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French Pages 152
ARCHIVES DES LETTRES MODERNES collection fondée et dirigée par Michel MINARD
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SABINE HILLEN
écarts de la modernité
le roman français de Sartre à Houellebecq
lettres modernes minard CAEN 2007
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ISBN 978-2-256-90484-9
PETITE PHILOSOPHIE DE LA LIBERTÉ
L
de Julien Gracq a étudié le mécanisme secret et personnel de la lecture. Celle-ci formait l'objet sous sa forme optimale, d'un charme particulier et gustatif, qui ne pouvait trop faire appel à des engouements collectifs ou médiatiques. Bien lus, les livres se consomment comme des plats, qui favorisent ou compliquent la digestion de chacun ; le plaisir qu'inspire la lecture ne peut par conséquent pas trop espérer être communicatif ou transmissible, ni se limiter à un débat d'opinions. Si la pensée s'investit dans la forme, si les idées s'engagent dans le ton, le livre survit à l'invasion du «non littéraire» ; il est toutefois rare qu'un auteur trouve, aussitôt après la publication de ses écrits, l'accès à un public d'admirateurs. Les remarques de Gracq, écrites en 1950, n'ont pas perdu leur pertinence vers la fin du XXe siècle, avec une certaine intensification toutefois : en l'an 2000 l'écriture évolue plus que jamais dans un éphémère médiatique où la lecture sans écran et le contact immédiat avec le livre se font rares. Gracq écrit, dans la revue Empédocle, que le public s'entretient dans les années Cinquante complaisamment de littérature. Celle-ci inspire, aux générations d'après-guerre, des débats qui ne visent que rarement le goût mais le plus souvent «l'opinion». Ainsi le jugement littéraire, hâtivement conçu dans certaines situations médiatiques, prévaut sur l'appréciation individuelle : A LITTÉRATURE À L'ESTOMAC
Il est permis de supposer (le contrôle est difficile) qu'il y a quelques décades encore n'influaient guère sur la réputation des écrivains les gens qui ne lisaient pas — ne serait-ce que pour cette raison que, ne lisant pas, ils n'avaient guère d'autre moyen de soupçonner leur existence [...]. Quiconque parlait de littérature en parlait plus ou moins en connaissance
notes, p. 136
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de cause : il avait lu ; une réputation pouvait ne correspondre que d'assez loin à l'opinion moyenne des lecteurs, elle ne dépendait en tous cas des non-lecteurs en aucune manière. (pp. 84-5l)
Pierre Jourde a repris, cinquante ans plus tard, dans son pamphlet La Littérature sans estomac, la perspective de Gracq en y ajoutant la critique acerbe d'auteurs récents. La littérature « sans estomac» serait toujours celle qui bénéficie d'une promotion adroite. Le texte n'est plus seulement soumis à des critères de qualité, mais répond surtout à des exigences éditoriales. Il suffit de convaincre le lecteur qu'il est devenu le propriétaire d'une valeur symbolique nommée «littérature». Sont surexposés aux médias des romans qui répondent au besoin d'une critique qui par nécessité économique part à la recherche d'innovations formelles ; hormis l'étude pamphlétaire de Jourde, la critique en France a imposé au roman des normes parfois figées ; le travail sur le signifiant y était préféré au signifié ; la présentation romanesque — l'étude du genre, des supports, des médias qui assurent la transposition — était jugée plus pertinente pour la dimension artistique que la représentation mimétique ; cela a mené parfois à une inflation de complexité où l'absence de ponctuation, de majuscules, la disposition astucieuse des blancs et la fragmentation arbitraire des dialogues tendait à prolonger la sophistication des écritures modernistes ; le méta-discours de certains romans des années Soixante-dix et Quatre-vingt, au lieu de se prêter à une expérimentation formelle inédite, ralentissait dans certains cas le suspens narratif et le déroulement de l'aventure dans son sens le plus simple... Voilà sans doute aussi des idées qui dévoilent les partis pris de mon goût de lecture personnel. Mais en somme cette étude est aussi le résultat d'un dialogue entretenu pendant plusieurs années avec des auteurs choisis pour une part au hasard et dont la majorité, à l'aube du XXIe siècle, est déjà canonisée. Plusieurs ont dit qu'après la disparition des avant-gardes, l'activité littéraire s'était atomisée; la seule filiation possible, selon Pierre Jourde (pp. 12-32), regardait à la fin du siècle les "auteurs Minuit", et même là, les différences entre les épigones 4
étaient de taille. Nous aimerions démontrer que les préoccupations des auteurs de la fin du siècle, relatives à l'identité, aux événements historiques ou au réel, permettent de nuancer la dévaluation que Jourde dénonce, surtout quand on envisage l'écriture comme un indice significatif de l'époque dans laquelle nous vivons. Une époque qui n'est plus amplement «littéraire». Plus que d'engager une réflexion sur les caractéristiques formelles, et la valeur des littératures à aimer ou à proscrire, cette étude se propose de revaloriser le roman comme témoignage historique et d'étudier la gestation d'une idée, celle de la liberté, telle qu'elle s'est profilée dans la littérature de la dernière moitié du siècle précédent. Bien plus que de m'engager dans une lecture purement esthétique et littéraire des romans, j'ai voulu m'interroger sur les rapports qui existent entre philosophie et écriture. J'ai par conséquent accordé à la littérature des fonctions qui demeurent sans doute, aux yeux de certains, « accessoires » au phénomène purement littéraire : il a fallu scruter le texte sous une forme qui ne fût pas celle de l'esthétique, comme un ensemble muni de qualités «réactives» combattant l'aliénation ou bien restaurant, plus simplement encore, l'appartenance à un univers de signification. Le roman que plusieurs ont appelé «postmoderne», et que d'autres qualifieraient désormais d'«hyper-moderne» ou encore de «sur-moderne»3, n'a pas seulement révélé la fin des grands récits. Il a aussi répandu une vision de la liberté fragilisée par la technologie et la mondialisation. Libertaire et parfois libéral, le personnage de la seconde modernité exigeait une dignité qui lui donnait le droit de vivre sans contraintes, en harmonie avec ce qu'il jugeait important ou valable. L'auteur, comme son personnage, se limitait dans ces cas à défendre, conformément aux idées de la majorité, une liberté qui ne contestait pas les valeurs d'autrui : Un des principes de base veut qu'une société libérale reste neutre sur les questions qui concernent la nature de la bonne vie. Chaque individu aspire à sa façon à avoir une bonne vie et le gouvernement manquerait à
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l'impartialité, et donc au respect qu'il doit à tous les citoyens, s'il prenait position sur cette question. (p. 254)
Ce constat philosophique sage mais aussi relativiste, valable pour les dernières décennies du XXe siècle, a aussi affecté le champ littéraire. Marquée, vers la fin du siècle par la dispersion et l'éclatement, la littérature a cependant cessé d'après nous d'être un art absolument formel où la langue est vouée à l'expérimentation gratuite; elle a cessé aussi, hormis quelques exceptions, d'être un territoire exclusivement intellectuel, un laboratoire d'idées en marge de la société. Mais que dire de la nature de la bonne vie qui s'y trouverait décrite ? Ne serait-ce pas là attribuer exclusivement un rôle éthique à un support qui s'en passe allègrement? Les romans que nous avons lus se sont révélé des indicateurs pour mesurer la profusion de pensées sur une époque déterminée et achevée. En gros, il s'agissait de la période 1950-2000. Personnage et auteur y partagent leur désir de formation individuelle : une esthétique de vie est choisie, taillée sur mesure, plutôt qu'imposée par des normes. Vers la fin du siècle s'est dévoilée une impasse, car comment découvrir un art romanesque qui soit aussi un art de vivre, si aucun consensus n'arrive à me le faire connaître? Cet individualisme apparent a suscité une autre question qui découlait de la première, c'est-à-dire comment décrire l'attitude du sujet vis-à-vis de soi ? comment le sujet écrivant réussit-il à se prendre comme objet de son discours ? Le défi devant lequel cette littérature me plaçait a été de savoir si la liberté pouvait encore se prêter à ce que Foucault a nommé une «pratique de vérité». Pouvait-on encore trouver dans les romans de la seconde modernité des indices permettant de situer la liberté dans un champ qui dépassait celui de l'individu ? En 1984, peu avant que la dimension autobiographique ne déferle dans le domaine artistique, Foucault semble s'interroger sur les motifs qui animent l'impopularité du souci de soi : Il est intéressant de voir que, dans nos sociétés, au contraire, à partir d'un certain moment — et il est très difficile de savoir quand cela s'est
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produit —, le souci de soi est devenu quelque chose d'un peu suspect. S'occuper de soi a été, à partir d'un certain moment, volontiers dénoncé comme étant une forme d'amour de soi, une forme d'égoïsme ou d'intérêt individuel en contradiction avec l'intérêt qu'il faut porter aux autres ou avec le sacrifice de soi qui est nécessaire. (p. 7I25) L'entretien se poursuit par une définition de la liberté, dans le courant platonicien et chez les Stoïciens tardifs. Dans l'Antiquité « être libre » se comprenait comme un exercice de soi sur soi par lequel l'homme essayait d'accéder à un mode de transformation «éthique» étranger à l'esclavage. Les années Quatre-vingt sont aussi celles où Foucault relaie la liberté politique vers la marge et se distance des lieux communs sur Hegel pour qui l'individu libre n'aurait aucune importance devant la «belle totalité de la cité» : Pour revenir à la question dont vous parliez, je crois que, chez les Grecs et les Romains — chez les Grecs surtout —, pour se bien conduire, pour pratiquer comme il faut la liberté, il fallait que l'on s'occupe de soi, que l'on se soucie de soi, à la fois pour se connaître — et c'est là l'aspect familier du gnôti seauton — et pour se former, se surpasser soi-même, pour maîtriser en soi les appétits qui risqueraient de vous emporter. (P-7125)
En un seul mouvement, liberté et maîtrise de soi se trouvent liées. Encore défait de l'idée de renonciation, qui se manifeste surtout dans les premières doctrines chrétiennes à partir du IIe et du IIIe siècle, le souci de soi envisage comme seul au-delà possible la réputation que l'homme pouvait laisser de son vivant en société. De cette manière l'idéal de l'autodétermination se retrouvait centré sur sa dimension terrestre et sur soi-même; néanmoins, pour Foucault, cette prise en charge de l'individu par soi-même influençait tout aussi bien, de manière détournée, la place qu'il occupait en société, parmi les autres. Une dizaine d'années plus tard, Charles Taylor dans Le Malaise de la modernité se penche sur les possibilités de réaliser cette esthétique de l'existence vers la fin du XXe siècle. La liberté, telle que Foucault la présente chez les Anciens, est encore liée à Varche, une maîtrise de soi sur soi : est libre celui qui 7
n'est pas esclave des passions qui risquent de l'emporter. Cette vision positive de la liberté se transforme au fil des siècles en liberté «négative» c'est-à-dire en un affranchissement pur des contraintes légales au nom de l'individu. Le malaise de la modernité serait par conséquent selon Taylor le résultat d'une implosion de significations (absurdité, contingence, etc.) et d'un instrumentalisme exacerbé. Son herméneutique a développé une position antilibérale et « communitariste » qui reprend sporadiquement le lexique marxiste : Le Malaise de la modernité souligne que la réification continue à affecter les masses du XXe siècle. D'où paradoxe. Plus l'autonomie humaine s'affirme, plus la présence au sein de la communauté se fragilise, quitte à atomiser la représentation de la polis, Alors que Foucault entendait la liberté comme le résultat d'une «pratique de faire», comme un effet provenant de perspectives stoïques, Taylor l'envisage comme le résultat d'une quête d'identité plus idéologique. Même si l'investigation philosophique semble dans les deux cas partager la même préoccupation — «que puis-je faire pour me former? quelles sont les règles de conduite qui peuvent guider ma volonté?» — les éléments de réponses diffèrent. Taylor conçoit le souci de soi comme une esthétique de l'existence qui dispense l'individu trop aisément d'un engagement envers l'ordre social et politique. Foucault renonce, selon Taylor, à juger les pratiques de la liberté qu'il propose. Qui plus est, l'idéal du souci de soi, qui consiste à faire de sa vie une œuvre d'art, entre dans un projet élitiste qui était destiné, à Rome et à Athènes à quelques minorités intellectuelles privilégiées. Il entre par conséquent dans une société métaphysique faisant appel aux mythes et aux dieux comme appuis d'une organisation sociale. Les Sources du moi et quelques textes réunis dans La Liberté des modernes ont surtout étudié les auteurs de la Renaissance à la Belle Époque illustrant ainsi les variations dans la conception du libre arbitre6. Dans une histoire des idées monumentale — trop ambitieuse aux yeux de certains — Taylor réussit à tracer 8
les grands axes qui ont formé la volonté moderne. Le résumé des paragraphes suivants aidera dans un premier temps à ancrer solidement l'idée de la volonté «moderne» selon trois axes : Montaigne, Descartes, Rousseau. Peu après la transition du paganisme au christianisme, l'homme était un être apte à juger du bien et du mal et à favoriser son inclination vers le bien. L'Antiquité et le christianisme naissant le présentaient doté d'une profondeur et d'une intériorité et celles-ci gagnent en précarité avec Montaigne. Même si Montaigne a lu Confessiones de saint Augustin, sa croyance dans les possibilités du libre arbitre sort d'un cadre strictement religieux et trouve une signification que l'on a appelée «moderne». La «libre volonté» se laisse lire dans «De la présomption» comme un abandon aux goûts et penchants personnels. Montaigne déclare pouvoir parachever ses devoirs à condition d'être «alléché par quelque plaisir» et de n'avoir «autre guide que ma pure et libre volonté» (p.9927). Quand il s'installe pour écrire et se tourne vers lui-même, il fait l'expérience d'une terrifiante instabilité. Son esprit qui fait le «cheval échappé» et enfante «monstres et chimères» s'abandonne par moments à un fatalisme mitigé. Là où le choix entre le bien et le mal était encore conduit par l'une ou l'autre transcendance qui en facilitait l'application, Montaigne semble déjà, après la Saint-Barthélémy (1572) et avant l'Édit de Nantes (1598), tenté par la puissance du hasard : Ainsi j'arrête chez moi le doute, et la liberté de choisir, jusqu'à ce que l'occasion me presse : Et lors, à confesser la vérité, je jette le plus souvent et m'abandonne à la merci de la Fortune [...]. L'incertitude de mon jugement, est si également balancée en la plupart des occurrences, que je compromettrais volontiers à la décision du sort et des dés. (p. 9927) S'abandonner « à la Fortune» veut dire dans ce cas «prendre toute chose au pis : et ce pis là, [se] résoudre à le porter doucement et patiemment » (p. 9947). L'atrocité des guerres de religions rendit après quelques décennies le doute de Montaigne aux yeux de certains insupportable. 9
S'il fallait «douter», on pouvait au moins essayer de procéder de manière méthodique, plus fixe. En 1645 Descartes revient dans une de ses lettres à Elisabeth de Bohême sur les principes stoïques décrits dans De vita beata de Sénèque. La préfiguration du libre arbitre augustinien se trouvait déjà chez Epictète, Marc Aurèle et Sénèque qui reprennent l'idée fort connue selon laquelle certains éléments dépendent de nous (la vertu, la sagesse) ; tandis que d'autres échappent à notre volonté (honneurs, richesse, santé). L'argumentation de Descartes consiste dès lors à insister sur la maîtrise de ce qui dépend de la volonté individuelle ; par ailleurs il juge l'attitude de Sénèque trop intuitive, car comment savoir ce qui entre dans mon pouvoir et dans le domaine de la sagesse et ce qui n'y entre pas ? Afin d'y voir clair, la lettre reprend trois directives du Discours de la méthode : La première est, que [l'homme] tâche toujours de se servir, le mieux qu'il lui est possible, de son esprit, pour connaître ce qu'il doit faire ou ne pas faire en toutes les occurrences de la vie. La seconde, qu'il ait une ferme et constante résolution d'exécuter tout ce que la raison lui conseillera, sans que ses passions ou ses appétits l'en détournent [...]. La troisième, qu'il considère que, pendant qu'il se conduit ainsi, autant qu'il peut, selon la raison, tous les biens qu'il ne possède point sont aussi entièrement hors de son pouvoir les uns que les autres, et que, par ce moyen, il s'accoutume à ne point les désirer [...].8
L'homme peut par conséquent agir raisonnablement — faire appel au libre arbitre — et voir après qu'il s'est trompé mais tant que la raison le conduit, il fait ce qui est en son pouvoir. Avec la Révolution française, la philosophie du langage cesse de voir la syntaxe comme un simple véhicule de communication ; une autre idée de la langue gagne du terrain. Pour les Romantiques, de nouvelles expressions faisaient naître de nouvelles sensations, plus puissantes et plus raffinées, qui favorisaient l'accès à une nouvelle conscience de soi. Selon Charles Taylor, l'«expressivisme» de Rousseau, tel qu'il se trouve décrit dans son «Préambule de Neuchâtel» (1764), aurait partiellement contribué à faire naître le mythe de la liberté autodéterminée. En 10
réalité Rousseau distingue non seulement deux formes d'amour (passion et charité) mais aussi, allant dans le sens d'Augustin, deux sortes de volontés : une pour le bien et une pour le mal. Le Préambule précise que par la dépravation de la culture l'homme n'entend plus la voix intérieure de la nature qui résonne en lui. Il perd sa liberté «en société», dès qu'il ne dépend plus de lui-même, ni de ses impulsions intérieures. Il est contraint de se remettre au jugement des autres, de ce qu'ils attendent, pensent ou admirent. La polarité entre le bien et le mal se rattache lentement à celle qui sépare autonomie et dépendance. Est bon ce qui fait accéder à l'indépendance d'autrui, moins bon ce qui se laisse influencer par l'opinion d'autrui. Peu après Rousseau rédige le Contrat social, qui ne souffre aucune opposition au nom de la liberté. L'amour de soi et l'amour de la société s'y superposent. Après la Révolution, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen confirme ce que l'esprit des Lumières avait déjà annoncé, en stipulant que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Ni Le Malaise de la modernité ni Les Sources du moi n'ont extrapolé les analyses de la liberté jusqu'à la littérature contemporaine. J'ai donc essayé de voir comment les idées sur la liberté avaient évolué vers la deuxième moitié du XXe siècle et j'ai tenu à procéder décennie par décennie en choisissant des romans représentatifs des différents courants littéraires (existentialisme, Nouveau Roman, Oulipo) ; le parcours balisé s'étend de la veille de la Seconde Guerre (avec La Nausée de Sartre, publié en 1938) à la Révolution de 68 (passant d'abord par La Jalousie de RobbeGrillet en 57 et Un Homme qui dort de Perec en 67). Enfin il a fallu voir où se situait la fracture entre la modernité et le contemporain ; voir si des continuités ou des ruptures avec les romans écrits après 68 s'établissaient, notamment avec Villa triste de Modiano (1975), Vies minuscules de Michon (1984) et Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq (1994). L'intention initiale était de se limiter pour chaque chapitre à un seul roman et d'en mesurer les idées à un moment donné du parcours 11
de l'auteur. Ce qui en a résulté est une petite histoire des idées qui ne cherche pas à prescrire ce qui doit être lu, mais à décrire ce qui l'a été. La question majeure a été de savoir jusqu'à quel point l'opposition entre libre arbitre et fatalité, telle qu'elle a existé lors des siècles précédents, se retrouve dans la littérature française de 1950 à l'an 2000. Peut-on dire que le personnage romanesque est libre quand il influence les événements historiques auxquels il est mêlé ? est-il fataliste quand il se résigne à tolérer le monde qui lui est offert ?
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I LIBERTÉS CONTEMPORAINES claustrophobie du promeneur solitaire On a dit du personnage du XIXe qu'il se promenait le long d'une route, entreprenant un voyage durant lequel il accumulait son savoir. Sa démarche, malgré ses tours et détours, semblait aboutir à une avancée. Il défendait ou remettait en cause les idées dominantes de son temps ; participait aux événements qui se déroulaient sous ses yeux, se positionnait face à l'ordre social dans lequel il était né et restait plus ou moins fidèle aux convictions qui l'accompagnaient. Julien Sorel, le colonel Chabert, Etienne Lantier défendaient des idées qui allaient les conduire à leur perte. Ils n'étaient pas sanctionnés à cause de leur caractère, mais plutôt à cause du manque de continuité entre leur caractère et le monde dans lequel ils vivaient. D'où la question : par quels points le personnage du XXe diffère-t-il de ses précurseurs ? Le voyage reste une donnée qui traverse le temps mais il évolue, vers la fin du XXe siècle, vers un nomadisme proche de la dérive, une randonnée en cul-de-sac. Le narrateur dans Un Homme qui dort quitte sa chambre pour rôder comme un rat dans les espaces d'une ville déserte. Jean-Philippe Toussaint ou Nina Bouraoui9 font appel à des narrateurs confinés dans des lieux claustrophobes (baignoire, chambre close...) où une autonomie limitée parvient à résister. Les romans qui voient le jour vers l'an 2000 s'établissent sur cet étrange paradoxe. Les vastes perspectives de la modernité sont échangées pour 13
un microcosme où l'homme, replié dans la solitude, essaye de se préserver. Ce qu'on a nommé le «repli sur soi» est opposé à son contraire extrême : la mobilité intense du voyage et du tourisme. Peu à peu, le personnage n'est plus « transformé » par le voyage qu'il entreprend. Le cheminement, par sa brièveté et sa discontinuité, n'accède plus au rang de l'expérience vécue. Même avant que le départ ne se réalise, le déplacement semble rétréci; le «savoir» qui fut le rêve d'une littérature destinée au grand public, romantique ou réaliste, se mue en une perplexité sans illusions. N'arrivant pas à s'attacher, à s'ancrer dans un lieu afin d'y habiter, l'homme devient tout au plus, comme dans Les Belles âmes de Lydie Salvayre, un touriste «terroriste» ou un voyeur de banlieue; son vagabondage dans d'autres continents laisse questionner la notion de progrès ou le rêve d'intégration et d'assimilation10. Éprouvé par le tiraillement entre mobilité et claustration, le corps devient le carrefour de malaises, le foyer d'une tension qui n'acquiert la sérénité qu'au prix de peines intenses. La Nausée anticipait déjà ce malaise du corps. Néanmoins les avant-gardes, et l'existentialisme parmi elles, ne faisaient pas encore figurer dans leurs fictions un corps de repli (Dominique BAQUÉ) mais bien un «corps de résistance», traversé de flux et d'énergies qui renforçaient sa position dans le monde. Plus le siècle progresse, plus cette résistance s'effrite rongé par la maladie, la paralysie ; contraint à ingurgiter grotesquement une nourriture abondante ou à s'exhiber comme lieu d'expérimentation erotique, le corps humain perd en nature ce qu'il gagne en démesure et en facticité11. de la vérité publique vers l'intimisme
: un regard réduit
Stendhal, Balzac, Zola préféraient omettre la plupart du temps la première personne dans leurs récits. Le sujet narratif aimait s'abstenir de figurer dans son texte. Même si les autobiographies existaient depuis longue date — il suffit de penser à La Vie d'Henri Brulard ou aux Souvenirs d'égotisme de Stendhal —, le 14
narrateur romantique éprouvait une résistance envers les moi et les je qu'il enchaînait et insistait sur la «vérité» du monde. Ces deux éléments semblent entretenir un lien entre eux. Peut-être était-ce précisément parce que Stendhal ne parlait pas à la première personne qu'il pouvait assurer une vue panoramique de la société. Celle-ci balayait un champ extensif et public allant du monde militaire napoléonien aux salons familiaux de Grenoble. Inséré dans une collectivité publique qui assurait la véridicité, le sujet pouvait se manifester à la troisième personne comme le détenteur d'un savoir absolu. Plus les romans signalent un désir d'intimité, plus les rapports humains tendent à devenir douloureux, fratricides et associables. Richard Sennet remarqua en 1974 que la société occidentale, lors de son passage du XIXe au XXe siècle, attribuait une place de plus en plus restreinte à la représentation du domaine public. Ce phénomène s'est réalisé aussi dans le domaine français, qui s'est concentré plus sur les problèmes de la vie intime que sur les grands débats idéologiques : Quand la sécularisation et le capitalisme prirent de nouvelles formes au 19e siècle, l'idée d'une nature transcendante perdit peu à peu toute signification. Les hommes estimaient dorénavant qu'ils étaient les créateurs de leurs propres caractères, et que toute expérience était destinée à définir ce qu'ils étaient profondément. L'intérêt pour la personnalité et ses problèmes devint prédominant. Peu à peu, cette force mystérieuse et redoutable qu'est le moi en vint à définir les rapports sociaux, et se transforma même en principe social. Le domaine des significations et des actes impersonnels fut dévalorisé. (pp. 274-512) En outre, les récits à la première personne se sont servis de personnages de moins en moins héroïques : «On a souvent prétendu qu'en se coupant de ces vastes horizons sociaux et cosmiques, l'individu avait perdu quelque chose d'essentiel Certains ont parlé d'une perte de la dimension héroïque de la vie. » (p. il4). Il serait pourtant faux de prétendre que la perspective d'un but pour lequel il vaudrait la peine de s'engager disparaisse totalement du champ littéraire : pensons à Sortie d'usine de François Bon ou à Globalia de Jean-Christophe Rufin qui ne 15
restaurent peut-être pas l'héroïsation dans son sens pur, mais qui semblent du moins pris fortement dans une critique sociale qui ne veut pas se limiter à l'esthétisme. La grande transformation intimiste semble par contre plus toucher la question de la véridicité que celle de l'héroïsme. Puisque la vérité ne se prête plus à réchange et encore moins au consensus, le sujet se replie sur lui-même13. Le narrateur n'est plus dès lors cette voix collective et impersonnelle qui surplombe les aventures au sein d'une société publique; il devient le témoin qui signale l'authenticité de son vécu par son expérience personnelle. sujets absents Les avant-gardes comme le Nouveau Roman, Oulipo ou Tel Quel avaient pourtant, dans un premier temps, accordé une place restreinte aux récits intimes. Parmi les exemples les plus connus, La Jalousie (1957), qui montre un sujet narratif arrivant à peine à être un regard. Robbe-Grillet a créé un fantôme au regard épieur, sans que le lecteur ait une certitude sur l'identité de celui qui parle. L'affirmation de Barthes sur «la mort de l'auteur» a renouvelé, dix ans plus tard, les coups destinés à endiguer la mythologie du moi. En soumettant la phrase du Sarrazine de Balzac à une évaluation troublante, la sémiologie détruisit la conception du sujet monolithe : « C'était la femme avec ses peurs soudaines, ses caprices sans raison, ses troubles instinctifs, ses audaces sans cause, ses bravades et sa délicieuse finesse des sentiments.» (p.49114). Quand Barthes proposait de découvrir le locuteur de cette phrase, les réponses se multipliaient. Où situer la voix qui s'engage dans le discours ? Est-ce un individu qui, en écrivant, fait appel à son expérience? Un auteur voulant à tout prix livrer ses idées sur les caprices de la femme en général? Est-ce une sentence provenant simplement du bon sens commun ? ou le message crypté d'un narrateur qui s'interroge sur l'essence de l'éternel féminin? La phrase balzacienne pour Barthes n'était à vrai dire l'œuvre de personne. Sortie de son contexte, elle laissait même à présumer que Balzac angoissé face 16
à tant de certitudes, ne l'aurait pas souscrite entièrement. En 1968, écrire revenait donc à déconstruire des voix difficilement repérables dans le tissu du texte. «La mort de l'auteur» ouvrait la voie au texte comme montage d'énonciations diverses : Balzac parlant à côté de Barthes, Barthes déformant Balzac. La responsabilité du locuteur s'en trouvait diminuée. Sa liberté, en revanche, semblait acquérir dans un premier temps une nouvelle vitalité. tendances en quête d'identité La question du sujet est reposée dès 1975, entre autres par Georges Perec, qui publie W ou le souvenir d'enfance. Le fragment « Moi, je » dans Roland Barthes par Roland Barthes (1975) s'efforce à la même époque, sept ans après l'essai sur «La mort de l'auteur», à maîtriser le narcissisme par une écriture qui observe une neutralité maximale. Proscrire la parole fixe sur soi revenait à interdire une écriture qui se contemplait, une image immobile complaisante vis-à-vis de l'esthétisme qu'elle faisait naître. La bonne quête d'identité cultivait la distance et l'absence de spontanéité; et d'ailleurs, la subjectivité n'était pas inéluctablement liée à l'emploi de la première personne. Il arrivait que le sujet se prenne ailleurs, que la subjectivité réapparaisse « à une autre place de la spirale». L'auteur qui ne parle pas de soi pouvait par exemple, selon Barthes, vouloir signaler ostensiblement à son lecteur «je suis celui qui ne parle pas de soi». La seule façon de réintroduire le sujet, en ne reniant pas totalement «La mort de l'auteur», semblait redevable des leçons de Brecht : [...] je parle de moi à la façon de l'acteur brechtien qui doit distancer son personnage : le «montrer», non l'incarner, et donner à son débit comme une chiquenaude dont l'effet est de décoller le pronom de son nom, l'image de son support, l'imaginaire de son miroir (Brecht recommandait à l'acteur de penser tout son rôle à la troisième personne).15
Michel Foucault dépassait la question de la neutralité influen17
cée par la Nouvelle Critique et le Nouveau Roman pour une philosophie qui fut dans un premier moment redevable à Nietzsche. L'identité ne serait-ce pas d'abord ce défi par lequel l'homme donne du style à son caractère : « C'est un art bien considérable qui se rencontre rarement C'est de notre vie que nous cherchons d'abord à faire une œuvre d'art et une "esthétique de l'existence"» (p.22716). Il réintroduit, après l'avoir oblitérée, la notion du sujet vers 1984 dans un contexte qui n'est plus purement nietzschéen ou structuraliste mais «stoïque». L'Usage des plaisirs et Le Souci de soi et plus particulièrement des essais comme «L'écriture de soi» et les «Techniques de soi» cadrent l'identité dans le contexte de l'anachorèse où la lettre, si elle s'adresse à un ami, «forme» le sujet qui écrit grâce au regard du lecteur auquel il s'expose ; à partir de là la mémorisation des pensées lues et l'intériorisation de leur lecture par la notation mettent chez le sujet qui écrit un terme à la fragmentation et à la dispersion. Tempérance et maîtrise donc pour celui qui, à la manière de Sénèque ou Anastase d'Alexandrie, se livre à un art « choisi » nommé technè tou biou. Cette éthique historique et philosophique, aussi éloignée qu'elle pût paraître dans le temps, prolongeait à sa façon le réinvestissement du sujet qui avait eu lieu, chez un auteur comme Perec par exemple, une dizaine d'années auparavant; elle rejoignait, indirectement, «l'éthique» que Sartre avait établie bien plus tôt. Le sujet cherche à fonder une souveraineté limitée qui corresponde aux situations qui lui sont particulières. Dans cette perspective, la liberté devient une création que chacun établit pour soi. Elle perd son caractère universel car elle ne regarde plus ce «qui représente la communauté dans son ensemble». Cependant pour Sartre comme pour Lacan, il n'y a pas de Je unitaire ou fondateur. L'homme perçu, placé en situation est défini par la non-coïncidence de soi à soi : La conscience, ou plutôt les états et les actes de conscience sont multiples et dispersés ; dans la spontanéité — au niveau préréflexif — il n'y a pas de «je» : quand je cours après un tramway, quand j'écris, quand j'éprouve l'immanence d'une émotion, il n'y a pas de «je», mais une 18
conscience irréfléchie dans le projet à atteindre (le tramway, le texte) ou cette croyance magique qu'est l'émotion : je suis à ma peur, à ma fuite. (p. 22716)
Après les traumatismes de la Seconde Guerre, l'air du temps refoule les notions d'identité nationale, d'expérience ou de mémoire collective. S'ensuit un discours littéraire qui récupère ce qui appartient au refoulement collectif : enquêtes sur les possibles origines du moi, sur la temporalité affective et fragmentaire de la mémoire, sur le vécu et les expériences de l'enfance. En outre, la «nébuleuse» (auto)biographique est une manière, dit Barthes, «de réagir contre le froid des généralisations, collectivisations, grégarisations » théoriques. Il fallait remettre «dans la production intellectuelle un peu d'affectivité "psychologique"»11. C'est précisément là que la littérature comblera les lacunes des poststructuralistes, nouveaux critiques et romanciers. Pour mieux comprendre la perte de la neutralité et le retour du sujet dans le champ littéraire, la critique a parlé de la lente métamorphose du Nouveau Roman18. Appliqués initialement à défaire le roman de la référence à l'auteur, Duras et Robbe-Grillet commencent vers 1984 à publier des romans qui renient l'esthétique des années Cinquante. Robbe-Grillet introduit en 1983 dans Le Miroir qui revient une phrase provocatrice selon certains : «Je n'ai jamais parlé d'autre chose que de moi» (p. 22740) ; Philippe Sollers, avec Femmes, écrit la même année un roman qui prend le contre-pied des positions jusqu'alors défendues dans la revue Tel Quel Des narrateurs à la première personne affichent un style moins neutre et moins glacé. Les fictions « autoritaires», où le narrateur surplombe ses personnages pour les juger, se font rares après les invectives de Sartre adressées à Mauriac. La structure verticale du personnel romanesque s'écroule. Même dans les romans d'aventures les plus proches de la facture du siècle précédent, le narrateur semble réduit vers la fin du XXe siècle à observer les événements comme n'importe quel personnage de l'histoire19. Il abdique son pouvoir pour occuper, 19
avec ses personnages, une place au bas de l'échelle. L'imaginaire ne porte plus sur un univers extérieur — la rue Sainte-Geneviève et la pension de M m e Vauquer dans Le Père Goriot — mais sur un monde rétréci, souvent celui d'une seule personne, comme si l'auteur, à la recherche d'un monde à décrire, ne pouvait plus que se prendre lui-même comme objet de son récit. Les quêtes d'identité ont, lors des années Quatre-vingt, lentement évolué; proches de l'autoportrait ou de l'autobiographie, elles se sont rattachées aussi à la revendication de minorités qui, par leurs témoignages, signalaient la revendication de leurs droits. Sous l'influence de la psychanalyse, les fictions de soi ont occupé une grande part des publications. Elles assimilaient parfois la formation de l'individu à un parcours subi. La vulgate freudienne tendait à comprendre la personnalité comme le résultat de lésions et de traumatismes infligés lors de l'enfance. L'action semblait vidée de ses intentions tant elle était minée par un inconscient qui refusait la causalité nette20. Quelques textes, lus du grand public ou par une minorité plus spécialisée, ont été écrits contre cet assoupissement de la volonté21. Indépendamment de ce phénomène, nombre d'auteurs refusaient le respect d'un pacte autobiographique bien net dans leurs textes. Les intentions d'écriture gagnaient en complexité. Soit les indications génériques sur les pages de garde manquaient, soit les auteurs, malgré leur revendication du genre romanesque, déformaient à peine les événements réels. Arrivé à ce point, un mythe hybride, ni entièrement référentiel ni entièrement romanesque, articulait les quêtes de soi. Les distinctions que Philippe Lejeune avait élaborées pour séparer le roman de l'autobiographie, perdaient leur tranchant. Des romans faisaient coïncider le nom de l'auteur et celui du personnage, en réclamant la possibilité de fabuler et d'inventer 22 . Certains ont jugé que le phénomène hybride existait de longue date : « On pourrait même absorber l'autobiographie dans la notion d'autofiction : aucun autobiographe ne respecte à la lettre une vérité historique dont il ne peut donner qu'une version subjective, la sienne. » 23 . Et même si ce constat est vrai, le montage des discours psychanalytiques 20
dans le roman a réintroduit le sujet en lui offrant une parole pleinement thérapeutique où le vrai moi se faufile dans les méandres de l'imaginaire; selon Gilles Lipovetsky, Richard Sennet et surtout Charles Taylor, cette subjectivité «psychanalytique» a impliqué dans les pays anglo-saxons « un repliement sur soi et une exclusion, une inconscience même des grands problèmes ou préoccupations qui transcendent le moi, qu'ils soient religieux, politiques ou historiques » (p. 224). Si auparavant la vérité était située à l'extérieur de l'homme, dans une loi ou une idéologie établies, l'auteur se déclare à partir de cette époque seul siège de vérité. Avec Villa triste de Patrick Modiano le jeu protéiforme du moi. s'enclenche. La fiction, dans ses contorsions imaginaires et virtuelles, devient plus «vraie» que la vraie vie. C'était l'autofiction qui, en dépit des mensonges, autorisait à explorer une liberté que la réalité offrait rarement : l'homme plus «vrai» dans ses songes que dans le puits de son parcours journalier. À cela s'ajoute que le genre n'a pu se faire accréditer qu'à condition de «paraître» vécu. Le scepticisme généralisé a érigé implicitement l'expérience en seul critère d'acceptation de la vérité. À ce titre, Pierre Jourde a noté malicieusement que le roman se faisait fort d'assouvir l'attente du public. Il fallait que « le récit, aussi fictif soit-il, paraisse plus ou moins vécu et donne ainsi une garantie d'authenticité : la confession sincère et brutale, le souvenir de famille, la sensation finement observée [...]. Ainsi, le lecteur sait où il est, et peut se convaincre que l'auteur parle vrai » (p. il2). L'enjeu qui a orienté une partie du champ littéraire a donc été celui de l'authenticité : ce parfum s'acquérait par les détours de l'identité : «Le simple fait d'étaler une intimité serait, en quelque sorte, une garantie de consistance : enfin la littérature nous donne du réel » (p. 202). L'imperfection stylistique ou la naïveté joyeuse ont quelquefois doublé les quêtes d'identité d'un désir d'expérimentation. Quelques entreprises ont abouti à une fausse véracité, à une spontanéité enfantine jouée, ou encore installé le langage dans l'éternel provisoire. L'inachèvement et la fragmentation, tout comme la syntaxe proche de la manifestation du symptôme, s'inscrivent 21
dans la poursuite d'une expérimentation romanesque prévisible. Quand l'investissement de l'inconscient devient trop grand, le monde disparaît. Le réalisme fait défaut. Les événements n'avaient plus de signification en soi, mais seulement le sens que le personnage leur trouvait — comme si chaque auteur pouvait établir ce qui est significatif, soit volontairement, soit involontairement et inconsciemment, rien que parce qu'il en avait envie. En dépit d'un libéralisme plus puissant, le sujet semble voir ses possibilités se restreindre ; pendant les dernières décennies, les rapports sur soi prolifèrent. Jamais une société n'a donné lieu à une autonomie et une liberté individuelles aussi larges ; jamais son progrès ne s'est trouvé autant lié à l'engagement de ceux qui la composent. Néanmoins cet esprit libertaire se heurte du même coup à l'impossibilité d'agir et à l'isolement. Confronté à cette impasse le roman a dû se créer une issue, car comment impliquer le lecteur dans une histoire personnelle? comment partager l'expérience au lieu de la singulariser ? La vague de l'autofiction, qui cherchait plus à imaginer l'identité qu'à l'insérer dans un pacte véridique entre lecteur et auteur, n'a pas embrassé seulement le paysage éditorial français. L'art plastique et la photographie anglo-saxonne montraient au même moment une tendance qui privilégiait l'autoportrait et la mise en évidence du corps (pensons aux photographies de Nan Goldin, aux installations d'Orlan ou aux masques de Sherman). Par sa forme et son sens le souci de soi s'est quelquefois émancipé heureusement du subjectivisme. Rapport sur moi (2002) de Grégoire Bouillier offre un exemple du témoignage personnel porté à incandescence. Divers récits de soi, souvent plus courts que les romans du XIXe siècle, se sont interrogés sur la cartographie et les limites de l'intégration et de l'assimilation géographiques. Ils se sont situés à l'entrecroisement de cultures en conflit et ont déployé leurs liens avec la migration ou la diaspora : les romans de la judéité revendiquée ou refoulée — Robert Bober, Quoi de neuf sur la guerre ? (1993), Sarah Kofman, Rue Ordener, Rue Labat (1994) —, les romans de la 22
migration — Assia Djebar, Les Nuits de Strasbourg (1997), Milan Kundera, L'Ignorance (2003), Agota Kristof, L'Analphabète (2004), les récits d'ici et d'ailleurs — Paul Smaïl, Vivre me tue (1997), Marie N'Diaye, La Sorcière (1996) — envisagent ce qui dépasse la question individuelle. La nature de la bonne vie n'y dépend pas de l'homme seul, mais de la communauté qui participe à le former. en quête d'Histoire La littérature d'archives a introduit, après les avatars du Nouveau Roman, des modifications étonnantes. À partir de là, le questionnement du passé n'a plus été ressenti comme une démarche à proscrire. Face à la nouvelle critique et à la déconstruction, le Nouveau Roman avait hypothéqué son indépendance littéraire. L'influence grandissante de Jacques Derrida dénonçait les tentatives de récupération du passé comme des désirs métaphysiques, comme les recherches d'un départ absolu et introuvable. Dans le roman d'archives, le passé se profilait à nouveau comme le point aveugle recherché ; par ces failles, il stimulait joyeusement l'imagination du récit. Ce n'était pas le réel, cette entité creuse et insaisissable, que les auteurs d'archives voulaient récupérer. Dates et références cherchaient à mettre en carte la réalité d'un passé récent dans son sens le plus simple. Dominique Viart a démontré à quel point le roman d'archives différait du roman historique classique. Ce dernier se penchait de préférence sur des aventures éloignées du temps de la narration et s'abandonnait plus volontiers à la fiction24. Dans le roman d'archives par contre un passé récent émerge. Celui-ci appartient souvent à l'enfance du narrateur. Cette temporalité située d'habitude dans la première moitié du XXe siècle, surplombe l'individualité. Michael Sheringham a observé un glissement qui va «de l'individu à l'interaction de l'individu et du collectif, de la vie intérieure à cette vie extérieure [...] où notre existence dépend étroitement du rapport à l'autre dans l'espace social, plutôt que d'échanges intersubjectifs»25. Alors que le matériel d'archives était chez certains éminemment personnel (photos,
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lettres, objets), la trace d'un souvenir cher, il renvoie de plus en plus chez un nombre d'auteurs à la conviction que le temps dépasse la singularité. Le personnage, moins libre que ses congénères dans l'autofiction, est formé par ce qui lui est imposé, par ce que Sheringham appelle avec Halbwachs, un cadre social de la mémoire. L'attention n'est plus portée vers les aléas de la géographie, mais vers les ignorances de la mémoire. L'idée que le sujet se détermine entièrement lui-même, qu'il est responsable de ses choix et de sa vie, perd du terrain. À cela s'ajoute que le roman d'archives demande l'application souple de la notion de «genre» : l'historiographie et le roman d'aventures, la biographie et l'autobiographie se relayent pour former des assemblages qui cherchent à dépasser les cloisons existantes. Dans la foulée d'auteurs canonisés, comme Pascal Quignard, raconter implique relater ce qui un jour «était» jusqu'à ce que l'oubli en efface le visage. Quand Pierre Michon publie en 1984 les Vies minuscules, il confirme cette tendance qui rattache le retour du récit au retour du passé. Des auteurs comme Gérard Macé, Jean Rouaud, Richard Millet et récemment Philippe Claudel recueillent des épisodes qui stimulent le témoignage. Malgré l'interprétation historique personnelle, le travail du langage s'y tient en équilibre avec la peinture des mentalités, la présentation avec la représentation des vies à décrire. Cette littérature fait préexister «Vobjet matériel effectif» à l'écriture26. Les reliques érodées opèrent comme des preuves de véracité qui dépassent l'autonomie du texte. C'est pour accentuer cette référence effective à la réalité que certains ont proposé l'appellation «roman d'archives» ou «littérature matérielle». Néanmoins le monde de Michon, Rouaud et Millet ne répond pas au réalisme naturaliste du XIXe siècle ; le travail sur la langue et ses formes le rapproche du registre lyrique. L'archive garantit la perspective historique mais elle est aussi une médiation qui par ses manques et défauts, laisse une place à la musicalité du langage et à l'imaginaire du scribe. Quand le monde à transcrire se déforme au point de basculer dans le fictif, les réserves et les doutes s'entassent chez Volodine, les ruines et les épaves du 24
passé aboutissent, dans ce cas, à un rapiéçage de l'Histoire sur le mode de l'apocalypse. Chez Proust l'affect était encore lisible par l'effet qu'il laissait sur le visage des personnages. Peu à peu la première moitié du siècle a dévalorisé l'apitoiement sentimental — Montherlant refuse le dolorisme —, ou envisagé le sentiment comme le résultat du hasard — Valéry dans Monsieur Teste. Sartre dans Situations poursuit la condamnation de l'émotion en critiquant les jugements psychologiques dans Thérèse Desqueyroux. L'art de Mauriac passait par une traduction narrative dirigiste de l'état d'âme du personnage et trahissait ainsi le parti pris de l'auteur. Par la présentation du caractère, le lecteur pouvait pressentir le déroulement de l'histoire. Avec Ponge la poésie refusait les poètes qui étalaient leur mouchoir ; « raisons de vivre heureux » allait échanger l'émotion contre l'exploration de la sensation27. Barthes, en 1977, va jusqu'à se demander «qui fera l'histoire des larmes ? » : « Dans quelles sociétés, dans quels temps a-t-on pleuré ? Depuis quand les hommes (et non les femmes) ne pleurent-ils plus ? Pourquoi la "sensibilité" est-elle à un certain moment retournée en "sensiblerie"?» (p.21428). Cet exil de l'émotion explique aussi pourquoi la littérature matérielle a installé le sentiment dans l'espace rêvé du non-dit. L'implicite tient lieu de déclaration d'amour, d'aveu ou de regret. Le fétichisme des objets doit combler la parole déficiente. Sans devenir complainte ou adoration du passé, la mélancolie affleure, rien que par le contraste qu'elle instaure, avec une contemporanéité dont rien ne nous est dit. en quête de réel L'injure de «néo-conservateurs» a été réservée à Duras et à Robbe-Grillet qui récupéraient sur le tard le caractère référentiel de la littérature. Une écriture moins objectale et l'emploi de techniques narratives linéaires et lisibles dégageaient, aux yeux des adhérents de l'expérimentation, une impression de déjà-vu. Le « retour » de ces éléments confirmait « le soupçon prononcé de toutes parts contre la postmodernité, à savoir que celle-ci ne
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serait autre chose qu'un néo-conservatisme déguisé» (p. 98l9). Néanmoins les changements de cap antimodernes recelaient un nouveau besoin. Pour le Nouveau Nouveau roman des jeunes générations, apparaissant lors des années Quatre-vingt et Quatrevingt-dix, des divergences notoires se manifestent, comme la récupération du récit, la légèreté et l'humour qui ne peuvent pas sans plus être reconduits à l'amalgame d'éléments antérieurs. La nouvelle génération accède à un hyperréalisme où le vrai et le kitsch se marient alors comme un couple bien ajusté. Dans ce qui suit j'aimerais questionner cette notion d'hyperréalisme qui a aussi été mobilisée pour un auteur comme Perec. D'après moi les minimalistes, plus que de se lancer dans un inventaire rigoureux du réel, se caractérisent par leur amour des coïncidences romanesques irréelles et invraisemblables. Selon les dictionnaires le mot roman est entré en usage, chez Chrétien de Troyes, pour désigner les textes écrits « à la façon des Romains » ; plus tard le même mot a servi à nommer toute la production en «langue vulgaire», s'opposant au latin. Est «roman» ce qui n'est pas écrit en latin. Le mot auteur, du latin auctor, aurait vu le jour à la même époque : est « auteur », en premier lieu, celui qui «augmente» les narrations transmises ; sa diction et ses tropes étendent une matière disponible, déjà diffusée à un public d'auditeurs. Pourrait-on, sous forme de boutade, argumenter que si l'auteur est essentiellement celui qui augmente, le minimaliste serait celui qui cherche au contraire à diminuer, à rétrécir la matière narrative? À la rendre plus légère et moins docte face à la lourdeur de la théorie fréquentée par le Nouveau Roman ? Waren Motte, dans Small Worlds, rappelle que nous avons l'habitude d'attribuer la qualité de «minimalisme» suivant des registres de perception divers et en fonction de critères capricieux. La taille physique, la durée, l'intensité, la signification, la quantité d'éléments figurant dans la composition sont des éléments qui participent à l'idée d'une «réduction» opérée face à une norme plus ou moins explicite29. L'art qui fait appel à cette 26
réduction a été appelé « minimaliste ». Warren Motte signale comment John Graham utilisa pour la première fois en 1920 le terme pour désigner les expressions artistiques qui opéraient avec un minimum de moyens. Les premières manifestations du mouvement, qui peut selon Peter Biirger et Warren Motte être qualifié d'avant-gardiste, remontent au Manhattan des années Cinquante et trouvent leurs réalisations en arts plastiques (les surfaces noires de Robert Rauschenberg, les lampes TL de Dan Flavin, les colonnes de Buren) et en musique (John Cage, Steve Reich). En lettres, il va de soi que la tendance à écrire au compte-gouttes est aussi ancienne que le monde (Démocrite). Pourtant, lors de la seconde moitié du XXe siècle, la quantité de «romans nains» (c'est-à-dire de romans plus courts que ceux du XIXe) tend à augmenter, comme si lire et écrire demandait de faire appel à une communication qui se déroule dans des laps de temps plus compartimentés qu'auparavant; le même phénomène s'aperçoit au sein des rhétoriques automatisées du XXIe siècle comme les courriers électroniques et les SMS ; face à la multiplicité d'enjeux communicatifs, le défi de l'écriture semble chaque fois le même : comment dire plus avec un minimum de mots ? En littérature, la réduction de la longueur n'est pourtant pas le trait le plus saillant du minimalisme30. Les récits d'Echenoz, Toussaint, Gailly, Chevillard sont formellement ordonnés ou organisés suivant des effets de symétrie. Le ton froid, détaché et non engagé est par moments elliptique (blancs et trous dans la narration), proche du Say less to mean more! de John Barth. Ailleurs les descriptions de tel objet, de tel détail narratif démontrent une tendance à la maximalisation. Le récit minimaliste a donc une prédilection pour les investissements descriptifs extrêmes. La géométrisation des formes — abîmes, plans verticaux, cadrages rectangulaires —, les realia du contemporain — noms de marque, de société — installent le réel comme manque dans une réalité morose. Cette morosité est chassée par l'humour qui interpelle le lecteur soit de manière théâtrale (les vous d'Echenoz) soit de manière complice (les doux seigneur! de Toussaint). 27
Warren Motte fait brièvement allusion à la question du réalisme en reprenant les caractéristiques de Kim Herzinger : «Mimalism's characteristic mode, she says, is realist (even hyperrealist), and not fabulist ; its characteristic subject matter is domestic, régional, quotidian, and banal » (p. 2329). Pourtant Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, mais aussi Patrick Deville ont proposé ce qu'on a appelé une «déstabilisation douce» : l'irruption du réel est prise en compte, avant tout pour démontrer par quels points cette réalité perd sa propriété d'abri : les écrans redoublent des instants qu'on croyait uniques, les déplacements s'effectuent à une vitesse qui les déréalise, les personnages agissent comme s'ils n'avaient pas ou peu d'emprise sur l'empire de la technologie ; cette déstabilisation provoque le passage d'une esthétique de l'authenticité à une esthétique où jeu, mensonge et invraisemblance se chevauchent. Une première technique pouvant réduire l'impact de la mimésis est l'humour ludique ou grotesque qui semble réagir contre l'intellectualisation. L'auteur, distancié des aventures de ses poupées en miniature, met en place une vision du monde détachée où «l'ironie permet de tenir à distance les poncifs sur papier glacé (la tentation académique) autant que les expérimentations sur fond verbeux-pâteux (l'affolement d'une certaine modernité) »31. Le rire se métamorphose en une auto-dérision peu corrosive qui perturbe la validité du pacte romanesque. Par le décalage des codes et des régimes narratifs, la narration tient à distance la crédibilité significative. Le style décontracté, sans transgression ni message moralisateur, caractérise une écriture proche de la publicité, des B.D. ou des jeux télévisés. Le comique, loin de se perdre dans l'absurde de Beckett, loin d'attaquer des groupes ciblés, s'installe comme une ambiance sociale généralisée, une atmosphère permanente qui accompagne l'individu dans ses démarches les plus simples. Cet humour ne cherche pas à profaner le sacré, ni à rabaisser le sublime par la dimension corporelle inférieure (digestion, sexualité). Désocialisé et esthétisé, il semble avoir perdu la possibilité d'une fonction critique envers l'autre : «À la dénonciation railleuse corrélative
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d'une société fondée sur des valeurs reconnues s'est substitué un humour positif et désinvolte, un comique teen-ager à base de loufoquerie gratuite et sans prétention. » (p. 15732). L'humour minimalise auteur et lecteur avec délicatesse et respect, évite de rire aux dépens d'autrui et ne se révolte pas contre des normes en vigueur. Lipovetsky avait en 1983 fait un bilan qui a continué à démontrer sa pertinence pour la fin du siècle : Le « nouveau » héros ne se prend pas au sérieux, dédramatise le réel et se caractérise par une attitude malicieusement détachée vis-à-vis des événements. L'adversité est sans cesse atténuée par son humour cool et entreprenant tandis que la violence et le danger le circonscrivent de toutes parts. À l'image de notre temps, le héros est performant bien que ne s'investissant pas émotionnellement dans son action. (p. 15932) Une seconde technique qui crédite cette prépondérance de l'invraisemblable chez les minimalistes est ce que Jochen Mecke a appelé «l'esthétique du mensonge» 19 . L'énoncé qui contredit les convictions du locuteur et qui est exprimé uniquement dans l'intention de tromper est, dans le langage courant, qualifié de mensonge. Mais la littérature, à la différence de la vie quotidienne, ne veut pas dissimuler sa dissimulation. Le pacte littéraire sert à signaler la présence de la fiction et donc à annuler le mensonge. Or, si Les Grandes blondes, L'Appareil photo, Un Soir au club33 indiquent au lecteur avec insistance que la réalité est en elle-même fabuleuse et que le roman, s'il veut nous montrer le monde dans lequel nous vivons, doit faire preuve d'une fiction au second degré, dans ce cas le mensonge littéraire perd de son efficacité. La fiction imite la fiction à l'œuvre dans la réalité. Elle n'existe plus en soi, ni pour soi. La principale modification de la seconde modernité a été de reprendre dans ses romans des éléments d'esthétiques antérieures, souvent anachroniques et fort dissemblables et de les faire figurer de manière insolite dans un moule éclectique. Par conséquent, les stéréotypes (la blonde des films de Hitchcock) ou les conventions (du policier) rendent l'œuvre proche d'une fiction «recopiée», qui n'est plus munie d'une intention qui cherche à faire illusion. Peut-être s'agit-il là de la démarche la plus saisissante 29
de la fin du XXe siècle : faire un retour vers les grands thèmes mythiques de la modernité consiste à les traiter comme des fragments manipulables à loisir. Les allusions opèrent à ces moments-là comme un hypotexte placé sous un récit qui s'imagine à partir de photos (Vertigo de W. G. Sebald), de peintures (L'Arrière-saison de Philippe Besson complète Nighthawks de Edward Hopper), de films (Hitchcock dans le cas d'Echenoz) ou d'une musique de jazz (les airs de Rollins dans Un Soir au club). La conception du mensonge en art et en littérature se déplace. L'auteur, parfois sans le savoir, ne parvient qu'à parler par la voix de l'ironiste ; ou il se moque d'un genre sans mettre une alternative en place. Le style des premiers romans de Toussaint cherchait à rester au-dessous des exigences du roman — blancs, répétitions, parenthèses — et à pousser ce manque d'habilité vers une loufoquerie proche de la Bande Dessinée. Pourtant cet empire du faux ne doit pas fatalement mener à l'échec artistique. Le minimalisme a installé avec virtuosité des écarts entre intention et expression, entre vouloir dire et dire. Ces personnages, conçus comme des poupées aux noms kitsch présentent un contraste avec les personnages anonymes de la modernité. Le "roman Minuit" a aimé l'esprit ludique, inspiré de marques commerciales ou de stars du cinéma. La narration s'est muée en une version assagie des passions d'an tan : elle est devenue la réduction de l'action quotidienne — l'arrosage des plantes dans La Télévision de Toussaint —- ou encore une anecdote sans conséquence — comment manger des chips au paprika sans se faire voir des collègues ? — problème élucidé dans Monsieur. Il serait tentant de comprendre l'intégration des noms de marques et les références aux médias comme des extrapolations de la vision du monde de Baudrillard dans La Société de consommation. Or, comme Jochen Mecke le signale, ni Echenoz ni Toussaint ni Gailly semblent vouloir dresser, à la façon de Brecht, le bilan critique d'une société. La majorité de leurs personnages, même les plus marginaux, ne sont pas dupes du simulacre qui les entoure : «Seulement, l'intégration des genres triviaux et de la culture de masse dans le roman nouveau ne
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saurait fonctionner comme une simple critique d'un monde faux et truqué, car ce sont les personnages eux-mêmes qui, ce qui semble paradoxal, vivent délibérément dans ce monde au second degré. » (p. 10419). Le vide est donc plus représenté par ses manques que condamné ; l'ennui combattu par une frénésie déambulatoire ; l'homme essaye de trouver son réconfort auprès de gadgets qui l'aident à surmonter la réalité... Les objets de marque, les realia de la publicité se substituent ici aux pièces d'archives. Dans son Manifeste du parti communiste Marx observait que le développement capitaliste avait pour conséquence de dissoudre dans l'air tout ce qui est solide. Cela revenait à dire que les objets durables et significatifs qui servaient dans le passé, étaient lentement délaissés au profit de marchandises de pacotille et d'objets jetables. La réalité existe par ce qui la détraque. Le minimalisme présente une réalité à laquelle le lecteur ne peut plus croire ; le vrai, aux yeux d'Echenoz, y est en tout point assimilable au jouet et au kitsch. Une mobilité persistante empêche la prévision des événements et le contrôle de l'entourage. Le hasard incite à vivre dans l'incertitude et à supprimer la fixité. L'homme est libre, et même tellement qu'il s'y perd. Ce rapport au réalisme suit une autre voie dans l'écriture d'Emmanuel Carrère. Ce dernier a dit dans plusieurs entretiens avoir éprouvé des difficultés à «romancer» la vie de l'assassin Jean-Claude Romand. Le point de départ du récit était d'abord une intention documentaire et objective, ainsi qu'une abstention de jugement. Or, ce parti pris s'est vite révélé intenable. Conscient d'avoir simulé l'objectivité du témoin, le romancier s'est vu contraint à assumer un point de vue personnel. En somme, compte tenu de toutes les possibilités énumérées, la question qui semble s'adresser au roman du XXIe siècle serait bien celle de savoir jusqu'à quel point l'effet de fiction peut se préserver dans un monde qui semble lui-même avoir renoncé à croire quoi que ce soit.
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Le champ littéraire français réserve un domaine limité au roman réaliste dans la tradition américaine. Les romanciers qui osent présenter, sans humour, des personnages qui partent à la conquête d'un savoir encyclopédique, sont rares. Rares aussi, les déclarations d'amour explicites, les visions romanesques de l'aventure et du malheur dans le monde actuel. Houellebecq dit ouvertement dans Extension du domaine de la lutte que le roman ne peut plus décrire des phénomènes anachroniques comme la passion. L'individualisme s'installe dans une solitude de plus en plus manifeste ; comment dans ce cas entreprendre la narration «de ces passions fougueuses, s'étalant sur plusieurs années, faisant paifois sentir leurs effets sur plusieurs générations » 34 ? L'indifférence et le néant entrent péniblement dans le roman, genre qui exige des rebondissements aux couleurs intenses, qui cherche à survoler la platitude et non d'y succomber. Le danger que frôlent les romans réalistes est à l'opposé du subjectivisme dans les quêtes d'identité : une objectivité trop grande risque de faire incliner la littérature vers la « forme plate », le reportage ou le documentaire et à lui faire perdre son caractère de mensonge. Le roman reste «inauthentique» car, sans point de vue d'auteur, sans jugement sur le monde, il se limite, par ses allusions aux conventions et aux stéréotypes, à ne plus transformer la réalité. L'objectivisme conduit à rester en-dessous des exigences de la littérature ; alors que le subjectivisme, mis à jour dans certaines quêtes d'identité, adopte des positions philosophiques idéologiques taillées sur mesure. Dans un sens ou dans l'autre, l'homme semble, face à son angoisse de juger, éloigné du monde et le monde est éloigné de l'homme. Ne lui reste plus alors qu'à se prendre comme objet de son livre et à rétrécir le champ de son investigation.
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n LA LIBERTÉ CRÉATIVE : LA NAUSÉE DE SARTRE « Ô philosophie alimentaire ! Rien ne semblait pourtant plus évident : la table n'est-elle pas le contenu actuel de ma perception, ma perception n'est-elle pas l'état présent de ma conscience ? Nutrition, assimilation. » Jean-Paul SARTRE, Situations l
bref face-à-face
entre Gracq et Sartre
Vers 1950 Gracq s'étonne devant la montée de la métaphysique dans le domaine littéraire. Des articles de plus en plus nombreux à cette époque semblent exposer obligatoirement les lieux communs de Kierkegaard ou de Husserl en parlant de littérature : «La métaphysique a débarqué dans la littérature avec ce roulement de bottes lourdes qui en impose toujours, pour commencer — on regarde passer ces occupants étrangers, ces grands barbares blancs, en leur demandant le secret incompréhensible de leur force, qui n 'est que lyinanité passagère de ce qui s'alignait en face. » (p.56-71). L'inanité «passagère», métaphysique et philosophique, dont Gracq parle se situerait plus dans le camp de la philosophie que dans celui de la littérature, plus dans la littérature secondaire que dans le roman à proprement parler. L'auteur impute la difformité dont il parle à «des occupants étrangers», des *«grands barbares blancs». Il ne semble pas explicitement insérer Sartre et l'existentialisme dans ce renouveau.
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Pourtant dans un passage antérieur, Gracq pose l'existentialisme comme «un grand tournant» dans l'histoire littéraire. Sartre (1905-1980) aurait réussi, après 1945, à conquérir «le droit de cité » et à se faire « reconnaître » par un public très large sans que celui-ci pose les qualités esthétiques de l'œuvre comme la condition préalable de cette reconnaissance (voir pp. 56-71). Le succès remporté par le Surréalisme, avant la Seconde Guerre, était probablement dû selon Gracq à une autosuggestion de la même nature. Dès cette date l'esthétique ne se trouve plus au cœur des préoccupations artistiques et littéraires. Néanmoins la résistance d'un public limité, osant avouer ouvertement son incompréhension face à l'ésotérisme moderne, était nettement plus affirmée. En 1950 outre la demande d'une approche plus métaphysique du livre — incompréhensible aux yeux de Gracq — une évolution médiatique empêcherait la littérature d'exister seulement par sa qualité intrinsèque. La recevabilité active du lecteur se trouve diminuée par la disparition d'un «public de première main », « en vingt-cinq ans aussi, nous sommes passés de l'époque où les révolutions étaient faites par les passions des masses à celle où elles sont réglées au-dessus de leurs têtes, de leur propre aveu, par d'inaccessibles ''cercles dirigeants" » (P- 53^).
La confrontation entre Gracq et Sartre a de quoi désarçonner le lecteur contemporain. Et cela pour plusieurs raisons. Premièrement, par son actualité : la philosophie allait gagner en importance dans les années à venir et cette importance allait faire sentir ses effets à l'intérieur du domaine littéraire même : tout roman éclairant à sa façon une démarche vers le savoir et toute philosophie n'étant qu'une manière particulière de « littérariser » le monde. Deuxièmement, le « débarquement » de la métaphysique, évoqué par Gracq, semble d'après moi plutôt le signe d'une ontologie qui se dissout ; ou, pour le dire plus simplement, littérature et philosophie proposent une réflexion sur l'être, parce que l'être semble faire défaut. La déconstruction réagira dans un premier moment fortement contre cette nostalgie métaphysique. Troisièmement, en 1950 Gracq suggère déjà l'irruption d'un fatalisme 34
tempéré où le sujet ne semble croire que modérément au caractère révolutionnaire de ses actes. Une gouvernementalité (FOUCAULT) de soi, plus modeste, prend le relais. Videntité : une limite entre deux vides Quelques mots manquent dans le journal de Roquentin. Des blancs trouent son récit et le monde semble devenu opaque et difficilement lisible. Le questionnement métaphysique du personnage débute par son oubli de l'être. Le seul engagement «métaphysique» qu'il s'autorise, en fin de parcours, se laisse sobrement reconduire à l'écriture d'un livre. Ainsi début et fin se touchent. Dans les pages qui suivent, j'essayerai d'étudier par quels points Sartre prolonge un courant de la modernité qui prend résolument ses distances à l'égard du Romantisme. De cette façon, il se fait résolument le défenseur d'une gouvernementalité de soi qui rejoint l'esprit des Lumières. Mais quelle serait la teneur précise du malaise, de la «nausée», que le titre même de l'ouvrage semble déjà poser comme une évidence? Malaise de la forme sans doute, en premier lieu. Le genre du roman s'était imposé à Sartre après une genèse aussi aléatoire que le phénomène qu'il cherchait à décrire; plusieurs avaient accusé les points faibles de son écriture philosophique : le manque de suspense, l'abstraction des concepts, les références à Descartes qui posaient aux yeux des premiers lecteurs un défi à ce qui devait rester «une histoire romanesque». Pendant ses années d'étude, Sartre avait élaboré son approche de la liberté dans son essai La Légende de la vérité (1931). Ensuite un factum avait vu le jour, sans trouver d'éditeur pour en assurer la publication. Installé plus tard à l'Institut Français de Berlin, de 1933 à 1934, Sartre consacrait ses matinées à l'étude de l'intentionnalité chez Husserl, ses après-midi aux promenades dans les rues de Berlin et à ce qui allait être son premier roman. Le factum était, par conséquent, transformé, grâce à la narration, en une fiction romanesque appelée "Melancholid\ d'après le dessin de Durer. En 1938 La Nausée avait 35
traversé de multiples formes et connu presque dix ans de gestation. Sartre dirait plus tard que La Nausée et Le Mur avaient donné une fausse image de lui, trop noire et mélancolique, qui se justifiait seulement par le côté radical de la réflexion philosophique qu'il allait entreprendre, cinq ans plus tard, dans L'Être et le néant (1943). En 1938, son livre avait réussi à modifier le genre romanesque existant en lui offrant une dimension proprement «philosophique ». La Nausée* se trouvait transcrite dans un Journal, genre qui avait fait ses preuves avec Les Faux-monnayeurs de Gide et Les Jeunes filles de Montherlant, mais qui devait répondre cette fois-ci à une demande inédite : aborder un phénomène en situation par une écriture «au jour le jour» (N, 13) qui transcrit la crise. La forme du Journal s'associait auparavant à des poncifs, vu l'emploi qui en avait été fait dans le passé. Sartre en dénonçait l'exagération et le subjectivisme comme des écueils auxquels l'auteur devait remédier par une attitude de distance permanente vis-à-vis de soi même 35 . Roquentin, n'étant « ni vierge ni prêtre pour jouer à la vie intérieure » (N, 25), devait se libérer de son « intériorité » individuelle en rejetant l'introspection comme accès à l'identité. Sur ce point, personnage et auteur semblaient en parfait accord. Sartre allait stipuler un an plus tard avec netteté, dans ses Carnets d'une drôle de guerre, que l'homme n'est «pas fait pour se voir » (p. 17536), ni même pour mettre le nez sur « ses minimes bassesses». L'intériorité ne pouvait en aucun cas se concevoir comme une anamnèse, un retour vers un monde idéal ou comme une zone de mobilité sensible, telle que les néo-stoïciens anglo-saxons du xvii e et du xvm e siècles la décrivent. La préférence pour la raison facilite l'accès à une vision de l'existence plus libre, où tout est dehors, jusqu'à nous-mêmes. En tant que projet autobiographique, Les Mots (1964) ne trahit pas cette certitude de la première heure exposée dans les Carnets. Husserl avait déjà liquidé la compréhension de la conscience comme « réceptacle de contenus ». Or, devant ce vide intérieur, que dire de l'extériorité et de la solidité qu'elle pourrait procurer? Étant 36
* Jean-Paul SARTRE, La Nausée (1938) (Paris, Gallimard, « Folio », 1990). Ci-après abrégé : N.
conscient, l'homme devait donc être conçu comme ouvert à ce qui le dépasse : l'autre, le monde ou la nature : Il y a certainement chez moi un manque de mesure : indifférence ou acharnement maniaque, c'est l'un ou l'autre. Mais je ne pense pas qu'il y ait avantage à s'épouiller toute sa vie. Loin de là. J'avais horreur des carnets intimes et je pensais que l'homme n'est pas fait pour se voir, qu'il doit toujours fixer son regard devant lui. Je n'ai pas changé. Simplement il me semble qu'on peut, à l'occasion de quelque grande circonstance, et quand on est en train de changer de vie, comme le serpent qui mue, regarder cette peau morte, cette image cassante de serpent qu'on laisse derrière soi, et faire le point. Après la guerre je ne tiendrai plus ce carnet ou bien, si je le tiens, je n'y parlerai plus de moi. Je ne veux pas être hanté par moimême jusqu'à la fin de mes jours. (p. 17536) L'écriture «au jour le jour» allait libérer Sartre d'un temps narratif construit, conditionné par son début et sa fin, d'un but linéaire en somme. Le passé n'était plus ce qui cause l'instant présent. L'idée d'une chronologie, permettant de retracer l'origine du malaise, perdait sa puissance explicative, même si l'avertissement des éditeurs signalait encore une date approximative : « La première page n 'est pas datée, mais nous avons de bonnes raisons pour penser qu 'elle est antérieure de quelques semaines au début du journal proprement dit. Elle aurait donc été écrite, au plus tard, vers le commencement de janvier 1932. » (N, il). Roquentin souhaitait seulement classer les «petits faits» qui changent sa perception du réel, «même s'ils n'[avaient] l'air de rien » (13). Si l'écriture recevait l'emploi d'une expérimentation philosophique, c'était parce que Sartre avait lancé le défi d'appliquer la philosophie au quotidien; la notation maintenait, au cours du roman, son efficacité parce qu'elle examinait la validité d'un phénomène intermittent, qui apparaissait et disparaissait aussitôt. La "nausée" transformait surtout la perception des objets. Le galet sur la plage, les bretelles d'Adolphe et les « andouillettes brillantes de gelée» (N, 73) creusaient l'abîme entre l'homme et le monde. Or, le Journal réussissait, par ses blancs et ses inachèvements, à laisser une trace de la distance au monde et à situer 37
la crise dans un contexte factuel observable, proche du positivisme : Il faut dire comment je vois cette table, la rue, les gens, mon paquet de tabac, puisque c'est cela qui a changé. Il faut déterminer exactement l'étendue et la nature de ce changement Par exemple, voici un étui de carton qui contient ma bouteille d'encre. Il faudrait essayer de dire comment je le voyais avant et comment à présent je le* (N, 13) * [Le Journal ajoute en note de bas de page :] « Un mot laissé en blanc. »
Pour comprendre l'extérieur, notamment l'essence du banc sur lequel il repose, le personnage est contraint de placer l'unicité de l'objet entre parenthèses car «la diversité des choses, leur individualité n'est qu'une apparence, un vernis» (N, 182). L'abstraction du langage cache, dans son envolée nominaliste, par quels points «ce marronnier» diffère de l'idée générale que l'homme se forme «des marronniers». Husserl avait appelé cette réduction «eidétique». L'essence de l'arbre sur la route et la spécificité du banc dans le parc étaient devenues linguistiquement insaisissables37. Par l'incapacité du langage à être dans un rapport de fidélité au monde, l'homme semblait perdre la foi dans la faculté de sa volonté à le maîtriser. La bile noire de la mélancolie désignait cette situation où le personnage était privé non seulement de son intériorité, mais aussi d'une extériorité comprenant des objets verbalement dérobés de leur unicité réelle. L'identité du sujet se trouvait ramenée dès 1938 à une limite entre deux vides. Roquentin pouvait-il encore, dans sa rencontre du monde, s'appuyer sur sa volonté ? Idéalement, le personnage allait découvrir, confronté à l'extériorité, sa disponibilité à agir ou à ne rien faire. Cette possibilité du choix entre action et passivité n'allait cependant pas se construire sans mystère. la voie de
l'atomisme
La pensée de Roquentin prend forme dans un lieu qui repousse les élans romantiques, Bouville, ville de boue ou de bœufs, inspiré du Havre où Sartre résida en début de carrière. La matu38
ration du roman, de 1932 à 1938, coïncide avec une période historiquement intense qui s'étend de la chute de Weimar et de l'élection du parti national socialiste en Allemagne au déferlement de la guerre civile en Espagne et la prise du pouvoir par Franco. L'héritage du XIXe siècle, son expansion coloniale et sa guerre franco-allemande interprétées souvent comme l'amorce de la Grande Guerre, avaient apaisé en France les revendications du nationalisme, le bien-fondé des entreprises héroïques et militaires. Ni la guerre ni l'exotisme des voyages, que le personnage a entrepris à Moscou, à Burgos, à Ségovie ou au Maroc, se laissent en 1932 assimiler à «l'aventure». Si l'épigraphe de Louis-Ferdinand Céline laisse à présupposer un roman où le personnage est «sans importance collective», la communauté de Bouville dévoile encore une hiérarchie communautaire relative. La collectivité ne montre pas tant des cloisonnements politiques — le clivage entre nationalisme et marxisme deviendra plus probant dans Les Mains sales (1948) — mais plutôt des classes sociales (les conventions des « salauds » face à l'aspect démuni des autres) indiquées avec précision. L'ironie de la citation suivante illustre la distance que Sartre ressentait vis-à-vis d'une société où le cloisonnement correspondait à une taxinomie figée ; vers la fin de l'entre-deux-guerres les cloisonnements sociaux ne réussissent plus à organiser la représentation politique comme ils étaient censés le faire au siècle précédent. OlivierMartial Blévigné, dont le portrait décore le Musée, décide de vouer sa vie au rétablissement de l'autorité. Il voulait le faire par son engagement dans la « classe dirigeante » ; soudain la voix narrative se cache derrière le discours du mandataire de l'ordre; pour Blévigné, l'exercice du pouvoir correspondait aux obligations et aux prérogatives d'une élite. L'article du "Petit Dictionnaire des Grands hommes de Bouville" cite «un discours célèbre» sur la «classe dirigeante» mise en selle par l'hérédité, l'éducation ou l'expérience : Le pays, dit-il dans un discours célèbre, souffre de la plus grave maladie : la classe dirigeante ne veut plus commander. Et qui donc commandera,
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messieurs, si ceux que leur hérédité, leur éducation, leur expérience ont rendus les plus aptes à l'exercice du pouvoir, s'en détournent par résignation ou par lassitude ? (TV, 134)
Le discours poursuit ses invectives en ne montrant en réalité qu'une seule chose : la vérité et la volonté doivent être là où la souveraineté n'est pas. La Nausée est, par conséquent, une crise qui questionne les réalisations possibles de l'homme dans un monde sans communauté imposée : comment être soi en ne suivant pas la route des pères ? en n'engageant pas sa volonté dans des actions politiquement insuffisantes, comme l'expansion ou la guerre? comment être soi en n'ayant d'autre choix que d'affirmer sa singularité en dehors de la collectivité? L'individualisme prend son essor à partir du moment où l'individu crée lui-même les collectifs auxquels il souhaite appartenir. S'il ne s'y engage pas, la totalité n'arrive pas à être plus que la somme des parties. Roquentin est une étoile filante à l'intérieur d'une constellation atomiste. Les fondements du livre reposent sur cet atomisme. "Particule élémentaire" avant l'heure, le personnage est individualisé (sans compagne, sans enfants, sans engagements) et donc obligé de se gouverner seul. Sa solitude résulte de ce que Tocqueville a appelé «la dé-liaison individualiste» de la société nouvelle. Sartre a insisté lui-même sur l'anéantissement social qu'il opérait; martyres, salut et immortalité s'étaient délabrés; l'édifice religieux était tombé en ruine et l'athéisme, cette entreprise cruelle et de longue haleine, lui semblait avoir été mené jusqu'au bout. Aliéné de la conscience d'autrui, Roquentin ne puise plus «le sens de sa vie dans celle de Vautre» (N, 155). La Nausée écarte les obstacles d'un idéalisme qu'elle juge faux ; l'individu est freiné dans le développement de son identité quand il n'arrive pas à assurer sa solitude. Il ne peut pas se replier sur le passé — l'étude sur le marquis de Rollebon est interrompue — ni recourir à une littérature qui double la réalité par une approche référentielle — les passages de Eugénie Grandet n'arrivent plus à capter l'intérêt de Roquentin — ni se laisser envoûter par le sublime — les illustrations du livre de 40
Michelet induisent Anny en erreur. Toute forme d'identification faisant fausse route, la séduction est tout au plus un jeu où chacun fait apparaître une fausse image de soi quitte à pourchasser son inauthenticité dans la personne d'autrui. En défaisant la séduction de sa passion (au sens de pati, « souffrir ») et de ses implications amoureuses, celle-ci devient incompatible avec l'idée de destin ou de déterminisme. L'autre, ce miroir en face duquel je me découvre, renforce l'aliénation que j'éprouve face à moi. Je peux tout au plus «vouloir» l'impliquer dans mon existence. Ecartelé, le sujet entre dans un espace fragmenté où ce qu'il croit être, ce qu'il veut être et la façon dont les autres le perçoivent se dispersent. Dans le prolongement de ce renouveau, il faut aussi situer la contestation de l'humanisme métaphysique et son «amour de l'homme». À cause de son idéalisation, l'autodidacte oublie de voir l'autre comme une atteinte à son autonomie : l'attaque sartrienne des humanistes «qui se haïssent tous entre eux» est illustrative de cette négativité. Quand il se prépare à quitter la ville, Roquentin cherche à faire ses adieux sans y parvenir. Il observe néanmoins dans la bibliothèque une scène de séduction clandestine; un objet «brun et velu», la main de l'autodidacte, approche le bras nu d'un jeune garçon. Le scandale éclate. L'autodidacte finit par recueillir le poing du bibliothécaire Corse sur le nez. Et le narrateur d'affirmer en guise d'anathème : « C'était dans son rôle. Peut-être aurait-il voulu avouer, s'enfuir, mais il fallait qu'il joue son rôle jusqu'au bout » (N, 234). Le mode de vie que La Nausée semble préférer est bel et bien celui de Vautosuffisance où aucune forme d'apparence ne sépare d'autrui. Mais en fin de compte, défaits de leur paraître, les relations humaines ne cessent d'être influencées par des rapports de domination. Ceux-ci reposent sur une tension entre masochisme — accepter le rôle imposé — et sadisme — cloisonner l'autre dans le rôle qui convient. Ce refus du rôle et du regard de l'autre est justement ce que la philosophie anglo-saxonne a voulu questionner vers la fin du siècle, en s'acheminant vers son tournant «éthique». Aussi bien 41
Richard Sennet, George Herbert Mead que Charles Taylor ont tenu à redéfinir la dimension sociale de l'identité. L'homme n'est pas seulement enfermé dans un rôle par le regard d'autrui ; il devient aussi ce qu'il est non seulement à cause mais aussi grâce à l'autre. Pour Taylor la formation de l'identité passe par l'accompagnement «des autres qui comptent» et l'horizon qui les entoure; en ce sens l'accomplissement de soi ne peut pas se comprendre comme une entreprise autonome : Le caractère général de l'existence humaine que je veux évoquer est son caractère dialogique fondamental Nous devenons des agents humains à part entière, capables de nous comprendre, et donc de définir une identité, grâce à l'acquisition des grands langages humains d'expression. [...] je veux prendre « langage » dans son sens le plus large, ne comprenant pas seulement les mots que nous utilisons pour parler mais aussi les autres modes d'expression par lesquels nous nous définissons, les « langages » de l'art, des gestes, de l'amour, etc. (p-404) Ce plaidoyer pour la polyphonie, Sartre l'aurait estimé, à la veille des années Quarante, naïf et à côté des enjeux de l'homme « libre ». Cette liberté offre, pour celui qui sait et ose assumer la solitude, la possibilité de se désengager, et donc — ainsi semblet-il — de réaliser pleinement le projet d'individualité : ce désengagement devant être compris « de manière non problématique, comme renvoyant à ce que l'agent identifie comme étant ses désirs» (p.2617). La nécessité de se gouverner soi-même se dévoile donc bien comme un «choix», non comme une contrainte. Roquentin entend acquérir seul les langages essentiels à son identité. La fin du roman ne laisse planer aucune ambiguïté : «Jamais un existant ne peut justifier l'existence d'un autre existant » (N, 249) ; ou encore, avant de quitter Bouville, quand il affirme haut et clair aimer le vagabondage : «À présent, je ne leur dois plus rien. Je ne dois plus rien à personne ici J'irai faire tout à l'heure mes adieux à la patronne du Rendezvous des Cheminots. Je suis libre. » (227). L'engagement reste dans ce roman, comme on Ta souligné, l'objet de contradictions. En janvier 1939, dans son essai sur Husserl, Sartre avance une formule connue, moins intransigeante sur le rôle d'autrui. La
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liberté négative de l'anarchiste y est échangée pour un marxisme moins solitaire et plus énergique : « Ce n'est pas dehors, dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons, c'est sur la route, dans la ville, au milieu d'une foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes. » (p. 2737). La recherche de la liberté récupère plus tard par la dimension marxiste une teneur « collective » encore absente dans La Nausée. Loin de Husserl et de Marx, c'est surtout le rationalisme de Descartes qui a posé son sceau sur l'atomisme de ce premier roman. Le Discours de la méthode inscrit l'homme dans une nature qui est analytique et maîtrisable et non plus dans un cosmos dont les parties se laissent animer par une présence métaphysique. Le « moi », placé en face de cette nature, est pourvu d'une intériorité purement mentale. C'est par la réflexion sur sa raison que l'homme arrive à s'objectiver (à se prendre comme objet). La discipline méthodique de la raison correspondait au XVIIe siècle à un idéal valable dans le sens où l'intériorité mentale favorisait l'autogestion. Était libre celui qui, au niveau individuel, réussissait à être responsable de et pour lui-même ; agissait bien celui qui, au niveau social, considérait l'autre comme un égal et l'autorisait à réaliser sa liberté individuelle. Étonné, Roquentin se demande pourquoi les habitants de Bouville vivent comme des morts à un moment de leur existence. Leurs actions se doublent d'un mouvement machinal ; ces hommes automates produisent des gestes qui ne semblent plus leur appartenir; la communauté aliénée d'elle-même et ne sachant pourquoi, vit sur le mode de l'en soi, l'être des choses, qui est massif et immobile : Tout à l'heure ils allaient rentrer, ils boiraient une tasse de thé, en famille, sur la table de la salle à manger. Pour Y instant, ils voulaient vivre avec le moins de frais, économiser les gestes, les paroles, les pensées, faire la planche : ils n'avaient qu'un seul jour pour effacer leurs rides, leurs pattes d'oie, les plis amers que donne le travail de la semaine. (N, 82) Les banlieusards ne pensent pas à ne pas prendre le tram ou à ne pas faire leur promenade du dimanche. L'homme machine, 43
dans le prolongement de Descartes, est pris dans un réseau d'automatismes. Le rapport qu'il a aux objets n'est plus, comme auparavant, fait à dessein, avec intention ou volonté. Le tabac, le verre de bière, les plats chez le charcutier ne font pas entrevoir aux habitants leur accès à l'existence. Le personnage-narrateur se distingue de cette mécanisation, non pas par sa faculté à changer la réalité, mais par sa façon de se rapporter au cogito et d'envisager le monde en situation : un galet peut être lancé ou être laissé sur place. Les objets s'émancipent lentement de leur valeur symbolique mais ils ne sont pas encore, comme chez Echenoz, les surfaces lisses d'un monde géométrisé. Le cogito de Descartes réduit l'intériorité de l'homme, dans un premier moment, à la raison et à la maîtrise de la nature, même si les moments de doute ne tardent pas à se manifester. La liberté évite de vivre suivant la fixité des objets et la mécanisation des «salauds». Il n'existe pas de bonnes habitudes suivant cette éthique de l'instabilité. Sous l'influence de la phénoménologie, le temps ne s'écoule plus de manière linéaire mais suivant des allers-retours de la pensée, transcrits dans un Journal. L'individu est placé en situation, libre du temps et de son passé. la nature indéterminée Le nom de Roquentin se rattache, selon Michel Contât et Michel Rybalka, à une chanson composée d'autres chansons, qui par ses surprises et ses changements de rythme provoque le dérangement de l'attente38. Le roman de Sartre enchaîne les airs de jazz et les slogans publicitaires, les citations de Balzac et les extraits d'encyclopédies... d'où l'impression fragmentaire d'une écriture qui combine plusieurs poétiques. Mais Roquentin serait aussi, rien que par son nom, un personnage qui dérange, perturbe et suscite la pensée par l'hétérogénéité et l'indétermination de son savoir. Lors de ses discussions avec l'autodidacte, il cherche à mieux comprendre l'indétermination du temps et ce qui sépare l'aventure de la contingence (N, 150)35. L'aventure pourrait être un événement peu prévisible, qui arrive soudain, comme l'attaque à 44
main armée par le Marocain à Meknès. Roquentin rejette cependant cet épisode comme un « incident » qui ne mérite pas un tel nom, car l'aventure demande une intervention positive du hasard, un instant d'une qualité rare et précieuse, qui coupe court à l'ennui. Cette qualité positive provient d'une densité temporelle sublime que Roquentin découvre seulement dans l'art : un air de jazz annonce que quelque chose commence ; ce moment-là ne peut être répété et sépare irréversiblement le présent du passé. Mais voilà que la réalité, contrairement aux romans, ne se prête pas aux «moments parfaits», c'est-à-dire «uniques», « irréversibles » et « sublimes ». Afin d'étoffer cette distinction, Sartre fait constater, par la bouche d'Anny, l'impossibilité de la volonté à éveiller des aventures. La volonté manque son but dans le jeu fictif comme dans la vie réelle. Les rôles qu'on reçoit ne sont pas toujours ceux que l'on désire : Tu sais, quand nous jouions à l'aventurier et à l'aventurière : toi tu étais celui à qui il arrive des aventures, moi j'étais celle qui les fait arriver. Je disais : «Je suis un homme d'action.» Tu te rappelles? Eh bien, je dis simplement à présent : on ne peut pas être un homme d'action. [...] Et puis il y a tant d'autres choses que je ne t'ai pas dites, parce que ce serait beaucoup trop long à t'expliquer. Par exemple, il aurait fallu que je puisse dire, au moment même où j'agissais, que ce je faisais aurait des suites... fatales. (N, 213)
Deux temporalités se dressent l'une à côté de l'autre dans ce passage : le temps où Roquentin a l'impression de pouvoir faire ce qu'il veut, avancer et revenir, peu importe; ensuite l'amor fati, le temps « fatal » où les mailles se resserrent, où il ne faut pas «manquer son coup parce qu'on ne pourrait plus le recommencer » (N, 88). Si le roman et la narration sont des machines à produire des aventures, « la fin est là » (65), ce qui transforme tout. Les idées se voient pétrifiées alors qu'elles devraient être légères comme une mélodie de jazz. La vie heureusement ignore le déroulement organisé. Elle ne connaît ni début ni fin et ne tarde pas à réclamer son dû par l'introduction d'un détail dissonant Le premier baiser du couple est, à l'intérieur du roman sartrien, tout sauf, « romanesque » : il perd 45
sa saveur par la piqûre des orties qui brûlent les jambes d'Anny. Le réel est, par conséquent, pensé comme un nuage de brouillard, un flou indéterminé, où chacun tente de se retrouver mais risque, au même moment, de "manquer son coup". Sartre entend se rapprocher davantage d'un réel indéterminé. La linéarité découle d'une illusion de maîtrise et de contrôle que l'existentialisme naissant conteste. Roquentin s'aperçoit, au début de l'histoire, comment les objets lui glissent des mains, comment les hallucinations l'assaillent et l'univers lui échappe. Prisonnier du hasard, il se réduit à une figure dont la puissance est diluée. Quand il assiste, gare Saint-Lazare, au départ d'Anny, elle a baissé la fenêtre du compartiment et le regarde sans colère, avec des yeux sans vie. Ce départ correspond, après la découverte d'une temporalité distincte, à un nouveau tournant dans l'histoire. La liberté est familière d'une lancée dans le monde dont on ne perçoit pas forcément le pourquoi : «Je suis seul dans cette rue blanche que bordent les jardins. Seul et libre. Mais cette liberté ressemble un peu à la mort » (N, 221). Cette gratuité de l'existence se comprend aussi comme un écart de la régularité scientifique. Le positivisme présentait un monde composé de faits classables sous forme de lois. Bouville ressemble encore à un espace réglé — le parc y ferme à 18 heures, les corps abandonnés au vide tombent à une vitesse précise et les marronniers continuent à résorber la lumière pour agrandir leur taille — mais peu à peu une nature monstrueuse défie la maîtrise que Descartes croyait trouver. L'homme ressent la fatigue, puis la peur; son esprit dérive vers une représentation apocalyptique de la ville, envahie par la végétation : Cependant, la grande nature vague s'est glissée dans leur ville, elle s'est infiltrée, partout, dans leurs maisons, dans leurs bureaux, en eux-mêmes. Elle ne bouge pas, elle se tient tranquille en eux, ils sont en plein dedans, ils la respirent et ils ne la voient pas, ils s'imaginent qu'elle est dehors, à vingt lieues de la ville. Je la vois, moi, cette nature, je la vois... Je sais que sa soumission est paresse, je sais qu'elle n'a pas de lois : ce qu'ils prennent pour sa constance... Elle n'a que des habitudes et elle peut en changer demain. (N, 223-4)
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Même si la nature forme le corps, Roquentin préfère la repousser hors de lui. Elle parvient à se transformer en une mécanique aux lois retorses. Venue à ce point, la scission entre moi et le monde s'affirme. La Nausée place, en guise de défense, l'individu et le déploiement de ses facultés au centre de ses préoccupations39. C'est face à la nature indéterminée que le cogito dérape, face au chaos «naturel» qui «n'a pas de lois». Ou, éventuellement, face à l'autre. Le viol de Lucienne, fait divers exposé dans le journal, n'évoquait déjà plus «Je pense donc je suis » (A', 146), formulation de la pensée claire et distincte, mais « Je pense donc je ballotte » (147), expression d'une confusion qui par son paroxysme fait accéder à l'existence ainsi qu'à la conscience du sujet. Ce qui était pour Descartes un moment de clarté et de lucidité, conquis sur la folie et l'erreur, annonce chez Sartre un rationalisme en crise. Roquentin manie l'arme de la raison jusqu'à ce que celle-ci le pousse à explorer une terre étrangère. La sensation de la confusion de l'existence précède à son intellection. Sartre était d'avis qu'il fallait soumettre, dans le roman, la forme à la pensée sur l'existence. La Nausée n'échappe cependant pas complètement aux illusions de la fiction et de l'esthétisme, car le roman n'est pas parvenu à opérer jusqu'au bout le retour à l'indétermination recherchée. L'air de jazz Some of thèse days you'll miss me honey qui renouvelle les espoirs artistiques, connaît, malgré ses allures tronquées, lui aussi, un début et une fin, une composition et un esthétisme qui seraient, si l'on prolonge l'hypothèse sartrienne jusqu'à la fin, plus fictifs que réels. Si l'action suit la voie d'un réel indéterminé, Sartre ne peut pas, arrivé à ce point de son parcours, justifier le choix comme une action libre, car ce serait impliquer le choix d'un réel indéterminé. En rattachant la fin du roman à l'éblouissement musical, capté au hasard, il évalue la production artistique comme une activité dans le prolongement des avant-gardes du début du siècle. Le Journal sur la nausée est un « accident », un manuscrit trouvé sans accointance avec la volonté. En choisissant la voie 47
de l'art «réel», l'homme choisit ce qu'il ne connaît pas. Puisqu'il ne sait pas où l'art «réel» le mène, il ne peut pas « vouloir » son engagement. La philosophie peut mener à la vérité aussi bien qu'à la folie. À cet égard la première phrase du livre : «Le mieux serait d'écrire les événements au jour le jour» (M 13), exclut la volonté (une affirmation volontaire aurait donnée une phrase du genre : "Je veux écrire les événements au jour le jour"). Le choix d'explorer le malaise oriente la démarche de celui qui sait vivre avec l'absence de cause. un type dans le genre de
Descartes
La passivité fataliste n'a pas le dernier mot chez Sartre. À peine plus tard il retravaille les idées de Descartes sur la volonté afin d'augmenter, face à la contingence, la faculté du sujet à se gouverner. Situations approfondit de 1945 à 1947 l'idée de liberté cartésienne telle qu'elle paraît dans Le Discours de la méthode et Méditations métaphysiques. Le libre arbitre y est défini comme «l'exercice d'une pensée indépendante». Cette indépendance a été associée selon Sartre à l'acte de juger. L'homme du XXe siècle veut se sentir responsable des vérités qu'il découvre. « Quel que soit le maître, il vient un moment où l'élève est tout seul en face du problème mathématique ; s'il ne détermine son esprit à saisir les relations, s'il ne produit luimême les conjectures et les schèmes qui s'appliquent comme une grille à la figure considérée, les mots restent des signes morts ; tout est appris par cœur. » (p. 31537). La mémoire peut être léguée ou héritée, la pensée demande l'autonomie du jugement. Il est d'ailleurs douloureux de comprendre que la moindre démarche de la réflexion engage toute la pensée. L'homme qui commence à réfléchir ne peut plus s'arrêter ou déléguer ensuite sa pensée à autrui. La recherche de la liberté part donc, chez Descartes et Sartre, de l'idée centrale que tous les hommes sont libres «d'une liberté totale», vu que personne ne peut comprendre à la place d'autrui. Si l'enfant apprenant à faire une addition, peut saisir la grille 48
qu'il lui faut appliquer — et cette compréhension l'affranchit de sa dépendance de l'univers jusqu'à un certain point —, cette application méthodique n'enrichit pas pour autant l'univers d'une vérité nouvelle. En appliquant la règle, l'enfant ne recommence qu'une opération que mille autres avant lui ont faite et qu'il ne pourra pas mener plus loin qu'eux. L'évaluation de la liberté ne connaît pas de degrés : impossible de distinguer l'homme qui juge très librement d'un autre qui le fait moins ou un peu. Bien que la puissance de distinguer le vrai du faux soit donnée à tous, les hommes ne sont en cette matière pas tous égaux, ni pour Descartes ni pour Sartre ; le premier aura la mémoire à long terme, le deuxième la vitesse du raisonnement, le troisième une imagination curieuse... ces qualités sont des «accidents corporels» et ne participent pas à «l'homme» dans son invariabilité. Jusqu'à ce point Sartre suit les idées de Descartes. La suite du raisonnement cartésien est moins encline à séduire Sartre. L'être libre ne s'acharne pas à réaliser ses désirs, dit Descartes, mais à vouloir ce qui est en son pouvoir. Seules les pensées semblent nous appartenir, parce qu'elles résistent aux puissances « hors de nous, qui peuvent empêcher les effets de nos desseins». L'homme qui n'a pas la puissance d'accomplir un acte, doit sagement s'abstenir. Stoïquement, Descartes avoue « tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune et à changer mes désirs plutôt que l'ordre du monde» (cité p.32037). Cette puissance d'action sagement muselée n'est pas reprise par celui qui deviendra, après la guerre, le défenseur d'une action politique. Néanmoins la réflexion de Descartes démontre son efficacité. Sartre cherche, plus que Descartes, à augmenter l'influence du jugement critique pour faire face à l'indétermination. Le libre arbitre court le risque de retomber dans le domaine du déterminisme, là précisément où la gestion de la réalité relève à nouveau de lois inébranlables. Si deux et deux font quatre, et non cinq, le seul choix scientifique se limite à répéter une idée « claire », une évidence, qui ne dépend aucunement du penseur. Cette adhésion à la clarté mathématique continue à être intégrée par 49
Descartes au domaine de la liberté. Dans la pensée cartésienne, deux visions de la liberté se chevauchent. En premier lieu, la voix de la vérité, poursuivant ce qui mérite l'affirmation, un domaine où la volonté ne fait que suivre la clarté de l'entendement en l'acceptant et en s'y résignant. Cette liberté, Sartre la rejette, jugeant Descartes victime d'une théologie autoritaire et d'une époque qui ne lui donne pas le loisir de progresser scientifiquement. En second lieu, Descartes montre une liberté où la volonté détermine elle-même son jugement devant les idées de l'entendement. Dans ce cas, l'avenir reste imprévisible; le philosophe, rival des dieux, juge lui-même du bien et du mal. Là où la vision de la vérité scientifique incite Descartes à reprendre cette vérité, et la vision du bien à affirmer le bien, Sartre installe une place pour le jugement nettement plus consistante. Roquentin ou Mathieu jugent mais n'agissent pas obligatoirement en fonction des lois scientifiques de leur époque. Ils voient ce qui pourrait être, mais ils n'ont pas la volonté de s'y plier sans réflexion. Parfois leur désir s'oppose à la vérité. La finitude, les limites humaines, la face d'ombre de la mélancolie détournent d'une route toute tracée. La liberté ne résulte pas d'un plénum d'existence, mais justement d'une capacité de refus ; ce refus critique semble encore extérieur à l'opinion publique. La volonté donne lieu à l'autosuffisance à condition que l'homme sache accepter ou refuser sa contingence, faire son choix dans le bien comme dans le mal. Vers la fin du XXe siècle, d'autres ne tarderont pas à mettre en doute cette liberté du jugement acquise à la veille de la Seconde Guerre.
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m ROBBE-GRILLET EN RÉPONSE À SARTRE (1957) LA PRISON MENTALE DE LA CONTINGENCE «Aufronton d'un solide monument néo-grec de l'université d'Halifax, en NouvelleEcosse, on peut lire : "La vérité garantit votre liberté" [...]. Nous savons, hélas, aujourd'hui, où mène cette science-là. La vérité enfin de compte n'a jamais servi qu'à l'oppression. » (Alain ROBBE-GRILLET, Le Miroir qui revient, p. 6540)
réécrire "La Nausée" Dans la salle à manger d'une villa africaine, le couvert est mis pour trois personnes, mais une place reste vide. Elle est occupée par un être qui peuple les pensées de A., la maîtresse de maison. Au début du repas les assiettes brillent de propreté, mais A. n'a pas faim. Hantée par une présence imaginaire, elle se décide à faire servir le déjeuner, qu'elle mange avec une économie de gestes extrême. Le plat, posé sur la nappe, « contient une purée jaunâtre, d'ignames probablement, d'où s'élève une mince ligne de vapeur» (y, 71). Un récipient à côté regroupe des animaux morts, « trois oiseaux rôtis de petite formation » dans une sauce brune. L'animal mort se trouve posé sur table, mais son cadavre colle, à peine plus loin dans le texte, contre la paroi du mur de la même pièce. La cloison est salie par la tache d'un mille-pattes écrasé. Nous sommes dans l'univers de La Jalousie* (1957). A., dans son assiette, «décolle les membres, tronçonne le * Alain ROBBE-GRILLET, La Jalousie (Paris, Minuit, 1957). Ci-après abrégé : J.
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corps aux points d'articulation, détache la chair du squelette avec la pointe de son couteau » (/, 73). Le repas, vu à distance, ne sert plus à restaurer le corps du mangeur, ni à le faire vivre ou survivre dans le climat aride. La petite taille du squelette aborde le thème de la dissection — les parties du corps se séparent méthodiquement — ou, mieux encore, celle de l'autopsie. A. s'implique dans l'examen des parties d'un cadavre. Analytique, elle manie son couteau avec inconfort, comme si l'animal qu'elle mangeait appartenait à une réalité à vérifier. Autant le hasard offrait chez Sartre l'occasion d'être libre, autant il est chez Alain Robbe-Grillet (1922- ) exclu de la composition. L'histoire de La Jalousie en fait pourtant un de ses thèmes clefs. Robbe-Grillet a affirmé plus d'une fois que son but initial était de réécrire La Nausée. En 1979 il continuait à parler du roman de Sartre comme d'un déclencheur d'écriture. Cette fiction existentialiste avant l'heure provoquait chez lui une impression forte pour plusieurs raisons. Parmi elles, le traitement «philosophique» de la liberté, car Sartre avait découvert, d'après Robbe-Grillet, que le roman se transformait en laboratoire de pensées. C'était à l'intérieur du roman, plus que dans l'essai, que la liberté pouvait jouer « avec le plus de violence et d'efficacité» : [Sartre] avait encore, lui, le désir d'enfermer le monde dans un système totalisant (totalitaire?) digne de Spinoza et de Hegel. Mais [il] était en même temps habité par F idée moderne de liberté, et c'est elle qui a miné, dieu merci, toutes ses entreprises. Aussi ses grandes constructions — romanesques, critiques ou de pure philosophie — sont-elles demeurées l'une après l'autre inachevées, ouvertes à tous les vents. Du point de vue du projet, l'œuvre est un échec qui, aujourd'hui nous intéresse et nous émeut. Voulant être le dernier philosophe, le dernier penseur de la totalité, il aura été en fin de compte l'avant-garde des nouvelles structures de la pensée : l'incertitude, le mouvement, le dérapage. (p. 6740)
C'était grâce à la liberté que la fin ambiguë de La Nausée échappait « heureusement » au dogmatisme et à la pensée totalisante. Ce fait illustre le curieux parcours de « l'histoire littéraire » du Nouveau Roman, à savoir que l'écrivain le plus expérimental de 52
"Minuit" tenait à se désolidariser du roman du siècle précédent, balzacien en l'occurrence, mais pas tellement de son prédécesseur immédiat qui était Sartre. Le philosophe avait eu le mérite de présenter un personnage en crise ; cette crise était une phase d'aliénation par rapport à «l'en soi», l'être des objets familiers tels qu'ils apparaissent à la conscience. Sous l'effet de la mélancolie, le monde de Bouville se défaisait et se déformait. Et même le regard que le narrateur portait sur son identité était dépourvu d'unité et de confiance. Voyant ses cheveux roux dans le miroir, il n'éprouvait ni honte, ni étonnement, mais seulement une sensation de «distance». Robbe-Grillet cherchera à reprendre cette aliénation non pas en premier lieu vis-à-vis de soi, mais face à l'autre. Par l'intermédiaire d'un regard qui se heurte aux surfaces de l'espace. Le regard central dans La Jalousie observe le monde de manière bridée; l'œil ne sait plus déterminer si ce qu'il voit correspond à la réalité collective ou à l'image formée par la conscience subjective. Pourtant, la tentative de réécrire La Nausée n'était pas seulement commandée par une admiration inconditionnelle. La critique y réclamait sa part. Si Sartre avait réussi à décrire une crise, il s'était égaré dans ses descriptions de l'atmosphère dans laquelle baigne le marasme. Son personnage se plaçait au centre de l'univers, sans pouvoir se résigner immédiatement à l'absence de relations face aux choses. Il présentait un homme malgré lui encore rattaché au cosmos mais aussi mélancolique parce que les liens qui l'unissaient au galet, au couteau, à la mer, étaient de l'ordre de la perte. Cette découverte de la solitude le poussait à affirmer le sapere aude, idéal des Lumières ; et cette vision, malgré ses couleurs cartésiennes, semblait reprendre, à en croire Robbe-Grillet, plutôt la préoccupation de Pascal : Plus rien ne comptera désormais pour moi, que ce faux vide et les problèmes qu'il me pose. Dois-je appeler plus longtemps ? Dois-je crier plus fort? Dois-je prononcer d'autres paroles ? J'essaie de nouveau... Très vite je comprends que personne ne répondra ; mais la présence invisible que je continue à créer par mon appel m'oblige, pour toujours, à lancer dans le silence mon cri malheureux. (p. 6841)
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La référence à une modernité moins cartésienne que pascalienne est rejetée. Sartre avait succombé à la tentation d'humaniser le monde et de le modeler à son image. La racine du marronnier devenait le miroir de l'âme humaine. Elle se transformait en «ongle noir», «serpent mort» ou «peau de phoque», comparaisons anatomiques ou animales qui impliquaient le danger d'introduire dans le langage le jugement et l'évaluation : «le village blotti dans la vallée » ne traduisait pas seulement le cliché d'un poète adolescent, mais l'image faisait naître aussi un monde suivant l'image et la conscience de l'homme. Or, dans La Jalousie les objets adhèrent au monde à leur façon ; les rapports que nous entretenons avec les choses ne sont ni symétriques ni réciproques : L'homme regarde le monde, le monde ne lui rend pas son regard. L'homme voit les choses et il s'aperçoit, maintenant, qu'il peut échapper au pacte métaphysique que d'autres avaient conclu pour lui jadis et qu'il peut échapper du même coup à l'asservissement et à la peur. (p. 6541) Reste à examiner si cette géométrisation du monde penche vers la technophilie ou la techophobie. Le rapport de l'homme aux objets serait-il par exemple le même que le rapport de l'homme à la beauté? Le dernier mot de La Nausée, suivant l'interprétation de Robbe-Grillet, ne serait pas laissé à l'indétermination de la contingence mais à sa nécessité. La musique de jazz Some of thèse days y ou'Il miss me honey incite, par l'identification auditive de la part de Roquentin, à une liberté d'action nécessaire. Vu sous l'angle de la nécessité, le parcours dont le personnage rêvait de s'affranchir ne faisait que réapparaître, vers la fin du livre, sous la forme d'un déterminisme paisible : «Mais le célibat triste de Roquentin, son amour perdu, sa "vie gâchée", le destin lugubre et risible de l'Autodidacte, toute cette malédiction du monde terrestre, ne sommes-nous pas incités, dans ces conditions, à les porter au rang de nécessité supérieure ? Où est, alors, la liberté ? » (pp. 60-141). Suivant cette lecture, la contingence ne se présente plus, vers la fin, comme l'ouverture vers un horizon peu saturnien ; elle est « nécessaire » et par cet aspect elle 54
fait partie du moi, du monde entier et de tous les hommes : «Tout est dans l'ordre, puisqu'il s'agit, en fin de compte [ainsi que Sartre le note], de nous exposer, suivant le mot de Pascal, le malheur naturel de notre condition.» (p.7041). L'intention initiale de Robbe-Grillet semblait donc vouloir proposer une approche moins fatale du hasard et évoluer vers une vision moins tragique et fatidique du monde. Les Chemins de la liberté (1943-1949) et surtout L'Âge de la raison indiquaient que certains éléments dans la pensée de Sartre s'étaient modifiés et que le problème de la liberté avait été résolu au seuil des années Quarante42. L'essai contre l'art de Mauriac, dans Situations (1947-1965), stipulait la direction poétique à entreprendre après la Seconde Guerre : donner aux personnages un avenir qui ne soit «pas fait» impliquait l'absence d'un jugement évaluatif dans le choix des mots et l'abstention d'omniscience dans le commentaire narratif. La possibilité d'un narrateur qui évalue la conduite du personnage allait après cela peu à peu se transformer en une neutralité impartiale. La liberté ne posait plus de réel défi à Sartre. Du même coup, l'incertitude et le suspense de l'intrigue se voyaient évacués : Mathieu, dès les premières pages de L'Âge de raison, donne l'impression absolument inverse [de Roquentin] et finit par contaminer les autres personnages : il est fichu, conçoit les problèmes de la liberté comme une défaite, il n'y a plus rien d'exaltant, plus rien à découvrir, plus rien à inventer, ses relations avec le monde sont faites.43 Cette approche de l'écriture souligne à quel point l'articulation de la contingence aimante le débat vers 1957.
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dérapages et formes esprit de géométrie La boîte en carton de l'encrier de Roquentin était un «parallélépipède », découverte qui ne disait rien sur elle, selon le personnage. La convoitise que suscite A. passe, en revanche, par un autre détail géométrique. Comme A. indique par la lettre qui forme son nom, elle est l'objet triangulaire par excellence, celle qui médiatise le désir dans des poses figées. Sa robe blanche à large jupe se rétrécit à sa taille. Son corps, couché sur le lit, est fléchi au genou ; triangulaire aussi, le « bras replié vers la tête » (/, 120) et cet autre bras qui «s'écarte du corps d'environ 45°». En approchant la cause de son désir comme une somme de surfaces, le narrateur réussit à l'éloigner de lui, ou, en tout cas, à entretenir l'illusion d'une absence de liens face à ce qu'il regarde. L'œil, neutre d'investissement psychologique, perçoit «la table-coiffeuse» de A., son discret «rouge à lèvres» (141) proche de la teinte naturelle de sa peau, son visage sous «les rayons de la lampe» ou encore le profil, dont l'image résiste «sur la rétine» (140). Les objets maintenus loin de soi, doivent continuer à préserver la possibilité de révéler ce qui dépasse leur extériorité. En polissant les formes et en les réduisant à être seulement «forme», sans implication morale ou psychique, Robbe-Grillet exorcise la dimension philosophique de l'existence que Sartre avait appuyée. En même temps la représentation amoindrit de manière étonnante les pouvoirs humains. Le personnage central de La Jalousie est inexistant à soi-même et aux autres. Placé dans la chambre d'une villa coloniale, il observe nuit et jour les mouvements du boy qui le sert, les ouvriers sur la rive opposée, près des bananiers, mais aussi A., sa compagne, qui lit, écrit et semble attendre la présence de quelqu'un. L'absent se nomme Franck ; il habite une villa proche de la plantation et emmène A. dans une ville, à plusieurs lieues, pour faire des courses. L'incertitude devient lancinante quand le couple
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tarde à rentrer. Un hasard les aurait-il retenus dans la brousse ? Franck dira plus tard qu'il a fait culbuter la voiture, une «conduite-intérieure bleue», contre un arbre. A. et lui se sont dérobés des flammes. Ensuite ils ont passé la nuit à l'hôtel. Le narrateur écoute, dès le retour, les récits du couple et soupçonne faiblement des non-dits. Aucune vérification des événements n'est possible puisque aucune vision du dedans ne s'attache à A. ou à Franck. Leurs dialogues se déroulent en présence du narrateur dont la vue semble systématiquement mener vers le même point aveugle. L'incertitude traverse le texte, par moments sous une forme imagée. Un point d'interrogation se dessine, notamment dans la vapeur que dégagent les plats sur la table et dans la queue du mille-pattes qui se rétracte avant de mourir; son cadavre laisse sur le mur « un petit arc qui se tord » (/, 64), s'estompe et laisse un signe ténu. Introduit dans le roman de manière répétitive et discontinue, l'accident reçoit une représentation clinique. Le lecteur ne sait pas si la neutralité de la représentation est l'œuvre d'un narrateur fiable ou justement jaloux, victime des déformations que l'état d'âme impose à sa perception. La scène matricielle de l'accident est occultée par des blancs dans la narration ou transformée par les dialogues des personnages. Leurs récits laissent à penser que l'aventure a rendu indispensable la nuit passée à l'hôtel. L'occultation de la scène matricielle est renforcée par des phrases qui crédibilisent régulièrement la puissance de la fortune : «Ça n'est pas de chance, justement ce jour-là...» (J, 86), répond Franck en ajoutant qu'« il faut un commencement à tout». «Pas de chance peut-être», répond A., «mais ce n'est pas un drame » (87). Franck et A. regrettent pendant la lecture du roman africain, les hasards de l'intrigue, disent que « ce n'est pas de chance»; ensuite ils s'attardent à construire un autre déroulement. D'autres éléments ponctuent le texte pour marquer avec obsession le passage du hasard puissant. Le chant indigène, modulé par une voix «qui porte bien» (loi) mais qui reste anonyme, a le mérite de transporter le lecteur « en plein cœur du
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poème». La mélodie coule avec souplesse, puis s'arrête. Personne ne sait déterminer «si le chant s'est interrompu pour une raison fortuite — en relation, par exemple, avec le travail manuel que doit exécuter en même temps le chanteur — ou bien si l'air trouvait là sa fin naturelle» (100). La narration différait de la «vie», selon Sartre, parce qu'elle avait déjà une «fin» au moment où «le début» se réalisait. La phrase du personnage de Robbe-Grillet « il faut un commencement à tout » (/, 86) prolonge la réflexion esthétique de La Nausée. Seulement voilà qu'ici le chant romanesque peut s'interrompre pour des raisons apparemment fortuites. Ce n'est cette fois-ci plus Vexcipit qui se prête aux interprétations multiples. Robbe-Grillet veut que son récit, sans s'organiser par les balises du journal intime, se prête dès le début « à la chance » et à la fortune par son bouleversement de la chronologie classique. Des repérages astucieux ont étudié l'enchaînement varié des motifs. Selon Jean-Pierre Vidal le travail de Robbe-Grillet correspond à un ordre hermétique. La modification de 108 éléments insérés dans des classes, différant par l'enchaînement des données, constituerait le fondement du roman. Sous l'influence de la musique dodécaphonique, les scènes de La Jalousie se suivraient comme les notes d'une partition musicale 44 . Mais comment comprendre les interruptions des enchaînements et le bouleversement que Robbe-Grillet impose ? Je crois que le mot de la fin, dans ce roman, doit être laissé à la fiction. C'est elle qui donne une cohérence à ce qui en reste privé : le hasard. Par la composition de son "Nouveau Roman", Robbe-Grillet abolit la force de l'interrogation et de l'ignorance mises en exergue dans la représentation. arbres Franck accélère dans la hâte d'arriver au but. La nuit l'empêche de voir le trou qui « coupe la moitié de la piste » (/, 166-7) et de redresser à temps. La voiture culbute «sur le bas côté» contre un arbre mais ce n'est plus le marronnier sous lequel Roquentin était assis. Robbe-Grillet lui préfère « un arbre au feuillage 58
rigide» (167) qui «tremble à peine» sous le choc de l'accident. La végétation, avec toutes ses connotations erotiques, ne donne plus lieu à une réflexion sur la contingence mais elle la provoque, la suscite. Le trou dans la route devient l'élément qui est à l'origine de l'incendie, mais il est aussi l'indice imagé de l'adultère que l'œil du narrateur ne peut vérifier. D'autres arbres jalonnent ce récit, comme ceux que A. regarde, après sa lecture, quand elle a les yeux fixés sur la plantation de l'autre rive. Elle observe des bananiers, qui ne sont ni plus ni moins que l'incarnation d'un univers colonial inconnu et étranger, et pour cette raison voué au vide. Sous une optique plus psychanalytique et proustienne, les champs de bananiers au loin figurent l'espace de la liberté auquel aspire la "Prisonnière". Robbe-Grillet a atténué la part du réalisme dans les descriptions de la couleur locale. Dans ses déclarations, il affirme avoir récusé les tentatives de vraisemblance géographique. Si les bananiers et les plantations rappellent le continent africain, la maison est similaire au « type colonial américain » du Sud des États-Unis et des Antilles. Le récit et sa végétation ne pouvaient pas être situables en temps et espace : On a dit un peu trop facilement que cela se passait en Afrique : il est certes fait allusion au séjour en Afrique, mais comme si cette Afrique était ailleurs. Le lieu de La Jalousie est un peu un lieu clos par rapport auquel tous les autres lieux sont des ailleurs, y compris lui-même. C'est une sorte de lieu qui s'exclut lui-même de la géographie.45 Le lecteur apprend que les troncs coupés, près du pont qui traverse la rivière, ne sont pas alignés mais jetés «au hasard dans tous les sens » (J, 102). Des bananiers neufs remplacent ceux qui sont envahis par les termites : « Tôt ou tard, il est vrai, ces troncs recouverts de terre, soumis périodiquement aux petites crues des cours d'eau, sont destinés à être la proie des insectes. » (103). Le malaise n'atteint plus l'homme livré à la gratuité de son existence, assis sous le marronnier, mais l'épidémie ronge le cœur de l'arbre lui-même. Les termites envahissent la nature ; les mille-pattes les espaces habitables. Alors que 59
l'homme chez Sartre souffrait d'hallucinations troublantes mais passagères, qui finalement ne perturbaient pas son projet final, le narrateur de Robbe-Grillet est réellement soumis à une inquiétude intense qui dilue les frontières entre l'hallucination et l'événement. La crise n'est plus intermittente. Elle se prolonge et dépasse même le début et la fin du roman. La question capitale de ce roman semble donc celle-ci : « Que peuvent connaître, et jusqu'où, l'entendement et la raison, libres de toute expérience ? »46 . Un mystère, un événement précis reste à élucider et même si le récit réfère à sa propre construction, le pouvoir de penser lui-même ne semble pas se résigner à l'ignorance. Les troncs coupés des bananiers laissent la trace d'un « court moignon terminé par une cicatrice en forme de disque blanc ou jaunâtre» (/, 80). Amputé, l'arbre n'est plus qu'une partie de lui-même. Par la disposition de la plantation, RobbeGrillet coupe littéralement court à la contingence ; ou du moins, il impose à la végétation, encore sauvage et apocalyptique chez Sartre, une culture de la taille et du nombre qui renvoie indirectement à la volonté de savoir. L'arbre qui illustrait la notion d'arbitraire, devient dans le texte un élément chiffré par sa dimension et son ampleur. Du fond de sa chambre, le narrateur est attiré par la régularité étonnante des arbres, par rangs de 21, 22 ou 23 pièces. Les troncs coupés suivent l'incurvation des bords de la rivière. Comme arme contre le chaos, le numérique impose la loi éclairée du quantifiable, car à part compter, que faire dans un monde où l'on ne mange plus, où l'on ne connaît plus la vérité et où la seule action revient à épier une proie qu'on aimerait enfermer et réduire au silence ? Les rapprochements entre le texte de Sartre et celui de RobbeGrillet dévoilent ainsi plusieurs renversements. L'isolement de celui qui assure la narration est encore plus appuyé. La narration n'a plus l'assurance minimale du cogito cartésien. La nature ne l'engage plus à penser lucidement ou follement des certitudes qu'il pourrait communiquer. Le contrôle mathématique des unités, disposées sous forme de listes variables, laisse lors de la composition peu de place à l'irruption soudaine. 60
La défense de la classe ouvrière, singulièrement présente dans le roman purement existentialiste, notamment La Femme de Gilles (1937) de Madeleine Bourdouxhe, se transforme sous le Nouveau Roman en une préoccupation moins activiste. RobbeGrillet a avoué éprouver de la gêne devant un roman qui se prétend engagé uniquement parce qu'il met en scène la condition ouvrière. La mission politique en 1957 ne veut plus se comprendre comme une solidarité proche de l'existentialisme. Pour un Nouveau Roman (1963) avait reconduit, sous l'influence du climat structuraliste, l'action à une question qui regardait le langage : Au lieu d'être de nature politique, l'engagement c'est, pour l'écrivain, la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage, la conviction de leur extrême importance, la volonté de les résoudre de l'intérieur. C'est là pour lui la seule chance de demeurer un artiste et, sans doute aussi, par voie de conséquence obscure et lointaine, de servir un jour peut-être à quelque chose — peut-être même à la révolution. (p. 4741) L'attention qui privilégie le langage n'exclut donc pas le rêve marxiste et l'inclut même, de façon plutôt explicite, dans les manifestes théoriques. Néanmoins, si La Jalousie sépare son opinion sur la liberté de l'existentialisme, c'est justement par sa représentation géométrique et cubiste. Celle-ci donne aux tableaux une distance qui cherche poétiquement à éliminer l'affect. Cette élimination traverse l'air du temps, aussi bien les toiles de Edward Hopper que les films de Hitchcock et ne se laisserait limiter aux frontières du domaine littéraire ni à "l'ère du soupçon" de Nathalie Sarraute. Les « réalistes socialistes », précise encore Robbe-Grillet, devraient prendre garde que «c'est aussi dans leur forme que réside leur sens, leur "signification profonde", c'est-à-dire leur contenu» (p.4941). Pour un Nouveau Roman place la « forme » sous la bannière de la contrainte. Il n'y aurait pas pour un auteur plusieurs façons possibles d'écrire un livre. Cette «forme», que les réalistes socialistes inclinent à mépriser, compose le monde particulier de l'écrivain. Progresser 61
ne veut donc plus dire se « libérer politiquement», mais se lancer dans une expérience où phrases, architectures, idiomes et grammaire se réclament d'une main. Être engagés dans sa façon de manier le langage... et pourtant, malgré les références au progrès, La Jalousie montre la figure d'un lieu clos. Le roman fait émerger la vision d'une prison où l'homme est seul. les murs de
Vobsession
prison mentale Les tableaux situés autour de la villa — l'apéritif sur la terrasse, les travaux agricoles des ouvriers près du pont — ou à l'intérieur de la maison — la préparation du repas, le réveil ou le coucher de A. — rétrécissent le regard au lieu de l'ouvrir. La villa est visualisée à plusieurs moments de la journée, volets ouverts ou fermés ; elle est approchée par sa façade à l'est ou à l'ouest, sans qu'une rupture réussisse vraiment à ouvrir le paysage vers un ailleurs. Même la sortie en ville et la panne de la voiture entrent dans un dispositif imaginaire hermétiquement clos. Le narrateur est prisonnier, Franck et A. sont les geôliers, les jalousies, dont le système est baissé ou entre-ouvert, évoquent les grilles d'un cachot. Des thèmes s'estompent, s'affermissent et se répondent en étirant le temps en longueur. Une présence fantôme circule dans ce récit : le narrateur est à peine représenté, ce qui accentue le cauchemar éveillé auquel on assiste. Les images qui peuvent être attribuées à la conscience subjective sont reconduites à un minimum — le pilier, la chambre de A., les ouvriers sur la plantation qui changent de poses. La narration se décline majoritairement à la troisième personne : «La silhouette de A..., découpée en lamelles horizontales par la jalousie, derrière la fenêtre de sa chambre, a maintenant disparu. » (J, 41). Le narrateur est le seul à ne pas quitter l'espace de la villa. Des indices font même penser que son observation se détaille à partir d'un point fixe, nommé «la chambre», lieu vague et indécis à peine décrit par le texte. L'observation de l'autre rive sous 62
forme de trapèze s'impose naturellement à celui qui est ancré dans sa geôle : Cet exercice n'est pas beaucoup plus difficile, malgré la pousse plus avancée, pour les parcelles qui occupent le versant d'en face : c'est en effet l'endroit qui s'offre le plus commodément à l'œil, celui dont la surveillance pose le moins de problèmes (bien que le chemin soit déjà long pour y parvenir), celui que l'on regarde naturellement, sans y penser, par l'une ou l'autre des deux fenêtres, ouvertes, de la chambre. (/, 13) La jalousie de Proust montrait comment Albertine existait par son corps et sa psychologie fuyante, ou par des détails comme ses toilettes de Fortuny. Privée d'état d'âme, de nom et d'émotion, A. doit sa séduction à l'interrogation qu'elle crée. Le désir n'est plus une émotion qui s'exprime; il est médiatisé, triangulaire et passe de préférence par le regard d'un tiers. La jalousie n'a rien du tourment romantique de Barthes inspiré par Werther : « Comme jaloux, je souffre quatre fois : parce que je suis jaloux, parce que je me reproche de l'être, parce que je crains que ma jalousie ne blesse l'autre, parce que je me laisse assujettir à une banalité : je souffre d'être exclu, d'être agressif d'être fou et d'être commun. » (p. 17328). L'étrangeté du texte de Robbe-Grillet réside dans l'absence d'effusions sensibles. Le Nouveau Roman installe un contraste entre la secousse affective de l'adultère et l'analyse froide et méthodique qui en est faite. La symétrie de la table des matières prouve que l'histoire entretient une composition circulaire, cadenassée où début et fin se renvoient. Les deux premiers chapitres commencent de la même manière, «Maintenant l'ombre», le chapitre final reprend ce motif temporel «Maintenant l'ombre du pilier». Les deux chapitres du milieu se touchent par la répétition de l'adverbe maintenant. Le quatrième et le sixième reprennent le même adjectif «Tout au fond » versus « Toute la maison » (/, 221). mille-pattes Didier Anzieu formule ainsi cette transformation assez paradoxale de la contingence en maîtrise : « De ces objets les plus
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dénués d'importance, de ces événements les plus menus, les plus tenus, aucun n'est là par un hasard inintentionnel, par une pure contingence factuelle, ni par un souci esthétique de planter un décor, de camper un personnage, de meubler un vide, d'assurer des transitions. » (p. 61047). La névrose en est une où l'affect est étouffé. L'émotion est refoulée par peur d'humaniser ou de rendre tragique le monde construit par l'intellect. La technique domine clairement le psychique. On souffre de ne pas connaître le désir de l'autre, pas tellement d'être abandonné ou trompé. La cause du trouble se place donc au cœur des choses mêmes. L'observateur croit ne pas être jaloux, mais percevoir une réalité qui lui donne tous les droits de l'être. Les fausses pistes du récit cachent, selon Anzieu, l'angoisse latente du névrotique qui ne craint rien autant que la transparence. Le roman parle plus d'impuissance que de désir, plus d'inhabilité, de «pannes» mécaniques et erotiques, que d'un épanouissement. Sous cet angle, l'emprisonnement ne renvoie qu'à l'incapacité du personnage à l'empathie. Comme les murs, les lamelles, les lumières de la villa, la femme reste un conglomérat de surfaces mathématiques, représentée par des objets métonymiques : « Quand le narrateur [est] seul avec sa femme, il n'est pas avec elle, il est séparé d'elle par ses soupçons, par son travail, par des préoccupations portant sur des petits détails, en un mot par le mur de sa pensée obsessionnelle. » (p. 62147). La répétition de motifs sert à séquestrer le discours et à faire taire l'affect. Les cercles dans Les Gommes, la structure en huit dans Le Voyeur, les raies ou lamelles dans La Jalousie entrent dans une topologie qui cherche, sans que cela semble concorder avec les intentions initiales, à bâtir un récit qui triomphe de l'arbitraire qu'il représente. La présentation domine donc clairement la représentation. Les scènes apocalyptiques vers la fin de La Nausée montraient un chaos qui ne se laissait pas endiguer : Mais le mot reste sur mes lèvres : il refuse d'aller se poser sur la chose. Elle reste ce qu'elle est, avec sa peluche rouge, milliers de pattes rouges, en l'air toutes raides, de petites pattes mortes. (N, 179)
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L'hallucination adoptait déjà la représentation du mille-pattes. «La langue» d'un homme imaginaire qui traversait l'esprit de Roquentin se transforme, au moment le plus aigu de son malaise, en «mille-pattes» : Et un autre trouvera qu'il y a quelque chose qui le gratte dans la bouche. Et il s'approchera d'une glace, ouvrira la bouche : et sa langue sera devenue un énorme mille-pattes tout vif, qui tricotera des pattes et lui raclera le palais. Il voudra le cracher, mais le mille-pattes, ce sera une partie de lui-même et il faudra qu'il l'arrache avec ses mains. (N, 224)
L'insecte agitant les pattes en tous sens est tué dans La Jalousie. La métaphore humanisée est éliminée. Aurait-elle donné l'idée à Robbe-Grillet d'une composition romanesque en anneaux? La critique a souligné que l'entassement de bandes horizontales, répétitives et singulières, règne par sa variation sur la composition du livre. Mais il y a plus. Quand Roquentin voit que la ville est « écrasée par le soir» (225), il ajoute aussi qu'elle «a Vair naturel, malgré ses géométries». Pendant les années Cinquante, nature et géométrie s'accouplent au lieu de s'exclure. La nature écrasée laisse comme trace sur le mur un point d'interrogation. La dernière occurrence du mille-pattes précède sa mort et le montre sous une apparence « gigantesque » (/, 163-4), couvrant « la surface d'une assiette ordinaire»; le corps de l'insecte est « recourbé vers le bas », puis à nouveau « rectiligne ». La certitude quasi cartésienne de Roquentin faisait accéder à l'existence comme choix et autodétermination. La liberté y était encore la puissance des contraires ; le pouvoir de faire ceci ou cela, d'affirmer ou de nier. Dans La Jalousie, la conscience du hasard n'offre pas l'occasion d'un choix. Le mot maintenant, incessamment répété dans la table des matières, pointe du doigt vers un temps qui ne progresse plus. L'instant, dépouillé de sa plénitude, est inséré dans un maillon qui le fige. Dans ce monde, seuls la solitude et le vide consenti entourent l'homme. Le paysage ne peut plus être envisagé comme un espace ouvert et déployé. Il se mue en un conglomérat d'élé65
ments mathématiques dont l'assemblage renforce la vue obstruée du sujet. Robbe-Grillet a déclaré que sa liberté était celle du don Juan qui crée sa parole «aventureuse, changeante et contradictoire [...] contre la vérité de Dieu qui est par définition éternelle» (p.7440). Cette liberté était d'après lui «libertine», puisqu'elle refusait de se fixer et était opposée à la loi du père. Elle était aussi, suivant des déclarations ultérieures, «autobiographique» puisque l'auteur parlait dans La Jalousie de la maison en Martinique, où il avait habité lui-même, et d'une aventure sentimentale où il avait joué probablement le rôle de Franck. Pourtant ceux qui lisent La Jalousie, cinquante ans après sa publication, s'aperçoivent que Robbe-Grillet a écrit une autobiographie où sa représentation personnelle — qu'elle regarde le personnage de Franck ou non — ne transparaît pas. Elle est pour le moins éparpillée à travers plusieurs instances narratives. En plus, les textes théoriques, Pour un Nouveau Roman et Le Miroir qui revient confirment l'esthétique exposée dans La Jalousie. Dans ce roman qui se laisse lire comme une énigme policière, le jaloux a supprimé sa condition « tragique ». Ses jugements et ses sensations ne se communiquent pas. Son œil surveille l'espace, sans qu'on puisse lui conférer une position fixe, ni une voix. La construction infernale des années Cinquante laisse, contrairement aux implications philosophiques de La Nausée, peu de place à l'inachèvement. La fiction «glace» l'imprévu et lui offre une cohérence astucieuse. Cette représentation qui deviendra bien plus tard48 représentative d'un tournant «décisif», dans le parcours des éditions de Minuit et du Nouveau Roman, prépare le terrain d'un repli sur soi qui va s'intensifier vers la fin du siècle.
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IV LE MALAISE REVOLUTIONNAIRE SARTRE, ROBBE-GRILLET ET PEREC Gilles DUTREIX : «Pensez-vous que ces positions de repli, chez des êtres jeunes et sains soient fréquents ? » Georges PEREC : «Croyez-le : ces "positions de repli", où l'on a seulement envie de subsister, et pas de se battre, sont plus nombreuses qu'on pourrait l'imaginer. » Nice-Matin, le 28 juillet 1967
essais sur la fin de la modernité ont interprété le XXe siècle finissant comme l'époque de l'idéologie douce et tempérée. Une lassitude sans cause précise n'engage plus comme avant à poursuivre avec ardeur l'objet du désir. Les rivalités ou les stratagèmes stendhaliens échangent leurs couleurs pour un quotidien désenchanté plus familier à Flaubert. Comment expliquer cet affaiblissement de la volonté si ce n'est par un malaise qui se propage aussi bien dans la société que dans la littérature de ce siècle ? Peut-on parler du malaise de la seconde moitié du XXe siècle, comme on a pu parler, pour Descartes et Pascal, de «l'angoisse» du xvne siècle qui faisait rejeter le scepticisme de Montaigne trop complaisant envers l'incertitude et le doute qui agitaient l'époque? Le xvme a connu son «mal du siècle», le XIXe ses apparitions féminines hystériques. Les Tyrannies de l'intimité de Richard Sennet stipule jusqu'à quel point les malaises psychiques du XIXe siècle, que le corps médical avait à
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LUSIEURS
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traiter, diffèrent des troubles du XXe siècle. Parmi les cas les plus bénins et les plus fréquents figurait l'hystérie, caractérisée comme l'excès de tension psychique que hommes et femmes n'arrivent pas à maîtriser. Les conventions culturelles de l'ère victorienne exerçaient une pression pour maintenir des apparences stables au sein de la famille. Celle-ci constituait à elle seule le noyau d'ordre d'une société en mutation. Face à la régularisation des apparences, la peur d'une éruption involontaire des émotions gouvernait les attitudes. Les troubles d'hystérie étaient compris comme les symptômes d'une crise causée par la distinction essentiellement bourgeoise entre vie publique et privée. Le fondement de la théorie psychanalytique, le complexe d'œdipe, aurait été pensé historiquement à partir de ces symptômes-là. La force de l'analyse que Sennet fit en 1979 fut donc de voir que les tensions hystériques continuent à exister tout au long du XXe siècle mais elles « ne constituent plus la forme prédominante des symptômes de détresse psychique» (p.25912). Le malaise n'a pas disparu pour autant. Il a pris de nouvelles formes en se rattachant à ce que Sennet appelle des «troubles de caractère». Il ajoute : «Le mal-être se manifeste plutôt par son caractère vague et informe : le sentiment semble dissocié, séparé de l'action [...]. Sous sa forme la plus ordinaire, ce malaise se traduit par une impression d'absurdité au sein de l'activité. » (p. 25912). Ainsi on pourrait dire que Sartre avait proposé avec Roquentin un personnage qui ose se fier, non pas à ses sentiments, mais à son malaise. Son état d'âme mélancolique n'est pas vraiment un sentiment. Il ne dépasse jamais le stade de la pure expérience et ne dure que le temps d'une éructation. Néanmoins cette mélancolie transforme son être-dans-le-monde et provoque aussi, dans un premier moment, un comportement rétif à l'intervention active. Elle échappe à la rationalité téléologique parce qu'elle rejoint la conviction que la situation est telle qu'elle se présente «dans l'émotion», c'est-à-dire dans la mouvance et la fluctuation qui se dérobent aux structures de pouvoir. Plus tard Sartre a fait oublier la mélancolie par et grâce à l'action. Jusqu'à ce point l'acédie d'une part et l'action de l'autre se dissocient et
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aboutissent à ce qu'on a appelé «l'absurde», avec l'humour parfois grinçant et le regard désabusé devant la vie. Dans la suite de son texte, Sennet rattache les troubles de la fin du siècle à un narcissisme qui avoue ouvertement son retrait du monde pour échapper aux engagements communautaires. Or, nous sommes d'avis que, à travers la panoplie des malaises dans les romans de 1950 à 2000, un autre axe se dégage qui ne se limiterait pas, sans plus, à un prolongement de l'absurdité ni au progrès du narcissisme mais à une situation de morcellement qui place l'homme devant des situations contradictoires. Ainsi la mélancolie rejoint après 68 deux idées qui ne se laissent réconcilier : l'impossibilité d'investir dans les autres d'une part, et l'insatisfaction face à la solitude et l'autarcie libérale de l'autre. L'utopie communiste a embrassé, en gros, une période de soixante-dix ans, allant de la Révolution de 1917 à la chute du Mur de Berlin en 1989. Même si Sartre prend ses distances du marxisme, peu avant la parution de La Jalousie, il continue à croire aux possibilités de l'engagement. Aucun repli sur soi, aucune retraite ensommeillée. Son attention politique se déplace du communisme vers la guerre d'Algérie ou encore, avec Les Temps modernes, vers des combats en faveur de la décolonisation. Plus tard, il se voit mobilisé par la révolution de mai à Paris, même si l'importance de cet événement a été relativisée par plusieurs. Gérard Vincent parle d'une « révolte ludique des enfants gâtés de la bourgeoisie qui [n'avait] rien à voir avec la lutte des classes»*9. En général, la condamnation des utopies communistes a eu ses répercussions sur la production romanesque. Vers la fin du siècle Olivier Rolin transcrit le contexte politique maoïste dans Tigre en papier (2002). La mélancolie se mêle d'ironie en parlant d'une solidarité disparue et en admettant que même Mme Verdurin n'aurait pas manqué de vouloir fonder une société idéale. Placer Tigre en papier à côté des témoignages des ressortissants de l'Est montre à quel point les mentalités sur le déclin des récits de gauche contrastent. Le regard d'Agota Kristof dans L'Analphabète (2004) condamne sans concessions une idéologie qui n'arrivait pas à la 69
hauteur de ses aspirations. La mort de Staline en 1953 entame, en Hongrie, la période du «dégel»; suivent vers 1956 le discours de Khrouchtchev, la révolution et la répression des insurrections en faveur de la démocratie50. Les soulèvements en Tchécoslovaquie en 68 bouleversent une partie de la population et font entamer, après la Hongrie, une autre migration. L'Insoutenable légèreté de l'être (1984) est le second roman que Milan Kundera51 écrivit en exil. Le titre du livre indique comment la révolution de 1968 se prête pour lui à la pesanteur et à la légèreté. L'histoire pèse sur l'homme par ses événements : le communisme avait promis une idylle fausse et tellement irréalisable qu'elle frôlait le kitsch. Mais elle est tout autant légère par le quotidien qui se poursuit : la vie amoureuse de Thereza, Thomas et Sabina pour qui trahir équivaut à oser sortir du rang. Cette tentative communautaire de gauche, Perec (1936-1982) a sans doute encore su la réaliser. Un Homme qui dort dévoile avant 1968 comment le vide précède la découverte «politique» de l'autre; le livre dévoile aussi comment le jeu individuel se conçoit avec plus de distance, quitte à impliquer l'autre, plus tard, dans les expérimentations de l'Oulipo. La suite de l'œuvre réussit aussi à renouer, par la réflexion mathématique, avec une image assez positive de la raison et des Lumières. Dans les romans de Modiano, Michon et Houellebecq, la solitude s'intensifie. Le sujet ne parvient plus à vaincre son abattement par la réflexion, la forme ou le jeu. L'action est commandée par le malaise. L'écart majeur de la modernité semble donc être celuici : on agit parce que le malaise nous y force. Du coup, la prise en compte de l'autre disparaît. Or, dans la formation de l'identité, c'est justement cet autre qui par son regard, par ses récits sur moi, me forme. En l'absence d'autrui et sans interlocuteur, l'identité se dilue.
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d'un homme et d'une
chambre
Perec écrit Un Homme qui dort durant les années qui précèdent 1968. Dans ce roman, les préliminaires, à ce qui fut une des dernières révolutions du siècle, ne correspondent pas à l'idée qu'on pourrait s'en faire; le malaise du dormeur est dans un premier temps plus individuel que social, plus psychique que politique et revendicatif. À un tel point qu'un lecteur étonné pourrait se demander si ce n'est pas précisément l'impuissance à progresser et l'absence de changement qui furent les vecteurs de la révolution à venir. En 68 des changements se manifestaient au quotidien ; on se souvient des jeunes qui avaient protesté à Nanterre contre les séparations entre filles et garçons dans les dortoirs. Ce fait anodin — l'organisation du sommeil d'une poignée d'étudiants — montre une autre face de l'histoire : celle qui se situe sous le quotidien et qui cesse parfois de nous étonner par sa familiarité. Perec la nommait «infra-ordinaire». En février 1977 Barthes se penche lors de ses cours au Collège de France sur la question de l'érémitisme et du monachisme. La chambre ou cellule figure dans ses cours comme le lieu d'une intériorité conquise, comme un espace où le phantasme peut se développer en l'absence du social. Dans le passage suivant le mot structure dépasse le sens de «forme». La chambre serait plutôt, aux yeux de Barthes, un lieu étanche au pouvoir : « Ce qui est pertinent dans la chambre (cellaj, c'est l'autonomie complète, absolue de la structure. » (p. 8952). Plus loin la cellule est pensée comme un lieu favorable au bien-être : « Le luxe de la chambre, en effet, vient de sa liberté : structure soustraite à toute norme, à tout pouvoir, c'est, paradoxe exorbitant, l'unique comme structure. » (p. 9052). Le repli sur soi ne se conçoit donc pas à l'intérieur d'un ensemble social. Il est rupture plus que retraite. Scission plus que séparation. Rien que par l'étude des chambres que Sartre, Robbe-Grillet et Perec donnent à leurs personnages, le lecteur découvre des détails sur l'évolution «lente» de l'autonomie de l'époque. 71
« Je suis seul au milieu de ces voix joyeuses et raisonnables » (N, 23), dit Roquentin quand il se trouve parmi la foule. Le calme lui est revenu après la rédaction des premières pages de son Journal. Rentré chez lui, il regarde du haut de sa fenêtre vers le bas, pour observer des voyageurs qui rentrent en tramway. Il ne sait pas ce qui le lie à eux et pourtant la chambre semble un instant, même à l'écart d'autrui, parvenir à régulariser le monde : «Le soir, je suis bien à l'aise, bien bourgeoisement dans le monde. Ici, c'est ma chambre, orientée vers le nord-est» (15). Le danger est repoussé vers le dehors où des objets naturels infligent la nausée. La chambre, en revanche, est moins offensive. Avant de s'endormir, le personnage fait vaquer son imaginaire vers la présence d'un intrus. L'homme de Rouen qui débarque tard, montera les marches de l'hôtel. Les rêves du dormeur seront troublés par le son des pas. Le temps passe. Quand le voyageur débarque Roquentin découvre : «Eh bien, quand je l'ai entendu monter l'escalier, ça m'a donné un petit coup au cœur, tant c'était rassurant : qu'y a-t-il à craindre d'un monde si régulier ? Je crois que je suis guéri. » (N, 15). Ancrée dans l'espace, la chambre accueille les bruits. Elle est la coquille ouverte, le réceptacle des sons produits ailleurs. Les crises les plus graves se déclarent, au contraire, dans le monde, quand l'homme risque de se faire chose parmi les choses : le voilà comme le galet, comme la fourchette prise en main ou le loquet extérieur de la porte... En 38 le repli sur soi est décidément un privilège, une situation aisée parce que éminemment propice à un esprit tranquille, apolitique. Si Roquentin était resté dans son refuge, loin des objets qui détaillent sa nausée, il n'aurait pas entrevu le problème de l'existence, ni celui de la liberté. Mais, le malheur lui serait-il tombé dessus ? L'existentialisme naissant suggère déjà que la protection procure le bien-être mais c'est dans le monde et avec autrui que l'homme se trouve. Le voyeur de Robbe-Grillet n'a plus le détachement du dormeur à l'hôtel Pritannia. Il ne peut plus expulser le malaise de sa chambre. Pris dans un réseau de perspectives qui lui
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donnent le pouvoir, il regarde sans être vu. Son œil braqué observe à partir de la villa des scènes et des paysages, comme le changement de posture des ouvriers à l'horizon ou, plus près, le déplacement des ombres sur le dallage de la terrasse. Par son caractère troué, La Jalousie introduit une vacance qui laisse apparemment une grande liberté. L'intitulé des chapitres désigne l'actualité du vide — «Maintenant la maison est vide» (y, 122) — et sa progression vers la totalité — « Toute la maison est vide » (143), mais le roman recueille aussi des constats qui parlent de l'abandon des pièces — «La terrasse est vide, toute la maison aussi » (203) — et des bribes de la parole du boy qui soulignent l'absence — «Mmey elle n'est pas rentrée » (175). La solitude avec A. sera suivie d'un néant doublement intensifié après son départ. À partir de l'espace intérieur, l'abandon s'étend au paysage. L'extension du malaise, qui se répand vers les parties externes de la maison se trouve inversée à celui de Sartre : il se dirige de l'intérieur vers l'extérieur et non plus du dehors vers le dedans. Le malaise s'installe à l'intérieur de la chambre, même peut-être à l'intérieur d'un sujet qui refuse de se dévoiler. Ce ne sont plus les objets du monde qui transforment la conscience de l'individu. La conscience est mise à l'écart. Elle passe en sourdine. La liberté n'est plus posée comme une possibilité métaphysique. Elle est peut-être verbale, langagière ou stylistique. En somme, la mélancolie serait vaincue par la forme. Vers la fin du roman, le vide semble comblé. Le microcosme de Robbe-Grillet retrouve son calme. A. s'accoude de nouveau à la balustrade. Les criquets chantent dans la nuit et rien ne laisse supposer qu'un événement «irréversible» ait eu lieu. La fin ouverte désigne peut-être l'imminence d'une catastrophe ; mais séparée des évocations qui vont au-delà du texte, l'histoire n'offre pas de place à un avant ou un après fatidiques. La fin reprend les possibilités qui étaient déjà soulevées dans les scènes antérieures — l'adultère est oui ou non commis — ; dans ce sens le récit reste étranger à l'idée de progrès. La liberté que laisse l'intrigue aux interprétations du lecteur se laisse ainsi réduire à une voie binaire. 73
Robbe-Grillet a voulu placer son personnage dans un double asservissement : il est victime et bourreau. Il est hypothétiquement victime et dépend ainsi du supplice de Franck et A. . Mais il est aussi, toujours hypothétiquement, bourreau ; pour exercer sa torture, il dépend de son entourage. Victime ou bourreau, le narrateur ne dévoile pas l'espace qu'il occupe. Le poste d'observation serait-il par moments mobile, comme la case (in)occupée d'un jeu? Chez Perec la relation à l'espace sera sensiblement différente. Décrivant l'emplacement des chambres, il agrandit par son inventaire appuyé le sentiment d'absence. Pontalis évoque dans L'Amour des commencements le cas de Pierre et les effets étranges qu'il crée auprès de l'analyste : « Plus la topographie se faisait précise, plus s'étendait le désert ; plus la carte se peuplait de noms, plus elle était muette. [...] // n'y avait là personne. Et bizarrement c'est en moi que le trou se creusait Jamais je ne m'étais senti si affreusement abandonné. Délaissé, éjecté dans un espace qui eût été à la fois de désolation et inflexiblement quadrillé. » (p. 12153). Tel que l'auteur l'a indiqué les tentatives censées rendre le plan de la villa et le paysage « vraisemblables », sont faussées dès le départ. Où faut-il situer le lieu (vide ou plein) qu'occupe le voyeur au sein de la maison ? Les quatre points cardinaux permettent d'orienter les pièces de l'architecture. Situant le sud vers le haut, le récit indique que le bureau a « deux fenêtres au midi, dont l'une — celle de droite, la plus proche du couloir — permet d'observer, par les fentes obliques entre les lames de bois, un découpage en raies lumineuses parallèles de la table et des fauteuils, sur la terrasse» (J, 76). Il arrive que «A. se [tienne] debout contre une des fenêtres closes du salon, juste en face du chemin qui descend depuis la grand-route » (136). Ensuite le récit précise que «le même carrelage se poursuit, sans la moindre séparation, dans le salon-salle à manger » (162). Le pilier se situe au sud-ouest comme la lampe de la salle à manger : « Une seule lampe éclaire la grande pièce. Elle est située sur la table, dans son angle sud-ouest (c'est-à-dire du côté de l'office), illuminant la nappe blanche. » (144-5).
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Les bananiers, vus du bureau, se situent au sud, alors que la grande route qui longe le salon, se trouve près de la porte d'entrée au nord. Un couloir, sur lequel débouchent les portes du bureau, longe la terrasse du côté est. En parallèle à ce couloir, un second corridor situé près de la façade est donne accès à la chambre de A., à sa salle de bain et à l'office. Les fenêtres de celle qui se brosse les cheveux, enfermée dans son donjon, donnent sur le midi, où se trouvent les bananiers, mais une fenêtre — sans que des indices textuels l'établissent avec certitude — donne probablement à l'est où se trouve le bureau54. Cette dernière chambre — le bureau — devient le point focal qui dirige l'œil en différentes directions. En quête de panoptisme, le narrateur replie son espionnage sur un espace à superficie limitée. Même dans ce territoire limité les lieux de perception sont variables. La cartographie du roman est perturbée par les omissions de la narration. Robbe-Grillet a argumenté dans Le Miroir qui revient qu'il s'agissait d'un blanc comparable à la case mobile dans le jeu de go (p. 21440). Parlant du narrateur, le récit dit seulement qu'il peut «naturellement, sans y penser» (J, 13) regarder par « / 'une ou l'autre des deux fenêtres, ouvertes, de la chambre» sans préciser la totalité des fenêtres ni donner le nombre de celles qui restent fermées. Par ces omissions, le lecteur est toujours subordonné au narrateur. Le Nouveau Roman, en reprenant les acquis de La Nausée, ne cherche plus à « secourir» le lecteur dans sa réflexion. Il en fait une victime qui ne peut jamais, dans le jeu de go, compter sur une partie à forces égales. La case mobile est un piège préparé avec méthode. Le lecteur se heurte à un vide qui emprisonne plus qu'il ne libère. Ce sera le mérite de Perec de composer de nouveaux romanspuzzles, mais aussi d'en changer les règles. De La Nausée à Un Homme qui dorf (1967) le lieu du malaise rétrécit et se détériore. L'espace est tellement réduit que l'occupant le remplit seul, avec les objets qui le touchent. Les coins de la pièce sont accessibles sans déplacements. Le dormeur n'y a plus rien à maîtriser, hormis une bassine de chaussettes sales * Georges PEREC, Un Homme qui dort (Paris, Denoël, « Folioplus », 1998). Ci-après abrégé : H.
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dans une chambre de bonne. Ses songes le placent dans « la plus belle des îles désertes » (H, 51) ; la chambre est entourée comme un royaume de «cercles concentriques». Ces frontières imaginaires font de la pièce le «centre du monde» (49) et même le sommeil s'y glisse, comme chez Henri Michaux, dans le volume d'une boule ou d'une bulle «sphérique» (33). C'est donc bien la rondeur qui sert de clôture, qui transforme la chambre en «cachot mansardé» (35) reformé et renfermé quand on s'assied sur la banquette. C'est encore la sphère ou la boule qui rend l'homme «prisonnier à l'intérieur de l'oreiller où il fait si chaud et si noir» (34). La circonférence de l'espace s'étend ou se rétrécit suivant l'extension parcourue. Ainsi, ayant franchi les limites de l'habitat, l'homme retrouve en ville son errance par les grilles, les murs noirs et les rues sales qui opèrent comme un «cercle enchanté» (106). Même plus loin, à Auxerre, le confinement pointe le bout de l'oreille : la réussite devient un jeu de belote en compagnie du père (qui gagne) et les livres de sociologie sur Max Weber sont échangés pour la relecture de Jules Verne, Alexandre Dumas et Jack London ; le cercle se retrouve dans la forme d'un « bol» de café au lait ainsi que dans une autre ouverture creuse, la «caverne» d'un ermite «que Von peut visiter» (37) 5 5 .
L'aventure de La Ligne Générale, qui avait surtout occupé Perec durant la période 1962-1964, s'était construite à partir de sympathies plutôt communistes. Le projet de fonder une revue du même nom était finalement abandonné pour un dessein plus modeste, celui de rédiger une dizaine d'articles, engagés à gauche et publiés dans des revues diverses, notamment Les Temps modernes qui était en 1965 encore sous l'influence de Sartre. Avec Un Homme qui dort l'engagement de jeunesse fait long feu. La clôture de l'espace correspond à une clôture de l'identité ; la révolte du personnage est insuffisante pour résoudre le malaise et le regard de l'autre ne fait que consolider les rôles, distribuer les étiquettes. À la différence de Sartre, le dormeur de Perec ne croit plus dans les possibilités de l'action : 76
Tes aventures sont si bien décrites que la révolte la plus violente ne ferait sourciller personne. Tu auras beau descendre dans la rue et envoyer dinguer les chapeaux des gens, couvrir la tête d'immondices, aller nu-pieds, publier des manifestes, tirer des coups de revolver au passage d'un quelconque usurpateur, rien n'y fera : ton lit est déjà fait dans le dortoir de l'asile, ton couvert est mis à la table des poètes maudits. {H, 43) La critique a souvent insisté sur la précarité du lieu : la « glace fêlée » (27), le plafond où des «fissures » forment « de minuscules lézardes» (22) ou un «improbable labyrinthe» (29). Compact, l'endroit fait accéder au malaise, d'abord qualifié de mal de tête, ensuite d'état proche de la brisure et enfin de morcellement qui laisse sur le visage la trace d'une «zébrure en forme de Y» (50) formée par les yeux, la bouche et le nez. Cette désintégration psychique, «coup de sabre ou coup de fouet» s'accompagne d'une perte de contact avec la réalité56. Cette identité ne peut se faire, se construire ou rêver d'accomplissement parce qu'elle passe, initialement, à côté de ce que Sartre appelait l'accès à l'existence. Le panoptisme de La Jalousie se métamorphose, dans ce roman, en un sommeil qui frôle l'autisme 57 . La perte de l'identité atteint son apogée pendant la nuit, lors d'un cauchemar où l'homme n'est plus «qu'un œil» (H, 100) immense et fixe. Perec décrit son personnage comme un homme aux paupières closes, sans visage, écartelé entre l'image de soi et le regard à distance qui ne parvient pas à rejoindre cette image : « Tu te vois, tu te vois te voir, tu te regardes te regarder. ». Voilà le dormeur isolé avec un bol de café comme compagnie. La géométrie, comparée à La Jalousie entre, elle aussi, intégrée dans un nouveau paradigme. Le dormeur parle du «carré opaque de la fenêtre» (il) et de la «surface» de l'espace perçu, de sa zone inférieure et supérieure. Il ajoute cependant immédiatement que la géométrie n'offre aucun repère, car « les notions de proche et lointain, haut et bas, devant et derrière [ont] cessé d'être tout à fait précises » (12). Le vide qui se construisait chez Robbe-Grillet par omission, manque chez Perec de contours. Cependant dans le monde du dormeur l'autre réussit finalement
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à aimanter l'attention. Au début, l'ami qui gravit les marches qui mènent à la chambre n'entre pas. Vers la fin, le voisin fait apparaître à nouveau le faible désir de vivre ensemble. Il est entendu : Parfois, pendant des soirées entières, à demi étendu sur ta banquette étroite, sans autre lumière que la clarté pâle et diffuse qui passe par la fenêtre mansardée et que seul rehausse, presque régulièrement, le foyer rougeoyant de ta cigarette, tu écoutes ton voisin aller et venir. (H, 119) Ensuite, imaginé : Il ne te déplaît pas, imbécile, de croire parfois que tu le fascines, qu'il a vraiment peur : tu t'efforces de rester silencieux le plus longtemps possible ; ou bien tu grattes avec un bout de bois, une lime, un crayon, le haut de la cloison qui sépare vos deux chambres, produisant un bruit minuscule et énervant (#, 125) Là où le confinement étend ses « cercles concentriques » dans l'espace, le jeu devient le gardien d'une réalité tenue. d'un homme qui joue Johan Huizinga avait nuancé en 1938 les théories qui présentaient le jeu comme une aspiration spontanée vers la compétition. Le jeu n'était pas, selon lui, une issue innocente aux penchants nuisibles, ni la compensation de désirs restés inassouvis dans le réel. Après avoir démontré le caractère réducteur des ces logiques ludiques, l'historien décrivait le jeu comme «une fonction riche de sens» prenant la forme d'une suite d'éléments intentionnels, indépendants de l'instinct de conservation58. Dans le sillon de l'histoire des idées, la sociologie a confirmé ce rapport du jeu à l'intention et à la volonté, en avançant que par ses règles le jeu oblige l'homme à cultiver vis-à-vis de lui-même une distance qui n'est pas liée à la gratification immédiate (argent, statut). Par cette distance, les contraintes (qu'elles prennent la forme d'un jeu de société, d'un palindrome ou d'un lipogramme, peu importe) sont établies et acceptées59. En somme, les règles
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s'assimilent aux conventions établies au sein d'une communauté. Même pour l'enfant, aucun jeu n'est «libre». Il doit, par ses contraintes, avoir une fin sous la forme d'une victoire (comme dans la plupart des jeux occidentaux) ou d'une règle qui signale quand le jeu est terminé (comme dans les jeux chinois)60. La cartographie énigmatique de La Jalousie pose un défi ludique au lecteur. C'est à ce dernier de déterminer, même s'il n'a pas le même savoir que le narrateur, comment et où la perception du récit s'organise. Dans Le Miroir qui revient (1984) Robbe-Grillet décrit la liberté comme une omission d'information ; la liberté, en somme, serait comme « un territoire au jeu de go» qui «ne reste vivant que si l'on a pris soin d'y ménager au moins un espace libre, une case vacante, ce que les spectateurs appellent un œil ouvert, ou encore une liberté» (p.21440). On pourrait dire éventuellement que le vide créé autour du pion laisse au changement la possibilité de se réaliser. Mais le blanc ou le vide sont aussi des exercices qui préparent à la mort. Les territoires peuvent être pris, accaparés et occupés. Georges Perec publie vers 1969 en collaboration avec Jacques Roubaud et Pierre Lusson, Petit traité invitant à la découverte de l'art subtil du go. Perec peut, contrairement à Robbe-Grillet, s'impliquer dans un jeu entre deux ou plusieurs forces égales. Narrateur et personnages arrivent à joindre l'autre, non seulement comme objet du désir mais aussi comme sujet. En d'autres termes, dans Un Homme qui dort, le dormeur devient « adulte » quand il comprend, à la fin du livre, devoir envisager le déplacement de ses «frères», les autres «rats» dans le labyrinthe, à l'intérieur de son parcours. L'exercice de la réussite, jouée sur la banquette de la chambre, occupe initialement une temporalité indéterminée et un espace circulaire, fermé à l'autre. Dans cet espace-temps qui ne crée pas encore vraiment un monde nouveau, « séparé » du réel, le jeu est solitaire. Il passe par un stade où la volonté réclame des droits irréalisables. Les cartes sont étalées et reprises, dans un ordre 79
familier qui ne correspond pas à celui que le sujet veut leur imposer. Le personnage cartésien espère d'abord être «précis, logique » (H, 32) et « agir avec méthode », éliminer ensuite le plus possible le rôle du hasard et de la chance. Le jeu dans un premier temps est vu comme une «combinaison» (71), une «construction» ou une «stratégie» où le dormeur veut être le maître du monde, celui sur qui l'histoire n'a plus de prise. Le somnambule exige, avant de s'intéresser aux bruits de son voisin, l'infaillibilité de sa volonté : « Comme si, à tout instant, tu avais besoin de te dire : c'est ainsi parce que je l'ai voulu ainsi, je l'ai voulu ainsi ou sinon je suis mort» (118). Un ordre « immuable» et infini déciderait de tout, protégerait l'homme malgré lui. Le jeu engage la réalisation de soi ; intellectuellement et amoureusement cette réalisation échoue : « Tu as beau te serrer contre lui, haleter contre lui, le tilt reste insensible à Vamitié que tu éprouves, à Vamour que tu recherches, au désir qui te déchire. » (104). Face à cette impuissance, la déchirure et la fissure interviennent. Elles entraînent vers le chaos, vers ce lieu où le sens est « embroussaillé» (32) et la loi invisible. L'angoisse et l'intérêt pour la métaphysique sont rejetés avec force car « seuls les imbéciles parlent encore sans rire de VHomme, de la Bête, du Chaos» (134). La peur est, en revanche, récupérée vers la fin du roman : « Tu as peur, tu attends. Tu attends, place Clichy, que la pluie cesse de tomber. » (139). La volonté a montré son impuissance ; le dormeur est raffermi par la distance vis-à-vis de sa volonté de puissance : Tu étais seul et voilà tout et tu voulais te protéger ; qu'entre le monde et toi les ponts soient à jamais coupés. Mais tu es si peu de chose et le monde est un si grand mot : tu n'as jamais fait qu'errer dans une grande ville, que longer sur quelques kilomètres des façades, des devantures, des parcs et des quais. (H, 136) La réussite devait, comme son nom l'indique, «réussir» pour briser la geôle. C'est d'elle que dépendait la maîtrise. Mais l'individu, tenant à se réaliser, manquait de distance envers son projet. Au niveau de la production de l'écriture, la libération sera apportée par la contrainte minimale de la seconde personne
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— le tu qui réunit les différents fragments — et plus tard, l'expérience de l'Oulipo. La contrainte, dans Un Homme qui dort, est encore amplement problématique, bien qu'elle commence, dans le texte, à faire apparaître ses effets : Petit à petit le jeu s'organise, des contraintes apparaissent, des possibilités se font jour : ici une carte est déjà à sa place, ici le mouvement d'une seule permettra d'en ranger d'un seul coup cinq, six, là un roi qui te gêne ne pourra pas bouger. (#, 70) Les premières tentatives de nature oulipienne commencent à être entreprises vers 1966. David Bellos parle d'une fête pour le réveillon de cette année-là, organisée par Jacques Roubaud et sa femme : Perec et Bénabou furent invités et, lorsque sonnèrent les douze coups de minuit, ils firent leur numéro : une lecture de P.A.L.F., de cette littérature française «automatique» produite par la traduction sémantique des mots de Leroux et de Marx. Le joyeux petit monde se tordit de rire ; mais l'exercice frappa Roubaud, qui trouva tout cela très proche de l'esprit des travaux de l'Oulipo, et il le dit à Bénabou, sinon peut-être même à Perec.61 Jacques Roubaud évoque l'entreprise réussie à Raymond Queneau, qui était à l'époque, l'auteur de l'Encyclopédie et le secrétaire du comité de lecture de Gallimard. Hormis le succès du premier roman, l'élaboration de sa fiction avait encore tout d'une activité ludique en marge des tâches professionnelles de documentaliste (qu'il arrête en 1978). C'est durant les premiers mois de l'année 1967 que Queneau envoie à Georges Perec, 92 rue du Bac, une invitation pour assister à la prochaine réunion des Oulipiens. Le laboratoire se ferait un plaisir d'accueillir la «production automatique de la littérature française». En mars 1967 Perec fait officiellement partie des membres consacrés. Un Homme qui dort est publié un mois plus tard62. Certains ont dit que ce roman, que Perec présente après le succès du Prix Renaudot (1965), montre une écriture en évolution. Pourtant il serait trop aisé d'interpréter le rapprochement avec l'Oulipo comme le simple passage du vide sans contraintes 81
vers la plénitude des règles. À de nombreux égards le roman de 1967 fait appel, par le tu narratif, par la déformation des citations, par la discontinuité équilibrée des fragments, à une régularité qui est déjà contraignante et qui cherche à être le moteur de l'écriture. Le «confinement» active renonciation et l'énoncé. Il devient plus insistant après 1967, dans La Vie mode d'emploi, où la pression de la règle et la ruse, qui en libère, se combinent dans une gymnastique maniaque. Situant l'œuvre dans le panorama des décennies à venir, deux tentations voient le jour. La première montre la timide préparation de la veine (autobiographique (Patrick Modiano, Pierre Michon), tendance que Perec sait encore éviter en refusant d'insérer Un Homme qui dort dans le genre limité de l'autobiographie et en maintenant la neutralité du Nouveau Roman, malgré les critiques qu'il lui réserve. La seconde tentation souligne comment l'effet de fiction se maintient à côté de la récupération plus intense d'éléments réalistes (on a même dit « hyperréalistes ») qui, vers la fin du siècle, aboutissent au reportage, au documentaire ou au récit historique. Perec récupère vers 1967, et plus que le Nouveau Roman, la référence. le sommeil pré-révolutionnaire Le "dormeur" signale d'emblée ne plus connaître le nom de l'arbre, ni son discours ni sa forme : Il te semble que tu pourrais passer ta vie devant un arbre, sans l'épuiser, sans le comprendre, parce que tu n'as rien à comprendre, seulement à regarder : tout ce que tu peux dire de cet arbre, après tout, c'est qu'il est un arbre ; tout ce que cet arbre peut te dire, c'est qu'il est un arbre, racine, puis tronc, puis branches, puis feuilles. Tu ne peux en attendre d'autre vérité. L'arbre n'a pas de morale à te proposer, n'a pas de message à te délivrer. (H, 40-1)
Un Homme qui dort ne veut plus être un roman éthique, philosophique ou engagé. Pourtant, dans ses textes de 1962, Perec avait reproché au Nouveau Roman son absence de véridicité politique. Dans «Le Nouveau Roman et le refus du réel », les œuvres 82
de Robbe-Grillet sont présentées comme le lieu où «Von parle, mais rien n'est dit L'on parle parce qu'on existe. On est là. On attend. On remue les lèvres » (p. 3863). Le Nouveau Roman souffrait, selon le jeune Perec, des contradictions du capitalisme. Il éprouvait une réalité — l'angoisse, l'incertitude, éventuellement le chaos —, mais en justifiait une autre — l'immobilité, le figement. Bref, réalité et esthétique se trouvaient dissociées. La critique de gauche, et Roland Barthes par moments, avaient selon Perec édulcoré cette tricherie en annonçant que la négativité était une étape à franchir et que la révolution viendrait ensuite. Perec avait suivi en 1963 les séminaires de Barthes et de Lucien Goldmann. Les Choses avait reçu les encouragements de Barthes, plutôt bienveillant aux expérimentations de ses étudiants64. Pourtant Perec écrit au même moment contre Barthes et contre le Nouveau Roman, leur reprochant un engagement qui se déclare «à gauche» mais qui demeure «bourgeois». Le Nouveau Roman ne sait pas rendre le monde et l'individu atomistes ; il n'offre pas une littérature où les classes sociales sont abolies, mais bien plutôt des romans qui ciblent un public lettré, cultivé et bourgeois. Robbe-Grillet aurait proposé un des derniers avatars de la littérature bourgeoise selon Perec. Tombent aussi, dans le même texte, le nom de Lukacs et celui de Lucien Goldmann dans « Pour une littérature réaliste ». Le style de Robbe-Grillet ne répond plus à ce que l'homme éprouve. Perec pense que l'action visuelle des personnages du Nouveau Roman répond à un ascétisme inébranlable : sous ses yeux qu'il prétend «libres», Robbe-Grillet montre une réalité qu'on ne peut changer. Le monde non dialectique de La Jalousie entre dans « une conception schizophrénique de la réalité, fondée sur une dichotomie fondamentale entre l'homme et les choses, sur lesquelles il n'a aucune prise» (p.3763). Si le monde est déshumanisé, dit Perec, il ne faut pas, par le biais de l'esthétique, le doubler d'une description déshumanisée. Le mot absurde ne se glisse pas sous sa plume, mais le même texte parle d'angoisse en reprenant le nom de Lukacs : «Contrairement à ce que prétendent les théoriciens de l'avant-garde, ce qui est 83
idéologiquement premier dans Vimage du monde, c'est bien Vangoisse elle-même, non le chaos... »65. Par conséquent, le bon roman devait en 1962 sauvegarder l'angoisse, ou du moins veiller à préserver lucidement le lien entre angoisse, jugement et action. Cinq ans plus tard, en 1967, Perec cherche à fuir l'enfer de l'angoisse par ce qu'il appelle ironiquement Vévitisme. L'idée lui était venue après la lecture de l'Américain Roger Price. Ce dernier formulait avec humour la portée de sa théorie dans Le Cerveau à sonnettes, écrit vers 1948-49 après la Seconde Guerre : «Descartes disait : "Je pense, donc je suis" / L'Évitiste dit : "J'veux pas, donc j'marche pas". » (p. 9166). «Évitiste» est celui qui affiche plus la volonté d'éviter les conflits que de guerroyer, plus le désir raisonnable de la retraite que le conflit de la rencontre. Cette vision pacifique et, selon Perec, «optimiste» de la réalité a pour but de sauver l'homme de lui-même et de le défaire d'un trop-plein d'implication. Le repli sur soi, que Perec annonce et qui se maintiendra pendant les années Soixante-dix et Quatre-vingt, dans un paysage littéraire plus vaste, est donc ici justifié par des raisons pacifiques. À la même époque Sartre s'installe dans le rôle de l'intellectuel critique qui refuse le compromis politique. N'acceptant pas le prix Nobel, il accueille avec enthousiasme les événements de Mai 68. Bousculé par le départ de Merleau-Ponty des Temps modernes, ensuite par des litiges politiques avec Raymond Aron, les années post-68 resteront pour Sartre celles de l'engagement gauchiste67. Perec écrit au même moment, mais l'utilité de l'engagement remonte selon lui bien loin. Dans un entretien qu'il accorde en 1969, après les événements de Mai 68, il désigne la mobilisation comme appartenant au passé, juste avant ou après la Seconde Guerre avec Camus et Sartre. Il ajoute que, lui aussi, il y a cru vers la fin des années Cinquante, quand il fit la rencontre d'Henri Lefebvre : «Je pensais que la fonction majeure de l'écriture était de préparer à la révolution. Je pensais même que la fonction majeure de l'homme était de préparer cette révolution, de refuser l'inacceptable. » (p. 10966). Le mérite principal de Perec a été de voir que la révolution ne pouvait se trans84
former en complainte, ni en revendication idéologique doctrinaire. Toutefois la littérature avait bel et bien à se doter d'un "estomac". À la question de l'engagement, Perec répond qu'il emploie son malaise pour inquiéter les lecteurs. Pas plus, ni moins. Il estimait, un an après les faits, que les événements de Mai avaient été naïfs et mal organisés : «Le monde où j'étais en Mai 68 était très incohérent, très insatisfaisant Ce refus radical du monde avait un côté regrettablement naïf, à un moment où justement Vaction politique aurait pu être possible. » (p. 10968). Après Un Homme qui dort la question de la liberté se déplace, dans le champ littéraire, de la politique vers la psychanalyse pendant au moins deux décennies. 1968 était le moment charnière où l'écriture de Perec allait faire l'expérience du lipogramme, la disparition de la lettre e. La contrainte était conçue, les biographes le mentionnent, comme « une blague entre amis », un jeu loufoque. Mais l'absence de la voyelle essentielle signalait aussi, selon d'autres, la douleur liée à la disparition de la mère. Michel Winock, loin de minimiser l'enthousiasme de l'époque, qualifie les soulèvements de Mai surtout comme des « non événements». Selon lui la révolution, bien plus que d'être une démarche vers une société libre et sans distinction de classes, était aussi un moment où l'opinion publique perdait la certitude de pouvoir influencer le cours de «l'Histoire» dans son sens marxiste68. La période pré-révolutionnaire dans Un Homme qui dort est dépeinte sous les couleurs du vide et de l'insatisfaction. Les années antérieures à 68 ne semblent pas denses en événements mais justement proches de « non événements » qui empêchent le changement véritable de se réaliser. Au mois de mai, Perec ne séjournait pas à Paris, mais au moulin d'André en présence de Suzanne Lipinska. Il se trouve dans l'impossibilité de remonter vers la ville à cause des grèves. Il n'écrit pas de tracts, ne participe pas aux manifestations. Il est comme absenté de l'Histoire. L'engagement de la première heure à La Ligne Générale semble loin. Pourtant, le frère d'un des membres,
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Bernard Queysanne, se trouve cette année-là au moulin. Il donnera le départ d'une nouvelle étape et aidera Perec à réaliser en 1973-74 l'adaptation cinématographique de Un Homme qui dort69.
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V LA DÉRIVE MÉLANCOLIQUE DE PATRICK MODIANO « Acédie (moderne) : quand on ne peut plus investir dans les autres, dans le Vivre-avecquelques-autres, sans pouvoir cependant investir dans la solitude » Roland BARTHES, Comment vivre ensemble
de la psychanalyse allait s'accélérer pendant les années à venir et l'inconscient se préparait à recevoir, après Freud et avec Lacan, une importance grandissante. Si l'inconscient était encore au début du siècle une somme d'images travaillant le rêve diurne, le lapsus et le cauchemar, Lacan le conçoit surtout comme une somme d'actions que le sujet ne peut s'expliquer. Comprendre le comportement de quelqu'un signifie entre autres «connaître ses motivations» et ce qu'il espère réaliser par ses actes. Mais que faire face à un sujet dont les intentions ne semblent se révéler qu'au cours de l'acte ou même après coup ? Comment saisir le projet de celui chez qui « dire » et «faire» sont en conflit? L'intention de l'acte ne peut affirmer son importance que dans une vision téléologique claire. C'est contre une telle approche «fonctionnelle», où le social existe pour servir le sujet et incarner ses désirs, que Lacan réagit. Au départ l'orientation de la psychanalyse lacanienne fut de se défaire d'une vision du monde mégalomane et narcissique. Il fallait liquider l'image du moi comme centre de l'univers : les
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choses n'y sont pas à cause de moi, pour moi, en référence à moi...70 Dans les pages qui vont suivre sur La Place de Vétoile (1968) et Villa triste (1975) de Modiano j'ai essayé d'interroger jusqu'à quel point les conceptions de l'inconscient ont eu leur part dans l'émiettement de la volonté. Jusqu'à quel point les personnages se résignent à la possibilité de se former euxmêmes ? Avant d'en arriver à Modiano, quelques précisions sur l'inconscient et l'identité chez Lacan. Pour ce dernier l'inconscient est proche de l'ordre symbolique à partir duquel le sujet se constitue. L'ignorance qui peut masquer les motivations conscientes n'a aucune chance d'être comblée par l'inconscient. Si le moi essaye de suspendre son ignorance, il le fera selon Lacan en envisageant l'opacité vis-à-vis de soi-même comme une donnée provisoire qui se dissoudra au fil du temps : « Cette extériorité du symbolique par rapport à l'homme est la notion même de Vinconscient. » (p.46970). Dans ce sens «est inconscient» ce qui rappelle que les raisons ne seront jamais suffisantes et que le pourquoi ? risque de rester éternellement en suspens. Le monde de Modiano n'arrive plus à être l'écho ou le reflet de la volonté. Une extériorité de plus en plus puissante, mais aussi de plus en plus indéterminée s'«impose». La psychanalyse modifiait à cette époque non seulement la vision des motivations (in)conscientes, mais également la formation du sujet. Lacan dans «Le stade du miroir» avait expliqué que l'enfant se découvre, entre six et dix-huit mois, autonome et distinct de l'entourage ; il s'identifie successivement à des rôles qui stabilisent son moi71. Cette identification avait déjà été notée par Sartre qui avait remarqué qu'elle passait toujours par une déception intermédiaire, vu le « détail » qui ne correspondait pas au rôle choisi. Selon l'existentialisme, l'homme n'arrivait pas à correspondre au rêve qu'il souhaitait incarner, mais il pouvait, à partir de la défaite de l'ego (du moi idéal), se «refaire», se «remodeler» volontairement et opérer un choix pour aboutir à un Je. Lacan, en revanche, ne concevait pas de faux ou de vrai moi. Le sujet correspondait, chemin faisant, de plus en plus à un 88
«noyau substantiel caché» (p.23871) à l'intérieur duquel la contingence renforçait son emprise. Il n'était plus le résultat d'un choix, mais le conglomérat de rôles divers, rapiécés au hasard, sans que la volonté ou l'unité les infléchissent de manière stable. Peu après la publication de Un Homme qui dort, Patrick Modiano (1945—>) publie son premier roman, La Place de l'étoile (1968). Les livres qui vont suivre dévoilent tous une liberté tenue qui a du mal à se maintenir : par leur solitude, les personnages disposent d'une liberté d'action infinie et leur autonomie ne doit plus se mesurer à celle d'autrui ; pourtant, à cause de l'absence d'union, leurs actions perdent de leur puissance. Villa triste (1975) et La Petite Bijou (2001) montrent l'errance et surtout le manque d'ancrage qui s'étiole en dérive. Auteur et personnages semblent accepter ne pas pouvoir s'accomplir pleinement. Cette évolution se prolonge dans l'œuvre plus récente, notamment dans l'autobiographie Un Pedigree (2005). La fiction et l'autobiographie démontrent, chacune dans son genre, les problèmes de filiation et comment l'identification aux rôles voulus échoue. Le texte romanesque devient un miroir brisé, un lieu de fractures et de conflits, sans que l'identité puisse acquérir une permanence dans le temps. "La Place de Vétoile" (1968) : Modiano contre Sartre Le besoin d'esthétique suscite, vers la fin des années Soixantedix des débats dont les enjeux sont partagés avec modération. Perec poursuit l'élaboration d'une œuvre à dimension autobiographique. Les efforts de l'écriture à contraintes sont maintenus jusqu'en 1982. Le dernier roman, 53 jours, sera publié posthumément en 1989. D'autres prolongent la voie tracée antérieurement : tissage des formes du signifiant dans Le Parc de Sollers et production rigoriste, branchée sur les sciences humaines, chez Tel Quel (1960-1982). Dix ans plus tard le hasard plus que la liberté préoccupe les courants néo-néo-romanesques. Jean Echenoz, dans son premier roman, Le Méridien de Greenwich (1978) se voit fasciné par la coïncidence d'événements imprévus. Le 89
monde semble rétréci mais n'en est pas pour autant maîtrisable. En somme, hormis les originalités de "Minuit", l'écriture des modernes connaît un « assagissement » et récupère des formes moins expérimentales. L'usure de l'expérimentation n'est plus compensée par l'arrivée de nouvelles formes de recherches : elle est plutôt «précipitée par Vexplosion d'un contre-discours voulant liquider au plus vite Vhéritage des avant-gardes»12. L'œuvre de Patrick Modiano est parmi les premières, avec celle de Pascal Quignard, à exprimer une mélancolie qui se détourne des mérites du progrès. Il réintroduit, plus que les avant-gardes ne l'avaient fait, la rétrospection historique dans le roman et dépasse les besoins de l'expérimentation que le Nouveau Roman avait fait parvenir à son apogée. À cet essoufflement expérimental succède ce qu'on a communément appelé «le retour du récit». L'historiographie entrelacée d'imaginaire combine, par le biais d'une virtuosité de plages temporelles, l'amour des archives, le parfum des ruines et l'archéologie des périodes révolues. Cette poétique narrative, qu'on a rangée parmi l'autofiction et les récits «postmodernes», a trouvé ses prolongements — Pierre Michon, Jean Rouaud, Olivier Rolin — qui semblent déborder des catégories toutes faites. La question qui se pose à ce point est dès lors la suivante : peut-on vraiment parler aux alentours de 1968 d'une modification de paradigme dans l'histoire littéraire? Découvre-t-on à l'intérieur de l'œuvre de Modiano une continuité «oubliée» entre l'écriture de 68 et celle qui suit? ou s'agit-il, de La Place de Vétoile (1968) à Villa triste (1975), d'une coupure brutale? Et thématiquement d'une conception de la liberté radicalement « autre » ? Entre le roman que Modiano écrivit en 68 et celui qu'il publia une dizaine d'années plus tard, plusieurs modifications se concrétisent. Les références assez claires à Sartre, Céline et Rebatet renforçaient dans La Place de Vétoile le débat littéraire et s'inscrivaient à l'intérieur d'un champ dialectique et polémique. Par ailleurs, la mise en question de l'histoire de l'intégration juive en France, avec ses parodies grimaçantes, se fait plus nettement sentir en 1968. En 1975 l'indétermination du temps, la mélan90
colie et l'allusion au fait divers gagnent du terrain. L'écriture continue cependant sa réflexion sur l'histoire de la Seconde Guerre ainsi que le tressage de l'autobiographie et de la fiction. Mais on ne peut se défaire de l'impression qu'après 68, les personnages de Villa triste «subissent» plus l'identité qui leur est impartie qu'ils n'essayent de la former. Il est possible de lire La Place de l'étoile* comme une critique à l'adresse de l'existentialisme de Sartre. Même en 1968, les avant-gardes continuent à bâtir leur progrès artistique suivant un mouvement dialectique. La Place de l'étoile raconte l'histoire du jeune Jacob X qui ignore son identité juive et qui est adopté par un colonel pétainiste. Les frères de Jacob font carrière dans l'armée, chez les chasseurs alpins, la marine ou Saint-Cyr. Sous l'influence de ses proches, Jacob cherche à s'accomplir, mais il désire ce qu'il n'obtiendra jamais. Il voue «un culte effréné à l'armée française : lui aussi préparerait Saint-Cyr et serait Maréchal, comme Pétain » (P, 17). Quand un ancien membre du Parti Populaire Français lui révèle son identité et la déportation de ses parents, Jacob ne voit d'autre issue que de déserter l'armée 73 . Aimant les Chouans, Saint Louis et Jeanne d'Arc, il veut s'intégrer mais demeure victime d'une assimilation qu'on lui refuse. Jacob X découvre sa «vraie» identité et son nom, « Raphaël Schlémilovitch », à la façon dont Roquentin se plaçait devant le miroir et se voyait soudain les cheveux roux. Par la présence de l'ironie et du pastiche La Place de l'étoile fait entrevoir que l'existentialisme commence à perdre de sa crédibilité, encore que sa diffusion médiatique en 1968 fût plutôt considérable. Il faut admettre que Sartre avait entrevu lui-même, au courant des années Soixante-dix, les limites de ses idées d'avant-guerre. Le projet éthique exposé dans L'Être et le néant (1943) souffrait d'un manque de complétude. Les catégories philosophiques qui y sont présentées, et qui servaient aussi à articuler Réflexions sur la question juive (1954), n'étaient pas suffisantes pour comprendre la dimension sociale et historique de l'identité. Elles * Patrick MODIANO, La Place de l'étoile (Paris, Gallimard, 1968). Ci-après abrégé : P.
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n'expliquaient qu'imparfaitement pourquoi les structures externes formaient les conditions préalables à la liberté. «Saint Genêt, comédien et martyr» (1952) proposait selon Sartre les mêmes failles. L'essai montrait à quel point la libération de Jean Genêt était exemplaire de l'éthique existentialiste. Le «voleur» s'était affranchi des forces envahissantes et oppressives de la bourgeoisie. Afin de corriger le projet philosophique des années Quarante et Cinquante, Sartre avait publié en 1960 La Critique de la raison dialectique. Et, au moment où Modiano sort son premier roman, il entame l'aventure d'une autobiographie critique et ironique en faisant paraître Les Mots (1964). Mais quelles étaient alors les structures externes qui formaient selon Sartre les conditions préalables à la liberté? «Réflexions sur la question juive» s'appuyait en 1954, plus que La Nausée ne l'avait fait, sur la notion de «classe» pour expliquer le rapport de l'homme au monde. Parfois des conditions externes plus spécifiques encore influençaient la liberté : ainsi chacun jugeait de l'histoire «selon la profession» qu'il exerçait (p.4374). Formé par son action sur la matière, l'ouvrier avait la chance d'envisager sous le même angle (celui du matérialisme dialectique) le monde social et le monde matériel ; la « volonté individuelle » par contre était une idée chère aux professions libérales qui ne produisaient rien et qui par conséquent se dévoilaient comme « insensibles » à la matière : « Le bourgeois, au contraire, et l'antisémite en particulier ont choisi d'expliquer l'histoire par l'action de volontés individuelles. N'est-ce pas de ces mêmes volontés qu'ils dépendent dans l'exercice de leurs professions ?» (p. 4474). Risque donc d'être bourgeois ou antisémite celui qui fait primer l'initiative particulière sur les besoins collectifs. D'autres passages montrent, par la persistance de la notion de choix, que l'existentialisme n'arrive pas à se maintenir philosophiquement sans la notion de volonté, même si celle-ci n'est plus chez Sartre appliquée à un niveau individuel. De toute manière l'homme «choisit» qui il est, dans le bien comme dans le mal : «L'antisémitisme est un choix libre et total de soi-même, une attitude globale que l'on adopte non seulement vis-à-vis des 92
Juifs, mais vis-à-vis des hommes en général, de l'histoire et de la société. » (p. 6374). L'anathème que Sartre avait lancé dans La Nausée sur le sentiment semble par moments suspendu. Ainsi l'antisémitisme est aussi une question psychologique où l'homme choisit «l'irrémédiable par peur de sa liberté» et «la médiocrité par peur de la solitude» (pp.32-374). Les conditions qui influencent la liberté sont donc aussi bien de nature externe (classe, profession) que d'ordre interne (peur, solitude, médiocrité). Modiano ira plus loin dans l'affaiblissement du pouvoir de l'individu. Peu après Les Mots (1964), La Place de l'étoile montre un narrateur pour qui la volonté n'est plus une issue. Les allusions à Freud, vers la fin du roman, sont là pour témoigner ironiquement d'une essence identitaire que Sartre refusait fermement. Dans le dernier chapitre, le narrateur, après ses périples, se sent fatigué, épuisé. Il ne revendique plus rien et ne défend même pas une préoccupation idéologique précise. La parodie de l'identité maniable qui clôture le roman passe par la bouche de Freud : Tenez, je veux que vous lisiez le pénétrant essai de votre compatriote JeanPaul Schweitzer de la Sarthe : Réflexions sur la question juive. Il faut à tout prix que vous compreniez ceci : LE JUIF N'EXISTE PAS, comme le dit très pertinemment Schweitzer de la Sarthe. VOUS N'ÊTES PAS JUIF, vous êtes un homme parmi d'autres hommes, voilà tout. (P, 150) Ce passage inclut à côté des références historiques sa part d'imagination et d'humour. Freud (1856-1939), dont la réception s'impose en France assez tard, n'a pas connu la production de Sartre qui débute un an avant sa mort. L'humour ne se résout cependant pas encore à un relativisme désengagé. La Place de l'étoile dévoile une identité dont l'accomplissement est déterminé en grande partie par des facteurs politiques et historiques. Pour être bien lus, les mots de Freud doivent subir l'épreuve de l'inversion : la crainte de Schlémilovitch est bien «d'être juif» ou en tout cas d'être perçu comme tel, par certains, à des moments cruciaux de l'Histoire comme lors de la Seconde
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Guerre. Cette existence du juif que Sartre refuse de voir, aurait bel et bien, aux yeux de certains autres, une essence ou du moins une valeur identitaire. Ce que Modiano cherche à faire comprendre c'est que même dans ce cas-là, la formation du sujet se déroule en grande partie à l'insu de sa volonté; "je n'ai pas choisi d'être né femme, juif, belge ou arabe et de toute manière ma volonté y change peu si je ne veux pas le devenir. Je suis incapable de changer par mes actions la perception de mon identité pour autrui". Pour Jacob X la judéité peut opérer comme un obstacle aux choix existentiels (Saint-Cyr). Son rêve n'est pas une question de « mauvaise foi ». Le personnage ne s'identifie pas à un rôle qu'on lui désigne, mais — ne connaissant pas son origine — il élit une liberté à laquelle il pense avoir droit. Le passage suivant, envoyé par Schlémilovitch aux journaux de gauche, parodie les slogans de l'époque : L'article de Sartre : «Saint Jacob X comédien et martyr» déclencha l'offensive. On se souvient du passage le plus pertinent : Désormais il se voudra juif, mais juif dans l'abjection. Sous les regards sévères de Gallieni, de Joffre, de Foch, dont les portraits se trouvent au mur du salon, il se comportera comme un vulgaire déserteur, lui qui ne cesse de vénérer, depuis son enfance, l'armée française, la casquette du père Bugeaud et les francisques de Pétain. Bref il éprouvera la honte délicieuse de se sentir l'Autre, c'est-à-dire le Mal. (P, 18)
Pour porter l'absurdité du choix à incandescence, Modiano fait de Schlémilovitch un juif qui ne se veut pas juif. Quand Jacob éprouve «la honte délicieuse de se sentir l'Autre, c'est-à-dire le Mal» l'adjectif délicieux pointe vers une conscience qui n'a rien de délicieux en soi. Parce qu'il est «juif dans l'abjection», le personnage de Modiano se veut antisémite. Il ne se résigne pas aux voies tracées par la doxa existentialiste. Alors que Sartre présentait le choix comme un acte positif, Modiano, sous le masque de l'humour, en fait une décision dirigée contre soi. L'impossible «être pour soi » est au cœur du choix politique du personnage.
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Jean Cau, le secrétaire de Sartre pendant les années Cinquante, préface le premier roman de Modiano. Peu avant sa collaboration à L'Express, Figaro littéraire et Paris Match, Jean Cau se détacha de l'existentialisme, s'engageant pour une pensée indépendante plus proche des "hussards". Le contre-discours de La Place de l'étoile, la possibilité d'être en guerre contre soi, femme contre les femmes, arabe contre les arabes, juif contre les juifs est proche d'être une contradiction interne, une anomalie peu discutée par la mentalité de l'époque. Modiano a souvent figuré dans les manuels comme celui qui avait préparé le «retour du récit». Ce «retour du récit» puise à vrai dire son inspiration dans l'orientation artistique contemporaine de l'existentialisme mais qui se place en même temps à ses antipodes : la littérature des "hussards", une réaction néo-classique et non engagée à laquelle appartenaient, parmi d'autres, Roger Nimier et Antoine Blondin. Ainsi on lit que le meilleur ami du narrateur, Des Essarts, aide Schlémilovitch à écrire ses tracts et à déserter l'armée. Plus tard métamorphosé en «Lévy», il quitte abruptement les lieux d'un bal masqué et se tue dans un accident de voiture. La mort du personnage est similaire au décès de Roger Nimier, membre et instigateur du mouvement. En outre, la suite de l'intrigue montre que Des Essarts est un alter ego du narrateur. Quand Raphaël, envoyé en mission près du lac d'Annecy, se présente au colonel Aravis, il assume le nom de « Jean-François des Essarts » (P, 72). Les préférences littéraires que le personnage de Modiano a signalées avant sa mort sont plus que l'enjeu fictif de l'un ou l'autre personnage. L'essai de Des Essarts "Qu'est-ce que la littérature?" reprend le titre du texte que Sartre publia d'abord dans Les Temps modernes et qui fut réimprimé en volume en 1947. À cette date, la bonne littérature pour Sartre était engagée, en opposition aux romans uniquement sublimes. La bonne littérature répondait aux débats sociaux et politiques. Elle parlait de son époque, sans régresser dans le temps. Elle réfléchissait à une forme d'intervention en faveur de la libération humaine75. Des Essarts, à force d'humour, fait comprendre que la « vraie » littérature est « intem95
porelle», comparable à celle d'Edouard Estaunié (1862-1942). Avec L'Empreinte (1896) celui-ci se consacre au rapport des personnages avec l'atmosphère dans laquelle ils vivent76. Sa préférence pour les secrets tragiques et le sens de l'amour le rapprochent de Modiano. de 1968 à 1975 : de la politique au fait
divers
Les allusions politiques et littéraires s'estompent dans Villa triste. La polémique baisse d'un ton, quitte à disparaître presque complètement. En marge de cette évolution frappante, des constantes unifient le parcours de Modiano. La Place de l'étoile et Villa triste* présentent le même amour de l'enfance insouciante et des manoirs de campagne. L'auteur oriente le désir de ses narrateurs immanquablement vers le même rêve : « Je ne suis pas un enfant de ce pays. Je n'ai pas connu les grands-mères qui vous préparent des confitures, ni les portraits de familles, ni le catéchisme. Pourtant je ne cesse de rêver aux enfances provinciales. » (/>, il). Le rêve d'une France rustique, peu à l'affût de l'Histoire, émerge aussi dans Villa triste. Victor Chmara aime Yvonne qui est née près de la nationale 201, près de l'église. Comme «voyeur d'ombres» le personnage subit le poids de l'indétermination spatiale, ne sachant pas qui il est et où il va77. Dans l'autofiction «l'accent est mis sur l'invention d'une personnalité et d'une existence, c'est-à-dire sur un type de fictionnalisation de la substance même de l'expérience vécue» (p. 26878). Reprenant la définition de Vincent Colonna, Éliane et Jacques Lecarme précisent : «Les limites d'un champ si vaste devraient consister dans le maintien de l'identité réelle de l'auteur sous la forme de son nom propre conservé» (p. 26878). Le nom d'auteur n'apparaît pas dans Villa triste. Le narrateurpersonnage s'est «choisi» le nom de Victor Chmara (vr, 22), identité usurpée à laquelle il finit, presque naturellement, par croire. Sous cette perspective la fiction en somme serait pour Modiano plus crédible que la vraie vie. L'imaginaire plus véridique que les faits historiques. 96
* Patrick MODIANO, Villa triste (Paris, Gallimard, 1975). Ci-après abrégé : VT.
Par ailleurs, la dérive de l'espace-temps confirme la dilution de l'anthropocentrisme que la psychanalyse avait cherché à mettre en question. Le monde de Modiano est une scène où les objets ne sont pas là à cause de moi, pour moi en référence à moi. La chronologie était déjà dispersée et fragmentée dans La Place de l'étoile. En dépit d'une homogénéité plus grande, Villa triste veille à faire chevaucher plusieurs plages de temps qui se fondent l'une dans l'autre. La datation des événements imbriqués dans l'histoire personnelle du personnage, permet de reconstituer la succession des faits. L'écriture de Villa triste précède de peu sa publication, le présent de la narration se situe en 1974. Le personnage — qui semble un des avatars de l'auteur — avait dixhuit ans «au tout début» de 1961 ou 62 : Je voudrais donner une précision chronologique, et puisque les meilleurs repères, ce sont les guerres, de quelle guerre, au fait, s'agissait-il ? De celle qui s'appelait d'Algérie, au tout début des années soixante, époque où l'on roulait en Floride décapotable et où les femmes s'habillaient mal. (VT, 14)
Ainsi Modiano installe une première plage de temps de douze ans, qui recouvre la période de 1962 à 1974. L'histoire du roman est à situer dans une France historiquement divisée. On se rappelle comment l'opinion française fut divisée, de 1958 à 1962, entre l'autodétermination et l'annexion pour l'Algérie. Après avoir tenté de faire de tous les Algériens des Français à part entière, de Gaulle change de cap en 1959 en proposant l'autodétermination. Il éprouve une forte résistance de la part de l'Organisation Armée Secrète, fermement décidée à poursuivre le combat pour une Algérie française. Sur cette toile de fond, Modiano introduit un personnage mystérieux, René Meinthe79, qui se trouve impliqué dans une affaire d'espionnage. Sa « "villa triste"», où Chmara et son amie Yvonne se retirent, devient le lieu d'une action clandestine. Des indices laissent supposer que Meinthe est intégré au réseau de l'Organisation Armée Secrète. L'histoire se déroule dans un lieu de résistance de l'O.A.S., situé en Haute-Savoie près du lac de Genève. Dans le village que le narrateur parcourt, le parc d'Albigny descend en pente douce 97
jusqu'au lac entouré de saules pleureurs. Ce paysage «tapi au fond de la province française » fait à peine discerner «de Vautre côté du lac, les lumières mouillées de la Suisse » (VT, 10). Avant le suicide de Meinthe, les coups de fil d'un certain Henri Kustiker atteignent la villa, mais Chmara, qui se reprochera après cette mort son manque de curiosité, n'a plus la force de répondre, ni d'agir. Pendant la nuit, des sonneries à la porte perturbent le sommeil des occupants du lieu. Un soir quand les personnages se trouvent réunis, Meinthe ouvre pour faire entrer deux hommes en compagnie d'un troisième «qui avait le visage inondé de sang» : C'était l'époque de la guerre d'Algérie et Genève où Meinthe allait à ses rendez-vous servait de plaque tournante. Agents de toutes sortes. Polices parallèles. Réseaux clandestins. Je n'y ai jamais rien compris. Quel rôle jouait René là-dedans ? (VT, 161) Plusieurs mystères inquiétants clôturent le livre. Tout d'abord René Meinthe meurt. Victor Chmara en ignore les raisons et survit en se sentant coupable. Le paysage suffit à évoquer une autre plage de temps, celle du Berlin d'avant-guerre, située en 1938-1939 : «Pourquoi, aux paysages de Haute-Savoie qui nous entouraient, se superpose dans ma mémoire une ville disparue, le Berlin dyavant-guerre ?» (VT, 40). Une strate temporelle supplémentaire survole, par conséquent, la période allant du Berlin d'avant la guerre, 1938-39, au début des années Soixante-dix. Le second mystère précède de peu la fin du roman. Yvonne, ayant promis d'accompagner Chmara en Amérique, n'apparaît pas au rendez-vous à la gare. Une fois de plus la question pourquoi ? reste en suspens et les raisons ne seront jamais suffisantes à celui qui se voit lancé, par un étrange jeu du sort, dans un monde qui le dépasse : « // aurait été incroyable que les choses se passent autrement. J'ai contemplé de nouveau mes bagages. Trois ou quatre cent kilos que je traînais toujours avec moi. Pourquoi ? A cette pensée, j'ai été secoué d'un rire acide. » (VT, 176). La Place de l'étoile faisait appel au pastiche pour dessiner une histoire brutale ; Villa triste montre encore vaguement le rire de
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l'absurde mais s'appuie déjà sur un développement moins historique plus indéterminé où la causalité fait manifestement fausse route. Modiano se sert parfois du présent même pour les événements passés, comme si le traumatisme empêchait le temps d'être transformé en passé. Le malaise conduit l'écriture : «Meinthe compose encore une fois le numéro et, sans se retourner, place le combiné du téléphone à côté de lui sur un tabouret La fille a un fou rire. » (VT, 103-4). Le passé redevenu actuel reçoit le même statut que la narration qui se rédige au gré des rêveries et des cheminements dans le village de Haute-Savoie. En 1975 les événements historiques servent à recadrer une aventure déclinée en mineur, régionale et locale : celle du fait divers. Un article fictionnalisé, publié selon Chmara dans "L'Écho-Liberté", place l'histoire des personnages au-dessus des déboires politiques : «LA COUPE HOOLIGANT DE L'ÉLÉGANCE DISCERNEE POUR LA CINQUIÈME FOIS » (VT, 98). Le défilé de mode auquel Meinthe, Yvonne et son chien participent en Dodge, oriente une partie non négligeable de l'intrigue. Modiano impose le montage en fait divers aussi à un élément moins ludique : le suicide de Meinthe paraît dans un quotidien de la région, "Le Dauphiné". Qu'il soit léger ou triste, le fait divers épuise la réalité dans tous ses détails en préservant sur les points essentiels le silence. Les données matérielles censées servir de preuve — journaux, photos et vêtements — peuvent relever du souci de reconstruire le passé, mais l'enchaînement de cause à effet déraille. Par ailleurs plusieurs signes détournent l'attention des acteurs de l'Histoire : Je jetais un regard oblique sur les gros titres des quotidiens. Il se passait des choses graves en Algérie mais aussi en Métropole et dans le monde. Je préférais ne pas savoir. Ma gorge se nouait. Je souhaitais qu'on ne parlât pas trop de tout cela dans les journaux illustrés. Non. Non. Éviter les sujets importants (VT, 107) Villa triste associe l'hyperréalisme de la documentation matérielle à l'onirisme poétique, le détail exhaustif de Perec à la rêverie de Pierre Michon. Le narrateur découvre péniblement des 99
informations sur des événements de la guerre d'Algérie mais aime autant, sinon plus, rêver de la fille de Lana Turner qui tue l'amant de sa mère avec un couteau. Le fait divers reconstruit l'infime en cherchant à le déformer. Tout se passe «comme si le spectacle (la "notabilité" devrait-on dire) commençait là où la causalité, sans cesser d'être affirmée, contient déjà un germe de dégradation, comme si la causalité ne pouvait se consommer que lorsqu'elle commence à pourrir, à se défaire» (p. 131180). robstacle
mental dans "Villa triste"
Selon Dominique Baqué, c'est même cette insistance du passé qui opère un décalage entre la facture de l'art qui se crée en Europe, plus historique et moins disposé à l'entertainement, et les courants plus réalistes et pragmatiques localisés aux ÉtatsUnis 81 . Le tracé nostalgique et historique qui surgit dans les romans de Modiano dès 1968 ne l'isole pas dans le panorama de l'époque, mais en fait même le précurseur représentatif d'une époque. La Question humaine de François Emmanuel, Effroyables jardins de Michel Quint, La Chambre des officiers de Marc Dugain maintiennent l'histoire de la Première et de la Seconde Guerre dans un contexte imaginaire et factuel, sans recourir aux caractéristiques du roman historique. De La Place de l'étoile à Villa triste le traitement de l'histoire se modifie. En 1968 le personnage ne parvenait pas à être libre tant il était hanté par une histoire qui lui imposa des données. Cette difficulté est intensifiée dans Villa triste où le passé maintient son pouvoir persécuteur, mais où il est davantage troublé par l'ignorance et l'oubli. La réalisation de soi peut échouer à cause d'obstacles extérieurs, notamment historiques, mais aussi pour des raisons intimes : «Nous pouvons échouer dans la réalisation de nousmêmes à cause de peurs intimes, ou à cause de la fausse conscience, tout autant qu'en raison d'une contrainte extérieure. » (p. 2576). Les personnages de Modiano éprouvent, par leur absence de patronyme et d'état civil, des difficultés à reproduire 100
l'Histoire officielle. Celle-ci semble fausser une réalité complexe, peut-être trop complexe. L'homme cherche à renouer avec l'une ou l'autre forme de mémoire prénatale. Si celle-ci ne peut être «historique», elle sera individuelle et autobiographique. Mêlée à une part d'imaginaire, elle s'écarte toutefois du tracé proprement historique et collectif, d'où une forme de culpabilité. Modiano a avoué être poursuivi par de multiples culpabilités : celle d'être né juif en 1945, celle d'avoir survécu à son frère. Pendant longtemps, la couverture de ses livres a mentionné une fausse date de naissance : ce n'est pas lui qui est né en 1947, mais son frère Rudy, mort dix ans plus tard de leucémie. Patrick Modiano s'est brouillé, à l'âge de dix-sept ans, avec son père, et ses livres ne cessent d'interroger sa mémoire. La possible « collaboration » du père rend la transmission identitaire problématique. Dans ces romans-ci on vit en fraude, au bord de la disparition, entaché d'une culpabilité qu'on ne réussit pas à cerner. Le narrateur, dans La Place de Vétoile aimerait, mais ne parvient pas à se défaire du soupçon que la « collaboration » se passe de père en fils. Dans des conditions aussi aléatoires, la fiction ne peut plus se «fabriquer» une identité narrative. Elle naît d'une étrangeté fondamentale à la paternité ; à cause de l'incertitude, elle tarde à remplir son défi thérapeutique. Comment écrire si le père n'est pas une victime des Allemands ? est-il rescapé ou préservé des camps ? Le roman sort difficilement de cette impasse. Bien que Breton, Gide et Sartre aient su écarter radicalement l'influence paternelle, Modiano ne peut éradiquer la possibilité de la transmission et de l'héritage possibles. Le personnage dans Villa triste se dit que pour mériter tant de malheur, il doit être responsable : «J'aurais aimé demander pardon à ces gens, ou qu'un coup de baguette magique rayât de leur mémoire ce qui venait d'arriver. » (VT, 46). La surveillance policière, associée à la guerre d'Algérie, fait reculer davantage dans le passé, vers l'enfance lors des années Quarante ou même 101
vers le Berlin d'avant-guerre. Or, ayant dix-sept ans en 1962, l'avant-guerre ne peut qu'appartenir à la mémoire collective ou à la connaissance passive que la psychiatrie appelle sentiment de pré-existence. La perception est bloquée par des associations faibles ou rares qui participent au déjà vu. La vision rejoint un imaginaire qui n'est plus autobiographique : [L'homme à tête d'épagneul] me tendait la main. Il était vêtu d'une veste de gros tweed et d'un pantalon de toile beige à revers. J'admirais ses chaussures : en daim grisâtre avec de très, très épaisses semelles de crêpe. J'étais certain d'avoir rencontré cet homme avant mon séjour aux Tilleuls, et cela devait remonter à une dizaine d'années. Et soudain... Mais oui, c'étaient les mêmes chaussures, et l'homme qui me tendait la main celui qui m'avait tellement intrigué du temps de mon enfance. (VT, 49-50) Transformant l'expérience vécue en fiction, l'auteur se trouve placé devant un dilemme : face à la quantité de souvenirs de provenance diverse, comment savoir si je dis vrai ou faux ? Suisje coupable d'inventer? ou coupable de chercher à connaître la vérité sur mon passé tout en sachant qu'elle est impossible à atteindre? Ne pourrais-je pas tout simplement me résigner à l'idée que ma vraie vie se loge dans une fiction et que la réalité, enfin, ne fait qu'offrir des issues impraticables ?
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VI L'ATHÉISME JANSÉNISTE DE PIERRE MICHON «Étrangement désigné par un mot négatif, Tin-conscient échappe à l'emprise. Un peu comme dans la théologie négative, ce qu'on peut dire de lui, c'est ce qu'il n'est pas, ou qu'il constitue "l'autre de" (l'autre du conscient, de la raison, du logos...) ». Jacques POIRIER,
Les Écrivains français et la psychanalyse
passage du pré-moderne, au moderne et au minuscule Vies minuscules" ne parle pas ou peu de l'urbanisation croissante des métropoles. Le livre ne critique pas l'expansion technologique ou la raison instrumentale qui envahit le quotidien. Les phénomènes qui pourraient figurer, à longue durée, dans le catalogue de l'époque moderne — les banlieues urbanisées, les médias qui se substituent à l'expérience de la réalité, la mobilité accrue — sont délaissés, un peu comme si Michon, par un esthétisme à contretemps, se détournait des sensations inédites de son époque. Le livre renoue volontiers avec un débat à première vue «daté» par les implications théologiques qu'il suggère à une époque sécularisée. En abordant la question du « défaut humain » et de «la grâce», l'orientation philosophique de Michon détonne, ou pour le moins surprend dans le paradigme de l'époque, même si la théologie rejoint un contexte sécularisé, proche de la nature, du paysage et de la terre. Le roman ne s'acharne pas à peindre ce qui apparaît pour la * Pierre MICHON, Vies minuscules (Paris, Gallimard, « Folio », 2001). Ci-après abrégé : VM.
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première fois — les changements climatiques, les attentats terroristes ou les migrations déboussolantes — mais reprend des éléments qui sont — ou qu'on croit être — sur le point de disparaître. Se profile donc, non seulement chez Pierre Michon, mais aussi chez Richard Millet, Jean Rouaud et Olivier Rolin, une Histoire à rebours, révélatrice par le passé qu'elle montre comme «n'existant plus» ou «sur le point de disparaître»; ce passé «n'est pas» ou «n'est plus» et se construit fictivement, sans se laisser tenter par des idéalisations, à partir d'un «manque» (au sens de « être en manque » qui veut dire « être dépendant de quelque chose»)82. Sartre voulait aider le lecteur à surmonter le « manque » de stabilité métaphysique par la réflexion ; RobbeGrillet surmontait l'absence de certitude par l'ingéniosité de son écriture et même Perec maîtrisait la tentation du morcellement par les contraintes qu'il s'imposait. Mais, peu à peu, vers la fin du siècle l'écriture semble plus subvenir au malaise et moins disposée à le combattre. La fiction historique de Michon n'est pas non plus, du moins à première vue, contemporaine par sa forme littéraire. Plusieurs indications génériques précèdent la modernité (légendes, mythes, vies, biographies) ou accompagnent son apogée (autobiographie). L'intention biographique du récit est stipulée par endroits. Le genre rappelle les vitae de Vasari, Vies parallèles de Plutarque et Vies imaginaires de Marcel Schwob83 . La particularité de ces récits est de se donner « comme une tentative de restitution » des vies singulières. Cette restitution, quasi imagée et picturale de la vie des personnages, est «liée à la biographie de l'auteur même»*4 qui mentionne, en marge de son rôle de témoin auriculaire et oculaire, son prénom «Pierrot» ou indirectement, à l'occasion de la naissance de sa sœur, son patronyme «Michon née Jumeau » (VM, 238). Dans ce sens, la biographie, qui appartient aux premiers genres historiques de l'Antiquité, sert à fonder la démarche autobiographique plus moderne. La représentation de l'auteur dans le récit même tend à transformer implicitement en fiction les données factuelles de la vie de Michon. L'auteur est 104
né en 1945, dans la Creuse, fils d'un couple d'instituteurs. Son père l'abandonne à l'âge de deux ans. Le mot autofiction semble dans ce sens détenir plus de pertinence qu'on ne serait tenté de lui accorder à première vue. Les données biographiques donnent naissance à une inspiration première qui est retouchée aussitôt qu'elle passe par l'imaginaire. «Pierrot» dans Vies minuscules, publié en 1984, ne manifeste nulle part, comme Stendhal le fait dans La Vie d'Henri Brulard, l'intention de donner un «vrai» portrait de lui-même. Bref, la réussite de Pierre Michon consiste à avoir réuni trois tendances artistiques à l'intérieur d'un seul livre : les légendes, les mythes et les renvois à la tradition orale sont pré-modernes ; la description du statut de l'artiste, poète maudit à la Rimbaud et déjà suffisamment important pour se faire autobiographe, est moderne ; le traitement autobiographique, qui partage des points de touches avec l'autofiction, tient de la seconde modernité. Nous tenterons d'expliquer ce passage du pré-moderne, au moderne et au minuscule. le pré-moderne Michon a choisi une conception de l'identité antérieure à la modernité. L'identité des personnages est modelée par le temps — la mémoire — et le lieu : la narration raconte des épisodes allant de 1910 à 1976 ; l'espace se situe près du Massif Central. La position de l'homme dans le monde dépend, par conséquent, d'un temps et d'un espace qui déteignent sur lui, et de données qui lui sont imposées, qui l'emprisonnent même85. Après des années passées à la campagne, Georges Bandy n'est plus qu'un saint François d'Assise parlant aux humbles : «Le temps l'avait empaysanné, l'arrière-campagne l'avait des pieds à la tête oint de son huile épaisse, lourdement odorante. Là-dessus une autre onction, plus aiguë et pire, que je ne sus d'abord nommer : le visage était couperosé à l'extrême, sous une buée l'œil s'absentait; là-dedans le regard était de la neige au fond d'un trou, lors du dégel. » (VM, 180-1)
Eugène et Clara ou Roland et Rémi Bakroot sont les acteurs 105
d'une vie qui reste attachée à Mazirat, à Mourrioux ou au plateau rocheux de Gentioux. L'appartenance au village appuie la liaison et la captivité. Comme dans les vies de saints ou les récits mythologiques, l'homme reçoit son legs des précurseurs spirituels ou généalogiques qui devancent le « héros » dans le temps 86 . Les almanachs entraperçus dans le grenier, les menus de noces, les comptabilités périmées sont des bribes délocalisées et symboliques (gris-gris ou porte-bonheur) de ce qui demeure enfoui dans le passé. Le paradis de Dante surplombait le purgatoire et le purgatoire dominait le cône de l'enfer au bas duquel Lucifer se morfondait dans la glace. Michon retarde la disparition d'une vision du monde symbolique. Homme et objet ne sont pas une somme de surfaces : ils sont le conglomérat de F espace-temps, l'accumulation d'un nombre de significations et de sens divers. L'auteur commence son récit en reculant le plus possible son expérience dans le temps. Comme dans le mythe, la parole des origines n'appartient à personne; elle vient d'ailleurs et de plus loin que soi. Le mythe est cependant, ici aussi, ce qui réussit à renforcer la vision picturale de Michon dans sa verticalité. Les personnages scrutent le ciel ; ils sont parfois, l'espace de quelques phrases, agrandis, rehaussés au rang du mythe. JeanPierre Richard a expliqué comment plusieurs êtres « émergent du milieu naturel ou social, où ils se trouvent plongés » (p. 9082). Boue, huile et glycine les enveloppent, les rattachent à la terre mais font naître aussi le rêve d'élévation. Le narrateur étudie la parole et le langage du modèle qu'il décrit. Ainsi on nous dit que le talent d'Élise est épique. D'autres personnages sont désignés, avec plus ou moins d'insistance, comme « héros » mais aussi, en reculant davantage dans le passé comme «compagnon d'Ulysse» (VM, 28). Le père du narrateur, «borgne» avec un œil en verre évoque Œdipe et sa lignée damnée. Les frères Bakroot dans leurs jeux disposent à"«un galop de centaures » qui « venait de loin dans le noir à travers la cour défoncée»; et à peine plus loin ils ont, à l'instar de mousquetaires sublimes, « la blouse ouverte » qui vole derrière 106
eux «comme un manteau de cavalier» (97). Si le héros grec devait participer à la vie politique, s'exercer dans la contemplation philosophique et s'engager dans la lutte militaire, Michon préfère en rire quand il donne au tuteur de Roland Bakroot le nom d'Achille. Comme figure, l'image mythique est amplement «littéraire», parfois «usée» et le plus souvent «fictive», mais elle recouvre aussi la possibilité de «fabuler», de rendre « poétique ». Les mythes s'opposent en tant que « récit poétique » au logos, l'exposé fiable et véridique. D'où humour et prise de distance ironique. La prémodernité étale dans Vies minuscules sa faculté de résonance. Si le malaise apparaît d'abord comme un manque, il peut être vaincu par la faculté du mythe à faire résonner le passé. Cette résonance montre la récupération d'un passé par l'imaginaire. Mais un passé en réalité trop distant pour être connu ; le narrateur croit se «reconnaître» dans ce qu'il ne peut «connaître», dans ce qui se trouve à des siècles-lumière de distance. Le monde mythique de la Creuse ne peut pas être absorbé dans l'ethos d'une démonstration purement anthropologique. le moderne : du doute vers la nature fatale La représentation de Michon aime les excès du baroque (xviexvne siècle). L'écriture progresse par un triple dynamisme : des vies mobiles avançant vers la mort, une mobilité dans le temps et une distance variable du narrateur face à ses personnages, et enfin le dynamisme du langage. Le narrateur, qui redécouvre au début du récit l'admiration de son enfance, voit André et Antoine comme des «héros» parce qu'ils ont essayé de se détacher de l'ordre cosmique qui leur était donné. Les hommes «modernes» dans ce récit sont encore attirés, comme Rimbaud, par l'idée de départ, de révolte et de conquête. Grâce au langage et à la lecture, ils tentent de se rendre maître et possesseur de la nature. Leur départ n'illustre cependant pas le «rêve américain» où 107
l'homme se reconstruit à partir de rien. Les nègres que Dufourneau rencontre se vengent du destin qui leur est imposé. Le bagne de Péluchet provoque sa disparition de façon énigmatique. Les personnages « modernes » réalisent le désengagement du pays natal, puis s'effondrent. Ils sont captés dans leurs parcours mouvementés vers la mort. Michon adopte, par le choix de ceux qu'il dépeint, une démarche vers le plus minuscule : les portraits des ancêtres sont délaissés après quelques chapitres pour se rapprocher de deux adolescents, d'un malade analphabète, d'un fou, d'une infirmière et d'une petite sœur. Diversité dans la taille des personnages, ce qui montre une nouvelle fois le lien avec l'inspiration essentiellement picturale. Les tableaux de la modernité, que ce soient ceux de Holbein, de Vélasquez ou El Greco, dessinent des personnages en mouvement aux dimensions diverses sur la même toile : les saints plus grands que les pécheurs représentés en chute libre, prêts pour l'enfer ou à genoux, et puis au bas du tableau, simples donateurs ou « petites gens ». La distance chronologique face à ses personnages n'est jamais stable et diminue suivant que le récit progresse. Les premières vies remontent historiquement vers la fin de la colonisation. Elles sont à peine connues et glorieuses par ouï-dire, notamment par la narration d'Élise. Plus le récit avance, plus les êtres dépeints appartiennent à la période de l'après-guerre. La vie du Père Foucault et celle de Georges Bandy sont situées «dans les premières années soixante-dix» (VM, 137) et en Soixante-douze. Cependant il faut tout de suite ajouter que ce dynamisme plus ou moins linéaire du temps est quelques fois interrompu. La fin par exemple s'autorise une retrospection en parlant de la «Vie de la petite morte», datée de 1941 au 24 juin 1942. Le roman historique est généralement compris comme un genre qui a connu son effervescence lors du Romantisme. Dans son sens strict, l'auteur y recompose des données fixées préalablement par l'historiographie. Il consulte des sources, des documents qui laissent à l'imaginaire une place secondaire; Guerre et paix (1869) de Tolstoï ou L'Œuvre au noir (1961) de Margue108
rite Yourcenar, où la distance entre le narrateur et Fépoque décrite est grande, appartiennent aux exemples les plus connus. Suivant ces critères stricts, le roman de Pierre Michon n'est pas un roman historique. Le narrateur présente un passé récent, filtré par la mémoire et qui ne connaît pas le même éloignement des événements décrits qu'aurait, par exemple, Les Mémoires d'Hadrien. Le passé de Michon est plus travaillé par un dynamisme baroque et imaginaire que par des faits historiques. Le dynamisme baroque dépasse sa valeur temporelle pour se prolonger dans le langage. La rencontre avec la langue ou la parole d'autrui peut entraîner, dans ce roman, des transformations de nature irréversible. Le langage de Michon est métaphorique dans le sens où il vient d'ailleurs et «transporte» vers un ailleurs. Pour «s'envoler», non pas verticalement, mais vers un autre horizon, le personnage modifie sa langue. André apprend dans son « petit cahier » rangé dans le buffet à lire et à écrire. Il se défait de son patois pour se servir d'un idiome qui doit ravir les femmes. Péluchet achète trois livres qui changeront son existence : l'atlas qui prépare ses voyages, Manon Lescaut qui le familiarise avec l'univers sentimental et La Règle de saint Benoît. Bakroot est transfiguré quand il se met à lire Flaubert ou Conrad. Semblerait s'installer dans l'écriture un parallélisme frappant entre nature et langage. L'univers «naturel» est celui où les métaphores ravissent; où l'on regarde avec étonnement la fuite d'un oiseau ; où l'on est emporté par le vent, le bruit d'un clocher ou le chant d'une alouette, jusqu'à ce que la réalité rappelle, dans toute sa matérialité, la dureté du sol. Dans l'ensemble le langage suggère donc, non seulement, la transmission et l'ascension du mythe, mais aussi et de manière plus moderne, la promesse d'un changement d'horizon. C'est cette transformation qui fait de l'homme une matière narrative, c'est-à-dire l'objet d'une vie qui se prête, par l'intermédiaire du narrateur, à l'écriture. Michon réserve par conséquent au langage un traitement plus moderne, plus proche du nominalisme et du doute. Il y a doute parce que le langage est corrodé par une logique binaire : la 109
transmission mythique est dépassée par la matière métaphorique. Les expressions telles que «j'en reviendrai riche ou j'y mourrai» sont des reliques textuelles : elles indiquent autant qu'elles cachent ; elles sont complètes et incomplètes, chant incantatoire autant que cri rauque. Par cette duplicité, le mot en arrive, non plus à résonner, mais à étonner ; sans doute par son esthétisme, par son sublime mais peut-être plus encore par ses défauts, ses difformités et ses échecs : les balbutiements de Dufourneau, l'illettrisme du Père Foucault, la lecture muette de Roland... Le langage traverse un parcours accidentel et contingent, qui peut être de l'ordre du fiasco. De toute manière les mots sont inaptes à copier ou à redoubler le monde. Ils déforment le sensible et le particulier du réel. La volonté de Descartes était activée par le doute. Ce doute offrait la possibilité de faire ou de ne pas faire, d'agir ou de s'abstenir. L'auteur pouvait, suite aux suggestions de son entendement, affirmer ou nier, poursuivre ou fuir. En tout cas, réagir de telle sorte qu'il ne se sentait aucunement contraint par une force extérieure87. Le doute opérait dans Méditations métaphysiques comme une démarche similaire à «l'indifférence», capable de séparer ce qui entrait dans le domaine de l'entendement et ce qui n'y entrait pas. Or, ce n'est pas l'indifférence ni la raison qui préoccupent Pierre Michon. Son doute ne permet plus, comme chez Descartes ou Sartre, de passer à la décision rationnelle. Le doute augmente jusqu'à entraîner une forme de fatalité qui paralyse la création. Quand nature et langage se trouvent assemblés, l'échec touche à la fatalité ; la rencontre avec André Dufourneau un beau jour de 1947 en témoigne. Le face-à-face entre deux êtres liés au langage — le personnage et son biographe — se consolide en fiasco : Le héros et son biographe se rencontrent sous le marronnier, mais comme il arrive toujours, l'entrevue est un fiasco : le biographe est au berceau et ne conservera aucun souvenir du héros : le héros ne voit dans l'enfant que l'image de son propre passé. (VM, 26)
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Par ses lettres envoyées d'ailleurs, Dufourneau réussira plus tard, et seulement par la parole d'Élise, à «incarner» le verbe. Le marronnier défeuillé se retrouve non seulement près de la maison natale, mais aussi sur la colline qui domine le lycée, lieu du langage normatif. En marge des comparaisons mythologiques et des références au fatum, on voit apparaître une nouvelle fois l'association entre nature et langage : Ma mère donc, un jour d'octobre, me conduisit dans cette maison magique d'où je pensais sortir papillon. La butte que couronne le lycée porte des marronniers qui se défeuillaient ; le haut bâtiment où des briques éteintes alternent avec des granits perdait superbement le noir de ses ardoises dans le ciel noir. Il me parut simple, orthogone et fatal, caverneux comme un temple, une caserne de lanciers ou de centaures ; je n'eusse pas été surpris que le Panthéon, ou aussi bien le Parthénon, dont je ne connaissais que les noms et que je confondais l'un et l'autre, y ressemblassent. (VM, 95) La transformation en papillon échoue dès qu'elle se fige en «savoir», en virtuosité grammaticale entretenue par les leçons d'école. Le rendez-vous avec l'érudition linguistique n'aura pas lieu. Le temple pédagogique, où le langage est censé former l'apprenti sorcier, est entouré d'un ciel noir. Sous ce ciel, la noirceur s'étend vu que le bâtiment, de la même couleur, est une tombe « simple, orthogone » mais aussi «fatale ». Dans la collection de Rémi Bakroot, les photos scabreuses, les marrons et les pierres sont assemblés par des «lois aussi fatales, chiffrées et aberrantes que celles qu'on dit de nature, mais qui, avec l'âge, vous deviennent aussi douteuses que sont patentes les lois de nature, quoique les unes et les autres demeurent impénétrables » (VM, 99). Les circonstances «fatales» comme l'abattement des bœufs ou l'atermoiement des brebis se trouvent conjurés par des actes auxquels on croit à peine : l'exorcisme des nuages ou « de vieux combats sorciers». Il fallait donc «enfin en toute circonstance fatale faire quelque chose, comme on dit quand il n'y a plus rien à faire » (232). Les lois de la nature apparaissent sous leur forme «patentes» mais elles se doublent d'un côté impénétrable et fatidique. La liberté n'est plus expérimentée comme un
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choix à opérer avec indifférence. Michon délaisse Descartes. Le libre arbitre n'est plus. Le cogito que Sartre voyait encore confusément dans ses moments de folie et de névrose s'éloignent pour de bon. Par conséquent, la « fatalité » de la nature et du langage reçoit sa signification dans le contexte de la théologie négative de la modernité, plus que dans celui de l'Antiquité. Reprenant la pensée d'Augustin, le jansénisme affirme que la grâce est accordée à ceux qui sont prédestinés à la recevoir et qu'elle est « naturelle » : «La grâce sera toujours dans le monde et aussi dans la nature ; de sorte qu'elle est en quelque sorte naturelle. »88. Parce qu'elle est naturelle, elle ne se laisse pas prévoir. L'art et la nature chez Michon font par moments de l'homme la créature la plus faible, la plus inconsistante et la plus infidèle. S'il rêvait d'être un moi au-dessus des choses, il devient dans sa chute brusque une chose parmi les autres, « une nature brute » sans volonté et raison, « le voilà tout entier le jouet de puissances naturelles qui, le traversent, lui ôtent l'être » 89 . L'imaginaire et l'art pouvaient peu compter sur l'indulgence de Pascal. Chez Michon, en revanche, l'artiste doit disposer de la grâce «efficace» pour créer. Celle-ci n'est pas nécessairement «suffisante», donnée à tous. À l'origine du doute se place la misère de l'homme minuscule, en proie à un doute si grand qu'il devient manque de confiance. La liberté n'est plus un choix qui s'ouvre comme possibilité parmi d'autres, ni une décision raisonnable édictée par le libre arbitre. Georges Bandy, mais aussi André et Antoine se trompent lorsqu'ils pensent être libres. Leurs départs les rendent conscients de leurs actions, mais ignorants des causes qui les y conduisent. La liberté n'est plus qu'une nécessité mystérieuse où l'action ne se relate plus à une causalité préétablie. Le malaise du doute peut être surmonté. Thomas le fou, pyromane à l'affût de «pins acides» (VM, 201), préserve sa négativité à l'égard de la création ; trop impliqué pour être désengagé à la manière de Descartes, il ressent une pitié qui s'étend à tout ; le monde, échafaudé probablement par un dieu caché, est en bonne 112
voie pour être maudit; c'est pourquoi l'action du pyromane ne peut réclamer le statut de véritable création (ou faut-il dire fiction ?) ; elle vise à détruire sans sauver ; les feux qui le consument sont «privé[s] de grâce» (204); le monde, il le veut « apaisé, hors mélodrame » ; à ses yeux « la Nature Naturée avait raté son coup ». L'incroyance réclame, par conséquent, ses droits comme obstacle à la création, à la fiction et à la production. Créer présuppose d'abord le pouvoir de « faire croire en la réalité » ; ce qui explique aussi l'épigraphe d'André Suarès : «Par malheur, il croit que les petites gens sont plus réels que les autres ». Le doute peut seulement être vaincu par un étonnement provoqué lors des moments de grâce. Dans son autoportrait, à la fin du livre, Michon se peint comme un «athée mal convaincu» (VM, 204). Les déclarations faites dans quelques entretiens vont dans le même sens : Je n'ai pas eu d'éducation chrétienne [...] je n'ai pas non plus, en quelque sorte, la foi. Mais j'aime la dynamique de cette thématique-là. Elle m'a libéré du silence. Mettre en scène l'absence du père [...] quelque chose qui est parfait pour ça, c'est la thématique chrétienne.90
Pour cette raison la thématique du jansénisme ne doit pas se comprendre dans un contexte religieux. «Pouvoir faire croire» au réel suppose : débloquer le doute qui paralyse la perception de la réalité, c'est-à-dire arriver en «croyant» à surpasser les balbutiements et les cris rauques. C'est dans l'inachevé et l'imparfait que l'auteur retrouve «la voix de l'inconscient», cet Autre qui ose guider la main à travers l'obscurité. C'est par le truchement d'une orfèvrerie chrétienne sécularisée que l'absence du père se plie aux besoins de la représentation. Vies minuscules transforme l'éclipsé de la loi et du sens patriarcal (qui apparaît aussi chez Sartre, Perec et Modiano) en une disparition plus sublime : celle de la conscience de l'auteur seulement guidée par une absence. Ainsi l'optique janséniste et la théologie négative révèlent leur rapport à la psychanalyse et à l'inconscient. Inaccessible et caché comme un dieu, l'inconscient est ce à quoi 113
l'auteur ne saurait directement penser, ce qui le constitue sans qu'il puisse le gouverner. l'hyper moderne minuscule L'écriture de Perec, Modiano et Michon se heurte à un vécu obscur que la psychanalyse a nommé l'Autre. Cet Autre agit indépendamment du sujet. Il censure ce que le moi ne saurait s'expliquer. Le narrateur de Vies minuscules est traumatisé par un non-dit qui l'emprisonne dans un doute qui l'effraye. En marge des allusions à l'autoportrait, d'autres éléments hypermodernes traversent le texte. Mai 68 éclipse la mort du grand-père par adoption, Eugène. L'autonomie et la liberté des années Soixante sont décrites comme une forme de théâtralisation où des « enfants romanesques [jouent] au malheur » (VM, 88) ; pour Michon, 1968 est l'époque du reniement de l'enfance, de la duperie à cause de « sottes théories à la mode » et du détachement du monde rural : [...] la douceur ardente de ce Mai, la fièvre qu'il donnait aux femmes aussi promptes à satisfaire nos désirs que les manchettes complaisantes des journaux l'étaient à flatter notre fatuité, tout cela m'émouvait davantage que le décès d'un vieillard ; au reste, nous haïssions la famille, sur un air connu ; et sans doute, grimé en Brutus, déclamais-je le plus sérieusement du monde des poncifs libertaires [...]. (VM, 88)
Le rêve d'autonomie est tourné en dérision. Il est devenu «une fatuité» qui ne réussit plus à émouvoir. Michon, plus que Modiano, écrit un roman qui par certains aspects réagit contre la modernité. La mère de Pierrot qui s'active dans la lingerie du lycée, le seau d'eau placé près du seuil de la porte, les jeux niais dans la cour de l'école... ces scènes de la vie quotidienne montrent une narration qui n'évite pas l'insignifiant et l'infime. Elise, Clara et Claudette entrent dans des représentations intimistes ; les femmes fortes écartent le danger — l'accouchement ou l'assistance au mal d'enfant —; aident orphelins et fils à se sauver par l'apprentissage de la langue; subviennent en cas de maladie, de 114
toxicomanie ou de dérive. Cette représentation du matriarcat, qui n'a certainement pas l'intention d'idéaliser le quotidien de l'époque, entre dans une réflexion contemporaine. Ces tableaux du quotidien appartiennent plutôt à la seconde modernité, à situer après 68. L'évaluation de l'individu qui peut être « minuscule » ou grandiose répond à des critères de plus en plus flous. Elle n'est plus rattachée à son statut, ni à son rang, mais à la place qu'il occupe dans un univers marqué par le changement continu et l'aléatoire. Michon n'a pas dépeint, dans les épisodes situés lors des années 1910-1945, les mentalités du catholicisme où certaines activités sont plus méritoires que d'autres (voir pp. 90-139) : suivant la logique catholique le prêtre s'abandonne, lors de la consécration, à une occupation plus louable que celle de l'homme «minuscule», affairé par l'éducation de sa famille ou les besognes de son métier. Michon porte en revanche à incandescence la bataille entre deux visions du monde concurrentes sans y adhérer : le catholicisme et son amour de l'image, le protestantisme pour lequel une partie significative de l'identité s'exprime par des activités menues et simples ; selon ce dernier, ce qui se déroule dans le quotidien grisâtre contribue à part égale à la signification globale que les personnages assignent à leur vie. Comment expliquer dès lors qu'à une époque où toutes les censures semblent levées, où les minorités se déclarent émancipées et les dialogues démocratiques en voie d'expansion, comment expliquer qu'à ce moment de l'Histoire, l'homme ne semble plus croire dans le pouvoir de sa volonté à changer le monde ? La dérive que Modiano avait fait apparaître évolue vers la fin du siècle de plus en plus vers un parcours balisé, subi avec mélancolie ou avec sagesse.
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VII L'UNIVERS DE HOUELLEBECQ LA DÉPRESSION DU VOULOIR «Il faut continuer à chercher, à expérimenter, à découvrir de nouvelles lois, et le reste n'a aucune importance. Souvenez-vous de Pascal : "// faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule ; car cela est inutile, et incertain, et pénible ". Bien sûr, une fois de plus, c'est lui qui a raison contre Descartes. » DESPLECHIN dans Les Particules élémentaires et HOUELLEBECQ dans «Préliminaires au positivisme»91
M
a remarqué lors d'un entretien avec Sylvain Bourmeau avoir lu Un Homme qui dort avant d'écrire son premier roman. Même si Extension du domaine de la lutte ne cite ou ne mentionne pas le texte de Perec, le climat psychique des deux livres baigne dans la même atmosphère. D'autre part, des écarts qui semblent infranchissables se creusent entre les deux écrivains. Perec et Houellebecq ne peuvent plus être envisagés comme des auteurs représentatifs d'une même époque historique. On sait que Houellebecq a avoué dans le passé ses réserves contre l'Islam. Bien que l'intervieweur eût «insisté pour le lui faire dire», l'auteur n'a pas hésité à parler de sa «haine» pour qualifier son attitude envers certaines minorités, aveu payé par une inculpation devant la chambre correctionnelle, le 17 septembre 200292. Face à la Fédération nationale des ICHEL HOUELLEBECQ
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Musulmans, Houellebecq a reçu le soutien d'une part de l'intelligentsia française. La pétition signée notamment par Philippe Sollers et Dominique Noguez a pu éviter la condamnation. L'événement médiatique est significatif dans le sens où il démontre que le discours anti-islamiste ne peut plus longtemps être envisagé comme cantonné à l'univers romanesque seul. Un parti pris politique s'en mêle. La séparation entre l'auteur et le narrateur a perdu de sa pertinence pour ceux qui sont familiers de l'œuvre et des entretiens de l'auteur. Toujours est-il que l'écriture de Houellebecq est intéressante du point de vue littéraire et polémique à plus d'un égard ; ses textes s'attaquent aussi bien au féminisme qu'à la psychanalyse, aux clubs de vacances qu'aux guides touristiques. La pensée unique est mise en cause sous toutes ses formes et les cibles se multiplient. Une d'entre elles, dans Extension du domaine de la lutte" publié en 1994, est le libéralisme. contre la liberté libérale Ce premier roman commence par préciser moderne essaye, avant toute chose, de vivre « complexe » et « multiforme » ; les règlements conflits, renforcent le respect des institutions bonne gestion de l'administration :
que l'homme selon la règle adoucissent les et facilitent la
En dehors des heures de travail il y a les achats qu'il faut bien effectuer, les distributeurs automatiques où il faut bien retirer de l'argent (et où, si souvent, vous devez attendre). Surtout, il y a les différents règlements que vous devez faire parvenir aux organismes qui gèrent les différents aspects de votre vie. (Ext, 12)
Imposant et contraignant, le domaine de la règle suffit à remplir une vie. La question du temps libre ne se pose donc presque pas, ou, si les loisirs apparaissent comme une éventualité, leur plage de temps est si limitée qu'un rien suffit à la remplir. Par ailleurs, un seul personnage introduit dans cet univers romanesque une vision plus commune de la liberté : Jean-Yves Fréhaut. Pour lui, 118
* Michel HOUELLEBECQ, Extension du domaine de la lutte (Paris, Maurice Nadeau, « J'ai lu », 1994). Ci-après abrégé : Ext.
être libre revient à «établir des interconnexions variées entre individus, projets, organismes, services. Le maximum de liberté coïncide, selon lui, avec les maximum de choix possibles » (£*/, 40). Fréhaut vote socialiste, mais est qualifié, à cause de sa vision enchantée de l'économie, de libéral. Houellebecq ne manque pas de souligner que son opinion est un leurre, puisque le seul choix donné à Jean-Yves Fréhaut se limite à la commande de plats par Minitel et à la lecture, pendant ses heures libres, d'un livre intitulé Micro-systèmes. L'idéologie libérale ne propose pas, dans ce cas, d'unification sociale; elle réduit les hommes à des "particules élémentaires", les relations humaines à des échanges d'information. Les défenseurs de la révolution télématique ramènent les activités sociales à des transactions, ce qu'elles ne sont pas. Ces désavantages réunis renforcent la solitude du travailleur, anéanti par sa profession, dépersonnalisé par le monde du travail qui l'emploie. Le domaine de la lutte est en premier lieu le domaine de l'économie. Le discours narratif se dirige contre le libéralisme et rappelle, par des éléments éparpillés, le marxisme : la lutte des travailleurs pour survivre, le patronyme Djerzinski dans Les Particules élémentaires a des connotations bolcheviques et staliniennes. Contre le libéralisme encore, la logique du supermarché qui éparpille les désirs de l'homme, au lieu d'en faire l'être d'une seule volonté. La pensée libérale serait responsable de la dépression du vouloir vers la fin du siècle. Son désir de renforcer la concurrence et la compétition ramènerait le monde du travail à un espace exclusivement influencé par des déterminations externes. la révolution des mœurs Toutefois le roman mentionne une lutte plus acerbe, indirectement liée à la première, qui affecte la sexualité qui est, elle aussi, un système socialement hiérarchique. Les adolescents, en particulier, utilisent l'affichage de leurs relations sexuelles pour conquérir une place au sein du groupe93. Les êtres touchés par la libération des mœurs, comme le personnage fictif de "Brigitte 119
Bardot", fille obèse et disgracieuse, sont condamnés à la solitude : «Elle ne pouvait qu'assister avec une haine silencieuse à la libération des autres» (Ext, 91). Le désir d'amour est pourtant profond chez l'homme et cette aspiration est bien plus qu'une simple abstraction, car elle se présente comme une réalité dont on mesure les effets; rares sont ceux qui renoncent à l'amour; l'entité du couple réussit même, dit le narrateur, après des années de vie commune, à dépasser l'ogre de l'individualisme. Néanmoins la narration formule un peu plus loin que l'amour et la liberté s'accordent mal : Phénomène rare, artificiel et tardif, l'amour ne peut s'épanouir que dans des conditions mentales spéciales, rarement réunies, en tout point opposés à la liberté des mœurs qui caractérise l'époque moderne. (Ext, 114) Les causes de la dégradation des liens amoureux et l'effervescence d'une nouvelle sexualité sauvage sont imputées dans les textes ultérieurs au mouvement de Mai 68. L'esprit soixantehuitard a servi à créer des projets empreints «des idéaux libertaires en vogue au début des années soixante-dix» (pp. 121 -294) : camps de vacances, principes d'autogestion, de démocratie directe et de liberté individuelle. Citant Michel Bakounine, «La liberté des autres étend la mienne à l'infini», Houellebecq souligne la revendication irréalisable du mouvement de Mai. Suivant l'auteur, la révolution de 68 a faussement été interprétée comme un soulèvement qui promouvait de nouvelles formes de vie communautaire. Le réel changement, que la fin des années Soixante a réalisé au sein de la société, était plutôt une montée et une intensification de l'individualisme. La législation de la contraception, votée à l'Assemblée Nationale le 14 décembre 1967 a accéléré la disparition de discours s'opposant à la logique du marché : « Comme Vindique le beau mot de ménage, le couple et la famille représentaient le dernier îlot de communisme primitif au sein de la société libérale. La libération sexuelle eut pour effet la destruction de ces communautés intermédiaires, les dernières à séparer l'individu du marché. » (p. 14494). L'élargissement de la lutte économique au domaine erotique ne fait que 120
renforcer la voracité du fonctionnement libéral. Les femmes qui avaient vingt ans en 68 ont refusé la conjugalité, défendu la supériorité de la jeunesse sur l'âge mûr et se voient, quand la quarantaine arrive, remplacées par une génération plus jeune. Houellebecq répète ce discours dans «La poésie du mouvement arrêté» : le mouvement de Mai a servi à briser les règles morales qui préservaient les relations de sombrer dans l'inhumanité. La sexualité de la fin du siècle entre dans une logique de séduction qui exclut le plaisir. la liberté du mouvement
arrêté
Pourtant le même essai fait émerger un rêve révolutionnaire plus positif. Le lycée que le jeune Michel visite avec sa grandmère est « en grève illimitée ». Le bâtiment dégage, aux yeux du visiteur, une paix et un silence peu ordinaires : « C'était un moment merveilleux» (p.7895). Même deux décennies plus tard, l'immobilité causée par les grèves de trains fait naître un repos bien heureux qui met fin aux échanges télématiques. La machine «gigantesque et oppressante s'est arrêtée de tourner» et une joie secrète s'installe dès l'arrêt des informations transmises. Mai 68 entame, par conséquent, non seulement une liberté de mœurs corrosive, mais amorce aussi une éclosion poétique de l'Histoire. Le poète a, enfin, pu se venger d'une technologie qui s'impose de plus en plus à lui comme la seule voie possible. La position révolutionnaire à stimuler est celle qui engage à faire froidement un pas de côté. La poésie a le pouvoir de pointer un temps d'arrêt; il suffit «d'éteindre la radio, de débrancher la télévision; de ne plus rien acheter, de ne plus rien désirer acheter. Il suffit de ne plus participer, de ne plus savoir ; de suspendre temporairement toute activité mentale » (p. 8095). L'absence d'information, de transmission et de participation serait la seule façon adéquate de réagir contre le trop-plein d'informations. La responsabilité du poète est d'éviter la philanthropie pure ; la tolérance, «ce pauvre stigmate de l'âge» englue, alors qu'il 121
faut accuser les points de moindre résistance de la société : «Mettez le doigt sur la plaie, et appuyez bien fort» (pp. 26-796). Houellebecq mobilise fréquemment la métaphore du corps pour désigner l'ensemble du tissu social ; le poète est responsable sinon de sa guérison, du moins d'un bon établissement des symptômes de la maladie sociale. Cette doctrine, baptisée «déprimisme» par les médias qui introduisaient l'auteur, puise son origine dans Le Roman expérimental d'Emile Zola qui établit, dans le premier chapitre, clairement l'analogie entre «la société» et « le corps humain » : Dès lors, dans nos romans, lorsque nous expérimentons sur une plaie grave qui empoisonne la société, nous procédons comme un médecin expérimentateur, nous tâchons de trouver le déterminisme simple initial, pour arriver ensuite au déterminisme complexe dont l'action a suivi, (p. 26-797) Plusieurs passages dans Extension du domaine de la lutte offrent des indices supplémentaires sur cette poétique de la douleur; après la mort de son collègue Tisserand, le narrateur réfléchit sur la possibilité du suicide en rédigeant ce qu'il appelle une «fiction animalière » (Ext, 125). Afin d'exprimer ses propos, il se crée un masque, celui d'un animal, qui illustre par sa méditation ses pensées. Houellebecq aime avancer dans son récit, tenant le masque de l'animal en main. Cependant le masque n'est pas une couverture qui cache uniquement un vide. Un chimpanzé, séquestré dans une « cage trop petite » envisage de se suicider. Heureusement quelques cigognes de la tribu qui l'emprisonnent, décident de pratiquer une ouverture dans une des parois en béton de sa cage. Sa folie se calme et le chimpanzé réussit à rencontrer la cigogne aînée pour lui faire le récit sur les systèmes économiques, sociaux et biologiques de l'époque contemporaine. S'adressant à la cigogne en chef, le singe parle de la liberté des spermatozoïdes ; ceux-ci connaissent des déviances mais aussi des arrivées précoces ou des retards éventuels. Ainsi pour illustrer cette liberté biologique relative, le singe parle, peu avant sa mort, du personnage de Robespierre, qui a eu le malheur d'arriver trop tôt dans l'Histoire. En août 1793 la 122
vérité était inopérante. Voulant faire le diagnostic de son époque, le prophète de la Révolution n'a pas survécu. Houellebecq prolonge, avec un humour curieux, la comparaison entre la dimension historique et biologique du récit. Robespierre est non seulement comparable à un spermatozoïde, mais aussi à une jeune cigogne « aux ailes encore trop faibles » (Ext, 125). Après une réponse sibylline de la cigogne en chef « Tat twam asi », le chimpanzé est exécuté : le récit cadre (où chimpanzé et cigogne se parlent) et le récit emboîté (où il est question d'économie, de biologie, et où Robespierre meurt) répètent les mêmes événements : celui qui arrive trop tôt dans l'évolution de son époque risque d'être assassiné. Réalisme, fable et prophétie se combinent. Qui plus est, dans le récit emboîté l'Histoire de la Révolution est mis sur pied d'égalité avec le discours scientifique biologique; le chimpanzé parle de «recombinaison génétique» (Ext, 125), de la course effrénée des spermatozoïdes et de la «reproduction des espèces». L'animal et Robespierre connaissant le même sort : lutter pour la survie, dire la vérité et mourir. Sous cette optique l'Histoire connaîtrait une évolution semblable à celle de la biologie : l'historiographie est mise sous la même bannière que l'évolutionnisme. Homme et animal sont pris dans un mouvement continu et mobile qui évolue vers autre chose. Cet « autre chose », suivant la perspective ambiguë de Houellebecq, peut être tantôt de l'ordre du progrès (discours de la sciencefiction, de la biologie et de la technologie pointue) tantôt de l'ordre de la perte (solitude, mort, dépérissement). ...dans un monde animal Les situations décrivant des activités professionnelles, poétiques ou sexuelles font toutes appel à des épithètes animalières. Houellebecq ramène volontiers, avec ou sans comique, ses personnages à l'état de bêtes. Par leur animalité, il montre leur conditionnement et leur manque de jugement libre. Lors de sa visite à la Direction départementale de l'Agriculture, le narrateur remarque au milieu de l'assistance «un type à lunettes, long, 123
mince et souple» qu'il appelle «le serpent» (Ext, 55-6) : son chef est qualifié de «dogue», le «genre de chiens qui ne lâchent jamais leur morsure ». Les totems réapparaissent quand le narrateur désigne les victimes de la libéralisation sexuelle : Tisserand, un effroyable «crapaud-buffle» (54) rate la possibilité de charmer sa compagne assise à ses côtés dans le train ; "Brigitte Bardot" porte des rubans dans les cheveux qui lui donnent un air de « tête de veau persillée » (91). La présentation des idéologies critiquables, en l'occurrence le libéralisme économique et erotique, passe par l'emploi d'images biologiques qui entrent dans la pensée évolutionniste proche de Darwin. L'idée d'évolution est dans ces passages appliquée à la nature entière. D'autre part, le même évolutionnisme apparaît dans des contextes plus proches de ce que le narrateur défend. Elle reflète, dans ces cas, une conception de l'homme pessimiste qui recouvre tous les domaines de pensée, tous les personnages y compris le narrateur et la production du récit. Suivant «Dialogues d'un chimpanzé et d'une cigogne», le capitalisme offre la société la plus « naturelle » mais aussi la plus dure. Si Lacan a démontré comment le lien entre nature et culture est arbitraire — le signifiant culturel ne se laissant pas réduire à un ordre symbolique donné et naturel —, Houellebecq reprend, en revanche, une analogie entre nature et culture qui existe depuis longue date, non seulement chez les moralistes mais aussi dans l'esthétique réaliste de Zola, Balzac et Maupassant. Le lecteur de l'incipit du Colonel Chabert de Balzac, dont les premières versions remontent à 1832, est introduit dans l'étude de l'avocat Deville ; il y trouve un monde d'immondices, de détritus comestibles, de déchets dispersés comme dans une cage du zoo. Balzac montre une société dégradée qui rejette les êtres comme Chabert, dont l'héroïsme a aidé à réaliser le progrès. L'avantpropos de l'édition Furne classe le roman dans les «études de mœurs» où des types individualisés résument, à eux seuls, les caractéristiques d'individus qui leur ressemblent. Le stéréotype doit faire accéder à une théâtralisation du réel : ainsi le lecteur voit comment Balzac fait prendre à Boucard des notes quand il 124
se trouve enseveli sous des actes de toute sorte. Pour présenter les effets de ses individualités stéréotypées, Balzac avoue être parti de l'analogie entre humanité et animalité. Les «études de mœurs » reposent sur la conviction que la société ressemble à la nature. On sait que Houellebecq s'est réclamé à plusieurs reprises du réalisme de Balzac. Le sous-titre de Plateforme « au milieu du monde» a une origine balzacienne, ainsi que l'épigraphe du roman : «Plus sa vie est infâme, plus l'homme y tient; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants. »98. Les allusions lyriques à l'érudition de Claude Bernard, dans Extension du domaine de la lutte, rappellent l'éloge que Zola lui consacre dans Le Roman expérimental : «Je n'aurai à faire ici qu'un travail d'adaptation, car la méthode expérimentale a été établie avec une force et une clarté merveilleuses par Claude Bernard, dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale. » (p. 9497). Houellebecq confirme Zola ; selon Zola, Claude Bernard s'éloigne de la vérité quand il voit l'artiste comme un homme qui réalise en art des idées ou des sentiments qui lui sont personnels. Houellebecq et Zola disent que le sentiment personnel doit rester soumis à la vérification logique (WITTGENSTEIN) OU au contrôle. Le romancier ne doit faire intervenir le sentiment personnel que là où «le déterminisme n'est point encore fixé » et tout cela « en tâchant de contrôler le plus au maximum ce sentiment personnel» (p.4997) par l'observation et l'expérience scientifique. Pour Houellebecq l'individuation n'est qu'un phénomène apparent, le résultat de variances faibles. L'artiste est, par conséquent, amené à réaliser ce qui se confirme par une observation neutre. Le roman insiste initialement sur la cohérence et le réalisme inculqués à l'écriture. Le réalisme de la fin du XIXe siècle figure explicitement dans Extension du domaine de la lutte par le biais de Maupassant. Les caractères des personnages ne font, dans ce genre de narration, plus mention de descriptions délicates ou d'états d'âme nuancés. Simplifier, élaguer et «détruire le détail pour montrer l'uniformité qui nous menace» (Ext, 14-6). L'«effet de réel» dont parlait Barthes n'est donc plus obtenu par le «petit 125
fait vrai » qui renforce le vraisemblable. Sous l'influence de l'environnement, de plus en plus lunaire et désertique, le recours aux types doit donc se comprendre comme une nécessité. Ce paysage qui est le sien crée (et veut créer) des êtres dont les différences psychologiques s'effritent. Les hommes tendent à se ressembler. Dépeindre le manque de différences demande par conséquent une forme plate, concise et morne : littéralement « une plate-forme ». d'une fusion
impossible
L'évolution vers l'animalisation se réalise dans des conditions sophistiquées, «précises» et «indubitables». Que l'évolution soit racontée dans le roman par un chimpanzé à une cigogne, n'est pas un hasard. Le masque de l'animal rappelle que l'humour de Houellebecq peut être rapproché de l'esprit carnavalesque de Rabelais. Mais l'œuvre résiste à une dérision sans conséquence. L'animalisation est aussi l'aboutissement d'une humanité qui n'a pu éviter l'excès débridé. L'excès renvoie, dans les textes, à une évolution à deux faces. Il y a progrès, mais aussi décadence. Le XXe siècle a assisté à la naissance d'un nouveau genre humain, Y homo festivus ; celui-ci cherche à se défaire des obstacles que la société a dressés autour de lui. L'humanité que Houellebecq imagine est en mutation, désinhibée ; elle brise sans cesse les éléments appartenant à un ordre symbolique rigide. Les raves et les fêtes en Occident ne peuvent se défaire de leur ambivalence; l'homme désire redevenir animal sans y réussir pleinement. Il reste conscient de lui, «radicalement étranger aux autres», apeuré par l'idée de la mort, et ces facteurs le rendent incapable d'une quelconque fusion : « Cependant il s'obstine. La perte de sa condition animale Vattriste, il conçoit honte et dépit; il aimerait être un fêtard, ou du moins passer pour tel. Il est dans une sale situation. » (p. 4895). Travaillant après les acquis du situationnisme et les rattachant aux idées du roman réaliste, Houellebecq entame son investigation à partir de l'observation de phénomènes naturels, recueillis tels quels. L'observation devient expérimentation dans les 126
passages les plus analytiques. Il ne s'agit plus alors de décrire des phénomènes, mais de les faire apparaître dans des situations provoquées dans le but d'expliquer le phénomène. À l'aide de statistiques, la narration signale l'expérience qu'elle pratique; Y « échantillonnage des segments temporels» (Ext, 90-2) ou les «théorèmes» de l'apocritique cherchent à aboutir à une forme de fixité. La science répond dans plusieurs romans à un rêve d'immobilité. La progression est chaque fois la même : observer et décrire la nature en situation, pour ensuite passer à l'expérimentation sous forme d'hypothèse et à la loi scientifique. Le déterminisme scientifique conçoit, notamment, la douleur comme un état naturel et biologique qui se prête à l'investigation scientifique. Quand le phénomène se rattache à sa cause, les conditions nécessaires sont connues. Vu la prépondérance des arguments scientifiques, il va de soi que l'artiste n'est pas un homme qui réalise en art ses idées ou ses sentiments personnels. Si la matière de Extension du domaine de la lutte est, comme le récit l'indique, autobiographique, ce n'est aucunement par désir de subjectivité. Le. roman parle de l'homme contemporain comme d'un être dont l'expérience est appauvrie ; le seul sujet narratif qui lui reste, vu sa détermination par des conditions sociales et économiques devenues irréversibles et trop complexes, est sa vie personnelle. À ce niveau il vaut mieux soumettre son individualité à une expérimentation générale et scientifique, puisque la portée exclusivement subjective de la narration risque d'être inintéressante au lecteur. La prédominance de la science n'est cependant pas absolue. La psychanalyse y échappe. Elle n'a pas le statut de véridicité que réclament la biologie et la médecine. Si le nom de Lacan tombe {Ext, 104), si la psychanalyse est présentée, Houellebecq parle d'une « école d'égoïsme » (103) qui procède à la destruction de l'individu. Mettant l'accent sur les aptitudes à la survie, la psychanalyse détruit les relations sociales de l'être analysé : elle accélère les ruptures, stimule l'absence d'altruisme, d'amour et de réflexion de la part du patient. Le narrateur se trouve à la fin du roman interné à Rueil-Malmaison. La littérature de Maupas-
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sant, évoquée lors de l'entretien avec la psychologue, permet de le réconcilier provisoirement avec lui-même. Le bilan du chapitre semble aboutir au constat que la folie de Maupassant n'est pas assimilable à celle du narrateur. La sérénité s'obtient, non par la science, mais par l'écoute de soi : « [La psychologue] me reprochait de parler en termes trop généraux, trop sociologiques. Selon elle, ce n'était pas intéressant : je devais, au contraire, m'impliquer, essayer de me "recentrer sur moi-même" » (145). La fin admettra la faillite de cette entreprise. Cela est le roman d'un auteur qui n'arrive pas à être soi : «Depuis des années je marche aux côtés d'un fantôme qui me ressemble, et qui vit dans un paradis théorique, en relation étroite avec le monde. J'ai longtemps cru qu'il m'appartenait de le rejoindre. C'est fini. » (156).
L'évolution de l'homme à la fin du siècle semble assujettie à un «ensemble de forces qui, consciemment ou pas, le plus souvent inconsciemment» tentent de ne pas le faire arriver à l'état de duplicité dans lequel il risque.de se trouver". La fin mélancolique du roman montre la recherche d'une unité connue et perdue. un auteur sans style ? Rokus Hofstede et Martin De Haan estiment que l'auteur doit une grand partie de son succès aux controverses, exprimées dans ses romans, par certains personnages ; le lecteur non averti peut aisément prêter celles-ci à l'auteur lui-même. L'amour de la polémique a valu à Houellebecq plusieurs attaques d'opposants. Celles-ci n'ont malheureusement pas toujours visé le contenu de ses idées. La critique s'est repliée sur une méthode plus subtile encore, à savoir la suspicion portée sur le style de l'auteur : «Telle a été la position de certains commentateurs qui concèdent à Houellebecq le mérite d'avoir abordé avec une grande énergie des thèmes explosifs, mais lui contestent la dignité littéraire que Von accorde qu'aux écrivains doués de style. » (p.242100). « Mauvais style », « non style », « écriture plate » 128
sont, toujours selon Hofstede et De Haan, des invectives lancées à l'auteur, alors que son écriture témoigne plutôt d'une élasticité qui ne le prive pas de qualités littéraires. Selon eux, l'émotion ne serait pas entièrement bannie de l'œuvre par les concessions au roman expérimental. La veine poétique des textes romanesques renforcerait le lyrisme, abolirait la chaîne causale, pour percevoir les choses en soi, sans passer par une reconstruction intellectuelle du monde. Le manque intense et monstrueux, proche du cri et de la complainte, ferait appel à un langage qui porte les sentiments à incandescence. Faute d'argumentation logique, la poésie ne peut être contestée par personne101. Bien que ces affirmations se trouvent effectivement dans les essais et les romans, elles ne réussissent pas, selon nous, à contredire les idées sur le rôle de la science et la liberté individuelle. À côté du discours poétique, les sentences et les fables entreraient selon Hofstede et De Haan dans un style plus moraliste qui s'appuie sur des thèses et messages de nature lapidaire. Nous abondons dans leur sens. Ailleurs le narrateur pourvoit son exposé de pourcentages et d'impératifs qui visent à exposer des théorèmes scientifiques, notamment ceux de la mécanique quantique. Là aussi, l'analyse semble juste, si on admet que le modèle scientifique mobilisé par l'auteur est proche du XIXe siècle et opposé, comme Marc Weitzmann l'a souligné, à Heisenberg : On sait que, selon Heisenberg, les propriétés d'une particule élémentaire observée dépendent pour une partie de l'observateur : c'est l'action de ce dernier qui contribue à créer l'objet de son étude, un constat qui ruine l'idée de science absolument objective. Mais curieusement, les conclusions que tire notre physicien romancier de ce phénomène lui servent au contraire à défendre l'objectivisme strict qui régit tout le livre. 102
Les romans et les aphorismes dans Rester vivant insistent sur la volonté de creuser vers le Vrai et de dire la vérité, etc.. Cet appel à l'objectivité inébranlable et à la vérité ne peut être simplement écarté comme un passage à l'ironie. Les idées de Houellebecq se retrouveraient, selon Hofstede et 129
De Haan, par moments dans ses romans, mais dans ce cadre, elles seraient plutôt relativisées et ironisées. Par des signes subtils, notamment l'exagération, le récit indiquerait que nous, lecteurs, avons affaire à un «pastiche», à savoir à l'emploi délibéré d'un style existant. Les passages examinés naissent d'un ensemble d'associations — traités scientifiques, pages d'hebdomadaires, références naturalistes — mais ceux qui croient trouver le « vrai » Houellebecq dans les « digressions sociologiques à jargon pseudo-scientifique passent à côté de Venjeu littéraire du pastiche » (p. 246100). Heureusement nous ne croyons pas trouver le vrai dans les romans de Houellebecq, mais nous sommes cependant d'avis que l'auteur n'a pas laissé des textes purement ironiques et relativistes. Quoi qu'il en soit, même si le montage des textes lus serait redevable d'un humour carnavalesque, l'attitude « relativiste » ne suffit pas à expliquer la totalité des enjeux. Elle ramènerait l'œuvre trop aisément à un univers où tout se vaut et où l'auteur, ayant des difficultés à adhérer à des idées précises, ne voudrait absolument pas imposer ses vues. En somme, pour ceux qui voudraient porter l'hypothèse de l'ironie à incandescence, l'œuvre ne voudrait rien dire. En d'autres termes, les romans perdraient toute possibilité d'implication de la part de l'auteur. Houellebecq serait le double parfait, le oui et le non, celui qui vivrait au côté d'un fantôme qui lui ressemble, sans pouvoir jamais le rejoindre. L'œuvre réussit selon nous à surmonter la duplicité par une cohérence fragile mais étonnante. Le narrateur dit explicitement dans Extension du domaine de la lutte que sa configuration romanesque n'est pas due à l'imitation d'une voix ou d'une forme antérieure, mais qu'elle en est la «lente dérivation» : «L'outil [de l'écriture] s'adapte peu à peu; il subit de légères modifications ; la nouveauté qui apparaît de leur effet conjoint n'apparaît généralement que vers la fin, une fois l'œuvre écrite, c 'est tout à fait comparable à l'évolution animale. » (Ext, 15). La voix narrative évolue, c'est-à-dire «dérive» lentement à partir de Darwin, Balzac, Zola, Maupassant. Elle s'adapte aux circons130
tances contemporaines différentes. Ces influences du XIXe siècle sont reconverties à un évolutionnisme transposé vers des situations contemporaines. Les déclarations d'amour à Claude Bernard se font lire, malgré leur ironie, comme une constante qui trouve son application ailleurs dans le récit, là où l'expérimentation de la sexualité des jeunes se traduit en concepts et raisonnements. En réalité, le second degré sert à camoufler le discours polémique, parfois même prophétique que l'auteur hésite à formuler. La narration excessive consacrée à l'amour de Robespierre ou de Claude Bernard prend des allures de prêcheur dans le désert. La vérité se place près du néant ; elle est comparable à des colonnes de pierre érigées dans le désert et le prophète risque curieusement d'y déclencher une «avalanche» (Ext, 125); ce que Houellebecq dit, sous le signe de l'humour, est que sa survie est menacée, s'il se fie trop au discours. L'écrivain doit réaliser sa révolution du mouvement arrêté en se situant près de la mort. Son immobilité doit être corrosive au sein d'un paysage lunaire et apocalyptique. Animal au milieu du monde animal, tiraillé entre la sévérité de son discours critique et l'adhésion à la. réalité qu'il décrit, Houellebecq est complice du monde qu'il veut fuir. Il réagit dans « le monde comme supermarché et dérision » contre les effets du second degré qui fait perdre à la représentation artistique contemporaine ses formes d'innocence. Bien que la littérature supporte l'humour mieux que nul autre genre artistique, l'écrivain a la responsabilité d'éviter le détachement de l'ironie qui ne fait que signaler une ambiance malsaine, truquée, profondément dérisoire : L'introduction massive dans la représentation de références, de dérision, de second degré, d'humour a rapidement miné l'activité artistique et philosophique en la transformant en rhétorique généralisée. Tout art, comme toute science, est un moyen de communication entre les hommes. Il est évident que l'efficacité et l'intensité de la communication diminuent et tendent à s'annuler dès l'instant qu'un doute s'installe sur la véracité de ce qui est dit, sur la sincérité de ce qui est exprimé (imagine-t-on par exemple une science au second degré) ? (p. 72-395)
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Le véritable humour est celui qui réussit, à un moment donné, à ne plus être perçu comme fun. Le rire doit atteindre la brutalité et la cruauté qui traduit le désir d'éternité. La science au second degré n'existe pas ; la poésie, elle aussi, résiste mal à l'humour. Poésie, science et morale se conjuguent sur un point : il faut se servir de la douleur, de la souffrance et de la mort pour s'approcher du réel. Plus l'homme avance vers le réel, plus sa solitude augmente. « Le bâtiment est splendide, mais désert. Vous marchez dans des salles vides, qui renvoient l'écho de vos pas» (p. 27*).
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IDENTITÉS EXCENTRÉES «[Le] pouvoir qui fait face [aux] circonstances, qui libère pour ainsi dire la volonté et le savoir de leur enchaînement à la nécessité est le je-peux. Ce n'est que là où le je-veux et le je-peux coïncident que la liberté a lieu. » Hannah ARENDT, La Crise de la culture
A PENSÉE MODERNE de la seconde moitié du XXe siècle est celle qui arrive à penser l'identité sous de nouvelles formes, sans toutefois hésiter sur les possibilités de l'homme. Les romans montrent comment cette formation présuppose des conditions critiques et pénibles ; le doute, l'accès passager à la folie, le dérèglement momentané de la vision mènent à une conscience de la solitude qui fonde le sujet. Ces moments initiatiques, dévoilés comme autant de versions différentes du cogito, ne disparaissent pas totalement vers la fin du siècle. Mais le malaise suscité devient plus diffus. Il se limite moins dans le temps, ne connaît plus un avant et un après aussi net. Si l'étude de Descartes préparait la réflexion de Sartre, la méditation de Pascal prendra la relève chez Michon. On semble accéder alors à une vision du monde plus noire, proche d'une mélancolie qui ne se laisse plus chasser. En somme, c'est par ce passage de Descartes à Pascal, que les idées majeures de cette étude se résument. Le cartésianisme surmonte le doute pour parvenir à agir. Est moderne celui qui hésite face à la réalité qu'il a à construire et à renouveler, mais qui arrivé au terme de sa crise, surmonte l'hésitation par
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l'action. Le mot hésitation rappelle sans doute trop la philosophie ancienne; après 1945, le monde n'est plus tellement un espace qui inspire le doute, mais bien un réseau de contraintes que le personnage dans sa solitude cherche à vaincre. L'action peut alors se résumer comme une façon de penser ou d'écrire. De toute manière, elle se mesure chaque fois, lors de la modernité, à l'aune de la contrainte (qu'elle soit philosophique ou purement langagière) et vise à en abolir les effets. L'acte permet de s'affranchir des obstacles mais aussi de se libérer des perceptions d'autrui. Par leur action les modernes cessent d'être un miroir pour autrui, un tableau sur lequel se mesurent les effets causés auprès de l'autre. Sans installer une fracture nette, la révolte de 68 a été importante dans le sens où elle fut peut-être l'ultime avatar de l'espérance politique. À partir des années Soixante-dix, les romans osent critiquer ou interroger le bien-fondé d'un engagement collectif. Si cette nouvelle conception de l'action politique déclare, dans la plupart des cas, ouvertement son impuissance, un idéal ténu semble émerger des récits romanesques. La notion même d'«idéal» avait perdu sa raison d'être après le Romantisme et elle a souvent été au départ de bien des malentendus. Telle que je la conçois à la fin du siècle, elle ne se rapporte pas tant aux univers quotidiens et individuels des auteurs. Elle signale au contraire le besoin d'être intégré à un ensemble plus grand et elle réagit contre la mythologie personnelle et l'autobiographie paralittéraire. La grande différence avec l'époque moderne, on l'a dit maintes fois, est que cet idéal après-68 se singularise — rêve du retour au pays natal, soif d'un langage angélique ou d'une science sans lacunes — et qu'il fait apparaître, dans le même mouvement, l'improbabilité de sa réussite. Si je mentionne un ou plusieurs idéaux c'est aussi pour entamer une autre idée, peut-être plus fondamentale, celle du décentrement de l'identité. Ce décentrement ne doit pas être compris comme le tiraillement schizophrénique entre plusieurs facettes du moi. La seconde modernité dévoile plutôt l'incapacité du sujet à s'inscrire dans des coordonnées immédiates. L'ici-maintenant se 134
transforme en Eldorado inaccessible. Les pensées des personnages se dirigent, plus qu'avant, vers des lieux où ils ne sont pas. Ou bien F homme occupe une place dans un espace où ses pensées s'absentent. Dirigé vers un autre espace-temps, le sujet semble perdre en implication ce qu'il gagne en ubiquité. Ce nomadisme nouveau débouche sur de nouvelles expériences : la pensée écoule son temps dans des espaces dissemblables, mais elle bute un peu partout sur les limites de sa présence dans le monde. Ce qui en découle est une impression de confinement et la perte du sentiment océanique. L'identité excentrée mène non seulement à une perte d'ancrage, mais aussi à un pouvoir affaibli et fragilisé. La pensée n'est plus au service de l'ontologie et une impuissance relative en découle. Relative dans le sens où elle ne se voit guère confirmée réellement. Cette même faiblesse conditionne aussi son contraire. Plus les possibilités humaines semblent s'affaiblir, plus le rêve d'un pouvoir plus total (ou totalitaire) se renforce. Cette logique monstrueuse, d'une science, technique ou pratique artistique absolues, fait renaître des personnages extrêmes, prêts à engager leur personne, avec une gravité intense, dans une nouvelle dimension politique.
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* Je tiens à remercier particulièrement l'auditeur attentionné et critique des versions orales, Christian Berg, qui a aidé par ses commentaires à développer et à créer ce texte. 1. Julien GRACQ, La Littérature à l'estomac (Paris, Pauvert/José Corti, 1961). 2. Pierre JoURDE, La Littérature sans estomac (Paris, L'Esprit des Péninsules, 2002). 3. Jean-Claude KAUFMANN, L'Invention de soi. Une théorie de l'identité (Paris, Armand Colin, 2004). 4. Charles TAYLOR, Le Malaise de la modernité (Paris, Éditions du Cerf, 1994). 5. Michel FOUCAULT, Dits et écrits IV (Paris, Gallimard, 1994), pp. 708-30 : «L'Éthique du souci de soi comme pratique de liberté» (1984). 6. Charles TAYLOR, La Liberté des modernes (Paris, P.U.F., 1997), voir le chapitre : «Qu'est-ce qui ne tourne pas rond dans la liberté négative?», pp.255-83. 7. Michel DE MONTAIGNE, Les Essais (édition de J. CÉARD) « De la présomption », II, xvn (Paris, Pochothèque, 2001). 8. René DESCARTES, Œuvres et lettres, Discours de la méthode (Paris, Gallimard, 1949), pp. 953-4. 9. Nous pensons respectivement à La Salle de bain (1985) de Jean-Philippe Toussaint et à La Voyeuse interdite (2002) de Nina Bouraoui. 10. Les Belles âmes (2000) de Lydie Salvayre, Plateforme (2001) de Michel Houellebecq, Windows on the world (2003) de Frédéric Beigbeder. 11. L'Homme de chevet (1992) d'Eric Holder, Hygiène de l'assassin (1992) d'Amélie Nothomb, La Vie sexuelle de Catherine M. (2001) de Catherine Millet. 12. Richard SENNET, Les Tyrannies de l'intimité (1974) (Paris, Seuil [1979 trad.]). 13. Cette façon de faire ne peut pas être envisagée comme «nouvelle». Raymond Queneau, parmi d'autres, l'utilisait déjà pour Les Œuvres complètes de Sally Mara (Paris, Gallimard, 1979). 14. Roland BARTHES, Œuvres complètes, «La Mort de l'auteur» (Paris, Seuil, 1993). 15. BARTHES, Œuvres complètes 1974-1980, III, Roland Barthes par Roland Barthes (Paris, Seuil, 1993), pp. 223-4. 16. Jeanette COLOMBEL, Michel Foucault, la clarté de la mort (Paris, Odile Jacob, 1994). 17. Roland BARTHES, La Préparation du roman I et II, séminaires au Collège de France (1978-79 et 1979-80) (Paris, Seuil IMÉC), pp. 276-7. 18. Dominique VIART, «Dis-moi qui te hante, paradoxes du biographique», Revue des sciences humaines, n°263, juil.-sept. 2001, pp. 7-33. 19. Jochen MECKE, « Le Roman nouveau : pour une esthétique du mensonge », Lendemains, n° 107-108 : "Der zeitgenôssische franzôsische Roman", 2002, pp. 98-112. 20. Hervé GuiBERT, À l'Ami qui ne m'a pas sauvé la vie (1990); malgré l'appellation «roman», le livre de Guy Hocquenghem, L'Amour en relief (19S2), se laisse lire comme une fiction de soi à cause de la dimension autobiographique appuyée. Les romans d'Annie Ernaux, La Place (1984), Les Armoires vides
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(1974) et Passion simple (1992) combinent eux aussi le romanesque et l'autobiographique. 21. Parmi d'autres, Marc Weitzmann, Chaos (1997) ou encore Éric Chevillard, Du Hérisson (2002). 22. Philippe Lejeune avait défini «l'autobiographie comme un récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa propre personnalité». Doubrovsky aurait accaparé la fameuse «case vide» de Lejeune pour qui le pacte romanesque est contradictoire à la similarité de noms entre auteur et personnage. Voir : Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique (Paris, Seuil, 1975), p. 28. 23. Dominique VIART, Le Roman français au XXe siècle (Paris, Hachette, 1999), p. 115. 24. Deux exemples parmi d'autres : L'Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar ou Le Chevalier de Maison-Rouge d'Alexandre Dumas. 25. Michael SHERJNGHAM, «La Figure de l'archive dans le récit autobiographique contemporain», Lendemains, n° 107-108 : "Der Zeitgenôssische franzôsische Roman", 2002, p. 25. 26. Dominique VIART, «Les Mutations esthétiques du roman contemporain français», Lendemains, n° 107-108 : ltDer Zeitgenôssische franzôsische Roman", 2002, pp. 16-22. 27. Francis PONGE, Œuvres complètes, Proêmes (Paris, Gallimard, 1999), pp. 197-9. 28. Roland BARTHES, Fragments d'un discours amoureux (Paris, Seuil, 1977). 29. Voir Warren MOTTE, Small Worlds (Lincoln/Londres, University of Nebraska, 1999), pp. 1-29. 30. Ruth Amar propose une critique des caractéristiques énumérées par Herzinger dans « Du minimalisme de Jean Echenoz », Lettres romanes, t. LIX, n° 1-2, 2005, pp. 113-21. 31. Bruno BLANCKEMAN, Les Fictions singulières (Paris, Prétexte Éditeur, 2002), p. 64. 32. Gilles LlPOVETSKY, L'Ère du vide, essais sur l'individualisme contemporain (Paris, Seuil, 1983). 33. Jean ECHENOZ, Les Grandes blondes (Paris, Minuit, 1995) ; Jean-Philippe TOUSSAINT, L'Appareil photo (Paris, Minuit, 1988) ; Christian GAILLY, Un Soir au club (Paris, Minuit, 2001). 34. Michel HOUELLEBECQ, Extension du domaine de la lutte (Paris, Maurice Nadeau, 1994), p. 42. 35. Voir l'interprétation de Jacques DEGUY, "La Nausée" de Jean-Paul Sartre (Paris, Gallimard, 1993), pp. 32-7. 36. Jean-Paul SARTRE, Carnets d'une drôle de guerre : novembre 1939-mars 1940 (Paris, Gallimard, 1983). 37. Jean-Paul SARTRE, Situations I (Paris, Gallimard, 1947), «Une Idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité», pp. 31-5. L'essai porte la date de janvier 1939. 38. Sartre lui-même connaissait ce sens de rocantin, mais il nous a affirmé que celui-ci n'avait eu aucune influence sur la composition de son texte, ni celle-ci sur le choix du nom
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de son héros. La structure de La Nausée renvoie peut-être à celle que Sartre attribue dans Les Mots aux « romans » qu'il écrivait dans son enfance. Ceux-ci sont en effet décrits comme suit : « Étranges romans, toujours inachevés, toujours recommencés ou continués, comme on voudra, sous d'autres titres, bric-à-brac de contes noirs et d'aventures blanches, d'événements fantastiques et d'articles de dictionnaire [...] ». Jean-Paul SARTRE, Œuvres romanesques (Paris, Gallimard, 1981), p. 1675 (éd. établie par Michel CONTÂT et Michel RYBALKA, avec la collaboration de Geneviève IDT et de George H. BAUER). 39. Voir Ruth ABBEY, Charles Taylor (Teddington, Acumen, 2000). « The first moral horizon or frontier focuses on the self and its powers. Jt includes the individual's aspirations to disengagement and to rational ordening and instrumental control of both the natural world and the non rational parts of the self » (p. 96). 40. Alain ROBBE-GRILLET, Le Miroir qui revient (Paris, Minuit, 1984), 41. Alain ROBBE-GRILLET, Pour un Nouveau Roman (Paris, Gallimard, 1963). 42. Il est vrai que dans les récits brefs, Le Mur (1939), la liberté est déjà pleinement traitée comme un choix créatif, existentialiste et donc moins problématique qu'il ne le fut dans La Nausée. Le personnage d'Eve dans «La Chambre » préfère le meurtre de son mari fou à sa réclusion. Les derniers mots de la nouvelle, «je te tuerai avant» tiennent plus d'un constat abrupt que d'une méditation mettant un terme aux déboires de la contingence. 43. « Sartre et le Nouveau Roman », Études sartriennes H et ///, Cahiers de sémiotique textuelle 5-6, Université de Paris-X, 1986, p. 67sq. . 44. [...] le chapitre VIII est une sorte de code musical, qui ressaisit des textes des chapitres précédents. L'ensemble constitue une structure en spirale, qui a son unité, car elle est faite de sous-structures composées de cellules amovibles qui reviennent alternativement. Il s'agit là, on le voit, d'une subtile combinatoire. (Jean-Pierre VIDAL, La Jalousie de Robbe-Grillet [Paris, Classiques Hachette], pp. 77-9). 45. Alain Robbe-Grillet lors de la discussion dans : Alain Robbe-Grillet : analyse, théorie, colloque de Cerisy (Paris, U.G.É. 10/18, 1976), p. 69. 46. Emmanuel KANT, Œuvres philosophiques I (Paris, Gallimard, 1980), Critique de la raison pure, « Préface de la F e édition », p. 730. 47. Didier ANZIEU, « Le Discours de l'obsessionnel dans les romans de RobbeGrillet», Les Temps modernes, n°233, octobre 1965, pp. 610-21. 48. Il ne faut pas oublier que les textes théoriques d'Alain Robbe-Grillet, notamment ceux publiés dans L'Express avant 1957, n'étaient pas reçus positivement par la critique qui y voyait tout au plus des exercices de style rigides, mathématiques et sans grand intérêt. 49. Gérard VINCENT, Histoire de la vie privée, De la première guerre mondiale à nos jours (Paris, Seuil, 1985), «Être communiste? Une manière d'être», p. 452. 50. Cependant au moment où la Hongrie exigeait l'annulation du Pacte de Varsovie et revendiquait le multipartisme et la neutralité, le pouvoir soviétique décidait de réprimer l'élan révolutionnaire. Les chars écrasaient la résistance anticommuniste.
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51. Expulsé à deux reprises du parti socialiste tchèque, Kundera se prononce en 1967 contre le stalinisme et pour l'existence et le développement de la culture tchèque. Il réside depuis 1975 en France. Il a acquis la nationalité française depuis. 52. Roland BARTHES, Comment vivre ensemble (Paris, Seuil, 2002). 53. Claude BURGELIN, Les Parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, Perec avec Freud - Perec contre Freud (Bellefort, Circé, 1996). 54. Le récit indique que le bureau a « deux fenêtres au midi, dont l'une — celle de droite, la plus proche du couloir — permet d'observer par les fentes obliques entre les lames de bois, un découpage en raies lumineuses parallèles de la table et des fauteuils, sur la terrasse» (J, 76). «A. se tient debout contre une des fenêtres closes du salon, juste en face du chemin qui descend depuis la grand-route. » (136). « Une seule lampe éclaire la grande pièce. Elle est située sur la table, dans son angle sud-ouest (c'est-à-dire du côté de l'office), illuminant la nappe blanche» (144-5). «Le même carrelage se poursuit, sans la moindre séparation, dans le salon-salle à manger. » (162). 55. Christian Berg précise qu'il «faut attendre le retournement préromantique et son influence sur les lettres du XIXe siècle pour que la solitude soit revendiquée, tantôt comme l'exutoire aux souffrances qu'inflige le groupe, tantôt comme la seule possibilité d'être authentique ». Le thème général de la solitude se rattache aussi bien aux Rêveries d'un promeneur solitaire (1782), au Voyage autour de ma chambre (1795) de Xavier de Maistre qu'à La Tentation de saint Antoine de Flaubert. 56. Parcourant les études de Pontalis dans la Nouvelle Revue de psychanalyse (notamment dans le n° 12, automne 1975), Claude Burgelin fait remarquer que le trouble de Perec ne ressort pas à la «banalité névrotique ordinaire». Réfractaire à l'analyse et soumettant le contre-transfert à l'épreuve, Perec se serait vu étiqueté par Pontalis de « Faux-self» ou « état limite ». La restriction de l'angoisse donnerait à Perec «un Narcisse d'autant plus merveilleux et applaudi qu'il demeure indéfiniment attaché à lui-même, à son rêve d'enfant, à sa jouissance et à ses agrès ; la recherche de l'exploit qui vient contourner une angoisse de castration terrifiante à la mesure de l'éblouissante performance qui la nie» (Claude BURGELIN [op. cit.53], p. 125). 57. Les symptômes proches de l'autisme trouveraient un étrange écho auprès de l'histoire que Perec raconte sur le trapéziste qui veut vivre perché dans le chapitre 13 de La Vie mode d'emploi. Allant jusqu'à couper la corde qui le ramène au sol, il préfère mourir plutôt que d'abandonner, sur un rythme de plus en plus rapide, l'exécution des grands soleils. Le «besoin de fuir, de fuguer définitivement [...] la confusion du mouvement perpétuel » (op. cit.53, p. 124-5) dont parle Claude Burgelin, le besoin de rester attaché à soi-même ainsi que la virtuosité dans un domaine limité sont des symptômes plus proches de la psychose que de la névrose. 58. «Sous quelque aspect qu'on le considère, ce caractère "intentionnel" du jeu trahit la présence d'un élément immatériel dans son essence même» (Johan HUIZINGA, Homo ludens (1938) [Paris, Gallimard, 1951], pp. 16-7). 59. Le jeu pour R. Sennet est une activité «dans laquelle les enfants s'engagent, avec des règles d'action consciemment reconnues et acceptées» (p. 253 12 ). Histoire et sociologie se confirment par conséquent dans l'idée
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que le jeu est une occupation où le sujet se détache de lui-même. 60. Cette analyse des rapports entre le jeu et la liberté présuppose donc un oubli temporaire de l'identité : «Jouer exige qu'on soit libre de soi ; mais cette liberté ne peut être créée que par des règles qui établissent une égalité initiale, fictive entre les joueurs. » (p. 253 12 ). 61. David BELLOS, Georges Perec, une vie dans les mots (Paris, Seuil, 1994), p. 380. 62. Le premier intérêt pour les contraintes remonte probablement à l'été 1966 : Georges et Paillette Perec s'installent rue du Bac au début de l'été. Beaucoup moins disponibles l'un et l'autre dorénavant, ils instaurent un jour où les amis peuvent venir sans s'annoncer en fin d'après-midi. C'est au cours de ces mardis, avant que n'arrive le gros de la troupe, que Georges Perec et son ami Marcel Bénabou se mettent à développer le PALF [...] consistant, comme il est expliqué dans des présentations du projet, à remplacer, dans un énoncé donné, chaque vocable par sa définition puis à recommencer l'opération de proche en proche. (Paulette PEREC éd., Portrait(s) de Georges Perec [Paris, Bibliothèque nationale de France, 2001], p. 70). 63. Georges PEREC, L.G. [Ligne générale] Une Aventure des années soixante (Paris, Seuil, 1992), «Le Nouveau Roman et le refus du réel» (1962). 64. Anne Roche commente W ou le souvenir d'enfance de Georges Perec (Paris, Gallimard, 1997), p. 159. 65. Perec cite «Signification présente du réalisme critique» (p. 39 63 ). 66. Dominique BERTELLI et. Mireille RmrÈRE, Entretiens et conférences, vol. I, 1965-1978 (Paris, Joseph K., 2003). Propos recueillis par Gilles DUTREIX, Nice-Matin, le 28 juillet 1967. 67. Sartre deviendra directeur de La Cause du peuple, de J'accuse et fera partie des fondateurs de Libération. « Pendant les dernières années de sa vie, Sartre s'engage dans un dialogue étroit avec Pierre Victor/Benny Levy, ancien dirigeant de La Cause du peuple qui s'est rapproché de la tradition juive » (Joël ROTMAN dans Dictionnaire des intellectuels français [Paris, Seuil, 1996], p. 1029). 68. Michel WINOCK, Le Siècle des intellectuels [Paris, Seuil, 1997]. «Peutêtre pourrait-on dire que l'on a alors assisté à la fin du mythe révolutionnaire, au sens où la tradition marxiste l'avait inscrit dans les mentalités militantes. La révolution n'a pas eu lieu [...]. » (p. 581). 69. Le film, réalisé plus tard, reprend plusieurs passages du livre, mais le texte est plus court, plus condensé. Au niveau des images, le paysage citadin et l'errance en ville gagnent en importance par rapport à la chambre. La claustrophobie des lieux a été évacuée. 70. Jacques LACAN, Écrits (Paris, Seuil, 1966). «[...] il s'agit de serrer de plus près ce que Freud en sa doctrine luimême articule de constituer un pas "copernicien". Y suffit-il qu'un privilège soit relégué, en l'occasion celui qui met la terre à la place centrale ?» (pp. 796-7). 71. Slavoi ZIZEK, Vous avez dit totalitarisme ? (Paris, Éditions Amsterdam, 2004). « En termes lacaniens, il nous faut distinguer entre le "Moi " — comme support d'identifications comportementales, imaginaires et symboliques, comme
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"image de soi'" comme ce que je me perçois être — et le point vide de pure négativité, le sujet barré ($). » (p. 237). 72. Jan BAETENS, «La Littérature expérimentale : les années 80», pp. 142-55 in La Littérature française contemporaine (Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 1993) (p. 143). 73. Les allusions à l'affaire Dreyfus récupèrent des épisodes de l'histoire de l'intégration juive en France : «Je suis JUIF et l'armée qui a dédaigné les services du capitaine Dreyfus se passera des miens. On me condamne parce que je ne remplis pas mes obligations militaires. Jadis le même tribunal a condamné Alfred Dreyfus parce que lui, JUIF, avait osé choisir la carrière d'armes. » (P, 16-7). Le décret de 1791 permettait aux Français juifs de faire carrière dans l'armée et l'État-Major. Dreyfus représentait au XIXe siècle un modèle d'émancipation post-révolutionnaire pour la communauté « Israélite » qui essayait de se reconstruire après les droits acquis à la fin du siècle précédent. Néanmoins, la droite royaliste et monarchiste voyait naître vers 1850 un idéal républicain qui menaçait l'expansion des mouvements de droite. L'antisémitisme religieux, économique et de parti se propageait, jusqu'à ce que l'hostilité causée par la rivalité économique culmine lors de la victoire de la Troisième République (1870-1940). Le clivage entre la liberté républicaine et universelle, issue des Lumières, et le parcours que la France royaliste et monarchiste souhaite imposer au pays, s'accentue à partir de ce moment. Modiano cependant ne passe pas par cette dualité intransigeante entre judéité et républicanisme d'une part, monarchisme et royalisme de l'autre. L'auteur est même loin de poser le lien entre judéité et républicanisme comme une évidence alors que Ora Avni signale, dans ses repères historiques, que «les juifs étaient pour la plupart profondément républicains» (Ora AVNI, D'un passé à l'autre, Aux portes de l'histoire avec Patrick Modiano [Paris, L'Harmattan, 1997], p. 56). Retraçant brièvement les repères historiques des Français juifs, Avni explique qu'avec la Révolution de 1789 et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (1789/1793) un nouvel espoir d'émancipation animait la communauté juive en France. L'égalité légale se réalisait pleinement et constitutionnellement. La religion n'était plus une affaire d'État mais une question privée, sans influence sur les droits revendiqués. Pour Avni ce tournant révolutionnaire fut une véritable libération : «Le Français rencontre enfin le juif, et l'histoire juive devient avouable — parce que française, parce que pour la première fois, elle ne se distingue pas de l'Histoire de France» (p.54). 74. Jean-Paul SARTRE, Réflexions sur la question juive (Paris, Gallimard, 1954). 75. Garry GUTTING, French Philosophy in the Twenthieth Century (Cambridge, Cambridge University Press, 2001). «Littérature engagée is writing that, realizing its essential relation to a particular historical situation, strives to make its readers aware ofand act on the potential for human libération implicit in that situation » (pp. 123-4). 76. Estaunié laissa une des œuvres les plus fortes du Naturalisme sur son déclin. Après son roman, La Vie secrète (1908), il tombe dans l'oubli, submergé par de nouvelles modes littéraires. 77. Un Pedigree a d'ailleurs récemment complété les blancs de l'indétermination spatiale de Villa triste. L'histoire amoureuse se déroulait près d'Annecy et de
141
Veyrier-du-Lac ; Yvonne s'appelait Marie et aimait lire, comme elle, L'Histoire d'Angleterre de Maurois «et des romans-photos que j'allais lui acheter avant de la rejoindre sur la plage» (Un Pedigree [Paris, Gallimard, 2005], p. 80). 78. Éliane LECARME-TABONE et Jacques LECARME, L'Autobiographie (Paris, Armand Colin, 1997). 79. Le nom Meinthe est repris dans Un Pedigree à l'acte de baptême sur lequel figure le nom d'un parrain mystérieux nommé «Jean Minthe» (op. cit.11, p. 34). 80. Roland BARTHES, Œuvres complètes, t. 1 (Paris, Seuil, 1993), « Structure du fait divers ». 81. Dominique Baqué dénombre les oppositions majeures entre l'art contemporain européen, japonais et américain, en ajoutant que « la vieille Europe, hantée par l'Histoire, peine à se divertir sans culpabilité, là où la culture américaine [...] avec ce mélange de naïveté et de brutalité qui la détermine souvent, pense le divertissement en termes d'entertainment » (Dominique BAQUÉ, Pour un nouvel Art politique ; de l'art contemporain au documentaire [Paris, Flammarion, 2004], p. 60). Pour la tension entre dimension historique et mythique voir : Paul GELLINGS, Poésie et mythe dans l'œuvre de Patrick Modiano (Paris, Lettres Modernes Minard, 2000). 82. Jean-Pierre RICHARD, L'État des choses (Paris, Gallimard, 2000). Ce que le langage propage « d'être en être, ou de génération en génération, c'est la capacité d'un manque» (p. 95). 83. La production de Vies minuscules sera suivie de récits courts, des vies d'artistes connus, Rimbaud, Van Gogh et Faulkner que Michon essaye de saisir dans leur petitesse avant qu'ils n'accèdent à leur grandeur : Vie de Joseph Roulin (1988), Rimbaud le fds (1991) et Corps du roi (2002). 84. Dominique VIART, «Essais-fictions : les biographies (ré)inventées», p. 331 in L'Éclatement des genres au XXe siècle, Marc DAMBRE et Monique GOSSELIN eds (Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne Nouvelle, 2001). 85. L'espace emprisonne même. Péluchet quitte les Cards pour l'Amérique, probablement vers le tournant du siècle. Dans les bistrots de Chatelus, les hypothèses les plus folles circulent. L'oralité des récits que le vin décuple montre à quel point la parole raplatit, rabaisse, jusqu'à rendre l'Amérique «semblable aux cantons jouxtant ceux qu 'on connaît par ouï-dire mais où l'on ne va jamais » (VM, 54). Cette oralité, par sa transmission, reste floue et vague, approximative et trouée et ne réussit pas à « informer » au sens de « apporter du nouveau ». 86. De nombreuses études ont été consacrées à la généalogie et à la relation douloureuse face aux précurseurs littéraires dans l'œuvre de Michon, notamment celle de Spyridon Simotas : « L'écrit de Pierre Michon prête voix aux pères qu'il enterre. Pierre Michon en fds œdipien exerce la violence du meurtre, il tue le père, mais il permet simultanément, en fds chrétien, la résonance de la voix du père. Cette voix qui s'entend par la bouche du fds. Voix qui vient de l'au-delà et qui parle en son propre nom. » (Spyridon SIMOTAS, « Pierre Michon, la question de la filiation », p. 76 in Pierre Michon entre pinacothèque et bibliothèque, études réunies par Ivan FARRON et Karl KORTOS (Berne, Peter Lang, 2004). 87. Descartes écrit littéralement « en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (c'est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point
142
qu 'aucune force extérieure nous y contraigne. » {Méditations métaphysiques, présentation Michèle et Jean-Marie BEYSSADE [Paris, Flammarion, « GF», 1992], p. 143). 88. Biaise PASCAL, Œuvres complètes (Paris, Seuil, « Intégrale», 1963), p. 589. 89. Paul BÉNICHOU, Les Morales du grand siècle (Paris, Gallimard, 1948), p. 129. 90. Pierre MlCHON dans Le Nouvel Observateur, 24-30 octobre 2002, p. 120. 91. Auguste Comte aujourd'hui de Michel BOURDEAU. Houellebecq reprend dans son essai la citation de Pascal en y souscrivant. 92. Dominique NOGUEZ, Houellebecq en fait (Paris, Fayard, 2003), pp. 182-213, renvoie à l'entretien dans Lire de septembre 2001. 93. L'exemple scientifique illustre cette idée, pourcentages à l'appui, p. 87 : « Exemple numéro 1. Considérons un groupe de jeunes gens qui sont ensemble le temps d'une soirée, ou bien de vacances en Bulgarie. ». 94. Michel HOUELLEBECQ, Les Particules élémentaires (Paris, Seuil, 1998). 95. Michel HOUELLEBECQ, Interventions (Paris, Flammarion, 1998). 96. Michel HOUELLEBECQ, Rester vivant (Paris, Flammarion, «Librio», 1997). 97. Emile ZOLA, Le Roman expérimental (Paris, Bibliothèque Charpentier, 1905). 98. Michel HOUELLEBECQ, Plateforme (Paris, Flammarion, 2001), p. 7. 99. Philippe Muray parle, dans la citation que nous avons reprise, de l'Histoire et non de l'évolution. Voix «Dans la nuit du nouveau monde-monstre», entretien avec Oliver ROHE, Le Cadavre bouge encore, Précis de réanimation littéraire (Paris, Chronic'art, 2002), p. 48. 100. Rokus HOFSTEDE et Martin D E HAAN, « Le Second degré : Michel Houellebecq expliqué aux sceptiques », in Politique et Style, F. VENACLLE, C.J. NOLAND, M. DEGUY eds (Bruxelles, Devillez, 2002). 101. Sur la dépression du vouloir : « Nous ne vivons pas ; nous opérons des mouvements que nous croyons volontaires. La mort ne nous atteindra pas ; nous sommes déjà morts. » (p. 10295). 102. Marc WEITZMANN, 28 façons de se faire détester (Paris, Stock, 2002), p. 92.
143
CONTEMPORANÉITÉ ET LITTÉRATURE Bibliographie sélective BAETENS, Jan, «La Littérature expérimentale : les années 80», pp. 142-55 in La Littérature française contemporaine, Frank BAERT et Dominique VIART eds (Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 1993). BAETENS, Jan et Dominique VIART eds. Écritures contemporaines 1 : "La Mémoire du récit. 2 : les filiations littéraires". Paris, Lettres Modernes Minard, 1998-99. BAQUÉ, Dominique. Pour un nouvel art politique ; de l'art contemporain au documentaire. Paris, Flammarion, 2004. BLANCKEMAN, Bruno et Jean-Christophe MILLOIS. Le Roman français aujourd'hui : transformations, perceptions, mythologies. Paris, Prétexte, 2004. Contributions de : Christine JÉRUSALEM, «Cartographie des écritures de Minuit » ; Lionel RUFFEL, « Le Temps des spectres » ; Dominique RABATÉ, «À l'ombre du roman (propositions pour introduire la notion de récit)» ; Dominique VIART, «Le Moment critique de la littérature». BLANCKEMAN, Bruno. Les Fictions singulières, étude sur le roman français contemporain. Paris, Prétexte, 2002. BLANCKEMAN, Bruno. Les Récits indécidables. Lille, P. U. du Septentrion, 2000. CLERC, Thomas. Les Écrits personnels. Paris, Hachette, 2001. DAMBRE, Marc et Monique GOSSELIN eds. L'Éclatement des genres au XXe siècle. Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2002. FLIEDER, Laurent. Le Roman français contemporain. Paris, Seuil, 1998. Coll. «Mémo». GELLINGS, Paul. Poésie et mythe dans l'œuvre de Patrick Modiano. Paris, Lettres Modernes Minard, 2000. GRACQ, Julien. La Littérature à l'estomac. Paris, Pau vert (José Corti), 1961. GUTTING, Garry. French Philosophy in the Twenthieth Century. Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
144
HOEK, Léo, «Indifférence, outrance et participation, dispositifs postmodernistes», in Kibédi VARGA, Littérature et postmodernité (Amsterdam, Rodopi, 1986). HOFSTEDE, Rokus et DE HAAN, Martin, «Le Second degré : Michel Houellebecq expliqué aux sceptiques», pp. 241-8 in F. VENAJLLE, CJ. NOLAND, M. DEGUY eds, Politique et Style, vol. 1 (Bruxelles, Devillez, 2 vol. : 2001-2002). HOUPPERMANS, Sjef. Alain Robbe-Grillet Autobiographe. Amsterdam, Rodopi, 1993. HOUPPERMANS, Sjef, «Jean Echenoz», pp. 167-85 in BAETENS, J. & GELDOF, K. eds, Franse literatuur na 1945, deel 2 : récente literatuur (Leuven, Peeters, 1998-2000). HOUSTON, Nancy. Professeurs de désespoir. Arles, Actes SUD, 2004. JOURDE, Pierre. La Littérature sans estomac. Paris, L'Esprit des Péninsules, 2002. LECARME-TABONE, Eliane et LECARME, Jacques. L'Autobiographie. Paris, Armand Colin, 1997. LEJEUNE, Philippe. Le Pacte autobiographique. Paris, Seuil, 1975. LlPOVETSKY, Gilles. L'Ère du vide, essais sur l'individualisme contemporain. Paris, Seuil, 1983. MAISON ROUGE, Isabelle DE. Mythologies personnelles, l'art contemporain et l'intime. Paris, Éditions Scala, 2004. MECKE, Jochen, «Le Roman nouveau : pour une esthétique du mensonge», Lendemains, n° 107-108 : "Der Zeitgenôssische franzôsische Roman", vol. 27, 2002 (Tubingen, Stauffenburg Verlag. Sous la direction de D. VIART avec contributions de W. ASHOLT, G. RUBINO e.a.\ pp. 98-112.
Warren. Small Worlds. Lincoln/Londres, University of Nebraska, 1999. MURA Y, Philippe, « Dans la nuit du nouveau monde-monstre », entretien avec Olivier ROHE, Le Cadavre bouge encore, Précis de réanimation littéraire (Paris, Chronic'art, 2002). NOGUEZ, Dominique. Houellebecq en fait. Paris, Fayard, 2003. RABATÉ, Dominique. Le Roman français depuis 1900. Paris, P.U.F., 1998. RICHARD, Jean-Pierre. L'État des choses. Étude sur huit écrivains d'aujourd'hui. Paris, Gallimard, 1990. MOTTE,
145
RICHARD, Jean-Pierre. Quatre lectures. Paris, Fayard, 2002. Avec une étude consacrée à P. MICHON. ROCHE, Anne et VIART, Dominique. Écritures contemporaines 8 : "Antoine Volodine, fictions du politique". Caen, Lettres Modernes Minard, 2006. ScHOOTS, Fieke. Passer en douce à la douane : l'écriture minimaliste de Minuit, Deville, Echenoz, Redonnet et Toussaint. Amsterdam, Rodopi, 1998. SHERINGHAM, Michael, «La Figure de l'archive dans le récit autobiographique contemporain», Lendemains, n° 107-108 : "Der Zeitgenôssische franzôsische Roman", vol. 27, 2002 (Tùbingen, Stauffenburg Verlag. Sous la direction de D. VIART avec contributions de W. ASHOLT, G. RUBINO e.a.), p. 25.
VIART, Dominique, «Le Récit postmoderne», pp. 156-63 in La Littérature française contemporaine, Frank BAERT et Dominique VIART eds (Louvain, Presses universitaires de Louvain, 1993). VIART, Dominique, « Dis-moi qui te hante, paradoxes du biographique », Revue des sciences humaines, n°263, juillet-septembre 2001, pp. 7-33. VIART, Dominique, «Essais-fictions : les biographies (ré)inventées », pp. 331-46 in DAMBRE, Marc et Monique GOSSELÏN eds, L'Éclatement des genres au XXe siècle. VIART, Dominique. Le Roman français au XXe siècle. Paris, Hachette, 1999. WEITZMANN, Marc. 28 façons de se faire détester. Paris, Grasset, 2002.
146
INDEX DES NOMS D'AUTEURS MENTIONNÉS DANS LE TEXTE
ANASTASE D'ALEXANDRIE
AUGUSTIN saint
18
9, 11
ANZIEU, D. 63-4 ARENDT, H. 133 ARON, R. 84 BACQUÉ, D. 14, 100 BAKOUNINE, M. 120 BALZAC, H. DE 13, 14,
16,
17,
CARRÈRE, E. 31 CAU, J. 95 CÉLINE, L.-F. 39, 90 CLAUDEL, P. 24 CHEVILLARD, E. 27 CHRÉTIEN DE TROYES, C. COLONNA, V. 96 CONRAD, J. 109 CONTÂT, M. 44
26
20, 40, 44, 53, 124-5, 130 BARTH, J. 27 BARTHES, R. 16-7,
19,
71, 83, 87, 125 BAUDRILLARD, I 30 BECKETT, S. 28 BELLOS, D. 81 BÉNABOU, M. 81 BERNARD, C. 125, 131 BESSON, P. 30 BLONDIN, A. 95 BOBER, R. 22 BON, F. 15 BOUILLIER, G. 22 BOURAOUI, N. 13 BOURDOUXHE, M. 61
BOURMEAU, S. BRECHT, B. BRETON, A.
117
17, 30 101
BliREN, D. 27 BÛRGER, P. 27 CAGE, J. 27 CAMUS, A. 84
25,
63,
DANTE 106 DARWIN, C. 124, 130 D E HAAN, MARTIN 128-30 DÉMOCRITE 27 DERRIDA, J. 23
DESCARTES, R.
10, 35-50, 60,
67,80,84, 110, 112, 117, 133 DEVILLE, P. DJEBAR, A. DUGAIN, M. DUMAS, A. DURAS, M. DURER, A.
ECHENOZ, J.
28 23 100 76 19, 25 35
27-31, 44, 89
E L GRECO 108 EMMANUEL, F. 100 EPICTÈTE, 10 ESTAUNIÉ, E. 96 FLAUBERT, G. 67, 109 FLAVIN, D. 27 FOUCAULT, M. 6-7, 17-8, 35
147
FREUD, S.
MAUPASSANT, G. DE
87, 93
124-5, 127-
128, 130 GAILLY, C.
27-30
MAURIAC, F. 19, 25, 55 MEAD, H. 42 MECKE, J. 29-31 MERLEAU-PONTY, M. 84 MICHAUX, H. 76 MICHON, P. 11, 24, 70, 82,
GENET, J. 92 GIDE, A. 36, 101 GOLDIN, N. 22 GOLDMANN, L. 83 GRACQ, J. 3-4, 33-4 GRAHAM, J. 27
MILLET, R. 24, 104 MODIANO, P. 11, 21,
HALBWACHS, M. 24 HEGEL, G.W.R 7 HERZINGER, K. 28 HITCHCOCK, A. 29, 30, 61 HOLBEIN, H. 108
HOFSTEDE, R.
82,
MONTAIGNE, M. 9, 67 MONTHERLANT, H. DE 25, 36 MOTTE, W. 26-8
32,
70,
117-32 78 33, 35, 36, 38, 42-
3 JOURDE, P.
70,
88-102, 113, 114
128-30
HOPPER, E. 30, 61 HOUELLEBECQ, M. 11, HUIZINGA, J. HUSSERL, E.
90,
99, 103-16, 133
N ' D I A Y E , M. 23 NIMIER, R. 95 NIETZSCHE, F. 18 NOGUEZ, D. 118 ORLAN
4, 21
22
PASCAL, B.
53-5, 67, 112,
117,
133 KIERKEGAARD, S. 33 KOFMAN, S. 22 KRISTOF, A. 23, 69 KUNDERA, M. 23, 70 LACAN, J. 18, 87-8, 127 LECARME, E. et J. 96 LEFEBVRE, H. 84 LEJEUNE, P. 20
PEREC, G.
11,
13,
17,
PLUTARQUE, 104 POIRIER, J. 103 PONGE, F. 25 PONTALIS, J.-B. 74 PRICE, R. 84 PROUST, M. 25, 61, 63
LlPDMSKA, S. 85 LIPOVETSKY, G. 21, 29 LUKACS, G. 83 LUSSON, P. 79 LONDON, J. 76
QUENEAU, R. 81 QUEYSANNE, B. 86 QUIGNARD, P. 24, 90 QUINT, M. 100
MACÉ, G. 24 MARC-AURÈLE 10 MARX, K. 31, 43, 81
RABELAIS, F. 126 RAUSCHENBERG, R. REBATET, L. 90
148
18,
26,
67-86, 100, 104, 113, 114, 117
27
REICH, S. 27 RICHARD, J.-P. 106 RIMBAUD, A. 105, 107 ROBESPIERRE, M. 122, 131 ROBBE-GRILLET, A. 11, 16,
VINCENT, G. 69 VOLODINE, A. 24
19,
25, 51-66, 71-3, 75, 77, 79, 83, 104 ROLIN, O. 69, 90, 104 ROLLINS, S. 30 ROUAUD, J. 24, 90, 104 ROUBAUD, J. 79, 81 ROUSSEAU, J.-J. 10-1 RUFIN, J.-C. 15 RYBALKA, M. 44 SALVAYRE, L. SARRAUTE, N.
14 61
SARTRE, J.-P.
11, 14, 18, 19,25,
WEBER, M. 76 WEITZMANN, M. 129 WINOCK, M. 85 WITTGENSTEIN, L. 125 YOURCENAR, M.
ZOLA, É.
108-9
13-4, 122, 124-5, 130
33-50, 51-5, 60, 64-6, 68-9, 71-3, 75, 76-7, 84, 88, 89-96, 101, 104, 110, 112, 113, 133 SCHWOB, M. 104 SEBALD, W.G. 30 SÉNÈQUE 10, 18 SENNET, R. 15, 21, 42, 67-9 SHERINGHAM, M. 23, 24 SHERMAN, C. 22 SMAÏL, P. 23 SOLLERS, P. 19, 89, 118 STENDHAL 13, 14, 15, 67, 104 SUARÈS, A. 113 TAYLOR, C. TOLSTOÏ, L.
7-9, 21, 41-2 108
TOCQUEVILLE, A. DE 4 0 TOUSSAINT, J.-P. 13, 27-30 VALÉRY, P. 25 VASARI 104
VÉLASQUEZ
108
VERNE, J. 76 VIART, D. 23 VIDAL, J.-P. 58
149
TABLE
PETITE PHILOSOPHIE D E L A LIBERTE
3
I. L I B E R T É S C O N T E M P O R A I N E S claustrophobie du promeneur solitaire de la vérité publique vers l'intimisme : un regard réduit sujets absents tendances en quête d'identité, 17 - en quête d'Histoire, 2 3 - en quête de réel, 25.
13 13 14 16 17
n . L A L I B E R T É C R É A T I V E : LA NAUSÉE bref face-à-face entre Gracq et Sartre l'identité : une limite entre deux vides la voie de Vatomisme la nature indéterminée un type dans le genre de Descartes
33 33 35 38 AA 48
DE SARTRE
m . ROBBE-GRDLLET E N R É P O N S E À S A R T R E (1957) : L A PRISON M E N T A L E D E L A C O N T I N G E N C E réécrire "La Nausée" dérapages et formes esprit de géométrie, 56 - arbres, 58 les murs de l'obsession prison mentale, 62 - mille-pattes, 63
150
51 51 56 62
IV. LE MALAISE REVOLUTIONNAIRE : SARTRE, ROBBEGRILLET ET PEREC d'un homme et d'une chambre d'un homme qui joue le sommeil pré-révolutionnaire
67 71 78 82
V. LA DÉRIVE MÉLANCOLIQUE DE PATRICK MODIANO "La Place de Vétoile" (1968) : Modiano contre Sartre de 1968 à 1975 : de la politique au fait divers l'obstacle mental dans "Villa triste"
87 89 96 100
VI. L'ATHÉISME JANSÉNISTE DE PIERRE MICHON passage du pré-moderne, au moderne et au minuscule le pré-moderne le moderne : du doute vers la nature fatale l'hyper moderne minuscule
103 103 105 107 114
Vn. L'UNIVERS DE HOUELLEBECQ : LA DÉPRESSION DU VOULOIR contre la liberté libérale la révolution des mœurs la liberté du mouvement arrêté ...dans un monde animal d'une fusion impossible un auteur sans style ?
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IDENTITÉS EXCENTRÉES
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