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Objets et Mémoires
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Objets & Mémoires Sous la direction d’Octave Debary et de Laurier Turgeon
Éditions de la Maison des sciences de l’homme (Paris) Les Presses de l’Université Laval (Québec)
Couverture
Liza Nguyen, Albums photos de famille de la série « des objets » extraits du livre Mon Père/My Father, aux éditions Schaden.com, Cologne, 2006.
Conception et couverture, responsable de fabrication Nathalie Fourrier Relecture Françoise Clausse Catherine Briand
© Fondation Maison des sciences de l’homme, 2007 ISBN 978-2-7351-1129-9 Les Presses de l’Université Laval (Québec) ISBN 978-2-7637-8521-9
Table des matières
Les auteurs Remerciements Octave Debary & Laurier Turgeon. Introduction : entre objets et mémoires Laurier Turgeon La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire Bruno Latour Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité Gérard Lenclud Être un artefact James Clifford Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska Jacques Hainard Le trou : un concept utile pour penser les rapports entre objet et mémoire Janet Hoskins La biographie visuelle des objets : photographies et tombes en Indonésie orientale Dominique Poulot Une collection de « morts historiques » Jean-Philippe Uzel L’art contemporain, sans objet ni mémoire Michèle de La Pradelle & Emmanuelle Lallement Paris-Plage : célébrer un objet absent Octave Debary L’indignité de la marchandise Thierry Paquot Livres d’occasion : du neuf avec du vieux Arnaud Tellier Traumatisme, écriture et mémoire – au sujet de Primo Levi – Liste des photographies
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Les auteurs
James Clifford Professeur, History of Consciousness Department, University of California, Santa Cruz (États-Unis) Michèle de La Pradelle (†) Directrice d’études, École des hautes études en sciences sociales, Paris Octave Debary Maître de conférences, Université Paris V (IUT- René Descartes), Lahic Jacques Hainard Conservateur et directeur, Musée d’ethnographie de Genève (Suisse) Janet Hoskins Professeure d’anthropologie, University of Southern California (États-Unis) Emmanuelle Lallement Maître de conférences, Université Paris IV (Celsa) Bruno Latour Professeur des universités, Institut d’études politiques de Paris Gérard Lenclud Directeur de recherche, CNRS, Paris Thierry Paquot Professeur des universités, Institut d’urbanisme de Paris, Université Paris XII Dominique Poulot Professeur des universités, Département d’histoire de l’art et archéologie, Université Paris I Panthéon-Sorbonne Arnaud Tellier Psychologue clinicien, EPS Esquirol, Paris Laurier Turgeon Professeur d’ethnologie et d’histoire, titulaire de la chaire de recherche du Canada en patrimoine ethnologique, Université Laval (Québec, Canada) Jean-Philippe Uzel Professeur d’histoire de l’art, Université du Québec à Montréal (Canada)
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Remerciements
Cet ouvrage est le résultat de travaux et de dialogues engagés autour des notions d’objet et de mémoire par un ensemble de chercheurs dont nous avons réuni ici les contributions. Il doit beaucoup à Michèle de La Pradelle et à Jean Bazin qui, pendant de nombreuses années, dans le séminaire d’anthro pologie « La passion des objets » qu’ils animaient à l’École des hautes études en Sciences Sociales de Paris, ont permis à des chercheurs de se rencontrer autour de cette question. Dans le prolongement de ce travail, nous avons organisé au CELAT (Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions) à Montréal (Québec, Canada) en novembre 2004 une journée d’études intitulée « Objets et Mémoires ». Cette journée s’inscrivait dans le cadre des activités de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine ethnologique de l’Université Laval, dont est titulaire Laurier Turgeon. Dans une perspective interdisciplinaire, réunissant anthropologues, sociologues, philosophes, psychologues, historiens de l’art et muséologues, nous avons voulu stimuler la réflexion autour de l’articulation de deux notions-clés des sciences sociales trop souvent étudiées indépendamment l’une de l’autre. Nos remerciements s’adressent chaleureusement aux auteurs ainsi qu’à Julien Glauser, Roland Kaehr (Musée d’ethnographie de Neuchâtel, Suisse), Vanessa Merminod (Institut d’ethnologie de Neuchâtel), Liza Nguyen (artiste photographe, Düsseldorf), Dominique Poulot (Université Paris I), Michael Herzfeld (Harvard University), Ivan Gaskell (Harvard University), Robert St. George (University of Pennsylvania) et Bogumil Jewsiewicki (CELAT, Université Laval, Québec) qui, par leur collaboration et leur amitié, ont participé à l’élaboration de ce livre. Anne-Hélène Kerbiriou (traductrice, Québec) a assuré la traduction de l’anglais au français de l’article de James Clifford, Catherine Briand (CELAT, Université Laval, Québec – Université Paris IV-Sorbonne) la révision linguistique de l’ensemble des textes, Nathalie Fourrier (MSH Paris) et Chantal Santerre (Presses de l’Université Laval, Québec) le graphisme de la page de couverture et la mise en page du manuscrit. Qu’elles trouvent ici l’expression de notre profonde gratitude. Octave Debary & Laurier Turgeon
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Introduction : entre objets et mémoires Octave Debary & Laurier Turgeon
Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Marcel Proust, (1913), 2000 : 50.
Subrepticement, le passé se loge dans les objets de la vie quotidienne, dans les sensations qu’ils éveillent et qui lui servent de supports mnémoniques. Dans le sillage de la notion de « mémoire pure » d’Henri Bergson (1908), Proust qualifie cette mémoire d’« involontaire ». Elle surgit spontanément dans les contacts quotidiens qui nous lient aux objets. Une madeleine rappelle une visite heureuse d’enfance chez une tante, un lieu évoque le souvenir douloureux d’une rupture. À cette forme de souvenir s’oppose « la mémoire volontaire », celle que l’on nous demande d’apprendre, de retenir. La recherche proustienne explore les processus d’une mémoire involontaire en décrivant la dialectique de la présence et de l’absence des objets matériels. En nous rappelant sans cesse le passé, ces objets nous imposent une mémoire. Ils sont animés de ce que Proust appelle les « morsures » de la mémoire. Celles-ci hantent le présent et freinent le travail de deuil et d’oubli. En miroir, l’absence de l’objet active une mémoire en quête de ce qui s’est enfui et a disparu. La mémoire de l’objet perdu est plus forte que celle suscitée par une présence. « La mémoire se cache au fond de l’oubli » (Yourcenar 1989). Dans cette perspective, la notion de résurgence involontaire de l’objet disparu fournit un cadre heuristique pour penser les liens entre objets et mémoires. Peut-on faire un musée sans collections ? Une histoire de l’art sans œuvres d’art ? Un échange marchand sans marchandises ? Ces petites rêveries d’un monde débarrassé de toute espèce d’objets adressent une même question à l’histoire : une histoire sans objets est-elle possible ? Notre première intention a été de mettre entre parenthèses l’objet, de le placer sous le signe de la
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disparition pour interroger les processus de qualification dont il est l’opérateur. À partir de ce décrochage, des chercheurs, spécialistes de ces questions, ont été invités à développer la relation qu’ils établissent entre objets et mémoires. Plusieurs perspectives contemporaines en sciences sociales proposent de dépasser une lecture symboliste des objets en défendant l’idée selon laquelle ils sont au cœur des rapports sociaux. En s’attachant à décrire les dispositifs auxquels ils prennent part, ces théories donnent aux objets une position d’égalité avec les humains dans leur capacité à construire le monde. Les relations entre les hommes et les objets sont analysées à travers différents moments de vie au cours desquels les objets recouvrent un statut spécifique. L’analyse de ces opérations met en évidence les procédures par lesquelles leur est déléguée une part de l’histoire des hommes. C’est à ce seuil que s’inscrit dans la relation aux objets ce qui n’a pu être investi dans la relation humaine (Baudrillard (1968) 1993 : 126). Ce rôle leur confère une place privilégiée dans la mise en mémoire de l’histoire. Objets refuges de l’identité, du patrimoine, de la valeur marchande, des souvenirs familiaux…, tous concentrent des formes d’investissements. De l’investissement compensatoire à la consolation, à la délégation morale ou aux régimes de valeurs biographiques, ces postures impliquent différents traitements : passion, haine, fétichisme ou affranchissement de l’objet… À l’inverse du développement important qu’ont connu les travaux consacrés à la culture matérielle en sciences humaines et sociales au cours des trente dernières années, l’étude du rapport entre mémoires et objets matériels a suscité peu d’intérêt, tant dans le monde anglophone que francophone. Le champ de recherche consacré aux objets semble, quant à lui, s’autonomiser. Il propose des questionnements nouveaux sur les théories de l’échange (Godelier 1999, Myers 2001, Weiner 1992), la collection et la conservation (Pearce 1995, 1998, Pomian 1987), la valeur de témoignage historique (St. George 1998, Thatcher Ulrich 2001), la négociation interculturelle de l’identité (Phillips 1998, Turgeon 2001/02, 2003) et la médiation psychique de la personnalité (Tisseron 1999, Winnicott 1982). L’étude de la sémiologie des objets a éclairé leur rôle dans la mise en œuvre des systèmes symboliques et leur fonction dans la construction de l’identité et de l’altérité (Baudrillard 1968, Barthes 1970, Lévi-Strauss 1989). Plus récemment, des recherches ont porté sur les manières dont les objets médiatisent diverses formes du lien social (Appadurai 1986, Bonnot 2002, Clifford 1997, Debary 2002, La Pradelle 1996, Miller 1987, 2001, Segalen et Bromberger 1996). À ce courant, se juxtapose une tendance plus phénoménologique qui met l’accent sur la matérialité de l’objet afin de comprendre comment des notions abstraites investissent la matière, comment la pensée s’objective dans les choses (Bazin et Bensa 1994, GravesBrown 2000, Miller 1998, Tilley 1994, 1999). Plusieurs études ont porté sur
Introduction
la construction de la mémoire collective en partant des monuments, des musées ou des sites patrimoniaux. Ces travaux prennent comme point de départ ce que Pierre Nora a appelé « les lieux de mémoire » (1984) et David Lowenthal, « heritage » (1985). Ces approches ont permis de construire un contre-récit historique plus fragmenté, plus subjectif et populaire, s’intéressant davantage au domaine public que privé, traitant du rapport de la mémoire aux sites plutôt qu’aux objets. Qu’aucun chapitre du récent et très exhaustif Handbook of Material Culture (Tilley et al. 2006) ne traite spécifiquement de la relation entre objets et mémoires révèle la pénurie d’études contemporaines sur cette question. Pourtant les pratiques mémorielles actuelles sollicitent de plus en plus les objets. Les institutions qui proposent de raconter l’histoire par la culture matérielle ne cessent de croître. Le nombre de musées, comme l’affluence de leurs visiteurs, a doublé dans le monde au cours des trente dernières années. Axées essentiellement sur les objets ou les sites, les manifestations patrimoniales connaissent aussi une croissance phénoménale. On assiste à l’élaboration de politiques patrimoniales tant au niveau municipal, national, qu’international. Elles sont destinées à protéger, à mettre en valeur et à faire reconnaître les objets et les lieux patrimoniaux. Les enfants apprennent l’histoire par la visite d’expositions muséales ou par la participation à des commémorations. Au-delà des livres, la plupart des gens aujourd’hui construisent leur rapport au passé par le biais de monuments, de musées, de photographies, de meubles, de reconstitutions filmiques et d’objets de la vie quotidienne. Des ready-made aux installations, les artistes recourent aux objets matériels pour traiter de la mémoire. La littérature et le théâtre contemporains les emploient également. Les objets deviennent des acteurs à part entière, avec leur personnalité, leur histoire, leur mémoire. La consommation « de masse » qui caractérise la modernité occidentale se manifeste par son désir d’objets et de la mémoire qu’ils véhiculent. Dans son texte, Laurier Turgeon propose un bilan critique des travaux récents en culture matérielle tant en langue française qu’en langue anglaise. Il semble particulièrement utile de cerner les directions de recherche dans ce domaine qui est actuellement en pleine expansion afin de mieux situer les travaux sur la mémoire dans l’ensemble du champ. De plus, un bilan des travaux de langue française et anglaise permet de dépasser les frontières linguistiques qui trop souvent constituent un obstacle à la transmission du savoir – il suffit de se référer aux bibliographies pour en apercevoir l’évidence. Laurier Turgeon a identifié quatre principales approches utilisées par les chercheurs au cours du dernier siècle. La première, la plus ancienne, fait appel à l’objet comme témoin historique. Cette approche a mis en valeur l’objet matériel pour servir de source documentaire du passé humain, soit pour pallier l’absence de documents écrits, soit pour les compléter. De
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simple témoin, l’objet matériel a été élevé au statut de porteur de sens par le courant sémiotique qui représente la deuxième principale approche. En effet, les sémioticiens ont envisagé l’objet comme signe à déchiffrer pour mieux comprendre le fonctionnement de la perception et la cognition. Une troisième approche, plus récente, s’est développée en réaction à l’analyse sémiotique et porte sur les fonctions sociales de l’objet. Celle-ci postule que les personnes construisent les objets tout autant que les objets les construisent dans la mesure où ils possèdent un pouvoir d’action sur le monde social. Enfin, il fait état des travaux qui étudient les rapports entre objet et mémoire, en soulignant le rôle trop souvent négligé de l’oubli. Bruno Latour, en 1994, dans un texte programmatique que nous reproduisons ici, appelle à repenser la sociologie à partir de la notion d’objet. Les modèles d’analyse proposés par l’interactionnisme ou l’ethnométhodologie se condamnent à comprendre le social en comblant la distance entre l’individu et la société, l’agent et la structure, cherchant à relier ce qui les a séparés. Que l’individu ou la structure soit pris comme point de départ ou d’arrivée de ces analyses, ou qu’elles proposent de les relier dialectiquement, elles ont besoin de faire reposer le social sur « l’existence substantielle soit de l’action individuelle, soit de la structure ». L’opérateur symbolique vient raccommoder ces partages et rendre possible le passage entre deux niveaux d’analyse. Il permet de désigner la présence d’un des deux absents dans le cadrage de l’interaction sociale. En plaidant pour une réintroduction de l’objet en sociologie, l’auteur ne s’en tient pas à promouvoir une sociologie de l’objet. L’objet est un acteur et un médiateur de toute situation sociale : « Les sociologues ne cherchaient-ils pas midi à quatorze heures en construisant le social avec du social ou en maçonnant ses fissures avec du symbolique, alors que les objets sont omniprésents dans toutes les situations dont ils cherchent le sens ? En leurs mains, la sociologie ne reste-t-elle pas sans objet ? » La position latourienne réserve à l’objet le statut d’acteur social à part entière. Elle l’associe aux humains et lui attribue, comme à ces derniers, le statut d’« actant ». En renversant le chosisme durkheimien (Durkheim (1896) 1990 : 15), l’auteur convie la sociologie à « traiter les choses comme des faits sociaux ». Le sociologisme inhérent au refus de penser les objets doit être dépassé par une sociologie qui abandonne sa tentation d’une recherche des conditions intersubjectives de la vie sociale pour s’attacher à l’étude de ses conditions interobjectives. Dans le dialogue engagé entre les hommes et les objets, la question décisive posée par Gérard Lenclud porte sur la genèse et l’identité des artefacts : qu’est-ce « qu’être un artefact » ? C’est reconnaître le travail d’articulation entre une « ontologie fondamentale » (ce que sont les choses) et une « ontologie appliquée » aux choses (l’identité qui leur est attribuée). Ce travail permet aux humains de résoudre « l’énigme » des artefacts. Ces objets
Introduction
existent à partir de la chose elle-même et de l’intentionnalité collective que l’on place en eux, autrement dit du pouvoir d’action que l’on confère à leur fonctionnalité. Cette double condition les fait dépendre de ce qu’ils sont et des systèmes conventionnels qu’on leur attribue. Pour exister, il faut à une voie navigable posséder les qualités objectives d’une rivière et, dans le même temps, un accord des hommes entre eux pour décréter que cette rivière est navigable. L’opération baptismale des choses leur accorde une « seconde nature ». Mais les humains ne s’arrêtent pas à l’assignation de cette « seconde » nature. Un objet peut recevoir de multiples fonctions. L’énigme des artefacts reste entière quand se pose la question du devenir de leur identité au regard de la requalification de leur valeur d’usage, de leur traversée de l’histoire. Lorsqu’un artefact change de fonction, change-t-il d’identité ? Quand cesse-t-il d’être ce qu’il était ? Si la fonction symbolique résout l’énigme de l’identité des artefacts, elle la reconduit dans sa capacité à définir différemment une même chose. L’histoire du bateau de Thésée livrée par Plutarque et reprise par Hobbes relève de ce conflit des identités attributives. Entre le premier navire conservé de Thésée dont, au cours du temps, on a remplacé les pièces qui pourrissaient et celui d’un Athénien, imaginé par Hobbes, qui l’aurait reconstitué en récupérant ses pièces, lequel est le vrai ? De la même manière, faut-il voir dans « la pelle à neige » de Duchamp une supercherie, une pelle à neige ou une œuvre d’art ? Ces exemples paradigmatiques repris par l’auteur interrogent notre capacité à faire exister une chose en lui attribuant plusieurs identités. En transformant la fonction d’un artefact (bateau, pelle à neige, couteau, masque…), en le requalifiant comme objet d’art, de mémoire, de musée ou comme rebut…, commet-on une transgression ontologique ? Lorsqu’un masque Dogon cesse de danser dans un musée, perd-il son identité ? Si l’on s’abstient de prendre la première identité attributive des artefacts pour leur identité fondamentale, on accorde le droit aux objets d’avoir des vies multiples. On peut ainsi accueillir sans contradiction le paradoxe formulé par Gérard Lenclud selon lequel : «Pour rentrer dans la catégorie des objets de mémoire, un artefact doit-il devenir quelque chose qu’il n’était pas initialement ? Ce serait paradoxal : comment un objet de mémoire supposé, ainsi que son nom l’indique, remémorer le passé, pourrait-il naître et dans certains cas renaître à l’existence, en devenant quelque chose qu’il n’était pas ? » Ce paradoxe relève de notre faculté à résoudre la question des identités multiples à partir de l’idée d’altérité et d’altération. Si l’on quitte l’ontologie fondamentale pour une ontologie appliquée, l’identité attributive fait autorité et résout l’énigme de la requalification des artefacts. Elle nous engage dans ce que Bruno Latour a appelé une sociologie « des régimes d’énonciation » (2004 : 258). C’est ici que la question de la mémoire et celle du souvenir réapparaissent : un souvenir nous met en présence d’une chose en même temps que
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de sa disparition. La fonction et la valeur mémorielles sont soumises à l’incertitude de l’identité des artefacts. La mémoire, comme art d’accommoder les restes, relève d’un travail de requalification attributive synonyme d’invention. Dans cette perspective, la culture comme les traditions s’inventent non pas au titre d’une authenticité, d’un continuum ontologique, mais d’un dialogue entre des valeurs attributives que nous nommons le passé et le présent. L’analyse de James Clifford des politiques de la tradition et du patrimoine s’inscrit dans cette perspective. À travers une exposition et un catalogue (Looking Both Ways: Heritage and Identity of Alutiiq People, 2001) consacrés au patrimoine des Alutiiq dans le sud-ouest de l’Alaska, l’auteur montre comment ce travail fournit une porte d’entrée à la compréhension des enjeux qui entourent la notion de patrimoine. Les politiques patrimoniales visent des formes d’affirmation identitaire, voire d’autonomie autochtone, en reconstruisant et en exposant un passé. Cette opération est constitutive d’un regard sur soi autant que sur les autres. Les revendications identitaires engendrent des particularismes qui intègrent une reconnaissance de la globalisation des identités locales : « L’autodétermination, dans les conditions de la mondialisation, est moins une question d’indépendance qu’un moyen de gérer l’interdépendance. » Cette logique patrimoniale, présente dans l’exposition Looking Both Ways, échappe au piège d’un repli identitaire comme à l’idée d’authenticité et d’unicité souvent attachée à la notion de patrimoine. En rassemblant une pluralité de documents (images et objets anciens et modernes, arts traditionnels et nouveaux…), l’exposition réunit ce qui dans l’histoire est séparé. La discontinuité de ces « racines entremêlées » (historiques, linguistiques, territoriales, nominatives…) dans l’exposition ne relève ni d’une falsification de l’histoire ni d’une contradiction. Comme l’explique James Clifford, « l’identité alutiiq est un réaménagement sélectif de connexions diverses » qui intègre l’idée de changement et de diversité. La juxtaposition de ces différences « exprime la continuité culturelle à travers le changement ». De ce point de vue, la mémoire culturelle est « sélective et créative », elle articule « la performance et la traduction » comme autant de modalités de mise à l’épreuve du présent à travers la reconstruction du passé, un passé toujours « authentiquement refait ». La muséologie de la rupture promue par Jacques Hainard prend acte de ce travail d’invention et de déplacement constitutif de la mémoire. Elle s’oppose à une muséographie de la juxtaposition qui a condamné au silence la plupart des objets collectés par l’ethnographie. Cette dernière, en fondant ses présentations sur un fonctionnalisme lui-même avatar d’un « contreesthétisme théorique » (Jamin 1996), a réduit les objets à une valeur d’usage prisonnière de la recherche d’un temps perdu. Cette ethnomuséographie s’est vouée à l’échec en refusant de reconnaître la dimension théâtrale de
Introduction
la scène muséale. Le tournant artistique des musées d’ethnographie peut être regardé aujourd’hui comme l’ultime stade d’un processus de déshistoricisation de ces objets. Ils relèvent désormais d’une temporalité esthétique soumise au régime d’une universalité qui les coupe de leurs conditions historiques de production et d’utilisation. Le fonctionnalisme et l’esthétisme témoignent de l’incapacité de ces musées à penser le passé, en particulier le passé colonial qui a permis l’acquisition de ces objets. Le refoulement du passé ne peut tenir lieu de deuil de cette histoire. Jacques Hainard nous permet ainsi de comprendre une des raisons de la sacralité commémorative qui gagne notre contemporanéité. Cette sacralité s’attache à l’événement et à la présence des objets, à leur collection, aux dépens d’un intérêt porté aux raisons historiques de leur présence. Délivré de cette dette et de cette mauvaise conscience, le musée doit se réconcilier avec l’histoire à partir de l’idée selon laquelle tout objet comporte un manque, une absence, un « trou » qui engage le muséographe à réinscrire l’objet dans le présent : « En offrant un nouveau sens aux objets, on déverrouille le problème du détournement du sens et de la fonction qu’avaient les objets avant leur entrée au musée. » Le trou entre l’objet et la mémoire produit une discordance synonyme d’affranchissement. Janet Hoskins, en référence aux travaux d’Alfred Gell (1998), analyse le lien entre le pouvoir d’action des objets et leur valeur biographique. L’auteur montre comment le pouvoir visuel des objets leur permet d’agir et de devenir de véritables acteurs. Dans cette perspective, l’usage des photographies en Indonésie orientale est analysé comme un processus de réappropriation d’un objet étranger et colonial. La culture indonésienne de Sumba convertit les images photographiques en archives appelées à redéfinir la mémoire familiale. Elles prennent ainsi place depuis quelques années à côté d’autres objets qui ont valeur biographique. Le réenchantement de ces images renverse le statut d’une pratique jusqu’alors réservée aux touristes et assimilée à une captation et à un vol des êtres. Le travail de mémoire entrepris par Cornelius Djakababa, qui aboutit à « dresser une nouvelle tombe en l’honneur de son père (et à cette occasion faire un nouveau portrait de lui), est une façon de forcer une image ancienne à raconter une nouvelle histoire ». La valeur biographique des objets, liée à « leur force de captation » de vie, participe à la construction d’une mémoire dans laquelle le passé se définit par la production de nouvelles images. La politique d’une mémoire des images des ancêtres est au cœur de l’analyse proposée par Dominique Poulot. L’auteur montre comment le musée des Monuments français pensé par Alexandre Lenoir à la suite de la Révolution française tente de réconcilier l’histoire en rassemblant un passé (une collection des morts de l’histoire de France) et un présent (leur exposition). À travers sa collection de « morts historiques », Lenoir propose une
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« expérience idéale » où la nouvelle France donne une place à l’ancienne. Elle lui permet, pour reprendre les mots de Michelet, de se voir « enfin elle-même, dans son développement ; de siècle en siècle et d’homme en homme, de tombeau en tombeau, elle pouvait faire en quelque sorte son examen de conscience ». Le musée recompose une généalogie nationale qui accueille ce qu’elle n’est plus. Les images des corps (mannequins, statues) rendent présent ce qui s’est absenté. Ce travail de deuil et d’appropriation des corps d’une histoire passée trouve son terme dans la fermeture du Musée des Monuments français, laissant émerger durant la seconde moitié du xixe siècle un nouveau rapport au passé. L’avènement du musée atelier, porteur d’une conception du « musée rétrospectif-critique », disjoint l’image et son sens. Dans cet écart, une herméneutique du soupçon invite l’historien à retrouver, par son enquête, l’histoire perdue derrière la présence des images. C’est à ce moment que, selon Dominique Poulot, « le musée d’histoire de l’art allait se séparer du musée d’histoire, comme la signification (cachée derrière le signe) se séparait de la réalité des figures ». Jean-Philippe Uzel aborde une des formes contemporaines de cette séparation en questionnant la supposée disparition de l’objet en art contemporain au profit d’un sens lié à la contextualisation de l’art. Selon lui, cette interprétation relève de l’idée d’un art promouvant la « dissolution de l’objet dans ses causes extra-esthétiques ». Cette posture ne fait que répéter l’aporie d’un dualisme qui invite à penser qu’il faut choisir entre un art défini soit par l’objet lui-même soit par le collectif qui lui confère son existence. Dépassant le fétichisme et l’anti-fétichisme, pour JeanPhilippe Uzel la question n’est pas de choisir entre le pouvoir de signification de l’objet d’art ou celui de l’institution artistique. Cette tentation relève d’une sociologie de l’art oublieuse de l’objet et qui reste prisonnière de son propre référent, un collectif transcendant. De ce point de vue, si la plupart des créations contemporaines de Jochen Gerz proposent un procès de disparition des objets, elles ne s’inscrivent pas sans objet (Gerz 1994). Ces créations questionnent le travail de délégation de l’histoire confié aux objets en déjouant leur fonction mémorielle. Si les objets tiennent « lieu » de mémoire, la performance de leur disparition devient une des modalités de leur présence. Ce dispositif de disparition est au centre de l’analyse que Michèle de La Pradelle et Emmanuelle Lallement font de « Paris-Plage ». Elles décrivent la célébration de Paris par la mise en scène d’un objet absent : à « ParisPlage » chacun joue à la plage en l’absence de mer. L’objet absent est théâtralisé au milieu du sable, des cabines de plage, des transats et des serviettes. L’engouement pour « Paris-Plage » ne tient pas à une simple inversion de la fonctionnalité d’un espace habituellement voué à la circulation automobile, mais au caractère fabriqué de l’événement : « En absentant ainsi la mer, on
Introduction
convoque la dimension performative de la pratique. » La modernité urbaine se construit dans sa capacité à mettre en acte son « détournement festif ». À l’opposé de ce jeu, Octave Debary explique comment la transformation d’objets et de vêtements usagés en de nouvelles marchandises dans les magasins du Québec appelés « ressourceries » trouve son point de rupture dans l’opération sociale qu’elle sous-tend. Ces magasins ont pour mission de collecter des objets et des vêtements usagés, de les trier, de les réparer pour ensuite les revendre. Visant à mettre en scène les conditions de l’échange marchand, ces structures proposent à « des gens de peu » une réintégration sociale en justifiant que leur rachat passe par la possibilité de travailler, pour certains, ou d’acheter des marchandises, pour d’autres. Or, ces objets d’occasion marqués d’histoire signent leur appartenance à une mémoire de l’usage inscrite dans leurs usures, déchirures et altérations et non à la valeur de marchandises qu’on leur assigne. Dans ces magasins, le vol des objets renvoie à une situation particulière qui « vient manifester la limite de la requalification de l’objet et la réappropriation d’une part de dignité attachée à la valeur d’histoire des choses […] ». Thierry Paquot raconte comment cette valeur d’histoire inscrite dans les livres d’occasion porte la promesse d’une rencontre. Comblant une absence « dans la bibliographie invisible et inachevée » qu’il tient « inlassablement à jour » dans sa mémoire, la trouvaille de ces livres se construit sur le modèle de la découverte d’histoires. Les livres anciens font ressurgir un auteur oublié, retrouvé, ceux d’occasion sont remplis des histoires de leurs lecteurs. Un point d’exclamation placé en marge, un surlignage, une dédicace, un brin d’herbe, un ticket de bus,… « à nouveau recommence l’enquête : qui est qui ? Pourquoi ce pissenlit ? Qui habite à cette adresse hâtivement portée sur un bout de papier ? Et qui répond à ce numéro de téléphone ? […], je ne peux qu’imaginer une histoire ». Les livres anciens ou d’occasion portent une histoire dont l’émotion peut provoquer des sentiments d’amitié, parfois d’amour. Leur acquisition se compare à une « seconde naissance », une « relecture » du passé, toujours nouvelle. Le texte d’Arnaud Tellier vient clore cet ouvrage par la question fondamentale qu’il adresse au trajet de Primo Levi. Victime de l’expérience concentrationnaire nazie, Primo Levi ne cessera par la suite de recourir à l’écriture et par là, tentera de témoigner et de penser ce traumatisme. Écrire à l’épreuve d’une perte de soi relève d’une « traumatographie » qui selon l’auteur procède d’une tentative de se défaire du poids de l’histoire en prenant l’autre à témoin : « Dans l’après-coup de l’expérience, bordant le réel, advient un récit qui vaut pour une reconstruction de l’histoire personnelle, pour une ré-approriation de soi à travers l’autre pris à témoin. » L’écriture tente d’inscrire ce qui résiste à la mise en mémoire et à l’oubli. Elle vise ainsi à resubjectiver ce qui s’est perdu. Comment réussir à écrire cette histoire, à
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l’absenter ? « Car après avoir été perdu, comment se retrouver ? ». À la limite de cette tentative résonne la difficulté, voire l’impossibilité, de représenter l’inacceptable, comme l’impensable : la peine des hommes. S’interrogeant sur la possibilité pour l’historien de raconter et de montrer la souffrance des hommes, Philippe Braunstein s’est demandé si « la peine des hommes pouvait être un objet d’histoire » (2003 : 10). Dans quelle mesure les faits historiques peuvent-ils s’établir sur la base d’un objet ? L’opération de mise en passé de l’histoire comme l’opération historiographique ellemême cherchent à construire l’expérience humaine sur la base d’un objet. Elles transforment l’absence en passé en séparant l’expérience de l’histoire. Cette opération est constitutive d’une science humaine qui fait de l’histoire une écriture de la séparation, voire de la mort (Certeau (1975) 2002 : 138-142). L’irréductibilité de l’expérience humaine à un objet se redouble d’une impossible réconciliation de la discordance des temps : comment dire que le passé est passé sans avoir à en faire le deuil ? Comment regarder le passé sans devenir spectateur de sa propre finitude ? C’est au seuil de cette expérience qu’Hanna Arendt ((1972), 1993) et dernièrement François Hartog (2003) ont situé l’acte de naissance de la catégorie d’histoire et marqué la fable de l’historicité par sa dimension indicible. Tous deux ont vu dans un passage de L’Odyssée d’Homère (Chant 8) le paradigme poétique du « premier récit historien ». Lorsqu’à la demande d’Ulysse, le poète Démodocos chante l’histoire du héros de la guerre de Troie, Ulysse « se retrouve dans l’éprouvante position d’avoir à écouter le récit de ses propres exploits, à la troisième personne » (Hartog 2003 : 63). Comment réagit Ulysse en devenant témoin de son histoire ? Il pleure. Ses larmes ne sont pas provoquées par l’angoisse de la finitude humaine mais par l’expérience de cette distance à soi que l’on peut appeler « rencontre avec l’historicité » : « L’histoire de sa vie, devenue alors une chose extérieure à lui, un “objet” que tous devaient entendre » (Arendt 1993 : 63). Comment appréhender le passé, le sien, dans sa dimension de passé ? « La réponse d’Ulysse, sa façon de ne pas pouvoir répondre », ce sont ses larmes (Hartog 2003 : 69). Les larmes d’Ulysse sont « les larmes du souvenir ». La limite du pouvoir représentatif des mots et de l’écriture, comme celle de l’objet, fait surgir positivement une immatérialité. Une immatérialité que l’on peut définir par ce qui résiste à la disparition et à l’oubli. Un reste dont le réveil à la conscience donne toute sa valeur au travail de mémoire. Ce travail serait le lieu du témoignage. Témoignages d’identités, d’humanités, à travers lesquels l’histoire vient rendre compte, rendre un compte, en signant et signifiant sa fascination, comme sa peine, devant la perte de son propre référent : le temps qui passe.
Introduction
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La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire Laurier Turgeon
Nous sommes uniquement ce que font de nous les objets qui nous environnent. Helvétius, De l’esprit, 1758.
Introduction Les études en culture matérielle se développent à un rythme accéléré dans pratiquement toutes les disciplines des sciences humaines et sociales. Traditionnellement le domaine de prédilection des archéologues et des anthropologues, la culture matérielle trouve aujourd’hui un nombre croissant d’adeptes parmi les ethnologues, les historiens, les historiens de l’art, les géographes, les sociologues, les muséologues, les littéraires, les architectes, voire chez les philosophes et les psychanalystes. Ce champ de recherche interdisciplinaire tend également à s’autonomiser et à devenir un domaine de recherche à part entière, à l’instar des études féminines, des études culturelles et des études postcoloniales. Cet intérêt pour les objets matériels n’est que le reflet de leur place grandissante dans nos pratiques sociales contemporaines. Depuis l’avènement du colonialisme, du capitalisme et de l’industrialisation, nous produisons, échangeons et consommons un nombre toujours plus important d’objets matériels. D’ailleurs, plusieurs grands écrivains de la deuxième moitié du xixe siècle et du début du xxe siècle, tels Balzac, Flaubert et Proust, ont bien retracé dans leurs romans l’invasion massive et la place croissante que jouent les objets matériels dans la vie sociale (Frolich 1997, Baldwin 2005). Comme le dit si bien Balzac dans Une fille d’Ève, en faisant allusion à son époque : « Ce n’est plus ni les idées, ni le langage, mais les choses qui parlent. » Cette tendance s’est encore accentuée avec le phénomène de mondialisation des circuits commerciaux et des marchés au cours des vingt dernières années (Semprini 2001). La consommation dite « de masse » est l’expression la plus achevée de cet intense désir d’objets qui caractérise le monde moderne
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(Miller 1987). Il ne faudrait pas penser que l’envie d’objets se limite aux seules pratiques de la consommation alimentaire, elle recouvre l’ensemble de nos pratiques de consommation culturelle. Par exemple, l’expansion du patrimoine renvoie à ce même désir d’objets dans la mesure où le patrimoine privilégie la culture matérielle – les artefacts, les bâtiments et les sites – pour présenter et représenter le passé. Le succès contemporain des musées s’explique largement par le fait qu’ils permettent d’accéder concrètement à l’histoire par le biais des objets matériels, plutôt que par la simple lecture des textes (Bennett 1995, Poulot 2002, Poulot, Ballé et Mazoyer 2004). En littérature, le nouveau roman consacre une place centrale aux choses, plus encore, celles-ci se substituent aux personnages du roman et deviennent de véritables actrices (Barthes 1964, Lepaludier 2004). Les objets matériels triomphent également dans les pratiques artistiques contemporaines, que ce soit le ready-made où l’objet lui-même devient l’œuvre d’art, ou dans l’installation qui représente, dans la plupart des cas, une mise en scène d’objets de la vie quotidienne. Il n’en demeure pas moins que l’étude de l’objet est assez récente et il n’existe pas de vision d’ensemble de l’évolution de ce champ de recherche, du moins pas en langue française. Un bilan transdisciplinaire semble d’autant plus utile que les chercheurs proviennent d’horizons divers et ne connaissent pas toujours les travaux menés par leurs collègues dans les disciplines voisines. J’ai voulu étendre ce bilan critique aux travaux de langue anglaise, en raison du développement phénoménal de ce domaine dans les pays anglophones. Il est d’autant plus important de le faire que les auteurs français ignorent souvent les travaux de langue anglaise et vice-versa. Une simple lecture des bibliographies en rend rapidement compte ; les frontières linguistiques constituent une barrière dans la transmission des connaissances. Nous constatons également parfois le phénomène contraire, c’est-à-dire des travaux de certains auteurs de langue française, peu cités par les spécialistes francophones, mais très utilisés par les auteurs anglais ou américains. Le cas de Pierre Bourdieu dont les œuvres traduites sont fréquemment citées en référence dans le milieu anglophone alors que très peu par les spécialistes francophones de la culture matérielle en est un exemple révélateur. Ce texte ne prétend pas être exhaustif. Il serait impossible de recenser et d’intégrer dans un seul article tous les travaux de langue française et anglaise, tant ils sont nombreux. Je me contenterai ici de donner des repères qui visent à identifier les principales approches de la culture matérielle. J’en ai identifié quatre. La première porte sur l’usage de l’objet comme témoin historique, c’est-à-dire comme un moyen de suppléer et de vérifier les sources écrites dans la reconstitution historique du passé. De cette simple fonction de témoin, le structuralisme et la sémiologie ont élevé l’usage de l’objet à celui de signe et ont tenté de comprendre son sens et ses fonctions cognitives. La troisième approche traite du pouvoir d’action sociale des
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objets. Grâce à la phénoménologie, l’objet a été considéré dans sa spécificité matérielle et produisant son propre régime de sens qui n’obéit pas forcément aux mêmes règles que le langage. Plus qu’un signe, l’objet est matière et représente une force capable d’agir sur le monde social. La dernière est celle qui prend l’objet comme une forme d’expression de la mémoire et, en même temps, comme un moyen d’action sur la mémoire. Ce texte propose donc une sorte de mémoire de la culture matérielle, c’est-à-dire une histoire des principales étapes de l’évolution du domaine, mais aussi une culture matérielle de la mémoire dans la mesure où il explore les manières dont les objets investissent et concrétisent la mémoire.
L’objet témoin L’usage premier de l’objet matériel fut celui de témoin dans les sociétés sans écriture. On peut faire remonter cette pratique aux voyages d’exploration, à la colonisation de l’Amérique et à la constitution de cabinets de curiosité à l’époque moderne. Mais l’objet matériel a acquis son statut de témoin surtout dans le contexte du discours scientifique occidental du xixe siècle qui propose une vision binaire du monde : le monde civilisé, associé à l’écriture et à l’histoire, et celui, non civilisé, sans écriture et sans histoire. L’anthropologie et l’archéologie naissent dans ce contexte pour donner une histoire aux peuples sans écriture, en privilégiant l’étude d’objets matériels, jugée comme seul moyen d’en obtenir des connaissances. Les archéologues cherchaient dans le sol les preuves matérielles des sociétés disparues, alors que la mission des anthropologues était de mener des enquêtes ethnographiques hors sol et de faire la cueillette d’objets encore en usage auprès des peuples en voie de disparition (Trigger 1989). Les bouleversements démographiques et sociaux provoqués par l’expansion coloniale laissaient penser que la plupart des peuples sans écriture étaient condamnés à disparaître, à plus ou moins brève échéance, et que la conservation de leurs résidus matériels représentait la seule façon de préserver des éléments de leurs systèmes de croyances, de leurs rituels et de leurs modes de vie. En Amérique du Nord, l’approche culturaliste, développée par Franz Boas et ses élèves, accorde une place centrale à la culture matérielle et à l’observation participante pour connaître l’usage des objets dans les cultures autochtones. En Angleterre, les travaux de Malinowski (1922) et de Radcliffe-Brown (1952) vont dans le même sens, quoique l’approche plus fonctionnaliste que culturaliste qu’ils préconisent mette l’accent sur les aspects techniques des objets et leur rôle dans l’adaptation à l’environnement et à la société. Œuvrant dans le cadre de musées jusqu’au milieu du xxe siècle, archéologues et anthropologues versaient systématiquement leurs collections aux institutions muséales, érigées en temples de la conservation et de l’exposition de ces peuples évanescents.
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Ils ont ainsi mis au point les premiers outils conceptuels et méthodologiques pour interpréter les objets comme témoins du passé. Étudiant les sociétés préhistoriques sans écriture, les archéologues ont dû se limiter à l’étude des seuls objets, de leurs emplacements dans le sol et des comparaisons entre les collections provenant de sites différents. Grâce à cette contrainte, ils ont élaboré des modèles interprétatifs à partir de l’étude de l’objet lui-même (forme, matière, fonctions primaires et symboliques), les traces qu’il porte (usure qui évoque les usages que l’on en fait), sa localisation dans le sol (l’étude de la stratigraphie pour connaître les séquences d’occupation des sites et développer des chronologies), et la comparaison des objets entre eux (pour développer des typologies). La multiplication des fouilles sur différents sites leur ont permis de cerner, à partir de la seule culture matérielle, des choses aussi complexes que les identités ethniques, les réseaux d’échanges, les mouvements migratoires, les systèmes technologiques et l’évolution des modes de vie. Ces notions seront reprises et développées par les anthropologues pour étudier les collections ethnographiques. Se penchant sur des peuples encore vivants, ils bénéficieront des traditions orales de ces peuples ou encore de l’observation directe de leurs pratiques, pour mieux saisir les fonctions des objets et leurs contextes sociaux et culturels. L’enquête ethnographique a permis d’analyser plus finement et sûrement les pratiques et significations des objets, et de développer des modèles théoriques plus sophistiqués sur le changement social, les processus d’adaptation et les transformations culturelles dans les situations de contact. Cet empirisme a donné aux anthropologues l’occasion de mieux instruire les archéologues sur les usages de l’objet à des époques plus anciennes, par la méthode dite « rétrospective » (upstreaming en anglais), qui consiste à comprendre les pratiques passées à partir d’extrapolations faites sur les pratiques contemporaines. Inspirés par les travaux des anthropologues, les archéologues ont exploité à leur tour, plus ouvertement, les sources matérielles pour élargir leurs perspectives et aborder les champs plus abstraits des systèmes adaptatifs, des pratiques rituelles et des croyances. La séparation entre peuples avec écriture et peuples sans écriture est restée si forte que pendant longtemps les peuples civilisés ont été exclusivement étudiés à partir de sources écrites, par le biais de l’histoire, et les peuples non civilisés à partir d’objets matériels ou de récits oraux. L’archive est demeurée dans une catégorie particulière, avec un statut et un pouvoir d’évocation du passé jugés très supérieurs à toute autre source. Le principe d’écrire l’histoire à partir d’archives était tellement ancré dans les mentalités qu’il ne venait même pas à l’esprit de mêler les écrits avec d’autres types de sources, par exemple matérielles ou orales, pour avoir une vision plus critique et complète du passé du monde civilisé.
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L’idée de croiser les sources matérielles et écrites de manière systématique est venue des archéologues nord-américains qui travaillaient sur les sites amérindiens ou européens de l’époque coloniale. L’exploitation des archives coloniales leur permettait de mieux comprendre les objets et les usages que l’on en faisait, à la fois chez les Européens et chez les Amérindiens, puis d’étudier l’interaction entre ces deux groupes en contexte de contacts. En plus d’offrir un appareil méthodologique plus élaboré et neuf, cette approche permettait d’intégrer dans une même histoire le monde européen et le monde amérindien, les peuples avec et sans écriture. Marquant une rupture avec le passé, cette pratique a mené, à partir des années 1950, à la création d’une nouvelle discipline, l’archéologie historique, dont la mission était d’exploiter de manière systématique et critique ces deux catégories de sources, matérielles et écrites. L’archéologie historique a connu un grand succès aux États-Unis, au Canada, au Mexique, dans les pays antillais et dans d’autres pays de colonisation récente comme l’Australie, l’Afrique du Sud et le Pérou. L’apparition dans les années 1970 de la revue américaine Historical Archaeology, revue trimestrielle tirée à plus de 3 000 exemplaires et distribuée dans plus de 120 pays, montre bien que le rapprochement entre l’écrit et l’objet, l’histoire et l’archéologie est chose faite, du moins chez les archéologues. En Europe, l’archéologie médiévale et post-médiévale s’est développée à peu près en même temps avec une mission assez semblable. Dès les années 1960, les historiens aussi commencent à explorer le domaine de la culture matérielle. Le développement de l’histoire sociale en Europe, avec son intérêt marqué pour les classes populaires, conduit les historiens à s’interroger sur les niveaux de fortune, les modes d’habitation, les régimes vestimentaires et l’environnement matériel de la vie quotidienne des différents groupes sociaux. La maison, le mobilier, le vêtement, le bijou et l’alimentation représentaient autant de moyens pour appréhender concrètement la vie matérielle des sociétés passées. L’ouvrage magistral de Fernand Braudel (1979), qui développe la notion de « civilisation matérielle », devient vite une référence et sert pendant longtemps de modèle aux historiens de l’époque moderne en France et ailleurs dans le monde. On peut citer aussi les travaux marquants de Daniel Roche sur la vie matérielle des couches populaires de Paris (1981) et les modes vestimentaires en Europe au xviiie siècle (1989), ainsi que ceux plus récents de Renata Ago sur les pratiques de la culture matérielle à Rome au xvie siècle (Ago 2006). En Amérique du Nord, ce sont les spécialistes de l’histoire amérindienne qui se penchent les premiers sur les objets matériels afin de ne plus compter exclusivement sur les sources écrites d’origine européenne pour faire l’histoire amérindienne. L’intérêt pour la culture matérielle ne tarde pas à s’étendre aux historiens du social et du culturel préoccupés, comme leurs collègues européens, par la reconstitution du cadre de la vie matérielle des différentes couches de
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la société. La première revue d’histoire, consacrée à l’étude de la culture matérielle, La revue d’histoire de la culture matérielle, voit le jour au Canada en 1978 et elle est publiée régulièrement depuis. Les historiens n’ont pas manqué de mettre en œuvre de nouvelles sources écrites destinées à l’étude de la vie matérielle, comme les inventaires après décès qui fournissent une description des objets trouvés dans la maison du défunt, leur état de conservation, leur localisation et leur valeur (Poulot 1997). Cependant, chez les historiens, les études s’appuient peu sur l’étude des objets eux-mêmes, sans doute en raison de la place dominante traditionnellement accordée à l’écrit dans la pratique de l’histoire et aussi de l’absence d’objets pour les périodes plus anciennes, faute de collections ethnographiques. Les écrits et les images continuent à être les principales sources d’information des analyses de la vie matérielle (Ago 2006). Les ethnologues se sont appuyés davantage sur les objets matériels, tant en Europe qu’en Amérique du Nord, pour documenter les traditions et coutumes des cultures populaires, généralement dépourvues de sources écrites. Il faut dire que, travaillant sur la période contemporaine, ils ont eu accès aux objets encore en usage dans les milieux populaires. Les deux moyens privilégiés pour étudier la culture populaire étaient les traditions orales (contes, légendes, chansons) et les objets matériels (maisons, vêtements, aliments, mobilier, outils artisanaux). Le savoir oral était mis à contribution pour mieux connaître les objets et, dans la mesure du possible, les sources écrites d’origine populaire, comme les livres de comptes, les journaux intimes, la correspondance privée, les photographies et les papiers de famille. En France, les travaux de Georges-Henri Rivière (Ethnologie française 1987) mettent les objets matériels au centre de l’analyse ethnologique, notamment pour mieux comprendre les techniques de production artisanale. De même, aux États-Unis, des ethnologues, comme Thomas Schlereth (1981) et Henry Glassie (1975, 1982, 1999), se consacrent à l’étude des objets populaires et donnent la parole aux artisans pour mieux appréhender leurs savoir-faire. Le domaine de la culture matérielle prendra une telle ampleur dans l’ethnologie américaine qu’on le désignera par un nom propre, folklife, juxtaposé au folklore, étude des traditions orales. Désormais la discipline reposera sur deux piliers, la culture matérielle et les traditions orales. Le gouvernement américain ira jusqu’à créer un Folklife Center à la Smithsonian Institution et un autre à la Library of Congress. L’intérêt pour la culture matérielle se développe aussi de façon marquée au Canada français par le biais des travaux de Marius Barbeau (1942, 1943), de Robert-Lionel Séguin (1959, 1973) et de Jean-Claude Dupont (1979), puis au Canada anglais par ceux de Gerald Pocius (1991). Dans ces études, l’accent est mis sur les techniques de production des objets traditionnels et sur leurs maîtres à penser, les artisans. Les méthodes privilégiées sont celles de l’observation directe et de l’enquête orale. L’étude
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des modes de production et des savoir-faire populaires vise à atteindre les idées, les valeurs et les mentalités profondes de ces producteurs artisanaux, comme si la vie populaire renfermait des savoirs qui n’étaient pas consignés par l’écrit. Les ethnologues partent à la recherche des mystères de ce monde souterrain, voire occulte, largement ignoré par la culture savante. Marqués aussi par la notion de « mentalité primitive » de Lucien Lévy-Bruhl (1922), ils sont animés par l’idée qu’il existe dans les milieux populaires une sorte de pensée archaïque régie par des schèmes mentaux différents de ceux des lettrés. Ce savoir populaire méconnu et mystérieux est alors érigé en objet de connaissance et les objets artisanaux qui le médiatisent en deviennent les témoins privilégiés. Les ethnologues réussissent ainsi à renverser la perspective qui avait prévalu jusqu’alors : les témoignages matériels acquièrent une préséance sur les témoignages écrits, parce que capables de révéler des secrets profonds de la société. Au même titre que le langage, l’objet permet d’atteindre la pensée et les processus cognitifs. C’est déjà lui reconnaître un statut comparable au mot écrit.
L’objet signe La sémiotique a achevé cette mutation et donné à l’objet le statut de signe. Il s’agit d’une rupture profonde dans les régimes du savoir sur l’objet. Celui-ci est inscrit dans le présent et devient un agent actif de la vie contemporaine, au lieu d’être une simple trace du passé. De plus, l’objet est interprété du point de vue de la réception et de la perception, plutôt que dans la perspective de la production et de son producteur jusqu’alors considéré comme la seule personne capable de lui donner du sens. Désormais, l’objet revêt le sens que lui donnent ses récepteurs autant que ses concepteurs. On lui reconnaît aussi une fonction d’énonciation au même titre que le mot écrit ou parlé. Dès lors, l’objet peut produire du sens, posséder un pouvoir de représentation et agir sur les processus cognitifs. Plus que de répondre à des besoins matériels et techniques, l’objet signifie des valeurs complexes, marque les identités des individus et des groupes et évoque des idées abstraites destinées à nourrir la pensée. Considérés dans un ensemble, les objets constituent un texte qui peut être lu, analysé et décodé. Plus encore, l’agencement des objets de telle ou telle manière, par exemple le mobilier dans une maison ou des plats sur une table, forme un langage, un système de communication non discursive. Comme pour les mots, le système sémiotique des objets est composé de deux structures parallèles : une série d’idées qui séparent l’expérience en unités distinctes, et une série de signifiants matériels qui représentent ces idées. L’interaction entre ces deux structures est ce qui suscite la communication et la cognition.
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Bien que l’on puisse faire remonter l’étude de la sémiologie des objets aux travaux d’Émile Durkheim sur le système totémique (1912), le domaine trouve véritablement ses assises dans les années 1960 avec les publications de Claude Lévi-Strauss, de Roland Barthes et de Jean Baudrillard. On peut regrouper les principaux travaux dans deux grands courants : l’analyse contextuelle et l’analyse immanente. L’approche la plus ancienne et la plus connue est celle qui porte sur les contextes, mise au point dans les travaux pionniers de Roland Barthes (1967, 1970, 1985) et de Jean Baudrillard (1968, 1969). Comme son nom l’indique, l’analyse contextuelle repose sur l’idée que l’environnement qui entoure l’objet joue un rôle primordial dans la production de son sens. Le contexte forme un système de connotations stéréotypées qui imposent une signification à l’objet. Tout objet hors de son contexte de signification porte à confusion et brouille le système de sens, comme, par exemple, le fait de servir une tranche de pizza lors d’une réception à une ambassade ou de porter un complet à la plage. Roland Barthes a bien montré, à travers l’étude de la mode vestimentaire, comment le contexte est également constitué par l’ordonnancement des différents éléments du costume autant que par la nature de l’activité sociale. Mettre un béret avec un costume trois pièces serait l’équivalent d’une erreur grammaticale. Les analyses contextuelles plus récentes tendent à mettre l’accent sur la relation interactive entre l’objet et son contexte (Latour 1993). Selon Andrea Semprini (1995), ce n’est pas le contexte seul qui donne sens à l’objet ; le sens émerge de la relation dynamique entre les deux. Autrement dit, l’objet détermine le sens du contexte et le contexte détermine le sens de l’objet et ce rapport dialogique construit la communication qui peut varier d’une situation à une autre. Dans cette perspective, contrairement aux modèles structuralistes et sémiotiques classiques, le sens n’est pas figé, mais évolutif. L’analyse immanente tend à ramener la production de sens à l’objet luimême. Elle considère que la signification est inscrite dans les propriétés textuelles de l’objet. Le contexte est considéré comme inhérent à l’objet qui, à la manière d’un texte, renferme tout le sens. L’analyse consiste à décrire le processus qui permet à l’objet de manifester sa signification et de le rendre explicite. Le modèle d’analyse sémio-narrative des textes d’Algirdas Julien Greimas (1966, 1976) demeure la référence canonique pour ce type d’analyse. Dans ses adaptations plus récentes, on tâche d’étudier des ensembles d’objets, plutôt qu’un objet isolé, et de tenir compte des modes de cohabitation entre les objets (Fontanille et Zinna 2005, Semprini 2001). Bien que les contextes soient encore « immanentisés » par les objets, il y a un effort qui est fait pour saisir de sens la circulation et la réception des objets dans les discours sociaux, plutôt que de les considérer sous l’angle de leurs simples contenus et de leurs valeurs conceptuelles, comme c’est le cas dans les analyses sémio-narratives classiques.
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire
En dépit des progrès considérables que la sémiotique a apportés aux études en culture matérielle, elle possède ses limites. Elle tend à restreindre l’interprétation de l’objet à ses seules fonctions langagières et à modéliser trop étroitement son fonctionnement sur celui de la linguistique structurale. Comme le soulignent Jean Bazin et Alban Bensa, « les objets […] se réduisent à leur être fantomatique de purs signes » (Bazin et Bensa 1994 : 4). Marquée par le structuralisme, l’analyse sémiotique présente le monde des objets comme un système nécessairement très codifié et stable. Toute modification des codes conduit au dérèglement du système de sens et à une rupture dans la communication, comme si le sens devait reposer sur des structures cognitives figées et universelles. Autant l’approche historique était obnubilée par l’inscription des objets dans le temps et dans la société, autant la sémiotique néglige la dimension sociale. Or, nous savons que le sens des choses change avec le temps et que les acteurs sociaux agissent sur cette évolution. Par exemple, celui qui porte un complet à la plage peut le faire volontairement dans le but de briser les conventions sociales et d’affirmer son pouvoir individuel. De même, servir une tranche de pizza à une réception peut être un puissant moyen de montrer aux invités qu’ils ne sont pas bien considérés. Le sens n’est pas toujours inhérent aux choses ; il demeure souvent ambigu et peut être modifié par les acteurs sociaux. Il peut même être totalement oublié ou encore reconstitué. Les objets s’inscrivent dans des structures langagières, mais aussi dans des rapports sociaux.
L’objet social L’intérêt pour les fonctions sociales de l’objet, sans doute le courant de pensée le plus important des trente dernières années dans le domaine de la culture matérielle, est né en grande partie d’une insatisfaction face aux analyses sémiotiques et structuralistes : au-delà de ce que sont les objets, les chercheurs ont voulu savoir ce qu’ils font. Cette critique est venue de la sémiotique elle-même, formulée par des sémioticiens intrigués par la valeur d’usage social des objets. Si les sémioticiens se sont attaqués farouchement aux interprétations économiques et techniques des objets, jugées réductrices, ils ont tout de même été sensibles à leur fonction instrumentale, soit à leur capacité d’action sur le monde social. Roland Barthes, par exemple, dans L’Aventure sémiologique, développe la notion de la « transitivité de l’objet » dans laquelle il reconnaît que « l’objet sert à l’homme à agir sur le monde, à modifier le monde, à être dans le monde de façon active ; l’objet, préciset-il, est une sorte de médiateur entre l’action et l’homme » (Barthes 1985 : 251). Même si l’objet est présenté ici comme un simple médiateur, c’est déjà reconnaître qu’il ne fait pas juste signifier, mais qu’il peut transformer
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le monde social. Les sociologues et les anthropologues, tels que Pierre Bourdieu et Christopher Tilley, n’ont pas tardé à emprunter à la sémiotique les concepts d’iconicité et de transitivité dans leurs premières explorations des rapports entre les objets et les personnes. Ils pousseront beaucoup plus loin l’analyse, en mettant l’accent sur les manières dont les objets socialisent l’individu, construisent les rapports sociaux et structurent l’ensemble de la vie sociale. Les travaux de Pierre Bourdieu ont eu un impact majeur, surtout dans le monde anglo-saxon, en montrant que les objets construisent les personnes autant que les personnes fabriquent des objets. En renouant avec le marxisme, Bourdieu soutient que les objets servent à exprimer les différences entre les classes sociales (1979), mais plus encore, à la construction d’un « habitus », c’est-à-dire un nombre assez réduit de pratiques codifiées, acquises inconsciemment par socialisation, et transmises de génération en génération (Bourdieu 1972, 1979, 1980). Ce concept recteur de sa théorie de l’action sociale trouve sa source dans son analyse de la maison kabyle. D’après lui, cette forme matérielle rudimentaire structure l’ensemble du mode de vie de ses occupants. Par la disposition et l’usage des pièces et des objets, la maison détermine les hiérarchies sociales, la division sexuelle du travail, les systèmes de transmission, les représentations du monde, bref, tous les aspects de la vie sociale. La maison sert de lieu de procréation et de création des enfants, elle est le siège de leurs apprentissages et de leurs premières expériences sociales. Elle conditionne les rapports avec le monde intérieur de la famille et le monde extérieur des relations économiques et sociales ainsi que le mouvement des femmes et des hommes entre ces deux espaces. Par exemple, pour la femme, la maison est une sorte de refuge, un lieu dans lequel elle entre, alors que pour l’homme qui se définit plus par rapport au monde extérieur, c’est un lieu qu’il quitte. La maison représente le système de classification qui inculque et renforce les principes taxono miques de l’ensemble de la culture. Ces principes deviennent si ancrés dans les pratiques de la vie quotidienne qu’ils finissent par incarner les personnes. Selon Bourdieu, ce n’est pas seulement la pensée qui détermine les objets et les objectifications des pratiques sociales, mais aussi le monde matériel qui détermine la pensée. La relation entre la pensée et le monde matériel n’est donc pas univoque, mais dialectique. L’étude de la relation dialectique entre la pensée et la matière a servi d’observatoire pour repenser le rapport de l’individu à l’objet, premier stade vers le processus plus large de socialisation. Reprenant les travaux de Bourdieu, les anthropologues anglais Daniel Miller (1987, 1999) et Christopher Tilley (1994, 2004) ont étudié avec encore plus de détermination cette notion de l’objectification, c’est-à-dire le processus par lequel l’idée d’un individu se concrétise dans une forme matérielle. Ils n’ont pas
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hésité à remettre en question le principe hégélien par lequel l’esprit domine toujours la matière, et qui se transpose dans le domaine matériel par la croyance que la pensée précède l’objet, que la forme matérielle est prédéfinie dans un schéma mental avant d’être réalisée concrètement. Or, les choses sont plus complexes, rappelle Tilley (2004). Plutôt que de précéder la forme, l’idée se construit en même temps qu’elle dans un va-et-vient perpétuel entre l’abstraction de la pensée et la matérialité de l’objet. L’une nourrit l’autre et se fait donc constitutive de l’autre. Dans son étude de la fabrication de paniers, Tim Ingold (2000) observe que le vannier n’a pas une représentation mentale précise de l’objet qu’il veut fabriquer, mais plutôt des habilités et savoir-faire manuels qui orientent son engagement avec la matière. La taille, la nature et la qualité de l’osier participeront aussi à la détermination de la forme. Le vannier compose avec la matière, travaille les matériaux en fonction des contraintes rencontrées. Chaque étape de la fabrication détermine les étapes successives. La forme émerge de cet engagement, du processus même de fabrication plutôt que de la seule pensée de l’artisan. Il travaille la matière de l’intérieur plutôt que d’agir sur elle de l’extérieur. S’il a une vague idée de forme au départ, le résultat peut être fort différent. Ce processus dialectique entre cognition et construction de l’objet n’est pas limité uniquement au moment de création. D’après Miller (1987), l’objectification est un phénomène répétitif qui se produit et se reproduit tout au long de la vie de l’objet. L’échange, la consommation et l’appropriation de l’objet sont autant de nouvelles expressions du rapport entre la pensée et l’objet, entre ce qu’il représente et ce qu’il est. Lors de leur circulation entre les personnes et les contextes, les objets produisent de nouveaux sujets, de nouveaux objets et de nouvelles activités sociales. L’efficacité de l’objet matériel dans la socialisation de l’individu tient à sa matérialité. Plutôt que d’étudier l’objet comme un signe et de le soumettre aux règles du langage, Daniel Miller (1999, 2001) propose de séparer la culture matérielle du langage et de la considérer dans sa spécificité, partant de l’hypothèse qu’elle possède un mode de fonctionnement très différent du système langagier. Les objets se singularisent par leur matérialité, par leur pouvoir de socialisation non verbale. Si les mots pouvaient se substituer aux objets, s’ils étaient leurs équivalents, ils deviendraient alors inutiles. Les marchands ne vendraient que des livres et les musées feraient des expositions simplement à partir de textes (Tilley 2006 : 62). Les objets évoquent d’euxmêmes, ils n’ont pas besoin de mots et de textes pour se dire et pour agir (Bazin et Bensa 1994 : 4-5). Plus que de donner sens, ils peuvent mobiliser les sens et les acteurs sociaux. Par exemple, le goût ou l’odorat d’un aliment familier peut avoir un pouvoir d’attraction extrêmement fort de la même manière que la vue d’une couleur marquée négativement peut repousser. Le même objet a la possibilité d’agir simultanément sur plusieurs sens à des
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degrés divers. Les objets déclenchent des expériences sensorielles et affectives fortes capables de mobiliser ou de démobiliser les personnes. Ils permettent aussi à l’individu de dire ce qu’il est, d’affirmer sa personnalité et d’assurer son intégration sociale. Terence Turner (1980, 1995) a bien montré le rôle fondamental du corps – que l’on peut considérer comme un objet – et l’ornementation corporelle dans les stratégies de socialisation. Selon lui, la peau, interface entre le monde intérieur de la psyché et le monde extérieur des relations sociales, est le lieu où se joue la socialisation individuelle. L’exposition d’objets à la surface du corps – bijoux, vêtements, tatouages, implants – demeure le moyen privilégié de marquer l’identité du soi, sa place dans la hiérarchie sociale et les étapes de la socialisation des individus depuis la naissance jusqu’à la mort. Si les objets facilitent la socialisation de l’individu, ils sont tout aussi essentiels au développement des relations entre les individus. L’échange représente sans doute le moyen le plus puissant d’employer les objets dans la construction des liens sociaux. Pendant longtemps on a distingué deux types d’échange, le don et l’échange marchand, le pouvoir de rassemblement de l’un étant d’ailleurs souvent opposé au caractère aliénant de l’autre. En effet, depuis les travaux de Marcel Mauss au début du xxe siècle, le don a été considéré comme le principal agent des relations sociales, notamment en raison du mécanisme de la réciprocité qu’on lui pensait inhérent. L’acte de donner sous-tendait l’obligation de rendre, et rendre l’obligation de donner de nouveau, entraînant une dynamique du don – contre don qui contribuait à fortifier les liens sociaux et les alliances. Idéalisé, ce régime d’échange propre aux sociétés primitives était opposé à l’échange capitaliste où le marché est animé par le profit, les intérêts individuels et l’exploitation de l’autre. Aujourd’hui, la tendance est plutôt de chercher les liens de parenté entre ces deux formes d’échange et d’appréhender leurs effets souvent semblables sur la vie sociale (Appadurai 1986, Miller 1987, Thomas 1991, Weiner 1992, Godelier 1996, Myers 2001). Les travaux d’Annette Weiner ont montré, entre autres choses, que le don n’implique pas toujours la réciprocité. Il arrive souvent que l’on ne rende pas, soit pour rompre les relations ou encore pour créer des liens de dépendance par le biais de l’endettement. Arjun Appadurai a bien fait remarquer que l’opposition don-échange marchand est factice dans la mesure où il y a toujours un désir sous-jacent de tirer un profit quelconque dans la pratique du don, créant un échange asymétrique, et d’instaurer une réciprocité dans l’échange marchand. Comme la valeur des objets reste subjective et variable, le sens de l’échange dépend lui aussi des contextes et des dynamiques sociales sous-jacentes (Myers 2001). Un objet d’art peut être une marchandise tout autant qu’une boîte de conserve de supermarché. De même, le marché n’est pas toujours un lieu aliénant animé par des échanges inégaux. Étudiant un marché forain en
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France, Michèle de La Pradelle (1997) a constaté que l’échange marchand vise au contraire à construire un rapport social entre partenaires égaux. Le marché met en scène une microsociété utopique qui donne à la population l’occasion de fabriquer une représentation idéalisée d’elle-même et de refaire la communauté. Tout est mis en œuvre pour aplanir les différences et rappeler que les concitoyens sont tous semblables. Les emplacements des marchands forains sont tirés au sort et ceux-ci tâchent de réduire les écarts sociaux en ajustant leurs prix, voire en manifestant de l’affection pour les plus démunis. Daniel Miller (1987, 1998, 2001) conteste même le caractère aliénant du supermarché et de la consommation de masse. Il soutient que les consommateurs s’approprient activement les biens produits en série, les personnalisent en les agençant de telle ou telle manière, ou les recontextualisent en modifiant leurs usages. Ils font de ces objets anonymes des objets à soi. Loin d’anéantir les relations interpersonnelles, la consommation est l’occasion de construire des nouveaux liens sociaux et de nouvelles identités. Comme les objets matériels survivent aux personnes, ils structurent les relations sociales dans le temps. Les objets possèdent leurs propres vies, leurs trajectoires, des biographies que l’on peut reconstituer. Cette approche, développée par Igor Kopytoff (1986) et reprise par Nicholas Thomas (1991), Laurier Turgeon (1997, 2004), Janet Hoskins (1998), Laurel Thatcher Ulrich (2001), Thierry Bonnot (2002) et beaucoup d’autres chercheurs, permet de savoir comment les objets travaillent les relations sociales sur la longue durée. Les objets, transmis de génération en génération ou d’une culture à une autre, transportent avec eux les intentions de leurs créateurs-transmetteurs et agissent sur leurs détenteurs. Les objets transmis subissent des recontextualisations sociales et culturelles : ils prennent d’autres formes, ils acquièrent de nouveaux usages et changent de sens. Les transformer est une manière de marquer une appropriation et, en même temps, les objets transforment ceux qui les manipulent. La prise de possession d’objets nouveaux entraîne non seulement des reconfigurations culturelles mais aussi des reclassements et des redéfinitions des individus et des groupes dans la société. Les personnes peuvent investir les objets de leurs biographies à un point tel que ceux-ci sont considérés inaliénables, c’est-à-dire qu’ils incarnent les personnes et ne peuvent plus être séparés d’elles (Weiner 1992). L’incarnation des personnes dans les objets se construit aussi collectivement par des activités rituelles et des performances cérémoniales, mais elle peut également s’amenuiser et disparaître, pour ensuite réapparaître (Arsenault 1998). La simple ancienneté des objets suffit parfois pour leur donner le pouvoir d’unir et de diviser, de rendre heureux ou malheureux, de plaire ou de déplaire, de prendre vie ou de ressusciter les morts. Qu’ils soient esthétiques ou pratiques, nouveaux ou anciens, les objets sont faits pour agir sur le monde et dans le monde (Gell 1998).
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L’objet mémoire Si l’objet matériel construit les relations sociales, il agit aussi sur la mémoire. Moins développées, les réflexions sur le rapport entre l’objet matériel et la mémoire prennent place la plupart du temps dans des travaux généraux sur la mémoire sociale. Elles gravitent autour de trois axes, dans lesquels s’inscrivent d’ailleurs les articles publiés dans ce recueil. Le premier et le plus ancien porte sur le rôle de l’objet comme support mnémonique, aide-mémoire servant à rappeler des lieux, des personnes et des événements significatifs. Le livre Les lieux de mémoires de Pierre Nora (1984, 1987, 1992) représente une illustration magistrale de la manière dont une mémoire nationale – française en l’occurrence – s’incarne dans des monuments, mais aussi dans des lieux populaires socialement partagés comme le café. Dans la lignée des analyses de Maurice Halbwachs (1925), Nora propose un inventaire pour la France des principaux lieux d’expression de l’histoire de la mémoire collective, conçue comme une histoire des usages matériels du passé dans les présents successifs. Il part du principe que ce n’est que par les personnes et les lieux présents que le passé peut être appréhendé. La mémoire collective est investie dans des lieux concrets et ceux-ci évoquent à leur tour la mémoire en lui servant de support. Il faut dire que le nombre de sites et de monuments historiques classés n’a cessé d’augmenter dans la plupart des pays occidentaux. En Angleterre, par exemple, ils sont passés de 268 en 1882 à plus de 13 000 en 1990 (Connerton 2006 : 316). Ce besoin que ressentent les sociétés contemporaines d’inscrire la mémoire dans des lieux ou des objets matériels est-il une réaction contre un sentiment de perte identitaire provoquée par la mondialisation ? Ou faut-il croire, à l’instar de Maleuvre (1999 : 59), que l’irruption du nombre de lieux de mémoire exprime un manque de milieux de mémoire, soit des environnements favorables au développement des activités mémorielles ? Quoi qu’il en soit, les travaux de Daniel Fabre (2000) en France et de Tim Ingold (1996) en Angleterre nuancent et poussent encore plus loin l’approche élaborée par Nora. Ils tracent le deuxième axe qui porte sur les manières dont les objets construisent la mémoire. Au lieu de considérer la mémoire comme un ensemble de faits du passé emmagasinés à tout jamais dans un lieu, tel que la psychologie cognitive nous a habitués à la penser, ils proposent d’étudier le rapport entre le lieu ou l’objet et la mémoire comme une relation qui varie avec les personnes et qui se transforme avec le temps. La mémoire des lieux ou des objets n’est pas figée, elle est appropriée et domestiquée de toutes sortes de manières par les citoyens. Par exemple, un souvenir d’un tableau de Rembrandt se transforme à chaque nouvelle visualisation qui représente autant de nouvelles expériences mémorielles (Gaskell 2002) ou un mémorial de la guerre d’Algérie en France évoque
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des souvenirs très différents selon que l’on est un ancien combattant français ou un résistant algérien immigré en France (Tisseron 1999). Pour signifier des phénomènes de réappropriation ou de désappropriation, les monuments peuvent même être modifiés ou déplacés. Exposées dans des lieux straté giques de Budapest, les statues des héros communistes de la Hongrie ont été regroupées, après 1989, dans un parc en banlieue de la ville pour devenir de simples témoins historiques du communisme (Losonczy 1999). La mémoire d’un monument peut donc changer au cours de la vie des gens en fonction de l’évolution des contextes ou des besoins des personnes elles-mêmes. Les fêtes de commémoration expriment souvent cette volonté de renouvellement ou de redéfinition de la mémoire du lieu. Les lieux et les objets matériels ne font pas juste nourrir la mémoire, ils participent activement à sa structuration. Laurent Lepaludier rappelle que : « L’objet est non seulement une référence cognitive qui cristallise autour de lui la perception du monde, mais aussi un point d’accroche essentiel de la mémoire qui structure le souvenir autour de lui » (Lepaludier 2004 : 118). L’espace intime de la maison permet d’observer ce travail du monde matériel sur la mémoire. En effet, les objets domestiques de la vie quotidienne réactivent à chaque instant de la journée les souvenirs des personnes et des événements, et les situent dans le registre mémoriel. Il s’agit d’une mémoire non verbale qui fait appel aux sens, surtout à la vue, au toucher et à l’odorat. L’ordonnancement des objets dans la maison hiérarchise les souvenirs, les classe par catégories thématiques ou événementielles, et les fait cohabiter de manière séquentielle pour construire un récit historique ou encore pour les faire dialoguer entre eux. Se penchant sur les intérieurs domestiques des Arméniens de Montréal, Marie-Blanche Fourcade remarque que l’organisation du patrimoine domestique dans l’espace privé constitue un moyen de mise en ordre de la mémoire (Fourcade 2006 : 315). Les objets les plus valorisés sur le plan généalogique (photos des ancêtres, bijoux de famille, etc.) sont exposés dans la chambre des parents alors que ceux qui renvoient à l’ethnie (livres d’histoire, meubles, tapis, bibelots du pays d’origine) se retrouvent souvent dans une pièce aménagée au sous-sol de la maison. Les placer dans le sous-sol est sans doute une façon de les singulariser, en les mettant à l’abri du regard des étrangers, en les gardant à la disposition des seuls membres de la famille et en les enfouissant profondément dans le sol du pays d’adoption et, par conséquence, dans la mémoire. Certains objets très prisés et renfermant une forte charge mémorielle sont même cachés dans des garde-robes ou dans des armoires. La distribution des objets dans les pièces de la maison est une manière non seulement de classer, mais aussi de compartimenter la mémoire. L’accumulation de bibelots familiaux sur un buffet peut représenter un véritable autel consacré aux ancêtres, ces objets se substituent souvent à des personnes disparues et donnent lieu à
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des récits biographiques (Fourcade 2006 : 316). Le rôle joué par les objets domestiques dans la gestion de la mémoire est encore plus évident lors des déménagements. Dans son étude sur Montréal, Jean-Sébastien Marcoux (2001) constate que le changement de résidence entraîne une réorganisation de l’intérieur domestique et de la mémoire. Le déménagement fait rejaillir le souvenir porté par les choses, réactive la mémoire, met la personne face à son passé et provoque le tri, soit le choix d’abandonner définitivement tel ou tel objet avec ses souvenirs ou de garder tel autre. La relocalisation de l’objet conservé dans le nouveau lieu de résidence est un moyen de transporter avec soi le souvenir de l’objet et de le recontextualiser. Le tri des objets signifie le tri de la mémoire. Les objets sont requalifiés et la mémoire reconstruite. Ces objets conservés acquièrent une plus-value mémorielle justement parce qu’ils accumulent des histoires. Leurs riches biographies attestent de la survivance aux drames répétés de la confrontation de l’objet avec ses souvenirs. Un troisième axe regroupe les travaux sur les rapports entre les objets et l’oubli. Beaucoup moins nombreux, comme le rappelle Joël Candau (2005 : 162), ceux-ci ont surtout porté sur les manières d’évacuer la mémoire des objets et des lieux. Comment composer avec l’oubli ? Une partie de l’œuvre de l’écrivain Marcel Proust est largement consacrée à l’étude de la tension entre le soulagement de l’oubli et la douleur qu’il provoque. Il considère que les objets construisent la mémoire au point qu’ils empêchent souvent d’oublier. Le goût de la madeleine incarne le souvenir de tante Léonie et de l’enfance à Combray, une bottine devient la représentation plus que réelle de sa grand-mère, la sonate de Vinteuil matérialise l’amour de Swann pour Odette, faisant revivre dans le présent le passé des jours heureux. Le souvenir qui s’incruste dans les objets ou les lieux fait fi du temps et tyrannise la mémoire. Les objets de la vie quotidienne viennent constamment défaire le travail de l’oubli et du deuil, ils envahissent sans cesse le présent par ces « morsures » de la mémoire qu’ils véhiculent (Albertine disparue). Pour Proust, ces objets provoquent des réminiscences qui participent de la « mémoire involontaire », ressuscitant le passé (Tadié 1971, 1973, 1999 ; Deleuze 1964 : 68). Cette sensation de retrouver involontairement le passé dans des circonstances inattendues se situe entre la présence et l’absence, entre la mémoire et l’oubli, et nous transporte hors du temps et de l’histoire : « Les souvenirs involontaires nous rapportent les choses dans un exact dosage de mémoire et d’oubli. Et enfin, comme ils nous font goûter une même sensation dans une circonstance tout autre, ils la libèrent de toute contingence, ils nous en donnent l’essence extratemporelle » (Interview avec Proust, Journal Le Temps, 1912). Il y a plusieurs façons de faire le deuil de ces objets porteurs de mémoire : les cacher pour les retirer hors de vue et de portée dans des lieux fermés et de réclusion tels que la cave, le grenier ou l’armoire, les vendre, les donner,
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ou de manière plus radicale les jeter. Ainsi leur éloignement géographique active dans une sorte d’équivalence leur éloignement mental. Selon Serge Tisseron (1999 : 152), le seul moyen pour oublier : fuir les lieux et les objets. Le rejet d’objets est en effet la façon la plus répandue de se débarrasser de souvenirs pénibles. Par exemple, à la suite d’une rupture douloureuse, il arrive fréquemment de brûler des lettres d’amour ou de jeter des cadeaux offerts pour évacuer le souvenir. Se débarrasser de ces objets facilite le deuil et évite la tentation de jeter la personne voire de se jeter soi-même. Ces scènes sont parfois volontairement dramatisées afin de mettre en scène le corps : on précipite ces objets du haut d’un pont, par exemple, dans un simulacre de suicide. Le corps représente évidemment le souvenir le plus tangible de la personne. Étudiant les aborigènes de l’île Sabarl en Mélanésie, David Battaglia (1990 : 189-190) souligne que les rites funéraires visent le démembrement et la déconstruction des corps pour faire oublier l’individu et le renvoyer à l’anonymat des origines. Michel Foucault (1975) a bien montré que les formes de punition les plus sévères sous l’Ancien Régime sont celles qui prônent l’anéantissement du corps de l’individu pour qu’il soit oublié à tout jamais. Mais ce n’est pas si facile d’oublier. L’élimination de l’objet n’entraîne pas toujours l’éradication du souvenir. Bien au contraire, dans certains cas la disparition de l’objet fait resurgir la mémoire du lieu, de l’événement ou de la personne (Baudrillard 1968) ; l’absence de l’objet réactivant la mémoire plus intensément devient obstacle à l’oubli. La perte de support matériel rend l’absence encore plus présente. L’objectification matérielle permet alors de rendre moins douloureuse la mémoire et facilite ainsi l’oubli ; l’objet devient ainsi le support nécessaire de l’oubli. Parfois la conservation de l’objet permet plus efficacement de se défaire progressivement de la mémoire en réinvestissant l’objet par la substitution de nouvelles mémoires. Il s’agit ainsi d’une redéfinition et d’une réappropriation de l’objet par le recyclage de ses usages mémoriels. Le propre des objets ne réside-t-il pas dans leur caractère réversible ? Par un puissant phénomène d’association et la pluralité des relations entretenues avec la mémoire, ne servent-ils pas tantôt à se souvenir tantôt à oublier ? L’« objet transitionnel », tel que le nomme le psychanalyste britannique Donald Winnicott (1989 : 170-175), permet d’illustrer l’ambivalence et la dualité de l’objet dans son rapport à la mémoire. Cet objet choyé des enfants dès leurs premières années – et dont ils sont souvent inséparables – rappelle la mère en même temps qu’il s’y substitue. Instrument indispensable de construction identitaire, il tente de combler le manque, la présence perdue de la mère, le désir de proximité de la relation originelle et de garder le souvenir de sa présence, par un lien intimement et corporellement attaché à soi. Mais par le biais de cet objet, l’enfant cherche aussi à pallier l’absence
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maternelle et la remplacer afin d’oublier ce lien et ainsi assurer plus aisément une transition vers le monde social. L’objet dans sa relation à l’oubli recèle une profonde ambiguïté, investi tantôt d’un désir d’attachement ou de rejet. On le recherche, le chérit ou le fuit. Il semble être à la fois un adjuvant, support nécessaire à l’oubli, ou au contraire néfaste au processus du deuil. Ainsi l’oubli sillonne entre un désir d’effacement et d’évacuation de toute trace matérielle et sa quête. Il est oscillation entre la fuite et la quête du passé.
Conclusion Au cours des quarante dernières années, l’objet matériel est passé du rôle passif de témoin à celui d’agent de la vie sociale et de la mémoire. Cette évolution ne suit pas une chronologie stricte et étanche, il existe des chevauchements entre les catégories et les périodes. L’objet continue à être utilisé comme témoin de la même manière que l’approche sémiotique de l’objet se poursuit encore aujourd’hui en se rapprochant des analyses sociales et mémorielles. La littérature, tant de langue française qu’anglaise, a également redécouvert récemment la place importante de l’objet, qui parfois remplace les personnages, lui attribuant un rôle d’acteur de la vie sociale, esthétique (Frolich 1997, Watson 1999, Brown 2003, Lepaludier 2004, Baldwin 2005, Freedgood 2006, Otten 2006). Il n’existe pas une mémoire, mais différents régimes de mémoire, variables au sein d’une même culture selon les périodes ainsi que d’une culture à une autre. François Hartog a bien montré qu’il y a des « régimes d’historicité » (Hartog 2003). Ainsi d’un régime d’historicité essentiellement préoccupé par le passé a-t-on évolué vers un régime davantage tourné vers le présent. Neil Whitehead a montré que les tribus de l’Amazonie qu’il a étudiées ont des régimes d’historicité très différents de ceux du monde occidental (Whitehead 2003). La distinction passé-présent y est moins prononcée, le lien étant continuellement maintenu par le biais du mythe. De la même manière qu’il y a des régimes d’historicité, il y a des régimes de mémoire, qui entretiennent des rapports très variés avec les objets. Si dans la tradition occidentale la mémoire se fixe à l’objet et si le recours à la destruction matérielle permet d’oublier, les groupes iroquoiens du nord-est de l’Amérique du Nord pendant l’époque coloniale ont tendance à conserver leurs objets toute leur vie et même après la mort, formant un tout indissociable. Les objets sont enterrés avec la personne au moment de son décès comme s’ils étaient inaliénables (Turgeon 1997, 2005). Il y a ici le désir de maintenir une permanence du lien entre les objets et la mémoire des personnes ; l’ensevelissement des objets dans la tombe, leur disparition donc, vise à en faire le
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deuil et ainsi à renforcer la mémoire de la personne. L’objet a disparu. Hors de la vue et du toucher, il n’existe plus que dans la mémoire. La place prépondérante des objets dans la recherche en sciences humaines et sociales et dans les pratiques culturelles contemporaines ne résulte-t-elle pas d’une réaction contre l’oubli des objets, suscité par le développement de la pratique de l’écriture dans le monde occidental depuis l’époque moderne ? L’écriture s’est approprié la mémoire au point d’en revendiquer le monopole. L’histoire a été jusqu’à récemment une histoire écrite, produite essentiellement par d’autres écrits, les archives. L’écriture n’est-elle pas devenue le temple de la mémoire ? N’a-t-elle pas rejeté la mémoire des objets, qualifiée d’animisme et de fétichisme ? Dans toutes les civilisations sans écriture, désignées comme étant primitives, les objets étaient intégrés à la vie sociale et spirituelle, et servaient d’instruments mnémoniques, plus encore ils étaient dotés d’une âme. Comme les hommes, les objets apparemment inanimés étaient munis d’un esprit, d’un pouvoir de communication avec les humains et de la capacité même de posséder les hommes. L’écriture a délogé ces pratiques en s’arrogeant toutes les mêmes fonctions – mémoire, communication et appropriation. La perte de confiance dans les grandes idéologies, les grands récits fondateurs et dans l’histoire même est l’expression d’une désillusion de l’écriture. La littérature a elle aussi délaissé la description du sujet pour se concentrer sur l’action des objets. Le regain d’intérêt pour la muséologie et surtout pour le patrimoine, considéré comme une voie d’accès au passé par les traces matérielles, participe d’un désir de voir concrètement le passé et de renouer avec le sens grec du mot « histoire » qui signifie « savoir une chose comme l’ayant vue ». Les pratiques culturelles contemporaines, y compris les sciences sociales, visent peut-être à rétablir le lien entre mémoire et objet en redonnant à celui-ci le statut de témoignage, en l’intégrant à la vie des humains, en lui attribuant une mémoire, en le personnifiant même.
Remerciements J’ai bénéficié des très riches collections des bibliothèques de l’Université Harvard pour mener une partie de cette recherche lorsque que j’y étais William Lyon Mackenzie King Visiting Professor au Weatherhead Center for International Affairs et au Département d’histoire en 2006. Il m’a été possible d’exposer et de développer plusieurs idées présentées dans ce texte lors de mes enseignements et de mes discussions avec les collègues à Harvard, notamment avec Joyce Chaplin, Laurel Thatcher Ulrich, Michael Herzfeld, Lisa Brooks et Ivan Gaskell. Qu’ils soient ici chaleureusement remerciés. Je tiens aussi à remercier du fond du coeur Catherine Briand pour
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Objets et Mémoires
des discussions stimulantes portant sur les idées de cet article ainsi que pour ses corrections très appréciées. Je tiens enfin à exprimer ma gratitude envers le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour son soutien financier à ce projet.
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Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité Bruno Latour
Plusieurs développements récents ont profondément modifié nos conceptions sur la connaissance dans ses rapports avec l’action. La sociologie des sciences, l’anthropologie cognitive et le mouvement des sciences cognitives qui s’attache à mettre en situation la connaissance (situated cognition) ont contribué à incarner l’activité de pensée, à la situer dans des pratiques, dans des lieux, dans un monde d’objets. La scène ainsi produite, laboratoire, atelier, cuisine, rue, villages, ne ressemble plus guère à l’ancienne épistémologie ni à l’ancienne psychologie. La production d’informations devient une tâche comme une autre que les sociologues du travail peuvent, en effet, étudier avec leurs méthodes habituelles. Mais ces nouvelles conceptions du travail intellectuel modifient également le rôle des objets dans l’interaction sociale, et même la définition de l’interaction. Cette note théorique voudrait expliciter le passage d’une intersubjectivité à une interobjectivité, mieux adaptée, d’après nous, aux sociétés humaines.
Définir l’interaction L’interaction sociale suppose la présence de plusieurs éléments constitutifs : il doit y avoir au moins deux acteurs ; ces deux acteurs doivent être présents physiquement face à face ; ils doivent se relier par un comportement qui implique une communication ; enfin, le comportement de chacun doit évoluer en fonction des modifications apportées au comportement de l’autre, d’une façon telle qu’il y ait émergence d’un comportement imprévu qui ne soit pas simplement la somme des compétences engagées par les acteurs
. Ce texte a été initialement publié dans la revue Sociologie du travail, 4, 1994, p. 587-607. . Voir par exemple les travaux de Edward Hutchins (1980), Jean Lave (1988), Bruno Latour et Steve Woolgar (1988), Bruno Latour (1989). Sur les objets voir le numéro spécial de la revue Raison pratique (1993).
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avant cette interaction. Or, cette définition classique de l’interaction semble mieux adaptée à la sociologie des primates qu’à celle des humains. En effet, la sociologie des singes se présente comme l’exemple extrême de l’interactionnisme, puisque tous les acteurs sont co-présents et s’engagent, face à face, dans des actions dont la dynamique dépend, en continu, de la réaction des autres. Paradis de l’interactionnisme, elle l’est en un autre sens, puisque la question de l’ordre social ne semble pas pouvoir être posée, chez les singes, autrement que comme la composition progressive des interactions dyadiques, sans effet de totalisation, ni de structuration. Bien qu’il s’y déroule des interactions complexes, il ne paraît pas que l’on puisse dire qu’ils vivent « dans » une société, ou qu’ils élaborent une structure sociale. La question du rôle exact de l’interaction et de son aptitude à composer toute la société se pose déjà chez les primates – et ne se pose peut-être que là. Même s’il paraît incongru, le détour par la primatologie peut être fort utile. En nous permettant de trouver déjà dans la nature une socialité complexe, des interactions, des individus, des constructions sociales, la sociologie des singes nous délivre de la tâche de les faire porter par la seule sociologie humaine. La vie sociale complexe devient le fond commun des primates. Aussi bien que les babouins ou les chimpanzés, nous l’engageons, sans même y penser, dans toutes nos actions, et pourtant nous ne sommes ni des babouins ni des chimpanzés. Si la complexité de notre vie sociale ne peut plus servir à expliquer cette différence, il faut que celle-ci vienne d’ailleurs. Pour cela, nous devons comprendre à quel point la notion d’acteurs humains individuels engagés dans des interactions – telle que nous la décrit l’interactionnisme –, ou construisant le social par des catégories propres qu’il leur faut régulièrement éprouver – telle que décrite par l’ethno méthodologie –, bien qu’elle forme le fond commun de nos compétences, prend mal en compte la plupart des situations humaines. Alors que l’interaction, chez les singes, construit de proche en proche toute la vie sociale, on ne peut jamais la considérer, chez les humains, que comme une catégorie résiduelle. Non pas, comme l’affirment les tenants de l’existence d’une structure sociale, parce que l’interaction « prendrait place » dans une société qui la dépasserait, mais tout simplement parce qu’il faut bien réduire auparavant la relation afin qu’elle ne mobilise pas, de proche en proche, toute la vie sociale à laquelle elle finirait, sans cela, par
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Cette nécessité de l’émergence est clairement présentée dans Erving Goffman (1959). Voir, par exemple, Shirley Strum (1990), Franz De Waal (1992), Hans Kummer (1993). Sur cette question très controversée, voir Bruno Latour et Shirley Strum (1987). Sur la différence entre complexité et complication voir op.cit. note 4 et plus bas.
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité
devenir coextensive. C’est seulement en l’isolant par un cadre que l’agent peut interagir avec un autre agent, face à face, en laissant au-dehors de ce cadre le reste de leur histoire ainsi que leurs autres partenaires. L’existence même d’une interaction suppose une réduction, une partition préalable. Or comment expliquer l’existence de ces cadres, de ces partitions, de ces réductions, de ces recoins, de ces portes coupe-feu qui évitent la contagion du social ? Les interactionnistes sont muets sur ce point et se contentent d’utiliser métaphoriquement le mot « cadre ». Les tenants d’une structure sociale – opposants usuels des interactionnistes – ne peuvent nous l’expliquer davantage puisqu’ils reconnaissent en tous les points la présence totale et complète de la structure. Or, c’est le suspens justement qu’il faut comprendre, l’interruption partielle, le réduit à l’intérieur duquel l’interaction pourra se déployer sans être interférée par toutes les autres. Ses adversaires reprochent souvent à l’interactionnisme de ne pouvoir composer tout le social. Or, c’est la force justement de l’interaction que de suspendre localement et momentanément les interférences.
Ce petit « je ne sais quoi » qui vient disloquer l’interaction Quelque chose arrête de l’intérieur la prolifération des interactions et, de l’extérieur, l’interférence par tous les partenaires. Cette membrane à double paroi est-elle immatérielle comme un cadre – au sens métaphorique – ou matérielle comme une partition, comme un mur, comme un cadre de tableau ? Pour comprendre intuitivement la réponse à cette question, il faut avoir vu quelque troupe de cent babouins vivre en pleine savane en se regardant sans cesse les uns les autres afin de savoir où se dirige la troupe, qui est avec qui, qui épouille qui, qui attaque ou défend qui. Il faut ensuite se transporter, par imagination, dans ces scènes préférées des interactionnistes, où quelques personnes, le plus souvent deux, interagissent dans des lieux clos fermés aux regards des autres. Si « l’enfer, c’est les autres », alors l’enfer des babouins diffère de celui des humains, car la présence continuelle de tous crée une tout autre pression que celle du huis clos de l’interactionnisme. À tel point qu’il faut distinguer deux sens totalement différents du mot interaction. Le premier, tel que défini plus haut, s’applique à tous les primates, humains compris, mais le second ne s’applique qu’aux humains : il faudrait parler, pour conserver le terme usuel, d’une interaction cadrée. . Sur la notion de cadre voir évidemment Erving Goffman (1974), mais le mot est pris ici littéralement.
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La seule différence entre les deux vient de l’existence d’une paroi, d’une partition, d’un opérateur de réduction, d’un « je ne sais quoi » dont l’origine demeure pour l’instant obscure. Il existe une autre différence entre l’interaction simiesque et celle que l’on peut observer chez les humains. Il est très difficile d’obtenir, pour la seconde, la simultanéité dans l’espace et le temps propre à la première. On dit, sans y regarder de trop près, que nous interagissons face à face. Certes, mais l’habit que nous portons vient d’ailleurs et fut fabriqué il y a longtemps ; les mots que nous employons n’ont pas été formés pour la situation ; les murs sur lesquels nous nous appuyons furent dessinés par un architecte pour un client et construits par des ouvriers, toutes personnes aujourd’hui absentes bien que leur action continue à se faire sentir. La personne même à laquelle nous nous adressons provient d’une histoire qui déborde de beaucoup le cadre de notre relation. De plus, elle n’est pas forcément présente dans l’interaction, non seulement parce qu’elle peut avoir « l’air absent », mais parce qu’il peut s’agir du masque d’une fonction définie ailleurs par d’autres. Si l’on voulait dessiner la carte spatio-temporelle de ce qui se présente dans une interaction, et si l’on voulait dresser la liste de tous ceux qui sous une forme ou sous une autre y participent, on ne discernerait pas un cadre bien délimité, mais un réseau très échevelé multipliant des personnes, des dates et des lieux fort divers. Les tenants de la structure sociale font souvent la même critique aux interactionnistes mais ils en tirent une tout autre morale ; ils veulent que rien ne se passe dans l’interaction, sinon l’activation, la matérialisation de ce qui est déjà tout entier contenu ailleurs dans la structure, aux petits ajustements près. Or l’interaction fait plus qu’ajuster, elle construit, nous l’avons appris des singes comme des ethnométhodologues. Pourtant, elle a la forme contradictoire d’un cadre (qui permet de circonscrire) et d’un réseau (qui disloque la simultanéité, la proximité, la personnalité). D’où peuvent lui venir, chez les humains, ces qualités contradictoires et pourquoi diffèrent-elles autant de l’interaction telle que les primatologues peuvent la comprendre chez les singes nus et co-présents ? Il paraît impossible de répondre à cette question tant que l’on oppose l’interaction à autre chose, par exemple à la structure sociale, en affirmant que la première est locale et la seconde globale. Chez les singes, par exemple chez les babouins, on peut se passer de l’opposition puisque, au-delà de quelques interactions dyadiques, les babouins comme les primatologues perdent la trace des interactions et commencent à composer le reste en termes plus vagues comme ceux de « troupe », de « clan » ou de « groupe ». . Sur la dislocation de l’interaction, dès que l’on se met à dresser précisément le réseau qu’elle dessine, voir John Law (dir.) (1992) et surtout John Law (1993).
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On peut dire avec raison que chez les babouins la vie sociale se compose entièrement d’interactions individuelles mises bout à bout comme les segments successifs de la solidarité mécanique. Lorsque les primatologues vont plus loin et parlent de structure, de rang, d’ordre, de famille, de caste, ils le font toujours après avoir instrumenté leurs observations, ce qui leur permet justement d’échapper à l’interactionnisme extrême par la fabrication d’un grand nombre de panoptiques et par l’élaboration, sur ordinateur, d’un grand nombre de corrélations statistiques. Ce faisant, ils se rapprochent davantage de la situation humaine, mais ils s’éloignent sans doute de la façon dont les singes eux-mêmes doivent rassembler leurs interactions sans le bénéfice de ces instruments, de ces panotiques, de ces marqueurs, de ces calculateurs. L’exemple des primatologues, même s’il ne saurait constituer une preuve, fournit un précieux indice. Pour passer des interactions à leur somme, il faut un instrument, un équipement capable de sommer. Les tenants de la structure sociale supposent toujours l’existence préalable de cet être sui generis, la société, qui se manifesterait dans les interactions. Or, la seule preuve que nous ayons de l’existence de cet être vient de l’impossibilité de tenir une interaction face à face sans que vienne aussitôt avec elle un écheveau de relations établies avec d’autres êtres, ailleurs, en d’autres temps. Seule la faiblesse de l’interaction face à face, force à inventer le cadre toujours déjà présent de la structure. Or, qu’une interaction présente la forme contradictoire d’un cadre local et d’un réseau échevelé, il ne s’ensuit pas toutefois que l’on doive quitter le solide terrain des interactions pour passer « au niveau supérieur », celui de la société. Même si les deux niveaux existaient réellement, il manquerait entre eux beaucoup trop d’échelons. L’exemple des relations de dominance chez les mâles babouins éclaire assez l’erreur de raisonnement. Il y a bien des épreuves agressives entre mâles pour décider du plus fort. Si l’on voulait, toutefois, construire une relation d’ordre allant du plus fort au plus faible, on ne le pourrait pas, sauf à raccourcir le temps d’observation à quelques jours10! Mais qu’est-ce qu’une hiérarchie qui fluctue de jour en jour ? Comment dire qu’un babouin entre ou monte dans une échelle de dominance, s’il faut la recalculer tous les trois jours ? Probablement que le sociologue passe trop vite de l’interaction à la . La plupart des primatologues refuseraient cette façon de présenter leur travail car ils utilisent pour eux-mêmes la même théorie sociologique que pour leurs animaux préférés. Le travail de la construction scientifique en est absent. Pour voir celui-ci, il faut évidemment accepter certains résultats de la sociologie des sciences. Pour une discussion des avantages de la sociologie réflexive sur le cas des relations de dominance voir Shirley Strum (1990). 10. Voir Shirley Strum (1982). Chez les babouins, on ne peut calculer de relations stables de dominance que chez les femelles. Ces relations peuvent durer des dizaines d’années.
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structure, chez les babouins, comme chez les hommes. Chaque singe cherche à savoir qui est plus fort ou plus faible que lui, et développe les épreuves qui permettent d’en décider mais en bon ethnométhodologue, aucun ne passe pour autant par la notion de rang ou de hiérarchie. Le primatologue y parvient, certes, mais à l’aide de nombreux calculs, instruments et graphes. Faut-il oublier la présence de cet équipement chez les primatologues, et leur absence chez les babouins ? Dans toutes les théories sociologiques, il existe un gouffre qui sépare l’interaction (cadrée) des corps nus individuels et les effets de structure qui leur reviennent à la manière d’un destin transcendant que personne n’a voulu. La question, pour chaque théoricien, est alors de décider avec quel opérateur social ce gouffre pourrait mieux se combler. Est-ce avec les événements induits par l’interaction elle-même qui dépasserait ainsi la prévision des acteurs ? Peut-on combler l’espace par la dérive involontaire des effets pervers de la volonté toujours bornée ? Ou par un phénomène d’autotranscendance qui ferait émerger des phénomènes collectifs, comme l’ordre à partir du désordre ? Ou faut-il imaginer un contrat qui fasse revenir l’action dispersée de tous en la seule action totalitaire de personne ? Faut-il supposer, au contraire, le comblement insoluble, et accepter l’existence préalable d’un être sui generis toujours déjà présent qui contiendrait alors les interactions comme autant de cellules spécialisées dans un organisme ? Faut-il prévoir, au contraire, entre les deux extrêmes, un ensemble d’intermédiaires qui permettent de transporter dans l’action, par le truchement de l’habitus, la force du champ et de rendre à la structure, par le truchement de l’action individuelle, ce qu’on lui avait pris11? Pour répondre à ces questions les possibilités ne sont pas très nombreuses, même si l’on peut innover en recombinant différemment le petit nombre des modèles disponibles12. Ces théories, toutefois, supposent l’existence préalable de la question qu’elles cherchent à résoudre : il existerait un gouffre béant qui séparerait l’agent de la structure, l’individu de la société. Or s’il n’y avait pas de gouffre, la théorie sociologique se verrait offrir des réponses de plus en plus raffinées à un problème qui ne se poserait pas. La sociologie des singes, en déployant sous nos yeux le paradis de l’inter actionnisme et de l’ethnométhodologie, nous montre une vie sociale dans laquelle l’interaction et la structure sont coextensives. Or, on n’y trouve pas 11. On reconnaît successivement les positions de Goffman, de Boudon, celle moins connue de Dupuy (1992), celles de Hobbes, Durkheim et enfin de Bourdieu (voir la définition de l’habitus dans Pierre Bourdieu, 1980). La riche diversité de ces positions est omise ici pour ne garder que la structure commune du raisonnement qui oblige à se poser « le problème » de l’ordre social et des individus. 12. Voir Bruno Latour et Shirley Strum (1986) pour un principe de classement des modèles.
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d’interaction cadrée puisque aucune relation n’échappe à la contagion, parfois très rapide, de toutes les autres. Mais on ne peut y discerner non plus de structure, puisque chaque interaction doit, localement et pour son compte, tester à nouveau l’ensemble des relations sans pouvoir ni les sommer, ni entrer dans un rôle ou une fonction déterminée qui tiendrait toute seule hors du corps. Pourtant, les singes nous offrent bien la démonstration de ce que serait une société sociale, c’est-à-dire conforme aux demandes de la théorie sociologique qui exige de passer du « niveau » individuel au « niveau » structurel par une série d’opérateurs eux-mêmes sociaux. Or, une telle vie de groupe ne permettrait d’obtenir ni l’interaction, ni la société, ni l’agent, ni la structure. Elle offrirait seulement l’impression d’un tissu extrêmement dense et serré mais plastique et mou qui serait toujours plat. Par conséquent, le gouffre qui séparerait, d’après les sociologues, l’individu de la société n’est pas une donnée originaire. Si l’on prend les vies sociales simiesques comme origine mythique, cet espace demeure invisible. Il faut que quelque chose d’autre l’ait creusé, il faut que la vie sociale, humaine du moins, tienne à autre chose qu’au monde social.
Interaction complexe et interaction compliquée Pour compiler les effets de structure, le primatologue doit instrumenter ses observations par un équipement de plus en plus important. Pour cadrer une interaction, nous devons bénéficier de partitions et de réduits. En conséquence, nous sommes obligés, pour suivre une interaction, de dessiner un écheveau assez fantasque qui mêle des temps, des lieux et des acteurs hétérogènes, ce qui nous force à barbouiller sans cesse le cadre fixé. Ainsi, chaque fois que nous allons de la vie sociale complexe des singes à la nôtre, nous sommes frappés par les multiples causes qui disloquent bientôt la coprésence de la relation sociale. En passant de l’une à l’autre nous n’allons pas d’une socialité simple à une socialité complexe, mais nous passons d’une socialité complexe à une socialité compliquée. Les deux adjectifs, bien qu’ils aient exactement la même étymologie, vont permettre de différencier deux formes relativement différentes d’existence sociale : « complexe » signifiera la présence simultanée dans chaque interaction d’un grand nombre de variables que l’on ne peut distinguer discrètement ; « compliquée » la présence successive de variables discrètes que l’on peut traiter une par une et plier dans une autre sous forme de boîte noire. Compliqué s’oppose à complexe autant qu’à simple. Les connotations des deux mots permettent de prendre à contrepied les préjugés évolutionnistes qui peignent toujours la lente progression des singes aux hommes sur une échelle de plus grande complexité. Disons,
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au contraire, que nous descendons des singes aux hommes en passant d’une grande complexité à une grande complication. Notre vie sociale, en chaque point, paraît toujours moins complexe que celle d’un babouin, mais elle est presque toujours plus compliquée. L’interaction cadrée n’est pas locale par elle-même, comme s’il existait, de tout temps, cet ingrédient nécessaire à la vie sociale : l’acteur individuel avec lequel il faudrait ensuite composer la totalité. Nous ne la retrouvons pas chez les singes qui vivent pourtant au paradis, ou plutôt dans l’enfer, de l’interactionnisme. Chez les humains, en revanche, on localise activement une interaction par un ensemble de partitions, de cadres, de paravents, de coupe-feu, qui permettent de passer d’une situation complexe à une situation seulement compliquée. Un exemple banal fera comprendre cette évidence. Pendant que je suis au guichet pour acheter des timbres-poste et que je parle dans l’hygiaphone, je n’ai sur le dos ni ma famille, ni mes collègues, ni mes chefs ; la guichetière, Dieu merci, ne me fatigue pas non plus avec sa belle-mère, ni avec les dents de ses poupons. Cette heureuse canalisation, un babouin ne pourrait se la permettre puisque, dans chaque interaction, tous les autres peuvent intervenir. Inversement, la structure n’est pas globale par elle-même, comme s’il existait, de tout temps, cet être sui generis sur le corps duquel se détacherait peu à peu l’action individuelle d’un acteur. Chez les singes qui n’ont aucune interaction cadrée, nous ne retrouvons jamais la structure sociale qui devrait pourtant, d’après la théorie sociologique, faire pendant aux interactions. Chez les humains, en revanche, on globalise activement des interactions successives par un ensemble d’instruments, d’outillages, de comptes, de calculs, de compilateurs qui permettent de passer d’une relation compliquée, enfin isolable, à d’autres relations compliquées, enfin reliées13. Le soir venu, la responsable du bureau de poste peut faire les comptes et compiler les bordereaux qui lui permettront de sommer la part qui l’intéresse dans toutes les interactions cadrées qui ont pris place à tous les guichets. Cette somme, un babouin ne pourrait la calculer, faute justement de bordereaux et de traceurs. Pour composer le social, il ne possède que son corps, sa vigilance et l’engagement actif de sa mémoire afin de « tenir » l’ensemble des relations. Chez les singes, comme il n’y a pas de différence de nature entre inter action et société, on ne trouve ni interaction (cadrée) ni structure. Chez les hommes, un abîme semble séparer l’action individuelle du poids de la société transcendante, mais il ne s’agit pas là d’une séparation originaire 13. Sur ce thème qui oblige à considérer la plupart des effets de structure comme le résultat des pratiques d’écriture et d’instrumentation au sens large, voir bien sûr Jack Goody (1979) et (1986), pour la science Bruno Latour (1985), sur la cartographie voir Jacques Revel (1991) et sur le cas des statistiques d’État, Alain Desrosières (1993).
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qu’un opérateur social pourrait remplir et qui nous distinguerait, radicalement, des autres primates. Il s’agit d’un artefact créé par l’oubli des actions intermédiaires pour localiser et globaliser. Ni l’action individuelle, ni la structure ne sont pensables sans un travail pour rendre local – par canalisation, partition, focalisation, réduction – et sans un travail pour rendre global – par instrumentation, compilation, ponctualisation, amplification. On ne peut faire avancer la théorie sociologique, si l’on doit choisir de commencer par l’existence substantielle soit de l’action individuelle, soit de la structure. Mais, plus curieusement, on ne peut la faire avancer non plus si, en voulant être raisonnable, l’on choisit de partir à la fois des deux pôles opposés de l’acteur et du système pour imaginer ensuite des formules intermédiaires d’arrangement14. Combiner deux artefacts ne saurait qu’en produire un troisième, encore plus gênant. Si l’on utilise la base comparative que nous offrent les sociétés simiesques, il ne faut partir ni de l’interaction, ni de la structure, ni de l’entre-deux, mais d’un travail de localisation et de globalisation, étranger jusqu’ici à toute théorie sociologique, dont les singes semblent incapables et qui force à recourir à des éléments qui ne paraissent pas, de prime abord, appartenir au répertoire social.
La sociologie doit-elle demeurer sans objet ? Par opposition à l’interaction sociale des singes, l’interaction sociale des humains paraît toujours plus disloquée. On ne peut y retrouver ni simultanéité, ni continuité, ni homogénéité. Loin de se limiter aux corps présents l’un à l’autre par leur attention et leur continuel effort de vigilance et de construction, il faut toujours, chez les humains, faire appel à d’autres éléments, à d’autres temps, à d’autres lieux, à d’autres acteurs, afin de saisir une interaction. Certes, chez les babouins, certaines relations peuvent s’étendre sur des dizaines d’années et demandent donc, pour être comprises, de faire allusion à des événements passés. Mais ceux-ci mettaient aux prises d’autres corps présents et ne sont transportés dans la situation que par la mémoire vive des mêmes corps. Le social, chez les babouins, se tisse toujours avec du social, d’où son manque de solidité et le travail considérable pour le rendre ferme malgré tout. Par contraste, la vie sociale, chez les humains, apparaît comme déhanchée. Pour désigner ce déhanchement, cette dislocation, cet appel constant à d’autres éléments, absents de la situation, on parle volontiers de symbole, de 14. C’est la limite des solutions dialectiques comme celles de Bourdieu (op.cit.) ou plus récemment d’Erhard Friedberg (1993). La dialectique a toujours l’inconvénient d’entourer le problème à résoudre et de le rendre plus difficile à traiter, surtout lorsqu’il s’agit, comme ici, de résoudre une contradiction peut-être artificielle.
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symbolique. Le symbole, en effet, tient lieu d’autre chose qui n’est pas là mais auquel, par allusion, on peut se référer. La structure absente tiendrait donc par des symboles. C’est par eux que les humains se distingueraient des singes. Aux liens primates du social, il faudrait ajouter les liens humains du symbole. Cette hypothèse pourtant, ne tient pas, au sens littéral du verbe, car à quoi tiendrait le symbole ? Si le social n’est pas assez solide pour faire durer les interactions, ainsi que le montrent les singes, comment les signes y suffiraient-ils ? Ce que les corps ne parviennent pas à stabiliser, comment le seul cerveau le pourrait-il ? Pour passer d’une vie sociale complexe à une vie sociale compliquée, il faut pouvoir décaler, disloquer, déhancher, déléguer l’interaction présente afin de la faire reposer provisoirement dans autre chose, en attendant de la reprendre. Dans quelle autre chose ? Dans le social lui-même ? Oui, en partie, puisque les singes le font avec brio. L’entrecroisement des inter actions leur offre bien cette matière relativement durable sur laquelle ils peuvent, en effet, se reposer. Peut-on la faire reposer dans les symboles ? C’est peu probable, parce qu’il faut à leur tour qu’ils soient tenus par autre chose que la mémoire, ou l’esprit, ou le cerveau nu des primates. Les symboles ne sauraient être originaires. Lorsqu’ils seront assez tenus, lorsque les capacités cognitives seront assez instrumentées, assez lourdes, il sera possible de s’y rattacher provisoirement, mais pas avant 15. Pourquoi ne pas faire appel à autre chose, à ces objets innombrables absents chez les singes, omniprésents chez les humains, qu’il s’agisse de localiser une interaction ou de les globaliser ? Comment concevoir un guichet sans l’hygiaphone, le buffet, la porte, les murs, la chaise ? Ne façonnent-ils pas, au sens littéral, le cadre de l’interaction ? Comment computer le bilan journalier d’un bureau sans les formulaires, récépissés, comptes, grands livres, et comment ne pas y voir la solidité du papier, la durabilité de l’encre, la gravure des puces, l’astuce des agrafes, le choc des tampons ? Ne permettent-ils pas la totalisation ? Les sociologues ne chercheraient-ils pas midi à quatorze heures en construisant le social avec du social ou en maçonnant ses fissures avec du symbolique, alors que les objets sont omniprésents dans toutes les situations dont ils cherchent le sens ? En leurs mains, la sociologie ne reste-t-elle pas sans objet ? Il est toujours délicat de faire appel aux choses afin d’expliquer soit la durabilité, l’extension, la solidité, des structures, soit la localisation, la 15. Pas plus que les sociétés humaines ne permettent d’étudier la vie sociale originaire, elles ne permettent d’analyser des capacités cognitives « nues ». Impossible d’étudier l’intellect sans les « technologies intellectuelles ». Voir les travaux de Don Norman (1988), Jean Lave (1988) et ceux de la sociologie des sciences. Pour une présentation d’ensemble du rôle des techniques, voir Bruno Latour et Pierre Lemonnier (dir.) (1994).
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réduction, le cadrage des interactions. En effet, pour les sciences humaines, les choses sont devenues infréquentables depuis qu’avec les sciences exactes, elles devinrent « objectives ». Après le partage, à l’époque moderne, du monde objectif et du monde politique16, ils ne peuvent servir de compères, de collègues, de partenaires, de complices, d’associés dans le tissage de la vie sociale. Les objets n’apparaissent plus que sous trois modes : l’outillage invisible et fidèle, la superstructure déterminante, l’écran de projection. Comme outils, ils transmettent fidèlement l’intention sociale qui les traverse sans rien recevoir d’eux et sans rien leur donner. Comme infrastructures, ils sont reliés entre eux formant une base continue de matière, sur laquelle se trouve ensuite coulé le monde social des représentations et des signes. Comme écrans, ils ne peuvent que refléter le statut social et servir de support aux jeux subtils de la distinction. Dans notre exemple de tout à l’heure, le guichet prendra successivement ces trois rôles. Comme outil, l’hygiaphone servira seulement à empêcher les postillons d’atteindre la guichetière, et sa fonction s’épuisera d’elle-même sans porter sur l’interaction, sinon pour la faciliter ou pour la gêner. Comme infrastructure, l’hygiaphone se reliera directement aux murs, aux partitions, aux ordinateurs pour composer un monde matériel qui moulera ensuite complètement le reste des relations comme un gaufrier le ferait d’une gaufre. Enfin, considéré comme un simple écran de projection, le même hygiaphone n’aura plus ni verre, ni bois, ni orifice, ni matière, il deviendra signe, se distinguera des glaces, des portillons, des baies vitrées, des bureaux paysagers, pour signaler la différence de statut, ou pour signifier la modernisation du service public. Esclave, maître, support de signe, dans les trois cas, les objets demeurent invisibles, asociaux, marginaux, impossibles à engager finement dans la construction de la société17.
Une certaine dose de fétichisme Faut-il composer le monde social avec des acteurs individuels ou démarrer, au contraire, avec la société toujours déjà présente ? Faut-il considérer les objets comme déterminant le monde social ou faut-il partir, au contraire, des seules interactions ? Ces deux questions n’en font qu’une et tracent comme un signe de croix, Structure, Interaction (de haut en bas), Objectif, Social (de gauche à droite). D’où provient en effet « le problème de l’acteur 16. Sur cette séparation qui oblige ensuite à construire le monde social sans pierre, sans sable, sans ciment, avec le seul recours du lien social, voir Bruno Latour (1991). 17. C’est ce qui rend plus remarquable encore la sociologie de l’art développée dans Antoine Hennion (1993).
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et du système » ? De l’obligation de choisir un point de départ, soit dans la structure, soit dans l’action individuelle, soit à partir des deux extrêmes. Mais ces points de départ ne sont pas originaires, nous l’avons appris des singes, puisque l’interaction doit être cadrée et que la structure doit être structurée, globalisée. Le point de départ, s’il existe, doit plutôt se trouver « au milieu », dans une action qui localise et globalise, qui disloque et disperse, action dont les sociétés de singes semblent se passer. Mais pour situer ce lieu, il faudrait pouvoir partager le social avec des choses, ce qui semble également infaisable, non plus à cause de l’abîme qui sépare l’acteur du système, mais à cause de la coupure, non moins grande, qui partage le monde objectif du monde politique, les sciences exactes des sciences humaines, la nature de la culture, Boyle de Hobbes18. À cause de cette coupure, les objets ne peuvent faire irruption dans le monde social sans le dénaturer. La société ne peut envahir les sciences sans les corrompre. On comprend les dilemmes de la sociologie dès qu’on lui demande d’aller chercher sa ressource essentielle au milieu de ce double abîme, de cette double impossibilité. C’est parce qu’elle est tiraillée horizontalement entre l’objectivité et la politique que la sociologie n’a pas de place pour les choses, et qu’elle se trouve donc écartelée, verticalement, entre l’acteur et le système. L’oubli des artefacts (au sens de choses) a créé cet autre artefact (au sens d’illusion) : une société qu’il faudrait faire tenir avec du social. Pourtant, c’est bien au milieu de ce signe de croix que réside l’opérateur, l’échangeur, l’agitateur, l’animateur capable de localiser comme de globaliser, parce qu’il peut croiser les propriétés de l’objet avec celles du social. La sociologie reste trop souvent sans objet. Comme beaucoup de sciences humaines elle s’est construite pour résister à l’attachement aux objets, qu’elle appelle des fétiches. Contre les dieux, les marchandises, les biens de consommation, les objets d’art, elle a repris l’ancienne admonestation des prophètes : « Les idoles ont des yeux et ne voient pas, des bouches et ne parlent pas, des oreilles et n’entendent pas. » Quelque chose d’autre, d’après elle, vient animer ces corps sans vie, ces statues mortes : notre croyance, la vie sociale que nous projetons en eux. Les fétiches ne comptent pas en eux-mêmes. Ils ne sont rien que l’écran de nos projections. Pourtant, nous l’avons appris de Durkheim, ils ajoutent bien quelque chose à la société qui les manipule : l’objectivation. Comme autant de rétroprojecteurs, les idoles inversent le sens de l’action, donnant aux pauvres humains qui leur ont tout donné l’impression que leur force vient d’elles seules et que c’est elle qui les réduit à l’impuissance, qui les fait agir, qui les aliène. Depuis toujours, les sciences humaines prétendent faire le renversement de ce renversement. Par une 18. Voir sur l’histoire de cette série d’opposition Steven Shapin et Simon Schaffer (1993).
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rétroprojection symétrique de la première, elles révèlent, sous le corps sans vie du fétiche, les humains et leur animation multiple19. La déontologie des sociologues exige d’eux cet anti-fétichisme. On comprend donc pourquoi réintroduire les objets, reparler du poids des choses, doter les êtres inanimés de vraies forces sociales, c’est fauter à leurs yeux, c’est revenir à l’objectivisme, au naturalisme, à la croyance. Pourtant, nous ne pouvons donner place aux objets sans modifier la déontologie des sciences sociales et sans accepter une certaine dose de fétichisme. Les objets font quelque chose, ils ne sont pas seulement les écrans ou les rétroprojecteurs de notre vie sociale. Leur seule fonction n’est pas de « blanchir » l’origine sociale des forces que nous projetons sur eux. Si l’on veut redonner un rôle aux objets dans le tissage du lien social, il faut abandonner, bien sûr, les réflexes anti-fétichistes mais il faut abandonner également l’autre rôle donné par les sciences humaines aux objets : l’objectivité des forces de la nature. Tout se passe comme si la sociologie oscillait entre deux définitions de l’objet : le « mauvais objet », le fétiche, et le « bon objet », la force. Le premier doit se combattre en montrant qu’il n’est rien qu’un support, un inverseur et un dissimulateur de croyances. Le second doit se découvrir, par l’enquête, sous les croyances, les opinions, les passions et l’activité des humains. Avec ces deux rôles de l’objet, les sciences humaines critiquent la croyance populaire et cherchent à imiter (ce qu’elles imaginent être) les sciences naturelles20. La sociologie a longtemps alterné entre ces deux rôles de l’objet qui ne permettent, ni l’un ni l’autre, d’en faire des acteurs sociaux à part entière. Ou bien ils ne font rien sinon tromper ; ou bien ils en font trop. Ou bien ils sont totalement manipulés par les humains ; ou bien ce sont eux, au contraire, qui manipulent, à leur insu, les humains. L’acteur « ordinaire » est toujours pris à contre-pied, soit qu’il croie aux fétiches, soit qu’il se pense libre. Dans les deux cas, la science sociologique révèle les errements de l’acteur et le coince entre les « mauvais objets » auxquels il croit par 19. On reconnaît là le mécanisme étudié à la fois par Marx pour l’économie et par Durkheim pour la religion, popularisé ensuite par Bourdieu pour tous les objets auquel le sens commun pourrait s’attacher par erreur. Voir en particulier Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant (1992) pour la déontologie du « métier de sociologue ». Pour une critique, voir Antoine Hennion et Bruno Latour (1993). 20. L’irruption de la sociologie des sciences modifie du tout au tout cette obligation d’imiter les sciences exactes, puisque celles-ci ne ressemblent plus du tout aux mythes développés par l’épistémologie. En revanche, comme productrices de nouveaux non-humains pour construire le collectif, les sciences redeviennent imitables, mais elles se mêlent beaucoup trop aux sciences sociales pour qu’on puisse les ordonner dans une hiérarchie. Elles deviennent imitables dans leur matière, non dans leur forme – ni, bien sûr, dans leur épistémologie.
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erreur, et les « bons » qui le font agir en dépit qu’il en ait. Dénonciation du fétichisme d’une part, scientisme d’autre part, tel est le fond commun de la sociologie critique21.
Une autre théorie de l’action Fabriquer de l’outillage, construire le social, agir, interagir, localiser, globaliser, déterminer, contraindre, tous ces verbes reposent non seulement sur un certain modèle de l’acteur – individuel ou collectif, humain ou nonhumain – mais aussi sur une définition de l’action. S’il semble impossible de donner leur place dans la société à des objets qui demeureraient simplement « objectifs », il semble plus difficile encore de les intégrer comme la simple fabrication d’un acteur tout-puissant. Pour les rendre fréquentables par la théorie sociologique, il faut donc modifier d’une part la nature objective des objets et, d’autre part, la notion d’action. Or, l’anthropologie commune suppose dans l’action un « faire-être » dont elle induit, par extension, un sujet doté des compétences idoines et un objet qui vient de passer, grâce au sujet, de la simple puissance à l’être. Rien dans ce schéma ne semble réutilisable par la théorie sociologique. En effet, l’action ne saurait avoir de point d’origine sous peine d’arrêter la circulation, la série des transformations, dont le mouvement trace en continu le corps social22. Les compétences de l’acteur vont être inférées après un processus d’attribution, d’arrêt, de butée, de focalisation, qu’il ne faut pas confondre avec l’idée que l’acteur agirait, comme s’il passait son énergie en puissance dans ce qu’il réalise en acte. Mais ni la notion de transformation, ni celle de circulation ne peuvent, sans s’altérer, remplacer l’idée d’une action avec point d’origine. Pour les amender, il faut considérer tout point comme une médiation, c’est-à-dire comme un événement qui ne saurait se définir ni par ses entrées, ni par ses sorties, ni par ses causes, ni par ses conséquences. L’idée de médiation23 ou d’événement permet de garder de l’action les deux seuls traits qui importent – l’émergence de la nouveauté comme l’impossibilité de la création ex nihilo –, sans pour autant rien conserver du schéma anthropologique qui forçait à toujours reconnaître un sujet et un objet, une compétence et une performance, une puissance et un acte. 21. Sur l’opposition entre sociologie critique et sociologie de la critique voir Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991). 22. Sur la définition de l’acteur et de l’action voir Michel Callon (1991). 23. Sur le thème de la médiation on se reportera à Antoine Hennion, op. cit. Il est capital de ne pas considérer la médiation comme l’intermédiaire d’une force qui se déplace, encore moins bien sûr comme un écran.
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La théorie commune de l’acteur ne vaut pas mieux que celle de l’action. Dès que l’on affirme qu’un acteur – individuel ou collectif – ne saurait être le point d’origine de l’action, on croit le dissoudre aussitôt dans un champ de force. Or, agir c’est toujours être dépassé par ce qu’on fait. Faire, c’est faire faire. Quand on agit, d’autres passent à l’action. Il s’ensuit qu’on ne peut jamais réduire ou dissoudre un acteur dans un champ de force – ou dans une structure24. On ne peut que partager l’action, la distribuer avec d’autres actants25. Cela est vrai de la fabrication, comme de la manipulation. On dit parfois, pour se moquer, que les acteurs des sociologues sont comme des marionnettes entre les mains des « forces sociales ». L’exemple est excellent et prouve l’exact contraire de ce qu’on lui fait dire. Il suffit de parler avec un marionnettiste pour savoir qu’il est surpris à chaque instant par sa marionnette. Elle lui fait faire des choses qui ne peuvent se réduire à lui, dont il n’a pas la compétence même en puissance. Est-ce du fétichisme ? Non, la simple reconnaissance que nous sommes dépassés par ce que nous fabriquons. Agir, c’est faire agir. Mais ce qui vaut en aval pour la fabrication vaut aussi en amont pour la manipulation. Supposons que quelque chose d’autre tire, métaphoriquement, les ficelles de notre marionnettiste : un acteur social, le « champ artistique », l’« esprit du temps », l’« époque », la « société »… Ce nouvel acteur, dans son dos, ne pourra le maîtriser davantage qu’il ne peut, quant à lui, maîtriser sa marionnette. S’il est dépassé par la sienne, comment lui-même ne dépasserait-il pas ceux qui le manipulent ? L’exemple prouve à merveille qu’il n’y a jamais, même dans ce cas extrême, de transport de force, de manipulation, de maîtrise. On ne peut qu’associer des médiateurs dont aucun, jamais, n’est exactement cause ni conséquence de ses associés26. Il n’y a donc pas d’un côté des acteurs, et de l’autre des champs de force. Il n’y a que des acteurs – des actants – qui ne peuvent « passer à l’action » qu’en s’associant à d’autres qui vont le surprendre, le dépasser. 24. La faiblesse du structuralisme n’est pas d’avoir cherché des règles au-delà des apparences, mais de s’être imaginé qu’un être quelconque pouvait simplement « occuper une position » alors qu’il la recrée toujours en partie autour de lui, qu’il la médie. D’où l’opposition qui fut fatale à ce mouvement de pensée entre un sujet et un champ de force (François Dosse, 1991). Mais s’il n’y a pas de sujets à dissoudre, il n’y a pas non plus de champ de force où dissoudre un sujet, car il n’y a nulle part de transport de force. Il n’y a que des traductions. 25. Le mot « actant », propre à la sémiotique, permet d’élargir la question sociale à tous les êtres qui interagissent dans une association et qui s’échangent leurs propriétés. 26. On voit que ce qui oppose la théorie sociologique renouvelée par la sociologie des sciences et des techniques à celle de Pierre Bourdieu ne porte pas tant sur les méthodes ou les terrains, mais sur le mécanisme de transport des forces. En un sens, on passe de l’une à l’autre en généralisant à tous les actants la médiation de l’habitus, lequel n’est ni tout à fait une cause ni tout à fait une conséquence.
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On comprend pourquoi il est si difficile d’avancer dans la théorie socio logique ! La complexité sociale, autrefois propre à l’homme, il faut dorénavant la partager avec les autres primates et tracer son évolution sur des millions d’années. L’interaction ne peut servir de point de départ puisque, chez les humains, elle se situe toujours dans un cadre qu’elle déborde toujours de tous côtés. Quant à l’autre pôle extrême, cette fameuse société qui serait sui generis, elle ne tient au contraire que par hétérogenèse et paraît plutôt le point d’arrivée, toujours provisoire, d’un travail de compilation, de sommation qui requiert de nombreux équipements et de lourds outillages. Les capacités cognitives nouvelles doivent moins leur extension aux pouvoirs des symboles qu’à ceux des instruments qui les tiennent. Partir d’un acteur – collectif ou individuel – est impossible puisque l’attribution d’une compétence à un actant suit toujours la réalisation par cet acteur de ce qu’il peut faire… lorsque d’autres que lui sont passés à l’action. Même la vision commune de l’action ne peut servir puisqu’elle suppose un point d’origine et un transport de force tous deux complètement improbables. Ni l’action, ni l’acteur, ni l’interaction, ni l’individu, ni le symbole, ni le système, ni la société, ni leurs nombreuses combinaisons, ne peuvent être réemployés. Rien d’étonnant à cela ; pas plus que la physique ou la géologie, la théorie sociologique ne saurait trouver tout faits, dans le sens commun, les concepts dont elle a besoin, surtout si, cessant d’être moderniste, elle revient sur le Grand Partage et reprend à son compte le travail social des objets. On dit avec raison qu’il convient toujours de suivre les acteurs eux-mêmes ; certes, mais pas sur la façon de les suivre.
De l’étude de l’âme sociale à celle de son corps Dans leurs interactions, les singes n’engagent presque jamais d’objets. Chez les humains, il est presque impossible de reconnaître une interaction qui ne ferait pas appel à une technique27. Chez les singes, l’interaction peut proliférer, appelant à la rescousse, de proche en proche, l’ensemble de la troupe. Chez les humains, l’interaction est le plus souvent localisée, cadrée, tenue. Par quoi ? Par le cadre justement, constitué d’acteurs qui ne sont pas humains. Faut-il faire appel à la détermination par les forces matérielles ou à la puissance de la structure pour aller de l’interaction à son cadre ? Non, nous nous transportons simplement aux lieux et aux temps de la conception du cadre. L’exemple du guichet nous éclairera de nouveau. Si nous glissons de l’interaction qui nous attache provisoirement, la guichetière et 27. Le mot réfère à un modus operandi alors qu’« artefact » ou « objet » désigne le résultat de cette opération.
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moi, vers les murs, hygiaphone, règlements et formulaires, nous devons nous transporter ailleurs. Nous ne sautons pas brusquement à la « société » ou à l’« administration ». Nous circulons sans secousse vers les bureaux de l’architecte de La Poste où furent modélisés les flux d’usagers et dessiné le modèle des guichets. Mon interaction avec la guichetière y fut anticipée, statistiquement, des années auparavant, et la façon de m’accouder au comptoir, de postillonner, de remplir les récépissés, fut anticipée par les ergonomes et inscrite dans l’agencement du bureau de poste. Bien sûr on ne m’y discernera pas clairement, pas plus que la guichetière. Mais dire que je n’y suis pas serait une grave erreur. J’y suis inscrit comme catégorie d’usager dont je viens aujourd’hui remplir et actualiser la variable par mon corps propre. Je suis donc bien relié du bureau de poste à celui de l’architecte par un fil ténu mais solide qui me fait passer d’un corps personnel en interaction avec une guichetière à un type d’usager sur le papier des plans. Inversement, le cadre dessiné des années auparavant demeure, par le truchement des ouvriers portugais, du béton, des charpentiers et du bois vitrifié, le cadre qui tient, limite, canalise et autorise ma conversation avec la guichetière. Dès qu’on rajoute les objets, on le voit, il faut nous habituer à circuler dans le temps, dans l’espace, dans les niveaux de matérialisation, sans jamais reconnaître les paysages familiers ni de l’interaction face à face, ni de la structure sociale qui nous ferait agir – ni bien sûr le paysage, plus familier encore, et plus brumeux, des compromis passés entre ces deux modèles d’action. On ne doit jamais quitter l’interaction, les interactionnistes ont raison, mais si l’on suit celle des humains on ne reste jamais en place, jamais en présence des mêmes acteurs et jamais dans la même séquence de temps. C’est là tout le mystère qui faisait dire à leurs adversaires qu’ils ne prenaient pas en compte les « effets de structure », le « macro ». En déhanchant l’interaction pour nous associer à des non-humains, nous pouvons durer au-delà du temps présent, dans une autre matière que celle de notre corps et interagir à distance, chose absolument impossible à un babouin ou à un chimpanzé. Simple berger, il suffit que je délègue à une barrière en bois la tâche de contenir mes moutons, pour que je puisse dormir avec mon chien. Qui agit pendant que je dors ? Moi, les charpentiers et la barrière. Me suis-je exprimé dans cette barrière comme si j’avais actualisé hors de moi une compétence que je possédais en puissance ? Pas le moins du monde. La barrière ne me ressemble aucunement. Elle n’est pas l’extension de mes bras ou de mon chien. Elle me dépasse tout à fait. Elle est un actant de plein droit. Surgit-elle de la matière objective, soudainement, pour écraser par ses contraintes mon pauvre corps fragile et ensommeillé ? Non, j’ai été la chercher parce qu’elle n’avait justement pas la même durabilité, la même dureté, la même plasticité, la même temporalité, bref la même ontologie que moi. En me plissant en elle, j’ai pu glisser d’une relation
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complexe qui réclamait ma vigilance continuelle à une relation simplement compliquée qui n’exige plus de moi que de verrouiller la porte. Les moutons interagissent-ils avec moi lorsqu’ils cognent leur museau sur les rêches planches de sapin ? Oui, mais avec un moi débrayé, délégué, traduit, multiplié par la barrière. Se heurtent-ils aux contraintes objectives de la matière ? Pas vraiment, puisque la barrière ne ressemble pas plus au sapin qu’à moi. Il s’agit bien d’un actant à part entière qui s’ajoute dorénavant au monde social des moutons bien qu’il ait des caractéristiques totalement différentes des corps. À chaque fois qu’une interaction dure dans le temps et s’allonge dans l’espace, c’est qu’on l’a partagée avec des non-humains. Pour analyser les sociétés humaines et non seulement babouines, il faut entendre autrement le mot « inter »-action. Cette expression ne signifie pas seulement qu’en tous points de la société l’action reste locale, et qu’elle surprend toujours ceux qui s’y engagent. Elle signifie que l’action doit se partager avec d’autres types d’actants dispersés dans d’autres cadres spatiotemporels et qui appartiennent à d’autres types d’ontologie. Au temps t, je me trouve en contact avec des êtres qui ont agi à t-1, et je plisse les situations de sorte que j’agirai, moi, sous une autre forme à t+1. Dans la situation s, je me trouve attaché aux situations s-1, et je fais en sorte que, en aval, des situations s+1 se trouvent associées à la mienne. En plus de ce débrayage, de cette dislocation dans le temps et dans l’espace, l’interaction opère un débrayage actantiel28. Chaque ego choisi comme point de référence se trouve préinscrit par l’ensemble des ego qui lui sont proposés sous la forme diversifiée des choses durables. Aucun de ces décalages ne prouve l’existence d’un autre « niveau », d’une structure sociale. On va toujours d’un point à un autre. On ne quitte jamais l’interaction. Mais celle-ci force à suivre de nombreux débrayages. Comment un acteur peut-il durer au milieu de cette diversité ? Par un travail de mise en récit qui permet à un « moi » de tenir dans le temps. Comment cette mise en récit est-elle tenue à son tour ? Par le corps, par ce vieux fond de socialité primate qui rend nos corps habiles à tenir des interactions. Si les interactions se trouvent cadrées par d’autres actants dispersés dans l’espace et dans le temps, les efforts de sommation ne sont pas moins équipés. La vie des Parisiens, par exemple, n’est peut-être faite que d’interactions successives, mais il ne faudrait pas oublier les multiples panoptiques qui s’efforcent chaque jour de faire la somme des Parisiens. Salles de contrôle du trafic et de gestion des feux de circulation ; panneaux de contrôle de toutes les vannes assurant la distribution des eaux ; immenses tableaux synoptiques 28. En sémiotique, on reconnaît dans le récit trois débrayages : dans le temps, dans l’espace, dans un nouvel actant, comme par exemple lorsqu’une histoire commence par « Il y a très longtemps, au pays des fées, un nain se promenait calmement ».
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permettant aux agents d’EDF de savoir, à la seconde près, la fin du film sur TF1 ; ordinateurs calculant le passage et la charge des bennes à ordure ; capteurs permettant de connaître le nombre des visiteurs de musée. Dans la même journée sur la même personne sont prélevés des moi infimes, des moi statistiques parce qu’elle a pris sa voiture, tiré sa chasse d’eau, fermé son poste de télé, déposé sa poubelle, visité Orsay. Ceux qui l’ont prélevée, compilée, « computée », forment-ils pour autant une structure sociale audessus d’elle? Pas du tout. Ils travaillent dans des salles de contrôle aussi localisées, aussi aveugles, aussi cadrées que cette personne, à tout moment de sa journée. Comment peuvent-ils donc sommer ? Pour la même raison que cette personne peut se limiter, à chaque instant, à une interaction. Parce qu’il faut compter les capteurs, les compteurs, les signaux radio, les ordinateurs, les listings, les formulaires, les balances, les disjoncteurs, les servomoteurs, qui permettent à un lieu de se relier à un autre, distant, au prix d’une importante perte d’information, au prix de la mise en place d’un appareillage coûteux. Il n’y a pas dans ce travail de compilation de quoi faire une structure sociale. Il y a pourtant de quoi expliquer les effets de structuration. Des milliers de gens, à Paris, s’efforcent de structurer localement les Parisiens, chacun avec son propre équipement et ses propres catégories. C’est la vérité profonde de l’ethnométhodologie. Il ne reste qu’à lui restituer ce qu’elle avait oublié : les moyens de construire le monde social. Si l’on se met à suivre les pratiques, les objets et les instruments, on ne rencontre plus jamais ce seuil abrupt qui devait faire passer, d’après l’ancienne théorie, du niveau de l’interaction « face à face » à celui de la structure sociale, du « micro » au « macro ». Le travail de localisation comme celui de globalisation sont toujours portés par des corps, dans des lieux, qui sont toujours à l’écart des autres. Il s’agit tantôt de construire, à grands frais, la continuité dans le temps d’un acteur individuel, tantôt de sommer, à grands frais, les interactions d’un nombre plus ou moins grand d’acteurs. À aucun moment, on ne doit changer le niveau d’analyse, mais seulement la direction de l’effort et l’ampleur de la dépense : ou bien, en intensité, tenir beaucoup sur peu, ou bien, en extension, tenir peu sur beaucoup. Le monde social demeure plat en tous points sans qu’on y observe ce pliage qui permettrait de passer du « micro » au « macro »29. Par exemple, la salle de contrôle du trafic des autobus parisiens domine bien la multiplicité des autobus, mais elle ne saurait constituer une structure « au-dessus » des interactions des conducteurs. Elle s’ajoute aux interactions. L’ancienne différence de niveaux vient seulement de l’oubli des connexions matérielles qui permettent à un lieu de se relier à d’autres et de la croyance en des interactions qui seraient seulement face à face. 29. Sur la nécessité de ne pas choisir une échelle allant du micro au macro pour comprendre la différence relative de taille, voir Michel Callon et Bruno Latour (1981).
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En fondant la sociologie, les tenants de la structure sociale lui ont aussitôt dénié les moyens pratiques de comprendre la localisation comme la globalisation, le détachement d’un acteur individuel comme le rattachement des interactions. Ou plutôt, ils ont tous vu que, pour nous distinguer des singes, il fallait compter avec les moyens matériels, avec les choses. Mais ils n’ont traité ces moyens que comme de simples intermédiaires, comme de simples transferts d’une force qu’ils faisaient venir d’une autre source, d’une société sui generis. Ce relatif mépris des moyens, ils l’ont pratiqué trois fois, sur les machines d’abord, sur les techniques de contrôle ensuite, sur les technologies intellectuelles enfin. Ils ont imaginé, au fond, que nous étions des singes auxquels, par simple prothèse, on aurait ajouté des bâtiments, des ordinateurs, des formulaires ou des machines à vapeur. Or, les objets ne sont pas des moyens, mais des médiateurs, au même titre que tous les autres actants. Ils ne transmettent pas fidèlement notre force – pas plus que nous ne sommes les fidèles messagers de la leur. En imaginant une société sociale qui avait par hasard un corps matériel, ils ont pratiqué à nouveau, malgré leur volonté de matérialisme, une nouvelle forme de spiritualisme. En parlant du corps social, ils n’ont parlé en fait que de son âme. Ils ont pris les humains pour des singes environnés de choses. Pour s’occuper enfin du corps social en tant que corps, il faut traiter les choses comme des faits sociaux ; remplacer les deux illusions symétriques de l’interaction et de la société par l’échange de propriétés entre les acteurs humains et non-humains ; suivre le travail, entièrement assignable, pour localiser et pour globaliser.
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Être un artefact
Gérard Lenclud
D’où vient qu’un artefact soit celui qu’il est, couteau, pelle à neige, bateau ou monument ? Pour trouver une réponse, encore faut-il savoir où la chercher. Serait-ce du côté de l’artefact ? C’est peu probable puisque, par définition, un artefact ne vient au monde et n’y demeure que par l’entremise des hommes et que, de ce fait, il n’est pas celui qu’il est à lui tout seul. Il n’est pas dans la nature d’un bateau d’être un bateau comme il est dans la nature d’un volcan d’être un volcan, ou alors ce n’est pas de la même nature qu’il s’agit. Il semble que les hommes doivent se pencher sur les volcans pour découvrir ce qui fait d’un volcan un volcan tandis qu’il leur faut scruter leurs concepts pour détecter ce qui fait qu’un bateau est un bateau. C’est à nousmêmes plus qu’à nos artefacts qu’il convient donc de poser la question de leur genèse. Pouvons-nous élucider l’identité de nos artefacts ? En principe oui, dans la mesure où ils nous sont redevables d’être ceux qu’ils sont même si, une fois nés, ils vivent leur vie en empiétant parfois sur la nôtre. Pourtant, si tel était le cas, nous serions capables justement de dire si un artefact reste lui-même tout au long de sa carrière temporelle. Or il se révèle, à travers l’examen de situations, qualifiées à tort de paradoxales, que nous ignorons le seuil de transformation, de forme ou de composition, à partir duquel un artefact cesse d’être celui qu’il était. L’identité dans le temps d’un artefact serait-elle indéterminable ou même indéterminée ? Il se trouve que nous écrivons des biographies d’artefacts ; seraient-elles des romans et leurs héros des personnages de fiction ? .
Ce texte reprend les grandes lignes d’un exposé présenté à la journée d’études « Objets et mémoires », tenue le 14 novembre 2003 à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), ainsi que d’une conférence prononcée le 6 mai 2004, sous le titre « Objets de mémoires », au musée d’Ethnographie de Neuchâtel dans le cadre de son centenaire. Je tiens à remercier Sophie de Beaune pour sa lecture attentive de ce texte. Ses remarques d’archéologue m’ont été particulièrement précieuses et je regrette de n’avoir pu introduire ici les développements, bien nécessaires en vérité, qu’elle m’a suggérés. Ma reconnaissance va également à Philippe Simay et à Bernard Victorri.
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Et qu’en est-il maintenant d’un artefact, resté par hypothèse identique à lui-même dans sa forme et dans sa composition, mais dont les hommes n’useraient plus comme de l’artefact qu’il est ou qu’il était ? Un bateau exposé dans un musée ou érigé en monument à des fins commémoratives est-il le même artefact que celui qui fendait les eaux, ailleurs ou autrefois ? En changeant de fonction, un artefact change-t-il de « nature » ? En théorie, c’est à nous, et à nous seuls, d’en décider. Connaissons-nous bien nos décisions ? Il s’agit, en somme, d’aborder ici la question, ontologique avant même que d’être sociologique, de la genèse et de l’identité des artefacts. Toutefois, avant de nous aventurer dans ce domaine, austère seulement en apparence, il est utile de préciser un peu, au préalable, ce dont nous parlons lorsque nous parlons de ces objets que sont les artefacts.
Objets Commençons par poser une question qui reviendra plus loin : que peuvent bien avoir en commun un fragment de matière doté de contours spatiaux, un outil manufacturé qui s’achète dans les bonnes maisons, une œuvre d’art faisant la fierté d’un musée, une pièce de collection ethnographique recueillie fort loin, un vestige matériel du passé commué en témoin d’un âge révolu ? La première réponse, venant (peut-être) à l’esprit, est que ces choses sont toutes des objets. Le problème est qu’en disant cela l’on ne dit à peu près rien sinon qu’existe un sujet qui se représente ces différentes choses. D’une part, un objet doit sa condition d’objet à une conscience qui le vise ; et, dans le couple obligé formé par le sujet et l’objet, c’est le sujet qui, d’une certaine façon, « porte la culotte ». D’autre part, il est assez bien connu que la notion d’objet ne peut recevoir aucune définition extensionnelle puisqu’elle peut tout inclure, à la seule exception du sujet qui se représente un objet – sauf si c’est luimême qu’il se représente et qui se prend donc pour objet sans jamais bien sûr coïncider avec sa représentation de lui-même. Or le fait d’exclure est, en principe, le premier des services, et le plus élémentaire, que rend une notion. Il en résulte que la catégorie des objets n’en est pas une. Comme l’a remarqué un célèbre philosophe, aucun homme n’irait, face à ou à propos de quoi que ce soit, s’exclamer : « Tiens, voilà un objet ! » ou « Bon sang, c’est à un objet que je pense ! ». La clause d’admission de tout candidat au statut d’objet n’est pas l’appartenance à ce monde, dans la mesure où rien . Pour une impossible typologie des objets, voir Frédéric Nef (1998).
Être un artefact
n’empêche un sujet de constituer un trèfle à six feuilles ou une patinette à réaction en objets, mais la place qu’il doit trouver dans l’esprit d’un être, une place déterminée par l’usage d’un schème conceptuel. Autrement dit, le candidat au statut d’objet attend, peut-être à jamais, une spécification livrée sous les aspects d’une identité nominale. Est objet, pour nous, tout ce qui est « quelque chose » au travers d’une opération mentale. Il n’est, en somme, d’objet que ce qui peut recevoir une réponse à la question : « Qu’estce que c’est ? »
Objets concrets Parmi l’infinité des choses que nos esprits constituent en objets en leur conférant une identité, il en est certaines que nous mettons à part. Nous faisons, en effet, immédiatement la différence entre une table de cuisine et la table des éléments chimiques, entre un taureau et un centaure, entre le corps de mon voisin et celui de Lucien Leuwen. Nous distinguons objets concrets, naturels comme un caillou ou artificiels comme un presse-papiers, et objets abstraits (théoriques, fictifs, arbitraires, etc.). Dans le tableau que nous nous dressons du monde, autrement dit dans notre ontologie de sens commun sur laquelle se penche depuis Aristote la métaphysique descriptive, les objets concrets occupent une place privilégiée. C’est parce qu’ils sont, ou qu’ils possèdent, un corps matériel (Strawson 1973). À ce titre et selon des modalités qui, pour certains, nous échapperaient largement sans le secours (partiel) de la science, les objets concrets détiennent des propriétés spatio-temporelles. Ils meublent une portion d’espace en stationnant dans le temps. Les objets concrets ont une forme caractéristique qu’on peut observer et qui permet de les reconnaître ; ils manifestent une consistance interne qui leur donne à nos yeux une allure unitaire. Nous estimons, de ce fait, disposer de critères nous permettant de les individualiser ; à la limite, et idéalement, nous pourrions les compter. Nous jugeons qu’à la différence des objets abstraits les objets concrets ne dépendent pas, selon la . Je parle de « notre » ontologie de sens commun sans préjuger ici de son universalité. La métaphysique descriptive livre d’excellents arguments en faveur du caractère inné de « notre » schème conceptuel d’objets, unitaires et durables. Il reste que cette universalité mériterait d’être mieux vérifiée expérimentalement à l’aide des méthodes mises en œuvre en psychologie du développement (voir Fei Xu et Susan Carey, 1996). On peut toutefois se demander comment il nous serait possible d’interpréter les membres d’une communauté humaine qui, là où nous voyons un rocher, un arbre ou un oiseau, verraient des tranches temporelles de matière, inanimée ou animée, provisoirement contiguës, qui percevraient en un mot des événements là où nous percevons des objets. Serions-nous, en effet, en mesure de jamais savoir de quoi ils parlent ? Voir Eli Hirsch (1982).
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formule de Leibniz, de notre « bon plaisir ». Ils sont les occupants visibles de notre monde. Par là même, ils jouent un rôle fondamental dans notre apprentissage de ce monde et ils organisent nos façons de nous orienter dans ce monde. Parce qu’on peut les trouver et les percevoir, les objets concrets sont à la fois nos prototypes d’objets, donc d’objectivité, et nos prototypes d’existants. Dans la mesure où ils nous servent de repères, en quadrillant notre espace-temps, nous leur attribuons une prééminence ontologique qui paraît ancrée dans nos dispositions cognitives. C’est ainsi que nous serions, selon l’expression difficile à traduire de Quine, « body-minded » : notre esprit serait naturellement, au sens le plus strict du terme, entraîné à penser le monde selon un schème conceptuel dominé par le primat existentiel et épistémique accordé aux corps matériels. Le plus inventif des auteurs de science-fiction serait bien incapable de décrire un univers dépourvu de ces choses que nous nommons des objets concrets. Est-ce à dire que nous maîtrisons parfaitement l’opposition que nous faisons entre objets concrets et abstraits ? Dans la vie, sans doute, que nous soyons chasseurs-cueilleurs ou prix Nobel de physique ; assurément moins si l’on nous somme, ou si nous avons le goût, d’y penser, comme en témoigne l’interminable querelle des universaux. C’est ainsi qu’il nous semble aller de soi qu’un universel est abstrait au contraire d’un particulier spatio-temporel. Un couteau, par exemple, est un objet concret ; il existe donc « réellement ». Être un couteau est une propriété, donc un objet abstrait qui ne saurait, de ce fait, appartenir au monde à l’égal d’un spécimen du genre, rangé dans un tiroir. Mais comment un couteau, que l’on identifie grâce à sa propriété qui est d’être un couteau, pourrait-il exemplifier quelque chose d’inexistant qui est le « fait » d’être un couteau ? Nous tolérons, par ailleurs, bien des zones d’ombre dans nos attributions de concrétude. Un sourire n’est pas concret, pour nous, comme l’est la bouche qui le délivre. Pourquoi ? La réponse selon laquelle le sourire serait un événement et la bouche un objet n’est guère satisfaisante à la réflexion. Un sourire est bien un particulier spatio-temporel puisqu’il a lieu sur les lèvres de quelqu’un et pendant un temps déterminé. Tout ce qu’on peut dire est que son existence, bien réelle, est plus brève que les lèvres, sauf dans le cas de Mona Lisa. Justement un tableau est un objet, un objet d’art. Est-il concret comme le clou auquel il est accroché ? Une symphonie est une œuvre d’art. Est-elle concrète ? Pourquoi une bouteille est-elle à l’évidence un objet concret mais pas, ou différemment, la quantité de liquide qu’elle contient et qui est pourtant unifiée comme l’est la bouteille. Et que faisons-nous d’entités aussi énigmatiques qu’un trou ou bien une ombre ? Voilà qui rappelle qu’un objet concret est certes un objet qu’on peut trouver mais qu’il n’est un objet, donc un objet, mieux encore cet objet, qu’une fois constitué en objet, c’est-à-dire dûment représenté. Nos représentations sont la condition d’existence pour nous des objets, ce qui ne veut
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évidemment pas dire qu’elles fabriquent ces choses que nous constituons en objets. Il en résulte – et ceci est important dès lors qu’on entend s’interroger sur la genèse et l’identité de ces objets concrets que sont les artefacts – que nos représentations d’un objet, fût-il aussi concret que le couteau avec lequel je viens à me couper, sont en partie conventionnelles. Et il est attesté que cette partie conventionnelle de nos représentations d’un objet n’est pas délimitable de la partie non conventionnelle de ces représentations, laquelle partie serait « imposée » à nos sens par l’objet. Supposons que l’on nous demande d’énumérer les objets présents dans un endroit (Putnam 1990). Notre recension sera fonction de ce qui compte à nos yeux pour un objet et donc un objet. Or il est bien évident que ce qui compte pour un objet n’est pas dicté par le monde, muet sur ce point. Le fait qu’un couteau soit un objet, un couteau, deux objets, une lame et un manche, ou plusieurs milliards d’objets, les particules élémentaires qui en constituent la matière, dépend du schème conceptuel d’objets adopté mais qu’aucun homme n’est véritablement libre d’adopter ou de rejeter. Il en est de même de la continuation des objets concrets dans le temps, conditionnant le fait qu’ils en soient. Inutile de demander à mon couteau, acheté il y a vingt ans et dont j’ai remplacé la lame, s’il est bien resté le même couteau ou s’il en est devenu un autre ! Nos représentations des objets concrets, et par conséquent notre univers d’objets, doivent être considérés à la lumière de deux données fondamentales. Premièrement, c’est nous qui découpons le monde en objets même s’il existe une relation nécessaire entre la manière dont nos représentations, qui sont celles d’êtres naturels dans un monde naturel, découpent le monde en objets et la manière dont le monde se prête à être découpé en objets. En effet, tous les découpages du monde ne sont pas compatibles avec la survie. Il est néanmoins inutile de rappeler que les objets du monde n’arborent pas un label auto-identifiant, gravé sur leur surface. La seule étiquette qui permet de les identifier est celle que les hommes leur apposent, « ceci est une montagne » ou « ceci est une tasse », et sur laquelle ils peuvent n’être pas d’accord, « montagne ou colline ? », « tasse ou bol ? ». Un objet concret n’existe pour nous que toujours déjà représenté. Deuxièmement, nos représentations consignent inéluctablement à la fois moins et plus de propriétés ou de qualités aux objets représentés qu’ils n’en possèdent. Moins parce que nos représentations n’en sélectionnent, par force, qu’un lot restreint ; c’est pourquoi il est notoirement impossible d’épuiser la description d’un objet. Plus parce que toute représentation ajoute au spectacle de l’objet, ne serait-ce qu’en l’intégrant dans une classe d’objets ou en l’insérant dans un contexte. En particulier, les objets concrets, qu’ils soient naturels comme une pépite d’or ou artefactuels comme un anneau du même métal, viennent à « signifier » quelque chose qui les dépasse en ce sens que ce qu’ils
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signifient, ou symbolisent, n’est pas inscrit dans ce qu’ils sont physiquement. Un assemblage de fils entrelacés n’a pas vocation à être un drapeau. D’ailleurs là où, par exemple, des marins anglais voyaient les couleurs britanniques flotter au sommet d’un mât, les Maori ne voyaient qu’un poteau de sanctuaire fiché sur un tertre (Sahlins 1989). Sans aller aussi loin qu’en Nouvelle-Zélande, au milieu du xixe siècle, songeons à la différence de « signification » que nos représentations accordent à une table en formica selon qu’elle est dans la cuisine d’une HLM, dans le salon d’un banquier déchu ou dans une salle d’un musée d’ethnographie. Elle reçoit à chaque fois, à son corps (matériel) défendant, un excédent de qualités par rapport à celles qu’elle détient effectivement. De là vient qu’un artefact puisse l’être doublement ou même triplement, si je puis dire, dès lors qu’il « signifie » autre chose que sa fonction, ce à quoi il sert en premier lieu, en investissant une deuxième ou une troisième position signifiante dans un ordre culturel donné. L’objet concret, bien que silencieux et impossible à orthographier, fonctionne dans ces conditions comme un mot. On parle alors de fonction symbolique.
Artefacts Abordons maintenant la distinction que nous opérons communément, au sein de la catégorie déjà incertaine des objets considérés comme concrets, entre les objets dits naturels, parce qu’ils devraient leur nature à la seule nature, et les objets nommés artefacts, parce qu’ils devraient leur nature à notre art et que cette « nature » serait donc artificielle. Une histoire montrera mieux que de longs développements que cette distinction est le fruit d’une décision théorique, entraînant des conséquences pratiques. Cette histoire vraie a tout d’une fable dont la moralité serait ontologique. Elle est contée par un chercheur, Frédéric Joulian, qui est primatologue puisqu’il travaille sur les primates non humains mais qui pourrait aussi bien être considéré comme un paléo-anthropologue, voire comme un archéologue puisque les singes laissent des traces de leur passage sur terre qui servent à écrire notre histoire (Joulian 2000). Joulian estime, comme d’autres primatologues, que certaines communautés, au sein de certaines espèces de grands singes, ont des traditions techniques et donc une culture matérielle. Ces primates non humains se transmettraient l’usage d’outils, c’est-à-dire de choses auxquelles ils attribueraient une fonction qu’elles n’auraient pas du seul fait de leur nature physique et qu’ils commueraient, par conséquent, en artefacts. Joulian souhaitait rapporter dans son laboratoire des outils de singe recueillis par ses soins dans la forêt ivoirienne, exactement comme procède
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un archéologue à l’endroit d’objets archéologiques. Pour que ces objets puissent quitter le territoire ivoirien, il fallait l’autorisation des douanes de ce pays et, pour avoir cette autorisation, il était impératif de conférer une identité nominale à ces objets en répondant correctement à la question, aristotélicienne mais en l’occurrence douanière, « qu’est-ce que c’est ? ». Or qu’étaient ces outils de singe, ces artefacts de facture simiesque ? Des branchages et des pierres que rien, absolument rien, ne distinguait de branchages et de pierres naturels si ce n’est – différence strictement invisible au moins pour le profane – qu’ils avaient été la cible d’une intention, durable et transmise, et les porteurs d’une fonction déterminant leur statut d’artefacts. N’allons pas croire qu’il s’agit là d’une situation se rencontrant chez les seuls singes. Nous nous servons de branches de bois en guise de gaules et de pierres en guise de presse-papiers ; un ready-made est un artefact esthétique identique à l’artefact non esthétique qu’il est aussi et le corps de l’artiste qui s’adonne à l’art corporel n’est rien d’autre que le corps de l’artiste sous sa douche ou sur la plage, lequel n’est pas dans ce cas vu comme un artefact (fût-il modelé par la pratique du body-building ou gonflé par les stéroïdes). Répondre correctement à la question du douanier ivoirien, c’était pour Joulian convaincre ce dernier que ces branchages et ces pierres n’étaient pas, mais pas du tout, des objets « naturels ». En effet, en tant qu’objets soumis au seul régime de la nature, ils tombaient sous le coup de la convention de Washington qui vise à protéger du pillage occidental le patrimoine naturel des pays signataires. La convention de Washington est catégorique : il est interdit d’exporter hors de leurs lieux d’origine les produits naturels, plantes, graines, ossements animaux, etc. Il convenait donc que Joulian fasse sortir ces objets de la catégorie des objets naturels pour les faire entrer dans celle des artefacts, c’est-à-dire des objets de « mains » d’êtres dotés d’un esprit commandant à ces mains. C’est évidemment cette frontière ontologique, indiscernable à l’œil nu, qui nous intéresse ici ; mais il est impossible de résister au plaisir de raconter la suite de l’histoire. Les douanes ivoiriennes, insuffisamment interdisciplinaires, ont trop bien assimilé l’opposition anthropologique consacrée entre nature et culture ; elles ont négligé de se pencher sur ses soubassements ontologiques. Pour être autorisé à emporter dans ses bagages ces artefacts d’animaux non humains, sans risquer d’être accusé d’exporter des biens naturels, il fallut que Joulian persuade les douaniers qu’il s’agissait d’artefacts d’animaux humains à l’image d’outils dénichés par des individus dans la nature et susceptibles de servir de percuteurs ou d’enclumes élémentaires. Toutefois, il lui fallut aller plus loin car les douanes ivoiriennes n’isolent pas la catégorie des artefacts techniques, hominoïdiens ou humains. Joulian se résigna donc à les baptiser « objets culturels », ce qui n’était pas en soi frauduleux. Pourtant,
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cela aboutit à ce fait quelque peu étrange : les pierres et les branchages, strictement identiques à des spécimens minéraux et végétaux trouvables dans la forêt, s’embarquèrent en avion, labellisés du même sceau que des céramiques ou des masques. Ils avaient enjambé, pour d’excellentes raisons scientifiques, le seuil ontologique entre objets naturels et artefacts mais ils avaient franchi, avec un tampon administratif largement falsifié, la frontière entre culture humaine et animale, même si les fondations lointaines de la culture humaine sont incontestablement aussi naturelles que celles de la culture animale puisque la première procède de la seconde, laquelle n’est pas d’origine divine.
Ce qui fait qu’un artefact est un artefact Cette histoire vraie nous apprend beaucoup, bien que (ou, plus exactement, parce que) nous conviant à faire un détour par les chimpanzés, sur la distinction que nous, êtres humains, opérons entre objets naturels, dont la nature est fixée par la nature, et artefacts, dont la nature est déterminée par l’usage que nous en faisons. Qu’est-ce qui différencie, en effet, les pierres et les branchages-objets naturels et les pierres et les branchages-artefacts, produits du génie simiesque, physiquement indiscernables les uns des autres ? Nous l’avons dit plus haut : c’est le fait que les seconds, les outils de singe, sont intentionnels. Ils le sont au double sens du terme. En premier lieu, l’utilisation de ces choses par les chimpanzés est intentionnelle en ce qu’elle a un caractère volontaire. C’est de manière délibérée que certains grands singes se serviraient d’objets trouvés dans la nature en guise d’instruments mobilisés en vue de certaines fins ; et cette manière délibérée d’user d’objets transformés en moyens techniques pour atteindre des objectifs serait transmise et donc apprise, en un mot établie. Un ustensile de fortune n’est pas encore un outil. En second lieu, l’utilisation de ces choses par les chimpanzés est intentionnelle au sens philosophique du terme : ces pierres et ces branchages auraient été représentés, visés par une conscience, en tant que pourvus d’une fonctionnalité. Ils seraient des contenus intentionnels, les cibles d’un esprit entraîné à s’en emparer et à y penser pour en traiter selon des modalités elles-mêmes représentées. Observons ici un point important. Ce qui compte dans la différence ontologique que nous faisons, sans y penser et en abandonnant le soin d’en tirer les conclusions aux philosophes, entre objets naturels et artefacts n’est pas le fait que certains objets existent à l’état naturel, comme des pierres, et que d’autres, les artefacts, soient construits, comme le sont des murs de pierres sèches. La différence n’est pas là puisque la nature propose à nos yeux,
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souvent émerveillés, un vaste répertoire d’objets construits : une toile d’araignée, de la cire d’abeille, une fourmilière, un nid d’hirondelles, un barrage de castor, etc. Nous admettons qu’ils sont les produits d’une construction ou d’une fabrication ; ils n’en restent pas moins pour nous des objets naturels. Pourquoi ? C’est parce que nous pensons que l’araignée, l’abeille, la fourmi, l’hirondelle ou le castor sont programmés pour accomplir ces œuvres et créer ces choses. Nous applaudissons leur nature ou, plutôt, la nature mais nous ne félicitons pas plus ces créatures que nous ne félicitons l’érosion d’avoir construit ce canyon. En effet, ces constructions diverses ne résultent pas, pour nous, d’intentions au sens ordinaire et au sens philosophique du terme ; leurs auteurs ne développeraient en aucun cas un savoir-faire identique à celui de l’artisan qui construit un outil ou de l’utilisateur qui en maîtrise les conditions d’emploi. L’abeille ou la fourmi savent faire mais nous ne croyons pas qu’elles savent ce qu’elles savent faire ni qu’elles savent savoir faire ; c’est pourquoi nous disons qu’elles exécutent leur programme en suivant leur nature. En revanche, certains primatologues arrivent à nous convaincre, à tort ou à raison, que certains grands singes ont la capacité de développer un savoir-faire. C’est parce que leurs arguments, tirés d’observations, sont suffisamment persuasifs, malgré les arguments contraires, pour que nous créditions certains grands singes d’avoir un esprit apte et à former des intentions et à se représenter tant les objets de ces intentions que les intentions elles-mêmes. La « nature » des artefacts est intimement liée à l’intentionnalité de leurs utilisateurs ; c’est elle qui les « construit », fussentils construits par la nature.
Le mode d’être des artefacts Les artefacts sont donc ces objets concrets qui n’existent, en tant qu’ils sont ce qu’ils sont, c’est-à-dire en réponse à la question « qu’est-ce que c’est ? », que relativement à l’intentionnalité d’êtres humains, voire non humains, qui en sont les créateurs, les fabricants, les utilisateurs ou, simplement, les observateurs. Un artefact ne vient à faire partie du mobilier de notre monde, pour nous cantonner à celui-ci, que pour autant que des hommes en font usage ou considèrent qu’on peut en faire usage comme de l’artefact d’une certaine sorte qu’il est. Un artefact est ce qu’il est en vertu de ce qu’il sert à faire ; il est, par conséquent, autre chose que la chose physique qu’il est naturellement. Il en résulte que le mode d’être des artefacts, leur façon de venir au monde et d’y perpétuer leur présence, n’est pas celui des choses naturelles en général, y compris celui des choses physiques en lesquelles ces artefacts consistent ultimement. On empruntera ici à John Searle le cadre conceptuel
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pour cerner cette différence ontologique entre deux manières d’acquérir une réalité (Searle 1998). Il y a, dans le monde, des choses ou des faits dont l’existence n’est en rien redevable à ce que des hommes peuvent en penser. Ils sont « là » indépendamment de ce que nous sommes susceptibles d’en croire, d’en dire ou d’en faire par la suite ; la meilleure preuve en est que beaucoup d’entre ces choses ou ces faits ont précédé l’humanité. Ainsi en est-il d’un astre, d’un volcan, d’une rivière ou des éléments constituant la matière physico-chimique d’un caillou, d’une algue, d’un organisme biologique animal, non humain ou humain. Ils ont par nature des propriétés intrinsèques qui ont déterminé leur venue au monde et, doit-on penser, leur identité spécifique, c’est-à-dire la classe de choses ou de faits à laquelle ils appartiennent et qu’il s’agit de découvrir. Il y a également, dans ce même monde, des choses ou des faits dont l’existence est conditionnée par ce que des hommes en pensent et, en tout premier lieu, par la pensée partagée que ces choses et ces faits existent, et pas de n’importe quelle façon. Ainsi en est-il des artefacts, techniques ou esthétiques, qui rentrent, pour cette raison, dans la catégorie de ces choses et de ces faits que Searle nomme « institutionnels » : ils dépendent d’institutions humaines, au sens large et au premier rang desquelles se situe le langage, pour exister. C’est de ces institutions que les artefacts tirent leur réalité et leur identité spécifique, moins découverte – s’il reste toujours à en savoir – qu’attribuée. Un presse-papiers n’advient pas au monde comme une pierre, un mouillage abrité comme une baie, un bateau comme un bois flottant. Explicitons un peu le raisonnement de Searle. Les particules élémentaires d’une certaine quantité de matière physique constituant le corps matériel d’un couteau, d’une pièce d’un euro ou d’une mitraillette existent indépendamment de toute pensée humaine. Et le fait que la masse atomique du fer soit 55,847 ne doit rien à l’esprit de qui que ce soit sinon sa découverte et sa formulation. En revanche, un couteau, une pièce d’un euro ou une mitraillette n’existent que pour autant que des hommes s’accordent entre eux pour développer beaucoup de pensées à leur sujet et, d’abord, la pensée « instituante » selon laquelle ces choses existent en tant qu’elles sont ce qu’elles sont : un outil, de l’argent, une arme à feu. Et le fait, par exemple, que cet objet composé de molécules de fer soit un couteau est relatif à ce qu’en croient et à ce qu’en disent des hommes au travers de ce qu’ils en font. Il est, d’ailleurs, bien inutile de rappeler que, pour les membres d’une société qui ne connaîtraient pas la monnaie, une pièce d’un euro ne serait rien d’autre que la matière physique de son corps matériel. Les artefacts techniques sont en bonne compagnie puisqu’ils partagent leur condition nécessaire et suffisante d’existence avec tous les objets sociaux. Comme une herminette ou une clé à molette, un peuple au sens anthropologique du terme – mais pas une population dans l’acception retenue par
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la génétique des populations –, un État, une science, un art ou le mariage doivent être crédités d’exister pour exister. Il en est, par exemple, de l’ensemble organisé de cellules formant l’organisme d’un agent de police comme il en est du corps matériel d’une pièce d’un euro : cet organisme est un fait « brut » et non « institutionnel » car il existe indépendamment de ce que peuvent en penser cet agent, un anarchiste, un biologiste, moi-même ou n’importe qui. Cependant ce n’est pas devant cet organisme que je file doux mais devant l’occupant « institutionnel » de cet organisme, lequel occupant tire sa réalité d’agent de police (mais aussi bien de personne au sens maussien, de célibataire, de citoyen français, de fonctionnaire ou de timbalier dans une fanfare) de ce que nombreux hommes pensent des agents de police, à savoir qu’ils existent, qu’ils existent d’une certaine manière, assurément réglementée, que cette existence s’accompagne de plusieurs attributs, aucunement intrinsèques à son organisme. Cette distinction ontologique entre choses et faits « bruts », ou naturels, et choses et faits « institutionnels », ou artefactuels, dont l’application empirique se révèle souvent malaisée, appelle deux précisions. C’est d’abord une fois leur réalité acquise, par l’entremise créatrice de l’esprit humain qui n’en est pas surnaturel pour autant, que les artefacts existent pour nous à égalité avec, en vérité bien plus que, les objets ne devant pas leur naissance à l’intentionnalité humaine. Notre expérience vécue est celle d’un monde foisonnant d’artefacts en tous genres, depuis les clous jusqu’aux centrales nucléaires, et non d’entités physiques constituées par des particules de matière. Il y aurait du ridicule, et du danger, à dénier aux couteaux, aux pièces de monnaie, aux mitraillettes (et aux agents de police) le statut d’existants sous prétexte qu’il s’agit de constructions ou d’inventions. Et pourtant ils existent un cran en dessous des choses ou des faits « bruts ». On dira, à la suite de Searle, qu’ontologiquement subjectifs, puisque tirant leur existence de croyances intersubjectives en leur existence, ils n’accèdent à l’« objectivité » qu’en devenant la référence d’énoncés parfaitement objectifs du type « ceci est un couteau » ou « cet agent de police est armé d’une mitraillette ». Que ceci soit vrai ou faux ne dépend plus de ce que j’en pense. Il s’agit là d’une objectivité épistémique. Pourquoi donc les artefacts existent-ils un rien – mais pas logiquement ! – moins que les choses ou les faits « bruts » ? C’est parce que leur existence est doublement conditionnée. Elle l’est, comme nous l’avons vu, dans la mesure où leur existence est dépendante du fait (objectif ) que . C’est pourquoi, entre parenthèses, le débat n’est pas prêt de se clore sur les limites à assigner à l’idée de construction sociale et, par conséquent, sur la frontière entre choses « brutes » et « institutionnelles », sachant que certains vont jusqu’à nier que les premières existent. Voir Ian Hacking (2001).
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des hommes sont d’accord entre eux pour penser qu’ils existent. Il s’ensuit que leurs propriétés sont relationnelles. Une rivière est ce qu’elle est physiquement en vertu de ce qu’elle est à elle toute seule ; ce qui fait d’elle ce qu’elle est n’est pas séparé d’elle-même mais contenu en elle. Ses propriétés sont intrinsèques ; elle les détient. Une voie navigable est ce qu’elle est, à savoir une voie navigable, relativement à des utilisateurs ou à des observateurs. Une voie navigable se définit, en effet, comme une voie navigable dans et par sa relation avec des hommes qui en pensent et en usent comme d’une voie navigable. Ses propriétés sont relationnelles ; elle les reçoit. Une rivière a une nature consistant en ses propriétés intrinsèques. Une voie navigable n’a qu’une seconde nature, liée à ses propriétés relationnelles. Elle n’existe pas, en tant qu’elle est ce qu’elle est, en toute indépendance. À la différence de la rivière, qui est donc ontologiquement objective, la voie navigable est une chose ou un fait ontologiquement subjectif ; mais c’est un fait épistémiquement objectif que cette rivière est une voie navigable tandis que cette autre ne l’est pas. Que le mode d’être d’un artefact ne soit pas inhérent à cet artefact n’est pas sans conséquence, ainsi qu’on le verra, quant à son identité spécifique et numérique. Cette légère infériorité existentielle des artefacts par rapport aux choses et aux faits « bruts » se manifeste au travers d’une seconde dépendance, soulignée par Searle. Tout se passe comme si les artefacts avaient besoin de choses ou de faits existant en toute indépendance, d’une réalité physique pourvue de propriétés intrinsèques, pour trouver leur place dans le monde. Pas de couteaux, de pièces d’un euro, de mitraillettes sans particules élémentaires d’alliages métalliques ; pas de voies navigables sans rivières (ou sans éléments de l’environnement permettant le creusement de canaux) ; pas d’agents de police sans ensembles organisés de cellules biologiques ! Les propriétés relationnelles d’un artefact se greffent sur les propriétés intrinsèques d’un fragment de nature et la greffe prend, en général, si bien qu’on ne parvient plus à en détecter la trace. C’est justement ce point qui demande la seconde précision annoncée. Elle prendra la forme d’un rappel d’une évidence adressé par Searle à certains de ses critiques et qu’illustre à merveille l’histoire des outils de singe racontée plus haut. Les artefacts ne sont pas une catégorie de choses qui viendrait s’ajouter aux choses existant de manière « brute » ou per se. Les chimpanzés de Joulian n’ont pas introduit dans le monde les pierres et les branchages dont ils se servent. Ils les ont commués – on n’ose dire « métamorphosés » – grâce à leur capacité à l’intentionnalité collective en ustensiles. Lorsque je découpe une viande à l’aide de mon couteau, dûment fabriqué celui-ci, je ne tiens pas deux choses dans ma main, une certaine quantité de matière métallique et un couteau. Je ne tiens qu’une seule chose, relevant de descriptions différentes, les unes concernées par les phénomènes physico-chimiques et les
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autres par les phénomènes socioculturels. C’est pourquoi, pour le dire vite, la technologie culturelle, par exemple, ne se confond pas avec la physique ou la chimie des matériaux, même s’il vaut mieux que leurs descriptions s’ajustent, comme le savent bien les archéologues.
Le baptême des artefacts Quelle est donc cette opération baptismale au travers de laquelle des êtres humains, dotés par la nature de l’intentionnalité collective, font advenir à l’existence les artefacts ? Elle consiste à assigner une fonction à des choses physiques ou à fabriquer, à partir de choses physiques, des objets avec la représentation de cette fonction dans la tête. Dans le premier cas, les hommes superposent des attributs fonctionnels aux attributs intrinsèques d’un morceau de nature existant à l’état « brut », à l’image de ce que font des chimpanzés de pierres et de branchages. Dans le second cas, ils construisent des objets en vue de leur faire remplir certaines fonctions. Dans les deux cas, l’artefact est ce qu’il est, artefact d’une certaine sorte et non d’une autre, en vertu de ce qu’il sert à faire. Son usage détermine son identité. Sa fonction est, par conséquent, constitutive de sa (seconde) nature. Les propriétés relationnelles qui le définissent sont fondamentalement des propriétés fonctionnelles ou, plus exactement peut-être si l’on songe à l’embarras des archéo logues face à certains artefacts, des propriétés de fonctionnement. Comme me le fait remarquer Sophie de Beaune à propos d’un artefact venu du passé, on peut être assuré qu’il servait à quelque chose, donc qu’il fonctionnait, sans savoir au juste à quoi, donc quelle était sa fonction. D’où vient que l’attribution d’une propriété fonctionnelle à une chose soit ontologiquement déterminante au point de transformer cette chose en une autre chose que celle qu’elle était, quand bien même cette transformation serait invisible à l’œil nu ? C’est parce que le fait, par exemple, qu’une pierre soit une pierre et le fait qu’une pierre soit un presse-papiers sont deux faits n’ayant rien de commun entre eux. La nature ignore, en effet, les fonctions. Un fait fonctionnel exige l’intervention d’un être intentionnel. Les choses qui existent à l’état « brut » se contentent d’être ou même, si l’on préfère, de fonctionner au sens où l’on dit familièrement que « cela marche ». C’est ce qui fait la différence entre une rivière, fonctionnant en étant ce qu’elle est, et une voie navigable, étant ce qu’elle est en remplissant sa fonction de voie navigable. La rivière, ou quoi que ce soit existant dans un régime naturel, n’a pas été faite par la nature en vue d’accomplir une fonction. Ce serait prendre la nature . L’explication du fait que la plupart des animaux terrestres ont quatre membres n’est pas que cela correspond à un dispositif fonctionnellement optimal – par rapport à quoi ? –
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pour un agent d’optimisation, se fixant des objectifs et disposant de critères pour évaluer ses réussites, ses échecs et ses progrès, à la façon d’un ingénieur les yeux rivés sur un tableau de bord. On en viendrait alors à adopter le point de vue du docteur Pangloss selon lequel tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles comme en témoigneraient les tremblements de terre et les maladies vénériennes, en l’occurrence les rivières à sec et les rivières en crue. La nature fait avec ce qu’elle a ; les hommes aussi mais avec, en plus, des valeurs et des normes. L’assignation d’une fonction implique ces valeurs et ces normes. « En ce qui concerne la nature de manière intrinsèque, écrit Searle, il n’y a pas de faits fonctionnels au-delà des faits causaux » (Searle 1998 : 31). Nous détectons des relations causales dans la nature et nous en parlons analogiquement comme de relations fonctionnelles. Pour récapituler le raisonnement de Searle, on dira 1) que tout artefact doit son existence, en tant qu’il est ce qu’il est, artefact d’une sorte déterminée, à la pensée d’êtres humains ; 2) que cette pensée, dûment « instituante », consiste à faire d’une chose donnée, existant à l’état « brut » et dotée de seules propriétés intrinsèques, une autre chose que celle qu’elle était ; 3) que le statut de cette nouvelle chose découle de la fonction qui lui est impartie et qui constitue l’essentiel de ses propriétés relationnelles. Cette fonction n’est pas, quant à elle, intrinsèque à la constitution naturelle ou « brute » de la chose, même si cette dernière doit bien s’y prêter. Il vaut mieux commuer un morceau de granit en presse-papiers qu’une pierre ponce mais la disposition d’un fragment de granit à servir durablement de presse-papiers n’est pas inscrite dans ses propriétés intrinsèques. Toute fonction attribuée est relative à des intérêts humains au sens le plus large du terme, y compris donc à des intérêts désintéressés. En injectant une fonction dans une chose qui en était naturellement dépourvue, l’esprit de l’homme institue l’artefact que la chose est devenue. Cette institution, continuellement réitérée, va le plus souvent sans penser et sans dire car elle est cristallisée dans l’usage de l’artefact. On serait tenté d’écrire que couper fait le couteau, s’asseoir fait la chaise, payer fait l’argent, naviguer fait le bateau ! L’homme ne pense pas à tout ce qu’il fait, dans ce cas précis perpétuer l’existence de l’artefact, chaque fois qu’il coupe, qu’il s’assied, qu’il paye ou qu’il navigue mais il est en mesure de le faire ; il y est d’ailleurs parfois contraint lorsque l’artefact vient à lui manquer ou qu’il manque à sa fonction. Dans cette aptitude à y penser, réside la différence, notée plus haut, entre les œuvres de l’animal non humain et les artefacts de l’animal humain. Comme l’écrivait déjà Rousseau dans son Discours sur l’origine de l’inégalité, « la nature seule mais bien plutôt que leurs ancêtres, aquatiques, étaient eux aussi pourvus de quatre membres. Voir Daniel Dennett (1990) qui, néanmoins, défend un usage raisonnable d’une version modérée du panglossisme …
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fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes, en qualité d’agent libre ». En remplaçant la qualité d’« agent libre » – un homme est-il libre de ne pas payer avec de l’argent ? – par la propriété d’« agent intentionnel », on obtient ce qui distingue la cire d’abeille du miel, la toile d’araignée de la toile de Jouy, un barrage de castor d’une digue, une fourmilière d’une ville.
Changement de fonction Si l’on admet que la fonction fait l’artefact, en lui procurant son statut et son identité en réponse à la question « qu’est-ce que c’est ? », le problème se pose alors de savoir si, en changeant de fonction, l’artefact change de sorte, c’est-à-dire s’il devient un autre artefact que celui qu’il était déjà. Convenons tout de suite qu’en parlant de changement de fonction nous ne songeons pas à ces fonctions secondaires venant s’ajouter, et non se substituer, à la fonction agentive principale qui fait l’artefact. Lorsqu’un homme tue son voisin à l’aide d’un couteau, servant normalement à couper, ou joue à pile ou face avec une pièce d’un euro, dont l’usage habituel est celui de moyen de paiement, il ne crée assurément pas un autre artefact. En évoquant ici les changements de fonction, nous nous référons à ce fait spécifiquement humain que nos représentations des objets concrets, et singulièrement des artefacts, leur confèrent une signification qui n’est inhérente ni à ce qu’ils sont physiquement ni à ce qu’ils servent à faire. Que se passe-t-il, en somme, au cas où la fonction signifiante, ou symbolique, d’un artefact vient à prendre la place de sa fonction d’usage, tombée par exemple en obsolescence ? Qu’advientil à un artefact dont le fonctionnement dominant, dûment représenté, consiste à représenter ? Pour mieux nous expliquer, retournons à la question posée au début de ce texte : que peuvent bien avoir en commun un fragment de matière doté de contours spatiaux, un outil manufacturé, une œuvre d’art faisant la fierté d’un musée, une pièce de collection ethnographique, un vestige matériel du passé conservé à des fins commémoratives ? Une réponse possible est celleci : il s’agit de la même chose ou de la même entité. Est-ce toujours, pour autant, le même artefact ? Prenons l’exemple, à peine tiré par les cheveux, d’une pelle à neige. Inutile de revenir sur le fait qu’une pelle à neige est bien une portion délimitée de matière physique et de rappeler qu’une pelle à neige est un artefact né soit de l’assignation répétée d’une fonction de pelletage à un morceau d’écorce dure, par exemple, trouvé dans la forêt, soit et plus vraisemblablement de sa construction, à partir d’une certaine quantité de matière boisée et métallique, avec la représentation de cette fonction dans la tête de ses fabricants.
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L’artefact « pelle à neige » est devenu autre chose, en vertu de ses propriétés relationnelles, que ce dont cette chose est faite et qui n’est doté que de propriétés intrinsèques. Voici que Marcel Duchamp s’empare d’une pelle à neige, comme il s’est emparé d’un urinoir. Elle rentre dans un musée. Le résultat est que cette pelle à neige est maintenant œuvre d’art, c’est-à-dire artefact dont le fonctionnement normal est esthétique. Si ce qu’est un artefact dépend de ce que des hommes en font, un artefact servant exclusivement à signifier, ici dans le registre esthétique, n’est plus l’artefact, utilisé à des fonctions techniques, qu’il était. La pelle à neige, « traitée » par Duchamp, semble être sortie de la sorte de choses à laquelle elle appartenait pour pénétrer dans une autre. Elle paraît avoir perdu sa nature première, qui était déjà seconde, pour en acquérir une nouvelle : est-ce une seconde seconde nature, autrement dit une troisième ? La bizarrerie de cette situation saute à l’esprit, sinon aux yeux. La pelle à neige, artefact technique, était « compositionnellement » identique à la quantité de matière physique en laquelle elle consistait tout en étant un autre existant qu’elle ; or la pelle à neige de Duchamp, restée identique à la matière physique de l’artefact saisi par Duchamp, est maintenant identique à ce dernier. Ce n’est pas comme un carrosse métamorphosé en citrouille. Serait-elle un troisième existant, en vertu d’une deuxième identité spécifique bien qu’ayant préservé son identité numérique puisque, in fine et à titre d’hypothèse de pensée, c’est de la même chose qu’il s’agit ? Supposons maintenant que, lors d’une mission dans le grand Nord, un ethnologue collecte un outil servant de pelle à neige aux Autochtones. On le place dans la vitrine d’un musée d’ethnologie. Voici que la pelle à neige devient un objet ethnographique, un artefact dont le fonctionnement est désormais ethnographique. Pour le dire vite, il signifie l’altérité et sert à l’étudier. A-t-il changé de seconde nature ? Pour satisfaire les vœux d’un homme politique, épris des sociétés du grand Nord, on décide de transférer la pelle à neige, dont la pureté de forme a frappé certains artistes plasticiens amis de l’homme politique, du musée d’ethnologie, où elle servait de pièce de laboratoire, à un musée d’art où il est proposé de l’admirer. Va-t-elle, de ce . Il s’agit du ready-made intitulé par Duchamp « En prévision du bras cassé » (Yale University Art Gallery). Je remercie Marie Mauzé de m’avoir poussé à constater que l’acquisition de la pelle à neige par Duchamp remonterait à 1915, sa « conception » en tant que ready-made à 1916 alors que sa « réalisation » porte la date de 1964. De la même façon qu’il réalise dans le temps ce ready-made, il avertit sa sœur en 1916 qu’il va en faire un « à distance » ; il s’agit alors de l’égouttoir, œuvre portant la double date de 1914 et 1964, mais devenu conceptuellement ready-made en 1916 en même temps que la pelle à neige, et dont l’original a d’ailleurs disparu. Voir Janis Mink (2000). . Sur la notion de fonctionnement esthétique, voir l’ouvrage particulièrement clair de Roger Pouivet (1999).
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fait, quitter la catégorie, à dire vrai incertaine, des objets ethnographiques pour s’introduire dans celle, intuitivement mieux délimitée, des objets esthétiques ? Et si, d’aventure, pour des raisons corporatives ou syndicales, elle venait à retourner dans le musée d’ethnologie, conviendrait-il d’affecter à ce va-et-vient le statut de déterminant ontologique ? Suffit-il de décréter, en vertu d’un pouvoir discrétionnaire ou au nom d’une expertise socialement reconnue, un fonctionnement d’un certain type pour que l’artefact au second degré fonctionne ainsi qu’on a décidé qu’il devait fonctionner, esthétiquement ou ethnographiquement ? Ce qu’est, dans sa première seconde nature, l’artefact est-il à ce point secondaire eu égard à son devenir ? Admettons enfin, par hypothèse, qu’un village de cette société du grand Nord forme l’intention de célébrer les temps héroïques où les hommes déblayaient à la main, tous ensemble et selon un protocole se perdant dans la nuit des temps, le misérable chemin conduisant à la ville. Dans ce but commémoratif, on installe sur un piédestal, à l’entrée du village, une pelle à neige du passé. C’est un spécimen identique en tous points à celui que l’on trimbale, dans une capitale lointaine, de musée en musée. Voilà maintenant la pelle à neige transformée en objet de mémoire ! Du mémoriel est-il venu s’ajouter à l’artefact comme du Ripolin à une planche de bois, comme quelque chose de Duchamp – mais quoi au juste ? – à sa pelle à neige ou comme la qualité d’être ethnographique à un ustensile de provenance étrangère ? Ou bien pourrait-on détecter cet attribut mémoriel dans l’artefact comme on détecte de la rouille sur un objet ou de la patine sur une vieillerie ? Pour rentrer dans la catégorie des objets de mémoire, un artefact doit-il devenir quelque chose qu’il n’était pas initialement ? Ce serait paradoxal : comment un objet de mémoire supposé, ainsi que son nom l’indique, remémorer le passé, pourrait-il naître et dans certains cas renaître à l’existence, en devenant quelque chose qu’il n’était pas ? Spectateur d’un accident, j’en suis le témoin ? Le suis-je devenu ? Mais si je le suis devenu, c’est parce que je l’étais bien ! Pourtant, tout spectateur n’est pas témoin. Ou à l’inverse devrait-il perdre quelque chose qu’il était ? Par exemple, ses propriétés fonctionnelles déterminant son identité. Autant de questions susceptibles de déboucher sur des interrogations fort pratiques. Ainsi, par exemple, convient-il de restaurer un objet de mémoire ? En vertu de notre conception culturelle de la mémoire du passé, il nous semble vaguement que non, alors que nous restaurons, sans hésiter, des tableaux anciens. Rénover ou, pire, dupliquer, comme cela se fait ailleurs, l’artefact commué en objet . Contre les vues communes, le philosophe Étienne Gilson soutenait, dans Peinture et réalité, qu’une « peinture restaurée a cessé d’être puisqu’elle a cessé d’être celle qu’elle était ». Pourtant, que restaure le restaurateur ? La composante « brute » du tableau, l’objet physique qu’il est, sans attenter, s’il est un bon restaurateur, à l’intention signifiante de
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de mémoire paraît altérer le lien établi entre cet objet et le passé dont il est supposé activer la mémoire. Mais imaginons que l’objet dépositaire de mémoire soit dégradé à la façon d’un manuscrit devenu illisible, pelle à neige réduite par le temps qui passe et par l’appétit des insectes à un morceau de bois vermoulu. Serait-ce en trahir la fonction essentielle, à savoir mémorielle, que de lui redonner forme ? Irait-on pourtant rénover un objet dont la raison d’être est, justement, de marquer une victoire sur le temps ? Quel iconoclaste irait proposer d’injecter du silicone dans le fragment de cubitus du saint dont une paroisse héberge la relique ? Revenons, un instant, à l’histoire des artefacts simiesques pour constater que les interrogations suscitées par les artefacts changeant de fonction ne se posent qu’à propos de ceux qui sont de facture humaine. Nous créditons certains grands singes de la capacité à commuer des bouts de nature en artefacts du premier ordre mais nous leur dénions catégoriquement l’aptitude à commuer tant des fragments de nature que des artefacts techniques en artefacts esthétiques, ethnographiques ou mémoriels. Seuls, pensons-nous, les êtres humains en arrivent à faire signifier le chant du rossignol ou un coucher de soleil ou à conférer une fonction symbolique à une enclume ou à une pelle à neige. Dans les années 1920, des plaisantins désireux de se moquer de l’art moderne disposèrent de la peinture à l’extrémité de la queue de l’âne Aliboron ; ils s’appliquèrent à lui faire remuer cette queue sur une toile et ils signèrent le tableau ainsi obtenu du nom de Boronali. La toile fut placée dans un Salon et, dit-on, fort admirée. Elle cessa tout à fait de l’être quand la supercherie fut dévoilée. Ce n’était plus, d’un coup, une œuvre d’art ; elle fut brutalement dépossédée de tout fonctionnement esthétique. Il est inconcevable, pour nous, que des singes, occupant la rive droite de ce cours d’eau africain, puissent avoir l’idée de transformer en objets ethnographiques les pierres et les branchages utilisés en guise d’ustensiles par les singes campant sur la rive gauche de ce fleuve. Il l’est tout autant que des chimpanzés songent à célébrer la première fois où ils trempèrent des patates dans l’eau de mer, afin de leur donner meilleur goût, en promouvant une patate en objet de mémoire ou une portion du littoral en lieu du même nom. Certains singes peuvent bien avoir le pouvoir d’artefactaliser des choses physiques mais leur esprit est un fusil à un coup : il assigne une fonction à un objet de nature et il s’arrête là. L’esprit humain est, quant à lui, une arme à répétition ; non seulement il commue de la matière en artefact mais il possède la disposition à commuer cet autre artefact en un autre artefact son auteur qui en serait la propriété essentielle mais qui est à interpréter, au risque de l’erreur (voir R. Pouivet, op.cit.)
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que celui qu’il était originellement en lui assignant toutes sortes de fonctionnements qui ne sont inscrits ni dans sa nature physique ni dans sa seconde nature fonctionnelle. L’esprit humain détient le monopole de la fonction symbolique.
L’identité des artefacts dans le temps Oublions définitivement, cette fois-ci, les outils de singe pour nous en tenir aux artefacts humains et nous pencher sur leur identité. Ils sont de notre fait puisque c’est nous qui les faisons exister, en tant qu’ils sont ce qu’ils sont, par imposition d’une fonction qui en détermine le statut et, par conséquent, l’identité spécifique. Est-ce à dire que nous sommes à même de résoudre les problèmes théoriques d’identité, spécifique et numérique, que certains hommes s’amusent à poser à leur sujet mais auxquels tous les hommes trouvent, dans la pratique, des solutions suffisant amplement à leur bonheur ? Par exemple, et ainsi que nous l’avons vu, un artefact changeant de fonction devient-il un autre artefact ? Aussi étrange que cela puisse paraître, nous en sommes incapables. Il suffit, pour s’en apercevoir, de constater que les hommes, posant ce genre de questions, sont déjà bien en peine de s’entendre entre eux pour trouver une réponse assurée à cette interrogation : un artefact qui change de composition de manière graduelle et qui cesse, par conséquent, de ressembler « qualitativement » à lui-même, reste-t-il l’artefact qu’il était ? Évoquons ce cas avant d’aborder celui du changement de fonction. Bien que ces deux cas de figure soient en apparence fort différents, puisqu’une chose est de se demander si une pelle à neige dont on remplace peu à peu les parties constituantes est toujours la même pelle à neige et une autre de chercher à savoir si une pelle à neige qui sert à pelleter de la neige et une pelle à neige qui sert à se souvenir du temps où l’on pelletait la neige à la main sont bien, ou non, le même artefact, on vérifiera qu’ils appellent exactement le même ordre de questionnement. Pourquoi est-il étrange que nous soyons dans l’incapacité de dire, sans crainte d’être détrompés ou contredits, si un artefact dont on a remplacé progressivement les pièces qui le composent est demeuré le même artefact, en d’autres termes s’il a conservé son identité numérique ? Cette étrangeté tient en partie à la raison suivante : une condition nécessaire, mais pas suffisante, du maintien de son identité numérique est que l’artefact en question continue d’appartenir à la même sorte d’artefacts, c’est-à-dire qu’il ait préservé son identité spécifique, laquelle est sa seconde nature. Deux boules de billard blanches, manufacturées à l’identique, présentent bien, selon nous, quoique indiscernable à l’œil nu, une différence numérique. Chacune d’elles
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est celle qu’elle est, une et la même et non l’autre. Si je peins en rouge l’une de ces boules, elle reste pour moi la boule qu’elle était, une et la même boule, en dépit du fait qu’elle n’est plus ressemblante à celle qu’elle fut. Voici maintenant qu’à la suite d’une compression accidentelle, elle devient carrée et, par conséquent, inutilisable pour le billard. Elle n’est plus cette boule de billard faute d’être restée une boule de billard. En étant dépossédée de sa seconde nature, qui fait dire de lui ce qu’il est, un artefact perd son identité numérique. Mon bateau n’est plus ce bateau particulier qui fut mien si, après que je l’ai vendu à mon voisin, il le munit de roues et en use comme d’une roulotte avec laquelle il arpente les routes à la façon dont, hier, mon bateau arpentait les mers. Pour savoir si un artefact dont on change peu à peu les éléments constitutifs est bien resté cet artefact qu’il était et non un autre, il nous faut donc, avant toute investigation à la Sherlock Holmes, vérifier qu’il est resté l’artefact d’une certaine sorte qu’il était. Pour reconnaître ce bateau, je suis dans l’obligation préalable de savoir si c’est toujours un bateau. Or comment pourrions-nous manquer de savoir ce qu’est un artefact, et donc si un artefact continue d’appartenir à la même espèce d’artefacts, fût-ce au prix de la consultation d’un spécialiste dans les cas épineux, puisque les artefacts sont de notre fait ? C’est nous qui les faisons advenir à l’existence en tant qu’ils sont ce qu’ils sont, des bateaux ou des roulottes, des voies navigables et non des routes nationales, des pelles à neige et pas des fourches, en leur consignant une fonction qui détermine leur statut et, par conséquent, leur identité spécifique, la sorte de choses qu’ils sont. Il s’ensuit que nous devons forcément – semble-t-il – en posséder le concept. Se pourrait-il vraiment qu’un architecte maritime, un charpentier de marine, un armateur, un marin professionnel ou, simplement, un passager embarqué ne maîtrisent pas le concept de bateau ? Posséder le concept de bateau, ou de quelque artefact que ce soit, c’est, en théorie, connaître les conditions d’appartenance d’un objet à la classe des bateaux. C’est donc être à même de tracer la frontière entre ce qui est un bateau, une pirogue ou un paquebot de ligne, et ce qui n’en est pas encore un, tronc flottant, ou ce qui n’en est plus un, épave gisant sur la grève. Dans la mesure où l’on sait ce qu’est un bateau, il semble que l’on doive nécessairement savoir distinguer non seulement un bateau de ce qui n’en est pas un mais un bateau d’un autre bateau. C’est donc savoir quand il y . J’emprunte cet exemple à Derek Parfit (1984) et la formule à Stéphane Ferret (1996). Sur le fait que l’identité numérique d’une chose, ou d’un être, consiste dans sa coïncidence avec lui-même sous un concept de sorte, ou « sortal », voir David Wiggins (1980). L’application de ce critère d’identité « sortale » aux artefacts est examinée en détail par Eli Hirsch (1982).
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en a un et quand il y en a deux, c’est-à-dire savoir les compter. Or savoir compter des bateaux implique d’être apte à dire ce que c’est qu’être un spécimen de bateau et, par conséquent, d’être capable d’énoncer ce en vertu de quoi un bateau reste numériquement identique à lui-même. Comment diable un amiral en chef pourrait-il compter, d’une année à l’autre, voire d’une manœuvre maritime à l’autre, les bâtiments de sa flotte s’il ignorait les conditions d’existence continuée d’un croiseur ou d’un porte-avions nucléaire ? Or, force est de constater que cette ignorance est réelle. Nos artefacts nous échappent, y compris conceptuellement ! Une énigme célèbre en administre la preuve. Justement elle met en scène un bateau mais rien n’empêche, en principe, de remplacer ce bateau, qui a ses lettres de noblesse philosophique, par n’importe quel artefact ayant encouru un changement progressif de composition. Le problème formulé s’applique donc à une situation d’une consternante banalité ; il s’offre virtuellement, chaque jour, à notre entendement. L’énigme en question est celle, bien connue, du bateau de Thésée. Plutarque en livra la première version10. Les Athéniens, écrit-il, conservèrent longtemps, amarré à quai, le navire sur lequel Thésée avait parcouru la mer Égée, en ôtant progressivement les vieilles pièces de bois, à mesure qu’elles pourrissaient, et en les remplaçant par des charpentes neuves. À la fin, étaitce encore le même bateau ? Certains soutenaient que oui, d’autres que non. La question débattue par les Grecs fut reformulée en 1655, de manière singulièrement frappante, par Thomas Hobbes dans son De Corpore. À supposer, écrit Hobbes en substance11, qu’un ouvrier athénien ait conservé les vieilles planches, celles continuellement remplacées par de nouvelles, pour les réassembler ensuite exactement dans le même ordre, on se trouverait alors face à deux bateaux. Il y aurait, ici, le bateau inlassablement rafistolé et, à la fin, refait à neuf du point de vue des pièces qui le constituent. Il y aurait, là, le bateau réassemblé avec les pièces d’origine. Lequel des deux est le « véritable » bateau de Thésée ? Dans lequel ce dernier a-t-il continué son existence et, par là, maintenu son identité numérique, sachant qu’avancer qu’il y aurait deux bateaux, numériquement un et le même, reviendrait à commettre une violation flagrante du principe logique d’identité, au cœur de notre schème conceptuel d’objets, lequel interdit de voir double ? À cette énigme, plusieurs solutions ont été proposées, aussi subtilement argumentées les unes que les autres12. On se contentera ici de les évoquer 10. Plutarque (2001 : 76). Je ne cite pas exactement la traduction d’Anne-Marie Ozanam. 11. Je me réfère ici à la traduction qu’en livre Stéphane Ferret, op. cit. : 108. 12. Pour avoir une idée de la diversité des réponses possibles, on consultera l’ouvrage de Ferret qui argumente en faveur d’une conception réaliste de l’identité : l’identité d’un particulier est déterminée tout au long de sa carrière temporelle, quand bien même se
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sommairement afin d’illustrer l’ampleur du désaccord régnant au sein de la communauté des « experts », qui est celle des métaphysiciens. Il paraît témoigner du fait que l’identité dans le temps d’un artefact est, au bout du compte, hors d’atteinte de l’esprit humain, bien qu’il soit – plus vraisemblablement parce qu’il est – l’inventeur des artefacts. On écartera, d’un revers de main, l’idée absurde selon laquelle, dès la première planche remplacée, le bateau de Thésée ne serait plus ce bateau qu’il a été pour cause de cessation d’existence en tant qu’un et le même. Un crayon qui perd sa mine, une auto sa plaque d’immatriculation, un pigeon une plume, un arbre ses feuilles en hiver, un homme ses dents cesseraientils d’être ceux qu’ils étaient ? L’identité n’est pas affaire de ressemblance ; il faut souvent, au contraire, qu’êtres et choses changent, en vieillissant par exemple, pour qu’ils puissent être dits rester les mêmes. Plus sérieusement, donc, on est enclin à soutenir que l’un des deux bateaux est bien dépositaire de l’identité numérique du bateau de Thésée en fonction du principe selon lequel il n’y aurait pas d’entité sans identité. Si le bateau de Thésée a maintenu son existence, c’est forcément en tant que lui-même et non en tant qu’un autre. Certains partisans de cette thèse, qui fonctionne au couperet du tout ou rien puisqu’une chose existante ne saurait être dite exister en étant plus ou moins (à 73 %, par exemple) identique à elle-même, élisent le bateau inlassablement rénové au nom de l’argument de la continuité spatio-temporelle. Son trajet dans l’espace-temps n’a pas subi d’interruption au contraire du bateau reconstitué avec les pièces d’origine. En effet, entre le moment où le bateau de Thésée était sans conteste lui-même et l’instant où il a été reconstitué avec les pièces d’origine, le bateau de Thésée aurait vécu à la façon du couteau de Lichtenberg, sans lame ni manche. D’autres, pourtant, optent en faveur du bateau reconstitué avec les pièces d’origine, en faisant valoir l’argument de l’identité des substances matérielles qui le composent. Il nous semble, en effet, qu’est essentielle la relation entre ce qu’est un artefact et ce dont il est constitué, entre sa première nature, « physique », et sa seconde nature, fonctionnelle. J’achète un couteau ; j’en change la lame quelque temps après puis le manche un peu plus tard ; irais-je soutenir que c’est toujours le même couteau ? Mais s’il était fait de mille éléments, remplacés un à un en soixante-sept ans, à la façon des cellules d’un corps humain ? Comment trancher entre les deux candidats à la succession du « véritable » bateau de Thésée dans la mesure où les arguments en faveur de chacune des deux entités, fondés sur des critères alternatifs, présentent une vulnérabilité évidente ? révélerait-elle indéterminable ; pour être stipulée, et donc nominale ou conceptuelle à la différence, selon Ferret, d’un particulier « biologique », l’identité d’un artefact ne relève pas pour autant d’un jugement d’attribution arbitraire.
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On peut alors introduire la notion controversée d’identité relative et proposer que le « véritable » bateau de Thésée soit le premier, eu égard à ses propriétés spatio-temporelles et le second, eu égard à ses propriétés de composition. Cette solution va à l’encontre de l’idée selon laquelle si deux choses sont identiques entre elles, cela signifie qu’elles partagent l’intégralité de leurs propriétés, y compris relationnelles. Elle implique, par ailleurs, de substituer à notre concept unitaire de bateau deux concepts distincts, celui de bateau-forme persistante et celui de bateau-totalité faite de parties. Un amiral désireux de compter les bâtiments de sa flotte éprouverait, pour le coup, de sérieux embarras : comment additionner ? On peut, enfin, proposer la solution suivante à l’énigme, assez profondément contre-intuitive. Notre incapacité à dire lequel des deux bateaux est le « véritable » bateau de Thésée ne tient pas à notre insuffisante maîtrise du concept de bateau, liée à notre ignorance des conditions d’existence continuée d’un même bateau, ou à son caractère excessivement tolérant13. Elle tient à ce qui serait un fait, à savoir que l’identité d’un bateau plongé dans cet état de choses est moins indéterminable, avec les moyens humains du bord, que bel et bien indéterminée. Il n’y aurait pas de réponse à la question faute, comme dit la langue anglaise, de « matter of fact ». Certains objets seraient intrinsèquement vagues, d’où il résulterait que nos jugements d’identité à leur égard ne seraient pas vrais ou faux mais ni vrais ni faux.
« Qu’est-ce que c’est ? » On abandonnera au métaphysicien le soin d’évaluer les mérites respectifs de la thèse selon laquelle l’identité des artefacts, et de bien d’autres choses encore14, serait indéterminable et de celle professant qu’elle serait bien plutôt indéterminée. Indéterminable ou indéterminée, l’identité des artefacts est, en tout cas, nominale ou conceptuelle puisque dépendant de ce que nous en disons et pensons. Elle est moins logée en eux, faute d’autres propriétés intrinsèques à découvrir que celles de sa nature physique, que déposée dans nos mots et nos concepts à leur sujet, dont la portée est souvent, elle, à 13. Le prédicat « être un bateau », ou être quelque artefact que ce soit, serait aussi constitutivement dénué de précision que les prédicats « être grand », « être vieux » ou « être beau ». 14. Ainsi en est-il, par exemple, de l’identité d’une montagne, qui n’est pourtant pas un artefact et existe de manière « brute », puisque nous sommes bien incapables, malgré tout notre savoir en géographie physique, de dire si un col traverse une montagne ou sépare deux montagnes. Or, comme le rappelle Quine, cela fait justement toute la différence entre une et deux montagnes. Le prédicat « être une montagne » serait-il aussi vague que le prédicat « être un bateau » ? On n’ose poursuivre sur cette pente glissante !
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« découvrir ». Un bateau n’est pas un bateau comme de l’eau est, ici ou là, H2O ou comme un chat est un chat, au Siam ou en Abyssinie. L’attribution d’une identité spécifique à un artefact est donc le produit d’une convention, d’un accord entre pairs. Cela ne veut pas dire que l’identité spécifique d’un artefact, c’est-à-dire l’espèce « naturelle » dans laquelle nous trouvons naturel de le ranger, soit purement conventionnelle ; elle n’est pas davantage arbitraire. Qu’elle ne soit pas pur produit d’opinion est une évidence : songeons au triste destin des membres d’une communauté humaine assignant la fonction de bateau à des rochers ou celle de friandise à des poisons violents ! Qu’elle ne soit pas arbitraire relève aussi d’une évidence. Admettons, un instant, qu’elle le soit. Notre monde d’artefacts fluctuerait au gré de nos procédures conceptuelles ; il serait un kaléidoscope. Comment, dans cette hypothèse, les hommes parviendraient-ils à s’entendre sur ce que sont leurs artefacts et à les reconnaître aussi bien que l’on vise des cibles dans un stand de tir ? Or on constate, premièrement, qu’à l’intérieur d’un même univers de culture les hommes s’accordent sans peine sur l’identité de leurs artefacts, ne serait-ce que pour mieux s’empoigner à leur sujet. Les écologistes et Électricité de France ne divergent pas sur ce qui fait qu’une centrale nucléaire est et reste une centrale nucléaire, si rafistolée soit-elle, ni donc sur leur nombre exact. Par ailleurs, la circulation des artefacts, attestée dès les débuts de l’humanité, prouve, s’il en était besoin, que l’identité des artefacts étrangers à une culture ne reste pas longtemps un mystère pour les hommes d’une autre culture, quitte à les ranger, comme le font les préhistoriens, dans la catégorie des curiosa. Et, deuxièmement, ici comme ailleurs, les hommes pénètrent chaque matin dans un monde d’artefacts quitté la veille sans éprouver le sentiment qu’ils ont changé de monde. Aucun historien ni aucun anthropologue n’a jamais décrit, à notre connaissance, une société ayant à l’égard de ses artefacts des attitudes conformes aux vues d’Héraclite. Professer l’héraclitéisme est une chose, se comporter en conséquence en est une autre. Nos artefacts ne sont pas, pour nous, des mutants. Une bonne preuve en est l’existence de l’archéologie, fort contagieuse au demeurant puisque chaque peuple entend exhiber les traces matérielles de sa continuité sous la forme d’objets à l’existence continuée. J’ai avancé plus haut l’idée qu’il existe une certaine proximité entre le problème consistant à savoir si un artefact changeant graduellement de composition reste cet artefact qu’il était et celui consistant à établir si un artefact changeant de fonction devient, ou non, un autre artefact. Il faut, pour s’en apercevoir, déserter le terrain de l’ontologie « fondamentale », où ce qui compte est de cerner le fondement du fait qu’une chose est et reste la même, pour occuper celui de l’ontologie « appliquée », où ce qui importe est de comprendre comment des hommes décident qu’une chose est et reste
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la même. Il s’avère impossible de déterminer, en bonne raison métaphysicienne, lequel des deux bateaux est le même que le bateau de Thésée. Qu’en est-il si l’on demande à des hommes, nullement « experts » mais dûment concernés, lequel est, selon eux, l’authentique bateau de Thésée ? Ils trouvent des réponses et nous comprenons ces réponses au quart de tour. C’est ici qu’intervient le problème du changement de fonction des artefacts car c’est ici que pèse, de tout son poids, la capacité humaine à faire signifier à un artefact autre chose que ce à quoi il sert, autre chose que ce pour quoi il est advenu à l’existence. La fonction symbolique est pratique, au moins dans un premier temps. Elle est utilisée, en effet, pour « marquer » les artefacts qui, du coup, pour appartenir à la même sorte d’artefacts, cessent d’être spécifiquement identiques les uns aux autres. Grâce à elle, un bateau n’en vaut pas un autre, y compris dans un cas aussi précis que celui d’une galiote à dix-neuf rangs de rameurs. Même ce bateau, dont l’identité dans le temps paraît impossible à déterminer, trouve son « continuant » sans difficulté apparente. Dans le cadre d’une ontologie « appliquée », il convient, en somme, de rechercher dans les « sortes » d’hommes, non seulement l’origine du tri des artefacts en sortes, mais également la solution du mystère en lequel peut consister l’identité numérique des spécimens de chaque sorte. Retournons au bateau de Thésée et livrons-nous à quelques expériences imaginaires dont chacun peut trouver l’équivalent dans l’existence quotidienne15. Supposons, en premier lieu, que se tienne une vente aux enchères des deux bateaux, celui inlassablement rénové et celui reconstitué avec les pièces d’origine. On s’y presse ; c’est un événement puisque, les deux candidats étant exposés, le « véritable » bateau de Thésée est, sans doute possible, proposé à acquisition. Lequel est-ce ? Aux enchérisseurs d’en juger ! Voici que se présente un César Birotteau des temps modernes dont le rêve est de se montrer sur le pont du véritable bateau de Thésée dans un port à la mode. Il choisit, sans surprise, le bateau inlassablement rénové. Il y ajoutera un peu d’or massif sans que cela altère à ses yeux, ni aux nôtres, l’identité de la 15. Les exemples proposés ici sont très librement adaptés d’expériences de pensée forgées par David Wiggins (op.cit. : 93-94), Brian Smart (1972) et (1973), Francis W. Dauer (1972), Theodore Scaltsas (1980). Il va de soi que l’examen des assignations « ordinaires » d’identité ne constitue en rien un chapitre de métaphysique, sinon peut-être descriptive au sens où il s’agit de comprendre les intuitions humaines. En revanche, je ne crois pas qu’il existe entre ontologie « fondamentale » et « appliquée » la distance dont parle Wiggins. L’idée, en particulier, selon laquelle ces assignations d’identité, supposées être gouvernées par l’intérêt, point de vue déjà anthropologiquement contestable, ne sont pas pertinentes eu égard à la philosophie de l’identité me semble sujette à caution. La meilleure preuve en est que les philosophes utilisent ces assignations d’identité pour critiquer des arguments ontologiques.
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galiote d’origine. Voici maintenant un autre acheteur, amateur d’authentiques antiquités, qui s’est juré d’installer dans le parc de son château-musée californien le véritable bateau de Thésée. Il sélectionne, sans qu’on s’en étonne, le bateau reconstitué avec les pièces d’origine. On suggère à cet homme d’effacer à la brosse métallique un minuscule défaut dû à l’âge. Il refuse avec la dernière énergie. Qu’on ne touche surtout à rien ; et nous l’applaudissons ! Chacun des acheteurs a résolu l’énigme à sa façon, contraire à celle de l’autre. Possèdent-ils le même concept de bateau ? Assurément oui, et aussi imparfaitement dans les deux cas ! Possèdent-ils le même concept de véritable bateau de Thésée ? Incontestablement oui, car c’est la raison pour laquelle chacun a élu un bateau… différent. Ce n’est pas seulement parce qu’il serait en état de marche que notre César Birotteau a fait le choix du premier ; s’il ne s’était agi que de cela, le Phocéa eût fait l’affaire ! Quant au second acheteur, épris de reliques archéologiques, il n’est aucunement indifférent au fait qu’il s’agisse d’un bateau puisque, si le véritable bateau de Thésée n’était pas un bateau, il ne serait pas le bateau de Thésée ! On tirera de cette expérience imaginaire deux conclusions fort provisoires. La première est la suivante. Posée dans le cadre d’une ontologie « fondamentale », l’identité du véritable bateau de Thésée est une énigme parce qu’elle est l’illustration d’un conflit de critères d’identité. Or des hommes, mis en situation de passer sans le savoir une épreuve d’ontologie « appliquée », résolvent l’énigme. Ils y parviennent en injectant une nouvelle fonction dans l’artefact : une fonction symbolique ou signifiante. César Birotteau impose à l’artefact « bateau » une fonction d’objet de prestige, pour dire vite. Quant à l’amateur d’authentiques antiquités, il lui consigne la fonction d’objet archéologique. Un bateau n’est pas, toujours, seulement, un bateau ; cela permet, parfois, de sortir sans effort d’un puzzle ontologique. La seconde conclusion est celle-ci : cette disposition des artefacts à « vouloir dire » autre chose que ce qu’ils servent à faire pose un nouveau problème qui est celui, précisément, des artefacts changeant de fonction. Deviennentils, pour nous, d’autres choses que celles qu’elles étaient ? Doit-on considérer que la vente aux enchères met en scène un artefact, dont la référence serait distribuée dans trois spécimens différents dont deux physiquement présents, ou trois artefacts de trois sortes différentes en vertu de propriétés fonctionnelles distinctes ? Pour en décider, il semble, hélas, que l’unique solution soit d’examiner ce que des hommes en disent ou en pensent. Se pourrait-il qu’ici des hommes, en réponse à la question « qu’est-ce que c’est ? », confirment le choix opéré par César Birotteau ou celui effectué par le collectionneur californien en énonçant que « c’est un objet de prestige » ou que « c’est un objet archéologique » avec le sentiment d’objectivité que nous éprouvons en répondant
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à quelqu’un qui, par miracle, n’aurait jamais vu un bateau et demanderait « qu’est-ce ce que c’est ? » que « c’est un bateau » ? On en doute. Il y a, au moins, deux raisons à cela, mises en évidence tant par la philosophie que par la psychologie. D’abord, il semble que nos concepts de sorte, du type « bateau », s’appliquent tout au long de l’existence des artefacts, assez bien encadrée par notre entendement ordinaire, depuis leur naissance jusqu’à leur décès par changement de sorte, transformation du bateau en roulotte ou, plus vraisemblablement, en épave. Ce n’est pas le cas des concepts du type « objet de prestige » ou « objet archéologique ». Au début de sa vie, par exemple, une amphore n’est pas l’objet archéologique qu’elle est devenue ; et quand l’est-elle devenue au juste ? Ensuite les concepts d’artefacts du type « bateau » présentent la propriété, nullement intrinsèque aux choses, de renvoyer à des collections d’objets qu’il nous paraît naturel, intuitivement du moins, de regrouper ensemble. Si différents soient une pirogue à balancier et un porte-avions, notre esprit est disposé, ou entraîné, à détecter une certaine affinité entre eux, tenant à la possession d’au moins un attribut partagé et saillant. Ce n’est pas le cas, par exemple, de la classe des objets de prestige. Ici, comme ailleurs, elle consiste en un fourre-tout, en un capharnaüm. Quelle affinité présentent, chez nous, un bijou, une Mercedes et un hôtel particulier ? L’adversaire le plus résolu de l’économie de marché ne mobilise pas le concept de marchandise en guise de concept de sorte dans sa vie de tous les jours et je ne reviens pas d’une promenade en ville en disant que j’ai trouvé trois occasions. Toutefois, prenons-y garde : nos concepts de sorte, au moyen desquels nous répondons à la question « qu’est-ce que c’est ? », sont historiques. Ils naissent, comme les artefacts ; ils arrivent sur le marché, comme les artefacts. Notre concept de voiture est postérieur à celui de chariot. Et force est de constater qu’il existe, par exemple, des commerces d’antiquités dans lesquels voisinent des objets de sortes parfaitement hétéroclites, des salières et des fauteuils, des livres anciens et des archets de violon. Le concept d’antiquité serait-il en voie de devenir un concept de sorte ? On hésite tout de même à le pronostiquer. Imaginons maintenant, pour continuer dans la même veine, qu’une municipalité, nommée Théséeville, décide de promouvoir le bateau primitif, celui qui est donc inlassablement réparé, en objet patrimonial. Bien que partiellement, voire même entièrement – qui sait ? – rénové, c’est celui qui date du temps de Demetrios de Phalère. Il devient un monument ; on l’inscrit dans les lieux de mémoire du pays dont Théséeville est la capitale. (Oublions, pour les besoins de la cause, qu’il puisse s’agir de la Grèce et d’Athènes.) Voici qu’un riche anglais, Lord Elfizz, nourrit le projet de s’offrir en catimini le vénérable trésor. Il soudoie des ouvriers locaux qui procèdent, chaque nuit, pendant des mois ou des années, au remplacement des planches d’origine
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(ou non) et qui, tout aussi clandestinement, ainsi que Hobbes l’avait imaginé, reconstituent peu à peu, dans un hangar de banlieue, le bateau avec les pièces d’origine (ou non). L’opération enfin terminée, Lord Elfizz organise le transfert, par voie de contrebande, de la galiote réassemblée. La situation est donc la suivante : le mausolée de Théséeville abrite le bateau rénové – entièrement, pour le coup – tandis que, dans son manoir de Belgravia, Lord Elfizz contemple sans s’en lasser le bateau de Thésée reconstitué avec les pièces d’origine (ou non). Tout se passe, si j’ose dire, pour le mieux. Le bateau rénové remplit, à plein, à Théséeville sa fonction d’objet de mémoire ou de symbole national ; les assureurs ont d’ailleurs formellement interdit qu’on le mette à l’eau. Le bateau réassemblé fonctionne esthétiquement au seul bénéfice visuel de Lord Elfizz. Au moins Lord Elgin avait-il fini par céder, quinze ans après, au British Museum les frises du Parthénon dont il avait spolié la Grèce en les achetant. Pourtant, un jour, cela s’ébruite. Théséeville apprend ce qui s’est passé. Quel scandale ! On s’indigne, on manifeste. Des ethnologues en mission à Théséeville évoquent une crispation identitaire. La population de la ville, édiles en tête, exige le retour immédiat du véritable bateau de Thésée et la police parvient de justesse à empêcher des étudiants de brûler les planches de ce qui n’est plus, de l’avis unanime, qu’un faux grossier. Les archéo logues consultés sont bien d’avis que l’antiquité, au moins relative, se trouve à Londres et non à Théséeville. Lord Elfizz est le seul à affirmer, à la suggestion d’un philosophe de ses amis, que le véritable bateau de Thésée est toujours à Théséeville, en vertu de l’argument fondé sur les propriétés spatio-temporelles des particuliers, et à soutenir, par conséquent, que les éléments rentrant dans la composition de la galiote ne sauraient constituer son principe d’individuation. À supposer, en effet, proclame-t-il avec un cynisme jugé révoltant, que l’identité d’une chose ou d’un être réside dans les parties qui le constituent, vous ne sauriez me poursuivre ! Entre le moment où j’ai commis cette innocente substitution, et celui où elle a été constatée, tient-il à préciser, j’ai cessé d’être le même homme, fait des mêmes cellules et dans lequel coule le même sang. D’ailleurs, ajoute-t-il, j’ai subi entretemps une transplantation d’organe, mon bras droit est une prothèse et j’ai effectué une psychanalyse… On peut tirer de cette histoire qui, bien qu’imaginaire, n’est pas à dormir debout, les mêmes conclusions provisoires que de la précédente et se poser, à son propos, les mêmes questions d’ontologie « appliquée ». Théséeville a résolu, sans le moindre état d’âme, l’énigme du véritable bateau de Thésée. Sa population, unanime, a rejeté l’argument d’ontologie « fondamentale » suggéré, pour sa défense, à Lord Elfizz. Ce dernier, pour sa part, avait également tranché, dès le départ, sans avoir eu l’idée de renouer avec les études philosophiques. Si les deux parties ont trouvé aussi aisément une solution
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au puzzle, la même ce coup-ci, c’est au prix d’un changement manifeste de fonction consigné à l’artefact. À la propriété fondamentale et instituante d’un bateau, qui est celle d’aller sur l’eau, Théséeville a superposé, ou substitué, celle d’être un objet de mémoire, un symbole national. Dans le manoir de Belgravia, et bientôt au British Museum, le bateau a acquis celle d’être un objet d’art antique (ou moins antique qu’il n’en a l’air). L’artefact est-il sorti, dans les deux cas, de la sorte de choses qu’il était pour rentrer définitivement dans une autre sorte ? On remarquera, maintenant, que normalement un changement de sorte signe l’arrêt de mort de l’artefact. Si un bateau est commué en roulotte, à la façon de la femme de Loth transformée en statut de sel, l’hésitation n’est pas de mise. Il a changé de sorte ; il n’est plus un bateau. Si un bateau cesse de voguer et pourrit à quai en attendant de couler, il reste à nos yeux otage de sa sorte jusqu’au jour où, démembré, il s’éparpille au fil de l’eau en pièces détachées. Il était un bateau, sans plus pourtant servir de bateau ; il est devenu une épave. Une masure à l’abandon reste une maison ; un fragment de ruine branlant est une ruine. Si un bateau est promu, comme à Théséeville, objet de mémoire, planté sur un socle au beau milieu d’un carrefour, ou bien œuvre d’art installée au bas du grand escalier d’un musée, le doute est autorisé. D’un côté, c’est parce qu’il est, ou était, bateau, qu’on se bat pour récupérer l’objet patrimonial à Théséeville ou qu’on l’expose dans un musée londonien. De l’autre, son fonctionnement n’est plus le fonctionnement de l’artefact d’origine. Un fonctionnement commémoratif ou esthétique n’est assurément pas un fonctionnement de bateau. Revenons pour terminer, et sur une note embarrassée, au test que nous proposions en guise de conclusion provisoire à notre histoire de la vente aux enchères des deux bateaux, à savoir imaginer les réponses possibles à la question « qu’est-ce que c’est ? ». S’agissant maintenant du conflit entre Théséeville et Lord Elfizz, conflit pratique et non théorique puisque les adversaires s’entendent, cette fois-ci, sur l’identité du véritable bateau de Thésée, une identité compositionnelle, je ne suis pas sûr que la réponse d’hommes sollicités pour cette occasion serait la même dans le cas de l’objet de mémoire et dans celui de l’objet d’art. Tout se passe comme si, chez nous, les fonctionnements d’artefacts n’étaient pas placés à égalité du point de vue de leur valeur en tant que symptômes ontologiques. Seule, en effet, l’acquisition par un artefact d’un fonctionnement esthétique paraît consacrer un « vrai » et définitif changement de sorte. L’entrée d’un artefact dans la classe des objets d’art, fût-ce par un chemin détourné, semble sceller sa sortie de sa classe initiale. Bref les musées d’art détiendraient, chez nous, un pouvoir de métamorphose mieux établi que les commerces. Jugeons-en intuitivement.
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Pour dire vite, et simplifier beaucoup, les objets à fonctionnement commémoratif s’apparentent, d’une certaine manière, aux souvenirs dont les voyageurs font l’emplette afin de baliser leur mémoire autobiographique. Ils sont aussi des nœuds dans un mouchoir. De même qu’il existe dans nos villes des magasins d’antiquités, proposant des objets de sortes diverses et variées, l’on trouve un peu partout, désormais, des boutiques de souvenirs qui sont, chacune, un bric-à-brac de sortes. Irait-on dire que les souvenirs constituent une sorte de choses, réduites à un commun dénominateur par nos usages et dont l’appartenance initiale à des sortes distinctes serait comme effacée ? Un commerçant, actionné par la fameuse main invisible, a-t-il la capacité de commuer une pipe, par exemple, en souvenir ? Et moi, qui ne fume pas la pipe, qu’est-ce que je lui achète, une pipe ou un souvenir ? Passons maintenant aux objets d’art, ces objets dont le fonctionnement est, ou doit être, esthétique. Les musées d’art abondent, sans que nous sachions très bien où ils commencent ni à partir de quelle salle ils sont à coup sûr musées d’art ; c’est souvent une question de date et de lieu d’origine des objets exposés. Et les musées sont, eux-mêmes, des artefacts n’existant que pour autant que des hommes croient collectivement qu’ils existent en vertu de leur fonction instituante qui est d’exposer au regard des objets d’art. On subodore dans cette relation entre musées d’art et objets d’art un rien de circularité ! Ils exposent, en fait, des choses aussi hétérogènes entre elles que le sont des antiquités commerciales ou des souvenirs, choses que les musées, d’ailleurs, ne dédaignent pas de vendre à la sortie. Les objets d’art n’ont en commun entre eux que de fonctionner, ou de devoir fonctionner, esthétiquement. Or, dans leur cas, il semble qu’ils constituent, pour nous, une sorte de choses assez bien unifiée. Derrière la multiplicité et l’hétérogénéité de leurs sortes, nous tendons à discerner une propriété partagée qui recouvrirait leurs propriétés initiales, physiques bien sûr mais aussi fonctionnelles. En raison de la détention de cette propriété, les objets d’art nous paraissent former une espèce d’objets dans laquelle, par exemple, nous trouvons naturel de faire entrer, outre évidemment des tableaux ou des statues, des choses aussi diverses, par ordre alphabétique, que des aiguières, des appliques, des bijoux, des boîtes de conserve, des brûle-parfums, des casques, des cloches, des crânes de cervidé gravés, des cuillers, des cuves, des dés, des éventails, des flûtes, des gardes de sabre, des gourdes, des graffitis, des inscriptions, des masques, des miroirs, des monnaies, des morceaux de portique, des pierres à encre, des robes, une roue de bicyclette sur tabouret, des sacs-poubelles bien remplis, des sarcophages, des sceaux, des strigiles, des tapis, des théières ou des verseuses. Est-ce d’ailleurs un hasard si les artefacts sont, ici, communément divisés en deux grandes classes seulement, les artefacts techniques et les artefacts esthétiques ?
Être un artefact
Le concept d’objet d’art semble avoir acquis, chez nous, le statut de concept de sorte, ou de super-sorte, et le terme d’objet d’art celui de terme général, quasiment concret même appliqué à une abstraction, bien que, à l’évidence, la propriété d’être esthétique ne se distribue pas dans des objets comme celle d’être un outil. On jurerait presque, à la suite des assureurs et des notaires, qu’il est possible de compter les objets d’art ! De là vient peut-être qu’à nos yeux la pelle à neige de Duchamp soit moins restée une pelle à neige que le souvenir, acheté dans un magasin de souvenirs, n’est demeuré la pipe qu’il était. Il subsiste, si je puis dire, davantage de pipe dans le souvenir que de pelle à neige dans celle de Duchamp. Comment expliquer ce singulier privilège attribué par nous à la fonction esthétique par rapport à tant d’autres fonctions signifiantes ? Les « experts » n’ont pas fini de s’affronter entre eux à ce sujet. Décidément les hommes ne sont pas au clair avec leurs artefacts.
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Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska James Clifford
Ils sont loin les jours où les anthropologues culturels pouvaient, sans être contredits, présenter « le point de vue autochtone » ; où les archéologues et les anthropologues physiques pouvaient fouiller des vestiges tribaux sans permis local ; où les linguistes collectaient des données sur les langues indigènes sans éprouver le besoin d’en rendre les résultats accessibles aux Autochtones. Aujourd’hui, les universitaires de l’extérieur se trouvent exclus de l’accès aux sites de recherche, se heurtant depuis peu (ou sous une autre forme) à la suspicion publique. Effectivement, l’« anthropologue » – défini au sens large, presque stéréotypé – est devenu l’alter ego en négatif du discours autochtone contemporain, celui qui symbolise la quintessence de l’autorité coloniale, intrusive et arrogante. L’histoire des relations des anthropologues avec les communautés locales comprend de nombreux exemples de manque de sensibilité dans la collecte des données et des artefacts. Ces pratiques, s’ajoutant aux principes de l’autorité scientifique, sont perçues comme un mode de domination coloniale provenant d’un déséquilibre structurel du pouvoir. Tel que le documentent amplement des ouvrages comme Skull Wars de David Hurst Thomas (2000), ce ressentiment est souvent justifié. En même temps, les condamnations définitives des anthropologues (ou les blagues à leurs dépens) par les peuples autochtones se combinent souvent à des appréciations généreuses pour les Ce texte est une version abrégée et remaniée de l’article paru en anglais sous le titre : « Looking Several Ways: Anthropology and Native Heritage in Alaska », Current Anthropology, 45, 1, 2004 : 5-30, traduit par Anne-Hélène Kerbiriou (Célat, Université Laval). Dans cette version française, nous n’avons conservé que l’argumentaire concernant le projet Looking Both Ways. Dans la deuxième partie de l’article paru dans Current Anthropology, nous avons juxtaposé ce projet à d’autres expositions patrimoniales et d’autres publications qui ont correspondu aux changements de situation des Autochtones en Alaska. . Restriction faite, bien sûr, du chapitre 4 de l’ouvrage de Vine Deloria Jr., Custer Died for Your Sins (1969) – ce titre étant emprunté à un album de Floyd Westerman où se trouve ce mot sardonique : « Here come the Anthros. » Voir aussi Haunani-Kay Trask (1991), Linda Tuhiwai Smith (1999) et, pour l’humour, Phil Hughte (1994).
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individus dont le travail a été fondé sur la réciprocité, le respect et la coopération (voir par exemple Deloria 1997 : 210, Hereniko 2000 : 90). Les écrits anthropologiques se trouvent fréquemment réappropriés par le discours autochtone et invoqués dans le renouveau des traditions. En fait, l’héritage de la recherche scientifique effectuée dans des situations coloniales est ambigu et ouvert. Aux Vanuatu (Nouvelles-Hébrides), à Malekula, les recherches d’A. B. Deacon dans les années 1920 ont été recyclées dans les discours contemporains des kastom (Larcom 1982, Curtis 2003). En Californie, l’anthropologie et la linguistique « de sauvetage », dans la lignée d’A. L. Kroeber et Mary Haas à Berkeley, constituent une ressource inestimable pour les activités patrimoniales tribales. Si, aujourd’hui, on condamne Kroeber pour avoir froidement expédié le cerveau d’Ishi dans les collections du Smithsonian d’Aleš Hrdlicka ou pour avoir, dans son ouvrage d’autorité, Handbook of the Indians of California (1925), annoncé l’extinction des tribus qui luttent à présent pour la reconnaissance, les aînés Yurok se souviennent cependant de lui avec gratitude, pour la loyauté de son amitié et parce qu’il a recueilli un précieux savoir. Dans les années 1950, son plaidoyer en cour, exhaustif et soigneusement documenté, à l’appui des revendications autochtones, préfigure les rôles d’avocats que peuvent avoir les anthropo logues d’aujourd’hui (voir Buckley 1996 : 294-295, Field 1999). Cet héritage place les chercheurs contemporains – Autochtones, nonAutochtones, « gens de l’intérieur », « gens de l’extérieur », « halfies », « gens de la diaspora » – devant autant d’obstacles que d’opportunités. Les Field (1999) y voit une histoire sans fin « de complicités et de collaborations ». Puisqu’elle se trouve fondamentalement remaniée par la mobilisation politique des communautés autochtones, la recherche ne peut plus se justifier par des postulats de libre accès scientifique et de rapports interpersonnels. La norme tend de plus en plus à des accords contractuels explicites et à des réciprocités négociées. Par exemple, dans les Vanuatu de l’après indépendance, l’anthropologie et l’archéologie ont été formellement bannies pendant une décennie. Aujourd’hui, la recherche n’est autorisée que si les communautés hôtes le permettent et à la condition que le chercheur étranger collabore avec le filwoka local qui réalise le travail patrimonial pour le compte du Centre culturel des Vanuatu (Bolton 1999, Curtis 2003). Dans certains . Vine Deloria Jr. (p. 218-219) soutient que, pour les Amérindiens, l’évaluation de l’éthique et de l’intégrité personnelles prédominent de loin sur les qualifications professionnelles lorsqu’il s’agit de déterminer l’hospitalité et la coopération à la recherche. Cependant, insiste-t-il, l’existence d’amitiés individuelles et de réciprocités ne devrait pas être considérée comme la preuve que les relations de pouvoir structurel et le passif colonial ont été transcendés. . Les notes exhaustives de Kroeber pour ce témoignage se trouvent à la Bancroft Library.
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska
contextes, des anthropologues sont recrutés pour des litiges territoriaux, des archéologues pour des projets patrimoniaux au niveau local, des linguistes pour des réformes portant sur la langue. Ailleurs, le travail de terrain est interdit ou soumis à des restrictions qui l’entravent. Devant ces relations d’une nouvelle nature, politisées, certains universitaires regrettent parfois la perte de la « liberté scientifique » – en oubliant que c’était le pouvoir structurel qui garantissait libre accès et relative sécurité, en ignorant les nombreux compromis et les limites implicites qui ont toujours fait partie intégrante de la recherche de terrain. (De nombreux scientifiques s’autorisaient à enlever des restes humains des tombes des communautés autochtones, sans leur consentement. Si cela dépasse aujourd’hui les bornes professionnelles, c’est en raison de ces nouvelles contraintes éthiques et politiques sur la liberté scientifique.) La situation se durcit lorsque les intellectuels et les activistes autochtones se confrontent à l’autorité académique : l’actuel conflit portant sur « l’Ancien », ou « Homme de Kennewick », litige pour la propriété d’un très ancien squelette, constitue l’exemple célèbre d’un cas dans lequel des positions autochtones et scientifiques, qui étaient sur le point de se détendre, se sont affrontées en justice (Thomas 2000). Même lorsque les relations sont moins polarisées, il est clair à présent que les communautés locales doivent avoir le pouvoir de dire non, sans ambiguïté, en tant que pré-requis à la négociation de collaborations plus équitables et respectueuses. En pratique, la complexité coloniale des relations imbriquées et inachevées entre l’anthropologie et les communautés autochtones se trouve dénouée puis tissée à nouveau ; et même les critiques autochtones les plus sévères envers l’anthropologie reconnaissent le potentiel des alliances lorsqu’elles se basent sur les ressources partagées, le repositionnement des autorités autochtones et académiques et les relations de respect sincère. Ce texte se propose de sonder les possibilités et les limites du travail de collaboration en se basant sur une exposition récente de patrimoine autochtone dans le sud-ouest de l’Alaska : Looking Both Ways. J’analyse le projet des organisateurs, les conditions de sa production et sa réception principalement au moyen d’une lecture contextualisée de son remarquable catalogue, Looking Both Ways: Heritage and Identity of the Alutiiq People, dirigé par .
Vine Deloria Jr. (2000 : XVI) écrit, dans le contexte de l’affaire de Kennewick : « Néanmoins, dans la plupart des domaines, les universitaires et les Amérindiens ont travaillé pour découvrir le plus de restes possibles récemment exhumés. Beaucoup de progrès ont été réalisés lorsque les universitaires sont allés directement dans les tribus concernées ». Linda Tuhiwai Smith (1995 : 15, 17) argumente en faveur « de la réciprocité et du retour d’information » dans la variété des pratiques de recherches actuelles, qu’elles soient « biculturelles », « en partenariat », ou bien « multidisciplinaires ». Les Field (1999) discute des possibilités et des contraintes actuelles dans les alliances de recherche, en présentant d’utiles cas de figures complexes.
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Aron Crowell, Amy Steffian et Gordon Pullar (2001). J’ai pu voir cette exposition, en liaison avec un festival culturel alutiiq [Tamanta Katurlluta, 31 août 2002] lors de l’une de ses présentations locales. Le patrimoine est une tradition consciente d’elle-même, qualifié par FienupRiordan de « culture consciente » (2000 : 167), que l’on montre dans des contextes anciens ou nouveaux et que l’on revendique vis-à-vis d’expériences historiques de dépossession. Il répond à des demandes provenant à la fois de l’intérieur et de l’extérieur des communautés autochtones, mettant en relation de nouveaux pouvoirs et de nouveaux liens : les relations à la terre, entre les groupes locaux, avec l’État et avec les forces transnationales. Dans l’Alaska contemporain, des identifications « autochtones » ont trouvé l’appui des mouvements globaux et régionaux de résurgence culturelle et de contestation politique. Ils ont également été canalisés et intensifiés par des politiques d’État, en particulier par l’ANCSA (Alaska Native Claim Settlement Act) de 1971 et ses répercussions. Avec la promulgation de cette loi, pour la . Ce festival était organisé par des membres des communautés alutiiq de Nanwalek, Port Graham et Seldovia qui travaillaient étroitement avec le personnel du musée Pratt de Homer, en Alaska, où était présentée l’exposition. J’ai aussi brièvement visité le village de Nanwalek. Bien que mon point de vue sur le projet ait été grandement enrichi par ces rencontres, mon analyse reste essentiellement celle d’un visiteur, un consommateur et un critique de textes et de représentations publiques. Les nombreuses limites, et peut-être aussi quelques points forts, de cette position extérieure seront sans doute évidents. Le fait que je n’aie pu visiter le Musée et conservatoire archéologique alutiiq de Kodiak signifie qu’une dimension importante du récit demeure partielle. La conférence d’Aron Crowell, « Dynamics of Indigenous Collaboration in Alaska », prononcée à Berkeley au printemps 2002, avait piqué mon intérêt. Il m’a fait entrer plus tard dans les villages de Homer et de Nanwalek, et je l’en remercie particulièrement, de même que mes aimables hôtes de Nanwalek, James et Carol Kvasnikoff. Pour préparer cet essai, j’ai consulté Aron Crowell et Amy Steffian, principalement pour vérifier certains faits. Mes premières rédactions ont été soumises aux précieux commentaires de Gordon Pullar, Sven Haakanson Jr., Ann Fienup-Riordan, Nicholas Thomas et Anna Tsing. Le fait d’insister sur des points spécifiques et leurs interprétations sont, bien sûr, de ma responsabilité. . L’ANCSA constituait un compromis politique entre plusieurs programmes différents : l’activisme des revendications territoriales amérindiennes et une nouvelle coalition politique (la Fédération des Autochtones de l’Alaska), la nécessité de regrouper des corporations au niveau transnational pour construire un pipeline à travers l’État pour le pétrole récemment découvert à Prudhoe Bay, et le désir de l’État et du gouvernement fédéral d’articuler une nouvelle politique autochtone au moment de l’échec de la « période terminale » des années 1950 et 1960 – politique susceptible d’apaiser définitivement les revendications aborigènes en fournissant aux groupes autochtones une base d’appui dans le développement économique à l’intérieur d’un contexte capitaliste tout en évitant le bien-être social et les responsabilités de curatelle. La loi accordait 44 millions d’acres de terres et près d’un milliard de dollars à 13 regroupements autochtones régionaux et 205 regroupements de villages. Les sociétaires amérindiens éligibles devaient justifier de 25 % de sang autochtone (blood quantum) et la participation se limitait aux individus
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska
première fois peut-être, il était payant d’être autochtone. Les mouvements pour les revendications territoriales des années 1960 et la formation de la Fédération des Autochtones de l’Alaska (Alaska Federation of Natives, AFN) ont permis de mettre en œuvre une politique d’autodétermination basée sur des alliances pan-alaskiennes. Alimentées par des connexions « circum polaires » et du « Quatrième monde » qui allaient se renforçant, des identifications « tribales » ou « nationales » à grande échelle ont émergé, nourrissant encore plus d’affiliations villageoises ou de parenté. La conservation et la performance patrimoniales ont fait partie intégrante de ces changements dans les articulations autochtones. Cela a fini par produire des notions plus formellement articulées de la « culture » ou de la « tradition » sur une conscience de soi autochtone en pleine évolution. Par exemple, les gens qui maintenant se nomment « Alutiiq » (et parfois aussi « Sugpiaq ») se dispersent entre les villages et hameaux de l’île Kodiak, la côte méridionale de la péninsule de l’Alaska, la péninsule de Kenai, le détroit du Prince William et la ville d’Anchorage. Leur statut quelque peu incertain en tant qu’entité cohérente en 1971 se reflète dans leur division en trois corporations régionales de l’ANCSA. En fait, de nombreux individus ont redécouvert ou renouvelé leur conscience identitaire « autochtone » lors du processus d’enrôlement de l’ANCSA. Leur histoire collective avait été faite de violents bouleversements et de traumatismes : l’arrivée des Russes à la fin du xviiie siècle, apportant exploitation de main-d’œuvre, massacres et épidémies ; la colonisation américaine après 1867, avec des missionnaires, des pensionnats et une présence militaire pesante au cours de la Seconde Guerre mondiale ; les désastres et les déplacements de population provoqués par une série de catastrophes sismiques et la marée noire de l’Exxon Valdez. Mais, bien que bon nombre de traditions locales aient été perdues ou enterrées, des communautés de subsistance ont survécu, ainsi que des réseaux de parenté, une religion autochtone fervente (orthodoxie russe syncrétique), et un nombre significatif, bien que s’amenuisant, d’individus pouvant parler le sug’stun, la langue esquimaude indigène de la région. Sous l’impulsion des politiques identitaires balayant l’Alaska et des affiliations consolidées en partie par l’ANCSA, les gens ont aspiré à rechercher, revendiquer et transmettre leur héritage « alutiiq » (voir Pullar 1992 et Mason 2002). nés avant la date de la promulgation de cette loi. Unique dans la politique amérindienne des États-Unis, l’ANCSA reflète l’histoire spécifique des relations entre le gouvernement et les Autochtones en Alaska, d’où étaient absents le système des réserves et la curatelle gouvernementale sur les terres tribales, ainsi que cela se pratiquait dans les 48 autres États. Il a servi de modèle à l’« autodétermination » des Inuit du Québec, qui a eu des conséquences aussi ambivalentes que celles de l’Alaska, parmi lesquelles l’émergence d’une élite corporative autochtone (Mitchell 1996, Skinner 1997, Dombrovski 2002).
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À travers tout l’Alaska autochtone, de nouvelles formes de production culturelles et artistiques ont été inventées, allant de pair avec de nouvelles alliances entre des intérêts autochtones et non-autochtones, ainsi que de nouveaux sites de performance et de consommation. Cela va aujourd’hui des conférences régionales des aînés et du renouveau syncrétique des danses du solstice d’hiver aux cours de langue, ateliers de sculpture et de construction de bateaux, musées tribaux, « excursions autochtones » et maquettes de villages pour les touristes des croisières. De nouvelles cohortes, ethniquement définies, d’entrepreneurs, de chefs communautaires et de travailleurs du secteur culturel sont apparues. D’anciennes formes d’autorité sociale, politique et religieuse ont été simultanément reconnues, transformées et traduites, de manière sélective, à des situations changeantes. La manière dont ces pratiques s’emparent des contextes locaux varie considérablement, selon la démographie et l’écologie, la durée et la force des bouleversements coloniaux et néo-coloniaux, les possibilités et les pressions sur l’extraction des ressources et les luttes continues pour la subsistance. Des travaux tels que Looking Both Ways et d’autres projets patrimoniaux que nous évoquerons plus loin sont des coproductions spécifiques à l’intérieur d’une conjoncture complexe, sociale, économique, culturelle, qui à la fois gouverne et confère son autonomie à la vie autochtone. Défini au sens large, le travail patrimonial inclut la recherche historique orale, l’évocation de la culture et son explication (expositions, festivals, publications, films, sites touristiques), la description et l’enseignement de la langue, l’archéologie communautaire, la production artistique, la mise en marché et la critique. De tels projets ne constituent bien sûr qu’un aspect seulement des politiques autochtones actuelles d’autodétermination. Le patrimoine n’est pas un substitut aux revendications territoriales, aux luttes pour les droits de subsistance, au développement, à l’éducation et aux projets de santé, à la défense des sites sacrés et au rapatriement des ossements humains ou des artefacts volés ; mais il est étroitement lié à toutes ces luttes. Ce que l’on tient pour la « tradition » n’est jamais politiquement neutre (Jolly 1992, Briggs 1996, Clifford 2000, Phillips et Schochet 2004) et le fait de rechercher et retrouver, présenter et mettre en scène la culture joue un rôle nécessaire dans les mouvements actuels qui se produisent autour de l’identité et de la culture. Cet article tente de garder à l’esprit les attentes des multiples producteurs et consommateurs du patrimoine autochtone, en soulignant les processus constitutifs que sont l’articulation politique, la performance contingente et la traduction partielle. Les projets patrimoniaux relèvent d’une variété de sphères publiques, agissant à l’intérieur de et entre les communautés autochtones comme des « sites » de mobilisation et de fierté, des sources d’inspiration intergénérationnelle et d’éducation, des chemins pour retrouver le passé et pouvoir dire aux autres :
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska
« Nous existons », « Nous avons des racines profondes ici », « Nous sommes différents ». Ce type de politique culturelle n’est pas sans comporter des ambiguïtés et des dangers (voir Hewison 1987, Harvey 1990, Walsh 1992). Le patrimoine peut constituer une forme « d’auto-marketing », en réponse aux exigences d’une économie politique multiculturelle qui contient et gère les inégalités. Le fait d’alimenter les traditions locales ne garantit aucunement la justice sociale et économique ; et le fait de revendiquer une identité culturelle peut ne constituer qu’un palliatif ou une compensation au lieu, pour les individus, de faire partie intégrante d’un glissement de pouvoir plus significatif. Dans les contextes post-industriels, le patrimoine a été critiqué comme n’étant qu’une forme de nostalgie marchandisée et dépolitisée – un ersatz de tradition. Si de telles critiques tendent à simplifier à outrance, comme l’a signalé Raphael Samuel (1994), les politiques du localisme, il est vrai que des pressions pour l’objectification et la marchandisation culturelles se trouvent souvent à l’œuvre dans les projets patrimoniaux contemporains. Mais en conclure, avec une tentation politico-moralisatrice, que la nature profonde du phénomène ne tiendrait qu’à cette objectification et marchandisation reviendrait à passer à côté d’une bonne partie de la signification locale, régionale, nationale et internationale induite par le travail patrimonial. Les politiques de l’identité et du patrimoine sont en effet contraintes et renforcées aujourd’hui par les formes plus flexibles de marketing capitaliste, de communication et de gouvernement. Tout en reconnaissant ces pressions, il est crucial d’y distinguer différentes échelles et temporalités (Tsing 2000) d’articulation politique (locale, régionale, nationale, internationale), de catégorie de performance (linguistique, familiale, religieuse, pédagogique, touristique) et de traduction (intergénérationnelle, interculturelle, conservatrice, innovante). Les forces globales, culturelles et économiques sont localisées et, jusqu’à un certain point, gravement infléchies à travers ces processus. En effet, les connexions qui s’affirment dans les projets patrimoniaux autochtones – avec la terre, avec les aînés, avec des affiliations religieuses, avec d’anciennes pratiques, changeantes ou non – peuvent être des réalités, pas seulement des « choses inventées » ou des simulacres. Et . Cet article prolonge une discussion antérieure portant sur les « questions du patrimoine » et leurs applications (dans les travaux de Kevin Walsh et David Harvey) à des contextes transnationaux (Clifford 1997 : 213-219). Comment pouvons-nous comprendre les fonctions, paradoxalement globalisantes et différenciatives, des revendications largement répandues à la « culture » et à l’« identité » (Friedman 1994 ; Dominguez 1994 ; Wilk 1995) ? J’ai soutenu que ce paradoxe ne devrait pas être réduit à une conséquence de la globalisation ou des structures de pouvoir postmodernes (Clifford 2000). Quelque chose d’excessif est à l’œuvre dans la prolifération de ces divers mouvements. Hodder (1999 : 148-177) dresse clairement le portrait des enjeux complexes qui s’y trouvent.
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pour les peuples autochtones, longtemps marginalisés ou destinés à disparaître, physiquement et idéologiquement, dire « Nous existons », à travers des actions et des publications, constitue un acte politique fort. Durant les dernières décennies, à une échelle régionale et internationale, une présence autochtone grandissante s’est fait sentir dans plusieurs contextes coloniaux et nationaux. Cette présence indigène est une réminiscence du mouvement de la Présence africaine du début des années 1950, une affirmation d’identité culturelle inséparable de l’autodétermination politique. Les mouvements autochtones d’aujourd’hui, à l’instar des mobilisations anticoloniales précédentes, viennent compliquer la conception dichotomique, que l’on pourrait qualifier d’eurocentrique, de l’agir « culturel » opposé à l’agir « politique » ou « économique». Bien sûr, les conditions de « l’autodétermination » ou de la « souveraineté » sont différentes un demi-siècle après la grande vague des mouvements de libération nationaux de l’après-guerre. L’autodétermination, dans les conditions de la mondialisation, est moins une question d’indépendance qu’un moyen de gérer l’interdépendance, d’infléchir des relations de pouvoir inégales, de trouver un espace de manœuvre (Clifford 2001). Aujourd’hui, les stratégies subalternes sont flexibles et s’adaptent à des contextes spécifiques, post-coloniaux, ou néo-coloniaux, interconnectés sur le plan global. Cela n’est pas tout à fait une nouvelle conjoncture : les mouvements autochtones ont toujours eu à tirer le meilleur parti possible de situations politico-économiques difficiles. Dans un milieu de colonisation relativement libéral tel que l’Alaska d’aujourd’hui – où les groupes autochtones, représentant une présence politique réelle, contrôlent une part significative des terres et des ressources – des déséquilibres fondamentaux de pouvoir persistent. Les espaces ouverts à l’expansion et à l’initiative des Autochtones sont circonscrits, et les conditions qui se rattachent aux dispositions apparemment généreuses de l’ANCSA peuvent être considérées comme des règlements servant des intérêts dominants (Dombrowski 2002). En même temps, les mobilisations sociales et culturelles qui s’articulent partiellement à présent avec l’État et le multiculturalisme corporatif en Alaska anticipent et outrepassent, potentiellement, les structures gouvernementales prévalentes. Le travail patrimonial, dans la mesure où il préserve sélectivement et actualise des traditions culturelles et des relations à l’espace, peut faire partie . Le leader indépendantiste Kanak, Jean-Marie Tjibaou (1996), avait fourni un argument fort en ce sens, en insistant sur le fait qu’il existait une connexion organique entre les affirmations patrimoniales des Mélanésiens et une large variété de combats pour l’autodétermination. En ce qui concerne les arguments pour que les mouvements « simplement culturels » soient dissociés de la « politique réelle » de transformation structurelle, voir la réplique de Judith Butler (1998).
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d’un processus social qui renforce les racines profondes des revendications autochtones – les amenant à acquérir un statut plus élevé que celui d’une autre minorité ou d’un groupe d’intérêt local. ������������������� Mon commentaire de Looking Both Ways émet quelques réserves quant à cette revendication affirmative. Reste à savoir quels seront les effets à long terme de ces récentes mobilisations culturelles des Alutiiq, mais le résultat en sera nécessairement ambigu et inégal. Dans ce qui suit, je présente le projet Looking Both Ways, avant d’aborder la question troublante de savoir comment la présence autochtone devrait être historicisée durant la période post-ANCSA. La partie suivante portera sur le projet des Alutiiq de dresser le portrait d’une histoire et d’une identité émergentes aux multiples facettes. En conclusion, je reviendrai sur les possibilités et les limites du travail patrimonial en collaboration avec des anthropologues, des archéologues et des linguistes, dans le but de forger de nouvelles relations avec les communautés autochtones.
Contextes : Looking Both Ways Looking Both Ways, signe du changement, est le point culminant de deux décennies de réorganisation autochtone et de renégociation des relations avec les chercheurs universitaires. Deux négociations « archéologiques » résument les aspects cruciaux de ce processus. En 1984, l’Association des Autochtones de la région de Kodiak (Kodiak Area Native Association, KANA), sous la nouvelle présidence de Gordon Pullar, avait établi un partenariat avec l’archéologue Richard Jordan pour impliquer les jeunes et les aînés auto chtones dans une fouille au village de Karluk. Les gens du lieu furent profondément émus de se trouver confrontés aux masques de bois sculpté, aux outils de pierre et aux paniers, faits d’écorce d’épinette, de leur passé ancestral. Le visage d’une femme « reflétait à la fois confusion et tristesse. Prenant enfin la parole, elle dit : “Je suppose que nous sommes vraiment autochtones après tout. On m’avait toujours dit que nous étions russes”.» (Pullar 1992 : 183). Le projet Karluk, avec la participation des Autochtones et la mise en valeur locale des résultats, allait devenir un modèle pour les fouilles suivantes dans les communautés alutiiq (Knecht 1994). En 1987, la communauté de l’île Kodiak dans la baie Larsen a émis une pétition pour le retour des ossements des ancêtres et des artefacts recueillis dans les années 1930 par l’anthropologue Aleš Hrdlicka, et conservés dans les collections du Smithsonian Institution. Au bout de quatre ans d’une lutte parfois amère, ces objets leur furent rendus et les restes humains enterrés à nouveau (Bray et Killian 1994). Ce rapatriement marqua un jalon dans le contexte plus large des renégociations des relations entre les communautés amérindiennes des
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États-Unis et les institutions scientifiques, dont résulta, en 1990, la promulgation de la Loi sur la protection des tombes autochtones et de rapatriement (Native Graves Protection and Repatriation Act, NAGPRA) et il constitua aussi un point de ralliement pour les peuples autochtones dispersés sur et autour de l’île Kodiak, qui en vinrent à se considérer comme les gardiens d’une histoire et d’une culture « alutiiq » distinctes. Au cours des années 1990, la politique du Smithsonian, en particulier au Centre d’études arctiques dirigé par William Fitzhugh, s’orienta de manière décisive vers la collaboration avec les communautés autochtones. KANA, constituée en 1966 durant la période d’activisme des revendications territoriales, s’était déjà adjoint un programme de patrimoine culturel, animé par l’archéologue Richard Knecht. Cette initiative allait se concrétiser au cours des années 1990, sous la forme du Musée et Conservatoire archéologique alutiiq, dirigé d’abord par Knecht, puis par l’archéologue et activiste alutiiq Sven Haakanson Jr., actuel directeur. Vers la fin de la décennie, le musée avait déménagé dans un nouveau local à Kodiak, construit avec les indemnités compensatoires de la marée noire de l’Exxon Valdez. Il s’est rapidement développé et comprend à présent un large registre de programmes éducatifs, d’archéologie dans les communautés, d’art et de conservation10. Son bureau de direction, qui se compose de représentants de KANA et de huit corporations villageoises alutiiq, sponsorise des projets à travers toute la région de l’île Kodiak. Bien que le musée se consacre aux Autochtones, son personnel est issu de divers horizons culturels et vise à rejoindre la population actuellement très hétérogène de l’île Kodiak : Alutiiq, Américains des États-Unis, de l’Amérique centrale, Philippins, Îliens du Pacifique, Centre-Américains. Le bureau de direction du Musée alutiiq a hésité avant de se décider à cosponsoriser Looking Both Ways. Le souvenir du rapatriement de la baie Larsen était encore vif et la suspicion envers le Smithsonian encore forte. Aron Crowell, directeur du Bureau de l’Alaska pour le Centre d’études arctiques, aidé du personnel du musée, finit par obtenir le soutien des membres du bureau, qui reconnurent qu’une exposition itinérante bien financée sur le patrimoine alutiiq représentait une chance « de placer les Alutiiq sur la carte ». Pour le Smithsonian, la collaboration avec le musée était essentielle au succès du projet. Elle permettait d’activer des réseaux locaux issus de plus d’une décennie de travail patrimonial sponsorisé par KANA, d’organiser deux sessions cruciales de planification avec les aînés, ainsi que de bénéficier de la juridiction autochtone appropriée. Lors de l’inauguration, quatre générations d’une même famille alutiiq coupèrent le ruban, et les visiteurs, qui avaient parcouru des distances considérables pour y assister, furent accueillis 10. Voir le site Internet du Musée alutiiq pour une description de ces divers projets : www. alutiiqmuseum.com
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par une équipe de jeunes stagiaires bien préparés, qui avaient assimilé une connaissance spécialisée pour certaines sections de l’exposition. Des discours, une bénédiction russe-orthodoxe, des danses traditionnelles et un banquet firent de cette ouverture à la fois une cérémonie et une célébration (voir l’Alutiiq Museum Bulletin vol. 7, no 1). L’exposition était construite autour d’artefacts prêtés par le Smithsonian, dont la plupart avaient été recueillis, au cours des deux dernières décennies du xixe siècle par William J. Fisher, naturaliste et trafiquant de fourrures d’origine allemande. Des masques, des vêtements, des objets de la vie quotidienne et de la vie cérémonielle étaient exposés, avec des spécimens préhistoriques et historiques provenant du conservatoire archéologique du Musée alutiiq. Alors que la présentation avait un caractère fortement historique, des agrandissements de photos couleur d’individus (en train de faire sécher le saumon ou de cueillir des baies), des vidéos et des images de villages contemporains rappelaient le moment présent aux visiteurs dont c’était le patrimoine. Les thèmes de l’exposition – « Nos ancêtres », « Notre histoire », « Notre mode de vie », « Nos croyances » et « Notre famille » – maintenaient l’attention sur la communauté. Les objets anciens, de retour après un siècle et toujours liés à des lieux et à des gens particuliers, provoquaient des réactions émotionnelles – tristesse, reconnaissance, gratitude, parenté. Les textes accompagnant les artefacts comprenaient à la fois des contextualisations universitaires et des commentaires des aînés, enregistrés lors des réunions de planification. Les objets d’art traditionnel, anciens et nouveaux, étaient juxtaposés. Un chapeau spectaculaire en peau, autrefois porté par des chamans et des baleiniers, recueilli sur la péninsule alaskienne en 1883, était « brodé de poil de caribou, de passementerie, de fines bandes de peau peinte (provenant probablement d’œsophages d’animaux) et de surcroît embelli de bouffants d’hermine et de fourrure de loutre de mer » (Crowell et Laktonen 2001 : 169). L’idée centrale des relations humains-animaux se manifestait artistiquement, sensuellement, dans nombre d’objets. L’objet le plus spectaculaire de l’ensemble était peut-être un parka en fourrure d’écureuil confectionné en 1999 par Susan Malutin et Grace Harrold de l’île Kodiak, après qu’elles en aient étudié un modèle datant de 1883 dans la collection Fisher à Washington. « Il est fait de peaux d’écureuil et souligné de bandes d’hermine blanche le long des coutures. De la fourrure de vison et de caribou blanc est utilisée pour la poitrine et les manches. Les glands sont faits de peau séchée, de fourrure de loutre de mer et de tissu rouge avec des bouffants d’hermine » (Crowell et Lührmann 2001 : 47). L’exposition présentait également un exemplaire d’une étoile de Noël russe-orthodoxe, du type de celles que l’on faisait défiler en procession de maison en maison durant les rituels de visites et d’échanges de cadeaux du solstice d’hiver ; celle-ci avait été réalisée pour l’exposition par les élèves de St Innocent’s Academy
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à Kodiak. (Une photographie couleur des adolescents, grimaçant et ayant l’air très « russes », accompagnait cette étoile haute de près d’un mètre. Un masque sculpté par Jerry Laktonen, aujourd’hui artiste autochtone à succès, rappelait le désastre de l’Exxon Valdez qui l’a contraint d’abandonner son métier de pêcheur professionnel pour entreprendre une carrière de sculpteur (voir www.whaledreams.com/laktonen.htm).) Ce mélange d’objets divers, de textes et d’images rassemblés pour l’exposition symbolisait la complexité du patrimoine et de l’identité alutiiq. Le fait de juxtaposer des images et des objets anciens, historiques et contemporains exprimait la continuité culturelle à travers le changement. Les messages en étaient explicites et directs : historiquement descriptifs, évocateurs et commémoratifs. Le catalogue de l’exposition offre une diversité bien plus grande de perspectives à travers un récit des processus culturels et historiques. Magnifiquement édité et exhaustif, il contient des centaines d’illustrations historiques et contemporaines, et des chapitres détaillés sur la culture, la langue et l’histoire, sur les résultats des recherches archéologiques et des collaborations, sur l’identité contemporaine et les pratiques de subsistance, sur la vie spirituelle et les traditions religieuses, sur les souvenirs et les espoirs des aînés. L’avant-propos de l’ouvrage cite Mary Peterson, une aînée de l’île Kodiak : « À toutes les nouvelles générations. Elles apprendront de ceci et continueront. » Le catalogue – ce terme traduit difficilement la portée de l’ouvrage – explore une grande étendue de lieux anciens et nouveaux, d’objets et de pratiques sociales. Le patrimoine est un chemin vers le futur11. Feu Sven Haakanson Sr, aîné de l’île Kodiak, a inspiré le titre du projet : « On doit regarder en arrière et trouver le passé, et ensuite aller de l’avant. » Haakanson s’exprimait lors d’une réunion-conférence préparatoire qui s’était tenue en 1997, lorsque des hommes et des femmes de la région culturelle alutiiq s’étaient rassemblés pour parler des jours anciens et des voies d’avenir : leurs expériences d’enfants dans les années 1920, leurs parents et grands-parents, la pêche et la chasse de subsistance, la religion et les valeurs sociales, les éléments d’un mode de vie transformé et en transformation. Le catalogue renferme de nombreux extraits de cette réunion, aussi bien que des témoignages d’activistes alutiiq, de chefs communautaires et d’universitaires. Divers témoignages autochtones se juxtaposent aux contributions d’universitaires non autochtones. 11. Dans les îles du Pacifique, la tradition (kastom) s’articule souvent avec la notion de « développement ». Au sujet de cette temporalité complexe, traditionnelle « anticipation du futur », voir Roy Wagner (1979) ; d’autres versions apparaissent dans Marshall Sahlins (2000 : 419) et Lilikala Kame’eleihiwa (1992 : 22-23). Christopher Tilley (1997) présente de manière provocante un cas mélanésien représentatif de ce que Barbara KirshenblattGimblett (1998) appelle « la seconde vie » du patrimoine.
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Peut-être le trait le plus frappant de Looking Both Ways est-il cet aspect polyphonique. Dès les toutes premières pages nous rencontrons les noms de 51 aînés qui ont participé à l’exposition ou qui sont cités dans l’ouvrage (le dernier chapitre se compose de neuf commentaires cités intégralement) Les sections suivantes sont rédigées et rassemblées par des universitaires ayant travaillé étroitement avec les communautés locales. L’un des directeurs du volume, l’activiste et éducateur autochtone Gordon Pullar, apporte sa contribution par un chapitre très éclairant intitulé « Contemporary Alutiiq Identity » (2001). Chaque page juxtapose des citations, des images et de courts essais. L’ensemble du texte donne de l’espace à quelque 40 auteurs individuels – rédacteurs autochtones et non-autochtones d’essais libres ou de transcriptions intégrales de témoignages. Les citations individuelles des aînés apparaissent tout au long de l’ouvrage. Personne ne tient le devant de la scène très longtemps ; la lecture s’exerce sur un mode d’attention constamment fluctuant au fil des rhétoriques spécifiques, des voix, des images et des histoires, obligeant à faire une navette constante entre le passé archéo logique, les souvenirs personnels et les projets actuels. Au milieu d’un chapitre intitulé « Súgucihpet – Notre mode de vie » (Crowell et Laktonen 2001), une page commence ainsi : « La pêche détermine la subsistance de l’année. En été, cinq variétés de saumons se rassemblent dans les baies ou remontent les rivières pour frayer » ; et la page suivante : « Je me souviens qu’en été notre père nous réveillait tôt, mes sœurs et moi, pour aller pêcher. » La première page nous décrit les variétés de poissons et la manière dont ils sont séchés, fumés et mis en conserve ; la seconde remémore la corvée de nettoyer les prises tout en étant péniblement harcelé par les mouches (pp. 176-178). Les illustrations qui émaillent le texte montrent (1) les pêcheurs commerciaux d’aujourd’hui pêchant le saumon au filet, (2) un hameçon « Iqsak-Halibut », datant de 1899 environ et (3) un leurre d’ivoire en forme de poisson daté de 600 à 1000 ans apr. J.-C., découvert sur un site archéologique de l’île Kodiak. Dans Looking Both Ways, Aron Crowell écrit : « L’intention était de valoriser la diversité des perspectives, la profondeur des recherches et la collaboration sincère entre les universitaires, les aînés et les communautés » (2001 : 13). Les cinq pages de remerciements, qui mentionnent de nombreuses institutions et un nombre impressionnant d’individus, font partie intégrante du message de l’ouvrage. Mais, bien que la stratégie générale soit inclusive, elle n’est pas synthétique. On collationne les différences de perspectives en leur permettant de coexister. Les trois rédacteurs de l’ouvrage représentent les différentes parties prenantes du projet. Crowell, directeur du bureau de l’Alaska du Centre d’études arctiques du Smithsonian, a rejoint le projet Looking Both Ways après avoir travaillé sur l’archéologie et l’histoire des contacts dans la région (voir Crowell 1992, 1997),
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et il poursuit actuellement des recherches archéologiques en collaboration avec les communautés alutiiq de la péninsule de Kenai. En tant que directeur de projet, il a organisé le prêt d’artefacts et les demandes de subventions, et a orchestré l’exposition et le texte. Il est l’auteur ou le coauteur de quatre chapitres de l’ouvrage. L’aptitude de Crowell à travailler aussi bien en tant que membre du Smithsonian et en tant que chercheur de terrain impliqué depuis longtemps dans le système local de collaboration et de réciprocité a été instrumentalisée pour faciliter la coalition des divers intérêts dans le projet. Gordon Pullar est, depuis le début des années 1980, un leader dans les projets concernant le patrimoine alutiiq ; ce sont ses conversations avec William Fitzhugh du Smithsonian, suivies de la présentation de photos d’artefacts par Crowell lors d’une conférence à l’île Kodiak, qui ont mené à la concrétisation du plan de présentation des objets alutiiq anciens en Alaska. Pullar a présidé le comité-conseil de Looking Both Ways et a servi de lien politique auprès des divers groupes et organisations. Lui-même, ainsi que les autres activistes et aînés alutiiq dont les idées ont influencé le projet, ont été bien plus que des « consultants autochtones » recrutés après que l’idée de base ait été définie ; ils étaient actifs dès le début dans une coalition en évolution. L’archéologue Amy Steffian, actuellement conservatrice adjointe du Musée alutiiq, travaille à des fouilles archéologiques en collaboration avec les communautés de l’île Kodiak. Au début de la lutte pour le rapatriement de la baie Larsen, Steffian a demandé et obtenu l’autorisation tribale de terminer l’étude des sites de la baie Larsen. Son aptitude à établir des relations de confiance, dans des situations locales d’intense prévention vis-à-vis de l’archéologie et de l’anthropologie, a permis d’établir des collaborations de recherche. De plus, le fait que le Musée alutiiq soit un conservatoire archéologique a institutionnalisé l’idée que le patrimoine exhumé puisse être mis à la disposition de la recherche tout en restant sous contrôle local. Ayant obtenu le soutien d’autres membres du personnel du musée ainsi que des appuis communautaires, Steffian a contribué à l’assurance que Looking Both Ways serait autant un large rassemblement de personnes qu’une impressionnante collection d’artefacts. Le succès du projet reposait sur l’assurance de réunir des autorités auto chtones, des professionnels compétents et des sponsors institutionnels. Parmi les premiers donateurs figuraient le Smithsonian Institution, le National Endowment for the Humanities, Koniag Inc., l’Alutiiq Heritage Foundation, le Musée d’art et d’histoire d’Anchorage et Phillips Alaska. Un financement supplémentaire fut fourni par un impressionnant regroupement d’institutions de l’Alaska, publiques et privées, et par près de deux douzaines de corporations autochtones villageoises et régionales. Comme je l’ai suggéré, l’intention du projet d’exprimer collectivement « le patrimoine et l’identité
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alutiiq » reflète un moment d’émergence culturelle, tissant ensemble les fils des discussions, des luttes et des compromis qui se nourrissent depuis plus de deux décennies dans un contexte de pouvoir instable.
Émergence et articulation Looking Both Ways explicite le fait qu’une identité se réarticule dans de nouvelles circonstances, dans un processus historique d’émergence. Le nom « Alutiiq » n’apparaît pas dans Crossroads of Continents, où les peuples situés au sud de l’aire Yup’ik sont décrits essentiellement comme des « Esquimauds du Pacifique », et même dans son ouvrage le plus récent, Fienup-Riordan (2000 : 9) décrit « une famille étendue de cultures Inuit, qui s’étend de Prince William Sound sur la côte Pacifique de l’Alaska… jusqu’au Labrador et au Groenland ». La linguistique recouvre ici des différences de modes de subsistance, d’histoire et d’environnement. Mais les « Esquimauds du Pacifique » d’autrefois rejettent aujourd’hui leur identification avec la « famille » culturelle Inuit/Inupiaq/Yup’ik. L’autre nom longtemps appliqué au peuple représenté dans Looking Both Ways est « Aléoute » (« Aléoute » était en fait une adaptation de l’appellation russe « Aleuty » dans le système phonétique du sug’stun). « Aléoutes » : cette appellation russe erronée s’appliquant aux îliens de l’archipel (qui préfèrent généralement aujourd’hui être appelés Unangan), dans le langage usuel, fait référence à des expériences historiques communes (la colonisation russe, l’exploitation, les massacres, les conversions religieuses, les mariages mixtes) tout autant qu’à une économie partagée de chasse maritime et de subsistance côtière. Cependant, sur le plan linguistique, les îliens de l’archipel et les gens de Kodiak diffèrent grandement ; et tandis que les liens culturels et de parenté restent significatifs, il se produit depuis peu une forte tendance à distinguer les « Aléoutes » des « Alutiiq ». La tactique du changement de nom – qui reflète de nouvelles articulations de résistance, de séparation, d’affiliations communautaires et de gouvernement tribal – est assez habituelle et constitue en fait un volet nécessaire à la décolonisation des politiques autochtones. Looking Both Ways, en évitant d’objectiver « l’identité alutiiq », tente sérieusement de ne pas geler ce processus. En mettant fortement l’accent sur l’archéologie et l’histoire, il maintient le regard sur de nombreuses racines entremêlées. Par exemple, les premiers explorateurs décrivaient les habitants de l’île Kodiak comme étant fort plausiblement apparentés aux « Esquimauds » du Groenland, aux Sibériens, aux Aléoutes de l’archipel ou aux « Indiens » (Athabaskans et Tlingit). Dans leur description archéologique, anthropologique et historique de la « culture alutiiq », Aron
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Crowell et Sonja Lührmann (2001) apportent la preuve qu’à différentes périodes, chacune de ces assimilations avait du sens. Plus tard, les influences russes furent fortes, imprégnant profondément ces racines entremêlées des Autochtones. À la fin du xixe siècle, des pêcheurs scandinaves immigrés influencèrent les pratiques locales et furent absorbés dans les réseaux de parenté. Les sections historiques du catalogue rapportent, de manière multivocale et sans l’essentialiser, une tradition fondamentalement interactive. En rassemblant cette masse de matériel historique et archéologique auparavant largement dispersée sans que les communautés autochtones y aient jamais accès, Crowell, Lührmann, Steffian et Leer ont entrepris pour la première fois la difficile tâche de raconter une histoire alutiiq cohérente, en évitant de faire fusionner le passé et le présent en une « culture » d’une seule pièce. Puisque, dans les termes de Crowell et Lührmann, la preuve documentaire est « au mieux partiale et imparfaite » (p. 30), ils complètent le document écrit par des éléments recueillis oralement auprès des Aluttiq. Patricia Partnow, ethnologue qui vient de publier Making History : Alutiiq/ Sugpiaq Life in the Alaska Peninsula (2003) est, dans l’ouvrage, la seule représentante contemporaine de l’anthropologie culturelle non-autochtone (Jeff Leer, linguiste ayant rédigé des dictionnaires Kodiak-Alutiiq, des grammaires pédagogiques et des recueils de toponymes, apporte lui aussi une contribution importante). Partnow exprime sa reconnaissance à son « mentor », l’aîné Ignatius Kosbruk (décédé) et à ses nombreux « professeurs » alutiiq. Elle était encore récemment vice-présidente de l’enseignement au Centre du patrimoine autochtone de l’Alaska. Ces relations sont l’indice du type d’engagement qui rend possible la recherche anthropologique dans une région où, il n’y a pas dix ans, comme le rappelle Gordon Pullar, « les anthropo logues avaient épuisé leur capital de bienvenue » (2001 : 78). Partnow relate la totale absence d’intérêt de ses hôtes alutiiq pour des origines bien définies et des frontières ethniques bien tracées. En se dénommant eux-mêmes Alutiiq, écrit-elle, « ils privilégiaient une partie de leur fonds génétique et culturel en minimisant les parties athabaskan, russes, scandinaves, irlandaises et yup’ik » (2001 : 69). L’identité alutiiq est un réarrangement sélectif de connexions diverses, un sens de la continuité à la fois « mythique » et « historique » qui s’exprime dans les histoires traditionnelles des aînés. (Partnow semble ici confirmer la pensée de Julie Cruiksank (1998)���������������������� qui, dans une vision pénétrante, conçoit les récits des aînés athabaskan moins comme des narrations du passé que comme des reconnexions de réalités fragmentées et des recadrages des problèmes du présent.) Partnow identifie cinq éléments au cœur de l’identité : (1) le lien à la terre, (2) une histoire partagée et une continuité avec le passé, (3) la langue alutiiq ou sug’stun, (4) la subsistance et (5) la parenté. Il ne s’agit pas ici d’éléments consacrés d’une essence culturelle, d’une liste de vérification de l’authenticité. Dans les conditions
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actuelles de mobilité sociale et spatiale, il est rarement possible « d’apporter des exemples de façon égale pour les cinq éléments. Les gens mettent plutôt l’accent sur différentes parties de leur identité alutiiq à différents moments et en différents lieux » (p. 69). « Alutiiq » est un travail en cours, un moyen de gérer la diversité et le changement. Chacun des cinq éléments de Partnow a subi des transformations depuis que les Russes et, un siècle plus tard, les Américains, ont établi leur domination coloniale. Les changements se sont poursuivis à travers les mouvements autochtones qui se sont intensifiés au cours des années 1960, les réaménagements territoriaux et les réorganisations corporatives des années 1970-1980.
Courants et marées Rien n’est définitif dans le chapitre consacré à l’identité alutiiq contemporaine, composé et rédigé par Gordon Pullar. Il commence par évoquer sa mère, qui se définissait comme russe, même si ses ancêtres réellement russes les plus proches remontaient à huit générations. Lui, au contraire, ayant grandi au temps de la guerre froide, dans les années 1950, avait rejeté cette identité historique, mais sans avoir d’autre alternative. Il cite d’autres personnes qui, à l’époque de l’enrôlement dans l’ANCSA au début des années 1970, résistaient aux pressions pour se considérer Alutiiq – certains parce qu’ils pensaient qu’une identité autochtone dévaloriserait une « américanité » chèrement gagnée et d’autres, comme sa grand-mère, qui disaient : « Essaient-ils de te transformer en Aléoute ? » (2001 : 74). Pullar et les aînés qu’il cite établissent clairement que l’identification « alutiiq » est quelque chose de plus qu’un retour à une tradition autochtone essentialisée et continue. Il y eut un grand nombre de déconnexions et de reconnexions dans le processus au terme duquel « une nouvelle unité fut créée ». Le fait de clarifier des frontières floues avec les proches voisins a induit des réalignements particuliers et une bonne dose de confusion. Pullar cite Margaret Knowles, participante à la réunion-conférence des aînés de 1997 qui a guidé le projet Looking Both Ways (2001 : 81) : J’ai réalisé que nous n’étions pas de vrais Autochtones, et il restait le fait que nous ne savions même pas qui nous étions. Et cela m’a réellement contrariée. Cela me mettait en colère parce que… eh bien, qui sommes-nous ? Je me sentais embarrassée auprès des autres groupes, les Yup’ik, qui savaient absolument qui ils étaient et d’où ils venaient… et moi je ne le savais pas. Je ne savais pas. Et ils disaient, « Eh bien, cela dépend de l’anthropologue à qui tu parles ». J’ai toujours cru que j’étais aléoute, et soudain quelqu’un me disait, « Non, en réalité tu es Koniag ». Ou bien « Non, en réalité tu es Esquimau du Pacifique », « Non, tu es Sugpiaq », « Non, tu es en réalité davantage reliée aux Yup’ik ».
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Pullar situe l’émergence du terme « Alutiiq » au cours des années 1970 comme le produit d’une série de réidentifications dans une conjoncture historique particulière, celle, chaotique et créative, de l’après-ANCSA. Looking Both Ways constitue un exemple exceptionnellement clair, peutêtre extrême, d’articulations faisant partie intégrante du fait politique et qui agissent, à des degrés divers, à travers tout le spectre des identités et des traditions autochtones de l’Alaska. L’aîné Roy Madsen, en invoquant les noms russes et scandinaves d’une longue liste, compare la tradition alutiiq à des « bribes et morceaux » d’algues et de brindilles pris dans un tourbillon, comme en un endroit où la marée rencontre un courant. La culture, écritil, « a été poussée, bousculée, tassée et propulsée depuis le temps de nos plus lointains ancêtres jusqu’à nos jours ». Madsen se souvient qu’enfant il entendait parler plusieurs langues autour de lui (y compris le slavon à l’église) et que son père connaissait l’anglais, le danois, l’allemand et sept dialectes esquimauds. Dans les « marées et courants » du changement histo rique, « la culture homogène de nos ancêtres s’est transformée en cette culture hétérogène que nous expérimentons aujourd’hui, mélangée, composite, amalgamée, et combinée à ces nombreuses autres cultures, retenant un peu de chacune mais conservant toujours certains aspects reconnaissables et identifiables de la culture de nos ancêtres Alutiiq » (2001 : 75). Madsen, avec cette image limpide d’une culture emportée dans le courant et se recomposant, n’imagine pas un « cœur » traditionnel résistant au changement, mais plutôt une série de combinaisons d’influences ancestrales et étrangères contribuant à la survie et à l’adaptation d’un peuple autochtone (l’adoption de l’orthodoxie russe en est sans doute l’exemple le plus frappant). Dans une expression restée célèbre, Robert Lowie avait un jour défini la culture comme « une chose faite de chiffons et de tissus rapiécés ». Roy Madsen et un grand nombre de contributeurs de Looking Both Ways apportent à cette conception une spécificité historique indigène. Si les gens sont devenus des dévots orthodoxes, c’est parce que, durant les premières années d’une brutale exploitation coloniale, on pouvait trouver un certain degré de sécurité dans la conversion religieuse, qui conférait en même temps la citoyenneté russe. Si la langue alutiiq (ou sug’stun) est très fragilisée, c’est en raison des ruptures brutales qu’ont provoquées les prohibitions édictées par les pensionnats (qui ne sont que trop familières). Si certains ont été réticents à embrasser l’identité autochtone, c’est à cause du souvenir amer de certains événements (tel que celui du massacre, par Grigorii Shelikhov, d’îliens de Kodiak à Refuge Rock, trauma originel souligné par Pullar), événements qui ont conduit à une intense répression psychique et à « un sentiment de désespoir consécutif à des décennies de dépendance envers les gens de l’extérieur » (Pullar 2001 : 76). Mais, si la mémoire autochtone, se colletant à une histoire triste, raconte et répète
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des histoires d’horreur, elle le fait, dans Looking Both Ways, pour éclaircir la voie d’un futur rempli d’espoir. Pullar et beaucoup d’autres racontent une histoire de luttes et de renouveau. Les aînés se souviennent de leur étonnement et de leur colère lorsque Aleš Hrdlicka, en 1931, arriva sur l’île Kodiak afin d’exhumer des restes humains pour ses collections de recherche au Smithsonian. Looking Both Ways renferme une photographie de centaines de boîtes remplies d’ossements attendant d’être réenterrés lors de la cérémonie de 1991 présidée par les aînés alutiiq et les prêtres orthodoxes. Pullar mentionne que le mouvement de rapatriement de la baie Larsen « se produisit au moment où la recherche de l’identité et de la fierté culturelle était déjà en cours à l’île Kodiak. Il devint un symbole de l’autodétermination tribale » (2001 : 95). Ici, comme ailleurs dans les communautés autochtones, le rapatriement a constitué un instant crucial du processus de guérison et de renouveau. John F.C. Johnson, président de la Chugach Heritage Foundation, apporte sa contribution à l’ouvrage par un essai sur le retour des masques et des artefacts enlevés comme du butin des grottes de Prince William Sound. Il écrit : « Une renaissance culturelle souffle à travers l’Alaska comme une tempête d’hiver. Des centres culturels autochtones et des camps spirituels pour les jeunes se construisent à travers tout ce grand pays en nombre record » (2001 : 93). Le rapatriement est un aspect délicat de ces mouvements patrimoniaux. Il permet d’établir le contrôle autochtone sur les artefacts culturels, et donc d’offrir la possibilité de s’engager aux côtés de la recherche scientifique, sur un pied d’égalité en quelque sorte. Le rapatriement n’est pas, souligne Johnson, « un point final à la soif de connaissance, mais constitue un nouveau point de départ dans la construction de la confiance et de la coopération… La coopération et le partenariat avec la science sont importants si nous voulons comprendre dans son intégralité l’image de l’histoire humaine » (p. 92). Dawson évoque l’établissement du Musée et Conservatoire archéologique Alutiiq, et décrit les programmes archéologiques actuels qui comprennent le recrutement des jeunes, la participation des aînés et la restitution de toutes les découvertes à la communauté. « Aujourd’hui, les enfants des écoles de Kodiak viennent au musée pour toucher notre passé et apprendre ce qui concerne notre peuple. Le musée a contribué à contourner les préjugés locaux sur le fait d’être autochtone. Et à présent les chercheurs doivent venir à Kodiak pour étudier les collections, au lieu de nous obliger à les leur demander » (p. 90). Comme le fait remarquer Steffian, le rôle important dévolu à l’archéologie doit sans doute tenir en partie au fait que les Alutiiq – brutalement conquis par les Russes au xviiie siècle, décimés par les maladies et, pendant des siècles, parties prenantes du système capitaliste mondial – ont moins bien conservé leur culture « traditionnelle » que
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d’autres groupes de l’Alaska (2001 : 130). Les gens préoccupés par leur héritage alutiiq ont dû, aux sens littéral et figuré, creuser dans leur propre passé pour se retrouver12. Cette histoire explique partiellement l’ouverture de la part de nombreux Alutiiq face à la poursuite de recherches archéologiques, mais il faut ajouter à cela qu’il s’est aussi produit un glissement essentiel dans les relations d’autorité et de pouvoir. Steffian le suggère dans son exposé des « partenariats en archéologie » (2001 : 129-134). L’autodétermination qui a pris corps à travers le rapatriement de la baie Larsen a permis d’établir de nouvelles relations avec des institutions telles que le Smithsonian et l’Université de l’Alaska. Au même moment, la croissance des corporations, musées et projets patrimoniaux dirigés par des Autochtones a fourni de nouveaux sites à l’organisation de la recherche et à la diffusion des résultats. Enfin, et de manière cruciale, quelques universitaires, travaillant sur de longues périodes dans un esprit d’échange réciproque avec les communautés, ont contribué à nourrir, durant deux décennies, des relations de confiance et de respect. Knecht, livrant sa pensée sur les fouilles liminaires de Karluk, conclut : « En tant qu’archéologues, nous étions venus à Kodiak pour étudier la culture alutiiq mais, ce faisant, nous sommes inconsciemment devenus une part inextricable de cette même histoire culturelle que nous cherchions à comprendre » (2001 : 134).
Relations au patrimoine, changement de climat Ces relations ne se déroulent pas sans tensions. Lorsque Dawson prend fait et cause pour l’archéologie, elle reconnaît également que « beaucoup s’opposent à la recherche archéologique en pensant qu’il serait bien mieux de la laisser à part. Pour quelques-uns cela peut sembler approprié. Mais en ce qui me concerne, l’archéologie a ouvert un nouveau monde. La clé est que les Autochtones doivent contrôler l’effort de recherche. Sinon ce ne sera qu’une dépossession de plus, avec des scientifiques qui viendront et qui prendront, au lieu de partager » (2001 : 89-90). Le pouvoir est un enjeu 12. Les usages potentiels de l’archéologie par les peuples subordonnés « afin de les aider à maintenir leur passé face aux processus d’universalisation et de domination de l’occidentalisation et de la science occidentale… [et] afin de maintenir, de réformer, voire de créer une nouvelle identité ou une nouvelle culture face aux empiètements multinationaux, aux pouvoirs extérieurs ou aux gouvernements centralisés » est mis en valeur par Ian Hodder à l’appui d’un important argument en faveur de « l’archéologie interprétative » (1991 : 14). Ian Hodder reconnaît également qu’il n’y a pas à cela de garanties politiques – que l’archéologie du patrimoine peut se voir appropriée par des projets de développement et de « gestion gouvernementale des ressources ».
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explicite dans les nouveaux partenariats de recherche. Pullar (2001 : 78) se distancie quelque peu de la version de l’anthropologie, de l’archéologie et de l’histoire alutiiq que présentent Crowell et Lührmann : Les résultats de la recherche académique sont importants, bien sûr, pour décrire la manière dont les Alutiiq en sont venus à se considérer eux-mêmes aujourd’hui. Mais, en même temps, c’est au lecteur de décider comment ces différentes visions de la culture et de l’identité alutiiq s’accordent entre elles. Il est tout aussi important d’écouter ce que les Alutiiq eux-mêmes ont à dire de leur propre histoire. Il arrive quelquefois que le point de vue autochtone s’oppose radicalement au point de vue universitaire occidental. L’éternelle question « qu’est-ce qui est vrai ? » est appropriée en la circonstance. Le fait qu’il puisse y avoir plus d’une vérité est souvent négligé.
Pullar ne s’oppose à rien en particulier dans la discussion de Crowell et Lührmann (qui tisse ensemble les résultats de la recherche académique et des souvenirs des aînés) mais émet l’idée, sur un plan général, que les positions d’autorité universitaire et autochtone devront être distinguées dans le cas où de nouvelles relations se mettraient en place. À l’instar de nombreux intellectuels autochtones aujourd’hui, Pullar insiste sur le fait que les mythes originels traditionnels doivent se voir accorder le même statut que les découvertes archéologiques. Cette insistance porte moins sur l’idée d’accord que sur celle de respect. Il décrit l’émergence, sur l’île de Kodiak, de « codes éthiques » gouvernant la recherche scientifique (autorisation préalable de la communauté, participation directe, partage des résultats). Bien entendu, plus d’un universitaire répugnera à accepter de telles limitations, se cantonnant à des contextes de recherche moins lourds de conséquences, tout en protestant en privé – et quelquefois en public – contre l’obscurantisme religieux et la censure politique. Ce sentiment de suspicion existe symétriquement du côté des activistes autochtones, alimenté par de douloureuses histoires de collecte scientifique « arrogante », « intrusive », ou « d’exploitation ». En réalité, l’appel de Pullar à l’égalité du « mythe » indigène et de la « science » occidentale peut, pour le moment, relever d’une vision utopique, compte tenu des histoires de suspicion mutuelle et de déséquilibre des pouvoirs (par exemple, le combat inégal de la tradition orale et de la preuve documentaire dans les litiges territoriaux). Face à ces héritages antagonistes, Looking Both Ways propose un espace dans lequel, ainsi que le formule Pullar, « c’est au lecteur de décider comment ces différentes visions de la culture et de l’identité alutiiq s’accordent entre elles ». Crowell, dans son chapitre d’introduction, décrit les changements qui sont intervenus dans les pratiques universitaires et argumente la spécificité, et donc la partialité, de « toutes les manières de considérer la culture – autant de l’intérieur que de
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l’extérieur » (2001 : 8). Pour partie coalition sincère, pour partie trêve respectueuse, Looking Both Ways présente des perspectives variées qui doivent être ajustées, pesées et assemblées. Ce que proposent tous les contributeurs du volume n’est pas une vision à prendre ou à laisser opposant la vérité scientifique à la vérité autochtone, mais une relation pragmatique : vivre et laisser vivre l’opposition et la collaboration, dans les nombreux lieux de chevauchement d’intérêts. Les lignes sont esquissées, mais non appuyées, autour du patrimoine et de l’identité. Sven Haakanson Jr., qui a récemment obtenu un doctorat en anthropologie à Harvard et qui est actuellement directeur du Musée alutiiq, réfléchit avec acuité à la situation inconfortable de « l’anthropologue autochtone ». Il n’attribue aucune supériorité à la connaissance « de l’intérieur » (son propre travail de terrain a porté sur les éleveurs de rennes sibériens) et se demande pourquoi, effectivement, l’on requiert toujours de l’anthropologue autochtone qu’il s’exprime à partir d’une position « émique » plutôt qu’« éthique ». « Le but ultime de la recherche n’est-il pas “d’apprendre”, ce qui inclut l’exploration des différentes approches de la connaissance (l’herméneutique) ? Si les Autochtones ne peuvent pas écrire à la fois dans une perspective autochtone et scientifique, en quoi résiderait pour eux l’intérêt de faire de l’anthropologie ? » (2001 : 79). Évoquant les exemples de Knud Rasmussen (Inuit groenlandais-danois), d’Oscar Kawagley (Yup’ik) et d’Alfonso Ortiz (Tewa), il soutient que « les approches du champ d’études par les Autochtones », sans être nécessairement meilleures, « sont tout aussi valides que les autres ». Ainsi que d’autres auteurs dans Looking Both Ways, il reconnaît qu’il existe des autorités différentielles, mais qu’il faut soutenir, autant que possible, les contextes d’échanges et de traduction. Le patrimoine alutiiq donné à voir ici n’est pas une chose unique et singulière ayant un « intérieur » et un « extérieur » clairement définis. Dans les termes de Pullar, il se définit comme « une mosaïque d’événements histo riques et de critères imbriqués » (2001 : 95). Les mesures d’appartenance inflexibles telles que celles qui sont requises pour l’enrôlement dans l’ANCSA excluent, en pratique, de nombreuses personnes qui ne sont pas sûres de leur généalogie exacte. Looking Both Ways met l’accent sur la « parenté », incluant les alliances autant que la filiation (le pourcentage de sang autochtone) (p. 95-96). Cette manière relationnelle d’être alutiiq dépend de l’implication dans la vie autochtone : la résidence dans un village, la pratique religieuse orthodoxe, la langue d’usage, les activités de subsistance, le renouveau patrimonial et la transmission. Ainsi l’identité alutiiq est-elle une chose constamment réarticulée au fil des changements de circonstances et des relations de pouvoir avec les pairs et avec les gens de l’extérieur. En effet, nous avons l’impression que le label politique « alutiiq », bien qu’il soit en cours d’institutionnalisation (au moyen de projets comme Looking Both Ways),
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ne peut pas être un nom « tribal » ou « national » définitif. Dans certaines communautés, le terme « Aléoute » est encore en faveur, et même si le nom « Alutiiq » évoque fortement la mosaïque historique suggérée par Pullar, un ethnonyme alternatif, « Sugpiaq » évoque les liens avec les traditions anciennes, pré-russes. Les gens utilisent plus d’un terme, en fonction des interlocuteurs et de la circonstance. Dans Looking Both Ways, les descriptions de forme de vie traditionnelle (artefacts archéologiques et ethnographiques s’intercalant aux dires des aînés) évoquent les facettes d’un style distinctif : « notre mode de vie ». Le fait de dénommer ce mode de vie « alutiiq » consolide et jalonne une identité discontinue. Certains universitaires ont envisagé des processus de différenciation sociale similaires à celui-ci comme une manière de tracer des frontières « ethniques » (Barth 1969) ; comme une « création en marche » de la culture (Wagner 1981), ou comme une « ethnogenèse » (Roosens 1989 ; Hill 1996). Chacune de ces approches capture un aspect de ce qui est en train de se passer13. Elles présument toutes que la mémoire culturelle sélective et créative, la définition des frontières et la transgression sont des aspects fondamentaux de la performance collective. La culture est articulée, mise en scène et traduite, à des degrés variables de pouvoir, dans des situations relationnelles spécifiques. Les pressions économiques et les changements dans les politiques gouvernementales font bien sûr partie de ce processus, tout comme les changements dans les contextes idéologiques (tels que les mouvements culturels postérieurs aux années 1960 et le développement des politiques autochtones « globales », par exemple). Les matériaux de la « tradition » – sources orales, textes écrits et artefacts – sont redécouverts et retissés. Certains éléments s’y affirment davantage : l’attachement au lieu, aux changements dans les pratiques de subsistance, aux circuits de migration et aux visites familiales. Rien de tout ceci ne suggère une toute nouvelle genèse, une identité fabriquée de toutes pièces, un « simulacre » postmoderne ou l’intention politique plutôt étroite « d’invention de la tradition » analysée par Hobsbawm et Ranger (1983), qui font contraster la coutume vécue avec une tradition artificielle. Si le terme « authentique » signifie quelque chose ici, c’est bien le sens d’« authentiquement refait ».
13. L’approche de l’ethnogenèse est particulièrement appropriée au cas alutiiq. Dans la définition de Hill, « l’ethnogenèse ne constitue pas seulement une appellation pour l’émergence historique de peuples culturellement distincts, mais un concept qui recouvre les combats à la fois culturels et politiques des peuples qui cherchent à créer des identités durables dans des contextes généraux de changements radicaux et de ruptures » (1996 : 1). Cette perspective a été élaborée à partir du travail de pionnier d’Edward Spicer (1980, 1982) sur la « persistance » des sociétés indigènes à travers des siècles de domination coloniale.
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J’ai proposé l’articulation, la performance et la traduction comme compo santes d’un outil analytique pour la compréhension des formations indigènes nouvelles par rapport aux anciennes. Puisque aucun vocabulaire ne peut rendre tous les attachements, les déplacements et les changements, il nous faut employer ces termes tactiquement et en combinaison. Mais il reste une autre dimension, suggérée par ce qu’expriment les déconnexions « diasporiques ». Dans Looking Both Ways, Mary Jane Nielsen (2001) et Marlane Shanigan (2001) écrivent sur les villages abandonnés (à cause de nécessités économiques ou de séismes catastrophiques) en exprimant le désir renouvelé d’y retourner. Les identifications diasporiques sont caractéristiques des populations urbaines dispersées qui vivent dans le « worldwide web tribal » de Fienup-Riordan. Par exemple, le site Internet de Looking Both Ways (www.mnh.si.edu/looking bothways) a reçu un nombre extraordinaire de visites. Qui sont ces visiteurs ? Où se trouvent-ils ? Quel est leur lien avec les villages alutiiq traditionnels présentés sur le site web ? Malheureusement, il n’existe aucun feedback ni espace de chat qui pourrait nous suggérer une réponse14. Les multiples connexions à l’œuvre dans Looking Both Ways nous offrent un contexte provocateur pour penser le patrimoine sans absolutisme. L’histoire alutiiq fut une histoire de ruptures brutales, de survie interactive et de stratégies flexibles orientées vers l’autodétermination. Le caractère de ces réponses pragmatiques, de ces luttes à l’intérieur et à l’encontre d’hégémonies changeantes, peut être voilé par le langage abstrait et catégorique de la « souveraineté ». Le patrimoine et l’identité alutiiq se comprennent plus concrètement non en tant que « traditions » passées ou revivifiées, mais en tant que « pratiques historiques » continues (Laforet 2004). Bien entendu, « historique » est un terme qui demande à être explicité, et dans ce contexte je me trouve encore moi-même à buter dessus (voir Clifford 1997 : 343) à cause d’une opinion émise par l’aînée alutiiq Barbara Shagnin : « Notre peuple a traversé beaucoup d’orages et de désastres depuis des milliers d’années. Tous les problèmes depuis les Russes sont comme une longue période de mauvais temps. Comme toute autre chose, cet orage se terminera bien un jour » (citée dans Chaussonnet 1995 : 15). On pourrait comprendre cette comparaison de Shagnin comme l’énoncé d’une tradition ou d’une identité culturelle ancienne qui serait imperméable 14. Les sites Internet autochtones ont proliféré au cours de la dernière décennie et il serait plus que temps d’en produire une étude comparative, si ce n’est déjà fait. Le degré de sophistication de ces sites varie grandement, et ils vont des autoreprésentations destinées à l’extérieur (s’adressant souvent de manière spécifique aux touristes et aux publics plus larges de la sphère nationale et internationale) à des sites destinés à archiver la connaissance tribale et qui sont essentiellement destinés à l’enseignement local. La plupart font un compromis entre ces deux pôles.
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aux orages destructeurs de l’histoire. De fait, ce sentiment de profonde continuité depuis un passé « préhistorique » fait toujours partie de la conception autochtone de la longue durée. Mais cette métaphore sous-entend certainement bien plus. Craig Mishler, dans sa contribution à Looking Both Ways, « Kodiak Alutiiq Weather Lore » (2001 : 150-151), exprime clairement l’idée que le temps, en un lieu comme l’île Kodiak, n’est jamais quelque chose qui vous arrive ; les orages se produisent, et vous faites partie de ce qui arrive. Des gens qui vivent constamment exposés aux vents et aux marées, desquels dépend la vie quotidienne, ont une connaissance détaillée et précise des changements de temps. Ils savent ce qui arrive ou ce qui va arriver : ils agissent ou n’agissent pas en fonction de cela. Aussi, lorsque Shagnin dit que l’arrivée des Russes au xviiie siècle a été le début d’une longue tourmente, elle n’évoque pas quelque chose d’extérieur à la vie des Alutiiq. Le « temps » de l’histoire, ses désastres et ses éclaircies, font partie d’un ordre qui n’est ni « naturel » ni « culturel », mais qui est simplement celui de l’existence. Dans la longue durée, des événements se produisent, selon des schémas cycliques qui sont à la fois familiers et incontrôlables. Dans cette perspective, « le mauvais temps russe » (qui a amené les épidémies, le travail forcé, la créolisation de la parenté, la religion orthodoxe) et « le mauvais temps américain » (avec les missionnaires, les pensionnats, la Seconde Guerre mondiale, les revendications territoriales, l’ANCSA, les revendications identitaires) font partie d’une histoire autochtone qui n’est pas terminée.
Horizons de collaboration Lorsque l’exposition Looking Both Ways a été ouverte au public à Kodiak, elle se basait sur le travail patrimonial communautaire du Musée et Conservatoire archéologique alutiiq. Le retour des artefacts traditionnels du Smithsonian, bien que seulement prêtés (ce que Fienup-Riordan appelle le « rapatriement visuel »), a permis une puissante reconnexion symbolique avec le passé. Lorsque l’exposition fut présentée à Homer, sur la péninsule de Kenai, cela se fit en coordination avec le Festival culturel bisannuel, Tamamta Katurlluta, célébré par les villages alutiiq de Nanwalek, Port Graham et Seldovia. À Homer, des kayaks (qui provenaient de Nanwalek où ils venaient d’être construits) furent accueillis sur la plage par les danseurs de l’île Kodiak et ������������������������������� potlatch���������������������� ]��������������������� se déroula au Pratt une prière orthodoxe. Puis un grand potluck [������������������������������ Museum, avec dégustation de saumon et de phoque, avant le déroulement de tout un circuit allant des « Jeux Olympiques Esquimaux » (jeux d’équilibre, lutte à la corde, lutte de jambes), à l’échantillonnage des phoques (dissection scientifique de phoques et enregistrement de données pour le contrôle de la subsistance). La foule – aînés autochtones, activistes, jeunes,
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habitants d’Homer, donateurs et personnel du musée, visiteurs, et un prêtre en soutane de Nanwalek – circulait dans l’exposition. Bien que le « rassem blement de tradition » du festival ait été riche, il ne fut pas totalement inclusif. Beaucoup de gens de Nanwalek n’y assistèrent pas. Quelques-uns ne pouvaient pas se permettre la traversée aérienne de la baie. D’autres étaient occupés à la montaison du saumon – pêcher, fumer et sécher le poisson. La montaison avait récemment été restaurée dans la rivière locale et ses lacs en amont, grâce à un projet pour le frai du saumon organisé au niveau tribal – une autre forme de travail « patrimonial ». Il y eut plusieurs formes de performances de la tradition aluttiq ce soir-là à l’auditorium du lycée d’Homer. Nick Tanape Sr – l’un des principaux organisateurs du festival – offrit un présent à Gale Parsons, du Pratt Museum, en reconnaissance de son travail avec les communautés locales. Deux groupes de danseurs, ayant des styles distincts, représentèrent le thème de Looking Both Ways. Un groupe d’enfants d’âge scolaire, les « Kodiak Alutiiq Dancers », habillé de parkas de neige de modèle ancien et de coiffures de perles, offrit le spectacle bien préparé de danses traditionnelles au rythme du tambour. L’ambiance était à la fois vive et respectueuse. La soirée se termina avec un groupe de danseurs adolescents exubérants, les « Nanwalek Sugpiaq Dancers ». Leurs danses, des improvisations nouvelles sur de vieux modèles, s’inspiraient des maskalataq, danses de masques syncrétiques qui se déroulaient lors du Nouvel An orthodoxe en laissant une bonne place au jeu et à l’invention individuelle. Selon Jeff Leer, « Les danseurs de Nanwalek utilisent à dessein… leur connaissance ������� [������ de la maspour créer de nouvelles danses, se demandant ce que tel ou tel kalata]���������������������������������������������������������������� mouvement pouvait représenter à l’origine, peut-être la respiration d’un phoque à la surface, ou le vol d’un volatile. Ainsi, même si les danses sont nouvelles, elles sont créées à partir des bribes et morceaux de la culture alutiiq traditionnelle que les jeunes ont pu aller rechercher auprès des détenteurs de la tradition de leur village » (2001 : 219). Au son d’une guitare électrique, les danseurs – parmi lesquels certains portaient les hautes [������������ athabaskan��]� – mélangeaient les gestes et les coiffures de plumes dena’ina ������������� rythmes de la tradition avec ceux, contemporains, de la pop ou du hiphop. L’effet était joyeux, sérieux, comique, et, vers la fin de la soirée, de nombreux membres du public tournoyaient sur la scène. L’étape suivante de Looking Both Ways fut Anchorage, et à la cérémonie d’inauguration, les danseurs de Nanwalek firent encore crouler la maison. Des événements et des livres comme Looking Both Ways sont en euxmêmes des célébrations. Les bonnes nouvelles de la survivance et de la reconnaissance publique finissent par prévaloir sur les mauvaises nouvelles du colonialisme, de la décimation historique, de la marginalité économique persistante et des pertes culturelles. La variole, le travail forcé, l’alcoolisme
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d’aujourd’hui, la pauvreté et les hauts taux de suicide font rarement partie de cette vision rédemptrice. Ce choix de la purification est évident dans les entraînantes présentations pédagogiques au Centre culturel autochtone de l’Alaska. Looking Both Ways présente en réalité une narration historique plus ambivalente, assombrie par les massacres des Russes et le régime du travail forcé. Les aînés regrettent la disparition des savoirs traditionnels et se souviennent de la prohibition de leur langue dans les pensionnats américains. Mais le message d’ensemble est, justement, un message d’espoir : « Nous sommes toujours là, regardant en arrière pour pouvoir aller de l’avant. » Les bonnes nouvelles sont soulignées de nombreux portraits souriants et de superbes photographies couleur d’objets et de lieux ; même le lieu du massacre de Refuge Rock se présente comme une vue extraordinaire d’un site de l’Alaska. Comme nous l’avons vu, le récit optimiste livré dans Looking Both Ways intègre également une conception de la réciprocité dans la recherche universitaire (en ce qui concerne l’archéologie en premier lieu, mais également l’histoire, l’anthropologie culturelle et la linguistique). La nature du projet (ainsi que, sans doute, son financement considérable) dépendait d’un travail de collaboration bien établi. Quel modèle offre-t-il à l’étude des pratiques de recherches post-coloniales ? On peut clarifier cette question en se référant à un important essai rédigé par Ruth Phillips (2003). Se basant sur son expérience de directrice du musée d’Anthropologie de l’Université de British Columbia, elle y expose plusieurs questions critiques en ce qui concerne les collaborations entre musées et communautés. Phillips distingue deux modèles de base. Dans le modèle des expositions « communautaires », les autorités autochtones sélectionnent et interprètent les objets. Les conservateurs des musées n’y ont qu’un rôle de service, le but final étant de produire une perspective autochtone unifiée. Il s’agit essentiellement d’expositions réalisées par et pour des communautés spécifiques, dont les présentations sont quelquefois insuffisamment contextualisées pour les autres publics. Le second modèle, « multivocal », juxtapose les perspectives autochtones et non-autochtones. Le but est de présenter différentes interprétations d’un même événement ou texte à partir d’une négociation entre les participants qui se partagent l’autorité. Lorsque les différences de perspectives sont trop marquées, cela peut perturber un public qui s’attend à une explication cohérente. Phillips conçoit ces deux modèles comme des types idéaux qui, en pratique, sont souvent mitigés. Mais, selon elle, cela vaut la peine de les distinguer, en raison des incompréhensions et des tensions qui peuvent apparaître lorsque les participants à un projet travaillent avec des modèles incompatibles. Looking Both Ways reflète la négociation spécifique de ces questions à l’ordre du jour. L’ouvrage, comme nous l’avons vu, tend au multivocal, juxtaposant
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des voix différentes sans prétendre exprimer une perspective « alutiiq » ou « scientifique » unique et cohérente. L’exposition, en revanche, tend vers l’autre modèle. Dans l’ensemble, elle présente une autoreprésentation communautaire, alignant, sans les lier, la connaissance académique (historique et archéologique) et les souvenirs et conceptions des aînés. (On peut dire la même chose du site Internet, www.mnh.si.edu/lookingbothways, qui adopte une rhétorique interne – « notre histoire », « nos familles », « nos croyances », etc. – présentant des photographies de familles et de villages aux côtés des artefacts archéologiques). L’exposition avait probablement un caractère des plus « communautaires » au moment où elle a rejoint les manifestations et les institutions patrimoniales dirigées par des Autochtones – le vernissage de Kodiak et le Festival Tamanta Katurlluta d’Homer. Si on l’envisage comme un éventail de « mises en scène », le projet Looking Both Ways se présente comme une combinaison des deux modèles définis par Phillips. L’ouvrage, conçu pour devenir une référence historique et une inspiration culturelle à la fois pour les gens de l’intérieur et pour ceux de l’extérieur, pourrait bien parvenir à atteindre un statut canonique – pour le meilleur et pour le pire. En tant que collaboration, il a réussi à concilier deux modèles potentiellement incompatibles, reflétant, comme nous l’avons vu, l’histoire spécifique de la (ré)émergence des Alutiiq et les travaux individuels d’universitaires, d’activistes et de professionnels du secteur culturel dans un esprit constant de réciprocité. Dans l’ensemble, le projet présente les traditions orales avec les découvertes scientifiques, en minimisant les antinomies. Là où cela se révèle impossible, on laisse coexister les « différentes vérités » de Pullar. Des alliances telles que celles conclues pour Looking Both Ways nécessitent des compromis de part et d’autre, une écoute patiente, une consultation attentive et – les mots-clés – égalité et respect. Il est clair que dans des situations d’oppression persistante et d’antagonismes politiques aigus, leur réalisation peut paraître utopique, et de fait, elle est utopique, ou du moins stratégique, dans le contexte alutiiq actuel. On pourrait se demander qui n’est pas inclus dans cette polyphonie. N’y a-t-il pas une tendance à privilégier certains activistes, certaines personnes d’autorité, quelques aînés ou porteurs de tradition en particulier ? On peut parfois entrevoir les limites de la multivocalité : par exemple, on répond aux Autochtones qui s’opposent à l’archéologie, mais on ne les cite pas. (L’opposition se trouve plutôt du côté des gens très âgés, qui ont la conviction que les vestiges doivent être laissés en paix et que les objets enterrés pourraient avoir été « contaminés » par des chamans.) Les réactions des nombreux Autochtones qui ont assisté à l’exposition ont été enthousiastes, mais nous n’en connaissons que des commentaires anecdotiques. D’autre part, puisque les déplacements pour se rendre aux différentes étapes de l’exposition pouvaient s’avérer onéreux, il
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est clair que de nombreux Alutiiq, économiquement marginalisés et vivant dans des villages éloignés, n’ont pas pu y participer, et qu’ils pourraient bien aussi n’éprouver que peu d’intérêt pour le patrimoine ou la tradition mise en scène publiquement. Ainsi, tout en reconnaissant le caractère remarquablement inclusif de ce projet et l’étendue de sa perspective, il est important de ne pas perdre de vue l’aspect partial et contingent de son accomplissement. À travers cette polyphonie se font entendre de nouvelles positions d’autorité tribale et académique ; la tradition est mise en forme pour la consommation publique, tandis que l’on masque quelque peu, inévitablement, les conflits locaux et les sujets sensibles15. Si l’on place Looking Both Ways dans un contexte politique élargi, il paraît utile de mentionner les avertissements des conservateurs de musée Aldona Jonaitis et Richard Inglis (1994), et Ruth Phillips. Jonaitis et Inglis réfléchissent aux limites du travail muséal en collaboration (p. 159) : Il est de rigueur aujourd’hui, pour les conservateurs, d’impliquer [les Autochtones] – en tant que conseillers, consultants ou codirecteurs – dans les représentations muséales de leur culture. Il s’agit certainement d’un progrès par rapport au passé où un conservateur blanc, généralement un homme, décidait seul du thème et du contenu de l’exposition. Cela ne résout cependant pas les problèmes des Autochtones dans le monde contemporain. Les musées font plus de sens pour les gens détenteurs d’un certain pouvoir – ceux qui peuvent acquérir et conserver des objets et des œuvres d’art – que pour ceux qui en sont dépourvus. De plus, il n’existe aucune entité que l’on pourrait dénommer « voix autochtone », une voix qui parlerait d’autorité au nom de la communauté dans son ensemble. Il existe de nombreuses voix, quelques-unes parlant au nom des tenants de la tradition culturelle, d’autres parlant au nom des conseils de bande et des politiques tribales, et d’autres encore qui expriment des questions sociales… La confluence de ces différentes valeurs, de ces différentes priorités, crée souvent des problèmes que l’on ne peut résoudre qu’en de rares occasions. 15. Arthur Mason (2002) propose une analyse des classes sociales dans le cas des alliances patrimoniales conclues entre les leaders communautaires alutiiq et les universitaires durant les années 1980. Sa description historique d’une « cohorte Alutiiq » retournant à la tradition et à l’identité autochtones est éclairante, mais schématique jusqu’ici dans sa forme publiée. Il souligne avec justesse le rôle des universitaires dans le travail patrimonial alutiiq. Les cartes linguistiques, les fouilles et les objets muséaux ont été utilisés, dit-il, pour le développement de l’identité et la légitimisation culturelle – une création de « communauté imaginaire » du type de celle décrite par Benedict Anderson (1991). Cependant, la participation des archéologues, des linguistes et des anthropologues ne peut pas être expliquée adéquatement dans la perspective de « classe nouvelle » de Mason. En regardant au-delà des intentions individuelles – plus ou moins idéalistes – des partenaires universitaires travaillant sur le patrimoine, une analyse des intérêts concrets permettrait de mieux comprendre les pratiques de collaboration comme un moyen de conserver un statut professionnel ; soit, sur un plan pratique, de poursuivre des recherches de terrain dans des situations politisées tout en prônant une nouvelle éthique de la connaissance scientifique.
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Même si la prolifération d’institutions tribales telles que le Musée alutiiq viennent compliquer l’assimilation que font Jonaitis et Inglis des musées au pouvoir dominant, ces derniers maintiennent cependant notre attention sur la persistance des inégalités et sur les conflits d’intérêt qui ne peuvent être tempérés que partiellement par le travail en collaboration. Dans une veine similaire, Ruth Phillips (2003) s’interroge sur « le rôle que jouent les musées dans les processus de changements sociaux » : « En termes simples, la popularité grandissante des expositions en collaboration augure-t-elle une nouvelle ère d’agir social pour les musées, ou bien contribue-t-elle à faire du musée l’espace d’une restitution symbolique en compensation des injustices de l’époque coloniale, en lieu et place d’autres formes concrètes, sociales, politiques et économiques, de dédommagement ? » Ces remarques ne sont pas destinées à discréditer le travail patrimonial en collaboration ou l’activisme communautaire des musées tribaux. Mais ces auteurs, cependant, insistent sur la nécessité d’avoir des attentes réalistes et sur le fait qu’il n’y a pour cela aucune garantie. De ce point de vue, ils viennent conforter l’opinion d’universitaires autochtones tels que Vine Deloria Jr. (1997) qui, tout en percevant les nouvelles possibilités des projets en collaboration, ne perd jamais de vue la persistance des inégalités structurelles. Des travaux comme Looking Both Ways, sincèrement impressionnants, doivent être appréciés en tant que coalitions contingentes qui ont porté leurs fruits, plutôt que comme des mises en scène de vertus post-coloniales. La question de Phillips, de savoir à quel degré les célébrations culturelles peuvent tenir lieu, en pratique, de substituts à d’autres formes de politiques, ne peut se satisfaire d’une réponse simple. Comme je l’ai suggéré, beaucoup de choses dépendent de la spécificité des contextes politiques et des possibilités. Un examen symptomatique du travail patrimonial pourrait percevoir celuici comme occupant une niche confortable dans les hégémonies « multi culturelles » postmodernes : chaque identité se voit attribuer son exposition, son site Internet, son grand livre d’images ou son film. J’ai déjà mentionné que ce point de vue, bien que partiellement juste, occulte une bonne part des processus culturels et des politiques autochtones. Les articulations anciennes/ nouvelles, les performances et les traductions de l’identité ne sont pas suffi santes pour apporter des changements dans les structures socio-économiques. Mais elles reflètent et créent réellement de nouvelles conditions de solidarité indigène, d’activisme et de participation à diverses sphères publiques. Lorsqu’on les comprend comme faisant partie d’un ensemble politique plus large d’autodétermination, la signification des projets patrimoniaux s’élargit. Le Musée alutiiq, bien qu’il soit ouvert aux touristes, est d’abord un centre culturel local dont les projets d’histoire orale, d’archéologie communautaire, de travaux sur la langue et les programmes éducatifs rassemblent et transmettent une identité alutiiq (sugpiaq) qui a acquis une dynamique nouvelle.
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J’ai argumenté en faveur d’une approche complexe des politiques de la tradition. Les projets patrimoniaux autochtones sélectionnent des éléments du passé et ouvrent la voie à un avenir indéterminé. Ils agissent à l’intérieur et à l’encontre de nouvelles structures nationales et transnationales de prise de pouvoir et de contrôle. Bien qu’il soit encore trop tôt pour dire ce que sera la signification ultime de ces transactions, il est clair que le climat historiographique a changé au cours des dernières décennies et que les mouvements culturels autochtones sont en grande partie constitutifs de la nouvelle conjoncture. J’ai aussi affirmé le rôle joué par les universitaires autochtones et non-autochtones appuyant ces mouvements patrimoniaux. Les projets tels que celui décrit ici représentent des alliances importantes et porteuses d’espoir. Bien qu’ils ne puissent ni transcender les inégalités de longue date, ni résoudre les luttes pour l’autorité culturelle, ils démontrent au moins que les Autochtones et les anthropologues, reconnaissant ouvertement leur histoire commune chargée, n’ont plus besoin de se tourner le dos.
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Le trou : un concept utile pour penser les rapports entre objet et mémoire Jacques HAINARD
À l’heure où les musées d’ethnographie d’Europe tentent de se redéfinir, mais aussi au moment où je quitte le musée d’Ethnographie de Neuchâtel (MEN), après avoir passé vingt-cinq années à sa tête, pour me lancer dans l’aventure du musée d’Ethnographie de Genève, je relève que, sous ce label, sont regroupés principalement deux types de musées. Les premiers, que je nommerai « classiques », sont dédiés à l’ethnographie extra-européenne. Devenus élitaires, ils sont comparables à ce que sont les musées d’art contemporain. Les seconds s’occupent d’ethnographie européenne. Ils sont souvent considérés comme des institutions de deuxième rang, présentant des relents de la Volkskunde, des arts et traditions populaires. Ils peinent à dépasser le paradigme du folklore, de la brouette, des sabots ou de l’armoire normande. Dernièrement à Nancy, pour un colloque consacré aux musées d’ethnographie, j’étais le seul représentant des musées tournés vers le domaine extra-européen. Une lecture de ce phénomène révèle que l’ethnographie bascule aujourd’hui dans le domaine des beaux-arts. Ce qui n’est pas encore le cas des charrues ou des outils du forgeron. Nos stéréotypes du « beau » ou de l’« esthétique » s’appliquent plus rapidement aux objets de l’ethnographie extra-européenne qu’à la culture matérielle occidentale rurale ou même urbaine. Le partage entre les savoirs et les cultures perdure. Dans notre système de représentation, l’« art » africain est considéré comme l’équivalent de l’art de nos artistes. C’est dans cette perspective que s’inscrit la construction du musée du Quai-Branly, dont est exclue l’Europe dévolue au musée national des Arts et Traditions populaires destiné à devenir le musée de l’Europe et des civilisations méditerranéennes. Ainsi, nous avons des grilles de lecture de l’art et de l’ethnographie marquées par notre histoire et notre idéologie. De plus, le terme d’« ethnographie » est devenu péjoratif. La plupart des musées d’ethnographie souhaitent changer de nom. Le musée de Bâle a renié la Völkerkunde pour devenir un musée des Cultures (Museum der Kulturen). Genève a mis en avant l’idée de forum des cultures, d’Esplanade des mondes. Sans oublier Lyon et son concept de Confluences. Ces variations sémantiques gomment le relent colonial. Les musées d’ethnographie extra-européenne ne peuvent
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échapper à l’explication des rapports de force entre le Nord et le Sud ni au rappel des conditions d’acquisition de leurs collections : il y a bien eu pillage. Raconter tout cela est ennuyeux. Il est plus facile de proposer de regarder ces objets en affirmant qu’ils sont beaux et esthétiquement équivalents à ceux de nos artistes. On peut ainsi oublier une histoire embarrassante. À ce sujet, le musée de l’Homme n’a jamais pu achever son travail de deuil. Par un effet de redoublement, la crise des musées est concomitante de celle de la discipline. L’ethnologie manque d’écoles et de théories fortes à partir desquelles elle puisse se positionner. Nous souffrons d’un déficit de réflexion théorique et philosophique qui nous empêche de définir notre spécificité. Autrefois, l’ethnologue était catalogué comme spécialiste des Papous, des Zoulous ou des Touaregs… Aujourd’hui, une fuite en avant consiste à faire de l’ethnologie de tout, des hôpitaux, des prisons, des kiosques, etc. Cette tentation se répercute sur les musées qui prétendent pouvoir exposer et expliquer toutes les formes de conditions sociétales, n’importe quels rapports sociaux. Il revient à l’ethnologie de reformuler sa légitimité. Il est certain que les objets ethnographiques lèguent à la discipline, à « cette héritière tourmentée du colonialisme », pour reprendre une expression de Lévi-Strauss (1960 : 44), un passé incontournable. Mais la présence d’objets extra-européens dans les collections du MEN n’a jamais été embarrassante. Nous avons su nous libérer de ce poids. Le fait de ne pas avoir été concernés par un empire colonial nous a certainement permis de prendre une distance. Dans les années 1910, Charles Knapp regrettait que la Suisse n’eût pas de colonies. L’ouvrage dirigé par Nicolas Bancel, Les zoos humains (2004), montre bien comment la Suisse a été marquée par l’idéologie de l’époque. Nos archives publiques ont révélé des liens entre les Neuchâtelois et l’esclavage. Dans le passé, on armait les bateaux négriers comme aujourd’hui on prend des actions en Bourse. Si cette histoire est gênante au niveau politique, elle ne doit pas l’être d’un point de vue scientifique. Or, les musées sont au service du pouvoir politique, ce qui appert dans la question de la restitution des biens culturels. L’Afrique n’est pas encore vraiment concernée parce que son histoire est fortement ancrée dans une tradition orale. En revanche, en Amérique du Nord, les musées hésitent à poursuivre leurs collectes d’objets car ils se trouvent souvent contraints de restituer ceux-ci aux autochtones, parfois même lors de cérémonies à l’intérieur des musées. À Hull, des Amérindiens ont désacralisé des objets afin qu’ils puissent devenir « publics » et entrer dans le musée. Les objets sont au milieu de stratégies politiques souvent confuses. Cet héritage accompagne des revendications identitaires ou des processus de notoriété politique, parfois de simples calculs économiques.
Le Trou : un concept utile pour penser les rapports entre objet et mémoire
La place de l’objet dans le musée En tant qu’anthropologue et muséographe, mon héritage professionnel s’inscrit à la fois dans une continuité et dans une rupture. Je me suis très vite positionné en tant que conservateur à deux casquettes. J’ai la casquette classique avec une filiation qui est celle de l’histoire du MEN. Le musée a été créé en 1904 autour de collections africaines, asiatiques, américaines et océaniennes que nous sommes tenus d’inventorier, de conserver et de gérer. Nos fonctions nous obligent également à les faire connaître en publiant des catalogues et à les compléter par des études de terrain et des achats. Cette filiation n’a été que partiellement entretenue puisque nous n’avons pas développé de terrains systématiques. De plus, nous avons limité la politique d’acquisition d’objets étrangers. Il n’est pas dans ma sensibilité de collecter, ou plutôt de piller, la culture matérielle des autres. Cette fascination pour la collection et la culture matérielle comme garanties d’une compréhension de la société ne fait plus sens. Quand je suis arrivé au MEN en 1980, j’ai senti la nécessité d’une rupture. Je ne pouvais pas raconter l’histoire de ces objets comme on l’avait fait auparavant, ni montrer des expositions qui se seraient intitulées « les Esquimaux » ou « les Touaregs », je n’ai jamais su ce que cela voulait dire. Cette visée totalisante est le reflet d’un regard passéiste. En 2003, nous avons prêté un choix de notre collection Touareg à la Caixa de Barcelone pour une de leurs expositions itinérantes. Dans le cadre du Centenaire du MEN, nous avons proposé aux organisateurs de présenter leur vision des Touaregs à Neuchâtel. Nous nous sommes retrouvés en face de l’évocation romantique d’un paradis perdu. L’exposition montrait le noble Touareg nomade avec ses troupeaux, en parfaite harmonie avec le désert. À la sortie, un panneau mettait en garde le visiteur, attirant son attention sur la complexité contemporaine du monde des Touaregs, sur les problèmes politiques liés à la sédentarisation et aux conflits interethniques. Cette ethnologie-là, je ne peux pas la faire parce que je ne sais pas de quoi elle parle. On peut évoquer le regard que nos sociétés ont porté sur les autres mais je refuse de parler à leur place. Le discours que nous élaborons au MEN est construit au numéro 4 de la rue Saint-Nicolas. Nous ne pouvons être en aucun cas l’interprète des autres. Cette confusion est à l’origine du malaise des musées d’ethnographie et de celui qui entoure leurs collections. Il est encore préférable de montrer les autres sous un angle purement esthétique car la distorsion entre le savoir local et celui de l’interprète s’en trouve relativisée. Mais, encore une fois, on doit se demander si l’esthétique que nous revendiquons à propos des objets ethnographiques est celle de ceux qui les ont fabriqués et utilisés. . Tuareg, Nòmades del desierto, exposition d’une durée de 26 mois. . ������������������������������� Exposition présentée au MEN du 28 février au 18 avril 2004.
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En ce qui concerne son passé, le MEN n’est pas oublieux de ses ancêtres. Nous avons une galerie qui présente les portraits de ses directeurs et nous venons dernièrement d’éditer un livre qui célèbre le Centenaire de l’institution (Gonseth, Hainard, Kaehr 2005). Cette mémoire des lieux et de la discipline est cultivée comme un hommage mais aussi comme un appel au renouvellement. L’époque était passée et avait droit à des obsèques. Le jour de la Saint-Nicolas, nous avons offert à notre ouvrage des secondes funérailles en l’enterrant au pied d’une sculpture située dans le parc du musée. Une époque se termine, une histoire attestée par un écrit. Maintenant, il faut penser autrement, il faut faire une autre rupture et repartir dans d’autres directions. Dans notre dernière exposition Remise en boîtes (2005), tous les objets exposés montrent que la mémoire n’échappe pas à la marchandisation. Nous les avons presque tous achetés par Internet. La plupart d’entre eux sont d’une banalité effroyable, mais ils produisent du sens en étant regroupés autour d’une réflexion thématique. Je me demande si une nouvelle ethnographie ne pourrait pas s’élaborer de cette manière : en prenant des objets du quotidien, d’ici et d’ailleurs, en s’appuyant sur les pratiques sociales qu’ils induisent. Ces objets sont souvent industriels, parfois artisanaux, et ne se prêtent pas facilement à l’esthétisation. Mon plaidoyer pour une muséographie de la rupture (Hainard 1987) renvoie à l’idée qu’en entrant au musée un objet est soumis à un rite de passage. Il est mis en quarantaine avant de rejoindre le saint des saints. Il faut l’observer, le purifier, faire en sorte qu’il ne contamine pas le patrimoine déjà stocké. Il est suspect par sa matérialité, par sa structure physique, indépendamment de son sens et de sa forme. Une fois soumis aux traitements de conservation, coté, photographié, étudié, il peut rejoindre ses collègues dans les rayons. À partir de ce moment, il va mener une vie discrète parce qu’il attend. La vie d’un objet de musée est rythmée par l’attente d’un regard, l’attente de pouvoir apparaître au grand public dans une vitrine, quitte à être condamné à une forme d’éternité muséale. Ma critique de la muséographie de la juxtaposition s’adresse à la muséographie traditionnelle qui ne reconnaît pas ce rite de passage. Au motif de respecter la mémoire des objets, elle rend silencieuse leur histoire. Cette tendance à faire de la pièce de collection un objet témoin a été celle de mon prédécesseur, Jean Gabus. Elle incite à interroger l’objet comme un commissaire de police, l’exhortant à avouer son identité culturelle. Cette démarche n’est pas possible, ne serait-ce que parce que les exigences de récolte d’une grande partie de ces objets ont été mal remplies. On a oublié de noter des choses essentielles parce qu’on s’est empressé de les prendre, pensant qu’il fallait les sauver d’une disparition . ��������������������������������������������������� Jean Gabus fut directeur et conservateur du MEN de 1945 à 1978.
Le Trou : un concept utile pour penser les rapports entre objet et mémoire
pressentie par une ethnologie d’urgence, si bien que certains conservateurs se sentent obligés de jouer les Sherlock Holmes en se soumettant à la recherche d’un temps irrémédiablement perdu. Partant de là, j’ai découvert que ces savants étaient souvent les esclaves de leurs objets. Alors, j’ai simplement renversé la donne. Nous allons esclavager les objets ! Le conservateur prend le pouvoir et utilise les objets pour les faire parler de la manière qu’il veut. Je considère le musée comme un dictionnaire, les objets comme des mots. Le travail du muséographe est de construire une syntaxe, d’écrire un discours avec les objets. Dans cette perspective, un objet peut se retrouver plusieurs fois dans un propos et dire des choses différentes selon la place qu’il occupe dans la structure de l’exposition. L’objet est polysémique. Ce parti pris est souvent à l’origine d’un conflit entre les conservateurs. D’un côté, il y a ceux qui pensent que l’objet est sacré et par conséquent que nous devons nous plier à sa sacralité, de l’autre, il y a ceux qui revendiquent que l’objet est le support matériel d’un regard participant à la construction d’un propos. Cette dernière perspective dynamise la lecture de notre patrimoine et fait sens. Si les objets ne sont que des objets témoins, la partie est perdue. C’est contre une muséographie sans écriture, contre l’objet témoin privé de parole, que je plaide pour un droit à la manipulation muséale, comme dans l’exposition Objets prétextes, objets manipulés (1984). Cette position me conduit à penser qu’il est pertinent de scinder l’espace muséal en deux parties : l’une que l’on peut appeler « exposition de référence » et l’autre, « exposition de synthèse ». La première est consacrée à des moments, à des pans de l’institution et utilise les objets ethnographiques pour montrer pourquoi ils ont été des objets témoins, sacralisés. Cette partie référentielle est indispensable au discours et à la mémoire de l’institution. Elle permet de libérer une autre partie du musée pour l’exposition de synthèse qui doit proposer des regards neufs sur les collections. Ainsi peut se poursuivre le dialogue avec les collectionneurs et avec les esthètes, peuvent s’ouvrir de nouveaux espaces de réflexion et se voir assignées d’autres fins à ce patrimoine. Un musée ne peut se passer de ce double jeu. On ne saurait balayer ni l’histoire ni ces regards, si périmés soient-ils. Il faut les expliciter. C’est ce qui fait l’intérêt de la relecture des fonds patrimoniaux que nous sommes chargés de conserver. Ce parti pris est une des conditions de la muséographie de la rupture.
Mémoire et histoire Je pense que l’écriture muséale a toujours lieu à l’intérieur d’un double jeu. Dans un entre-deux, dans un dialogue entre la mémoire des objets et le traitement que lui réserve le muséographe. On a trop souvent pensé les espaces
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muséaux séparément (une partie permanente et une autre temporaire). On pourrait faire l’exercice d’un système de représentation des objets en mélangeant cette mémoire. Cette dernière est souvent faite de bribes, de restes, de déchets mémoriaux qui, selon les circonstances, sont conservés ou retrouvés. Il faudrait pouvoir les regarder à nouveau. C’est ici que peut se déverrouiller l’impensé de la discipline et du musée d’ethnographie. Je refuse l’amnésie face à la mémoire de ces objets, mais je refuse tout autant un conservatisme qui se plie au passé. Je propose dès lors une muséologie de la rencontre, une muséologie de l’entre-deux ! La muséographie est un art du questionnement, un art de raconter des histoires avec des objets. En ce sens et pour reprendre l’expression de Clifford Geertz (1996), elle relève (comme l’anthropologie) d’un travail d’auteur. On reproche à l’ethnomuséographie de succomber aux charmes de l’art contemporain et de confondre ses expositions avec des performances. Cette critique est un mauvais procès. D’ailleurs ce sont les artistes qui singent le plus souvent l’anthropologie en aspirant à devenir des analystes du réel. Au-delà de ces conflits disciplinaires ou professionnels, la seule chose qui compte est la possibilité de créer, de proposer une nouvelle lecture du monde. On rencontre ici le problème de l’identification professionnelle, du corps de métier. La transversalité, comme l’interdisciplinarité, est encore utopique. Nous l’avons ressenti à deux reprises. Dans l’exposition Natures en tête (1997), nous avons essayé de montrer que la nature était un construit culturel. En retour, nous avons récolté mépris et attaques de tous ceux qui relevaient des sciences naturelles, nous accusant de transgresser les frontières de notre discipline. De même, pour l’exposition L’art c’est l’art (2000), j’avais engagé une historienne de l’art pour pouvoir emprunter des œuvres d’art car lorsqu’un ethnologue s’immisce dans ce milieu, il est facilement éconduit. Notre collaboratrice a eu des ennuis, elle s’est fait accuser de se « vendre » à l’anthropologie. Les partages du savoir nous enferment et je constate une régression dans ce domaine, un durcissement des frontières. Une des conséquences de l’affranchissement à l’égard de l’objet est l’affran chissement du traitement de leur mémoire. Le double jeu entre mémoire et histoire, que recouvre celui entre le métier de conservateur et le métier d’auteur, permet de décréter un droit à l’écriture, synonyme de réécriture de l’histoire. En offrant un nouveau sens aux objets, on déverrouille le problème du détournement du sens et de la fonction qu’avaient les objets avant leur entrée au musée. Cette posture m’a permis très rapidement de régler la question du détournement de la nature ethnographique ou artistique des objets dans les musées d’ethnographie. J’ai répondu de manière radicale que le muséographe, le conservateur, est celui qui a le droit de raconter autre chose, même si les objets sont considérés comme de l’art dans les sociétés dont ils sont originaires. Je me donne ce droit, cette autorité, d’en dire et
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d’en faire autre chose. Sans aucun complexe, ni mauvaise conscience. Le reste peut se raconter, si c’est nécessaire, dans les expositions de référence. On pourrait faire une exposition sur la problématique de la place de la mauvaise conscience dans les musées car cette tendance fait partie du discours muséal. En nous donnant le droit de mettre les objets à notre service, nous sommes considérés par bien des gens de la profession comme des iconoclastes. À ce sujet, l’exposition Objets prétextes, objets manipulés (1984) renversait les choses. C’est un moment clé de l’histoire du MEN où nous nous sommes posé la question de savoir quel est le statut d’un objet de musée. À cette occasion, j’ai développé la notion centrale de pouvoir de légitimation du conservateur, qu’il ne doit ni oublier ni sous-estimer. En ce qui me concerne, je l’utilise à des fins de relecture critique ou pour faire des propositions nouvelles. Cette liberté fait le plaisir et la force de l’institution. Si toute une équipe s’engage dans ce genre de réflexion, c’est incontestablement une ligne directrice qui est donnée à l’institution. Comme dans la mode, il existe dans la muséographie des effets stylistiques. Peut-être manque-t-elle encore d’image de marque en ce qui concerne les musées d’ethnographie ? On retrouve ici une des idées que j’évoquais précédemment. Une partie des musées d’ethnographie se trouve toujours asservie au poids d’une mauvaise conscience. Ils refusent de se donner le droit de raconter d’autres histoires que celle que traîne la dette coloniale, fantôme de trop de musées. Ce facteur est important, particulièrement en France. Ce pouvoir de légitimation s’accompagne d’un autre parti pris qui renvoie à ce que Denis Hollier a appelé un principe de « charité épistémologique » (1991 : XVII). Le traitement des objets en muséographie n’a pas à hiérarchiser les objets, à échelonner ce qu’il serait digne, moins digne ou indigne d’étudier ou de présenter. Ce pouvoir de déhiérarchiser la valeur sociale des objets reste un préalable muséographique. Nous n’avons pas à nous soumettre à la hiérarchie des valeurs sociales propres à un groupe ou à une société, précisément parce que notre travail consiste à interroger les valeurs sociales. La définition de l’objet ethnographique est celle qu’en donne un ethnographe. Si Joseph Beuys disait que l’art c’est ce que font les artistes, les objets ethnographiques sont ceux qui sont décrétés tels par les ethnographes. Dès qu’on pose ce principe, on peut avancer. Sans avoir besoin d’être iconoclaste, il s’agit d’avoir une position claire et finalement modeste. On aligne tout au même niveau, seule la position de l’objet est déterminante dans la construction du discours. Au regard de la relation entre histoire et mémoire, cette posture me conduit à privilégier la notion d’histoire. Ce n’est pas tant le passé des objets qui intéresse le muséographe que l’utilisation présente qu’il peut en faire. Il ne s’agit pas de nier la mémoire, mais de se donner le droit de l’utiliser, d’utiliser ses bribes, ses restes. Cette façon de procéder se rapproche de ce que François Hartog a analysé comme une des
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caractéristiques de notre contemporanéité et qu’il appelle le « présentisme » (2003). La spécificité du régime d’historicité contemporain est de construire un présent qui engendre et légitime sa propre catégorie d’histoire. Si la mémoire des objets m’intéresse, c’est au sens où ses restes nous permettent d’écrire une nouvelle histoire. Retrouver cette mémoire perdue n’est en rien la finalité du musée d’ethnographie, c’est son projet fantasmatique, pour le coup toujours raté. Il faut se servir du passé des objets pour raconter une nouvelle histoire, décrire le présent. Seule la constante réécriture de l’histoire au présent m’intéresse. Le fait que la plupart des musées sont prisonniers du passé imaginaire ou réel de leur collection les conduit à s’enfermer dans une célébration mémorielle qui les déconnecte du présent. L’enjeu devient vite politique, puisque cette attitude les exonère d’avoir à penser leur présent. Nombre d’institutions, sous prétexte d’entretenir l’histoire et la mémoire, se coupent des enjeux sociaux contemporains. On préfère se prosterner devant ce qui reste de cette mémoire, de cette sacralité et de cet esthétisme sans fin. Je voudrais bien voir exposer au musée Guimet l’histoire d’André Malraux et ses stratégies de collectionneur. Qu’on mette la voie royale en exergue ! De la même manière, j’imagine mal la France raconter l’histoire de l’Algérie avec les collections du musée de l’Europe et des Civilisations méditerranéennes. Il y a une impossibilité politique. Les Allemands sont dans les mêmes contradictions, alors que les Anglais en sont plus dégagés. Comme leurs musées existent souvent sous la forme de fondations, lorsqu’on leur demande de rendre les frises du Parthénon, ils invoquent la jurisprudence du droit privé pour se protéger. C’est donc un grand paradoxe fondateur de la logique institutionnelle des musées qui veut que l’accueil de la mémoire des collections rende leur histoire silencieuse. Le musée participe à une fonction de calmant pour la société en neutralisant l’histoire qu’ils sont censés raconter et qu’ils préfèrent conserver silencieusement.
Objets et mémoires dans l’exposition Le trou (1990) Si les musées veulent actualiser leur discours, ils se doivent d’accueillir ce va-et-vient entre la mémoire et l’histoire. Et par là, placer la rencontre avec l’objet sous le signe de la discordance. Cette notion renvoie au dialogue nécessaire entre une histoire présente (une écriture au présent dans l’exposition) et l’historicité ou la mémoire des objets exposés. Cette histoire au présent n’a pas à se plier au passé, mais doit pouvoir le réinterroger. Cette discordance des temps, ou pour le dire différemment, ce trou de mémoire, est au centre du rapport entre objet et musée. Je fais du trou un concept clé pour penser les rapports entre objet et mémoire. L’objet a le pouvoir de me
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donner du passé et de la mémoire mais ne peut pas tout me rendre. La rencontre entre objet et mémoire est à penser aussi à partir de ce qui échappe à l’objet. L’idée de l’exposition intitulée Le trou était d’inviter le visiteur à penser son autobiographie à partir de l’idée de trou, de trou de mémoire. Nous lui proposions de revisiter les différentes étapes de sa vie dans une sorte de remise en jeu de son existence. Quatre moments étaient évoqués : la maison, la ville, la carlingue accidentée d’un avion et, à la fin, un hôtel « Le Minotaure ». Nous avions essayé de mettre en avant l’idée qu’il y avait une construction individuelle du rapport au temps. Cette idée s’est traduite par la mise en scène d’un cerveau humain au départ de l’exposition. Nous sommes allés à l’Institut d’anatomie de l’Université de Lausanne, le directeur est allé en chercher un, a pris des couteaux bien aiguisés et nous a découpé des tranches de cerveau. Nous les avons rapportées dans un bain de formol pour les donner à notre photographe. Le trou est une exposition dont le point de départ est individualiste. Il interpelle le visiteur avec l’image de son cerveau. Nous avons suivi le modèle proposé par Butor : « Toi visiteur, tu te balades dans un dédale. Tu as ton cerveau et, à l’intérieur, tout ce qui en fait la mécanique : ton acquis culturel, ton savoir, tes croyances… Et tu as tes objets, tu es libre de jouer avec. À toi de te repositionner en fonction de ce que tu vois. » Le visiteur passe d’un espace intérieur (cuisine, salle de bain et cave) à une sphère extérieure (des objets urbains). Il prend ensuite un avion qui finalement s’écrase. Il suit la trajectoire d’une conscience apaisée qui, de chez elle à l’extérieur, passe de trou en trou jusqu’à l’accident, jusqu’à la chute dans le temps. Reprenant l’assertion selon laquelle à l’instant où l’on frôle la mort, la vie défile devant soi, le visiteur termine son voyage dans un hôtel. Dans ce dernier, il essaie de reconstruire le déroulement des moments forts de son existence, allant de la naissance à la mort. Au « Minotaure », dans le temple de la mémoire, le passé du visiteur peut être regardé comme une suite de collisions. Autant de chocs (de trous de mémoire) que de portes ouvrant sur des chambres énigmatiques. Il s’agissait de parler de la vie autant à partir de l’oubli que du souvenir, la vie devenant une sorte de rêverie éveillée. Scénographiquement, nous avions décidé de seulement entrouvrir ces chambres, interdisant ainsi leur accès. Cette idée renvoyait au manque, à ce qui résiste et reste insaisissable du passé. Il fallait se l’approprier selon d’autres modalités que celle proposée par les objets. Cette exposition dit beaucoup de ma conception de la muséographie. Car cet espace que nous rendions hors de portée, cet espace manquant, est une des conditions de la démarche imaginative. C’est toujours à partir de l’absence, d’un trou qu’il faut bien remplir, que la muséographie se fait. De la même manière, le travail de mémoire se déclenche à partir de ce que nous nous sommes refusés à donner comme une plénitude de l’objet. C’est une exposition que l’on
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aurait pu intituler « absence de mémoire ». Nous ne l’avions pas construite délibérément selon un scénario, mais nous l’avons sentie ainsi au moment d’en installer les éléments. La trame narrative se compose aussi à partir du vécu du concepteur qui, tout à coup, trouve des solutions physiques, techniques pour faire sens. Le principe de l’écriture muséale se produit par une mise en abîme, une fermeture partielle à l’objet. D’ailleurs, cette exposition est la seule dans laquelle on ne trouve ni panneau d’écriture, ni cartel expliquant les objets. La syntaxe expographique fait sens à partir du pouvoir d’écriture des objets. Leur capacité sémantique est liée à leur pouvoir de faire « trou », de signifier un manque qui engage l’imaginaire du visiteur. Ce pouvoir de « déréalisation » des objets devient la condition même du travail de la mémoire. En supprimant notamment les cartels, on déclenche une mécanique qui ajoute quelque chose d’autre. Je suis allé tellement loin dans ce principe d’affranchissement de l’objet témoin pour assumer le rôle d’auteur qu’une partie de mes collègues de l’équipe de conception a quitté l’exposition en cours de montage ! Revenant par la suite, ils avouèrent leur incompréhension de ces principes. Cette histoire démontre à quel point la muséographie de la rupture ne se fait pas seulement au corps défendant des objets mais aussi à celui des concepteurs. Il y a une force paradigmatique dans cette exposition comme dans le fait de vouloir s’affranchir des objets. D’une certaine manière, le principe d’écriture muséale développé au MEN repose sur le concept de trou. Au sens où le trou, l’absence signifiée de l’objet expographié, permet aux failles de la mémoire de revisiter l’histoire. Le trou engage le travail du souvenir. Cette idée est une définition possible du travail muséal comme fabrication de fables ou d’histoires. Nous sommes dans une perspective de rencontres et de dialogues entre l’objet et le scénographe et entre l’exposition et le visiteur. Pour qu’il y ait rencontre, il faut laisser une place à l’interprétation. Le trou est une invitation. Une des conséquences du principe d’écriture muséale est de reconnaître la dimension essentiellement théâtrale des musées d’ethnographie. Cette dimension rejoint la fonction de jeu de masque qui a si souvent fasciné l’ethnographie. Et j’ai toujours assumé cette part jouée, voire fictive de l’écriture. Tout est mis en scène dans notre vie quotidienne, pourquoi le musée y échapperait-il ? On en revient à la question des pratiques quotidiennes, car si je mets une cravate, je fais du théâtre. Nous sommes tous pris par cette théâtralité de la vie sociale. Cet aspect n’exclut pas l’esthétisme. J’ai toujours plaidé pour une esthétique sans fautes. Un espace expographique n’a pas droit à l’erreur technique. La faute détourne l’attention du visiteur du message qu’on veut lui faire passer.
Le Trou : un concept utile pour penser les rapports entre objet et mémoire
Collections et histoires Je collectionne plus les souvenirs que les objets. Je ne dirai pas, pour reprendre le mot de Lévi-Strauss au sujet des voyages, que « je hais les objets », mais je ne les aime pas forcément en eux-mêmes. Je les aime pour ce qu’ils permettent de projeter ou de mettre en jeu. Les conserver ne m’intéresse pas vraiment, je préfère jouer avec. Pour produire du discours, ils m’amusent. Ensuite, je peux les abandonner au bord de la route ou les offrir lâchement à d’autres pour qu’ils me débarrassent de leurs problèmes ! Les objets ont un véritable pouvoir d’action. Je me rappelle un jour m’être arrêté devant un homme qui lavait son bateau au port de plaisance de Neuchâtel. Je suis resté fasciné par la scène, ne comprenant pas pourquoi cet homme pouvait laver son bateau ! Cette fascination pour les objets m’a toujours travaillé parce que je pense qu’ils constituent un des rares lieux où l’on peut encore voir les individus engager une sacralité dans leur quotidien. Ce bateau devait être un objet essentiel pour lui. L’objet est un élément qui permet d’aller ailleurs, de vivre ailleurs, parfois de vivre par procuration. Le posséder en tant que tel ne m’intéresse pas. C’est pour cela que j’ai vendu tous mes biens immobiliers et que je suis redevenu locataire. Il y a quand même une certaine logique dans mon comportement. Je suis allé jusqu’au bout, je suis un conservateur sans objets, mais avec des histoires.
Bibliographie Bancel, Nicolas (dir.), Les zoos humains : au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, 2004. Geertz, Clifford, Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, Paris, Métailié, (1988), 1996. Gonseth, Marc-Olivier, Jacques Hainard, Roland Kaehr (dir.), Cent ans d’ethno graphie, Neuchâtel, musée d’Ethnographie de Neuchâtel, Neuchâtel, 2005. Hainard, Jacques, « Pour une muséographie de la rupture », Musées, Montréal, 10/23-4, 1987, p. 44-46. Hartog, François, Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003. Hollier, Denis, « La valeur d’usage de l’impossible », préface à la réimpression de Documents, Paris, J.-M. Place, 1991, p. VII-XXIV. Lévi-Strauss, Claude, « Les trois sources de la réflexion ethnologique », Revue de l’Enseignement supérieur, Paris, 1960, p. 43-50.
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Expositions Objets prétextes, objets manipulés, exposition du MEN, présentée du 2 juin au 30 décembre 1984. Le trou, exposition du MEN, présentée du 2 juin 1990 au 10 février 1991. Natures en tête, exposition du MEN, présentée du 1er juin 1996 au 12 janvier 1997. L’art c’est l’art, exposition du MEN, présentée du 12 juin 1999 au 27 février 2000. Remise en boîte, exposition du MEN, présentée du 25 juin 2005 au 26 mars 2006.
La biographie visuelle des objets : photographies et tombes en Indonésie orientale Janet Hoskins
L’idée de ce texte est née au Getty Center, l’année où j’ai été invitée à partager la vie d’un groupe de chercheurs composé essentiellement d’historiens de l’art. En tant qu’anthropologue, je me suis sentie voyager en terre étrangère au pays de l’histoire de l’art. Comme beaucoup de touristes, j’ai été intriguée par le spectacle de nouveaux paysages et de nombreux horizons de recherches se sont offerts à moi. Cela dit je suis heureuse aujourd’hui de revenir dans le monde plus familier de l’anthropologie. Le projet de recherche que j’ai développé au Getty portait sur la place des récits de vie en anthropologie et leur lien avec les objets. Un de mes livres, Biographical Objects (1998), traitait spécifiquement de cette question. Ce terrain m’avait conduite chez les Kodi, un peuple de l’Indonésie orientale pour lequel le lien entre l’histoire et les objets est fondamental. Dans cet ouvrage, je montre comment la mémoire sociale de ce peuple s’appuie davantage sur les objets que sur les mots et les lettres ou toute autre forme d’archives écrites. Je mets en miroir la vie de trois femmes et de trois hommes au regard des trajectoires biographiques d’une série d’objets : un sac à bétel utilisé comme linceul pour un enterrement, un tambour de chaman, un fuseau à coton et une bouteille verte. Chacun de ces objets constitue un chapitre prétexte à un récit biographique. Dans cette perspective, l’objet n’est pas traité comme une simple trace ou métaphore de l’histoire. Il est au cœur d’un véritable travail d’introspection et devient un outil autobiographique permettant une connaissance des gens à travers les choses. Pierre Bourdieu a souvent condamné la prétention des sciences sociales à mener des histoires de vie. Selon lui, cette tentation procède d’une « illusion biographique » en se concentrant sur un individu illusoire. Comme il l’affirme, « l’histoire de vie est une de ces notions du sens commun qui sont entrées en contrebande dans l’univers savant ; d’abord, sans tambour ni trompette, chez les ethnologues, puis plus récemment, et non sans fracas, chez les .
Je souhaite remercier Jérémy Jammes pour la relecture attentive qu’il a bien voulu faire de ce texte.
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sociologues. Parler d’histoire de vie, c’est présupposer au moins […] que la vie est une histoire et qu’une vie est inséparablement l’ensemble des événements d’une existence individuelle conçue comme une histoire et le récit de cette histoire » (Bourdieu 1986 : 69). Par un détour dans le monde des objets, il ne s’agit pas de critiquer directement cette idée mais d’en montrer les limites. Grâce à mes données anthropologiques, je souhaite expliquer comment, dans certaines sociétés, les récits de vie d’objets tiennent lieu d’histoires individuelles et peuvent être traités comme de véritables lieux de mémoire. Je réfléchirai à deux modes de construction essentiels de la relation entre la personne et l’objet : l’inscription biographique et la réflexivité biographique. Par le premier terme, j’entends la relation renvoyant à l’idée qu’une œuvre d’art ou un objet puissent être liés à la vie d’une personne, allant même parfois, jusqu’à s’inscrire sur la peau comme dans le cas des tatouages. La seconde relation dont je traiterai est celle de la réflexivité biographique présente à travers la dimension formelle de l’objet. Ce type de rapport est à la source du pouvoir magique des objets et de ce que je désigne comme leur complexité visuelle. L’exemple des tombes et des objets qui les constituent illustrera mon analyse. Ma réflexion s’inscrit dans un cadre théorique inspiré des travaux d’Alfred Gell. Ce cadre m’est très utile dans l’analyse des objets « traditionnels » (comme les tombes et les textiles) autant que dans celle des objets « modernes » (comme la photographie). L’anthropologue A. Gell avance une réflexion sur ce qu’il appelle la « technologie de l’enchantement » et l’« enchantement de la technologie ». En référence à la notion benjaminienne d’« aura », il définit le concept de difficulté technique par la production d’un « effet de résistance en auréole ». Cet effet d’enchantement se fonde sur l’idée que toute œuvre d’art possède un pouvoir de résistance qui la rend difficile à saisir, aussi bien intellectuellement que matériellement. En défendant cette thèse dans Art and Agency (1998), Gell invite l’anthropologie de l’art à se concentrer sur les relations sociales inscrites dans une perspective temporelle fondée sur la notion de biographie. Il propose de dépasser les théories linguistiques et sémiotiques en insistant sur le fait que l’analyse de l’art relève de la catégorie d’action. Autrement dit, l’art peut être appréhendé comme un système d’action sur le monde. C’est dans cette perspective que je me propose d’analyser et d’étendre ce processus à tous les objets. Les choses possèdent un pouvoir d’action, au sens où elles produisent des effets. Un objet peut susciter de la joie, de la peur ou de la colère, provoquer un sentiment de volupté… Inversement, le pouvoir d’action de chacun peut prendre la forme d’une chose. Les objets d’art utilisent une complexité formelle et une virtuosité technique qui créent « une certaine indéchiffrabilité » (Gell 1998 : 95). Ils peuvent à la fois fasciner et frustrer un spectateur soucieux de discerner les parties du tout, la continuité de la discontinuité, la synchronie de la diachronie.
La biographie visuelle des objets
Gell illustre sa thèse à partir du pouvoir de plusieurs objets : les tatouages et les boucliers de Polynésie dont les dessins sont censés capturer et éloigner les mauvais esprits, les idoles animées qui sont capables de procurer la fertilité, la santé ou la maladie, le malheur ou la chance. Il pense qu’un objet a le pouvoir d’agir, à l’instar d’un acteur, lorsque l’habileté de l’artiste est telle que celui qui regarde cet objet n’arrive pas à le comprendre. Il se retrouve ainsi captivé par l’image de l’objet. Dans ce cas, la notion de captation atteste de la valeur artistique de l’objet. Et ce, non pas au regard de ce qu’il est mais de ce qu’il fait. La force de captation des objets est à entendre comme « la démoralisation engendrée par le spectacle d’une virtuosité qui dépasse l’imagination » (ibid. : 71). Cet effet repose sur notre incapacité à comprendre comment un objet a été produit. La technologie de l’objet demeure un mystère qui relève autant de la virtuosité de l’artiste que du processus de fabrication de l’objet. Cette perspective permet de dépasser le débat qui entoure la distinction entre l’art occidental et l’art non-occidental. Plus qu’une théorie de l’art, Gell propose une véritable théorie du pouvoir visuel de l’objet. Les objets parfois exclus des mondes de l’art et classés comme relevant de l’artisanat (le tissage ou la vannerie par exemple) méritent ainsi le même traitement que la sculpture ou la peinture. Leur valeur commune repose sur leur pouvoir d’action sur le monde, « un des aspects les plus remarquables de la façon dont ils agissent » (ibid. : 68). Sur les îles insolites d’Indonésie orientale, de nombreux objets importés semblent posséder ce pouvoir de captation : la surface lisse et brillante de la porcelaine chinoise des urnes rituelles utilisées comme formes d’ancrage du régime politique (Hoskins 1993), ou bien les détonations d’explosifs et les balles de fusil investies dans les rites des ancêtres (Hoskins 1989). De même que ces images mystérieusement ressemblantes produites par des appareils photographiques qui font apparaître les ombres et les lumières en deux dimensions. Dans les années 1990, lorsque les touristes, armés de leurs appareils, commencent à affluer sur ces îles, ils provoquent une véritable peur et le fantasme d’un voyeurisme de prédation. On pense que les dawa mbella, « les étrangers avec des boîtes de métal », utilisent leurs zooms (assimilés à des tuyaux) pour sucer le sang des enfants. On imagine qu’une fois de retour en Occident, ils utilisent ce sang comme combustible pour leurs machines industrielles. L’appareil photographique des touristes – comme leur caméra – sert à « capturer » les images de chasseurs de têtes. Par un effet de renversement, la prétendue violence des primitifs devient l’emblème d’une violence exotique (Hoskins 2002, 2004). Refusant de faire de ces interprétations le prétexte à une énième version coloniale de l’indigène crédule, voire arriéré, la théorie de Gell permet de
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comprendre en quoi elles ne sont ni irrationnelles, ni primitives. Dans cette perspective, il s’agit de considérer l’appareil photographique comme une technologie de l’enchantement. Il ne faut pas oublier que la plupart des photos prises par ce tourisme tribal sont rarement montrées aux personnes photographiées. Les villageois photographiés sont les témoins passifs d’un véritable défilé de gadgets électroniques dont l’usage mystérieux leur vole une partie de leur vie. Le fait de considérer l’appareil photo comme un instrument qui « suce le sang du sujet photographié » s’apparente à une forme de rationalisation critique au regard des inégalités mondiales dans l’accès et l’usage de la technologie (Hoskins 2002, 2004). Les rares Sumbanais qui, une fois leur île quittée, deviennent suffisamment riches pour s’acheter des appareils photographiques, les utilisent avec enthousiasme pour enregistrer leurs rituels de famille (cf. photos). La notion de captation développée par Gell permet d’isoler la spécificité du pouvoir du champ visuel. Si ce champ repose sur une logique d’économie politique d’accès inégalitaire à la techno logie, il devient également l’objet d’une réappropriation. Il se trouve, en quelque sorte, recapturé et réenchanté. Jusqu’à la fin du xxe siècle, le monde de Sumba se caractérise par un faible niveau d’alphabétisation et par le peu de place qu’il accorde à la visualité de type mécanique. C’est un modèle que j’appréhende en termes de « capacité visuelle mécanique restreinte » (restricted mechanical visuality), en comparaison avec ce que dans d’autres études on désigne par « un alphabétisme restreint » (restricted literacy). Quand les livres sont rares, le pouvoir magique de la parole et de l’écrit est important. Une véritable mythologie du livre s’est développée et a fait de l’écrit le lieu d’un pouvoir mystérieux. Certains Sumbanais pensent d’ailleurs que leur culte des ancêtres aurait pu être reconnu par le gouvernement s’ils avaient su le retranscrire par écrit. Cette idée est probablement juste si l’on considère que la religion des Hindous de Bali, comme d’autres religions des ancêtres en Indonésie, n’a été reconnue qu’après que ses croyances aient été codifiées (notamment en expliquant leurs liens avec l’hindouisme de l’Inde). Mais les Sumbanais ne disposent pas d’une technologie qui leur permette d’imprimer leur système de pensée traditionnelle. Un processus similaire s’est produit avec la photographie. Ne disposant pas de moyens technologiques pour le développement photo graphique, ils ont entamé un processus de mystification de cet appareil. Si pour les Occidentaux contemporains, la photographie est un outil qui documente nos vies et sert de mémoire visuelle, comment cette technologie sera-t-elle utilisée sur cette île au xxie siècle ? Une réponse à cette question peut être envisagée grâce à l’histoire du premier ouvrage illustré de photographies et publié en anglais par un Sumbanais, Djakababa Cornelius Malo (2002). Je développe des relations avec cet homme depuis 1986, date à laquelle je l’ai rencontré à
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Jakarta dans l’objectif premier de mener un entretien sur l’histoire de son père, Joseph Malo. La vie de ce dernier est étonnante et fait partie intégrante de mon analyse. Joseph Malo est né à la fin du xixe siècle, à une période où la région était encore dominée par les guerres entre les royaumes et par les pratiques de chasseurs de têtes. Pris dans une embuscade, Malo fut enlevé à l’âge de dix ans par des ennemis. La tête de son père fut coupée ; quant aux autres femmes et enfants captifs, ils furent vendus comme esclaves à des royaumes voisins. Cette mésaventure coïncide avec l’arrivée des Européens et Malo fut ainsi acheté par une mission jésuite établie sur l’île depuis 1894. Il devint le premier Sumbanais converti au catholicisme. Son nom de baptême, Joseph, lui a été donné à cette occasion, marquant à la fois son passé d’esclave et son lien avec l’Église. Même si par la suite il eut peu de contact avec l’Église (après l’expulsion de Sumba des pères jésuites à la fin du xixe siècle), il conserva ce nom de baptême toute sa vie. Retrouvé par sa famille à la Mission à l’âge de vingt ans, il fut racheté ou libéré, selon que l’on prend en compte le point de vue de sa famille ou celui des missionnaires. Il retourna depuis sur sa terre natale, à Rara. Encore jeune homme, il vengea son père en coupant une tête au début du siècle. Quand le gouvernement colonial des Indes néerlandaises entra sur l’île pour en prendre la possession politique en 1911, l’administration s’employa à retrouver les premiers chrétiens, seuls capables par leur peu d’alphabétisation de parler et de lire la langue coloniale (le bahasa melayu). C’est ainsi que Joseph Malo fut nommé Raja de Rara, entre 1930 et 1955, et devint l’un des personnages les plus importants de cette époque coloniale (Hoskins 1989). Joseph Malo est mort en 1963. Je ne l’ai jamais rencontré directement. L’histoire de cet homme, avec lequel je n’ai jamais pu m’entretenir, est appréhendée ici selon le modèle de la « longue conversation de terrain », pour reprendre l’expression léguée par Malinowski. J’ai entendu parler de son histoire dans la famille du Raja de Kodi (les raja étaient les chefs de royaume pour l’administration coloniale des Indes néerlandaises), Jospeh Malo ayant épousé deux femmes kodinaises. Les « preuves » et les « témoignages » de sa vie m’ont été présentés sous la forme d’objets : un grand tombeau à côté de la route, dans lequel son père est enterré, des pièces d’or échangées pour ses achats de femmes… Quand j’ai commencé l’écriture de son récit biographique, je n’avais pas encore retrouvé son fils unique, Cornelius Djakababa. Il vivait à Jakarta loin de l’île de Sumba. Par la suite, en 1986, je lui adressai quelques notes relatives à son père. Il me répondit en m’envoyant les souvenirs que son père lui avait racontés lors d’une veillée nocturne, pendant son enfance. Ces souvenirs furent chantés par son père, le récit étant accompagné d’un luth à un fil. Ils racontent la tristesse de l’esclavage et le triomphe de son projet de
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reprendre la tête de son père en échange de son mariage avec une femme de la famille de ses meurtriers. Comme le père de Joseph Malo avait été tué par des gens du Kodi, dans la région où j’avais mené mes premières recherches, je connaissais déjà les maîtres du village où la tête de son père reposait. J’avais pu enregistrer le souvenir des négociations qui s’étaient déroulées lorsque Joseph Malo était venu se proposer en mariage à une fille de Ratenggaro dans l’espoir de recevoir le crâne de son père comme contre-prestation matrimoniale. Rara est un petit royaume de près de 25 000 habitants, situé au centre de la partie ouest de l’île. Le port où les esclaves étaient vendus et expédiés à Bali et à Java se situe sur la côte nord. Le peuple du Kodi, dont fait partie le village preneur de tête du père de Joseph, compte aujourd’hui 75 000 personnes. C’est dans ce royaume que j’ai mené la plupart de mes recherches entre 1979 et 2000. J’avais entendu parler de la vie de Joseph Malo par les descendants de ses meurtriers, autrement dit, par les mêmes personnes qui avaient servi de « donneurs de femme » à Joseph Malo lorsque celui-ci était venu négocier le retour du crâne de son père. À l’occasion d’une première union avec une femme Kodi du village de Ratenggaro, il fut en mesure de récupérer le crâne de son père, en contrepartie de son engagement, ajouté au prix de quarante chevaux et de quarante buffles. Une fois les ossements et le crâne de son père identifiés et réunis, Joseph Malo procéda à l’enterrement complet du corps. Mais l’histoire raconte qu’il a été trompé puisque la femme proposée pour cet échange était épileptique. Elle devint folle au fil des années, ils se séparèrent et elle fut finalement renvoyée dans son village natal. C’est après cet incident que Joseph Malo prit une seconde femme du même village. C’était une femme en bonne santé et qui lui a même survécu ! Une peinture a été faite de leur mariage. On y voit Joseph Malo alors âgé de 70 ans et son épouse de 45 ans. Elle fut sa huitième femme. Il vivait déjà depuis plus de vingt années en polygamie. Elle fut la seule épouse avec laquelle il organisa un mariage catholique. Elle lui donna un fils, Cornelius Djakababa, permettant ainsi à Joseph Malo d’assurer sa descendance. Cornelius Djakababa écrira, plus tard, le récit de la vie de son père. Joseph Malo ne fut photographié qu’une seule fois dans sa vie, en 1956. Ces photos furent prises avec l’appareil d’un prêtre d’origine allemande à l’occasion de la messe qui célébra le premier diplômé du lycée catholique de Rara : Cornelius Djakababa lui-même. Sur l’une des deux photos, on aperçoit Cornelius, alors âgé de 18 ans. Il se tient debout, porte une cravate. Il est entouré de missionnaires catholiques. Devant lui, son père et sa mère posent, accompagnés de deux autres femmes ainsi que de quelques camarades de classe. Une autre photographie montre le vieux Raja de plus près. Il a l’œil droit presque fermé à la
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suite d’une attaque cérébrale, mais son regard reste vif. Maria, sa plus jeune femme, est assise à sa gauche, tandis que sa troisième femme se trouve à sa droite. En 1956, ses deux premières épouses étaient déjà décédées. Une peinture qui représente Joseph Malo et sa femme a été faite à partir de cette même photographie. Elle a été réalisée pour leur mariage en 1960. La peinture déplace le cadre qui entoure les deux époux et transforme la scène d’un village et d’une maison avec un toit de chaume (cf. photo) en un divan javanais de style colonial. Toutefois, le couple conserve ses costumes traditionnels. Lorsque Cornelius Djakababa s’est lancé dans la recherche d’une image de son père pour illustrer sa biographie, il a souhaité le représenter sous des traits rajeunis et vivants. Il a alors demandé à un peintre local de reprendre le portrait de son père en émettant le souhait que l’œil de ce dernier soit de nouveau ouvert et que son père soit séparé de sa mère, initialement présente. Le portrait propose l’image d’un jeune homme indépendant qui fixe du regard le spectateur. Il orne désormais la sépulture de Joseph Malo dans son village natal. En 2000, j’ai de nouveau rencontré Cornelius Djakababa, alors de passage dans sa famille. Nous nous sommes retrouvés devant la tombe de Pati Leko, le beau-père de Joseph Malo. Son nom et son titre honorifique d’ancêtre (Rato) figurent sur sa tombe. On y trouve également des images de chevaux et de chiens car tout personnage célèbre à Sumba choisit un « nom de cheval » et un « nom de chien » (souvent aussi un « nom de coq ») que ses animaux et ses petits-enfants porteront après sa mort. De nombreux objets en or témoignent de sa richesse et de son influence. Le fait de construire ces « biographies visuelles » sur les sépultures ou de les exposer aux participants des cérémonies mortuaires est une pratique courante à Sumba, comme dans la majorité des sociétés traditionnelles de l’Asie du Sud-Est. Avant d’ériger une tombe pour son père, Cornelius Djakababa a dû le prévenir par le rite de Saiso. Au cours de cette cérémonie, des orateurs invitent le fantôme du mort à dîner avec eux pour le reconnaître comme un ancêtre important. Le récit de la vie du défunt est chanté jusqu’à l’aube. Les chants sont rythmés par des tambours et des gongs, accompagnés de danses des jeunes filles de la famille. La vie de l’ancêtre est alors décrite à travers l’évocation d’une liste d’objets qu’il possédait, mais aussi par le rappel des endroits importants de sa vie. Déjà en 1980, lorsque j’avais souhaité enregistrer son histoire à Kodi, je dus faire appel à son fantôme en sacrifiant une poule pour avoir le droit de rapporter son histoire aux États-Unis. Au moment de déplacer ses ossements dans sa nouvelle tombe, des sacrifices beaucoup plus importants ont été accomplis. Il a fallu sacrifier le cheval qui portait son nom (en fait, un descendant du cheval qu’il montait dans les années 1930). Ce sacrifice devait permettre le transport de l’âme du défunt au royaume des ancêtres. La consommation de la viande de ce cheval est
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interdite aux descendants du défunt car elle est considérée comme une partie du mort. En revanche, cette même chair est réservée aux invités musulmans souvent présents en de telles occasions. Le lendemain, des buffles sont également offerts en sacrifice. La suite du rituel veut que l’on procède à une lecture des augures dans le foie des animaux sacrifiés afin de s’assurer que l’esprit du mort est consentant au déplacement de ses ossements. Si les augures s’avèrent négatifs, d’autres rites sont engagés afin de comprendre les raisons de ce refus. Au moment de déterrer les ossements, une pièce d’or en forme d’amulette les accompagne. Ce pendentif représente les organes reproductifs de la femme, son utérus et ses trompes de Fallope. Cette pièce est ornée de petits dragons et de serpents qui symbolisent le pouvoir reproductif de la mariée. Ce signe de fécondité est échangé lors des alliances. Il sert à l’achat de femmes d’une maison noble. On attribue un nom à chaque pendentif. Celui de Joseph Malo s’appelle « regardant les ondes », en référence à l’emplacement de sa maison sur le haut d’une colline qui surplombe la mer. En mémoire de son passé d’esclave, Joseph Malo avait choisi comme nom à son cheval, Ndara Danggadora, « le cheval qui ne peut être taquiné ». Son fils Cornelius a, quant à lui, appelé son cheval Ndara Djakababa, « le cheval qui refuse de se mettre à genoux ». C’est le nom qu’il choisira plus tard de prendre comme nom de famille. Chacun de ces noms évoque l’importance de l’honneur, de la même manière que l’épée, objet qui fait partie des éléments essentiels des tenues quotidiennes des hommes. D’autres tombes présentent des variantes de ces biographies visuelles en exposant quelques biens ayant appartenu au mort. En revanche, l’image de la personne elle-même n’est jamais représentée. Les emblèmes qui témoignent du rang du défunt sont déposés aux pieds d’une colonne funéraire (penji). La présence d’un coq au sommet du penji signifie que le défunt était un orateur réputé. À l’est de Sumba, les représentations d’animaux marins (la tortue ou le crocodile par exemple) sont synonymes de noblesse et de courage. Les seules figures humaines acceptées sont celles des serviteurs du mort. Elles sont entourées d’une amulette d’or à côté de laquelle on trouve des images d’arbres. Aujourd’hui, la plupart des tombes sont moins ornées que celle que je viens de décrire. Elles comportent simplement une petite chambre en béton pour le mort et ses femmes, et sont surplombées d’une pierre. En 1983, lorsque Cornelius entreprend la construction de la tombe de son père, toute sa famille se réunit à Sumba pour défiler devant son portrait. Ce portrait le représente habillé de son turban, arborant son épée et une médaille de raja datant de l’époque coloniale néerlandaise. Cette photographie est la plus importante de l’album familial car elle consigne tous les aspects de la vie de Joseph Malo. Des tissus sumbanais de grande qualité sont installés devant le portrait, tandis que des cornes de buffles
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sont déposées en dessous, témoignant des grands sacrifices consacrés au défunt. Ses descendants se tiennent debout. Ses petits-enfants sont ornés d’or. Il est fait également référence au catholicisme de Joseph Malo (même s’il a passé plus de soixante ans de sa vie sans fréquenter d’église). À travers ce dispositif, la vie de Joseph Malo est autant présentée à ses ancêtres qu’à ses descendants. L’ensemble des objets a une fonction d’évocation de l’histoire du défunt. Une jeune fille, avec un coussin rouge, porte une médaille. Elle a grandi à Jakarta et a mené ses études à l’Université de Colorado. En 1999, elle a épousé un Américain du New Jersey, Clifford Broder. Cornelius Djakbaba ayant refusé de donner la main de sa fille par téléphone, il a invité une partie de la famille Broder (dix de ses membres) à participer à une cérémonie catholique à Jakarta. La réception a eu lieu dans un hôtel de luxe, au milieu duquel a été bâtie, pour l’occasion, une petite maison à toit de chaume de style sumbanais. Une grande fête s’est déroulée, chacun étant vêtu de tissus sumbanais. Il y a eu un échange de discours entre les deux familles, suivi de danses et d’un banquet. On a ensuite réuni les Sumbanais et les Américains pour un portrait de famille. Une semaine plus tard, les Américains ont pris l’avion pour assister à une cérémonie traditionnelle organisée à Sumba, où ils ont été présentés à la famille de Joseph Malo. Ils ont ensuite payé des buffles en échange de la mariée. Au regard de cet album de famille, l’idée d’une lecture biographique des objets semble pertinente, mais elle renvoie aussi à d’autres questions comme celle de la relation entre les techniques de documentation d’événements familiaux (comme le culte des ancêtres) et les objets sacrés, les heirlooms ou pustaka pour reprendre la terminologie indonésienne. Les Sumbanais appellent ces objets biographiques des oro limya oro vitti, littéralement des « traces de mains, traces de pieds ». Ce terme désigne l’ensemble des empreintes que laisse un homme après sa mort. Cette expression soulève une question qui rappelle celles souvent posées par les historiens de l’art au sujet de la photographie : est-ce vraiment un art ? Peut-on pour cet exemple parler d’auteurs, de collections, d’« une création qui relève en fait de l’histoire de la peinture » (Svetlana Alpers, citée dans Krauss 1985) ? N’est-ce pas plutôt une technologie qui permet de conserver les traces de la vie, comme l’affirme Rosalind Krauss au sujet de la photographie, la définissant comme « un calque du réel ; une trace du processus photochimique liée de façon informelle à l’objet dans le monde auquel il fait référence, pareille aux empreintes des doigts ou des pieds, ou à celles laissées par un verre d’eau sur une table. La photographie est donc, par son origine, distincte d’un tableau, d’une sculpture ou d’un dessin… D’un point de vue technique ou sémiotique, le dessin et la peinture sont des icônes, les photographies des index » (ibid. : 31).
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Les Sumbanais, même s’ils sont des pratiquants récents de la photo graphie, ne se sont pas immiscés dans ce débat esthétique. Mais leur conception des objets n’en demeure pas moins intéressante. Ils considèrent une tombe, une épée, un petit sac de bétel, comme des traces de vie. Il en est de même pour les tissus, alors qu’ils sont produits par un processus photo chimique dont les teintes sont exposées à la lumière du soleil. Les tissus prennent pour eux l’aspect de celui qui les a portés. Ils portent son odeur, sa sueur, l’empreinte de ses expériences. C’est pour cette raison que l’ensemble des tissus importants d’un individu accompagne le défunt dans sa tombe. La plupart des objets créés par les Sumbanais ressemblent à ce que les Occidentaux considèrent comme des œuvres d’art, alors qu’ils sont pensés et traités localement comme des objets d’histoire (Hoskins 1993). Comme Rosalind Krauss l’explique : « Nous devons laisser de côté, ou au moins critiquer, les catégories qui relèvent de l’esthétique comme la paternité d’une œuvre, d’un genre, pour maintenir que la photographie ancienne est une archive qui nécessite un examen archéologique tel que Foucault l’a théorisé et pour lequel il a établi un modèle » (Krauss 1985 : 150). Plutôt que d’opter pour un paradigme narratif qui inclurait le discours esthétique, le paradigme de l’archive se propose de prendre le classement comme modèle explicatif. Dans le cas de la tombe, nous avons affaire à une forme d’« archive visuelle ». La tombe renseigne sur les catégories sociales, les rapports de hiérarchie, le système de classe. Mais cette archive visuelle historique est toujours accompagnée d’une narration verbale, d’un récit raconté aux descendants, en particulier aux enfants. Cette histoire orale évoque la liste des objets que possédait le défunt et des endroits où il a vécu. Si les photos que je présente peuvent sembler exotiques, voire participer d’un regard colonial ou folkorique, ce ne sont en revanche ni des photos de touristes, ni des cartes postales. Elles ont été prises par les Sumbanais afin de raconter leur histoire. Leur visée n’est ni esthétique, ni exotique, mais historique et narrative. On retrouve le problème que j’ai posé au début de mon propos, celui de la relation entre la notion de biographie et l’enchantement des objets, entre la matérialité et la magie. Gell a montré qu’il n’est nul besoin de recourir à la sorcellerie pour voir dans l’artiste ou l’artisan un technicien de l’occulte. La magie repose dans l’effet qu’un objet finement fabriqué produit sur nos perceptions. De ce point de vue, les tatouages des femmes sumbanaises sont à la fois un objet de spéculation érotique et un message signifiant « l’interdiction d’entrer » aux hommes (à l’exception de leur mari). Les tatouages protègent les femmes comme un talisman défensif. Ils peuvent fasciner leur spectateur, l’éblouir ou le distraire. Son efficacité magique est fonction de sa lecture sociale. Certains tatouages protègent des conquérants en signifiant l’appartenance de femmes à une noblesse et à une parenté forte prêtes à les défendre.
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La notion de biographie visuelle repose sur l’idée qu’il est possible de déléguer une humanité aux objets. C’est ici que refait surface le problème de la relation entre objet et personne mais aussi celui des différences culturelles propres à cette relation. D’un point de vue technique, un portrait photographique n’est que l’image aplatie d’une personne dont les caractéristiques morphologiques sont réduites à deux dimensions. Walter Benjamin a souligné l’importance de l’émergence du portrait photographique en expliquant qu’il permettait une captation de l’image de l’ancêtre : « Le culte du souvenir des bien-aimés, absents ou morts, offre un dernier refuge à la valeur culte de l’image. Pour la dernière fois, l’aura émane de ces anciennes photos à travers l’expression passagère d’un visage humain. C’est en cela que réside leur beauté incomparable et mélancolique » (Benjamin 1969 : 228). Si l’on considère les photographies, mais également les peintures, dans la perspective du culte des ancêtres, cette interprétation diffère de celle de Benjamin. Car plutôt que de considérer l’image sur la pellicule comme « une valeur culte de l’image », il s’agit de la penser comme une ouverture vers une nouvelle modernité. Cette conception n’est pas suggérée par les théoriciens du post-colonialisme ou du postmodernisme mais par les peuples « primitifs » eux-mêmes ! En effet, ces derniers considèrent la photo graphie comme une technologie qui permet la fabrication d’objets histo riques, la traitant comme une forme singulière de fabrication de traces des ancêtres. De plus, il n’est pas interdit de la manipuler, comme dans le cas du rajeunissement de l’image de Joseph Malo reprise par un peintre de la métropole. Cette photographie n’est pas utilisée pour commémorer la présence d’un ancêtre mais pour recréer un nouveau monde d’images. Avant de peindre le portrait, l’artiste de Jakarta l’avait scanné, le transformant par le biais d’une technologie digitale. Le livre de Djakababa constitue aujourd’hui un archivage de son père créé à partir d’une technologie du xxie siècle. Lorsque Gell évoque le pouvoir de résistance des objets d’art, il parle de leur capacité de défier le spectateur et de le captiver par l’image. Il suggère ainsi que la magie de la reproduction mécanique n’affecte en rien l’aura des objets d’art. Elle les fait même grandir. John Berger défend la même idée lorsqu’il affirme que « la fausse religiosité qui entoure de nos jours les œuvres d’art originelles, et qui en somme dépend de leur valeur sur le marché, est devenue le substitut de ce qu’ont perdu les tableaux lorsque l’appareil photo les a rendus reproductibles » (Berger 1972 : 230). Cette idée repose sur la réalité d’une économie globale dans laquelle l’accès à la visualité mécanique est inégalement partagé entre les peuples (en particulier pour le tiers-monde), les cultures et les institutions. La photo de Joseph Malo, que sa famille ne pouvait prendre ni reproduire mécaniquement, a été reproduite dans deux peintures, chacune pensée et réalisée à des occasions précises. Ces biens de valeurs ont été réunis pour
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ses funérailles. Un tissu a été spécialement commandé pour accompagner l’image de la Vierge Marie, symbole catholique par excellence, représentée ici sous les traits d’une muse protectrice des descendants du défunt. Elle aurait aidé la famille dans l’obtention des bourses d’études des enfants et aurait permis d’accumuler des richesses encore plus importantes que celles rapportées par l’esprit traditionnel de Joseph Malo. Ce que ce dernier a pu faire pour son fils et ses descendants a été raconté à travers des objets. Son fils, devenu lettré et sachant écrire en anglais, a décidé un jour de travailler avec moi à la rédaction du récit de la vie de son père. Ces objets témoignent de toutes les vicissitudes de sa vie, comme de ses accomplissements. John Berger a décrit la manière dont des objets, appartenant à des archives coloniales ou à un album exotique, peuvent retrouver une nouvelle vie : « Si le passé devient une partie intégrale du processus d’un peuple qui écrit sa propre histoire, alors toutes les photos vont retrouver un contexte vivant au lieu d’être des instantanés arrêtés » (Berger et Mohr 1982 : 57). À l’instar de ce que pouvait représenter à l’époque pour Joseph Malo la découverte de la tête de son père, la décision de Djakababa de dresser une nouvelle tombe en l’honneur de son père (et à cette occasion faire un nouveau portrait de lui) est une façon de forcer une image ancienne à raconter une nouvelle histoire. Le récit du passé, réinvesti par une « trace de doigts et de pieds », devient un acte fondateur du futur. De nos jours, l’image digitale de Joseph Malo reproduite sur la couverture du livre réalisé par son fils a le pouvoir de regarder toute sa famille où qu’elle soit. Joseph Malo peut regarder son arrière-petit-fils, William Broder, né dans le New Jersey, son petit-fils Joseph Djakababa qui mène des études doctorales à l’Université de Wisconsin, sa petite-fille, Nelden Djakababa, qui vient de terminer sa maîtrise d’anthropologie et de psychologie en Belgique… Les fragments de l’identité de Joseph Malo, éparpillés sur plusieurs îles et plusieurs continents, se concentrent en un unique objet, un livre, qui, par son pouvoir visuel et verbal, contient son histoire. Son identité peut ainsi se propager et se partager. À l’âge de l’enchantement de la technologie, sa famille a su utiliser le pouvoir de la technologie de l’enchantement pour maintenir son héritage ancestral.
Bibliographie Benjamin, Walter, “The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction”, in Hannah Arendt (dir.), Illuminations, New York, Schocken, 1969, p. 217-252. Berger, John, Ways of Seeing, London, BBC Television Books, 1972. Berger, John et Jean Mohr, Another Way of Telling, New York, Pantheon Books, 1982.
La biographie visuelle des objets
Bourdieu, Pierre, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62/63, 1986, p. 69-72. Djakababa, Cornelius Malo, Raja Joseph Malo of Sumba, Introduction by Janet Hoskins, Jakarta, Altanewa Press, 2002. Gell, Alfred, Art and Agency: An Anthropological Theory, Oxford, Clarendon Press, 1998. – “The Technology of Enchantment and the Enchantment of Technology” in Eric Hirsch (dir.), The Art of Anthropology: Essays and Diagrams, Athlone, London School of Economics Monographs on Social Anthropology, 1999. Hoskins, Janet, “On Losing and Getting a Head: Warfare, Exchange and Alliance in A Changing Sumba 1880-1990”, American Ethnologist, 16, 3, 1989, p. 419-440. – The Play of Time: Kodi Perspectives on Calendars, Exchange and History, Berkeley, University of California Press, 1993. – Biographical Objects: How Things Tell the Story of People’s Lives, New York et Londres, Routledge, 1998. – “Predatory Voyeurs: Tourists and ‘Tribal Violence’ in Remote Indonesia”, American Ethnologist, 29, 4, 2002, p. 603-630. – “The Camera as Global Vampire: Photography in Remote Indonesia and Elsewhere” in David Picard (dir.), Tourism and Photography: Cultural Perpsectives, Sheffield, Center for Tourism and Cultural Change, Sheffield Hallam University, 2004. Krauss, Rosalind, “Photography’s Discursive Spaces”, in Richard Bolton (dir.), The Contested of Meaning: Critical Histories of Photography, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1985.
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Une collection de « morts historiques »
Dominique Poulot
Les résidences royales ont en elles une mélancolie particulière, qui tient sans doute à leurs dimensions trop considérables pour le petit nombre de leurs hôtes, au silence qu’on est surpris d’y trouver après tant de fanfares, à leur luxe immobile prouvant par sa vieillesse la fugacité des dynasties, l’éternelle misère de tout ; – et cette exhalaison des siècles, engourdissante et funèbre comme un parfum de momie, se fait sentir même aux têtes naïves. Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale, 1869.
Si une généalogie – fréquemment exposée – des musées d’histoire en France cherche leurs origines dans les compilations d’antiquaires, ou les fonds d’illustrations documentaires – et les intègre ainsi dans une histoire plus large de l’usage érudit des images –, pareille perspective risque de faire oublier leur spécificité de lieux d’exposition. Pourtant, ceux-ci constituent parfois des lieux éminemment révélateurs pour une anthropologie historique des images. La Révolution française, écrit Michelet, a ouvert « deux musées immenses », à la suite de la fête du 10 août 1793, qui ont légué « une impression ineffa çable » à leurs visiteurs (Michelet (1847-1853) 1979 : 548-549). L’un est le Louvre, « musée des nations », qui réunit toutes les écoles artistiques nationales, et qui, à l’issue de démêlés complexes avec le programme de musée de l’école française à Versailles, doit aussi exposer le meilleur de l’école française. On y voit, dans une perspective universelle, chaque peuple « représenté par son art, par d’immortelles peintures » (ibid. : 549). Mais il demeure comme privé d’un caractère intimement national et identitaire qui marque au contraire, dès l’origine, celui des Petits-Augustins, musée de monuments – c’est-à-dire de tombeaux, et même, plus précisément, comme on le verra, de corps historiques, même s’il est desservi par son humble installation. Le témoin bienveillant qu’est Michelet décrit en effet, « rue des Petits-Augustins, une vilaine porte basse, une petite cour pleine d’herbe et de débris, petite église, petit cloître et petit jardin » (Michelet 1995 : 521).
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La Révolution française a été régulièrement interprétée, selon les camps politiques, comme une période inouïe de vandalisme, ou comme la naissance de la sensibilité au patrimoine – à tout le moins une felix culpa qui débouche sur un vaste inventaire du monde ancien. Il est clair en tout cas qu’en brisant l’ancienne France, la Révolution rend possible une saisie inédite du passé national. Cela ne s’est pourtant pas réalisé de manière évidente ou immédiate. Comme l’a démontré Lionel Gossmann, c’est seulement avec le romantisme politique et religieux de la décennie 1830-1840 que le labeur des antiquaires, tel que celui d’un La Curne de Sainte-Palaye, débouche sur le récit national qu’il paraissait – rétrospectivement du moins – logiquement appeler de ses vœux. « Ce qui a toujours manqué à la France », lit-on dans le rapport de l’Académie des inscriptions rédigé en 1818 à l’initiative du comte Alexandre de Laborde, « c’est d’attacher à cette sorte de richesses l’importance qu’elle mérite, de veiller à sa conservation, et de chercher, sous le rapport de l’instruction et de l’histoire nationale, à en tirer parti ». L’étonnement que ressent la génération du premier xixe siècle devant l’indifférence précédente à l’égard des ancêtres est donc inédit. Mais c’est qu’entre-temps il a fallu s’approprier, en quelque sorte, les corps disparus : passer des monuments inachevés du xviiie siècle, des ruines fictives, aux véritables tombeaux « remplis » de corps, densifiés, pour ainsi dire, de présences diverses, tels que le xixe siècle les connaîtra dans divers modes de représentation de la « couleur locale » et de la « vérité historique ».
La mort éclairée Sous l’Ancien Régime, la mémoire des défunts relève d’un ensemble de représentations tout à la fois religieuses et sociales. Reinhart Koselleck (1979) a proposé d’identifier le système traditionnel de la mort et des monuments à deux caractéristiques principales : « D’une part, l’au-delà de la mort est plastiquement représenté. D’autre part, la mort est, dans son rapport avec le monde, différenciée selon chaque ordre et état. [...] La transcendance chrétienne de la mort et la différenciation par ordre de la mort empirique renvoient l’une à l’autre. » L’émergence de l’image du Panthéon dans l’Ancienne France relève encore très largement de cette conception, notamment en ce qu’elle reconduit l’idée de morts différenciées. Mais elle s’inscrit, au plus profond, dans une ambition de classer et de catégoriser à neuf des identités. Le Grand Homme, et spécifiquement le grand homme national, est un élément banal de l’iconographie officielle française – depuis la Galerie des .
Sur le phénomène général voir Geoffrey C. Bowker et Susan Leigh Star (1999).
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hommes célèbres du Palais Cardinal, en 1630, jusqu’à la Galerie des Batailles à Versailles (1833). Mais l’émergence neuve d’un culte des grands hommes est à l’évidence un élément essentiel de la représentation de la société des Lumières qui, à travers ce culte, « n’en finit pas de se raconter à elle-même son propre avènement » (Bonnet 1998). En particulier, « vers 1760 et jusqu’à la Révolution, l’apologie de l’homme de lettres devient une véritable glorification, que l’on associe sur un ton grandiose à une doctrine générale d’émancipation et de progrès. On remonte, pour fonder ses titres, bien plus haut que les humanistes du xvie siècle, jusqu’à l’origine des sociétés, jusqu’aux sages législateurs de la Grèce, de l’Égypte et de l’Orient » (Bénichou 1973 : 75). L’histoire de l’esprit humain sacrifie avec prédilection aux pères fondateurs – comme à des « événements que l’on surcharge de signification » (Dagen 1977 : 86). L’évhémérisme, la croyance au grand homme divinisé, est une foi dans les génies qui font progresser l’histoire, par inventions successives, et en apportant des bienfaits supérieurs. L’essentiel tient en effet à la valeur des génies pour leur temps et leur nation. Diderot affirme au neveu de Rameau qu’« on méprisera les siècles qui n’en auront pas produit. Ils feront l’honneur des peuples chez lesquels ils auront existé ; tôt ou tard, on leur élève des statues ». Cette sensibilité s’inscrit dans une crise de l’idée de gloire, qui « cesse d’être une fin pour devenir un moyen » : « sa source n’est plus dans le moi mais dans les autres » (Mauzi 1960, Chagniot 2001). Voltaire en a donné dans une lettre de 1735 à propos du Siècle de Louis XIV la meilleure définition : « J’appelle grands hommes tous ceux qui ont excellé dans l’utile ou dans l’agréable. Les saccageurs de provinces ne sont que des héros. » C’est sans doute la littérature utopique, gouvernée entièrement par l’idéal de la raison et de la moralité, et soucieuse de mettre fin au désordre d’institutions funestes, qui fournit les images les plus saisissantes du Panthéon. La société qu’elle décrit n’a d’autres origines que celles que lui donne son législateur et celles-ci jouent un rôle non moins essentiel . Ces deux réalisations constituent à peu près les bornes chronologiques du livre de François Pupil (1985). . On lira aussi les contributions réunies dans le catalogue d’exposition dirigé par Barry Bergdoll (1989), notamment Mark K. Deming, « Le Panthéon révolutionnaire», p. 97-150. . Sur cette interprétation voir les études réunies par Tzvetan Todorov et Marc Fumaroli (1995). . Cette représentation est évidemment l’héritière d’une longue tradition, dont l’une des étapes notoires est la publication de Titon du Tillet (1760). Sur ce projet de 1708 voir Judith Colton (1979) et Edouard Pommier (1998). . Denis Diderot, Le Neveu de Rameau, Paris, Gallimard, (1762-1777), 2006. . Voir Paul Hazard, La pensée européenne au xviiie siècle, Paris, Fayard, (1946), 1979, chapitre iv, La morale.
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à son fonctionnement que la tradition pour le régime absolu. Toute utopie inaugure en effet une spectaculaire politique de la mémoire. Chez Morelly, par exemple, les citoyens de la Cité Idéale ne connaissent qu’une seule histoire, celle que le Sénat suprême composera en réunissant les récits des « actions de chefs et de citoyens dignes de mémoire » (« Modèle de législation conforme aux intentions de la Nature »). Ces annales morales et patriotiques constituent « le corps d’histoire de toute la nation » et font tomber dans l’oubli le passé qui a démérité. En Utopie, commente B. Baczko, le discours historique se confond avec un discours moralisant et didactique – « un discours que l’on pourrait qualifier de « monumental » en ce sens qu’il est parfaitement traduisible en une série de monuments qui seraient autant d’images distribuant au peuple des exemples édifiants et des leçons de morale » (Baczko 1978 : 322-323). La plus célèbre de ces élaborations demeure le Paris en l’an 2440 de LouisSébastien Mercier où le testament est devenu l’organe exclusif de la mémoire collective. Seuls les citoyens méritants y sont célébrés, au nom d’une « mentalité historique discriminatoire » (Baczko 1978 : 43). « Cet espace, note B. Baczko, déborde de monuments et de temples, il est meublé de toute une architecture fictionnelle. Là c’est une galerie des statues des grands hommes d’État où à côté de Sully, Jeannin, Colbert se trouve toute une file de héros dont le front muet mais imposant, crie à tous qu’il est utile et grand d’obtenir l’estime publique ». Une autre place est entourée des statues de Voltaire, de Rousseau, de Buffon, etc. Ainsi ces statues, temples, palais, etc., réunis, forment « un livre de morale » et tous ensemble délivrent « une leçon publique aussi forte qu’éloquente » (ibid.). Dans l’utopie de Selenopolis de Villeneuve de Listonai, la place royale reçoit la statue équestre du roi régnant. L’amour des peuples voulait que la représentation du Prince régnant fût toujours sous ses yeux dans le lieu le plus éminent de la ville. À chaque nouveau règne l’ancienne statue était transférée dans un cirque destiné à cet effet, où étaient rassemblés les simulacres de tous les Souverains qui avaient travaillé au bonheur de leurs sujets. On évitait ainsi, à chaque avènement à la couronne, des dépenses énormes pour former de nouvelles places et de nouveaux édifices.
La forme de la ville devient elle-même un Panthéon, à la fois unifié et multiple, car en utopie le paradoxe du singulier et du pluriel peut se résoudre dans la reproduction indéfinie du même à travers l’histoire. En revanche, dans le monde réel, il faut choisir entre honorer les grands hommes dans leur diversité et les réunir au sein d’une représentation commune. . Daniel Jost de Villeneuve (Listonai), Le voyageur philosophe dans un pais inconnu aux habitans de la terre, Amsterdam, aux dépens de l’éditeur, 1761, p. 85-86.
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Le grand homme in situ ou au Panthéon Concrètement, le culte des grands hommes, des grands écrivains, des grands artistes, dans la France du xviiie siècle, engage surtout un pèlerinage laïque sur leurs tombes ou sur leurs lieux de vie, réactivant des rituels réservés jusque-là à la sphère religieuse. On y trouve au premier chef la visite au grand écrivain, qui connaît bien des avatars : Hérault de Séchelles invente même, avec son voyage à Montbard de 1785, un genre d’antivoyage propre à dévoiler fatuité et ridicules des grands hommes – en l’occurrence le glorieux Buffon (Nora 1986). Cette satire témoigne de la multiplication des pèlerinages in situ au nom d’un véritable culte de l’intelligence. Accomplie post mortem, à la demeure de l’écrivain, cette visite engage une sorte de corps à corps. Le respect du génie conduit ainsi à honorer les lieux de son exercice. C’est dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, remarque Jean-Claude Bonnet, qu’on trouve la meilleure description de cette mode nouvelle : « Une sorte de reconnaissance délicate, y affirme Diderot, s’unit à une curiosité digne d’éloge pour nous intéresser à l’histoire privée de ceux dont nous admirons les ouvrages. [...] Nous aimons à visiter leurs demeures » (Bonnet 1998 : 28). Le créole Francisco de Miranda (1750-1816), un officier espagnol qui a fui aux États-Unis, accomplit un véritable pèlerinage sur les hauts lieux du combat philosophique : il visite Raynal à Marseille, s’arrête à Toulouse « pour réfléchir quelques instants sur le lieu même où Calas fut condamné iniquement » avant de se rendre à « la maison où [il] habitait » ; il arpente le château de Montesquieu à La Brède, où l’on voit « la marque qu’a laissée son pied sur la pierre à force de l’appuyer alors qu’il écrivait des notes » (de Alonso 1974 : 34). Au sein de la République des Lettres le « roi Voltaire » triomphe et son château, devenu après sa mort propriété du marquis de Villette, est réaménagé à partir de 1779 en lieu de mémoire, tandis que sa maquette voyage en Russie : l’héritier organise la chambre « du cœur » autour d’un reliquaire de Houdon, et dispose estampes et portraits des grands personnages avec lesquels le patriarche de Ferney a correspondu. C’est dans la tension entre la révérence due à des personnages spécifiques et l’hommage général rendu au génie humain que se dessine la figure du . De ce point de vue, Marc Augé (1992 : 24) décrit la visite aux châteaux en des termes révélateurs : « La perception de la maison comme corps s’effectue à deux niveaux. La maison est un corps en soi, elle a sa propre personnalité, son apparence, ses ouvertures, son intimité et c’est parce qu’elle est un corps qu’elle peut être assimilée au corps de celui ou de celle qui l’occupe soit du point de vue de l’occupant lui-même, soit du point de vue d’un témoin extérieur que le ressort romanesque de la haine, de l’amour ou du souvenir poussera à confondre avec la personne d’un vivant ou d’un mort l’enveloppe de pierre où se dissimule son corps ou son ombre. »
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Panthéon. La Nouvelle Description de Paris de Dulaure (1787) rend compte des jardins du comte d’Albon près de Paris, qui constituent une sorte de Panthéon, dont on peut se demander, avec John McManners (1981), s’il est consacré à la Liberté ou à la Science. Outre un obélisque à sa femme, un temple au Christ mourant, il renferme des statues de Haller, Mirabeau l’aîné, Court de Gébelin, Franklin, Guillaume Tell. On raille ici ou là les faiseurs de jardins en quête de corps illustres, et l’accueil fait à de valeureux vieillards susceptibles de se laisser enterrer au sein du parc à fabriques. À Ermenonville, le Temple de la Philosophie moderne, fabrique dessinée vers 1780, se compose de six colonnes debout dédiées à Newton, Descartes, Voltaire, Penn, Montesquieu et Rousseau, et de trois autres encore au sol, consacrées par avance aux philosophes des siècles à venir. Avec la représentation du génie c’est en dernier ressort la valeur de l’humanité en général qu’il s’agit de mettre en évidence. Tel est le cas de Newton dont le cénotaphe par Gay, premier prix du concours d’émulation du 21 novembre 1800, comprend la reproduction des œuvres complètes du grand homme sur des plaques de marbre ; au vrai, « il s’agit à la fois d’un cénotaphe à Newton et d’un Temple de la Nature, d’un mémorial personnel et d’un muséum d’astronomie10 ». Le projet du musée-mémorial consacré à Poussin obéit aux mêmes principes11. Au début du règne de Louis XVI, la France connaît, avec le comte d’Angiviller (1730-1809), nommé à la Direction des Bâtiments, une nouvelle politique de la postérité : l’un des symboles en est la nomination de Thomas, l’écrivain des Éloges, à la charge d’historiographe des Bâtiments12. Le Directeur annonce, en décembre 1774 et janvier 1775, la commande chaque année de tableaux d’histoire et de statues dont le sujet sera les grands hommes français. La série, d’intention patriotique, obéit à la rhétorique du « moment significatif » : chaque sculpture illustre une attitude moralement et historiquement significative du personnage, longuement explicitée dans le livret du Salon. Le programme témoigne de cette esthétique du nouveau classicisme français où les œuvres ont l’insigne responsabilité d’illustrer la morale publique. Poursuivi régulièrement de 1776 à 1787 il donne lieu à vingt-sept statues : « Les grands capitaines sont très nettement en minorité au profit des représentants des lettres et des sciences (“les sages de la Nation”), et même d’un 10. Mémoire sur le remplacement de la Bastille et divers projets pour l’Arsenal joint aux plans et élévations d’une place nationale à la gloire de la liberté présentés à l’Assemblée nationale. 11. Nicolas-Philippe Harou, dit Harou-Romain, « Projet par l’architecte Harou d’un Sacellum près d’Andelys », Journal des bâtiments civils, n° 188, 29 prairial an X, p. 466-467. 12. Sur le contexte du succès considérable des Éloges de Thomas au sein de l’espace académique et du champ littéraire voir Georges Armstrong Kelly (1980).
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contemporain, Montesquieu » (Souchal 1979 :11). Cet accent mis sur l’imagerie nationale s’inscrit dans un « patriotisme artistique » (Pupil 1985 :57) plus général13. Pareille commande doit alimenter le « musée » au Louvre déjà évoqué favorablement par l’Encyclopédie, et que les Bâtiments veulent mener à bien, en le dédiant « à la gloire des Rois de France et à celle des Hommes Illustres de la Nation ». Lubersac de Livron imagine en 1783 une place Louis XVI reliant les Tuileries au nouvel Opéra et destinée aux fêtes publiques, sur le modèle du cirque antique. L’enceinte du Carrousel ainsi dessinée serait dédiée « à la gloire des Rois de France et à celle des Hommes Illustres de la Nation » autant qu’à celle de Louis le Bienfaisant. De part et d’autre de l’obélisque central se feraient face une « Sainte Chapelle royale » et le « Musée français » ouvrant sur la grande galerie par un dôme où la statue royale est entourée des grands hommes14. Plus généralement, toute une série de projets académiques caresse l’idée d’un campo santo mêlant le culte des grands hommes à la religion dynastique15. Jean-Louis Desprez remporte à la mi-décembre 1766 le prix d’émulation de l’Académie royale d’architecture pour un cimetière qui évoque, en dépassant largement le programme fixé, la sépulture des grands hommes16. La gravure du projet est significativement dédiée à Voltaire17. Un projet de concours prévoit en 1778 un cénotaphe d’Henri IV accompagné des « tombeaux de ces hommes que l’on nomme les premiers dans la guerre, dans la marine, dans les finances, dans la philosophie, dans les lettres et dans les Arts18». Le programme du Grand Prix de 1785 porte enfin sur « un monument sépulcral pour les souverains d’un grand empire, placé dans une enceinte dans laquelle on disposera des sépultures particulières pour les grands hommes de la nation » (ibid. : 193-194)19. Deux ans plus tard, Labrière, architecte du comte d’Artois, envisage un nouveau lieu de sépulture pour les rois de France à partir des monuments tirés de l’abbaye de Saint-Denis. Il dessine à côté des tombes royales une galerie pour les « grands seigneurs » ainsi qu’une place d’honneur pour Sur l’ensemble du phénomène, la référence demeure Lionel Gossman (1968). Voir l’étude de Mark K. Deming (1989). On pourra lire aussi Patrimoine parisien (1989). Voir les perspectives de Daniel Rabreau (1997) et de Cecilia Hurley (1999). Voir Les « Prix de Rome » (1984 : 84). Projet d’un temple funéraire destiné à honorer les cendres des Rois et des Grands Hommes, dédié à Monsieur de Voltaire. 18. Les « Prix de Rome » (1984 : 158). 19. De manière beaucoup plus traditionnelle, Fontaine, dans son Journal (1987 : I, 56), souligne qu’il avait « indiqué, par des étages de portiques différents au-dessus les uns des autres, les rangs qui distinguaient les sépultures des souverains, celles des princes et celles des grands ».
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les grands hommes, ornée de leurs statues, « ainsi que cela se pratique en Angleterre dans l’église de Westminster » (McManners 1981 : 47). Le plan imagine encore deux mille chapelles, achetées à perpétuité par des familles. Le tout serait installé dans un vaste parc, planté de cyprès et de peupliers, où ceux qui le souhaiteraient pourraient faire édifier « un tombeau pittoresque » (ibid.), moyennant un droit substantiel. John McManners évoque à ce propos une « idylle commerciale de tombes pittoresques au milieu des arbres et des parterres de fleurs, ornée de temples, colonnades et statues », mais aussi « une sorte de Panthéon national », construit à la faveur d’un « vandalisme patriotique » (ibid.) avant la lettre. Preuve évidente, s’il en est, que ce type de « vandalisme », réutilisant des matériaux historiques, n’est pas proprement révolutionnaire, mais appartient à une culture d’Ancien Régime. Dans ce Panthéon les tombes sont rangées selon les races et les familles autant que d’après le mérite : les deux systèmes cohabitent au sein d’une perspective qui réunit le patriotisme monarchique et l’affirmation de valeurs éclairées20.
La fonctionnalisation des morts21 Avec le début du xixe siècle, apparaît ce que Reinhart Koselleck nomme « la fonctionnalisation de la représentation de la mort au profit des survivants » (1979 : 116). La vente des biens du premier ordre dès les premiers mois de la Révolution semble procurer l’occasion d’une politique de la mémoire enfin morale et rationnelle. Les interventions sur les restes des grands hommes, afin de leur rendre un hommage solennel (tandis que, symétriquement, les exhumations des rois à Saint-Denis visent l’annihilation des puissances du souvenir), manifestent clairement que la Révolution entend fonder à nouveau le passé en ses monuments mêmes. Certains mausolées disparaissent avec les cendres qu’ils renfermaient, d’autres subsistent au titre de monuments historiques, d’autres enfin sont érigés à neuf, à la place des trop modestes tombeaux jadis consacrés au génie, parfois loin du lieu de sépulture originel.
20. Les Nouvelles de la République des Lettres et des Arts du 3 janvier 1787 remarquent que ce cimetière réunit « autour de nos souverains, même après leur mort, ceux que leurs bienfaits ou le devoir leur ont attachés par les liens du sang, de la reconnaissance, de l’amour, du patriotisme, des vertus, des sciences et des talents, afin que les sujets dont les services ou les lumières ont fondé la gloire de nos rois servent encore à leur immortalité par l’hommage continuel que la postérité leur rendrait en commun dans ces vastes monuments » (cité par Richard Etlin, op. cit.). 21. Je suis ici le remarquable article de Mark K. Deming, op. cit. : 187-201.
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Le principe de création du Panthéon peut se résumer au discours du marquis de Villette, au club des Jacobins, le 10 novembre 1790 : « D’après les décrets de l’Assemblée Nationale, l’abbaye de Sellières est vendue. Le corps de Voltaire y repose ; il appartient à la Nation. Souffrirez-vous que cette précieuse relique devienne la propriété d’un particulier ? Souffrirez-vous qu’elle soit vendue comme bien national ou ecclésiastique ? Si les Anglais ont réuni leurs grands hommes dans Westminster, pourquoi hésiterions-nous à placer le cercueil de Voltaire dans le plus beau de nos temples, dans la nouvelle Sainte-Geneviève, en face du mausolée de Descartes [...]. C’est là que j’offre de lui élever un monument à mes frais22. » Le dessein de forger un corpus de références inédites s’accompagne d’un transfert de sacralité explicitement destiné à mobiliser des pratiques bien ancrées et efficaces au service des nouveaux enjeux politiques. Dans cette perspective, le Panthéon tourne à l’« école normale des morts » comme le montre Mona Ozouf (1984 : 139), à rebours de l’idolâtre qui « perpétue l’erreur » et du vandale qui détruit la civilisation. Plus largement, la mort devient patriotique quand Arsenne Thiébaut dans ses Réflexions sur les pompes funèbres de frimaire an VI (1797) en appelle aux « effets merveilleux que le buste des grands hommes, les honneurs qui leur sont décernés feront sur les mœurs, les sciences et les arts. [...] C’est à cette école que l’instituteur formera son élève ; c’est là où l’artiste puisera ses sujets ; c’est là où la mère conduira son fils pour corriger ses vices ; c’est là où l’aspect de leurs bustes servira de véhicule à l’émulation et à l’amour de la Patrie ; c’est là enfin où le voyageur viendra calculer la gloire de la République et le bonheur du peuple » (cité par Etlin 1984 : 327). Il n’en demeure pas moins une contradiction fondamentale entre deux morts, objet de l’attention du concours de l’Institut de 1800 sur les funérailles : entre « la mort menaçante, dégoûtante, dangereuse, dont ils orga nisent la gestion, et l’autre mort, abstraite, utile, récupérable au service de la vie » (Hintermeyer 1979 : 73). Les transferts successifs des restes de Turenne dessinent en ce sens un parcours exemplaire23. La « momie » desséchée, tirée du cercueil de Saint-Denis, est d’abord montrée aux amateurs (environ huit mois durant), moyennant quelque argent au gardien. Elle est ensuite transportée au Muséum d’histoire naturelle et « placée entre le squelette d’un rhinocéros et celui d’un éléphant ». Le 15 thermidor an IV (2 août 1796) les Cinq-Cents observent que le corps de Turenne est déplacé dans ce lieu et le Directoire en ordonne le dépôt au musée des Monuments français. Après 22. Voir Marie-Louise Biver (1982, 1981 : 37-38), qui fournit un recueil de textes sur les panthéonisations successives. La question de la légitimité d’un Panthéon pour garantir l’immortalité littéraire sera ensuite soulevée par Louis-Sébastien Mercier notamment à propos de Descartes. Ce n’est pas ici notre préoccupation. 23. Voir aussi Suzanne Clover Lindsay (2000).
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avoir été conservé comme curiosité de physique – pour son matériau – le corps de Turenne réintègre alors son tombeau, qui devient du même coup monument historique. Par la suite, Napoléon, instruit d’une destination jugée à son tour inconvenante, décide d’installer solennellement le mausolée aux Invalides, contre l’avis de Lenoir qui voulait dissocier les restes du monument : ce dernier souhaitait conserver le second pour l’histoire, dans son établissement, et faire exécuter à neuf un tombeau adapté à sa nouvelle situation et au goût présent. Turenne a parcouru en quelque sorte l’arc complet des types et des valeurs de conservation24. Ce passage de l’in situ au musée puis à un espace de célébration inédit répond aux normes communément reconnues pour les monuments. Près d’une décennie plus tard, l’architecte Goulet, à propos du concours ouvert par le préfet du Rhône d’un monument à Bonaparte sur la place Bellecour, oppose l’espace public de l’utilité à l’espace clos qui permet seul d’honorer convenablement les héros de la gloire nationale : « Un monument public doit être érigé dans une place très fréquentée, et dont le grand nombre d’issues rend l’accès prompt et facile. Au lieu qu’un monument à la gloire d’un héros doit être érigé dans une place plus renfermée, dans une espèce d’enceinte25. » Le Panthéon selon Quatremère de Quincy aurait dû ainsi être entouré d’une enceinte boisée, à l’image des temples antiques26. C’est le musée en voie d’élaboration qui permettra finalement une telle clôture dévolue à l’admiration – sinon au recueillement.
Du mannequin au personnage historique Mais partout le réaménagement révolutionnaire veut dépasser ce que Mark K. Deming appelle joliment « les ensembles confus et labyrinthiques de Saint-Denis ou Westminster » au nom d’une obligation impérieuse de classement. La pédagogie se substitue au statut traditionnellement différencié des morts : le dessein didactique est désormais exclusif de toute autre préoccupation, et requiert un effort de clarté et d’efficacité jusque-là inutile, sinon déplacé. Alexandre Lenoir, jeune gardien d’un dépôt de monuments, alimenté par les églises parisiennes, a fondé de sa propre initiative un musée, après avoir présenté au Comité d’Instruction publique et à la Commission temporaire 24. Je me permets de renvoyer à mon livre (1996). 25. « Réflexions sur un monument à élever à Bonaparte par le citoyen Goulet, architecte membre de plusieurs sociétés des arts, et adjoint-maire du VIe arrondissement de Paris », Journal des bâtiments, 137, 6 nivôse an X : 20-22. 26. Mark K. Deming, in Barry Bergdoll, op. cit.: 136-138.
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des Arts un catalogue des œuvres d’art conservées. Il y expliquait avoir « eu soin, chaque fois que possible, de réunir tout ce qui peut donner des idées des anciens costumes, soit civils, d’hommes et de femmes, soit militaires, selon les grades. J’espère, ajoutait-il, que cette réunion sera intéressante par la suite, pour les artistes qui voudraient rendre des vêtements qu’ils auraient peine à trouver si la surveillance et les attentions de la Convention nationale n’eussent point autorisé ces conservations ». Bref, concluait-il, « ces monuments, réunis ainsi, ne doivent être regardés que comme un rassemblement de mannequins, vêtus selon les époques auxquelles ils appartiennent, et suivant les places qu’occupaient ceux qu’ils représentent27 ». Cet intérêt va demeurer : le Musée de l’an IX comprend « une dissertation sur les costumes », et celui de la sixième édition, en l’an X, y joint « une dissertation sur la barbe » (Lenoir 1802). Mais la première formule renvoie de manière exemplaire à la fois à une tradition des études antiquaires marquée par le genre du recueil de modes (Beaumont-Maillet 1993), et à une « attribution » de la statue proprement révolutionnaire, qui y reconnaît un mannequin, générique d’un rang et d’une époque, en lieu et place de la figure individualisée d’une personne défunte. Cependant, Lenoir imagine bientôt, tout au contraire, des ensembles associant les membres d’une même famille, ou d’un même contexte historique. En mars 1803, il réclame le tombeau du connétable Olivier de Clisson « pour le réunir, dans le Musée, à celui de Duguesclin, son émule ; c’est là que ces deux monuments, placés auprès de celui de Charles V recevront mutuellement un nouvel intérêt28 ». Comme le résume le baron de Norvins à propos d’un projet concurrent d’Élysée, il s’agit de grouper « des tombeaux selon la vie ou le caractère de leurs anciens habitants ». L’antithèse, qui juxtapose des inimitiés célèbres ou des valeurs contraires (le vice et la vertu, le courage et la mollesse, la bonté et la méchanceté…) en est un ressort privilégié. Le 13 prairial an VIII, Lenoir, pour demander le versement à son musée du tombeau du chancelier de l’Hôpital érigé dans un village près d’Étampes, s’écrie ainsi : « Qui pourra voir froidement la statue de l’Hôpital auprès des tombeaux des princes lorrains, des Médicis et des Valois, que ce grand homme a tant de fois combattus avec courage pour défendre les intérêts du peuple dont il s’était déclaré le père29 ? » Michelet se fera l’interprète fidèle de ces dialogues mortuaires, écrivant dans sa leçon du 5 janvier 1843 au Collège de France que les monuments « avaient eu là ce bonheur qu’ils 27. Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire général des richesses d’art de la France, 1883-1897, II, n° CXLII. 28. Ibid., pièce CCXCV. 29. Lettre à Lucien Bonaparte, Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire général des richesses d’art de la France, 1883-1897, I, p. 174.
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n’eurent jamais avant ni après, isolés dans les églises, le bonheur de se voir les uns les autres, de converser entre eux » (Michelet 1995 : 524). Il développe a posteriori une nostalgie de la conversation piece qu’aurait incarné l’établissement : « Toutes ces figures isolées dans les églises ou réunies dans les musées ne parlent plus guère. Mais là, au Musée des monuments français, se trouvant entre elles, dans une société de leur temps et selon leur cœur, ayant un jour doux de vitraux, elles parlaient… » (Ibid. : 521). Le prix à payer pour cette nouvelle vie est à la charge du conservateur. Michelet accompagne le légendaire élaboré par Lenoir dès Thermidor, en faisant des monuments autant de blessés ressuscités par le sacrifice de leur rassembleur. Le corps du conservateur devient un corps sacrificiel, qui permet seul la construction d’une histoire : Lenoir « avait guéri leurs blessures, remis ensemble leurs pauvres membres épars… Ces monuments avaient reçu de lui une consécration nouvelle, et parce qu’ils avaient été couverts de son noble cœur et teints de son sang…» (ibid.). Le martyrologe se poursuit tout au long de la leçon du 29 décembre 1842 : « M. Lenoir avait sauvé tous les tombeaux de la France, sauvé en faisant proposer à l’Assemblée de les conserver, sauvé en les couvrant de son corps. Il en garda la blessure. » C’est là reprendre le propos de Lenoir lui-même, qui dans différentes éditions de son catalogue affirme avoir été blessé à la main pour avoir écarté les baïonnettes qui menaçaient de détruire le tombeau du cardinal de Richelieu, chef-d’œuvre de Girardon. Le sauvetage a ainsi infligé un stigmate au patrimonialisateur, devenu un homme blessé. Par la suite, les activités multipliées de Lenoir pour constituer sa collection passent par le recours à divers expédients, dont la commande auprès d’artistes contemporains de figures manquantes. Sa première initiative date du 11 août 1796 et porte sur des bustes de Sarrazin, Poussin et Le Sueur30. Viennent ensuite, pour le xvie siècle, Montaigne, Fabri de Peiresc et Goujon ; pour le xviiie siècle, Rousseau, Helvétius, Raynal, Chamfort et Winckelmann : un choix très significatif d’une option « démocratique ». Raynal, dont la mort est récente (1796), faisait figure, avant la Révolution, d’archétype du philosophe victime du despotisme en raison de sa prise de corps en 1781. Même s’il n’appartient plus tout à fait au Panthéon républicain depuis mai 1791, il demeure une illustration de l’anticléricalisme – et bien sûr le défenseur des « Colonies »31. Quant à Chamfort, auteur d’actualité avec ses Caractères, posthumes, parus en 1795, il peut symboliser le talent victime de la Terreur. 30. Voir Jules Guiffrey (1880-1881 : 383). Louis-Pierre Deseine est un sculpteur qui expose régulièrement aux Salons les bustes d’artistes ou de personnalités du temps. 31. Girodet expose au Salon de 1798 (n° 194) le « portrait du C. Belley, ex-représentant des Colonies », devant un buste de Raynal à l’antique (Versailles, Musée national du château). Voir Hans-Jürgen Lüsebrink et Manfred Tietz (dir.) (1991) et Muriel Brot (1995).
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Une autre source d’enrichissement des collections est l’achat de monuments (Musée impérial, éd. 1810, n° 444 : 197). Lenoir écume les marchands et les ventes publiques « en conservant l’incognito » pour négocier « à un prix modéré » (ibid., n° 446 : 200). Le 14 novembre 1796, il obtient l’autorisation d’acquérir le tombeau de Diane de Poitiers à Anet, « vendu à un citoyen des environs, qui s’en sert comme une auge pour abreuver ses porcs et ses volailles » (ibid., n° 91 : 191 et n° 443 : 195). Dans ces conditions, la transaction s’opère par simple dédommagement. Il arrive même que le propriétaire n’exige qu’une satisfaction morale : ainsi le docteur Boysset, détenteur du tombeau d’Abailard à Chalon-sur-Saône, « ne demande point le prix que ce bloc antique [lui] a coûté », mais « réclame [...] que l’inscription historique (destinée) à ce tombeau fasse mention et désigne le nom de celui qui l’a conservé et sans lequel il n’existerait plus ». Les dons familiaux participent du même dessein (ibid., 1810 : 196). En février 1802, le citoyen Dulongbois donne au musée « un bas-relief représentant de grandeur naturelle madame Élisa Joly, [...] actrice célèbre, son épouse, qu’il a fait inhumer dans sa terre ». Ce dernier paraît à Lenoir « digne de figurer dans le musée » (ibid. : 19832). Ici, comme avec le fameux acteur Brizard, lui-même peintre raté et ancien élève de Van Loo, le musée entend honorer des personnages d’actualité, et bénéficier de leur renommée. L’hommage à Drouais ressortit, en revanche, au culte quasi familial rendu par la génération du premier atelier de David au plus prometteur des siens. Le collectionnisme de Lenoir participe en cela, classiquement, d’une économie du flair et du hasard, celle du connaisseurship et de la serendipity33 qui est à l’origine de coups de chance bien préparés. Pour composer une collection, chacun des « objets qui comptent » est identifié à travers guides, récits de voyage, correspondances, journaux, catalogues, en fonction des reproductions qui circulent, de l’importance des évocations ou des citations dont il peut être le prétexte ou le principe (Miller 1998, Appadurai 1986 : 15). Les pièces doivent en effet répondre aux trois principes de perceptibilité, de spécificité et de singularité propres à la sociologie de la réception telle que Jean-Claude Passeron l’a explicitée (199234). Celle-ci renvoie à des réseaux de socialisation des objets, en fonction du champ érudit et artistique, des modèles de culture de soi et d’apostolat patrimonial35. En effet, des morales 32. Le tombeau évoque « par sa structure de rochers, de monuments sculptés et de végétation, l’art du jardin funèbre ». 33. Voir sur ce terme inventé par Horace Walpole en 1754 et ses ressources pour une sociologie et une anthropologie historiques du travail savant Robert K. Merton et Elinor G. Barber (1992). 34. Notamment dans les chapitres IX et XII. 35. Il conviendrait de comparer avec l’éthique de la république des lettres envisagée par Ann Goldgar (1995) et critiquée par Christian Jouhaud.
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individuelles et des éthiques collectives s’élaborent ou se reconfigurent à l’endroit de legs plus ou moins revendiqués et de « trouvailles » plus ou moins poursuivies. Lenoir entretient ainsi des liens complexes avec les monuments, aux franges du souvenir individuel, de la mémoire collective et du sens du pitto resque (Hill 1997). L’institutionnalisation de son établissement ne mettra jamais un terme à une curieuse porosité en son sein, illustrant par là, au plus profond, combien en l’occurrence le patrimoine engage la revendication d’une généalogie en termes de filiation inversée par laquelle les fils engendrent leurs pères.
Le monde des morts La première salle du musée offre une vue panoramique de tous les siècles. « L’artiste et l’amateur », prévient Lenoir, « verront d’un coup d’œil l’enfance de l’art chez les Goths, ses progrès sous Louis XII, et sa perfection sous François Ier, l’origine de sa décadence sous Louis XIV, et sa restauration vers la fin de notre siècle. » Abrégé de tout l’établissement, la salle préfigure les « collages » architecturaux du xixe siècle, et spécifiquement ceux de Duban, le successeur de Lenoir dans les lieux. La distribution des œuvres obéit dans les salles suivantes à un classement « par âge et par ordre de date, c’est-à-dire en autant de pièces séparées que l’art nous offre d’époques remarquables ». Une salle « primitive », envisagée en 1806 comme « salle du xie siècle, époque qui nous présente peu de monuments des arts, [et qui] serait unique en Europe36», est demeurée à l’état de projet. Pour la fin du parcours, Lenoir imagine une salle d’actualité, pour ainsi dire, dont la définition hésite, de manière caractéristique, entre un Panthéon napoléonien et un musée d’art contemporain37. En 1809 apparaît l’idée d’une Salle des faits 36. Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire général des richesses d’art de la France, 1883-1897, I, pièce CCXL. 37. « Une grande et superbe entrée par le quai laisserait voir une grande cour que l’on décorerait de statues régulièrement élevées. Les salles du rez-de-chaussée seraient employées : 1°) à une collection de portraits des hommes célèbres de la France ; 2°) à une suite chronologique d’armures de tous les âges ; 3°) à une collection complète de médailles françaises ; 4°) à une bibliothèque formée uniquement de livres nécessaires à la connaissance des monuments contenus dans le musée. Enfin, tous les objets relatifs à l’instruction, soit de l’art ou de l’histoire relativement à la France. [...] Ce monument, que sa classification a rendu unique, deviendrait extraordinaire » (Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire général des richesses d’art de la France, 1883-1897, I, pièce CLXXXII).
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héroïques de Napoléon le Grand, Empereur des Français, composée « des modèles des statues et des bas-reliefs qu’il ordonne actuellement », et qui « formerait naturellement le xixe siècle38 ». Mais sous le titre Dix-neuvième Siècle, Voyage en Égypte de l’Empereur et Roi Napoléon Ier, Lenoir projette aussi une salle égyptienne. Enfin, en 1811, un autre plan esquisse une salle de vitraux, où ceux-ci « feraient le principal ornement et serviraient en même temps à faire connaître les premiers pas de la peinture et des arts du dessin, dont on verrait bientôt les progrès39 ». L’édition de l’an IX du catalogue conduit ainsi le visiteur : Partons du tombeau de Clovis. Dans un vaste caveau, dont les voûtes en arêtes sont parsemées d’étoiles, faiblement éclairé par des croisées gothiques, sont couchés ces princes fainéants qui séparent Clovis de Charles Martel. Ce conquérant les laisse à sa droite, et voit à sa gauche ses descendants arrivés jusqu’à Hugues Capet. Depuis Robert, les tombeaux descendent jusqu’à Philippe III, qui ferme la porte du caveau, comme Clovis semble l’ouvrir. [...] Les âges ont usé presque toutes ces figures, [...] sans pouvoir effacer l’ignorance qui les a sculptées ; et l’on est forcé de se dire, voilà les hommes qui n’ont eu que la puissance du glaive. En sortant de ce caveau, on entre dans le cloître, où l’on retrouve encore les siècles promenant le mépris des arts sur les tombeaux des grands hommes et des femmes célèbres de ces temps reculés. En arrivant à la salle d’introduction, on aperçoit les Valois se cacher dans les chapelles obscures jusqu’à ce que Léon X fasse sortir François Ier de la poussière, et avec lui les marbres, les colonnes, les arts et la gloire. Alors la scène change ; le deuil se revêt de sa lugubre majesté. [...] Mais quelle est cette salle spacieuse, éclairée, soigneusement décorée, où je pénètre en sortant de ce temple ? Qu’a donc écrit le conservateur sur les attiques de ses portes ? “État des arts dans le xviie siècle”. Peut-être eût-il mieux fait d’écrire État des vertus car je vois là Turenne, Montausier, Colbert, Molière, Corneille et Racine40.
Au sein de cette communauté de personnages illustres on trouve au premier rang Henri IV, sujet favori, pour au moins deux générations, de la peinture, comme de la littérature, « troubadour »41. Suivent les maîtresses des rois (Agnès Sorel, Anne, duchesse d’Étampes, Diane de Poitiers, la Belle Ferronnière), et les grands serviteurs, guerriers ou ministres (Bayard, Anne de Montmorency, Michel de l’Hôpital, Budé, Charles de Bourbon). Bref, ces héros – auxquels il faut ajouter bien sûr Héloïse et Abélard – annoncent peu ou prou ceux de la scène parisienne de 1815 à 1848. Dans le rappel d’incidents fameux, la mention d’anecdotes significatives, Lenoir entend concilier l’agrément du pittoresque et la leçon philosophique. Cette 38. 39. 40. 41.
Ibidem, pièce CCCC. Archives Louvre, Z 62-23. Avant-propos, p. 9-12. Voir Marcel Reinhard (1935) et Jacques Hennequin (1977) sur les origines.
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prédilection renvoie à la vogue, depuis les années 1770 environ, de recueils d’anecdotes bienfaisantes, d’actions louables et de modèles éthiques liés notamment à la diffusion des thèmes philanthropiques (Duprat 1993 : 52-53 et 203)42. Dans ce cadre, l’épitaphe demeure d’abord, bien évidemment, une source indispensable à l’intelligence du monument. Avec la devise, elle permet le raccourci expressif et définit le personnage entier, fournissant le point d’orgue commode d’un portrait43. Telle est celle de Valentine de Milan, « cette femme inconsolable de la perte de son mari » : « Rien ne m’est plus, Plus rien ne m’est. » Celle de François Chevert à Saint-Eustache, qui date de la décennie 1770, et dont la célébrité est grande, illustre le parcours exceptionnel d’un patriote de mérite, à l’exemplarité toujours actuelle. Celle de Dominique Sanède de Vic d’Ermenonville, ami d’Henri IV, mort de douleur deux jours après son roi, revêt un caractère émouvant qui légitime son rappel. Comme au jardin à fabriques, l’épitaphe joue alors le rôle d’une leçon de morale autant que celui d’un appel à la mémoire. Pareils usages s’inscrivent dans un rapport aux « écritures ultimes », pour citer Armando Petrucci, qui s’inspire des succès poétiques de Young et Hervey, comme le signalent du reste les contemporains (Petrucci 1995 : 141-142). Quant au jardin intérieur, qualifié d’Élysée, il entend « faire passer dans l’âme des visiteurs le saint respect pour les lumières, les talents et la vertu ». Cette « auguste enceinte » est le lieu de l’immortalité poétique : « On suppose ces restes inanimés recevant une nouvelle vie pour se voir, s’entendre et jouir d’une félicité commune et inaltérable44. » Ce jardin à la mode45 comprend en 1810 « plus de quarante statues ». « Des tombeaux, posés çà et là sur une pelouse verte, s’élèvent avec dignité au milieu du silence et de la tranquillité. Des pins, des cyprès et des peupliers les accompagnent ; des larves et des urnes funéraires, posées sur les murs, concourent à donner à ce lieu de bonheur la douce mélancolie qui parle à l’âme sensible46 ». 42. Sur les catéchismes révolutionnaires et autres supports propagandistes voir Lise Andries (dir.) (1989). 43. Voir John McManners (op. cit.: 328-330). 44. Sur les sept éditions de la Description historique et chronologique des monuments de sculpture réunies au musée des monuments français par Alexandre Lenoir qui se sont succédées entre 1793 et 1806 voir la notice de Joseph-Marie Quérard, La France littéraire ou Dictionnaire bibliographique, Paris, Didot, 1827-1839, 10 vol, V, p. 168. Pour une vue d’ensemble du musée, voir Dominique Poulot (1981, 1986, 1994a). Sur l’abondante bibliographie du musée, voir Dominique Poulot (1994b). 45. Alexandre Lenoir a pu éventuellement s’inspirer de Jean-Marie Morel, l’auteur de la Théorie des jardins, Paris, Pissot, 1776, qu’il a retrouvé pour le jardin de la Malmaison. Percier (1764-1838) et Fontaine (1762-1853) s’irritaient alors des interventions du vieillard. Voir Marie-Louise Biver (1964) et Fontaine (1987). 46. Description historique et chronologique des monuments de sculpture réunis au musée des monuments français par Alexandre Lenoir, p. 19.
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Les deux monuments les plus célèbres sont d’une part celui d’Héloïse47 et Abélard, « chapelle antique (aux) voûtes en ogives allongées », et de l’autre le monument « de nos plus célèbres poètes » (Musée 1800 : 19), Molière, Jean de La Fontaine, Boileau et Racine. En 1806, au cinquième volume de son grand catalogue du Musée, Lenoir cite le fameux passage de Condorcet dans l’Esquisse comme l’inspirateur de son « image d’un véritable Élysée » : Le tableau de l’espèce humaine affranchie de toutes ses chaînes, soustraite à l’empire du hasard comme à celui de l’ennemi de ses progrès, et marchant d’un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur, présente au philosophe un spectacle qui le console des erreurs, des crimes, des injustices dont la terre est encore souillée et dont il est souvent la victime. [....] c’est là qu’il existe véritablement avec ses semblables, dans un Élysée que sa raison a su se créer, et que son amour pour l’humanité embellit des plus pures jouissances (Musée 1810 : 192-193).
Par contraste, chez Michelet le musée renvoie à la tradition biblique, qui évoque la vallée de Josaphat, près de Jérusalem, le lieu du Jugement dernier, où riches et pauvres attendent leur juge48 : «Tout un monde de morts historiques, sortis de ses chapelles à la puissante voix de la Révolution, était venu se rendre à cette vallée de Josaphat. [...] La France se voyait enfin ellemême, dans son développement ; de siècle en siècle et d’homme en homme, de tombeau en tombeau, elle voulait faire en quelque sorte son examen de conscience » (Michelet (1847-1853) 1979 : 549). Cette représentation historique 47. Sur ce tombeau voir l’étude détaillée de Charlotte Charrier (1933 : 329-360). 48. Livre de Joël, 4,2, Bible de Jérusalem, Paris, Cerf/Fleurus, 2001, p. 1883 : « Car en ces jours-là, en ce temps-là, quand je rétablirai Juda et Jérusalem, 2 je rassemblerai toutes les nations, je les ferai descendre à la Vallée de Josaphat ; là j’entrerai en jugement avec elles au sujet d’Israël, mon peuple et mon héritage. [...] vengeance, bien vite je ferais retomber la vengeance sur vos têtes ! 5 Vous qui avez pris mon argent et mon or, qui avez emporté dans vos temples mes trésors précieux, 6 vous qui avez vendu aux fils de Yavân les fils de Juda et de Jérusalem, pour les éloigner de leur territoire ! 7 Eh bien ! Je vais les appeler du lieu où vous les avez vendus, et je ferai retomber vos actes sur vos têtes ! 8 Je vendrai vos fils et vos filles, je les livrerai aux fils de Juda ; ils les vendront aux Sabéens, à une nation éloignée, car Yahvé a parlé ! » 9 Publiez ceci parmi les nations : Préparez la guerre ! Appelez les braves ! Qu’ils s’avancent, qu’ils montent, tous les hommes de guerre ! 10 De vos socs, forgez des épées, de vos serpes, des lances, que l’infirme dise: «Je suis un brave ! 11 Hâtez-vous et venez, toutes les nations d’alentour, et rassemblez-vous là ! Yahvé, fais descendre tes braves. » 12 « Que les nations s’ébranlent et qu’elles montent à la Vallée de Josaphat ! Car là je siégerai pour juger toutes les nations à la ronde. 13 Lancez la faucille: la moisson est mûre ; venez, foulez : le pressoir est comble ; les cuves débordent, tant leur méchanceté est grande ! » 14 Foules sur foules dans la Vallée de la Décision ! Car il est proche le jour de Yahvé dans la Vallée de la Décision !
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d’une nation surplombée par la résurrection des morts, et surtout par l’historien placé en souverain juge, sera largement illustrée par la génération de 183049. Mais elle relève expressément de l’expérience idéale du Musée des monuments français, telle que son conservateur l’avait imaginée à l’horizon d’une quasi-disparition du temps derrière une lecture ésotérique (Poulot 2005 : 102-122). Michelet en demeure, encore une fois, le meilleur interprète, rappelant dans un cours au Collège de France « ces morts dans leurs tombeaux qui rendaient tous les temps contemporains ».
Les corps et leurs images Les dessins des exhumations de Saint-Denis, que Lenoir montre à ses visiteurs, manifestent son insatiable curiosité pour les aspects physiques. Rien d’étonnant à ce qu’Alexandre Dumas s’en inspire dans un conte de 1849 où il fait parler le conservateur en ces termes : Le corps de Henri IV était merveilleusement conservé ; les traits du visage, parfaitement reconnaissables, étaient bien ceux que l’amour du peuple et le pinceau de Rubens ont consacrés. Quand on le vit sortir le premier de la tombe et paraître au jour dans son suaire, bien conservé comme lui, l’émotion fut grande […]. Il était vêtu, comme de son vivant, de son pourpoint de velours noir, sur lequel se détachaient ses fraises et ses manchettes blanches ; de sa trousse de velours pareil au pourpoint, de bas de soie de même couleur, de souliers de velours. Ses beaux cheveux grisonnants faisaient toujours une auréole autour de sa tête, sa belle barbe blanche tombait toujours sur sa poitrine50.
Cette préoccupation pour la culture des apparences renvoie plus généralement à une anthropologie physique des cadavres, dont les statues du musée semblent donner une image fidèle. « Les Monuments français, dont Lenoir a publié un catalogue très détaillé, ont au moins l’avantage, écrit Schlegel, de montrer avec toute la clarté possible ce que l’art, et en particulier la sculpture, ne doit être en aucun cas ; et l’on aurait bien du mal à imaginer, si on n’en avait la preuve sous les yeux, jusqu’où l’imagination humaine peut aller – qu’elle ait même été capable d’aller si loin dans l’erreur 49. Voir aussi Chateaubriand, Essai sur les révolutions. Génie du Christianisme, texte établi, présenté et annoté par Maurice Regard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1978, p. 936 et 1195. 50. Alexandre Dumas, Les Mille et un fantômes, Paris, Calmann-Lévy, 1876. Remarquons que Ledru, l’hôte, dit être le fils du fameux Comus, physicien du roi Louis XVI et de la reine, « un savant distingué de l’école de Volta, de Galvani et de Messmer » qui initia son fils, Ledru, aux sciences occultes – et qui paraît avoir été de fait l’ami de Lenoir. Sur le roman voir Jiri Sramek (2000).
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– qui conduisit nombre d’artistes français à sculpter des cadavres scrupuleusement imités, habillés ou même nus, étendus sur leurs cercueils, ou ces dames et ces hommes que nous pouvons voir dans ce musée, en costume moderne, agenouillés ici ou là » (Schlegel 2001 : 182). On sait combien ce constat est partagé par Michelet dans son fameux récit d’enfance : « Je remplissais ces tombeaux de mon imagination, je sentais ces morts à travers les marbres, et ce n’était pas sans quelque terreur que j’entrais sous les voûtes basses où dormaient Dagobert, Chilpéric et Frédégonde » (Michelet 1995 : 67-68). L’extraordinaire mention du « remplissage » des tombeaux, comme le détournement d’une rhétorique (winckelmannienne) qui s’attachait à la surface des marbres, pour faire affleurer la sensualité des corps, alimente cette représentation d’une collection de cadavres. En témoignent les descriptions par Lenoir des personnages d’après leurs statues, ainsi celle de Du Guesclin, « d’une petite taille, mais forte ; les épaules larges, les bras nerveux ; les yeux petits mais vifs et pleins de feu ; le nez court et gros, et les lèvres épaisses »51. Les portraits, surtout, en fournissent le prétexte, car ils conservent les traits de « ceux qui ont vécu, et avec lesquels on aime à revivre encore52 ». Anthropologiquement, comme le rappelle Susan Stewart, le lien entre la collection et le portrait est un des dispositifs les plus sûrs de la mémoration53. Le portrait atteste de l’humanité, signe une identité, qui tire son origine, féminine, soutiennent les contemporains en évoquant Dibutade, du désir de compenser l’absence de l’être aimé. Certaines remarques incidentes du catalogue esquissent de manière spectaculaire cette présence supposée. « La tombe de Clovis [...] nous fait voir ce roi couché : on lit encore sur son front l’audace et l’intrigue. [...] Sur la tombe de Frédégonde, la liste de ses crimes apparaît burinée en caractères ineffaçables ; le temps ne les a point usés. [...] Le sourire de la séduction qui colore les lèvres de Catherine de Médicis déguise les traits criminels de son âme. » Ou à propos d’Abélard : « On remarque encore dans la tête penchée de ce savant docteur cette douceur aimable qui avait subjugué l’âme d’Héloïse54. » Toute image semble ici une image de mort, en sa vérité anthropologique. Le musée met l’accent sur le rapport de la statue au manque de son objet, qui apparaît grâce à elle, tout en échappant à la réalité. De ce fait, l’approche 51. Le personnage de Du Guesclin est très populaire : Du Salon de 1777 (Brenet, Durameau) à celui de 1806 (Vafflard) le héros fait l’objet de toiles importantes, de gravures, etc. Voir Marc Sandoz (1979). 52. Musée Impérial, 1810, p. 79. 53. “The link between the collection and the portrait as devices for recollection – gestures of countenance designed to stay oblivion” (Susan Stewart in Lynne Cooke et Peter Wollen 1995 : 32). 54. Description, édition de l’an X, p. 9-10.
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de l’établissement est centrée sur la ressemblance. Ce qu’il expose est identifié à des images de corps, ou à des simulacres qui tiennent lieu de corps, dans tous les cas à des substituts du corps des défunts (Belting 2004). Le masque mortuaire, ou prétendu tel, reproduit sur la statue, entre absence et présence, en fournit une illustration, dans sa capacité à transformer un corps en image ou exister séparé du corps. Avec le triangle homme-corps-image, spécialement reconnaissable dans le blason, la devise et le portrait, le musée construit une signification autour du corps absent. Cette question de l’image comme présence d’une absence renvoie à la distinction de l’image et du médium, pour reprendre le vocabulaire de l’anthropologie de l’art conçue par Hans Belting. Généralement, les iconoclastes révolutionnaires ignorent le médium lorsqu’ils regardent une image, la prenant pour vraie et efficace à la manière dont, sur la scène des théâtres, le personnage joué est régulièrement pris pour réel. Au contraire, une attention professionnelle, celle de l’artiste, ou du conservateur peut conduire à ne voir que le médium – le mannequin, sur lequel est posé un costume, une barbe, etc. Mais le jeu entre image et présence médiale peut se décliner en rapports complexes, en fonction des différents regards, des formes diverses de l’attention. Chez Lenoir, le geste et le style du conservateur, le travail du savant, le plaisir de l’amateur organisent la perception et la représentation des objets à travers la lecture et l’écriture de guides et de manuels, de traités savants, mais aussi d’un « journal » de musée, qui sera édité par Louis Courajod, de notes diverses, de communications aux sociétés savantes dûment enregistrées dans les procès-verbaux de séances, enfin d’élaborations complexes à partir de véritables objets-programmes. Les détails à saisir, ou au contraire les parties à négliger, répondent à divers genres d’inscription du notoire, du pertinent ou de l’insignifiant à partir desquels s’élabore la muséographie de certaines salles, comme la lecture des récits mythologiques. Car « en matière d’antiquité », résume le conservateur, « ce sont les parties qui constituent essentiellement l’art, qui servent ordinairement à reconnaître à quel peuple peut appartenir l’objet dont on veut faire l’explication, ou que l’on veut décrire » (Musée 1810 : 6). Quelques monuments « matriciels » ordonnent ainsi, plus ou moins fidèlement, l’ensemble du cadre d’exposition. Tel est le principe avoué de la salle du xve siècle où il a « composé [son] plafond, [ses] croisées et en général toute la décoration sur le type du tombeau de Louis XII qui en fait le milieu ». Ainsi, les stratégies de l’inventaire et de la mise en série nourrissent les interrogations sur les stades de l’histoire et les spéculations sur le répertoire des religions, mais aussi les affirmations moralisatrices et déclinaisons de programmes philosophico-politiques. Son apostrophe aux lecteurs, dans le catalogue de l’an X, résume commodément le fonds moral et politique de ses convictions : « Peuples, redoutez
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les religions intolérantes, et craignez surtout les prêtres qui tuent au nom de la Divinité ; suivez la morale qui fait aimer l’humanité, elle est la base essentielle sur laquelle doit reposer le contrat social ; elle seule perfectionne les gouvernements, elle seule rend l’homme heureux. » Cet appel est celui d’un maçon qui voit dans sa doctrine celle qui « rapproche les hommes, les lie entre eux par tous les nœuds qui constituent véritablement le contrat social ; c’est-à-dire des principes d’union et de force, par des formes douces, par des actes de bienfaisance, et enfin par tout ce qui persuade… » (page 26). De fait, la conviction maçonnique donne sens et enjeu à la présence du passé que sa démarche d’archéologue et d’ethnographe ne cesse de mettre au jour à travers fouilles et lectures des « monuments », observations et compilations de « survivances ». À ses yeux, en effet, la franc-maçonnerie, « dans ses grades et dans ses symboles, est un tableau parfait des causes agissantes dans l’Univers et un livre dans lequel on aurait inscrit la morale de tous les peuples ». Au contraire, les historiens de la génération suivante préviennent que les images peuvent induire en erreur celui qui s’y fie trop absolument : la statue ne représente pas fidèlement le cadavre, objecte Michelet, car elle est elle-même une figure de rhétorique, qu’il faut entendre conformément à une grammaire des représentations. Évoquant la légende de Saint-Denis, il conclut que « Hilduin donne peut-être ici une histoire populaire suggérée sans doute par la vue des statues qui représentaient le martyre de saint Denis. Dans toutes ces statues, saint Denis porte sa tête entre ses mains, mais cette représentation indiquait simplement la décollation. Il est probable que la vue d’une pareille statue aura fourni à Hilduin le fond de sa légende, et que sans rechercher sous le signe la chose signifiée, il aura donné comme un fait authentique ce que montrait à ses yeux cette représentation figurée » (ibid.).
Le Panthéon fonctionnel de l’Empire L’Empire, qui marque la restauration de l’État dans ses prérogatives de mémoire, condamne les Petits-Augustins comme l’excentricité d’un homme perdu d’ambitions. Le dessein officiel est désormais de fonder une nouvelle mémoire dynastique et nationale, et de réaliser l’amalgame des illustrations de l’ancienne France et des grands hommes de la nouvelle. Un décret de 1806 attribue à Sainte-Geneviève les tombeaux déposés au Musée, consacrant cette église à « la sépulture des Sénateurs, des Grands Officiers de la Légion d’Honneur et des Généraux et autres fonctionnaires publics ayant bien servi l’État ». On prévoit parallèlement d’installer à Saint-Denis la sépulture des empereurs.
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Champagny justifie, au Moniteur du 22 février, la dissolution prévue du Musée des monuments français par le souci de « rendre à la religion les mausolées que la religion fonda, [de] rendre à eux-mêmes leur caractère primitif, [de] les rétablir dans leur harmonie naturelle avec tous les souvenirs qu’ils doivent consacrer, et sans les dérober à l’admiration publique, [d’] associer leur présence aux cérémonies funèbres et au spectacle du culte divin ». Car on « gémit », poursuit-il, « de les voir disposer dans une enceinte où tout leur est étranger, où semble éteinte la pensée qui les élève, où rien ne les explique, où devenus stériles et muets, ils ne transmettent qu’une impression incertaine à l’âme du spectateur55 ». Cette décision est immédiatement saluée par Denon, qui condamne « le sol salé et destructeur des Petits-Augustins » (cité par Biver 1967 : 260). Si ce projet de démantèlement du musée est finalement ajourné, il témoigne d’une transformation des attentes et des représentations quant à la mémoire nationale. « Les monuments aux morts, commente Reinhart Koselleck, renvoient à une ligne de fuite temporelle tendant vers l’avenir dans lequel devait être fondée l’identité de la commu–nauté d’action ayant le pouvoir de mener à bien la commémoration monumentale de la mort » (1979 : 119)56. Après les Cent Jours la dissolution du musée est résolue. Une ordonnance royale, prise le 24 avril, rend « les monuments de toute espèce qui ornaient l’église de Saint-Denis [...] à l’église royale pour y être replacés57 ». Cependant, à la fin de l’année 1816, Lenoir adresse une ultime supplique au roi, qui recommande de former « à Paris, un Musée de l’art français, en conservant aux Petits-Augustins les monuments qui n’ont plus d’asile, et en faisant contre-épreuver ou mouler toutes les statues des rois qui retourneraient à Saint-Denis, et les autres pièces destinées à être restituées, essentielles cependant à la chronologie de l’histoire de France ou à celle de nos arts ». Mais ce recours à la copie n’est au vrai qu’un pis-aller. Le véritable dessein est de maintenir la collection en l’état, tout en l’adaptant aux nouvelles circonstances. D’où la suggestion de « sanctifier » l’ex-musée révolutionnaire « en établissant dans son intérieur une chapelle, et en y attachant un chapelain, qui, tous les jours, dirait une messe en mémoire des personnes dont les mausolées existent aux Petits-Augustins. Le public serait admis à prendre part à cet acte religieux. Tous les bustes, statues ou monuments qui rappellent des idées autres que celles des vertus morales seraient retirés et 55. Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire général des richesses d’art de la France, 1883-1897, I, pièce CCCCXXV. 56. Sur ces panthéons nationaux on pourra consulter le catalogue de la 21e exposition d’art du Conseil de l’Europe 1991, Dario Gamboni et Georg Germann (dir.), Emblèmes de la liberté. L’image de la république dans l’art du xvie au xxe siècle, Berne, Staempfli, 1991. 57. Archives du Musée des monuments français, I, pièce CCCCLIV ; Poulot, 1996 : 458.
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placés dans une salle particulière ». « Cette institution sainte et religieuse », conclut Lenoir, « calmerait les âmes inquiètes qui, admirant notre Musée, éprouvent cependant une espèce de gêne ou de mécontentement de ce qu’il est composé de monuments dus à la piété de nos pères. Par cette proposition que je hasarde, la morale, l’utilité et l’économie, tout serait satisfait, et Paris posséderait réellement un Westminster plus riche, plus beau et plus complet que celui de Londres. [...] Au nom de Musée Royal des monuments français on substituerait celui de Chapelle royale de la Reine Marguerite58. » C’était tenter de réunir le musée des illustres et la chapelle dynastique à la faveur du goût gothique et du culte du bon roi Henri (dont la reine Marguerite était la « première femme »). Mais le caractère révolutionnaire de l’établissement était trop présent dans les esprits pour permettre le succès d’une telle stratégie59. Il n’en reste pas moins que les cénotaphes semblaient de la sorte recouvrer leurs cadavres, niant le travail précédent d’occultation et restaurant spectaculairement – trop spectaculairement, sans doute – la présence des (corps) défunts. Sur le long terme, c’est dans un cadre de plus en plus laïcisé, comme on sait, que le grand homme s’incarne ensuite dans la statue en place publique, qui s’oppose à celle du saint à l’église : comme l’a montré Maurice Agulhon (1988) il s’agit là d’un sûr partage entre progressistes et tenants de la tradition. La seconde moitié du xixe siècle connaît un « atelier européen » de fabrication des héros, au service « des valeurs qui fondent l’idée même de nation et en constituent [...] le patrimoine idéologique » (Centlivres et al. 1999). À l’encontre des premiers musées, issus de la Révolution et héritiers d’une mentalité discriminatoire propre aux utopies éclairées, qui manifestaient, voire revendiquaient, une toute-puissance de l’institution devant le passé défunt, la monarchie de Juillet consacre le musée à renouer les fils de l’ancienne et de la nouvelle France. Versailles est arraché aux menaces vandales – comme à sa tradition absolutiste – et converti en musée à marche forcée. Après l’échec de 1848 d’incarner un temps refait à neuf, un dessein de musée atelier apparaît, lié à un idéal laborieux et archivistique du rapport au passé, et appelant une sociabilité érudite que laisse espérer la multiplication des sociétés savantes. Avec lui s’inaugure le musée rétrospectif-critique, qui répond à une expérience anthropologique de nonsuperposition, comme l’écrit Reinhart Koselleck, du discours et de l’action, du langage et de l’histoire. 58. Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire général des richesses d’art de la France, 1883-1897, I, pièce CCCCLXIII. 59. Avec l’ordonnance du 18 décembre 1816, le lieu, consacré désormais à l’École des beauxarts, commence à recevoir une nouvelle collection, de moulages d’antiques cette fois. Voir Pinatel (1992).
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La métaphore archéologique pèse sur l’imaginaire de Michelet, notamment dans ce célèbre passage du Peuple où la quête de « l’instinct du peuple » s’incarne dans le face-à-face avec un « gigantesque monument » – extraordinaire moment onirique qui n’est pas sans évoquer l’image du « gigantesque heaume », de la « montagne de plumes » dans la cour du Château d’Otrante60. Mais c’est surtout l’occasion d’opposer terme à terme l’approche esthétique de l’artiste et celle, archéologique, de l’historien – d’opposer, en termes tirés de Riegl, le culte du monument ancien et celui du monument historique. Ah ! qu’il est aujourd’hui défiguré, chargé d’agrégations étrangères, de mousses et de moisissures, sali des pluies, de la terre, de l’injure des passants !… Le peintre, l’homme de l’art pour l’art, vient, regarde, et ce qui lui plaît, ce sont justement ces mousses… Moi, je voudrais les arracher. Ceci, peintre qui passez, ce n’est pas un jouet d’art, voyez-vous, c’est un autel ! Il faut que je perce la terre, que je découvre les bases profondes de ce monument ; l’inscription, je le vois, est maintenant tout enfouie, cachée bien loin là-dessous… Je n’ai pour creuser là ni pioche, ni fer, ni pic ; mes ongles y suffiront. [...] Aujourd’hui encore je creuse… Je voudrais atteindre au fond de la terre. Mais ce n’est pas un monument de haine et de guerre civile que je voudrais exhumer… Ce que je veux, c’est au contraire de trouver, en descendant sous cette terre stérile et froide, les profondeurs où recommence la chaleur sociale, où se garde le trésor de la vie universelle, où se rouvriraient pour tous les sources taries de l’amour » (Michelet (1846)1974 : 154-155)61.
À côté de la posture de l’artiste, de l’esthète, ou de l’homme de lettres, Michelet revendique celle de l’historien-archéologue, de l’homme qui s’enterre aux archives et dans les souterrains des cryptes, en quête de la ruine du temps. Par là même, il définit, à côté du porte-parole du patrimoine français qu’incarne Hugo, une autre figure de patrimonialisateur, d’ami des objets patrimoniaux, celle du conservateur. Guizot avait trouvé chez Walter Scott un personnage de nature à évoquer l’enjeu du poste d’inspecteur des monuments historiques qu’il voulait créer : c’est la figure d’Old Mortality, dévoué à l’entretien des tombes oubliées, serviteur de mémoires privées d’entretien. Michelet trouve pour sa part avec Alexandre Lenoir le héros par excellence du patrimoine au temps de « la criminalité historique », selon l’expression de Francesco Orlando (1993 : 306), à l’égard des monuments. Ce faisant, l’historien définit, dans un dialogue serré avec son modèle, via le travail de la mémoire visuelle, mais aussi dans le souvenir de lecture des catalogues, un idéal de collectionneur de morts historiques. 60. Horace Walpole, Le château d’Otrante (trad. par Dominique Corticchiato), Paris, Corti, 1989. 61. Pastichant Michelet à propos des diamants de l’affaire Lemoine, Proust insiste sur la représentation biologique et cyclique du développement du temps. Il lui fait écrire : « Aie confiance, ne crains rien, tu es toujours dans la vie, dans l’histoire » (1919). Voir, sur les enjeux du Peuple, Arthur Mitzman (1996).
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Page laissée blanche intentionnellement
L’art contemporain, sans objet ni mémoire…
Jean-Philippe Uzel
Poser la question de la mémoire dans l’art contemporain semble presque saugrenu. On a tellement entendu ces derniers temps que l’art contemporain constituait une catégorie artistique à part (Heinich 1999), totalement différente de celles de l’« art moderne » et de l’« art classique », qu’on a quelque difficulté à lui trouver une place dans l’histoire de l’art. La célèbre prédiction de Walter Benjamin selon laquelle nous assisterions à la naissance d’un art dont la fonction artistique serait secondaire par rapport à sa fonction sociale et politique semble se réaliser (Benjamin (1935-1939) 2000 : 282). L’art contemporain se situerait à la limite de l’artistique, ses objets n’auraient pas pour finalité de s’inscrire dans la mémoire de l’humanité, comme les chefs-d’œuvre de l’art classique ou moderne, mais plutôt de faire réagir le spectateur par son contenu subversif sans chercher d’aucune façon à passer à la postérité. Mais d’ailleurs s’agit-il vraiment d’objets ? Est-ce que cet art « pauvre » que les musées ont tout le mal du monde à conserver après seulement quelques décennies ne se réduirait pas à des idées ou à des concepts, à des attitudes et à des ambiances ? Finalement l’art contemporain, ne serait-il pas essentiellement un art immatériel et sans mémoire ? Loin d’être l’apanage du premier béotien venu, ou de quelques contempteurs aigris qui expriment leur ressentiment à l’égard d’un art qu’ils ne comprennent pas, ce discours sur la fin de l’art est également tenu par les approches que l’on qualifiera ici de « contextualistes », que l’on retrouve aussi bien du côté des sciences sociales (sociologie de l’art, anthropologie visuelle) que des sciences humaines (esthétique, histoire de l’art). Ces a pproches affirment toutes, peu ou prou, que la signification de l’art contemporain est à chercher non pas du côté des objets et de leur matérialité, mais de leurs multiples conditions d’existence (cognitives, sociales, culturelles…). Ce discours savant se distingue de la simple réaction d’opinion ou de rejet, car pour lui l’art contemporain n’est plus une aberration de l’histoire de l’art mais bien son idéal-type. Les artistes qui à la suite de Dada réduisent l’objet à trois fois rien au point de l’amener aujourd’hui « à l’état gazeux » (Michaud 2003) mettraient en évidence le fait que l’art est toujours
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déjà un construit collectif. En montrant par conséquent que les critères de l’art sont relatifs, ces artistes offriraient la critique la plus aboutie des croyances idéalistes sur la beauté et le pouvoir transcendants des œuvres. Esthétisme versus contextualisme, fétichisme versus anti-fétichisme… le débat n’est pas tout à fait nouveau. D’un côté l’éloge du pouvoir quasi sacré que l’artiste confère aux objets d’art, de l’autre la démonstration que ce pouvoir, loin d’être propre au créateur et à ses objets, est tout entier construit par le collectif. D’un côté les objets occuperaient toute la place, de l’autre ils se dissoudraient dans l’univers social. Mais à bien y regarder, les objets sont-ils vraiment plus présents dans les théories idéalistes du beau absolu que dans les théories contextualistes qui les dénoncent ? Ne se pourrait-il pas, contrairement à une idée largement répandue, que celles-ci soient débordées pas celles-là en matière d’iconoclasme ? Ne se pourrait-il pas en effet que l’histoire de l’art et l’esthétique soient elles aussi traversées par ce que Georges Didi-Huberman a appelé « un obscur refus de regarder », c’est-à-dire « un refus d’entrer dans la complexité visuelle et processuelle de l’objet lui-même » (1997 : 106) ? À iconoclaste, iconoclaste et demi ?
Histoire de l’art et esthétique : la disparition de l’objet L’histoire de l’art, dont il est d’usage de faire remonter la naissance à la publication des Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes de Giorgio Vasari en 1550 (1981), est en effet traversée par un paradoxe troublant : les objets sous la forme de tableaux, de fresques, de retables, de sculptures, de monuments… y sont centraux et pourtant ils ne sont jamais traités, analysés, interprétés en tant qu’objets. En fait, l’œuvre d’art, selon les premiers historiens de l’art, n’est pas, ou plus exactement, n’est plus un objet. Cette transmutation de l’objet, qui apparaît avec les premières académies renaissantes, n’est nullement le fruit du hasard. Elle a pu s’opérer grâce à la jonction de deux phénomènes : la distinction entre l’artiste et l’artisan et l’imposition de la philosophie néoplatonicienne dans toutes les réflexions touchant le domaine des arts visuels. C’est en effet au cours du Quattrocento que l’artiste commence à se distinguer de cet homo faber qu’est l’artisan (Blunt 1956 : 89-105). Les artistes de la Renaissance parviennent à se libérer peu à peu de la tare du faire qui pèse sur eux depuis l’Antiquité et que Plutarque a rendue dans une célèbre formule : « Il ne s’ensuit pas nécessairement, si l’ouvrage délecte, que toujours l’ouvrier en soit loué » (1951 : 334). À partir de la Renaissance, les arts visuels ne sont plus automatiquement associés aux arts mécaniques mais commencent de plus en plus souvent à être considérés comme des arts
L’art contemporain, sans objet ni mémoire…
libéraux, c’est-à-dire des arts pratiqués par des hommes libres pour lesquels la réflexion théorique prime sur le travail manuel. Il est intéressant de noter dans ce contexte que Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes de Giorgio Vasari a durablement éclipsé les Commentari (1445) de Lorenzo Ghiberti, plus précis historiquement mais dont la facture rappelait encore trop celle des traités techniques de l’Antiquité destinés aux gens de métier (Schlosser 1997 : 145-150). Cette recherche de légitimation de l’artiste plasticien va se nourrir de la redécouverte de l’esthétique néoplatonicienne de Plotin grâce aux traductions et aux commentaires qu’en fera Marcile Ficin. De cette tentative de synthèse des écrits de Platon et d’Aristote, les artistesthéoriciens de la Renaissance retiendront avant tout que la matière est le « mal absolu » et que « les pensées d’un “Raphaël privé de mains” ont en fin de compte plus de valeur que les peintures de Raphaël » (Panofsky 1983 : 42 et 46). C’est en effet la beauté contenue dans l’agent créateur qui désormais prime sur la beauté de l’œuvre finale, cette dernière ne pouvant être, selon Plotin, qu’une beauté dégradée. L’histoire de l’art naissante s’élabore sur cette conception idéaliste de la beauté, selon laquelle la partie la plus intéressante de l’œuvre est sa partie immatérielle, sa partie non visible. On a trop tendance à cantonner cet idéalisme esthétique, qui exècre la matérialité de l’objet d’art, à la seule histoire de l’art humaniste telle qu’elle apparaît à la Renaissance sous la plume de Vasari et dont l’influence se fera ressentir jusqu’au xxe siècle, entre autres dans les travaux de Panofsky. Pourtant, force est d’admettre que cet idéalisme va connaître un nouveau souffle avec la modernité esthétique. L’historien de l’art allemand Hans Belting rappelle que le concept moderne de « chef-d’œuvre » apparaît pour la première fois chez les romantiques (Wackenroder, Schelling, Hegel…) qui vont lui faire jouer un rôle moteur dans leur nouvelle « religion de l’art ». Or ce dernier reconduit sous un nouveau jour le paradoxe du néoplatonisme : l’impossible adéquation entre l’idée de l’art comme absolu et sa réalisation dans un objet forcément imparfait (Belting 2003). Si dans un premier temps le mouvement préromantique avait pris soin d’analyser les œuvres en critiquant l’idéalisme de l’esthétique classique, dès le début du xixe siècle le romantisme retombera dans la transcendance, non pas au nom des Idées platoniciennes, mais au nom d’un retour vers l’Origine : origine de la nature, du monde, de l’existence… Dans une critique plus radicale que celle de Belting, les tenants de l’esthétique analytique déplorent aujourd’hui que le romantisme et sa « théorie spéculative de l’art » (Schaeffer 1992), en demandant aux œuvres de jouer un rôle métaphysique exorbitant, aurait .
On se souvient des critiques que le Lessing du Laocoon (1766) adressait à Winckelmann : rechercher dans la sculpture grecque la grandeur de l’âme antique en négligeant la spécificité du matériau artistique au moyen duquel s’exprimait l’artiste.
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finalement relégué l’objet d’art, et le plaisir qu’il procure, dans une position ancillaire. Si cette critique est peu nuancée et oublie trop vite que les préromantiques et les romantiques ont aussi été de grands critiques d’art, il est vrai que leur sacralisation de la création artistique a fait en sorte que la matérialité de l’objet a souvent été rabattue sur le contenu métaphysique de l’œuvre. Notons que l’idéalisme romantique, sous l’impulsion postmoderne, a connu un nouveau souffle depuis la fin des années 1970, tout particulièrement sous l’influence des écrits de Martin Heidegger. Pour ne mentionner qu’un seul exemple, on peut citer l’essai de Gérard Wajcman L’objet du siècle où les trois œuvres retenues comme emblèmes de l’art du xxe siècle – le Carré noir de Malevitch, le ready-made Roue de bicyclette de Duchamp et le film de Claude Lanzmann Shoah – sont précisément des non-objets, des objets inséparables de leur absence en tant qu’objets.
Artes memoriæ Les deux grands courants esthétiques qui structurent notre pensée sur l’art, le classicisme et le romantisme, se seront donc détournés de la « complexité visuelle et processuelle de l’objet lui-même », en amont pour le premier, en déclarant infamante la matière, en aval pour le second, en réintroduisant au sein de l’œuvre une transcendance exorbitante. D’un idéalisme à l’autre, force est de constater que la mémoire joue un rôle central dans la dématérialisation de l’œuvre. Il suffit de se replonger dans l’introduction des Vies… de Vasari pour s’en persuader. Le Florentin déclare qu’il a entrepris son ouvrage dans le but d’« arracher à la gueule vorace du temps les noms des sculpteurs, peintres et architectes qui, de Cimabue à nos jours, se sont signalés en Italie par quelque mérite » (Vasari (1550-1568) 1981 : 63) et de faire l’éloge de l’histoire comme « guide et maîtresse véritables de nos actions » (ibid.: 64). Vasari replonge ici aux sources de la pensée humaniste puisqu’il reprend presque mot à mot Cicéron pour qui, rappelons-le, la cultura animi consistait à cultiver le « champ » de son esprit grâce à la mémoire. Cette mémoire, outil premier de l’art oratoire, se déclinait chez l’auteur des Tusculanes à la fois sous une forme littéraire mais également visuelle, comme le prouvent les nombreux procédés mnémotechniques (artes memoriæ) qui font intervenir des images (Yates 1975). Mais il faut bien comprendre que la mémoire visuelle de l’orateur classique convoque précisément des images mentales (imagines) qui n’ont pas de réalité matérielle et dont la finalité . ������������������������� Cicéron dans son ouvrage De l’orateur (livre II, § 9) écrit : « L’histoire […] témoin des siècles, flambeau de la vérité, âme du souvenir, école de la vie, interprète du passé […] » (Cicéron 1922-1930).
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première est de porter le raisonnement et le discours le plus loin possible. La mémoire contribue donc très largement au processus d’idéalisation des objets d’art. Vasari conçoit d’ailleurs son ouvrage comme un musée idéal que l’homme cultivé, après l’avoir lu, pourra visiter à chaque instant par un effort de remémoration. Il est intéressant de souligner que le romantisme, tout en étant très critique à l’égard des soubassements humanistes du classicisme, va faire jouer à la mémoire un rôle similaire de « témoin », non plus témoin des différentes étapes d’un discours (celui de l’orateur) ou d’un récit (celui de l’historien ou de l’amateur d’art), mais témoin absolu d’une époque ou d’un événement, jugés eux-mêmes absolus. Là encore, l’œuvre en tant qu’objet laisse place à l’œuvre comme pure trace mémorielle, comme présentation de l’« irreprésentable ». L’incroyable engouement pour les questions de mémoire, d’archive, de monument qui depuis une vingtaine d’années traverse l’histoire et la philosophie s’inscrit précisément dans la lignée post-romantique des écrits de Martin Heidegger. Au « chef-d’œuvre invisible » des romantiques correspond très exactement le « monument invisible » des esthéticiens postheideggériens. C’est ainsi que Gérard Wajcman affirme que le Monument contre le fascisme (1986) de Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz à Harburg, une colonne de 12 mètres prévue pour s’enfoncer dans le sol et disparaître totalement après quelques années, en s’adressant à la mémoire du sujetspectateur, permet l’émergence de la vérité absolue : « […] la disparition de la colonne fait surgir en retour un sens que je qualifierais de pur, en un sens mallarméen, un trait matériel qui serait en lui-même la vérité, en deçà de toute métaphore, un signe insubstituable […] » (Wacjman 2000 : 175). Mais ce rôle central accordé à la mémoire dans les théories essentialistes de l’œuvre n’a pas attendu l’engouement postmoderne et traverse toute la modernité en faisant fi des cloisonnements intellectuels et artistiques. Ce n’est en effet pas un hasard si deux des plus célèbres textes écrits au xxe siècle sur les rapports entre la mémoire et l’œuvre d’art se situent justement à l’intersection du classicisme et du romantisme. Dans son célèbre essai « L’histoire de l’art est une discipline humaniste », qui contrairement à ce que son titre laisse entendre emprunte autant à l’humanisme qu’au romantisme , Erwin Panofsky (1969) soutient que l’œuvre se présente comme « souvenir témoin » qui doit être sans cesse réactualisé par les nouvelles générations à la fois comme document historique et comme artefact esthétique capable d’émouvoir. L’œuvre d’art a donc pour objectif essentiel de « rappeler », à la fois parce que son pouvoir esthétique la fait revivre de . L’ancrage romantique d’Erwin Panofsky a été mis en évidence par Ernst Gombrich : « Le grand Erwin Panofsky […] ne renonça jamais à l’ambition de démontrer l’unité organique de tous les aspects d’une époque » (Gombrich 1992 : 47).
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siècle en siècle, mais surtout parce qu’elle permet aux nouvelles générations de s’approprier l’époque révolue dont elle est le symbole. Mais pour Panofsky, tout comme pour Cicéron ou Vasari avant lui, le travail mental de l’humaniste concerne les idées et non pas les objets dans lesquelles elles s’incarnent : « car il est évident, écrit-il, qu’un historien de la philosophie ou de la sculpture ne s’occupe pas des livres ou des statues en tant qu’ils sont dotés d’une existence matérielle, mais en tant qu’ils sont porteurs de significations » (ibid. : 41-42). À la suite de Panofsky, Hannah Arendt, dans le chapitre « Œuvre » de son ouvrage Condition de l’homme moderne, texte qui emprunte à la fois à la pensée humaniste et à l’« Origine de l’œuvre d’art » de Martin Heidegger, soutient que l’œuvre est le seul objet produit par l’homo faber qui n’a pas de valeur d’usage, qui littéralement n’est pas fait pour s’user, et dont le but est de perdurer à travers les siècles pour précisément témoigner de l’existence de son créateur et de l’époque qui l’a fait naître. L’œuvre, écrit-elle, est « la partie non mortelle d’êtres mortels » (Arendt 1983 : 223). Ici le lien entre mémoire et œuvre d’art est consubstantiel, l’artefact usuel est un objet « sans mémoire » au sens où il ne laissera pas de souvenir derrière lui puisqu’il a été fait pour être utilisé et donc disparaître, exactement comme disparaît son créateur, l’artisan, qui ne signe pas ses ouvrages et dont l’histoire ne retiendra pas le nom. Cette permanence, cette durabilité de l’œuvre d’art fait en sorte que celle-ci se distingue immédiatement de tous les autres objets : « Pour trouver sa place convenable dans le monde, l’œuvre doit être soigneusement écartée du contexte des objets d’usage ordinaire. Elle doit être de même écartée des besoins et des exigences de la vie quotidienne, avec laquelle elle a aussi peu de contacts que possible » (ibid. : 222). Donc, si l’œuvre a bien été produite, comme le sont tous les objets, sa finalité fait en sorte qu’elle n’est plus un objet. Il y a transsubstantiation dès que l’objet est digne d’entrer dans la mémoire de l’humanité et d’être conservé. Il est donc tout à fait logique que l’idéologie du chef-d’œuvre soit exactement contemporaine de l’apparition des musées conçus dès la fin du xviiie siècle comme des écrins destinés à accueillir les nouveaux chefs-d’œuvre.
. « Ce n’est qu’une fois confiné à l’intérieur des murs du musée que l’art allait pouvoir divorcer de toutes ses autres fonctions et être contemplé d’une manière pure et absolue » (Belting 2003 : 60).
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Les théories contextualistes et le paradigme du ready-made Force est donc d’admettre que la mémoire a joué et continue à jouer un rôle de premier plan dans les théories essentialistes de l’œuvre (classicisme et romantisme). Aussi n’est-il pas très étonnant de noter que les théories contemporaines contextualistes – qu’il s’agisse de l’esthétique analytique ou de la sociologie de l’art –, qui font de l’anti-essentialisme une volonté affichée, évacuent toute question liée à la mémoire des objets. Ces théories qui ont pour point commun de déporter les causes artistiques de l’objet vers leur contexte optent soit pour une approche anhistorique qui se concentre sur les usages de l’art hic et nunc (comme c’est le cas pour l’esthétique analytique), soit pour une approche qui défend un relativisme historique apte à faire ressortir les enjeux de pouvoir qui structurent le champ artistique (comme c’est le cas chez Bourdieu). Ce refus de prendre en compte l’effet que l’histoire singulière de chaque œuvre produit sur le spectateur est à mettre en parallèle avec le refus plus général de prendre en compte les effets esthétiques produits par les objets d’art. La théorie des « jeux de langage » de Wittgenstein a joué ici un rôle essentiel non seulement chez les philosophes analytiques mais également chez les sociologues de l’art. En affirmant que l’appréciation esthétique est impossible à décrire (« Ce n’est pas seulement difficile de décrire en quoi consiste l’appréciation, c’est impossible ») parce qu’elle renvoie à la fois à une expérience idiosyncrasique (« Vous parleriez des heures et des heures des verbes “voir”, “sentir”, etc., qui décrivent une expérience personnelle ») et en même temps à l’ensemble de la culture d’une époque (« […] pour décrire ce que vous entendez par le goût, vous avez à décrire une culture » [Wittgenstein 1992 : 26, 15 et 28]), les écrits de Wittgenstein ont eu pour résultat immédiat de dissocier la dimension artistique de l’œuvre, capable d’être soumise à une description objective, de sa dimension esthétique, toujours évaluative et subjective. Finalement le résultat a été de vider l’objet d’art de tout contenu esthétique, soit parce que celui-ci était jugé totalement superflu par rapport au concept qui avait présidé à la création de l’œuvre, soit parce qu’il se réduisait entièrement aux forces sociales qui lui avait permis d’exister. Dans ce jeu de dissolution de l’objet dans ses causes extra-esthétiques, les théories contextualistes n’ont cessé de rendre hommage à l’art contemporain qui, selon elles, aurait démontré en acte la pertinence de leur approche. C’est ainsi que . Sur la proximité entre la sociologie de l’art et l’esthétique analytique on pourra se référer à Nathalie Heinich et Jean-Marie Schaeffer 2004. . C’est ainsi que Pierre Bourdieu affirme que seul parmi tous les philosophes, Wittgenstein n’a pas essayé de définir l’œuvre d’art en termes essentialistes (Bourdieu 1989 : 95).
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d’un côté l’esthéticien analytique Timothy Binkley affirme sérieusement au sujet de Erased de Kooning Drawing (1953) de l’artiste néo-dadaïste Robert Rauschenberg que « l’aspect visuel de la “pièce” de Rauschenberg ne nous apprend rien d’important à son sujet, si ce n’est peut-être ceci : le fait de la contempler est sans importance pour sa pertinence artistique » (Binkley 1992 : 34) ; de l’autre, un sociologue comme Pierre Bourdieu peut écrire tout aussi sérieusement que « […] les boîtes de Brillo de Warhol et les monochromes de Klein ne doivent leur propriété formelle et leur valeur qu’à la structure du champ […] » (Bourdieu 1989 : 104). Mais l’œuvre paradigmatique de l’art contemporain, et finalement de l’art en général, reste sans conteste possible le célèbre urinoir Fountain que Marcel Duchamp envoya au Salon des Indépendants de New York en 1917. Cette œuvre, loin d’être le chant du cygne de l’histoire de l’art comme le veulent les animateurs de la crise de l’art contemporain, est vue par les théoriciens contextualistes comme une « œuvre paradigmatique », c’est-àdire une œuvre qui met au jour les conditions d’énonciation a priori qui font en sorte que l’énoncé « Ceci est de l’art » ait lieu. Ces conditions sont, selon l’esthéticien Thierry de Duve, au nombre de quatre : « […] 1º un objet, 2º un auteur, 3º un public, 4º un lieu institutionnel prêt à enregistrer cet objet, à l’attribuer à un auteur et à le communiquer à un public […] » (de Duve 1989 : 18). Le ready-made serait donc avant tout une œuvre réflexive qui démontrerait ce que l’art est, et comment il advient. Dans ce processus, il est clair que plus l’objet est insignifiant, c’est-à-dire libre de toutes qualités esthétiques, et plus la démonstration se renforce. Et Thierry de Duve de convoquer Duchamp lui-même qui dans ses notes de travail précise que « le côté exemplaire du readymade » ne tient absolument pas aux caractéristiques de l’objet choisi, mais au rituel qui préside à la rencontre purement fortuite avec cet objet (« Préciser les “Readymades” en projetant un moment à venir (tel jour, telle date, telle minute) […]. L’important est donc cet horlo gisme, cet instantané, comme un discours prononcé à l’occasion de n’importe quoi mais à telle heure »), et de rappeler que dans ses entretiens avec Pierre Cabanne, Marcel Duchamp avait lourdement insisté sur l’importance d’évacuer toute dimension esthétique dans le choix du ready-made (« Il faut parvenir à quelque chose d’une indifférence telle que vous n’ayez pas d’émotion esthétique. Le choix des readymades est toujours basé sur l’indifférence visuelle en même temps que sur l’absence totale de bon ou de mauvais goût » cité par de Duve, ibid. : 20-21 et 23). Toutes ces déclarations confortent bien entendu les théoriciens contextualistes quant au bien-fondé de la dissociation épistémologique entre l’artistique et l’esthétique. Mais les esthéticiens analytiques ne sont pas les seuls à affirmer que Duchamp aurait anticipé, et en même temps justifié, leurs propres analyses. Les sociologues voient également chez le dadaïste une sorte de sociologue en acte, mais contrairement
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à l’angélisme de leurs collègues esthéticiens, ils démasquent dans le coup de force de 1917 des motivations essentiellement carriéristes. En effet, sous leur plume Duchamp ne serait plus cet épistémologue désintéressé dont le seul objectif serait d’éclairer les conditions de l’énonciation artistique, mais un artiste ambitieux qui par un acte de transgression cherchait à assurer sa place dans le champ de l’avant-garde new-yorkaise. Tout en dévoilant les conditions sociales de possibilité de l’art, il se serait immédiatement employé à reconvertir ce dévoilement en action artistique en usant de sa signature d’artiste reconnu, et légitimant ainsi son statut d’artiste thaumaturge (Bourdieu 1977 : 8). Au-delà des différences d’interprétation sur les motivations réelles ou supposées de Marcel Duchamp, ce qui est commun à toutes les approches contextualistes c’est le fait que le ready-made n’est pas, n’est plus un objet, mais bien un signe du fonctionnement de l’institution artistique, signe d’autant plus efficace que l’objet dans lequel il s’incarne est totalement insignifiant. C’est bien en cela finalement que le ready-made aurait valeur de paradigme : il montrerait que l’objet dans l’art contemporain est tout entier réductible à son contexte d’énonciation. Et si quelques doutes persistaient, Duchamp a rappelé sur tous les tons que « le choix des ready-mades est toujours basé sur l’indifférence visuelle ». Ces déclarations qui sont censées avoir valeur de preuve laissent au contraire rêveur sur la capacité de nos théoriciens de l’art à prendre au pied de la lettre les propos d’un artiste qui a placé au cœur de son œuvre le double sens, l’ironie et le canular. Même si à la fin de son exposé Thierry de Duve laisse échapper quelques doutes sur la valeur de sa démonstration (« Il est possible que je n’aie retrouvé au terme de ma démonstration que ce que j’y avais mis au départ », de Duve 1989 : 55), il est quand même stupéfiant de voir l’utilisation littérale qu’il fait des écrits de Duchamp, essayant de justifier la moindre contradiction dans les propos d’un artiste (par exemple la rencontre fortuite avec les readymade et le choix de l’indifférence visuelle) qui avait placé toute son œuvre sous le principe de « co-intelligence des contraires » (Duchamp 1999 : 112). Mais plus stupéfiante encore est la volonté de ces théoriciens de l’art de ne pas regarder les objets dont ils parlent. Georges Didi-Huberman a montré de façon magistrale comment les analyses contextualistes des ready-made – le « n’importe quoi » de Thierry de Duve, les ready-made imaginaires d’Arthur Danto, le « signe vide » de Rosalind Krauss, le « coup de force symbolique » de Pierre Bourdieu – se faisaient toutes sur un refus de prendre en compte l’objet dans sa singularité. Pourtant une interprétation attentive de . Et les sociologues de l’art ne sont pas ici en reste. Voir par exemple l’analyse par Dario Gamboni de la dimension iconoclaste du ready-made entièrement construite sur une lecture littérale des propos de Duchamp (Gamboni 1993).
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l’ensemble de l’œuvre, et non seulement des ready-made, montre un souci constant chez l’artiste pour la technique et le savoir-faire artistique, une conscience « artisanale » pour l’objet fabriqué qui vient considérablement nuancer ses propos provocateurs sur l’« indifférence visuelle ». À trop vouloir échapper aux pièges des théories essentialistes et à ses confusions entre la valeur esthétique et le statut artistique des œuvres, les théories contextualistes ont complètement vidé le monde de l’art de ses objets, oubliant, comme le soulignent Antoine Hennion et Bruno Latour dans un article qui dénonce les excès anti-fétichistes de la sociologie de l’art, que « les objets font quelque chose, et d’abord ils nous font » (1993 : 21). Il faut toutefois constater que cette position anti-fétichiste est encore largement partagée par les sociologues de l’art, même s’il est aujourd’hui convenu de se démarquer de la sociologie de Pierre Bourdieu. Nous en voulons pour preuve les doutes et les lazzi qu’essuie la nouvelle « sociologie des œuvres » qui est vue par plusieurs sociologues de l’art comme une forme de renoncement à la raison d’être de leur discipline. Le seul fait d’interroger les œuvres serait, paraît-il, le symptôme d’une croyance persistante en la beauté universelle, la transcendance de l’œuvre, le génie thaumaturge…, tous ces mythes véhiculés par l’esthétisme depuis la Renaissance.
« Certains objets dans certains contextes » En évacuant la dimension esthétique des œuvres d’art contemporain, et en faisant des objets des signes vides pris dans les jeux de langage des acteurs du monde de l’art, les théories contextualistes ont bien entendu évacué toute réflexion sur la mémoire. Car il existe un lien intrinsèque entre la fonction esthétique et la fonction mémorielle de l’œuvre. C’est d’ailleurs un des mérites de l’article de Panofsky d’avoir insisté sur le fait que chez l’historien de l’art « la re-création esthétique intuitive et l’enquête archéologique sont interdépendantes » (1969 : 43). Pour justifier ce refus de prendre en compte cette double dimension de l’œuvre, l’art contemporain est défini comme un art subversif qui rompt radicalement avec l’art du passé. La subversion (ou la transgression) n’étant pas vue ici comme une simple caractéristique, mais bien comme la raison d’être de l’art contemporain. C’est ainsi que Nathalie Heinich fait de l’« art contemporain » un « genre » artistique qui se distinguerait de ses concurrents, l’« art classique » et l’« art moderne », . Voir à ce sujet le troisième chapitre intitulé « L’empreinte comme procédure : sur l’anachronisme duchampien » dans Georges Didi-Huberman 1997 : 106-179. . C’est ainsi que Nathalie Heinich déclare que « la sociologie des œuvres constitue la dimension […] la plus décevante de la sociologie de l’art » (Heinich 2001 : 87).
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non pas parce qu’il leur succéderait dans le temps – si les trois paradigmes sont apparus à des époques différentes, ils cohabitent dans la contemporanéité –, mais par sa volonté précisément de rompre avec eux. Alors que l’art classique a pour principe « les règles académiques de rendu du réel » et l’art moderne « l’expression de l’intériorité de l’artiste », « l’art contemporain, écrit la sociologue, repose essentiellement sur l’expérimentation de toutes les formes de rupture qui précède […] » (Heinich 2001 : 108-110). Cette explication quelque peu tautologique – qui affirme en substance que l’art contemporain se distingue des autres catégories artistiques parce qu’il cherche à s’en distinguer – vise en fait à sortir l’art contemporain de l’histoire de l’art et à le vider de tout lien au passé. L’adéquation entre le caractère immatériel et immémoriel de l’art contemporain est ici nettement marquée : puisque l’œuvre se situerait aujourd’hui non pas dans « la matérialité de l’objet fabriqué par l’artiste » mais bien dans « l’immatérialité de son geste », alors tout deviendrait possible et notre époque serait confrontée à « une radicale relativisation des critères de l’art » (Heinich 1998 : 26-27), tous les paramètres fondamentaux de l’art moderne et classique étant désormais transgressés. Ce relativisme artistique (« fais n’importe quoi ! ») et esthétique (« tout se vaut ») fait bien entendu les choux gras des contempteurs de l’art contemporain qui trouvent ici une caution scientifique à leur « jugement de dégoût10 ». La neutralité axiologique que les sociologues de l’art et les esthéticiens analytiques brandissent haut et fort����������������������������������������� , et qui leur offre le confort de ne pas se soucier de la « ����������������������������������������������������������� complexité visuelle et processuelle de l’objet lui-même »,� les empêche de voir que l’art contemporain, loin de rejeter la matérialité de l’objet d’art, a cherché tout au long du xxe siècle à la réhabiliter. Si l’art contemporain depuis Duchamp critique quelque chose, c’est bien l’idéalisme des théories du génie thaumaturge et du chef-d’œuvre absolu. L’envoi de Fountain en 1917, loin d’annoncer la dissolution de l’objet d’art dans un énoncé linguistique, est avant tout un pied de nez fait aux organisateurs du Salon des Indépendants et à leur velléité d’« artistes maudits » prêts à accepter les œuvres les plus audacieuses mais reculant devant un simple urinoir – qui, rappelons-le, ne fut jamais exposé. Ce sont ces relents d’idéalisme que les artistes contemporains n’ont cessé de traquer : Duchamp et la notion de chef-d’��������������������������������������������������������� œ�������������������������������������������������������� uvre, les constructivistes et la singularité du travail de l’artiste, l’art minimal et l’idéologie du musée-écrin… Mais plusieurs signes indiquent, contrairement à la thèse que soutient Nathalie Heinich, que ce travail « subversif » est aujourd’hui achevé et que l’art contemporain, sans abandonner la fonction critique et ironique des avant-gardes du 10. L’expression est de Georges Didi-Huberman (1994 : 80).
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début xxe siècle, ne se situe plus dans un rapport de dénonciation automatique du monde de l’art11. Un signe parmi d’autres de cette évolution : plusieurs artistes qui ������������������������������������������������������� s’inscrivent dans l’héritage du ready-made �������� développent aujourd’hui un travail autour de la mémoire. ���������������������� Pour ne prendre qu’un exemple, nous pouvons mentionner les artistes de l’exposition d’art contemporain Double Jeu. Identité et culture présentée en 2004 au musée national ���������������������������� trois artistes de cette des Beaux-Arts du Québec (Lupien et Uzel 2004). Les exposition, consacrée à l’identité et au métissage culturels en Amérique du Nord, travaillent avec des matériaux « triviaux » et participent de ce qu’on appelle « l’art du recyclage » : l’Américain Willie Cole utilise des fers et des planches à repasser, des séchoirs à cheveux, des escarpins ; l’Amérindien Ron Noganosh des enjoliveurs de voitures, des cannettes de bière ; le Canadien Richard Purdy des petits colifichets achetés dans des boutiques « un dollar ». Impossible d’affirmer ici, comme le fait Binkley, que « l’aspect visuel de la “pièce”ne nous apprend rien d’important à son sujet » puisque chacune des œuvres joue à piéger notre regard en se donnant pour ce qu’elle n’est pas : un objet bouddhique, un bouclier amérindien, un fétiche africain. Ce n’est qu’une attention perceptuelle soutenue qui permet de passer d’un registre visuel à l’autre (objet trivial – objet anthropologique) et d’entrer dans le double jeu complexe de ces objets. Mais surtout ces œuvres instaurent un nouveau rapport à la mémoire qui échappe à la fois à l’esthétique de l’« irre présentable » et à celle du « souvenir témoin ». Tout se passe comme si ces trois artistes chargeaient les objets d’une mémoire historique et culturelle tout en restant éloignés, grâce à l’humour et à l’ironie, de la métaphysique de « l’indicible ». Il ne s’agit pas pour eux de créer comme Jochen Gerz des monuments qui fonctionnent comme des anti-monuments ou comme Christian Boltanski des reliques qui fonctionnent comme des anti-reliques (Garb 1997 : 19), mais de créer des objets dont la complexité visuelle parvient à la fois à faire sourire le spectateur devant l’ingéniosité technique du « bricoleur » et à évoquer le génocide amérindien (Ron Noganosh), la traite des esclaves africains (Willie Cole), le génocide cambodgien (Richard Purdy). Il ne s’agit pas non plus pour ces trois artistes de faire de l’œuvre un « témoin » du passé, selon la conception humaniste, puisque tous leurs objets sont absolument contemporains. Ce n’est pas la durabilité qui assure ici à l’objet son statut d’œuvre, c’est au contraire l’usure de ces appareils électroménagers, de ces rebuts, de ces colifichets qui, une fois assemblés, transformés, retravaillés, parvient à les doter d’une mémoire culturelle. C’est dans cette dialectique entre objets recyclés et objets de culture, entre humour 11. C’est ce que veut dire Jacques Rancière lorsqu’il écrit que : « [La] valeur de révélation polémique est devenue indécidable. Et c’est la production de cette indécidabilité qui est au cœur du travail de bien des artistes et expositions » (2004 : 75).
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et tragédie que l’œuvre a lieu, loin de toute définition transcendante de la mémoire. Mais pour reconnaître cela, il faut accepter de regarder l’objet d’art, aussi banal qu’il paraisse, dans sa singularité et se donner le temps et la peine d’entrer dans sa « complexité visuelle et processuelle ». Car, comme a très justement répondu Claude Lévi-Strauss à Georges Charbonnier qui lui demandait si n’importe quel objet pouvait être considéré comme un readymade : « Disons que ce n’est pas n’importe quel objet, n’importe comment ; les objets ne sont pas nécessairement tous aussi riches de ces possibilités latentes ; ce seront certains objets dans certains contextes » (cité par DidiHuberman, 1994 : 110).
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Paris-Plage : célébrer un objet absent
Michèle de la Pradelle (†) & Emmanuelle Lallement
À observer certaines opérations qui visent aujourd’hui à produire de la ville, du Paris par exemple, se laissent percevoir deux logiques qui, a priori, semblent opposées mais dont on peut faire l’hypothèse qu’elles sont à penser ensemble. L’une d’elles, la patrimonialisation, est engagée depuis longtemps et a été finement analysée (Jeudy 1990). L’autre, que l’on pourrait appeler le détournement festif, semble plus récente mais suscite des interrogations (Urbanisme 2003). D’un côté en effet Paris, comme beaucoup d’autres villes, n’échappe pas à la « passion patrimoniale ». Restauration de monuments, mise en lumière de coins et recoins, reproduction de boulevards « dix-neuviémistes », visite guidée des hauts lieux de la ville pour les touristes, voire des petits lieux de son propre quartier pour l’habitant. Si bien qu’on peut constater d’abord, à la suite des réflexions de Gérard Wacjman, qu’« à l’aube des temps futurs, c’est la passion patrimoniale qui saisit. […] Rien donc de plus actuel et d’avenir que les monuments au passé. […] À l’évidence, notre époque tend à s’ériger en Temps de la mémoire » (Wacjman 1998 : 16). Ensuite peut-on se demander, avec Henri-Pierre Jeudy, si « conserver n’est pas déjà une manière d’achever ce qui est encore vivant » (2001 : 115). D’un autre côté, Paris est une ville qui, depuis quelques années, organise des opérations festives dites « populaires et conviviales » jouant souvent sur le principe de rendre accessible des lieux fermés et/ou interdits et de détourner des espaces de leur vocation première. Comme si un nouveau régime de mise en présence de la ville, par ce qu’elle ne peut pas être, de manière éphémère, était en train d’émerger, en quelque sorte une autre façon de jouer sur l’absence. Les opérations de détournement semblent ainsi aujourd’hui être le ressort de certains événements urbains. À Paris, Fête de la musique, Nuits blanches, Paris-Plage proposent de détourner certains lieux ou certaines fonctionnalités de la ville pour en faire, le temps d’une soirée, d’une nuit, d’un été, autre chose que ce qu’ils sont, quelquefois même précisément ce qu’ils ne peuvent pas être ordinairement. Ainsi, la rue devient lieu de concert amateur, les Pompes funèbres deviennent lieu d’exposition d’art contemporain, les quais de la Seine se transforment en plage…
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Toutes ces opérations, largement relayées médiatiquement, en France et à l’étranger, participent de l’image que veut se donner la ville aujourd’hui, non seulement une capitale de rang mondial qui, comme New York ou Londres, a ses grands événements festifs et culturels, mais aussi une ville « conviviale » qui n’hésite pas à jouer la carte de l’identité de quartier et de l’« esprit village ». Mais si l’opération Paris-Plage est un bon exemple pour réfléchir à ces processus de production de la ville, elle constitue également un objet de recherche qui permet de rendre compte d’une nouvelle manière, pour l’anthropologue, d’aborder la ville. Il s’agit d’une perspective, initiée par Michèle de La Pradelle, qui se propose de montrer comment se construit la ville aujourd’hui, d’expliciter les processus sociaux de sa fabrication, à travers le jeu des interrelations des multiples acteurs, aussi bien ceux qui la conçoivent ou la gèrent que ceux qui y vivent. Une perspective qui est donc en rupture avec l’anthropologie urbaine telle qu’elle est pratiquée en France aujourd’hui (de La Pradelle 2000). En effet, l’ethnologie, quand elle est confrontée au monde urbain, semble obéir à un double impératif : le choix d’unités sociales nettement délimitées, supposées stables et homogènes et la volonté de reconstituer la totalité d’un univers social, d’en reconstruire ce qu’on appelle sa culture (de La Pradelle 1997). C’est au contraire à une anthropologie descriptive qu’invite Paris-Plage. Comment se présente Paris-Plage ? On est au cœur de Paris sur un site classé patrimoine mondial par l’Unesco : les quais de la Seine. En contrebas des quais, entre le pont des Arts et l’île Saint-Louis, la voie Georges-Pompidou – le principal axe de circulation entre l’ouest et l’est de Paris depuis 1967 – est ordinairement envahie par un trafic automobile intense. Entre le 20 juillet et le 17 août 2003, pour la deuxième année consécutive, elle a été fermée à la circulation et sur l’espace ainsi libéré (une chaussée de 9 mètres de large) on a installé, camouflant le béton et les barrières de sécurité, de la végétation, en particulier des palmiers, des parasols, des hamacs et des transats, deux zones de sable et deux de gazon, des cabines de plages bleu et blanc, trois buvettes, un restaurant et plusieurs pôles d’activités : pétanque, mur d’escalade, piste de rollers, trampoline. Des passants déambulent ainsi sur le bitume de l’espace central. Tout au bord de l’eau, sur les pavés du quai, des personnes s’installent, plus ou moins dévêtues, sur des chaises longues. D’autres, pour la plupart en maillot de bain, s’allongent sur leur serviette éponge posée sur la bande de sable qui occupe l’espace entre la chaussée et le mur du quai. Sur tous les ponts, depuis le pont des Arts au Louvre jusqu’au pont de Sully vers Bastille, des gens accoudés observent la scène. En fait, ce qui pourrait apparaître comme une promenade ou une sorte de front de mer en bord de plage, comme on peut en trouver dans les villes balnéaires françaises, à Deauville ou à Nice, est une opération montée de
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toutes pièces. Elle est l’effet d’un ensemble d’actions mises en œuvre par de multiples acteurs qui, à des titres fort différents et en fonction d’intérêts divers, ont affaire à Paris-Plage. Paris-Plage est d’abord un geste politique. C’est le maire de Paris Bertrand Delanoë qui l’a initié et qui l’a construit, avec son service de la communication, et non celui de la culture, comme une opération emblématique de sa politique. D’ailleurs, Paris-Plage a fait l’objet d’une présentation en grande pompe à la presse. Dans les salons d’honneur de l’Hôtel de Ville, velours rouge, chaises dorées, et lustres de baccarat, Delanoë, entouré de l’équipe municipale au grand complet, donne le ton : « Mon objectif est de rendre aux Parisiens les berges de leur fleuve. C’est un rêve accessible. Paris-Plage sera un rassemblement sympa qui nous mêle dans nos différences. C’est une philosophie de la ville, un moment de poésie, de partage, de fraternité. » Et son adjoint à la culture de renchérir : « À Paris-Plage, la drague est obligatoire. » Par cette opération, il s’agit de vider les voies sur berge de la circulation automobile pour leur donner des airs de bord de mer et « les rendre ainsi aux promeneurs, aux cyclistes, aux rollers ». Cette manifestation est destinée à tous les Parisiens, et plus largement aux Franciliens, les habitants de la banlieue, « à ceux qui ne partent pas en vacances », ainsi qu’aux touristes, « dans un esprit populaire, festif, civique et convivial ». La mairie annonce dans son dossier de presse que les voies sur berge offriront alors gratuitement les plaisirs des vacances et permettront à chacun de « s’approprier l’espace public et de vivre la ville autrement ». Elle met également en avant l’implication de tous dans le projet, service public et entreprises privées dont la participation est présentée moins comme un sponsoring que comme un soutien à la mise en œuvre d’une nouvelle politique urbaine qui doit être l’affaire de tous. Paris-Plage est aussi le fruit d’un travail accompli par une agence de scénographes. En effet, comment fabriquer un Paris-Plage ? C’est à une équipe composée de jeunes scénographes et de deux sociologues, qui avait fait ses preuves avec la réalisation du pavillon du xxie siècle à l’Exposition universelle de Hanovre en 2000, que Delanoë décide de confier le projet. Jean Christophe Choblet, responsable de l’agence Haut Nez, explique ainsi sa mission : « L’enjeu est de redonner vie aux espaces publics. Il s’agit ici de faire un espace public à partir des berges de la Seine. » .
Il faut savoir que le maire socialiste, Bertrand Delanoë, a été élu en 2001 à l’issue d’une campagne électorale florentine que d’aucuns ont appelée « la bataille de Paris ». Le maître mot de son programme était de « rendre Paris aux Parisiens », reprenant volontiers la célèbre phrase de Victor Hugo : « Le genre humain a des droits sur Paris. » Le message qu’il a voulu faire passer est l’idée d’un Paris qui ne serait plus « confisqué » par des privilégiés mais qui « appartiendrait à tous », à l’image de l’Hôtel de Ville où, dans les appartements de l’ancien maire, on a installé une crèche municipale.
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Roger Perrinjacquet et Ursula Paravicini, des sociologues très engagés dans ce qu’on appelle le renouvellement urbain, sont devenus, après avoir réalisé une évaluation de la première édition de Paris-Plage en 2002, les théoriciens de l’opération. Partant de l’idée qu’il y a, dans les villes européennes modernes, un affaiblissement de la densité sociale, commerciale et événementielle, ils prônent la requalification urbaine autour de l’idée de mixité sociale, d’appropriation de l’espace collectif par les habitants et d’accessibilité des femmes à l’espace public. Paris-Plage trouverait là son cadre conceptuel. Le scénographe Choblet donne alors forme à ce projet qui doit répondre à un « usage alternatif de la ville ». Il se met, dit-il, « au service d’une idée » et il la prend « au pied de la lettre ». « Après s’être enfermé une semaine dans le sud de la France, on a monté un projet très simple. Nous avons regardé ce qu’est une plage, quels en sont les symboles, les éléments bêtes : soleil, sable, vent, les gens en maillot, le temps des vacances », explique t-il. L’idée est de « raconter une histoire », en l’occurrence celle de la plage, pour ne pas faire un simple aménagement des quais. Dès lors il élabore un « story-board », comme pour un film. Il est question de « dramaturgie », de « mises en intrigues », d’« effets d’ambiance » : trois mille tonnes de sable, des bandes de gazon prédécoupé, des dizaines de plantes méditerranéennes en pots, des cabines de plage rayées bleu et blanc, du mobilier en teck et de larges parasols, « pour provoquer des attitudes ». Dans l’équipe de Jean-Christophe Choblet, chacun a sa tâche : graphistes et scénographes dessinent une série de séquences qui sont autant de propositions d’activités sportives, ludiques, festives, de détente, etc. Chaque élément, nous dit-on, est conçu de manière autonome (« tous les éléments de mobilier sont dessinés pour la circonstance »). Mais l’idée est bien de construire une unité d’ensemble, de faire des trois kilomètres de Paris-Plage un espace cohérent et unifié. La juxtaposition des installations les unes après les autres est pensée sur le principe du déroulement d’une journée de vacances au bord de la mer. Le public est ainsi censé évoluer tout au long du parcours selon la trajectoire et l’intensité du soleil : taï chi au petit matin vers le pont des Arts, jeux de plages à l’heure du bronzage au pont NotreDame, buvette et pique-nique à midi près de l’Hôtel de Ville, sieste en face de l’île Saint-Louis et guinguette le soir à Sully-Morland. Il trouvera, pour se guider dans sa déambulation, de grands panneaux situés aux différents points d’accès, reproduisant le parcours. Un logo a été créé pour l’occasion ainsi qu’une charte graphique qui, de la signalétique aux tee-shirts, casquettes et autres produits dérivés, assure la promotion, et donne à l’opération sa dimension d’événement. Mais c’est aussi avec la couleur, le bleu (des filtres bleus sur les lampadaires illuminent la Seine le soir, les cabines de plage, les chaises longues sont
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é galement bleues), la présence continue d’éléments de végétation et le vent qui souffle sur la Seine et fait battre les oriflammes balisant le parcours, que nos concepteurs pensent faire des divers éléments et installations un tout. Et d’ailleurs, à les entendre, ce qu’ils ont créé relève bien d’une œuvre : il est clair qu’ils ne se sont pas contentés d’organiser un espace fonctionnel, qui offrirait à des usagers un lieu et des activités de détente et de loisirs, mais qu’ils ont accompli un travail de conception et de composition qui en fait une création originale. À cet égard, leur souci de faire reconnaître, sur un plan juridique, Paris-Plage comme une œuvre collective est significatif. Mais Paris-Plage, c’est aussi l’effet des actions de ceux qui le fréquentent. Sans eux, Paris-Plage aurait le statut de simple décor. En fait les gens sont bel et bien venus et ont fait exister Paris-Plage du matin au soir, malgré la canicule, pendant toute la période d’ouverture. Les berges de la Seine ont accueilli des visiteurs de tous âges et de tous horizons, Parisiens, banlieusards, provinciaux ou étrangers en vacances. Même si les Parisiens se sont réunis plutôt le soir autour d’un pique-nique, les jeunes plutôt autour de l’activité roller, les femmes avec enfants autour du bac à sable et les employés de bureau à midi attablés avec un sandwich, on observe un véritable brassage social. Se retrouvent autour d’une table de la buvette Monoprix un couple de jeunes comédiens, une employée municipale de Montigny-les-Cormeilles accompagnée de son fils curieux d’essayer le mur d’escalade, des touristes new-yorkais qui ont eu vent de l’affaire par le New York Times, et des vendeuses de la Samaritaine venues en voisines. Ainsi, le spectacle qu’offre cet espace en plein Paris est celui d’une diversité tout à fait inhabituelle. Les hommes d’affaires en costume trois pièces, passant rapidement entre deux rendez-vous, croisent les quelques jeunes arrivés de banlieue, marchant plus lentement et en petits groupes « pour regarder les filles en maillot », des retraités s’installent sur les côtés, comme dans un parc pour commenter tout ce qu’ils voient, et des familles entières prennent place sur le sable avec panier à pique-nique, serviettes, jouets de plage. Chacun pratique le lieu à sa guise, profitant de la multiplicité des activités proposées et des modes de circulation autorisées. Joggers, rollers et cyclistes slaloment entre les flâneurs. On déambule le nez au vent. On s’attarde devant l’espace massage et on repart chercher un coin d’ombre, vers Sully où les saules tombent dans la Seine ou sous le tunnel du pont d’Arcole et on ralentit l’allure quelques instants à la hauteur du pont Marie où une chanteuse lyrique est venue tester l’acoustique de la voûte, avant de laisser la place à un groupe de rappeurs. Une mère de famille confie son petit à un moniteur du club jeunesse et va s’installer sur un transat. Des enfants bâtissent des châteaux de sable sous la houlette d’un animateur. Des jeunes attendent patiemment leur tour devant le mur d’escalade, une fausse roche installée contre le parapet. La sieste est ici une activité au même titre que
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l’atelier d’écriture, et on choisit entre le beach volley et la lecture de livres de poche à la petite bibliothèque de prêt. En fait, si le public est censé passer d’un workshop à l’autre, la plupart des gens se contentent de passer en jetant un coup d’œil plus ou moins attentif à ce qui les entoure. Il est clair qu’à Paris-Plage on peut se promener, boire un verre et lancer le cochonnet sur l’aire de pétanque, mais nombreux sont ceux qui viennent avant tout « pour voir ». Pour voir d’abord si tout est bien comme on l’a annoncé dans la presse, si c’est bien comme sur les photos, si le spectacle est bien semblable à celui annoncé. Ce genre de réalisation est en effet connu avant d’être reconnu. Le plaisir est alors celui de la vérification et de la reconnaissance (Augé 1997 : 24), un plaisir analogue à celui du voyage et des événements surmédiatisés. Être là, c’est être au spectacle mais aussi faire le spectacle. Le grand plaisir des pique-niques du soir, une des activités majeures de Paris-Plage, est d’observer ce qui se passe autour de son petit territoire, aussi bien les voisins de nappe au bord de l’eau que les passants qui déambulent sur la chaussée. Chacun se prête bien volontiers au jeu. On sourit à l’objectif des photo graphes amateurs en présentant ostensiblement la bouteille de bordeaux ou le gâteau d’anniversaire. On offre aux touristes des bateaux-mouches qui défilent sur la Seine une attraction plus inattendue que les façades des hôtels particuliers de l’île Saint-Louis qui s’illuminent à leur passage. On est aussi à Paris-Plage pour prendre part à ce qui constitue un événement. Ce qui n’est pas sans rappeler ce qui s’est joué autour du Pont-Neuf empaqueté par Christo en 1985. Ceux qui l’ont traversé n’ignorent pas qu’ils n’avaient pas eu dans l’affaire plus de responsabilités que Fabrice à Waterloo mais ils peuvent se dire, sachant la place accordée à ces œuvres dans les annales de l’art, qu’ils ont été les témoins directs d’un moment « historique » (Millet 1997). On sait bien qu’en étant, pendant ce mois-là, sur les berges de la Seine, ne serait-ce qu’en y jetant simplement un coup d’œil, on fabrique Paris-Plage et qu’avec quelques malheureux piétons égarés, la manifestation serait un échec. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si on se plaît à évoquer « la marée humaine » ou que l’on répète à l’envi que trouver un hamac relève de l’exploit, ce qui est une manière de signifier la réussite de l’opération. Une des manières de participer à l’événement, c’est aussi de le commenter et de le constituer ainsi dans sa dimension d’événement : discours officiels et médiatiques, discours des réfractaires autant que des adeptes, des présents comme des absents. Quels que soient les visiteurs, qu’ils viennent pour la pétanque ou juste pour humer l’air du temps, ils se livrent tous à un moment ou à un autre à la même activité : le commentaire est l’affaire de tous et de toutes les activités, c’est sans doute la plus largement partagée. Si tous ne se mettent pas en maillot de bain pour bronzer, ils donnent tous leur avis. On juge de la qualité des prestations (« Ils ont pensé à tout, même
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à la fontaine pour boire », « ils ont tout prévu, c’est très bien organisé »), on se pose en expert du lieu en le comparant à l’édition précédente (« Ils ont fait venir plus de sable que l’année dernière », « ils ont rajouté des chaises longues »), on fait jouer le parallèle avec d’autres espaces de loisirs (les parcs des Buttes-Chaumont, de la Villette, les lieux de vacances) et on évalue les qualités esthétiques (« La scéno est vraiment pauvre, il y a des trous, du vide sur le parcours. Quant à la pseudo-allée romaine avec ses lauriers roses et les phœnix en pot, on se croirait chez Truffaut » estime Sophie, comédienne). Certains, à l’instar de Delphine, étudiante en école de commerce et de l’ami stagiaire dans une boîte de production qui l’accompagne, qui se préparent à avaler ensemble, pour elle sa salade et sa pomme verte, pour lui son sandwich au jambon et son éclair au chocolat, disent apprécier cette foule et « le côté populaire » qui fait selon eux le succès de l’opération. Lucie, retraitée, avoue quant à elle « avoir du mal avec tout cet étalage de chair : des vieux, des pas beaux, de tout quoi », tout en s’intéressant de près à la carte du restaurant qui offre un menu « Elle » avec poisson et un menu « Lui » avec viande, ce qu’elle trouve « vraiment sympa ». À ce stade de la description, on est en droit de se demander si finalement, derrière la diversité des pratiques et l’impression de liberté qu’elle suscite, les gens ne font pas qu’accomplir le programme qui leur est proposé. Sur l’asphalte, on déambule, sur le sable, on s’allonge. On ne fait pas de pétanque ailleurs que dans l’espace réservé, on ne déplace pas les chaises hors du périmètre qui leur est dévolu. Les gens ne viennent pas avec leur propre siège et rendent les livres le soir en partant. Non seulement on se comporte selon les règles du lieu mais encore on se comporte bien. Les scénographes eux-mêmes s’étonnent devant nous du peu de dégradations des installations, de la quasi-absence de vols et de comportements agressifs. D’ailleurs, ils rappellent comme un leitmotiv que les femmes se sentent en sécurité et n’hésitent pas à venir seules et à rester en maillot sur le sable. Bref, comme le dit la designer Matali Crasset dans le magazine culturel Zurban : « Les visiteurs comprennent le message et du coup, ils passent à l’action : bronzette, lecture. C’est incroyable ! Trois grains de sable, deux planches de bois et les gens jouent aux boules. » Impression d’autant plus forte d’appropriation sage et civique que la présence policière est très discrète et que le contrôle n’apparaît pas en tant que tel. Il prend ici la forme de leçons dispensées par des moniteurs heureux de partager leur savoir ou d’un encadrement par de jeunes animateurs qui se fondent dans le flux des passants. Lorsqu’on prend au sérieux ce que les gens font à Paris-Plage, y compris ce qu’ils en disent, il semble clair qu’ils font ce qu’on attend d’eux, ce qui a été programmé. Ils traitent l’événement comme une attraction organisée et un lieu proposant de multiples activités. De surcroît, ils reconnaissent qu’il
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s’agit bien là d’un dispositif de mise en scène (et le constituent en tant que tel). On n’est pas là dans un simulacre mais dans un jeu identifié comme tel et parfaitement assumé. Et tout le monde reconnaît là un geste politique, allant même jusqu’à en faire une action emblématique du maire, ce qui finalement correspond bien au but recherché. C’est ce qu’exprime avec un enthousiasme sans retenue la petite bande d’employées municipales en contemplant les lieux pendant leur temps de pause : « Ah, il est bien notre maire. » Jusqu’aux détracteurs de Paris-Plage, qui y voient, eux aussi, à leur manière, une stratégie politique : on dit à droite que « c’est Delanoë qui amuse le bon peuple », mais certains proclament aussi à gauche « politiquement, ce genre de démagogie, c’est l’horreur ». Ainsi, à observer les pratiques, on voit que Paris-Plage fonctionne sur un triple registre : on en fait un usage, y compris un usage esthétique, on le considère comme l’œuvre de créateurs, et on lui confère le statut d’opération politique. À se demander si en définitive, on n’est pas là dans un monde où tout se déroule comme prévu. Si bien que Paris-Plage devient cet espace public (de La Pradelle 1997) qui est le but de l’opération. Les différents acteurs font des quais non seulement un lieu ouvert et commun, accueillant des activités collectives, mais un espace public au sens où ils ne se contentent pas de s’y croiser, d’y coexister et de s’y livrer parallèlement à une même activité mais où ils se conduisent de quelque manière « publiquement», en s’y traitant réciproquement en tant que coparticipants à une scène publique. La première condition à l’émergence d’un tel espace social est le détournement du lieu. En fait, si s’instaure une sorte de vie publique, c’est parce que tout le monde s’accorde sur une même opération : détourner pour un temps donné un espace qui, en raison de sa situation géographique et de sa vocation initiale, n’appartient habituellement en propre à personne et n’est pas qualifié socialement, et qu’on y accède gratuitement sans mettre les gens dans une posture de consommateur. Il s’agit bien de détourner pour un temps bien précis la fonctionnalité première des quais de la Seine en déambulant et en s’installant là où, d’habitude, il y a un flux ininterrompu de voitures. Tous les acteurs, ceux qui ont en charge l’opération comme ceux à qui elle est destinée, participent à la transfiguration ludique et frondeuse de l’espace. Le plaisir est ici celui de la transgression et l’efficacité du dispositif repose sur l’accord implicite de tous pour opérer ce détournement et fabriquer ainsi un moment éphémère d’enchantement social. Se met en place, un peu comme au théâtre, une scène. Et sur cette scène, on va jouer à « être à la plage ». C’est ce qui autorise des rapports sociaux différents de ceux qui régissent la vie ordinaire. . Au sujet de la production, par de multiples acteurs, d’un espace public, voir Michèle de La Pradelle (2001).
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Une autre condition est le caractère événementiel de Paris-Plage. La temporalité de l’opération, d’abord, fait que Paris-Plage est l’événement estival de Paris. La dimension éphémère garantissant en quelque sorte la rupture temporelle qu’il est censé provoquer. Ensuite le détournement des lieux qui assure le caractère incongru, donc événementiel, de l’entreprise. Enfin le rassemblement social apparaît, aux yeux de tous, comme non-ordinaire pour une ville comme Paris souvent considérée comme plus encline à la ségrégation sociale. Un tel rassemblement, un peu à la manière des Nuits blanches ou de la Fête de la musique, fait événement. Mais la singularité de cet événement repose sur un ressort symbolique fort. Ce qui produit cet aménagement éphémère comme un événement singulier, à nul autre pareil, ne repose-t-il pas sur une absence fondatrice, celle de la mer ? La scène qui se joue n’a-t-elle pas pour intrigue implicite l’absence de l’objet central de la plage, à savoir la mer ? Notre hypothèse est que la réussite de Paris-Plage tient à l’absence assumée de l’élément fondateur, la mer. L’événement réside en effet dans cette pirouette qui consiste à faire se rassembler des gens autour de quelque chose d’absent. À Paris-Plage, l’événement prend sens dans le décalage par rapport à ce qui justifie d’ordinaire le rassemblement d’individus sur une plage, à savoir la présence de la mer. Sur les quais de Seine, même en plein été, les gens ne vont pas à la mer. D’ailleurs, personne n’est dupe. Personne ne croit qu’il se trouve au bord de la mer et nul n’aurait l’idée de se baigner, de reprendre le métro en maillot de bain ou de rentrer chez soi en se nouant juste un paréo autour de la taille, comme à Saint-Tropez (Urbain 1995). Car à Paris, il y a la Seine, c’est-à-dire précisément pas la mer. Il est clair que s’il y avait la mer, « tout tomberait à l’eau », ne serait-ce que parce que l’opération d’inversion deviendrait impossible. Paris-Plage serait alors une plage, à ce titre comparable à d’autres et dont on ne ferait alors qu’un usage. C’est parce que la mer n’est pas là que le projet des élus n’est pas de l’ordre d’un simple aménagement urbain, que le travail des scénographes est une intervention artistique et pas une promenade plus ou moins paysagée. D’ailleurs il n’est pas question de faire un « copier-coller », une représentation de la plage. Il ne s’agit pas de copie car l’objectif n’est pas de faire de la plage mais de « créer une atmosphère balnéaire ». La plage qui nous est présentée ici est plus que parfaite. On trouve tout, non seulement des hamacs mais aussi des transats, des oriflammes parfaitement bleus et alignés, jusqu’au sable si propre et fin qu’il ne peut venir que d’une entreprise de travaux publics et non pas d’une vraie plage des côtes françaises, souvent souillées de mazout comme on le sait. Et si l’on en rajoute dans la mise en scène balnéaire, si le maître mot des concepteurs est « l’immersion sensorielle », c’est précisément parce que la mer n’est pas là. Et la redondance des éléments censés évoquer l’eau (brumisateurs,
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parcours aquatique, douche comme pour se rincer après un bain de mer, même la piscine) sont certes destinés à créer des ambiances et à procurer des sensations mais ils signifient bien cette absence fondatrice. Plus on met en scène la plage jusqu’au seuil de supprimer la possibilité même de se baigner pour la remplacer par des clins d’œil aquatiques, plus l’opération acquiert sa dimension événementielle et plus « ça marche ». C’est enfin parce que la mer n’est pas là que les gens ne sont pas uniquement des usagers ou des spectateurs mais des pièces maîtresses du dispositif, en quelque sorte les acteurs-auteurs de Paris-Plage. Tous participent à une opération dont le concept est précisément la mise en présence de l’absence de la mer. En absentant ainsi la mer, on convoque la dimension performative de la pratique. Les gens sont invités à jouer la fiction de la plage, ils jouent alors le jeu de la performation de la plage. On y apporte son piquenique, on n’hésite pas à s’enduire de crème, on trimballe son radio cassette, on s’équipe de seaux et de pelles. Une telle pratique rappelle ce que l’art contemporain nomme performance (Goldberg 1999). Il s’agit bien de faire une plage dans un lieu dont ce n’est pas la vocation. Un peu à la manière de l’artiste Van Lieshout lorsqu’il installe une salle de sport dans une galerie d’art, ou encore de Guillaume Bijl quand, avec ses Compositions trouvées, il recrée un espace de vente de caravanes dans un centre d’art contemporain, faisant ainsi des spectateurs des performers, auteurs d’une translation. Participer à Paris-Plage, ce n’est donc pas aller à la plage, pratique qui ne constitue pas en soi un événement, c’est participer à cette translation collective qui consiste à jouer à la plage en plein Paris. Ceci n’est pas sans effet sur le statut des « participants ». C’est en fait en analysant les modalités mêmes du travail de terrain que peut se comprendre la logique en jeu. Car, ici comme ailleurs, les conditions d’accès au savoir sont révélatrices des processus sociaux à l’œuvre. À Paris-Plage, nombre d’individus prennent des photos, si bien que la prise de photos semble être l’une des activités prévues. Tout le monde se prête volontiers à l’exercice et se laisse photographier en famille, en couple, même de près, et en tenue légère. Une chose inimaginable sur une vraie plage ou dans des parcs parisiens. Sur la plage de Deauville ou au jardin des Tuileries, Monsieur et Madame Dupont ou Durant, c’est-à-dire des personnes, n’accepteraient pas une telle intrusion dans leur l’intimité. À Paris-Plage, c’est semble-t-il à des acteurs de Paris-Plage, un statut qui met de fait entre parenthèses les appartenances de chacun, que les photographes, amateurs ou non, ont affaire. Ainsi on n’est pas tant photographiés en tant qu’individus qu’en tant que « Paris-plagistes ». Reste qu’on joue à la plage et cela dans un endroit qui ne peut précisément pas être la mer : on est à Paris. Aller à Paris-Plage, c’est aller dans un lieu qui n’est ni vraiment la plage, ni vraiment la ville. En convoquant ce qui ne peut pas être Paris, une plage, ne fait-on pas en réalité advenir une
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image de la ville sublimée ? On rend présente une certaine ville en rendant présent ce qu’elle ne peut, par définition, pas être. Elle est instituée par la convocation de ce qu’elle ne peut pas être. Paris-Plage fonctionne ainsi sur le mode de certaines œuvres d’art qui, « sorte de machines à faire voir le monde », ne s’en abstraient pas mais « nous réexpédient dare-dare dans le réel » comme le dit le psychanalyste Gérard Wacjman, « mais pour voir, rendre présent. Même et surtout ce qu’on ne voit pas dans le présent, mais qui y est. Et jeter ça dans le monde, dans les objets. Nous les jeter aux yeux. Parfois au visage » (Wacjman 1998 : 24). L’opération Paris-Plage serait elle aussi de l’ordre de la présentification, de l’actualisation, en l’occurrence de la ville : jouer à la plage à Paris est une façon d’instaurer une ville particulière, un nouveau Paris qui ne serait pas seulement une juxtaposition de quartiers et d’espaces ségrégués mais un Paris « bon enfant et convivial » selon l’expression consacrée, une ville où « partout serait à tous ». Ce que certains, journalistes, politiques ou habitants désignent quelquefois sous le terme de « populaire ». À cet égard il est important que Paris-Plage se tienne au cœur de la ville mais dans un espace neutre et que l’opération ait une temporalité précise. Sur le mode de « la ville est à nous », on investirait de manière éphémère tous les lieux, même et surtout les plus insolites et inattendus. Se profile ainsi un Paris dont on ne serait pas seulement des habitants passifs et des spectateurs, une ville musée ou une ville décor, mais une ville dont on serait en quelque sorte les re-découvreurs, une ville qui serait un terri toire à reconquérir, un espace dont on aurait à reprendre possession par le biais d’opérations de détournement et d’occupation ponctuelle. Ces actions et discours de « réappropriation » feraient de chacun de nous un spécialiste de la ville. À Paris-Plage où tout le monde photographie tout le monde et commente les pratiques des uns et des autres, venant « voir le phénomène », s’inaugure une ville faite d’experts en citadinité. Ainsi, par l’effet de cette double mise en absence qu’opère Paris-Plage on ne joue pas seulement la rengaine de 1968 « sous les pavés la plage » mais celle de 2003 « sous le sable la ville ». Reste que la mise en absence de cet élément doublement symbolique qu’est la mer (symbole de la mer mais ici symbole aussi de ce que Paris ne peut pas être autrement que de manière événementielle) existe maintenant dans la reproduction, et cela à double titre. À Paris l’événement se répète chaque année, ailleurs il est copié. À Paris d’abord, Paris-Plage tend à devenir un rendez-vous annuel, faisant de l’événement singulier un aménagement estival, certes chaque année plus élaboré, mais attendu. On peut faire l’hypothèse que plus l’événement se répète, plus il perd son caractère événementiel pour devenir un aménagement urbain éphémère mais régulier. Un peu à la manière de la fermeture
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dominicale des quais en faveur des rollers, cyclistes et promeneurs qui, ayant provoqué les premiers temps l’étonnement voire quelquefois l’ire de certains automobilistes, devient une habitude. Le détournement des quais s’est comme institué. D’événement, cet aménagement ponctuel est passé au statut de promenade du dimanche. En sera-t-il de même pour ParisPlage ? La mise en absence de l’objet central de la plage, la mer, peut-elle conserver sa dynamique événementielle dans la répétition ? On peut en effet se demander si le jeu autour de l’absence peut être répété, si la répétition de l’absence n’entraîne pas la destruction du ressort de la mise en absence. Ailleurs ensuite, Paris-Plage est reproduit. À Budapest c’est à un BudaPlage (sic) que les Hongrois ont été conviés. Sur les bords du Danube, du sable et du gazon, des transats et des serviettes, des enfants en maillot et des joueurs de ballon. À Toulouse, les bords de la Garonne ont pris aussi leur air de plage. Entre les villes qui ont pratiqué une vague copie de Paris-Plage pour se « balnéariser » – comme d’autres tentent de se « végétaliser » – et les villes qui ont « acheté » le concept pour le faire venir, presque tel quel, sur leur territoire, Paris-Plage a, pourrait-on penser, perdu son caractère unique. Depuis que chaque ville peut avoir sa plage, Paris-Plage n’est plus si exceptionnel, il ne fait littéralement plus exception. Mais c’est alors occulter le fait que si Toulouse ou Budapest montent des événements similaires à ParisPlage, c’est bien en référence à cette opération singulière qu’est Paris-Plage, c’est-à-dire cette plage-là dans cette ville-là. Budapest a fait un Buda-Plage et non un « Budapest-tengerpart ». Si bien qu’on peut faire l’hypothèse que Paris-Plage reste un événement typiquement parisien, comme la Fête de la musique s’est exportée en tant que fête parisienne, et à ce titre-là fête populaire, multiculturelle et conviviale, enfin comme les Nuits blanches demeureront probablement une fête nocturne dont la singularité est de mêler art contemporain et espaces parisiens méconnus, interdits ou non consacrés à l’art. Autant de dispositifs festifs éphémères qui jouent sur des opérations de détournement de Paris, voire de mise en présence d’un certain Paris, par des dynamiques de mise en absence de ce qu’est ordinairement Paris, de suspension esthétique de la ville. Une logique implicite dont on peut se demander si actuellement, elle ne tendrait pas à devenir une marque de fabrique de la ville qui garantirait, par sa récurrence événementielle, sa patrimonialisation à venir. La réussite de Paris-Plage comme celle des Nuits blanches tiendrait ainsi peut-être au fait que ces manifestations donnent à voir de manière volontairement éphémère une cité qui créerait les moyens de sa propre transformation, le temps d’une nuit, d’un été… mais pour longtemps.
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Bibliographie Augé, Marc, L’impossible voyage. Le tourisme et ses images, Paris, Payot, 1997. Goldberg, Rose Lee, Performance Art. From Futurism to the Present, Singapour, Thames and Hudson, 1999. Jeudy, Henri-Pierre (dir.), Patrimoines en folie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1990. – La machinerie patrimoniale, Paris, Sens et Tonka, 2001. Lallement, Emmanuelle, Au marché des différences… Barbès ou la mise en scène d’une société multiculturelle. Ethnologie d’un espace marchand parisien, Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, Paris, EHESS, sous la direction de Jean Bazin, 1999. – « Tati et Barbès : égalité et différence à tous les étages », Ethnologie française, 1, 2005, p. 37-46. La Pradelle, Michèle de, Les vendredis de Carpentras. Faire son marché en Provence ou ailleurs, Paris, Fayard, 1996. – « Quelques remarques à propos de l’anthropologie urbaine », in Anne-Marie Desdouits et Laurier Turgeon (dir.), Ethnologies francophones de l’Amérique et d’ailleurs, Québec, Presses de l’Université Laval, 1997, p. 150-159. – « La ville des anthropologues », in Thierry Paquot, Michel Lussault et Sophie BodyGendrot (dir.), La ville et l’urbanisme. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2000, p. 45-52 – « Espaces publics, espaces marchands, du marché forain au centre commercial », in Cynthia Ghorra-Gobin (dir.), Réinventer le sens de la ville. Les espaces publics à l’heure globale, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 181-190. Millet, Catherine, L’art contemporain, Paris, Flammarion, 1997. Urbain, Jean-Didier, Sur la plage, Paris, Payot, 1995. Urbanisme, « La ville en fête », 331, juillet-août 2003. Wacjman, Gérard, L’objet du siècle, Paris, Verdier, 1998.
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L’indignité de la marchandise
Octave Debary
We excavate a strange jacket from the anonymity of mass memory and slip our arms into the future . Lisa Robertson
Mercredi 27 octobre, 10 h 45. Au moment où il s’apprête à sortir du magasin, un homme est interpellé après son passage à la caisse. Une vendeuse l’exhorte à rendre la veste qu’il vient de voler. Le ton monte. Elle sollicite une cliente qui lui confirme être témoin du délit. L’homme sourit et refuse de la rendre : « C’est la mienne », dit-il calmement. « Appelez la police », murmure une autre cliente. « C’est impossible », répond la responsable des ventes avant de lancer d’une voix cassante : « Monsieur, que l’on ne vous revoie plus ici ! » L’homme repart avec ses quelques achats et une veste. Étrange situation où la transgression des lois de la société marchande n’est pas condamnable. Scène de cauchemar pour une vendeuse, témoin impuissant d’un vol dans son magasin. Nous sommes pourtant en plein jour, dans un lieu où tout le monde semble respecter les règles d’une société dans laquelle les marchandises s’échangent contre de l’argent. En tout cas, tout le monde y joue. Reconstitution de la scène. Cet homme se gare sur le parking d’un centre d’achat en banlieue de la ville de Québec. Il sort de sa voiture, se dirige vers le magasin La Commode. Longeant les vitrines remplies d’habits et d’objets, il pénètre en passant une double porte marquée des logos des cartes de crédits « Visa Card – Master Card ». Il saisit un panier, commence à faire ses achats en choisissant des vêtements, en essaie certains. Arrivé au rayon des vestes, il en saisit une et se dirige directement vers la caisse. Il paie l’ensemble des marchandises, sauf la veste. La vendeuse l’interpelle puis le laisse partir… Si la situation semble irrationnelle au regard de la logique marchande, cet homme n’est pas fou. Il sait qu’il a volé une veste, que même si on le prenait sur le fait, il pourrait repartir avec. S’agit-il .
« Nous dénichons une curieuse veste qui était enfouie dans l’anonymat de la mémoire collective et enfilons l’avenir » (Robertson 2003 : 213).
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d’une veste magique ? À regarder de près, elle n’est pas comme les autres. Elle est froissée, elle a déjà été portée, c’est une veste d’occasion marquée d’une légère usure. C’est le cas de la plupart des objets et vêtements vendus dans ce magasin. Quel pouvoir contiennent ces objets d’occasion ? Quelle force protège ceux qui les prennent ? Venu de France pour mener une enquête ethnographique au Canada à l’automne 2004, mon projet de recherche portait sur le sens des échanges à l’intérieur de structures d’aide caritative comme Emmaüs. En référence au nom de la ville où Jésus est apparu pour la première fois après sa résurrection, ce mouvement entend redonner une seconde vie à des gens exclus de la société marchande en leur proposant un travail collectif : récupérer des objets, meubles et vêtements que des particuliers ne désirent plus conserver chez eux. Emmaüs appelle aux dons en invoquant un devoir de charité et d’entraide défini en termes de solidarité sociale. Cette institution se propose de racheter la dignité des gens à travers le don d’objets et, par ce geste, fonder une communauté. Ne cherchant pas à produire de bénéfices monétaires, elle redistribue les gains des ventes à l’intérieur de sa communauté, aidant matériellement ses membres, offrant à d’autres des objets ou des vêtements. Fondée par l’abbé Pierre en 1954 (initiée dès 1949) en France, Emmaüs s’est développée à travers le monde dans 41 pays. D’un point de vue anthropo logique, il s’agissait de comprendre comment ce travail de récupération repose sur une symétrie dans le traitement qu’il réserve aux objets récupérés et aux personnes auxquelles ils sont destinés (vendeurs comme acheteurs). Et par là, analyser l’analogie entre des « restes d’objets » et des « restes d’humains ». Comme le note Gérard Bertolini, « le mouvement Emmaüs vise une double récupération : celle de dons, d’objets de brocante et de matériaux recyclables, et celle d’hommes en marge de la société, sinon considérés par d’autres comme irrécupérables » (1999 : 44). Si cette enquête s’intéresse à la relation entre la transmission d’objets et la transmission d’histoires, elle porte également sur des personnes dont on ne raconte pas souvent l’histoire. Reléguée ou oubliée, leur histoire engage des formes différenciées de travail de mémoire qui échappent aux hauts lieux d’une mémoire officielle (Nora 1984). La perspective d’une déhiérarchisation de l’histoire me conduit à travailler sur des objets abîmés ou cassés. C’est dans l’écart entre la notion d’objet plein et ses failles, ses cassures, que se situe la problématique de la mémoire. M’intéressant à des formes de mémoires délocalisées, parfois sans lieu (Debary 2002) ou condamnées au nomadisme (Debary et Tellier 2004), j’accueille la discordance de l’objet comme une des raisons du travail de mémoire. Pour reprendre l’idée de Paul Ricœur, la mémoire n’est pas synonyme d’une histoire vérifiée (2000 : 306), retrouvée, qui se laisserait contempler dans des objets devenus les symboles d’une réconciliation avec l’histoire. Le travail de mémoire a lieu dans un entre-deux de l’histoire,
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dans ce qui reste et ce qui résiste à la disparition. J’interroge la valeur et le devenir du reste en partant de l’hypothèse qu’il peut être considéré comme le lieu du témoignage (Agamben 1999). Dans l’usage qu’une société fait de ses restes, des plus glorieux aux plus pauvres, elle définit sa manière de traiter son passé. La question de la réutilisation des restes de l’histoire rejoint celle du devoir de mémoire : quel destin donner aux objets en fin de vie ? L’art d’accommoder les restes, comme promesse d’un devenir autre de l’objet, est un moment biographique où se signe une nouvelle valeur. Pour reprendre la question de Kopytoff : « Comment une chose utilisée change avec son âge et que lui arrive-t-il quand elle atteint le seuil de la fin de sa valeur d’usage ? » (1986 : 67). Les objets en fin de vie peuvent connaître plusieurs destins comme celui d’être transformés en patrimoine, d’entrer au musée, au garage ou au grenier, voire d’être mis au rebut. Aux différentes formes de relégation comme la destruction, le recyclage, l’héritage ou la vente, le don d’objets usagés à des magasins constitue une forme spécifique de débarras. À travers ce terrain, il s’agit de comprendre comment l’histoire de « gens de peu » (Hyvernaud 2002 : 206) s’inscrit, en miroir, dans l’usage qu’ils font d’objets usés par la vie.
Recyclages À la différence d’Emmaüs, La Commode fait partie de magasins qui se sont créés à partir de 1996 au Québec sous la dénomination de « ressourceries». Cette marque de commerce appartient au « réseau des ressourceries du Québec » et compte aujourd’hui vingt-huit enseignes dans la Province. Elle s’est également développée en France, Belgique, Amérique Latine et en Afrique. Ces magasins ont pour mission de collecter des objets et des vêtements usagés, de les trier, de les réparer pour ensuite les revendre. Ces structures proposent à des gens une réintégration sociale en justifiant que leur rachat passe par la possibilité offerte à certains de travailler et à d’autres d’acheter des marchandises. La dignité retrouvée des individus est placée dans la valeur marchande. La Commode vend des objets usagés et, à la différence d’une structure comme Emmaüs, se refuse à les donner. La charte qui définit les fonctions des ressourceries signale qu’elles participent aux développements de l’environnement, de l’activité sociale et de l’économie. Il s’agit de refaire de la valeur à partir de ce qui reste. L’alchimie écologique est justifiée par le sentiment d’un gâchis des biens, souvent jetés alors qu’ils peuvent encore servir. Contre l’encombrement et la suraccumulation, l’engagement écologique se . Pour une présentation d’Emmaüs on pourra se référer à Fabrice Liégard (2004).
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redouble d’une mission sociale visant à redonner une valeur à des gens qui l’ont perdue ou que la société de consommation ne désire pas employer. Ces magasins combattent l’ensemble des stigmates de la société marchande en luttant contre le gaspillage (mission environnementale), les inégalités face au pouvoir d’achat (mission sociale) et contre les exclusions du marché du travail (mission économique). Pour ce faire, ils « collectent », « mettent en valeur », « en marché » et « sensibilisent à l’environnement ». En appelant à la discipline et à la conscience civique des consommateurs (des donneurs), ces structures cherchent à compenser les dysfonctionnements d’un système productif. Savoir lier ces trois missions reste un des enjeux identitaires des ressourceries. Elles condamnent les autres structures sans mission écologique ou sociale. La multinationale américaine Value Village (appelée également Savers aux États-Unis et dont l’un des deux cents magasins est installé à quelques centaines de mètres de La Commode) constitue leur cible privilégiée. Ce magasin de vêtements et d’objets d’occasion n’aspirerait qu’à un seul but, récupérer des biens pour ensuite les revendre et « seulement faire de l’argent ». « Entre nous », précise un responsable du réseau des ressourceries du Québec, « on les appelle le village des voleurs ». Si le but des ressourceries est également de devenir à terme une entreprise capable d’autofinancement (après une aide gouvernementale, de cinq années en ce qui concerne La Commode dont le chiffre d’affaires dépasse le million de dollars), leur politique de recyclage vise autant les biens que les gens. Par la requalification des premiers, on entend requalifier les seconds. C’est à La Commode que revient de réemployer des objets et des personnes pour leur redonner une valeur, les « ressourcer ». Ce travail de requalification des objets permet à des exclus de la consommation de devenir des consommateurs et à des personnes exclues du marché du travail de devenir des employés par l’embauche de gens sans emploi ou abîmés – déficients intellectuels – (chacun est payé et respecte les règles du travail et ses horaires, l’entreprise compte 35 employés). Quoi de plus normal pour un magasin ? L’enjeu est précisément là, retrouver une normalité et, à cette fin, parvenir à accomplir la mise en scène d’un véritable travail de transformation des objets usagés en objets marchands, autrement dit, réinventer une scène marchande à partir du commerce de ses restes. L’emplacement du magasin est lui-même marqué par le recyclage de la société marchande. Il s’est ouvert en octobre 2000 à l’entrée de Beauport, à l’est de la ville de Québec, dans l’aile gauche d’un centre d’achat (Wal-Mart) qui a fait faillite. L’ancienne zone commerçante des Galeries Sainte-Anne était la première grande galerie marchande de la ville. Une affiche installée sur la devanture du magasin signale : « La Commode 20 000 pieds carrés. Vêtements-jouets-meubles ». La spécificité de l’occasion et la politique des bas prix ne sont pas annoncées. Ce silence permet de présenter La Commode comme un magasin parmi d’autres. De plus, précise son directeur, « comme
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ça, les gens peuvent voir que ce n’est pas fermé ». Il faut signifier une présence, afficher l’existence d’un commerce dans une zone marquée par la faillite et l’absence. En me rendant une fois en taxi sur les lieux et après avoir demandé « La Commode, à l’entrée de Beauport… », le chauffeur ne connaissant pas, j’ai précisé « les Galeries Sainte-Anne ». Il m’a répondu : « C’est pas possible, c’est fermé. Si vous voulez magasiner, il faut aller place Laurier… » L’absence de lisibilité de la destination conduit à choisir l’adresse ou le nom d’un magasin à proximité. Des anciennes Galeries, demeure un parking de plus de 1 000 places sur lequel dix à quinze voitures sont garées durant la semaine. Les voûtes de l’ancien centre d’achat sont jonchées de déjections de pigeons, le plafond s’écroule lentement. Le vide du parking permet aux ambulanciers de la ville de faire des exercices de sauvetage. D’autres personnes viennent apprendre à conduire. Le vide est lui aussi recyclé. À côté de La Commode se sont installés deux autres commerces, « Le vélo vert » (magasin de vélos d’occasion) et « Le grand bazar », un marché aux puces ouvert le samedi et le dimanche. Le week-end, près de 300 personnes s’y rendent, flânent et achètent dans ce centre d’achat recyclé qui ambitionne un jour de devenir le plus grand centre commercial « entièrement vert », ne proposant que des biens d’occasion. Recommandé par une connaissance locale, je me suis présenté un matin au directeur de La Commode pour m’y faire engager. Sa conviction dans l’éthique des ressourceries, comme la perspective du travail que je pouvais fournir (à titre bénévole) ont suffi à me donner une place durant le mois de septembre 2004, après que je lui ai expliqué mon projet de recherche. Occupant une posture participative de choix, nous nous mîmes d’accord sur le fait que je pouvais changer de poste de travail tous les trois jours, me permettant ainsi d’étudier le fonctionnement de la ressourcerie dans sa globalité. À l’exception des bureaux et de la comptabilité, j’ai pu occuper l’ensemble des postes de travail, du ramassage au tri, jusqu’à la vente en magasin. Mon texte se propose de décrire les différents stades de ce processus : le ramassage, le déchargement, le tri, la réparation, la fixation du prix, la mise en magasin et enfin la vente.
. Cette aide reste relative comme ne manqua pas de le prévoir le directeur, m’informant au passage « qu’ici ce n’est pas comme à l’université, on travaille vraiment ! ». Je profite de ce mot pour le remercier, ainsi que toutes les autres personnes de La Commode qui m’ont accueilli et avec lesquelles j’ai pu « vraiment travailler ».
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La requalification marchande des restes Le premier poste de travail par lequel s’accomplit l’opération de transformation des objets et vêtements usagés en de nouvelles marchandises est le ramassage. Il s’effectue dans l’ensemble de la ville de Québec où sont disposés une vingtaine de bacs de dépôt. Ces bacs métalliques estampillés La Commode sont majoritairement installés à proximité de centres d’achats, invitant les particuliers aux dons. Le taux de remplissage s’est révélé meilleur en mobilisant les donneurs dans leur identité de consommateurs. Avant de faire leurs courses, la justification par une redistribution et un partage aussi bien économique, social, qu’écologique, s’avère efficace. De ce point de vue, les dons peuvent être considérés autant comme des contre-dons que comme des formes de débarras. Les bacs ne sont pas installés aux entrées des centres d’achats mais sur leur parking, à côté d’autres bacs servant de poubelles (réservées au recyclage du verre, du carton et du papier). Leur isolement permet un dépôt rapide et anonyme. Lorsqu’on tire sur leur poignée, une palette s’ouvre puis se referme pour laisser tomber les objets. Personne ne vient estimer ce que vous y déposez et ainsi vous ne vous sentez pas jugé. Il arrive parfois qu’on y retrouve des objets à l’état de déchets. Hésitant sur la possibilité qu’ils soient récupérables, certains préfèrent les laisser à côté du bac, ne souhaitant pas les mélanger aux autres dons. Comme l’explique un des membres du ramassage, « des gens s’en servent comme de poubelles, ils n’osent pas mettre leurs déchets dedans alors ils les laissent à côté ». Cette utilisation, comme la possibilité d’un remplissage du bac, conduit à la nécessité de venir régulièrement les vider afin que l’emplacement ne soit pas assimilé à une déchetterie. Le service de débarras a ainsi été étendu, la direction de La Commode s’engageant auprès des centres d’achats à prendre en charge le service de nettoyage autour des bacs. Le soin apporté aux bacs invite à des dépôts de meilleure qualité. Si les bacs étaient négligés, laissés aux surplus, voire aux déchets, la qualité des objets laissés serait moindre. La propreté des bacs et leur nettoyage rappellent aux donneurs que La Commode trie et prend soin de choses qui ne peuvent se confondre avec des déchets. Selon les quantités collectées, chaque matinée permet de vider une dizaine de bacs et de remplir la camionnette de ramassage. De bac en bac, l’opération se répète. La camionnette blanche se gare au plus près du bac. La distance qui les sépare se réduit à l’ouverture des portes et diminue ainsi les gestes à faire. Avant d’ouvrir le cadenas du conteneur, on lui donne parfois un coup de pied pour estimer à sa résonance l’importance de son remplissage. Son ouverture est comparable à la promesse d’une récolte. D’ailleurs, faire le ramassage se dit « partir à la cueillette ». La plupart du temps, on découvre à l’intérieur des entassements de sacs plastique, parfois peu (deux ou trois), parfois nombreux (jusqu’à vingt ou trente). Les objets et les vêtements sont
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recouverts, ce qui rend difficile de deviner au premier coup d’œil leur qualité. N’ouvrant jamais les sacs sur place, on ne sait pas ce que l’on récupère. Cette invisibilité provoque un questionnement : sommes-nous en train de ramasser des déchets ou de collecter des choses de valeur ? Les objets sontils déjà morts ? Ces dépôts sont des restes, souvent proches d’être assimilés à des poubelles. Ils se présentent recouverts d’un sac. Comme tout corps défunt, ils sont cachés. On attrape les sacs, fermant ceux qui ne l’étaient pas pour éviter que leur contenu ne se déverse. Se les passant de main en main, on les transfère dans la camionnette pour les conduire à grande vitesse vers La Commode. Là-bas, portés par une promesse de résurrection, ils seront pris en charge par une équipe qui jugera leur état. La camionnette s’engage dans l’entrée du hall arrière du magasin puis se gare. Le déchargement s’effectue aussitôt. La sortie des sacs s’accompagne d’un premier tri. En attrapant les sacs fermés, il faut deviner la nature de leur contenu et les trier en fonction des trois grandes catégories de choses vendues dans le magasin : objets divers (appelés « gugusses »), chaussures et vêtements (ces derniers représentent près de 85 % des dons). Les sacs de vêtements sont lancés sur une pile qui atteint plus d’une centaine de sacs. L’opération demande une certaine adresse puisqu’il arrive qu’une fois en haut de la pile d’environ 4 à 5 mètres, le sac retombe et se retrouve aux pieds de celui qui l’a lancé. Ce geste, dont la raison technique correspond à une répartition du stockage, est comparable à un premier réveil de l’objet. D’une manière générale, tout le processus de travail dans la ressourcerie vise à la remise en état des objets en tant que marchandise. L’objet que l’on a récupéré va être jugé : possède-t-il encore une valeur marchande ? Celle-ci est indexée sur sa valeur d’usage. Dans la ressourcerie, la valeur d’usage se fonde sur la fonctionnalité. Elle fournit par la suite la valeur d’échange, autrement dit, le prix de l’objet. Toute marchandise hors d’usage est écartée du magasin. Chaque grande section de tri organise sa propre évaluation. Dans le prolongement du hall de déchargement, l’espace de tri des sacs est divisé entre la partie consacrée aux vêtements, celle dévolue aux chaussures et une dernière consacrée aux objets. Le tri des vêtements est pris en charge par quatre femmes qui récupèrent les sacs dans de grands chariots. Elles les saisissent et les ouvrent sur une table. Chaque jour, elles récupèrent des centaines de pantalons, chemises, tee-shirts, des dizaines de robes, jupes, blousons, manteaux, vestes, quelques pyjamas et sous-vêtements… Aucune catégorie de vêtement n’est absente. Leur affluence et leur genre . Si la rapidité d’exécution du travail ne facilite pas non plus cette expertise, l’état des sacs et la régularité de leur forme (indiquant le pli et le soin portés aux vêtements) laissent deviner à celui qui sait les lire la qualité de leur contenu.
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dépendent essentiellement des saisons (en particulier de l’hiver et de l’été). La plupart arrivent usés, abîmés, déformés, en fin de valeur d’usage, particulièrement les vêtements d’hommes et, dans une moindre mesure, ceux des femmes. Les changements réguliers de tailles expliquent que les habits d’enfants (pantalons, tee-shirts et pulls, blousons, gants…) sont les moins usés. Il arrive de récupérer des vêtements à peine portés que des particuliers ne souhaitaient ni garder, ni jeter. D’autres fois, on trouve des pièces neuves provenant d’une fin de série invendue d’un magasin. La présence de l’ensemble de ces vêtements est justifiée par un débarras de ce que la société de consommation ne désire plus utiliser ni conserver. À l’ouverture des sacs, les éventuels objets présents au milieu des vêtements se voient réorientés dans un bac qui est conduit à la salle de tri des objets. L’évaluation de la valeur d’usage des vêtements est exécutée avec rapidité. Elle consiste à le déplier dans toute sa hauteur, jugeant le maintien de sa forme et de ses éventuels défauts (taches, trous, déchirures). On vérifie ensuite les coutures, sous les bras pour les pulls et tee-shirts, au niveau des fermetures et des boutons pour les pantalons, robes, jupes, manteaux et blousons. Lorsque des habits sont jugés hors d’usage et donc invendables, ils sont envoyés à la poubelle. Si leur valeur d’usage est incertaine, ne relevant ni de la vente ni du déchet, ils se voient orientés vers un autre avenir, un autre hall, appelé « Exportation ». Là, des milliers de vêtements sont entassés et mélangés, attendant d’être mis en « ballots » par une machine qui permettra leur stockage et leur transport. Ils seront vendus au poids avant d’être envoyés en Afrique où ils seront revendus (à la pièce) sur des marchés. Le nombre de dons comme celui des ventes est assez important pour qu’un vêtement en bon état mais nécessitant une retouche (un bouton manquant à une veste, une légère déchirure à un ourlet…) soit écarté des ventes. La réparation des vêtements n’est plus assez rentable. La dernière couturière venait d’être licenciée au moment où je commençais à travailler. La seule remise en forme accordée à certains vêtements est le repassage pour les chemises, les robes et certains pantalons. Même si une salle de lavage équipée d’une dizaine de machines existe, aucun vêtement n’est lavé. Comme l’explique un membre de l’équipe, « on a arrêté de les laver parce que même si c’est propre, les gens relavent automatiquement chez eux, donc ça ne sert à rien ». Dans le prolongement de la salle de tri des habits, les chaussures sont stockées, triées, nettoyées puis cirées. La valeur d’usage des vêtements comme celle des objets (qui déterminera leur mise en vente dans le magasin) repose moins sur un dispositif de réparation que d’évaluation. Pour ce faire, la compétence de l’ensemble des trieurs passe par des stratégies d’incorporation de la valeur d’usage des choses. Il faut littéralement se mettre à la place de l’objet pour évaluer son état. Certains vêtements sont essayés dans la salle de tri, on juge de leur
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tenue en les portant. Ailleurs, on engage un véritable dialogue avec eux, cherchant à savoir s’ils sont toujours capables de « parler », si telle était leur fonction. C’est le cas des objets électroniques ou électriques comme les radios, téléviseurs, tourne-disques… Seuls ces objets sont susceptibles d’être réparés après vérification de leur fonctionnement (branchement, changement de piles), car leur plus-value est plus importante que celle des vêtements. Dans la salle qui leur est consacrée, les objets électroniques en tous genres se mélangent aux jouets d’enfants. S’il arrive aux trieurs d’échanger quelques souvenirs d’enfance à la vue d’un vieux jouet, l’une des trieuses, avec humour, questionne régulièrement les poupées auxquelles elle est censée redonner la parole après avoir changé leurs piles : « Bon, dis-moi ce que tu faisais avant dans la vie ? » Lorsque la poupée répond, elle gagne le bac des ventes pour poursuivre sa carrière. À quelques pas, sous la direction d’une aide, des déficients intellectuels s’installent l’après-midi pour vérifier l’état de certains objets. Ils les inspectent, en nettoient certains, vérifient si des puzzles sont complets… J’ai travaillé un jour avec l’un d’entre eux. Nous nous sommes occupés des skis. Refaisant des familles défaites de bâtons, nous avons vérifié l’usure des carres, passé un coup de chiffon sur les skis, revissé leurs fixations, pour enfin les installer dans un chariot prêt à les mettre en magasin. À côté d’eux, deux personnes s’occupent des objets d’intérieur. Certains sont en grand nombre (vaisselle, verres, couteaux, fourchettes, saladiers, panières). Ne représentant qu’une faible partie des ventes, ils peuvent être triés en fonction de leur état d’usage mais aussi de leur rareté. Si la fonction de certains objets est difficilement reconnaissable, on les envoie au rayon des décorations. La fonction esthétique est un recours possible à l’absence de discernement de leur usage. Dans les salles de tri, l’ultime stade d’évaluation des choses est la fixation de leur prix. Une fois choisies pour la vente et nettoyées pour certaines, elles reçoivent un prix affiché et écrit à la main sur une étiquette nouée autour d’elles. C’est aux personnes qui trient que revient ce travail. En plus de leur participation à la requalification des choses, les employés, en attribuant un prix, affirment leur autorité et leur connaissance de la valeur des choses. La valeur est déterminée par une mise à l’épreuve qui consiste, pour une chose, à être vendue au prix le plus élevé. Par la circulation de l’information et des personnes entre les salles de tri et la salle des ventes, chacun apprend au fur et à mesure à quel prix les choses sont ou non vendues, « partent ou non ». Les prix sont fixes. Comme pour les prix des marchandises neuves, on refuse aux clients le droit de les négocier. La décision du magasin et à travers elle, celle du marché, fait autorité (même s’il arrive à des clients de négocier, expliquant qu’un objet usagé ne peut être vendu de la même manière qu’un objet neuf ). Si les prix pratiqués à La Commode sont inférieurs à ceux des
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magasins de neuf (une chemise s’y vend en moyenne entre 3 et 5 dollars, 2 à 3 euros), plus un objet est vendu à un prix élevé, plus celui qui s’en est occupé (en le triant et en fixant son prix) s’en trouve valorisé. J’ai pu en faire l’expérience en travaillant dans la salle de tri des objets. Après les avoirs triés (les orientant vers la vente, l’exportation ou la poubelle), il faut les préparer (nettoyage sommaire et classement par genre) avant de leur donner un prix. Après plusieurs jours, autant par jeu que mise à l’épreuve de ma connaissance des choses (de leur valeur), on m’a invité à fixer les prix. Ma première attitude a été de ne pas dévaloriser des objets auxquels je venais de reconnaître une valeur d’usage. J’ai ainsi commencé par donner des prix trop élevés, m’a-t-on expliqué. Après quelque temps, mes prix se sont ajustés et ont été validés. En fin de journée, au moment de quitter son poste, on peut aller vérifier si « ses » objets ont été vendus. Leur absence dans les rayons témoigne de la justesse de l’évaluation. S’il arrive aux trieurs de désirer acquérir un objet ou un vêtement, il est rare de pouvoir le faire directement (hormis quelques petits objets à certaines périodes de l’année, comme lors des fêtes de Noël). Le respect des fonctions et le professionnalisme sont de mise. Sans l’interdire, la direction a limité cette pratique. Lorsqu’elle est autorisée, elle assure une vente et donne le sentiment au personnel qu’on lui accorde un traitement privilégié. En restant exceptionnelle, elle permet d’éviter un commerce parallèle en faisant des employés les premiers acheteurs (réellement ou dans l’esprit des clients de La Commode). La règle est de mettre tous les objets en vente. Si en fin de journée, l’objet est toujours en rayon, on demande au directeur la permission de l’acheter. Ainsi, pour reprendre les mots du directeur : « On laisse d’abord sa chance au client. »
De la vente au rachat Une fois les prix affichés, on dispose les vêtements sur des cintres suspendus à des portants et les objets sur des chariots. Ils sont prêts à être mis en vente dans le magasin. Leur sortie correspond soit à un besoin de réapprovisionnement du stock, soit au renouvellement d’invendus. La mise en rayon répond à deux critères. Elle consiste à les installer sans laisser de vide, sans non plus encombrer ou surcharger les rayons. Dans le miroir dressé entre des marchandises et des acheteurs peu fortunés ou pauvres, la ressourcerie s’emploie à ne pas signifier le manque. Les rayons doivent être remplis afin de mettre en scène la possibilité du choix, voire l’opulence. S’il arrive que des rayons ne puissent pas être réapprovisionnés dans la journée, on s’arrange pour espacer suffisamment les articles entre eux afin que le manque ne soit pas visible. Pour autant, les mises en rayon sont limitées à une présentation
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qui congédie toute impression de surplus. Il s’agit d’une vente et non d’un débarras. Certains portants prêts à la vente peuvent rester plusieurs jours dans l’arrière-boutique si le rayon est déjà plein. On accorde à tout objet une chance de vente limitée à quatre semaines. Le contrôle du temps s’effectue par la date que l’on a inscrite à côté du prix lors de la mise en magasin. En renouvelant ainsi les produits, on invite les clients à revenir régulièrement au magasin. Si au bout de cette première période de vente un vêtement n’est pas acheté, on le solde dans un espace réservé aux « promotions ». Comme l’explique une vendeuse : « ici on les passe dans ce que l’on appelle la seconde vie ». Cette seconde chance se traduit par l’assignation d’un prix inférieur au premier. S’il n’est toujours pas repris après deux semaines, il rejoint alors le hall de « l’exportation ». À ce stade de déqualification, c’est le poids du vêtement qui lui donne son prix. Le classement des vêtements se fait par genre et fonction en suivant le modèle des magasins de neuf. Le magasin propose plusieurs sections : « Pour lui », « Pour elle », « Juniors », « Enfants », « Pour s’accommoder » (vaisselle et jouets), « Sport », « Chaussures à son pied », « Literie », « Meubles » et « Peinture ». Un rayon est réservé à des produits sélectionnés : « On se distingue ». Le dispositif de confort des grands magasins est présent. Les clients disposent de cabines d’essayage, de toilettes, d’un salon de repos et un espace de jeux est réservé aux enfants. La présence de vêtements neufs (liée au dépôt d’invendus dans les bacs ou au rachat d’une fin de série par La Commode) se traduit par la mise en vente régulière de petites séries (allant jusqu’à 30 ou 50 pièces). Leur importance ne se mesure pas à leur quantité mais au rapport qualitatif qu’ils induisent. Ils permettent l’identification du magasin à un lieu où l’on peut également acheter des produits neufs. Selon le directeur, « beaucoup de gens se donnent le droit de venir ici parce qu’ils savent que l’on peut trouver des choses neuves, sans ça, certains seraient gênés, pas pour eux mais dans le regard des autres ». Les vendeurs disposent quelques vêtements neufs au milieu des occasions, permettant ainsi, sinon de faire oublier l’usagé, au moins de le mélanger. Si un stock de vêtements neufs est disponible (comme une série de tee-shirts ou des manteaux, souvent identiques en tailles et en couleurs), on organise un rayon spécifique, visible à l’entrée du magasin. Si le nombre de pièces est trop important, on ne les sort pas toutes, organisant une rareté qui doit faire penser aux clients que même le neuf est à saisir, à acheter rapidement. Cette logique du mélange (l’absence de tri signifié entre le neuf et l’usagé) se retrouve au niveau de la quantité des marchandises. La Commode applique un principe de mise en rayon proche de celui des magasins de déstockage. Il repose sur la mise en scène d’une absence partielle de tri. Ce désordre relatif des marchandises permet de présenter la transaction marchande sous le jour
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d’une égalité généralisée entre les partenaires de l’échange. On retrouve couramment cette logique dans les magasins de surplus, les marchés forains, les vide-greniers ou les ventes de garage. Elle permet au client de penser qu’il peut faire des affaires ou des trouvailles. Il fouille pour chercher la qualité de certaines pièces que lui seul peut retrouver en continuant le tri. La pratique du tri fait office de choix. Lorsque les vêtements sont trop triés, les clients pensent qu’ils pourront trouver des pièces rares. Le plaisir de la trouvaille implique le sentiment de découvrir quelque chose dont la valeur aurait échappé au vendeur. À La Commode, ce principe est mis en équilibre par l’exigence que la vente ne puisse être identifiée à un débarras. On signifie à la fois la qualité (un tri préalable) en même temps que l’absence de tri (une accumulation partielle), justifiant le besoin et la possibilité de chercher. Les classements des habits se font par genres (homme, femme), par âges (adulte, junior et enfant) et, à l’intérieur de chaque grande section, par sortes (chemise, tee-shirt, pull, pantalon, jupe, manteau, vêtement de nuit…). À défaut de séries (le magasin comptant essentiellement des pièces uniques), la présentation des vêtements pallie ce manque en les rassemblant également par tailles et par couleurs. Chaque vendeur doit constituer des « familles ». Il se crée ainsi une parenté entre des choses uniques. Cherchant à reproduire le modèle des magasins de neuf, ce classement permet de désigner un mode de sélection qui vise à passer sous silence le premier critère à partir duquel ces vêtements et ces objets ont été triés, leur valeur d’usage. Toute chose présente dans le magasin est censée être en état de fonctionner, avoir le statut de marchandise. Le classement par fonction et par taille invite les clients à penser que ce qui fait autorité dans leur choix dépend seulement de ces deux critères et non de l’état d’usure des choses. Dans le rayon des chaussures, il suffit de trouver une « chaussure à son pied ». Pour accentuer cette ressemblance avec les magasins de neuf, La Commode s’est dotée de quatre vitrines dans lesquelles des objets sont mis en situation. Elles affichent les mêmes opérations que celles jouées à l’intérieur du magasin. L’usagé se mélange au neuf et garantit qu’il est en état d’être utilisé : des patins à roulettes sont posés dans un cageot en bois avec de la paille, des pinceaux neufs s’exposent dans leur emballage d’origine. Un petit salon est reconstitué avec un fauteuil, une lampe, un coussin et des fleurs. Les horaires du magasin sont les mêmes que pour des boutiques de neuf. Sur la porte d’entrée, au-dessus de l’autocollant indiquant que . Si sur les marchés forains se développe « une interconnaissance généralisée, aussi joyeuse que feinte » (de La Pradelle 1996 : 19), « l’ethos des ventes de garage, comme l’affirme Herrman, inclut une amitié généralisée et surtout un égalitarisme, amenant des acheteurs et des vendeurs de différentes origines à des contacts informels » (2003 : 240).
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les cartes de crédit sont acceptées, on signale que l’établissement est protégé par une alarme. Ce dispositif témoigne de la valeur des biens présents dans le magasin. À l’entrée du magasin, des paniers et des chariots sont à disposition. Une musique d’ambiance est diffusée en permanence. Le choix de la station s’est fait sur le modèle des autres centres d’achats. La musique est régulièrement entrecoupée d’appels au micro demandant « la responsable des ventes à la caisse ». On avertit également les consommateurs des dernières promotions : « Spécial veste homme-femme : deux pour le prix d’une. Merci et bon magasinage », « rabais, portant à 50 % ou 25 % »... Les annonces préviennent d’une vente exceptionnelle limitée dans le temps. Cette pratique permet de présenter l’acte d’achat promotionnel de l’usagé sur le modèle du neuf. Il faut saisir les promotions de l’usagé aussi rapidement que n’importe quelle promotion de marchandises neuves. Le comportement des clients se construit symétriquement au processus de requalification des marchandises. Le magasin traitant l’usagé sur le modèle du neuf, les acheteurs se comportent comme des consommateurs à l’intérieur d’un magasin de neuf. Ils exigent des biens de consommation, pas des restes. Ils n’hésitent pas à demander des conseils aux vendeurs (souvent sur les tailles). La caractéristique de ce type de magasin étant de proposer des exemplaires uniques, la présence de cabines d’essayage (avec des miroirs à l’intérieur) est de ce point de vue importante. Elle permet aux clients de pouvoir essayer, sans être vus, des vêtements que l’usure a souvent déformés. On ne peut se fier simplement à la taille annoncée. Le vêtement se trouve souvent agrandi. La majorité des gens qui se rendent à La Commode le font pour des raisons financières. Mais leur exclusion d’autres lieux d’approvisionnement, liée à un faible capital économique, ne fait pas d’eux les seuls clients. Une autre clientèle s’y rend pour pouvoir acheter quelques pièces de marques, « des griffes », inaccessibles pour eux à l’état neuf. Sur plus de trois cents chemises en moyenne en rayon, on en trouve (en cherchant) une petite dizaine signées des marques Cardin, Cerruti ou Boss. La consommation de luxe devient accessible à prix d’occasion. Le magasin a créé un rayon particulier réservé à certains de ces produits, appelé « On se distingue ». Ici, le niveau des prix est plus élevé. Il arrive également à cette même clientèle de lier cette pratique à celle d’un détournement esthétique. Certains vêtements passés de mode (vieilles parkas), usés (jeans) ou destinés à des fonctions publicitaires (tee-shirt « Shell ») ou au travail (bleu de travail) sont prisés et achetés comme des vêtements « à la mode ». Le refus du neuf comme l’amour de l’usagé se justifient par des signes (détournements fonctionnels) ou des défauts (usures), considérés comme des qualités. Cette clientèle préfère acheter moins cher mais aussi des vêtements qui capitalisent une histoire, acquise en « seconde main ». La limite de ce transfert se pose souvent
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en termes d’hygiène. Jusqu’à quel point peut-on porter des vêtements autres (altérés) et se mettre à la place des autres (du premier propriétaire) ? Si les sous-vêtements sont d’emblée écartés de la vente, des clients considèrent qu’il est impensable d’utiliser d’autres catégories de vêtements usagés. Dans ce cas, les limites de l’hygiène reposent sur une géographie subjective de l’intime. Comme l’explique un client, « je peux tout acheter d’occasion sauf les chaussures, même de qualité. J’imagine mal mettre mes pieds dans les chaussures d’un autre ». Pour une cliente, c’est le partage des draps qu’elle refuse, « bon ici il faut trier, mais je ne vais jamais chercher le linge de maison, les draps. On ne sait jamais ce qu’ont fait les gens avec ». Le fait de construire un mode d’échange fondé sur la requalification marchande des choses, conduit les clients à exiger des biens dont les qualités relèvent du fonctionnel mais aussi de l’esthétique. Un couple discute d’un canapé. Le litige porte sur le critère déterminant dans l’achat. Pour la femme, il s’agit d’acquérir un canapé dont elle évalue la fonctionnalité. De ce point de vue, l’objet est en bon état. Mais au-delà de cette valeur d’usage, l’homme remet en cause son esthétique. Sa couleur est passée à cause de son ancienneté : « Je ne vois pas l’intérêt, il est aussi vieux que le nôtre. En plus, il est blanc, bleu, tacheté, on ne sait même plus de quelle couleur il est ! » La femme réplique aussitôt : « Il est blanc cassé, c’est ça sa couleur. » Cette tension dans la lecture de la valeur des choses est au cœur du processus de requalification en jeu dans la ressourcerie. Il faut réussir la transformation d’objets d’occasion en de nouvelles marchandises. Cette opération conduit à exclure du lieu de vente le dépôt d’objets ou de vêtements usagés. Régulièrement, certaines personnes qui ne connaissent pas les règles du magasin s’y rendent pour y faire des achats et profitent de leur venue pour apporter des objets et des habits afin de les donner. Sacs à la main, à leur entrée dans le magasin, on vient leur expliquer qu’il faut déposer ailleurs leurs dons : « C’est un espace réservé aux ventes ici. Nous ne mélangeons pas les choses. » Il faut séparer les dons des objets réinvestis, car le travail de transformation de la ressourcerie consiste en une différenciation des deux. Dans cette perspective, on a installé à l’extérieur du magasin un bac de récupération qui permet moins de récupérer les dons que de les séparer des marchandises à vendre. Quelle que soit la motivation première de l’achat, le plaisir de « magasiner » à La Commode repose sur la possibilité de multiplier les acquisitions. Ce qui n’est pas permis à l’ensemble des clients dans des magasins de neuf peut ici se faire. Cette compensation vient dire ce dont ces acheteurs souffrent : se sentir exclus de la consommation, exclus par les objets. Alors, on les accumule, on les collectionne. Comme le confie une cliente dont le chariot est plein, « on ne vient pas à La Commode juste pour s’acheter un tee-shirt. Il faut faire la route et en plus vous ne savez jamais ce que vous
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allez trouver. Il faut prendre une chance. » Pour la plupart des gens, ces prix leur permettent d’acheter ce qu’ils ne pourraient pas acquérir ailleurs, « c’est quand même plus sympathique d’acheter sept chemises pour le prix d’une chez Simons». On prend un chariot, dans lequel on peut installer son enfant, pour faire ses achats. Ensuite, on passe à la caisse qui délivre des bons de réductions aux clients les plus fidèles. On repart enfin avec ses objets, mis dans des paquets. Sur un des murs à l’intérieur du magasin, on peut lire la devise des ressourceries : « Conscient de la souffrance humaine, Centraide Québec et La Commode s’associent afin de contribuer à soulager celle-ci. Votre don ou achat de vêtements contribue aux œuvres et redonne ainsi espoir et dignité à plusieurs de vos amis, parents, voisins et connaissances ». Le détour par l’objet, réinvesti d’une valeur marchande, permet à des gens de se racheter une dignité.
Le vol ou la mémoire des choses M’ayant confié le rayon des chaussures, une responsable m’explique un matin en quoi consiste mon travail. Une demi-heure avant l’ouverture, je suis chargé de vérifier que la plupart des trois cents paires de chaussures (réparties entre les sections « Homme », « Femme » et « Enfant ») sont toujours par deux et classées par tailles. Il faut refaire des séries, remettre ensemble ce qui la veille a été essayé et souvent mélangé par les clients. La règle semble simple jusqu’à ce que la dernière indication me soit précisée : « Il faut aussi que tu récupères les chaussures que les gens ont laissées, ce sont les plus usées et les plus sales. » Après un temps de doute, je comprends que pendant la journée certaines personnes font leurs choix parmi les chaussures, en essaient certaines et les gardent aux pieds. Elles installent ensuite leur ancienne paire dans les rayons et quittent le magasin – sans payer. Les enjeux qui entourent ces « vols » indiquent le point de rupture du contrat social de la ressourcerie. C’est ici que la problématique de l’histoire et de la mémoire revient sur scène. Le travail de transformation de l’objet abandonné passe par différentes opérations : vérification de la valeur d’usage, réparation sommaire, repassage dans certains cas, retrait de noms cousus sur les vêtements d’enfants… D’une manière générale, on efface les signes d’usage et d’appar tenance. Il faut donner le plus possible à l’objet l’allure du neuf, du non usagé. Cette opération de requalification marchande repose sur une logique d’effacement des signes d’histoire. Le neuf a cette qualité d’être sans histoire, . Enseigne de mode réputée qui compte trois magasins à Québec.
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de rester anonyme et de signifier une promesse d’usage. On efface ainsi tout signe d’individuation. Le stade ultime de ce travail passe par l’assignation d’une identité apposée à l’objet, qui est l’étiquetage de son prix. On signe l’objet du prix qu’on lui attache. Que font les « voleurs » dans ce magasin ? Ils cachent rarement les vêtements qu’ils volent. Ils ôtent leur prix et s’habillent du vêtement. Les gens sortent sans payer avec une paire de chaussures aux pieds, une chemise ou une veste qu’ils portent sur eux. En s’habillant de l’objet, ils l’incorporent. Juridiquement, ils n’encourent aucun risque car il est impossible de prouver qu’un vêtement usagé mis sur soi a été volé. Le rangement à l’intérieur du magasin par « familles » qui consiste à rassembler les exemplaires par séries homogènes (genres, fonctions, couleurs et prix) vise à effacer les histoires individuelles portées par chaque vêtement. Mais chaque exemplaire reste unique et garde suffisamment de signes d’usure pour qu’une fois mis sur soi personne ne puisse prouver qu’il n’est pas à celui qui le porte. La responsable des ventes se retrouve dans l’impossibilité d’appeler la police, « C’est comme ça, on ne peut jamais prouver que c’est volé. La dernière fois, une femme est venue me proposer sa vieille veste en cuir en échange d’une qu’elle voulait dans le magasin. Je lui ai expliqué qu’on n’acceptait pas le troc, eh bien en fin de journée, la veste avait disparu, à la place, elle avait mis la sienne ». La transformation du reste en marchandise implique de déhistoriciser les objets, mais cette opération échoue dans le cas des vols qui, bien plus que des vols, sont des preuves de l’impossible dépossession de l’histoire. Des gens, en volant des objets marqués d’histoire, signifient leur ressemblance avec des objets usés. Le vol a cette étrange qualité de réfléchir l’identité entre des gens et des objets et leur appartenance réciproque. Cette situation renvoie à la question que posait Roland Barthes au sujet de l’appétit de notre société à consommer les signes de la charité, les substituant « à la réalité de la justice » (1968 : 56). En soumettant le rachat des gens à celui de marchandises, ce processus signifie sa soumission au pouvoir de la marchandise. Les travailleurs employés à La Commode, après avoir été l’objet d’un tri social et exclus du travail, font, à leur tour, un travail de tri des objets que la société marchande ne veut plus, qu’elle a délaissés. Les gens incorporent la posture des objets abandonnés pour les requalifier en tant que marchandise et par là se voient requalifiés en tant que travailleurs. La requalification de l’objet permet celle des humains, travailleurs comme consommateurs. Trier les objets permet ainsi de trier les hommes. C’est à ce seuil que dans la relation avec l’objet, selon Baudrillard, « s’investit ce qui n’a pu l’être dans la relation humaine » ([1968] 1993 : 126). « Cette délégation de notre morale aux objets », pour reprendre l’expression de Bruno Latour (1993 : 32), trouve un point de rupture dans le cas des vols. Le vol vient manifester la limite de la requalification de l’objet et la réappropriation, légalement
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inattaquable, d’une part de dignité attachée à la valeur d’histoire des choses en réaction à l’indignité de leur valeur marchande. Ce que la ressourcerie et, avec elle, les lois de la société marchande n’arrivent pas à réguler dans le cas des « vols » relève de la mémoire des gens inscrite dans les choses. Cette « valeur biographique » des vêtements leur donne une force, une valeur d’« enchantement » liée à leur pouvoir de captation d’histoire comme l’a montré Alfred Gell (1998, voir également Hoskins 1990). Il ne s’agit pas de la considérer dans son analogie avec l’art mais dans son pouvoir d’action. Elle signifie la force de l’histoire par l’irréductibilité de ses signatures (usures, défauts, déchirures, déformations, couleurs perdues, délavées, passées…). Cette communauté d’histoire entre des gens et des choses échappe à la raison marchande. La création de La Commode en lieu et place d’un ancien centre d’achats est d’ailleurs marquée par cet impensé. Le récit fondateur de La Commode raconte que les Galeries Sainte-Anne ont fait faillite à cause de l’hôpital psychiatrique qui se trouve à quelques centaines de mètres en face : « Un jour, ils ont changé les règles de l’hôpital. Ils ont décidé que c’était mieux pour les fous de sortir. Alors, ils venaient dans le Centre d’achats et gênaient les clients. À la fin c’était impossible de faire ses courses, c’est pour ça qu’il a fermé. » Cette fable de la faillite de la société marchande vient dire son incapacité et sa peur de penser son identité au regard de son altérité, ne laissant comme seule compensation à ceux qu’elle dépossède de déjouer leur misère en leur donnant la possibilité de jouer à ses propres règles.
Bibliographie Agamben, Giorgio, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot, (1998), 1999. Barthes, Roland, « Iconographie de l’abbé Pierre », in Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1968, p. 54-56. Baudrillard, Jean, Le système des objets, Paris, Gallimard, (1968), 1993. Bertolini, Gérard, « L’or et l’ordure, le déchet et l’argent », in Jean-Claude Beaune, (dir.), Le déchet, le rebut, le rien, Seyssel, Champ Vallon, 1999, p. 37-49. Debary, Octave, La fin du Creusot ou l’art d’accommoder les restes, Paris, CTHS, 2002. Debary, Octave et Arnaud Tellier, « Objets de peu, les marchés à réderies dans la Somme », L’Homme, revue française d’anthropologie, (« Espèces d’objets »), 170, avril-juin 2004, p. 117-138. Gell, Alfred, Art and Agency: An Anthropological Theory, Oxford, Oxford University Press, 1998. Herrman, Gretchen M., “Negotiating Culture: Conflict and Consensus in U.S. Garage-Sale Bargaining”, Ethnology, 3, XLII, Summer 2003, p. 237-252. Hoskins, Janet, Biographical Objects: How Things Tell the Stories of People’s Lives, New York et Londres, Routledge, 1998. Hyvernaud, Georges, Lettre anonyme, Paris, Le Dilettante, 2002.
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Kopytoff, Igor, “The Cultural Biography of Things: Commoditization as Process”, in Arjun Appadurai (dir.), The Social Life of Things, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 64-91. La Pradelle, Michèle de, Les vendredis de Carpentras. Faire son marché en Provence ou ailleurs, Paris, Fayard, 1996. Latour, Bruno, Petite leçon de sociologie des sciences, Paris, La Découverte, 1993. Liégard, Fabrice, « Des hommes réhabilités. Travailler dans les communautés Emmaüs », in Noël Barbe et Serge Latouche (dir.), Économies choisies, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004, p. 145-157. Nora, Pierre, « Entre mémoire et histoire », in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, 1, Paris, Gallimard, 1984, p. XVII-XLII. Ricœur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000. Robertson, Lisa, “The Value Village Lyric”, in Lisa Robertson, Occasional Work and Seven Walks from the Office for Soft Architecture, Vancouver, Clear Cut Press, 2003, p. 207-219.
Livres d’occasion : du neuf avec du vieux
Thierry Paquot
Il semble bien au chaud, là derrière la vitre, à l’abri des vents qui balaient la rue, pourtant je n’hésite pas une seconde, sachant que je vais perturber sa relative quiétude. Je pénètre dans le magasin, demande à la vendeuse la permission de le sortir de la vitrine, puis je l’examine sous toutes les coutures, le feuillette, le renifle, le soupèse, puis avec délicatesse l’entrouvre. Je me rends lentement à la table des matières, je la lis, puis constatant que son objet d’étude m’importe, je vais à la page de garde où je sais que généralement le libraire note, dans le haut à droite, le prix. Effectivement un chiffre est marqué au crayon à mine de plomb. Ce n’est pas exagéré, un peu plus cher que le même exemplaire vu l’autre jour au square Georges-Brassens (le rendez-vous dominical des amateurs de livres, sous les anciennes halles de Vaugirard, le marché aux bestiaux) mais moins cher que celui que j’ai pointé sur Internet. « Je le prends », dis-je à la vendeuse, en m’avançant vers la caisse. Le livre que je tiens bien en main n’a pas réagi, il m’accepte, c’est du moins l’impression que j’ai. Je le range dans mon cartable, droit, entre un autre livre et le journal, comme cela il aura de la lecture, pensé-je. « Idiot, un livre ne sait pas lire ! » Son boulot consiste à faire lire celle ou celui à qui il confie son intimité. À peine installé dans le métropolitain, je le sors pour faire mieux connaissance. Il n’est pas farouche, me laisse agir. J’observe sa reliure et constate avec satisfaction que ses cahiers sont cousus, mais ouvrant l’ouvrage je remarque qu’un cahier de seize pages n’est pas coupé. Avec le coupon de ma carte orange, je sépare méticuleusement les pages repliées, un léger copeau de papier lèche le coupon rigide comme une lame, et vient se coller à lui. L’opération s’est bien déroulée, aucun dérapage malheureux n’a esquinté la page. Je regarde attentivement le contenu de ce cahier que personne n’a lu. C’est assez bizarre, sa lecture me paraît indispensable pour suivre la démonstration que l’auteur élabore méthodiquement dans les pages précédentes et suivantes. Question : pourquoi son premier lecteur – et peutêtre son unique lecteur ? – a ni plus ni moins sauté cette partie d’un chapitre central ? Réponse : à cause d’un moment d’inattention, d’une courte absence mentale, d’un dérangement imprévu ? Alors, pourquoi ne pas l’avoir quand
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même découpé, ce fichu cahier ? Après tout, cela arrive à tout un chacun de passer un paragraphe ou même une page, occupé qu’il est, quelques courts instants, à observer le visage d’un autre voyageur, sa tenue vestimentaire, la beauté ou le mystère de ses traits – ou plus simplement encore, être interrompu par une brève rêverie. Dans ce cas par conscience professionnelle, le lecteur aurait dû couper toutes les pages du livre. Il existe de nombreuses manières de faire. Certains lecteurs, après avoir tourné et retourné le livre dans tous les sens, s’installent avec une réelle impatience, à leur bureau et avec un canif à la lame très fine, procèdent au découpage, puis époussettent le plan de travail. C’est seulement à ce moment que le livre est prêt à être lu. D’autres lecteurs, j’en connais, découpent les cahiers au fur et à mesure de leur lecture, comme un éclaireur dégage avec son sabre son chemin dans la jungle. Ainsi, ai-je acquis plus d’un livre à peine découpé, sachant alors où le lecteur s’est rendu. « Se rendre », veut bien dire à la fois, « aller » et « capituler » ! Compère-Morel, le biographe de Jules Guesde, raconte que le « Livre I » du Capital de Marx que l’on a retrouvé dans la bibliothèque du fondateur du Parti ouvrier français, mouvement collectiviste, n’avait été découpé que sur une cinquantaine de pages ! Cela ne l’a pas empêché d’enseigner le marxisme à ses auditeurs, de les enflammer avec le « b-a-ba » du matérialisme historique, de manier dans ses discours à la Chambre des notions comme « plus-value », « forces productives », « moyens de production », « matérialisme historique » et de dénoncer, avec force et détermination, que le « travail » était devenu avec l’industrialisation une banale « marchandise » C’est souvent par la bibliothèque et l’examen des ouvrages, parfois annotés en marge, honorés d’une dédicace, qu’un historien élabore des filiations, des influences, des connivences, ou des oppositions, entre tel auteur et le propriétaire des lieux. Reconstituant la bibliothèque du jeune CharlesÉdouard Jeanneret, Paul V. Turner (La formation de Le Corbusier, Macula, 1987) repère dans l’exemplaire de L’Art de demain (1904) d’Henry Provensal quelques passages cochés, dont cette phrase : « Les oppositions d’ombre et de lumière, de plein et de vide, les conclusions cubiques de ses trois dimensions, constituent un des beaux drames plastiques du monde. » Or, devenu Le Corbusier, notre autodidacte ne s’embarrasse guère de fastidieuses notes de bas de page et propose de définir l’architecture comme : « le jeu savant, correct et magnifique des volumes sous la lumière » et d’utiliser moult fois la notion de « cubique » sans indiquer le moins du monde la source de son inspiration. À la suite du décès de Marcel Cornu (1909-2001) qui a été un excellent critique d’architecture aux Lettres françaises, hebdomadaire dirigé par Louis Aragon, et d’urbanisme à la revue du même nom, j’ai reçu de son fils une partie de sa bibliothèque pour la déposer à l’Institut d’urbanisme de Paris. Quel plaisir pour moi que d’attraper les ouvrages des rayonnages
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et de les déposer dans des cartons ! Je les regardais un par un. Le titre m’évoquait une précédente lecture ou bien venait combler une lacune dans la bibliographie invisible et inachevée que je tiens inlassablement à jour dans ma mémoire. Le nom de l’auteur provoquait toute une agitation, je me surprenais à murmurer des formules insensées, comme « tiens, il a également écrit sur ce sujet », « je croyais cet essai plus volumineux », « quelle couverture hideuse », « il y a donc plusieurs éditions de ce livre, je ne connaissais pas celle-ci ». Rédigeant un article sur la vie et l’œuvre de Marcel Cornu (c’était la moindre des choses après un tel legs), j’ai lu plusieurs livres de sa bibliothèque et constaté que cet agrégé corrigeait les coquilles, rectifiait les prénoms des auteurs malmenés, soulignait les passages appréciés et marquait d’un trait vigoureux les idées contestées. Le point d’exclamation placé en marge laissait entendre un rire sarcastique, une moquerie. J’ai pu imaginer que ce lecteur précis et passionné lisait joyeusement, sans obligation, sans contrainte. Les coups de crayon, souvent rageurs ou impertinents, évoquaient le duel symbolique qu’il pratiquait contre l’auteur. Une lecture gaie, pour un gai savoir ! Une telle sensation est communicative, je souriais d’aise en maniant ces livres heureux. Heureux ? Oui, heureux, car aimés. Généralement, je perçois immédiatement si un livre a été ou non cajolé par son propriétaire ou bien irréversiblement méprisé, abandonné en cours de route. Traumatisé, il ne revient à la vie qu’après un indispensable repos. J’ai récemment acheté un bouquin bien mal en point, qui avait dû en connaître des « vertes et des pas mûres ». Je l’ai posé, avec mille précautions, sur ma table de travail, parmi d’autres ouvrages afin qu’il ne soit pas isolé, sachant que je ne viendrais pas l’emprunter avant plusieurs mois. Il était là, parmi les siens, dans une solitude partielle, indispensable à un réel repos. J’ai senti qu’il souhaitait un tel traitement. En effet, un livre vibre autant des pulsations de son auteur que de celles qui émanent de ses lecteurs. Il emmagasine tant d’espérances, de rêves, de savoir ! Un livre est une sorte d’éponge qui garderait toujours la même forme, malgré le trop-plein d’informations qu’il ingurgite de force, le presser ne sert à rien, le secouer non plus. Si, par exemple, vous agitez un livre en le tenant par sa couverture et en laissant ses pages s’ouvrir en éventail, il ne laissera s’échapper de lui, dans le meilleur des cas, qu’une feuille jaunie, un brin d’herbe, une fleur séchée ou un ancien ticket de bus, une carte postale, un morceau de papier griffonné, une carte de visite, un encart publicitaire, un marque-page, que sais-je encore ? Et à nouveau recommence l’enquête : qui est qui ? Pourquoi ce pissenlit ? Qui habite à cette adresse hâtivement portée sur un bout de papier ? Et qui répond à ce numéro de téléphone ? En compagnie de qui le lecteur se trouvait-il lorsqu’il y a glissé cet indice muet ? Le faire parler est délicat, je ne peux qu’imaginer une histoire. La publicité vante les mérites d’un cours de dessin sis boulevard du Montparnasse.
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Le marque-page porte les couleurs d’une compagnie maritime. Les quatre minuscules tickets d’autobus assuraient le trajet intégral de la ligne, mais ils sont hors d’usage depuis des lustres, de même que le contrôleur a lui aussi disparu avec sa petite machine à oblitérer les tickets… Une image pieuse est encartée dans Connaissance de l’être. Traité d’ontologie du père Joseph de Finance (Desclée de Brouwer, 1966) que je viens d’acheter chez un bouquiniste de Lyon, elle est signée par un premier communiant qui remercie le père pour ses conseils. Nous n’en saurons pas plus. Ni si un lien de parenté relie l’enfant et le prêtre, ni la nature des conseils. Juste une date, celle d’un dimanche de juin de l’an 1969, jour certainement magnifié par le soleil, le cortège des officiants en aube blanche, sans oublier l’harmonium. J’ai beau porter la petite image à mon oreille, nul chant ne vient se manifester. Dans Paris démoli. Mosaïque de ruines d’Édouard Fournier (seconde édition, celle de 1855), qui contient une préface de Théophile Gautier, un petit ruban vert sert de marque-page, j’ouvre le livre à cette page III et y trouve une phrase soulignée au crayon à mine de plomb : « Tout homme qui fait un pas foule la cendre de ses pères ; tout édifice qui s’élève a dans ses substructions les pierres d’un édifice démoli, et le présent, quoi qu’il en ait, marche sur le passé. » Cet ouvrage ne possède aucun autre surlignage. Je prends dans ma bibliothèque Les ruines, de Volney, édition de 1820, magnifique petit livre relié ; sur la page de garde, écrit à l’encre et à la plume sergent-major : « donné par papa ». Le destinataire est-il un garçon ou une fille ? Ce cadeau récompense-t-il un examen passé avec succès ? Le papa en question lit-il et discute-t-il ? A-t-il offert cet ouvrage en souvenir de sa propre lecture de ce livre, plus de vingt ans auparavant ? Je n’en saurais rien. Tant pis. Je me plonge dans ce livre comme si j’étais son premier lecteur, puisqu’il s’agit de ma première lecture. Ce représentant des « Idéologues » écrit un français élégant et ses propos sont encore dignes d’intérêt, ne serait-ce que pour comprendre la genèse de la théorie des besoins. Mais le choix qu’effectue Constantin-François Chassebœuf pour fabriquer son pseudonyme est original, en bon admirateur de Voltaire, il opte pour la première syllabe du nom de son maître à penser, « Vol » qu’il associe à la dernière syllabe du lieu d’habitation de ce dernier, « ney » de Ferney, d’où Volney. Dans l’Histoire de Toulouse, de Philippe Wolf (Privat, 1961), épais volume solidement relié, que je viens d’acquérir rue de l’Odéon, je lis sur une carte postale, écrit au stylo à bille à encre bleue : « De passage à Paris nous aurions bien voulu vous dire bonjour mais c’est une chose normale qu’on ne trouve personne le 14 juillet ! À la prochaine ! Bien amicalement vôtre… », deux prénoms danois peu lisibles suivent ce petit mot. S’agit-il de la fête nationale de l’année de l’édition ? Dans ce cas, l’« habitude » de quitter la capitale serait déjà dans les mœurs. Peut-être le 14 juillet tombe-t-il un jour de semaine qui prolonge le week-end ou bien le « pont » est-il déjà une pratique banale ?
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Il faudrait retrouver un calendrier de cette époque et enquêter à la manière d’un Georges Perec. J’y renonce. Le livre d’occasion ne serait qu’une réserve à souvenirs, un fantôme du passé ? Pas seulement. Nombreux sont aussi les ouvrages d’occasion qui sont enrichis de coupures de presse, parfois c’est une recension, pas toujours munie du titre du journal et de la date, parfois c’est une notice nécrologique qui concerne l’auteur. C’est le cas pour Le grand ensemble, roman de Gérard Boutelleau (Gallimard, 1962) que je me suis procuré chez un libraire de livres anciens de Nice, via Internet, qui est orné sur sa page de garde d’une courte nécrologie, collée et sans référence. J’y apprends que l’auteur est mort à l’âge de cinquante et un ans et que son père, Jacques Boutelleau, écrivain connu, a pris le pseudonyme de Jacques Chardonne. J’ai acquis, pour 12 euros, chez un bouquiniste de Figeac la biographie de Goethe rédigée par Marcel Brion. Le volume, en bon état, est recouvert de papier cristal. Il s’agit de la première édition, chez Albin Michel, de 1949. Sur la page de titre, un acheteur – est-ce le premier ? – a écrit avec un stylo-bille à encre bleue, « décembre 1963 ». La même écriture, mais cette fois-ci, à l’encre rouge, a recopié des poèmes de Goethe en allemand sur une page blanche à petits carreaux, scotchée en haut de la page où Marcel Brion commente le poème en question. Ainsi le lecteur peut lire « Mailied » (1771) à la page 120, « Prométhée » à la page 135 et « Selige Sehnsucht », à la page 384. Incontestablement, pour un germaniste, de tels ajouts seront précieux, pour le lecteur lambda, ils ne consisteront qu’en des fantaisies. Après l’avoir vainement cherché pendant des années, y compris en consultant régulièrement mon ordinateur, j’ai enfin trouvé L’esthétique de la rue de Gustave Kahn. Ce dernier est plus connu comme poète et théoricien du vers-librisme que comme piéton curieux et sensible aux « choses de la ville ». Le rendez-vous est pris avec le libraire, rue des Boulangers à Paris, et d’humeur joyeuse, je pénètre dans la boutique. Le libraire dispose de deux exemplaires, un « grand papier » au tirage limité, à 280 euros et un exemplaire normal, mais correctement relié, à 90 euros. Je choisis celui-ci, n’étant pas un bibliophile ou un collectionneur, mais un simple lecteur. La page de garde et la page de titre sont passablement jaunies alors que l’ensemble est d’un blanc légèrement crémeux. Le libraire m’en explique la raison. Le livre a été publié en 1900 par la Société d’Édition artistique, maison qu’il ne connaît pas plus que cela, et vraisemblablement le stock d’invendus – ou bien à la suite d’une faillite – a été racheté par Eugène Fasquelle, en accord avec l’auteur, qui a substitué aux deux pages du tirage, les siennes. Aussi, puis-je lire après le nom de l’auteur et le titre, « Bibliothèque – Charpentier » en gros caractères et en plus petits, « Eugène Fasquelle, éditeur, 11, rue de Grenelle, 11 – 1901 ». Lorsque j’ai repéré cet ouvrage, dans une note de bas de page de L’esthétique des villes, d’Émile Magne, paru en 1908 au Mercure
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de France, puis dans le catalogue de plusieurs bibliothèques françaises et nord-américaines, il n’était fait mention que de cette seule édition, de 1901. Or elle résulte d’un tirage antérieur, ce qui dans la chronologie du débat sur l’art urbain, par exemple, est d’importance. Je pourrais ouvrir bien d’autres livres de ma bibliothèque, comme des huîtres, et en extraire une perle, mais la valeur d’un ouvrage ignore la monnaie. Certes, cette unité de mesure et d’échange participe à l’achat et à la vente du livre d’occasion, mais la valeur ne dépend pas d’un marché – excepté peut-être pour des éditions rares, numérotées et recherchées, des premiers tirages, des « grands papiers » ou pour des reliures signées –, mais avant tout de l’attente de l’acheteur. Ce n’est pas l’ancienneté qui accroît le prix d’un livre, pas plus que son aspect. Je ne peux qu’être irrité par le vendeur amateur, lors d’un vide-grenier, qui brade une édition originale du Voyage au bout de la nuit (1 euro !), mais qui s’obstine à vouloir me vendre trente euros un livre assez courant, mais paré d’une reliure en carton toilé. Finalement, je prends les deux pour 5 euros après avoir expliqué au « vendeur » que Céline appréciait beaucoup la collection « Géographie humaine » dirigée par Pierre Deffontaines, chez Gallimard, à laquelle appartient La géographie psychologique (1939) de Georges Hardy dont il se débarrasse… Ce n’était pas une explication, mais une historiette sur le hasard des rencontres, l’association de ces deux titres, bref, nous avons parlé quelques minutes et il a accepté mon offre. En rentrant, j’ai remplacé, dans ma bibliothèque, le Voyage en poche par ce premier tirage et lu, dans la foulée, ce curieux ouvrage de géographie d’un auteur attachant dont je connaissais d’autres textes parus dans la Revue de psychologie des peuples. Le bon vendeur est celui qui sait justifier l’écart de prix entre deux livres de son magasin. Soit il est spécialisé et par conséquent rémunère ses compétences en s’adressant à une clientèle choisie qui accepte sans rechigner le prix indiqué. Soit il vend un peu de tout à des prix abordables et parfois même, à vos yeux de bibliomane, ridicules. Le bouquineur apprécie les tarifs, qu’il connaît en gros et du coup sait que tel livre affiche un prix « normal » ou « correct ». Il reçoit des catalogues, consulte Internet, visite régulièrement des librairies différentes et par conséquent peut aisément comparer. À force de pratiquer les bouquineries, il a appris une règle simple, ne jamais remettre au lendemain un achat. En effet, l’ouvrage convoité vous fait signe, il vous dit « prends-moi ! », vous hésitez, vous pensez le trouver ailleurs un peu moins cher et lorsque vous revenez, il a disparu ! Certes, cela arrive d’acheter un livre dans une boutique et de le trouver, le même jour, dans une boîte d’un bouquiniste installé sur les quais, beaucoup moins cher, il faut alors établir une moyenne, non pas pour vous consoler, mais pour tenir votre budget « livres ». Là encore, le plaisir dépend de votre attente ou de votre surprise. Ce livre était désiré, vous en aviez besoin pour terminer un article, renforcer sa conclusion, ajouter une touche d’érudition, compléter votre bibliographie
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en la matière ou tout simplement pour le plaisir de le posséder, dans ce cas c’est le fait de l’avoir qui l’emporte sur la déception de se le procurer de manière onéreuse. L’essentiel est l’équilibre : « l’un dans l’autre, c’est bon », vous dites-vous en récapitulant vos derniers achats. Bien sûr l’idéal serait non seulement de dénicher le titre attendu mais à un prix bradé ! Cela arrive parfois et vous met en joie. Je me suis aperçu, lorsque je découvre dans un amas de bouquins un ouvrage que je désespérais de déterrer un jour, de modérer mon bonheur, de faire comme si de rien n’était et de paraître détaché afin de ne pas attirer l’attention d’un autre client – qui est toujours un concurrent potentiel ! – ou pire encore celle du libraire, qui par je ne sais quelle opération pourrait augmenter le prix ou dire d’une voix terrible « il est réservé ». Je saisis alors le livre et le paie sans aucune précipitation, alors que mon rythme cardiaque s’accélère… Une fois sur le trottoir, je le sors du sac plastique, vérifie que c’est bien celui-ci que je voulais et souris à la terre entière. Si c’est en début de matinée, je prends cette découverte pour un signe de félicité qui durera toute la journée. Il en va de même lorsque le facteur dépose un catalogue. Je me précipite pour le parcourir fébrilement, un crayon à la main afin de cocher le numéro retenu, puis je rassemble tous les numéros sur la couverture du catalogue et j’appelle le libraire, quelque peu inquiet. J’énonce les numéros et j’entends « oui, il est disponible », « non, il est parti », enfin je raccroche. La tristesse me submerge si la pêche n’est pas fameuse et, au contraire je deviens bienheureux si elle s’est révélée fructueuse et quasi miraculeuse. Je considère l’accumulation de plusieurs trouvailles comme un porte-bonheur pour la journée ou pour d’autres futurs achats inespérés. Les termes « disponible » et « parti » sont étonnants car ils personnalisent le livre, ils nous disent que ce dernier est encore là, à votre disposition, à votre service ou bien qu’il est déjà parti, infidèle avant même toute relation. La surprise aussi joue un grand rôle dans le plaisir de dénicher un ouvrage. Cette surprise s’apparente davantage à l’étonnement et au mystère qu’à la stupéfaction. Vous êtes hanté par un thème sur lequel vous préparez une communication, par exemple, pour un colloque. Vous avez rassemblé divers documents (articles photocopiés il y a quelques années, ouvrages lus ou relus à cette occasion, liste des travaux à vous procurer etc.). Dans cette liste, un ou deux titres qui semblent essentiels. Vous ne les possédez pas, alors vous les cherchez, aussi bien sur Internet, à la librairie Gibert (celle de l’Odéon), au square Georges-Brassens et puis au hasard de vos déambulations de la rue de l’Odéon au passage Verdeau. Et c’est là que découvrez un ouvrage que vous ne connaissiez pas et qui entre entièrement dans vos préoccupations. Vous êtes interloqué. Vous tenez l’ouvrage, dévorez la table des matières, vous êtes à deux doigts de vous pincer. Non, vous ne rêvez pas ! À titre d’exemple, je peux citer Humanité de l’homme. Étude de philosophie concrète, d’Edmond Barbotin (collection « Théologie », n° 77, Aubier, 1970),
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que je paie 7 euros et qui aborde la plupart des sujets de mon séminaire de « Philosophie de l’urbain », c’est-à-dire l’espace des hommes, le temps de chacun, les relations interpersonnelles (il y a des chapitres intitulés : « La parole », « La main », « Le visage et le regard »), tout cela résonne en moi et m’évoque Heidegger, Levinas, Ricœur. Préparant un article sur la notion de « milieu », pas seulement chez Taine, mais de manière plus générale, quasiépistémologique, je tombe sur Montesquieu et la tradition politique anglais en France. Les sources anglaises de L’ Esprit des Lois, par Joseph Dedieu (Librairie Victor Lecoffre, J. Gabalda & Cie, 1909), avec un long chapitre bien documenté sur le climat et les civilisations. Ce volume non coupé vaut 8 euros, une trouvaille comme un cadeau ! Cette découverte accélère la rédaction de cet article, qui traînait quelque peu… À Bordeaux, dans une toute petite librairie qui a fermé récemment, j’ai eu le même jour le plaisir et de l’attente et de la surprise. Je cherchais sans chercher tout en cherchant le célèbre et introuvable travail de Pierre Citron, La poésie de Paris dans la littérature française de Rousseau à Baudelaire (deux tomes, les Éditions de Minuit, 1961) à 25 euros. Exemplaire en très bon état, j’étais ravi. Un peu plus loin sur une autre étagère, je vois un gros volume solidement relié, L’Émigration des campagnes vers les villes et ses conséquences économiques & sociales, par Jean Guillou (Arthur Rousseau éditeur, 1905) à 40 euros (certainement à cause de la reliure !). J’ai pourtant beaucoup lu sur l’histoire des villes et jamais je n’ai vu ce texte cité. Il est comparativement coûteux. Je n’ai pas le temps de tergiverser, car le train m’attend. Je le prends aussi. Il se révéla passionnant à la lecture et me permit, là encore, de rectifier mon point de vue sur cette période cruciale de l’avènement de la « grande ville » – et des réseaux – et de rédiger un article sur « l’exode urbain », dont il parle aussi. Le langage codé des catalogues possède un charme désuet qui me comble d’aise : « Les deux ouvrages en un vol. in-12, rel. demi-bas, cachet, étiq. au dos, texte grec seul. », « cart. pl. toile éd., ss.jaq. », « fort vol. in-8, br. », « in8, rel. demi-chagr., dos à nerfs frotté. », « dos fendu », « qq. mouillures », « in-12, br., couv. défr., cachets, étiq. au dos. », « pet. In-12, br. rouss. 63 p., couv. factice. » Parfois même, le rédacteur du catalogue ajoute une information, par exemple : « Canudo (Ricciotto). L’usine aux images. Préface de Fernand Divoire, Paris, Chiron, 1927, gr. In-8, broché, 172 pp. Première édition collective réunissant les articles sur le cinéma de ce critique et théoricien italien, inventeur de l’expression Septième Art et créateur du premier cinéclub. Bel envoi de Fernand Divoire à Jean Longuet. 60 euros. » Ce que ne nous dit pas l’auteur de ces lignes, c’est que Louis Delluc a créé le ciné-club et Canudo le Club des Amis du septième Art… Cette écriture télégraphique à base de contractions s’adresse aux seuls initiés, les distingue et les regroupe en une sorte de club ou de secte. Appartenir à de telles microsociétés confirme et conforte votre sentiment d’exception, ou plus simplement votre
Livres d’occasion : du neuf avec du vieux
singularité. « Reçois-tu le catalogue de X, non ? », ainsi apprenez-vous que votre interlocuteur n’est pas vraiment mordu de tel sujet ou de telle période puisqu’il ne figure pas parmi les destinataires de X. Le bouquinomane ne dédaigne aucune piste, il a ses itinéraires fléchés (les « pages jaunes » de l’annuaire téléphonique), ses réseaux, ses salons, mais aussi les dépôts-ventes, les brocantes et les communautés Emmaüs. À côté du Havre, je fréquente les compagnons de l’abbé Pierre. Dans le vaste hangar, à côté des meubles, après le stand de la vaisselle, se trouve le coin librairie. Des rayonnages accueillent plusieurs centaines de livres : des dictionnaires, des livres de clubs à la reliure rutilante, des polars fatigués, des poches, des ouvrages religieux, des manuels scolaires, des romans de gare, etc. Parmi les best-sellers, il est possible de repérer un livre de théologie, de philosophie ou de sciences humaines qui complétera utilement votre bibliothèque. Le compagnon observe votre pile, vous examine de haut en bas furtivement et note sur un carnet à souches le prix du lot, cinq ou six euros pour une douzaine de bouquins, dont deux ou trois « raretés ». Je remarque au sein de la clientèle deux libraires de la région qui viennent s’approvisionner. Ils revendront ces livres avec une marge conséquente… Ils bouquinent (« bouquiner » signifie « chercher des vieux livres », « chiner » des bouquins, en quelque sorte) pour alimenter leur bouquinerie et satisfaire les bouquineurs et bouquineuses, toujours en manque ! Le terme « bouquin » viendrait du flamand boec, « livre » et boeckin, « petit livre », mais Pierre Larousse remonte une autre piste étymologique, plus amusante et certainement fantaisiste. Il cite François Génin, qui dans ses Récréations philologiques (1856) signale que « bouquin » veut dire « puant », en référence au « vieux bouc » dénommé un bouquin. Un vieux livre abandonné à la moisissure, à l’humidité s’imprègne d’une odeur de bouquin, d’où son nom. Plus sérieusement, le bouquiniste, pour Pierre Larousse, est celui qui « fait le commerce des bouquins », rarement dans une boutique (à la différence du libraire) et plus fréquemment sur un étalage dressé sur le trottoir, dans le recoin d’une porte cochère ou dans des boîtes le long des quais de la Seine. Le Dictionnaire du commerce de Savary (1723) les nomme « estaleurs », car ils étalent leur marchandise sur les quais, en dehors des limites de l’Université, près du Pont-Neuf. Un arrêt du 27 juin 1577 les assimile « aux receleurs et aux larrons », car les libraires payant patente les soupçonnent de vendre des livres volés. Longtemps ils n’auront pas bonne presse et devront déménager. Enfin, l’ordonnance du 31 octobre 1822 légalise ce type d’établissement – chaque bouquiniste a droit à dix mètres de parapets – et le décret du 10 octobre 1859 les protège des travaux haussmanniens. En 1904, les bouquinistes constituent une chambre syndicale, le père d’Anatole France (de son vrai nom, François Anatole Thibault) tenait une boîte, quai Malaquais – qui a oublié l’irrévérencieux « cadavre exquis » des surréalistes ? – et le romancier et critique d’art, Michel Ragon a été un temps
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bouquiniste. Dorénavant le bouquiniste est un libraire de livres d’occasion, mêlant les ouvrages de choix au tout-venant qu’il soit le long du fleuve ou dans une boutique, à Paris ou ailleurs. Les libraires de livres anciens possèdent leur label et cherchent à doter leur commerce d’une réglementation spécifique. Le Syndicat national de la librairie ancienne et moderne (SLAM) a été fondé en 1914, il regroupe à présent environ 220 libraires et appartient à la Ligue internationale de la librairie ancienne (LILA) qui agit dans 28 pays. Sa clientèle comprend davantage de bibliophiles et de collectionneurs que de bouquineurs, de mon genre, pour qui le contenu l’emporte sur le tirage, la qualité du papier, l’état de la reliure ou bien le fait que l’ouvrage soit ou non coupé… Le livre d’occasion, par définition, résulte d’un accident, il « tombe » au bon moment (« occasion » vient du supin occidere, « tomber »), il peut être de seconde main, cela est secondaire, l’essentiel est d’arriver sans prévenir, à la différence du livre de bibliophile, catalogué, ciré, entretenu, restauré, qui attend sagement son acquéreur. L’occase n’a pas d’âge, il est indifféremment plusieurs fois centenaire ou tout juste sauvé du pilon… À dire vrai, le livre ancien, qu’on se procure sur le marché des occasions ou bien qu’on hérite est tout neuf pour nous. Certes, il est objectivement vieux, du reste la date de son impression ne fait aucunement mystère de son âge, mais il est tout nouveau pour celui qui le reçoit. Son transfert provoque une seconde naissance. Le livre tant convoité se donne des airs, il se présente sous son meilleur jour, en un mot, adopte la séduction. Le lecteur hypocritement adhère à cette attitude, mais dès qu’il possède l’ouvrage en question, il compte les rides sur la reliure, les taches de vieillesse parsemées sur les pages, les petits points de rouille et autres minuscules meurtrissures. Tout livre a l’âge du plaisir qu’il procure à son dernier lecteur. Combien de fois, me suis-je étonné d’une pensée novatrice bien que très ancienne ? En cela un livre est sans âge, ou plus précisément, il traverse les âges. Dois-je l’avouer, c’est par les livres que je me suis fait des amis d’un autre âge que le mien. Leurs auteurs sont devenus mes contemporains, à qui je rends fréquemment visite. Nous conversons, nous nous entretenons du cours du monde, des évolutions, des résistances, des décalages, des stagnations et des malheurs. Notre contemporanéité décalée en quelque sorte est active, stimulante même car elle favorise la comparaison. Un bon livre est un ami rare, fidèle, toujours disponible, prêt à vous suivre au bout du monde. Parfois il vous déçoit, tient des propos sans intérêt, se saoule avec des « coquetèles » de mots incohérents entre eux, raconte des bobards, se pare d’une insupportable prétention, alors vous devez impérativement vous en séparer. Un mauvais livre d’un mauvais auteur dépareille votre bibliothèque, choque vos proches qui ne comprennent pas qu’il soit encore là. L’irrationalité intervient aussi dans la gestion de votre fonds, tout comme l’affectif.
Traumatisme, écriture et mémoire – au sujet de Primo Levi – Arnaud Tellier
[…] il n’y a pas eu de notes, car je savais que je n’aurais pu les conserver. C’était matériellement impossible. Où les garder, dans quelle cachette ? Dans une poche ? … Nous n’avions rien, on changeait nos lits, nos paillasses sans cesse, on changeait aussi nos vêtements. Il n’y avait aucun moyen de rien garder sur soi. Je ne disposais que de ma mémoire. Primo Levi ((1989) 1995 : 27). À l’origine, l’écriture était le langage de l’absent Sigmund Freud ((1930) 1983 : 39).
À suivre Freud, le rapport originel de l’écriture à ce qui est absent la relie à l’activité de pensée, activité psychique qui s’articule, par l’épreuve de réalité, à l’objet perdu à retrouver. Il définit la pensée comme ayant « la capacité de rendre à nouveau présent ce qui a été perçu, par reproduction dans la représentation, sans que l’objet ait besoin d’être perçu encore présent audehors. La fin première et immédiate de l’épreuve de réalité n’est donc pas de trouver dans la perception réelle un objet correspondant au représenté mais de le retrouver, de se convaincre qu’il est encore présent » (Freud (1925) 1998 : 137-138). L’écriture se déploie dans une dialectique de la présenceabsence. Elle procède de l’objet absent, manquant, oublié, elle apparaît sous les traits de l’inscription symbolique manifeste de l’objet retrouvé, hors de la sphère psychique, de ses marques et de ses traces mnésiques sujettes au refoulement. Dans cette perspective, l’écriture se pose comme supplétive et vicariante : c’est ce qui vient en lieu et place du manque, de l’objet perdu. Cette conception dynamique et économique de l’écriture issue de la psychanalyse s’inscrit dans le fil de son élément structural princeps et du mécanisme afférent, à savoir le manque et le refoulement. Ce schéma se trouve toutefois bousculé par ce que nous observons dans l’approche clinique des traumatismes. Dans le cas du traumatisme, il ne s’agit plus d’un manque de l’objet, de son absence, mais de son insupportable omniprésence, consécutive
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à l’effraction du réel, au surgissement d’une telle charge énergétique dans la sphère psychique que celle-ci s’avère incapable de la maîtriser. À la suite de l’expérience traumatique, le sujet se trouve aux prises avec le souvenir impérieux d’un réel insupportable, qui le subjugue et le hante. À ce titre, le traumatisme présente l’écueil de ne pas être oubliable. Loin de témoigner d’une mémoire qui trouve sa condition dans l’oubliable, la répétition de l’événement traumatique, par exemple dans les cauchemars, signe une rage d’impossible oubli. Qu’en est-il de la mémoire lorsque l’oubli est impossible ? Quelle part y prend l’écriture ? Nous tenterons d’illustrer ce questionnement en revenant sur le recours à l’écriture chez Primo Levi et les liens entre expérience concentrationnaire, passage à l’écriture et mémoire. Primo Levi est né en 1919 à Turin au sein d’une famille juive. En dépit des lois raciales pesant sur l’Italie dès la fin des années 1930, il obtient un doctorat de chimie. Le 13 décembre 1943, il est arrêté par la Milice fasciste italienne alors qu’il vient d’entrer dans la clandestinité afin de rejoindre une organisation antifasciste. Pensant courir un danger de mort en avouant son activité politique et son projet d’entrer dans la résistance, il « préfère déclarer [sa] condition de “citoyen italien de race juive” » afin d’expliquer aux fascistes sa présence dans le maquis (Levi (1947) 1987 : 12). Fin janvier 1944, il est envoyé dans un camp d’internement, près de Modène, en compagnie de près d’un millier de Juifs italiens, hommes, femmes et enfants. Les fascistes italiens livrent par la suite toute la population du camp aux SS. Le 22 février 1944 débute ce que Primo Levi appelle « le voyage » (ibid. : 11-23). Un voyage qui mène au bout d’une nuit à laquelle l’aube ne succède pas. Pour désigner la destination de ce voyage, il emploie le mot « fond » : aller au fond, toucher le fond et le plus souvent y rester. Le « fond » – les déportés disaient aussi « le trou du cul du monde » (anus mundi) – porte un nom : Auschwitz. Il va rester à Auschwitz, précisément au Lager de BunaMonowitz, de mars 1944 jusqu’à la libération du camp en janvier 1945 par les troupes soviétiques. Après la libération d’Auschwitz, au gré des mouvements des troupes soviétiques et alliées, il entame un périple de plusieurs mois à travers l’Europe qui finit par le ramener en Italie. Dès son arrivée, en décembre 1945, Primo Levi s’engage dans la rédaction d’un ouvrage qui retrace l’univers concentrationnaire à travers son expérience d’Auschwitz. Terminé en janvier 1947, publié pour la première fois cette même année sous le titre : Si c’est un homme (Levi (1947) 1987), ce texte est l’un des tout premiers témoignages écrits et publiés sur les camps .
En septembre 1938, les Juifs sont exclus des Universités, des Académies et des Associations des Sciences à Rome. Dès cette même année est effectué un recensement des Juifs dans toute l’Italie. L’administration française n’agira pas autrement dès l’année suivante.
Traumatisme, écriture et mémoire – au sujet de Primo Levi –
de concentration, avec l’ouvrage de Robert Antelme, paru lui aussi en 1947 et au titre voisin : L’espèce humaine ; ceux de David Rousset : L’univers concentrationnaire (Prix Renaudot 1946) et Les jours de notre mort (1947) ; et de Charlotte Delbo, rédigé en 1946 mais publié une vingtaine d’années plus tard : Aucun de nous ne reviendra (1965).
Une écriture de témoignage Quelque trente années se sont écoulées depuis la rédaction de Si c’est un homme lorsque Primo Levi formule explicitement, dans l’appendice destiné à une réédition scolaire en 1976, l’existence d’un lien causal entre son expérience concentrationnaire et son entrée en écriture : « […] si je n’avais pas vécu l’épisode d’Auschwitz, je n’aurais probablement jamais écrit. Je n’aurais pas eu de motivation, de stimulation à écrire. […] Ce fut l’expérience du Lager qui m’obligea à écrire : je n’ai pas eu à combattre la paresse, les problèmes de style me semblaient ridicules, j’ai trouvé miraculeusement le temps d’écrire sans avoir à empiéter ne fût-ce que d’une heure sur mon travail quotidien : ce livre – c’était l’impression que j’avais – était déjà tout prêt dans ma tête et ne demandait qu’à sortir et à prendre place sur le papier » (Levi (1947) 1987 : 264). Dès son retour du camp, l’acte d’écrire s’inscrit dans un mouvement, possède un caractère dynamique. Dictée par la nécessité, sa pratique d’écriture est dominée par l’urgence, dénuée des soucis littéraires esthétisants au profit du témoignage, dans l’observance de ce qui s’établit déjà comme « devoir de mémoire » : « Il me semblait que le thème de l’indignation devait prévaloir, c’était un témoignage, presque de nature juridique, et j’entendais en faire un acte d’accusation, non dans un but de représailles, de vengeance, de punition, mais en tant que témoignage […] » (Levi (1987) 1995 : 23). Si c’est un homme va témoigner des limites du langage, sensibles dès le premier jour de camp où « […] nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme » (p. 30). En d’autres termes, le témoignage vise à cerner une expérience du réel, entendu comme « ce qui résiste absolument à la symbolisation » (Lacan 1975 : 80). Cette expérience, avec sa succession d’événements qui battent en brèche la perception habituelle de soi et du monde, vaut de se trouver éjecté de ce qui fait repère dans le monde et contribue à le rendre humain, familier. Il y a la perte de l’identité qui commence par le démantèlement de l’image corporelle et le dépouillement des objets personnels : « Plus rien ne nous appartient ; ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux » (p. 30). Le corps est réduit à la faim, à la soif, au froid, à la maladie, aux blessures et aux coups. Soumis au besoin et à la douleur, le
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corps cède le pas à l’organique, il est altéré au point de devenir étranger à soi-même, notamment dans la substitution des noms par les matricules tatoués sur les poignets : « Mon nom est 174 517 » (p. 31) ; « Mon corps n’est plus mon corps » (p. 45). L’intériorisation involue, l’espace intérieur se rétracte. Il n’est plus possible de « rentrer en soi-même » (p. 50). Si c’est un homme dit la négation de soi avec ce que celle-ci implique comme menace d’oubli de soi, de perte de soi.
La pente de l’oubli L’entreprise de démolition nazie se traduit, dans le prolongement du corps, par des effets délétères sur l’activité psychique, spécialement lorsqu’elle est tournée vers le souvenir et le rêve. Ainsi Levi souligne que « […] se retrouver [entre Italiens], c’était se rappeler et penser, et ce n’était pas sage » (p. 45). Et prévient, « Malheur à celui qui rêve : le réveil est la pire des souffrances » (p. 55). Il y a en effet dans Si c’est un homme une hantise du réveil de la mémoire, de la remémoration. Dans cet univers concentrationnaire, le réveil de la mémoire promeut une augmentation de la sensibilité, une diminution du seuil de tolérance à la souffrance et in fine une recrudescence de celle-ci. Dans la situation concentrationnaire où l’expérience traumatique s’étale dans la durée – c’est une mauvaise rencontre qui s’éternise – Levi laisse entendre qu’une des conditions de survie est la répression du souvenir et du rêve, dans leurs liaisons à des satisfactions passées, de manière à s’épargner un réveil douloureux, à s’éviter un coûteux repositionnement face au réel concentrationnaire. Si, dans une perspective psychanalytique, l’expérience de la réalité se soutient du rêve, de l’activité fantasmatique ou de l’activité artistique (c’est-à-dire de son articulation à l’imaginaire), en revanche il convient de prendre acte, à lire Primo Levi, que l’expérience du réel est incompatible avec un investissement des fonctions imaginaires. Ce n’est qu’ultérieurement, une fois que le sujet ne sera plus sous la coupe de la situation traumatogène, sous le coup du réel, une fois relâchée la fixation psychique à l’expérience traumatique, qu’une remémoration et une élaboration de l’événement deviendront possibles, notamment par le truchement de l’écriture. On voit donc se dessiner au cours de l’expérience concentrationnaire un rapport clivé au temps : le maintien salutaire d’une conscience du présent a pour prix de pousser le passé dans la pente de l’oubli. Il faut se fixer à toute force au présent, à ce qu’il présente de plus cru, ne pas s’en éloigner, en particulier par le rêve ou les souvenirs, par crainte qu’il ne revienne, . Sur la notion de traumatographie voir notre ouvrage (1998).
Traumatisme, écriture et mémoire – au sujet de Primo Levi –
sous les occurrences du réel, d’autant plus cruellement. Le répit offert par le K.B. (Krankenbau ; infirmerie du Lager) à la suite d’une blessure en est une illustration. Le K.B. est le lieu où une prise de distance par rapport au camp est possible. Cette prise de distance ménage un espace suffisant pour penser, pour « réaliser », de l’extérieur, la machine infernale dont Levi est à la fois un rouage et une victime : « […] il fallait échapper au maléfice, il fallait entendre la musique de l’extérieur, comme nous l’entendions au K.B., comme nous l’entendons aujourd’hui dans le souvenir, maintenant que nous sommes à nouveau libres et revenus à la vie ; il fallait l’entendre sans y obéir, sans la subir, pour comprendre ce qu’elle représentait […] » (pp. 64-65). Sortir du K.B. – il le fallait sous peine d’être éliminé – annulait le répit et imposait le réveil, cette « pire des souffrances ». Paradoxalement, cette prise de distance vis-à-vis du présent ne va pas sans mal, comme le confirme la période où Levi travailla au laboratoire de chimie. La prise de conscience du temps présent au regard de la mémoire intervient quelques mois plus tard, lorsqu’il est attaché au laboratoire de chimie en qualité de « Häftling, spécialiste ». Cette affectation lui assure une légère amélioration des conditions de (sur)vie, au moins pendant la journée. Cette amélioration, si mince soit-elle, favorise à son tour le dégagement d’un temps et d’un espace pour la pensée, jusqu’alors obnubilée par la torture quotidienne des coups, du froid, de la faim. L’activité de pensée consiste alors en remémoration, en souvenirs, en la renaissance du sentiment d’appartenance à l’humain. Le répit est cependant de courte durée car l’activité de pensée, la lucidité désormais plus aiguë et le réveil de la sensibilité deviennent à leur tour douloureux : « […] tous les matins, je n’ai pas plus tôt laissé derrière moi le vent qui fait rage et franchi le seuil du laboratoire que surgit à mes côtés la compagne de tous les moments de trêve, du K.B., et des dimanches de repos : la douleur de se souvenir, la souffrance déchirante de se sentir homme, qui me mord comme un chien à l’instant où ma conscience émerge de l’obscurité » (p. 186). Si l’absence et la perte manifestent une conscience douloureuse, le K.B. et le laboratoire de chimie offrent aussi un temps où l’énergie psychique se trouve dégagée des contraintes quotidiennes du camp et disponible pour un retour sur soi, pour un réinvestissement de type narcissique. Ultérieurement, le passage à l’écriture puisera à ces deux sources du deuil et du réaménagement narcissique.
Le secours de l’écriture Primo Levi livre une notation qui indique l’ébranlement du sentiment de réalité dès la descente du train à la gare d’Auschwitz : « Tout baignait dans un silence d’aquarium, de scène vue en rêve » (p. 20). Ensuite, à l’arrivée au
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camp, la dépossession, la nudité, la tonte, les mauvais traitements plongent les arrivants dans un état de stupeur, un état second qui va perdurer jusqu’à « [se] sent[ir] hors du monde » et se maintenir en cauchemar éveillé, qui évoque la place classique du cauchemar répétitif dans la clinique du traumatisme. Le déclassement du sentiment de réalité en sentiment exacerbé de réel s’impose dans l’expérience concentrationnaire, en vertu de son affinité avec la menace de mort. L’omniprésence de la menace de mort ainsi que la sommation des événements qui expriment cette menace ou la réalisent autorisent à rapporter l’expérience concentrationnaire au réel traumatique. De ce point de vue, l’écriture de Primo Levi prend valeur d’éthique dès lors que celle-ci « s’articule d’une orientation du repérage de l’homme par rapport au réel » (Lacan 1986 : 21). Son ouvrage participe de ce repérage par rapport au réel en réaffirmant l’irréductibilité du genre humain. En mettant des mots sur l’expérience traumatique, en témoignant des horreurs concentrationnaires nazies, en les publiant, c’est-à-dire en les adressant à l’autre, au public, Levi reconquiert un statut de sujet, d’être de parole, nié par la logique et les exactions nazies. De fait, dans les motifs du passage à l’écriture, la part éthique côtoie la part de détermination psychique (Chiantaretto 2005). Le passage à l’écriture, dans son adresse à l’autre, met en relief la vertu curative de l’écriture en rapport à l’obéissance à une nécessité interne subjective (élaborer, mettre à distance et ouvrir une brèche dans l’impossible oubli) et à un impératif externe, c’est-à-dire social (témoigner et faire œuvre de mémoire). Dans l’après-coup de l’expérience, bordant le réel, advient alors un récit qui vaut pour une reconstruction de l’histoire personnelle, pour une réappropriation de soi à travers l’autre pris à témoin : « Le besoin de raconter aux “autres”, de faire participer les “autres”, avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires ; c’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit mon livre ; c’est avant tout en vue d’une libération intérieure » (Levi (1947) 1987 : 8). En revenant sur le passage à l’écriture effectué par Primo Levi, se dessine la figure du salut par l’écriture dans la conjonction de l’individuel et du collectif. Comme l’indique Jacques Hassoun, il s’est agi, à la suite de la Shoah et par l’écriture, de « sauver la mémoire/écrire l’Histoire pour subjectiver ce qui relève de l’effroyable » (Hassoun et al. 1990 : 15).
. « […] maintenant que nous sommes à nouveau libres et revenus à la vie » (Levi (1947) 1987 : 64), nous soulignons.
Traumatisme, écriture et mémoire – au sujet de Primo Levi –
Chimie et écriture Après la tentative avortée de tenir un journal à l’intérieur même du camp (à l’occasion de son affectation au laboratoire de chimie), Primo Levi rédige Si c’est un homme dès son retour à Turin, après une période de « trêve » relatée ultérieurement dans un deuxième récit de témoignage (Levi (1963) 1986). C’est après ces témoignages et la prise de distance qu’ils promeuvent vis-à-vis de l’événement traumatique qu’il poursuit dans la voie de l’écriture par des récits fictionnés. Ce cheminement l’éloigne du point de fixation traumatique. Parfois l’écriture recroise le point de douleur, auquel finalement il retourne, si l’on considère que dans son dernier texte, Primo Levi se confrontait de nouveau, sous la forme cette fois de l’essai, aux questions que pose Auschwitz (Levi (1986) 1989). C’est cette démarche faite de détours, de chemins de traverse, de diversions, tendue entre travail de mémoire et angoisse du souvenir, qui se donne à lire dans Le système périodique ((1975) 1987). Le système périodique est composé d’une suite de vingt et un brefs récits ayant pour titre le nom d’un élément de la matière. On ne peut parler de chapitre. Chacun des récits peut être lu indépendamment des autres, dans un ordre différent de celui dans lequel ils sont disposés. Toutefois le premier et le dernier récit sont déterminés par la nature des éléments auxquels ils se rapportent. Le premier élément retenu est « Argon », qui renvoie aux gaz « rares », « inertes », « nobles », aux qualités parfois contradictoires : « Le peu que je sais de mes ancêtres me les fait rapprocher de ces gaz » (Levi (1975) 1987 : 9). L’ouvrage s’ouvre ainsi sur le gaz recélant les qualités de l’« ancestral » et de l’originaire, s’inscrivant d’emblée dans un héritage symbolique. Héritage symbolique ravagé par l’Histoire : la Shoah a entraîné la disparition des personnes, des noms, elle a troué le symbolique (Hassoun et al. 1990). Aussi cette série d’éléments, et le livre par la même occasion, se clôt sur le sombre et allusif « Carbone ». Si elle apparaît comme une réplique de l’organisation structurale qui préside à la matière et fait système (isolable et unique, chaque élément est en interrelation avec les vingt autres), la composition de l’ouvrage est donc assignée à une origine, perpétuée par l’héritage symbolique, ainsi qu’à une rupture historique et réelle. Contrairement à ce qu’affirment les mises en équations physico-chimiques du réel et leur conclusion séculaire – « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » –, l’histoire ne peut être mise sur le même plan que la nature, sauf à la nier. Et l’homme avec elle. Comme l’a rappelé Primo Levi, un des points pour lesquels on ne peut faire l’amalgame entre les camps d’extermination nazis et d’autres dispositifs concentrationnaires concerne le rôle joué par l’industrie allemande dans le recyclage des cheveux ou par les banques dans la récupération de l’or prélevé sur les cadavres. Il est à noter que la mort de Primo Levi intervient peu de
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temps après les polémiques sur le révisionnisme en Allemagne ou le négationnisme en France qui, au mépris de l’histoire, font injure à ce qui, par les quelques survivants de cette époque, peut encore être remémoré. Dans Le système périodique, chaque élément de la matière donne à son tour matière à raconter une histoire sous la forme d’une petite nouvelle : « […] ce livre n’est pas un manuel de chimie […]. Ce n’est même pas une autobiographie, sinon dans les limites partielles et symboliques où tout écrit, plus, toute œuvre humaine, est autobiographique, mais, d’une certaine façon, c’est bien une histoire » (Levi (1975) 1987 : 267). Chaque élément de la matière est le germe à partir duquel renaissent des souvenirs d’événements petits et grands, heureux et malheureux, tragiques même, lorsque reviennent à la surface des morceaux relatifs à la déportation. Les souvenirs personnels sont réinsérés dans une mythologie de l’origine et dans une mémoire de la communauté juive dont est issu Primo Levi. Sous le dehors modeste de raconter des histoires, il se ressaisit de son histoire propre et se réapproprie l’histoire collective dans laquelle il s’inscrit. La mémoire consiste alors à se souvenir, à se rappeler à un temps présent qui, désormais épargné, atteste que les ennuis passés ont été surpassés. Comme l’atteste le proverbe yiddish placé en exergue du Système périodique, «raconter les ennuis passés », c’est ne pas oublier, observer avec légèreté le « devoir de mémoire » (Levi (1989) 1995). Rappelons la « dette » de Primo Levi à l’égard de son métier de chimiste : celle de lui avoir sauvé la vie pendant sa déportation à Auschwitz. Il a dit dans Si c’est un homme toute l’importance qu’avait recouverte pour sa survie la période passée au laboratoire de chimie. On trouve là une manière d’entendre sa phrase : « C’est précisément parce que je suis chimiste que j’écris » (Levi (1985) 1992 : 28). Il considérait la chimie noblement, c’est-à-dire comme un « métier », contrairement à l’écriture qu’il tenait pour une « activité créatrice ». Quand il revient sur son métier de chimiste et tente d’en démêler les liens avec son activité créatrice d’écrivain, la chimie lui apparaît alors comme une école de vie et, par suite, comme une fabrique d’écriture. Pour lui la chimie consiste en opérations, pratiques et expériences concrètes, vécues (il y insiste), à haute teneur symbolique, dont l’écrivain n’a plus qu’à tirer les dividendes. « À force de pénétrer la matière, de chercher à en connaître la composition et la structure, d’en prévoir les propriétés et les réactions, le chimiste finit par acquérir un insight, une tournure d’esprit concrète et concise, le désir constant de ne pas s’arrêter à la surface des choses. La chimie est l’art de séparer, de peser et de distinguer, trois exercices également utiles à qui se propose de décrire des faits réels ou imaginaires » (ibid. : 27). . « C’est un plaisir de raconter les ennuis passés ». . « […] l’écriture n’est pas (ou ne devrait pas être, à mon sens) un métier ; c’est une activité créatrice qui, en tant que telle, supporte mal les horaires, les échéances, les obligations envers clients et supérieurs » (« Ex-chimiste », Levi (1985) 1992 : 25-26).
Traumatisme, écriture et mémoire – au sujet de Primo Levi –
Intuition, empirisme, analyse, telles sont les trois vertus de la chimie transposables à la pratique de l’écriture. Dans Le système périodique, la chimie participe au travail d’écriture par le biais de la métaphorisation. Animé du « désir constant de ne pas s’arrêter à la surface des choses », la réalité de l’expérience pousse Primo Levi dans les voies de l’association jusque dans la métaphore. La métaphorisation part d’un point d’origine situé dans le concret, dans le réel. Le travail d’écriture donne ainsi un cadre au rêve éveillé grâce auquel Primo Levi peut rapprocher sur le mode métaphoricométonymique des éléments dispersés, sans rapport manifeste les uns avec les autres, établir entre eux des points de contact en fonction de leur contiguïté symbolique, comme par exemple entre ses « ancêtres » et les « gaz rares ». Primo Levi parvient ainsi à réinsérer les corps étrangers traumatiques à l’intérieur d’une trame textuelle parcourue de sens et d’histoire, participant de cette façon à leur traumatolyse. Par l’écriture, le traumatique est reversé au crédit du symbolique – et non plus à son débit, comme y pousse la sidération traumatique. On connaît la formule selon laquelle « les gens heureux n’ont pas d’histoire », qui souligne l’absence d’ancrage événementiel du bonheur, son statut anhistorique. Il ne peut y avoir de mémoire en dehors de l’expérience de la perte de l’objet qui aurait assuré le bonheur – tout au moins une expérience de satisfaction et sa prime de plaisir. La littérature comme la psychanalyse ont montré combien les expériences du manque et de la perte incitent à rechercher par des substituts, c’est-à-dire par d’autres objets pulsionnels, la satisfaction passée. Le plaisir se trouve ainsi doublement lié (tant structuralement que phénoménologiquement) aux objets substitutifs : soit que ceux-ci concordent métonymiquement ou métaphoriquement aux traces de la satisfaction (une saveur, une odeur ou un son) ; soit que, par le truchement des mots et de la nomination (une madeleine, un parfum, le ronronnement d’un avion…), ils s’articulent dans l’ordre du langage et de la narration (Freud (1911) 1984). Consignant les objets, le récit se range ainsi sous le principe de plaisir, en assurant le sujet de sa pérennité narcissique. C’est à l’enseigne de ce narcissisme de vie qu’est placé le Système périodique. Primo Levi n’écrivait pas avant sa déportation. Tout juste avait-il caressé le projet, comme nombre d’adolescents lettrés, de faire œuvre poétique. Il s’engagea finalement dans la voie de la chimie, métier qu’il n’a jamais cessé d’exercer après son retour du camp, parallèlement à son activité d’écrivain. À la suite de Si c’est un homme paru en 1947, Primo Levi publie La trêve en 1963 où il rapporte les lendemains de la libération des camps et le retour à la vie. Après ces deux récits de témoignage, il aborde le récit fictionnel avec Le système périodique en 1975 et les fictions romanesques notamment La clé à molette en 1978 et Lilith en 1981. À la fin de sa vie, il aborde un autre
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genre avec l’essai, à l’occasion d’un retour commémoratif sur la question des camps et d’Auschwitz en particulier (Les naufragés et les rescapés, 1989). Il s’agit de l’ultime tentative pour rendre compte de l’indicible et le soumettre, au moyen de l’écriture, à une maîtrise intellectuelle. Parmi ces textes et leurs différents régimes d’inscription du réel traumatique, Le système périodique constitue un texte charnière. Les souvenirs traumatiques s’y trouvent insérés dans une trame fictionnelle issue du tressage entre le métier de chimiste, l’activité littéraire et les « ennuis passés ». En passant du récit de témoignage aux récits fictionnels et aux petites histoires, Primo Levi s’affranchit partiellement du poids de l’Histoire. Sa pratique de l’écriture apparaît alors comme la tentative d’instaurer une arche entre l’Histoire et la mémoire. Car après avoir été perdu, comment se retrouver ?
Bibliographie Antelme, Robert, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, (1947), 1978. Céline, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, (1932), 1988. Chiantaretto, Jean-François, Le témoin interne, Paris, Aubier, 2005. Delbo, Charlotte, Aucun de nous ne reviendra, Paris, Minuit, (1965), 1994. Freud, Sigmund, L’interprétation des rêves, Paris, Presses universitaires de France, (1900), 1980. – « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », in Sigmund Freud, Résultats, idées, problèmes, T.1 (1890-1920), Paris, Presses universitaires de France, (1911), 1984. – « Pour introduire le narcissisme », in Sigmund Freud, La vie sexuelle, Paris, Presses universitaires de France, (1914), 1969. – Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, (1916-1917), 1976. – « Au-delà du principe de plaisir », in Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, (1920), 1981. – « La négation », in Sigmund Freud, Résultats, idées, problèmes, T.2 (1921-1938), Paris, Presses universitaires de France, (1925), 1998. – Malaise dans la civilisation, Paris, Presses universitaires de France, (1930), 1983. Hassoun, Jacques, Mireille Nathan-Murat et Annie Radzinski, Non-lieu de la mémoire. La cassure d’Auschwitz, Paris, Bibliophane, 1990. Lacan, Jacques, Le séminaire, Livre i : Les écrits techniques de Freud (1953-1954), Paris, Seuil, 1975. – Le séminaire, Livre vii : L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Seuil, 1986. Levi, Primo, – Si c’est un homme, Paris, Julliard, (1947), 1987. – La trêve, Paris, Grasset, (1966), 1988. – Le système périodique, Paris, Albin Michel, (1975), 1987. – Le métier des autres. Notes pour une redéfinition de la culture, Paris, Gallimard, (1985), 1992. – Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, (1986), 1989.
Traumatisme, écriture et mémoire – au sujet de Primo Levi –
– « Le trou noir d’Auschwitz », La Stampa, 22 janvier 1987. – Le devoir de mémoire. Entretien avec Anna Bravo et Frederico Cereja (trad. par Joël Gayraud), Paris, Mille et une nuits, (1989), 1995. Rousset, David, L’univers concentrationnaire, Paris, Poche, (1946), 1998. – Les jours de notre mort, Paris, Poche, (1947), 1984. Tellier, Arnaud, Expériences traumatiques et écriture, Paris, Anthropos, 1998.
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Page laissée blanche intentionnellement
Liste des photographies
« Au Minotaure, Hôtel****, Chambre 108 », exposition Le Trou, 1991, MEN. © MEN (Musée d’ethnographie, Neuchâtel), photographie Alain Germond, Neuchâtel, Suisse. Photographie de Joseph Malo et de sa femme prise en 1956, célébrant le jour où Cornelius Djakababa termina ses études de lycée. (Reproduite avec la permission de Nelden Djakababa.) Peinture de 1960, à l’occasion du mariage de Joseph Malo et de Maria Dita Horo à l’église catholique (d’après une photographie de 1956). (Reproduite avec la permission de Nelden Djakababa.) La couverture du livre de Cornelius Djakababa publié en 2002, Abadi Printing, Jakarta. (Reproduite avec la permission de Nelden Djakababa.) Photographie prise en 1983 à l’occasion de la reconstruction de la tombe de Joseph Malo, avec sa famille réunie à Sumba devant son portrait.(Reproduite avec la permission de Nelden Djakababa.) Willie Cole, Unmasked Journey, 1999. Cire, métal et papier sur toile légèrement brûlée, 177 x 217 x 10 cm, collection privée, New York. Avec l’aimable autorisation de la galerie Alexander and Bonin, New York. Œuvre présentée dans le cadre de l’exposition Double Jeu. Identité et Culture (MNBAQ, 2004.) Scène de plage à Paris, Photographie de Mattea Manicacci.
Photographies
« Au Minotaure, Hôtel****, Chambre 108 », exposition Le Trou, 1991, MEN.
Photo de Joseph Malo et de sa femme prise en 1956, célébrant le jour où Cornelius Djakababa termina ses études de lycée.
Peinture de 1960, à l’occasion du mariage de Joseph Malo et de Maria Dita Horo à l’église catholique (d’après une photographie de 1956).
La couverture du livre de Cornelius Djakababa publié en 2002.
Photo prise en 1983 à l’occasion de la reconstruction de la tombe de Joseph Malo, avec sa famille réunie à Sumba devant son portrait.
Willie Cole, Unmasked Journey, 1999.
Scène de plage à Paris, Photographie de Mattea Manicacci.