La Cravate de Simenon [PDF]

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Zitiervorschau

MoN pÉnr

Qrand j'étais gaminl, nous n'avions pas la télévision i la maison. Pourtant, ma grand-mére et tous mes copains avaient la leur. Ils passaient les fins d'aprés-midi et les soirées devant les feuilletons et les films dont je ne voyais que de petits morceaux. M¿is mon pére détestait ga. I1 púférut la lecture. Dans la maison, il y avait des étagéres chargées de liwes partout et des siéges confortables pour s'enfoncer avec un épais roman. C'étaitla fin des années 7970:les lampes étaient en plastique, les jupes courtes et les téléviseurs allumés tous les soirs. Sauf chez moi. Un jour, alors que j'allais avoir douze ans, toute la famille était réunie A table pour le repas du soir, c'est-á-dire ma mére et moi, puis notre chien, Moustique, sans doute allongé prés du four 1. Gamin (n.m.): Enfant. (fan.)

encore chaud. l\{on pére s'est levé de sa chaise et a décIaú, d'un ton solennel: - Magali mon ccur, Baudouin mon grand, j'ai une grande nouvelle á vous annoncer: demain, j'irzi au magasin d'électroménager acheter un téléviseur. Comme je le regardais,les yeux ronds comme des assiettes et 1a bouche ouverte, il a continué: - Oui, tu rn'as bien entendu, Baudouin. Et tu peux m'accompagner, si tu veux. Tous les poils de sa moustache semblaient dressés pour souligner I'importance de ses paroles. Je n ai jamais su pourquoi il avait changé d,avis ce soir-1á. Mais j'étais trop content de sa décision pour m'en tracasser. Itr s'est rassis, a saisi couteau et fourchette pour achever, dans un silence bruyant, son poulet, sa compote de pommes et sa purée de pommes de terre. Et avec Aa un bon demi-litre de biére brune. Moi, j'avais la téte pleine de dessins animés et de films de guerre. De concours télévisés et de jeux vidéo. Je jouais souvent chez un copain. Peut-étre qu'un jour, moi aussi, j'aurais droit á ma console . Nous avons achevé le poulet je n'ai rien goüté du tout, j'avalais la nourriture sans y faire attention, ma téte était ailleurs - puis ma mére a coupé une pomme et nous l'avons partagée. Aprés le repas, j'ai filé dans ma chambre, jouer

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avec mes cow-boys en plastique les scénes d'un film imaginaire. Le lendemain, mon pére installaitla téIévision dans le salon, face au grand canapé en faux cuir beige. I1 n'y avait pas besoin de I'allumer,

rien que sa présence suffisait á me rassurer: notre famille venait d'entrer, enfin, dans la modernité. Nous avons regardé les informations tous les trois. Limage était en noir et blanc et le présentateur apparaissait deux fois cóte á cóte mais nous avions I'impression d'assister á un miracle2. Je me souviens de ce moment comme si c'était hier. Nos trois corps un peu raides dans le canapé, serrés les uns contre les autres, moi entre mon pére et ma mére: un instant surgi du passé, qui refuse d'y retourner parce qu'il me fait du bien.

Mon pére n'était pas grand. 11 mettait chaque matin une de ses chemises bleu clair que je voyais ma mére repasser en fin d'aprds-midi, quand la soupe réduisait sur le feu. I1 portait des lunettes d montures épaisses, légérement fumées, et des pantalons en matiére synthétique, un peu larges

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dans le bas, étroits aux hanches. Au-dessus de tout cela, il affichait des chever.rx trop longs au

goüt de ma grand-mére et une épaisse moustache chátain. Il aurait trés bien pu étre dans l'uire de ces séries américaines que nous pouvions maintenant regarder sur notre télévision. Sans doute n'aurait-il pas mérité le róle principal. A l'époq..., on n'imaginait pas raconter l'histoire d'un comptable3 employé au guichet d'une agence bancaire de quartier. Les feuilletons étaient peuplés de policiers en voiture ou ) moto, de gangsters et d'espions préts á tout pour sauver leur pays. Mon pére, avec sa chaine en or, son portefeuiile rnarron et sa montre dorée aurait pu á la limite jouer un indicateura, un revendeur de bijoux ou un figurant á la table de poker d'un cafe enfumé. Peut-étre que dans sa téte á lui il interprétait un peu tous ces róles á la fois. Et c'est sans doute pour cela qu'il avait choisi comme voiture une Opel Commodore orange vif au-x ailes traversées par deux fines bandes noires. La voiture parfaite pour un petit truands dans une série diffusée ['aprés-midi. 3" Comptable (n.m.): Employé en

Tous les copains de l'école trouvaient mon pére super cool. Ils auraient voulu avoir le mérne

) la maison. Mais ils ne I'avaient pas. Je ne I'aurai sans doute plus, trés bientót, rnoi non plus. Qrand les ambulanciers l'ont emmené dans leur camionnette blanche, sur un brancard á roulettes, i1 était blanc comme le drap dont il était couvert. Sa moustache était traversée par des poils gris, ma mére lui a retiré sa montre de peur qu'on ne la lui vole i I'hópital. Sale truc dans les poumons6, qui a irradié dans le reste du corps. Cette maladie ne mérite pas qu'on la nomme. On devrait refuser de lui préter des mots, de laisser le dictionnaire I'accueillir parmi les noms communs de la langue frangaise. Encore moins dans les noms propres. Cette maladie ne devrait pas faire partie de I'aventure humaine. Elle est exacteffient tre contraire de la vie. On devrait i'appeler la maladie de la mort. Tout serait bien plus clair.

char¿e desfnances, des cortptes

d'une entreprise.

4. Indicateur (n.m.)'.

Personne qui danne des inforntaÍions d la

pclice.

5. Truand (n.m^);

6. Poumon (n.m): argane utilisé pour

Personne qui commet des crimes.

13

.{QlF

respirer.

Dans toutes les circonstances, mon pére avait toujours gardé le moral7. Mieux encore, c'est lui, justement, qui remontait le moral des autres, avec ses blaguess stupides et son grand rire qui prenait toute la place. I1 était toujours au centre de I'attention, sauf quand il prenait le chien sur les genoux, pour lui parler au creux de l'oreille. Il avait imposé cette habitude á tous ses copains poilus. Illes tutoyait comme de vieux amis, commentant á longueur de journées les idées qui lui passaient par Ia téte. Aprés Moustique, tIy avait eu Cannelle, puis Arabica et enfin Noisette. Au

fil

des années, ils étaient partis I'un aprés l'autre

rejoindre le paradis des chiens, cette sorte de grand jardin dans les nuages oü ils doivent aboyer longueur d'éternité. Tous ces chiens auxquels il s'attachait et qui disparaissaient aprés quelques années, cela aurait dü l'aider á comprendre. Personne n'est 1á pour toujours. Pas méme mon pére. á

J'ai pourtant cru pendant de longues années qu'il était indestructiblee. Jamais malade, jamais 7

.

Garder le moral (expr.) : Rester positif et de bonne humeur

8. Blague (n.f.): Histaire dróle, plaisanterie. 9. Indestructible (adj.): Qu'an ne peut pas détruire.

fáible, il partait

á

la banque dans sa Commodore

orange, la veste en cuir sur le dos, comme s'il filait rejoindre ses collégues au poste de police clans une voiture banalisée, pour passer la journée á pister les voyous10, avalant café sur café, grillantll cigarette sur cigarette. Parce que, question tabac, il était imbattable. Mon pére achetait ses paquets de cigarettes au Lrxembourg oü ils étaient moins chers. I-lEurope riétait pas encore vraiment en place, chaque pays avait son propre systéme de taxes et des douaniers aux frontiéres. On affichait un air détendu au volant, on croisait les doigts12 pour qu'ils ne fouillent pas la voiture. Mon pére se rendait une fois par mois au Luxembourg, dans la filiale locale de sa banque, en compagnie des bons clients de l'agence. C'était du traficl3 bon enfant: il remplissait le coffrela d'alcool et de tabac, déposait les titres, 1es actions ou les bons d'état,et revenait souriant, comme un bandit qui vient de réussir le cassels du siécle. 10. Voyou (n.m.): Personne qui cotnmet

11. Griller une cigarette (expr.): Futter une cigarette. 12. Croiser les doigts (expr.): Geste pourporter chance. 13. Trafic (n.m.): Comrnerce interdit. 14. Coffre (n.m.): Partie de la ooiture oü on rnet les bagages. 15. Casse (n.m.): Vo/.

15

---

¡les délits, des crimes' des

,uo/s.

Qrand nous partions en vacances, ma mére était assise devant, la carte sur les genoux avec son nécessaire de couture16, toujours silencieuse.

Moi,

j'étais seul á I'arriére, allongé sur la large banquette en skai tandis que mon pére manipulait le volantlT d'un geste détaché, comme si c'était son occupation favorite. I1 s'arrétait au bord des routes nationales pour fumer ses cigarettes Belga, un pied posé sur la roue avant. Il y a dans 1a cuisine de la maison de mes parents une photo de lui dans cette position, probablement prise par ma mére un jour oü nous roulions vers la traditionnelle villa en Espagne pour rejoindre, comme chaque année,

le troupeau de cousins, d'oncles et de tantes. Sur la photo, mon pére ne porte pas de chemise bleue: il est en t-shirt á manches courtes et, sur son biceps replié, on devine un bout de tatouage. J'imagine qu'á la banque, il passait pour un original. Il avait étudié la comptabilité et s'était fait engage r avant méme de partir au service militaire. C'était une époque bien differente de la nótre: on passait encore de longs mois á saluer le drapeau et á. enfiler son uniforme rnais on trouvait du bou1ot18 sans effort, on embauchait 16. Nécessaire de couture (n.m.): Matériel pour coudre cJ¿tements.

17. Volant (n.m.): Piice pour conduire une ztoiture. 18. Boulot (n.m.): IiarLail. (Fam.)

16

¡rartout. On avait peur des Soviétiques, peur de Ia bombe qui allait exploser, peur des terroristes rouges qui enlevaient les patrons 1e, mais c'étaient rle gentilles peurs dociles. D'un cóté il y avait les méchants; de l'autre, les gentils. Chaque chose était á. sa place, l'univers était stable et I'avenir s'annongait radieux2o. C'est dans ce monde-lá que j'ai grandi. La crise du pétrole puis toutes 1es autres crises I'ont fhit disparaitre peu á peu pour laisser place au rnonde d'aujourd'hui, plus rapide, presque instantané et constamment angoissé par la peur d'avoir peur. Parfois, je me dis que j'ai de la chance. Beaucoup de chance, á vrai dire, méme si je ne sais pas exactement pourquoi je le pense . La télévision que rnon pére avait achetée marchait bien mais nous n'avions pas le cáble. Nous n'avions á l'époque accés qu'á une seule chaine, celle de la télévision belge, qui n'émettait pas toute la journée.Je continuais á lire beaucoup, du coup, surtout des romans policiers aux pages jaunies, qui sentaient 1a vieille armoire2l jamais ouverte et la caisse en carton. Qrand j'entends aujourd'hui des lecteurs réclamer le plaisir du livre

des

19. Patron (n.m.): Ce/ui qui cornmande. Chef 20. Radierx (adj.): Beau. 21. Armoire (n.f.): Meuble oü on range les

,ztéfements

je me dis qu'on n'a pas dü avoir la méme bibliothéqu e. }j4.es Arséne Lupin dégageaient une odeur de moisissure, comme mes romans de Dumas et mes Agatha Christie. Et comme mes papier,

Simenon, aussi. Mais ga, c'est bien différent. I1 faudra que je vous en parle plus tard. 11 faudrait que je vous raconte tellement de choses. Mais je n'ai pas le temps, 1á, il faut que je garde un ail sur la route. Je ne voudrais pas envoyer la voiture dans le décot2z.Non, pas aujourd'hui, car' cette fois, c'est moi qui tiens le volant. Et mon pére qui est sur la banquette arriére, les poumons en feu mais un large sourire sur le visage.

22. Envoyer dans le décor (expr.): Avoir un

LAMAISON

Les lieux ont une influence terrible sur les personnes qui les habitent. Et pourtant ces lieux eux-mémes ne seraient rien sans les habitants qui leur prétent vie. Vous connaissez déjá mon pére; vous avez entrevu ma mére. Pendant toute mon enfance, je ne l'ai jamais apergue qu'ainsi, dans l'ombre, le regard éteint, la peau tefne23, silencieuse, comme si on lui avaitvolé,des années plus tót, cette petite flamme intérieure qui allume le rire et déclenche le sourire. Elle s'appelait Magali, ce qui n'est pas le plus beau des prénoms du monde, el1e le disait elle-méme. Elle aurait préféré porter un prénom de princesse ou de premiére dame. Mais on ne choisit pas. J'ai toujours eu du mal á évaluer la beauté de ma mére, je peux juste dire que mes copains

accident

19

la trouvaient beaucoup moins cool que la prof de chimie et ses longs cheveux blonds ou que la directrice, avec sa poitrine monstrueuse et son regard sévére.

Dans mon imaginaire, une mére était une personne tendre et douce, généreuse, qui, pour un oui, pour un non, vous prend dans les bras et murmure 1es mots qui réchauffent le ccur. Ma mére n'était pas de cette trempe-lá2a. Sans doute avait-elle subi un choc qui I'avait coupée du monde, dressant entre elle et son mari, entre elle et son fils, un mur invisible, qui la préservait2s peut-étre, mais f isolait surtout. Qrand elle était en colére, elle regardait le mur, comrne si elle fixait la trajectoire d'une araignée rninuscule, ou elle murmurait sans force des rnots inarticulés que je ne pouvais comprendre. Elle avait installé sous la véranda26 de I'arriére-cuisine un petit atelier de couture oü e1le passait le plus clair de son temps, ies yeux fuyants, dans le silence un peu triste de la maison ou sous le crépitement2T de ia pluie qui rebondissait sur tre toit de verre. 24. tempe (n.{.) : Qualité

de résistance d'une catégorie de personnes.

25. Préserver (v.): Protéger de quelque chose" 26. Véranda (n.f.): Piice extérieut'e h la maison,fermée par oitres.

27. Crépitement (n.m.): Bruit.

des

Mon pére était tout I'opposé de ma mére. trl á grands pas, riait tout 1e temps, depuis la cuisine oü il ouvrait des canettes de biére tl'une main avant méme d'avoir refermé le frigo, rnarchait

iusqu'á la salle de bain oü son blaireau, sa mousse

i

raser et son matériel de manucure occupaient toute la place. Dans la chambre á coucher, sa rrontre trónait sur la table de nuit, ses chemises bleues soigneusement repassées pendaient sur des cintres, ses chaussures en cuir marron étaient rúignées sous 1e méme meuble. Le matériel de ma rnére était á peine visible: un séche-cheveu dans la salle de bain, un roman sentimental sur 1a table tle nuit. Tout le reste était rangé dans les tiroirs et lcs armoires, á I'abri du regard et de la poussiére, laissant toute liberté á mon pére pour exhiber ses symboles de virilité. Je crois qu'il aurait aimé poser son arme de service en méme temps que son pantalon et ses chaussettes, mais ses seuls outils professionnels ótaient une calculette scientifique á chiffres lumineux et une série de tampons á date. Il1es laissait dans sa mallette de cuir, qu'il abandonnait dans le petit ha1l de I'entrée. C'est dans le vaste salon au premier étage, cclairé par une large baie vitrée qui s'étendait tout le long de Ia fagade, que je passais tout mon temps. Je jouais avec fires bonshommes en

zt

plastique et mes cow-boys sur les canapés en faux cuir, je faisais rouler mes camions miniatures sur la moquette2s á longs poils. Je m'inventais des aventures imaginaires que seul le repas du soir venait interrompre. Méme quand la télévision est venue occuper une partie de la piéce, j'ai continué á lire, les pieds posés sur les accoudoirs des canapés, la téte ailleurs, bien loin de notre petite

maison de ville. Ma chambre étzit petite, le bureau de bois brun occupait tout I'espace laissé libre par mon lit de gamin.IIy avait une fenétre, par laquelie, á I'aide de mes jumelles, je pouvais apercevoir ma mére déprimer2e sous la verriére de 1'arriére-cuisine. Je lui faisais parfois signe de la main et elle me répondait avec un petit sourire éteint. Avec 1'áge, je me demandais si toutes les méres étaient ainsi, éteintes et molles, cédant á leurs maris dynamiques aussi bien le devant de la scéne en société que le volant en voiture. Ma mdre ne fumait pas, ne buvait jamais, elle se contentait d'avaler des médicaments pour la digestion3O, que j'allais lui acheter á la pharmacie du quartier, en échange de quelques billets et d'une 28. Moquette (n.f.):^Tapis qui cauvre toute une piice. 29. Déprimer (v.): Etre triste, ne Pas avoir de rcurage. 30. Digestion (n.f .): Moment od la nourrifure est transformée énergie dans le,uentre.

ordonnance3l, signée au stylo bleu par le médecin tlc famille. La pharmacienne m'aimait bien, elle rne donnait des bonbons á sucer, sans doute pour russurer les ventes de dentifrice et les affaires du tlcntiste de famille, j'imagine. Je repartais vers la rrraison en sautillant, dans le brouhaha32 delante, oü le passage des bus sur les pavés faisait vibrer six firis par heure les vitres des immeubles. Dés que je poussais la porte de la maison,le silence me tom-

bait dessus comme la neige en hiver. Nos chiens riaboyaient jamais. Les piéces étaient calmes. Le silence habitait le rire de mon pére, i1 habitait la r:outure de ma mére. C'est sans doute pour le combattre et l'empécher d'envahir ma petite chambre que j'écoutais sans cesse la radio.

Si mon pére avait le don pour rendre chacun

rle ses gestes cinématographiques, version série tólé bon marché, c'est pourtant le nez plongé rlans les livres de poche qu'il passait ses heures de loisir. I1 lisait et relisait ses livres favoris, surtout de vieux classiques du xIX" et des romans policiers. I1 m'avait dit une fois, quand j'étais ll1. Ordonnance (n.f.):

en

Papier oü Ie médecin écrit

que doit prendre une ?ersanne ma/ade.

.]2. Brouhaha (n.m.): Bruir.

23

les médícaments

encofe gamin, avec un ton et un regard qui sou-

r,)nruls de cape et d'épée mais

lignaient l'importance de ses paroles: n Qrand tu lis, tu n'es plus toi-méme, tu es dans la téte de celui qui te raconte l'histoire. Et quand c'est un grand monsieur qui écrit, avec de belles phrases

,r rt' llistoire sanglante tirée d'un livre d'épouvante ,,,r rl'rrne enquéte morbide pour épicer la conver-

et des histoires qui ont du souffle, c'est comme si l'univers entier était dans tatCte, avec ie vent et les nuages, lnamourn la peur et le caur qui bat plus

vite. J'étais resté bloqué sur la fin, je ne voyais " pas comment le ceur pouvait se retrouver dans

la téte. En classe, j'apprenais la circulation sanguine33 et, dans la téte, á ma connaissance, il n'y avait que le cerveau. Mais j'aimais bien I'image du vent et des nuages. Je les regardais parfois de la fenétre de ma chambre. Le ciel était presque toujours gris, l'étendue infinie de nuages portait en son ventre des pluies lourdes et interminables. C'était le ciel de ma jeunesse: avec une météo pareille, on est condarnné á aimer la littérature.

Je ne sais pas si le goüt de mon pére pour les ceintures á grosses boucles et les vestes en cuir était né á la lecture des polars3a de gare ou des Sang.

34. Polar (n.m.): Roman policier.

24

avait toujours

',;rtion. Nous passions au bord d'un canal ? I1 , r,,,r¡rrait une histoire de noyés3s. Un arbre majestrrcux longeaitla route, il parlait des branches ,'¡r:risses oü I'on retrouvait jadis36 les pendus les ',,,ir-s de pleine lune. Qrand il venait me chercher ,r I'c'c:ole, il me racontait 1es rapts3T d'enfants et 1, ,, rlisparitions inexpliquées d'employés qui, á 1a lirr tl'une longue journée, ne rentraient pas chez r rx ct s'en allaient á I'autre bout du monde pour , lt'r l l lrrref une nouvelle vie. Il me disait que le goüt de la lecture lui était \'('nu sur 1e tard, alors qu'ii faisait un stage á la ,,,rnptabilité d'un journal local. Dans la salle ,lt' rédactiotr", á cóté de 1a bibliothéque, une vit'illc cravate3e était suspendue á un clou. Le rctlrrcteur en chef avait expliqué á mon pére que , ('ltc cravate en soie, bleue á fines rayures grises, ,'(rrit le porte-bonheuraO de la rédaction. Qrand il t'trrit tout jeune, Georges Simenon, qui riécrivait "' Nrryé (n.m.): Personne rnorte dans /'eau. ir, .f rrdis (ad:'.):Autrefois, aztant. ii l{apt (.n.m"): Enléaement. ili S:rlle de rédaction (n.f.): Piece oü trs.ttaillent i'). (lrrvate (n.f.):

33. Sanguine (adj.):

il

les

journalistes.

Arcessoire r,testimentaire que I'on porfe autour

,/t/ tt)il üvec Une chemise.

Itl

l)orte-bonheur (n.m.): Objet qui donne de la

25

chance.

pas encore des romans policiers, avait travalllé au journal. Au début, il tapait ses articles á la machine, la cravate posée sur l'épaule pour ne pas qu'elle retombe vers le clavier. Mais il tapzit si vite que sa cravate glissait sans cesse et venait encombrer labarre d'espacement. Il avait fini par l'enlever dés qu'il arrivatt á la rédaction et l'enfiler chaque fois qu'il partait en reportage. Et quand il avait quitté la rédaction pour de bon, abandonnant Liége pour Paris, iI avait oublié de reprendre sa cravate qui pendait au clou. Les employés de la rédaction la conservaient en souvenir, á cóté de quelques aventures du commissaire Maigret au format poche, déformées par les lectures á répétition. Mon pére les avait lues l'une aprés I'autre pendant son stage et, le dernierjour, en venant á la rédaction ,1I avait emporté une cravate de son pére et I'avait suspendue au clou á la place de celle de l'écrivain. 11 était reparti zveclavrzie cravate de Simenon, qu'i1 avait accrochée á son tour, en guise de porte-bonheur, sur la cheminée du salon, entre le portrait de ses grands-parents et une photo de moi en culottes courtes, chevauchant un tricycle en bois. J'ai entendu cette histoire des dizaines de fois: á la fin d'un repas, á des collégues de 1a banque, á des amis de passage ou mérne, un soir, á son chef d'agence bancaire. Je prétais une

.rrrlrrrion toute particuliére aux détai1s41 qu'il , llrrrll'rrit selon le public. Devant son supérieur, l.r t r;rvrrtc lui avait été offerte par son maitre ,1. r;trrgc avec des felicitations; pour les amis, il .r¡,rrlrrit parfois que Simenon portait aussi cette { r :rv:rtc lc jour oü il s'était présenté chez son prerrrrcr ócliteur ou que, dans une lettre Personnelle, .rl(Ir:j (lue l'écrivain habitait en Suisse, Georges

permettait alors de I'appeler par -, lui avait dit qu'il espérait bien un l()ur. rcvenir á Liége récupérer sa cravate, qui lui rrr,rrr pére se

',,,rr ¡rrónom

'

rrrrr¡uait beaucoup. - Elle I'attend encore, concluait mon pére,

trt's frer de son effet. Georges est mort avant ,l':rvoir le temps de revenir la chercher.Je suis cert;rirr que dans son héritagea2, il a dü mentionner

pctits caractéres qu'il me 1éguaita3 sa cravate, á ,,,rrdition que je la conserve avec le meilleur soin, l,icn entendu. Georges n'aaait pas eu Ie temps de passer la t,'chercher. Mon pére aurait dü écouter ses propres j'entends sa ¡,,n'oles. Qrand je les répéte á présent, r,, rix habitée par un large sourire , rnais j'y entends t'r r

.

II

.

l.f

. I{éritage (n.m.) : Les objets ou I' argent

Détail (n.m.): Petit élément.

,/tti lneurf. l.i. Léguer (v.) : Donner

aprés sa mort et

qu'on regoit de quelgu'un

I'indiguer sur

san testalnent-

comme l'écho d'une félureaa intérieure. Mon pére

révait indestructible, comme Simenon, mieux encore, comme le commissaire Maigret, qui poursuit á jamais ses aventures á chaque fois qu'un lecteur ouvre un des romans dont il est le héros. Mais personne n'est jamais á l'abri du pirea5. se

11

faut dire que

1a cravate

lui avait rendu

de nombreux services. I1 la portait le jour oü i1 s'est présenté á la banque pour son entretien d'embaucheaó. Aprés cinq minutes de discussion, le gérantaT de l'agence lui serrait la poignea8 et lui présentait Ie reste de l'équipe. L,e jour oü il avait été convoqué pour faire partie d'un jury de cour d'assises, et qu'il redoutaitae de passer plusieurs mois dans une salle de tribunal, TI avait mis une chemise, noué la cÍa\rate porte-bonheur et fi1és0 droit vers le palais de justice, certain de réussir á échapper, d'une maniére ou d'une autre, á son Fé1ure (n.f.): Blessure, ruqture. ¿5. A l'abri du pire (expr.): Protégé du malheur. 46. Entretien d'embauche (n.m.): Rencontre entre un candidat

44.

pour un tra'uai/ et un etnployeur. 47. Gérant (n.m.): Patron. 48. Poigne (n.f.):Main. fam.) 49. Redouter (v.):Atoir1>eur de qttelque

50. Filer

(v.)'. Marcher rapidement.

,|.'voir de citoyen. Arrivé sur p1ace, il avait décou\1('r't (llle 1e procés était annulé: I'accusé s'était 1,,'rrclu dans sa celluie, refermant á jamais le dos, it'r udiciaire. Mon pére a pu dénouer Ia cravate, f I'r r-ouler soigneusement et rentrer á 1a maison en ¡rlr:rrirnt tout son temps. Pas question de se pré,,r'ntcr a:utravall alors que sa convocation comme irrrt: lui offrait une journée de temps libre. I1 allait ¡',,rrvoir bricoler ou lire un roman d'espionnage. ('t' n'étaient 1á que quelques exemples, i1 en avait lricrr d'autres.Il ne portait pas la cÍavate le jour de ',,,rr rnariage mais I'avait enfilée le jour oü il avait ,'lliciellement demandé la main51 de ma mére son pére, dans l'appartement poussiéreux et 'r ,',,rnbre de mes grands-parents. 11 1a portait le jour ,,rr il avait négocié l'achat de sa Commodore et l,,r'sr¡u'ils avaient signé I'acte d'achat de la maison ,lt'vuttt le notaire. Ce n'était pas uniquement un porte-bonl','rrr. Qrand j'écoutais mon pére, je me rendais t rrrnpte que la cravate lui servait de porte-bonlr.'rrr, de gti-grisz rassurant. Un peu comme mon ,)urs en peluche53, au fond. Si mon pére riavait t rrrint le ridicule, il aurait sans doute volontiers ',

chose.

I

.

I

)cmander la main (v.) '. Demander

,,,',t v.fí//e. ', ' ( )ri-gri (n.m.): ''

i

au pére le

droit

Porte-bonheur.

( )rrrs en peluche

(n.m.) : Jouet

29

en

forrne d'ours.

de se

marier

roulé la cravate autour de son poing serré au moment de s'endormir.Je le comprenais.J'aurais moi-méme eu bien du mal á abandonner mon ours en peluche. La preuve: il est encore posté sur une étagére, dans mon studio, pas loin de mon lit. D'ailleurs, á l'école primaire, alors que je devais présenter un exposé, j'ai hésitésa plus d'une fois á décrocher la cravate pour la porter en classe. Mais la peur du ridicule m'a retenu. Le complet veston nétait déjá plus á la mode et encore moins Iz cravate. J'ai affronté seul mes angoisses pour parler á la classe des plateformes de forage en mer du Nord, puis quelques années plus tard, de la fabrication des ours en peluche. j'avais pour I'occasion été autorisé á amener mon doudou á l'école et sa présence á mes cótés pendant I'exposé m'avait donné une confiance que je riavais jamais ressentie auparavant.J'avais obtenu ia note maximale. Si je voulais rééditerss l'exploit, il fallait que je trouve un sujet aussi passionnant pour moi. Derx ans plus tard, en derniére année de mes études primaires, je 1'ai trouvé.

54. Hésiter (v.): Ne pas réussir h choisir entre plusieurs 55. Rééditer (v.) : Recommenrcr.

choses.

LA CRAVATE DE SIMENON

J'avais tellement hésité á demander la ¡','r'rnission á rnon pére que j'avais fini par me ,,rrvaincre qu'il refuserait de toute fagon. Je ,lt'vuis agir en cachette. Le matin, au moment ,lt' rejoindre la table du petit déjeuner, alors que l',rtlcur chaude du cafe m'indiquait que mon pére ,'t:rit déjá attablé,occupé sans doute á feuilleterle j,,rrrnal

á la recherche des résultats de matches de rotball qu'i1 riavait pas \'rrs sur la seule chaine de r rotre télévision, j'ai iraversé le salon sur la pointe ,lcs piedss6.J'ai décroch éIa cravate et je I'ai glissée ,l:rns mon cartable. A table, je n'ai rien mangé.Je ne pouvais pas rrr'cmpécher de penser á,Ia cravate. Ma mére a r ,,lcvé la téte dans un mouvement bref et j'ai i,'u f

,

''(,. Ma¡cher sur la pointe

des pieds (expr.) : Marcher sans

son cil noir me scruters7. Je lui ai dit que j'avais un exposé d faire en classe et que je n'avais pas

faim. Mon pére m'a demandé de quel sujet j'allais parler, sans quitter son journal des yeux et, trés fier de mon aplomb, j'ai dit que j'allais parler des radios libres. Mon pére a ri, comme il le faisait chaque fois que j'ouvrais la bouche, et ma mére a serré les mains autour de sa tasse de lait chaud. s8. J'étais provisoirement tiré d'affaire Qrand mon tour est venu de monter sur I'estrade, mes jambes tremblaient. J'ai raconté la vie de Simenon, sa naissance á Liége prés de l'Hótel de Ville, son enfance dans le quartier d'Outremeuse puis ses débuts á la rédaction d'un journal local. C'est á ce moment-1á que j'ai mis un chapeau en feutre et pris une pipese, que j'avais tous deux empruntés á l'appartement sombre de mes grands-parents. Les éléves étaient plus silencieux que jamais. Je sentais qu'ils m'écoutaient avec attention. J'ai parlé des premiers romans de gare60, des livres publiés sous pseudonymes6l et j'en suis enfin arrivé au commissaire Maigret, 57. Scruter (v.): Obseroer. -^3\: 58. t tre trre d attalre (expr.): Ltrc sau'u¿, /ronqut/lc. 59. Pipe (n.f.): Objet long pourfumer le tabac. 60. Roman de gare (n.m.): Roman qu'on achéte dans /es gares pour lire en eqtage. 61. Pseudonyme (n.m.): Faux nom utilisé par

.rrrr tr¿rductions dans 1e monde entier. Les éléves n r'tit'outaient avec 1a bouche ouverte. Qrand je l, rrl rr.i dit que Simenon avait déclaré avoir couché ,,r,,'t' clix mille femmes,les éléves ont éclaté de rire ,'t lrr maitresse s'est levée, furieuse. E1le voulait rr(' l)unir mais j'ai sorti un numéro spécial de I'lrt'bclomadaire62 oüj'avais lu cette phrase et, avec ,rr ;rir-de chien battu, je lui ai demandé ce que

dire u coucher avec une femmeu. Elle s'est .rl,r's tournée vers la classe, a crié d'un ton cassant

',ul:rit

lu'('llc allait col1er63 le premier qui ouvrait encore I'r lr