures » (position des pieds, des épaules…), est touchante, le geste est intense des masses jusqu’aux lignes. Fausse anatomie, fausse perspective, au service du sentiment…

6a. Huile puissante, frontale ; la peinture sculpte le corps, les traits labourent la matière. Cette esquisse est d’envergure malgré quelques failles (répartition de certains violets, dialogue entre les contours…) ; elle absorbe et rend sa picturalité par intermittence…

7b. Huile à vocation dantesque, opposition infernale des orangés et des verts, massivité des formes… L’esquisse peut bien entendu être techniquement épurée mais, entre la nécessité graphique et la position des touches picturales, chaque élément participe du contenu ultime.

Conseils Penser que tout votre corps peint, pas simplement l’outil et le bout des doigts. Il est utile de travailler debout, au chevalet par exemple, de prendre du recul le plus souvent possible, comme on l’a déjà évoqué. L’immersion dans l’espace du modèle et l’espace du support, l’avidité de recevoir et de comprendre, influent favorablement sur les « résultats » – et ceux-ci n’ont de sens que parce qu’ils sont remis en cause. Le doute est permanent.

6b. Pleine pâte généreuse (trop ?), larges plans. La lourdeur est irrecevable, comme la mièvrerie par ailleurs, ou l’anecdote et la « littérature »… La densité de l’expressionnisme n’exclut pas une certaine retenue, comme un double à la « violence », nécessaire à la haute peinture. Il faudrait donc affiner cette étude, son organisation graphique, les « coups de pinceau »… 87

Le nu, modèle vivant

Propos d’élève « La peinture a été la découverte tardive de mon existence. Elle s’est imposée par la nécessité de donner vie à des sensations, à des émotions accumulées dans mon Voyage. Peut-être pour les conserver. »

Séance 04

la profondeur, les raccourcis Le raccourci est une représentation déformée liée à la vue en perspective d’un objet. L’illusion de la troisième dimension est obtenue par le décroissement des formes et des valeurs de tons. Le regard est alors induit à pénétrer dans cet espace creusé par plans successifs, qui permet le surgissement des figures vers le regardeur afin « d’enseigner, d’émouvoir et de persuader ». Il s’agit de repositionner les proportions en traçant exactement les verticales, les horizontales et les obliques, d’observer ainsi les angles créés, de visualiser les quantités formelles. Le rapport au modèle est bien entendu important ; celui-ci participe à la réalisation et aux choix éventuels des poses et de leur difficulté progressive. Un raccourci trop complexe peut attendre une séance suivante : d’étude en étude, l’œil et la main s’apprivoisent.

Propos de modèle « On n’est pas nu lorsqu’on est ainsi… Étrange échange entre intérieur du corps et extérieur. » Marc « Je suis une infinité de corps. » Marion

L’observation humble côtoie l’imagination florissante. De fausses perspectives peuvent être plus émouvantes qu’une appréciation trop « exacte » : corriger le réel fait partie de l’engagement vers la perception intérieure, la subjectivité de la vue cautionne ces approches des plans de lumière et d’ombre – l’essentiel étant pour l’artiste de faire surgir des recherches « étonnantes », porteuses d’ouvertures. 1. Réaliser plusieurs études de raccourcis, par exemple une cuisse, un bras, une main… Le modèle est vu de face, les perspectives sont flagrantes ; il faut tracer les lignes de construction et visualiser les angles pour mettre en place cette situation. Consacrer dans un premier temps 15 à 20 minutes à ces études analytiques sur carnets de croquis, aux crayons ou au fusain.

1a. Il est dommage que les lignes de construction ne soient pas visibles : cela aurait corrigé le premier plan du pied et de la main (trop petits), et le decrescendo des valeurs. Les faiblesses graphiques et la répartition des lumières empêchent ce croquis d’être très juste en ce qui concerne les raccourcis.

Temps court : illusions et perspectives

À méditer « Dans le fond, la perspective est une structure de représentation qui a été inventée à un certain moment à travers des processus historiques très précis, et qui devient alors le mode de représentation du monde, mais qui finit par être tellement partagé qu’il n’a plus de sens en lui-même. Son sens dépend de l’emploi qu’on en fait en fonction des circonstances historiques, politiques, culturelles, philosophiques… » Daniel Arasse

Affronter les difficultés de la perspective et les résoudre apporte peu à peu confiance et sérénité sur ce point technique a priori délicat. Pour cela, il est important de choisir les angles de vue et les distances par rapport au modèle, de façon à affiner le regard et les perceptions synthétiques. Avec un travail régulier, de carnet en carnet, la technique devient plus sûre. 88

1b. Interprétation audacieuse d’une pose où les raccourcis d’une jambe, d’un bras, des épaules par rapport au dos sont abandonnés au profit du caractère général. Mais les fautes (la cuisse et son rythme vers le dos) et l’analyse rythmique (par exemple : bras-dos-jambes) indiquent un certain manque de rigueur dans cet exercice.

Sé ances en a tel ier

2. Travailler en tournant le dos au modèle, et en vérifiant le résultat au moment de chaque face-à-face. Études rapides à mener en quelques minutes, aux crayons, à la sanguine ou au fusain, sur carnets de croquis.

Temps long : la mise à nu, les libertés

À méditer « La peinture doit contenir quelque chose qui pense, et qui pense sans mots… » Daniel Arasse

Le nu est prétexte à des langages de toutes natures : ce peut être le croquis figuratif, avec une anatomie correcte (il fait référence), mais les interprétations sont également judicieuses, car elles bousculent les appréciations dites définitives. Le désir originel de percer les secrets de l’être passe par les membres et la tête sans cesse examinés. La peau est scrutée, surface aussi profonde que ses dessous, celle des onguents, du labeur, celle de l’autre, la peau caressée des enfants, historiée des vieillards – c’est un alphabet que chacun épuise et que le peintre encense ou détourne.

3b. Le dos s’extrait à peine de l’ombre épaisse, sa masse s’impose mais les structures du corps sont approximatives. Cela oscille entre figuration et traduction personnelle : relative logique des bras et danse plus libre des lignes de la colonne vertébrale, des fesses et des épaules. Les textures ne sont peut-être pas idéalement différenciées…

3. Le modèle vu de dos : étudier la lumière et les textures en ayant conscience de la profondeur dans laquelle il s’absorbe ou sur laquelle il s’appuie. Travailler à la peinture à l’huile ou à l’acrylique, pendant environ 45 minutes, sur grand format.

2a. Uniquement par taches, ce croquis en temps court laisse deviner le modèle, les masses sont articulées, le dialogue entre ombre, lumière et demi-teintes est relativement engagé. Étude fort utile pour la suite…

À méditer

2b. La ligne en perspective épouse bien l’espace, quelques taches sensibles structurent l’ensemble malgré quelques faiblesses de valeurs (cuisse, jambes…). Une ou deux valeurs de tons supplémentaires auraient été bénéfiques. Recherche déliée, entre observation et mémoire.

« Avec de simples troncs, peints ou sculptés croulant sous des mamelles trop lourdes, avec des peintures débordant de douceur et de moiteur de cuisses, Fautrier introduit bien avant certaine anthropométrie d’azur un langage corporel inavouable dans la peinture. » Christian Derouet

3a. Les tonalités et le rendu du modèle solide et du mur sont presque identiques. La lumière en demi-teinte installe les volumes, le trait épais autorise le corps et la chaise, le visage inquiet taillé à la serpe prolonge la force de l’ensemble. L’auteur est peut-être familier des principes de Rouault… 89

Le nu, modèle vivant

4. Réaliser une interprétation « enlevée » sans omettre la profondeur. Temps de travail : 30 à 45 minutes environ. Le temps proposé dépend de chacun et du déroulement du travail – un trait juste, une tache idéale obligent parfois à interrompre l’étude.

4a. Le raccourci du bras donnait à réfléchir ; techniquement, la pose statique joue avec la profondeur par des accents de demi-tons entre le mur et le modèle. Les verts froids s’éloignent et leur complémentaire, le rouge, anime cette « surface ». La verticalité est remise en cause par des obliques et les rythmes du linge lové comme un animal contre les murs… La texture du corps semble judicieusement plus « silencieuse » que toutes les autres.

Recherches personnelles Le corps comme paysage, le portrait nu, la nature morte comme « vie silencieuse » : l’artiste ausculte ce qui passe à sa portée et ce que ses rêves lui montrent. Il s’agit d’entrer dans la profondeur de la peinture… Le choix de la lumière-valeur ou de la lumière-couleur, le traitement des lignes et des masses, procurent l’illusion de pénétrer dans un univers stable et connu par ses trois dimensions. D’autres œuvres n’obligent pas à ce cheminement, leur frontalité provoque la largeur et la hauteur, seule la matière frémissante offre un déluge de possibilités imaginatives, et chacun reconstitue un espace labyrinthique aux multiples profondeurs. L’expérience acquise au fur et à mesure grâce au crayon et au pinceau aide à faire apparaître ces possibilités.

Observation 5. Proposer une série de corps verticaux, sans emphase. Ce sont des esquisses rapides à réaliser en 20 minutes, par exemple, dans différentes techniques, y compris techniques mixtes, sur formats moyens.

4b. Le modèle attentionné, légèrement incliné vers l’espace hors du cadre, hors du temps, paraît hiératique, grâce à ses couleurs et à ses touches et lignes vives, faussement fragiles comme éventuellement celles d’un Giacometti. L’arrière-plan brossé largement semble un peu trop exubérant.

Conseils Travailler le noir et blanc autant que la couleur. De la mimique à la caricature, rachitique ou vigoureux, le corps pèse, il a de la grandeur ou il est pleutre, ses muscles sont avérés, nerveux ou dociles, sa tête confirme ou infirme ces apparences. Voit-on en deçà de sa « pelure » ? Faut-il l’écorcher, de mille manières ? Est-il « supplicié » comme Marsyas ? De quelles manières la peinture le réalise-t-elle ? Ne rien entraver, même si cela paraît inconvenant, incongru, « provocateur ».

5a. Cette aquarelle saisit le spectre de la pose, amplement, sans excès ; même le bras très écrit fait sens. Des séries précieuses vont suivre… 90

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5b. Aquarelle et crayon définissent le modèle – mais maladroitement, la ligne traîne avec incertitude, les verts pâles du décor nuisent par leurs mouvements approximatifs. Une reprise est utile pour redonner un échange exact entre les deux techniques.

Imagination 6. Observer le modèle, en donner une étude figurative soulignant sa fragilité, son impermanence. Le support est libre ; carton ou papier de récupération sont les bienvenus.

6b. Pose offerte sur un lit qui augmente, comme aspiré vers le haut. La composition est intéressante, le graphisme vif. La faiblesse éventuelle des jambes, les lignes qui se démènent et résistent, font de cette mise à nu un instant saisissant.

6a. La longueur et l’étroitesse du buste, l’effacement du visage, la pose assise au bout d’un banc laissent présager la fugacité de la présence. Le coup de pinceau est au contraire énergique, le décor éclatant dans deux directions. Le sol, ou trou noir, semble inquiétant… 91

Le nu, modèle vivant

Propos de modèle « Donner le meilleur de soi pour se laisser capturer par le regard… » Marc « C’est une métamorphose permanente. » Marion

Séance 05 à la manière de

Propos d’élève « Dessiner un corps humain, c’est s’asseoir devant un miroir trouble et quelquefois parvenir à entrevoir son âme… »

Après des études et des croquis figuratifs, la relation au modèle implique des impressions pénétrantes dans lesquelles des caractères se révèlent, entre objectivité du corps présent et subjectivité émotionnelle. Des esquisses de mémoire font paraître des « pistes » de travail, de salutaires réflexions, une expression particulière peut-être. Le modèle est dévoilé… autant que le dessinateur. L’interprétation fait surgir des remises en cause de l’anatomie, elle oblige à poser un concept, éventuellement, ou, de manière plus instinctive, elle révèle des traits, des masses, une attitude nouvelle, peut-être une autre manière de tenir l’outil…

1a. Portrait déterminé, à partir duquel descend un corps disproportionné mais à considérer longuement. Il est dommage que la répartition des valeurs des masses et des lignes ne soit pas tout à fait réussie, en particulier au niveau de l’accrochage des membres, mais des triangles accompagnent la même forme générale. Saisir l’échange entre le visage et les mains…

Le dessin est à l’origine, il fait apparaître un signe à vocation monumentale ou intime, olympien ou modeste. L’épique côtoie le journalier. Une discrète trace corporelle peut engager l’aventure par laquelle on découvre et l’on est découvert. L’histoire de l’art est essentielle pour une formation rigoureuse. Des pochades devant les maîtres favorisent grandement la connaissance du « métier » et l’appréhension de son propre vocabulaire plastique et sensible.

Temps court : pochades et mémoire La lecture de biographies, autobiographies, écrits d’artistes, exégèses ou histoires de l’art enrichit les connaissances (voir la bibliographie en fin d’ouvrage), même si trop de savoir peut annihiler une démarche, la rendre parfois trop intellectuelle. La reproduction photographique des œuvres ne remplace pas le contact direct, mais on peut parfois s’appuyer sur elle pour conduire un projet. Réaliser par exemple des pochades, quelques « copies » de dessins, puis reproduire la même étude de mémoire, est bénéfique. Il s’agit d’alterner les temps courts, vivement, avec ceux qui permettent une méditation lente. Ces croquis de mémoire doivent être constants, ils obligent à regarder intensément, le crayon à la main ou non, et permettent d’archiver de multiples attitudes. 1. Interpréter diverses poses en n’observant le modèle que rarement. Ainsi la mémoire agit, les croquis peuvent être maladroits mais intéressants. Travailler au fusain en privilégiant les grands formats. Temps de travail : entre 15 et 20 minutes.

1b. Un lavis à l’encre mémorisé partiellement, les rythmes des plans circulent plutôt bien. La position de la tête est inexacte, l’abandon du pied droit du modèle est dommageable pour l’élan global. Une tache servant d’appui semble également nécessaire… 92

Sé ances en a tel ier

2. Réaliser de mémoire des études de poses vues précédemment. Il est préférable d’engager ce travail sur un carnet de croquis, puis éventuellement à l’aide d’une technique de la couleur : aquarelle, crayons de couleurs, pastels…

À méditer « Il y aura un œil encore, un œil inconnu, à côté du nôtre : muet sous une paupière de roche. Venez, forcez votre galerie. » Paul Celan

2b. Essentiellement au trait sensible, cet orant s’isole dans l’espace où le vide travaille. La taille importante de la tête et la petitesse des membres inférieurs n’enlèvent pas énormément de sensations que dégage ce croquis simple.

2a. Des incohérences anatomiques (faiblesse d’un bras, forme de la tête…) desservent ce croquis, mais la mise en espace et la texture sont intéressantes. Un temps court de reprise apporterait la nervosité utile à la partie haute, par exemple…

3b. Trio semi-figuratif, à l’huile parfois en pleine pâte, schématique, à l’agencement géométrique et harmonisé par les couleurs. Cette recherche est intrigante, mais le premier personnage semble plus mou et est à reprendre, en particulier pour les membres inférieurs…

Temps long : dialogue figuration, non-figuration L’histoire de l’art offre des variantes instructives de l’approche du corps, comme morphologie ou comme lieu d’échanges, centre d’énergies vitales. Très écrit ou sommairement dessiné, le corps s’incarne et s’efface tout autant, une trace, un signe, à vocation universelle le représente sur une paroi ou un tissu. Il est nécessaire de comprendre les lignes ou les plans des non-figurations du XXe siècle tout en les abordant par rapport à d’autres périodes et sous d’autres latitudes, afin d’éloigner toute polémique stérile entre la figuration et son double. 3. Après observation du modèle, choisir et concevoir le passage de la figuration à la non-figuration. Le corps se départit de ses formes traditionnelles, en respectant la cohérence plastique. Temps de travail : 1 heure ou plus, sur grand format de préférence.

3a. Très intéressante interprétation formelle, cette étude à l’huile plie intelligemment la surface à sa convenance, par opposition des deux masses et par la ligne jaune d’un vague horizon. La matière jongle entre opacités et transparences, l’aspect éventuellement sec et angulaire est repoussé par des touches picturales plus sensuelles. Il est toujours important de vérifier la dimension poétique, pour s’éloigner d’un premier jet à convenance trop décorative par exemple, ou trop « facile », à effets esthétisants…

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Le nu, modèle vivant

4. Réaliser des pochades à la manière des cubistes ou des expressionnistes. Il s’agit d’un temps de travail important, comprenant des études préalables au crayon. Travailler à la peinture à l’huile, à la gouache ou à l’acrylique, sur moyens formats.

plâtres, fréquents dans les salles de musées, aident à saisir les corps et leurs positions, et n’excluent pas les interprétations. Les décors architecturaux ou végétaux proches des œuvres interviennent également dans les exercices, par le dialogue qui s’établit. Il est également nécessaire d’appréhender le nu en fonction du contexte culturel, comme nous l’avons évoqué ici à plusieurs reprises. Cela permet d’affiner son propre travail, éventuellement de remettre en cause attitudes et savoirs. Un musée tel que celui du Quai Branly, à Paris, constitue un lieu d’échanges, combattant les idées reçues et obligeant à un certain nomadisme intellectuel salvateur.

Observation 4a. La pose est en relation avec De Kooning. La vigueur expressionniste est exemplaire malgré quelques mollesses d’un pied, d’une chaise, la répartition des carmins ou la partie droite de l’image. Cette étude va se prolonger par d’autres, plus approfondies…

5. La pose est tenue par le modèle ; lui est associé dans l’atelier un moulage en plâtre de L’Esclave mourant de Michel-Ange. Réaliser des esquisses, de la sanguine à la peinture à l’huile, sur grands formats.

4b. Cette huile en pâte à problématique cubiste cherche la simplicité de plans géométriques, mais la forme du haut n’est pas en rapport avec l’autre moitié du corps, jambes et cuisses d’une conception opposée au buste et à la tête ; le décor ne fonctionne pas, semble-t-il, avec le projet du personnage. Des contresens plastiques méritent d’être corrigés, en particulier la rondeur inutile de la tête.

Conseils À partir du catalogue d’exposition Copier Créer (1993, musée du Louvre, Paris, Réunion des Musées nationaux), apprécier et réaliser des pochades d’après certaines reproductions « lisibles ». Par exemple Œdipe et le Sphinx d’après Ingres, Bacon (1983) ; Le Mauvais Larron d’après Le Calvaire de Mantegna, Degas (vers 1856) ; Homme nu assis, de profil, d’après Andrea del Sarto, Redon (vers 1860-1870) ; Naïade d’après Le Débarquement de Marie de Médicis de Rubens, Delacroix (vers 1822) ; Étude d’après Satyre dansant, réplique romaine d’un original du IIe siècle av. J.-C., Cézanne (vers 1894-1898) ; Lotar III, d’après le Scribe accroupi, Sakkarah, vers 2620-2350 av. J.-C., Giacometti (1965)… Travailler au crayon, à l’huile, en modelage de terre… Ces pochades peuvent être ensuite interprétées librement, les originaux ayant si possible été consultés et croqués sur place. Braconner l’histoire de l’art est un « devoir » que les maîtres ont suivi !

Recherches personnelles La Vénus de Milo (vers 130-100 av. J.-C.) ne protège plus son corps de marbre meurtri, elle inspire, malgré l’accolade respectueuse et le désir, sa monumentalité et sa fonction tiennent à distance (voir l’interprétation de Jim Dine, Black Vénus, 1991). Car le dessinateur s’inspire d’œuvres peintes, mais aussi de sculptures. Chaque musée ou jardin public possède ses volumes, uniques ou en groupes, qui constituent des outils de travail parfaitement intéressants : leur masse, la façon dont ils accrochent la lumière et dont elle évolue, leurs lignes, leurs structures simples ou complexes incitent au dessin. Les 94

5a. Sur cette sanguine exécutée avec une certaine gaucherie, la mise en espace est peu convaincante. Le sol, la chaise, la disposition des valeurs sont incertains, on remarque des faiblesses linéaires, la présence unique d’un pied très écrit… Tout cela mérite d’autres croquis d’analyse, mais la fragilité de l’ensemble, due aux tremblements des lignes sensibles, ne laisse probablement pas indifférent.

Sé ances en a tel ier

Imagination

Ouvrages à consulter

6. Exprimer le sentiment d’apparition et de disparition par des croquis et des esquisses (anatomies instables, énergies et flux).

5b. L’interprétation personnelle caractérise cette huile brossée amplement, l’expression du visage souligne la satisfaction d’être à proximité de Michel-Ange (!), le contraste du modèle absorbant tout l’espace et la quantité de « l’esclave » de dos, donnant de l’ampleur au socle, est intéressante. Les formes archaïsantes sont denses, le trait puissant recherche la forme « juste ». La matière sera certainement reprise…

Le Corps en morceaux, catalogue d’exposition, Paris, musée d’Orsay, Réunion des Musées nationaux, 1990. Jeux des nuages et de la pluie. L’art d’aimer en Chine, ouvrage collectif, Fribourg, Office du Livre, 1979.

6a. Palpitation des couleurs, trait presque inexistant, touche énergique, enveloppe très soutenue dans laquelle le modèle apparaît provisoirement : le tout donne à cette peinture un charme assez saisissant, malgré certains abandons formels (pied gauche du modèle, cheville….). Une série d’études similaires pourrait perfectionner la recherche.

6b. Ces jus à l’essence se manifestent ostensiblement. Les formes, la prépondérance des gestes amples, les demi-teintes : le tout favorise ces demi-déesses d’outre-temps. Une série en pâte pourrait couronner ces « fouilles » d’un grand intérêt…

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Le nu, modèle vivant

Propos d’élève « Quel bonheur cet instant où une infime parcelle de vie naît sous les doigts… »

nus

Séance 06 au miroir

Propos de modèle Le miroir est un objet fréquent dans les ateliers, il permet d’étudier le reflet du travail en cours, de constater la mise en situation et de prendre le recul nécessaire : à distance, l’analyse des réussites et des erreurs est plus probante. Symboliquement, son rôle est multiple : qui regarde qui ? le peintre est-il visible ? son reflet dans le miroir a-t-il un sens ? de quelle matière picturale parle-t-on ? que voit le modèle peint ? quelle « présence » invisible le miroir reflète-t-il ? Il y a là un refus de rendre « l’image », des rapports complexes à la « beauté » et à son alter ego, la « laideur », entre instantané et lenteur… L’histoire de l’homme et de ses expressions artistiques, de ses empreintes littéraires et philosophiques, permet d’affiner nos connaissances et nos états d’âme. Il s’agit de ressentir la dualité du « toucher » et du « voir », cette dominante en apparence contradictoire n’empêchant aucunement

« La pose ou l’attitude que je prends habille ma nudité… » Marc « Dans la pose, déjà l’acte de création : être modèle c’est parvenir à se mettre à la place de l’artiste et à voir à travers son regard. » Marion

1a. Croquis quelque peu brouillon, des lignes inutiles ou certaines fautes d’anatomie (jambes, semble-t-il, par rapport à l’importance du dos…) parasitent la lecture, mais la manière vive de dessiner, la position des « modèles », certains traits (tête, épaules, descente vers le bras…) promettent des temps meilleurs. Il est possible de poursuivre cette étude (sans la gomme !) en montant les valeurs et en affirmant quelques lignes, pour simplifier le premier plan par exemple. 96

les cinq sens d’être en éveil pour la reconnaissance du « modèle vivant ». Des études d’œuvres où le miroir agit sont bienvenues, ainsi que des croquis au musée, où abondent souvent glaces et fenêtres, et des esquisses de mémoire, qui permettent d’approfondir la direction du travail engagé…

Temps court : le miroir et son double Miroir sarcophage ou lieu de passage, miroir leurre ou vitre sur laquelle glisse le regard au mépris du réel inventé, cet objet « sacré » est fort utile à l’invention artistique… Le corps du peintre retenu par la peinture côtoie celui du modèle, reflet de luimême et néanmoins un « autre ». Il est indispensable de réaliser de nombreux croquis, et pour cela le piège des miroirs est fort utile : il emprisonne l’espace défini par son cadre, permet l’autoportrait ou la représentation du corps en pied. Ces exercices sont très intéressants sur le plan technique pour l’appréhension des reflets et de leurs valeurs de tons ; sur le plan émotionnel, ils offrent des sensations et des profondeurs particulières, cela dans des cadres géométriques. 1. Dans la même étude, travailler le modèle au miroir ainsi que votre présence. Techniques : crayons, fusain, sanguine sur carnet de croquis de format moyen. Temps de travail : 20 minutes environ.

1b. Ce croquis est un peu faible, malgré une mise en espace efficace. Des tonalités et un travail graphique devraient se poursuivre, en étant vigilant à propos des plans successifs. Le pied écrit de même nature que le fessier, le coussin, ou la ligne de table : tout ceci mériterait des variations, ainsi que le volume du dos.

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2. Réaliser une étude de nu au miroir. Travailler au crayon ou au pastel, sur format moyen. Temps de travail n’excédant pas 30 minutes.

3b. La pose est assaillie par un animal semble-t-il dans son miroir, énergie des couleurs et de la touche picturale ; cet ensemble crée une construction aérienne et passionnée. Le mouvement est extrême, l’exaltation sans limites, par de francs coups de pinceau au service de la peinture seulement.

Temps long : le modèle et l’histoire La lecture des œuvres d’art, les divers témoignages d’une époque, l’adhésion aux concepts et théories dominants ou leur refus, la vigilance critique, apportent des ensembles interrogatifs, des pistes de réflexion et d’audace. Revoir les gammes de nus et leurs multiples « transparences ou opacités » permet d’entreprendre des pochades et des interprétations de ces corps infinis, quelles que soient la culture et la civilisation. Observer le corps médiéval ou asiatique, issu de l’Océanie ou de la Perse…

2a. Duo intéressant par sa composition et son choix coloré ; le dos pourrait être plus subtilement travaillé, de même que le volume, la répartition des valeurs, les lignes de hanches inexistantes, la sécheresse des épaules, la faute de bras… Tous ces points amoindrissent la qualité générale et celle du reflet : il faut les reprendre.

3. Réaliser une pochade ou une interprétation à partir d’une œuvre dans laquelle le miroir s’impose. Opter pour la gouache, l’acrylique ou la peinture à l’huile, sur différents formats. Temps de travail : environ 45 minutes.

3a. À partir de Rouault, cette huile étonnante, d’une belle facture, donne à voir le nu et son reflet ainsi que la pose dans l’atelier. La picturalité est bien réelle, force et poésie s’entremêlent sous la couleur, la lumière et ses contrastes, et cette façon physique et tendre de « bousculer » la matière sert les personnes présentes dans tous leurs états… si possible jusqu’aux mystères de l’esprit.

Conseils La lecture autour de l’histoire des arts, des techniques, de toute période ou culture, fait partie intégrante de la recherche artistique. Par conséquent, il est indispensable de prendre des notes sur carnets, conciliant observations, copies et pochades, notes de toutes natures, sensations, émotions, réflexions… Le tout resurgira dans le travail à long terme. Le moindre signe peut activer de nouvelles libertés…

2b. On note quelques fautes d’anatomie, dont le rapport entre la tête et les parties du corps ; les jambes ne sont pas justes. Ce croquis simple aux valeurs nuancées est aimable, il manque probablement d’un peu de force, d’accents, de décision. 97

Le nu, modèle vivant

4. De mémoire ou en présence du modèle, donner une esquisse à l’huile diluée en jus. L’espace et le miroir doivent avoir un rôle important. Temps de travail : 1 heure environ, format raisin.

Recherches personnelles Observation La mobilité est indispensable en peinture, le pinceau peut à tout moment intervenir en ajoutant, mais également en effaçant une partie ou un ensemble conséquent afin de définir un contenu plus pertinent. La tendance est souvent à l’ajout plutôt qu’à la soustraction. Éloigner, faire disparaître en partie, créer un halo protecteur, mettre à distance le contenu, peut pourtant ajouter à la magie de l’énigme. 5. Après des croquis rapides signifiant simplement miroir et modèle, réaliser des études « d’effacement » des corps, comme des vitres voilées.

4a. Interprétation qui pourrait être humoristique, en une étrange galerie des glaces, labyrinthe sans fin où tous les doubles se mirent (!). L’étude est vive, voilà un premier ton qui en sollicite d’autres, tout aussi expressifs, plus approfondis dans l’organisation des touches…

4b. La double simplicité et la mise en espace sont intéressantes. Il faudrait vérifier la voûte blanche, sa place, sa quantité, sa courbe, revoir les rapports de formes. Le sol mouvant également dans le miroir fait sens ; il y a moyen d’être plus « clair » pour ce qui est de la pose figurative et de son reflet plus archaïsant.

5a. Avec des traces de blanc à la gouache, appliquées à l’aide d’une brosse, cet ensemble solidement planté commence à s’effacer. Il est possible d’aller un peu plus loin pour rendre cette image plus souple et plus intrigante.

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5b. À larges gestes à la brosse, à l’huile, cette esquisse prend tournure. Le modèle et les miroirs font famille. La chaise pourrait être reprise : sa forme, son trait en lisière de surface, les touches blanches simplifieraient en créant une meilleure unité, tout en structurant mieux l’espace et chaque plan.

Sé ances en a tel ier

Ouvrages à consulter

Imagination Relier le nu à l’animal suppose des connaissances muséales, car les œuvres, y compris décoratives, incitent à ces investigations. L’anthropomorphisation du monde animal, les caricatures, les symbolismes culturels, sont à prendre en compte, ainsi que les représentations de l’animal dans l’art : le chacal, l’oiseau, le cygne, le dragon, le taureau, l’escargot, le chien, les crustacés dont le homard, le cheval ennobli… et l’homme-singe, minotaure, aigle…

Il faut revoir la place de l’animal chez des artistes tels que Germaine Richier, Annette Messager, Louise Bourgeois, Pierre Alechinsky, Paul Rebeyrolle, les métamorphoses des surréalistes, les peintres « naïfs » haïtiens comme Jasmin Joseph ou Préfète Dufaut…

L’Âme au corps : arts et sciences, catalogue d’exposition, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, Réunion des Musées nationaux, 1993. Gérard-Georges Lemaire, Le Douanier Rousseau, Paris, Cercle d’Art, 1997. Valère Novarina, Le Discours aux animaux, Paris, POL, 1987.

6. Réaliser plusieurs nus suggérés, animaliers, liés à l’histoire de l’art, proches de la non-figuration…

À méditer « Le modèle, pour les autres, c’est un renseignement. Moi, c’est quelque chose qui m’arrête. C’est le foyer de mon énergie. Je dessine tout près du modèle – en lui-même – les yeux à moins d’un mètre du modèle, et les genoux pouvant toucher les genoux. » Henri Matisse à Louis Aragon « Quand je prends un nouveau modèle, c’est dans son abandon au repos que je devine la pose qui lui convient et dont je me rends esclave. » Henri Matisse

6a. C’est un bon moment graphique et une idéale métamorphose mise en page, entre pleins et vides justes. Le « modèle » va bondir sur ses sabots et obtient du regardeur un goût accru pour l’imaginaire rituel à suivre… 6b. Quel insecte avec son cadre nous observe par ses membres ? Bien sûr, le visage sans ses accessoires semble bienveillant par sa rondeur et sa coiffure soignée ! Le pinceau virevolte dans une lumière matinale et la chaleur de l’aube, l’insecte femelle va déployer sa texture…

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Le nu, modèle vivant

Propos de modèle « Il faut donner au corps de la contenance dans la pose… » Marc

Séance 07 le duo Il est intéressant de mettre un couple en situation, qu’il soit composé de personnes de sexes opposés ou non. Les appréciations plastiques, les rappels physiques ou psychologiques, les attirances ou l’éventuelle opposition, les attitudes face à la lumière, la manière dont celle-ci s’approprie les surfaces, par des liaisons de valeurs de tons ou par des antagonismes, obligent aux choix techniques. Bien entendu, il faut lire la globalité des deux modèles, apprécier leurs distances ou leurs proximités, humaines et anatomiques. La prise en compte des pleins et des vides permet une construction « sculpturale » rigou-

1a. Croquis en carnet, première annotation afin de saisir la pose globale, les sensations, par un graphisme décidé ; les fautes d’anatomie vont s’estomper et prendre du sens. Les rythmes sont observés, les échanges et les passages entre les formes également.

reuse… L’expression générale et le contenu, la sagacité imaginative, provoquent des choix artistiques structurels et colorés. La touche picturale participe également au contenu définitif, imposé ou surgissant – accepter que la peinture fasse signe… Chaque élément de la toile est en effet fondamentalement au service de ce que l’on veut dire.

Temps court : le proche et la distance Le corps à corps et le tête-à-tête établissent des impressions fortes, les entrelacs des passions personnelles s’étirent : les modèles ne sont pas des « figurants » anodins, ils font naître des émotions à traduire, loin des théories, au cœur d’un acte méditatif et actif. « Toute forme est la projection d’une autre forme selon certain point de vue et certaine distance », écrit Duchamp dans ses notes de La Boîte verte. Il est ainsi intéressant de suivre le lent mouvement des deux corps transposant leur état général comme le lent déplacement d’un « monstre », entre forme et formation. 1. Réaliser plusieurs croquis des deux modèles, dans diverses situations : modèles liés ou éloignés, exprimant des sentiments contradictoires (affection, indifférence)… Travailler avec divers crayons sur carnet de croquis, pendant 5 à 20 minutes. 2. Esquisser les deux modèles en relation avec un ou plusieurs drapés. Travailler à l’aquarelle sur des formats moyens, pendant environ 30 minutes.

1b. Ce fusain exprime avec bonhomie la complicité entre les modèles, et une monumentalité attrayante. D’étude en étude, des émotions plus subtilement rendues vont naître, ainsi que l’appréciation de la lumière, entre connivence ou opposition…

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2a. Cette aquarelle est donnée vivement, les drapés lient le duo, l’harmonie est présente. Il est dommage qu’une des jambes du modèle masculin soit perturbée par une tache et une ligne un peu systématique. Un ou deux autres points seront examinés et rectifiés aisément : une valeur d’un bras féminin, une ligne de menton du second modèle…

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3. Esquisser la forme globale du mouvement du couple, entre agrégation et intervalle, sur un carnet de croquis.

2b. Dans cette aquarelle solide, les valeurs de la lumière et de l’ombre, la rigueur des plans, une ligne ou deux mériteraient d’être revues. Certaines intensités seraient également à reprendre : un bras faible, le rapport graphique entre ce bras et la cuisse, la jambe droite du modèle au premier plan… Peut-être la justesse des plans de chevelure apporterait-elle de l’aide pour les corrections… D’autre part, ne pas perdre de vue l’intention.

3a. La forme générale est bienvenue, les taches orchestrent la lumière contrastée intensément avec les bruns soutenus. Olympia et sa servante sont rompues par la pose du modèle masculin, des frottis linéaires partagent des rythmes plus calligraphiques, le vide tient son rôle.

3b. Ce duo au fusain s’inscrit sur un rectangle de mêmes valeurs. La texture est approximative, peu travaillée. Il serait utile de reprendre ou de poursuivre par ailleurs cette recherche, en conservant symboliquement le lieu et les deux bras tendrement disposés sur les corps.

Temps long : couple et accessoires

Conseils Observer sans cesse, apprécier les déplacements, leurs lignes provisoires, au même moment accueillir l’imaginaire et ses formes « nouvelles ». Ne pas céder au premier jet, tout en accueillant la spontanéité avec confiance. Savoir arrêter au bon moment la recherche demande expérience et lucidité ; d’étude en étude, d’échec en réussite, cette disposition prend place. Travailler avec plusieurs modèles est une chance ; ne pas se contenter d’une seule version, mais affronter toutes les directions, même les plus insolites ou « provocatrices ». L’art est un espace des possibles, sans honte ni tabou.

4. Concevoir une pochade d’après Bonnard, L’Homme et la Femme (1900, musée d’Orsay, Paris), par exemple.

4b. Très belle esquisse à l’huile, suggérant les tensions picturales et psychologiques. La chaleur répond à la gamme des verts-gris, la brosse rythme particulièrement chacun des lieux de la peinture. 4a. Superbe esquisse à l’huile, généreuse, sensuelle, autoritaire. 101

Le nu, modèle vivant

5. Dessiner le couple en tenant compte de la lumière et des valeurs. Étude à la sanguine, sur grand format. Il s’agit de pousser l’analyse de la lumière et du mouvement, de rendre la matière vivante. Temps de travail : 1 heure environ.

5a. Le dynamisme est indiqué par l’amplitude du mouvement et de quelques masses, malgré des indécisions. L’anatomie oscille entre réussites et maladresses (pieds, mains, quantité des bras…) mais la totalité de la pose oblige à la curiosité, les têtes « jivaros » et la différence esthétique des modèles l’imposent probablement…

6a. Drapés et adossement participent de la forme. Ce dessin sensitif éperonne le réel, même si bien sûr quelques lignes vacillent. Il provient d’une série de nombreux croquis du même ordre, réalisés avec exigence, intuition et connaissance.

Propos d’élève « J’étais curieuse de me découvrir face à un modèle nu… je ne me suis pas déçue… »

5b. La lumière est délicate, les valeurs subtilement posées, le tout ne manque pas de saveur ; quelques fautes (le bras du premier modèle, une main chétive, quelques erreurs de proportions…), mais le travail à la sanguine ne sombre pas dans le relâchement, ni dans le labeur et l’ennui.

6b. Là encore, le trait incisif multiplie la pose, un trident fait écho à l’assemblage des mains, la ligne est ferme et heureusement vulnérable (!)… 102

6. Ajouter quelques accessoires à la pose : drapés, objets, meubles… En effet, l’espace des modèles, neutre ou composé, sert le sens du couple. Des éléments décoratifs peuvent participer à la traduction de sensations particulières ; il faut choisir et mettre en place le nécessaire, sans céder aux artifices.

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Imagination

Recherches personnelles Observation 7. À partir de nus dans une œuvre, recomposer une scène en deux versions, européenne et orientale. Il s’agit donc de deux études indépendantes, sur format au choix. Des croquis préparatoires sont indispensables. Choisir ainsi une œuvre et une époque, c’est approfondir l’enseignement, connaître l’évolution du goût, l’histoire des styles et l’iconographie afférente. Les lectures et l’introspection lente au musée permettent d’éclairer sa lanterne… Les notes et croquis sur carnets encouragent un travail conséquent qui resurgira dans les recherches ultérieures.

À méditer

8. À partir de la thématique « le couple dans tous ses états », réaliser des croquis préparatoires où toutes les interprétations sont possibles. Choisir ensuite celle qui correspond à ce que vous voulez exprimer essentiellement. Techniques mixtes sur grand format.

« Ce n’était plus la forme extérieure des êtres qui m’intéressait, mais ce que je sentais affectivement dans ma vie. (Pendant toutes les années précédentes, époque de l’académie, il y avait eu pour moi un contraste désagréable entre la vie et le travail, l’un empêchait l’autre, je ne trouvais pas de solution. Le fait de vouloir copier un corps à heures fixes, et un corps qui m’était par ailleurs indifférent, me semblait une activité fausse à la base, bête, et qui me faisait perdre des heures de vie.) Il ne s’agissait plus de présenter une figure extérieurement ressemblante, mais de vivre et de ne réaliser que ce qui m’avait affecté, ou que je désirais. Mais tout ceci alternait, se contredisait, et continuait par contraste. » Alberto Giacometti

Ouvrages à consulter Bonnard : petit journal des enfants, catalogue d’exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, 1984. Carla Coco, Harem : l’Orient amoureux, Paris, Mengès, 1997. Le Nu au XXe siècle, catalogue d’exposition, Saint-Paul-de-Vence, Fondation Maeght, 2000.

7a. Très beau duo pictural ; les couleurs dansent au son du clairon des gestes, la matière vivante favorise le libertinage de la scène, euphorie liquide ou aérienne, qu’importe l’anatomie ! Joli morceau de bravoure !

8a. Cette aquarelle sur crayon annonce les cadences et la houle de la danse. Les blancs du papier sont plutôt bien répartis, la franchise des couleurs exprime un sentiment de plénitude probablement, plaisir de la lumière ; quelques valeurs de plus pourraient se joindre à elles…

7b. Croquis observé à partir d’un dessin en couleurs sur papier (anonyme, dynastie Qing). La ligne court aisément… Il est nécessaire de renouveler l’expérience en approfondissant ce sujet, érotique, chinois, intitulé Figure libre, et d’autre part les concepts qui régissent le nu en Asie, en référence à François Jullien, Le Nu impossible, déjà mentionné.

8b. Gouache et aquarelle où les aplats dominent, à l’aide d’un certain cloisonnisme ; seul le bleu refroidit l’ensemble et son parcours à proximité du violet évite un choc trop important. Le bras trop petit paraît maladroit ; il est probable qu’il ajoute un intérêt émotionnel à cette étude. 103

Le nu, modèle vivant

Propos de modèle « Les regards qui me pénètrent sont comme des flèches… » Marc « Poser nue, c’est me glisser dans une seconde peau » Marion

Séance 08

art

et

histoires Temps court : à partir de

L’appropriation de nus célèbres permet de ressentir et de savoir, progressivement, les raisons « objectives », certainement, qui en font des créations importantes, voire essentielles, pour l’histoire de l’homme, occidental, universel – sachant que toute culture, toute époque, porte ses chefs-d’œuvre… Elles sollicitent la vivacité intellectuelle et morale, exigent que l’on s’empare d’elles afin de prolonger leur « histoire ». Le plaisir extrême et les questionnements existentiels et spirituels qu’elles ne manquent pas de délivrer comme un parfum tenace obligent à l’acte de voir vraiment, et à celui de dessiner et de peindre… Le musée est ainsi un espace avec lequel on doit « jouer », sérieusement, modifier

1a. Huile surprenante, dans la diagonale ; le modèle semble gravir une paroi sur laquelle une lave en voie de refroidissement lui réclame des efforts devant la chorégraphie des sirènes. La touche est enlevée, et, même si on note quelques raideurs inutiles, cette esquisse éventuellement à prolonger ne manque pas de rythme.

1b. Aquarelle dynamique ; le modèle est emporté dans les vagues. Le dessin travaille, la couleur est peutêtre un peu salie par le manque de maîtrise des transparences et de la technique (on ne peut malaxer le pigment…).

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les regards, oser pour de saines raisons artistiques et humaines une attitude effrontée et malmenant les concepts. Il est important de comprendre les influences réciproques, chaque époque bravant ou prolongeant la précédente. Engager toutes sortes d’études et de libres pochades augmente les connaissances et peaufine un authentique engagement auprès de la peinture…

Apprendre, pour beaucoup d’artistes, consiste à fréquenter très régulièrement les lieux où l’art se donne à voir – ateliers, galeries, centres culturels… –, l’esprit critique, et constructeur, en éveil. Le quotidien vécu et observé avec enthousiasme et voracité est l’autre pôle de l’apprentissage journalier : prendre notes écrites et dessinées devient un automatisme où la nécessité se joint au plaisir. Interpréter après contemplation requiert une grande mobilité imaginative. Les espaces peuvent être modifiés, ainsi que les choix colorés, la ligne peut induire d’autres sens… La personnalité de l’interprète agit en profondeur. 1. Travailler en reprenant un détail des Trois sirènes de Rubens (musée du Louvre, Paris). Intégrer éventuellement à l’étude le modèle de l’atelier. Temps de travail : moins de 30 minutes.

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2. Réaliser des études à la sanguine ou à l’huile à partir du Sommeil de Courbet (1866, musée d’Orsay, Paris), voir p. 00 en intégrant le modèle. Travailler 30 minutes environ sur format moyen.

2a. Le modèle est au premier plan, les jambes s’éloignent mais la tête est trop imposante et sa rondeur atone. L’harmonie des gris ocrés est de qualité. L’antre de tons soutenus renvoie le couple ambigu des dormeuses vers l’impassible premier plan, les courbes accordent l’espace.

2b. Que tente le faune à la sanguine ? Il contemple, découvre le « sommeil », la ligne sanguine pierre noire est intense, les hachures forment les plans et la lumière. Voilà un dessin de constructeur qui n’exclut pas les sentiments.

3. Réaliser une série d’interprétations en étant vigilant à l’espace et à la couleur, à partir de la Danaé (1560, musée du Prado, Madrid) ou de la Vénus d’Urbin (1538, Galerie des Offices, Florence) de Titien. Travailler à l’aquarelle sur petit format pendant 30 minutes environ.

À méditer

3a. Aquarelle d’envergure, menée tambour battant. La couleur (les trois primaires) est dite sans faille, la scène est organisée dans un espace relativement complexe. Le trait remplit son office avec vigueur. La virgule du petit chien ponctue le premier plan ; il est joyeux ou grave de suivre les pulsations, les passages et les ruptures de cette étude.

« Inutile de faire comme si l’on ne savait rien : l’histoire est toujours… rétrospective (qu’on nous pardonne cette évidence) mais sa narration prétend ignorer, non sans pharisaïsme, l’épilogue où culmine son schéma causal aussi faut-il inverser la donne pour exorciser la théologie de l’anamnèse. Ce perspectivisme à rebours ne favorise pas seulement l’étiologie du symptôme. En viciant la chronologie, en faussant les repères, en sabotant les déterminismes, on joue plus librement avec les images. Et surtout peut-être, on les entend mieux. » Régis Michel

3b. La Vénus aquarellée s’octroie le modèle au premier plan. Il manque des éléments évocateurs chers à Titien, mais l’étude n’est pas sans intérêt : choix des couleurs, situation dans des charpentes rectangulaires. La servante sans fin se penche négligemment vers sa maîtresse alanguie ou nerveuse, étendue sur une longue couche violette – assomption ou mise au tombeau. Un drapé vert repousse la luminescence du corps admiré peut-être par cette modeste pose de dos au pied de l’énorme lit.

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Le nu, modèle vivant

Temps long : Goya et Manet

Propos d’élève « Quelle aventure prodigieuse que cette recherche de vie. Même si pour le moment, elle n’est qu’une petite parcelle de la mienne, encore trop envahie d’océan. »

Goya et Manet sont deux maîtres importants à étudier, après bien d’autres, mais l’un et l’autre participent d’une étape vers la modernité. Les références à Titien et à Goya font de l’Olympia (1863, musée d’Orsay, Paris) de Manet une peinture à prolonger, les éléments contradictoires ou provocateurs incitent à se saisir d’eux, le chien de l’une (Vénus), le chat de l’autre (Olympia), le bracelet, la nature morte, le rôle des servantes dans les deux tableaux, leurs couleurs, le caractère résolument iconoclaste et moderne (il faut lire les analyses de Daniel Arasse ou d’Erwin Panofsky sur ces œuvres)… Dans sa Maja nue (1800, musée du Prado, Madrid), Goya offre à la vue un corps caractéristique, seins écartés, hanches fortes, sur un fleuve de drapés. Les couleurs chaudes des bruns-rouges répondent aux verts froids du lit, les blancs ocre rose des coussins et des dentelles dialoguent finement avec ceux du corps nu. Manet admire ce nu espagnol et s’en empare ; ce dernier est rare dans tous les sens du terme, certains points du tempérament peint rejoignent Olympia. Il faut voir et revoir ces œuvres, noter ses impressions…

4b. Difformité d’« Olympia » : c’est dommage, d’autant que les autres personnages sont cohérents. Les violets profonds s’opposent aux verts légers, le nu semble glisser sur ces vagues devant l’admiration provisoire du duo sur la rive, les touches dans des directions contradictoires créent une tonicité enthousiasmante.

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4. Faire une série d’études à partir d’Olympia de Manet (1863, musée d’Orsay, Paris), ou de La Moderne Olympia de Cézanne (1873, musée d’Orsay, Paris), en intégrant le modèle. Privilégier l’aquarelle et le crayon sur format moyen, ou la peinture à l’huile sur format raisin. Temps de travail : au-delà de 30 minutes.

4a. Le modèle tend la main à « Olympia », qui semble le considérer (!). La matière nourrit les couleurs, les verts tendres fonctionnent avec les ocres claires, les traits comme des muscles colonisent les corps, la lumière du bouquet troue l’arrière-plan sombre, et l’importance des corps fait sens.

4c. Une sanguine à l’espace particulier présente « Olympia » en altitude, sur un lit en saccades, le triangle vide rejoint la verticalité de la pose. Malgré les fautes que l’on peut relever (tête de gauche trop volumineuse par rapport au corps…), cette représentation n’est pas dénuée d’intérêt.

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5. Travailler à partir de la Maja nue de Goya (1800, musée du Prado, Madrid) en intégrant le modèle à l’étude. Utiliser des techniques mixtes, des crayons, jusqu’au collage.

6. Réaliser des croquis poussés à partir des Trois Grâces de Rubens (1636, musée du Prado, Madrid) en intégrant les modèles posant dans l’atelier. Opter pour le pastel sur demi-raisin, par exemple. Temps de travail : supérieur à 30 minutes.

Conseils « À la manière de » ou « à partir de » sont des exercices d’envergure. Le premier permet de se familiariser avec la touche picturale et la palette du peintre, ce qui n’exclut pas quelques libertés. Le second envisage des remises en cause des espaces, des attitudes ou de la couleur générale afin de les adapter aux nécessités interprétatives. Des artistes modernes ont utilisé l’histoire à leur profit : Cézanne s’est emparé de l’Olympia de Manet, Warhol de la Joconde, Martial Raysse (1936) de Psyché et l’Amour de François Gérard (1770-1837), Robert Filliou (19261987) du Verrou de Fragonard…

6b. Le modèle féminin semble rejoindre les demoiselles, les coups de pastel paraissent effacer la scène, l’une des femmes vient de la lumière et convoite la fraîcheur de l’ombre. Techniquement, on note des faiblesses dans les formes du modèle : le dos, le bassin, le raccourci des cuisses nuisent, il faudrait redonner un volume et des lignes vivantes…

5. Le modèle au torse caractéristique chute devant la Maja (!) « admirable », l’ensemble est brossé d’une manière tempétueuse, en couleurs chair nuancées parfois, traitées par masses constructives ; la peinture comme grève salvatrice…

6a. Dans ce pastel au trait, le couple observe les Grâces. Toutes les lignes forment comme une partition fébrile, inquiète. Un rougebrun suggère l’étendue, l’atmosphère désirante et communicative… 107

Le nu, modèle vivant

Recherches personnelles

Ouvrages à consulter Goya, peintures, dessins, gravures, catalogue d’exposition, Paris, Centre culturel du Marais, 1979. Gustave Courbet, catalogue d’exposition, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, Réunion des Musées nationaux, 2007. Le Siècle de Rubens dans les collections publiques françaises, catalogue d’exposition, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, Réunion des Musées nationaux, 1977. Le Siècle de Titien : l’âge d’or de la peinture à Venise, catalogue d’exposition, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, Réunion des Musées nationaux, 1993. J. Rogelio Buendía, Le Prado essentiel, Paris, Silex, 1977. Pierre Courthion, Manet raconté par luimême et par ses amis, Vésenaz-Genève, Pierre Cailler, 1953. Stéphane Mallarmé, Divagations, Paris, Fasquelle, 1897. Édouard Manet, Lettres du siège de Paris, Éditions de l’Amateur, 1995. Jean-Louis Schefer, Goya, la dernière hypothèse, Montrouge, Maeght, 1998.

Observation 7. Réaliser des études en plans rapprochés de la texture de la peau, de ses caractéristiques, de ses accidents. Travailler au crayon et au pastel.

7a. Le pastel à l’huile ausculte des détails, cherche des textures, des signes peu visibles, des traces personnelles… Par instants (cadres), la profondeur de la peau est atteinte, l’essence de la matière parvient à cette intimité impudique. 7b. Le crayon et le pastel tentent l’aventure d’une épaule, d’un sein… La difficulté est considérable, l’expérience permet par moments de saisir absolument un détail, une impression ; une authentique sensualité apparaît dans l’image. Il faut renouveler cette recherche au long cours…

Imagination 8. Prolonger une œuvre dans les quatre directions, oser des ruptures, des contresens, des additions historiques, par exemple. Les techniques mixtes sont bienvenues sur de grands formats.

8a. Cette gouache aquarellée provient de Matisse, le personnage semble cézannien. Des apports de l’auteur abordent la frontalité par des surfaces de quantités diverses, en opposant finement les verts et les rouges. La lumière pâle inspire le silence du poisson au bocal et du beau modèle interrogateur.

8b. La Puberté (1895, National Gallery, Oslo) de Munch est accostée par une femme protectrice et logiquement compréhensive. L’abstraction minérale, semble-t-il, d’arrièreplan, repousse les roses de la jeune fille, le second personnage est rompu par l’ombre et l’âge plus avancé ; les bras sont attendrissants malgré les incohérences. La peinture, lourde parfois (décor, éléments vert-jaune…), exhale néanmoins une atmosphère hors du temps dans une composition favorable.

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Bibliographie générale De main de maître : trois siècles de dessin français dans la collection Pratt, catalogue d’exposition, Ottawa, musée des Beaux-Arts du Canada, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1990.

Ernst H. Gombrich, Histoire de l’art, Paris, Phaidon, 2001.

Minotaure (revue), Paris, Skira, 1933.

René Huyghe, Sens et destin de l’art, Paris, Flammarion, 1967.

Jacques André, « La petite mort de Sardanapale. Féminité et passivité sur la scène originaire », Nouvelle revue de psychanalyse, 1991, vol. XLIII, p. 16, p. 165-185.

François Jullien, Le Nu impossible, Paris, Seuil, 2001.

Daniel Arasse, On n’y voit rien, Paris, Denoël, 2001. Daniel Arasse, Histoires de peintures, Paris, Gallimard, 2006. Jean-Eugène Bersier, La Gravure : les procédés, l’histoire, Paris, Berger-Levrault, 1984. Michel Butor, Les Mots dans la peinture, Genève, Skira, 1969. Cennino Cennini, Le Livre de l’art, vers 1390, Paris, Berger Levrault, 1995. Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Éditions de Minuit, 1990. Élie Faure, Histoire de l’art, Paris, Gallimard, 1988. Bill Fick & Beth Grabowski, Manuel complet de gravure, Paris, éditions Eyrolles, 2009. Pierre Francastel, Peinture et société, Lyon, Audin, 1951. Ernst H. Gombrich, L’Art et l’Illusion, Paris, Gallimard, 1971.

Clement Greenberg, Art et Culture, Paris, Macula, 1989.

Emmanuel Levinas, Altérité et transcendance, Paris, LGF, 2008. Emmanuel Levinas, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 2006. Karel van Mander, Le Livre des peintres, Paris, Les Belles Lettres, 2002. Karel van Mander, Principe et fondement de l’art noble et libre de la peinture, traduit et présenté par Jan W. Noldus, Paris, Les Belles Lettres, 2008. Yves Michaux, Critères esthétiques et jugements de goût, Paris, Hachette, 2005. Régis Michel, Posséder et détruire, stratégies sexuelles dans l’art d’Occident, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2000. Erwin Panofsky, L’Œuvre d’art et ses significations, Paris, Gallimard, 1969. Anne-Claire Rebreyend, Intimités amoureuses, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2008. Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975.

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Le nu, modèle vivant

Index des artistes commentés A Abramovic, Marina p. 63 Alberti, Leon Battista p. 27

B Boltanski, Christian p. 38 Bonnard, Pierre p. 20, 61 Bosch, Jérôme p. 36, 66

C Cellini, Benvenuto p. 12 Cézanne, Paul p. 20 Courbet, Gustave p. 18 Cranach, Lucas p. 13, 59

D Degas, Edgar p. 20, 37 De Kooning, Willem p. 22 Delacroix, Eugène p. 16 Dubuffet, Jean p. 21 Duchamp, Marcel p. 43 Dürer, Albrecht p. 13, 26

E Eyck (van), Jan p. 33, 59

F Freud, Lucian p. 22

G Giambologna (Jean Boulogne, dit) p. 11 Greco (Domenikos TheotokOpoulos, dit Le) p. 49

I Ingres, Jean-Dominique p. 16

L Leroy, Eugène p. 23, 49

M Manet, Edouard p. 19 Mantegna, Andrea p. 34 Masaccio (Tommaso di Ser Giovanni, dit) p. 33 110

Masson, André p. 43 Matisse, Henri p. 21, 36, 61 Mendieta, Ana p. 66 Michel-Ange (Michelangelo Buonarroti, dit) p. 11 Music, Zoran p. 49

P Paik, Nam June p. 34 Picasso, Pablo p. 22, 60 Piero della Francesca p. 42

R Raphaël (Raffaello Santi, dit) p. 12 Rauschenberg, Robert p. 33 Rebeyrolle, Paul p. 23 Rembrandt van Rijn p. 15 Richter, Gerhard p. 33 Rouault, Georges p. 61 Rubens, Pierre-Paul p. 15

S Saura, Antonio p. 43 Schiele, Egon p. 62 Smith, Kiki p. 66

T Tàpies, Antoni p. 52 Tintoret (Iacopo Robusti, dit le) p. 36 Tintoret (Iacopo Robusti, dit Le) p. 48 Titien (Tiziano Vecellio, dit) p. 14, 37

U Utamaro p. 37

V Vélasquez, Diego de Silva p. 59 Veronese, Paolo p. 49 Vinci, Léonard de p. 13, 68

Crédits iconographiques Travaux d’élèves : En couverture : Mireille Tournillon, D’après L’Homme et la Femme de Pierre Bonnard, 2009, huile sur papier, 32 x 50 cm. Amandine Delaunay : p. 88 (1a), 94 (4b), 99 (6b), 106 (4c), 108 (7a). Bernard Caizergues : p. 42, 46 (2a), 94 (5a). Chantal Bernabeu : p. 36, 41 (3b), 44, 78 (6a), 79 (7b). Christiane Germain : p. 47 (3b), 76 (1a), 87 (6b). Dominique Garnier : p. 4, 5, 18, 26, 27, 30, 31 (1b), 32, 35 (3b, 4a, 4b), 40, 41 (3a), 53 (1b), 54, 55 (3b, 4), 77 (4a), 78 (6b), 79 (7a, 7c, 8b), 80 (1a), 82 (4b, 5b), 83 (6a, 7b), 84 (1b), 85 (2b, 3a), 87 (7a), 89 (2b, 3b), 90 (4b), 91 (5b), 92 (1b), 93 (3a, 3b), 95 (6b), 100 (1a, 1b), 101 (3b), 103 (7a, 7b, 8a, 8b), 105 (3a, 3b), 108 (8a, 7b). Eva Roelofs : p. 81 (2b), 82 (5a), 91 (6b), 93 (2a). Evelyne Truffet : p. 48, 53 (1a), 77 (3a), 85 (3b). Karine Mousset : p. 46 (2b), p. 77 (3b), 86 (4a, 4b), 93 (2b), 100 (2a). Marie Macquet : p. 39, 47 (3a), 55 (3a), 58, 77 (2b), 79 (8a), 80 (1b), 83 (7a), 84 (1a), 86 (5b), 90 (5a), 91 (6a), 96 (1b), 97 (2a, 2b), 98 (4b, 5a, 5b), 99 (6a), 101 (2b, 4b), 102 (5b), 104 (1a), 105 (2a), 106 (4b), 107 (5, 6b). Martine Guy : p. 95 (6a), 96 (1a), 97 (3b), 98 (4a). Mireille Tournillon : p. 3, 10, 28-29, 31 (2), 35 (1, 2a, 2b), 45, 53 (1c), 76 (1b), 77 (2a, 4b), 78 (5), 81 (2a, 3a), 82 (4a), 83 (6b), 85 (2a), 86 (5a), 87 (6a, 7b), 88 (1b), 89 (2a, 3a), 90 (4a), 92 (1a), 94 (4a), 95 (5b), 97 (3a), 101 (4a), 102 (5a, 6a, 6b), 105 (2b), 106 (4a), 107 (6a). Tous les efforts ont été faits pour remercier les contributions à cet ouvrage, nous nous excusons pour toute erreur ou omission involontaire de notre part. Photographies de Ombre et lumière (Avignon) : p. 8, 24, 56, 64, 67, 70-74.

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Le n u , m o dè l e v i v a n t

Remerciements Ma reconnaissance concerne tous ceux qui ont soutenu ce second ouvrage, chaque élève acteur de cette aventure exemplaire d’atelier, Les diverses personnalités des éditions Eyrolles, en particulier, après La Leçon de peinture, Nathalie Tournillon et Florian Migairou pour leur remarquable assistance. La collaboration indispensable et fructueuse des modèles, notamment Marc Edoli et Marion Jullian, et toutes celles et ceux qui, les années précédentes, ont contribué à l’existence de ces vies d’atelier. À ceux que je ne peux nommer un à un mais à qui je dois la joie d’être et de peindre : S M P E L A R H C A I N P V S I D E D S C E LAOPCATMRGO E L G M N I E V E E A V L O S L Y I E V D I I B E N N R S L E A T S J B M L J A E N T T