Le Nouveau Magazine Littéraire - Diderot - Le Philosophe Heureux [PDF]

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LE MAGAZINE LITTÉRAIRE - N° 537 - NOVEMBRE 2013 - 6,20 €

Diderot

Le philosophe heureux

QUI A TUÉ KENNEDY ?

Les romanciers mènent l’enquête depuis cinquante ans M 02049 - 537 - F: 6,20 E - RD RD

DOSSIER : DIDEROT

ENTRETIEN JAUME CABRÉ, RÉVÉLATION DE L’AUTOMNE

www.magazine-litteraire.com - Novembre 2013

DOSSIER

INÉDIT

Jean Starobinski salue Le Neveu de Rameau

CINÉMA

Simone de Beauvoir et Violette Leduc, une passion littéraire

»LEONORA MIANO EST UN

FORMIDABLE

ECRIVAIN

,

A LA PROSE GRAVE ET LUMINEUSE. « Catherine Simon, Le Monde des Livres

« Somptueux tombeau pour les âmes errantes, cette Saison de l’ombre est aussi un bel hommage au courage des mères. »

Jeanne de Ménibus, Le Figaro magazine

« Dans ce roman puissant et original, Léonora Miano se fait voyante, et nous donne à saisir une autre manière de sentir le monde. » Patrick Williams, Elle

« Le grand roman africain de l’esclavage. » Hervé Bertho, Ouest France

« Théâtral. »

Flavie Gauthier, Le Soir

« Dans le sillage de Toni Morrison, Miano construit un univers mental nourri d’accents tragiques et d’images fortes. » Cécile Guérin, Transfuge

Grasset

Éditorial

3

Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : [email protected] Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) [email protected] Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) [email protected] Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) [email protected] Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) [email protected] Directrice artistique Blandine Scart Perrois (13 89) [email protected] Responsable photo Michel Bénichou (13 90) [email protected] Rédactrice Enrica Sartori (13 95) [email protected] Correctrice Valérie Cabridens (13 88) [email protected] Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) [email protected] Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) [email protected] Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) [email protected] Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) [email protected] Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) [email protected] Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN- : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution

La main du potier par Joseph Macé-Scaron

J

amais ils ne se sont tutoyés. Et tout les tout peut se reconstruire. séparait. Les deux têtes de l’aigle bicéphale Non sans humour Darwich de la Cacanie, ce « laboratoire du crépusnous dit : « L’une des tracule » européen. Stefan Zweig et Joseph gédies cumulées de Troie Roth. La publication de leur corresponvient du fait que personne ne s’est mis à la recherche dance nous donne un passionnant roman épistolaire. des tablettes sur lesquelles Et un ouvrage de référence, l’éditeur a cent fois raile poète de Troie avait son de le souligner, en raison de l’appareil de notes rédigé son histoire. » de ces deux spécialistes de Joseph Roth que sont Madeleine Rietra et Rainer-Joachim Siegel. Deux l y a des sentiers qui grands thèmes courent tout au long de ce mènent à la haute litroman. Le premier est lié à la montée des térature. C’est ce che« Un classique est min qui conduit le lecteur menaces. Celles-ci sont-elles sous-estimées un livre qui n’a ou surestimées par les intellectuels et les vers une vaste clairière lumijamais fini de dire écrivains de l’époque ? Une chose est neuse au sein de la jungle ce qu’il a à dire. » sûre : ces deux écueils fracassent souvent éditoriale, que viennent Italo Calvino d’arpenter Pierre-Marc de toute velléité de rébellion ou de résistance Biasi, Alexandre Gefen et même « en cette heure infernale où la À lire bien d’autres. Les actes du bête est couronnée ». N’y tenant plus, Correspondance 1927-1938, Roth interpelle Zweig : « C’est une lutte à Stefan colloque de Cerisy consacré Zweig, Joseph Roth, traduit de la vie à la mort entre la culture euro- l’allemand (Autriche) par Pierre Deshusses, à Pierre Michon sont d’une péenne et la Prusse. Vous ne vous en ren- éd. Bibliothèque Rivages, 480 p., 25 €. richesse inouïe puisqu’ils dez vraiment pas compte ? » La suite nous parlent de l’héritage L’Exil recommencé, montre que Zweig avait saisi cet enjeu au Mahmoud Darwich, traduit de l’arabe littéraire et des mythes, des « gens de peu » et des plus profond de sa chair. Le second thème (Palestine) par Élias Sanbar, tutoyeurs de Dieu, de est l’écriture. L’angoisse de ne plus écrire, éd. Actes Sud/Sindbad, 192 p., 23 €. Pierre Michon, toutes ces énergies « qui la peur de redire, de trop dire, de mal dire. actes du colloque de Cerisy-la-Salle dressent l’homme ou qui Les deux hommes reconnaissent leur inca- (août 2009), éd. Gallimard, l’abattent ». Difficile de dire pacité à livrer à leurs éditeurs un texte qui « Les Cahiers de La NRF », 28 €. si Michon est déjà un clasne soit pas abouti (« ce n’est physiquement pas possible »). « Ce sont là les offres terribles sique comme le fut en son temps Julien Gracq. Cette des écrivains minables, écrit Roth : “je vous montre question est importante au moment où son œuvre trois chapitres”, etc. Ça veut dire quoi trois chapitres (surtout après le succès des Onze) conquiert de nouou la moitié ? » Lutte inégale mais lutte nécessaire veaux cercles de lecteurs. Elle est dangereuse car elle entre le pot de terre et le pot de fer. peut impressionner et faire partir vers de mauvaises quoi bon des poètes en temps de directions. Tout comme Pascal Quignard, Jean Échedétresse ? On connaît la célèbre question de noz ou Pierre Bergounioux, Michon est étranger à Hölderlin. Un élément de réponse nous est tout académisme. Ces « Vies minuscules » appardonné avec le recueil d’articles écrits par Mahmoud tiennent à la littérature majuscule. Elles répondent Darwich. Même si ce recueil rassemble des textes très bien à cette définition qu’Italo Calvino donne des écrits après le retour en Palestine du poète en 1993, classiques : « Un classique est un livre qui n’a jamais le thème de l’exil affleure à chaque page. Cet exil plus fini de dire ce qu’il a à dire. » Un classique, et dans ce réel que cet État palestinien qui ressemble de plus sens Michon en est incontestablement un, ne « sert » en plus aux taches sur le pelage d’un léopard. Darwich à rien, il ouvre juste un peu plus notre esprit, c’est la n’épargne personne : « Qui appeler quand tu es le main du potier qui transforme la masse d’argile en champ de bataille où s’affrontent tes assassins ? » vase. C’est l’histoire que Calvino et Cioran empruntent Pourquoi des poètes ? Parce que la langue est le der- à la légende : « Alors qu’on préparait la ciguë, Socrate nier refuge où peuvent habiter ceux qui n’ont ni mai- était en train d’apprendre un air de flûte. “À quoi cela son ni terre. Parce que la violence leur est étrangère servira-t-il ? lui demande-t-on. – À savoir cet air avant et qu’ils gardent cette étincelle à partir de laquelle de mourir.” » [email protected] capman/sipa

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : [email protected] Internet : www.magazine-litteraire.com

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire

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Sommaire

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Disparition

Quand Patrice Chéreau parlait de Koltès dans Le Magazine Littéraire.

Théâtre

Retour sur Orlando, une adaptation du roman de Virginia Woolf au Théâtre de la Bastille.

Le cercle critique Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

LEA CRESPI/PASCO & CO – RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/STÉPHANE MARECHALLE – MARCO CASTRO POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

Sur www.magazine-litteraire.com

Entretien avec Bertrand Tavernier : « Les écrivains tiennent une grande place dans mes films. »

Ce numéro comporte 4 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique, 1 encart Beaux-Arts et 1 encart Festival du roman historique sur une sélection d’abonnés.

3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs Perspectives 8 Kennedy,

l’infini cadavre exquis

Le dossier 48 Denis 50 53

entretien avec Philippe Labro

54 58

12 L’assassinat vu par les écrivains 14 Le chapitre Marilyn L’actualité 16 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois 30 Le feuilleton de Charles Dantzig

61 62 64 66

Le cahier critique 32 Mathieu Lindon, Une vie pornographique 34 Serge Bramly, Arrête, arrête 34 Monica Sabolo, Tout cela n’a rien à voir

69 72

35 36 36 37

76

avec moi Loïc Merle, L’Esprit de l’ivresse Étienne de Montety, La Route du salut Véronique Olmi, La Nuit en vérité Dominique Noguez, Une année qui commence bien Alexis Jenni, Élucidations Emmanuel Venet, Rien Emmanuelle Pagano, Nouons-nous Christophe Ono-dit-Biot, Plonger Sylvie Germain, Petites scènes capitales José Saramago, La Lucarne Jeanette Winterson, La Passion Richard Russo, Ailleurs Arun Kolatkar, Kala Ghoda. Poèmes de Bombay Rachel, De loin, suivi de Nébo

En couverture : illustration d’Olivier Marbœuf, d’après un portrait de Denis Diderot peint par Louis-Michel Van Loo (RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Stéphane Marechalle). Vignette de couverture : John Fitzgerald Kennedy en 1960, à Mt Clemens, Michigan (photo de Jacques Lowe). © ADAGP-Paris 2013 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 93

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Grand entretien avec Jaume Cabré

par Alexis Brocas

10 « JFK est le plus grand roman américain »,

46

Violette Leduc : « la Bâtarde » devient l’héroïne d’un film, incarnée par Emmanuelle Devos.

88

Dossier : Denis Diderot

38 39 40 40 41 42 43 44 46

94

Novembre 2013

48

Cahier critique : Mathieu Lindon

Cinéma

n° 537

Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire

74

78 81 82

Diderot

dossier coordonné par Patrice Bollon Langres, la forme d’une ville natale, par Patrice Bollon Une bombe à retardement, par Laurent Loty Chronologie L’Encyclopédie, marathon du gai savoir, par Marie Leca-Tsiomis En sciences, il pose les jalons de l’évolution, par Gerhardt Stenger Ose conjecturer ! par François Pépin Vive les commerces libres ! par Colas Duflo Toutes les voix possibles du roman, par Michel Delon Un Rameau tournoyant, par Pierre Chartier Le théâtre comme dernier des temples, par Pierre Frantz Lettres de grand cachet, par Odile Richard-Pauchet Un génie de l’import-export, par Marian Hobson Le critique comme poète de la matière, par Stéphane Lojkine Bibliographie, par Patrice Bollon L’oiseau Diderot, tout ouïe et sur tous les tons, par Jean Starobinski

Le magazine des écrivains 88 Grand entretien avec Jaume Cabré,

par Philippe Lefait : « J’ai toujours la sensation de ne pas avoir fini » 94 Admiration : Violette Leduc Bouquet de Violette, par Hervé Aubron 96 À tout à l’heure, par Daniel Depland 98 Le dernier mot, par Alain Rey

Prochain numéro en vente le 28 novembre

Dossier : Stendhal

Contributeurs

Pierre Chartier ncien élève de l’ENS de Saint-Cloud, il est professeur émérite à l’université Paris-Diderot et président de la Société Diderot. Spécialiste du Siècle des lumières et des questions concernant la narrativité, il a publié une Introduction aux grandes théories du roman (Armand Colin, 2005) et une Théorie du persiflage (PUF, 2005). Ses Vies de Diderot (trois volumes, Hermann, 2012) ont reçu le prix de l’Académie française.

A

Michel Delon rofesseur à la Sorbonne, il a édité dans la Bibliothèque de la Pléiade trois volumes d’Œuvres de Sade et a dirigé deux volumes de Diderot (Contes et romans, Œuvres philosophiques). Il a publié le Dictionnaire européen des Lumières (PUF, 2007) et les essais : Le Savoir-vivre libertin (Pluriel, 2004), Le Principe de délicatesse. Lumières et mélancolie au xviiie siècle (Albin Michel, 2011). Viennent de paraître : Diderot et ses artistes (Gallimard, « Découvertes ») et Diderot. Cul par-dessus tête (Albin Michel).

P

Daniel Depland raducteur et écrivain, il fut dans sa jeunesse l’ami de Violette Leduc, qui l’encouragea à publier son premier livre, La Java (Pauvert, 1969), et dont il fait le portrait dans Mes putains sacrées (Grasset, 2004). Dernier roman paru : En voie de disparition (Denoël, 2010).

T

Colas Duflo rofesseur à l’université Paris-Ouest-Nanterre, il a notamment publié Diderot philosophe (Honoré Champion, 2003), Les Aventures de Sophie. La Philosophie dans le roman au xviiie siècle (CNRS Éditions, 2013) et, tout récemment, Diderot. Du matérialisme à la politique (CNRS Éditions, 2013).

P

Pierre Frantz rofesseur à la Sorbonne, il est le grand spécialiste du théâtre français du xviiie siècle. Il a édité les pièces de Diderot, de Chénier, de Beaumarchais, de Lesage et les écrits sur l’art dramatique de Louis-Sébastien Mercier. Parmi ses publications : L’Esthétique du tableau dans le théâtre du xviiie siècle (PUF, 1998), Le Siècle des théâtres. Salles et scènes en France, 1748-1807 (avec Michèle Sajous d’Oria, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 1999) et Beaumarchais (avec Florence Balique, éd. Atlande, 2004).

P

Marian Hobson remière femme membre du « conseil universitaire » (fellow) de Trinity College, Cambridge, membre de l’Académie britannique, elle a publié L’Art et son objet. Diderot, la théorie de l’illusion et les arts en France au xviiie siècle (1982, traduit chez Honoré Champion en 2007) ; Jacques Derrida: Opening Lines, (1998) ; Diderot and Rousseau: Networks of Enlightenment (2011). Elle prépare avec Pascal Duc, du Conservatoire national de musique de Paris, un site web pour Le Neveu de Rameau, avec des illustrations musicales.

P

Marie Leca-Tsiomis rofesseur émérite de littérature française du xviiie siècle à l’université Paris-Ouest-Nanterre. Responsable de la revue Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie. Principaux ouvrages : Écrire l’Encyclopédie. Diderot : de l’usage des dictionnaires à la grammaire philosophique, Oxford, 1999, réédition 2008 ; Diderot. Choix d’articles de l’Encyclopédie, Paris, éd. du CTHS, 2001 ; Diderot, l’Encyclopédie, et autres études. Sillages de Jacques Proust, Ferney-Voltaire, CIEDS, 2009.

P

6

Stéphane Lojkine rofesseur de littérature française du xviiie siècle à l’université Aix-Marseille, il en dirige le Centre interdisciplinaire d’étude des littératures (Cielam). Il anime le site et la base de données iconographiques Utpictura18. Il a publié La Scène de roman (Colin, 2002), Image et subversion (Chambon, 2005), L’Œil révolté. Les Salons de Diderot (Chambon, 2007). Il est à l’initiative de l’exposition « Le goût de Diderot » (musée Fabre, Montpellier, jusqu’en janv. 2014, et Fondation de l’Hermitage, Lausanne, fév.-juin 2014).

P

Laurent Loty hercheur au CNRS, il a dirigé avec Yves Citton « Individus et communautés » (revue Dix-huitième siècle, 2009) et vient de signer avec Éric Vanzieleghem Esprit de Diderot (Hermann, 2013).

C

François Pépin rofesseur de philosophie en classes préparatoires au lycée Louis-le-Grand et chercheur associé au Centre d’études en rhétorique, philosophie et histoire des idées (ENS de Lyon), il est spécialiste des Lumières et d’histoire et philosophie des sciences expérimentales. Il a notamment publié La Philosophie expérimentale de Diderot et la chimie (Classiques Garnier, 2012). Il a dernièrement dirigé l’ouvrage collectif Les Matérialismes et la Chimie (éd. Matériologiques, 2012).

P

Odile Richard-Pauchet aître de conférences à l’université de Limoges, elle se consacre à l’exploration des écrits intimes de la seconde moitié du xviiie siècle. Secrétaire générale de la Société Diderot, elle supervise l’organisation de l’Année Diderot 2013. Accompagnant depuis sa création la revue Épistolaire, elle est l’auteur notamment de Diderot dans les Lettres à Sophie Volland. Une esthétique épistolaire (Honoré Champion, 2007).

M

Gerhardt Stenger aître de conférences à l’université de Nantes, il travaille principalement sur Diderot et sur Voltaire, dont il a publié chez Garnier-Flammarion les Lettres philosophiques en 2006 et le Dictionnaire philosophique en 2010. Il collabore aux grandes éditions de Diderot et de Voltaire publiées à Paris et à Oxford et dirige l’édition des Œuvres complètes d’Helvétius chez Champion. En 2013, il a publié Diderot. Le Combattant de la liberté (Perrin).

M

Jean Starobinski ondialement connu pour ses ouvrages sur Jean-Jacques Rousseau (La Transparence et l’obstacle, 1957) et Montaigne (Montaigne en mouvement, 1982), Jean Starobinski, né en 1920, est un essayiste-écrivain majeur, auteur d’une trentaine de livres sur la littérature, l’art et la musique. Il a dernièrement publié L’Encre de la mélancolie (Le Seuil), Accuser et séduire (sur Rousseau) et Diderot, un diable de ramage (ces deux derniers chez Gallimard).

M

Ont également collaboré à ce numéro : Aliette Armel, Clémentine Baron, Maialen Berasategui, Christophe Bident, Évelyne Bloch-Dano, Patrice Bollon, Laure Buisson, Olivier Cariguel, Charles Dantzig, Clara Dupont-Monod, Juliette Einhorn, Jeanne El Ayeb, Marie Fouquet, Alexandre Gefen, Jean-Baptiste Harang, Jean Hurtin, Phlippe Lefait, Jean-Sébastien Létang, Jean-Yves Masson, Pierre-Édouard Peillon, Véronique Prest, Hubert Prolongeau, Bernard Quiriny, Alain Rey, Thomas Stélandre, Camille Thomine, Aliocha Wald Lasowski.

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Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013

maisondeslumieres.org

design

: cécile dorléans

Perspectives

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Cinquante ans après l’assassinat de J. F. Kennedy

JFK, l’infini cadavre exquis

La littérature n’est toujours pas revenue de la mort du président américain : le destin de Kennedy est devenu un immense roman collectif, au dénouement introuvable. Par Alexis Brocas, photos Jacques Lowe, extraites du livre Kennedy. Chronique d’un destin (éd. Gallimard)

«

J

e ne crois pas que mes livres auraient pu être écrits dans le monde qui existait avant l’assassinat de Kennedy. Et je crois qu’une bonne part de l’ombre qui se retrouve dans mon travail provient directement de la confusion, du chaos psychique et de l’impression d’incertitude qui éma­ nait des événements de Dallas. Il est concevable que cela ait fait de moi l’écrivain que je suis. Pour le meilleur ou pour le pire. » Ces propos de Don DeLillo pourraient s’appliquer à James Ellroy (American Tabloid), comme à Stephen King (22/11/63), peut­être même à Robert Littell (La Compagnie)… La mort de Kennedy a modifié le monde, et donc l’envi­ ronnement des écrivains, et donc la littérature elle­même. Est­ce à dire que, depuis, chacun écrirait d’un lieu sombre, hanté par des forces mysté­ rieuses et néanmoins palpables, régies par d’indicibles et inextricables complots ? N’exagérons rien. Lorsque Kennedy meurt, le rêve d’une innocence nationale améri­ caine a déjà du plomb dans l’aile. Comme l’écrit James Ellroy en avant­ propos de son monumental American Tabloid, « l’Amérique n’a jamais été innocente. C’est au prix de notre pucelage que nous avons payé notre passage, sans un putain de regret sur ce que nous laissions derrière nous. Nous avons perdu la grâce et il est impossible d’imputer notre chute à un seul événement, une seule série de circonstances. Il est impossible de perdre ce qui manque à la concep­ tion. Jack [JFK] s’est fait dessouder

au moment propice pour lui assurer sa sainteté. Les mensonges conti­ nuent à tourbillonner autour de sa flamme éternelle. L’heure est venue de déloger son urne funéraire de son piédestal ». La mort de Kennedy serait donc l’occasion de donner le coup de grâce à une illusion collec­ tive – ces proprettes années 1960 telles que les rêvaient les Amé­ ricains, en prenant bien garde d’ignorer leur part cauchemar­ desque malgré tout palpable ?

JFK à pile ou face La mort d’un président peut accou­ cher d’une littérature. Interrogez le moindre écrivain scandinave sur la floraison de romans policiers du côté du cercle arctique et il vous citera l’assassinat, irrésolu lui aussi, du Premier ministre suédois Olof Palme, en 1986, comme un évé­ nement fondateur. « Nous avons perdu notre innocence. Personne ne pensait qu’une chose pareille pou­ vait arriver chez nous », déclare notamment Johan Theorin (L’Écho des morts). Kennedy, lui, est le qua­ trième président américain assassiné (après Lincoln, Garfield et McKinley). Mais il incarnait plus que la magis­ trature suprême. S’il s’écrit autant de romans sur la mort de JFK, c’est aussi parce que ses communicants, les fameux spin doctors, avaient déjà fait de sa vie un grand roman américain à la croisée des mythes nationaux, en se fon­ dant sur des réalités et sur des men­ songes alors admis comme vrais. Grâce à eux, Kennedy fut plus qu’un

Repères 29 mai 1917.

Naissance de John Fitzgerald Kennedy. Septembre 1936.

Entre à Harvard.

1946. élu membre

du Congrès.

1947. Apprend

qu’il est atteint de la maladie d’Addison. 1953. élu au Sénat. épouse Jacqueline Bouvier. 1961 (20 janvier).

élu 35e président des états-Unis. 17-19 avril.

Invasion de la baie des Cochons. 1962 (14-28 octobre). Crise

des missiles. 22 novembre 1963. Mort

à Dallas.

promoteur de cette Amérique rêvée : il la représentait dans ses multiples aspects, lesquels cachaient autant de zones d’ombre que les écrivains d’aujourd’hui se plaisent à explorer. Comme l’écrit James Ellroy, « l’heure est venue de démythifier toute une époque et de bâtir un nouveau mythe depuis le ruisseau jusqu’aux étoiles ». Effeuillons cette collection de clichés confectionnés par les communi­ cants et attardons­nous sur leur revers, montré par les auteurs dans leur entreprise de divulgation. Avec son sourire éclatant et cette coiffure de bon élève, pendant masculin des chignons pare­balles de l’époque, Kennedy incarnait, côté face, la santé et le bien­être. Côté pile : « Merde, mon dos » (James Ellroy, American Tabloid) – « si on veut comprendre Kennedy, il faut savoir qu’il n’a pas passé une seule journée de sa vie sans souffrir » (son conseiller Pierre Salinger, cité par Philippe Labro). Derrière son sou­ rire, Kennedy était atteint de la

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Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013

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Kennedy en famille dans sa résidence de Hyannis Port en juin 1958 (en haut) et en juin 1960 (en bas), juste avant le début « sérieux » de la campagne présidentielle.

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire

Perspectives

10

maladie d’Addison, une affection incurable et mortelle qui lui imposa le port d’un corset. Kennedy était une figure du rêve américain, se réclamant d’un grand-père irlandais pauvre et d’un père selfmade man, le célèbre Joe. Le revers de cette belle saga se lit notamment dans la biographie fictive dudit Joe, La Malédiction d’Edgar, de Marc Dugain : « Ce manipulateur effronté essaye de rendre sa réussite d’autant plus méritoire qu’il aurait été élevé dans une famille pauvre. Affabulation totale. Fils de Patrick Joseph Kennedy [grand-père de JFK], importateur distributeur de spiritueux. » Côté face, Kennedy, une fois marié à Jackie, représente le couple idéal, dont les

À lire

Kennedy. Chronique d’un destin, Jacques Lowe, préface de Marc Dugain, éd. Gallimard, 256 p., 250 ill., 29,90 €.

images font encore frémir les midinettes, cinquante ans après. Côté pile selon François Forestier (JFK, le dernier jour) : « Quand il est en voyage, Kennedy commande des prostituées. Quand il est à Hollywood, il couche avec Marilyn Monroe […] ; avec ses copains, c’est carrément l’orgie. » Et ce revers possède lui-même un revers : « Angie Dickinson, la belle interprète de Rio Bravo, confiera plus tard que son aventure avec le président a duré quarante secondes, présentations et politesses comprises. » Kennedy a été un héros de guerre, décoré pour avoir sauvé l’équipage de son patrouilleur coupé en deux par un destroyer japonais, et il illustrait à ce titre cette « Greatest

Generation » définie par le journaliste Tom Brokaw. Certes, mais il a aussi couché avec une supposée espionne nazie (la Danoise Inga Arvad), une amie des mafieux (Judith Exner-Campbell) et une agente de l’Est avérée (Ellen Rometsch)…

Une tonne d’archives Il y a une jouissance à démasquer, qui se retrouve chez tous les romanciers qui abordent le cas JFK. Lequel est d’autant plus intéressant, d’un point de vue romanesque, que ces ambivalences semblent coïncider avec une incertitude intérieure. « Je ne sais pas qui je suis », disait-il parfois, selon Philippe Labro, un sentiment compréhensible quand on est

entretien avec Philippe Labro

« John Fitzgerald Kennedy est le plus grand roman américain »

helie/gallimard

I Philippe Labro.

À lire

« On a tiré sur le président », Philippe Labro,

éd. Gallimard, 298 p., 20 €.

l est l’homme qui a vu l’homme qui a tué l’ours. En 1963, Philippe Labro était aux États-Unis, à préparer un documentaire sur le système éducatif américain, quand tout à coup on lui annonce qu’« on a tiré sur le président ». Voilà le documentaire reporté, et voilà Labro hantant les quartiers de la police de Dallas, scrutant le rictus d’Oswald, côtoyant Jack Ruby avant qu’il n’assassine l’assassin. Cinquante ans après, le journaliste devenu écrivain revient sur l’événement, armé de ses carnets et de ses souvenirs, auxquels s’ajoute une intime conviction conçue récemment…

Il s’est écrit beaucoup de romans sur l’affaire Kennedy. Quel regard un journaliste comme vous, qui a suivi l’affaire, jette-t-il sur eux ?

Philippe Labro. Je ne les critique pas. Il s’agit de bonne littérature. Les livres de Marc Dugain, de Don DeLillo ou de James Ellroy mêlent brillamment fiction et réalité, et même ce qu’on peut appeler le « wishfull thinking ». Quant au livre de François Forestier, c’est un bon polar. Il est évident que tout homme de plume peut être tenté d’écrire sur le personnage, l’époque, les protagonistes… Il s’agit du plus grand roman américain. De mon côté,

l’approche est différente. Je portais ce livre en moi depuis cinquante ans. On m’a souvent demandé de raconter comment j’avais vécu l’événement. À l’époque, j’étais un gamin travaillant pour France-Soir et confronté au plus gros fait divers de la seconde moitié du xxe siècle. Alors, pour écrire le livre, j’ai travaillé de façon disciplinée sur les carnets que j’avais récupérés, sur les France-Soir de l’époque, sur plusieurs conversations avec certains survivants, j’ai relu trois ou quatre livres majeurs écrits sur le sujet. Justement, comment avez-vous trouvé votre chemin dans ce labyrinthe de données ?

Comme tout le monde, je me suis trouvé noyé par mon savoir. Alors j’ai préféré être bêtement simple. Tu prends l’avion, tu prends un taxi, tu racontes, puisque c’est une des rares choses que tu sais faire. Ensuite, intervient le recul, le jugement, la pondération, l’équilibre entre ce que l’on a lu, les théories, les versions… J’ai travaillé trois ans sur cette affaire, et longtemps j’ai cru en une conspiration. Puis, pour ce livre, je me suis appuyé sur ce que m’ont dit les journalistes locaux, j’ai relu certains documents, j’ai cherché à revenir à la source des choses. Comment Oswald

se construit en rébellion contre l’establishment, vers 13-14 ans, sa façon de chercher une action… Tout le monde a des théories sur son voyage en Russie. Oswald était simplement insatisfait du système américain et imprégné de marxisme à l’américaine. Sa vie est fascinante, parce qu’elle est celle d’un raté intégral. S’y ajoute une mère invraisemblable, une sexualité compliquée… Revenir à la personnalité d’Oswald, m’intéresser à certains détails négligés, tout cela m’a amené à conclure prudemment à sa seule culpabilité, mais ce n’est pas le sujet du livre. En effet : le sujet, c’est l’événement.

Oui, c’est cela. Ce sont les flics, la malignité du vieux Fritz, la crasse et la vulgarité qui pouvaient régner à Dallas. C’est un roman, mais sans romanesque. La séquence du dîner chez les riches de Dallas par exemple, cela ne s’invente pas, mais cela se recrée. De même, la comparaison entre la trajectoire de Kennedy et celle de son assassin. Ça, c’est un travail littéraire. Cet assassinat ne représente-t-il pas l’acmé d’une époque ?

Oui, c’est la fin des golden years, le grand tournant, et pas la peine de faire de l’uchronie pour constater

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que, si Kennedy n’était pas mort, s’il avait pu faire un deuxième mandat et si Bobby avait suivi, nous n’aurions pas eu droit aux nixonneries ni même aux busheries. Cet événement est un grand tournant et en même temps une répétition de l’éternel américain : cela se passait déjà à Chicago, en 1920, au temps d’Al Capone. Propos recueillis par Alexis Brocas

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En campagne. Tout en haut : Pendleton, Oregon, 1959. Ci-dessus : VirginieOccidentale, 1960. À droite : Jackie après une rencontre à Coos Bay, Oregon, 1959.

tant de choses et leur contraire ; et une phrase à mettre en parallèle avec celle de Lee Harvey Oswald (« Maintenant tout le monde sait qui je suis »). D’un côté, un homme plein des désirs et des projections des autres (depuis celles de son père, qui l’a élevé en vue de la pré­ sidence). De l’autre, un homme ignoré, plein de sa propre rage… Et une opposition typiquement lit­ téraire entre un gagnant et un

perdant emblématiques, que Phi­ lippe Labro a su relever. L’assassinat d’un président est, tauto­ logiquement, un jalon historique. Quand ledit président récapitule une somme de signifiants immédiatement compris par ses contemporains, cela devient un séisme. La mort de Ken­ nedy marque la fin des glorieuses années d’après guerre (« Nous serons moins jeunes et nous rirons moins », déclara son conseiller Arthur Schle­ singer). Elle le fixe aussi dans son image la plus flatteuse : « Les gens voudront se souvenir de l’homme comme de quelqu’un qui n’était pas, d’une image plus que d’une réalité », explique le fictif avocat Ward Littell au réel parrain Carlos Marcello chez James Ellroy. Et cette mort, surtout, poursuit sa transformation en

Perspectives

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Dernière semaine de la campagne : Wilmette, Illinois, novembre 1960.

L’assassinat vu en direct par les écrivains

‘‘

Dallas, 22 novembre 1963, 12 h 30, heure locale

« Un grondement déchira l’air – IL ARRIVE IL ARRIVE IL ARRIVE ! […] Le grondement prit de l’ampleur. Un bruit de moteur s’en détacha lentement – limousines et Harley Davidson équipées parade. […] Le rugissement diminua d’intensité. Pete se prépara, tous muscles tendus, pour cet énorme putain de hurlement. » (American Tabloid, James Ellroy) « La voiture pilote blanche prit le  virage, suivie des motards. La Lincoln passa en dessous de Lee, tourna à gauche doucement pour prendre le virage à angle droit. Elle semblait presque tourner sur son axe. Tout se déroulait lentement, et avec la plus grande clarté. Lee mit un genou par terre, posa son coude gauche sur les cartons empilés, et appuya le canon

du fusil sur le rebord de celui qui se trouvait sur l’appui de la fenêtre. Il aperçut la nuque du président. » (Libra, Don DeLillo) « “Lee ! je crie. Arrête, espèce de salaud !” Il tourne la tête et me dévisage, les yeux écarquillés, la bouche ouverte. À cet instant c’est juste Lee, le jeune gars qui riait et jouait dans le bain avec Junie […]. Puis je vois sa bouche mince, un peu pincée, se changer en quelque chose de monstrueux. Je doute que vous le croyiez, mais je vous jure que c’est vrai. Il a cessé d’être un homme pour devenir le fantôme démoniaque qui va hanter l’Amérique à compter de ce jour, pervertissant son pouvoir et sapant toutes ses bonnes intentions. » (22/11/63, Stephen King)

« Il y a eu un bruit, un son, un peu brutal, un peu sec, comme quelque chose qui se brise violemment, qui se fracture, craque, quelque chose de suffisamment éclatant pour dominer le bourdonnement des automobiles et les cris des piétons. Dans l’instant, c’est-à-dire dans le milliardième de seconde, certains ont cru que c’était un fire cracker – comme dans les feux d’artifice : un pétard, une fusée. » (« On a tiré sur le président », PhilippeLabro) « Tout le monde crut à un pétard  festif. Au deuxième coup Kennedy dut ressentir comme une piqûre de frelon dans la gorge. Il porta ses mains à son cou et à la vue du sang s’exclama : “Oh Dieu, je suis touché.” Une deuxième balle non fatale lui

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Aux funérailles de Kennedy, le 25 novembre 1963. traversa le thorax alors que le chauffeur comprenait la gravité de l’accident. […] À ce moment précis, Kennedy, bien que sérieusement blessé, avait encore de bonnes chances de s’en sortir. Une troisième balle lui emporta l’arrière du crâne. » (La Malédiction d’Egdar, MarcDugain) « Il y a du sang partout. Sur le dossier de la banquette, sur la veste de Jackie, sur le coffre de la voiture, sur les deux motards, sur la chaussée. Une auréole de brume, un halo de graisse contenue dans la peau a brièvement tamisé le soleil quand la balle a touché l’os. JFK s’est affaissé à gauche, sur les genoux de sa femme. La moitié de son crâne manque, des bribes de cervelle ont été projetées en arc de cercle. La matière cérébrale du 35e président des États-Unis est répandue sur plusieurs mètres carrés, à Dallas, Texas. » (JFK, le dernier jour, FrançoisForestier)

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À lire

American Tabloid, James Ellroy, traduit de l’anglais (États-Unis) par Freddy Michalski, éd. Rivages/Noir, 800 p., 10,65 €.

Libra, Don DeLillo, traduit

de l’anglais (États-Unis) par Michel Courtois-Fourcy, éd. Actes Sud, « Babel », 650 p., 12,50 €.

22/11/63, Stephen King,

traduit de l’anglais (ÉtatsUnis) par Nadine Gassie, éd. Albin Michel, 936 p., 25,90 €.

« On a tiré sur le président », Philippe Labro,

éd. Gallimard, 296 p., 20 €.

La Malédiction d’Egdar, Marc Dugain,

éd. Folio, 490 p., 8,70 €.

JFK, le dernier jour, François Forestier, éd. Albin Michel, 284 p., 19,50 €.

matière textuelle. D’une fable pour communicants, Kennedy va devenir une tonne d’archives. Ce sont les vingt-six tomes de matériaux produits par la commission Warren (chargée d’élucider l’assassinat – ses travaux, achevés en 1964, furent dévoilés peu à peu), suivis par le rapport de la commission HSCA (remis en 1979, il envisage la possibilité d’un complot sans en établir la preuve), auxquels s’ajoutent les mille quatre cents ouvrages (deux mille selon François Forestier) rédigés par des journalistes, des historiens, et des obsessionnels, qui ont chacun trouvé la clé du mystère. Voulez-vous la vérité sur la mort de Kennedy ? En voilà des milliers ! Ces nombreuses tentatives d’éclaircissement, tout en révélant la face cachée du personnage – et en donnant aux écrivains l’occasion d’écrire une « nouvelle mythologie » –, ont rendu inconnaissable la vérité sur sa mort. Dès lors, comme l’explique Don DeLillo, « nous sommes aujourd’hui plus conscients de forces comme le hasard, le chaos, l’ambiguïté. Et nous sommes beaucoup moins sûrs de

notre emprise sur la réalité ». On peut appeler postmodernisme cet état de confusion informée. Ces vingt-six tomes de la commission Warren et leurs épigones, sérieux ou pas, constituent au fond le legs principal de Kennedy à la littérature, comme le film du citoyen Zapruder constitue son legs au cinéma. Par l’insuffisance de leurs conclusions, les membres de la commission Warren ont installé une sorte de scepticisme général, la certitude que la vérité sera toujours ailleurs, dans les cerveaux de quelques puissants. Comme l’explique Marc Dugain dans La Malédiction d’Edgar, « le public ne s’intéresse plus à la recherche de la vérité, au mieux il s’en divertit, au pire elle l’ennuie, car il se persuade qu’elle ne lui est pas accessible ». Et, par leur forme torrentielle, accumulant faits, déclarations, suppositions, les vingtsix tomes de la commission ont inspiré certains auteurs. La mort de Kennedy déclenche l’irruption d’une littérature paranoïaque, centrée ou non sur le 22 novembre 1963. Ses caractéristiques sont le foisonnement des

Perspectives

En transit entre la VirginieOccidentale et le Nebraska (1960).

à un “Série noire” », renchérit François Forestier. Toujours cette revendication d’une double affiliation, à la fiction et à l’histoire. Certes, il s’écrivait des romans historiques avant la mort de Kennedy, mais ceux-ci ne prétendaient pas approcher une vérité insaisissable et user des moyens de la littérature pour ouvrir des voies dans le maquis des faits.

Labyrinthes et puzzles Il ne s’agit plus seulement de remplir les blancs de l’histoire par des contenus inventés. Tout auteur, quand il travaille sur une fiction, part d’une base d’éléments imaginaires qu’il fait évoluer selon une logique romanesque cherchant à imiter le mouvement de l’existence. Les romanciers qui s’attaquent à Kennedy partent, eux, de faits avérés, de personnalités existantes, auxquels ils appliquent cette même logique romanesque. C’est ainsi que François Forestier déduit que Kennedy a été tué par le parrain Carlos Marcello, qui entendait réparer son honneur (instrument de gouvernance essentiel dans la mafia) mis à mal par son extradition au Guatemala, tandis que James Ellroy voit dans cet assassinat le fruit pourri des manigances de la CIA pour renverser Castro, et que

Baron/hulton archives/getty images

faits et des intrigues, réelles ou inventées, la peinture de complots plus grands que nature, la modernité vue comme un maelström où la vérité est cet horizon que l’on peut approcher, mais que l’on échouera toujours à saisir entièrement tant ses paramètres excèdent nos capacités mentales… Ce sont les romans torrentiels de James Ellroy (Le Grand Nulle Part) ou de Don DeLillo (Americana), ceux de Thomas Pynchon (la défense de l’absurdité du monde face aux vérités prônées par le totalitarisme dans L’Arc-en-ciel de la gravité), ou les œuvres les plus tardives de Bret Easton Ellis (Glamorama, où le narrateur devient le jouet d’un complot incompréhensible et finit remplacé par un sosie à l’instigation de son propre père, politicien machiavélique)… Le début de Libra, de Don DeLillo, fondé sur la figure de Lee Harvey Oswald, traduit bien la filiation enquêteurs-écrivains. Il montre un agent chargé d’enquêter sur la mort de Kennedy et un archiviste dont il n’a jamais vu le visage qui lui transmet des documents classifiés : « Ils se parlent au téléphone, laconiques comme des trafiquants, mais avec une politesse exquise étant donné, après tout, qu’ils sont des hommes du livre. » Puisque la commission Warren a transformé la mort de Kennedy en une matière alexandrine, les enquêteurs comme les écrivains pratiquent une forme d’investigation littéraire. Cette forme d’écriture se caractérise par sa méthode. Comme l’explique James Ellroy à propos d’American Death Trip (la suite d’American Tabloid), « ce livre est à la fois solidement factuel et entièrement fictionnel. Il se fonde sur des recherches scrupuleuses, mais réimaginées selon le seul critère de la viabilité dramaturgique ». « Mon roman est un vrai roman, explique Stephen King à propos de son 22/11/63, mais tout ce que j’écris sur Oswald et Marina [sa femme] est vrai. » « Pour construire mon texte, j’ai rassemblé le maximum de documentation, trié les faits, me suis fait une opinion de la direction que je voulais suivre. Chaque dialogue a été prononcé. Mais le livre est conçu comme un roman, et le plus beau compliment que vous puissiez me faire, c’est de me dire qu’il ressemble

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Marilyn Monroe à Palm Springs, en 1954.

Marilyn, un chapitre ou un mot du roman JFK ?  i la romance entre le président et l’actrice apparaît souvent S comme un fait acquis, elle est loin d’être incontestable. Pour James Ellroy, qui a pris le parti de la démystification féroce, la cause est entendue : si cette liaison est une fiction, romançons son invention. Dans American Tabloid, c’est un agent du FBI qui, se sachant écouté par son patron Hoover, invente une conversation téléphonique avec JFK (qu’il entend protéger par ce leurre) : « Allons, Jack, Marilyn Monroe? […] Je le croirai si tu me dis de ne pas t’envoyer de filles. » Résultat, Hoover met Marilyn sur écoute et découvre qu’« au cours des deux dernières semaines, elle s’était envoyé Buddy Greco, Billy Eckstine, Skip Homeier, Freddy Otash, l’entraîneur de Rintintin, Jon “Ramar de la jungle” Hall, son nettoyeur de piscine, deux livreurs de pizzas, Tom Dugan, grand spécialiste du “talk-show”, et le mari de sa bonne – mais pas de sénateur

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John F. Kennedy ». Beau joueur, Hoover saluera la manipulation : « Votre petite digression sur Marilyn Monroe m’a fait courir pendant un temps tout à fait appréciable. À quel mythe vous avez là donné naissance! » Marc Dugain, dans La Malédiction d’Edgar, n’est pas aussi radical qu’Ellroy : « Compte tenu de l’attrait irrépressible de John Kennedy pour les femmes, il n’était pas pensable qu’il fît l’impasse sur le symbole sexuel le plus adulé d’une génération. » Mais Dugain tient compte, dans sa version, de la sexualité compulsive de Kennedy. « Marilyn l’aima profondément et avec autant de constance que sa fragilité psychologique pouvait le lui permettre. Lui, j’imagine, l’aima ni plus ni moins que les centaines d’autres femmes qui se pensaient uniques à ses yeux. » Sous la plume de l’écrivain, la romance devient l’histoire d’un prédateur sexuel harcelé par sa proie : « Elle lui fit comprendre que, s’il ne lui manifestait pas un peu de considération […], elle projetait de révéler leur liaison et de jeter sur la place publique les secrets d’alcôve qui concernaient pour la plupart la sécurité de l’État, et, notamment, le projet d’assassinat de Fidel Castro, toutes choses consignées sur un journal dont elle ne se défaisait jamais. » Cette version suggère naturellement une explication à la mort de Marilyn. Elle dévie aussi sur une autre légende : celle qui entoure la liaison supposée entre Bobby Kennedy et la star. Un attorney general (ministre de la Justice), qui a lancé une croisade contre la mafia, père de onze enfants et réputé pour sa conception traditionnelle du mariage, et une actrice proche du sulfureux Sinatra… Quand deux archétypes s’accouplent, ils enfantent un mythe, et celuilà, à en croire Ellroy, pourrait bien remplacer l’ancien. A. B.

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Le mythe Kennedy et la vérité elle-même succombent en même temps à Dallas. Deux morts libératrices pour les écrivains. dollars. Une chaîne de télévision le L’AMÉRIQUE DE contacte pour reconstituer l’évé­ KENNEDY nement. Il entre dans la boutique, gratte un ticket de loterie, et gagne à nouveau 100 000 dollars. C’est le genre de choses que nous pensons d’emblée impossibles. Elles arrivent pourtant tout le temps. » Kennedy est mort, et son assassinat a fait deux victimes collatérales : le mythe Ken­ nedy créé par ses communicants et remplacé par une légende roma­ nesque pleine d’ombres, et la vérité elle­même, devenue inconnaissable. Deux morts libératrices pour la fic­ tion, qui peut enfin se dégager du réel et fouiller les dossiers non plus pour y chercher une solution, mais les éléments d’une création. Comme l’écrit Mallarmé, dans La Musique et les Lettres, « la Nature a lieu, on n’y ajoutera pas ». Nous sommes tous prisonniers de la fiction – mais, Dieu soit loué, la prison est vaste.

L’AMÉRIQUE DE

KENNEDY

En 1963, le rêve se brisait

En 1963, le rêve se brisait

Kennedy reste un des présidents les plus aimés des Américains. Pourtant sa présidence, incarnée par un homme jeune, beau et dynamique, à une époque où tous les espoirs semblent permis, n’aura duré que trois ans. Mille jours brutalement interrompus à Dallas, le 22 novembre 1963.

Les meilleurs spécialistes de l’histoire des États-Unis, d’incroyables reportages photographiques, L’Histoire et Paris Match s’associent pour raconter cette Amérique des années 1960, sans rien occulter : la lutte contre la pauvreté, la conquête de l’espace, l’engagement américain au Vietnam, le combat en faveur des Noirs, les comportements privés scandaleux... Quel est le véritable bilan de la présidence Kennedy ? Des secrets bien gardés durant toute son existence, un assassinat mystérieux, cinquante ans plus tard, John F. Kennedy continue de fasciner.

ISBN : 979-10-91529-10-5

9 791091 529105

Prix TTC : 8,90 €

Venez rencontrer les auteurs : Milena Agus, Lamia Berrada-Berca, Jeanne Benameur, Massimo Carlotto, Davide Longo, Brigitte Giraud, Helena Janeczek, Francesca Melandri, Denis Montebello, Audur Ava Olafsdottir, Dominique Manotti, Leila Marzocchi, Mariapia Veladiano.… www.litteratures-europeennes.com

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C’était…

C’était…

C’était… L’AMÉRIQUE DE KENNEDY

unique. L’affaire Kennedy n’est plus qu’un cadre littéraire, à l’intérieur duquel les romanciers peuvent créer à condition de ne pas violer les faits et de produire un « tout complet ». Cette méthode possède son volet critique : réfléchir aux échos et aux coïncidences relevés au fil des enquêtes permet de s’interroger sur le nombre ahurissant de ces coïnci­ dences qui surgissent dès lors que l’on scrute un événement à la loupe. Dans JFK, le dernier jour, François Forestier s’amuse à citer la relation qui unit Jackie Kennedy à Lee Harvey Oswald via la copie d’un tailleur Chanel rose. Stephen King rappelle toutefois que cette quête de rela­ tions logiques présente un défaut : celui d’exclure le pur hasard et de présenter comme une chaîne conti­ nue des événements contigus en fait : « Bien sûr, l’enchaînement des événements [l’assassinat de Ken­ nedy, puis celui d’Oswald, puis celui de Bobby Kennedy] paraît impro­ bable mais laissez­moi vous raconter une histoire récemment arrivée dans le Middle West. Un homme gagne au loto un peu plus d’un million de

Design :

Stephen King conclut à la seule culpabilité d’Oswald… Un détail : hors le fougueux James Ellroy, aucun de ces auteurs ne croit mordicus en « sa » version des faits. Et tous pourraient revendiquer la note conclusive du Libra de Don DeLillo : « Dans une affaire où les rumeurs, les faits […] amènent des théories labyrinthiques qui s’entre­ lacent au point d’être parfois inextri­ cables, il peut sembler à certains qu’une œuvre de fiction ne fera qu’ajouter de l’ombre à cette chronique de l’insaisissable. Cepen­ dant, étant donné que ce livre ne se réclame d’aucune vérité littéraire, qu’il se tient par lui­même à l’écart et complet, les lecteurs pourront peut­être y trouver un refuge. Y trou­ ver aussi une manière de penser à cet assassinat, sans se voir imposer ces demi­vérités ou ces multiples possi­ bilités. » En somme, dans la montagne de données générées par l’affaire Kennedy, les romanciers ramassent chacun les pièces avec lesquelles ils formeront un puzzle différent permettant d’envisager le tout. En aucun cas il n’existe un puzzle

À lire

C’était… l’Amérique de Kennedy. En 1963, le rêve se brisait,

éd. Paris Match/L’Histoire, 112 p., 8,90 €.

La vie des lettres

Jean-Christophe MarMara/figarophoto

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Huit membres de l’académie Goncourt devant le restaurant Drouant, en 2007. De gauche à droite : Didier Decoin, Jorge Semprún (disparu en 2011), François Nourissier (disparu en 2011), Edmonde Charles-Roux, Daniel Boulanger (qui a démissionné en 2008), Françoise Chandernagor, Robert Sabatier (disparu en 2012) et Bernard Pivot.

prix littérairesUne exception française ? Alors que s’ouvre la saison des prix, et que le Goncourt fête ses 110 ans, deux livres éclairent cette tradition à la fois littéraire et commerciale.

C À lire

Du côté de chez Drouant. Cent dix ans de vie littéraire chez les Goncourt, Pierre Assouline, éd. Gallimard/France

Culture, 216 p., 16,90 €.

La Littérature à quel(s) prix ? Histoire des prix littéraires, Sylvie Ducas, éd. La Découverte,

246 p., 22 €.

haque année, d’août à novembre, la plus de deux mille récompenses décernées chaque saison littéraire prend son essor. Les année en France par des institutions publiques ou auteurs, à qui l’on octroie rarement privées, des académies, des associations, ou même ce privilège, se retrouvent à la une des individus. Avec cela, nous remportons de très des médias, des flopées de journa- loin la palme des plus grands distributeurs de prix. listes attendent devant le restauL’émulation causée par ces disChaque année, rant Drouant le verdict des jurys tinctions participe de la vie littédu Goncourt ou du Renaudot. raire, au point que l’édition s’est plus de deux mille Cette folie des prix est-elle une progressivement organisée en récompenses exception culturelle française ? fonction de celles-ci : en regrousont décernées Les États-Unis ont bien le Pulitzer pant la grande majorité des parudans l’Hexagone. et le National Book Award, l’Alletions à la fin de l’été, pour qu’elles magne le Deutscher Buchpreis, et l’édition japo- aient une chance d’être sélectionnées, c’est le naise fonctionne en grande partie grâce aux prix et milieu de l’édition, relayé par la critique journalisaux concours littéraires, mais, hormis peut-être le tique, qui a donné naissance à ce que l’on appelle Booker Prize britannique, aucune de ces récom- la « saison littéraire », autre spécialité locale. penses ne rencontre autant d’échos que notre Gon- Financièrement, chacun y trouve son compte – de court. En 2008, le Guide des prix et concours litté- l’auteur au libraire, en passant par l’éditeur et le raires de Bertrand Labes (éd. du Rocher) recense journaliste –, mais la remise de prix est aussi

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l’occasion de furieux débats intellectuels autour des qualités de tel ou tel livre sélectionné ou injus­ tement rejeté. En dépit des dérives qui lui sont fré­ quemment reprochées, parfois à raison – mani­ pulations, stratégies commerciales, guerres d’influence –, la saison a donc le mérite de faire parler de littérature pendant presque quatre mois, un avantage considérable dans cette période de déclin du nombre de lecteurs. Aujourd’hui à la base de l’organisation éditoriale, les prix littéraires sont considérés comme un phé­ nomène unique, « oxymorique », selon le terme de l’universitaire Sylvie Ducas : ils rassemblent les concepts censément opposés d’économie et de littérature, mais leur influence, dans un domaine comme dans l’autre, ne peut être mise en doute. La preuve en est le développement récent d’études et de recherches sur un sujet considéré jusqu’alors comme anecdotique. Parmi elles, on relève deux ouvrages parus récemment : La Littérature à quel(s) prix ?, de Sylvie Ducas et Du côté de chez Drouant, de Pierre Assouline, membre de l’acadé­ mie Goncourt et notamment collaborateur du Magazine Littéraire. Ce dernier fait la chronique des cent dix années d’existence du plus important prix littéraire français, « qui ne va pas à un écrivain, encore moins à un éditeur, tient­il à rappeler, mais bien à une œuvre d’imagination en prose parue dans l’année ». Le recul lui permet de porter un regard objectif sur les évolutions et les tensions qui ont secoué « les dix », ainsi que sur les choix des jurés, depuis 1903 jusqu’à sa propre entrée au cénacle, en 2012.

Mythologies et ritualisation Sylvie Ducas, de son côté, se propose d’analyser en profondeur les tenants et aboutissants des princi­ pales distinctions littéraires françaises. Elle dresse un panorama des différents types de prix, le tradi­ tionnel (Goncourt), le contestataire (Femina), l’ironique (Renaudot), le participatif (prix des lec­ trices de Elle), le professionnel (prix des libraires) ou le labellisé (prix du roman Fnac). La liste est longue, car très complète, dans cet essai n’omettant ni la bande dessinée ni le livre numérique. En étu­ diant le système et le fonctionnement de ces dis­ tinctions, elle fait ressortir une mythologie, un pro­ cessus de ritualisation (dont les couverts en vermeil des Goncourt ou les fauteuils tendus de velours des académiciens ne sont que les exemples les plus évi­ dents, chaque prix ayant son lieu de remise, sa céré­ monie et ses fidèles) : faux­semblant de messe lit­ téraire qui tend à (re)sacraliser la figure de l’auteur. Sylvie Ducas et Pierre Assouline se rejoignent pour affirmer que cette comédie annuelle, bien qu’elle participe d’une gigantesque industrie, n’est pas à rejeter. D’une part, parce que le monde du livre et les auteurs ont besoin de ce coup de projecteur, mais surtout parce que, en soulevant les débats et en éclairant les enjeux autour d’écrits contempo­ rains, elle permet à la littérature de rester vivante. Clémentine Baron

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Calendrier 2013 des prix littéraires 24 octobre : grand prix du roman   de l’Académie française.  L’Académie décernait des prix de littérature, d’histoire et de philosophie depuis la fin du xviiie siècle, mais il a fallu attendre 1918 pour qu’elle commence à reconnaître une forme de légitimité au genre romanesque. 4 novembre : prix Goncourt et Renaudot  Avec ses cent dix ans d’existence, le Goncourt est l’aîné des prix français et le vestige d’une époque de bouillonnement de la vie littéraire. En opposition à l’Académie française, il a été le premier à doter un roman. En 1926, des journalistes, patientant devant Drouant en attendant les résultats du Goncourt, eurent l’idée de fonder leur propre prix littéraire : décerné quelques minutes après lui et prenant modèle sur son aîné, le prix Renaudot porte le nom d’un journaliste alors célèbre dans la profession. 5 novembre : prix Décembre  Anciennement prix Novembre, il fut fondé par Michel Dennery, qui s’est retiré en 1998, après l’attribution du prix à Houellebecq, qu’il réprouvait. Depuis, le prix est financé par Pierre Bergé, qui l’a rebaptisé Décembre. 6 novembre : prix Femina  Fondé un an seulement après le Goncourt et en réaction à la misogynie latente de ce dernier, le Femina est composé d’un jury exclusivement féminin et récompense une œuvre de prose ou de poésie. 11 novembre : prix Wepler  Avec sa particularité d’avoir un jury tournant, le prix Wepler, fondé à l’initiative de la librairie des Abbesses, se veut éloigné de toute visée commerciale. Son partenariat avec la fondation La Poste et la brasserie Wepler lui permet de doter les lauréats de 10 000 euros. 12 novembre : prix Médicis  Fondé en 1958, le Médicis récompense en théorie un roman ou un recueil de nouvelles dont l’auteur débute ou « n’a pas une notoriété correspondant à son talent ». 13 novembre : prix Interallié  Sur le modèle du Renaudot, le prix Interallié a été fondé par des journalistes qui attendaient le résultat du prix Femina en 1930. Décerné mi-novembre, il clôt la saison littéraire.

hypertextes Tweets à sauts et à gambades

Il y a quelques jours, le cardinal Gianfranco Ravasi, président du Conseil pontifical pour la culture, affirmait que la pratique de la brièveté de Twitter et sa limite de 140 caractères était aussi ancienne que les préceptes lapidaires du Christ. Quoi qu’on en pense, le rôle de Twitter comme atelier d’écriture vient d’être réaffirmé par un écrivain que l’on avait plutôt pris l’habitude d’associer aux patientes discussions nocturnes de son émission sur France Culture, « Du jour au lendemain », Alain Veinstein. Dans Cent quarante signes (éd. Grasset), un « autoportrait par miettes » produit sur son compte @AVeinstein se transforme en un roman par tweets « où la vie vécue et la vie rêvée du narrateur sont amenées à se rencontrer » en une forme d’autofiction à sauts et à gambades, nous menant d’aphorismes poétiques à la chronique de lecture, de rencontres énigmatiques à des réflexions sur l’écriture, d’une morale par coups d’œil à des hallucinations. Tweeter devient alors « cette seconde vie » dont parlait Aurélia de Nerval, où le fil ténu du temps numérique noue les réalités hétérogènes de notre flux de conscience, dans un long récit où le virtuel interroge sans cesse l’expérience.

Alexandre Gefen

Gallica se met au livre électronique Si l’immense bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, Gallica, nous avait habitués à la simple retranscription, sous la forme de PDF, de textes difficilement accessibles en dehors de nos ordinateurs et des applications Gallica sur Ipad et Android, c’est maintenant plus de six cents livres électroniques gratuits au format ePub, des romans d’Anatole France à ceux d’Alexandre Dumas, adaptés aux tablettes et aux liseuses, qui sont désormais disponibles sur cette plate-forme. De quoi changer résolument nos nuits d’insomnie et nos longs voyages en train. A. G.

La vie des lettres

18

vente

livres audio

Après le refus de Du côté de chez Swann par La NRF, Gaston Gallimard s’emploiera à réparer la faute attribuée à André Gide. « Nous avons été sottement légers », écrira-t-il à Proust. Gide, supposé coupable de « la plus grave erreur de La NRF », exprima ses regrets à Proust. Célèbre lettre d’excuses dont le brouillon pour la première fois dévoilé va être mis en vente par Sotheby’s. Une pièce exceptionnelle, estimée entre 100000 et 150000 euros. À travers les ratures et les passages barrés, le mea culpa de Gide éclate. Il a rayé certaines formules renvoyant à sa crainte d’être tenu par Proust pour un « je ne sais quel ennemi vulgaire ». Gide s’estimait ainsi « en grande partie responsable » du refus, il corrigea en « beaucoup ».

Vente à Sotheby’s Paris « Livres et manuscrits »

le 26 novembre, 76, rue du FaubourgSaint-Honoré, Paris (8e).

édition

Dans les sillages de Jung À côté des travaux de Freud qui ont donné lieu à de nombreuses exégèses largement diffusées, ceux de son ami puis adversaire Carl J. Jung semblent n’avoir suscité, vu de France, que peu de publications. La jeune maison d’édition MartinPêcheur, avec sa collection « Domaine jungien », s’attache à corriger cette illusion d’optique en publiant des textes inédits de « disciples directs ou indirects ». Le premier, Henri Duplaix (L’Oreille de Gargantua), est un médecin de campagne et psychanalyste porté sur l’interprétation des rêves. Le deuxième, Claude Bourreille, évoque les Types psychologiques établis par Jung.

Gatsby revit

RENé SAINt-PAUL/RUE DES ARCHIvES

Gide s’excuse, cela vaut de l’or

Henry Miller dans les années 1960.

inéditLe Capricorne

d’avant le tropique

D

epuis les années 1990, les ayants droit de Henry Miller ne se sont pas contentés de vendre une grande partie de ses manuscrits et de ses toiles. Ils ont aussi permis la parution de deux romans de jeunesse, dont Crazy Cock, et la découverte de versions antérieures de ses œuvres. Dans Crazy Cock, Henry Miller, qui habite alors chez ses parents, est anéanti par l’éclatement d’un délétère ménage à trois : sa femme, June, qui l’entretenait, a fui leur cave de Brooklyn avec sa maîtresse. Elles sont parties pour Paris, où il n’a ni la force ni les moyens de les rejoindre. Ne restait plus qu’à réinventer leur histoire… Malgré quelques faiblesses, le roman annonce les éclairs de génie et l’érotisme cru de l’auteur. Capricorne 1 est d’une tout autre facture. Nous retrouvons Henry Miller villa Seurat, à Paris, où il mène une vie de bohème, découvre les surréalistes et fréquente Anaïs Nin. Il ignore que celle-ci a avancé les fonds pour la publication de Tro­ pique du Cancer. Reconnu par ses pairs, l’« écrivain-gangster » retrouve confiance en son talent. Ceux qui tiennent Miller pour l’un des géants de la littérature américaine du siècle dernier devraient se précipiter sur Capricorne 1. Ceux qu’insupportent ses ponctuelles saillies misogynes aussi. Blessé, lucide, Miller n’a sans doute pas livré dans ce premier brouillon des fulgurances dignes de Tro­ pique du Capricorne, mais il y montre ce qu’il a le plus souvent à cœur de cacher. Il revient sur son enfance new-yorkaise, l’échec de son premier mariage, sa vocation d’écrivain, sur June encore, d’autant plus soucieux d’en brosser un portrait brillant qu’Anaïs Nin, elle aussi fascinée par la jeune femme, soumet ses textes à celle-ci. On accède ainsi à l’homme avant qu’il ne brosse son autoportrait en jouisseur infréquentable. Ici, Miller n’emprunte pas d’argent lors de veillées mortuaires. Il ne casse pas la tirelire de sa fille pour financer une aventure d’un soir, mais craint de ne plus pouvoir payer sa pension alimentaire s’il se consacre à l’écriture. « Je suis sûr qu’un jour vous serez un grand écrivain, lui avait dit un collègue, mais il vous faudra d’abord souffrir pour de bon. » Maialen Berasategui À lire

Capricorne 1, Henry Miller, traduit de l’anglais (États-Unis) par Christian Séruzier, éd. Blanche, 240 p., 18 €. Crazy Cock, Henry Miller, traduit de l’anglais (États-Unis) par Alain Defossé, éd. Belfond, 324 p., 18 €.

À l’heure où le roman de Fitzgerald revit un succès international – en témoigne la récente adaptation de Baz Luhrmann –, Audiolib invite Emmanuel Dekoninck à lire ce texte dont l’écriture très soignée et la description pointilleuse d’un milieu riche et frivole annoncent des écrivains contemporains comme Bret Easton Ellis ou Jay McInerney. La voix du comédien incarne aussi bien le personnage juvénile du narrateur que l’univers enchanté qu’il traverse. Un timbre grave, qui laisse cependant entendre une légère touche de candeur et un air d’étonnement propres au jeune personnage de Nick Carraway, découvrant un milieu huppé, incarné par la figure mystérieuse de Gatsby, son voisin, que tout le monde connaît et dont la demeure porte toutes les couleurs d’un « parc d’attractions » pour jeunes riches enivrés.

Marie Fouquet

Gatsby le Magnifique, Francis Scott Fitzgerald, lu par Emmanuel Dekoninck, éd. Audiolib, 6 h 10, 17 €.

Le souffle des fjords islandais Le commissaire Erlendur est de retour. Mais, dans Étranges rivages, il mène une quête personnelle. Hanté par le souvenir de son frère cadet, disparu lors d’une tempête de neige, il se rend dans sa région natale, les fjords de l’est de l’Islande. Erlendur se rappelle une histoire, celle d’une femme, morte dans une tempête semblable, en 1942. Comme en écho à son propre traumatisme, le commissaire décide de se plonger dans cette ancienne affaire. La voix rocailleuse de Jean-Marc Delhausse incarne parfaitement l’écriture d’Indridason et interprète subtilement chaque personnage. Ce livre-audio est un magnifique voyage vers des rivages où l’homme et la nature peuvent être impitoyables.

Jean-Sébastien Létang

Étranges rivages, Arnaldur Indridason, lu par Jean-Marc Delhausse,

éd Audiolib, 9 h 50, 21,50 €.

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Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013

19 LE RENDEZ-VOUS DES ARTISTES ET DE LA NATURE

Camille Thomine

À lire

Les Chats de Copenhague, James Joyce, traduit de l’anglais

(Irlande) et préfacé par Charles Dantzig, éd Grasset, 36 p., 9,90 €.

parution

Bertrand Russell, penseur sans pitié Bertrand Russell est un rationaliste qui mord! En 1940, il fut invité à donner des cours de philosophie à l’université de New York. Puisque Russell estimait, entre autres, qu’il ne fallait pas « punir les enfants qui se masturbaient », l’invitation suscita une cabale puritaine, une mère d’étudiante porta plainte et obtint gain de cause. C’est dans ce contexte, joliment rendu par la préface de Jean Bricmont, que Bertrand Russell écrivit cet opuscule inédit en français qui s’attaque aux philosophes antiques, aux magiciens médiévaux, aux clercs éternels, aux marxistes, aux nazis, aux préjugés sur les sexes, les nations, à la valeur magique que nous prêtons à l’or… On y découvre une ironie proprement voltairienne et une jubilation à démystifier, par exemple, les contorsions de la chrétienté sur la sexualité : « D’après un éminent théologien, un confesseur

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a le droit de caresser la poitrine d’une religieuse du moment que ses intentions sont pures. » Ou les contradictions de la Russie marxiste, qui tentait de « concilier deux théories : seuls les prolétaires sont bons, et seuls les communistes sont bons. Pour ce faire, il a fallu modifier le sens des mots. “Prolétaire” en est venu à désigner un partisan du régime en place; Lénine, malgré ses origines princières, appartient ainsi au prolétariat ». L’acuité de Bertrand Russell et une certaine honnêteté lui font traquer la sottise dans tous les camps – y compris chez le grand Gandhi lorsque celui-ci voit dans les séismes un châtiment divin. A. B.

À lire

De la fumisterie intellectuelle, Bertrand Russell,

traduit de l’anglais par Myriam Dennehy, éd. de l’Herne, 96 p., 15 €.

Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire

André Malraux et Pablo Picasso, deux figures éminentes de la seconde moitié du XXe siècle, deux penseurs de l’art qui se sont croisés à plusieurs reprises Malraux devant une toile sans jamais se rencontrer de Picasso en 1966. tout à fait, ce que l’on ne peut et c’est peut-être l’art qui en que regretter : quelles JARDIN D’ARTISTES, JARDIN DE SCULPTURES a le plus souffert. Pourtant, réflexions sur l’art moderne Raphaël Aubert nous rappelle auraient pu jaillir du choc de que c’est au peintre ces deux intelligences ? malaguène que Malraux Revenant sur les parcours consacre l’un de ses derniers convergents puis divergents livres, La Tête d’obsidienne. de ces deux figures tutélaires, Un hommage posthume le journaliste Raphaël Aubert à celui qu’il considère décrit avec précision les désormais comme « l’un quelques rencontres entre plus inventeurs JARDIN DE grands SCULPTURES les deux artistes et laJARDIN façonD’ARTISTES,des de formes de l’Histoire ». dont ils s’éloignèrent, petit Et une façon, enfin, d’aller à petit. Des désaccords à sa rencontre. politiques (Malraux soutenant Clémentine Baron de Gaulle après la guerre, quand Picasso devenait membre du Parti À lire communiste) agrémentés Malraux & Picasso. de quelques maladresses et Une relation manquée, incompréhensions suffirent à Raphaël Aubert, éd. Infolio, 120 p., 9 €. briser l’amitié à peine éclose,

DANS L’INTIMITÉ DU POÈTE

Vulaines-sur-seine

DANS L’INTIMITÉ DU POÈTE

exposition

Conception : Direction de la communication - Conseil général de Seine-et-Marne • Visuel : Édouard Manet, Stéphane Mallarmé, huile sur toile, 1876, Paris, Musée d’Orsay © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Photo : Patrice Schmidt

D

e Joyce, le lecteur français a tendance à retenir surtout la prose titanesque et babylonienne de ses romans, les manières policées, un brin polissonnes, de ses Gens de Dublin, ou les saillies obscènes de sa correspondance avec Nora. Plus rarement songe-t-on aux vers tendres et gracieux de Chamber Music ou aux pastiches et limericks, ces poèmes de forme fixe, irrévérencieux de préférence, dont il truffait ses lettres, cartes postales et pages de garde. Or c’est bien de ce côté-ci, à la lanterne riante d’un « Sunny Jim » – tel que ses parents surnommèrent James Joyce –, que doivent se lire Les Chats de Copenhague. Posté du Danemark à son petit-fils de 4 ans, ce court poème multiplie les clins d’œil à un précédent conte, Le Chat et le Diable, envoyé quelques jours auparavant avec un félin rempli de bonbons. Se retrouve donc ici le goût immodéré de l’écrivain pour l’allusion, à destination non seulement de l’enfant, censé tirer l’anti-leçon d’épisodes antérieurs, mais aussi des adultes, qui ne purent que s’amuser de la satire de l’autorité esquissée dans la fable. Dans cette étrange histoire, les policiers restent toute la journée au lit à fumer des cigares, à boire et à donner des ordres, tandis que les vieilles Danoises ont bien besoin des conseils d’un chat pour les dérider !

Malraux-Picasso, recto verso

KEYSTONE FRANCE/GAMMA

inéditJoyce miniature

essai

portraits de MallarMé, de Manet à picasso COLLECTION PIERRE MAC ORLAN : UN ÉCRIVAIN ET SON TEMPS du 14 septeMbre au 16 déceMbre 2013

seine-et-marne.fr

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SORTIR77

La vie des lettres

20

édition

exposition

Globe-Pozner

PARIS (4e) Jusqu’au 3 mars

À 16 ans, il a envoyé ses poèmes à Alexandre Blok, qui les a récités. Il a mangé du fromage avec Brecht à Paris et l’a retrouvé à Berlin au milieu des répétitions de La Vie de Galilée. Il fut aussi l’ami d’« Opje », le père de la bombe atomique américaine, connut Dashiell Hammett vivant « à l’écart de la gloire »… Les éditions Lux font paraître le recueil du romancier, poète et journaliste d’origine russe Vladimir Pozner. Un maître du portrait en mouvement : sous sa plume, Aragon et Elsa, Boris Pasternak, Isaac Babel reprennent vie…

parutionBerlin

au bord du gouffre

E

éd. Lux, 256 p., 18 €.

P.-S. à JFK

Le Magazine Littéraire lance un concours qui vous permet de rivaliser avec James Ellroy. Cinquante ans après l’assassinat du président Kennedy, vous avez obtenu des informations capitales qui éclairent d’une lumière nouvelle ce drame. Vous n’en revenez pas : ce n’est pas du tout ce que tout le monde pensait! Vous décidez d’écrire un article de 10000 signes environ, espaces incluses, pour expliquer aux lecteurs ce qui s’est vraiment passé à Dallas, ce vendredi 22 novembre 1963. Les textes sont à déposer sur le site Le Cercle des nouveaux écrivains (www. lecercledesnouveauxecrivains. fr) jusqu’au 10 novembre. L’annonce des trois gagnants de ce concours et la remise des prix auront lieu lors du Festival du roman historique à Paris, le 17 novembre.

ÉD. LUX

Vladimir Pozner.

n 1920, l’écrivain Joseph Roth s’installe à Berlin, après avoir quitté sa patrie, l’Empire austro-hongrois, disparu en 1918. Il est déjà un chroniqueur reconnu et loue ses services à plusieurs quotidiens allemands tel le Neue Berliner Zeitung. À Berlin propose une compilation de certains de ses articles, jusqu’ici inédits en français, présentés comme une chronique de la ville. Joseph Roth y décrit ses pérégrinations au cœur de la capitale de la République de Weimar, de bordels en tripots, de fêtes foraines au Reichstag. Son écriture, typique d’un journalisme aujourd’hui disparu, est à la frontière du reportage et de la promenade littéraire. Les articles d’À Berlin sont regroupés en sept thèmes, tels que la bourgeoisie, le divertissement, ou encore la circulation. En véritable reporter, Joseph Roth s’intéresse à ce qu’il voit, et surtout aux détails : « La miniature des parties est plus impressionnante que la monumentalité du tout. [ …] Je suis un promeneur. » Et pourtant, chaque promenade dans Berlin devient l’occasion d’une réflexion, plus vaste, sur l’Allemagne. L’auteur, qui deviendra monarchiste, est, dans les années 1920, encore nourri d’idéaux socialistes. Comme nul autre chroniqueur berlinois, il s’intéresse au petit peuple et aux miséreux qui hantent la métropole et ses asiles. En tant que juif, le sort de son peuple le préoccupe, et plusieurs de ses reportages contiennent des réflexions, sombres mais clairvoyantes : « Là où s’arrête un Juif, surgit un mur des Lamentations. Partout où s’installe un Juif, naît un pogrom. » Dans À Berlin ne sont mentionnés ni les révolutions ratées ni les coups d’État manqués qui ponctuent l’entre-deux-guerres allemand. C’est une ville de débauche, pleine d’ambiguïté morale et de cabarets, dont Joseph Roth nous parle. Mais sous le masque de la frivolité pointent les premières lueurs du drame. Le dernier texte, intitulé « L’autodafé de l’esprit », date de 1933, peu de temps après l’arrivée de Hitler au pouvoir. Dans cette ville que Joseph Roth a su si bien décrire, des hommes brûlent ses livres. L’écrivain est anéanti : « On doit le reconnaître et le dire ouvertement : l’Europe spirituelle capitule. » Pourtant, l’imminence du désastre souligne la nécessité de ce témoignage qui nous fait plonger dans un monde fascinant, et dont il ne restera que poussière. Jean-Sébastien Létang À lire À Berlin, Joseph Roth, traduit de l’allemand par Pierre Gallissaires,

Avec « Le surréalisme et l’objet », le Centre Pompidou continue d’explorer l’imaginaire surréaliste. Après Dalí l’an passé, c’est au tour des pratiques sculpturales du surréalisme à travers le prisme de l’objet, inédit et décapant. Pour poser les bases de la démonstration, on remonte à 1914, au premier ready-made dada de Marcel Duchamp, le Porte-bouteilles, et à une toile de Giorgio De Chirico qui introduit, pour la première fois, un mannequin dans une œuvre d’art, un objet dont les surréalistes vont s’emparer – notamment Hans Bellmer avec sa Poupée. Entre-temps, la Boule suspendue de Giacometti ouvre le bal des « objets à fonctionnement symbolique » – un prototype à suivre pour Dalí et Breton. L’exposition se clôt avec les sculptures d’assemblage de Miró de la fin des années 1960. Ce panorama traversant quarante années trépidantes se prolonge dans des œuvres contemporaines, preuve de la postérité d’un certain esprit subversif. Les grandes expositions surréalistes y ont été habilement reconstituées avec leur ambiance de train fantôme, de parc d’attractions ou de boîte de nuit, pour un surréalisme encore vivant.

Véronique Prest

« Le surréalisme et l’objet »,

Centre Georges-Pompidou, Paris (4e), www.centrepompidou.fr/

Objet, Valentine Hugo (1931).

éd. Les Belles Lettres, 218 p., 13,50 €.

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Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013

CENTRE POMPIDOU, MUSÉE NATIONAL D’ART MODERNE, DIST. RMN-GP/PHOTO PHILIPPE MIGEAT, CENTRE POMPIDOU

Réveillon du nouvel an à l’opéra Kroll, à Berlin, en 1928.

Vladimir Pozner se souvient,

concours

AKG-IMAGES

La science du bric-à-brac

exposition PARIS (7e) Jusqu’au 2 janvier

Cremaster 4 : Manx Manual, Matthew Barney, 1994-1995. PARIS (13 ) Jusqu’au 5 janvier e

expositionBarney

en son cabinet

P

rovocateur, Matthew Barney ? Non : artiste hors norme. Adepte du body art, il a surgi au mitan des années 1980, pendu aux plafonds ou accroché aux murs des galeries, dessinant sous le regard d’un public intrigué et admiratif. Sa manière à lui – athlétique – d’aborder l’art. Aujourd’hui créateur jonglant avec le dessin, la photographie, la sculpture et le cinéma, il est reconnu pour son cycle Cremaster. Dans cette série de cinq films baroques et oniriques où il ne dédaigne pas d’apparaître se mêlent créatures mythiques et personnes physiques, œuvres de l’artiste et objets du quotidien, images d’archives et plans scénarisés. Autant de séquences où s’effacent la différenciation des sexes et les frontières entre rêve et réalité. Né en 1967 à San Francisco, ce génial trublion a carte blanche à la BnF jusqu’au 5 janvier. Sans acrobatie ni caméra, il organise une promenade dans sa « Chambre de sublimation ». Un parcours qui débute par plus de 80 dessins réalisés entre 1988 et 2011. Ses traits à l’encre ou à la mine de plomb, précis, serrés, rappellent Dürer et Dalí. Composés aussi à l’aide de vaseline, de sang ou de minéraux, ces tableaux sont sertis dans d’épais cadres en plastique chirurgical, employé pour la fabrication de prothèses, que l’artiste utilise aussi pour ses sculptures. Des œuvres graphiques réfléchies qui semblent les préparations ou explorations des thèmes exprimés dans ses films Cremaster, Drawing Restraint – tourné avec sa compagne, Björk – et River of Fundament, qui évoque la mutation de l’âme lors de son passage de la mort à la renaissance et qui lui a été insufflée par le roman « égyptien » de Norman Mailer, Nuits des temps. Ses sources d’inspiration, Matthew Barney les exhibe dans ce que l’on pourrait considérer comme l’antichambre de ses sublimations, un cabinet de curiosités où l’auteur dévoilerait la genèse de son esprit créatif. Sa documentation personnelle : coupures de presse, cartes postales, y côtoie croquis, livres et éléments glanés sur le net. Mais aussi une sélection issue des collections de la BnF tels ce Livre des morts égyptien datant de plus deux mille ans, des manuscrits enluminés médiévaux, des gravures de maîtres de l’estampe, ainsi que des ouvrages rares d’alchimie… Laure Buisson À voir

« La chambre de sublimation. Dessins de Matthew Barney »,

galerie François-Ier, Bibliothèque nationale de France, Paris (13e), www.bnf.fr/

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire

Couvrez ce pénis que je ne saurais voir… L’homme se dévoile au musée d’Orsay grâce à une exposition qui se révèle la première mise en perspective de l’effeuillage masculin à travers les siècles et les techniques artistiques en France (après celle du Leopold Museum de Vienne qui a eu lieu à l’automne 2012). Ecce homo, donc. Interpréter la nudité masculine comme un idéal classique – héroïque et glorieux –, une incarnation mythologique ou biblique, un miroir de la vie quotidienne, ou encore une tentation voire un objet de désir, témoigne de l’évolution politique, sociale et culturelle. Voici le corps mâle sculpté par Bourdelle, Rodin ou Bourgeois, peint par Moreau, Bacon ou Hockney, photographié par Pierre et Gilles, Mapplethorpe ou LaChapelle, croqué par Cocteau, Schiele ou Warhol… Et quand l’art rend hommage

DR/PHOTO MARTA GÓMEZ

Ecce homo

Atlas, Karl Sterrer, 1910, coll. Schmutz, Vienne. au nu masculin, la littérature en rougit : comme le souligne Charles Dantzig dans le catalogue de l’exposition (éd. Musée d’Orsay/Flammarion), les lettres ont toujours été frileuses à l’évocation de courbes viriles. Une pudibonderie durable? L. B.

À voir

« Masculin/Masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours », au musée d’Orsay,

Paris (7e), www.musee-orsay.fr/

L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge

D’Hélène Cixous Mise en scène Georges Bigot et Delphine Cottu Théâtre du Soleil Avec les comédiens de l’Ecole des arts de Battambang Cambodge 21 – 23 novembre Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées Direction Agathe Mélinand Laurent Pelly

© Arnaud Lafontaine / Design : Studio Philippe Apeloig /Licences spectacle 1-1045623, 2-1045624, 3-1045625 /

MATTHEW BARNEY, PRIVATE COLLECTION/COURTESY GLADSTONE GALLERY, NEW YORK AND BRUSSELS

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La vie des lettres

22

exposition

festival

nice (06) Les 29 et 30 novembre

Vulaines-sur-seine (77) Jusqu’au 16 décembre

nantes (44) Du 21 au 24 novembre

Brosser Mallarmé

La Belgique francophone en bord de Loire

CUM

CRÉDIT

Magnifique portrait que celui de Gauguin, qui représente Mallarmé en faune, d’après « L’après-midi d’un faune ». Unique, cet autre portrait peint par Manet en 1876, qui associe les volutes du cigare à celles de la rêverie. Faut-il y entendre un écho poétique au climat de leur conversation intime, si bien analysé par Bataille : « l’un et l’autre à la poursuite d’une même chimère, l’un sur la toile, l’autre dans le jeu imprévisible des mots »? L’exposition « Portraits de Stéphane Mallarmé, de Manet à Picasso », au musée StéphaneMallarmé de Vulaines, touche l’amateur de poésie. Peintures, photographies, gravures, dessins dévoilent toutes les facettes du personnage, poète, enseignant et habitué des salons parisiens. Mallarmé devient l’ami de Manet, de Renoir, de Degas, de Whistler, de Gauguin, et instaure une connivence entre poésie et peinture, résumée par la formule « peindre non la chose, mais l’effet qu’elle produit ». Selon Sartre, « ce petit homme discret et féminin » exerce emprise et fascination sur ceux qui l’approchent. Les artistes de son époque, comme plus tard Picasso ou Miquel Barceló, y succomberont. Verlaine et Valéry lui ont également tiré le portrait. Comme en surimpression, les écrits du poète vont jusqu’à se glisser sous ses traits.

Paul Valéry fut le premier administrateur du CUM, créé en 1933.

rencontresLa culture

éCUMe à Nice

L

Véronique Prest

Mallarmé par Auguste Renoir, 1892, musée d’Orsay.

RMN-GRAND PALAIS (CHâTEAU DE VERSAILLES)/PHOTO G. BLOT

www.musee-mallarme.fr/

e Centre universitaire méditerranéen fête ses 80 ans. Fondée en 1933 à Nice, l’institution eut pour premier administrateur Paul Valéry, qui lui avait donné pour mission de s’imposer « comme le lieu d’élaboration d’une connaissance méditerranéenne, le point où se forme une conscience de plus en plus nette et complète de la fonction de cette mer privilégiée », et de proposer des colloques et des conférences gratuits, traitant des sciences comme des arts avec un certain souci d’excellence et un vif éclectisme. « Cette année, nous avons ainsi évoqué Camus, la Syrie, l’aéronautique et Roland Garros, explique Carine Marret, responsable de la programmation du CUM. D’ordinaire, notre colloque “Passion” est dédié à un écrivain. Là, nous le dédions à cet anniversaire, placé sous le haut patronage de l’Académie française. Le but est de parler de notre institution sans donner dans l’entre-soi et de trouver un juste équilibre entre célébration et partage de la connaissance. » Si la première journée de célébration est consacrée à Paul Valéry, à l’histoire de l’institution et aux évolutions de sa programmation, la seconde s’ouvrira à la Méditerranée. « La matinée commencera par deux conférences : l’une de l’historien Yvan Gastaut, qui évoquera l’imaginaire méditerranéen, l’autre, de Jean-François Colosimo, sur la Méditerranée théâtre de guerre et de piété. » L’aprèsmidi traitera des écrivains emblématiques de ses rivages : Alban Cerisier évoquera la mémoire de Saint-Exupéry, Alain Finkielkraut celle d’Albert Camus, le biographe Jean-François Hangouët reviendra sur Romain Gary… « Je pense qu’aujourd’hui nous avons renoué avec la vocation première du CUM, qui était d’offrir du savoir et de faire venir des intervenants prestigieux dans une ville dont l’image est d’abord liée au tourisme. » Et de s’approcher de cette ambition émise du temps de Valéry : « Devenir un petit Collège de France. » Alexis Brocas

Le festival Impressions d’Europe, à Nantes, explore cette année la Belgique francophone et sa production livresque : auteurs contemporains (Diane Meur, Nathalie Skowroneck, Nadine Monfils…), figures tutélaires récentes (Henri Michaux, qui sera évoqué par Nicole Caligaris, Olivier Rolin et Jean-Pierre Martin, ou Simenon, avec Pierre Assouline et Philippe Claudel), et la bande dessinée, avec Hergé, Franquin ou Peeters. Un vrai panorama ? « Plutôt une confusion des genres, dit en souriant Yves Douet, fondateur du festival. Nous voulons nous amuser, c’est pourquoi par exemple, le samedi, nous proposons une rencontre ludique et expérimentale avec l’activiste et entarteur Noël Godin. Puis nous avons invité des auteurs comme Bernard Quiriny – ses textes n’ont-ils pas eux aussi cette dimension ludique et expérimentale ? Le lendemain, nous passerons du polar à la poésie avec William Cliff, dont les textes ont des aspects obscurs… La bande dessinée sera présente, bien sûr, mais le festival restera essentiellement consacré à la littérature. En fait, nous voulons mêler les registres, tout en restant dans le même bain. » Alexis Brocas impressionsdeurope.com/ Yves Douet, fondateur des Impressions d’Europe.

www.cum.nice.org/

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Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013

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Creil (60) Du 20 au 24 novembre

festival Paris (5e) Le 17 novembre

Aux mille yeux de l’Histoire

salonCreil accueille

tous les exils

Q

u’il prenne la forme d’une recherche d’ailleurs absolu, de la fiction comme refuge hors du réel, ou bien de récits de voyage, l’exil est un motif essentiel en littérature. De là le thème choisi cette année par le Salon du livre et de la BD de Creil pour sa 27e édition : « Né quelque part ». « Nous sommes tous exilés. Les endroits où nous posons nos valises ne sont-ils pas ceux qui nous intriguent et que nous avons choisi d’habiter ? », interroge Sylviane Leonetti, directrice de l’événement. « Le choix de la thématique correspond à une envie de croiser nos regards sur une problématique, de la mettre en avant et de permettre à des auteurs de réunir leurs esthétiques au cours de débats, tables rondes, présentations… » De nombreux intervenants (la romancière Valentine Goby, le dessinateur Joël Alessandra, la comédienne Elizabeth Mazev) viendront notamment débattre autour de questions relatives à l’identité et à sa perte : « L’influence de l’exil en littérature », « Quand la fiction réveille la conscience », ou encore « Entre intégration et discrimination ». Si le salon s’est doté d’un thème ouvrant sur l’abstraction théorique, il n’en oublie pas pour autant l’actualité littéraire. D’ailleurs, certains ouvrages parus cette année ne s’intéressent-ils pas au voyage, à l’exil ou au sentiment d’identité nationale et territoriale ? Ainsi, Le Pays natal, publié en mai dernier sous la direction de Leïla Sebbar, est un recueil de textes écrits par dix-sept auteurs méditer ranéens, du Maroc à la Turquie, qui évoquent leur lieu d’origine. Malek Chebel viendra présenter son Dictionnaire amoureux de l’Algérie, Laure Adler son roman Immortelles, et Leïla Sebbar sa dernière parution, La Confession d’un fou. L’auteur de l’affiche, Jung, interprète graphiquement la question. Son illustration représente la planète vue par le regard d’un enfant encore retenu par le cordon ombilical, promesse de liberté et de responsabilités. Marie Fouquet www.lavilleauxlivres.com/

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire

Grzegorz Rosinski, dessinateur de la BD Thorgal. et Mohammed Aïssaoui. Le second, « Le roman historique peut-il s’emparer de l’histoire immédiate ? », réunira Alexandra Lapierre, Metin Arditi, Pierre Lemaître et Jean-Joseph Julaud. Notons enfin, pour les amateurs de bande dessinée historique et néanmoins fantastique, la présence de Thorgal et de ses auteurs, Grzegorz Rosinski (photo) et Yves Sentes (qui a succédé à Jean Van Hamme). La parution du 34e album de la série coïncidera avec la date du festival ; à cette occasion, ils dédicaceront un ex-libris spécialement tiré à une centaine d’exemplaires. Quand le livre devient machine à remonter le temps… A. B. www.festivalduromanhistorique.com/

LES PARTICULES

ÉLÉMENTAIRES DE MICHEL HOUELLEBECQ ADAPTATION ET MISE EN SCÈNE JULIEN GOSSELIN THÉÂTRE DU NORD – GRAND’ PLACE – LILLE DU 8 AU 16 NOVEMBRE 2013 RÉSERVATION 03 20 14 24 24 www.theatredunord.fr

Théâtre du Nord CRÉATION-TRANSMISSION Théâtre National Lille Tourcoing Région Nord Pas-de-Calais Direction Stuart Seide

Photo Simon Gosselin

Durant le dernier salon de Creil, en 2012.

Le Festival du roman historique prend de l’ampleur et déménage dans la mairie du 5e arrondissement. Tout en gardant son identité, il s’élargit aux écrivains de la rentrée. Outre les spécialistes du roman historique que sont Françoise Chandernagor, Stéphanie des Horts ou Alexandra Lapierre, vous y retrouverez les figures de cette rentrée littéraire que sont Karine Tuil (L’Invention de nos vies, éd. Grasset), Chantal Thomas (L’Échange des princesses, éd. du Seuil) et Pierre Lemaître (Au revoir là-haut, éd. Albin Michel). Deux débats sont programmés. Le premier, « Le succès des séries télévisées va-t-il revitaliser le roman historique ? », rassemblera Françoise Chandernagor, Michèle Cotta, Jean d’Aillon

La vie des lettres LiLLe (59) Du 8 au 16 novembre

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théâtre Paris (9e) Du 7 au 30 novembre

Rabelais, bête de scène

théâtreAu chœur

de Houellebecq

«

C

ette pièce est avant tout l’histoire d’un homme, qui vécut la plus grande partie de sa vie en Europe occidentale, durant la seconde moitié du xxe siècle. Généralement seul, il fut cependant, de loin en loin, en relation avec d’autres hommes. Il vécut en des temps malheureux et troublés. Le pays qui lui avait donné naissance basculait lentement, mais inélucta­ blement, dans la zone économique des pays moyen­pauvres ; fré­ quemment guettés par la misère, les hommes de sa génération passèrent en outre leur vie dans la solitude et l’amertume. Les sen­ timents d’amour, de tendresse et de fraternité humaine avaient dans une large mesure disparu ; dans leurs rapports mutuels ses contemporains faisaient le plus souvent preuve d’indifférence, voire de cruauté. » Ainsi le spectateur est­il averti dès le prologue : nous sommes chez Houellebecq, version Les Particules élémentaires, présentées par Julien Gosselin, le metteur en scène, comme le livre central et névralgique du romancier. En 2009, après une formation à l’École professionnelle supérieure d’art dramatique, Julien Gosselin fonde un collectif baptisé Si vous pouviez lécher mon cœur, qui décide de sortir du théâtre exclusi­ vement dialogué et de monter des textes mélangeant les modes d’écriture et de narration. Il monte successivement Gênes 01 de Fausto Paravidino et Tristesse animal noir d’Anja Hilling. Il travaille avec la musique et la vidéo, mais, pour la « phrase molle » de Houel­ lebecq, il choisit de limiter au minimum la scénographie et le décor, si bien que la mise en scène se réduit presque à une mise en voix. Une suite de saynètes se donne sur une pelouse déroulée sous un écran géant. Pour Julien Gosselin, c’est la meilleure manière d’en­ tendre une écriture « profondément impure, totale, polyphonique, bâtarde : éminemment théâtrale », où se côtoient des descriptions « wikipédiesques », un récit romanesque et des poèmes. Cette première mise en scène, en France, d’un texte de Houellebecq consacre en lui « un écrivain de la compassion ». On y perd peut­être la vitesse du mouvement des particules et leurs excès. Mais que faire, au théâtre, face à cette littérature ? Fallait­il enchanter le désen­ chantement ? Christophe Bident

Et si la scène originaire de notre théâtre moderne n‘était ni chez Jodelle ni chez Turnèbe, ni chez Hardy ni chez Corneille, mais chez un auteur qui n’est pas écrivain de théâtre, François Rabelais? Pour un peu, telle serait la proposition du Théâtre de l’Athénée, qui programme parallèlement un Pantagruel de Benjamin Lazar et un C’est la faute à Rabelais d’Eugène Durif, mis en scène par Jean-Louis Hourdin. Les aventures du géant de la Renaissance sont d’abord une immense mise en scène du langage, de ses pouvoirs comme de ses dangers de nomination, d’énumération, d’accumulation, de résonance lyrique et grotesque, de savoir, de perturbation. C’est dans cette construction poétique, musicale et carnavalesque, que se loge la capacité de croyance en un monde nouveau. Le souffle qui emporte les inventions de Rabelais, puisées dans la culture populaire et la culture savante, dans un bouillon de mots forgés dans les langues anciennes et transformés par la grâce et la drôlerie d’incessants néologismes, s’est transmis depuis la Renaissance à des écrivains aussi divers que Molière, Hugo, Céline, ou plus récemment Valère Novarina. Le texte d’Eugène Durif imagine deux saltimbanques inventant du théâtre avec trois fois rien, « en musique, chansons et calembours, contrepèteries, recettes de cuisine et blagues, mots-valises et coq-à-l’âne ». La proposition de Benjamin

Lazar, bien connu pour ses restitutions de la déclamation et de la gestuelle baroques oubliées par l’histoire dominante de notre théâtre, consiste à associer la chaleur lyrique de la parole (souvenonsnous de Rabelais et des paroles gelées qu’il fait réchauffer par les mains de son géant) à une musique contemporaine de David Colosio, créée pour des instruments du xvie siècle. Deux musiciens accompagnent ainsi Olivier Martin-Salvan, qui aime en Rabelais l’activation du langage, où il voit une dimension politique, une manière de faire « de l’éducation civique ». Au fond, il s’agit, contre la normalisation abrutissante du langage contemporain, de provoquer l’expérience, chez l’acteur comme chez le spectateur, de ce que Novarina appelle « la langue à un » : « une langue propre à chacun, un vocabulaire à soi et une liberté syntaxique, une manière singulière de respirer, d’articuler, de rythmer la phrase, une dépense charnelle, une joie dans la parole ». Novarina encore : « Communicants, ne croyez pas que le langage communique : il danse! » C. B.

À voir

Pantagruel, de François Rabelais,

mise en scène de Benjamin Lazar, du 7 au 30 novembre.

C’est la faute à Rabelais, d’Eugène Durif, mise en scène de

Jean-Louis Hourdin, du 14 au 30 novembre. Théâtre de l’Athénée, sq. de l’Opéra-LouisJouvet, Paris 9e.

Pantagruel, mis en scène par Benjamin Lazar.

NATHANiEL BARuCH

À voir

Les Particules élémentaires, de Michel Houellebecq, mise en scène de Julien Gosselin, Théâtre du Nord, 4, pl. du Général-de-Gaulle, Lille (59). www.theatredunord.fr/ Les 20 et 21 novembre au Théâtre de Vanves, 12, rue Sadi-Carnot, Vanves (92).

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Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013

invitations du Magazine

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ThéâTre de l’AThénée

À partir du 6 novembre

théâtreBob flambe

C’

30places pour Pantagruel de François Rabelais, mise en scène de Benjamin Lazar, sq. de l’Opéra-Louis-Jouvet, 7, rue Boudreau, Paris 9e. ThéâTre de lA Colline Les 15 et 20 novembre, à 21 h

40places pour Elle brûle de Mariette Navarro, mise en scène de Caroline Guiela Nguyen, 15, rue Malte-Brun, Paris 20e. ThéâTre du nord Le 16 novembre, à 20 h

12places pour Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, mise en scène de Julien Gosselin, 4, pl. du Général-de-Gaulle, Lille (59).

ThéâTre nATionAl de Toulouse Le 22 novembre, à 19 h 30

10placespour L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge d’Hélène Cixous, mise en scène de Georges Bigot et Delphine Cottu, 1, rue Pierre-Baudis, Toulouse (31). ThéâTre de PoCheMonTPArnAsse Le 27 novembre, à 19 h

12placespour Dramuscules de Thomas Bernhard, mise en scène de Catherine Hiegel, 75, bd du Montparnasse, Paris 6e. Pour obtenir vos places, envoyez un courriel à [email protected] en mentionnant vos nom et coordonnées, ainsi que le titre et la date de la représentation.

4 novembre > 1er décembre 2013

création

Ivan Farkas

est l’année Bob Wilson à Paris. Depuis Le Regard du sourd en 1971, qui fit dire à Aragon qu’il n’avait « jamais rien vu de plus beau en ce monde », en clair, qu’il n’avait jamais vu un spectacle aussi magnifiquement surréaliste, il faut dire que Wilson ne nous a jamais vraiment quittés. Mais cette année est exceptionnelle, entre les reprises et les créations, l’opéra, le théâtre et le musée. En février et mars, ce sera Mme Butterfly à l’Opéra Bastille. En janvier, nous pourrons voir ou revoir Einstein on the Beach, près de quarante ans après sa création, au Théâtre du Châ­ telet. De novembre à février, « Living Rooms » déploiera au cœur du musée du Louvre une installation sonore et lumineuse et pré­ sentera une riche programmation d’archives audiovisuelles. Le Théâtre de la Ville lance le mouvement : The Old Woman en novembre, Peter Pan en décembre. Le premier spectacle est l’adap­ tation d’une courte prose de Daniil Harms, auteur moderniste russe, exilé par Staline à 26 ans puis interné en asile psychia­ trique, où il meurt, en 1941, à 36 ans. Redécouvert en Russie dans les années 1980, désor­ mais traduit en de nombreuses langues, Daniil Harms, à la fois ironique et désespéré, est consi­ déré comme un précurseur de la littérature de l’absurde. Wilson a fait appel à Mikhaïl Barychnikov, danseur et choré­ graphe russe, maître de la danse avant­gardiste et postmoderne, et à Willem Dafoe, performeur de The Wooster Group et acteur Le Regard du sourd, conçu à succès (Platoon, La Dernière par Bob Wilson en 1971. Tentation du Christ, Mississippi Burning, eXistenZ, SpiderMan). Deux comédiens qui ici ne font qu’un, fondant leurs rôles en un seul, pour créer l’alchimie d’une figure d’écrivain. Avec Peter Pan, l’enfant qui ne veut pas grandir, on touche à une thématique essentielle pour Wilson, qui raconte lui­même à quel degré son enfance fut autarcique et comment le théâtre arriva dans sa vie pour lui fournir le seul moyen possible de s’introduire dans le monde, en le refaisant. Wilson rappelle également qu’il écrivit Le Regard du sourd pour comprendre comment un garçon sourd, Raymond Andrews, pouvait voir le monde et savoir des choses inaccessibles à quiconque. C’est avec la troupe du Berliner Ensemble, avec laquelle il collabore régulièrement depuis près de dix ans, que le metteur en scène américain présente un Peter Pan plus proche de David Bowie que de la figure falote de Walt Disney, rendant ainsi toute son ambiguïté au personnage créé par l’Écossais James Matthew Barrie au début du xxe siècle. C. B.

Les 8 et 9 novembre, à 20 h

sénèque - ElisabEth Chailloux

Oser lui dire, il faut Oser

À voir

The Old Woman, de Daniil Harms, mise en scène de Robert Wilson, du 6 au 23 novembre. Théâtre de la Ville, 2, pl. du Châtelet, Paris 4e. Peter Pan, de James Barrie, mise en scène de Robert Wilson, du 12 au 20 décembre. Théâtre de la Ville, 2, pl. du Châtelet, Paris 4e. « Living Rooms », exposition conçue par Robert Wilson, du 11 novembre au 17 février, musée du Louvre, Paris 1er.

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire

Production Théâtre des Quartiers d’Ivry

01 43 90 11 11

www.theatre-quartiers-ivry.com

ThéâTre d’Ivry AnToIne vITez M° Mairie d’Ivry

La vie des lettres

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théâtre

bd

arte Première diffusion le 6 novembre à 22 h 20

L’entreprise en pièce Les lecteurs de son Système Victoria savent que le romancier Éric Reinhardt compte parmi les rares auteurs français à oser se frotter (dans tous les sens du terme!) au monde de l’entreprise. Dans Élisabeth ou l’Équité, il met en scène un plan social dans la compagnie fictive ATM, propriété d’un fonds de pension américain. Non pour produire une énième diatribe révolutionnaire, mais pour chercher à dépasser l’hypocrisie partagée par les dirigeants, lorsqu’ils formulent des promesses qu’ils savent ne pouvoir tenir, et les syndicats, quand ils montent un scandale au mépris de la vérité. Au milieu, Élisabeth, DRH archétypale, et Dubreil, syndicaliste doué, vont se rapprocher : la révolution a lieu, et c’est une révolution intérieure. Piégée par sa direction, puis par les syndicats, lâchée par son mari, la DRH va retrouver le sens de l’équité… Certes, la pièce lit le réel à travers un prisme de gauche, évident dans son portrait de l’actionnaire américain, mais certains financiers n’ont-ils pas démontré leur adéquation aux caricatures de leurs adversaires? Si cette pièce défend une utopie, c’est une utopie minuscule : « Corriger les effets du système, en réduire les nuisances, le rendre moins destructeur, travailler à l’échelle des individus, des microsituations. […] Si on le voulait, on pourrait être nombreux, dedans, à l’adoucir, le système libéral, à y faire œuvrer clandestinement la notion d’équité. » La pièce sera jouée du 9 novembre au 8 décembre au Théâtre du Rond-Point. On ne sait si des invitations ont été envoyées au Medef et à la CGT…

Alexis Brocas

À lire

Élisabeth ou l’Équité, Éric Reinhardt, éd. Stock, 196 p., 16 €. À voir Élisabeth ou l’Équité,

mise en scène de Frédéric Fisbach, du 9 nov. au 8 déc. Théâtre du Rond-Point, Paris 8e.

Camus, hors cases

L’écrivain espagnol Manuel Rivas.

téléLa littérature

en eurovisions

N

otion piégée s’il en est, l’identité nationale suscite parfois des sentiments d’appartenance aussi exclusifs qu’excluants. Dans un très beau livre, Le Dépaysement, JeanChristophe Bailly prouvait que l’on peut s’interroger sereinement sur cette notion, à condition de ne pas s’agenouiller devant les particularités d’un pays comme devant des totems, mais plutôt de les utiliser comme nourriture d’une réflexion qui les désacralise. Avec une démarche similaire, Arte propose une série de documentaires qui donnent la parole à des écrivains européens afin qu’ils évoquent leur perception de leurs pays respectifs. Assez judicieusement, ces films, composés d’interviews, d’archives et d’images emblématiques, placent la littérature en arrière-plan : plutôt que de gloser sur les sentiments d’appartenance nationale en ne convoquant que des textes, c’est la matière première des livres qui est mise en avant. Chaque auteur y apparaît comme un artisan spécialisé – hanté ou fasciné par des questions qui sont à la fois celles de son pays et au plus près de son expérience individuelle. Dans le volet consacré à l’Irlande, par exemple, les quatre écrivains interrogés ouvrent chacun une fenêtre différente sur le concept d’Irishness : Robert McLiam Wilson raille la balourdise d’une violence mal contenue et exacerbée par les conflits entre catholiques et protestants, Edna O’Brien se penche sur les valeurs traditionnelles, rurales et religieuses qui en émanent, Roddy Doyle scrute les traces de cette identité chez les Dublinois, et le voyageur Colm Tóibín s’intéresse aux destins des Irlandais hors de leur pays. Seul représentant pour l’Angleterre, Martin Amis insiste, lui, sur le délabrement d’une aura nationale autrefois resplendissante et en profite pour faire l’inventaire des manies de ses compatriotes (avec, notamment, une anecdote cocasse pour illustrer son propos sur la fascination des Anglais pour la royauté : les rêves érotiques de son père en compagnie de la reine Élisabeth). Autour de la Méditerranée, les spectres du fascisme hantent toujours les Italiens Claudio Magris et Erri De Luca et les Espagnols Juan Goytisolo, Manuel Rivas et Bernardo Atxaga. Cette série de documentaires se poursuivra avec des escales en Hongrie, en Allemagne, en Turquie, en Islande, en Suède et au Portugal, et on comprend que les écrivains sont, face à l’identité de leur pays, comme l’artiste paysan décrit par Jean-Luc Nancy : « Celui qui n’est pas tout dans son travail, celui qui donne lieu et temps à d’autres opérations que la sienne, à des mûrissements et à des attentes, à de très anciennes mémoires enfouies, à des croisements imprévisibles et à des virements du ciel ». Pierre-Edouard Peillon

« Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. » Cette célèbre réponse de Camus à un étudiant algérien venu l’interrompre permet de mesurer la dévotion filiale de l’auteur à Catherine Sintès. L’écart entre son enfance algérienne, marquée par la pauvreté, et son destin intellectuel constitue le point de départ de cette bande dessinée biographique scénarisée par José Lenzini et dessinée par Laurent Gnoni. Pour raconter Camus, ils ont choisi de donner la parole au responsable de la fameuse interruption, Saïd Kessal, étudiant plein d’audace. Ce dernier retrace la carrière de l’écrivain au regard de son origine; met en scène la mère de Camus observant le parcours de son fils, qui lui échappe. La BD alterne planches traditionnellement découpées et pages imitant le modèle de la une d’un journal (Alger républicain, Combat). Parfois les planches se font plus libres, sans cases ni bulles, notamment pour les ellipses ou les moments phares de la narration (la rencontre avec Simone Hié, l’explosion des bombes sur Hiroshima en 1945). Ponctué par des extraits du discours de Suède et construit sur le modèle d’une adresse ou d’une lettre ouverte à Camus, le récit rend hommage à l’auteur qui s’était donné pour devoir d’« écrire pour l’humanité ». Et que l’humanité lit encore…

Marie Fouquet

À lire

Camus, entre justice et mère, José Lenzini et Laurent Gnoni,

éd. Soleil, 120 p., 17,95 €.

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Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013

Trois questions à Bertrand tavernier

cinémaTavernier entre

le Quai et les plaines

L

e cinéaste Bertrand Tavernier adapte Quai d’Orsay, bande dessinée à succès d’Abel Lanzac et Christophe Blain, et lance une collection de romans western chez Actes Sud. (L’intégralité de l’entretien est disponible sur notre site.)

Comment avez-vous abordé la dramaturgie politique des chroniques diplomatiques de Quai d’Orsay ?

Bertrand Tavernier.

À voir

Quai d’Orsay, un film de Bertrand Tavernier,

PhiliPPe quaisse/Pasco & co

Bertrand Tavernier. J’ai toujours cherché une clé pour entrer dans

le domaine politique sans faire un docu-fiction. La politique actuelle nous encombre par un flot d’images et de désinformations qui coupe tout recul. En travaillant sur Quai d’Orsay, je n’ai regardé aucune image, j’ai écouté des témoins, j’ai lu des livres. Ce qui m’intéresse, c’est la justesse des détails, ce que le ministre et ses collaborateurs lisent, leurs livres. C’est le plus dur : traduire sur écran le langage quotidien des hommes politiques. Dans Quai d’Orsay, le langage ministériel est traversé par des formules littéraires, des références philosophiques hallucinantes…

Les citations d’Héraclite, d’Ignace de Loyola ou de À lire Malraux, très drôles, explosent le langage de cabinet. Mais, Terreur apache, W. R. Burnett, traduit de l’anglais même dans la farce ou la comé(États-Unis) par Fabienne Duvigneau, die, il faut trouver une justesse, éd. Actes Sud, 416 p., 22 €. et l’entourage du ministre reste Des clairons dans l’aprèssérieux. Les écrivains tiennent midi, Ernest Haycox, traduit une grande place dans mes de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch, films : ici le personnage princiéd. Actes Sud, 304 p., 23,80 €. pal n’arrête pas de parler de l’écriture, mais on ne le voit jamais ni lire ni écrire. Satire mise à part, le discours final, prononcé réellement à l’ONU contre la guerre, est un morceau d’éloquence, inscrit dans la tradition de Bossuet. Aujourd’hui, tout est formaté, contraire à la force persuasive.

E X P O S I T I O N

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Du 11 octobre au 23 février 2014

Jean

Cocteau

le magnifique Les miroirs d’un poète

en salle le 13 novembre.

Il s’agit de réhabiliter les sources romanesques à l’origine des grands westerns. Le premier titre est de William Riley Burnett, auteur de polars et de romans noirs. Le deuxième roman a pour toile de fond la bataille de Little Bighorn. L’auteur, Ernest Haycox, a parmi ses admirateurs Gertrude Stein ou Hemingway, qui disait : « Je ne lis The Post que s’il publie du Ernest Haycox. » Deux romans originaux au dépaysement irrésistible. Propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire

222, bd Saint-Germain - 75007 Paris Tél. : 01 42 22 48 48 - www.museedeslettres.fr

MLM 2013 - © Photographie : Laure Albin Guillot / Roger-Viollet

Derrière l’emphase et la grandeur, on trouve un ton et un rythme, comme dans la collection « L’Ouest, le vrai », que vous lancez chez Actes Sud ?

Exposition organisée avec l’accord de Pierre Bergé, Président du Comité Jean Cocteau

La vie des lettres

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cinémaLe rose et le noir Un cinéaste catalan imagine la rencontre entre Casanova et Dracula. Folle manière de reformuler l’histoire de l’Europe.

L’

esprit qui bat la campagne : la belle expression prend toute son ampleur dans les films d’Albert Serra. Dès Honor de cavalleria (2006), le jeune cinéaste imposait son aplomb : quand tant de maîtres s’étaient cassé les reins sur l’adap­ tation de Don Quichotte, il pro­ clamait tranquillement qu’il suffi­ sait pour ce faire de laisser deux acteurs amateurs baguenauder à travers bois, friches et champs, se gaver de soleil, de ruminations et d’euphories contemplatives. Les deux silhouettes sont souvent silencieuses ou alors maugréent et se chicanent, ce qui rend d’au­ tant plus luxuriants leurs soli­ loques enflammés. Alors que le numérique a si souvent été le gage d’accélérations strobosco­ piques, de turbines à images cli­ gnotantes, Albert Serra a compris que le support autorisait le luxe de la durée et des bonnes sur­ prises incidentes, l’improvisation des corps mais aussi des élé­ ments (l’ondoiement, en plein air, de la lumière et de la météo) : on peut laisser tourner à volonté la caméra, quand la pellicule argentique devait toujours être comptée. En prime, le cinéaste s’autorise à faire parler Quichotte et Sancho dans sa langue natale, le catalan, qui restera l’idiome de tous ses films.

Érotisme de la digestion En 2008, rebelote avec Le Chant des oiseaux, cette fois­ci en noir et blanc, et avec les Rois mages errant dans des paysages lu­ naires, en quête de la crèche, mais sans aucun sens de l’orien­ tation. L’esprit bat la campagne, oui : goût de la rêvasserie à ciel ouvert, propension à invoquer les fantômes, les esprits, de grandes mythologies, et à les

Casanova, formidablement interprété par l’écrivain et critique Vicenç Altaió i Morral.

La tyrannie de Dracula serait-elle la conclusion logique du libertinage ? À voir

Histoire de ma mort, un film d’Albert Serra,

en salle le 23 octobre. Durée : 2 h 31.

transmuer en randonneurs bur­ lesques. Le programme, s’il se prolonge dans son nouveau film, passe un seuil : Histoire de ma mort a remporté le léopard d’or au dernier Festival de Locarno. Retour à la couleur, toujours des acteurs amateurs lâchés à travers champs – cette fois­ci glanés en Espagne, mais aussi en France et en Roumanie. Nouveautés : dans les espaces parfaitement ouverts, encore peu cultivés, que sillon­ naient autrefois don Quichotte ou les Rois mages, l’humus dé­ posé par l’histoire fait prospérer des fourrés plus épineux et tour­ mentés. Il s’y croise enfin des femmes (le cinéma de Serra était

exclusivement masculin jus­ qu’ici), et on s’aventure aussi dans des intérieurs souvent étouffants, qu’il s’agisse d’un châ­ teau aux lourdes tapisseries ou de masures paysannes. Histoire de ma mort ose conjec­ turer sur la rencontre entre Casa­ nova et Dracula. Encore faudra­ t­il attendre longtemps pour savoir que ce vieux jouisseur fardé est bien Casanova ; quant au mystérieux comte dont il croise le chemin, il restera offi­ ciellement anonyme mais est sans nul doute friand de sang… Est­ce d’ailleurs une rencontre ? Plutôt un passage de relais : Casa­ nova a d’abord le monopole de l’écran, et s’efface dès lors que Dracula sort de son trou. Premier volet du diptyque : Casa­ nova séjourne encore dans un château cossu en Europe de l’Ouest. Le libertin, incarné par le sidérant Vicenç Altaió i Morral (écrivain et critique d’art catalan dans le civil), profite des lar­ gesses de son hôte. À mi­chemin entre le paon et le dindon, il

picore et roucoule à loisir dans les salons et jardins. Souvent seul, ou simplement en tête à tête : il n’a plus le goût des grandes soi­ rées, semble­t­il, il est un drôle de mondain ermite, capable de fabri­ quer toute une assemblée avec sa seule personne. Il lui faut encore et toujours séduire, bien sûr, mais sa sexualité ne paraît plus devoir se concentrer dans les géni­ toires : elle est partout, elle nappe le moindre geste, la moindre mimique, comme un épais jus de viande. Le premier organe sexuel est ici la bouche. La bouche qui parle, la bouche qui mange ; la bouche toujours pleine. Casa­ nova grignote et monologue dans un même mouvement, une même succion ravie – un mot, un grain de raisin, un mot, l’un de ces pépins de grenade qu’il rogne à même le vermeil des fruits fendus. Chaque grain lui donne une nouvelle idée, prétend­il. Lorsqu’il veut convaincre un jeune homme de l’imminence d’une révolution en France, il recourt à un buffet de victuailles :

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Le Magazine Littéraire 519 Mai 2012

Le chignon du vampire Casanova quitte sa délectable retraite et, pour des motifs non élucidés, part, accompagné de son valet, vers l’est. La longue traversée d’une forêt, vue d’une carriole comme en lévitation, fera office de périple – c’est aussi une traversée du Styx. Casanova prend ses quartiers chez des pay­ sans locaux. Il lorgne les filles de la maison, il sent partout l’odeur de la viande. Ce sont les cochons de la cour qu’il surveille. C’est un bœuf dépecé en pleine forêt, les bouchers finissant par fracasser sa tête à coups de hache. Une autre figure approche, sort de la forêt : le Comte, est­il simple­ ment appelé. Il est aussi rugueux que Casanova est onctueux : un drôle de trappeur coquet, à la barbe hirsute mais aux cheveux relevés en chignon, à la manière d’un sumotori. Il est surtout aussi silencieux que Casanova est bavard : Dracula ne parlera presque pas, il hurle tout au plus dans la nuit – non de joie mais de désespérance, sur le mode d’une malédiction cosmique. Petit à petit, le vampire fait son œuvre dans le voisinage, le film changeant alors nettement de tonalité : de la suavité rococo on passe à une pénombre granu­ leuse, des rituels oscillant entre grand­messe et simagrées de rebouteux, emphase wagné­ rienne et grimaces horrifiques de série Z. Dracula défigure tout, et entraîne à sa suite bien des fantômes de l’histoire du cinéma (le film est aussi une admirable

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séance de spiritisme cinéphile). Alors que l’ombre grandit, la pré­ sence de Casanova devient plus qu’intermittente, jusqu’à la quasi­ volatilisation. Il ne croisera Dra­ cula personnellement qu’une fois. C’est en cela qu’Histoire de ma mort n’est pas vraiment une rencontre, encore moins un duel. On pourrait en effet être tenté de le considérer comme un ring où deux principes antagonistes s’affrontent, deux super­héros de la culture européenne s’em­ poignent : Superman­Casanova et Batman­Dracula, la farouche liberté des Lumières et la mélan­ colie contagieuse du romantisme noir. Ce serait une erreur d’autant les opposer : selon Albert Serra, il n’y a pas rupture entre eux, mais bien continuité – Casanova lui­même est affublé du titre de comte dans le film. La voracité tyrannique de Dracula ne coupe pas l’appétit du libertin, elle n’est pas le contraire de sa gourman­ dise minutieuse, mais sa conclu­ sion logique. La consommation ne peut être indéfiniment gra­ cieuse, gratuite : auparavant, le jouisseur se révélait de moins en moins léger, et tributaire de manies et de tics inquiétants. Casanova n’est pas châtié en Transylvanie (comme dom Juan était envoyé aux enfers), il déniche en fait son plus juste successeur, au profit de qui il s’ef­ face et se tait – et c’en est presque un soulagement, comme si une mythologie, épuisée, était heu­ reuse de passer la main, avait trouvé une sœur ennemie qui la soulageait de son fardeau. L’esprit bat la campagne, disais­ je. C’est une imagination et un principe de plaisir qui, ne sachant plus comment dépenser leur liberté, finissent par s’offrir à l’aliénation, se jettent dans la gueule du loup. Ce sont des Lumières qui, à avoir sous­ estimé leurs soubassements obscurs, s’éteignent d’un coup. Jubilation, parfois lassitude, rage, suffocation : le spectateur traverse cela comme Casanova et le film lui­même. On a com­ mencé bouche pleine, on finit bouche bée.

Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire

Hervé Aubron

DARK STAR

il verse une carafe de vin sur une oie, censée incarner le roi immolé. La digestion devient l’essentielle modalité du narcis­ sisme : Casanova peut faire du Casanova avec du raisin ou de la viande – quel plus grand bon­ heur pour lui ? Il jouira de son métabolisme jusqu’au bout, durant des séquences outra­ geantes où on le voit extatique­ ment déféquer ou fouiller de son museau les fesses d’une femme. Tout au long du film, il recherche explicitement la recette alchimi­ que qui permettrait de trans­ former la merde en or.

© FONDS ALAIN ROBBE-GRILLET/IMEC IMAGES. T Tous droits réservés.

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La vie des lettres

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le feuilleton de Charles Dantzig

M’en fous j’ai mon poème

ILLUSTRATION PANCHO POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

J’

ai expérimenté depuis longtemps qu’être écrivain c’est être facteur. On porte ses propres lettres, où l’on essaie d’exprimer deux ou trois idées d’une façon nouvelle, ne désespérant pas d’intéresser quelques lecteurs inconnus ; sur le chemin, il y a toujours un chien hargneux qui aboie, tirant sur sa laisse, la bave aux lèvres. Thomas Bernhard, génie de l’imprécation comique, aimait fesser ces sans-talent, laborieusement sans talent, qui en conçoivent une envie pleine d’aigreur. Il s’agit pour eux de rabaisser, par une haine méticuleuse et mesquine de la création. Il y a beaucoup de bassesse dans celui qui cherche à rabaisser. Thomas Bernhard s’en prenait par exemple au critique Haider, imbécile sur qui je laisse lire sa réjouissante colère dans Sur les traces de la vérité, recueil d’articles et d’entretiens inédits que publie Gallimard en même temps que les quatre récits de Goethe se mheurt. Thomas Bernhard avait une franchise qui n’était pas de la brutalité, mais la résultante d’une violence qu’il éprouvait avec une sensibilité cachée aux distraits par son apparence bougonne. Aucune hypocrisie chez lui, aucune posture, pas même celle de l’imprécateur, si facile à tenir, et qui transforme en machine. La sincérité essentielle de Thomas Bernhard s’appuyait sur une honnêteté non

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ucune hypocrisie chez Thomas Bernhard, aucune posture, pas même celle de l’imprécateur, si facile à tenir, et qui transforme en machine.

moins essentielle. Il prenait garde à ne pas s’émousser par des politesses : « En un sens tout le monde a raison. C’est là le drame. Je n’aime pas l’expression “en un sens”, qui procure une illusion de sécurité. Muni de ces petits mots, vous pénétrez dans une crevasse et croyez que vous allez pouvoir en ressortir comme par l’issue de secours d’un cinéma, seulement voilà : le propre des crevasses est qu’on n’en ressort plus » (Sur les traces de la vérité). Il était difficile à Thomas Bernhard de ne pas avoir du génie. Jusque dans des pochades comme Goethe se mheurt, où il imagine Goethe mourant qui réclame la venue de Wittgenstein à son chevet, on retrouve l’homme à principes : dans son histoire, Goethe répudie Eckermann parce qu’il a dit du mal de Wittgenstein. Ce chevaleresque de la défense des grands artistes parce qu’ils sont de grands artistes est enthousiasmant. Bernhard fait dire à Goethe une phrase que j’ai été bien heureux de découvrir après avoir exprimé le même sentiment dans mon dernier feuilleton sur Fellini : « De toutes ces pensées heureuses, celle de l’existence de Wittgenstein était pour lui la plus heureuse. » Il n’y a pas de hasard dans les affinités électives. Bernhard avait établi ses principes après les avoir éprouvés pour luimême, ne demandant à personne d’autre de les suivre. Il n’aurait pas voulu ; sa solitude était sa protection. Lui-même connaissait la facilité avec laquelle les principes se transforment en crispations : « La lâcheté, la vanité et la curiosité sont les trois impulsions grâce auxquelles la vie continue malgré tout, alors qu’elle aurait toutes les raisons de s’arrêter. C’est du moins ainsi que je ressens les choses. Il se peut que demain je pense tout autrement » (Sur les traces de la vérité). Ce qui rappelle la hautaine et merveilleuse phrase d’Extinction :

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Le goût de Diderot Greuze, Chardin, Fa l C o n e t, d av i d …

- Jean Baptiste Siméon Chardin, Le panier de pêches et de raisins, 1759, huile sur toile, Rennes, Musée des Beaux-Arts, © MBA, Rennes, Dist. RMN-Grand Palais / Jean-Manuel Salingue

« Et ces lois faites par lui-même, il les avait abrogées à tout moment. » De loin, Bernhard peut donner l’idée d’un homme buté sur une conception amère de l’humanité. « Tous les êtres sont des monstres à partir du moment où vous soulevez leur carapace », dit-il dans Sur les traces de la vérité, et ce n’est tout simplement pas vrai. Je connais quelqu’un à l’air revêche et méchant de grenouille campée sur sa vanité, et quand on soulève sa carapace elle est juste méfiante, incapable de malveillance, la tendresse même. Comme Bernhard, en somme. Sa carapace, il la sculpte devant nous dans chacun de ses livres, et nous voyons bien son enfance boxée, sa souffrance pour la pensée méprisée, et qu’il n’est pas du tout un monstre. Il ressentait douloureusement les blessures. Je crois que le travail d’un artiste consiste à entretenir les siennes sans les aimer. Ce solitaire parlait beaucoup, la quantité d’interviews de Sur les traces de la vérité le montre. Il le faisait par esprit d’honnêteté, pour expliquer ce qu’il pensait avoir à expliquer. Désespéré, mais avec de l’optimisme, Bernhard. Il pensait qu’on peut amener les obtus à la compréhension. Et c’est quand il n’y arrivait pas, après avoir épuisé sa patience, qu’il s’emportait. « Je pars du principe qu’une conversation entre inconnus est impossible », dit-il à l’intervieweur. Avec son esprit égalitaire, il estimait qu’une interview devait être une conversation. Dans Sur les traces de la vérité, il reproche à un À lire de ses confrères « son Sur les traces de la absence de méthode ». vérité, Thomas Bernhard, Et c’est en effet tout ce traduit de l’allemand (Autriche) qu’un critique intelligent par Daniel Mirsky, éd. Gallimard, peut opposer à un écri« Arcades », 420 p., 22,50 €. vain. Son œuvre corresGoethe se mheurt, pond-elle à ce qu’il vouThomas Bernhard, traduit de l’allemand (Autriche) lait (semblait vouloir) ? par Daniel Mirsky, éd. Gallimard, A-t-il suivi ou trahi ses « Du monde entier », ambitions esthétiques les 128 p., 13,50 €. plus hautes ? Mon vrai boulot, Sur les traces de la vérité Grégoire Damon, contient une des plus éd. Le Pédalo ivre, 100 p., 10 €. belles phrases que Thomas Bernhard ait jamais écrites. On devrait l’afficher à l’entrée de tous les cimetières du monde : « Tout est insupportable en raison de la mort. » Grégoire Damon, qui a 28 ans, publie Mon vrai boulot, un livre de poèmes railleurs, parfois désespérés, et c’est à juste titre qu’il se compte parmi les « cendrarsiens pratiquants ». Un des meilleurs poèmes est « Tam-tams » : « Un homme en costume apparaît/ Il va falloir y aller monsieur/ Je sais/ Il y a longtemps que je m’y prépare. » Il parle de la mort, n’est-ce pas. Dans « Merci pour la cigarette », il se moque des exploiteurs d’espérance : « Devriez fonder une religion/beaucoup d’investissements au début/ mais l’avenir est à vous. » C’est dans « Vingt-cinq minutes » qu’on trouve la consolation de tous les écrivains, dans un beau vers désenchanté et nonchalant : « M’en fous j’ai mon poème. »

5 octobre 2013 12 jAnvier 2014 Musée Fabre de Montpellier Agglomération

Cette exposition est reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture et de la Communication/Direction générale des patrimoines /Service des musées de France. Elle bénéficie à ce titre d’un soutien financier exceptionnel de l’État.

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Lignes de poudre Une vie pornographique, Mathieu Lindon, éd. P.O.L, 272 p., 17 € Par Jean-Baptiste Harang

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ommençons par le début : « L’héroïne met un nom sur les choses de sa vie », une dizaine de mots, c’est trop peu pour croire qu’on va nous raconter ici l’histoire d’une femme héroïque dotée, comme dit le dictionnaire, « d’une force d’âme exceptionnelle », ou au moins d’assez d’intérêt pour mériter le rôle de personnage principal d’un roman. Mais la suite du premier paragraphe lève aussitôt toute ambiguïté : « L’héroïne met un nom sur les choses de sa vie : intoxication, trafic, compulsion. Dépendance et indépendance. Elle apporte rien à Perrin de ce qu’il en espère que d’éphémère, et durablement ça qu’il n’attendait pas. » Ces quatre lignes commandent tout le texte, pas de Jeanne d’Arc qui boute les Anglais ni de Blanche de Castille qui contraint les Albigeois, mais une autre blanche, tout aussi stupéfiante : la diacétylmorphine poudreuse. Injection, inhalation. Ces deux acceptions du même mot semblent si opposées que les lexiques en font deux entrées séparées : depuis plus d’un siècle que la langue allemande en a eu l’idée, on appelle cette drogue « héroïne », en référence aux effets exaltants du produit, telles ces femmes exaltées. Seule la drogue s’est fait un petit nom, « l’héro », que nos héroïnes ne lui disputent pas. Perrin, lui, n’a pas de prénom, juste « une vie pornographique », comme le dit le titre (pornê, en grec, est une prostituée : l’héroïne est une putain, on la paie pour qu’elle donne du plaisir et elle le fait). L’héroïne est l’héroïne de ce roman, et Perrin son client. Son héros. Son homme. Ces considérations subalternes ne servent qu’à gagner du temps, à prendre son élan avant de plonger, replonger dans un texte troublant, sans concession, dont l’extrême sincérité, l’intimité la plus nue proposent au lecteur l’incommode posture du voyeur. Une position qu’il esquive du mieux qu’il peut et sans trop de mal puisque le narrateur ne s’adresse ni à ses yeux, ni à sa compassion, ni même à sa complicité ou à son excitation : non, ce texte s’adresse à son intelligence, désemparée parfois, sollicitée toujours. Mais qu’est-ce que la sincérité, l’intimité d’un personnage de fiction ? En aucun cas de l’exhibitionnisme, puisque l’effet de réel, si puissant soit-il, est un effet et non une réalité. De l’exhibition ? Oui, au sens anglais : l’exposition d’une œuvre d’art, ici celle d’un geste littéraire pertinent. Perrin est professeur de littérature et il « a fort à faire avec l’héroïne » : il en consomme depuis longtemps, il en cherche, il en trouve, il dépense et organise pour elle son temps et son argent, il en partage un peu, pas avec n’importe qui, il en fait des réserves, trop courtes, il est prudent puisque c’est interdit, une prudence écornée parfois par la fébrilité du manque. La disponibilité du produit est devenue la météo de sa vie, et la

tournée des dealers, son plan de Paris. Il ne peut plus s’en passer, il pense pouvoir s’en passer. Elle et lui forment un vieux ménage, au point que, lorsqu’il est amoureux (Perrin est homosexuel), il se sait polygame, plus dépendant de sa régulière que de son amant d’un jour, et même de son amant supposé de toujours. Surtout que la diacétylmorphine n’est guère aphrodisiaque, bien au contraire, elle provoque la débandade, alors il faut prévoir, choisir entre deux abstinences, la baise entre deux doses, la dose entre deux baises. Et puis, comme les vieux couples, un jour, ils vont se séparer, parce que les histoires d’amour finissent en général. Bien ou mal. Perrin trompe les garçons avec l’héroïne plus qu’il ne trompe l’héroïne avec ses amoureux, ou parfois, si l’occasion se présente, faute de mieux, avec la cocaïne ou le cannabis. Une vie pornographique n’est pas une confession (les notions de péché ou de culpabilité, voire de moralisation, en sont absentes), mais un récit écrit entre la distanciation que produit l’usage de la troisième personne (Perrin est un autre) et la proximité qu’apporte le lieu où le narrateur semble avoir élu domicile, au cœur des pensées de Perrin. Car Perrin pense, c’est un moulin à pensées, doué pour le raisonnement, doué pour déniExtrait cher le paradoxe, pour faire de ce paradoxe une évidence, doué pour tricoter les arguments e même qu’il se garde une spécieux qui justifient de ne pas petite ligne pour bien passer sa résister à la tentation, assez lucide deuxième nuit de manque et se pour n’y croire que le temps de ragaillardir, il pourrait s’autoriser leur énonciation. une éventuelle prise à Noël ou au 1er janvier, pour son anniversaire, Cette lucidité, mâtinée parfois d’un afin que la rupture ne soit pas brin de mauvaise foi goguenarde, trop brutale, comme un des deux écarte ce récit de l’ornière conveamants qui rompent est toujours nue, façon voyage au bout de l’enpartant pour un dernier coït. fer. Comme son nom l’indique, le paradis artificiel n’est pas un enfer, Une vie pornographique, mais un artifice. Et, à force d’exerMathieu Lindon cer son intelligence sur l’examen de sa propre situation, ce Perrin qui nous désespère, qui nous entraîne loin de nousMathieu Lindon mêmes dans une dérive qui n’est pas la nôtre, vers un expose les cogitations vertige qui nous est étranger, ce Perrin que l’on croit d’un héroïnomane. perdu nous surprend par une drôlerie aussi inattendue que percutante. Mais Perrin et l’héro vont se séparer. L’un des deux proposera à l’autre de rester bons amis, ils vont rester bons ennemis. Il faut être lucide, l’intelligence a ses limites, page 164 : « Il faut qu’il ait vraiment, continûment envie de ne pas prendre d’héroïne parce que c’est le seul mobile pour ne pas en prendre. S’il essaie de raisonner, il tombe toujours du mauvais côté.

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27e Salon du Livre

Illustration : JUNG

& de la BD de CREIL

Conférences et cafés littéraires Dédicaces Contes et lectures Ateliers et démonstrations Expositions Du 20 au 24 novembre 2013 Thème « Né quelque part » Espace Culturel La Faïencerie 60100 CREIL ENTRÉE GRATUITE

LEA CRESPI/PASCO & CO

40 km au nord de Paris Autoroute A1 25mn par le train Gare du Nord

L’intelligence est une ennemie. » Pas si simple, voyez la page suivante : « Arrêter, c’est aussi une défaite, c’est rentrer dans le rang – avec la dégoûtante satisfaction, la haïssable fierté de rentrer dans le rang. Ne pas être héroïnomane, a-ce jamais été un rêve d’enfant ? » Perrin est dépendant de la drogue, certes, mais d’autres le sont de la famille, du travail, du cul, de l’amour, de l’angoisse, de leur psy, cela vaut-il mieux ? Peut-on être accro au manque ? Sauf que l’héroïnomane a mauvaise presse. D’autres addictions semblent plus politiquement correctes. Alors, va pour le sport : « Le sport est une drogue qui lui donne bonne conscience et dont rien ne l’empêche de se repaître indéfiniment sinon la fatigue et, qui sait ? Bientôt l’âge. Mais n’a-t-il pas commis une erreur ? N’est-ce pas dans l’autre sens qu’il aurait dû entreprendre son camaïeu, son dégradé de substances addictives ? Il a fait tout à l’envers. Il aurait fallu commencer la drogue par le sport et n’arriver que vieux à l’héroïne, quand la nécessité de s’en priver un jour aurait moins pesé. » En 2010, l’héroïne a tué 43 000 personnes dans le monde.

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Invité d’honneur Gilbert SINOUÉ Plus de 100 auteurs présents Nora ACEVAL Laure ADLER Joël ALESSANDRA ALEX-IMÉ Vincent BAILLY Michèle BARRIÈRE Yahia BELASKRI Gil BEN AYCH Albert BENSOUSSAN Pierrick BISINSKI Benoît BLARY Greg BLONDIN Chochana BOUKHOBZA Alain BRON Marc CANTIN Olivier CHARNEUX Malek CHEBEL Sébastien CORBET Charlotte COTTEREAU Rémi COURGEON Pascal CROCI Damien CUVILLIER Marie-Hélène ELOY Philippe FENECH Anne-Marie GARAT Odile GLINEL Valentine GOBY François GOMES Daniel GOOSENS GOROBEÏ Françoise de GUIBERT Fanny JOLY

KMIXE KOKOR Marie-Hélène LAFON Dominique LE BOUCHER Stéphanie LEDU Florence MARGUERIE Isabelle MARSAY Thierry MARTIN Lionel MARTY Hassan MASSOUDY Carole MAUREL Maxime MÉTRON NIMROD Khaled OSMAN Cécile OUMHANI Gauthier PIÉRARD Rosie PINHAS-DELPUECH Vincent POMPETTI Karim SAÏDI Leïla SEBBAR Gilbert SINOUÉ RENARD Hervé ROBERTI Lionel RICHERAND Quitterie SIMON STI STIVO TAREK Greg TESSIER Lucile THIBAUDIER WALTCH … [email protected] Tél.Fax : 03 44 25 19 08

Critique

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Cavale à la belle inconnue Arrête, arrête, Serge Bramly, éd. NiL, 128 p., 12,90 € Par Hubert Prolongeau

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omancier, biographe, essayiste, voyageur, exépoux et compagnon d’écriture de la photographe Bettina Rheims, avec qui il signa le scandaleux I.N.R.I., Serge Bramly a du mal à entrer dans une case. Cet Arrête, arrête n’aidera pas à lui coller sur le dos l’étiquette qui lui manque, et c’est tant mieux. Il s’y essaie au récit court (120 pages qu’on pourrait imprimer sans changer le caractère dans une collection pour malvoyants) et contemporain. Vincent, condamné à des années de prison pour braquage, décide un jour, lors d’une permission, de couper le bracelet électronique qui lui ceint le mollet. Cette action apparemment absurde, puisqu’il n’est qu’à quelques mois de sa libération, plonge ses proches, son jeune frère en particulier, dans la stupéfaction. Après une courte visite à sa fille, à qui il emprunte sa voiture, il va à Paris, remonte à pied les Champs-Élysées et croise le regard d’une femme qui le trouble beaucoup. Puis il se rend dans une boîte échangiste, dont il a un temps été le patron, pour y voler un pistolet, et croit y revoir la femme croisée un peu plus tôt… La nouvelle venue s’appelle, ou prétend s’appeler, Anne-Gisèle. Est-ce bien la même ? Et cette brève rencontre le détournera-t-elle de ce qu’il a prévu de faire avec son arme ?

Choisissant la brièveté, Serge Bramly mène son récit à toute allure, comme pour mieux épouser la fuite de son héros. Pas de psychologie (même la naissance de l’amour entre les deux héros s’impose comme un fait et n’est ni précédé ni suivi d’aucune tentative d’explication), pas de digression : l’auteur joue la tension et l’émotion, tentant de les faire naître immédiatement et avec des phrases simples. On est dans la « psychologie du comportement » chère à ces grands auteurs de roman policier dont Dashiell Hammett reste le maître. Un suspense « fil rouge » court tout le long du récit. Que va faire Vincent ? Jusqu’au dernier moment, ses actes paraissent incompréhensibles (vengeance ? suicide ? nouveau dérapage délinquant ?), et ce mystère entretenu accompagne le lecteur, sans pour autant réduire le livre à la réponse à cette question. Les milieux croisés (le court passage sur les Champs-Élysées, la boîte échangiste, pour une fois décrite sans pittoresque rigolard) sont évoqués en quelques touches. Et l’on retrouve dans le flou qui entoure à la fois les motivations du héros et ses incertitudes sur l’identité de la femme qu’il emmène avec lui (lui ment-elle ou non ? est-elle celle qu’il croit avoir croisée l’aprèsmidi et qu’elle nie être ?) les interrogations sur la fragilité de la vérité chères à l’auteur, dont les romans (L’Itinéraire du fou, La Danse du loup) tournent souvent autour du thème de la tromperie et de celui de la mystification.

Droit d’inventaire Tout cela n’a rien à voir avec moi, Monica Sabolo, éd. JC Lattès, 140 p., 19 €

Par Clara Dupont-Monod

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ne femme rencontre un homme qui la quitte. Jusqu’ici, rien d’original. Cette intrigue vaut pour Iseut, la religieuse portugaise ou Anna Karénine. Elle vertèbre aussi Tout cela n’a rien à voir avec moi, de Monica Sabolo. À ceci près que l’auteur adopte une démarche inattendue : raconter un chagrin à travers les objets qui le composent. À mi-chemin entre le catalogue et le rapport d’autopsie, ce roman dresse le procès-verbal d’un amour enfui. « MS » (on aura reconnu les initiales de Monica Sabolo) rencontre un garçon, « XX ». Elle trace le plan de l’endroit de la rencontre (une entreprise), photographie le premier objet échangé (un briquet), analyse froidement le premier rendez-vous. « Informations recueillies : n’est pas gêné par le silence. […] Règle l’addition. Contacts physiques : aucun. » Puis l’histoire se précise, prend forme, et tourne court. Le chagrin déferle sur MS, qui reste sur sa lancée clinique. Elle restitue les sms, les mails, la radiographie de son poumon, les cadeaux reçus pour la réconforter. On pense à Pièces importantes et effets personnels de la collection Leonor Doolan et Harold Morris comprenant livres, prêt-à-porter et bijoux, de Leanne Shapton (éd. de L’Olivier) : la décomposition d’un couple racontée sous la forme d’un catalogue de vente aux enchères. Monica Sabolo adopte la même démarche en y ajoutant une touche

d’humour qui en dit long sur son désespoir. Photographiant quatre pulls, elle note : « Pulls gris portés par MS entre le 5 décembre 2011 et le 1er mars 2012, dans l’espoir d’un rapprochement physique avec XX. (Rapprochement sexuel de MS et XX entre le 5 décembre 2011 et le 1er mars 2012 : zéro.) » Ramener le sentiment à l’objet permet de toucher des régions longtemps inconsolées. Car, écrit XX à MS, « je crains que tout cela n’ait pas grand-chose à voir avec moi ». Le récit bascule sur l’enfance de MS. On y découvre le magnifique portrait de sa mère, lumineuse et inconséquente, assez fragile pour séjourner régulièrement en maison de repos avant de disparaître du jour au lendemain, laissant MS vivre avec son beau-père. Extraits de poésie, dessin d’enfant, tableau graphique traçant l’hérédité de la mélancolie : toujours, l’histoire s’appuie sur les reliques pour dévoiler sa portée dramatique. Privilégier le matériel sur l’impalpable permet à Monica Sabolo d’éviter les pièges de l’égocentrisme et de l’émotionnel. Témoin et actrice, personnage et écrivain, elle se fait l’archéologue de sa propre histoire. Au bout du compte, bien après la lecture, reste l’impression d’une fluidité parfaite. Est-ce un hasard si Gustave Flaubert commence Madame Bovary par la description d’une casquette ? Ce sont bien les objets qui, les premiers, embrassent un monde et touchent à l’immatériel. Monica Sabolo leur donne la parole. On les écouterait longtemps.

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PATRICE NORMAND/OPALE

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Loïc Merle : et si toutes les cités craquaient en même temps?

L’émeute finale

dans Les Âmes grises : non en la décrivant frontalement, mais comme un hors champ omniprésent et perçu par éclats, à travers le prisme de trois personnages. Après la mort de Youssef Chalaoui, le lecteur entre dans les pensées de Clara S., une des meneuses de la révolte. La jeune fille erre dans Paris, en proie à ce vertige des possibilités – c’est là le véritable thème du livre : le flottement que procure la sédition. Que faire ? Les drapeaux rouges sont là, mais les sigles des groupuscules politiques ne veulent plus rien dire. L’ivresse est celle d’un Mai 68 du XXIe siècle, qui semble, comme l’époque, vide d’idéologies. Un tiers du roman est consacré à la fuite du président de la République, Henri Dumont. Son évasion ressemble à celle d’Adolphe Thiers devant la Commune, mais d’un Adolphe Thiers moderne, reflet d’une époque où le président se doit d’être « normal » – ses pensées sont d’ailleurs relatées dans un style plus policé, plus classique. L’écriture protéiforme de Loïc Merle souligne sa tendance à l’expérimentation. Quand il est question de Youssef ou de Clara, le texte devient pur flux de conscience, à la première ou à la troisième personne, très libre, parfois trop. Dans ce livre ample, chaque mot importe et suggère une réflexion sur la société d’aujourd’hui. La révolte des sans-grade y est relatée subtilement, laissant le lecteur seul juge. Mais le souffle épique qui plane sur ce roman ambitieux laisse poindre un dénouement tragique. L’Esprit de l’ivresse n’est d’ailleurs pas le seul roman de cette rentrée littéraire à aborder la révolte devant les inégalités. Il en est question dans Les Renards pâles, de Yannick Haenel. Serait-ce donc L’Insurrection qui vient dont parle Julien Coupat, ou bien l’insurrection du vain ? A-t-on raison de se révolter, comme l’écrivait Camus ? Mais il est bien court le temps des cerises, et l’on se réveille toujours douloureusement des plus grandes ivresses.

L’Esprit de l’ivresse, Loïc Merle, éd. Actes Sud, 286 p., 21,50 € Par Jean-Sébastien Létang

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oute révolte a besoin d’un détonateur, et celui-ci est bien souvent un drame humain. On se souvient de la mort de Bouna et de Zyed, électrocutés à Clichysous-Bois alors qu’ils tentaient d’échapper à un contrôle de police. L’événement avait déclenché la grande crise des banlieues de 2005. L’Esprit de l’ivresse, premier livre de Loïc Merle, fait écho à ces événements passés. Un soir de printemps, Youssef Chalaoui rentre chez lui, aux Iris, cité archétypale de la banlieue parisienne : une dalle sordide au milieu de trois tours insalubres. Las d’une existence périphérique passée entre l’usine et son appartement de veuf, le vieil Algérien pressent sa fin prochaine. Au bout de quelques pages elle survient sous la forme d’un banal contrôle de police : Youssef Chalaoui s’écroule sur le pavé. Pour les habitants, c’est le mort de trop. La cité des Iris se révolte, et l’ivresse commence. Toutes les banlieues de France s’embrasent et, tandis que les périphéries affluent vers Paris, le pouvoir vacille. La comparaison avec 2005 s’arrête là. Dans L’Esprit de l’ivresse les noms sont fictifs, et la géographie parisienne est seulement suggérée. Le roman cherche plutôt à isoler l’essence d’une émeute type et l’exaltation qui s’en dégage. Loïc Merle raconte cette révolution comme Philippe Claudel évoquait la Première Guerre mondiale

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JUDITH MAGRE

CATHERINE

SALVIAT

DRAMUSCULES DE THOMAS BERNHARD MISE EN SCÈNE

CATHERINE HIEGEL

DU 26 NOVEMBRE AU 9 MARS Du mardi au samedi 21h – Dimanche 15h

RÉSERVATIONS 01 45 44 50 21 75 bd du Montparnasse, 75006 Paris

www.theatredepoche-montparnasse.com

Critique

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Retour dans la Bosnie en guerre La Route du salut, Étienne de Montety, éd. Gallimard, 320 p., 18,90 €

Par Aliette Armel

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tienne de Montety interroge avec persévérance le rapport complexe des hommes avec l’engagement militaire, et avec la foi qui peut le susciter et le soutenir. Il a écrit une biographie d’Honoré d’Estienne d’Orves, résistant et chrétien militant, il a recueilli les témoignages de ces « hommes irréguliers » que sont les combattants de la Légion étrangère, et son premier roman, L’Article de la mort, décapait l’image héroïque d’une figure de l’humanitaire dont les motivations à venir en aide aux victimes se révélaient troubles et dérangeantes. Le nouveau roman d’Étienne de Montety met en évidence une réalité que la société française refuse trop souvent d’admettre : dans les facultés parisiennes comme dans les banlieues de villes de province, des jeunes gens en apparence sans histoire, déçus par leur quotidien et le manque de perspective, sont recrutés par des imams ou par des membres de leur famille restés dans leur pays d’origine en guerre. Il croise ainsi l’itinéraire de deux Français issus de l’immigration, Joss Moskowski et Fahrudin Hamzic, qui rejoignent les combattants bosniaques, au début des années 1990, en ex-Yougoslavie. Il accorde au récit le temps de la description de leur parcours et du cheminement de leur pensée jusqu’à leur départ vers « la route du salut »,

qui traverse la Bosnie, des montagnes au nord de Sarajevo assiégé jusqu’à la mer, à Split, en Croatie. Étienne de Montety s’attache à atteindre chaque personnage au cœur de son humanité. Leurs questionnements résonnent comme des évidences : « À quoi croyait la France de la fin du millénaire ? […] Une société ne vit pas durablement en cultivant le reniement de soi. Les élites françaises déguisaient ce reniement avec des mots : mondialisation, […] multiculturalisme, métissage. L’époque était au mélange, sans que personne ne se demande si les peuples étaient tellement désireux de se mélanger. » Leur comportement courageux et efficace lors de combats âpres, souvent au corps à corps et au milieu des ruines, repose sur le dépassement de soi et de la peur paralysante. Ils sont portés l’un par la croyance religieuse, l’autre par l’élan patriotique qui le porte à défendre son village natal : « Quand un homme est appelé au secours par sa mère, rappelle un capitaine de la Légion en écho à une phrase célèbre d’Albert Camus, il n’y a pas d’argument assez fort pour le ramener à la raison. » Le pouvoir de conviction de ce roman à la construction impeccable repose sur la sobriété du ton, l’absence de démesure et d’excès de dramatisation. La guerre est une composante de notre monde, dont elle intègre et précipite les mutations : « Indéniablement, ce qui cimentait les combattants, c’était la religion. Ou du moins l’identité religieuse : comme si elle était devenue nécessaire en temps de guerre, pour résister et se battre. »

Un adolescent au cœur gros La Nuit en vérité, Véronique Olmi, éd. Albin Michel, 310 p., 19 € Par Évelyne Bloch-Dano

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nzo n’est pas obèse, il est « en surpoids ». Sa mère l’habille en survêtement noir, parce que le noir, ça mincit et c’est chic. Mais Enzo voudrait être comme les autres. Avec des baskets de marque. Invisible. Fondu dans la masse. Seulement la masse, c’est son corps, ce corps dont il est devenu l’observateur attentif et méfiant, lui que les autres ne « peuvent pas sentir » quand il y a tant de choses qu’Enzo, lui, aime dans la vie. À commencer par sa mère, Liouba, avec laquelle il partage un grand appartement rue de Rivoli. Elle est chargée de garder et d’entretenir cet espace un peu fantomatique, empli de collections, d’objets rares venus du monde entier, en l’absence des propriétaires perpétuellement en voyage. Elle le brique et l’astique à longueur de journée. L’appartement est peut-être le personnage principal de ce roman insolite et profond dont il fonde l’unité de lieu. Toutes les pièces y sont en double, sauf le bureau de Monsieur, fermé à clé et interdit à la domestique, et un débarras dont l’enfant fera sa cellule et son refuge. Doubles, aussi, les lits jumeaux de la chambre où l’adolescent de 12 ans dort à côté de sa mère, dans une proximité qui lui pèse. Seul Enzo, peut-être, n’a ni double ni ami, piégé dans sa solitude de gros, en butte aux tracasseries de ses camarades de lycée, qui tourneront à la torture au cours d’une scène quasi insoutenable, écho au roman de Musil Les Désarrois de l’élève Toerless. Il vit avec une mère au patronyme russe qui a toujours refusé

de lui parler de ses origines et de son père, il est « fils de personne », membre « d’une famille avec un seul bras ». Liouba, enceinte à 17 ans, garde son secret. Elle tâtonne pour élever son fils mais veut le meilleur pour lui : un prestigieux collège, ce qui causera justement son malheur. Avec délicatesse et sensibilité, Véronique Olmi décrit la relation entre la mère et le fils, ces deux exclus de la norme : la tendresse, les gronderies, les réconciliations, les malentendus, l’amour. L’adolescent devient un homme, sa mère est une femme. Comment concilier les pudeurs quand on vit à deux, comme un couple amené un jour à se séparer ? Rarement on aura montré avec autant de justesse la complexité des liens entre une jeune mère et son grand fils, sans lieux communs psychologiques, avec les seuls moyens littéraires. Quand, dans une sorte de rêve éveillé, Enzo trouvera enfin son double en la personne d’un soldat russe de la guerre de 1914, le roman s’ouvre sur une autre dimension, celle d’une évasion dans l’imaginaire et dans l’histoire. Le lecteur partage les espoirs de cet enfant attachant, son regard pur sur le monde. Dans le débarras devenu creuset de la nuit et des étoiles, s’invente alors un nouveau récit qui poussera ses racines jusqu’au dénouement, au cœur de la France, dans le feu de la Saint-Jean. À la fois réaliste et poétique, La Nuit en vérité nous conduit avec talent vers la lumière.

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Noguez geignant, à nu

Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.

Une année qui commence bien, Dominique Noguez, éd. Flammarion, 382 p., 20 €

Par Pierre-Édouard Peillon

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© ÉDITIONS SOLEIL / LENZINI / GNONI

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élèbre pour son humour, Dominique Noguez n’a cette fois-ci pas envie d’être drôle. Ce n’est pas que la plaisanterie soit l’ennemie du sérieux – l’auteur d’Ouverture des veines et autres distractions et de La Véritable Histoire du football & autres révélations l’a déjà prouvé –, mais elle suppose tout de même une forme de légèreté qui colle mal à l’ambition d’Une année qui commence bien. Dès la deuxième phrase, l’écrivain leste ses intentions d’un mot : « sincérité ». Projet longuement mûri, ce livre a tout du fruit qui se décroche de sa branche et dont la chute est, paradoxalement, une libération : dans ce récit autobiographique, Dominique Noguez revient, « sans aucune altération du vécu », sur sa tumultueuse relation avec Cyril Durieux, tout en sachant que « raconter sa vie ce n’est pas seulement, comme dit Martial, vivere bis, vivre deux fois, c’est vivre la deuxième fois, un peu moins sot ». Voilà pourquoi l’humour n’est pas à l’ordre du jour. Car « pour faire de l’humour […] il faut se sentir sûr de soi, et léger jusqu’à l’inexistence », alors qu’ici l’écrivain « essaie, au contraire, de retrouver le manque d’assurance et la pesanteur précise de ces jours de fièvre ». Avec minutie, Une année qui commence bien exhume et étale les affres d’une passion amoureuse d’autant plus douloureuse que son objet est particulièrement fuyant. Cette précision parfois excessive donne quelquefois au livre l’allure d’un almanach des années passées avec son lot de détails triviaux scrupuleusement exposés (dont une attention toute particulière portée aux menus, aux vêtements et à la météo), mais cela tient à la nature de l’entreprise de Dominique Noguez : non pas inventer, mais faire l’inventaire. Seule méthode efficace pour enfin saisir et disséquer cet amour mis à mal par un amant aussi volatil que mythomane. Cyril « était l’un des êtres les plus ingénieux, proliférants, irrattrapables » que l’auteur ait jamais rencontrés, et il s’agit donc de séparer le bon grain de l’ivraie – de séparer la fiction de la réalité. Aussi douloureuse que cathartique, cette opération aurait pu offrir le beau rôle à l’écrivain – vu les sévices émotionnels subis, Dominique Noguez pouvait assez légitimement réclamer avec quelques trémolos convaincants la pitié ou la sympathie qu’il mérite. Mais, dès le début, il prévient que ce livre ne sera pas le procès tardif de son amant : « Je pense qu’il n’y a pas d’autre mal, dans l’affaire que je vais vous conter, que celui qu’on se fait à soi-même. » Place donc au ton « lyrico-gémissant », pas toujours évident à supporter, avec ce qu’il comporte comme lamentations ressassées de bout en bout (le constat désabusé « bref, nous n’avions pas avancé d’un pouce », lâché à mi-parcours, s’applique aussi à la fin de ce récit, où ni l’amant ni l’amoureux ne changent véritablement de stratégie), mais qui étonne si l’on considère la dose de courage qu’exige la réalisation d’un autoportrait aussi peu reluisant.

LE 23 OCTOBRE AU RAYON BD

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Quadrini/kr images Presse

égrène comme un petit poucet de la mémoire. Objets, rencontres, émotions marquent une existence que l’on devine à travers ces quelques points de repères sans qu’elle nous soit jamais vraiment racontée. Deux sources irriguent principalement ces souvenirs, choix qui en dit sans doute déjà long sur celui qui les identifie : les terreurs enfantines et les livres. Ce qu’il a appris du monde, Alexis Jenni l’a beaucoup appris à travers des pages imprimées, et il est réconfortant de retrouver dans ce parcours d’une formation finalement assez banale une place aussi prépondérante accordée à l’écrit : désespoir devant l’immensité de ce qui reste à lire et qui ne sera jamais lu, angoisse d’enfant devant un volume recouvert d’une vraie peau avec du poil dessus, émotions très fortes naissant d’images anodines… Aujourd’hui professeur de biologie, Alexis Jenni retrouve (ou reconstruit ?) ses émerveillements teintés d’angoisse devant plusieurs Alexis Jenni en 2011 – année où il reçut le prix Goncourt. phénomènes naturels : la lumière encore dégagée par des étoiles mortes, la conquête de l’espace racontée par un recueil d’articles américains, les poissons abyssaux tels que dessinés par l’encyclopédie Tout l’univers, le pouvoir des miroirs… Le monde des rêves tient une part importante dans ces « anecdotes ». Le souvenir y est aussi fantasme, recréation. Cette archéologie patiente prétend non pas rendre une réalité, mais suivre une trace, celle du signe qu’a laissé dans la mémoire un incident dépourvu d’importance. C’est de ces traces Élucidations, Alexis Jenni, éd. Gallimard, 208 p., 14 € que nous sommes construits. Extrait Qu’importe que la réalité coïncide Par Hubert Prolongeau avec elles ? On se souvient que, lors du succès académique de L’Art l est tant de livres… J’ai compté français de la guerre, son auteur le nombre de ceux que je lirai si erait-il difficile de trouver quoi écrire après déclarait au quotidien Le Monde je me tiens au même rythme. un premier roman (1) couronné par le prix avoir écrit son roman en cinq ans Entre mes quinze ans et les Goncourt ? Ainsi Jonathan Littell, auteur en accumulant « les petits bouts soixante-quinze, que j’atteindrai depuis de quelques reportages, ne nous d’histoire et de réel ». À cette aune, peut-être, il n’est de place que a-t-il pour l’instant jamais redonné un Élucidations est aussi un traité de pour quelques étagères. La grand roman de l’ampleur des Bienveillantes. Et Alexis cette méthode. moindre bibliothèque municiJenni, deux ans après son prix pour L’Art français de Pareil projet ne tient que grâce à pale en contient cent fois plus, la guerre (2), revient avec un livre court, non romal’écriture. Élucidations choisit la mille fois plus, elles contiennent nesque, un simple recueil d’« anecdotes ». Qu’est-ce à miniature là où le Goncourt reletoutes un nombre de volumes dire ? En le feuilletant, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas vait de la fresque. Alexis Jenni y que je mettrais plus d’une vie à non plus tout à fait de nouvelles et, en regardant de excelle-t-il plus ? Possible. L’Art seulement compter ; alors les plus près, que c’est aussi une forme d’autobiographie français de la guerre pouvait lire, je n’y parviendrai pas. déguisée. L’auteur s’y met en scène, de sa petite paraître par moments terrienfance à sa cinquantaine. Et on se demande, un peu Élucidations, Alexis Jenni blement scolaire. Ici, la précision inquiet : qui s’intéresse à la vie d’un type dont le seul de l’écriture, cette volonté de mérite pour l’instant est d’avoir gagné un prix dont on décrire l’insignifiant donnent des sait que les lauréats n’en sont pas choisis que pour (1) Publié : Alexis Jenni a pages parfois étonnantes, comme celle où il évoque leurs seules vertus littéraires ? beaucoup raconté alors en le désir éprouvé de nuit pour une femme qui ne l’avait On a tort. Car Élucidations est un exercice plus auda- avoir écrit cinq, qui avaient été refusés à de jamais tenté de jour, l’une de ces pages où est le mieux cieux que son apparente discrétion ne le laisse sup- tous nombreuses reprises. rendue cette part du fantasme qui baigne le recueil. poser et, au bout du compte, plutôt réussi. Alexis (2) Les deux livres ont plus Parfois réduits à n’être que des exercices de style Jenni a pris cinquante événements a priori insigni- d’une ressemblance : brillants, certains de ces courts récits atteignent leur fiants, a priori seulement car ils sont de ceux qui, fresques historiques, livres épais mais facilement but et laissent percevoir une sorte d’impalpable, réellement arrivés ou fantasmés, fixent une mémoire lisibles, écrits dans un cette fine couche de « petits riens » qui fait le lit de et marquent une vie, et la marquent d’autant plus que, français classique et n’ayant d’importance réelle que pour celui à qui ils auscultant de façon lucide le toute mémoire. Et chacun, qui pourrait mettre à la de notre pays à son place de celles-ci cent autres anecdotes, y reconnaîtra arrivent, ils font de son existence quelque chose rapport histoire récente, nazisme les petits fils qui, tirés d’autres bobines, ont tissé sa d’unique. Ce sont donc, presque de la vie de bébé à dans un cas, guerres propre existence. l’âge adulte, des « choses de la vie » que l’auteur coloniales dans l’autre…

Jenni en miniatures

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Rien souverain Rien, Emmanuel Venet, éd. Verdier, 128 p., 14 € Par Jean-Baptiste Harang

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ien. Ne vous y trompez pas, sous l’extrême modestie de ce titre se cache une manière de chef-d’œuvre. Et puis, comme disait Raymond Devos : « Rien, c’est rien. Deux fois rien, ce n’est pas grand-chose. Mais trois fois rien ? Trois fois rien, on peut acheter quelque chose pour trois fois rien. » Et puisque dans ce livre brillent mille petits riens, mille éclats d’orfèvrerie d’écriture, on comprend vite que ce Rien vaut bien plus qu’il ne coûte. Le narrateur ne se nomme pas, sa femme s’appelle Agnès, c’est le vingtième anniversaire de leur rencontre, mariés, peut-être, des enfants, probablement, vingt années à apprendre à si mal se connaître. Il invite sa femme à fêter ça, de son mieux, au Negresco, à Nice, chambre n° 13. Ils se trouvent vaguement, le cœur n’y est pas, et le corps bien peu : « Agnès répondait à mon désir prudent par un consentement sans ardeur… » On allume une cigarette et Agnès prononce les quatre premiers mots du livre : « À quoi penses-tu ? » Mais on n’est pas dans un téléfilm, la chambre 13 n’existe plus, il faudra se contenter de la 214, qui ne donne même pas sur la mer : bien des travaux ont chamboulé les lieux depuis 1924 (on a supprimé les numéros 13 pour ménager la clientèle superstitieuse), quand JeanGermain Gaucher y vint passer une dernière nuit d’un amour fugace et mal partagé. « À quoi penses-tu ? » Le narrateur ne répond pas, pas encore, il pense à Jean-Germain, à qui, en grand intellectuel en mal de créativité et de notoriété, il a consacré toutes ses études et quelques ouvrages. J.-G. Gaucher est un musicien de bonne volonté et de second rayon, auteur d’une œuvre géniale perdue au fond de Dieu sait quel tiroir, et de centaines d’autres qui ne valent pas tripette, phtisique, un peu paresseux, alcoolique, séducteur, amoureux sans retour, qui a gagné sa vie à coups de chansonnettes, de vers de mirliton, d’opérettes libidineuses, et l’a perdue en épousant la fille de la boîte de nuit dont il dirigeait l’orchestre. Et il est mort dans sa cage d’escalier, écrasé par le piano qu’il ne voulait pas vendre pour éponger les dettes de son petit théâtre transformé en bordel. Voilà à quoi l’on pense, allongé torse nu, chambre 214. Le narrateur évoque in petto ces premières décennies du siècle dernier sur la butte Montmartre, dans une langue éblouissante, polie sur le tour du diamantaire, sans préciosité, avec la précision d’un vocabulaire retrouvé, la limpidité qui convient quand on parle musique, et l’élégance de ne jamais se vanter de connaître si bien les choses et les gens. C’est le portrait d’un raté, d’un raté de peu, le vent de l’excellence a frôlé son oreille et s’est posé plus loin, sur l’épaule d’un autre capable de ne penser qu’à lui. Car ce Gaucher (inventé de toutes pièces et pourtant si familier) voile une autre détresse : celle du narrateur qui se pose pour lui-même la question de la création obérée par les contingences du devoir d’être au monde, une marmite à bouillir, des enfants à torcher, une femme à mal aimer. Et la question du suicide, que son ami Daniel Worms voit partout (même s’il est rare de se suicider en se balançant sur le râble un demi-queue Pleyel). Alors, à quoi pense-t-il ? À mentir, forcément, sa réponse est sur la couverture du livre.

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Fragments d’amoureux Nouons-nous, Emmanuelle Pagano,

éd. P.O.L, 208 p., 16 €

Par Alexandre Gefen

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e tous les pronoms, le « nous » est peut-être le plus instable et le plus énigmatique, le plus essentiel et le plus fragile. Qu’est-ce qui dans l’amour nous attire, nous attache, nous tient et nous retient à l’autre, et nous constitue en « nous » ? Que nommons-nous couple, nœud, relation, emprise ou présence, selon que nous en soyons ou non heureux ? Par-delà les objectivations sociologiques ou psychologiques de nos histoires d’amour, par-delà les bonnes raisons et les récits plus ou moins naïfs que la société nous propose ou que nous produisons tous seuls, Emmanuelle Pagano présente non une étude ou un roman, mais plutôt ce que la littérature sait le mieux recueillir : un florilège de paroles et de témoignages, ordinaires et troublants à la fois, une anthologie de voix, une série de cas, en récits de deux lignes ou de deux pages. « Personne ne voit ce que je vois lorsque je la regarde », dit l’un, « Il avait une manière de vivre les silences, je n’avais pas peur de me taire avec lui », affirme un autre : une multitude d’anonymes, alternativement hommes et femmes, viennent nous raconter ce qui nous séduit dans un autre. Une odeur, un mouvement, une manière d’exister, de faire l’amour, de tricoter ou de mourir : des anecdotes, des détails, des habitudes, des souvenirs ou des « biographèmes », comme disait Barthes.

Avec une tendresse située aux antipodes des microfictions cruelles de Régis Jauffret auxquelles la forme du recueil fait pourtant parfois penser, l’auteur de L’Absence d’oiseaux d’eau sillonne dans une langue faussement transparente les traces imaginaires d’amours imaginaires. Se détournant, à l’encontre d’autres autofictions de la littérature française contemporaine, d’une saisie directe du « je » et de l’identité personnelle, le recueil s’interdit tout récit romanesque ou toute tentative de portrait, pour guetter le secret de ce qui nous émeut dans le corps ou l’âme d’autrui, la formule dérobée ou le signe furtif par lequel il existe ou a existé pour nous. Saisissant la réalité à la troublante jonction du quotidien et de l’extraordinaire, du banal et du poétique, ce dispositif littéraire sans équivalent dénoue la « pelote de fil » intérieure où se cachent les points de départ ou d’arrivée de l’amour d’une vie ou d’une nuit, d’un rythme ou d’un étonnement. Hymne singulier à la singularité, merveilleux parcours par fragments de nos émerveillements ou de nos déceptions sentimentales, inventaire des formes d’obsession qui hantent notre regard sur celui ou celle avec qui nous nous sommes un temps entrelacés, parcours tantôt mélancolique et tantôt cocasse de nos enthousiasmes et de nos humeurs, Nouons-nous expose ce que seul le savoir propre à la littérature peut venir formuler : l’irrationalité foncière, l’enchantement arbitraire, mais aussi la grâce résiduelle enfouie sous les innombrables banalisations, médiatiques comme littéraires, qu’il y a dans le sentiment d’aimer.

Les sirènes meurent aussi Plonger, Christophe Ono-dit-Biot, éd. Gallimard, 446 p., 21 € Par Aliocha Wald Lasowski

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attendais que quelqu’un me réinvente. Ta mère était mon kairos. » Pour rendre sensibles à son jeune fils Hector les gestes et le timbre de voix de sa mère disparue, César, le narrateur, journaliste trentenaire et écrivain, lui raconte son amour pour elle, Paz, qui ressemblait à la Madone de Lippi, dont le regard avait les éclats d’une lame de poignard. Accompagné de personnages mythologiques, avec « les deux seuls livres que j’emporte, L’Iliade et L’Odyssée », à travers des références aux Parques, aux fées ou aux héros antiques, Plonger est un roman chargé de parfums et de poésie. Récit de la découverte du monde, où la naissance et la mort se côtoient, où l’iode et le chlore se mélangent. Plongée magique et sensuelle dans le corail des lagons, à travers le regard porté sur Paz, jeune photographe vibrante, tempétueuse et aquatique, rencontrée à minuit, par une belle nuit de juin. Qui est-elle ? se demande César. Ensorcelé, saisi par le coup de foudre, le kairos de cet instant d’éternité, il va suivre ce personnage solaire et marin, féerie sublime et bleutée qui se faufile dans sa vie, comme elle nage au milieu de la végétation subaquatique. D’une galerie d’art à une expo de photos, Christophe Ono-dit-Biot décrit une Paz rayonnante, inséparable de son Deardorff 8 x 10 inch et d’un objectif 360 mm, à la recherche de plages à photographier, dont elle est spécialiste. L’épopée amoureuse conduit le couple d’Espagne en Italie, de Gijón, au cœur des Asturies,

à Venise. Visite d’une église baroque, discussion autour de Stendhal, de Casanova ou de l’artiste chinois Huang Yong Ping, alors qu’ils dégustent des poivrons marinés ou du jamón bellota. Au fond des criques ou près d’un lac, entre rouleaux d’écume et vagues souriantes, de la finesse des grains de sable à l’odeur des algues, César nous invite à une déambulation sur les rivages de la mer étrusque, les plages de San Lorenzo ou de Positano, recréant ses paysages multicolores rebelles à la carte postale. « Nous écumions les rivages d’Europe en nous tenant la main. » Face au vertige de la modernité, devant le tremblement mondial qui secoue la vieille Europe, Christophe Ono-dit-Biot rend hommage aux saveurs de la culture et au courage des Européens, comme ces fameux dinamiteros, premiers combattants à se lever contre Franco, immortalisés par l’objectif de Robert Capa. Puis, peu à peu, la beauté laisse place au drame qui s’installe dans la vie insouciante et libre des amants. Et le ton devient plus inquiétant à l’approche du requin, qui doit son nom au requiem, le chant qu’entonnent les marins et les navigateurs devant le terrifiant prédateur. Le roman plonge alors le lecteur dans l’enquête que suscitent les traces d’un corps retrouvé sur une plage. Si le narrateur confesse « Je ne crois pas que notre époque puisse se raconter sous la forme d’un roman », l’auteur, lui, le réussit à merveille.

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Petites scènes capitales, Sylvie Germain, éd. Albin Michel, 246 p., 19 € Par Évelyne Bloch-Dano

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a balançoire s’envole, Lili est un oiseau éperdu de jouissance qui s’élance vers l’azur avant de retomber au sol. Ainsi de son existence, d’espoirs en déceptions, de minuscules extases en longues errances. Sylvie Germain raconte ces Petites scènes capitales qui marquent tantôt les tournants importants de la vie – deuils, abandons, ruptures –, tantôt des instants infimes mais essentiels. Les deux prénoms de Lili-Barbara mettront longtemps à ne forger qu’une seule identité, réconciliant son désir de vivre et sa pulsion de mort. La fillette grandit au sein d’une famille nombreuse « recomposée » mais aussi décomposée au fil des événements tragiques qui la secouent. Discrète, effacée, elle en est le témoin mais jamais l’actrice principale. Par souci d’équité, son père ne lui manifeste aucune préférence, elle passera sa vie à attendre de lui un signe de reconnaissance. Sa sensibilité, son attention captent d’autres signes : ceux de sa présence au monde à travers des scènes d’autant plus « capitales » qu’elles sont « petites ». L’oxymore se retourne en causalité : la contemplation d’un arbre, la première rencontre avec l’océan, le foudroiement d’une sensation mènent à la conscience de soi et de l’univers. « Il suffit de regarder longtemps, avec patience, avec attention et rêverie », pour que, dans ce temps suspendu, se révèle à qui sait la voir une vérité, parfois indécise, parfois fugitive, mais toujours fondamentale. Rien d’abstrait cependant dans cette célébration de la vie. Elle passe aussi, surtout, à travers les sens et le corps, omniprésent dans ces pages, qu’il s’agisse de celui d’un bébé mal formé, d’une jeune fille qui découvre le sien, de la saveur d’une gorgée de thé noir, d’un chien qui frémit ou d’un vieillard qui meurt. Chaque personnage de cette famille bancale possède sa richesse et ses failles. Sylvie Germain excelle à saisir les liens qui les unissent et les obstacles qui les séparent. Elle montre aussi comment chacun, même après bien des détours, finit par trouver son chemin. Particulièrement émouvant est le portrait de Viviane, la belle-mère de Lili, ancien mannequin de Patou, femme mystérieuse dont la clé de l’énigme sera livrée à la fin du roman. Car l’histoire des personnages s’insère dans les plis de l’histoire, discrètement évoquée mais bien présente, de l’après-guerre aux années 1980. Fluide mais fortement inscrit dans la chair des mots et savamment construit, Petites scènes capitales est un roman qui s’épanouit à la relecture. Il faut le relire comme on réécoute une musique, comme on contemple une toile. Lili, avec ses doutes, sa discrétion, sa modestie et ses tâtonnements, poursuit son chemin dans notre mémoire. « Il lui a fallu tant d’années pour apprendre à vivre avec ses lancinantes incertitudes. » Réconcilier en soi les attentes de l’enfant et l’adulte qu’on est devenu, n’est-ce pas cela accepter le temps, les visages aimés et perdus, les paysages effacés ? Sylvie Germain, avec délicatesse, sans emphase, dans une prose lumineuse, nous fait ce cadeau.

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SWANN A CENT ANS Découvrez Du côté de chez Swann en intégralité dans une somptueuse adaptation en bande dessinée

À la recherche du temps perdu Tome 6 - Noms de pays : Le nom

© Editions Delcourt, 2013 – Stephane Heuet

Dans l’œil de Lili

Du côté de chez Swann Intégrale Cette édition comprend les albums Combray, Un amour de Swann Vol. I & II, Noms de pays : Le nom.

Adaptation et dessin de Stéphane Heuet Disponible en librairie

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Saramago sur le palier l’intériorité des personnages. José Saramago rend compte de leurs tiraillements spirituels, entre l’acte moral ou l’acte de pulsion, l’attitude raisonnable ou l’abus de l’autre. Leur complexité réside dans l’impossibilité de maintenir une situation dans un état de normalité, l’acExtrait cumulation d’incidents quotidiens venant altérer l’image initiale d’une lle fixait sa mère sans la famille construite sur un idéal. Si le moindre ombre d’affection dans récit se focalise plus sur l’intériorité le regard. Elle la fixait froidement, des personnages que sur l’intrigue, comme si elle était une inconnue. les moments d’action font l’effet La mère ne remarquait pas ce d’une déflagration provoquant un regard ou elle en avait tellement mouvement de pensées indiscil’habitude que cela ne l’impresplinées et angoissées qui renverse sionnait pas. Elle buvait son café encore le roman du côté de l’introà petites gorgées, avec la retenue spection. Une acuité impressiondont elle faisait toujours montre nante de la part d’une jeune plume chez sa fille. Elle racla avec la encore inconnue, aurait-on dit si le cuiller le sucre qui s’était déposé roman était paru à temps… au fond de la tasse, l’unique geste Il n’y a rien d’exceptionnel dans le moins délicat qu’elle se perstyle de l’auteur, qui parfois perd la mettait et qui était justifié par sa maîtrise de son écriture, la comgourmandise. plexifiant à outrance, exagérant l’impression d’une naïveté qui frôle La Lucarne, José Saramago l’insouciance, mais qui dénote déjà un talent évident : « La fraîcheur de la beauté de sa fille tomba sur l’irritation bouillonnante de Rosalia et sa colère disparut comme de l’eau dans du sable sec. » Ses personnages sont à l’image de son expression, parfois paradoxaux, souvent torturés : une Le deuxième roman femme entretenue qui subvient aux besoins de sa mère dépensière ; un père qui vend sa fille et la surveille pour du prix Nobel José le bien-être familial… Et pourtant quelque chose passe Saramago (1922-2010, d’on ne peut plus clair : une perception singulière de ici en 2002) était encore la vie, mais une perception double, schizophrène, entre inédit. Écrit en 1953, une vie dite conformiste et une vie aventureuse, il paraît enfin. « libre ». Silvestre et Abel incarnent le combat entre ces deux voies – on se doute que ce combat est aussi celui du jeune auteur : Silvestre reste attaché à sa vie de cordonnier philosophe, et Abel, personnage errant dont la présence dans l’immeuble n’est que provisoire, bouscule la tranquillité de ces existences sédentaires. La Lucarne n’est-elle pas l’allégorie du travail de son auteur ? Sous le toit d’un immeuble règnent des existences possibles, éclairées par la curiosité d’un écrivain en devenir. Mais ce deuxième roman, envoyé sans suite en 1953 à un éditeur, est passé à la trappe. Est-ce pour cela que Saramago n’a rien publié pendant presque trente ans ? « Je n’avais rien à dire », expliqua-t-il plus tard. Rien à dire jusqu’à la fin des années 1970, à partir desquelles il fait paraître dix-sept romans, une œuvre couronnée par le prix Nobel en 1998. Rien à dire ? Trois ans après son décès, ce livre, qu’il refusa d’éditer de son vivant, est une pièce manquante à son œuvre, comme le souvenir d’une naissance oubliée, perdue, et retrouvée au fil du temps.

La Lucarne, José Saramago, traduit du portugais par Geneviève Leibrich, Par Marie Fouquet

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a plupart des gens se demandent qui sont ces inconnus qu’ils croisent dans le bus, dans le couloir d’un immeuble, dans la rue, quelle vie ils mènent et avec qui, ce qu’ils peuvent bien penser de… Et puis ils oublient, ils avancent, anonymes parmi des anonymes. Mais écrire, n’est-ce pas justement saisir la possibilité de s’arrêter un moment pour éprouver une image, un personnage, une situation et, à défaut d’avoir accès à leur réalité, leur donner une vie fictive ? José Saramago, dans les années 1950, a posé son regard et sa plume sur les habitants d’un immeuble, dans une ville portugaise, sans nom elle aussi. Son récit, d’abord circonscrit à l’apparence sociale de ses personnages, en dévoile déjà quelques indices de failles. Un cordonnier se réveille, commence une journée de travail et aperçoit sa voisine à la fenêtre. Adriana, peu disposée à la conversation ce jour-là, retourne à sa machine à coudre alors qu’elle préférerait se replonger dans l’histoire licencieuse de Diderot, La Religieuse. Une lecture qui annonce l’emprise de la religion et des codes moraux sur les figures du roman. Sur Justina notamment. Cette jeune femme en deuil d’une fille perdue deux ans auparavant, en couple avec un homme infidèle et répugnant, frappe à la porte pour se plaindre du bruit que fait la machine. Elle surveille en permanence les allées et venues des voisins derrière son œilde-bœuf, au lieu de se concentrer sur les raisons de son bonheur perdu et de fuir une existence empoussiérée par l’absence des êtres supposés chers. La Lucarne met en scène une voix narrative fractionnée, omnisciente et capable de se tourner vers

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RODRIGO CABRITA/4SEE-REA

éd. du Seuil, 344 p., 22 €

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léa cresPi/Pasco & co

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Jeanette Winterson, de la France napoléonienne à Venise.

Un trio en quatre actes La Passion, Jeanette Winterson, traduit de l’anglais par Isabelle Delord-Philippe, éd. de l’Olivier, 216 p., 20 € Par Bernard Quiriny

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arue en 1987, La Passion est le deuxième roman de Jeanette Winterson, 28 ans à l’époque, déjà auteur d’un premier livre autobiographique qui avait fait d’elle une célébrité en Grande-Bretagne. La Passion a pour décor l’Europe du début du xixe siècle, celle des campagnes napoléoniennes, et mêle cet arrière-plan historique à des éléments de pastiche et de fantastique. Surtout, ce roman inclassable et ensorcelant fait signe vers d’autres œuvres littéraires, notamment Orlando de Virginia Woolf ; clin d’œil postmoderne signalé par la critique, qui a relevé les ressemblances entre les deux livres : prétexte et personnages historiques, thèmes de l’ambivalence sexuelle et du travestissement, etc. Le roman se découpe en quatre chapitres, et autant de narrateurs. 1804, Boulogne : Henri, 20 ans, sert l’empereur, qui lorgne sur l’Angleterre. Même année, Venise : Villanelle, fille de batelier, se déguise en garçon, vole à la tire et distribue les cartes au casino. 1812, Russie : Villanelle et Henri se rencontrent pendant l’hiver glacial, écho du « grand gel » qui s’abat sur l’Angleterre dans Orlando. 1823, enfin : retour à Venise, où se dénoue l’écheveau. En dépit de sa brièveté, La Passion est un roman d’une grande richesse, où tout semble avoir été pensé et posé au bon endroit, tels les fragments d’une mosaïque. Au centre, un triangle amoureux, avec l’amant (Henri), la femme (Villanelle) et le mari de cette dernière. Figure classique qui forme la colonne vertébrale du livre et s’achève sur le meurtre du mari par l’amant, et la perte du jeune héros. Mais ces relations sont brouillées par les incertitudes qu’installe la romancière, et qui rendent le texte si passionnant. Par exemple, n’est-ce pas une mère plus qu’une maîtresse que cherche Henri en Villanelle, leurs rapports se teintant d’une nuance incestueuse ? Et le mari, gros être vulgaire qui pourchasse Henri de sa jalousie, n’est-il pas un double inversé de Napoléon, cet homme qu’il a tant aimé jadis ? Il n’y a pas jusqu’au décor qui ne soit rempli de telles ambiguïtés, avec Venise, « cité des labyrinthes » où se résout l’intrigue, peinte en

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capitale de la tromperie et des simulacres. Même les bâtiments s’y jouent des hommes, dit Villanelle, au point qu’on finit toujours par s’y perdre : « C’est une ville vivante et nul ne sait vraiment quels édifices subsistent d’un jour à l’autre. » C’est la Venise de la débauche et du jeu que ressuscite la romancière, avec des tableaux magiques qui sont dignes, parfois, des meilleurs contes fantastiques. Au thème de l’ambivalence se raccroche aussi le titre, puisque la passion se présente ici à la fois comme un sentiment grandiose et surhumain et comme une obsession aliénante et destructrice. Napoléon, toujours là en filigrane, incarne cette dualité, sa passion de puissance tournant à l’hubris avant de s’achever dans la défaite ; et Henri, qui l’a d’abord admiré comme un dieu, finira par le tuer symboliquement à travers le gros mari de Villanelle. Les titres des chapitres mériteraient eux aussi qu’on s’y attarde, notamment le deuxième, « La dame de pique », emprunté à la nouvelle de Pouchkine… On voit que La Passion est un terrain d’investigation rêvé pour les amateurs d’analyse littéraire et d’intertextualité. Mais ce beau roman peut aussi se lire « à la surface », en profitant de son atmosphère énigmatique et légèrement fantastique, tissée de légendes et d’images, avec un humour discret qui, comme le relevait Christine Reynier dans une des premières études en français sur l’œuvre de Jeanette Winterson, fait un peu penser à certains films de Peter Greenaway, comme Le Cuisinier, le Voleur, sa Femme et son Amant. Ce récit envoûtant mérite qu’on s’y perde, et qu’on se laisse abuser par les histoires trompeuses de ses personnages (cette phrase revient sans cesse : « Je vous raconte des histoires. Faites-moi confiance »), au premier rang desquels cette Villanelle dont on ne sait quelle confiance lui donner, vu la façon dont elle décrit les Vénitiens, son peuple, ambigu jusqu’à la contradiction. « Nous donnons la main à la fois à Dieu et au diable. Nous ne voulons les lâcher ni l’un ni l’autre. »

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Aux manies de Mummy troubles obsessionnels compulsifs qui ne furent diagnostiqués qu’à la fin de sa vie – à son époque, de tels termes n’existaient pas. Russo père explique à son fils, l’été de ses 21 ans, pourquoi il a tôt fui le foyer : d’abord, d’autres choses l’attendaient, « un cheval qui ne pouvait pas perdre ou une partie de Extrait poker ». « Et puis, je ne pouvais pas être ton père sans être aussi marié épression nerveuse. Cette à cette folle. [...] Tu sais que ta expression hanta mon enfance, mère est cinglée, hein ? » Colère et parce que cela risquait d’arriver à soulagement, le garçon comprend. ma mère, mais aussi parce que je Pourquoi, par exemple, aucun finis par comprendre que j’en poste n’attendait véritablement étais peut-être la cause. Sa santé Jean à Phoenix, en Arizona, après était entre mes mains. D’autres le périlleux trajet de quatre mille enfants restaient sages de peur kilomètres en Ford Galaxie. Ce ne d’être punis ; moi je restais sage sera pas le seul déménagement. de peur que ce soit ma mère qui Richard Russo devient un écrivain se retrouve punie. et la mère un poids. Lorsqu’elle Ailleurs, Richard Russo entre, brièvement, dans une maison de retraite, elle refuse tous les services proposés au motif que « [s]on fils s’en charge ». L’Américain Il y a de la place pour la projection sur cet écran intime Richard Russo car, pour cela, ou pour les conversations téléphoniques fait la biographie (« Tu te rends compte que ta voix est la première que de sa mère disparue, j’entends depuis ce matin, à part la télévision ? »), Jean qui était atteinte de troubles psychiques : n’apparaît pas « cinglée », ni extraordinaire, et l’histoire que Russo raconte ressemble à celle que beaucoup juste « cinglée » d’enfants ont vécu, vivent, vivront. pour le père enfui, Une figure aussi imposante relègue les autres au aimée par le fils. second plan. Dans des phrases glissées çà et là, Russo dessine pourtant la trajectoire d’un retour sur soi. De lui, il est bien question, à travers le déplacement « des contradictions qu’elle n’a pas su résoudre et m’a donc transmises ». Qu’est-ce qu’écrire un roman, sinon « faire du triage (ça maintenant, ça plus tard) » ? « Accepter le désordre » ? « Savoir qu’après avoir enfin ordonné tout ce qui peut l’être vous rechercherez à nouveau le chaos » ? Des obsessions parentales, il a fait des qualités d’écrivain. De même, le goût de la littérature ne vient pas de nulle part : Jean était une grande lectrice. « Elle lisait. Tous les soirs. » Elle préférait Agatha Christie à Raymond Chandler, il fallait des intrigues au dénouement « astucieux ». Des romans policiers, des thrillers romantiques, des récits de voyage. Quand elle rentre chez elle après une hospitalisation consécutive à une crise de démence, l’une de ses premières questions est : « Tu crois que je pourrai lire encore, un jour ? » Ce qu’elle redoutait le plus, c’était la pauvreté. Le fils se dit qu’il l’a compris trop tard, que, s’il avait su, il « aurai[t] pu au moins… ». La phrase reste en suspens, et la production romanesque n’a pas quitté la triste Gloversville, éternel chemin retour. Richard Russo habite Boston, au sixième étage d’un appartement du Leather District, le quartier du cuir. « En haut et au sec », il se revoit sur le trottoir.

Ailleurs, Richard Russo, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch,

Par Thomas Stélandre

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ichard Russo est né il y a soixante-quatre ans à Gloversville, une petite ville de l’État de New York, « un endroit dont il est facile de se moquer, sauf quand vous y vivez » ; un endroit gris et pauvre, à la prospérité jadis assurée par le travail du cuir, avant que des gants made in China apparaissent dans les boutiques ; un endroit devenu le terreau de sa fiction, depuis son premier roman, Mohawk (éd. 10/18), en 1986. À Gloversville, ce bel Ailleurs retourne, cette fois sans masque : le mot « récit » soutient le titre. Dans le prologue, où l’on entre plan large sur la ville pour zoomer sur une seule figure, le Russo narrateur tâtonne : c’est une « biographie » (« je ne sais pas quel autre nom lui donner »), celle de sa mère, Jean, aujourd’hui disparue. Tenter de définir Jean Russo est le défi de l’écrivain, tenter de la comprendre est celui du lecteur. Elle est « libre, anticonformiste, sans entraves », plus loin « obsessionnelle, obstinée et rigide », plus loin encore, « perdue, fragile et effrayée ». Les mots ne se contredisent pas, mais leur abondance dit la difficulté à faire entrer le personnage dans une forme, comme elle-même triomphait « une fois qu’elle avait réussi à faire entrer la cheville carrée dans le trou rond ». Si Jean s’entêtait à faire entrer la cheville dans le trou à coups de marteau, c’est qu’elle souffrait de

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JÉRÔME E. CONQUY/PICTURETANK

éd. Quai Voltaire, 272 p., 21 €

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L’histoire de

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LE 6 NOVEMBRE

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Bombay transfiguré Kala Ghoda. Poèmes de Bombay, Arun Kolatkar, traduit de l’anglais (Inde) par Pascal Aquien et Laetitia Zecchini, éd. Poésie/Gallimard, 352 p., 9,20 €

Par Jean-Yves Masson

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run Kolatkar (1931-2004) a fini sa vie dans un studio de 15 m2 à Bombay, dans le quartier bruyant et haut en couleur de Kala Ghoda. Sa gigantesque bibliothèque ne pouvant y tenir, il en avait mis les volumes en dépôt chez ses amis. Traduit pour la première fois en français, et de façon magistrale, par Pascal Aquien (dont il Extrait

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uclide l’aurait adorée, cette guimbarde déglinguée, cette benne à poubelles. La carriole d’aisances avec ses allures de théorème impeccable a tout le dépouillement et la simplicité d’un dessin d’enfant au crayon noir.

Arun Kolatkar

faut absolument lire aussi, dans la collection « Orphée » aux éditions de La Différence, la récente anthologie du poète victorien Matthew Arnold, Éternels étrangers en ce monde) et Laetitia Zecchini, à qui l’on doit la très belle préface, il nous arrive directement en poche : initiative heureuse. C’est une révélation. Poète en deux langues (le marathi et l’anglais), Arun Kolatkar a aussi été chanteur et dessinateur ; il est mort à la fois célèbre et inconnu (une nécrologie parlait à

© DR

Kala Ghoda, Arun Kolatkar

L’hébreu retrouvé De loin, suivi de Nébo, Rachel, traduit de l’hébreu

moderne par Bernard Grasset, éd. Arfuyen, 222 p., 14 €

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ne langue vit par ses poètes. Si elle meurt, seuls des poètes peuvent la ressusciter. L’hébreu, qui n’était déjà plus parlé au temps du Christ, a repris vie à la fin du xixe siècle. Des poètes, des romanciers juifs l’ont réinventé à partir de l’hébreu biblique, afin qu’après des millénaires de silence il puisse nommer le monde moderne. La plupart d’entre eux vécurent en Europe ; Rachel (1890-1931) est la première à avoir vécu en Palestine. Née en Russie dans un milieu aisé et religieux, marquée par la lecture des grands poètes russes (Blok et Akhmatova surtout), elle fait en 1909 un voyage en Palestine qui devait être une simple visite, mais qui la convainc d’y résider. Elle étudie l’agronomie à Toulouse, puis part vivre dans un kibboutz près du lac de Tibériade, en 1919. Elle s’est rêvée peintre, a été agricultrice puis enseignante, mais son destin va faire d’elle une poète. Le destin prend la forme de la tuberculose, qui l’exclut du monde (par peur de la contagion, on la prie de quitter le kibboutz). Elle mourra, très pauvre

son sujet du « secret littéraire le mieux gardé de l’Inde »). Cet immense lecteur a fait de son œuvre un océan brassant des centaines de courants poétiques venus du monde entier. À un journaliste qui lui demandait quels étaient ses auteurs préférés, il répondit par une liste de plus de 80 noms de romanciers, poètes ou chanteurs des cinq continents. Proche des poètes de la Beat Generation (il fut très lié à Allen Ginsberg), il se voulut aussi l’héritier des traditions populaires indiennes. La lecture de Kala Ghoda est un choc : Arun Kolatkar a fait entrer dans les tercets de cette longue suite de poèmes toute la vie de son quartier. Il en magnifie le désordre, la crasse, les ordures, les animaux errants, la flore exubérante, la population bigarrée. La préfacière nous rappelle qu’en Inde, où règne encore le système des castes, cette célébration de l’impureté reste hautement polémique. Dès le premier poème du livre, c’est un chien errant qui parle, un chien paria, seul dans l’aube qui se lève. Nous voici happés. Quel romancier a fait mieux ? Chanté par Arun Kolatkar, Kala Ghoda devient à la fois un symbole du monde d’aujourd’hui et un grand mythe de l’Inde moderne.

Extrait

L

es cris que je hurlais, désespérée, souffrante, Aux heures de détresse et d’abandon, Se sont transmués en brûlant chapelet de mots, En blanc livre de mes chants. Les cachettes voilées aux amis se sont dévoilées, La signature en moi du feu est apparue, Et la main de tous scrute paisible La peine du cœur qui s’incline. De loin, Rachel

mais entourée de quelques amis fidèles, dans une petite chambre à Tel-Aviv, ayant écrit trois recueils de poèmes qui la rendront célèbre en Israël. Bernard Grasset, qui avait traduit en 2006 chez Arfuyen le premier d’entre eux, Regain, nous donne à lire à présent les deux autres : De loin (1930) et Nébo (posthume, 1932). Du haut du mont Nébo, Moïse put contempler la Terre promise où il ne devait jamais arriver. Rachel en fait un symbole universel : « En toute espérance/ il y a la souffrance de Nébo. » Douloureuse, mais parfois aussi exultante, sa voix profondément humaine nous touche au cœur. J.-Y. M.

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LE REFUS DE TOUT ITINÉRAIRE BALISÉ

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Dossier

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Un jeune homme de 300 ans

Diderot

« [...] moi qui m’occupe plutôt à former des nuages qu’à les dissiper, et à suspendre les jugements qu’à juger [...]. »

Tenant de Lumières radicales ou plus « démocratiques » et « équilibrées » ? Matérialiste athée ou « enchanté » ? Avant-gardiste ou classique d’avant-garde ? Aucune case ne semble convenir à Diderot. S’il a mis longtemps à s’établir, son statut de grand représentant, aux côtés de Voltaire et de Rousseau, des Lumières ne lui est certes plus contesté. Ne songe-t-on pas, lui aussi, à le « panthéoniser » ? En même temps, il reste, à l’heure du tricentenaire de sa naissance, peu lu, et la perception de sa figure demeure instable. Cette difficulté a des causes d’abord historiques : du fait de la censure, son œuvre est, en quelque sorte, « née posthume » – et sa postérité n’a dès lors cessé de fluctuer. Mais elle est aussi, surtout, extraordinairement diverse, émargeant à tous les champs et genres : la philosophie et l’essai, le roman et la fiction, la critique d’art et le commentaire, le théâtre ; mais aussi la morale, l’histoire, la politique, les mathématiques, les sciences, et même l’économie. Au point qu’on a longtemps vu en elle le parangon de l’éclectisme : cultivée, brillante, mais complexe, bizarre ; intuitive, rapide, mais inégale, « superficielle ». Or, ce que l’on a peu à peu entrevu, c’est qu’un fil uniment philosophique, esthétique, politique et moral en reliait tous les versants : il y a de la pensée dans ses fictions, de la fiction dans sa pensée, de la pensée et de la fiction dans sa critique d’art, etc. Diderot pense par la fiction et la forme – parfois étonnamment moderne – de celle-ci, autant qu’il « romance » ses réflexions. Aurait-il donc, ainsi que le soutiennent certains de ses trop zélés admirateurs, tout anticipé de notre présent ? Lui-même eût bien ri de cette prétention ! Tenant d’une vision de l’Univers physique comme un flux infini d’éléments aux combinaisons, sinon imprévisibles, du moins sans finalité préétablie, il savait qu’il appartenait à un « moment » historique et

spirituel donné. S’il est l’un des rares en son temps à avoir entrevu l’importance décisive de la technique, il n’en a ainsi pas pu prévoir les errements à venir. Le « progrès » était à ce prix… Et s’il avait compris que la « Nature », l’aune à laquelle devaient, selon lui, s’apprécier les mœurs et les lois humaines, n’était pas uniformément bonne, il n’en a pas débusqué la définition spécifiquement occidentale, et en cela potentiellement ethnocentrique.

Autocritique permanente Lui reprocher ces manques serait faire fausse route. Il faudrait se garder en effet de dogmatiser son anti-dogmatisme. « Pour moi qui m’occupe plutôt à former des nuages qu’à les dissiper, et à suspendre les jugements qu’à juger […] » : ce début de phrase dans sa Lettre sur les sourds et muets donne la clé de son œuvre. Celle-ci est polyphonique parce qu’en mouvement constant, « participative » : dialogique, elle est expérimentale, à l’affût de toutes les interrogations et conceptions alternatives qu’on peut lui opposer. Diderot n’est ainsi ni l’anti-systématique débraillé ni le maître à penser différent qu’on en a fait : il forge bien une manière de système, mais qui porte avec lui son autocritique permanente. Se méfiant de tout fondement définitif, il opte pour le conjectural, le « sous réserve », le fluide : pour un pragmatisme, au sens philosophique, conséquent. Cela en fait un antidote précieux à cette vision hyperrationaliste asséchante des Lumières, et un remède à leur part noire – un laïcismeuniversalisme dérivant volontiers en antispiritualisme obtus et en européocentrisme satisfait –, qui, en ce début de millénaire, prend ses aises dans la politique et les médias. Pour cette raison, l’auteur et penseur du XVIIIe siècle est sans conteste le plus actuel, vivant, de tous. Et si, en dépit de son âge vénérable, Diderot était encore « à naître » ?

À écouter

Du côté de chez soi, « Le bonheur de vivre selon Diderot »,

une émission d’Ali Rebeihi, avec Patrice Bollon, du Magazine Littéraire, dimanche 24 novembre à 17 heures.

Denis Diderot, portrait lithographié par Nicolas Maurin (1799-1850) et imprimé par François Séraphin Delpech (1778-1825).

COLL. MUSÉES DE LANGRES, MAISON DES LUMIÈRES DENIS-DIDEROT

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Dossier coordonné par Patrice Bollon

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Langres, la forme d’une ville natale Promenade dans la cité de Haute-Marne où Diderot grandit et dont la physionomie a pu influer, selon ses propres dires, sur son tempérament. Un musée voué à l’auteur vient de s’y ouvrir. Par Patrice Bollon

I

À voir

Maison des Lumières Denis-Diderot,

1, pl. Pierre-Burelle, Langres (52). Rens. : www.maisondeslumieres.org

nscrire ses pas dans ceux de la jeunesse d’un auteur du passé, afin de mieux comprendre sa personnalité et ses grands choix de vie, est une tentation légitime, surtout depuis que Freud nous a convaincus qu’elle en fournissait, toujours, la « clé ». Quand trois siècles se sont écoulés, l’entreprise paraît cependant quasi désespérée. Pour peu que le décor de son enfance n’ait pas trop changé, le « climat », lui, n’y est plus… On était en quête d’un secret sensible ; on finit par faire un de ces tours historico-touristiques, comme en organisent à horaires fixes les municipalités des villes « patrimoniales ». Bizarrement, ce n’est pas le sentiment que donne Langres, la ville de la naissance, le 5 octobre 1713, de Denis Diderot, fils de Didier, maître coutelier, lui-même fils et petit-fils d’artisans couteliers, et d’Angélique Vigneron, descendante d’une lignée d’ouvriers tanneurs devenus d’aisés marchands. La citadelle surgit sans avertir, comme une couronne de murs ocre tombée du ciel sur un énorme caillou calcaire, en dénivellation de plus de cent mètres par rapport à la vallée de la Marne d’où l’on vient et au creux de laquelle a été tracée au xixe siècle la ligne de chemin de fer ParisMulhouse.

Carcassonne du Nord Du fait de son altitude, la Carcassonne du Nord a été aussi appelée la « cité des quatre vents », car, quand ceux-ci se lèvent, ils soufflent avec puissance de tout côté. Pour la même raison, les hivers y sont aussi longs et froids que les étés interminablement étouffants ; et les écarts thermiques entre les jours et les nuits, parfois très violents. Ce qui n’est peut-être pas sans effet sur le caractère des Langrois. « Les habitants de ce pays ont beaucoup d’esprit, trop de vivacité, une inconstance de girouettes. Cela vient, je crois, des vicissitudes de leur atmosphère

qui passe en vingt-quatre heures du froid au chaud, du calme à l’orage, du serein au pluvieux. […] [Leurs âmes] s’accoutument ainsi dès la plus tendre enfance à tourner à tout vent. […] Avec une rapidité surprenante dans les mouvements, dans les désirs, dans les projets, dans les fantaisies, dans les idées, ils ont le parler lent. […] Pour moi, je suis de mon pays : seulement le séjour de la capitale et l’application assidue m’ont un peu corrigé. » Il ne faudrait bien sûr pas prendre au comptant ce passage d’une lettre adressée par Diderot à Sophie Volland en 1759. Le pourfendeur de toutes les superstitions y procédait à un plaidoyer pro domo : sa lettre traitait du manque de suite dans les idées. Il avait donc intérêt à rassurer Sophie sur sa constance amoureuse… Il n’en reste pas moins qu’on peut sans doute tracer un parallèle entre ce contact qu’a gardé Langres avec une sorte de force tellurique, issue des profondeurs de la terre et reliée à l’infinité du Cosmos, et ce que plusieurs commentateurs ont pu appeler la « philosophie de l’énergie » de Diderot. Ici, la nature est partout. Du haut du chemin de garde des remparts, il suffit de circonscrire habilement son champ de vision pour en éliminer les constructions récentes et retrouver ce paysage dont Diderot prétendait, dans une autre lettre à Sophie Volland, qu’il était « le plus beau du monde ». Certes, quand on a un peu voyagé, l’expression fait sourire. Mais la perspective à 360 degrés que délivrent ces trois kilomètres six cents de

Vue de Langres en 1700 (collection Gaignières, BnF).

« Les habitants de ce pays ont beaucoup d’esprit, trop de vivacité, une inconstance de girouettes. Cela vient, je crois, des vicissitudes de leur atmosphère qui passe en vingt-quatre heures du froid au chaud, du calme à l’orage, du serein au pluvieux. » Diderot, à propos de Langres

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raffael/leemage

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murailles n’est pas sans attrait. En bas, ce ne sont que champs, prairies et bosquets d’arbres, avec, côté est, un lac qui, si l’on ne savait pas qu’il est un réservoir d’eau, pourrait passer pour naturel. À l’ouest, s’étagent les puissantes collines du Morvan, au nord, on devine les Vosges, à l’est, le Jura. Et, sur le versant sud, de plain-pied avec le plateau de Langres, on peut, par la porte des Moulins, suivre la « promenade de Blanchefontaine », où Diderot, pendant l’été caniculaire de 1759, lors d’un des quatre courts séjours qu’il fit à Langres après son installation à Paris en 1728, prenait le frais. Après une allée droite plantée de tilleuls, un chemin forestier mène à la fontaine de la Grenouille, trois bassins en cascade, qui, là encore, pour peu qu’on sélectionne habilement son champ de vision et passe sur l’état de délabrement du monument, donne une vision romantique de la nature. Celle-ci, on le sait, était au xviiie siècle un thème central, aussi bien esthétique, moral que politique, en phase avec cet empirisme anglais, faisant dériver toute pensée des sens, qui fut une des sources d’inspiration primordiales des Lumières françaises. Diderot partageait ce

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présupposé, si ce n’est qu’il se doutait que la nature non seulement n’est pas toujours bonne mais qu’elle est aussi, comme l’histoire du paysage l’apprend et que ne pouvait ignorer le critique d’art qu’il était, en grande partie un artefact humain. Il faudrait donc se garder de voir en elle une référence « objective ». L’affaire est, heureusement, beaucoup plus compliquée que cela.

Souvenirs du père coutelier Mais retournons dans la cité intra muros. À l’inverse de bien d’autres villes « historiques », il ne semble pas difficile d’imaginer à quoi elle ressemblait au temps de Diderot. Son état de conservation y est pour beaucoup – comme si ses remparts avaient été plus efficaces pour arrêter le temps que les envahisseurs. À quelques exceptions près, telles que le couvent des Ursulines où sa sœur Angélique mourut folle à 28 ans et dont les révolutionnaires de 1791-1792 ne laissèrent que le portail tout noirci de la chapelle, tous les bâtiments de sa jeunesse sont encore debout – parfois tout de même transformés, comme ce collège des Jésuites où il avait fait ses études. Ravagé par un

incendie une nuit de 1746, il fut entièrement reconstruit dix ans plus tard selon un plan en U. Diderot l’a donc vu en 1759 dans son état presque actuel. C’est devenu une banalité que de noter tout ce que l’Encyclopédie doit au métier de son père. Les « arts mécaniques » – ainsi appelait-on au xviiie siècle la technique – y eussent été moins présents si le seul d’Alembert en avait eu la charge. On s’est, en revanche, beaucoup moins intéressé aux valeurs qu’en a tirées Diderot, et dont un bon résumé est cet Entretien d’un père avec ses enfants, quasi autobiographique. Ses partis pris moraux émanaient d’un fonds ancré dans la tradition, mais aussi dans les attitudes de ce tiers état auquel appartenait sa famille et qui vivait alors sans avoir la conscience de son existence parce qu’il n’en avait pas le mot que forgera Sieyès en 1789. Ses conceptions éthiques et politiques y trouvent une explication, mais aussi ses comportements quotidiens. Il resta ainsi toute sa vie chez lui un côté paysan de Paris, avec sa simplicité et son honnêteté fondamentale nées d’un culte de l’utile, dont l’atelier de son père, réputé pour la qualité des scalpels et autres

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Dossier Diderot

Tournant le dos à la cathédrale Enfin, si nombre des lieux qui lui étaient consacrés ont, avec le temps, été affectés à des emplois plus profanes, comme l’ancienne chapelle des Oratoriens devenue le théâtre municipal, ou ce qui reste de l’église SaintAmâtre l’hôtel du Cheval-Blanc, la ville exhale encore, comme à Autun, le parfum de la piété et de la rigueur morale. Le haut crucifix qui se dressait au xviiie siècle au centre de la place Chambeau – rebaptisée Diderot, car c’est dans une petite maison située à l’actuel n° 9 qu’il a vu le jour – a beau avoir été remplacé, en 1884, par son effigie en bronze, due à Bartholdi, tournant symboliquement le dos à la cathédrale Saint-Mammès, celle-ci reste le monument phare de la ville. Sur les murs des maisons, prolifèrent des niches abritant des représentations de la Vierge ou des saints. Et, si les portes massives qui isolaient la ville canoniale au nord de celle des artisans du sud, et en faisaient un quartier réservé, avaient été déjà démantelées du temps de la jeunesse du philosophe, la ligne de démarcation, en esprit, demeure. Passé certains points, c’est comme si la densité de l’air changeait. On sent alors

L’ancien enfant terrible revient à la Maison

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iderot n’a pas toujours été apprécié des Langrois. Après l’avoir longtemps ignoré, la municipalité lui demanda cependant en 1780 un portrait de lui pour orner sa salle du conseil. Flatté, Diderot envoya une copie de son buste en bronze réalisé par Houdon en 1771. Cette donation fut fêtée par un grand banquet, auquel son frère le chanoine refusa d’assister. Mais, prétextant des affaires à y traiter, il se rendit quelque temps plus tard à l’hôtel de ville afin d’examiner à la

dérobée le portrait… L’érection de la statue d’Auguste Bartholdi, l’auteur du Lion de Belfort et de la statue de la Liberté, pour le centenaire de la mort du philosophe en 1884, souleva, elle aussi, beaucoup d’opposition de la part du clergé. Mais les républicains, qui tenaient alors la ville, passèrent outre. Aujourd’hui, il y a unanimité : Diderot est le fils le plus célèbre de la ville. Au début du mois s’est ainsi ouverte en grandes pompes la Maison des Lumières Denis-Diderot. Abritée dans

qu’on bascule dans un autre univers, celui d’une religion certes austère mais surtout institutionnelle, de puissance temporelle et de richesse matérielle autant que de pouvoir spirituel. Il faut dire que la ville fut le siège d’un évêché puissant et si fidèle au royaume de France que l’évêque, élu par les chanoines, en était duc et second pair et avait l’honneur de passer le sceptre aux rois lors de leurs couronnements. Nul étonnement donc que le maître coutelier Didier s’acharna tant pour que son fils

Guizou/hémis. fr

lancettes de chirurgie qu’il y usinait, situé en rez-de-chaussée de la maison familiale, lui donnait un exemple journalier. Diderot détestait porter la perruque, dont il se débarrassait parfois d’un geste brusque à l’effarement de certains de ces « minutieux dans leurs procédés » qu’il brocarde dans l’article « Formalistes » de l’Encyclopédie, et il indisposa les courtisans de Catherine II en apparaissant toujours en habit noir de bourgeois aux réceptions colorées qu’elle donnait pour lui à Saint-Pétersbourg.

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l’hôtel xviiie dit « Du Breuil de Saint-Germain », du nom de la famille qui le possédait, elle contient tout ce que Langres a conservé de lui : le buste de Houdon, un exemplaire de l’Encyclopédie, des objets personnels ou plus contextuels sur l’époque des Lumières. La scénographie du musée est encore un peu naïve, mais elle devrait vite évoluer : Diderot n’a-t-il pas bouleversé tout ce qui lui passait entre les mains et a même, comme l’illusionniste Houdini, réussi à s’échapper de son cercueil ? P. B.

aîné reprenne la charge de chanoine de son beau-frère Vigneron : c’était une promotion sociale insigne et l’assurance d’un enrichissement familial – les « prébendes », les revenus des domaines agricoles et des vignes accordés par le chapitre aux chanoines revenant, à leur mort, aux héritiers naturels. Autant qu’on le sache, Denis n’était pas opposé à ce projet. Il semble même qu’à la fin de sa période de bohème à Paris il y songeait encore. Ne se présentait-il pas alors aux dames Champion comme un futur « séminariste de SaintSulpice » ? Certes, La statue de c’était se donner une Diderot édifiée en respectabilité apte à 1884 à Langres a rassurer la mère de été sculptée par le Toinette sur ses inpère de la statue de la Liberté, Bartholdi. tentions, mais aussi faire preuve de réalisme. De sorte qu’on peut se demander, avec son biographe Arthur Wilson, si son « athéisme » ne relevait pas d’un esprit « plus proscientifique qu’antireligieux ». Il n’en voulait, en bref, pas tant à Dieu qu’il n’en voyait pas l’utilité… Et, par la suite, il se radicalisa. Contrairement à la plupart des hommes qui, avec l’âge, acceptent, voire se prennent à louer ce qu’ils rejetaient dans leur jeunesse, plus la mort approchait et moins, lui, il se soumit. Et si c’était aussi cette permanence, cette rudesse même dans la fidélité – ne préjugeant d’aucune fermeture –, venue de sa ville natale, dont il serait opportun que nous nous inspirions aujourd’hui ?

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Une bombe à retardement Diffusée clandestinement, la plus large part de l’œuvre de Diderot est parue à titre posthume : elle s’est progressivement déployée au fil d’inédits retrouvés – d’où nombre de malentendus. Par Laurent Loty

Contre le « despotisme éclairé » Lorsqu’il disparaît en 1784, outre les textes qui l’ont mené en prison, on ne lui attribue guère que deux drames bourgeois, Le Fils naturel et Le Père de famille. Pour le reste, son nom se confond avec la plus grande entreprise éditoriale de son siècle, l’Encyclopédie, à laquelle il a consacré vingt-cinq années de sa vie, et qu’il dirige bientôt seul dans l’adversité, face au Parlement ou à l’Église. En réalité, la plupart de ses œuvres avaient bel et bien circulé avant sa mort, mais dans la Correspondance littéraire, une revue manuscrite dirigée par l’homme de lettres allemand d’expression française Melchior Grimm et réservée à une quinzaine d’abonnés : princes allemands, roi de Pologne et reine de Suède, impératrice de Russie, etc. Il y avait donné ses Salons et ses principales fictions. Cette collaboration renvoie aux ambiguïtés des Lumières, prises dans un rapport

Si la censure l’a entravé, la clandestinité a libéré sa pensée et a exacerbé son désir de s’adresser à ses lecteurs par-delà la mort.

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Couverture de la première édition (anonyme et londonienne) de la Lettre sur les aveugles (1749).

Adoc-Photos

D’

où vient cette paradoxale impression qu’à l’heure où l’on célèbre le tricentenaire de la naissance de Diderot, il semble que son œuvre vienne tout juste de paraître ? De l’incroyable histoire de sa rencontre posthume avec son public. En 1746, ses Pensées philosophiques (« Élargissez Dieu », y avait-il lancé) avaient été immédiatement condamnées ; trois ans plus tard, il est emprisonné pour sa Lettre sur les aveugles. Le jeune philosophe de 36 ans n’est libéré que grâce au soutien des puissants éditeurs de l’Encyclopédie qui viennent de l’engager, et sous la promesse de ne plus jamais publier d’ouvrages contre la religion. Ses écrits considérés aujourd’hui comme ses plus grands ne paraîtront donc qu’après sa mort.

de forces à trois : l’Église, la philosophie et la monarchie. Leur succès a reposé sur une alliance entre monarques et philosophes. Ces derniers, tentant de se substituer aux prêtres pour conseiller les princes, ne remettent pas vraiment en cause la hiérarchie sociale. Ceux qui prétendront, du xixe siècle à nos jours, réaliser le bonheur du peuple ne feront que reproduire ce schéma du « despotisme éclairé ». Si Diderot réserve ainsi ses œuvres, via la Correspondance littéraire, aux cours européennes et si Catherine II de Russie lui assure en 1765 le confort matériel en achetant sa bibliothèque et ses manuscrits en viager, il ne met toutefois pas longtemps à comprendre, lorsqu’il lui rend visite en 17731774 et lui propose en vain ses projets de réforme, qu’elle s’est servie de lui pour légitimer son pouvoir. Bien plus, il entrevoit qu’un bon roi est pire encore qu’un mauvais, puisqu’il fait croire que la monarchie est bonne. À la fin de sa vie, il analyse cette faille obscure dans son Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Depuis deux siècles, les idées de progrès se sont nourries des Lumières en les idéalisant. La critique de l’absolutisme éclairé, à laquelle se livre Diderot dans son dernier grand texte qui, au travers d’une apologie de Sénèque, pose la question du rôle du philosophe face au despote, met opportunément au jour leur angle

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Repères chronologiques 5 octobre 1713. Naissance

(« Sœurette »), née en 1715, restera toute sa vie à Langres et s’éteindra, célibataire, en 1797 ; sa seconde sœur (après deux autres mortes en bas âge), Angélique, née en 1720, entra chez les ursulines en 1739, où elle mourut folle en 1748 ; son frère DidierPierre (1722-1787) devint chanoine de la cathédrale

ERICH LESSING/AKG-IMAGES

à Langres de Denis Diderot, fils de Didier Diderot (1685-1759), maître coutelier, et d’Angélique Vigneron (1677-1748), issue d’une famille langroise de marchands tanneurs comptant parmi elle plusieurs ecclésiastiques. Sa sœur cadette, Denise

et eut des rapports très conflictuels avec lui, jusqu’à la rupture définitive de leurs relations après 1772. 1723-1728. Études (brillantes) au collège des jésuites de Langres. En 1726, il reçoit la tonsure « par provision » (il est autorisé à porter l’habit des abbés), afin de pouvoir succéder à son oncle, le chanoine Didier Vigneron. Mais ce dernier meurt, et Diderot n’obtient pas la lucrative prébende. 1728. Vient achever ses études à Paris. Reçu maître ès arts de l’université de Paris en 1732, il continue des études de théologie à la Sorbonne jusqu’en 1735. 1732-1743. Années de bohème, sur lesquelles on connaît peu de choses. Tour à tour précepteur de mathématiques, de musique, clerc de procureur, etc., il habite des logis misérables dont il change souvent, fait des dettes, fréquente les théâtres et les cafés, L’ami et disciple Jacques-André Naigeon, peint par Fragonard (1770, musée du Louvre).

mort. En cela, il est plus intéressant pour nous qu’un philosophe des Lumières rêvant d’éclairer les princes et les peuples. Il est un écrivain de la libération, qui émancipe de toutes les autorités illégitimes, en donnant à ses lecteurs les moyens de s’éclairer euxmêmes : selon lui, tout est encore à imaginer pour faire progresser l’idée de démocratie.

« Bréviaire de l’anarchisme » Sous la contrainte, il avait adopté de son vivant une stratégie éditoriale en plusieurs strates, publiant quelques textes sous son nom, d’autres sans les signer, parfois inclus dans des écrits collectifs, en faisant circuler la partie la plus importante sous une forme ultra-confidentielle mais retenant également des manuscrits destinés à n’être lus qu’après sa mort. Cette situation explique pour une

part son actualité. Car, si la censure l’a entravé, la clandestinité a libéré en retour sa pensée et a exacerbé son désir de s’adresser à ses lecteurs par-delà la mort. Et cette rencontre, il l’a préparée de longue date. En 1772-1773, il laisse éditer à l’étranger trois recueils comportant des œuvres jusque-là anonymes, dont ses Pensées sur l’interprétation de la nature qui, rompant avec la démarche cartésienne, défendent l’intuition, l’expérimentation et l’interprétation. Il prépare ses œuvres complètes, transmet ses textes à son disciple Naigeon, fait copier ses manuscrits pour Catherine II mais aussi pour sa fille Angélique, mariée à un de Vandeul. Cependant, dès le début, leur publication se heurte à une opposition idéologique et à l’incompréhension devant une pensée fondée sur le paradoxe, l’association d’idées et le dialogue.

rencontre Jean-Jacques Rousseau (1742), qui devient son grand ami, courtise Anne-Toinette (ou Antoinette) dite « Nanette » Champion, lingère (1710-1796) ; mais il lit aussi beaucoup, s’instruit, apprenant notamment l’anglais, qu’il déchiffrera parfaitement sans toutefois savoir bien le parler. Inquiet, son père tente de le faire surveiller. 1743. Revenu à Langres, il se réconcilie avec son père mais hésite à lui faire part de ses projets de mariage. Quand il s’y décide enfin, celui-ci le fait enfermer dans un monastère. Il s’en évade et, ayant atteint la majorité matrimoniale (à l’époque, fixée à 30 ans), il épouse clandestinement Nanette. Publie sa première traduction, celle de l’Histoire de Grèce, de Temple Stanyan. 1745. Publication de sa traduction très libre de l’Essai sur le mérite et la vertu, du philosophe anglais Shaftesbury : « Je l’ai lu et relu : je me suis rempli de son esprit, et j’ai, pour

En 1796, une série de parutions suscite d’intenses controverses. Parce que, pendant le procès de Gracchus Babeuf, on lui attribuera par erreur le Code de la nature d’ÉtienneGabriel Morelly, ce manifeste contre la propriété privée paru en 1753 dont le chef de la conjuration des Égaux s’était revendiqué, les contre-révolutionnaires font de l’auteur du Supplément au Voyage de Bougainville un « communiste ». Pour eux, le chef de la « secte encyclopédiste » serait à l’origine de la Terreur ! Ils dénoncent l’immoralité de Jacques le fataliste et son maître et imputent à La Religieuse la fermeture des couvents. Certes, Diderot est bien « fataliste » (le mot du XVIIIe siècle pour « déterministe ») : il n’y a pas de libre-arbitre, et tout événement est l’effet d’une ou plusieurs causes. Mais, pour lui, l’absence de liberté n’est que le début d’une interrogation : comment se libérer de ce qui nous détermine ? Comment fonder une morale ? Loin d’attaquer la foi, sa Religieuse défend, par la voix d’une femme, la liberté de ne pas être mise au couvent contre son gré. Et s’il est un des rares athées de son

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à l’usage de ceux qui voient. À la suite d’une dénonciation du curé de Saint-Médard, une lettre de cachet est émise contre lui. Après une perquisition à son domicile, il est conduit à Vincennes le 24 juillet, où il est emprisonné d’abord dans le donjon puis plus confortablement dans une pièce du château, où il peut travailler et recevoir. Ayant signé, le 21 août, une lettre de soumission, dans laquelle il promet « de ne plus rien faire à l’avenir qui puisse être contraire en la moindre chose à la religion et aux bonnes mœurs » et mettre en danger la publication de l’Encyclopédie, il en est élargi le 3 novembre. 1750. Mise en circulation du Prospectus de l’Encyclopédie, qui autorise la souscription à l’ouvrage. Rencontre le jeune Allemand Friedrich Melchior Grimm (1723-1807), qui lancera en 1753 la Correspondance littéraire. 1751. Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent.

temps, il n’a cessé d’écrire que chacun a besoin de croire, en soi, en l’amour, en Dieu, en la politique, en la fiction… En 1796, on exhume aussi un de ses poèmes, Les Éleuthéromanes, ou les Furieux de la liberté, qui fait scandale. Dans ce drôle de texte, datant de 1772 et d’abord intitulé Abdication d’un roi de la fève, il s’amusait puis se fâchait d’avoir tiré trois années de suite à l’Épiphanie la fève de la galette des rois ; et, s’inspirant du curé Meslier qui invitait à pendre le dernier roi avec les boyaux du dernier prêtre, il ima­ ginait la réaction de l’enfant de la nature : « Liberté, c’est son vœu ; son cri, c’est Liberté./ […] Et ses mains ourdiraient les entrailles du prêtre,/ Au défaut d’un cordon pour étrangler les rois. » Après avoir suscité par son athéisme l’hostilité du déiste Robes­ pierre, il devient l’ennemi des monarchistes, qui en font un régicide ! Cette mauvaise réputation, propagée aussi par les modérés, durera près de deux siècles – la République lui préférant Voltaire ou Rousseau. Lentement pourtant, la postérité, en laquelle il plaçait ses espoirs, répond à

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Denis Diderot peint par PierreMichel Alix en 1793, neuf ans après la mort du philosophe.

Sortie du premier tome de l’Encyclopédie (puis un tome par an jusqu’en 1758, en dépit d’une suspension provisoire de 1752 à 1753). 1753. Pensées sur l’interprétation de la nature. Naissance de MarieAngélique, dite Angélique (1753-1824), la seule de ses quatre enfants qui survivra. Lui ayant donné le même prénom que sa mère et que sa sœur morte folle au couvent, Diderot lui vouera une grande passion. 1755. Rencontre de LouiseHenriette dite « Sophie » Volland (1716-1784), célibataire de 38 ans, dont il tombe amoureux et avec laquelle il entretiendra une intense relation épistolaire. 1757-1758. Le Fils naturel et

son attente. Entre 1798 et 1831, des inédits sont publiés dans des recueils édités par Nai­ geon, Belin, Brière ou Paulin. En 1823, Angé­ lique lâche une copie du Neveu de Rameau, après la parution en 1821 d’une traduction de la traduction que Goethe avait effectuée en 1805. Réflexion subtile sur le jeu drama­ tique, le Paradoxe sur le comédien est rendu public en 1830, Le Rêve de d’Alembert en 1831. Les Salons sont dévoilés entre 1795 et 1857. Avec la IIIe République paraissent des Œuvres complètes (par Assézat et Tour­ neux, 1875­1877), qui révèlent ses Éléments de physiologie et sa Réfutation d’Helvétius. Les textes russes mettent plus longtemps à parvenir. Après le Plan d’une université (« ouverte indistinctement à tous les enfants d’une nation », 1821), les Mélanges philosophiques pour Catherine II sont donnés en 1899, tandis que les Observations sur le

Son athéisme insupportera le déiste Robespierre aussi bien que les monarchistes.

Le Père de famille, drames, suivis des Entretiens sur le Fils naturel et du Discours sur la poésie dramatique. Diderot attend beaucoup de ces pièces, mais les comédiens-français les jugent injouables. Ils donneront néanmoins la seconde pour sept représentations – la dernière presque vide, en 1761 ; et la pièce connut un succès en 1769. Première offensive d’ampleur menée par le publiciste Fréron et l’auteur dramatique Charles Palissot de Montenoy contre les

COLL. MuSÉeS De LANGReS, MAISON DeS LuMIèReS DeNIS-DIDeROt

ainsi dire, fermé son livre, lorsque j’ai pris la plume. On n’a jamais usé du bien d’autrui avec tant de liberté », écrira-t-il. 1746. Publication de sa traduction du Dictionnaire de médecine de James. Parution anonyme des Pensées philosophiques. Considéré comme antichrétien, l’ouvrage est condamné à être « lacéré et brûlé » par le Parlement de Paris, jugement exécuté par le bourreau. 1747-1748. Écrit La Promenade du sceptique (non publiée de son vivant). Avec le mathématicien d’Alembert (1717-1783), il prend la direction de l’Encyclopédie pour le compte de Le Breton et de trois autres libraires-éditeurs. Publie les Mémoires sur différents sujets de mathématiques et, pour sa maîtresse du moment, Mme de Puisieux, écrit Les Bijoux indiscrets, roman libertin et philosophique (qu’il désavouera). 1749. Publication anonyme de la Lettre sur les aveugles

Nakaz, très critiques à l’égard de l’impéra­ trice (« Il ne peut y avoir de vrai législateur que le peuple »), ne le sont qu’en 1920 ; et les Pages contre un tyran (le roi de Prusse) qu’en 1937. Ce « dépliement » progressif de son œuvre s’accompagne de nouveaux et violents débats idéologiques. Napoléon s’oppose à l’athée. Sous la Restauration, La Religieuse et Jacques sont interdits. Sainte­Beuve admire, mais Lamartine déteste. Seuls les partisans de la Révolution prennent sa défense : Michelet, Larousse, Hugo après 1860. Et la commémo­ ration du bicentenaire de sa naissance en 1913 provoque les diatribes de l’extrême droite, de Barrès, opposé à sa panthéonisa­ tion, à Maurras, qui voit en ses écrits le « bré­ viaire de l’anarchisme ». L’accès à son œuvre s’achève à peine quand l’historien des Lumières allemand immigré aux États­Unis Herbert Dieckmann (1906­1986) découvre le fonds que la famille Vandeul avait gardé secret. En 1951, il en publie l’Inventaire ainsi que la Lettre apologétique de l’abbé Raynal à M. Grimm. En 1791, Raynal, auteur

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« philosophes », qu’ils nomment les « Cacouacs » (du grec kakos, « méchant »). D’Alembert s’éloigne peu à peu de l’Encyclopédie. Rupture de Jean-Jacques avec les encyclopédistes et brouille avec Diderot. Début de sa collaboration à la Correspondance littéraire de Grimm. 1759. Le Parlement de Paris condamne l’Encyclopédie, jugement entériné par le pape via une mise à l’Index, et le Conseil du roi en révoque le « privilège » (d’impression) accordé aux libraires-éditeurs, qui décident néanmoins de poursuivre clandestinement son édition. Mort du père de Diderot, lequel se rend à Langres pour faire le partage de l’héritage. Se rapprochant de sa sœur Denise, il se querelle avec son frère, très anti-philosophe. Premier de ses Salons pour la Correspondance littéraire. 1760. Commence la rédaction de La Religieuse, qui ne sera publiée qu’en 1796. Palissot obtient

un succès de scandale avec la comédie satirique Les Philosophes, où il attaque Diderot au travers du personnage de « Dortidius ». La réaction anti-encyclopédiste est à son comble. 1762. Malgré ces attaques, Diderot refuse de terminer en Russie l’Encyclopédie, comme le lui propose le comte Shouvaloff, le chambellan de Catherine II de Russie, qui vient de monter sur le trône à la suite d’un coup d’État contre son mari, Pierre III, assassiné par ses gardes. Et, en dépit de la traîtrise de Le Breton, qui a « caviardé » (coupé en plusieurs endroits) les dix derniers volumes de l’Encyclopédie, il décide de la continuer. 1765. Contre 15 000 livres (environ 170 000 euros), Catherine II achète sa bibliothèque et, pour une pension annuelle de 1 000 livres (12 000 euros), il se charge de la compléter afin de constituer un fonds dont elle héritera à sa mort.

CAMERA PRESS/GAMMA

de l’Histoire des deux Indes, qui célébrait la République américaine, avait surpris la Constituante en dénonçant les excès de la Révolution. Il avait alors prétendu que les pages anticolonialistes et antimonarchistes de son célèbre ouvrage étaient dues à Diderot.

CoLL. MuSÉES DE LAnGRES, MAISon DES LuMIèRES DEnIS-DIDERoT/PhoTo S. RIAnDET

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Diderot par Louis-Michel Van Loo (1707-1771).

Il négocie également en son nom l’acquisition de collections de peinture importantes. Il donne son quatrième Salon suivi de ses Essais sur la peinture. 1769-1772. Le « grand et maudit ouvrage » de l’Encyclopédie fini, il revient à des travaux d’écriture plus personnels. Il rédige des esquisses plus ou moins avancées du Rêve de

Les manuscrits découverts en 1951 révèlent l’ampleur de cette participation : un tiers des volumes. Quant à sa Lettre apologétique, elle défend l’Histoire des deux Indes contre les attaques de Grimm, devenu en 1795 le ges­ tionnaire d’une Caisse des émigrés créée par Catherine II. L’historien La découverte de ses Herbert Dieckmann manuscrits antico­ (ici dans les lonialistes suscite années 1960) l’intérêt d’une géné­ a exhumé de ration de chercheurs nombreux textes marqués par la inédits de Diderot. guerre d’Algérie. Le fonds Vandeul est aussi à l’origine de la publication de ses Œuvres complètes, entreprise aux éditions Hermann à partir de 1975 et actuellement en voie d’achèvement (33 volumes, d’abord dirigées par Herbert Dieckmann, Jean Fabre, Jacques Proust et Jean Varloot). Entre­temps, sa correspondance, révélée en partie au xixe siècle, est publiée en 1930­1931, puis en 1955­1970 (16 vol.), tandis que Roger Le­ winter édite des Œuvres complètes en 1969­

d’Alembert, de l’Entretien d’un père avec ses enfants, des Deux Amis de Bourbonne, des Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, des versions du Neveu de Rameau, de Jacques le fataliste et du Paradoxe sur le comédien (publié en 1773)… Il commence également le Supplément au voyage de Bougainville. Tenu par son serment de 1749,

1975, Laurent Versini des Œuvres à prix mo­ dique en 1994­1997, et Michel Delon deux volumes de « Pléiade » en 2004­2010. Paral­ lèlement, avec l’essor du format de poche de­ puis 1950, cette œuvre qui a mis tant de temps à éclore devient accessible à un large public. Ce sont d’abord des éditions à la fois savantes et militantes (matérialistes ou com­ munistes) : sept livres de poche, édités par Jean Varloot, Roland Desné, Yves Benot ou Jacques Proust dans la collection « Les Clas­ siques du peuple » aux Éditions sociales (1952­1964). Puis, chez Les Classiques Gar­ nier, Paul Vernière délivre, entre 1959 et 1966, quatre recueils d’œuvres esthétiques, philoso­ phiques et politiques méconnues.

Une « indisciplinarité » pionnière Si, dans les années 1980, les manuels de lit­ térature abandonnent les propos méprisants à son égard des Cours de littérature de l’an III (1794) de La Harpe, repris par Lagarde et Michard, il reste cependant, aux yeux de l’institution scolaire, un outsider. Nombre de ses textes demeurent complexes pour des

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Mélanges philosophiques, historiques, etc., adressés à Catherine II. Au retour, il s’arrête de nouveau à La Haye, où il rédige le Voyage en Hollande et Entretien d’un philosophe avec Mme la maréchale de ***. 1774-1781. Après une absence de seize mois, il rentre à Paris, fatigué, sans doute déjà atteint de l’angine de poitrine qui l’emportera dix ans plus tard. Il élabore, pour Catherine II, un Plan d’une Université pour le gouvernement de la Russie, reprend ses esquisses du Neveu de Rameau et de Jacques le fataliste, ébauche le premier état de sa comédie Est-il bon ? Est-il méchant ?

(publiée en 1777), met au point les Éléments de physiologie commencés en 1765, écrit Réfutation d’Helvétius, Politique des souverains, etc. 1782. Parution anonyme de l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, version augmentée de l’Essai sur Sénèque, publié en 1778 en introduction à une nouvelle traduction des écrits du philosophe et homme d’État latin, conseiller de Caligula et précepteur de Néron. Avec son ami et disciple Jacques-André Naigeon, il prépare un plan de ses Œuvres complètes. 31 juillet 1784. Après avoir conversé, le matin,

avec d’Holbach, il meurt dans l’après-midi, à 70 ans, en mangeant, à l’hôtel de Bezons, rue de Richelieu, qu’avait loué pour lui Catherine II. D’Alembert est décédé un an plus tôt, Sophie Volland a disparu en février, et sa petite-fille Minette en avril. Selon ses vœux, il est autopsié et, sans reniement de sa part, ses obsèques sont organisées par son gendre à l’église Saint-Roch, où il est inhumé. Mais, à la Révolution, sa tombe est vandalisée, son cercueil volé (sans doute pour en récupérer le plomb), et ses restes sont dispersés on ne sait où. Patrice Bollon KHARBINE TAPABOR

il retient les textes susceptibles d’être accusés d’athéisme ou de matérialisme, c’est-à-dire presque tous. Certains ne seront connus qu’un siècle plus tard. Il collabore de façon anonyme à l’Histoire des deux Indes, de l’abbé Raynal. Il a une liaison avec Mme de Maux. Enfin, il marie sa fille au fils d’un de ses amis langrois, le riche négociant Nicolas Caroillon : Abel François Nicolas Caroillon de Vandeul (du nom de son domaine), futur industriel et trésorier de France. 1773-1774. Devant l’insistance de Catherine II et malgré son peu de goût pour les voyages, il part pour la Russie. En cours de route, il s’arrête deux mois en Hollande, à La Haye. À Saint-Pétersbourg, il s’entretient tous les jours de 3 à 6 heures de l’aprèsmidi avec l’impératrice sur le gouvernement, le commerce, les impôts, l’éducation, etc. – entretiens qu’il mettra plus tard par écrit dans les

« littéraires » privés de formation scientifique ou philosophique. Son Jacques le fataliste est souvent étudié, mais on dissocie sa critique de la linéarité romanesque de la question du fatalisme, et ses paradoxes sur la L’Encyclopédie (édition de 1771) ouverte sur une planche consacrée à la soierie. liberté sont encore parfois interprétés à contresens. Quant à la philosophie refusant tout monologisme, religieux, poli- en un apprentissage sans modèle. Son esprit académique, elle l’ignore depuis que l’univer- tique ou esthétique, pour faire le choix éthique n’éclaire en effet pas d’en haut, mais montre sité impériale a préféré occulter son matéria- du dialogue. Par sa pratique de la polyphonie comment il tente de s’éclairer soi-même, afin lisme au profit d’un kantisme moins subversif, et ses capacités d’intégration de ce qui semble d’aider ses prochains à le faire par eux-mêmes. apprécié des héritiers des Lumières modérées. hétérogène : le style et la pensée, l’oral et Et sa méthode incite à rejeter la sclérose des Indissociablement philosophe et écrivain, l’écrit, le linéaire et le fragmentaire, le texte, disciplines. Réflexive, elle invite à renouer avec mettant la fiction au service de la recherche l’image et le son, il constitue une source d’ins- l’art sérendipien de s’étonner, d’imaginer et de la vérité, parce que, selon lui, l’imagination piration pour la création littéraire et les arts d’interpréter : elle pousse à entretenir un accède à des savoirs que la raison ignore, Dide- numériques. En morale et en politique, son dialogue avec soi comme s’il s’agissait d’un rot a pâti, en résumé, d’un long processus de refus de toute vérité révélée et son anti- autre. Enfin, son encyclopédisme humaniste séparation de la philosophie, des sciences, de dogmatisme pourraient indiquer le chemin apparaît comme une clé pour penser la grande vers de nouvelles formes d’articulation entre conversion numérique en cours. Son œuvre la politique et de la littérature. Or n’est-ce pas précisément ce qu’on pourrait l’individuel et le collectif, le pluriel et l’univer- désormais réunie peut nous aider en bref à appeler son « indisciplinarité » qui nous le sel. Dans le domaine pédagogique, il permet répondre, par l’action, à la question rend aujourd’hui si contemporain ? En son d’échapper au mauvais débat entre ceux qui provocante qu’il posait dans son célèbre temps, il avait développé un mode d’écriture réduisent la fonction de l’école à une trans- incipit de Jacques le fataliste : « Est-ce que et de pensée niant toute transcendance et mission du savoir et ceux qui veulent croire l’on sait où l’on va ? »

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L’Encyclopédie, marathon du gai savoir Aidé initialement par d’Alembert, Diderot supervisera durant un quart de siècle cette entreprise collective alors sans équivalent : conciliant clarté et partis pris aussi osés que divers, elle décloisonne les disciplines et accueille des objets inattendus. Par Marie Leca-Tsiomis

À lire

Écrire l’Encyclopédie. Diderot : de l’usage des dictionnaires à la grammaire philosophique, Marie Leca-Tsiomis, éd. Voltaire Foundation, 528 p., 81 €. Diderot et les encyclopédistes, gravure d’après Meissonier.

En 1747, deux jeunes gens de lettres, Diderot et d’Alembert, de réputation encore assez modeste mais d’une ampleur intellectuelle rare, sont chargés de cette édition. À l’origine, l’ouvrage devait constituer dix volumes ; à son achèvement, il en atteindra vingt-huit – dixsept de discours Naître, v. neut. (Gram.) venir au monde. (articles) et onze de S’il falloit donner une définition bien rigou- planches (illustrareuse de ces deux mots, naître et mourir, tions) – et aura exigé on y trouveroit peut-être de la difficulté. Ce de Diderot plus de que nous en allons dire est purement systé- vingt-cinq années de matique. À proprement parler, on ne naît travail. Éditée par point, on ne meurt point ; on étoit dès le souscription, l’Encycommencement des choses, et on sera clopédie ou Dictionjusqu’à leur consommation. Un point qui naire raisonné des vivoit s’est accru, développé, jusqu’à un cer- sciences, des arts et tain terme, par la juxtaposition successive des métiers, 1751d’une infinité de molécules. Passé ce terme, 1772, fut la plus il décroît, et se résout en molécules sépa- grande entreprise rées qui vont se répandre dans la masse éditoriale du siècle, tant en volume et en générale et commune. capital investi qu’en force humaine employée, et connut un succès dont témoignent ses multiples contrefaçons et rééditions plus ou moins pirates. On sait que la publication de cet ouvrage « immense et immortel », ainsi que le qualifiera Voltaire, souleva orages et tempêtes. Car c’est loin d’être un savoir tranquille celui qu’il offrait, et ses pages sont souvent traversées par les combats du siècle, qu’ils soient politiques, religieux ou scientifiques : par exemple, « Autorité politique », « Droit naturel », « Intolérance », de Diderot, « Élémens des sciences », « Genève », de d’Alembert, « Économie politique » de Jean-Jacques Rousseau, ou encore « Inoculation » de Tronchin, pionnier de la variolisation, si contestée. Très tôt, le pouvoir royal est alerté. Composée des jésuites, menant campagne dans leur Journal de Trévoux contre l’« impiété » encyclopédique, renforcée par les jansénistes et leurs représentants aux

Gravure pour l’Encyclopédie : la machine arithmétique de Pascal.

harlingue/roger-viollet

À

la fin du xviie siècle, les dictionnaires monolingues, apparus d’abord en Italie puis en France, s’ouvrent à une mission nouvelle : diffuser les connaissances. C’est alors l’éclosion des « dictionnaires universels ». Sous ce titre, l’académicien franc-tireur Furetière publie le sien en 1690 ; continué en Hollande, puis par les jésuites en France, il devient, en 1704, le Dictionnaire universel de Trévoux. La même année paraît à Londres le Lexicon Technicum: or, an Universal English Dictionary of Arts and Sciences, de John Harris, puis, en 1728, la Cyclopaedia, or an Universal Dictionary of Arts and Sciences, du polygraphe Ephraïm Chambers. Cet essor européen des dictionnaires universels fut marqué par la circulation de leurs contenus et par d’importants enjeux religieux, scientifiques, politiques et financiers. C’est ainsi qu’au milieu du xviiie siècle l’idée vint à de grands éditeurs et imprimeurs-libraires parisiens de donner une traduction très augmentée de cette Cyclopaedia à succès.

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parlements, une véritable conjuration parvient à faire interdire l’Encyclopédie – en 1752 temporairement, puis définitivement en 1759, avec révocation du « privilège » et condamnation papale : « Damnatio et prohibitio ». Secrètement continués, les dix derniers volumes d’articles parurent en 1765, tandis que les volumes de planches furent achevés en 1772. L’ensemble de l’ouvrage aura vu le jour grâce à la discrète protection de Malesherbes, alors directeur de la Librairie, au dévouement inlassable du chevalier de Jaucourt, et surtout à la pugnacité de Diderot, le maître d’œuvre, qui dut affronter, entre-temps, l’abandon de d’Alembert, des accusations de plagiat et, pis sans doute, la censure secrète de ses propres articles par son principal éditeur !

Une polyphonie, non un système Diderot a défini l’enjeu de l’entreprise en des lignes fameuses : « Le but d’une encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre ; d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous ; afin que les travaux des siècles passés n’aient pas été inutiles pour les siècles qui succéderont ; que nos neveux devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux ; et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain » (article « Encyclopédie »). « Nos neveux » ! cette dédicace inaugurale à

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la postérité n’a rien d’une pose, et tout le texte retentit de la nécessité d’anticiper. Diderot n’a cessé, toute sa vie, de penser les « vicissitudes perpétuelles » de la nature : tout change et tout passe, les mondes, les empires. Et, au cœur même du labeur encyclopédique, en pleine conscience de la précarité de l’entreprise, il en pense l’urgence et le nécessaire renouvellement : « L’intérêt que l’on prenait à certaines inventions, s’affaiblit de jour en jour, et s’éteint » ; de même que les opinions, les savoirs « vieillissent, et disparaissent comme les mots », dit-il dans l’article « Encyclopédie », somme unique de réflexions et de conseils déjà tournée vers ses successeurs. Lui-même, d’ailleurs, rêva plus tard, mais en vain, de refaire l’Encyclopédie… Qu’eut-elle donc d’exceptionnel, en son temps ? D’abord, d’être une œuvre collective et non, comme les ouvrages antérieurs, le travail d’un compilateur. Elle fait appel aux savants, savoirs vivants et neufs : d’Alembert s’occupe des mathématiques, Diderot de l’histoire de la philosophie, Daubenton de l’histoire naturelle, Tronchin et Bordeu de la médecine, Blondel de l’architecture,

Selon Jacques Proust, il fut « le premier homme de lettres qui ait considéré la technologie comme une partie de la littérature ».

Rousseau de la musique, Dumarsais de la grammaire générale, etc. Parmi ses contributeurs, on compte Voltaire, Turgot, Montesquieu, Marmontel, d’Holbach, Quesnay, Falconet, Grimm, sans oublier les anonymes, artisans et artistes : plus de cent cinquante collaborateurs sont dénombrés, la plupart issus de la bourgeoisie d’Ancien Régime et liés à l’activité productive de leur siècle. Elle fait aussi la part belle aux méprisés « arts mécaniques » (par opposition aux arts « libéraux » ou « beaux-arts ») : c’est Diderot, principalement, qui se chargea de la description des arts et des métiers, réunissant les procédés de fabrication, les inventions et les « secrets » d’ateliers. Pour former cette collection unique de termes de métiers, et contrer la confusion régnant dans les savoirs techniques, il alla jusqu’à souhaiter une mesure constante de longueur, de poids et de force, cette unité des poids et des mesures que réalisera, quelques décennies plus tard, la Révolution. Il fut, comme le disait Jacques Proust, « le premier homme de lettres qui ait considéré la technologie comme une partie de la littérature ». L’Encyclopédie offre également onze volumes de planches, car, selon Diderot, « un coup d’œil sur l’objet ou sur sa représentation en dit plus qu’une page de discours ». Grâce à ces gravures, la nature, l’activité humaine et tous les secteurs de la technique et de la production deviennent intelligibles : l’anatomie,

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de la sensation que nous éprouvons, de l’en­ droit où nous l’éprouvons et de la cause qui nous la fait éprouver. Ce que l’on cherche dans les chaleurs accablantes de l’année, et ce que l’on sent avec tant de plaisir à l’ombre des arbres, dans le voisinage des eaux, à l’abri des ardeurs du soleil, à l’impression légère d’un air doucement agité, au fond des forêts, sous un antre, dans une grotte, c’est de la fraîcheur. Virgile a renfermé dans deux vers tout ce que deux êtres peuvent éprouver à­la­fois de sensations délicieuses : celles de la tendresse et de la volupté, de la fraîcheur et du silence, du secret et de la durée. Hic gelidi fontes ; hic mollia prata, licori ; Hic nemus ; hic ipso tecum [consumerer ævo. Quelle peinture !

critique : critique des savoirs, dans leur élabo­ ration, leur transmission et leur représen­ tation, critique du langage, des préjugés, des interdits de pensée et du dogme. On y chercherait en vain un « système », une pen­ sée unifiée, une autorité indiscutée ; et, de cette œuvre à laquelle ont collaboré des es­ prits si divers, sceptiques, athées, protestants, voire pieux abbés, jaillit une véritable poly­ phonie. C’est bien en quoi, au­delà des erreurs, précautions ou contradictions qu’on peut parfois y trouver, l’Encyclopédie, « ten­ tative d’un siècle philosophe », témoigne de ce que furent les Lumières : l’appétit de sa­ voir, la liberté de penser, le goût d’inventer et la nécessité de douter. Il émane souvent de ces pages, réputées de nos jours austères, une sorte d’impatience allègre, aux antipodes tant de la dérision désabusée que de la triste union du savoir et du sérieux. Dans la postérité im­ médiate de l’Encyclopédie, outre un Supplément et une Table, publiés à partir de 1776, on trouve les éditions de Genève, « Changer la façon commune de penser » de Toscane (Lucques Enfin, dernière particularité, l’Encyclopédie et Livourne), la re­ traite aussi des mots de la langue commune fonte protestante (voir les extraits en encadrés). On ignore d’Yverdon, l’Encyclosouvent cet aspect des choses, si opposé à pédie méthodique de nos schémas de pensée contemporains. Les Panckoucke et, au encyclopédies actuelles ont en effet tendance xixe siècle, ces monu­ à exclure la langue commune. Diderot, au ments que sont, sous contraire, s’est particulièrement consacré à l’Empire, la Descripréfléchir à cette langue courante, et, sous la tion de l’Égypte, ou, rubrique « grammaire », a défini à sa manière plus tard, le Grand des centaines de mots tels que délicat, confiDictionnaire de dence, hideux, rêver, ou voluptueux. C’est Pierre Larousse. À que la langue, véhicule des connaissances, est l’heure d’Internet, aussi le moule premier de l’usage, vecteur l’Encyclopédie paraît des préjugés implicites d’une société, en toujours contempo­ même temps que le matériau de l’écrivain et raine : n’offre­t­elle de son imaginaire, l’espace essentiel de la pas un véritable par­ liberté de penser et de l’exercice de l’enten­ cours interactif, grâce dement. Il faut donc – ce qu’il fit – interroger au jeu des renvois les mots : le caractère d’un bon dictionnaire, entre articles, dont écrit­il, est de « changer la façon commune de nos liens hypertextes penser »… Car, plus que tout, ce qui caracté­ sont l’avatar élec­ rise l’Encyclopédie est d’avoir été un recueil tronique ? Contem­ Planche « Anatomie » pour l’Encyclopédie, édition de 1751. poraine, elle l’est aussi dans sa volonté de questionner et de IndIgent, adj. (Gram.) homme qui manque des choses nécessaires à la vie, au milieu de décloisonner les savoirs, de viser une commu­ ses semblables, qui jouissent avec un faste qui l’insulte, de toutes les superfluités possibles. nication universelle. Et sans doute dépasse­ Une des suites les plus fâcheuses de la mauvaise administration, c’est de diviser la société t­elle en partie notre temps par sa capacité à en deux classes d’hommes, dont les uns sont dans l’opulence & les autres dans la misère. rendre, dans une langue limpide, le savoir ac­ L’indigence n’est pas un vice, c’est pis. On accueille le vicieux, on fuit l’indigent. On ne le cessible à ceux qui le recherchent et par son voit jamais que la main ouverte & tendue. Il n’y a point d’indigent parmi les sauvages. projet même, auquel seul donne sens le souci du « genre humain » et de son avenir. coll. jean Vigne/Kharbine Tapabor

l’histoire naturelle, mais aussi le travail, ses lieux, ses outils, ses gestes… L’Encyclopédie est un dictionnaire, mais qui se veut « raisonné ». Ainsi les articles sont­ils, en principe, accompagnés de la « branche » de savoir dont ils relèvent, permettant une lisibilité transversale, renforcée par les renvois entre articles. En tête de l’ouvrage est placé l’« arbre encyclopédique », figurant un sys­ tème des connaissances ; ce fut un geste inau­ gural, toujours fascinant, mais qui, confronté à l’expérience, eut une portée très limitée. Il y eut loin, en effet, de ces principes abstraits de départ à la réalisation de l’ouvrage, qui, dans tous les sens du mot, fut une expérience. Bien des articles ont dû être improvisés, écrits au rythme des combats quotidiens, d’impé­ ratifs quasi journalistiques, l’urgence n’ôtant rien à leur qualité : ainsi, d’Alembert et son article anti­jésuite, « Collège », Diderot et son « Casuiste ». Ce dernier, en outre, fit souvent feu de tout bois, réemployant opportunément toutes sortes d’écrits : ici, une lettre à sa maîtresse (article « Naître »), ou à son cha­ noine de frère (article « Intolérance ») ; là, une dédicace audacieuse, réutilisée pour définir le mot « Jouissance ».

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Fraîcheur, s. f. (Gramm.) ce mot se dit

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En sciences, il pose les jalons de l’évolution Nourri de multiples lectures savantes, le matérialiste finit par juger les systèmes mathématiques trop abstraits et figés. Il leur préfère la chimie et la biologie, qu’il juge seules capables de saisir un monde se transformant constamment. Par Gerhardt Stenger

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ous les philosophes des Lumières, ou presque, possédaient une culture scientifique à faire pâlir nos modernes hommes de lettres. Auteur d’un Discours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences, Montesquieu se livra entre 1717 et 1725 à des études de physique, de médecine et d’histoire naturelle dans le cadre des activités de l’Académie de Bordeaux. Lors de son exil à Cirey (17341744), Voltaire mena avec Mme du Châtelet des expériences en physique, en chimie et en astronomie, dans un laboratoire qu’il avait fait installer au château. Quant à Rousseau, qui s’est très tôt et longuement intéressé à la chimie, nous avons de lui un gros manuscrit d’Institutions chimiques, publié pour la première fois entre 1918 et 1921. Diderot ne fit pas exception à la règle. Mais n’est-ce pas lui faire trop d’honneur que de le traiter en « homme de science » ? À l’opposé des penseurs qu’on vient de citer, il n’a en effet, lui, jamais pratiqué la recherche expérimentale, pas même en amateur ; et sa culture scientifique resta essentiellement littéraire, faite de lectures et de conversations. Avec une passion qui ne s’est jamais démentie, il se tint pourtant, tout au long de sa vie, au courant des nouveautés scientifiques, soucieux de contribuer à la transformation de la vie humaine par la science, devenue facteur de puissance et de bien-être. Sorti du collège en 1732, il venait de passer dix ans à l’étude des mathématiques et des belles-lettres lorsqu’il fit paraître en 1748, l’année même de la publication des Bijoux indiscrets, des Mémoires sur différents sujets de mathématiques. Il y prétendait corriger Euler et Newton sur des points précis d’acoustique et de physique. Son travail est loin d’être négligeable : il reçut un très bon accueil de la part des autorités scientifiques. Suivront en 1761 deux opuscules mathématiques : les

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Réflexions sur la cohésion des corps et un écrit intitulé Sur deux mémoires de d’Alembert. L’un concerne le calcul des probabilités, l’autre l’inoculation ; Diderot osa y critiquer un des plus grands mathématiciens français de son époque. Peu de temps après, il commença à rassembler une documentation impressionnante sur la physiologie, mot qui désigne, au xviiie siècle, la science qui traite des phénomènes de la vie et des fonctions des organes. L’ensemble de ses notes de lecture prises pendant une quinzaine d’années fut ensuite coulé dans le moule d’une forme rigoureuse, les Éléments de physiologie.

Vient de paraître

Diderot. Le Combattant de la liberté, Gerhardt Stenger,

éd. Perrin, 800 p., 29 €. Une vaste synthèse, très informée (en particulier sur la question de la science) et toujours très claire, de l’œuvre de Diderot. Un ouvrage de référence, quoique parfois un peu désincarné – il y manque la présence de l’homme. À lire en gardant ouverte la biographie de référence d’Arthur Wilson, presque son contraire et donc aussi son complément.

Toute loi prétendument universelle est réductrice Diderot, on le voit, a profondément réfléchi sur divers problèmes touchant aux mathématiques et aux sciences naturelles. S’il ne s’est jamais départi de son goût pour les premières, il était néanmoins foncièrement hostile à la géométrisation de l’Univers, opposé aux « Ce que nous prenons philosophes et hompour l’histoire de la nature, mes de science d’insn’est que l’histoire très piration newtonienne incomplète d’un instant. » qui comparaient celui-ci à une horloge construite par un Dieu À lire aussi architecte. Les mathématiques, déclare-t-il La Philosophie ainsi dans ses Pensées sur l’interprétation de expérimentale de la nature (1754), sont un jeu dont les règles Diderot et la Chimie. sont fixées par l’homme, sans fondement Philosophie, objectif dans la nature. En appliquant, sur la sciences et arts, Pépin, réalité, des constructions rationnelles, on François éd. Classiques Garnier, risque de prendre l’échafaudage pour la char- 774 p., 49 €. pente, autrement dit de simplifier de manière Dans le vif excessive l’ordre complexe de la nature. du sujet. Diderot, Cette critique diderotienne est fondamen- corps et âme, tale. Les prétendues lois universelles sont, Caroline Jacot Grapa, estime-t-il, bien souvent trop réductrices, éd. Classiques Garnier, 504 p., 48 €. car elles ne tiennent pas compte des

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BNF

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Le Rêve de d’Alembert, manuscrit autographe.

(1) Article « Bois » de

l’Encyclopédie, dans Œuvres complètes, Denis Diderot, J. Fabre, H. Dieckmann, J. Proust, J. Varloot (dir.), éd. Hermann (dite « DPV »), t. VI, p. 198. (2) Pensées sur l’interprétation de la nature, dans Œuvres complètes, op. cit., t. IX, p. 94.

« différences insensibles », de la « finesse » de la nature : « La nature a ses lois, qui ne nous paraissent peut-être si générales, et s’étendre uniformément à un si grand nombre d’êtres, que parce que nous n’avons pas la patience ou la sagacité de connaître la conduite qu’elle tient dans la production et la conservation de chaque individu. Nous nous attachons au gros de ses opérations ; mais les finesses de sa main-d’œuvre, s’il est permis de parler ainsi, nous échappent sans cesse (1). » La nature formant « une grande chaîne qui lie toutes choses », un tout continu, la notion de phénomène isolable est, à ses yeux, vide de sens. Le réel est irréductible à toute classification, toute systématisation absolue, car la « vicissitude » ou le « flux » auxquels les phénomènes naturels sont soumis rendent impossible une science exacte de la nature : « Si l’état des êtres est dans une vicissitude perpétuelle ; si la nature est encore à l’ouvrage […] toute notre science naturelle devient aussi transitoire que les mots. Ce que nous prenons pour l’histoire de la nature, n’est que l’histoire très incomplète d’un instant (2). » Il ne s’ensuit cependant pas, pour Diderot, que toute science soit vaine : il y a de l’ordre dans la nature qui, même s’il ne dure qu’un « instant », peut faire l’objet de savoirs particuliers étudiant les phénomènes circonscrits par le temps et le lieu. Ce qu’il refuse catégoriquement, c’est de plaquer un ordre momentané sur la totalité de l’Univers considéré comme infini et éternel.

Après la publication des Pensées sur l’interprétation de la nature, il suit assidûment les cours du chimiste Rouelle pendant trois ans. Il est désormais convaincu que ce ne sont pas les mathématiques et la physique, mais la chimie et la biologie, qui peuvent fournir des

Ose conjecturer !

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assionné par les sciences, proche des savants de son temps et lecteur de leurs ouvrages, Diderot en a aussi été un philosophe. Mais, comme son épistémologie s’est élaborée en contact direct avec la science en train de se faire, il est souvent difficile de distinguer chez lui la réflexion philosophique de sa volonté de diffuser les savoirs et de participer à leurs progrès positifs. Pour saisir cet aspect de sa pensée, il faut donc se déprendre des divisions disciplinaires rigides entre philosophie et sciences. Son épistémologie dépasse également les frontières entre les sciences elles-mêmes. Dès les premières années de son travail

de codirecteur de l’Encyclopédie, il associe en effet la mise en avant des spécificités des différents savoirs à l’étude de leurs relations. Ainsi, si la chimie et la physiologie ne sont pas réductibles à la physique – leurs principes étant plus expérimentaux et moins mathématisés –, ces savoirs ne constituent pas pour lui des territoires séparés. Il n’est cependant pas non plus en quête d’une science ultime : s’il marque un intérêt particulier pour les sciences prenant en charge les transformations matérielles et le devenir des êtres (chimie, sciences du vivant, physique expérimentale, etc.), il ne cherche pas de clé universelle pour déchiffrer la nature. Il construit une

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modèles à l’« interprétation » de la nature. Et, enfin libéré, à partir de 1766, de ses tâches de directeur de l’Encyclopédie, il s’attelle à présenter sa conception matérialiste de l’Univers dans un ouvrage philosophique ambitieux, Le Rêve de d’Alembert, que deux autres œuvres compléteront : les Éléments de physiologie déjà cités, qui ont non seulement pour tâche de dresser un tableau presque complet de la science de son époque mais aussi de situer l’homme dans son milieu biologique et de définir sa nature d’être vivant et pensant ; puis les Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, dans lesquels il affirme que la conception abstraite de la matière de la physique classique est inopérante pour expliquer les processus chimiques complexes à l’œuvre dans la nature.

« Fermentation générale » Dernier dialogue philosophique d’envergure dans l’histoire de la philosophie et de la littérature occidentales, la trilogie du Rêve reprend le matérialisme athée là où la Lettre sur les aveugles l’avait laissé, mais avec une différence de taille : la spéculation purement philosophique de la Lettre est maintenant solidement étayée par les faits scientifiques que Diderot a accumulés depuis vingt ans. L’enjeu ? Montrer que l’hypothèse d’un monde fortuitement issu de la « fermentation générale de l’Univers » est plus plausible que la croyance en l’intervention d’un Dieu créateur. L’embryogenèse du Rêve explique

Josse/leemage

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Jean Le Rond d’Alembert par Quentin de La Tour (xviiie siècle).

la formation de l’homme par un passage graduel de la matière brute à la vie et à la pensée : son origine est identique à celle des animaux, il est fait de la même étoffe matérielle qu’eux, sinon que la « machine » homme devient un être pensant, alors que les animaux ne dépassent pas le stade de l’instinct. Pendant son rêve, le mathématicien d’Alembert surmonte ses scrupules philosophiques de la veille : à l’instar des chimistes, il voit la matière en évolution constante, se muant en des dissolutions et des combinaisons successives, agitée éternellement du mouvement imprévisible des molécules qui se combinent

épistémologie plurielle, ouverte, propriétés Légende avec début en grascertaines et suite en maigre. physiques ; qui reconnaît la diversité des ma- et l’idéal d’une science entièrenières d’élucider le réel tout en ment déductive reste présent dans la physique des Lumières, cherchant à les articuler. Cette conception s’accompagne comme chez d’Alembert. Sous d’une valorisation remarquable ces aspects, la conjecture didede la conjecture. Certes, Diderot rotienne dessine une position s’inscrit en cela dans une pro- subversive. Opposant à la reblématique récurrente des Lu- cherche de certitude déductive mières. À son époque, on ne ou hypothético-déductive un cherche plus vraiment à déduire réseau d’inductions plus ou toute la science de quelques prin- moins probables, elle relativise cipes a priori, encore moins à la les prétentions des sciences fonder, comme on le faisait sou- physico-mathématiques. vent au siècle précédent, sur des La conjecture n’intervient, de ce vérités métaphysiques. En outre, fait, pas chez lui à la manière le recours à l’hypothèse est de- d’un moment ponctuel dans le venu une pratique courante de raisonnement scientifique. Elle la physique. Mais, comme le sou- est partout. Et elle prend un ligne la Lettre sur les aveugles à sens original, qui va des hypopropos de l’optique géomé- thèses locales appelées par certrique, ce recours a alors souvent taines expériences aux grandes pour fonction de permettre des perspectives théoriques telles déductions mathématiques en que la sensibilité potentielle de déterminant arbitrairement la matière. Dans tous les cas,

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et constituent les corps organisés. Une vision qui n’a plus rien à voir avec le monde immuable de la science classique, pour laquelle la nature n’est pas chaotique et irrégulière, mais déterminée et prévisible. Hanté par la question de la complexité, au sens moderne du terme, Diderot embrasse ainsi une pensée totalement inédite, proche d’une certaine conception contemporaine de la science (Jacques Monod, François Jacob, Ilya Prigogine, Henri Atlan, etc.), qui récuse les déterminismes simples et réductionnistes, de type mécanique et linéaire, pour considérer les enchevêtrements multicausaux, les interactions, voire les « inter-rétroactions » (Edgar Morin). Les conjectures audacieuses de Diderot font aujourd’hui l’admiration unanime des historiens des sciences. Avec plus d’un siècle d’avance, il a opéré un changement de paradigme dans la pensée occidentale en dénonçant les conséquences mutilantes d’une simplification qui se prend pour le reflet de la réalité. Et, seul en son époque, il a développé une vision cohérente de la nature déchiffrable à l’aide de certains concepts formulés par la science actuelle, tels que la complexité et l’auto-organisation. Il n’a toutefois pas proposé d’explication au mécanisme des changements qu’il voyait partout à l’œuvre ; il a laissé, pourrait-on dire, à Lamarck et à Darwin le soin de construire des systèmes auxquels on donna ensuite les noms de « transformisme » et d’« évolutionnisme »…

Diderot valorise la fécondité d’une imagination nourrie par les pratiques scientifiques, qui ellesmêmes mobilisent des enchaînements analogiques plus ou moins conscients. Et s’il met en scène ses méditations à ce sujet dans des dialogues et des fictions, c’est aussi parce qu’il estime que la connaissance scientifique procède de l’imagination voire de la rêverie. Faire rêver un mathématicien, comme dans Le Rêve de d’Alembert, ou rêver, ainsi qu’il le fait en plusieurs occasions, en chimiste et en médecin, suppose d’avoir saisi l’élan conjectural animant l’effort scientifique, tout en le prolongeant au-delà de ce que la science elle-même propose. « Ose conjecturer ! », tel pourrait être le mot d’ordre de son épistémologie. Ces traits dessinent une autre modernité par rapport à celle de

Descartes et de Kant. Sans négliger les apports de la mathématisation, Diderot refuse que tout concept scientifique doive être construit mathématiquement. Et, sans sous-estimer l’importance de la mécanique rationnelle, il valorise des savoirs plus expérimentaux, historiques et qualitatifs, tels que la chimie, l’histoire naturelle et la médecine. Il inverse, en outre, l’ordre d’analyse : au lieu de partir des conditions d’intelligibilité, donc des structures de notre entendement, il examine les pratiques scientifiques et s’efforce de développer leurs tendances les plus fécondes. Ce n’est donc pas une philosophie cherchant le fondement universel des sciences dans le sujet pensant qu’il propose, mais une épistémologie des pratiques savantes et de l’élan conjectural. François Pépin

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Vive les libres commerces !

construire un traité énonçant des principes à partir desquels on pourrait analyser la vie politique, mais plutôt à développer une pensée politique à partir d’une réflexion sur sa propre actualité, dans un dialogue constant entre les textes en marge desquels Diderot écrit et les idées qu’ils suscitent. De ce point de vue, ses contributions à l’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal sont exemplaires. Il s’agit d’un ouvrage monumental en quatre volumes (1), qui vise à décrire le commerce et les entreprises coloniales des pays d’Europe dans les Indes occidentales (c’est-à-dire les Amériques) et orientales. Diderot a contribué de façon anonyme à cette entreprise collective dès la première édition, en 1770, et ses interventions vont aller en s’accroissant au fil des rééditions, jusqu’à celle de 1780. Dans cette somme, qui traite de géographie physique et humaine, d’histoire économique, politique et religieuse, il est chargé de la partie « philosophique », soit de produire des commentaires, des interventions, des « discours », qui donnent du sens à l’entreprise. Qu’est-ce qu’une histoire philosophique ? L’introduction le dit d’emblée : c’est d’abord une histoire fondée sur l’expérience, c’est-à-dire sur la multiplicité des témoignages, des livres, des faits. C’est ensuite une histoire écrite au nom de la vérité : « Ô vérité sainte ! c’est toi seule que j’ai respectée » (p. 24), dégagée du préjugé, et en particulier de toute préférence nationale, sous le regard de la postérité et du haut de cette élévation d’esprit où le penseur peut se dire qu’il est libre. Car il ne doit pas seulement comprendre mais aussi juger : se féliciter du progrès général des sciences et des arts qu’on peut attribuer au commerce et, à l’inverse, « verser l’imprécation et l’ignominie sur ceux qui trompent les hommes et sur ceux qui les oppriment » (ibid.).

Diderot n’a pas consacré un traité à sa philosophie politique : il l’a formulée de manière éparse et souvent anonyme – par exemple lorsqu’il évoque la colonisation des Amériques. Par Colas Duflo

Du matérialisme à la politique. Études diderotiennes, Colas Duflo,

CNRS Éd., 240 p., 22 €. Une série d’études – certaines sont issues d’articles déjà publiés – sur le matérialisme de Diderot, sa conception du « moi multiple », l’apport de la médecine à sa réflexion, son anthropologie et sa politique, avec pour hypothèse de lecture que, par-delà sa diversité, l’œuvre est bien cohérente, mais d’une cohérence « sans système ». À lire, du même auteur : Diderot philosophe, paru chez Honoré Champion en 2003, qui vient d’être réédité.

(1) Histoire

philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, GuillaumeThomas Raynal, Anthony Strugnell (dir.), tome I, éd. Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du xviiie siècle, 2010. Toutes les citations de cet article, ainsi que leurs paginations, sont données dans cette édition.

Lettre de Diderot sur le commerce de la librairie. L’abbé ThomasGuillaume Raynal, maître d’œuvre de l’Histoire des deux Indes, dans laquelle Diderot évoque anonymement la condition des Indiens d’Amérique.

Parler pour l’opprimé Diderot invente, dans l’Histoire des deux Indes, une posture où le philosophe exerce un discours « au nom de l’humanité » (p. 423), à partir duquel il peut faire surgir la parole de l’opprimé dans le récit historique qui, sans cela, serait toujours « Puissent les vraies celui des victoires lumières faire rentrer dans des oppresseurs – parole que, bien leurs droits des êtres qui souvent, nul ne peut n’ont besoin que de les entendre. Qui écousentir pour les reprendre ! » tera, en effet, la géniale harangue aux Hottentots : « Fuyez ! malheureux Hottentots, fuyez ! enfoncez-vous dans vos forêts » (p. 192) ? Ni le destinataire ni son oppresseur (p. 193). Le point de vue de l’universel risque fort de n’être perçu de personne. C’est pourtant là que se joue une part décisive de ce que peut être une histoire selva/leemage

À lire

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iderot n’a pas été reconnu comme un philosophe politique. À la différence de l’Esprit des lois pour Montesquieu et du Contrat social pour Rousseau, il n’y a, en effet, pas de grande œuvre systématique exposant sa philosophie politique. L’écrasante majorité de ses contemporains ne pouvait connaître de sa production en ce domaine que quelques articles disséminés dans les premiers volumes de l’Encyclopédie (« Autorité politique », « Citoyen », « Droit naturel »…). Pour le reste, les textes qui relèvent de cette préoccupation ont été publiés anonymement, dissimulés à l’intérieur d’écrits signés par d’autres, ou n’ont connu que la diffusion manuscrite la plus minimale. Chez Diderot, pas de Traité politique donc, mais des pages écrites en réaction ou en marge d’autres textes, interpolées au milieu de développements d’autres auteurs, ancrées, chez Raynal ou pour Catherine II, dans l’actualité de son temps. La seule œuvre politique pouvant être lue pour elle-même, indépendamment du contexte, serait à la rigueur le Supplément au Voyage de Bougainville. C’est peu pour un auteur majeur… Sans doute est-ce là d’abord le résultat des circonstances. Depuis l’incarcération de Vincennes, Diderot ne peut pas publier de textes sur la politique, la religion ou les mœurs. Mais on peut également penser que la forme particulière de ses écrits en la matière témoigne d’une façon originale d’envisager l’activité philosophique comme réflexion sur le présent. Philosopher, ici, ne consiste pas à

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interne jamais totalement résolue. D’un côté, c’est à l’Europe, et singulièrement à la France, de « retirer un peuple nombreux des horreurs de la barbarie ; de lui donner des mœurs honnêtes, une police exacte, des lois sages, une religion bienfaisante, des arts utiles et agréables ; de l’élever au rang des nations instruites et civilisées » (p. 358). Mais, de l’autre, cela s’accomplit dans le cadre d’une entreprise de colonisation qui, au regard du droit naturel comme de la réalité historique, est condamnable. L’Histoire des deux Indes souligne bien l’idée qu’apporter les Lumières ne peut en aucun cas être une justification légitimant une entreprise colonisatrice – d’autant que personne ne doute en réalité qu’une telle justification dissimule le simple appât du gain.

philosophique : si l’historien doit posséder l’impartialité de celui qui parle au nom de la vérité et de l’humanité, il ne peut, en revanche, avoir de neutralité axiologique. Dans sa dimension philosophique, l’histoire doit se faire également normative et prescriptive. La conclusion du livre IV, consacré à la France, assume pleinement ce passage du descriptif au normatif : « Principes que doivent suivre les Français dans l’Inde, s’ils parviennent à y rétablir leur considération et leur puissance. » Elle donne lieu à un texte important, où s’énonce l’idée d’une mission civilisatrice de la France, qui doit porter les lumières et non l’oppression. On sait toute l’ambiguïté du message qui s’invente ici : peut-on porter quelque chose à des gens qui ne l’ont pas demandé sans exercer une forme d’oppression ? Peut-il, en d’autres termes, y avoir une

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colonisation juste ? Le philosophe est celui qui indique les bonnes lois en rappelant les principes du droit naturel et dissipe la superstition en diffusant les savoirs. Son intervention dans le texte de Raynal a précisément pour sens d’énoncer le travail des Lumières, et, contre l’imposture des religions et des puissants, de dire leur mission comme une entreprise de libération : « Puissent les vraies lumières faire rentrer dans leurs droits des êtres qui n’ont besoin que de les sentir pour les reprendre ! Sages de la terre, philosophes de toutes les nations […] ayez le courage d’éclairer vos frères ! » (p. 71-72). Il est clair que, rapporté à la réalité historique de la colonisation, ce thème se heurte à une contradiction. Il nous semble cependant que l’Histoire des deux Indes ne l’ignore pas, mais la met en scène dans une forme de tension

Pour une « société universelle » Une solution à cette contradiction existe. Elle passe par la mise en application de l’idée philosophique de « société universelle », qui interdit le rapport prédateur à l’autre. Lorsque l’humanité fait société, la libre circulation n’est plus pillage et exploitation des faibles par spoliation de leurs droits, mais reconnaissance de ces derniers : « La société universelle existe pour l’intérêt commun et par l’intérêt réciproque de tous les hommes qui la composent. De leur communication il doit résulter une augmentation de félicité. Le commerce est l’exercice de cette précieuse liberté, à laquelle la nature a appelé tous les hommes, a attaché leur bonheur et même leurs vertus. Disons plus ; nous ne les voyons libres que dans le commerce ; ils ne le deviennent que par les lois qui favorisent réellement le commerce : et ce qu’il y a d’heureux en cela, c’est qu’en même temps qu’il est le produit de la liberté, il sert à la maintenir » (p. 567). Une citation exemplaire de la manière dont Diderot et ceux qui lui sont proches envisagent les Lumières : non comme un état, mais comme un travail en vue de libérer les individus de la soumission dans laquelle ils sont maintenus par leur propre ignorance. L’éloge du commerce, où on peut lire l’héritage de Montesquieu, est fondé sur l’idée que la libre circulation des biens, des personnes et des savoirs a une fonction pacificatrice et éclairante. Les échanges permettent la comparaison, la mise en relation, la fin des préjugés et la constitution, à terme, de cette société universelle, formée d’individus libres et éclairés, que Kant appellerait une idée régulatrice et d’autres une rêverie utopique, mais que les textes de Diderot mettent déjà en scène – une société où le philosophe européen alerte les Hottentots (ou les Indiens ailleurs) contre les menées colonisatrices des Européens, et où, en retour, le Tahitien aide l’aumônier de Bougainville à se libérer de ses préjugés sur les mœurs.

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Toutes les voix possibles du roman La fiction, chez Diderot, ne se réduit pas à illustrer ses théories : il s’agit d’en expérimenter la productivité à travers tous les genres, masculin ou féminin, tragique ou comique… par Michel Delon

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pacôme poirier/wikispectacle

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ar un roman, écrit Diderot dans son Éloge de Richardson, paru dans le Journal étranger de janvier 1762, on a entendu jusqu’à ce jour un tissu d’événements chimériques et fri­ voles, dont la lecture était dangereuse pour le goût et pour les mœurs. » Et, pour mieux chanter les mérites de l’auteur anglais de Paméla ou la Vertu récompensée (1740) et de Clarisse Harlowe (1748), il s’en prend à la tradition du récit d’aventures. De même que, contre les formes classiques de la tragé­ die et de la comédie, il prône un nouveau théâtre, il oppose aux péripéties et autres rebondissements romanesques l’histoire pathétique et morale : « Je voudrais bien qu’on trouvât un autre nom pour les ouvrages de Richardson, qui « Comment s’étaient-ils élèvent l’esprit, qui rencontrés ? Par hasard, touchent l’âme, qui comme tout le monde. respirent partout l’amour du bien, et Comment s’appelaient-ils ? qu’on appelle aussi Que vous importe ? » des romans. » Vient de paraître Le vœu de Diderot ne sera pas exaucé. Le roman qui s’épanouit au xviiie siècle est une Diderot cul forme polymorphe irréductible à tout schéma par-dessus tête, Michel Delon, fixe. La Princesse de Clèves s’était définie éd. Albin Michel, contre les longues sagas précieuses ; les 430 p., 24 €. formes à la première personne, romans par Du boulevard Diderot à lettres et récits­mémoires, s’imposent contre un dialogue entre Michel les fictions nourries d’imaginaire. Le roman Delon et Diderot dans la veine du Neveu de Rameau, peut s’allonger en une série de suites ou se en passant par Langres, réduire à un bref récit, accumuler les coups Vincennes, sa fille de théâtre ou s’intérioriser dans l’expression Angélique, et Sophie des réactions individuelles. Son histoire est (Volland), une promenade faite de retournements et de dépassements. sensible dans l’univers du philosophe, qui Diderot lui­même a joué des ressources emprunte son célèbre diverses du genre. Au début de sa carrière « art de la digression » : littéraire, en 1748, il publie anonymement Les en sort un bel essai Bijoux indiscrets, roman libertin et allégo­ agréable et nourrissant. rique qui, à la suite du Sopha de Crébillon, traque les contradictions des hommes et des femmes entre désir et devoir social. Les sexes prennent la parole, et cette voix venue du

fond des organes contredit les discours convenus. La fiction autorise au romancier toutes les fantaisies et les facéties. Elle lui fait imaginer des muselières comme autant de variantes des ceintures de chasteté, ou bien des instruments de mesure de la libido pour mieux apparier les couples. Elle fonde la cri­ tique sociale et illustre les tâtonnements de l’empirisme. Elle va surtout lui offrir la pos­ sibilité de mener de front des expériences contradictoires. Le philosophe récuse la

Jacques et son maître, pièce tirée du roman de Diderot par Milan Kundera, mise en scène en 1998 par Nicolas Briançon, puis reprise en 2008.

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hiérarchie entre théorie et pratique ; le romancier peut jouer du double registre de l’imagination et de la réflexion. Quand il compose l’Éloge de Richardson, il a en effet en chantier l’histoire d’une reli­ gieuse qui proteste contre les vœux forcés. Il connaît la situation de l’intérieur et n’a pas de mal à faire parler à la première personne Suzanne Simonin dans un mémoire qui est un appel au secours. La Religieuse se pré­ sente comme le récit, sorti clandestinement du couvent, des violences morales et phy­ siques exercées contre une conscience indi­ viduelle. C’est le rapport clinique d’une situation de claustration, d’isolement de femmes entre elles. Ultérieurement, sans qu’on puisse en dater avec précision la genèse, Diderot se lance dans un récit paral­ lèle qui ne raconte plus l’aliénation d’une jeune femme privée de sa liberté, mais celle d’un jeune homme engagé dans l’armée puis employé comme domestique. Il n’est pas enfermé comme Suzanne, il doit suivre un maître dans un périple à cheval. On a reconnu Jacques le fataliste. Son fatalisme, constat que les êtres et les événements sont déter­ minés de l’extérieur, n’est que la théorisation de sa condition de soldat ou de domestique soumis à une autorité supérieure. Mais, alors que Suzanne, qui a fait vœu d’obéissance, se révolte, fait appel, enfreint la règle et finit par s’enfuir, Jacques fait preuve d’un savoir­faire qui le rend souvent maître de son maître et d’une liberté paradoxale comme jeu avec la loi et conscience de la nécessité. Il peine à reconnaître l’autorité de son employeur, mais sait que le désordre qui se nomme ordre social donnera toujours raison au maître contre son domestique. Derrière le fatalisme comme soumission dont il ne cesse de se réclamer, il en suggère un autre, comme déterminisme au sens moderne du terme. Le néologisme déterminisme n’entre en français qu’un demi­siècle plus tard.

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Suzanne, la jeune femme, choisit le pathé­ tique ; elle parle à la première personne, cherche à attendrir un protecteur potentiel. Sa voix est solitaire. Dans un récit à la troi­ sième personne qui entend rendre le brou­ haha du monde et la concurrence des dis­ cours, Jacques, le jeune homme, raconte, lui, ses aventures et fait en particulier l’histoire de ses amours. Sa voix se mêle et parfois se heurte aux autres. Au fil chronologique que suit Suzanne pour prouver son bon droit, s’oppose la discontinuité des souvenirs de Jacques, de son maître et de ceux qu’ils ren­ contrent. Les dialogues se superposent, traversés par celui du narrateur et de son lecteur. La religieuse revendique l’authen­ ticité du témoignage ; Jacques s’amuse du bavardage universel.

Naissance du feuilleton Clarisse Harlowe, qui rapporte les malheurs de la jeune et sensible Clarisse persécutée par Lovelace, le libertin, est le modèle de La Religieuse. Un autre roman anglais peut ser­ vir de modèle à Jacques le fataliste : Tristram Shandy de Sterne, paru dix ans après le chef­ d’œuvre de Richardson. Dans la famille Shandy, chacun est le jouet de ses habitudes et de ses manies. Tristram pourra­t­il être éduqué selon les principes pédagogiques de son père ? Diderot s’enchante du mélange des voix et des thèmes, où le débat philoso­ phique se trouve illustré et débordé par l’anecdote. Jacques proclame la prédétermi­ nation et se souvient que son capitaine se réclamait de Spinoza : en bon chrétien, le maître croit à la liberté. La discussion rebon­ dit entre le narrateur qui affirme sa liberté créatrice et le lecteur qui revendique ses droits et privilèges de consommateur. Les deux romans renvoient de fait à leurs conditions de diffusion. Diderot ne les a pas édités. Il les a confiés à la Correspondance littéraire, périodique manuscrit recopié à quelques exemplaires pour les abonnés prin­ ciers, de Berlin et Gotha à Stockholm et Saint­Pétersbourg, où ils ont été diffusés en plusieurs livraisons de 1778 à 1783. Si de nombreux romans avaient été auparavant publiés sous forme de volumes successifs, ces deux récits sont peut­être les premiers feuilletons, un demi­siècle avant la systéma­ tisation du procédé dans la presse de l’époque romantique. Les lecteurs de la Correspondance littéraire prennent connais­ sance de Jacques le fataliste en dix­sept livraisons, puis de La Religieuse en neuf. Et le dialogue que Suzanne cherche à engager avec le marquis de Croismare ou celui que le narrateur de Jacques mène avec un lecteur exigeant prennent un sens nouveau à être replacés dans la sociabilité des cours

européennes. La Religieuse s’ouvre par un éloge qui vaut comme captatio benevolentiae, cette technique oratoire visant à attirer l’attention de l’interlocuteur : « La réponse de M. le marquis de Croismare, s’il m’en fait une, me fournira les premières lignes de ce récit. Avant que de lui écrire, j’ai voulu le connaître. C’est un homme du monde, il s’est illustré au service ; il est âgé. […] On m’a fait l’éloge de sa sensibilité, de son hon­ neur et de sa probité. » En insistant sur l’âge de son protecteur, Suzanne Simonin écarte toute équivoque. Elle en cherche un qui soit vertueux. Mais, au­delà d’un cas particulier, ce sont les princes abonnés à la Correspondance littéraire qui sont invités pratiquer la séparation de l’Église et de l’État. Jacques commence, lui, par une intervention qui pourrait être celle d’un commanditaire, ha­ bitué à régler fêtes et spectacles : « Comment s’étaient­ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient­ils ? Que vous importe ? D’où venaient­ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient­ils ? Est­ce que l’on sait où l’on va ? » Le lecteur d’aujourd’hui admire le jeu métaroma­ nesque, mais la tension entre vraisemblance romanesque et liberté narrative intéresse d’abord Diderot en référence au débat phi­ losophique sur la liberté et à la revendication d’autonomie civile et sociale : Jacques in­ tègre une discussion esthétique à ses déve­ loppements narratifs. L’intrigue s’achève par une série d’additions ou de fragments, comme si le texte restait ouvert et s’offrait à l’intervention des lecteurs. On a pu parler de récit ironique ou excentrique, on dirait aujourd’hui interactif. La matière roma­ nesque déjoue la vieille opposition aristoté­ licienne entre l’actif et le passif, entre la liberté et l’assujettissement. Elle dessine l’es­ pace théorique de concepts qui ne sont pas proprement pensés.

La Religieuse, « contrepartie » de Jacques le fataliste En septembre 1780, dans une lettre à Hein­ rich Meister qui a pris la suite de Grimm à la tête de la Correspondance littéraire, Dide­ rot présente La Religieuse, remplie de tableaux pathétiques, comme « la contre­ partie de Jacques le fataliste ». L’aventure joyeuse des deux hommes en voyage, se racontant des histoires plutôt lestes, servirait ainsi de pendant au récit tragique d’une femme immobilisée, insensible aux sollicita­ tions sensuelles d’une supérieure aussi bien qu’à celles d’un confesseur. Ce serait pour­ tant mal connaître le romancier que de l’ima­ giner se contentant de ce simple contraste. Grimm avait expliqué que La Religieuse était le résultat d’une mystification. Diderot

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l’efficacité littéraire. La scène de l’écrivain en larmes se retrouve dans le Paradoxe sur le comédien : le grand écrivain, tout comme l’acteur de talent, parvient à concilier une sensibilité première et une maîtrise seconde. La Religieuse est peut­être née d’une trom­ perie et d’un jeu avec la sensibilité de Crois­ mare ou du lecteur, la confession de Suzanne et la préface qui suit deviennent un diptyque qui complète la mystification pathétique par un démontage du procédé. Elles accèdent à une nouvelle intelligence de l’art.

supérieures qui offrent une typologie des réactions à l’enfermement et au célibat : le mysticisme, la cruauté qui ne se nomme pas encore sadique, et l’homosexualité. L’émotion provoquée par le rituel et par le dogme, que l’athée considère comme une fiction, le sen­ timent d’appartenance à une communauté de croyance, l’obéissance à une tradition sont autant de ressources pour la vie morale et sociale, mais l’enthousiasme ne doit pas tour­ ner au fanatisme ni la tradition dégénérer en moyen d’oppression. Jacques le fataliste engage à transformer la fatalité en nécessité et à dépasser le mythe du « Grand Rouleau », De la fatalité à la nécessité La Religieuse : le titre désigne bien sûr l’hé­ où tout est écrit, en Connaissance ; La Reliroïne, mais l’article défini suggère aussi une gieuse et sa préface racontent les pouvoirs de réflexion globale sur le phénomène reli­ la fiction et le devoir de critique. gieux, parallèle à l’interrogation de Jacques Il aura fallu une Révolution pour que pa­ sur le fatalisme. Suzanne connaît plusieurs raissent en librairie Jacques le fataliste et La Religieuse, consi­ dérés par les journa­ La fiction apparaît comme un moyen listes conservateurs de s’accommoder au réel et de l’adapter à soi, comme des textes une façon de négocier les relations. libertins et intempé­ rants. Mais un lec­ Anna Karina teur d’une copie ma­ dans La Religieuse, nuscrite avant 1789 réalisée par s’était enthousiasmé Jacques Rivette pour Jacques et en (1967). avait traduit un épi­ sode : celui de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis, d’abord paru en allemand dans la version de Schiller, puis de là en fran­ çais par retransposition du texte allemand, de même que Le Neveu de Rameau a été adapté en allemand par Goethe et retraduit en français, avant que le manuscrit original ne soit publié. Les xxe et xxie siècles ont progressivement dépassé la réputation scandaleuse de Jacques le fataliste et de La Religieuse pour voir dans les deux romans un témoignage de la virtuosité de Diderot et de sa réflexion esthétique. Sur le mode tragique ou bien comique, dans une version féminine puis masculine, ils témoignent de la volonté du philosophe d’explorer les pouvoirs de fabu­ lation humaine. Diderot parle de « contes » au sens le plus large du terme, qui couvre alors toutes les formes de narration. La fic­ tion apparaît comme un moyen de s’accom­ moder au réel et de l’adapter à soi, une façon de négocier les relations entre locu­ teurs. Ce n’est donc pas tant à illustrer les thèses des Lumières qu’à en expérimenter la productivité que les deux romans, en défi­ nitive, sont destinés : l’homme crée des his­ toires comme il invente des outils. Il en devient parfois la dupe et la victime ; mais, de ces narrations, il peut aussi faire d’extra­ ordinaires moments de jouissance et des modes de connaissance. collection christophe l

et sa bande de joyeux copains auraient imaginé une farce pour faire revenir de Nor­ mandie leur ami, le marquis de Croismare : l’appel au secours d’une religieuse sans voca­ tion. Des lettres auraient été échangées, puis l’invention littéraire aurait outrepassé le jeu mondain, et l’effet pathétique pris une ampleur qui n’était plus celle de la plaisante­ rie. À partir de ce rappel, Diderot a composé une « Préface du précédent ouvrage », étrange oxymore d’une préface suivant le texte ou d’une postface en dévoilant l’ori­ gine, mais qui en fournit aussi le dénoue­ ment jusqu’à la mort de Suzanne Simonin. Il y parle de lui à la troisième personne. Un ami le découvre en larmes à sa table de travail et s’étonne : Qu’avez­vous ? « Ce que j’ai ? lui répondit M. Diderot, je me désole d’un conte que je me fais. » Le roman permet au philo­ sophe d’être l’objet et le sujet, Moi et Lui, la première et la troisième personne, Jacques et Suzanne, un narrateur masculin et un féminin. Il lui permet surtout de s’interroger sur les mécanismes de l’émotion et de

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Un Rameau tournoyant Le Neveu de Rameau a parfois été perçu comme le symptôme d’une amoralité relativiste, voire cynique, chez Diderot. C’est oublier que cette œuvre est un dialogue en mouvement perpétuel – une éthique en acte et non une leçon de morale. Par Pierre Chartier

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(1) « The style of

Diderot », repris dans Linguistics and Literary History. Essays in Stylistics, éd. Princeton Univ. Press, 1948.

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ans un passage célèbre du Neveu de Rameau, Lui, le neveu du grand musicien, raconte à Moi, le philosophe, l’histoire du renégat d’Avignon. Après avoir dénoncé son « ami » le juif, le renégat s’empare par ruse de tous ses biens et l’abandonne aux flammes de l’Inquisition. Lui exulte : par son récit d’un forfait insigne n’accède-t-il pas au « sublime dans le mal », qui signale, parmi la platitude des « espèces » ordinaires, les scélérats d’exception ? Et voilà qu’il se lance dans une pantomime musicale exaltée ! Cet enthousiasme bouleverse son interlocuteur, qui est près de se trouver mal. Mais est-ce vraiment là le triomphe du Mal ? Non, bien sûr. Après la grande pantomime de l’homme-orchestre, puis le « branle pérenne » de la « pantomime des gueux », l’entretien au café de la Régence va bientôt s’achever sur la formule de Rameau, parasite repoussé à la périphérie d’une société corrompue qu’il prétend, à tous les sens du mot, représenter : « Rira bien qui rira le dernier. » N’assisterionsnous donc pas plutôt au triomphe ricanant de l’équivoque ? Pas davantage. En perspective, la même question cruciale se pose : dans un monde sans transcendance, quel fondement reconnaître à la morale ? Le trouble qui affecte le jouisseur pervers et le matérialiste honnête s’inscrit dans la réflexion que Diderot n’a cessé de mener sur les « mœurs » privées et publiques, depuis son théâtre vertueux jusqu’à l’exotique Supplément au voyage de Bougainville, aux Mélanges pour Catherine II et aux Éléments de physiologie. Mais il n’a laissé sur ce sujet, moins encore que sur bien d’autres, aucun traité en forme. Quant au Neveu de Rameau, qui concerne et déconcerte la morale, c’est une œuvre complètement ouverte. Contre ceux qui y ont vu soit le refus de toute moralité soit la rébellion poétique d’un génie brimé par son « fatalisme », choisissons de questionner sa forme – son parti pris esthétique. Dans la lignée des Bijoux indiscrets, chef-d’œuvre de persiflage donnant à déchiffrer l’universel babil du monde, cette « satire » dérobée à la censure de l’Ancien Régime peut nous aider

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à apprécier, mieux que des principes métaphysiques, le « style philosophique » d’un écrivain. Et peu importe qu’à la suite de Leo Spitzer, auteur d’un article qui a fait date sur le rythme de la phrase de Diderot (1), on dise « style », si l’on n’entend pas désigner par là de simples écarts de langue ou des joliesses de plume, mais bien, au sens où l’entendait Barthes, la force de pensée d’une écriture.

La nature toute-puissante mais pervertie Une première fois, après le récit par Lui de sa séduction d’une toute jeune fille (la « scène du proxénète »), Moi s’était déjà trouvé totalement désemparé : « […] l’âme agitée de deux mouvements opposés, je ne savais si je m’abandonnerais à l’envie de rire ou au transport de l’indignation. Je souffrais. Vingt fois un éclat de rire empêcha ma colère d’éclater ; vingt fois la colère qui s’élevait au fond de mon cœur se termina par un éclat de rire. J’étais confondu de tant de sagacité et de tant de bassesse ; d’idées si justes et alternativement si fausses ; d’une perversité si générale de sentiments, d’une turpitude si complète, et d’une franchise si peu commune. » Face à tant de complaisance dans la dépravation, Moi conseillait aussi déjà à Lui de changer de propos, de revenir à la musique, son métier. Ces deux moments stratégiques de l’entretien se traduisent chaque fois par une accélération du tempo, crescendo suivi d’une césure. Mais ce « blanc » se lit sur fond d’un continuum. Car si, conformément à leurs modèles réels, Moi et Lui appartiennent à des partis adverses, ils relèvent tous deux dans le texte du même espace idéologique, purement immanent, définalisé, profane, qui en appelle à une nature toute-puissante mais pervertie, aliénée par les mœurs et les lois en usage : le monde selon Denis Diderot. Le commun sous-tendant cette histoire de trahison est politico-religieux. Sa localisation n’a sans doute rien de vraisemblable – dans la cité des papes, il n’y eut pas au xviiie siècle d’autodafé –, mais ce sont les critiques mêmes

Vient de paraître

Vies de Diderot, Pierre Chartier,

éd. Hermann, trois vol., 620 p., 588 p. et 636 p., 48 € chacun. Une somme analysant l’architecture de l’œuvre, de son ancrage dans la forme d’époque du « persiflage » mondain à la mise en abyme de la mystification, qui, en la déjouant, mène à son « dépassement » final.

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Le roi, fou de son fou Au sein de ce jeu à quatre (incluant le lecteur), le narrateur use avec une adresse consommée de l’espace homogène de l’entretien pour régler ses comptes avec le financier Bertin et son égérie du moment, la bien en chair Mlle Hus, ainsi qu’avec Palissot, Fréron et consorts, par le témoignage vengeur de leur créature, « Rameau le fou », qui vient d’être honteusement chassé. Par-delà les ridicules d’une « ménagerie » antiphilosophique, les deux devisants tombent d’accord sur l’odieux spectacle de la comédie du monde, où chacun – eux les premiers – joue son rôle sous les sifflets du parterre. Mais, dès qu’il s’agit d’évaluation, leurs désaccords éclatent, à la fois entre eux, et souterrainement, à l’intérieur d’eux-mêmes. Moi, être de conviction, se sent saisi de vertige devant cet opportuniste abandonné à une « sincérité » (l’antique parrhèsia) qui lui suggère plus d’une amère vérité sur lui-même. Lui, en revanche, est franchement clivé : il claironne son impudence et ses contradictions. Ce « composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison », qui « montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités, sans ostentation, et ce qu’il en a reçu de mauvaises, sans pudeur », clame cette différence, autre nom de sa vilenie. Dès la Lettre sur les aveugles, Diderot a témoigné de son attirance pour les « originaux » et les « monstres », qui, selon lui, font pleinement partie de la nature, puissante matrice de formes toujours changeantes. Parmi eux, les « méchants » le fascinent. Mais, parce qu’il

jean vigne/kharbine tapabor

des Lumières que formule Lui à l’encontre de la doctrine catholique officielle de l’intolérance, de son antijudaïsme foncier et des pratiques sinistres de l’Inquisition. En fait foi le ton voltairien qu’il adopte : « […] son bon ami l’israélite, dont la sainte Inquisition s’empara à son réveil et dont, quelques jours après, on fit un beau feu de joie. Et ce fut ainsi que le renégat devint tranquille possesseur de la fortune de ce descendant maudit de ceux qui ont crucifié Notre Seigneur. » Si Moi et Lui sont unis par ce consensus, c’est qu’ils dépendent de l’autorité du narrateur, qui les contrôle. Moi, son hypostase, n’a rien certes d’un faire-valoir falot, il défend jusqu’au bout son point de vue « philosophique ». Lui, au nom d’un immoralisme agressif, assène que la vertu ne saurait conduire au bonheur : les « philosophes » n’ont rien d’un modèle universel ; mais, comédien parodiste, il est placé sous le regard de Moi et, partant, sous le nôtre : d’où sa dépendance. Le narrateur ne le nomme-t-il pas, en termes chimiques, un « révélateur », tranchant sur l’uniformité ambiante ? Il ne cesse en effet d’être un moyen pour autrui, nulle part il n’est une fin.

Illustration des Bijoux indiscrets, publiés anonymement en 1748.

« dissemble » incessamment de lui-même, Lui, si percutant dans la controverse, est dénué de la force d’âme de ceux qui, « malheureusement nés », suivent leur funeste ligne avec constance. Il peut moins encore accéder à cette « unité de caractère » où le Paradoxe sur le comédien, dans le même mouvement, voit le propre du « grand comédien », être froid, distancié, gouvernant ses affects au prix d’une maîtrise intellectuelle héroïque. Car ce modèle n’est pas seulement propre au théâtre, il a vocation à dominer la scène du monde : « On l’étonnera difficilement. […] Il sera

grand roi, grand ministre, grand politique, grand artiste, surtout grand comédien, grand philosophe, grand poète, grand musicien, grand médecin. Il régnera sur lui-même et sur tout ce qui l’environne. » Face à cette proclamation stoïcienne, pirouette du Neveu : faute de pouvoir figurer parmi les grands de la Terre, comme le philosophe y prétend au nom de sa vertu et accessoirement de ses talents, il se déclare leur bouffon attitré : celui qui, inversant le registre du sublime, dit le vrai, insupportable sous le règne de l’hypocrisie courtisane. À l’éloge du sage tiré du

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Leçon anticartésienne Heureusement (structurellement), derrière Moi et Lui, se tient le je recteur de l’énoncia­ tion, autrement dit le grand écrivain qui a pris les choses en main. Là où Moi le moraliste défaille, là où Lui se frappe en vain le front, attendant l’inspiration, Diderot monopolise l’énergie inventive et le don du verbe. Son génie d’« imitateur de la nature » fait de lui, comme le romancier Richardson, le comédien Garrick et le peintre Vernet, un émule du Créateur. Se prendrait­il alors pour Dieu ? Certes non. Car sa rencontre avec Rameau in­ cite le célèbre philosophe à en rabattre de ses prétentions à la vertu désintéressée ; sous peine de pharisaïsme, il lui faut, sous le nom de Moi, écouter la voix différente de Lui, prendre au sérieux ses écarts, admirer ses pantomimes, éblouissants effets de texte – et ce « texte »­là, face à tant de clivages, ouvre à d’étranges possibles. Le Neveu de Rameau est infiniment plus philosophe que toutes ses figures, parce que, tel l’auteur de La Re­ cherche, il ose faire valoir, à plusieurs niveaux simultanés de lecture, la « folie », même ab­ jecte, du parasite dérisoire qu’il abrite. L’histoire du renégat est exemplaire. Comme ailleurs, le matérialisme antisystématique de Diderot, fondé sur l’idée d’une nature dyna­ mique obéissant à des lois nécessaires,

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« C’est du fond même de la déraison qu’on peut s’interroger sur la raison. » Michel Foucault

infiniment différenciées, manifeste sa capa­ cité à tendre des ponts entre les sciences et les arts, à se remettre en question, à imagi­ ner. Comme ailleurs, son récit emprunte au corps, multipliant les notations sensibles (gestes, voix, regards), qui sont autant d’em­ brayeurs en direction des lecteurs visés ; à partir du plaisir social de la parole vive, il les invite à goûter, sur un sujet bouleversant, les joies démystifiantes de la réflexion. Ainsi, articulant les niveaux énonciatifs – un fait divers remémoré, son récit rejoué au pré­ sent, leur transcription « littéraire » –, Dide­ rot associe ses lecteurs à sa pratique dialogi­ que vouée à la liberté de penser. Ajoutons – faveur extrême – qu’au point ultime où conteur et auditeur un instant s’égarent, quelque chose nous est révélé des arcanes de l’œuvre : là même où jaillit, pure ou impure, la musique à laquelle la Satire emprunte, ainsi que Goethe l’a reconnu, sa forme fuguée ; où s’esquisse la pantomime ubiquiste dont Hegel a compris qu’elle signi­ fiait au mieux, entre conscience noble et

conscience vile, le déchirement de la culture ; où se confirme enfin, chez le rationaliste des Lumières qu’était Diderot, une leçon anti­ cartésienne radicale que Michel Foucault a su repérer : « Il n’est plus nécessaire de traverser courageusement, après Descartes, toutes les incertitudes du délire, du rêve, des illusions ; […] c’est du fond même de la déraison qu’on peut s’interroger sur la raison ; et la possibilité se trouve à nouveau ouverte de ressaisir l’es­ sence du monde dans le tournoiement d’un délire qui totalise, en une illusion équivalant à la vérité, l’être et le non­être du réel (2). » Voilà qui surdétermine vers le public de l’ave­ nir toutes les propositions, informées et in­ spirées, que Diderot a pu hasarder au fil de ses écrits sur le fondement anthropologique commun des morales du monde, diffracté selon les lieux et les moments. Tournant le dos à ce que sera la solution kantienne de l’impératif catégorique, variation rationalisée de l’innéisme de Rousseau, Diderot le clas­ sique d’avant­garde anticipe sur les Modernes. À nous qui sommes sa postérité, il suggère que l’esthétique « dit » la morale ou la poli­ tique mieux que celles­ci ne sauraient jamais le faire. Et ce, non par goût de l’amoralisme ou par refus de l’engagement, mais parce que l’œuvre d’art, seule, peut expérimenter ses formes aux limites partagées du pensable.

texte François Rabelais mise en scène Benjamin Lazar 7 › 3o nov 2o13 grande salle

cest lafaute àrabeIais (2) Histoire de la folie

à l’âge classique, Michel Foucault, éd. Plon, 1961, p. 421­422.

licence n° 19125

Rêve de d’Alembert répond ainsi le paradoxe du fou dans Le Neveu de Rameau : « Il n’y a point de meilleur rôle auprès des grands que celui de fou. Longtemps, il y a eu le fou du roi en titre ; en aucun il n’y a eu en titre le sage du roi. Moi, je suis le fou de Bertin et de beau­ coup d’autres, le vôtre peut­être dans ce moment ; ou peut­être vous, le mien. Celui qui serait sage n’aurait point de fou. Celui donc qui a un fou n’est pas sage ; s’il n’est pas sage, il est fou ; et peut­être, fût­il roi, le fou de son fou. » Puissance politique de ce persi­ flage ! Pour s’y retrouver, il est nécessaire, bien qu’insuffisant, de se référer au Rêve de d’Alem­ bert et au Paradoxe sur le comédien, textes centraux du « matérialisme enchanté » de Diderot. Tout comme le renégat, jugé par Lui piètre comédien, Lui est un histrion inégal car chaud, gouverné non par son cerveau mais par son diaphragme, selon la leçon suggérée par les médecins vitalistes de Montpellier, Lacaze, Venel ou Bordeu, que Diderot fait sienne. Compositeur raté, Lui est un excellent pantomime : mais que faire de cet art de l’éphémère ? S’il ne manque ni d’intelligence du monde ni d’auto­ironie, s’il ébranle par ses fulgurances la bonne conscience de Moi, il doit reconnaître, avec sa déchéance sociale, son impuissance artistique. Moi, en regard, ne cède que trop à sa sensibilité quand il est débordé par une scène insoutenable.

o1 53 o5 19 19 atheneetheatre.com

théâtre musical et burlesque texte Eugène Durif mise en scène Jean-Louis Hourdin 14 › 3o nov 2o13 salle Christian-Bérard

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Le théâtre comme dernier des temples Jugés moralisants, les drames de Diderot sont sous-estimés tandis que son Paradoxe sur le comédien est souvent caricaturé. L’auteur a pourtant de fortes convictions en la matière, voyant dans le théâtre une synthèse laïque entre église et cabaret. Par Pierre Frantz

A À lire

L’Esthétique du tableau dans le théâtre du xviiie siècle, Pierre Frantz,

éd. PUF, 272 p., 12 €.

rrivé à New York en 1941, Bertolt Brecht entreprit de créer une « Société Diderot », dont l’objectif était de réunir toutes les expériences de ses membres et d’élaborer un langage commun qui rendît compte, scientifiquement, des diverses conceptions théâtrales de la vie en commun des hommes. Le projet ne parvint jamais à une complète réalisation, mais Brecht se proposait de contacter Jean Renoir et Eisenstein pour le faire aboutir. C’était rendre justice à l’unité entre une théorie et une pratique révolutionnaires qui caractérise Diderot comme auteur dramatique.

Offensive décisive en 1757-1758 L’idée n’étonne qu’en France, où, dès le xixe siècle, on a presque systématiquement sous-estimé ses pièces et sa pensée du théâtre. L’auteur du Fils naturel n’y a toujours

pas bonne presse : les critiques français ne prisent guère une œuvre dramatique taxée de moralisme, infectée de sensiblerie vulgaire. Bref : comment le siècle de Marivaux a-t-il pu enfanter Diderot ? Et lui concèdet-on de la vigueur dans la pensée, c’est aussitôt pour lui dénier toute originalité… Quant aux hommes de l’art, acteurs et metteurs en scène, ils se montrent moins sévères, même si la thèse célèbre du Paradoxe sur le comédien (lire ci-dessous) ne leur renvoie pas une image où ils aiment à se reconnaître. En tout état de cause, ils sont rares ceux qui se sont confrontés à lui : trois acteurs de génie, Pierre Fresnay, Michel Bouquet et Philippe Clévenot ; quelques metteurs en scène admirables comme Jean Dautremay, JeanMarie Simon, Alain Bézu, et, récemment, la compagnie tg Stan. Encore a-t-on préféré le

Le Fils naturel de Diderot, mis en scène par Alain Bézu au Théâtre des Deux Rives, à Rouen, en 1992.

Les vrilles infinies d’un Paradoxe

L

e Paradoxe sur le comédien est de ces textes célèbres sur lesquels tout un chacun croit avoir une opinion. Réduit à la thèse intemporelle qu’on en extrait – le grand acteur est celui qui joue de tête, froidement ; le mauvais, celui qui s’abandonne à sa sensibilité – et à ses prémices – les acteurs sont des menteurs –, il fait figure de provocation banale, destinée à choquer l’amour propre des comédiens : rien, en effet, de plus vexant, quand on est un artiste, que de se voir taxé d’insensibilité. Talma, par exemple, grand acteur mélancolique qui s’était tant battu

pour la reconnaissance sociale de son art, ne pouvait accepter qu’on le privât de cette qualité. À en croire même ceux qui, comme Louis Jouvet, sont les plus proches de reconnaître que le philosophe n’avait pas tout à fait tort, la vérité est moyenne : l’acteur doit éprouver mais aussi se dominer. Au « paradoxe », on ne peut donc opposer qu’un lieu commun… Paradoxe sur le comédien est pourtant bien autre chose que ce vague débat indécidable. C’est un très grand texte littéraire et philosophique, auquel Diderot revint à de nombreuses reprises

entre 1767 et 1777. Contrairement à ce que suggèrent les « réductions » auxquelles on procède souvent à son égard, il ne s’agit pas du développement organisé d’une thèse, mais d’un dialogue libre, d’une conversation entre amis, surprise et transcrite, qui serpente et revient sur ses pas. Le paradoxe sert de fil qui relie entre elles des idées, des anecdotes, des hypothèses portant sur l’art, l’artiste, le corps et la création. Il les organise comme des variations successives au travers desquelles le fameux paradoxe s’éloigne, se reformule à l’infini, changeant de références

et d’applications. Des considérations essentielles y apparaissent : la sensibilité de l’artiste (de l’acteur notamment) est un effet de l’art, une idée suggérée au spectateur ; le grand artiste n’imite la Nature qu’à travers un « modèle idéal » qu’il s’est forgé ; le grand comédien est aussi spectateur de lui-même, et cette dualité est inscrite dans le corps, où s’affrontent sans cesse le centre cérébral et les « entrailles », siège de la sensibilité. Ainsi seulement doit-on lire Paradoxe sur le comédien : comme l’un des chefs-d’œuvre du dialogue littéraire au xviiie siècle. P. F.

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marc enguerand

toute une génération qui fonda le TNP et le Festival d’Avignon, à Jean Vilar, à Gérard Philipe et Maria Casarès, à ce que Brecht imagina et réalisa, ou même au rôle que joua le théâtre dans la naissance d’une conscience nationale en Allemagne, on peut penser que les chemins ouverts par Diderot n’ont pas été perdus, même si les gens de la profession s’en sont aujourd’hui détournés. Ce théâtre devait être didactique mais vivant. Entendons par là que ce sont les problèmes de la vie en société, ceux de la famille, des conditions sociales de la morale qui doivent y être non pas résolus mais débattus. Le théâtre est alors l’occasion de penser ensemble. Bien sûr, dans ses deux drames en forme de manifestes, Le Fils naturel (1757) et Le Père de famille (1758), Diderot n’échappe pas à une rhétorique sensible d’époque : le mélodrame et la comédie bourgeoise en sont issus. Sans doute est-ce là un trait que notre époque a réservé à une culture mainstream, celle des séries télévisées, où s’est réfugié un mélodrame que nous tolérons encore dans des films comme ceux de Carné ou de Pagnol. Mais il ne faut pas oublier que, même s’il conçoit ses expériences à partir d’un salon et d’un petit cercle, notre Diderot rêve d’un théâtre où la société philosophe vise un tout entière se rassemblerait, où public plus large que les spectateurs se constitueraient en public. celui qu’il a eu au xviii e siècle. Ses les protestations de moralité, répétées sur contemporains, comme lui-même, sont à la tous les tons, étaient incapables à elles seules recherche d’émotions nouvelles, plus inde le sauver. L’intervention de Diderot dans tenses. Lorsqu’il propose d’introduire un le champ européen de la pensée du théâtre tiers, le drame en prose ou le « genre sésera décisive. Ce qu’il propose dans son offen- rieux », dans le tête-à-tête de la tragédie et de sive de 1757-1758, c’est en effet une concep- la comédie – deux genres que tout opposait tion neuve du théâtre, une révolution mais qui tous deux valorisaient la même hiéenglobant l’architecture des salles et des rarchie sociale –, son but était de rapprocher scènes, la dimension visuelle du spectacle, la la fiction théâtrale du spectateur citadin, afin législation, la philosophie morale et esthé- de pousser les émotions à leur paroxysme. Le tique, une réforme des genres dramatiques, drame naissait du déchaînement des passions le jeu des comédiens, l’émotion et la pensée dans la famille moderne du xviiie siècle : désirs active des spectateurs. incestueux, confusion des sentiments, conflit entre l’individu et les puissantes normes soPrécurseur du TNP ou d’Avignon ciales et morales. La tragédie devait se renouDiderot rêve donc d’un théâtre où la société veler en renouant avec son origine grecque tout entière se rassemblerait pour éprouver archaïque : la poésie, écrivait-il, veut quelque des émotions empathiques, fraternelles, si chose d’énorme, de barbare et de sauvage. l’on veut, un théâtre qui lui rendît sensibles Et, à la fin de sa vie, Diderot retrouve les cheles liens qui unissent entre eux les citoyens. mins de la comédie : la distance, le sourire et La pitié, éprouvée par tous les spectateurs au le persiflage lui offrent une formule dramaspectacle de l’infortune tragique, par exemple, tique nouvelle, adaptée à la manière dont il permet à chacun d’éprouver le sentiment de pose désormais les problèmes de la morale. sa propre nature, de son humanité. C’est ainsi Sa comédie Est-il bon ? Est-il méchant ? fait que, là où il n’y avait auparavant que des spec- écho au Neveu de Rameau, aux Contes ou à tateurs, se constituerait un public. Quand on Jacques le fataliste. Diderot ouvrit ainsi la relit les projets que Romain Rolland ou Firmin voie qui permit au théâtre, encore enfermé Gémier entretenaient au début du dernier dans les formules brillantes du xviie siècle, de siècle, quand on pense à ce qui fut l’idéal de se refonder dans des projets d’avenir.

plus souvent transposer à la scène Le Neveu de Rameau, le Paradoxe sur le comédien, parfois les lettres à Sophie Volland, ou monter Jacques et son maître, l’adaptation de Milan Kundera. Mais sait-on bien ce que nous devons à Diderot ? En 1757, lorsqu’il publie son premier drame, Le Fils naturel, et le grand dialogue théorique qui l’escorte, Dorval et moi, les hommes des Lumières sont en quête d’une forme nouvelle, tout à la fois populaire et philosophique, civique, citoyenne, rituelle, apte à offrir une alternative laïque à l’Église, laquelle restait, après tout, le seul endroit où les hommes pouvaient se rassembler en dehors du cabaret. C’est vers le théâtre qu’ils se tournèrent. Voltaire et d’Alembert sont sur cette ligne, comme l’atteste l’article « Genève » de l’Encyclopédie qui fit tant de bruit et provoqua l’attaque violente de Rousseau, mais aussi d’une bonne partie de l’élite intellectuelle européenne de l’époque. Le modèle du théâtre de la cité grecque donne à penser et est alors admiré de tous. On va donc bientôt construire des théâtres dont la colonnade évoque un temple, et les placer au cœur de projets de rénovation urbaine, ainsi qu’on peut l’observer à Paris autour de l’Odéon ou du Palais-Royal, mais aussi à Bordeaux ou à Besançon. En France, le théâtre avait offert au règne de Louis XIV une illustration admirable, mais on ne pouvait l’enfermer dans une fonction de divertissement des « honnêtes gens ». L’Église ne cessait de le condamner vigoureusement, et

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Lettres de grand cachet La correspondance n’est pas un à-côté pour l’écrivain : c’est peut-être même son genre favori. Le séducteur-né s’y démultiplie, y joue de nombreux rôles, mais est aussi d’une franchise outrageante dans la chronique de son intimité. Par Odile Richard-Pauchet

O À lire

Diderot dans les Lettres à Sophie Volland. Une esthétique épistolaire, Odile Richard-Pauchet, éd. Honoré Champion, 464 p., 94 €.

n ne s’étonnera pas qu’un philosophe généreux, ouvert, « communicant », comme Diderot ait été aussi un grand épistolier, même si ce fut pour des raisons différentes de celles de Voltaire et de Rousseau, écrivains bannis, intellectuels nomades. Exilé lui aussi, mais de l’intérieur, dissident politique en proie dès la fin des années 1740 à une surveillance policière constante, il s’enracine farouchement dans Paris pour mener à bien la tâche majeure de l’Encyclopédie. Il trouve donc dans la correspondance une forme d’évasion, et cette sécurité absolue que lui offre son ami Damilaville, haut fonctionnaire gagné à la cause des Lumières qui lui servira des années durant d’intermédiaire pour ses lettres. Beaucoup de celles-ci ont été perdues, mais des pans entiers nous en restent, adressés aux correspondants favoris de l’écrivain : sa sœur Denise, restée à Langres, la ville natale, pour veiller sur un père vénérable et chéri ; son ami Grimm, intellectuel allemand devenu parisien, dont le magazine « international », la Correspondance littéraire, luxueuse gazette manuscrite, s’adresse à quelques riches abonnés princiers. Autre ami de plume : le

Lettre de Diderot à Sophie Volland à propos de l’affaire Calas.

(1) Diderot épistolier.

Contribution à une poétique de la lettre familière au xviiie siècle, Benoît Melançon, éd. Fidès, 1996. (2) Roman et histoire de soi. La Notion de sujet dans la correspondance de Diderot, Geneviève Cammagre, éd. Honoré Champion, 2000. (3) Contre Diderot, Barbey d’Aurevilly, éd. Dentu, 1880, rééd. Complexe, « Le Regard littéraire », 1986.

Un gynécée épistolaire

O

n n’a conservé ni lettre ni portrait de Mlle Volland (17161784). Sur elle, le mystère plane encore. Belle sans doute, pour avoir séduit le philosophe, qui s’y connaissait en femmes. Rencontrée vers 1756 par des amis communs, Sophie, plus jeune que lui de trois ans, sut aussi lui plaire par sa culture et sa liberté d’esprit (Montaigne fut son livre de chevet : elle le lui légua par testament).

Pourquoi, seule de sa fratrie, serait-elle restée célibataire, si ce n’était par indépendance forcenée ? Indépendance bien illusoire toutefois, qui la place sous la coupe d’une mère autoritaire, que Diderot, par moquerie, surnomme Morphyse ou Circé. Il se console par la fréquentation plus libre des deux autres sœurs, Marie-Jeanne et Marie-Charlotte, l’une pieuse et angélique, l’autre candide et enjôleuse. Quand il aura

conquis la mère par sa faconde et son infatigable complaisance, le philosophe régnera enfin sur ce gynécée de fantaisie, public gagné à sa cause, gibier de choix pour ce séducteur impénitent… mais sage : les sœurs sont honnêtes, et le philosophe tient, quoique à regret, à son image vertueuse. Sa folie restera surtout épistolaire : et nous, lecteurs, lui en sommes bien reconnaissants… O. R.-P.

sculpteur Falconet, qu’il recommande en 1766 à Catherine II, impératrice mécène des philosophes, pour réaliser la statue équestre de Pierre le Grand à Saint-Pétersbourg : cet éloignement engendre un échange épistolaire subtil entre les deux « artistes » sur le thème de la postérité. Enfin et surtout, LouiseHenriette Volland, surnommée « Sophie » par Diderot, qui trouve en elle une muse savante, une maîtresse idéale amie de la philosophie (Voltaire aura son Émilie du Châtelet, Rousseau inventera une autre « Sophie » pour Émile, en hommage peut-être à sa dernière passion, Sophie d’Houtedot). Benoît Melançon (1) a mis en valeur les traits communs de cette imposante correspondance polyphonique, révélant un Diderot chaleureux, impulsif, profondément humain, faisant fi des usages mondains hérités du Grand Siècle. En cela il est redevable à sa « commère » Mme de Sévigné, qui déjà avait su écrire librement son amour maternel à sa fille avec émotion et fantaisie personnelle. Mais il est aussi un pionnier du genre : à l’abri de ses lettres, et avec une spontanéité inouïe pour l’époque, ce comédien-né s’invente un personnage éclectique, jouant avec passion, ruse et sincérité les amoureux sublimes, les frères consolateurs, les amis secourables et les graves philosophes. Une forme d’omniprésence vertueuse, comme le suggère Geneviève Cammagre (2), qui compense, chez le dramaturge frustré par une carrière-éclair, chez l’homme convaincu à tort de libertinage, toute l’expansivité sublime de son écriture. Mais c’est avec Sophie Volland qu’il donne toute la mesure de son génie. Miracle d’un équilibre parfait entre deux quadragénaires, dont le premier est cet ancien jeune homme de province, mal marié mais devenu le célèbre encyclopédiste ; la seconde, une célibataire obscure mais de bonne famille, au caractère bien trempé, un pied dans la France rurale par ses séjours dans la propriété marnaise familiale, l’autre dans le quartier neuf du PalaisRoyal, par son appartenance à une bourgeoisie austère mais éclairée. Les lettres

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clandestines de Diderot à Sophie se multiplient lorsqu’elle s’exile six mois de l’année à la campagne, se font le condensé exact de la vie de l’écrivain sous l’impulsion d’un contrat amoureux (« J’ai voulu vivre sous vos yeux »). Jamais homme, avant lui, n’a eu pareille audace. Ce traité sera, à l’été 1762, radicalisé en un « tout dire » proche, par son ambition excessive, du défi bientôt lancé par Rousseau à son lecteur dans ses Confessions.

Plaisirs solitaires Ces lettres disent-elles réellement tout ? Oui, car c’est vraiment l’intimité de Diderot (entre 1759 et 1774, amplitude des lettres conservées) qui s’y exprime, avec une qualité documentaire remarquable, parfois heure par heure, à travers menus faits et événements notables : séjours aux châteaux de ses amis, disputes philosophiques ou conjugales, événements politiques, bulletins de santé, récits détaillés de ses agapes et appétits sexuels. Diderot dynamite tous les topoï épistolaires par sa franchise et son réalisme, relatant aussi ses très rares voyages : pour la mort du père à Langres, en 1759 ; pour accompagner deux belles amies aux eaux de Bourbonne, en 1770 ; pour remercier l’impératrice de ses bienfaits à Saint-Pétersbourg, en 17731774. Mais surtout, surtout, il dit l’amour, dans la langue la plus lyrique et la plus sobre qui soit : une écriture précise et cristalline, entre nostalgie ovidienne, style « coupé » à la

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Sénèque et ce prosaïsme si moderne qu’il invente pour Sophie. Un style sûr, remarqué par de grands écrivains eux-mêmes épistoliers, de Sainte-Beuve à Proust, de Sartre à Kundera. Seule exception : Barbey d’Aurevilly (3). Choqué par l’irruption de la trivialité dans ces morceaux de littérature, celui-ci leur refuse son admiration. Il est vrai que Denis – tout dire oblige – n’épargne aucun détail à son amie : ni ses plaisirs solitaires extatiques, lettre de Sophie en main ; ni les soins prodigués à son épouse malade, les fesses à l’air ; ni les scènes inconvenantes où ses amis, au château du Grandval, taquinent le curé de campagne et où Mme d’Aine, leur hôtesse, décide soudain d’enfourcher l’ecclésiastique en pissant de rire… Chez cet homme censuré qui publie peu, pourquoi donc cette aisance, cette évidence tant amoureuse que littéraire ? C’est que, depuis la Lettre sur les aveugles (1749), il n’a cessé de s’exprimer de façon épistolaire ou dialogique, penché sur son lecteur, toujours à l’écoute de ses remarques, « car je cause en vous écrivant, comme si j’étais à côté de vous, un bras passé sur le dos de votre fauteuil et

À bout de chandelle et ne pouvant plus écrire dans le noir, il conclut génialement : « Partout où il n’y aura rien, lisez que je vous aime. »

que je vous parlasse » (à Sophie, 14 juillet 1762). La lettre comme forme d’écriture lui est consubstantielle, plus que le théâtre encore. C’est en elle qu’il insinue les vérités les plus audacieuses, celles que l’on retrouvera dans son dialogue Le Rêve de d’Alembert, celles qui éclatent déjà dans les Salons, depuis que Grimm lui a confié cette rubrique inédite, écrite, comme le roman La Religieuse, en forme de lettre géante, et qui rassemblera les premiers essais de critique d’art jamais publiés. Avec Sophie, Diderot systématise l’usage de la lettre, et surtout la rend profane, réalisant d’un même geste prouesse amoureuse et littéraire, s’imposant le défi de lui écrire deux fois la semaine, chaque jeudi et dimanche. Se jouant des difficultés, il invente sans cesse de nouveaux procédés, comme ce billet écrit dans le noir, improvisé génialement un soir sans chandelle, et s’achevant par cette pirouette : « Partout où il n’y aura rien, lisez que je vous aime » (10 juin 1759). Visionnaire enfin, il rêve d’améliorer ses performances grâce à un petit engin vu à la foire dans les mains du magicien Comus, préfigurant nos modernes messageries électroniques : « La jolie chose ! Il ne s’agirait plus que d’avoir chacun sa boîte. Ces boîtes seraient comme deux petites imprimeries où tout ce qui s’imprimerait dans l’une, subitement s’imprimerait dans l’autre… » (28 juillet 1762). Vous ne saviez donc pas que Diderot avait (presque) tout inventé ?

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Un génie de l’import-export Même si elle circule essentiellement sous le manteau, l’œuvre de Diderot traverse tôt les frontières. Polyglotte, l’auteur lui-même voyage et s’ouvre à de multiples influences. Par Marian Hobson

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raduire et disséminer : généreux et passionné, passé maître de l’import-export intellectuel, Diderot n’en reste pas moins un esprit qui déboussole ses contemporains comme ses lecteurs modernes. Il aime les langues, lit l’anglais, le latin, le grec, sans doute aussi l’italien. Le moment venu, il se met au russe. Et il revendique sa liberté d’expression – brimée dans sa vie publique – par un roman grivois, Les Bijoux indiscrets (1748), où, avec un comique corrosif, elle inspire à un vagin monologueur un récit picaresque et obscène en différentes langues, lointaine parodie de la Pentecôte.

L’Angleterre Traduire de l’anglais est pour l’écrivain débutant un gagne-pain. Mais cette besogne n’a rien d’innocent : jusqu’à sa mort, Diderot restera fidèle aux choix intellectuels qu’elle implique. Avant la médecine, avec sa traduction du Dictionnaire de James (1747-1748), il s’intéresse à l’éthique, en transposant l’Essai sur le mérite et la vertu, de Shaftesbury (1745), œuvre d’un « noble lord » produite dans les arrière-boutiques de ces « lumières radicales » dont il poussera les sous-entendus jusqu’à l’athéisme. Outre son matérialisme médical, ce sera là le fil conducteur de toute son œuvre. De son côté, l’Encyclopédie prend son origine dans la Cyclopædia de Chambers, dont elle déploie les perspectives sur la politique, le commerce et l’industrie, en en appuyant les tendances sceptiques et hétérodoxes. Par un mouvement en retour que reproduira la réaction pusillanime de ses héritiers, l’Encyclopædia Britannica (1768-1771), réponse anglaise à l’Encyclopédie, gommera la trop libre-pensée de son prédécesseur français. Diderot emprunte aussi à l’Angleterre des idées pour un théâtre moins conventionnel que les productions de la scène parisienne, plus attentif à la vie moderne. Et il invente un

mode de publication original qui pointe lui aussi vers le moderne : une pièce suivie d’un écrit théorique. Ses propres œuvres en la matière, dont la première, Le Fils naturel, relèverait, selon les dires d’un rival, de la « sodomie théâtrale », ne rencontrent qu’un piètre succès à Paris, mais elles sont applaudies en province et à l’étranger.

L’Allemagne C’est en Allemagne que son théâtre exercera la plus forte influence, surtout grâce à l’enthousiasme de celui qui incarne avec lui le mieux les Lumières européennes : Lessing, qui en publie en 1760 une traduction. Celle-ci entre en connivence avec ses propres projets de réforme du théâtre qu’il formulera dans sa Dramaturgie de Hambourg et avec les pièces qu’il écrira dans cette lignée. Ainsi développée, l’œuvre de Diderot pose les bases de la tragédie bourgeoise allemande, ouvrant à Schiller et à bien d’autres les pistes que suivra, au xixe siècle, le théâtre. Pour Lessing, Diderot serait même la tête la plus philosophique qui se soit occupée de théâtre depuis Aristote. Il attire par ailleurs l’attention de ses lecteurs sur une œuvre négligée alors, comme aujourd’hui, à tort : Lettre sur les sourds et muets (1751). Convaincu par les pages dans lesquelles Diderot soutient que les arts diffèrent grandement dans leurs moyens comme dans leurs fins, il écrit son Laocoon, où il développe pleinement cette thèse : poésie, musique, peinture parlent des langages différents pour produire des effets différents. Par retour de courrier, Diderot semble recevoir le message dans son Salon de 1767. Les vœux exprimés par Lessing d’un total renouveau esthétique et littéraire en Allemagne seront partagés par la génération suivante, notamment par ces géants, ces frères spirituels de Diderot, que sont Goethe et Schiller. Ils lisent avec passion ses œuvres accessibles et travaillent à les faire mieux

Gravure représentant Diderot et

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bettman/corbis

connaître. Haut fonctionnaire à la cour de Saxe-Weimar, Goethe avait accès à la Correspondance littéraire, où Diderot plaçait ses œuvres confidentielles. Et il raconte y avoir lu avec gourmandise et d’un seul trait, l’espace d’une nuit de 1780, Jacques le fataliste et son maître. De ce récit « monstrueux », descendant de Don Quichotte et grand-père du Nouveau Roman, il savoure l’audace esthétique et morale, qu’il commente par une comparaison provocante : « Je me suis délecté comme le Baal de Babylone à un festin aussi énorme. » Au tout début de leur relation, Goethe avait passé Les Bijoux « Je me suis délecté comme le Baal indiscrets à Schiller ; de Babylone à un festin aussi énorme. » en retour, celui-ci le Goethe, après avoir lu Jacques le fataliste et son maître persuade de traduire un texte satirique inconnu en France, Le Neveu de Rameau. L’un et l’autre sont frappés par la valeur exceptionnelle de ce dialogue, qui éclate, dit Goethe, comme une bombe au beau milieu de la littérature française. Schiller, qui admirait l’homme tel que les Mémoires de sa fille, Mme de Vandeul, le révélaient, comprenait peut-être mieux que lui le cynisme exprimé dans Le Neveu et l’héroïsme compliqué du personnage : « Jamais rien, dira-t-il, ne m’avait paru plus hardi et plus retenu, plus spirituel et plus cru, plus immoralement moral. » Mais si la traduction de Goethe (1805), où il avait mis « toute son âme », ne rencontre pas le succès escompté, elle retient l’attention d’un grand lecteur, Hegel. Bien qu’assez avancé, semble-t-il, dans le chantier de la Phénoménologie de l’esprit (1807), ce dernier fait jouer au dialogue de Diderot un rôle de précurseur de la dialectique. Les raisonnements de l’énigmatique Neveu ont beau se recouper et s’inverser, ils ne servent cependant qu’à exprimer son propre désarroi en piégeant son partenaire-antagoniste. C’est donc une percée sans lendemain, puisque cette œuvre n’ouvre pas sur le « Savoir absolu ». Coincée dans un mouvement de va-et-vient, elle piétine. Des raisonnements s’escriment sans jamais faire mouche. Plus tard, professeur reconnu, Hegel accordera d’ailleurs, dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, beaucoup moins de poids à Diderot. À la lorgnette d’une histoire à grande échelle de la discipline, celui-ci ne sera en effet jamais rangé que parmi les matérialistes purs et durs – non sans raison, car il a sans doute prêté sa plume à plus d’un penseur athée. Mais l’audace, la subtilité et l’extraordinaire intuition de la science moderne, qui se manifestent par exemple dans son Rêve de d’Alembert, seront négligées par ses successeurs. Marx se dit son lecteur enthousiaste, mais c’est des écrits littéraires qu’il parle. Et aux yeux de Lange, le Catherine II de Russie. grand historien du matérialisme du xixe siècle,

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Diderot paraît moins important que bien d’autres. Réserve qui persiste de nos jours ? L’agrégation inscrit régulièrement ses romans et même son théâtre à son programme ; ses œuvres philosophiques n’ont, en revanche, jamais dépassé le seuil de l’oral.

La Russie L’athéisme franchement avoué, sinon prêché, de Diderot choque l’Allemagne, qu’il traverse lors de son voyage à Saint-Pétersbourg (1773-1774), comme il indisposera la cour de Russie. Il s’y est rendu pour remercier Catherine II de son soutien financier : elle a acheté sa bibliothèque, lui permettant de marier sa fille et lui épargnant ainsi la douleur de la voir entrer au couvent, destin fréquent des jeunes femmes sans dot. S’il ne reniera jamais sa gratitude envers la souveraine, il doutait, dès avant son voyage, de la sagesse de réformes imposées d’en haut ; à son retour, il rédige des observations sur ses projets, qui feront dire à Catherine, lorsqu’elle les découvrira plus tard, que c’était l’ouvrage d’un fou. On la comprend ! l’entrée en matière : « Il n’y a point de vrai souverain que la nation », contredit tout régime absolu. Entre les deux visages de Catherine – réforme et tyrannie – se tient, insinue Diderot, la même différence qu’entre un tigre vu en peinture et dans la réalité ! N’empêche que cette relation difficile entre l’impératrice et l’écrivain a irrigué le patrimoine culturel de la Russie : celle-ci héritera de la fameuse bibliothèque ainsi que des copies, déposées après sa mort, de tous les manuscrits de Diderot ; quant à la grande collection de peintures de l’Hermitage, elle fut constituée au début avec son aide. Et ailleurs Conséquence de cette rencontre avec un absolutisme se voulant éclairé mais laissant peu d’espoir pour l’avenir, Diderot collabore avec une équipe qui rédige un récit critique de l’expansion européenne. L’Histoire des deux Indes est un best-seller qu’on redécouvre actuellement. Si elle se contente de brosser un tableau mitigé de l’impérialisme occidental en Inde, elle s’acharne en revanche, au moment de la déclaration d’indépendance américaine (1776), contre la conquête des Amériques. Traduite en espagnol en 17841790, elle nourrit la conspiration de Bahia en 1798, un des premiers mouvements anticolonialistes et indépendantistes du Brésil. Diderot s’était aussi lié d’amitié avec don Pablo de Olavide, né à Lima, martyr de l’Inquisition puis réformateur espagnol. Au Pérou, on garde la mémoire de cette complicité ; et toute l’Amérique du Sud se distingue par le nombre des traductions de ses œuvres.

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Le critique comme poète de la matière Même s’il peut être impitoyable, Diderot ne réduit pas la critique d’art à un simple jugement de goût. Il s’agit bien plutôt de témérairement s’immerger dans les textures des œuvres. Par Stéphane Lojkine

D Vient de paraître

Diderot et ses artistes, Michel Delon, éd. Gallimard, « Hors série Découvertes », 48 p. ill., 8,90 €.

Crise de plume et souveraineté du pinceau. Écrire la peinture de Diderot à Proust, Nicolas Valazza, éd. Classiques Garnier, 358 p., 33 €.

À lire

L’Œil révolté. Les Salons de Diderot, Stéphane Lojkine, éd. Jacqueline Chambon, 476 p., 33,50 €.

ès 1753, la Correspondance littéraire diffuse confidentiellement un compte rendu de l’ex­ position organisée par l’Académie royale de peinture et de sculpture qui se tient tous les deux ans dans le Salon carré du Louvre. Elle n’est pas la seule à rendre compte du « Salon » : Marmontel, au Mercure de France, en est le chroniqueur le plus ancien et le plus régulier ; s’y adjoindront, à partir de 1757, L’Année littéraire de Fréron, plus épisodi­ quement en 1759 L’Observateur littéraire de l’abbé de la Porte, et en 1761 le Journal encyclopédique de Pierre Rousseau… Le succès de ces comptes rendus auprès du public est tel que les journaux les réim­ priment séparément sous forme d’extraits, que concurrencent des brochures plus ou moins anonymes et clandestines qui se vendent dans les allées du Palais­Royal et aux abords de l’exposition. Le phénomène fait scandale : secrétaire de l’Académie et ami des philosophes, Cochin publie dans le numéro d’octobre 1757 du Mercure de France un article de protesta­ tion. Contre les « faiseurs de brochures » qui montent les artistes les uns contre les autres, il en appelle au « public, dont le cri se fait entendre plus haut & plus au loin que tous les imprimés pour & contre. C’est en effet le seul jugement qui soit judicieux & impartial ; il n’a pas besoin de truchemens infideles pour être entendu ». Cette critique de la cri­ tique cristallise une prise de conscience : l’œuvre ne s’adresse plus à un commandi­ taire, mais elle délimite un espace public, pré­ politique, pour la recevoir et la juger. En fai­ sant écran à ce nouvel espace, la critique le révèle et, en quelque sorte, l’institutionnalise, comme fondement, référence et recours.

« Il est si difficile de produire une chose même médiocre ; il est si facile de sentir la médiocrité ! »

Chardin, entre vapeur et écume

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lors que l’Académie cé­ lèbre la peinture d’his­ toire et ce qu’on appelle « la grande manière » au nom d’une hiérarchie des genres qui place tout en bas de l’échelle la nature morte avec ses composi­ tions inanimées, la gloire de Char­ din, le prestige dont il jouit au sein même de l’Académie parais­ sent a priori incompréhensibles. Sans doute, ce n’est pas la pa­ renté entre La Raie, son morceau de réception, et les Bœufs écorchés de Rembrandt ou de Soutine qui lui a valu la reconnaissance du public et l’estime de ses col­ lègues. C’est d’abord un art de la disposition des objets qu’il a

exercé dans ses compositions, mais aussi dans la charge de ta­ pissier du Salon, en coordonnant l’accrochage des tableaux dans le Salon carré du Louvre, où, placés bord à bord, ils composaient un gigantesque puzzle coloré. Dide­ rot y revient à plusieurs reprises dans les Salons : la disposition des tableaux fait sens et vaut déjà commentaire. De la même façon, les natures mortes de Chardin s’apprécient dans le jeu de la distance à l’œuvre : « On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes sur les autres et dont l’effet transpire de dessous en

Diderot ne diffusera son premier Salon dans la Correspondance littéraire qu’à l’exposi­ tion suivante, en 1759. Il s’inscrit donc dans une pratique établie ; pourtant, il cherchera continûment à s’en démarquer : « Le triste et plat métier que celui de critique ! Il est si dif­ ficile de produire une chose même médiocre ; il est si facile de sentir la médiocrité ! […] L’image la plus favorable sous laquelle on puisse envisager un critique est celle de ces gueux qui s’en vont avec un bâtonnet à la main remuer les sables de nos rivières pour y découvrir une paillette d’or. Ce n’est pas là le métier d’un homme riche » (Salon de 1763). Mais que fait­il lui­même, sinon de la critique ? Comme il le remarque dans le

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dessus. D’autres fois, on dirait que c’est une vapeur qu’on a soufflée sur la toile ; ailleurs, une écume légère qu’on y a jetée. […] Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît ; éloignez-vous, tout se crée et se reproduit. On m’a dit que Greuze montant au Salon et apercevant

le morceau de Chardin que je viens de décrire, le regarda et passa en poussant un profond soupir. Cet éloge est plus court et vaut mieux que le mien » (Salon de 1763). Le regard devient souffle et l’art se manifeste dans le mouvement du passage, au point où il se défait. S. J.

préambule du Salon de 1765, celle-ci est partout, son empire s’impose : « Le goût est sourd à la prière. Ce que Malherbe a dit de la mort, je le dirais presque de la critique ; tout est soumis à sa loi. » Face à cette loi impérieuse, Diderot revendique au contraire la précarité de l’esquisse et la verve du moment : « Voici mes critiques et mes éloges. Je loue, je blâme d’après ma sensation particulière qui ne fait pas loi. »

« Visages de crème fouettée » Paradoxalement, l’affirmation du goût n’est pas pour Diderot un abandon à la subjectivité. En 1767, inspiré par les ruines de Robert, il ajoute : « Le grand homme n’est pas celui

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Panier de pêches avec rafraichissoir, de Jean Siméon Chardin, exposé au Salon de 1759 (musée des BeauxArts de Rennes).

qui fait vrai, c’est celui qui sait le mieux concilier le mensonge avec la vérité ; c’est son succès qui fonde chez un peuple un système dramatique qui se perpétue par quelques grands traits de nature, jusqu’à ce qu’un philosophe poète dépèce l’hippogriffe et tente de ramener ses contemporains à un meilleur goût. » Ce philosophe poète, c’est Diderot lui-même s’opposant aux critiques et ramenant inlassablement son lecteur du tableau fini qu’on aime ou qu’on n’aime pas vers le tableau à faire, l’idée créatrice. Il ne s’agit pas au fond de juger telle ou telle œuvre, mais, en amont, de changer le goût. Or le goût est épidermique, et la critique acerbe, venimeuse parfois, attire Diderot de

façon irrépressible. En 1759, l’Hector exposé sur les rives du Scamandre de Deshays, un peintre qu’il adulera par la suite, n’a pas l’heur de lui plaire : « Il est vilain, dégoûtant et hideux. C’est un malfaiteur ignoble qu’on a détaché du gibet. » En 1761, à propos d’une Descente de croix de Jean Baptiste Marie Pierre, il imagine cette adresse faussement compatissante : « Pierre, mon ami, votre Christ, avec sa tête livide et pourrie, est un noyé qui a séjourné quinze jours au moins dans les filets de Saint-Cloud. » En 1765, il ridiculise L’Éducation des riches de Hallé : « Voilà une sphère, voilà un chien. Cachez-moi cela, M. Hallé. On dirait que vous avez barbouillé cette toile d’une tasse de glace aux pistaches. » La Minerve conduisant la Paix à l’Hôtel de ville, pour laquelle le même avait représenté le conseil municipal de Paris réuni, déclenche un nouveau sarcasme : « Ces échevins ne sont que des sacs de laine ; ou des colosses ridicules de crème fouettée. » La crème reviendra devant les portraits de Drouais fils : « Imaginez des visages et des cheveux de crème fouettée. » Quant au Scilurus de Hallé, c’est un « tableau détestable de tout point, de dessin, de couleur, d’effet, de composition,

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Ne pas reculer devant l’abjection On ne croit guère à la compassion de Diderot envers les artistes sans gloire ou dont la gloire est usurpée : le goût est sourd à la prière… En revanche, les flèches empoisonnées de la critique vont au-delà du seul persiflage et de la sociabilité complexe qu’il induit. La crème fouettée, le salmis de bécasse convertissent la vision manquée en consommation abjecte de nourriture ; l’image est « à effacer avec la langue ». L’abjection du nébuleux, du floconneux, du grumeleux défait la place et la distance du spectateur, introduit une expérience inédite de l’œil, en prise directe avec la matière de l’art, en deçà des objets : la peinture ratée fait accéder, aux antipodes de la critique, au ressort scopique de la scène peinte, c’est-à-dire non plus au sens que le regard y déchiffre, mais à une appréhension pour ainsi dire tactile de la matière picturale par l’œil, à une immersion dans l’image, par laquelle le spectateur accepte de se laisser prendre au piège. Le jeu scopique est toujours double : voir l’œuvre, c’est aussi y repérer ce qui en elle nous regarde, cet appel mystérieux, abject et fascinant, qui vient d’elle. Lorsque le dispositif de la scène cesse d’être efficace, lorsqu’il se détraque, l’effet scopique se manifeste dans toute sa puissance brute. Mais il est aussi à l’œuvre dans les grandes machines comme Le Miracle des ardents de Doyen, dont les cadavres dévorés par la peste rappellent en 1767 à Diderot une terrible image homérique : « Je sais que

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pauvre, sale, mou de touche, papier barbouillé […]. À effacer avec la langue ». Enfin, l’Apothéose du prince de Condé, par Vénevault, est un « mauvais salmis qui n’en vaut pas un de bécasses ». Cette verve ne se retrouve pas dans les brochures imprimées qui circulent au même moment : la critique y est beaucoup plus modérée, presque timide. Diderot jouit de l’impunité que lui procure la diffusion à la fois restreinte et lointaine d’une Correspondance littéraire manuscrite : « Et surtout, souvenez-vous que c’est pour mon ami et non pour le public que j’écris » (Salon de 1763). Le Salon est une fiction de lettre privée, chaque livraison se présentant comme la copie de lettres réelles, une conversation intime saisie sur le vif : l’espace public du jugement des œuvres, que prépare et convoque la critique, se déploie à partir de cette intimité volée.

Greuze et Diderot visitant le Salon de 1761, par Joseph Navlet (1821-1889), coll. particulière.

Au peintre Hallé : « On dirait que vous avez barbouillé cette toile d’une tasse de glace aux pistaches. »

quelques spectateurs pusillanimes en ont détourné leurs regards, d’horreur. Mais qu’est-ce que cela me fait à moi […] qui me suis plu à voir dans Homère des corneilles rassemblées autour d’un cadavre, lui arracher les yeux de la tête, en battant les ailes de joie. […] Un cadavre n’a rien qui dégoûte. […] Il n’en est pas ainsi des yeux arrachés de la tête. Je ferme les miens pour ne pas voir ces yeux tiraillés par le bec d’une corneille, ces fibres sanglantes, purulentes, moitié attachées à l’orbite de la tête du cadavre, moitié pendantes du bec de l’oiseau vorace. » De l’image déchiffrable, délivrant la fable d’un sujet par le truchement de ses figures, Diderot est passé à une expérience plus directe et plus intime, de conversion de la vision en aveuglement, de néantisation dans l’œuvre au point de réversibilité du goût et du dégoût : se livrer à l’image passe par la dépossession de soi ; en goûter la volupté, par l’expérience de l’abjection. Décidément, la poésie des Salons n’est pas une relation critique…

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Bibliographie Par Patrice Bollon

Œuvres de Diderot Bien qu’il existe peut-être encore quelques écrits épars ou parties d’ouvrages signés par d’autres à retrouver ou à lui attribuer, disons que l’œuvre de Diderot est désormais entièrement accessible. L’édition de référence, « scientifique et critique », de ses Œuvres complètes est celle en trente-trois volumes, dont le vingt-huitième est à paraître en novembre, dite « DPV », du nom de ses trois initiateurs aujourd’hui disparus, aux éditions Hermann. Pour être moins exhaustives, plusieurs autres éditions « complètes » restent utiles, comme celle de Robert Lewinter en quinze volumes (Club français du livre, 1969), de Laurent Versini en cinq tomes (Laffont, « Bouquins », 1994-1997) et de « La Pléiade » (en cours, sous la direction de Michel Delon). D’autres « Œuvres complètes » plus anciennes (comme celles de Jules Assézat et de Maurice Tourneux) sont en disposition libre sur le net (par Gallica ou d’autres sites), et il faut signaler la remarquable édition gratuite en ligne de l’Encyclopédie sur le site de l’université de Chicago, l’« ARTFL Encyclopédie Project », d’un maniement très aisé. Tous les livres ou presque de Diderot se trouvent à disposition sur le net, et on en compte une bonne centaine d’éditions de poche, souvent extrêmement utiles, comme celles du Paradoxe sur le comédien (présenté par Sabine Chaouche, éd. GF-Flammarion), des Salons et du Supplément au voyage de Bougainville (éd. de Michel Delon, chez Folio), de la Lettre sur les aveugles et de la Lettre sur les sourds et muets (présentées par Marian Hobson et Simon Harvey, éd. GF-Flammarion), de l’Entretien entre d’Alembert et Diderot (Jacques Roger, éd. GF Flammarion) ou du seul Rêve de d’Alembert (dossier de Seloua Luste Boulbina, éd. Folioplus philosophie), etc.

Commentaires de l’œuvre La meilleure biographie de Diderot est celle du grand universitaire américain Arthur M. Wilson (1902-1979), parue aux États-Unis en 1972, Diderot, sa vie et son œuvre (traduit par

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G. Chahine, A. Lorenceau et A. Villelaur, éd. Laffont, « Bouquins », 1985 et 2013). Précise et érudite tout en restant sensible, elle dépasse de loin la simple biographie et constitue un essai global. On lui joindra les Diderot, de Pierre Lepape (éd. Flammarion, 1991, Champs, 1993) et de Raymond Trousson (éd. Folio, 2007), de bonnes introductions à l’œuvre et au personnage, ainsi que le Dictionnaire de Diderot, dirigé par Roland Mortier et Raymond Trousson (éd. Champion, 1999). Et on consultera le site de Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, qui donne accès à plusieurs centaines d’articles de la plume des meilleurs spécialistes. Diderot a eu de grands commentateurs, comme Jean Seznec (19051983), auteur des Essais sur Diderot et l’Antiquité (Oxford, éd. Clarendon Press, 1957), Herbert Dieckmann (1906-1986), des Cinq leçons sur Diderot (éd. Minard, 1959), Jacques Proust (1926-2005), avec Diderot et l’Encyclopédie (éd. Armand Colin, 1962, rééd. Albin Michel, 1995) et Lectures de Diderot (éd. Armand Colin, 1974), Élisabeth de Fontenay (Diderot ou le Matérialisme enchanté, éd. Grasset, 1981), JeanClaude Bourdin (Diderot. Le Matérialisme, éd. PUF, 1998), Paolo Quintili (La Pensée critique de Diderot, éd. Champion, 2001), et bien sûr Jean Starobinski (Diderot, un diable de ramage, éd. Gallimard, 2012). Sur la science, on consultera Les Sciences de la vie dans la pensée française du xviiie siècle, de Jacques Roger (éd. Armand Colin, 1963), La Philosophie expérimentale de Diderot et la Chimie, de François Pépin (éd. Classiques Garnier, 2012), ainsi que l’excellent petit essai d’Alexandre Wenger sur le médecin Théophile de Bordeu, Le Médecin et le Philosophe (éd. Hermann, 2012). Sur son esthétique : L’Esthétique sans paradoxe de Diderot, d’Yvon Belaval (éd. Gallimard, 1950), La Formation des idées esthétiques de Diderot, 1745-1763, de Jacques Chouillet (éd. Armand Colin, 1973), les Écrits sur l’art et les artistes, choix de textes réunis et introduits par J. Seznec, suivis d’articles de J. Starobinski, M. Delon et A. Cohen (éd. Hermann, 1967 et 2007).

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Publications récentes Nous avons déjà signalé plusieurs nouvelles études dans le corps du dossier – dues à nos contributeurs. En voici d’autres.

Esprit de Diderot. Choix de citations, Laurent Loty et Éric Vanzieleghem, éd. Hermann, 160 p., 6 €.

Un choix de citations de Diderot classées alphabétiquement par thème, d’« amours » à « unité » en passant par « croyance », « nature » et « passions ». Une bonne introduction à l’œuvre, si ce n’est que, en la présentant sous la forme d’une suite de « pensées détachées », elle peut égarer le lecteur en en lui faisant oublier le cœur : ce jeu d’affirmations/critiques de ces affirmations et reformulations incessantes, bref, la « dynamique » de la pensée, son côté dialectique voire « expérimental ».

Diderot ou le Bonheur de penser, Jacques Attali, éd. Fayard, 520 p., 24 €.

Par l’essayiste bien connu, un texte, non exempt d’approximations et d’anachronismes, vantant assez unilatéralement les mérites d’« homme de Lumières » de Diderot. Comme dans toutes les compilations, tout y

est, et à la fois rien ne s’y trouve : manque la subtilité d’une pensée – son « inquiétude » si actuelle.

Diderot. Passions, sexe, raison, Dominique Lecourt,

éd. PUF, 100 p., 13 €.

Par le philosophe des sciences et épistémologue, un recueil d’articles sautant des Bijoux indiscrets à Jacques le fataliste, l’Encyclopédie et son « vitalisme matérialiste ». « Passions, sexe et raison » animent, selon l’auteur, toute l’œuvre de Diderot, faisant de sa philosophie non pas une discipline mais « un art de vivre et de penser ».

Revue Europe,

n° 1014, octobre 2013, 384 p., 20 €.

Un intéressant numéro sur Diderot (mais aussi sur Sartre et Chris Marker), qui a le bon goût d’être « décalé », puisqu’on y parle aussi bien de ses « silences » qu’on y réhabilite son théâtre. À noter l’entretien avec le romancier Stéphane Audeguy, auteur de La Théorie des nuages et de Fils unique (éd. Folio), qui a lui aussi le bon goût de se déclarer le disciple de Diderot sans faire l’impasse sur certains de ses points aveugles.

Théâtre Lectures Cafés Philo Cinéma Expositions Concerts classiques Ateliers Philo pour enfants Spectacles Jeune Public

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Un texte inédit de Jean Starobinski

L’oiseau Diderot, tout ouïe et sur tous les tons Le critique Jean Starobinski nous offre un post-scriptum à son récent Diderot, un diable de ramage. Revenant fréquemment sous la plume de Diderot, le mot « ramage » signale une grande sensibilité aux voix et aux sons du monde, laquelle nourrit toute une conception de l’écriture et du style.

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À lire

Diderot, un diable de ramage, Jean Starobinski, éd. Gallimard, « Bibliothèque des idées », 432 p., 22 €.

ai un diable de ramage saugrenu, moitié des gens du monde et des lettres, moitié de la halle. » C’est ainsi que, dans la Satire seconde, l’autre titre du Neveu de Rameau, le singulier héros de Diderot reconnaît l’anomalie de sa parole : un mélange désordonné, une production bigarrée, révélateurs d’un être qui a renoncé à toute prétention d’intégrité. Cet individu est divisé. Il reconnaît sans difficulté que sa parole est un impur mélange. Beau joueur, il regrette de ne pouvoir « s’énoncer » avec la même aisance que le philosophe. Mais il fait savoir aussitôt que cette aptitude, s’il la possédait, ce ne serait pas pour rechercher la vérité, mais pour faire triompher l’imposture et en tirer profit. Cet homme au langage bipartite déclare à l’honnête philosophe qu’il n’est pas de son bord. Surprise ! les propos qu’il tiendra diront vrai sur le monde et la société dans lesquels tous deux se meuvent. On sent bien, de surcroît, que Diderot se réserve, lui aussi, un double rôle : celui du contradicteur honorable et celui du divulgateur indiscret. Diderot prend plaisir à développer un vaste jeu d’antinomies pour mettre en lumière l’exceptionnalité de son héros. Le Neveu est un parasite, un bouffon, mais aussi un fort bon juge en matière de musique et d’opéra. C’est tout un ensemble d’écarts et de disparités

qui caractérisent les faits et gestes et les pensées du personnage. Il est clairvoyant sur les turpitudes et les abus, mais il n’y objecte pas. Il regrette plutôt de n’y pas exceller. Bien sûr, l’autodérision du héros – qui sait fort bien qu’il remplit le rôle du bouffon et du parasite – va de pair avec le ridicule qui rejaillit sur ceux qui ont fait de lui le compagnon de leurs plaisirs, le financier Bertin et la petite Hus, l’actrice devenue sa maîtresse. La cible de tout l’écrit, ce sont eux ! Le Neveu laisse bien entendre que, s’il a su un moment leur plaire, c’est que sa propre bassesse correspondait parfaitement avec la leur. Son chef-d’œuvre, dans le texte de Diderot, est le récit de sa disgrâce. S’il a été chassé par le « patron », c’est pour avoir dit vrai, une seule fois, par exception, lors d’un dîner, sur les personnages peu recommandables qui s’y trouvaient. Ayant refusé de jouer le jeu de la flatterie, il a été ignominieusement renvoyé à sa misère. Diderot agence son récit pour mettre en évidence à la fois la virtuosité verbale et l’abjection de son personnage. Rejeté pour son franc-parler, celui-ci n’a plus aucune raison de cacher les turpitudes et les ridicules de ceux dont il dépendait. Cet homme qui se dit lui-même un « pauvre diable » réalise ainsi un coup de maître. Et cependant il se reconnaît incapable de rivaliser avec ceux qu’il

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gérard roNdeau pour Le MagaziNe Littéraire

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envie : les grands compositeurs, ou les prédateurs qui s’enrichissent. Faute d’avoir pu, comme eux, conquérir réputation ou fortune, il se dédommage en pratiquant une virtuosité imitative qui, n’épargnant personne, renonce à changer le train du monde et tourne son propre échec en caricature. Il est un simulateur accompli des procédés de l’art musical et des manœuvres de l’arrivisme mondain, ce qui fait de lui – par un nouveau dédoublement – un artiste manqué et un dénonciateur de toutes les hypocrisies. Telles que les évoque Diderot, les obscures infortunes de son héros deviennent, dans sa parole même, un texte éblouissant. L’écrivain s’est posé dans le rôle d’un transcripteur fidèle, et donc de l’imitateur d’un imitateur. Que le ramage du Neveu soit un « diable de ramage » ne mêle à cet aveu que le diable inoffensif du langage familier, celui dont le nom devenu banal n’est employé par le Neveu, à plusieurs reprises, que pour désigner, comme par une épithète convenue, ce qui est entaché d’irrégularité, d’imperfection, de ridicule, ou pour lancer un « Que diable ! » qui n’a rien de ténébreux. Oubliée, apparemment,

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l’acception théologique forte, où le diable était l’ange calomniateur, le seigneur de la nuit, hostile à l’ordre divin du monde. Le diable est sans emploi dans la philosophie de Diderot, qui n’ignore pourtant pas les méchants. Ne croyant ni à Dieu ni à diable, Diderot fait néanmoins de son héros le porteur d’une « négativité » qui a pour effet de jeter la plus vive lumière sur les impostures sociales dont il se déclare lui-même le complice. Il participe au mal pour s’en faire l’accusateur. Hegel percevra dans ses propos le langage du déchirement. Or Diderot, dans la confidentialité épistolaire, tient sur son propre compte un discours analogue. Sur le registre de la moquerie, le mot « diable » devient pour lui un partenaire intime, qui génère le dédoublement. Il écrit à Mme de Maux, en 1769 : « J’enrage d’être empêtré d’une diable de philosophie que mon esprit ne peut s’empêcher d’approuver, et mon cœur de démentir. » Ce démenti est-il sincère ? Ou n’est-ce là, de sa part, qu’une façon de rassurer une personne qu’il aimait et qu’il savait sensible ?… * Le Neveu, jouant franc jeu devant son interlocuteur, ne craint pas de définir son parler en le dépréciant. Son ramage appartient à parts égales – « moitié… moitié » – au monde supérieur et à celui de la grossièreté populaire. Les deux « moitiés » du ramage représentent le haut et le bas de la société. Ce n’est que l’un des très nombreux exemples, chez Diderot, d’une bipartition, suivie d’une mise en balance des opposés. Or cette présence du haut et du bas dans le langage du Neveu est l’homologue de ses chances et de ses malchances, qui lui font parcourir la société entière, d’un extrême à l’autre, du financier au cocher de fiacre. Il porte en lui la dissonance, mais aussi l’aptitude à la mobilité, l’ubiquité qui improvise les expédients. Diderot l’a voulu tel, pour le faire parler, et, par son truchement, pour exploiter les ressources d’une langue singulièrement Jean Starobinski franche, qui répand libéralement les ridicules chez lui à Genève, sur les ennemis de la philosophie, souvent en juillet 2012. rangés dans la catégorie des « méchants ». Dans la stratégie ainsi adoptée, le Neveu est le porteur de ressentiments et de sarcasmes vengeurs que son interlocuteur, Moi, substitut rassurant, garant de l’auteur, a beau jeu de désavouer. Quand le Neveu parle de son diable de ramage, et qu’il le divise en deux « moitiés » opposées, il se pose comme un être dissonant, donc comme une exception. Mais en même temps on peut l’écouter comme le révélateur de la société tout entière, de son plus bas à son plus haut. Ce faisant, Diderot rattache ostensiblement son texte et son héros à la tradition littéraire de la satire. S’étant défini par la faim, l’appétit et l’absence de scrupules, Rameau revendique aussi l’absence d’unité. Comme on l’a souvent rappelé, il incarne à merveille la satura des Latins (celle d’Horace en particulier), ainsi nommée à partir d’un mot dont la première acception était le « mélange ».

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La parole subversive est attribuée par les auteurs satiriques anciens à des originaux rencontrés par hasard dans un lieu public, ou hors les murs. Leur différence les protège, et protège ceux qui relatent leurs discours. Ces originaux sont des marginaux et n’ont rien à perdre. Mais il ne faut pas oublier non plus l’ascendance socratique du Moi qui interroge et fait parler le Neveu. Une contre-épreuve est nécessaire. Comment Diderot parle-t-il lorsqu’il se réfère à lui-même ? On n’a pas de peine à découvrir que son vocabulaire est souvent proche de celui qu’il attribue à son personnage. Au retour de Russie, en 1774, il séjourne à La Haye, où il peut travailler sans être surveillé. En annonçant son retour à Mme Necker, il évoque son propre ramage et les altérations qu’il peut avoir subies : « Je vais rentrer dans la volière dont je me suis échappé depuis quinze mois. Mon ramage, qui n’était pas déjà trop mélodieux, n’aura-t-il point souffert des ramages durs et barbares des oiseaux moraves, helvétiens, belges, prussiens, polonais, esclavons et russes avec lesquels j’ai vécu ? » Ce mélange composite n’a pas la simplicité du « moitié… moitié » du Neveu. Quant à ce qui provient de la halle, Diderot n’est pas en reste. Dans la Réfutation d’Helvétius, écrite également à La Haye (au fil d’une lecture de L’Homme, ouvrage posthume d’Helvétius), il juge nécessaire de répliquer avec vigueur à des idées sommaires sur les motivations égoïstes et matérielles des actions humaines. Il prévient qu’il ne ménagera pas ses propos : « J’en demande pardon au lecteur, je vais dire une chose ordurière, une chose sale, du plus mauvais ton, du plus mauvais goût, un propos de la halle […]. » Bien d’autres similitudes de vocabulaire peuvent encore être relevées. Parmi les rencontres entre le ramage du Neveu et l’écriture habituelle de Diderot, je n’en veux retenir ici qu’une seule, particulièrement révélatrice : dans l’avant-dernière réplique de la satire, quand l’auteur et le Neveu se séparent, celui-ci demande : « N’est-il pas vrai que je suis toujours le même ? » C’est une façon de surmonter les disparates d’une conscience déchirée et de les ramener à l’unité d’un caractère. Or cette expression du Neveu, qui a donné lieu à bien des commentaires, on la trouve dans une lettre un peu embarrassée que Diderot écrit à Mme d’Épinay, en 1767, en lui demandant de croire à son invariable amitié : « Je suis toujours le même, et j’ai même la vanité de douter que je puisse devenir meilleur en changeant. » Aux dames Volland, le 10 août 1769, il donne la même assurance : « Je suis et je serai le même tant que je vivrai. » L’expression, si proche d’une formule de politesse, apparaît de nouveau dans une protestation de fidélité à la princesse Dashkoff, le 3 avril 1771 : « Eh bien ! madame, en dépit de mon silence, je suis toujours le même […]. » Et, après avoir relaté des événements politiques récents survenus en France – la dissolution du « parlement de la capitale » –, Diderot achève sa lettre par des considérations sur les institutions humaines qui, elles, ne restent pas les mêmes au cours du temps : « Chaque siècle a son esprit qui le caractérise. L’esprit du nôtre semble être celui de la liberté. La première attaque contre la superstition a été violente, sans mesure. Une fois que les hommes ont osé d’une manière quelconque donner l’assaut à la barrière de la religion, […] il est impossible de s’arrêter. Dès qu’ils ont tourné des regards menaçants contre la majesté du ciel, ils ne manqueront pas, le moment d’après, de les diriger contre la souveraineté de la terre. » Diderot est bon prophète en ce qui regarde la France. L’éventualité contraire, cependant, ne lui paraît pas impossible : « Pour ma part, je

proteste que dans un autre temps je n’eusse jamais conçu les idées que je suis capable aujourd’hui de nourrir. Il est mille fois plus facile, j’en suis persuadé, pour un peuple éclairé de retourner à la barbarie, que pour un peuple barbare d’avancer d’un seul pas vers la civilisation. » L’histoire humaine amènera-t-elle davantage de libertés ? Ou n’assistons-nous qu’à des alternances de barbarie et de civilisation, toujours les mêmes ? La réponse reste en suspens. On a l’impression que Diderot, à ce moment, par respect pour son interlocutrice, se retient d’écrire le proverbe conclusif prononcé par le Neveu : « Rira bien qui rira le dernier. » Mais il ne s’est pas privé d’y faire penser ! * Le ramage est le « chant naturel des oiseaux », selon le Dictionnaire de Trévoux (1771), qui précise : « Chaque oiseau a son ramage particulier. » Le même dictionnaire signale l’extension métaphorique du mot : « Se dit aussi des différents cris et tons de voix des animaux. Quand on entend un âne braire, on dit : voilà un étrange ramage. » L’auteur de l’article connaît aussi l’application du terme aux humains : « On dit aussi des gens qui ont changé de ton, de profession, qu’ils chantent maintenant un autre ramage. » Cet usage du mot, pour les lexicographes de Trévoux, est une « expression triviale ». Jaucourt, dans l’Encyclopédie, définit le « ramage » de la même façon : « C’est le chant naturel des oiseaux, ou leur cri. » Mais il précise de surcroît : c’est un « terme d’oiseleur ». Et il nous faudra bien, sans trop tarder, introduire l’oiseleur. Chez Diderot, le mot « ramage » apparaît dans toute la gamme de ses variétés d’emploi, du littéral au « trivial ». Comme la plupart de ses contemporains, il vit encore assez près du monde naturel. Il est un citadin, mais il connaît la forêt (qu’il évoque en quelques traits dans Les Deux Amis de Bourbonne). Il a la vue et l’ouïe fines pour les signes de l’état du ciel et des moments du jour. Et il s’en souvient jusque dans les salons parisiens. Le 15 juillet 1759, peu de temps après la mort de son père, il écrit à Sophie Volland : « N’avez-vous pas remarqué quelquefois à la campagne le silence subit des oiseaux, s’il arrive que, dans un temps serein, un nuage vienne à s’arrêter sur un endroit qu’ils faisaient retentir de leur ramage ? Un habit de deuil dans la société, c’est le nuage qui cause en passant le silence momentané des oiseaux. Il passe, et le chant recommence. » Portant le deuil, Diderot s’aperçoit qu’il impose silence à ceux dont il s’approche, et la comparaison s’établit comme d’elle-même. La même image reparaît dans le beau chapitre sur le clair-obscur des Essais sur la peinture pour faire suite au Salon de 1765. Diderot évoque de nouveau la scène du nuage, mais en y ajoutant un effet de lumière : il évoque les deux scènes qui se succèdent « en un clin d’œil, lorsqu’au milieu d’une campagne immense quelque nuage épais porté par les vents qui régnaient dans la partie supérieure de l’atmosphère, tandis que la partie qui vous entourait était immobile et tranquille, allait à votre insu s’interposer entre l’astre du jour et la terre. Tout a perdu subitement son éclat. Une teinte, un voile triste, obscur et monotone, est tombé rapidement sur la scène. Les oiseaux même en ont été surpris, et leur chant suspendu. Le nuage a passé, tout a repris son éclat, et les oiseaux ont recommencé leur ramage. » Diderot est l’un des rares écrivains qui conjuguent d’instinct les spectacles naturels visibles et les événements sonores. Il a pour ceux-ci un répertoire de termes qui double sa palette de couleurs et d’ombres. Dans le récit qu’il invente de ses rencontres avec Dorval, le héros et transcripteur supposé du Fils naturel, il se rend trois jours de suite à la campagne. À la fin du premier jour, Dorval le raccompagne au

Le Neveu de Rameau est rythmé par des événements presque tous sonores : performances musicales, vacarmes, charivaris…

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coucher du soleil, et décrit la scène où les bruits supplantent les couleurs qui s’éteignent. Il n’est pas rare que les descriptions de Diderot, sur le motif ou fictives, s’accompagnent d’une écoute : « On n’entend plus dans la forêt que quelques oiseaux, dont le ramage tardif égaye encore le crépuscule. Le bruit des eaux courantes, qui commence à se séparer du bruit général, nous annonce que les travaux ont cessé en plusieurs endroits, et qu’il se fait tard. » Le registre acoustique, en cet instant, tend à prédominer. Le lendemain matin, la rencontre a lieu au pied d’une colline, où « l’on entendait le bruit sourd d’une eau souterraine qui coulait aux environs ». Le spectacle inspire au mélancolique Dorval une effusion sur « l’homme de génie ». Les termes sont contrastés, selon un procédé qu’affectionne Diderot, qui a appris des peintres l’opposition de la figure et du fond. Il la reporte sur celle du visible et de l’audible : « Qui estce qui mêle sa voix au torrent qui tombe de la montagne ? […] Qui est-ce qui s’écoute dans le silence de la solitude. C’est lui. » * Dans l’univers de Diderot, où la parole échangée est de première importance, ce qui se dit est constamment sous observation, la parole propre comme celle des autres. Ce n’est là qu’un aspect de l’univers de l’audible qui a tant compté pour lui. Les bruits, les sons, les voix qu’il écoute ou qu’il imagine appartiennent à maints domaines, à commencer par ceux de la nature, de la rue, des cafés et des salons. Il faut y ajouter les sons et les accents de la poésie et du théâtre, ceux de la musique et de l’opéra, et ceux, fortement contrastés, de la vie actuelle et d’un avenir anticipé. Les Mémoires sur différents sujets de mathématiques (1748) s’ouvrent par des « Principes généraux d’acoustique », Frontispice pour où l’on peut lire : « Il en est […] d’une belle une édition de 1821 vie comme d’un beau concert. » Diderot par- du Neveu de lera de « la tension des cordes » et d’un Rameau (chez « nouvel orgue » dans le troisième et le qua- Delaunay, à Paris). trième de ces cinq mémoires. Car il se plaît à philosopher sur le domaine des sons presque autant que sur les arts du visible : il affirme qu’une même « perception des rapports » doit s’exercer dans les deux territoires. On est tenté d’employer des termes tels qu’« acousphère » ou « phonosphère » pour désigner le large domaine sensoriel de l’audible. Ce qui m’importe, en risquant ces néologismes, c’est d’indiquer l’ampleur du domaine de ce qui s’écoute chez Diderot, et qui réclame une terminologie appropriée. Le déroulement narratif du Neveu de Rameau est rythmé par des événements paroxystiques qui sont presque tous d’ordre sonore, que ce soit dans les performances musicales que le héros contrefait, ou dans les « vacarmes » et les « charivaris » qu’il raconte. Et comme pour apporter une sorte de consécration à l’omniprésence de l’audible, la satire s’achèvera au moment où retentit la cloche qui annonce la représentation de l’opéra. Le Neveu parle alors des « vêpres de l’abbé de Canaye et les miennes ». Il exprime de la façon la plus concrète le changement qui se produira au siècle suivant, dans une large partie

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du monde intellectuel, par la substitution des valeurs esthétiques aux valeurs de la tradition religieuse. L’un des témoignages les plus parlants de l’expérience de Diderot lui-même est assurément la longue lettre à Sophie Volland du 30 octobre 1759, qui rapporte l’extraordinaire polyphonie des événements et des propos d’un dimanche au Grandval, dans la compagnie du baron d’Holbach, de sa femme, de la mère de celle-ci, et des hôtes de la maison. Au retour d’un dimanche de promenade, « c’est Mme d’Holbach qui parle la première ». Elle propose de se mettre à jouer. Sa mère, l’ignorante et facétieuse Mme d’Aine, déclare qu’elle aime mieux se « reposer et bavarder ». Diderot, interrogé sur ce qu’il écrit pour son Encyclopédie, constamment interrompu, livre par fragments une partie de la substance de l’article « Sarrasins ». La parole circule : questions, réponses, diversions. Une sorte de contresujet se déploie dans la trivialité des propos de Mme d’Aine, et dans ses rires. Parmi les voix qui s’entremêlent, il y en a une qui invite : « Écoutez, madame, écoutez. » Mais qui parle ? Suit un récit où il est question d’une femme qui tombait d’un âne et qui « criait comme une femme troussée ». Cette femme qui tombe et qui crie, on la retrouvera lors de la première rencontre que Jacques et son maître font sur leur route. À la fin de sa lettre, Diderot fait savoir à Sophie qu’il l’écoute, elle aussi, mais bien sûr de loin : « J’entends d’ici

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les mots épars qui rompent par intervalle le silence de votre retraite. » Et il l’assure qu’il lui a rendu « tout ce qui se fait ici mot à mot ». On n’en a pas encore fini, dans cette lettre, avec le monde sonore, puisque la phrase suivante évoque une personne qui « a découvert au bout de trente ans que le bruit du trictrac lui faisait mal à la tête ». Quelques jours plus tard, toujours dans la demeure du baron d’Holbach, Diderot écrit à Sophie : « Dès le matin, j’entends sous ma fenêtre des ouvriers. » Il regarde leurs travaux. Il les écoute : « Ils sont gais ; ils chantent, ils se font entre eux de bonnes grosses plaisanteries qui les égaient. » Il pense à leur pauvreté. Il pense à « leur sort », mais à partir des sons matinaux venus du dehors. Diderot n’est pas seulement attentif à l’alternance du chant et du silence des oiseaux, et au bruit polyphonique du salon de son ami le baron : il a aussi l’ouïe fine pour le « ton » des écrivains, et donc leur « style ». Et il n’hésite pas à établir des corrélations entre les ramages naturels et le registre littéraire. Ainsi, lorsqu’il réfute Helvétius : son erreur est de soutenir une philosophie qui attribue un rôle formateur à la seule éducation, sans tenir compte des aptitudes qui résultent de la constitution native. Diderot proteste. Non ! Les hommes ne naissent pas semblables : il faut tenir compte des prédispositions et des talents individuels. Ainsi en va-t-il des écrivains, et Diderot prend pour exemple d’Alembert, Buffon et Rousseau : « Voici trois styles bien différents », et il caractérise rapidement les traits qui donnent aux textes de chacun d’eux une physionomie si marquée. Puis il ajoute, dans une comparaison insolite : « Il n’est non plus possible à ces auteurs de changer de ton qu’aux oiseaux de la forêt de changer de ramage. » Qu’advient-il s’ils cherchent à contrarier leurs dispositions innées, celles qui sont propres à leur espèce ? Diderot répond : « Invitez-les à cet essai : d’originaux qu’ils étaient, ils deviendront imitateurs et ridicules. Leur chant sera d’emprunt, il se mêlera de leur chant naturel, et ils ressembleront à ces oiseaux sifflés qui commencent un air modulé et qui finissent par leur gazouillement » (Réfutation d’Helvétius). En l’occurrence, la comparaison proposée par Diderot accorde même statut aux traits strictement individuels des écrivains et aux particularités d’une espèce animale. Or l’espèce, comme l’enseigne la logique, « contient sous soi plusieurs individus » (Acad. 1748). Ce fut le propre de l’ancienne « physiognomonie » que d’établir des corrélations entre espèces animales et caractères individuels. Diderot, en l’occurrence, fait une entorse à la logique, pour maintenir des différences « spécifiques » entre écrivains dont la voix diffère. On peut être sûr qu’il pense aussi à son propre style, et à ce qui le fait contraster avec ceux de d’Alembert (qui à l’évidence manque de « chaleur ») et de Rousseau (ce grand « coloriste »). Ce furent là de proches interlocuteurs avec lesquels le lien amical était destiné à se rompre, mais dont il n’a pas méconnu les grands mérites. L’on comprend qu’il soutienne que la différence entre individus humains est aussi radicale que celle qui sépare les espèces animales. Si bien que, tout en pouvant désigner l’astreinte imposée par une condition sociale, le mot ramage, chez Diderot, est applicable aussi à la parole dans laquelle se manifeste un talent personnel. Chaque auteur doté d’un vrai génie est capable d’un « chant naturel ». Ce chant est inimitable, lié qu’il est à la variabilité infinie de la constitution physique. Les diverses valeurs du mot « ramage » restent néanmoins flottantes dans l’écriture de Diderot. Tant qu’il était pris littéralement, lié aux oiseaux vivants et à la scène naturelle, le mot restait inscrit dans une aire « poétique ». Transporté dans le monde humain, dépaysé, une acception péjorative vient s’y attacher. Diderot dit parfois « mon

ramage », ce qui équivaut à « mon parler » ou à « la suite de mes paroles », mais avec une nuance d’ironie. Les exemples que l’on vient de lire présentaient le mot dans son sens littéral et transportaient les lecteurs dans un monde plaisamment agreste. Sans prévenir, dans les mêmes Entretiens sur Le Fils naturel, Diderot emploie le terme dans un sens dépréciatif, comme le font beaucoup de ses contemporains. Mais, sitôt qu’il désigne métaphoriquement la parole humaine, il marque une moquerie. Il stigmatise un défaut, un déficit du sens en faveur du seul bruit de la voix. Après avoir prescrit aux auteurs dramatiques et aux acteurs la manière dont ils doivent manifester la passion – par la déclamation, l’intonation et l’accent –, Diderot ajoute : « Un ramage opposé à ces vraies voix de la passion, c’est ce que nous appelons des tirades. Rien n’est plus applaudi et de plus mauvais goût. » Le mot « ramage » rejoint alors les termes péjoratifs – bavardage, jargon, caquet – dont Diderot fait aussi ample usage. L’écoute des oiseaux était encore porteuse de sens symbolique pour les esprits du XVIIIe siècle, bien plus que pour nous qui n’entendons guère d’oiseaux autour de nous. Si Diderot a tant d’amitié pour le « petit abbé » Galiani, c’est parce qu’il voit en lui un complice dans l’audace intellectuelle, et aussi parce qu’il admirait son immense talent de raconteur. Il y eut une circonstance où ce plaisir fut particulièrement vif, quand Galiani trancha un débat qui s’était élevé entre « philosophes » chez le baron d’Holbach. Il s’agissait de savoir à qui devait aller la préférence. À « la méthode qui ordonne » (prônée par le naturaliste Le Roy) ? Ou au « génie qui crée » (vanté par Grimm) ? Dans une lettre à Sophie Volland, Diderot rapporte comment Galiani prit le rôle de l’arbitre et trancha la question en lui donnant la tournure d’une plaisante histoire. Il n’omit pas l’exorde : « Mes amis, je me rappelle une fable, écoutez-la. » C’est l’histoire de la contestation entre deux oiseaux d’espèce différente, le coucou et le rossignol. Le litige fut soumis au jugement de l’âne. Sans écouter les plaideurs et sans instruire la cause, celui-ci déclare vainqueur le coucou, c’est-à-dire la méthode. L’histoire provenait d’un livre italien : l’épopée burlesque Ricciardetto (1738) de Niccolò Forteguerri (1674-1735), que Diderot avait aussi lue avec bonheur, car il y avait trouvé de quoi « alternativement pleurer de douleur et de plaisir » – expression, soit dit en passant, où l’on reconnaît son goût pour la symétrie et la mise en balance des contraires. Dans cette page aujourd’hui célèbre, la verve de Diderot, épistolier amoureux, a magistralement doublé la performance orale de l’économiste napolitain qui dans un salon racontait si bien une histoire de ramages. Lorsque plus tard Galiani aura regagné l’Italie, Diderot, dans ses lettres, lui parlera beaucoup des ramages parisiens. Ainsi évoque-t-il la baronne d’Holbach, qui avait si souvent accueilli le « petit abbé » dans sa demeure du Grandval. Quand le débat s’est échauffé autour des Dialogues sur le commerce des blés de Galiani, auxquels Diderot avait lui-même prêté la main, la baronne prenait parti pour cet ouvrage et pour son auteur. Sa jolie voix rompait « de temps en temps » les « criailleries » et le « charivari » des disputeurs qui attaquaient les idées de Galiani. Diderot m’émeut, dois-je le dire ? lorsqu’il évoque ce « petit ramage délicat et fin » en solo comme l’un des attraits d’une personne qui ne le laissait pas indifférent. Luimême, il fait « le rôle du silence au milieu de tous ces concertants-là ». Criaillerie, charivari, ramage, silence : dans ces quelques lignes, Diderot établit une polyphonie graduée – quatre niveaux sonores – et donne une preuve de son attention à tout ce qui se manifeste dans le domaine de l’audible.

« Il n’est non plus possible aux auteurs de changer de ton qu’aux oiseaux de la forêt de changer de ramage. »

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Comprendre l’humain et la société

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Jaume Cabré

J’ai toujours la sensation de ne pas avoir fini

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Le Catalan s’affirme comme l’un des plus grands auteurs actuels avec Confiteor, récit hors norme filant à travers quatre siècles de barbarie et de mensonge en Europe. Propos recueillis par Philippe Lefait, photo Marco Castro/Agent Mel pour Le Magazine Littéraire

I

l porte des moustaches qui en d’autres temps auraient signé une virilité sans concession, mais la douceur de sa voix et la rondeur de son regard démentent le fantasme machiste. Jaume Cabré est né en avril 1947, à Barcelone, en Catalogne, sous Franco et à l’ombre d’une histoire qui peut rendre une popu­ lation étrangère sur sa propre terre en lui interdisant par exemple de pratiquer sa langue. C’est à une petite heure de la capitale régionale qu’il écrit au calme, parfois avec un chat, à plein temps désormais. Et qu’il joue, en amateur, à plusieurs encablures de ses plus proches voi­ sins, du violon. Sa biographie indique qu’il est diplômé de philologie et agrégé, qu’il a enseigné à l’université de Lleida, qu’il a écrit une pièce de théâtre, des scénarios pour la télévision et un essai sur le sens de la fiction, dans laquelle il excelle depuis son premier texte publié en 1974, Faules de mal desar (« Fables gênantes », non traduit). Le rayonnement des Voix du Pamano (2004, traduit chez Christian Bourgois en 2009) en Espagne et en Allemagne, où 300 000 exem­ plaires ont été vendus, en a fait dans la presse espagnole un « auteur à succès ». Pour Confiteor, sorti en 2011 et traduit aujourd’hui chez Actes Sud, les gazettes ont parlé d’un « roman monstre ». Jaume Cabré est un écrivain exigeant, chaleureux et modeste. Un mot, la sérendipité, va comme un gant à sa technique littéraire. Envoû­ tante, elle offre au lecteur la possibilité et le plaisir de découvrir par inadvertance des pans du récit auxquels il ne s’attendait pas. Avec ce dernier roman, cet érudit de 66 ans est plus vrai que virtuose, aussi juste que talentueux dans la vision qu’il nous offre de la dialectique éternelle des contraires. Quand avez-vous trouvé votre vibrato d’écrivain ? Jaume Cabré. Un jour – j’avais 17 ou 18 ans – j’ai écrit un texte dans

lequel je décrivais le réveil d’un village : un chat qui passe, un volet qu’on relève, ce genre de choses… J’avais réussi à provoquer des situations, à les plier à ma volonté avec des mots, à ressentir une tension littéraire. Et à l’époque, quand je me rebellais en arrivant à

la fin de certains livres dont je ne voulais pas achever la lecture, je faisais durer mon plaisir en leur inventant une suite, en essayant de prolonger leurs personnages et de retrouver le style de leurs auteurs. Je faisais lire ces ébauches de romans à des amis d’université qui n’en demandaient pas tant (rires). À lire

Confiteor, Jaume Cabré,

Vous écrivez en catalan. En vous lisant, on pense pourtant aux écrivains latinoaméricains. Vargas Llosa pour la densité du récit, Borges pour les niveaux de lecture. Quelles sont vos références ?

À la fin des années 1960, c’était le boom de la littérature latino­américaine. J’ai adoré les premiers romans de Mario Vargas Llosa : La Maison verte, La Ville et les Chiens, Conversation à La Cathédrale, Pantaléon et les Visiteuses. J’ai admiré Borges et sa capacité à dire simplement la complexité des choses. Chez García Márquez j’ai trouvé une imagination portée à ses limites et ce pouvoir de faire disparaître si nécessaire des personnages. Toutes les nouvelles de Cortázar sont des modèles du genre. Je dois aussi beau­ coup à Fuentes, à Juan Rulfo, qu’il faut relire de temps en temps. Des auteurs catalans comme Mercè Rodoreda ou Josep Pla, je retiens le sens de la narration. Je dois aussi évoquer Tolstoï et son sens de la totalité. J’ai toujours été admiratif de l’univers créé par Thomas Mann. Dans son dernier roman, Le Docteur Faustus [biographie fictive d’un musicien publiée en 1943], on a cette idée de l’accès à la beauté au travers de la musique. Son personnage, Adrian Leverkühn, ne s’oublie pas. Il m’a accompagné pendant des années, et je me suis dit que ce n’était pas un hasard si j’avais appelé mon personnage Adrià. Chez Joyce il y a cette possibilité de tout faire avec la langue et avec les mots. C’est un chant à la liberté stylistique ! Avec Proust, j’ai découvert traduit du catalan par Edmond Raillard, éd. Actes Sud, 784 p., 26 €.

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Jaume Cabré à Paris, septembre 2013.

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Le magazine des écrivains Grand entretien

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oilà le pouvoir de la littérature : elle supplée l’indicible de la réflexion quand la pensée poussée à l’extrême devient stérile.

l’intériorité. Même si certains passages me semblent lourds dans cette œuvre, que j’ai lue en français, on en sort avec la sensation d’avoir réellement vécu l’écoulement du temps. Parlons de quelques personnages secondaires de vos derniers livres. Ils peuvent être témoins ou confidents. Dr Jivago est un chat dans Les Voix du Pamano, le cow-boy Kid Carson et l’Indien Aigle noir accompagnent Adrià dans Confiteor. D’où viennent-ils ?

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« L’écrivain est un soliste », dit l’un de vos personnages. Mais quelle complicité attendez-vous du lecteur, que la construction de votre récit met en permanence sur le qui-vive. À charge pour lui d’accepter la complexité du récit, ses imbrications et ses chevauchements. Vous êtes dans l’échange ?

Je sais que le lecteur est intelligent et curieux. Je crois aussi qu’il veut découvrir les choses sans qu’on ait à les lui expliquer ou à les lui détailler. Il n’y a pas lieu de lui proposer des évidences. Dans ce dialogue que j’établis avec lui, je veille attentivement, presque à la loupe, à ne pas lui demander l’impossible. Je m’assure qu’il saura toujours se repérer, par exemple si tel ou tel paragraphe reste momentanément inachevé. Cette façon de faire me permet aussi de retravailler en permanence mon texte.

C’est la part autobiographique de mon travail (sourire). Avec Dr Jivago, je rends hommage à mon chat. Il a vécu dix-sept ans et m’a aidé dans mon travail. Il venait me voir pour profiter de la chaleur de l’ordinateur quand j’écrivais Les Voix du Pamano. Je n’ai pas été comme Adrià un enfant solitaire. Nous étions cinq frères et je jouais avec des figurines aux Indiens et aux cow-boys. Je ne sais pas forcément pourquoi je les ai utilisés comme personnages. C’est très intuitif. Je pense qu’ils Comment avez-vous entamé Confiteor ? Comment me permettent de donner une dimension de réel et de quotidien à êtes-vous parvenu à cette imbrication des temporalités des personnages principaux dont et des personnages ? l’histoire et la vie m’échappent À l’origine de Confiteor, il y a Repères encore. Par exemple, dans Les d’abord une nouvelle que j’ai Voix du Pamano, je fais parler le 1947. Naissance à Barcelone. d’Enllaç, dont il dirige écrite sur Nicolau Eimeric, un inquisiteur catalan du xive siècle. chat longuement. Il a l’intonation 1978. Après des études l’équipe scénaristique. Puis j’ai imaginé un rapprocheserrée des habitants de la mon- de philologie catalane 1996. L’Ombre de l’eunuque ment avec l’Obersturmbanntagne pyrénéenne, et il incarne la à Barcelone, domaine dans (Christian Bourgois, 2006), führer SS Rudolf Höss, le commémoire du lieu. Quant à Carson lequel il deviendra roman sur les dernières mandant d’Auschwitz, parce et à Aigle noir, j’en ai d’abord fait enseignant, il publie, après années du franquisme. qu’ils servent le même Dieu. Je des compagnons d’enfance et des quelques textes courts, 1999. Publication d’un essai leur ai fait perdre toute temporacomplices d’Adrià. Je ne savais son premier roman, Galceran, sur la création littéraire, lité et les ai fusionnés en un perpas qu’ils finiraient par s’imposer l’heroi de la guerra negra. El sentit de la ficció. sonnage unique. Adrià viendra comme les témoins critiques de 1984. Publication du roman 2000. Il crée la série plus tard. Je n’ai conçu mon toute sa vie. Ils sont pratiques. La Toile d’araignée (éditions télévisée Crims et dirige roman autour de lui que trois ou Leur apparition récurrente sym- du Chiendent, 1985). l’équipe des scénaristes. bolise le doute quand il envahit 1989-1992. Il crée l’une des 2001. Première pièce quatre ans après avoir commencé mon personnage. à écrire. premières séries télévisées de théâtre, Pluja seca. Dans vos derniers livres, d’autres objets, une pierre tombale retaillée dans Les Voix du Pamano, un violon exceptionnel mais taché de sang dans Confiteor, apparaissent sinon comme des personnages, du moins comme des éléments clés du roman.

catalanes, La Granja. 1990. Il écrit lui-même l’adaptation de La Toile d’araignée, réalisée par Antoni Verdaguer. 1991. Sa Seigneurie (Christian Bourgois, 2004). 1994-1998. Création de la série télévisée Estacio

Ils ont une importance supérieure à tous les autres objets du récit. Comme commun des mortels je n’ai pas conscience de l’importance de certains d’entre eux, mais comme romancier et comme démiurge je connais leur usage symbolique. Ils me permettent de donner une cohérence au monde que je propose au lecteur, et ce sont des marqueurs qui ont une énergie narrative. Prenez la médaille de Sara dans Confiteor, elle est lourde d’histoire. Quand elle est banalement volée par une femme de ménage, je souhaite provoquer la colère du lecteur, qui comprendra que c’est une mémoire qui est dérobée. Le violon est le lieu de la rencontre du bien et du mal. Objet de valeur convoité et volé par son père, c’est pour Adrià un moyen d’accéder à la beauté. Sinon, le violon est l’instrument que je pratique mais dont je joue très mal. Il est pour moi le symbole de la musique, qui est, dans ma vie, presque plus importante que la littérature.

2004. Les Voix du Pamano

(Christian Bourgois, 2009). 2005. La matèria de l’esperit, deuxième essai littéraire. 2010. Prix d’honneur des lettres catalanes pour l’ensemble de son œuvre. 2011. Confiteor (Actes Sud, 2013).

Dans les remerciements de fin, vous notez, et pour cause : « J’ai considéré ce roman comme définitivement achevé le 27 janvier 2011, jour anniversaire de la libération d’Auschwitz. » Quand savezvous qu’un livre est fini ?

Je ne sais pas… Jamais ! Depuis Fra Junoy o l’agonia dels sons [1984, non traduit en français], Sa Seigneurie, L’Ombre de l’eunuque, Les Voix du Pamano, j’ai toujours la sensation de ne pas avoir fini. Un moment m’est particulièrement incommode. Quand je ne connais pas encore la portée du point. Est-il final ? Nécessite-t-il un passage à la ligne ? À quoi met-il un terme ? Mais, quand arrive le moment où je change un élément du récit et que le résultat me paraît pire, c’est qu’il est temps de donner le texte à quelques amis fidèles qui sont mes premiers lecteurs, et qui n’auront aucune indulgence. Et une fois que j’ai donné le texte à l’éditeur, je n’y touche plus.

Jean Cocteau dit qu’« un enfant prodige est un enfant dont les parents ont beaucoup d’imagination ». Votre personnage principal est né dans les fantasmes d’une mère « intraitable » qui le voit virtuose et d’un père qui le veut génial. Quelles sont les conséquences de ce double délire parental sur la vie d’Adrià ?

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Il a perdu sur bien des tableaux, comme enfant, en amour, en amitié, mais, comme intellectuel européen, il mène des recherches, publie des œuvres remarquables sur le mal, qui l’amènent aux mêmes conclusions qu’Umberto Eco : la narration relaie la réflexion quand celle-ci atteint sa limite. Tout se sait d’Auschwitz, les noms des victimes et des bourreaux, les techniques d’extermination, mais seule la narration permet d’entrer avec un personnage dans la chambre à gaz et de l’accompagner jusqu’à sa mort. Voilà le pouvoir de la littérature : elle supplée l’indicible de la réflexion quand la pensée poussée à l’extrême devient stérile. La mort de Sara et l’histoire de sa famille le poussent à une réflexion sur le mal, mais, quand il constate qu’il est incapable d’aller au bout et que cette incapacité lui fait trahir le message de Sara, il passe à la narration. La vérité et la richesse d’Adrià sont dans ce récit à deux faces qui structure Confiteor. Un recto où il raconte son amour, ses peurs et ses actes, un verso où il essaie de pousser à l’extrême sa réflexion sur le mal. S’il fallait qualifier votre manière d’écrire, j’avancerais les mots ou expressions « millefeuille », « spirale » ou « trompe-l’œil ». Je pense aussi aux tableaux d’Escher.

Comment justifiez-vous des orthographes différentes dans votre texte ? Ainsi pour Sara, qui est aussi Saga ou Sagga. Pourquoi « pputain » prend-il deux p ?

Ces variations sont fonction des accents, des moments et des lieux où les mots sont évoqués et prononcés. Sara a grandi à Paris, mais il y a une façon plus gutturale de prononcer son prénom en Catalogne. Au-delà des mots, ce sont des symboles. Ils servent à signifier des moments, des lieux et des temps différents du récit. Ce sont des chevilles. La question de la mémoire est centrale dans votre œuvre. Vous êtes par exemple toujours très attentif à établir les généalogies ou à répéter les filiations ?

J’ai cette forme d’obsession pour la mémoire. Mon père me racontait des histoires de son père, mon grand-père, qui est mort quand j’avais 6 ans. Je m’en souviens. Mes deux fils ont connu mon père mais pas leur arrière-grand-père. Mes petits-fils n’ont pas connu mon père, leur grand-père. Alors je me dis qu’il est un peu plus mort. Tout cela est très normal. Il s’agit du cycle des générations, mais le temps approfondit la mort. Travailler à la mémoire ou faire famille c’est la priver de sa cruauté. La thématique centrale de Confiteor est le mal, qui traverse le récit sur quatre siècles. Vous écrivez notamment que la guerre exacerbe la partie la plus bestiale de l’homme mais que le mal préexiste et que son accomplissement dépend des êtres humains.

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire

Dom Juan ou le Festin de pierre Molière Reprise

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© Comédie-Française - Licence n°1-1001069- 1-1040430 / licence n°2-1001070 2-1039174 / licence n°3-1001071 3-1039156 - © Brigitte enguérand, coll. Comédie-Française

Bien vu ! (Rires) Pendant les huit ans que m’a pris l’écriture de Confiteor, j’ai regardé de manière obsessionnelle des tableaux d’Escher, et je prends à mon compte ces qualificatifs, dans lesquels je retrouve la structuration du texte. Je suis parti de l’idée de la possibilité de l’impossible. À l’origine, j’avais en tête la bouteille du mathématicien Felix Klein et le ruban de Möbius, des surfaces pour lesquelles il n’est pas possible de définir un intérieur et un extérieur. J’ai cherché dans ce roman à faire en sorte que mon personnage entre dans sa propre histoire, qu’il puisse y disparaître ou y être caché comme je le laisse penser à la fin du roman. Plus généralement, je pense que le narrateur a le pouvoir du caméléon de se transformer et de poser les points de vue de chacun de ses personnages. Il ne peut pas être une créature immobile dans sa narration de l’histoire. C’est le fédérateur des différents récits. Cela lui permet de changer de style. J’ai par exemple commencé à passer dans la même phrase de la première à la troisième personne en écrivant L’Ombre de l’eunuque. J’y ai trouvé les effets de zoom, de subjectivisation et d’objectivisation de la situation que je recherchais. Ce basculement fait que le lecteur doit être vigilant.

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Le magazine des écrivains Grand entretien

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C’est toujours l’homme qui fait le mal. J’ai scruté pendant longtemps une photo de Himmler, j’ai lu le journal de Höss en me demandant comment il était possible d’arriver à une telle abjection. À l’occasion de la sortie du livre, je suis allé à Auschwitz et à Birkenau. J’ai vu le lieu où a été pendu Höss, et je me suis dit : ici est morte cette personne responsable de l’enfer. Il y a toujours, quels que soient les circonstances et les contextes, quelqu’un qui est à l’origine du mal, que ce soit au Cambodge, au Rwanda ou ailleurs. Sa banalité a toujours existé. Le lieu naturel du roman est l’Europe, berceau de la civilisation occidentale et en même temps terrain de guerres de religion et d’extermination. L’art est capable d’écarter la malignité, parce que le beau préserve du mal. Momentanément peut-être. La musique peut transformer et changer l’individu, mais tout le monde connaît la sensibilité musicale des nazis. En France pendant l’Occupation, en Espagne sous le franquisme, on a été plus passif que résistant.

On ne peut obliger personne à être un héros. L’héroïsme est un acte gratuit, et la peur et la résignation sont humaines. Quand je suis né, en 1947, le franquisme avait huit ans. À l’époque, nous avons vécu avec douleur l’interdiction de la langue catalane, et comme enfant je me souviens de la peur que faisait naître en moi le silence de mes parents. Parmi les autres mesures coercitives, il y avait les restrictions de déplacement. Adolescent, j’ai le souvenir d’un premier voyage

autorisé à Perpignan, où j’ai pu parler le catalan et le français, que j’avais appris à l’école. Passant la frontière, nous avions éprouvé un sentiment de liberté totale. Nous accédions à l’eldorado. Au retour, en voyant la garde civile, nous avons eu la sensation brutale de retourner chez nous, mais en enfer. Tout cela, nous l’avons vécu en sachant qu’il y avait une corruption totale, à tous les niveaux du pouvoir, dans un pays où la résignation côtoyait, chez les étudiants, la tentation de la guérilla urbaine.

Vous avez mis plusieurs années pour écrire sur ordinateur ce roman. Le monde est à l’immédiateté et au flux que permet la révolution numérique. Vous aimez ces paradoxes ?

Le travail littéraire est une métaphore de ma conception de la vie. Elle vaut si on est conscient d’être vivant et si on agit en réfléchissant. La vitesse peut être bonne, mais elle n’est qu’un moyen. Le monde numérique ne peut tenir lieu de finalité. Ce ne peut être qu’un outil au service de l’humanisme. Jamais je ne donnerai un texte sans être convaincu que je ne peux aller au-delà de ce résultat. Je m’astreins à cette règle, et je demande à mes éditeurs de ne jamais me demander quel est l’état d’avancement de mon travail. Je ne veux aucune pression, parce que toute pression m’affecte. Ce temps, c’est celui de la qualité. L’un des enjeux de l’éducation aujourd’hui est bien de permettre aux enfants de rester seuls dans le silence. Te absolvo ! (Rires)

Vient de paraî tre

Confiteor, une leçon de ténèbres

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onfiteor », « j’avoue, je confesse » en latin, est l’entame de la prière de pénitence que font les fidèles à la messe. Par là, ils se reconnaissent pécheurs devant Dieu et sollicitent son pardon. Tout cela se termine par une absolution du curé (« Te absolvo ! »). Sauf chez Jaume Cabré, dont les thèmes récurrents sont l’histoire, la corruption des pouvoirs ou la sublimation par l’art. Confiteor, ce sont huit cents pages éblouissantes sur les fleurs fanées du mal, de la culpabilité, de l’amour trahi, de l’amitié fidèle jusqu’à la mort – mais rien n’est moins sûr ; et sur les lieux possibles mais évanescents de la beauté. Bref, Adrià Ardevol y Bosch est coupable de sa vie, de celle des autres, d’une vieille Europe gangrenée au fil des siècles par l’Inquisition, le nazisme, le franquisme, la barbarie en général et le mensonge en particulier. Il n’a même pas eu à s’inventer un roman familial. Une phrase suffit : « Naître dans cette famille avait été une erreur impardonnable. » Et une précision écrit son

destin : « Papa avait tracé ma route, jusqu’au moindre détail de chaque tournant. Et il ne manquait plus que l’intervention de maman, et je ne sais pas ce qui était le pire. » Inutile de se demander ce qui fait le traumatisme d’enfance et pousse à devenir hypocondriaque, intellectuel, professeur d’histoire des idées, secret, polyglotte, violoniste mais virtuose raté ; ce qui oblige à être obsédé par l’origine de tous les enfers personnels ou historiques et à finir, après une longue et bouleversante confession à la bien-aimée Sara, dans une maison de retraite de Barcelone avec une tête et une mémoire qui s’éteignent peu à peu. Et puis il y a lui, le messager intemporel de la malédiction. Un violon, unique, fabriqué à Crémone au xviiie siècle par Storioni. Pour des raisons opposées, il obsède les Ardevol père et fils, l’antiquaire véreux et le savant écartelé entre réflexion et passion. À ce dernier, il offre la perfection du son et la possibilité d’une rédemption aussi illusoire que momentanée : « L’art est

mon salut, il ne peut pas être le salut de l’humanité. » Mais il est aussi marqué et taché par le sang, l’abjection et la sauvagerie des hommes, celles des bourreaux de l’inquisiteur, celles des assassins d’Auschwitz et de Birkenau. « C’est pour ça que je suis juif, pas de naissance, que je sache, mais volontairement, comme beaucoup de Catalans qui nous sentons esclaves sur notre propre terre et qui avons un avant-goût de ce qu’est la diaspora, seulement parce que nous sommes catalans. Et depuis ce jour je sais que moi aussi je suis juif, Sara. Juif par la tête, les gens, l’histoire. Juif, sans dieu et avec une envie de vivre sans faire le mal, comme monsieur Voltes, parce qu’essayer de vivre en faisant le bien est, je crois, trop prétentieux. Mais ce fut peine perdue. » Une fois lu ce livre « énorme », l’envie vous prend de le relire pour mieux en saisir le souffle et la mécanique. Jaume Cabré, aussi simple que déroutant, écrit comme un musicien compose et revient au thème. Il peaufine une architecture littéraire commencée

dans ses précédents romans et signe un millefeuille dans lequel il enlève toute linéarité au récit, invente une temporalité qui fusionne les époques, passe de la première à la troisième personne dans la même phrase, interrompt la narration pour la reprendre quelques paragraphes plus tard. Mais jamais rien qui perde un lecteur toujours tenu pour un complice tenu en éveil par cette invention et ce style bien servis par la traduction d’Edmond Raillard. Jusqu’à cette scène du métro, station Clinic, à Barcelone, où tous les personnages de cette aventure de quatre siècles se pressent dans le même wagon. Scène anthologique et découpe cinématographique. Antonioni chez Borges ! Plus loin, au détour d’une conversation entre Adrià et son seul et grand ami Bernat, apparaissent les fantômes de Primo Levi et de Paul Celan : « Ils ne se sont pas suicidés parce qu’ils avaient connu l’horreur, mais parce qu’ils l’avaient écrite. » Écrire, c’est revivre, c’est vivre ! C’est bien ce que nous propose Cabré. Philippe Lefait

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Violette Leduc en 1968. Photo de droite : l’écrivaine incarnée par Emmanuelle Devos, face à Simone de Beauvoir (Sandrine Kiberlain),

Bouquet de Violette

Un film retrace la vie de l’écrivaine Violette Leduc, « bâtarde » flamboyante et « affamée », grande amoureuse soupe au lait, dont l’œuvre impressionna Simone de Beauvoir et Jean Genet. Par Hervé Aubron

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on cas n’est pas unique : j’ai peur de mourir et je suis navrée d’être au monde. Je n’ai pas travaillé, je n’ai pas étudié. J’ai pleuré, j’ai crié. Les larmes et les cris m’ont pris beaucoup de temps. […] Je m’en irai comme je suis arrivée. Intacte, chargée de mes défauts qui m’ont torturée. J’aurais voulu naître statue, je suis une limace sous mon fumier. » L’incipit de La Bâtarde (1964), le livre qui apporta enfin le succès à Violette Leduc, à 57 ans, condense exemplairement son style, qui est chez elle une catégorie relevant indistinctement de l’écriture et de l’existence. À la fois le mépris de soi et la fierté, le doute et l’assurance, le découragement et la ténacité. On pourrait multiplier à son endroit les oxymores, elle qui n’économisait pas les adjectifs inattendus ou intempestifs. Les épithètes « scandaleuse » ou « sulfureuse », qu’on a tant usées à propos de sa liberté et de sa franchise sexuelles, ne sont qu’un triste étiquetage. C’est là une des grandes qualités du film de Martin Provost, qui, après Séraphine, a choisi de s’attacher à ce destin-là : la fièvre charnelle n’y est pas éludée, mais soigneusement hors champ, tout comme les extravagances les plus pittoresques de l’écrivaine. Violette n’est

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aurais voulu na tre statue, je suis une limace sous mon fumier.

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pas haute en couleur : sa photo est comme zinguée, plombée, ardoisée. Cette palette éteinte est celle d’une époque (de l’après-guerre au milieu des années 1960), mais aussi celle d’une solitude entêtée, d’une femme s’échinant à remplir des cahiers dans un meublé obscur, avec pour seul horizon une arrière-cour parisienne. Le film ne balaie pas toute l’existence de Leduc, se focalise sur sa période la plus décisive, mais la moins affriolante : celle durant laquelle elle devient écrivaine et travaille ensuite à le défendre et à l’imposer aux yeux de tous. Violette s’ouvre sur une valise qui, jetée dans un sousbois vert-de-gris, révèle son contenu – de la viande noire. Nous sommes en 1942 : à 35 ans, Violette fait du marché noir au fin fond de la Normandie. Elle y a suivi l’écrivain Maurice Sachs, qu’elle a rencontré au début de l’Occupation : pour l’heure, elle n’a publié que quelques articles de mode dans la presse, mais elle a compris que la littérature était sa grande affaire. Elle est amoureuse de Sachs, ce qui montre déjà un talent certain pour les impasses flamboyantes : il est un homosexuel intraitable (grande passion de Violette : elle est, pour le dire caricaturalement, une bisexuelle aimant les hommes qui ne goûtent pas aux femmes). Mondain, Sachs est aussi un filou notoire, qui se convertit dans le marché noir et trouve en Violette une parfaite employée. Sachs finira atrocement : tué d’une balle dans la tête en 1945 à Hambourg, où il s’est damné : juif, il est devenu travailleur volontaire (et vraisemblablement indic) pour le compte des nazis. C’est cet homme-là qui, dans une planque de la campagne normande, en 1942, exhorte Violette à écrire sa vie — lassé qu’il est de l’entendre ressasser son passé.

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À voir

Violette, un film de Martin Provost, avec Emmanuelle Devos (Violette Leduc), Sandrine Kiberlain (Simone de Beauvoir), Jacques Bonnaffé (Jean Genet), Olivier Py (Maurice Sachs), Olivier Gourmet (Jacques Guérin)… En salle le 6 novembre. Durée : 2 h 19.

À lire

La Bâtarde, Violette Leduc,

éd. Gallimard, « L’Imaginaire », 472 p., 11,50 €.

Thérèse et Isabelle, Violette Leduc, éd. Folio, 160 p., 5,40 €. Violette Leduc. Biographie, Carlo Jansiti, éd. Grasset, 496 p., 24 €. Violette Leduc. Éloge de la bâtarde, René de Ceccatty, éd. Stock, 310 p., 19 €.

dans le film Violette.

Le dossier est certes chargé : née en 1907 à Arras, Violette est la fille naturelle d’un jeune homme de bonne famille et d’une domestique, qui l’élèvera seule tout en cultivant chez elle le dégoût des hommes et le fantasme de ses origines bourgeoises perdues. L’enfant farouche est précocement avisée de son visage atypique et singulièrement d’un nez plantureux (« laideur » sur laquelle elle ne cessera de revenir). Elle n’en est pas moins audacieuse : au collège, elle vit une passion charnelle avec une autre pensionnaire, puis avec une surveillante, Denise. Exfiltrée à Paris dans le nouveau foyer que forme sa mère avec un commerçant, elle rate son bac, retrouve Denise, avec qui elle vie en couple durant sept ans en banlieue. Après leur rupture, elle épouse un certain Jacques, ancien représentant devenu photographe : ils s’installent dans un petit appartement du 11e arrondissement – elle habitera toute sa vie dans le même immeuble. Très vite, les époux suffoquent. Violette tombe enceinte et avorte dangereusement à cinq mois et demi de grossesse en 1940. Elle divorce, pour finalement se retrouver contrebandière aux côtés de Maurice Sachs. Le film de Martin Provost débute donc quand elle raconte tout cela dans un cahier, sous un pommier. À la Libération, ce texte deviendra son premier roman, L’Asphyxie – celle que lui aurait fait subir sa mère, sa meilleure ennemie, avec qui elle ne rompra jamais. Le livre est édité chez Gallimard, dans la collection « Espoir », alors dirigée par Camus. Prestigieuse bannière que l’écrivaine doit à l’entremise de Simone de Beauvoir : après l’avoir guettée à maintes reprises au Flore, Violette s’est décidée à lui faire passer son manuscrit. Dans son film, Martin Provost est particulièrement attentif à cette relation aussi improbable que durable, tant l’épuisante Violette multipliera les ruptures. Froide stratège, écrivaine se plaçant sous le boisseau de son surmoi intellectuel, Beauvoir est l’exact inverse de Violette. Elle ne se prive pas, en son absence, de stigmatiser le tempérament impossible de sa protégée (un narcissisme porté sur la plainte et parfois l’agressivité) et l’affuble, dans ses lettres à son amant Nelson Algren, d’un terrible sobriquet, « la femme laide ». Il demeure que Beauvoir soutiendra jusqu’au bout Violette : elle veille à son maintien chez Gallimard, relit attentivement ses manuscrits et suggère de nombreux aménagements. Elle va même jusqu’à lui assurer, avec ses propres deniers, une rente mensuelle — maquillée en salaire transitant par la comptabilité de Gallimard, pour ne pas la froisser. Leduc, disparaissant avant Beauvoir, en fera par testament son exécutrice littéraire.

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Entre L’Asphyxie (1946) et le triomphe de La Bâtarde dix-huit ans plus tard, le chemin sera long. Violette Leduc enchaîne pourtant tout de suite, en 1948, avec L’Affamée, monologue amoureux adorant une « Madame » dans laquelle se reconnaît aisément Beauvoir – qui ne répondra jamais à ses avances. Comme L’Asphyxie, L’Affamée en reste à des ventes confidentielles, ce qui déprime Violette, aussi vorace d’amour que de reconnaissance. Vivant toujours dans son studio décrépit, elle poursuit jusqu’au début des années 1950 ses activités dans le marché noir – surprenant ballet dans le film entre les cahiers raturés, les saucissons et fromages remisés. Violette, qui aime à cultiver les lamentations sur son sort, n’est toutefois pas totalement isolée : si les livres ne sont pas vendus, ils ont été remarqués par des lecteurs de poids, dont Cocteau et Jean Genet, avec qui elle tisse une amitié fraternelle, aussi fusionnelle que brève – elle a osé trouver à redire sur la pièce Les Bonnes, qu’elle résume d’un trait fulgurant : « Est-ce qu’on demande à Racine d’écrire les poèmes de Rimbaud ? Est-ce qu’on demande à Rimbaud d’écrire les pièces de Racine ? » Si leur relation demeurera dégradée, Violette ne cessera de porter aux nues le génie de son frère éphémère. Autre relation essentielle, nouée d’ailleurs par l’entremise de Genet : Jacques Guérin, petit magnat du parfum et mécène attentif qui l’aidera à se maintenir à flot – comme il se doit, elle en tombera ardemment amoureuse, puisqu’il n’aime que les hommes Quant à rencontrer de nombreux lecteurs, l’impatiente Violette doit encore faire preuve d’endurance et évite de peu de se noyer dans un délire paranoïaque. Elle reprend son autobiographie à zéro, avec La Bâtarde, qui file de son enfance aux trafics avec Sachs. Coiffé d’une longue préface de Beauvoir, qui marque le coup, le livre est enfin un succès critique et public. S’ouvre alors un crépuscule apaisé et productif : la Parisienne claquemurée retrouve la fillette mag-lit-VILLAGES:Mise 1 04/10/13 15:04 campagnarde qu’elle fut –en ellepage s’installe à Faucon, petit Page village1du

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Vaucluse, où elle poursuit son cycle autobiographique, mais est précocement emportée par un cancer en 1972, à l’âge de 65 ans. Oxymorique, telle aura-t-elle toujours été. On pourrait multiplier les paires d’épithètes antagonistes. Laide, donc, et grande séductrice. Complexée et autoritaire, sentimentale et cruelle, naïve et crue. Généreuse et désespérément égocentrique. Bénédictine de la littérature, se contentant d’un deux-pièces miteux, mais ayant le goût du luxe (notamment des vêtements de marque), jusqu’à être âpre au gain. Lyrique, usant sans compter de la métaphore, et d’une extrême hommage

Emmanuelle Devos dans Violette.

À tout à l’heure Quelques mots et souvenirs envoyés à Violette Leduc par un écrivain qui en fut, jeune homme, l’ami proche. Par Daniel Depland

V

iolette, qu’avez-vous encore à encombrer ma tête ? Vous êtes là, sans voix sans visage, sous la forme de l’humeur noire de vos éternels tourments. Je ne connais plus de vous que votre absence, et vous êtes là, tenace comme une insomnie, à tenir ma pensée en otage. Votre souvenir m’assiège, m’enferme sur moi-même ainsi que dans un château hanté. Vous êtes là, à empoisonner ma mémoire jusqu’à ce que je tombe malade de vous. Espérez-vous que je vous rejoigne avant l’heure prévue ? Qu’attendez-vous de moi ? Souvenez-vous, le jour de votre mort je n’ai pas pleuré. Le silence palpable qui rendait votre immobilité inacceptable me punissait. Vous vous vengiez sur moi de votre chienne de vie en m’imposant le cadavre de l’amour meurtrier que je vous portais. Je vous contemplais comme si je m’étais débarrassé de vous par inadvertance, vous avais gommée de ma vie par maladresse. J’aurais pu aussi bien vous avoir poussée dans un ravin à la lisière des bois où vous faisiez l’amour avec vos mots loin de moi et l’avoir oublié aussitôt. Je me suis dit que vous étiez partie juste à temps parce que j’étais las de vous, de votre grand guignol d’immolée ; votre panier en osier, esseulé sur la table de votre cuisine, n’y a pas cru. La nuit, souvenez-vous, je suis revenu vous voir et je n’ai pas pleuré non plus. Je me suis faufilé dans votre maison pour vous surprendre, commettre un sacrilège dont je serai la première victime. J’aurais voulu vous rendre folle, ressusciter vos délires de femme seule, vous entendre dire qui est là et tomber en prières aux pieds de votre fragilité. Je n’étais là que pour abuser de vous, voyou d’entre les voyous que vous recueilliez à la sortie d’un livre de Genet ainsi qu’une mère à la sortie d’une école – palper votre malheur d’antan en palpant votre gros pif ; malmener votre corps de pierre de vieille belle au bois dormant qu’aucun baiser n’aurait su arracher à son sommeil ; vous violer, si j’avais pu bander, pour vous maintenir de force sur cette terre. Plus que ivre, j’étais saoul. De ces saouleries qui font du chagrin une

symphonie. Quand je suis reparti, souvenez-vous, vous n’avez pas supporté que je vous abandonne à la nuit dont vous ne sortiriez plus. Vous avez rattrapé la mienne à travers les rues de Faucon désert (1) coiffé de votre mort, je sentais dans mon dos votre âme en deuil de votre chair se cramponner à la mienne. Cherchiez-vous à me retenir, à m’entraîner à votre suite là où vous ne vouliez pas aller, j’ai dû vous dire Violette il faut me laisser vivre. Combien de fois m’aviez-vous enterré avant que je ne vous enterre, persuadée que la mort avec laquelle je faisais la course, au volant d’une voiture aussi hasardeuse que vous, m’attendait au tournant. Vous chérissiez les frayeurs que je vous causais, à me voir blessé de guerre d’accident en accident, comme si vous-même l’aviez échappé belle. Les risques que je prenais vous séduisaient plus que moi. Que je me mette en péril vous fortifiait, vous n’étiez plus, le temps de quelques heures, seule à seule avec votre souffrance d’être en vie. Rassasiée de mes excès, pensiez-vous aussi à vous en me demandant si je voulais vivre ou mourir. Je voulais vivre, vous ne l’avez pas entendu. Vous avez cru voir ma destinée prendre corps sous vos yeux le jour où elle s’est imposée à vous sous les traits d’un fossoyeur, un petit bâtard de Dickens que j’avais ramené dans mes bagages. Tout ce qu’il y avait de plus vivant. Repliée sur vous-même, vous observiez de loin un oiseau de mauvais augure perché sur mon épaule.

Vous étiez née pour être abandonnée Il ne parlait pas votre langue, vous n’étiez pas faits pour vous comprendre, mais quelle langue pouvait parler la mort en maraude qui l’auréolait. L’avais-je rencontré, attiré, à seule fin qu’il creusât ma tombe, et la vôtre avec, en entretenant malgré lui le feu de votre enfer. Un croque-mort n’avait pas le droit d’être beau, il l’était. Son regard aussi, d’un bleu insupportable où vous pensiez voir se refléter la laideur de votre exclusion. Il ne savait ni lire ni écrire, vous étiez vaincue. Il était mon héros, il serait votre supplice. Le moindre de ses sourires vous mettait au pilori. Ses silences vous révoltaient, pourquoi vous persécutait-il, responsable qu’il était de ma trahison. Vous le regardiez comme s’il n’avait jamais dû exister, comme si je l’avais inventé pour astiquer votre malheur : vous étiez née pour être abandonnée. Vous pleuriez sur vous-même, c’était dégoûtant. J’aurais préféré que vous me poignardiez. Délestée du poids de vos larmes, vous me mettiez en garde : vos sentiments à mon égard étaient violents. Que vous puissiez m’aimer me faisait mal. Un malheur ne pouvait qu’arriver. « N’as-tu pas peur qu’il te tue ? », me demandiez-vous. Vous sembliez le souhaiter. Nous continuions, au-delà de nos orages, de partager le goût de l’absolu. Je vous répondais que je n’attendais que ça. Souvenez-vous, vous avez pris les devants. Vous aviez dû, ce jour-là, laisser orphelins vos mots sous la pluie dans les bois. Vous le pardonneraient-ils ? Vous avez poursuivi, sans cahier ni stylo, le fil de vos obsessions, ainsi que vous auriez rédigé, à l’encre sympathique, le scénario d’un film à la croisée de nos maladies

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précision. Pionnière de l’autofiction, mais n’entretenant pas l’illusion de l’absolue sincérité, n’abusant pas de l’effet de direct. Rude et coquette. Virago provocatrice aimant jouer à la dadame respectable et reconnue. Lesbienne, bisexuelle, pourquoi pas pédé, elle qui fut toujours amoureuse d’homosexuels. S’habillant en garçon dans sa jeunesse pour afficher à la fin de sa vie les plus outrageants postiches de la féminité (ses légendaires perruques laquées), jusqu’à évoquer l’esthétique d’un travesti, la Divine de Jean Genet. Transgenre, oui, inassignable dans ses vies comme dans ses textes.

mentales. Un film muet en noir et blanc. Brutalement court. Aussi brutal et court qu’un assassinat : le mien. Ou plutôt celui de Louis II de Bavière, dont vous m’aviez attribué le rôle, à la source de vos frustrations, au cœur de l’un de vos délires préférés. Un Louis II de Bavière pas encore assez fou pour tomber amoureux fou de vous, ni vous enlever pour s’enfermer avec vous dans les châteaux de votre imaginaire. Assez fou cependant pour se laisser envoûter par un fossoyeur. Le temps que vos gémissements, vos pleurs, voudraient bien le supporter. Pas trop longtemps quand même car « l’Inévitable » n’aurait su patienter : vous. Un rôle de géante invulnérable. L’Inévitable – ou l’aînée des trois Parques qui n’avait de cesse de couper le fil de la vie –, vous refusiez de porter son nom latin : Morta, « ça pourrait me porter malheur », disiez-vous alors que votre propre temps était compté, et puis quoi, Atropos, son nom grec, avait du chic. Vous en aviez l’humeur ensoleillée. Maîtresse de la situation, la femme humiliée, en reprenant ses droits, reprenait des forces. Je ne dépendais plus que de vous sous le masque de Louis II de Bavière, ma vie ne tenait plus qu’au fil que vous étiez appelée à couper dès que votre paranoïa prendrait le dessus. Un simple coup de ciseau et Louis II de Bavière succomberait sur le champ sous les coups d’un fossoyeur pour l’avoir trop aimé. Toute élucubration, une fois élaborée, cesse d’être excitante, voire tombe à plat, dès qu’il s’agit de la concrétiser. Trouver une tenue appropriée digne de l’Inévitable n’était pas une mince affaire. On en oubliait pourquoi on se faisait du cinéma. La tragédie annoncée tournait à la farce. Avait-on déjà vu une Parque, liberté à l’air, nue sous une chemise de nuit transparente ? Affublée d’un loup en satin noir orné de part et d’autre d’une fleur de glaïeul rouge ? Votre nez en paraissait deux fois plus gros ; vos cheveux filasses, suivant les fluctuations de la lumière, prenaient la texture d’une toile d’araignée. Vous aviez l’air d’une folle, pis : une vieille piquée. Votre sens du comique vous évita d’être plus pathétique encore en fondant en larmes. Passée au-delà du grotesque, vous étiez saine et sauve, vous pouviez en rajouter en barbouillant vos joues de rouge à lèvres : plus de laideur, plus de moqueries possibles. Seul vous préoccupait votre pubis : le voyait-on ? Souvenez-vous : bang bang… Sheila ! Avez-vous oublié ? « Tu me tuais : bang bang », chantait Sheila à l’époque. On crevait l’œil des malédictions et il en jaillissait des rires. Assassins ou assassinés se devaient d’être passés à la moulinette de la dérision. La Parque, souvenez-vous, s’était munie, en guise de ciseaux, d’une poêle à frire qu’elle frappait à l’aide d’une cuillère en bois : bang bang. La Parque m’avait accordé un sursis. Le fossoyeur enterrerait sa pelle. Aujourd’hui je suis toujours en sursis, et vous, toujours là dans ma tête. Vivrions-nous en concubinage en dépit de nous-mêmes, en victimes qui ne demandent qu’à l’être, en bourreaux qui se défendent de l’être. N’avons-nous jamais été plus proches à présent que j’ai un pied dans votre tombe. (1) Village du Vaucluse où Violette Leduc vécut les dix dernières années

de sa vie.

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L’esprit du sacrifice Par Alain Rey

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DANIEL MAJA POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

P

rix sacrifiés. Ce sont des prix de vente « extraordinaire- civilisations être de diverses natures. Ils pouvaient porter sur des ment bas », affirme un glossaire du marketing. Tout est objets, sur des végétaux, qui ne font pas office de « victimes », ou dans l’adverbe, qui signale une agression contre la encore sur des humains, dans la transgression de toute morale natunorme. Jolie trouvaille de la publicité, que ce « sacri- relle et dans l’horreur des Moloch. fice » des prix, ou des marchandises, en offrande à cette Car le sacrifice, issu du latin sacrificare, par son dérivé sacrificium, renvoie à la fabrication (au « faire », facere) du sacré (sacer). Il n’est idole capricieuse, la clientèle. C’est entendu, nos mots sont amnésiques ; mais ils ont des éclairs de qu’une forme rituelle, spectaculaire, parfois tragique de la transformémoire. Ainsi, dans le discours pompeux des relations internatio- mation des choses et des êtres profanes en messages adressés aux nales et dans celui des médias de qualité, une expression qui paraît divinités. Des rites, des actes, des fêtes, furent ainsi rendus sacrés. En assez récente parle de sacrifier choses et êtres « sur l’autel » de ancien français comme en latin, on « sacrifiait » une fête, et, en chréquelque principe, entité ou attitude. Cet autel est souvent celui de tienté, on « sacrifiait le cors de Nostre Seigneur » en disant une messe. l’intérêt, du profit, des bénéfices, des banques, de Les chrétiens parlent encore du saint sacrifice, et Sacrifier, c’est la productivité ou, d’un nom hideux, celui de la « hostie » signifie « victime ». avant tout compétitivité. Ce qui fait songer irrésistiblement à Lorsque les Romains versaient sur les victimes anicertain veau d’or de la Bible. D’autres idoles, des males de leurs sacrifices un mélange de sel et de fabriquer du sacré. faux dieux sans aucun doute, sont évoquées farine finement moulue, ils « immolaient » – verbe lorsqu’on use de cette manière de dire : j’ai trouvé (sur Internet, technique pour un rituel destiné à créer du sacré. Les verbes de la réceptacle de tout écrit) un « autel des réseaux sociaux » où la victime soumission aux dieux et de la prière qu’on leur adresse ont abouti à était « la vie privée », et même l’« autel de l’hystérie climatique » sur l’expression de la tuerie, du meurtre – ce qui laisse songeur… lequel des irresponsables sacrifiaient « le pays », tout simplement. La Le sacré peut être terrifiant. polémique, on le sait, fait flèche de tout bois. Ces maudits autels, en Le meurtre sacré se cache dans tous les emplois, apparemment innotout cas, redonnent au verbe sacrifier et à ses dérivés leur valeur pre- cents, des mots du sacrifice. Il ne se cache plus quand, neutralisant mière, qui évoque l’offrande aux dieux et, à la fois, l’adoration et le tragiquement la différence entre « se sacrifier » et « sacrifier autrui », sang versé, la sainte messe et la cuisine des viandes. des fous du sacré inventent l’attentat suicide. Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant ont montré, dans La Cuisine Peu avant 1804, un jeune écrivain, Étienne de Senancour, s’indignait : du sacrifice en pays grec (1979), que ces offrandes aux dieux, dans « La multitude des hommes vivants est sacrifiée à la prospérité de L’Iliade, opposaient les humains aux bêtes, qui dévorent des proies quelques-uns. » Vérité amère et durable ; témoignage de la vanité des vivantes, et rendaient solidaires ces humains sous le regard des dieux, sacrifices à des dieux imbéciles. qu’ils nourrissaient de la fumée des sacrifices, se réservant la chair Ne sacrifions plus rien à quelque valeur, sinon par force : notre exisdes victimes animales. Les sacrifices, cependant, pouvaient selon les tence éphémère à ce sacrificateur suprême, le Temps.

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