Fiche Pedagogique Le Pere Goriot [PDF]

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Zitiervorschau

XIXe

siècle

Le roman et ses personnages : visions de l’homme et du monde

BALZAC Le Père Goriot ISBN : 9782081219755 – 3,70 € 416 pages

I. Pourquoi étudier Le Père Goriot en classe de Première ? Bien que l’étude d’un roman du XIXe siècle soit préconisée en classe de Seconde, la lecture du Père Goriot requiert la maturité d’un public de Première. En outre, cette œuvre se prête particulièrement bien à l’objet d’étude « Le roman et ses personnages » : Balzac n’est pas l’inventeur du roman, mais c’est avec lui que ce genre s’affirme comme « une forme littéraire privilégiée de représentation de l’homme et du monde » ; et comment aborder plus naturellement le roman balzacien, sinon « à partir des questions que soulève l’étude des personnages 1 » ? Comme l’auteur s’en explique dans l’avant-propos de La Comédie humaine paru en 1842, le désir de « faire concurrence à l’état civil » – c’est-à-dire « écrire l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs » – l’a conduit à promouvoir, dans le sillage de Walter Scott, « un genre de composition injustement appelé secondaire », pour faire le tableau de la société tout entière. Il s’agit de composer un drame ou` les trois ou quatre mille personnages, « dont l’existence devient plus longue, plus 1. B.O. no 40 du 2 novembre 2006.

Le Père Goriot

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authentique que celle des générations au milieu desquelles on les fait naître, ne vivent qu’à la condition d’être une grande image du présent. Conçus dans les entrailles de leur siècle, tout le cœur humain se remue sous leur enveloppe, il s’y cache souvent toute une philosophie ». Représentation du monde dans toute son étendue, de l’homme dans ce qu’il a de plus intime, ce nouveau roman du XIXe siècle repose tout entier sur les épaules de personnages auxquels Balzac a donné la stature de héros mythiques. Au sein de cette entreprise fondatrice, Le Père Goriot occupe une place cardinale, car il s’agit du premier roman ou` Balzac expérimente le retour des personnages. C’est en vertu de ce procédé que son grand œuvre fera système, proposant de la société une vision totale et organisée. C’est encore dans Le Père Goriot que s’affirme le paradoxe qui caractérise l’ensemble de La Comédie humaine : inventeur du roman moderne, Balzac se défend toujours de faire du roman. Il trouve ses modèles chez les naturalistes (Buffon et Geoffroy Saint-Hilaire), les poètes (Dante et Byron), les auteurs dramatiques (Molière et Shakespeare) ou encore les philosophes (Swedenborg), et ce qu’il admire en Walter Scott, ce n’est pas l’auteur de fictions mais l’historien. Le romancier ne se contente pas ici d’invoquer des formes nobles de l’écriture et de la pensée afin de légitimer un genre fortement méprisé à son époque, il écrit véritablement comme un poète dramatique, un philosophe ou un historien. Le roman n’est peut-être pour lui rien d’autre que la forme du tout dire, du tout écrire ; une forme sans contenu propre, mais un prodigieux organe de synthèse littéraire réunissant en un même discours tout ce qui n’est pas roman. Dans Le Père Goriot plus qu’ailleurs, Balzac met en scène des masques tragiques, les compromet dans des intrigues de vaudevilles et, avec une liberté de poète, suspend son étrange comédie pour exposer à son public des leçons sur la nature humaine. L’étude de ce roman permet donc de dépasser la révision du genre narratif abordé en Seconde : la multiplicité des discours non romanesques – voire non littéraires – conduira à problématiser la question du roman et à s’intéresser à l’histoire littéraire comme à l’étude des genres et des registres.

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Le roman et ses personnages

II. Présentation de la séquence L’objectif de la séquence est de faire saisir la multiplicité de ces enjeux en répondant à la question : Comment le roman balzacien rend-il compte de l’homme et du monde ? Pour répondre à cette question centrale, nous partirons d’une interrogation préalable sur le personnage : Qu’est-ce qu’un héros balzacien ? Cette problématique est secondaire mais elle est bien plus pertinente pour un adolescent qu’une interrogation sur le genre. Chaque séance répétera, sur un point particulier, ce mouvement entre question initiale sur le personnage (par exemple : « Par quel regard les personnages sont-ils présentés ? ») et question centrale sur le roman (la focalisation et l’exposition). Chaque séance convoquera en outre l’étude des genres et des registres, et ouvrira une perspective particulière sur l’histoire littéraire. Pour ménager aux élèves une découverte progressive et ordonnée du roman balzacien, les trois premières séances envisageront le personnage sous l’angle unique de la fiction : comment le romancier met-il en forme – et en scène – ses héros pour construire une intrigue ? Les élèves approfondiront ici leurs connaissances sur le genre romanesque. Dans un second temps, on se demandera quel rapport le personnage entretient avec la réalité contemporaine que l’auteur cherche à décrire. Pour atténuer ce que cette présentation a de simpliste (I. La fiction / II. La réalité), on taˆchera de montrer, à chaque séance, que l’expression de la réalité est inséparable de l’invention narrative.

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III. Tableau synoptique de la séquence Séances 1 Le mystère Goriot, les personnages s’observent 2 La question du héros 3 Les personnages dans l’aventure du héros 4 Le personnage et son enveloppe

Objectifs Supports I. Le personnage, créature de roman — La focalisation — L’exposition — Voir et faire dans le roman — Qu’est-ce qu’un héros ? — Le schéma actanciel — Le schéma narratif

— Goriot épié par Rastignac (« Une pension bourgeoise », extrait) — L’exposition du roman (« Une pension bourgeoise ») — Rastignac chez le Père Goriot (« L’entrée dans le monde », extrait) Ensemble du roman

II. Le personnage, image du réel — La description — Description de la pension — Le portrait Vauquer — Portrait de Mme Vauquer (« Une pension bourgeoise », extraits)

5 Le personnage et ses passions

Le roman psychologique et l’analyse des sentiments

Les amours ambiguës de Rastignac et Delphine (« L’entrée dans le monde », extrait)

6 La société et l’histoire

Balzac sociologue et historien

Le père Goriot vu par une duchesse (« Une pension bourgeoise », extrait)

IV. Déroulement de la séquence Séance no 1 : le mystère Goriot, les personnages s’observent Objectifs → La focalisation. → L’exposition. Supports → Goriot épié par Rastignac : de « Sa pensée vagabonde » à « ne pas inconsidérément condamner son voisin » (« Une pension bourgeoise »). → Exposition du roman : de « Mme Vauquer, née de Conflans » à « effroyable tragédie parisienne » (« Une pension bourgeoise »). 4

Le roman et ses personnages

Comment découvre-t-on l’identité du père Goriot ? En étudiant la focalisation interne, dans un extrait puis dans l’ensemble de l’exposition, on verra comment le lecteur est convié à mener au côté de Rastignac une véritable enquête sur le héros éponyme du roman. En procédant de cette manière, Balzac inaugure une nouvelle méthode d’exposition romanesque.

■ Goriot épié par Rastignac Dans l’extrait choisi, Rastignac revient de son premier bal chez sa cousine la vicomtesse de Beauséant, ou` il a rencontré la comtesse de Restaud. L’esprit encore occupé par les espoirs de réussite mondaine et amoureuse que cette soirée brillante a éveillés en lui, il surprend son voisin de palier en train de transformer en lingot un service en vermeil. 1. En quoi l’atmosphère est-elle ici mystérieuse et inquiétante ? (étude des genres et des registres). On croirait lire une scène de roman noir (cadre urbain, nocturne et misérable ; la pension Vauquer est un endroit louche dont les habitants ont bien des « misères » à cacher ; Rastignac joue à l’espion et flaire le crime), l’atmosphère y est quasiment fantastique : tout ici est mystère (que fait le père Goriot ?) et paradoxe (un vieillard aux bras d’athlète, un idiot receleur, un criminel larmoyant) ; le spectacle prend ainsi des dimensions extraordinaires (« han de Saint Joseph », « fort comme le roi de Pologne », « facilité merveilleuse »). 2. Que nous apprend cette scène sur le personnage de Rastignac ? En réalité, on en apprend autant sur l’observateur que sur le personnage observé. Il s’agit d’abord d’un jeune homme fort curieux. On s’amusera des motifs qui le poussent à poursuivre son espionnage honteux : il « vit le vieillard occupé de travaux qui lui parurent trop criminels pour qu’il ne crût pas rendre service à la société en examinant bien... » – ironie de l’auteur ou mauvaise foi du personnage ? Ce qui est sûr, c’est que ce dernier se fiche bien de rendre service à la société. On apprend en outre comment l’observateur tente d’interpréter ce qu’il voit : un homme seul, la nuit, s’occupe de métal précieux donc c’est un criminel ! Il convertit du vermeil en lingot donc c’est un voleur ou un receleur ! Il pleure donc « il est fou ». Dans cet extrait, il est moins question du fantastique de la scène Le Père Goriot

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que des fantasmes d’un jeune homme. Ce faˆcheux travers – juger trop vite, s’en tenir aux apparences et ne mettre dans son jugement que ses propres passions –, Rastignac le partage avec l’humanité tout entière (on rappellera l’importance du ragot et de la calomnie mondaine dans le roman et dans toute La Comédie humaine). Néanmoins, il se ravise in extremis : « Rastignac jugea prudent [...] de ne pas inconsidérément condamner son voisin. » Ce vertueux réflexe – suspendre son jugement – distingue le jeune espion de la foule : c’est un observateur curieux de la société, son imagination galope mais il sait rester prudent. Tout Rastignac est déjà là. 3. Selon quel point de vue la scène est-elle présentée au lecteur ? On rappellera brièvement les différents types de focalisation : c’est évidemment de focalisation interne qu’il s’agit ici. Non seulement le lecteur n’apprend que ce que voit Rastignac – par le trou de la serrure : le lecteur est lui-même voyeur, ou enquêteur, comme on voudra –, mais il éprouve pleinement le mystère qui règne dans tout le passage (voir question no 1), il partage la curiosité, les fantasmes et les doutes du jeune homme car il n’en sait pas plus long que lui sur le mystérieux vermicellier. A` propos, que sait-on du père Goriot à ce point du roman ? Comment Rastignac va-t-il tirer au clair cette mystérieuse scène ?

■ Présentation de Goriot dans l’ensemble de l’exposition Les élèves travailleront à présent en autonomie, en retrouvant dans un corpus étendu ce qu’ils ont repéré dans la lecture analytique. 1. Relevez les informations apportées par le romancier sur l’identité du père Goriot et la nature de sa relation avec ses filles. Vous noterez le point de vue par lequel ces informations sont délivrées. On pourra diviser la classe en deux groupes, les uns s’occupant de ce qui précède la scène étudiée, les autres de ce qui la suit. On ne leur précisera pas les limites du corpus à traiter : en repérant les dernières informations importantes données sur le 6

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personnage (sa biographie apprise par Rastignac d’un certain Muret), ils repéreront par la même occasion la fin de l’exposition : « Ici se termine l’exposition de cette obscure, mais effroyable tragédie parisienne. » I. Brève présentation : « Un ancien fabricant de vermicelles, de paˆtes d’Italie et d’amidon, qui se laissait nommer le père Goriot. » Point de vue : Vauquer et ses pensionnaires (même s’ils ne sont pas présents physiquement, on ne nous en dit pas plus que ce qu’ils savent). II. Goriot dans la pension Vauquer : « Une réunion semblable devait offrir [...] un employé au Muséum, un des habitués à cachet. » Présentation plus étendue du personnage : sa position de souffre-douleur dans la pension, son passé immédiat (les quatre dernières années : arrivée dans la pension, appauvrissement progressif et visites de mystérieuses jeunes femmes, que l’on prend pour ses maîtresses). Point de vue : les pensionnaires et Vauquer. Chacun a sur le vieillard « des idées bien arrêtées » : « Il n’avait jamais eu ni fille ni femme ; l’abus des plaisirs en faisait un colimaçon, un mollusque anthropomorphe. » III. Goriot épié par Eugène (extrait étudié) : Le « mollusque anthropomorphe » devient un mystère. IV. Discussion des pensionnaires sur le vieillard : « Je viens de voir quelque chose de singulier [...] cette femme-là sait lui chatouiller l’aˆme. » Rastignac recoupe les informations de Vautrin avec ce qu’il a vu la veille : Goriot a vendu son vermeil au profit de Mme de Restaud. Mais quels sont les liens entre la comtesse et le père Goriot ? Point de vue : Vautrin et Rastignac. V. Rastignac chez Mme de Restaud : « Eugène revint sur ses pas. [...] Vieux drôle de père Goriot, va ! » Il aperçoit Goriot et apprend de M. de Restaud que Goriot est le père de la comtesse. Point de vue : le comte de Restaud et Rastignac. VI. Rastignac chez Mme de Beauséant : « Je venais donc à vous pour vous demander le mot d’une énigme [...] en se souvenant de l’avoir vu tordant son vermeil la nuit. » La duchesse de Langeais apprend à Eugène le passé de Goriot : l’histoire de sa fortune, le mariage de ses filles, puis l’ostracisme social et familial dont il fut victime. Point de vue : la duchesse de Langeais et Rastignac VII. Eugène apprend l’ensemble de la biographie de Goriot : « dans le désir de parfaitement bien connaître [...] cette Le Père Goriot

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obscure, mais effroyable tragédie parisienne. » Point de vue : un certain Muret et Rastignac. 2. A` partir de cet exemple, vous dégagerez les caractéristiques de l’exposition balzacienne : le point de vue par lequel elle est délivrée, sa progression et la relation qu’elle entretient avec l’action. – Le point de vue : on confirmera ici ce qui a été observé dans la lecture analytique. Le lecteur est engagé à adopter le point de vue fragmentaire et subjectif des personnages qui observent (Sylvie, Vautrin, Vauquer, Rastignac) et devinent avec plus ou moins de perspicacité (focalisation interne). — La progression de l’exposition est donc celle d’une enquête policière. Les pièces apportées au dossier Goriot sont de plus en plus complètes et probantes – on passe des commérages des pensionnaires (II) aux « renseignements certains » délivrés par M. Muret (VII) – et s’accumulent selon un ordre rétrospectif : on part du présent et des indices qu’il fournit (le misérable père Goriot dans la pension Vauquer) pour explorer un passé de plus en plus lointain (VI et VII). — Action et exposition sont étroitement mêlées : les renseignements délivrés sur Goriot ne sont jamais énoncés gratuitement, mais prennent place au sein de ce que vivent les autres personnages : les projets d’ascension sociale de Mme Vauquer (II), la vie collective des pensionnaires (II) et les visites de Rastignac dans le monde (III à VII). Lorsque « se termine l’exposition de cette obscure, mais effroyable tragédie parisienne », la tragédie est déjà bien en marche : Poiret et Michonneau sont déjà partis rencontrer le chef de la police, Victorine s’est heurtée à l’ingratitude de son père, Goriot a vendu son service de vermeil, Rastignac s’est fermé les portes de l’hôtel de Restaud et ouvert celles de l’hôtel de Beauséant, Vautrin a déjà fait la morale au jeune homme, tout en lui faisant de l’œil. Prenons Balzac au mot, il expose bien son roman comme une tragédie : comme au théaˆtre, c’est par l’action et les paroles des personnages eux-mêmes que le public apprend leur identité. Bilan

Cette manière d’exposer est caractéristique de Balzac : le narrateur commence in medias res, dans le présent de l’action, laisse celle-ci s’engager et fait naître autour de ses personnages 8

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un mystère qui stimule l’intérêt du lecteur ; puis il dissipe le récit par des retours souvent très longs sur le passé des personnages, avant d’entamer l’action une bonne fois pour toutes. Sur les trois points étudiés (focalisation, progression et rapport avec l’action), pour mieux comprendre l’innovation de Balzac par rapport à la tradition romanesque, on pourra comparer l’exposition du Père Goriot avec l’ouverture de La Princesse de Clèves ou` un tableau complet et statique de tous les personnages (la cour d’Henri II) est présenté, au seuil de l’action, par un narrateur omniscient. Travail préparatoire pour la séance no 2 : en vous aidant du travail effectué sur l’ensemble de l’exposition, vous montrerez que Rastignac s’impose progressivement comme le point de vue dominant, comme un double du narrateur et comme un acteur de premier ordre.

Séance no 2 : la question du héros Objectifs → → Supports → →

Voir et faire dans le roman. Qu’est-ce qu’un héros ? L’ensemble de l’exposition (voir séance no 1). Rastignac chez le père Goriot : de « Monsieur, dit le Père Goriot en entrant » à « Eugène et le père Goriot étaient devenus de bons amis » (« L’entrée dans le monde »).

De Rastignac ou de Goriot, qui est le héros du roman ? En étudiant la façon dont Rastignac passe insensiblement du statut de premier point de vue à celui de personnage principal, on s’interrogera sur les rapports complexes entre voir et faire dans les romans de Balzac, et plus généralement sur la définition du héros.

■ Rastignac dans l’exposition : l’enquêteur devient acteur Dans un premier temps, on répondra à la question sur l’exposition (correction du travail demandé à la fin de la séance no 1).

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Le point de vue de Rastignac

De bout en bout de l’exposition, tout ce que l’on sait sur Goriot émane de personnes multiples (Sylvie, Vauquer, les pensionnaires, les Restaud, la duchesse de Langeais, Muret), mais le regard de Rastignac prend de plus en plus d’importance : regard direct sur le mystérieux personnage (dans la pension, dans la cour de l’hôtel de Restaud) mais aussi et surtout regard indirect de l’enquêteur qui collecte les informations des autres témoins (Vautrin, le comte de Restaud, la duchesse de Langeais et Muret). C’est pourquoi la focalisation devient complexe à partir de l’étape numéro IV du relevé effectué au cours de la première séance : il faut tenir compte d’une part du point de vue des personnages qui témoignent devant Rastignac, d’autre part du « cadrage » comme de la « voix off » du jeune homme qui, pour ainsi dire, tient la caméra et réfléchit à ce qu’il voit et entend. Rastignac devient ainsi le double du narrateur

— Rastignac devient le double du narrateur, non seulement par la fonction qu’il assume dans le texte (un point de vue synthétique qui organise les autres points de vue), mais aussi par ses facultés d’observation qui le conduisent à prendre en charge cette fonction et à découvrir une vérité à laquelle personne ne veut croire : « Sans ses observations curieuses et l’adresse avec laquelle il sut se produire dans les salons de Paris, ce récit n’eût pas été coloré des tons vrais qu’il devra sans doute à son esprit sagace et à son désir de pénétrer les mystères d’une situation épouvantable aussi soigneusement cachée par ceux qui l’avaient créée que par celui qui la subissait » (début d’« Une pension bourgeoise »). Pour introduire le long portrait du père Goriot, le narrateur dit que le paˆtiras de la pension « devint pour Eugène de Rastignac la plus saillante de toutes [les figures] au milieu desquelles il était condamné à vivre encore pendant deux ans » (début de II). Rastignac est un jeune homme au regard encore neuf qui ne partage pas l’indifférence et l’étroitesse d’esprit des vieux bagnards de la pension Vauquer, brisés par le « char de la civilisation » et incapables de sortir de leur trou à rat ; lorsqu’il s’échappe de ce milieu, il ne s’abandonne pas pour autant à l’insouciance des jeunes gens auxquels « l’entraînement particulier de la vie parisienne faisait oublier, en sortant de la rue 10

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Neuve-Sainte-Geneviève, le pauvre vieillard dont ils se moquaient » : il se souvient de Goriot lorsqu’il entend sa voix à l’hôtel de Restaud, il s’en souvient lorsqu’il va rendre visite à Mme de Beauséant. A` l’esprit de finesse de celui qui ne s’arrête pas aux apparences (l’apparent « crétinisme » du personnage que les étudiants en médecine diagnostiquent chez Goriot), il joint l’esprit de géométrie de celui qui sait embrasser la totalité de la géographie et de la société parisienne pour révéler les liens insoupçonnés entre une riche comtesse de la Chaussée d’Antin et le souffre-douleur de la pension Vauquer. — Cette double qualité d’observation est précisément celle du nouveau romancier que Balzac veut incarner : à la fois celui pour qui les « secrètes infortunes » deviennent des figures « saillantes » des Scènes de la vie privée 1, et celui qui, dans l’ensemble de La Comédie humaine, veut donner une vision synthétique de la société, montrant, par le procédé du retour des personnages, comment communiquent des mondes aussi éloignés que la bourgeoisie et l’aristocratie, Paris et la province, la vie politique et la vie sentimentale. — Rastignac se distingue donc du reste de la troupe des pensionnaires parce que lui-même distingue la figure de Goriot de cette troupe. La figure du héros n’émerge pas ici par ses aptitudes à l’action : le premier acte d’héroïsme de Rastignac, c’est de voir ce que personne ne voit ; de même, ce n’est pas partir bride abattue à la conquête de Paris et du monde pour fuir la misère de sa condition, mais plutôt, lorsqu’il est dans le monde, savoir se souvenir de cette misère et savoir y revenir pour y poser un regard neuf. Avant d’être un homme d’action – un lion parisien promis à une fulgurante ascension sociale – le héros est un œil.

1. On pourra citer la préface à La Comédie Humaine de Félix Davin (1835) qui parle du regard de Balzac dans les Scènes de la vie privée comme Balzac parle de celui de Rastignac dans son roman : « Ce drame avec ses passions et ses types, il est allé le chercher dans la famille, autour du foyer ; et, fouillant sous ces enveloppes en apparence si uniformes et si calmes, il en a exhumé tout à coup des spécialités, des caractères tellement multiples et naturels en même temps que chacun s’est demandé comment des choses si familières et si vraies étaient restées si longtemps inconnues. »

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Rastignac devient acteur

En réalité, faire et voir sont intimement liés dans l’héroïsme incarné par Rastignac. 1. Agir pour savoir : « Vous me donnez une furieuse envie de savoir la vérité. J’irai demain chez madame de Restaud », dit Eugène à Vautrin lorsqu’il apprend les machinations entre Gobseck, Goriot et Mme de Restaud. C’est encore pour comprendre, pour « savoir la vérité », que Rastignac ira voir sa cousine après sa visite à l’hôtel de Restaud. Bien qu’absent de cette scène capitale pour la carrière de Rastignac, Goriot y joue un rôle de premier ordre : c’est pour connaître son histoire que le jeune homme s’est imposé chez sa cousine à un moment ou` il la dérange visiblement, et la narration de cette histoire par Langeais conduit la vicomtesse à conclure « le monde est infaˆme et méchant » ; inspirée par cette maxime, elle s’intéresse alors au projet de son cousin et le conseille : « Eh ! bien, monsieur de Rastignac, traitez ce monde comme il mérite de l’être. Vous voulez parvenir, je vous aiderai. Vous sonderez combien est profonde la corruption féminine, vous toiserez la largeur de la misérable vanité des hommes. » Voici pour la philosophie de ce célèbre discours ; quant aux détails de la stratégie, au plan d’action, c’est encore le père Goriot qui inspire la vicomtesse : « Eh ! bien, que le père Goriot vous introduise près de Mme Delphine de Nucingen. La belle Mme de Nucingen sera pour vous une enseigne. Soyez l’homme qu’elle distingue, les femmes raffoleront de vous. » 2. Savoir pour agir : dès lors, prendre ses renseignements sur le père Goriot cesse d’être pour Rastignac un objectif en soi, mais devient un moyen pour parvenir : « Dans le désir de parfaitement bien connaître son échiquier avant de tenter l’abordage de la maison de Nucingen, Rastignac voulut se mettre au fait de la vie antérieure du père Goriot, et recueillit des renseignements certains, qui peuvent se réduire à ceci » (VII). Cette prudence d’Indien, qui consiste à faire l’état des lieux avant d’y mettre les pieds, Rastignac la conservera tout au long du roman, et en fera la clé de sa réussite mondaine : sachant observer la société, il saura l’utiliser. Il n’y a donc pas de différence entre le regard analytique que Rastignac porte sur le père Goriot et celui qu’il porte sur les dandys et les duchesses : pour devenir héros, 12

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le personnage doit porter sur son environnement, quel qu’il soit, le regard d’un romancier. Non seulement héros de l’observation mais aussi acteur de premier ordre, Rastignac doit-il être considéré comme le héros du roman ?

■ Rastignac chez Goriot : la naissance d’un héros On répondra à la question en lisant un court extrait du début de la deuxième partie (« L’entrée dans le monde », de « Monsieur, dit le Père Goriot en entrant » à « Eugène et le père Goriot étaient devenus de bons amis »). Rastignac, qui vient d’essayer son nouvel habit, est prêt pour « l’abordage de la Maison Nucingen ». On le retrouve ici, comme dans le premier extrait, dans la pension Vauquer en présence du père Goriot, mais les rapports entre les deux personnages ont changé. Rastignac n’est plus un espion mais un confident, entre les deux hommes est née une amitié. 1. Montrez ce qui rapproche Goriot et Rastignac, et ce qui les distingue des autres personnages. Ils forment à eux deux une espèce d’équipe héroïque unie par un intérêt commun : Delphine de Nucingen. Goriot sert ici d’intermédiaire au jeune homme pour atteindre la jeune fille et lui demande en retour de jouer le même rôle : « Vous me direz si mes deux filles se sont bien amusées. » L’ambiguïté de la passion du vieux père pour sa fille (un « amant » heureux d’entrer en communication avec sa « maîtresse ») le confond d’autant plus avec le jeune galant. Les deux complices partagent enfin un privilège essentiel sur les autres personnages du roman : ils ont un pied dans chacun des deux espaces, à la fois géographiques et sociaux, qui structurent le roman : la pension Vauquer et les beaux quartiers. Goriot revient de la Chaussée d’Antin et Rastignac s’apprête à rendre visite à Mme de Beauséant. 2. Montrez que Rastignac s’affirme comme le maître du jeu. Bien qu’ils partagent des intérêts et un statut romanesque comparables, les héros ne sont pas égaux. Goriot est devenu un paria chez ses filles (il ne peut plus s’y adresser qu’aux femmes de chambre) : sa paternité est devenue clandestine. Dès cet extrait, on comprend, dans l’empressement servile avec lequel le vieillard s’acquitte de sa mission, que, pour atteindre Le Père Goriot

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Delphine, il a plus besoin de Rastignac que Rastignac n’a besoin de lui. Cette dépendance s’accentuera tout au long du roman : non seulement Rastignac soignera le vieillard à l’agonie, mais il finira par assumer son office de père, offrant à Delphine ce que Goriot n’a jamais pu lui donner (une invitation dans le faubourg Saint-Germain) et à Anastasie ce qu’il ne peut plus lui donner (de l’argent pour acquitter ses dettes). 3. En quoi Rastignac est-il devenu plus intéressant que Goriot ? Commençons par nous demander : Qu’est-ce qu’un héros ? Ce n’est pas toujours le héros éponyme de l’œuvre et ce n’est pas seulement celui qui tient les rênes de l’action : c’est aussi et avant tout celui dont il est question dans le roman. Si, dans le premier extrait, c’est de Goriot qu’il est question (Que fait-il ? Qui est-il ? s’interroge Rastignac), il n’y a, depuis la fin de l’exposition, plus rien à savoir de lui. Le mystère du vieillard était dans son passé, et ce passé est élucidé : le dossier Goriot est classé et le personnage, d’un point de vue romanesque, est déjà mort. Il ne fera plus que dégénérer et se caricaturer dans sa passion dévorante et avilissante pour ses filles. C’est ainsi qu’il apparaît dans la première partie de notre extrait. La seconde partie, en revanche (« Eugène pensait »), renvoie à un problème nouveau, qui porte sur le futur, l’avenir d’un jeune homme – Rastignac –, ou plutôt l’avenir du problème de « conscience » qu’il se pose à ce moment du récit : parvenir par le travail honnête (il s’agit de la vertueuse « résolution » qu’il vient de prendre 1) ou par la réussite mondaine et les compromissions qu’elle implique ? C’est aussi l’occasion pour le romancier de soulever un questionnement philosophique (« Ce que les moralistes nomment les abîmes du cœur humain »). Si le dilemme semble provisoirement tranché (« En se voyant bien mis, bien ganté, bien botté, Rastignac oublia sa vertueuse résolution »), il ne cessera en réalité de tourmenter le personnage jusqu’au fameux défi lancé à la société à la dernière page du roman : « A` nous deux maintenant ! »

1. Voir en amont de notre extrait : « Je veux travailler noblement, saintement... Ce sera la plus lente des fortunes, mais chaque jour ma tête reposera sur mon oreiller sans une pensée mauvaise. »

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Bilan

Dans ce curieux roman bicéphale, la question du personnage principal est donc à comprendre d’un point de vue dynamique : Goriot est un héros sur la fin, Rastignac un héros en devenir. Tout en se croisant, ces deux destins se servent mutuellement, et le mieux servi n’est pas qui l’on croit : les souffrances de Goriot seront seulement adoucies par le dévouement exemplaire et véritablement filial de Rastignac ; en revanche, Rastignac doit beaucoup plus à Goriot : ce dernier est pour lui à la fois un révélateur des lois cruelles de la société en général, et un contremodèle – Goriot est cette victime naïve de la passion qui s’est dépouillée trop tôt de son or. A` bon entendeur salut : celui qui ne veut pas mourir au dernier étage de la pension Vauquer devra préférer le rôle de bourreau à celui de victime, quitte à « verser du côté de l’injustice » comme il commence à le faire dans l’extrait étudié. Le père Goriot a peut-être donné son nom au roman comme une peau de chagrin l’a donné à un autre : loin de désigner le héros, ce titre signifie un avertissement adressé au héros véritable dont il s’agit de faire l’éducation ; il désigne le piège des passions et de la société dans lequel il convient de ne pas tomber.

Séance no 3 : les personnages dans l’aventure du héros Objectifs → Le schéma actanciel. → Le schéma narratif. Support → L’ensemble du roman.

En s’interrogeant sur le rôle des différents personnages par rapport à Rastignac et à l’apprentissage qu’il fait du monde social, on identifiera le schéma actantiel et le schéma narratif du roman.

■ Le schéma actantiel On rappellera que le schéma proposé par A. J. Greimas ne saurait être appliqué de façon simpliste au récit (une quête Le Père Goriot

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simple, un objet unique, ou « un personnage égale un actant »). Certaines catégories réunissent plusieurs objets, un même personnage peut appartenir à plusieurs catégories et certains actants peuvent sembler ne correspondre à aucune d’entre elles : problèmes heureux car ils permettent de saisir ce qu’ont de singulier l’intrigue et la vision du monde proposées par Balzac. C’est à ces questions que l’on s’intéressera ici, sans proposer une correction exhaustive de l’exercice. On partira des conclusions de la séance précédente : Le Père Goriot est un roman de formation dont Rastignac est le héros. La quête de Rastignac est de se lancer dans le monde, et plus précisément d’y « conquérir des protectrices » car « il remarqua combien les femmes ont d’influence sur la vie sociale ». On a vu que cette quête est nécessairement double : il n’y a pas de réussite sociale sans une enquête sur la société : Rastignac observe les hommes (Goriot et le monde) autant qu’il y agit (voir séance no 1). L’objet de la quête : parvenir dans le beau monde. Cet objet se décline sous deux formes : l’argent et la femme (la Parisienne) opportunément incarnés par Delphine de Nucingen, qui est à la fois une jolie Parisienne et l’épouse d’un banquier. D’ou` l’ambiguïté du statut de cette femme dans le roman : à la fois l’objet immédiat de la quête du héros et objet transitoire (donc adjuvant) pour accéder à des objets supérieurs (l’argent du mari et la parade mondaine), qui ne sont à leur tour que des moyens pour atteindre l’objet suprême : parvenir. Se révèle ici une des lois sociales illustrée par le roman : les hommes se traitent apparemment comme des fins en soi, mais ne sont en réalité que des moyens les uns pour les autres. Les adjuvants sont multiples. Dans la mesure ou` Rastignac fonde sa réussite sur l’observation de la société, tous les personnages qu’il observe – c’est-à-dire tous les personnages du roman – peuvent être considérés comme tels : à l’instar de Goriot, ils révèlent au héros les règles du jeu social. Néanmoins, trois adjuvants se distinguent par leur importance : 1. la famille, qui envoie Rastignac à Paris pour faire des études, qui lui fait ensuite parvenir l’argent indispensable pour entrer dans le monde bien habillé ; 2. Vautrin, qui dessille les yeux du jeune provincial sur le « bourbier » de la capitale et de la société en général, puis qui lui 16

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propose un moyen criminel mais efficace de parvenir : Victorine Taillefer ; 3. Mme de Beauséant, qui donne raison au bagnard dans le tableau qu’elle dresse de la société, mais propose à Rastignac un moyen honnête quoique cynique : parvenir par Delphine de Nucingen. Le roman réserve à chacune de ces trois voix un discours (la lettre de la mère, à l’ouverture de la deuxième partie, les discours-programmes de Vautrin et de Beauséant), chaque discours défendant un moyen différent de parvenir : le travail et les études (la mère), l’utilisation savante des règles du jeu social (Beauséant), la transgression criminelle (Vautrin). Le dilemme de Rastignac repéré dans le dernier extrait (réussir par le travail honnête ou par la compromission sociale ?) se précise : il s’agit en réalité de trois voies qui s’ouvrent au jeune homme, trois façons de se comporter avec la société : « Il avait vu les trois grandes expressions de la société : l’Obéissance, la Lutte et la Révolte ; la Famille, le Monde [i.e. Beauséant] et Vautrin. Et il n’osait prendre parti. L’Obéissance était ennuyeuse, la Révolte impossible, et la Lutte incertaine » (« La mort du père »). Dès lors, toute l’aventure de Rastignac peut se comprendre comme l’histoire de ce choix difficile – une histoire qui ponctue les grandes étapes du roman et permet d’en dégager le schéma narratif.

■ Le schéma narratif Situation initiale : Rastignac revient à Paris décidé à réussir, non par le travail (fermeture de la voie de « l’obéissance »), mais par les relations mondaines : il se fait inviter à un bal chez Mme de Beauséant. Situation générale de la pension Vauquer (« Une pension bourgeoise »). E´lément déclencheur : la rencontre mondaine – au bal de Mme de Beauséant, il s’éprend d’Anastasie de Restaud : il décide de la revoir – et le mystère Goriot – il décide d’enquêter sur l’identité du vieillard et sur ses relations avec Mme de Restaud, voir séance no 1 (« Une pension bourgeoise »). Péripétie no 1 : Les deux visites : chez Mme de Restaud puis Mme de Beauséant, Rastignac tire au clair le mystère Goriot et se met sous la protection de sa cousine qui élabore pour lui un Le Père Goriot

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plan d’action : parvenir par Delphine de Nucingen (« Une pension bourgeoise »). Péripétie no 2 : Vautrin propose au jeune homme une autre voie : parvenir par Victorine Taillefer (« L’entrée dans le monde », début). Péripéties centrales (le cœur du roman) : Rastignac progresse dans les deux voies qui lui sont ouvertes, faisant la cour à Delphine puis à Victorine (« L’entrée dans le monde », suite). Premier dénouement : la voie Victorine Taillefer se ferme par le refus de Rastignac et l’arrestation de Vautrin (« Trompela-mort »). Second dénouement : la voie Delphine de Nucingen se confirme : Delphine devient la maîtresse de Rastignac (« Trompe-la-mort »). Situation finale : toutes les figures tutélaires sont parties (Vautrin arrêté, Beauséant exilée, Goriot mort), et le jeune homme s’apprête à affronter la société – son éducation est achevée.

Séance no 4 : le personnage et son enveloppe Objectifs → La description. → Le portrait. Supports → Description de la salle à manger de la pension : de « Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinte » à « elle va tomber en pourriture » (« Une pension bourgeoise »). → Description de Mme Vauquer : de « Cette pièce est dans tout son lustre » à « elle avait souffert tout ce qu’il est possible de souffrir » (« Une pension bourgeoise »).

Pourquoi, avant de parler de ses personnages – et pour mieux parler d’eux –, Balzac évoque-t-il avec tant de soin leur environnement matériel ? On étudiera la fonction nouvelle que le roman balzacien assigne à la description et au portrait, ainsi que la vision particulière de l’homme que cela implique. 18

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On consacrera à cette importante question deux lectures analytiques sur le même modèle avant de dresser un bilan général. Cette étude pourra faire l’objet de deux séances, mais nous préférons la présenter en un seul bloc, puisque son propos est de révéler le lien très fort qui unit le portrait et la description.

■ Description d’une salle à manger 1. Montrez que Balzac décrit sans complaisance une réalité quotidienne et misérable. En ouvrant son récit par une description détaillée des lieux, Balzac n’invente rien : il obéit au mieux à une mode récente, la description ayant été mise au goût du jour par les romantiques (pensons à la description des paysages du Mississippi qui ouvre Atala). Mais Balzac innove en appliquant la description non pas à la nature sauvage et sublime des romantiques, mais à une réalité urbaine, quotidienne et contemporaine, qui était jusque-là le monopole des journaux et des petits romans n’ayant d’autre objet que de rapporter des « choses vues ». Loin du pittoresque de la carte postale, Balzac exprime de façon appuyée la laideur répugnante du lieu. Ce parti pris est celui d’un peintre réaliste soucieux de ne pas « passer une robe à la vérité 1 ». C’est aussi le choix d’un artiste romantique conscient de la fécondité esthétique du laid : « L’Art de la Chine est d’une fécondité sans bornes. Les Chinois ont jugé de bonne heure l’infertilité de ce que nous appelons le beau. Le Beau ne peut avoir qu’une ligne. L’art grec était réduit à la répétition d’idées, en définitive très pauvres, n’en déplaise aux classiques. [...] Au contraire, le poème de l’Arioste, le roman du trouvère, la pièce hispanoanglaise, la cathédrale et la maison du Moyen Aˆge sont l’infini dans l’art 2. » 2. Montrez que le point de vue du narrateur domine dans cette description. Si la laideur décrite par Balzac relève d’une « misère sans poésie », la façon dont il la décrit est l’expression d’une subjectivité profondément poétique : longues périodes oratoires (« Vous y 1. Introduction à la première édition du Dernier Chouan, 1829. 2. La Chine et les Chinois, 1846, cité par P. Barbéris, Le Monde de Balzac, p. 107.

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verriez un baromètre à capucin »), accumulation d’adjectifs (« vieux, crevassé, pourri »), l’horreur prend des dimensions pathétiques, presque épiques (« les débris de la civilisation »), au point de provoquer, au-delà de la tristesse et du dégoût, un effet comique (les serviettes sont « ou tachées, ou vineuses » : il n’y a pas d’alternative au cauchemar). Le réalisme de Balzac n’a donc rien d’un compte rendu clinique du réel : l’auteur n’hésite pas à forcer le trait, car il s’agit d’exprimer le réel, au sens ou`, plus tard, certains peintres se diront expressionnistes 1. Si le romancier n’est pas un journaliste, que cherche-t-il à exprimer ? 3. Montrez que cette description préfigure les personnages et annonce la suite du roman. Les pensionnaires ont les moyens de leur pension : la misère du lieu dénote nécessairement celle de ses habitants. En outre, ceux-ci sont directement évoqués et caractérisés par les serviettes crasseuses et par les graffitis tracés sur la table : les « facétieux externes » s’amusent de leur misère (la toile cirée graisseuse), comme s’ils exprimaient dans leur propre regard cet humour noir dont témoigne la description du narrateur (voir question no 2). Le lieu et les objets sont enfin autant de symboles : l’état du mobilier, personnifié par les adjectifs qui le décrivent (« vieux, [...] tremblant, [...] manchot, borgne, invalide expirant »), est celui du père Goriot ; l’avenir de toute cette misère (« Si elle n’a pas de fange encore, elle a des taches ; si elle n’a ni trous ni haillons, elle va tomber en pourriture »), c’est celui de la pension, bientôt vidée de tous ses pensionnaires quand auront été révélées au grand jour les « misères » dissimulées par certains d’entre eux : le passé de Vautrin, la perfidie de Michonneau, les rêves de Rastignac.

■ Portrait de Mme Vauquer Sur ce portrait qui fait suite à la description, les élèves travailleront en autonomie, élaborant un commentaire de texte qui s’inspirera des trois axes de lecture dégagés dans le premier extrait.

1. « La mission de l’art n’est pas de copier la nature mais de l’exprimer », Le Chefd’œuvre inconnu.

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1. Un portrait réaliste sans complaisance 2. Le point de vue du narrateur

On insistera sur l’animalité de la description (Vauquer est un « rat d’église » avec « un nez à bec-de-perroquet », dont l’arrivée est annoncée par un chat) et sur l’importance du registre ironique (le « lustre » de la pièce, l’« harmonie » entre le bagne et l’argousin). 3. La relation entre le lieu et le personnage

Elle est explicitée par le romancier : « Toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne. » Il s’agit d’une relation à double sens : le personnage marque son lieu (ce qui permet au poète et au lecteur d’expliquer le lieu par la personne) et le lieu détermine le personnage : « L’embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d’un hôpital. » Vauquer est un rat qui naît par génération spontanée sur les « débris de la civilisation » qui s’accumulent dans cette pension-poubelle.

■ Bilan : le personnage et son enveloppe 1. Montrez que le personnage est perçu à partir de son environnement matériel. Le portrait s’articule sur la description d’un lieu et, d’une manière générale, sur tout ce qui environne et constitue le personnage : son enveloppe. Mme Vauquer est déjà présente dans la description de la salle à manger et, lorsqu’elle entre en scène, on perçoit d’elle, dans l’ordre : son animal domestique, ses vêtements et son corps, avant d’apprendre son aˆge. Quant à l’aspect moral de cet argousin ambigu, il est inféré de son apparence physique (« elle a l’œil vitreux, l’air innocent d’une entremetteuse »), des discours qu’elle tient sur elle-même (c’est visiblement le sens des italiques dans l’expression « femmes qui ont eu des malheurs ») ou de ceux des pensionnaires (« elle est bonne femme au fond »). Qui faut-il croire ? Le physiognomoniste ou la rumeur bienveillante ? C’est au lecteur d’en juger : le portrait ne laissera rien entrevoir de plus clair sur ce personnage qui, Le Père Goriot

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comme tout ce qu’il y a dans cette pension – hommes et objets –, a visiblement bien des hontes à dissimuler. Cette approche du personnage se retrouve dans tous les portraits de La Comédie humaine : après avoir très brièvement présenté son personnage (nom et état), Balzac décrit aussitôt sa fortune, son logement, son habit, ses traits physiques et ses manières, il rapporte enfin son discours avant de nous dire ce qu’il pense et ce qu’il veut, comme s’il n’y avait d’autre connaissance possible de l’homme qu’une connaissance phénoménale. 2. Pourquoi le romancier propose-t-il ce point de vue extérieur et matérialiste sur l’homme ? On avancera plusieurs explications. Le théaˆtre

Il s’agit d’abord d’une manière dramatique de présenter les choses. Le rideau se lève sur une scène vide (la salle à manger), un narrateur-décorateur aménage un lieu ou` vont se nouer (« Une pension bourgeoise », premier déjeuner) puis se dénouer (« Trompe la mort », la veille et le jour de l’arrestation de Vautrin) les multiples intrigues d’une histoire qui prend toutes les allures d’un drame 1. Vauquer apparaît dans ce lieu comme un acteur entre en scène : « la veuve se montre », « quand elle est là, ce spectacle est complet ». Comme au théaˆtre, il est donc normal que le lecteur du roman voie et entende le personnage avant de le comprendre. Le regard des hommes sur eux-mêmes

Le lecteur, on l’a vu, perçoit le personnage comme les personnages se perçoivent eux-mêmes (voir séance no 1 : la focalisation). Or, dans la société que décrit Balzac, les hommes ne s’appréhendent pas directement par la pensée : ils se regardent et se sentent. Bianchon déclare Goriot atteint de crétinisme en observant la forme de son craˆne, il trouve des airs de Judas à Mlle Michonneau. « Le père Goriot que son sentiment irréfléchi élevait jusqu’au sublime de la nature canine, avait flairé la compassion, l’admirative bonté, les sympathies juvéniles qui 1. « En 1819, époque à laquelle ce drame commence » ; « Ici se termine l’exposition de cette obscure, mais effroyable tragédie parisienne » (« Une pension bourgeoise »). Pensons, évidemment, aux titres choisis par Balzac pour son œuvre : La Comédie humaine, Scènes de la vie privée, de province...

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s’étaient émues pour lui dans le cœur de l’étudiant », et Rastignac à son tour, revenant de chez Mmes de Beauséant et de Restaud, y aura « flairé le luxe » et « la Parisienne ». Il comprendra lui-même que, pour parvenir dans le monde ou` les hommes se jaugent sur l’apparence et la fortune, il est essentiel d’acquérir un bel habit, une belle maîtresse et une bonne rente. Le matérialisme est dans le regard des personnages avant d’être dans celui de Balzac. Une conception particulière la nature humaine

Si l’intérêt du romancier pour les personnages part de la réalité matérielle, c’est aussi parce qu’ils sont eux-mêmes un produit de leur milieu. On rappellera les thèses de Geoffroy SaintHilaire, dont Balzac est redevable non seulement pour Le Père Goriot (voir dédicace) mais pour l’ensemble de La Comédie humaine. D’une part, le naturaliste défend l’idée de l’unité du plan d’organisation des êtres vivants (hommes et animaux ont la même origine et leur comportement obéit à des lois similaires), ce qui autorise Balzac à appuyer le projet de La Comédie humaine sur « une comparaison entre l’Humanité et l’Animalité 1 », le romancier décrivant les espèces sociales à la manière des espèces animales. L’habitude que les hommes ont de se flairer pour se connaître, la relation entre Vauquer et son chat ne relèvent donc pas simplement d’une métaphore expressive : cela exprime une relation objective entre le comparant (l’animal) et le comparé (l’homme). D’autre part, pour décrire la singularisation et l’évolution des espèces sociales à la manière des espèces animales, Balzac reprend à Geoffroy Saint-Hilaire l’idée d’une action du milieu sur l’évolution des espèces : on comprend dès lors que le milieu soit décrit avant les personnages et que l’embonpoint de Vauquer soit décrit comme le produit d’un environnement.

1. Préface de La Comédie humaine de 1842.

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Séance no 5 : le personnage et ses passions Objectifs → Le roman psychologique et l’analyse des sentiments. Support → Delphine et Eugène au Palais-Royal : de « Je pourrais me faire couvrir d’or par Nucingen » à « Mon Dieu ! moi, vous corrompre ! j’en mourrais de douleur » (« L’entrée dans le monde »).

Rastignac et Delphine sont-ils amoureux ? En étudiant une scène importante de la relation entre ces deux héros, on verra que Balzac ne s’en tient pas une approche extérieure de ses personnages : il perce leur enveloppe pour décrire la complexité des sentiments qui les animent. Dans cette perspective, le lecteur est convié à adopter un point de vue analytique, et Le Père Goriot peut se lire comme un roman psychologique.

■ Les bons sentiments 1. Situez l’extrait dans son contexte. Quelle est son importance au sein de l’intrigue galante entre Delphine et Rastignac ? Eugène vient de jouer cent francs dans une maison de jeu du Palais-Royal et rapporte sept mille francs à la jeune femme restée dans sa voiture. Graˆce à cet argent, Delphine va pouvoir rembourser de Marsay et garder la tête haute devant cet amant qui est en train de la quitter. Elle raconte alors à Eugène la misère de sa condition, qu’elle partage secrètement avec beaucoup de femmes mariées : elle est l’otage d’un mari répugnant à qui elle se refuse et qui, tout en l’entourant des apparences du luxe, la laisse dans le plus grand dénuement. Notre extrait commence à la fin de ce discours. C’est bien l’amour de sa dame que Rastignac compte obtenir en échange de ce service : elle lui promet pour l’heure qu’il est son « ami », mais un cap décisif est franchi par le jeune ambitieux. 2. Relevez tout ce qui apparente cette scène à la littérature galante ou sentimentale. Souvenons-nous d’abord du contexte : le chevalier Rastignac, sauveur de la baronne aux abois (« vous m’avez sauvée »), se 24

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lance sans sourciller dans une aventure inconnue (il n’est jamais allé au jeu) et, porté par une chance merveilleuse devant la roulette, emboîte le pas aux héros de romans courtois. On relèvera tout ce qui appartient au vocabulaire de la galanterie et de l’amour : les exclamations, les larmes, Delphine balançant entre sa pudeur de femme (elle cache ses pleurs), la reconnaissance passionnée qu’elle éprouve pour le jeune homme (elle lui prend la main) et la crainte de l’avoir corrompu (« j’en mourrais de douleur ! »), Rastignac, confus d’admiration devant cette femme « sublime ». On pleure, on se frôle, on s’exclame : cette scène déborde de bons sentiments et de promesses galantes. Les deux « amis » sont-ils en train de rejouer quelque scène de L’Astrée ou du Grand Cyrus ?

■ Les bonnes affaires En réalité bon nombre d’éléments contredisent cette atmosphère sentimentale : les deux amants sont en affaires. 1. Montrez l’importance de l’argent dans cette scène. L’argent (les sept mille francs inespérés) est la cause des épanchements sentimentaux de Delphine qui, à son tour, rétribue Rastignac en lui rendant un billet de mille francs : les amants font leurs comptes, et l’on ne sait plus très bien lequel achète l’autre. De cette transaction assez sordide, il se dégage des relents de crime : dissimulée dans la voiture de son mari, Delphine, pour rembourser son ancien amant, utilise son galant du moment en le conduisant dans un endroit qui paraît emblématique de ce qu’elle fait : le Palais-Royal n’est pas seulement le quartier des maisons de jeu, c’est aussi celui de la prostitution. D’ou` la méfiance de la baronne, qui parle subitement comme un braqueur de banque partageant un butin : « Je vous regarde comme mon ennemi si vous n’êtes pas mon complice. » 2. En quoi cet échange intéressé est-il caractéristique de la relation entre Rastignac et Delphine dans l’ensemble du roman ? Dès sa naissance, cette relation est dictée par l’intérêt : Rastignac entreprend la conquête de Delphine sur les conseils de Mme de Beauséant : il lui faut une femme élégante et de l’argent pour parvenir dans le monde. S’il y a une femme dont Rastignac Le Père Goriot

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est véritablement épris, c’est Mme de Beauséant 1. Delphine, de son côté n’est pas plus sentimentale 2 : Rastignac lui sert à jouer sa bourse, mais il représente surtout le moyen de s’introduire dans la société du faubourg Saint-Germain 3. Le jeune homme se sert de cet atout et, par l’intermédiaire du père Goriot, fait promettre une invitation chez sa cousine. La réaction de Delphine est immédiate : elle invite le jeune homme à dîner et à l’accompagner au théaˆtre. « Le mors est mis à [la] bête », comme Rastignac le dit ailleurs, et c’est le jour même ou` il lui apportera l’invitation tant attendue qu’elle se donnera à lui, lui permettant de retirer les bénéfices d’un service rendu.

■ Le calcul des passions Faisons le bilan : bons sentiments et bonnes affaires forment un curieux ensemble – ce « mélange des passions » dont parle notre extrait, et que l’on essaiera de débrouiller. 1. Montrez que les bons sentiments servent à dissimuler les bonnes affaires. Les deux amants se paient de mots : quand Delphine s’écrie : « Mêler l’argent aux sentiments, n’est-ce pas horrible ? », elle parle de sa relation finissante avec de Marsay ; mais se rendelle compte qu’elle est précisément en train de fonder une nouvelle relation sentimentale (avec Rastignac) sur le même principe ? On peut encore sourire des mortelles alarmes qu’elle conçoit à la fin du texte : « Mon Dieu ! moi, vous corrompre ! 1. Voici dans quel état d’esprit il aborde Delphine la première fois, au théaˆtre : « Il aurait voulu se rouler aux pieds de Mme de Beauséant, il souhaitait le pouvoir des démons afin de l’emporter dans son cœur [...]. Il était humilié d’être dans ce grand Musée de la beauté sans son tableau, sans une maîtresse à lui. “Avoir une maîtresse est une position quasi royale, se disait-il, c’est le signe de la puissance !” Et il regarda Mme de Nucingen comme un homme insulté regarde son adversaire. » Plus loin, on lit : « La curiosité le menait chez madame de Nucingen, tandis que, si cette femme l’eût dédaigné, peut-être y aurait-il été conduit par la passion » (« L’entrée dans le monde »). 2. Quand Rastignac lui rapporte la somme inespérée, quelques pages avant notre extrait : « Delphine le serra par une étreinte folle et l’embrassa vivement, mais sans passion. » 3. « Pour s’ouvrir une porte dans le faubourg Saint-Germain, la femme d’un banquier était capable de tous les sacrifices » (« L’entrée dans le monde »).

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j’en mourrais de douleur. » De fait, à partir de ce moment, Rastignac deviendra un habitué des tables de jeu, et sa maîtresse gardera la santé. En matière de mauvaise foi, Rastignac n’est pas en reste : il proteste de son innocence : « – Vous ne vous armerez pas de ceci contre moi, dit-elle, promettez-le moi. – Ah, madame ! j’en suis incapable, dit-il. » Or, c’est le même Céladon qui, en rentrant dans la maison de jeu, se disait à lui-même : « Elle se compromet avec moi, elle n’aura rien à me refuser. » On s’amusera aussi des scrupules de « vierge » qu’il met à accepter un billet de mille francs, lui qui, selon les mots de Vautrin, vient de « saigner » sa maman pour aller « faire [ses] farces, aller dans le monde, y pêcher des dots, et danser avec des comtesses ». 2. Quelles sont les passions dominantes qui animent les personnages. Comment s’articulent-elles ? Le couple Rastignac/Delphine de Nucingen est appelé à un avenir prospère dans La Comédie humaine : Rastignac restera fidèle à Delphine, puis épousera sa fille, construisant sa carrière mondaine et politique sur la fortune de Nucingen. Cette union, comme beaucoup de mariages balzaciens réussis, ressemble moins à un couple qu’à une association commerciale (une joint venture, diraient les Anglo-Saxons). Si elle fonctionne aussi bien, c’est à la fois parce qu’elle est parfaitement équilibrée (les deux protagonistes en retirent les mêmes bénéfices : l’argent et la réussite mondaine), et parce qu’elle est exempte des affres de la passion amoureuse. Le Père Goriot montre l’avenir tragique d’autres personnages qui ne gardent pas la tête froide devant l’objet de leur désir : Goriot se tue d’amour pour ses filles et Beauséant, abandonnée par d’Ajuda Pinto, décide de mourir à la société. Ces deux figures de l’amour vrai (donc impossible ?) sont appelées à quitter l’espace social comme celui du roman. Amour, argent et réussite sociale : telles sont donc les trois passions qui gouvernent la société. Le roman montre qu’une existence n’est viable que si elles se subordonnent l’une à l’autre dans l’ordre ou` nous les avons nommées : le désir amoureux (la passion par excellence) doit obéir à ce que réclame le désir d’argent (ce que montre notre extrait) ; l’amour et l’argent, à leur tour, ne sont que des moyens pour acquérir un nom dans la Le Père Goriot

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société : c’est ce que montre le contexte dans lequel il faut replacer l’extrait, et qui révèle les objectifs ultimes que se fixent Rastignac et Delphine. On fera remarquer que Balzac ne porte ici aucun jugement : « L’homme n’est ni bon ni méchant, il naît avec des instincts et des aptitudes », précise-t-il dans l’avant-propos de La Comédie humaine (1842). Rastignac est peut-être « en Enfer », comme il le confie lui-même à Bianchon à la fin du roman, mais il n’a rien d’un démon, et l’amour christique de Goriot pour ses filles a quelque chose de véritablement monstrueux 1. Le roman réaliste montre ici non ce qui est bon, mais ce qui est viable dans l’état actuel de la société : la clé de la réussite de Rastignac et de Delphine est d’avoir su comprendre et respecter cette articulation des passions ; l’erreur de Goriot est d’avoir inversé l’ordre des choses, en sacrifiant argent et position sociale à l’amour qu’il conçoit pour ses filles.

Séance no 6 : la société et l’histoire Objectifs → Balzac sociologue et historien. Support → Le père Goriot vu par la duchesse de Langeais : de « Oui, ce Moriot a été président de sa section » à « que Mme de Langeais avait dits, pour elle, en racontant cette histoire » (« Une pension bourgeoise »).

En quoi les personnages représentent-ils la société et son histoire ? Balzac ne se contente pas de distinguer, en bon psychologue, les constantes de la nature humaine. Il propose de l’individu une vision élargie dans le temps et dans l’espace social. On comprendra mieux ainsi la double ambition de la somme romanesque à laquelle appartient Le Père Goriot : La Comédie humaine. 1. Les critiques contemporains l’ont bien vu, qui reprochaient à Balzac d’avoir créé un personnage immoral : « Pour Goriot, son titre de père, au lieu d’attirer sur lui l’intérêt, ne fait que le rendre plus vil et plus ignoble » (La Quotidienne, 11 avril 1835).

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■ La société 1. Montrez que le discours de la duchesse révèle une société cloisonnée. On retrouve ici toute la géographie sociale du Paris de la Restauration : le peuple (Goriot), qui vit « au fond du faubourg Saint-Marceau » ; l’aristocratie légitimiste du faubourg SaintGermain, farouchement attachée aux valeurs de l’Ancien Régime (Mme de Beauséant, et la duchesse de Langeais ; Rastignac, également, pauvre mais accepté dans ce monde) ; et une classe brillante mais qui n’hésite pas à conclure des mariages avec les filles d’un vermicellier : l’aristocratie ancienne (Restaud) ou récemment parvenue (Nucingen) de la Chaussée d’Antin : c’est le monde de l’argent. Le cloisonnement entre ces différentes classes sociales est certes révélé par l’ostracisme odieux dont Goriot est victime de la part de ses gendres et de ses filles. On s’intéressera surtout à la manière dont la duchesse fait ce récit (étude des registres) : les révolutionnaires sont des « coupeurs de têtes », et le père Goriot se nomme tantôt « Moriot », tantôt « Loriot », tantôt « Doriot » – bref c’est un sans nom, la définition même du roturier. Même mépris pour le nom de l’empereur, dédaigneusement prononcé « Buonaparte », pour mieux rappeler les humbles origines corses de cet usurpateur des sacrements royaux. La duchesse paraît même un moment justifier l’attitude des filles Goriot (« Ce père Doriot n’aurait-il pas été une tache de cambouis dans le salon de ses filles ? Il y aurait été gêné, il se serait ennuyé »). A` moins qu’elle se moque ici des justifications fallacieuses que les filles elles-mêmes ont pu trouver pour commettre leur « petit crime » ? Elle marque en effet un mépris tout aussi grand pour cette société opportuniste de la Chaussée d’Antin, qui accueille ou exclut le Quatre-vingt-treize au gré des changements de régime. Enfin, le bourgeois et les nobliaux de la Chaussée d’Antin sont enveloppés dans un même mépris par le rapprochement plaisant : « ménager la chèvre et le chou, le père et le mari ». Bref, toute la géographie et l’état d’esprit de la société parisienne sont contenus dans la manière dont ce récit est construit, dans ce contraste frappant entre l’histoire tragique et pathétique d’un roi Lear des temps modernes, et le registre à la fois sarcastique et léger sur lequel cette histoire est contée. Le Père Goriot

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Cela n’est pas sans rapport avec le style épigrammatique des célèbres portraits dont le cardinal de Retz régale son public mondain dans ses Mémoires. 2. Ces différents espaces sociaux sont-ils totalement hermétiques ? Tout en dessinant le cloisonnement apparent de la société, ce discours en démontre la porosité réelle : quand il s’agit de faire les comptes, les duchesses, les banquiers et les vermicelliers savent s’entendre. Non seulement Goriot a pu marier ses filles dans une société supérieure, mais la grand-mère de la duchesse a fait, par l’intermédiaire de son intendant, de bonnes affaires avec l’ami des coupeurs de tête, monnayant en quelque sorte sa sécurité contre du blé à bon marché : dans les deux cas, des connexions improbables s’effectuent au moyen de l’argent, dont Balzac perçoit l’importance dans les coulisses du jeu social au moment ou` il écrit Le Père Goriot – 1834 est l’époque de la monarchie de Juillet, dont la morale est fortement liée à l’argent : « Enrichissez-vous... », lancera bientôt F. Guizot à la Chambre. Bilan

On entrevoit ici certains aspects fondamentaux du projet de La Comédie humaine : présenter un tableau de la société dans toute sa variété et révéler ce qui se trame dans les coulisses du jeu social, en y montrant notamment le rôle universel de l’argent.

■ L’histoire 1. Montrez que ce texte présente une vision dynamique et historique de la société. On relèvera toutes les allusions à la Révolution, à l’Empire et à la Restauration, qui permettent de suivre l’histoire politique de la France de 1793 à 1819. On expliquera comment Balzac s’est emparé de la forme du roman historique inventée par W. Scott pour lui donner un contenu nouveau : non plus l’histoire lointaine et fabuleuse des premiers aˆges de la nation (le Moyen Aˆge, qui inspira tant les romantiques), mais l’histoire contemporaine qui, jusque-là, 30

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n’avait cours que dans la littérature des mémoires et des autobiographies. Avec Les Chouans, premier roman de La Comédie humaine, Balzac invente un nouveau genre : le roman historique contemporain. 2. Comment Balzac intègre-t-il sa réflexion sur l’histoire dans la fiction romanesque ? Le génie de Balzac est de savoir peindre sans exposer : toutes les informations sur l’histoire de la société ont une pertinence par rapport à la fiction romanesque. On rappellera d’abord la fonction du discours de la duchesse pour la carrière mondaine de Rastignac : il peut s’expliquer la déconvenue qu’il vient de connaître chez Mme de Restaud, et l’histoire inspirera les conseils de Mme de Beauséant, qui proposera au jeune homme la conquête de Mme de Nucingen. Lisons par ailleurs la morale que Langeais dégage, à la fin de son discours, de la tragique histoire du père Goriot : « Ce qui arrive à ce père peut arriver à la plus jolie femme avec l’homme qu’elle aimera le mieux. » Apparemment, la duchesse généralise son propos. En réalité, elle fait une allusion directe à la situation de Mme de Beauséant abandonnée par son amant le marquis d’Ajuda Pinto. Elle poursuit dans ce discours l’échange de remarques perfides auxquelles elle s’est déjà livrée avec son « amie », et la vicomtesse n’en est pas dupe, comme elle l’exprime dans sa dernière réplique. On remarquera enfin comment le récit de la duchesse mêle intimement l’histoire privée et fictive de la fortune et des malheurs d’un individu à la grande histoire de France : la faveur de Goriot auprès de ses gendres permet de suivre les changements successifs de régimes politiques. A` vrai dire, il est impossible de déterminer si le romancier se sert de l’histoire ou si l’historien, titre que revendiquait Balzac pour lui-même, se sert du roman. Bilan

Le bilan de cette leçon sera donc celui de toute la séquence : pour Balzac, l’imagination et la fiction servent à rendre compte du réel, de même que son fameux réalisme n’est peut-être qu’un nouveau moyen pour écrire de belles histoires.

Le Père Goriot

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V. Orientations bibliographiques E´ditions du Père Goriot

BERTHIER, Philippe, Introduction et notes du Père Goriot, GFFlammarion, 2006. CASTEX, Pierre-Georges, Introduction et notes du Père Goriot, Garnier, 1960. FORTASSIER, Rose, Introduction et notes du Père Goriot, dans La Comédie humaine, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1976. Sur Balzac

PICON, Gaétan, Balzac par lui-même, Seuil, « E´crivains de toujours », 1956. ZWEIG, Stefan, Balzac, le roman de sa vie, Albin Michel, 1950. Sur La Comédie humaine

AUERBACH, Erich, Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Gallimard, 1946 [trad. 1968]. BARBE´RIS, Pierre, Le Monde de Balzac, Arthaud, 1973. BARDE`CHE, Maurice, Balzac romancier, Plon, 1940. Sur Le Père Goriot

BARBE´RIS, Pierre, Le Père Goriot de Balzac. E´criture, structure, significations, Larousse, « Thèmes et textes », 1972. MARTINEZ, Michel, Le Père Goriot de Balzac, Bertrand-Lacoste, « Parcours de lecture », 1995. Christian KEIME, agrégé de lettres classiques.