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French Pages 165
Le Printemps 2005 au Liban
Comprendre le Moyen-Orient Collection dirigée par Jean-Paul Chagnollaud
Anne-Lucie CHAIGNE-OUDIN, La France dans les jeux d'influence en Syrie et au Liban, (1940-1946), 2009. May MAALOUF MONNEAU, Les Palestiniens de Jérusalem. L'action de Fayçal Husseini, 2009. Mohamed ABDEL AZIM, Israël et ses deux murs. Les guerres ratées de Tsahal, 2008. Michel CARLIER, Irak. Le mensonge, 2008. Nejatbakhshe Nasrollah, Devenir Ayatollah. Guide spirituel chUte, 2008. Mehdi DADSETAN et Dimitri JAGENEAU, Le Chant des Mollahs: la République islamique et la société iranienne, 2008. Chanfi AHMED, Les conversions à l'islam fondamentaliste en Afrique au sud du Sahara. Le cas de la Tanzanie et du Kenya, 2008. Refaat EL-SAID, La pensée des Lumières en Égypte, 2008. El Hassane MAGHFOUR, Hydropolitique et droit international au Proche-Orient, 2008. Sepideh FARKHONDEH, Société civile en Iran. Mythes et réalités,2008. Sébastien BOUSSOIS, Israël confronté à son passé, 2007. Ariel FRANÇAIS, Islam radical et nouvel ordre impérial, 2007. Khalil AL-JAMMAL, L'Administration de l'Enseignement Public au Liban, 2007. Dr. Moustapha AL FEQI, Les Coptes en politique égyptienne. Le rôle de Makram Ebeid dans le Mouvement National, 2007. Mohamed Anouar MOGHIRA, Moustapha KAMEL l'égyptien. L 'homme et l'œuvre, 2007. Jean-Paul CHAGNOLLAUD, Palestine, la dépossession d'un territoire, 2007. Benjamin MORIAMÉ, La Palestine dans l'étau israélien, 2006.
Rita Chemaly
Le Printemps 2005 au Liban Entre mythes et réalités
L' Harmattan
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EL CHARK EL AWSAT, JARlDAT EL ARAB EL DOUWALlYA, mardi 15 mars ] 978-2005 @ H. H. Saudi Research & Publishing 2005, No. 9604, copyright: Company (SRPC). 2 LABAKI Nadim, « L'opposition libanaise se mobilise à Beyrouth », www.Liberation.fr.
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the early days have largely concentrated on the size of demonstrations organized by pro-syrian Hezbollah on the one hand, and those that want Syria out now, on the other. (...),,1 Il faut noter que leur scepticisme est justifié car l'opposition entre deux rues lors du Printemps libanais, n'était pas une simple opposition politique, marqueuse d'une diversité des choix politiques, mais une opposition fondamentale dans les choix politiques pour une Nation libanaise. Les deux rues avaient deux dialectiques opposées sur leur vision du Liban. En outre, certains observateurs, encore plus sceptiques, parlent de monologue mené par chaque rue, monologue qui ne peut mener à aucune sortie de crise: "Optimists term the present cycle of demonstration and counter-demonstration as a "political dialogue." In fact, it stilllooks more like monologue by ,,2 turns. Lors du Printemps libanais, deux mouvements de rues s'opposaient. Les deux avaient recours à la foule et au défi du nombre pour renforcer leurs positions sur l'échiquier politique. Or, ce recours à la rue, s'il a pu déstabiliser le gouvernement et le mener à démissionner, ou s'il a pu entraîner la sortie des syriens, n'a pas pu réconcilier les Libanais entre eux: le constat est effarant avec les élections législatives et les zizanies et les marchandages qui en ont résulté. Ces comportements politiques ont donné naissance à une déception chez de nombreux jeunes, plus de 60% des questionnés de notre enquête.3 Lors des élections législatives de mai-juin 2005, certaines listes se sont créées symboliquement pour montrer une unité et un changement profond des mentalités, mais le système ne s'est pas transformé en un système plus démocratique et l'Etat libanais n'a vu après le Printemps libanais qu'une nouvelle équipe utilisant pour ces intérêts propres les mêmes règles du jeu dont bénéficiait la précédente équipe. Les personnes interrogées nous ont affirmé pour la plupart qu'ils n'étaient pas dupes du changement illusoire qui avait été effectué. Pour eux, le Printemps libanais a pu montrer que l'union des acteurs de la société pouvait entraîner les politiciens à suivre le mouvement. Deux des leaders d'opinions que nous avons interviewés nous ont affirmé que ce sont les jeunes qui ont ébauché le mouvement du Printemps 1 The Middle East, The Winds orChange, Issue 355, April 2005, p. 10. 2 QUILTY Jim, "Performance politics in Lebanon", in Middle East International, Lebanon at the crossroads, No. 746, 18 mars 2005, p. 4. 3 Cf. La liste des entretiens. 47
libanais, les politiciens n'ont que récupéré un mouvement lancé par la société. Comment les artisans du Printemps libanais ont-ils pu arriver à mobiliser les Libanais, et quel a pu être l'impact du Printemps libanais? Nous allons exposer ces points en étudiant le mouvement dans une optique de mythe d'une part et selon une approche fonctionnelle de l'autre.
A-b) Mythification contagion
et suggestion collective créatrices d'effet de
Qu'est-ce que le 14 mars, et surtout comment peut-on expliquer la dynamique qui a débuté avec le Printemps libanais? Pour certains, le 14 mars est un mouvement civique où les Libanais ont osé dire publiquement ce qu'ils pensaient mais surtout ont exprimé leur volonté d'un Etat politique nouveau. Cette définition du 14 mars a été retrouvée chez de nombreux leaders d'opinion que nous avions interviewés et qui ont été déçus, par la suite, par la tournure des événements. Donner au Printemps libanais une telle ampleur relève d'une vision simpliste ou du moins très optimiste. Simpliste car le renouveau du système politique libanais fait face à la complexité de sa politique communautaire, à son imbrication dans des dettes publiques et à sa situation géopolitique dans une région houleuse. Il ne peut s'affirmer par une simple manifestation grandiose car de nombreuses causes, qui entravent une réelle unité, apparaissent. Georges Corm dans l'introduction de son article dans le Monde diplomatique en relève:« La prégnance de profondes divisions confessionnelles, le poids de la guerre civile et le contexte régional marqué par les incertitudes en Irak et en Palestine. »1 Nous allons voir, d'une part, que le mouvement de mythification de l'idée de révolution et de changement, conduit par les artisans du Printemps libanais ne pouvait être constructif d'une communauté nationale réelle basée sur un projet politique nouveau. Mais ce mouvement leur servait de «processus de catégorisation» qui leur permettait de grossir les rangs. D'autre part, nous allons voir par l'étude fonctionnelle du « 14 mars» s'il était, de par sa fonction, 1
CORM Georges, « Crise libanaise dans un contexte régional houleux », Le Monde
diplomatique, avril 2005, pp. 16-17. 48
porteur de tant de perspectives politiques qualitatives. Nous exposerons, de prime abord, le rôle que joue la cristallisation émotionnelle dans la construction du mouvement et surtout dans l'illusion unitaire. b-l) Emotion génératrice d'unité mais aussi de fausses illusions Quel est l'impact qu'ont pu avoir le Printemps libanais et les manifestations de masse sur l'identité libanaise? Le changement, prôné par les foules, était-il réellement voulu et pensé? Les révolutions menées par elles pouvaient-elles mener à un changement radical des perceptions identitaires des Libanais? Le « 14 mars 2005» est devenu un mot marqueur sur lequel se focalise «une projection intense. »1 Un mot, qui porte en lui même une pléthore de significations, mais il a été jusqu'à la période des élections, une sorte de symbole marquant une volonté de changement. Le « 14 mars» ou « le Printemps libanais» sont des expressions qui se sont inscrites dans le lexique journalistique et usuel, désignant comme le dit Beauchart « un être virtuel» qui s'affirme « comme une puissance d'images communes. »2 Mais qu'elle est l'essence de ce mouvement, et est-ce qu'il aurait pu avoir d'autres retombées que la levée de boucliers entre les parties libanaises? Il faut noter de prime abord une nuance primordiale pour la compréhension des événements libanais de 2005 : après l'assassinat de Rafic Hariri, une émotion publique a pu pousser les gens à se mobiliser, et les a unis autour d'une cause, d'où la naissance d'une opinion publique commune à tous les artisans. La nuance entre émotion et opinion est grande. Il nous a paru important de la relever. Le mouvement de foule était porté par une émotion commune à tous, émotion née chez certains après la vue des images choquantes de l'assassinat. Cette émotion s'est traduite en une mobilisation et une volonté de participation, et surtout une volonté d'action chez de nombreux Libanais; comme le traduit Le Bon: « des milliers d'individus séparés peuvent à un moment donné, sous l'influence de certaines émotions violentes, un grand événement 1 BRAUD Philippe, op. cit., p. 94. 2 BEAUCHARD Jacques, Penser l'unité /Jolitique entre fondements. turbulences et mondialisation. colI. Administration et aménagement du territoire dirigée par Jean Claude Néméry, L'Harmattan, 2001, p. 64.
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national, par exemple, acquérir les caractères d'une foule psychologique. » 1 D'une part, nous allons voir que, lors du Printemps libanais, une même opinion et une même volonté ont été formées lors des manifestations pour la liberté et la souveraineté du pays. L'enthousiasme patriotique des Libanais a entraîné une certaine cohésion nationale autour d'un patriotisme et libanisme d'un genre nouveau. Patriotisme qui s'allie à un optimisme sans pareil pour un futur social et politique et un libanisme « égocentrique» qui s'identifie par rapport aux autres. Tarde parle de ce patriotisme exacerbé qui peut stimuler, sous le choc des émotions, une action spontanée: « L'enthousiasme patriotique a aussi souvent inspiré généreusement les foules, et, s'il ne leur a jamais fait gagner des batailles, il a eu parfois pour effet de rendre invincible l'élan des armées exaltées par elles. »2 Lors du Printemps libanais, et même durant les funérailles nationales de Rafic Hariri, un libanisme exacerbé est apparu. Avec les veillées au centre ville, puis les manifestations du Lundi, cette action spontanée a persisté. Les idées communes ont germé avec le choc violent de l'assassinat d'un homme politique qui, certes, ne faisait pas l'unanimité au niveau populaire, mais dont la mort tragique et violente a entraîné une réaction immédiate chez de nombreuses parties libanaises. Tarde parle de la foule de deuil, qui suit, « sous l'oppression d'une commune douleur, le convoi d'un ami, d'un grand poète, d'un héros national? Celles-là, pareillement, sont d'énergiques stimulants de la vie sociale; et, par ces tristesses comme par ces joies ressenties ensemble, un peuple s'exerce à former un seul faisceau de toutes les volontés. »3 Lors du Printemps libanais, on a relevé que la rue libanaise s'est mobilisée après le choc de la mort violente de Rafic Hariri et ses compagnons. Fadia Kiwan lors d'une communication à l'Institut du Monde Arabe à Paris explique que cette mobilisation émotionnelle est la réaction naturelle à cette sorte d'événement: « L'expression de la solidarité a résisté aux aléas de toutes les politiques et ce qu'on appelle la rue arabe, expression courante pour désigner les sensibilités fortes de l'opinion publique dans les différentes sociétés arabes, 1 LE BON Gustave, op. cil., p. JO. 2 TARDE Gabriel, L 'ovinion et la Foule. Les Presses universitaires de France, avril 1989, 1ère édition, Collection Recherches politiques, Paris, pp. 60-61. 3 TARDE Gabriel, op. cil., p. 61.
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exprimées le plus souvent par des mobilisations émotionnelles en réaction à de grands événements, reflète une similitude dans les états d'âme et l'on peut croire même à un effet de contagion. »1 Lors du Printemps libanais, nous constatons que par la tristesse et le « ras-le-bol» ressentis par une grande partie de la population, cette même population a pu se réunir en un même mouvement. Nous allons voir dans notre étude que de nombreuses stratégies symboliques et médiatiques ont aidé à la création de cette image commune, mais il ne faut pas oublier la force de l'émotion qui ajoué un rôle important lors du Printemps libanais, et qui est un facteur cité par la plupart de nos questionnés. L'émotion stimule un enthousiasme patriotique sans pareil et pousse à un même moment de nombreuses parties à s'unir. Les nombreuses parties qui, souvent, ont chacune mené un combat indépendant, s'unissent pour une même cause entraînant la création d'une allégeance concordante avec des valeurs communes. C'est ainsi que Durkheim explique la création d'une société civile en acte: « C'est que la société ne peut faire sentir son influence que si elle est en acte, et elle n'est en acte que si les individus qui la composent sont assemblés et agissent en commun. C'est par l'action commune qu'elle prend conscience de soi et se pose; elle est avant tout une coopération active. »2 b-2) L'effet Printemps
de contagion,
né de la mythification
symbolique
du
Lors du Printemps libanais, nous constatons deux phases distinctes dans le mouvement de mobilisation qui s'est déclenché après le 14 février 2005. Le tournant apparaît le 8 mars 2005, et non pas comme beaucoup le pensent le 14 mars 2005. En effet, lors des manifestations du lundi qui ont précédé le 8 mars 2005, les manifestants emportaient chacun son drapeau partisan, et la plupart venait au centre ville portant ses propres martyrs à bout de bras. 1 Communication
de Mme le Professeur Fadia KIW AN au I er Forum du Dialogue Euro-Arabe, sur le thème « Perspectives et contenu d'un partenariat stratégique euro-arabe », les 26-27-28 avril 2006, à l'Institut du Monde Arabe à Paris. 2 DURKHEIM Emile, op. cil., p. 598. 51
Cela nous montre qu'avant le 8 mars et le choc perçu par une grande partie de la population libanaise à la vue de la grande manifestation organisée par les pro-syriens au Liban, la réelle volonté de mettre en commun toutes les demandes ne s'était pas affirmée. La confluence des mobilisations vers le centre ville aurait pu créer une image d'union ou de mobilisation commune. Mais ces mobilisations sporadiques n'étaient pas suffisantes, les artisans avaient besoin d'affirmer avec tous les moyens possibles le « ras-le-bol» qu'ils ressentaient et surtout cherchaient à impliquer le plus grand nombre de personnes. Par conséquent, ils ont mené une stratégie de symbolisation par l'image de l'Intifada, image symbolique qui, comme le souligne Sfez « considère rassemble et fortifie le modèle en place. »1 Après le choc des images du 8 mars, une autre dynamique s'est déclenchée. Notre enquête de terrain nous a aidés à percevoir le tournant qui s'est fait à travers les explications des responsables du 14 mars que nous avons interviewés. Les propos de Jad Ghostine et Nora Joumblatt sont précis sur cette transformation. Après le 8 mars, la vraie campagne de mobilisation et de symbolisation pour la préparation d'une grande contre-manifestation a commencé. En premier lieu, la formulation d'idées communes et celle de slogans exprimant un idéal commun a débuté. Cette stratégie concorde avec les propos que nous a tenu Walid Joumblatt: il fallait un slogan unificateur, et une idée porteuse d'ambition pour mobiliser la rue. Pour rassembler comme l'affirme Durkheim: « Une société ne peut ni se créer ni se recréer sans du même coup, créé de l'idéal. »2 Par conséquent, les artisans - que ce soient des acteurs de la société civile, des politiques ou des publicistes - ont mis en commun leurs forces pour créer cet idéal et l'image de cet idéal: Nader el Nakib affirme, lors de son entretien, avoir lui-même créé le slogan: vérité, liberté, union nationale. Mme Joumblatt amplifiant l'idée d'une image homogène avec des drapeaux communs et des signes communs. Sfez, décrivant cette opération symbolique, montre l'homogénéité parfaite et la vision unie que souligne cette stratégie: « l'opération symbolique vient sonner le rappel et montre, comme une magie, la vision d'un accord total, d'une transmutation parfaite. »3 1
SFEZ Lucien, La volitiaue svmbolique, Quadrige/ Presses universitaire de France, avril 1993, p. 142. 2 DURKHEIM Emile, op. cil., p. 603. 3 SFEZ Lucien, op. cil., p. 267. 52
En deuxième lieu, après le 8 mars, il fallait coûte que coûte préparer un lieu pour recevoir les gens mobilisés, et choisir une date dont le symbolisme puisse avoir un effet catalyseur sur de nombreuses personnes. Ce sont des stratégies appliquées par instinct par les artisans du Printemps libanais, alors que ce sont des stratégies détaillées par les théoriciens des mouvements de foule comme Moscovici, Tarde ou Le Bon. D'ailleurs, concernant le lieu choisi pour les manifestations (la Place des Martyrs) et l'effet symbolique de ces lieux sur la population libanaise, la description de Moscovici vient à point: « Pour se réunir et agir, les foules ont besoin d'espace. La mise en représentation donne à cet espace un relief et une forme. Des lieux sont créés afin d'accueillir les masses. »1 Nous avons vu que le 14 mars est devenu une image symbolique durant sa construction. L'idée de révolution et de transformation réelle a été le leitmotiv de la population qui s'est mobilisée. L'image du pluralisme, formée par une foule soudée, a conduit à la mythification de ce Printemps: «l'image symbolique est liaison fortifiée des contraires, pluralisme, mythe. »2 Après avoir constaté le rôle de l'émotion dans la création d'une foule et surtout la cristallisation de cette foule autour d'objectifs communs, nous allons voir si l'impact d'une telle stratégie peut être remis en cause. Il est vrai que la mobilisation a été éphémère après le 14 mars 2005, mais après ce jour, ce soulèvement populaire a laissé « en se retirant, la puissance d'un événement symbolique qui illustre une identification collective. »3 Quelles sont donc les conséquences de cette fusion collective, et cette contagion où plusieurs demandes ont convergé, a-t-elle pu changer les perceptions politiques libanaises? b-3) Démystification
du 14 mars
Nous avons vu que le mouvement de foule s'est construit sous l'effet de l'émotion. Par la suite, les artisans du mouvement de libération ont mis en œuvre de nombreux moyens pour édifier une image symbolique et mythique de fusion et d'homogénéité. Après avoir passé en revue certains des moyens utilisés par les manipulateurs du mouvement de foule, nous allons essayer de mener une approche 1
MOSCOVICI masses, Fayard, 2 SFEZ Lucien, 3 BEAUCHARD
Serge, L'âge des foutes. un traité historique des vsvchotoflies des France, 1981, p. 190. op. cit., p. 142. Jacques, op. cil., p. 64. 53
fonctionnaliste de ce mouvement pour sonder sa profondeur et son sérieux. Si nous voulons expliquer le 14 mars selon une rhétorique fonctionnelle, nous allons essayer de lui appliquer certaines fonctions énumérées par Almond et Powell, notamment les fonctions d'inputs décrites par eux, en expliquant le fonctionnement interne du système politique. De prime abord, on peut noter que le mouvement qui a mené au 14 mars 2005 est le résultat d'une articulation d'insatisfactions et de demandes diverses qui se sont illustrées lors de la manifestation grandiose du 14 mars 2005. Du 14 février 2005 au 14 mars 2005, une série de manifestations de rue, de distribution de tracts, de signatures de pétitions, de veillées, de sit-in, ont exprimé les demandes des Libanais. Ainsi durant la période de février-mars 2005, la fonction « d'expression des intérêts », qu'Almond et Powell appellent la fonction « d'articulation des intérêts» est apparue: la première étape de la rhétorique fonctionnelle s'applique donc à ce mouvement qui a fait couler beaucoup d'encre. Les individus et les groupes sociaux (tels que les ordres de médecins, avocats, syndicats, mouvements étudiants, mouvements de femmes...) ont formulé des demandes auprès des « décideurs politiques. » Pour illustrer cela, nous pouvons nous référer à l'article de Nada Merhi où la journaliste décrit l'atmosphère de la mobilisation qui a eu lieu: « Toutes les composantes de la société libanaise s'étaient retrouvées Place des Martyrs pour réclamer le « retrait syrien total », « la liberté », «la souveraineté », « l'indépendance et la vérité sur les circonstances de l'assassinat de Rafic Hariri. » Dans une seconde étape, nous avons observé que les députés de l'opposition et les meneurs du mouvement d'opposition lors de cette période ont essayé d'articuler les diverses demandes et intérêts, en un effort d'homogénéisation et de simplification. Les demandes multiples des individus en liesse dans la rue ont été réduites, harmonisées et converties en « demandes en termes de politique générale» ; ce qu'Easton nomme « la combinaison des demandes. » En effet, lors de toutes les veillées et lors des manifestations, les meneurs demandaient à la foule de scander un slogan unifiant toutes les demandes: « vérité, liberté, unité nationale. » D'ailleurs, dans un entretien, Walid Joumblatt a bien souligné que pour la création d'un tel mouvement, leur premier objectif était de trouver et de lancer un slogan unificateur. Il faut noter que chez Easton l'orientation qui banalise le système politique s'est vérifiée, par l'étude qu'il entreprend sur les fonctions 54
du système. De même l'étude des fonctions du« Printemps libanais », contribue largement à le démystifier. Car la pièce maîtresse de ce mouvement n'est pas sa fonction, puisqu'elle ne s'avère être qu'une demande de participation réelle des citoyens aux choix politiques du pays, mais sa structure: une mobilisation sans précédent d'acteurs qui pendant longtemps avaient préféré la passivité politique à l'action active. Ainsi, lors du Printemps libanais, la liesse et l'émotion ont soulevé de nombreux espoirs chez les Libanais qui pensaient pouvoir changer le régime et surtout libérer le pays. Mais l'essoufflement du mouvement de mobilisation a été rapide avec la satisfaction de ces demandes immédiates. Après la fusion du mouvement de foule et l'unité formée par la pluralité des acteurs, une réfraction a commencé avec les élections, de sorte que la théorie de Canetti dans Masse et puissance sur l'illusion unitaire dans les mouvements de masse peut être appliquée. Les Libanais se sont rétractés en retombant lors des campagnes électorales dans des discours communautaires, voire réfractaires, qui auraient pu paraître dépassés lors du Printemps libanais:« La dynamique civique a laissé la place à un phénomène régressif de repli sur soi, à une quasi-confédération de communautés. »1 Ou comme le dit Canetti: « Pour une part en effet, cette fusion n'est qu'illusion, et chacun doit retourner à son enfermement. »2 Après l'allégresse et la force de transformation radicale qui transparaissaient lors du 14 mars, retomber dans les luttes politiciennes et la récupération politique est un revers difficile à accepter. Après qu'une union matérielle entre plusieurs communautés et une identification première au Liban ont été consommées, la récupération politique a entraîné les artisans de cette union matérielle à se réfracter dans des positions communautaires, voire idéologiques d'un temps passé. Les impairs mais aussi la récupération de la mobilisation par la classe politique professionnelle ont entraîné une déception amère chez de nombreux Libanais, notamment chez les jeunes. La déception qui a suivi le moment historique du « soulèvement populaire pacifique », pour reprendre l'expression d'Elias Abou Assi3, n'est-elle pas un sentiment naturel après tout I HAJJI GEORGIOU Michel, op. cil. 2 BOURETZ Pierre, op. cil., p. 206. 3 ABOU AS SI Elias, «Le 14 Mars, un bilan en demi-teinte », in L'espoir en lettres de san?: le 14 février 2005-14 février 2006, la Révolution du Cèdre en marche, de 55
mouvement de liesse? « L'expérience historique prouve que l'identification qu'effectue un acteur social est toujours contextuelle, multiple, relative », raisonne Bayard.! Un Libanais se définit comme Libanais face à un Syrien, et lors de la période du Printemps libanais, tous les Libanais se sont définis comme tels par rapport aux étrangers et pour se différencier d'eux. En attestent les pancartes « 100% Libanais ». Si l'on applique la définition de Bayard au mouvement du 14 mars, il nous paraît être un « acte identificatoire » qui ne se fait que par son énonciation et le truchement des actes ou symboles le créant. Pour Bayard, « quiconque étudie une société concrète rencontre constamment de tels passages voire de telles sautes d'un registre identitaire à un autre. »2 La déception chez certains jeunes Libanais vient du fait que la séquence de variation identitaire a été très brève, mais intense dans la forme. L'image rouge et blanche d'un peuple uni a créé dans les esprits une illusion parfaite d'unicité et d'identité commune. La déception est devenue amère avec le temps, cette image s'effritant peu à peu dans l'arène politique mais restant dans les esprits des citoyens comme un souvenir réel. Cette attitude paraît normale pour les théoriciens qui ont observé le mouvement de masse, comme Moscovici. D'ailleurs, son analyse rejoint celle de Le Bon. Pour eux: « Il ne faut pas prendre pour argent comptant, se laisser leurrer par ces foules qu'on voit monter aux barricades et brandir des drapeaux rouges, ces foules qu'on entend crier des slogans révolutionnaires. Elles sont en réalités tenaillées par le désir d'un retour au fond archaïque. »3 Dès juin 2005, les Libanais ont commencé à avoir conscience non seulement de « l'incroyable frivolité politique libanaise» selon la formule du quotidien Asharq AI-Awsat, mais aussi de la stabilité rigide d'un « système de pouvoir interconfessionnel et inter-élitaire »4 selon la formule de Fadia Kiwan. La rupture, espérée par les Libanais avec L'Orient le Jour, p. 79. Elias Abou Assi qualifie « d'impairs» les fautes commises après le 14 mars et qui ont mené à une certaine déception alliée de refus chez les Libanais, il cite dans son article deux primordiales: l'alliance quadripartite qui s'est faite durant les élections législatives, qu'il décrit comme « contre nature », suivie de la mauvaise gestion gouvernementale « notamment sur le plan sécuritaire. » I BA YARD J. F., L'illusion identitaire, Fayard, L'Espace du politique, 1996, p. 98. 2 BA YARD J. F., ibid, p. 99. 3
MOSCOVICI Serge, ibid., p. 157.
4 KIWAN Fadia, op.cit., pp. 57-72. 56
le tournant de Mars 2005, est retombée avec les discours politiques des élections, mais aussi et, il est nécessaire de le relever, les discours politiques de la période du 14 mars, discours qui étaient en déphasage total avec les aspirations de la foule.1 Carlos Eddé2 explique que lors des élections, la menace ressentie a entraîné les Libanais à se replier sur soi: « quand on se sent menacé, la tendance naturelle est de se replier sur ses instincts. Or au Liban les instincts sont confessionnels. »3 Si son explication peut paraître évidente, nous ne la partageons pas: après la fusion et la cohésion nationale apparue chez le peuple mobilisé lors du 14 mars, quelle menace pouvait tenir la route face à ce rassemblement voulu et même réalisé par la masse? Le fossé existant entre les politiciens et le peuple est grand. La levée de boucliers qui s'est déclenchée par les tiraillements entre les politiciens lors des élections de 2005, n'a pu qu'entraîner un dégout chez le peuple, et l'esprit d'unité et de réconciliation, qui avait poussé des centaines de milliers de Libanais de toutes les confessions à réclamer ensemble le départ syrien, a cessé d'exister. Essayer d'expliquer la déception chez certains acteurs après le 14 mars nous amène à l'étudier dans le contexte de sa mission. A quoi servait le Printemps libanais? A resserrer les liens d'une alliance politique ponctuelle ou à formuler l'expression d'une réconciliation politique autour d'une identité libanaise partagée sur le long terme? Quel a été le rôle du 8 mars et de la Syrie dans les nouvelles alliances formées? 1 « Tant au plan local qu'international, tout s'était progressivement mis en ordre pour que la scène finale puisse enfin se jouer, place de la Liberté. Restait cependant un seul « hic» : le décalage formidable, et parfaitement perceptible, entre le phénomène de changement constitué par le déferlement populaire, civique, et la présence d'une majorité de tribuns peu en phase avec le mouvement, déjà dépassés par ce qui devait, ou ce qui devra déboucher, sur « autre chose» : un renouvellement des élites politiques, un véritable rajeunissement de la classe politique. » HAJJI GEORGIOU Michel, op. cit. 2 Carlos Edde est le doyen (Amid) du Bloc National Libanais, qui fait partie de l'opposition libanaise. Carlos Edde a succédé à son oncle Raymond Edde à la tête du Bloc National en 2000. Il s'est présenté aux élections législatives de 2005, pour le siège maronite de Byblos (Jbeil) au sein de l'alliance qui avait pris le nom de l'Alliance du 14 mars. 3 Cité par HENNION Cécile, « L'esprit d'unité et de réconciliation du « Printemps libanais» a cessé d'exister », in Le Monde Edition Proche Orient, No. 298, 17 juin 2005, p. 2.
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B- POLARISA TION ET RESSERRER LES LIENS
DIABOLISA TION
POUR
Lors du Printemps libanais, une des stratégies menée par les organisateurs consiste à resserrer les rangs de la foule en la « braquant» contre le gouvernement, contre les alliés des Syriens et contre la tutelle étrangère. Cette stratégie de rejet pouvait être spontanée. Rejet contre de nombreuses situations: l'ingérence syrienne dans les affaires libanaises d'une part, rejet contre la violence perpétrée lors des assassinats politiques qui rappellent la guerre, rejet contre la manifestation du 8 mars. Analysant d'une part la stratégie de diabolisation menée lors du 14 mars, nous allons d'autre part essayer de vérifier si une union de tendances différentes contre quelque chose de précis peut transformer ces tendances en une union en vue d'un projet commun.
B-a) La figure publique
de ['ennemi pour
consolider
une opinion
Les théoriciens et les auteurs, qui ont observé les mouvements de foule, montrent que, pour affirmer la fusion de la foule autour des mêmes idées, l'image de l'ennemi est nécessaire. « Ce processus fonctionne (...) dans les luttes politiques internes pour faciliter le resserrement des rangs au sein d'un camp, et si possible en élargir les frontières. »1 a-I) Antinomie génératrice d'unité En s'identifiant par rapport à l'Autre, la foule resserre les rangs, et le rejet permet la création d'un corps uni refusant l'Autre. Pour assurer les valeurs d'une opinion commune là où l'opinion commune peut être difficilement créée, la création d'un adversaire peut permettre à une opinion commune d'émerger. D'ailleurs, lors du 14 mars, un point commun a pu lier la grande foule mobilisée: le rejet de la tutelle syrienne. Les différentes tendances de la société, qui avaient chacune ses martyrs, et ses propres revendications, avaient en commun le rejet syrien, désigné comme seul ennemi pour pouvoir I
BRAUD Philippe, op. cil., p. 94.
rapprocher toutes les tendances présentes. Pour démontrer cela, nous avons eu recours au manuel de sociologie politique de Philippe Braud et aux écrits des théoriciens en la matière. Selon Le Bon, Tarde et Moscovici, la figure de l'ennemi, de l'adversaire, permet à la foule de retrouver son unité mentale d'une part, et surtout pousse les membres de cette foule à resserrer les rangs de l' autre. Beauchart, en observant ce qui s'est passé en Yougoslavie, montre comment la figure de l'ennemi a permis à une opinion publique unie de se créer face à la menace. Une même identité apparaît. « D'emblée le pouvoir est en scène, la figure de l'ennemi lui permet de se ré-identifier. Face à la menace, l'opinion publique se cristallise, des émotions et des rumeurs rendent possible ici et là des soulèvements. On se rassemble des défilés s'annoncent. Face au danger, la réaction grégaire affirme les valeurs même d'une identité politique. Ce fut le cas en Yougoslavie. L'ennemi cause essentielle d'unanimité, fit retour un instant, réinscrivant par réaction une idéologie et des valeurs au cœur de la société(. . .). »1 Cette même description peut s'adapter au cas libanais. L'ennemi, la Syrie ou la manifestation du 8 mars, a permis de réinscrire la libanité dans les perceptions de toutes les parties qui participaient. Le message de Hassan Nasrallah le 8 mars a entraîné une grande partie des Libanais qui ne sont pas d'accord avec ce message à s'identifier à un groupe différent. Le groupe de ce qui allait être le 14 mars. Une identification que Fabiola Azar explique en citant Tajfel? En répondant à la question relative aux ressentis du 14 mars, les I BEAUCHARD Jacques, op. cit., p. 12. 2 « Nous déclarons à la Syrie, pour reprendre les termes de votre président, Bashar Al-Assad: Au Liban, votre présence n'est pas matérielle ou militaire. Vous êtes
présents dans l'âme, le cœur, l'esprit, le présent, le passé et l'avenir (oo.) Je vous le dis, nul ne peut faire sortir la Syrie du Liban, de son esprit, de son cœur et de son avenir. » « Si certains estiment qu'ils peuvent faire tomber le pays, son régime, sa sécurité, sa stabilité et ses choix stratégiques, avec leurs connexions, leurs positions et leurs soutiens, avec quelques manifestations, foulards, slogans et médias, ils se trompent. » Dépêches spéciales, No. 878, MEMRI. 3 TAJFEL H, Human groups and social catefJories, Cambridge University Press, 1981 Cambridge, in AZAR Fabiola, Construction identitaire et a{)f)artenance communautaire au Liban, L'Harmattan, 1999, p. 20: les individus tentent de maintenir une identité sociale positive ou d'y accéder. Pour y parvenir, ils établissent des comparaisons entre leur groupe d'appartenance (l'endogroupe) et certains autres groupes (les exogroupes). 60
personnes interrogées nous ont tous sans exception répondu qu'après la manifestation du 8 mars et le choc ressenti par une manifestation qu'ils ressentaient fabriquée, ils ont voulu affirmer leur vision du Liban: Le « ras-le-bol» devait s'exprimer et les mots: « Assez, cela suffit» marquent tous les entretiens que nous avons eu avec les artisans du Printemps libanais qui nous décrivaient leurs impressions d'alors. De telle sorte qu'on se demande si ce n'est pas le 8 mars qui a créé le 14 mars. Ou si l'unité libanaise des chefs de file et de leurs adeptes n'a été construite que par rapport à la manifestation des pro-syriens: est-ce que l'action de l'unité ne s'est créée que par rapport à l'adversité ressentie face à la manifestation du 8 mars? Cette question rejoint l'analyse que mène Tarde, selon lui: « Pour les foules le besoin de hair répond au besoin d'agir. Exciter leur enthousiasme ne mène pas loin; mais leur offrir un motif et un objet de haine, c'est donner carrière à leur activité. »1 La manifestation du 8 mars a offert un motif et a été le catalyseur de la mobilisation de nombreuses personnes. Ils n'ont compris que leur action était nécessaire que face à l'ennemi. Lors d'une discussion informelle au CEMAM, nous nous sommes posés la question de voir si Hassan Nasrallah est en quelque sorte l'intellectuel organique du 14 mars 2005, notamment avec sa création d'un 8 mars. Il a entraîné la construction par effet pervers d'une réponse sans pareil à son discours, donnant la possibilité à l'opposition d'unifier les rangs et de répliquer à son mouvement. C'est après le 8 mars que l'opinion commune et l'image commune se sont illustrées lors du 14 mars, avec des appels à unifier les drapeaux et les slogans, et des appels pour une mobilisation sans pareil de toutes les branches et parties de la société, pour le partage d'un même discours2 qui puisse répondre à la grande manifestation du 8 mars. En effet lors des manifestations de l'opposition tous les lundis précédant le 8 mars, on a constaté que l'unité autour d'une même valeur n'était pas suivie par les manifestants. Chacun prenait le micro pour louer ses propres martyrs, chacun utilisait les manifestations pour chercher à faire entendre ses I
TARDE Gabriel, op. cit., p.69.
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EL CHARK EL AWSA T, JARIDA T EL ARAB EL DOUW ALlY A, No. 9604, op. cil. 61
propres revendications. Ce n'est qu'après la manifestation du 8 mars qu'un besoin de s'unir avec un même slogan est apparu. La quantité de SMS appelant à la mobilisation contre le 8 mars en atteste. La figure de l'ennemi a permis de recentrer les forces, et de mener un combat uni contre lui et les valeurs qu'il prône. Par conséquent on unit nos discours et on cherche à trouver les valeurs communes pour lesquelles on peut tous militer. L'opinion publique devait paraître commune et partagée par le plus grand nombre; d'où les appels à l'unification des slogans et des drapeaux sous la même bannière libanaise, et contre l'ingérence étrangère. En quelque sorte, c'est par réaction à l'ennemi et à ses actions que les acteurs du Printemps libanais ont fait l'effort de s'allier pour un même combat en essayant d'unifier leur action. Faut-il remercier pour cela « l'ennemi» qui, inconsciemment peut-être, a mené à cette unification contre lui? Au Liban, la valse des manifestations et contre-manifestations est habituelle, on est habitué à voir émerger une formation politique pour en faire un pendant antinomique à une autre.l Les organisateurs du 8 mars ont-ils oublié ce fait? Où ne s'attendaient-ils pas à une réplique unifiée de tous les autres contre eux? La réplique des organisateurs du 14 mars a utilisé les moyens symboliques pour monter les esprits contre le danger d'une telle manifestation de masse. L'obligation de participer et d'aller à la recherche des Libanais tièdes qui ne s'étaient pas encore mobilisés n'a pas été aussi difficile que lors des organisations des autres manifestations des lundis.
I Ainsi, contre « Kornet Chehwan», il y a eu « Khalliyat Hamad»; puis, la « Rencontre consultative» (loyaliste). A la « Rencontre du Bristol» ayant rassemblé des symboles de l'Opposition plurielle, s'est opposée celle de « Ain el-Tiné. » L'initiateur de ce rassemblement, en l'occurrence le Président de la Chambre, Nabih Berri, a prétendu que ce dernier n'était pas dirigé contre les « gens du Bristol ». Pour confirmer son assertion, il a lancé un appel « à un congrès national, en vue d'un dialogue dont aucune partie ne serait exclue» (...) Tout en affirmant que le but de la rencontre était de s'opposer à la résolution 1559 et de sauvegarder, en la renforçant, la concomitance libano-syrienne. Cf. L'Enquête de EL-FAKIH Bariha, La « Rencontre de Aïn el-Tiné », « besoin national» ou « réplique au Bristol »? ln La Revue du Liban, No. 3989, du 19 au 26 février 2005. 62
a-2) Volontarisme politique facilitateur d'une participation active Une grande partie des Libanais, qui restait passive avant le choc émotionnel subi avec la mort violente du Premier ministre, a eu assez des exactions commises. Les Libanais se sont transformés en de véritables citoyens actifs selon la définition du manuel de sociologie politique, ils « entendent agir sur le système politique. » Une grande partie des Libanais qui dans la période post 14 février se renfermait dans un défaitisme et une désaffection politique, s'est associée aux groupuscules d'étudiants et autres mouvements qui défiaient le régime sous tutelle. Ainsi une nouveauté est apparue, des partiesl -qui se sont longtemps cantonnées en un silence voire à un compromis avec les politiques menées par le régime sous tutelle- se sont mobilisées pour une véritable participation au jeu démocratique, cherchant à infléchir l'action politique, par les pétitions, et manifestations grandioses qu'elles ont organisées. En attestent les propos passionnés recueillis lors de notre entretien avec Alia Habli, responsable des diplômés de la fondation Hariri. Cette jeune femme nous a expliqué que le «Président» cherchait toujours la solution la plus diplomatique, il trouvait que le recours à la rue n'était pas une bonne solution2. Ce n'est qu'après avoir vu sa mort atroce, qu'Alia et ses amis ont dit « Stop », son expression libanaise « Fini », montre qu'elle est excédée3. Elle a compris que pour que l'ingérence étrangère s'arrête, il fallait qu'elle se mobilise et s'active avec ses amis. Sous le coup de l'émotion, elle a décidé d'agir, rejointe en cela par de nombreux jeunes. La foule psychologique s'est créée, une foule friande de tous les moyens qui peuvent lui donner une activité. Les 1 Lors de son entretien avec des étudiants de l'USJ le Il décembre 2005, le leader Druze Walid Joumblatt a bien noté que durant de nombreuses années il était obligé de faire un compromis politique et de se taire sur de nombreux sujets, comme l'assassinat de son propre père Kamal Joumblatt. Après la mort de Raflc Hariri, il est devenu un des leaders de l'opposition anti-syrienne. 2 « A un député de l'opposition qui protestait contre la déclaration politique générale, à l'automne 2000, Raflc Hariri répondait avec vivacité que « blâmer la Syrie pour les problèmes du Liban ne correspond pas à la réalité» et qu'il affirmait ceci « uniquement pour rendre justice à la vérité... car sans [la Syrie] il aurait été impossible de parvenir à la stabilité» (voir le texte intégral dans le quotidien AnNahar du 3 novembre 2000). 11 s'agit là d'une position constante qu'avait prise Raflc Hariri dès le premier gouvernement constitué par lui en 1992, et jusqu'à son assassinat. » CORM Georges, op. cit. 3 Entretien avec Alia HABLI, op. cit. 63
divers moyens utilisés peuvent illustrer le basculement radical des Libanais dans une culture ou « état» de participation que Schwartzenberg nomme « participant culture. » Lors des veillées au centre ville dans les tentes, les jeunes voulaient absolument orienter l'action politique: d'ailleurs le lundi 28 février 2005, sous la pression de la rue, Omar Karamé chef du gouvernement a présenté sa démission. Cet exemple illustre bien la transformation qui a eu lieu, de l'état passif à un état actif, un état de participation sans pareil qui avait pour scène la rue et le Parlement.! Dans cet ordre d'idées il nous a paru intéressant d'approfondir la stratégie des acteurs du mouvement février-mars 2005, et surtout de mettre l'accent sur la créativité et l'esprit novateur dont ils ont fait preuve, dans le choix des moyens. « Lan Touaad. Cela ne se répètera pas. » C'est autour de ce slogan que les étudiants de l'Université Saint Joseph avaient fondé leur campagne lorsqu'ils avaient pris le chemin de la Place des Martyrs, en février 2005. Ils faisaient allusion à la violence et à la guerre, et exprimaient ainsi, dans une formule hautement civique, leur volonté de barrer la route à toute résurgence de la barbarie? Ils ont entendu agir sur le système et donner leur avis sur les choix cruciaux que devait faire le pays. Ils ont surtout voulu affirmer et consolider leur droit à la participation et leur statut de « citoyens actifs ». Les élections législatives de 2005 en attestene ; dans ce cadre, il serait intéressant d'approfondir l'étude de plusieurs variables qui permettent de mesurer le degré de transformation de l'état de la participation aux choix du pays et de la relation au politique. Si le taux de participation électorale a été faible à l'échelle nationale, cela est en partie expliqué par les alliances électorales entre diverses 1
Non seulement des dizaines de milliers de libanais ont défié le pouvoir, dans la rue en manifestant leur désaccord au régime en place, alors qu'une interdiction de manifester avait été décrétée par le gouvernement; mais aussi à l'Assemblée, la verve de certains a fustigé le pouvoir: « L'annonce de M. Karamé a été suivie d'un tonnerre d'applaudissements de l'Assemblée, réunie à la demande des députés de l'opposition qui font assumer au gouvernement la responsabilité de l'assassinat de l'ancien Premier ministre Rafic Hariri, le 14 février.» note un journaliste de la télévision suisse. http://www.tsr.ch/tsr/index.html?siteSect=20000 1&sid=55675 87. 2 HAJJI GEORGIOU Michel, « Sur les Campus - On achève bien les 14 mars ... ». in L 'Orient le Jour, vendredi 24 juin 2005. 3 Les élections ont débuté, le 29 mai, dans la région de Beyrouth, puis le 5 juin, au Liban-Sud. ElIes se sont poursuivies le 12 juin au Mont-Liban et dans la valIée de la Bekaa, et le 19 juin, au Liban-Nord. 64
coalitions de candidats.) Certains électeurs étaient d'avis que le processus électoral et les lois comprenaient des anomalies; ils ont par conséquent décidé de ne pas se rendre aux bureaux de vote. Mais il faut noter un taux de participation élevé, par rapport au taux d'absentéisme mesuré dans certaines régions où la campagne électorale était disputée férocement par des candidats et des listes adverses? Cela montre la volonté implacable des Libanais d'agir dans la nouvelle phase qui s'ouvrait pour leur pays. Etre des acteurs en bonne et due forme; des acteurs qui veulent faire un choix précis dans cette nouvelle période. D'autre part, on a pu observer un panachage moins marqué que lors des élections précédentes. En 2005, dans certaines régions, les Libanais ont voté pour des listes complètes, obligeant de ce fait des figures emblématiques de la scène politique à une retraite forcée (exemple Nassib Lahoud).3 Mais aussi votant pour des listes où les candidats n'étaient pas nécessairement des figures prééminentes habituelles, mettant ainsi les fameuses «pointures à clientèle» en dehors du Parlement libanais, leur préférant de facto des figurants moins célèbres. Pour Antoine Messarra, «la confiance dans le politique et la politique est ébranlée »4, mais avec les derniers bouleversements de l'année 2005, on assiste à la perte de confiance des Libanais, «moins envers le système lui-même qu'envers les détenteurs des rôles politiques. »5
I «Les drôles d'alliances entre les ennemis historiques, ont laissé de nombreux libanais perplexes ». KHALIFE Paul, « Les ennemis d'hier, alliés d'aujourd'hui », le 17-05-2005, article pour Radio France Internationale: http://www.rfi.fr/actufr/articles/065/article _36213 .asp. 2 http://64.233.161.1 04/search?q=cache:xOnZTf'L XhOJ:www.acdicida.gc.calcida jnd.nsf/0/8633 B899BA95C 15C852570BC00491 BO1%3FOpenDocu ment+resultats+elections+legislatives++ 2005+liban&hl=fr. 3 HENNI ON Cécile, dans son article du Monde daté du 15 juin 2005, explique que les alliances électorales de juin 2005, n'ont pas empêché les électeurs à voter massivement les listes du CPL: «Ces alliances contre nature n'ont pourtant pas dissuadé les électeurs, même si nombre d'entre eux ont ouvertement exprimé leur incompréhension, voire leur mécontentement. Ils ont voté massivement pour le général Aoun, battant même des records de participation dans les circonscriptions à majorité chrétienne, au détriment de tous les leaders chrétiens de l'opposition, emportés par le raz de marée aouniste. Des ténors comme Nassib Lahoud n'y ont pas résisté. » 4 MESSARRA Antoine, op. cil., p. 104. 5 SCHWARTZENBERG Roger Gérard, op. cil., p. 118. 65
a-3)
Le symbolique pour dramatiser une menace extérieure
La menace et le fossé existant entre les perceptions des camps du 8 mars et ceux qui allaient devenir le camp du 14 mars ont entraîné les organisateurs de l'opposition à mettre tout en œuvre pour réussir le défi posé par la manifestation du 8 mars mais aussi par le discours de Bachar el Assad sur les relations syro-libanaises. Lors du 14 mars, les Libanais ont fait preuve de créativité en produisant des slogans et en pensant à des affiches tournant des personnes politiques au Liban ou en Syrie en dérision: les expressions utilisées contre le gouvernement, les chefs de sécurité ou même le Président de la République pro-syrien avaient pour but d'éveiller un sentiment commun chez les manifestants. Pour Braud « la force ultime des rhétoriques, des mythes et des liturgies politiques réside dans leur capacité à éveiller des émotions tendanciellement fusionnelles au sein du groupe visé, le cas échéant en lui désignant un adversaire commun. » D'autres auteurs partagent le même point de vue. En effet, Moscovicil dans L'âge des foules cite Tarde en montrant comment la figure de l'ennemi et l'utilisation de cet ennemi par la symbolique politique permet le resserrement et la fusion des rangs au sein de la foule. Bref, la construction d'une opinion publique commune émulsionnée par des adversaires communs: « Dans le public, le besoin de haïr quelqu'un ou de se déchaîner contre quelque chose, la recherche d'une tête de Turc ou d'un bouc émissaire, correspondait selon Tarde, au besoin d'agir sur ce quelqu'un ou quelque chose. Susciter l'enthousiasme, la bienveillance, la générosité du public ne mène pas loin, ne le met pas en branle. En revanche susciter sa haine, voila qui le passionne et le soulève et lui procure une occasion d'activité. Lui révéler, lui jeter en pâture un tel objet d'aversion et de scandale, c'est lui permettre de donner libre cours à sa destructivité latente, à une agressivité dirions nous, qui n'attend qu'un signe pour se déclencher. Par conséquent braquer le public contre un adversaire, un personnage, une idée, est le plus sur moyen de se mettre à sa tête et de devenir son roi. »2 Sachant tout cela les publicistes ne se privent pas de jouer sur ces sentiments, ce qui fait « qu'en aucun pays, en aucun temps, l'apologétique n'a eu autant de succès que la diffamation. »3 D'ailleurs Nora Joumblatt nous I
MOSCOVICISerge,op.cit., p. 273.
2 Idem. 3 TARDE Gabriel, op. cil., p. 70. 66
a expliqué la mise en place d'affiches avec les photos des chefs de sécurité libanais et leur distribution aux manifestants. Il fallait coûte que coûte rassembler les manifestants dans un rejet commun des anciens responsables de la sécurité au Liban. L'action de transformer les personnes en boucs émissaires à déchoir permet de montrer que la mobilisation sert à quelque chose et peut avoir des effets directs. De même, braquer le public contre la Syrie était facile, pour ceux qui ont émis des discours. La difficulté a résidé dans les discours plus nuancés de Bahia El Hariri, qui, pour de multiples raisons, a utilisé des expressions nuancées et un langage diplomatique en remerciant la Syrie... Mais son discours n'a pas fait la une chez les manifestants qui ont préféré les allocutions émotives qui leur offraient des adversaires communs. A ce sujet, Philippe Braud dit: « le travail du symbolique consiste souvent à dramatiser une menace extérieure, à désigner des adversaires pour mieux réactiver l'exigence d'unité du groupe. La forme paroxystique en est le processus de diabolisation. Cela signifie que l'ennemi ainsi désigné n'aura d'autre caractéristique identifiable que d'être un ennemi. » On peut aussi illustrer cette cristallisation de la haine du public, par les déviations racistes qui ont eu lieu lors du Printemps libanais: notamment la haine exprimée par certains slogans contre le peuple syrien! : on ne peut oublier que le discours nuancé de Samir Kassir lors d'une veillée au centre ville a été hué par les jeunes emportés par leurs émotions. Kassir voulant leur montrer la différence entre le régime et le peuple syrien et ayant voulu lire coûte que coûte une lettre des intellectuels syriens concernant certains écarts qui ont pu prendre forme lors du Printemps libanais.
B-b) La polarisation au service de l'identité commune Avec l'image de l'adversaire une identification grégaire se ressent face à lui. La polarisation en deux camps permet plus facilement d'unifier les membres de chaque camp. D'ailleurs, lors du Printemps libanais, la polarisation entre les deux camps Bristol et Ain el Tiné, loyalistes et opposants, a permis les répliques mais surtout l'identification commune face aux autres. D'une part, une union des slogans face à l'adversaire; d'autre part, une volonté de participation active à l'alimentation de cette union. I
« El chaab el souri chaab hmar » le peuple syrien est un peuple idiot. 67
b-l) L'après 8 mars: D'une Açabiyya solidarUé Durkheimienne
au sens Khaldounien
à une
En menant la lutte contre la présence syrienne et en unifiant les discours et les slogans contre les exactions syriennes au Liban, les leaders ont pu unir la rue, afin de montrer une solidarité ou pour simplifier, un esprit de corps qui rassemble les nombreuses tendances de la population.l Ainsi, soulignant cette solidarité chez les artisans de ceux qui allaient devenir le 14 mars, une identité libanaise, réclamée par les Libanais de ce 14 mars, leur a permis de s'identifier et se singulariser par rapport aux autres, notamment les manifestants du 8 mars: Cette fixité contre le même ennemi permet de mieux intérioriser le message et pousse les acteurs à le défendre âprement. D'ailleurs, dans un entretien avec nous, Walid Joumblatt assure que le fait d'être dans le même camp qu'un adversaire commun a pu rassembler les parties libanaises. Leurs différences et leurs visions du Liban n'ont pas été changées pour autant, mais elles se sont unifiées pour un même combat au moment crucial: «Heureusement, nous ne sommes pas monolithiques! Nous ne formons pas un parti unique, mais un rassemblement de sensibilités diverses» (...) «et le simple fait de nous retrouver (...) dans le collimateur des Syriens nous réunit. »2 Moscovici explique que « la polarisation chez les foules correspond au besoin d'éviter les doutes et les incertitudes. Elle permet de retrouver l'unité mentale autour d'un point fixe, en se ralliant à un jugement stable. Fixité et stabilité portent mieux aux extrêmes. »3 Lors du Printemps libanais, une polarisation entre deux camps s'est vite ressentie: avec le rassemblement des forces politiques en deux camps: le Bristol d'une part et le camp d'Ain el Tiné de l'autre. Cette polarisation illustrait le défi existant entre les pro-syriens d'Ain el Tiné et les défenseurs de la souveraineté libanaise réunis au Bristol. Cette polarisation au niveau politique s'est accentuée dans la rue et a
1
ETIENNE Bruno, Ibn Khaldun, in Dictionnaire des œuvres Dolitiques,PUF, 2001,
p. 489 : L'auteur soutient qu'Ibn Khaldoun a décrit la solidarité avant Durkheim et qu'il forgea des concepts dont le plus célèbre est celui de l'Açabiyya. 2 «Desserrer l'étau syrien », entretien avec Walid Joumblatt conduit par RIZK Sibylle, in Politique Internationale, No. 106, hiver 2004-2005, p. 62. 3 MOSCOVICI Serge, op. cil., p. 156. 68
pris de l'ampleur avec la grande manifestation organisée le 8 mars par les pro-syriens. Dans les jours qui suivirent ce 8 mars, on a ressenti que le peuple était presque divisé, les défenseurs du Printemps libanais ont commencé leur campagne de mobilisation à outrance. D'ailleurs, lors de l'entretien avec Jad Ghostine, celui-ci nous affirme que c'est la période de l'après-8 mars qui a témoigné des plus grands efforts de militantisme. Dans son entretien, il nous explique qu'après le 8 mars, tous les acteurs qui se disaient « opposants» se sont réunis pour essayer de contrer le 8 mars en une manifestation d'un autre genre. Les manifestations précédentes, avec 150.000 personnes, devaient s'étendre à tout le Liban. L'identité libanaise a été utilisée à outrance comme catalyseur des rassemblements. La solidarité entre les divers artisans s'est accrue avec l'identification par rapport à un tiers, ennemi de surcroît: la Syrie. Solidarité qui s'est affermie à la levée des drapeaux libanais par toutes les parties pour former une image unie. Utilisée par la suite comme image mythique en rouge et blanc de ceux que certains médias ont nommé la Révolution du Cèdre. b-2) La Polarisation comme catalyseur d'action commune Après le 8 mars, les jeunes du camp de la liberté se sont activés d'une façon peu commune, nous décrit Jad Ghostine, pour préparer la manifestation du 14 mars. Le but était de montrer que le 8 mars ne représentait pas l'opinion des Libanais, et surtout que la majorité de la population libanaise voulait la sortie des Syriens et l'indépendance réelle du pays. Ainsi, une campagne commune menée de front par des Libanais de toutes les confessions pour caricaturer les slogans de la manifestation du 8 mars ou même pour ridiculiser le camp pro-syrien au Liban a commencé. Une action commune qui a débuté par des prises de positions communes à de nombreux jeunes appartenant à des partis différents, de même un matraquage médiatique que nous allons détailler dans une partie ultérieure. Ainsi, ceux qui n'avaient pas encore rallié le mouvement de protestation de tous les lundis, « les tièdes» se sont transformés en des militants actifs. C'est lorsqu'ils ont vu une telle masse lors du 8 mars, que les sentiments identitaires se sont aiguisés. C'est ce qu'implique l'avis de plusieurs de nos questionnés mais aussi l'avis de certains 69
journalistes: en atteste l'éditorial d'Elisabeth Shemla du 14 mars 2005 dans Proche-Orient info.! Sans un 8 mars, il n'y aurait pas eu de 14 mars d'une telle ampleur. Cette expression est revenue dans les propos de huit personnes avec lesquelles nous avons eu des entretiens, 8 personnes appartenant à différents partis qui ont participé à la préparation du 14 mars 20052 : Nora Joumblatt, Nader el Nakib, Jad Ghostine, Fady Halabi, Alia Habli et Nabil Abou Charaf, Alain Aoun, et Chérine Abdallah. Les Libanais qui organisaient le mouvement étaient conscients que c'est par réaction à la manifestation du 8 mars que l'unité s'est faite, et que c'est grâce au rejet des slogans scandés par les autres que la mobilisation a commencé et que l'union des artisans de ce qui allait devenir le 14 mars s'est réalisée. La plupart, durant les manifestations des lundis précédents, gardaient leurs drapeaux partisans et souvent scandaient des slogans concernant leurs propres chefs de file. Mais le tournant a eu lieu après l'impact de la manifestation du 8 mars. Le soir du 8 mars, des milliers de SMS ont été envoyés par de nombreux activistes de l'opposition les uns aux autres, pour se motiver mutuellement et surtout pour affirmer leur contrat tacite contre cette manifestation. Lors du moment historique précis du Printemps 2005, les Libanais ont effectué une sorte de passage à une identification nouvelle. « La réaction de différenciation par rapport à l'Autre (ta'aassab) est première, et la solidarité avec les siens n'en est que le ricochet, selon le vieil adage« avec mon frère contre mon cousin, avec mon cousin contre mon voisin, etc. »3 Cette identité sociale est expliquée par Fabiola Azar à travers le terme « d'endogroupe» différencié et distinct de «I 'exo¥roupe» qui caractérise l'Autre et le catégorise comme condamnable. Cette polarisation n'a pas seulement entraîné une identification commune nouvelle, elle a aussi et surtout fait que de nombreux jeunes se sont sentis responsables. Lors de nos entretiens avec les « opinion makers» de ce qui allait être le 14 mars, on constate qu'ils ont poussé 1 « Ce 14 mars a donc été soigneusement préparé, après le relatif succès de la manifestation du Hezbollah et des pro-syriens la semaine dernière. » in 14 mars 2005 L'Éditorial de Élisabeth Schemla Proche-orient.info : « Quel rôle de Chirac et de Bush pour ces journées historiques au Liban? » 2 Voir la liste des entretiens menés, entre juin 05 et mars 06, pour la préparation de cette recherche. 3 BA YARD Jean-François, op. cit., p. 98. 4 AZAR Fabiola, op. cil., pp. 15-34.
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les jeunes à avoir des initiatives personnelles (exemple: la Future TV a poussé les jeunes à montrer leur amour pour la personne de Rafic Hariri et pour le Liban en créant une sorte de concours artistique où la meilleure initiative allait être couverte médiatiquement et financée par l'Association Hariri. Par exemple, la campagne des Cœurs bleus préparés par une fillette avec sa maman et ses amies d'école, les chansons où des enfants de toutes les communautés chantaient etc.) La polarisation qui a eu lieu a poussé à la construction d'une citoyenneté offensive libanaise d'opposition, où chaque personne prend à son compte de propager une dynamique de mobilisation contagieuse: «Quand chaque citoyen se considère concerné, responsable, prend des initiatives, n'attend personne, se prend en charge, a conscience de son pouvoir si minime qu'il soit, mais qu'il exerce quand même. »1 On l'a constaté à travers l'enthousiasme de Fady Halabi qui nous a expliqué que malgré son handicap et son fauteuil roulant, il a pu lors de la manifestation du 14 mars passer à travers la foule vers les tentes. Cet acte minime marque la volonté et l'opiniâtreté d'un homme qui a voulu souligner par sa présence et son courage une citoyenneté active. Plus encore, lors de son entretien il nous détaille la préparation des slogans qu'il a brandi avec certains amis, des slogans fabriqués par eux spécialement pour ce jour. La préparation de la manifestation du 14 mars, notamment les slogans, a pris comme sujet d'une part la libanité affirmée, mais d'autre part elle a pris comme cible soit le 8 mars et le discours de ses acolytes, soit la Syrie et le discours de Bachar el Assad.2 La polarisation a conduit les Libanais dans la stratégie de l'action et contre action. I
MESSARRA Antoine, La gouvernance d'un système consensuel, Librairie Orientale, Beyrouth, p.347. 2 M. Srage donne l'exemple de la manifestation du 8 Mars, place Riad el-Solh, organisée par le Hezbollah, et celle du 14 Mars, qui est devenue le symbole du Printemps de Beyrouth, et explique le concept de « slogan et contre-slogan ». « Dans certains slogans, les manifestants du 8 Mars ont voulu répondre aux leitmotivs de la foule qui se rassemblait tous les lundis Place des Martyrs », indique-t-iI. Ainsi « la Syrie dehors », slogan des souverainistes, devient pour les partisans du Hezbollah et d'Amal « L'Amérique dehors », ou encore « Nous voulons dire la vérité, nous ne voulons pas de la Syrie» pour les premiers, devient « Nous voulons dire la vérité, la Syrie est notre sœur» pour les seconds. Nader Srage a étudié les slogans et ses supports du Printemps libanais, pour lui le 14 Mars dernier a couronné une «Intifada linguistique», cf. L'article de KHODER Patricia, Lundi 13 mars 2006 in L'Orient le Jour.
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Or, cette citoyenneté commune, nouvelle par cet aspect volontairement commun et fusionnel après des années de désaffection, a montré certaines failles, surtout qu'elle a été générée par un rejet commun et non pas par une volonté constructive. L'action commune qui est née de ce rejet a une durée momentanée contre ce rejet. Et avec la fin de la polarisation, de nouveaux alignements allaient prendre forme souvent aux dépends du discours commun qui a été scandé lors du 14 mars. Transformant en mythe, l'union nationale tant espérée. Ainsi, lors du Printemps libanais, nous avons constaté que le rejet de la tutelle syrienne a permis à de nombreux acteurs d'avoir un point commun pour lequel ils pouvaient tous militer. D'ailleurs, dans un entretien pour la revue Politique Internationale, Walid Joumblatt évoque ce sujet: « Nous sommes tous Libanais. Nous nous trouvons tous sur la même longueur d'onde: Indépendance, Souveraineté et Liberté. Bien sûr, nos aspirations divergent sur de nombreux points, mais nous sommes d'accord sur l'essentiel. })l Le fait d'être dans le collimateur des Syriens, et de se mobiliser contre le discours de Bachar el Assad, a permis à de nombreuses parties de la société de rallier le mouvement de manifestations qui avaient lieu chaque lundi, et surtout de rallier le mouvement de protestation contre la Syrie. Cette montée aux extrêmes dans le discours des protestataires lors du Printemps libanais résultait des réponses et des caricatures faites par le Président syrien, mais aussi par la manifestation du 8 mars 2005. Le premier rejet contre l'ingérence syrienne durant de longues années au Liban s'est manifesté par des slogans, des logos, des affiches caricaturales? Ce rejet commun à de nombreux partis leur a permis de se rassembler autour d'une cause commune: la lutte patriotique et souverainiste. Mais les rejets respectifs de la tutelle syrienne, de l'ingérence étrangère et des assassinats politiques, ont conduit à une action commune en vue d'une identification ponctuelle, mais non pensée à long terme. En effet, le cumul de causes communes rejetant quelque chose peut-il mener à la construction d'un nouvel ordre libanais et surtout d'une identification à un Liban uni? I
RIZK Sibylle, op. cil. p. 61.
2 Zoom lN Zoum OUT, Faja 'nakoum mouu? Gros plan, zoom avant, zoom arrière, on vous a surpris, non? Les slogans et notamment le « Faja 'nakoum mouu ? » sont en dialecte syrien. 72
En disant non à la Syrie, non à la manifestation de masse du Hezbollah et de ses alliés, les Libanais du « 14 mars» ont rejeté tous le même jour les mêmes choses. Mais ce jour là les Libanais se mirent-ils d'accord sur un nouveau projet politique les rassemblant? La réponse à cette question est négative. Les opinion makers du 14 mars que nous avons interviewés nous ont bien expliqué que, durant la période allant du 8 au 14 mars, ils pensaient surtout à la mobilisation et au nombre de personnes qui allaient manifester. Ils n'avaient pas de projet politique en vue. De toute façon, le résultat est apparu frappant lors de la période des élections mais aussi transparaissait lors du Printemps libanais, comme aucune figure politique nouvelle avec un projet politique nouveau ne s'est présentée. Bien au contraire, après la mort du Premier ministre, son fils Saad a été choisi par sa famille comme successeur de son père, et ce choix quasi féodal n'a pas intrigué les foules qui commençaient pourtant à se mobiliser au Liban.! Cette remarque nous rappelle l'expression « deux négations ne font pas une nation. » Est-ce que le rejet successif de plusieurs choses qui gênaient lors du Printemps libanais permet de créer à partir de ce Printemps un tournant qui fait un Liban nouveau, voulu par tous? La réponse est mitigée. Même Walid Joumblatt, dans un entretien, explique que, malgré les différences, le 14 mars n'a été que le cumul ou la confluence d'acteurs qui rejetaient les mêmes choses mais dont chacun avait ses propres demandes et ses propres projets d'avenir et menait la lutte selon ses propres valeurs. 1 L'observateur
ne peut qu'être frappé par ce fait explique Alain Gresh: les mêmes dirigeants responsables de la guerre civile, dont la plupart ont collaboré avec la Syrie avant de retourner leur veste, se maintiennent sur le devant de la scène. Pas une figure politique nouvelle n'est apparue ces derniers mois, et les Gemayel, Joumblatt, Hariri, Frangié, Chamoun, etc., continuent de dominer le jeu. Aucun d'entre eux n'avance la moindre proposition pour réformer un système politique fondé sur le confessionnalisme, le clanisme et la corruption. Leur seul slogan - « Les Syriens sont responsables de tous les maux du Liban» - s'alimente aux rumeurs les plus folles -800 000 familles syriennes seraient branchées sur le réseau électrique libanais sans jamais payer leur consommation... Et la corruption? «Nous l'attribuons aux seuls Syriens, confie un économiste, comme nous rejetions tous nos malheurs sur les Palestiniens en 1983. Et. du coup, personne ne s'interroge sur les sommes volées par des responsables libanais. Comment la dette a-t-elle pu passer, entre 1992 et 1998, sous le premier gouvernement Hariri, de 3 à 18 milliards de dollars? ». GRESH Alain, « Les vieux parrains du nouveau Liban », Le Monde diplomatique, juin 2005, pp. 12-13. 73
Mais en même temps, des affiches brandies montrant la croix (symbole du christianisme) et le croissant (symbole de l'islam) sur une même pancarte, ou des affiches affirmant la libanité (100% Libanais), ou des affiches mettant les grandes communautés en une équation numérique avec pour somme le Liban, tous ces symboles brandis lors du 14 mars ne montrent-ils pas qu'une identité nationale commune non communautaire était défendue par les manifestants? Après avoir vu l'importance de l'émotion dans la création d'une fusion collective lors du Printemps libanais, et l'importance de l'identification à travers l'image symbolique ou imaginaire que l'on construit même par rapport à l'Autre, nous allons approfondir l'analyse des symboles fétiches utilisés lors du Printemps 2005. Ces symboles ont-ils aidé à cimenter le mouvement de foule, ou au contraire ont-ils montré la fragilité de la communauté nationale libanaise qui se mobilisait?
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Chapitre 2 L'utilisation du symbolique pour stimuler la cohésion sociale Après avoir vu la transformation des sujets libanais en des citoyens actifs, nous allons nous attarder sur les moyens utilisés par les acteurs du mouvement de février-mars 2005 pour échafauder un soulèvement populaire uni qui s'est construit pendant des semaines pour atteindre son paroxysme lors de la célèbre manifestation du 14 mars 2005. Durkheim a expliqué le rôle important des emblèmes dans la construction de sentiments collectifs; nous allons essayer d'établir en premier lieu une comparaison entre la réalité du terrain, avec l'étude de cas du Printemps libanais, et ses recherches sur le symbolisme. Nous allons examiner en second lieu les actions collectives et individuelles, menées par les Libanais durant la période février-mars 2005, pour édifier un mouvement patriotique cohérent et tenter d'homogénéiser son image de mouvement uni. Pour cela, nous allons nous pencher sur l'étude des symboles utilisés lors de la période février-mars, pour essayer d'éclaircir leur efficacité dans la construction d'une unité politique, mais surtout leur rôle dans l'affermissement d'une identité commune. Dans cette partie, où nous nous attachons à étudier les symboles et moyens utilisés par les acteurs du mouvement, une clarification sur la méthode adoptée pour le classement des symboles et leur analyse est de rigueur. Nous avons été inspirés pour cette étude par la méthode de Ghassan Slaiby dans son article sur les actions collectives de résistance civile à la guerrel, et des 198 méthodes d'action non violente qu'a collectées Gene Sharp dans son livre publié en 1973, The Politics or Non-violent Aetion2.
I
SLAIBY Ghassan, « Les actions collectives de résistance civile à la guerre », in KIWAN Fadia (dir.), Le Liban auiourd'hui, Editions CNRS, Paris, 1994, pp. 119136. 2 SHARP Gene, The Politics of Nonviolent Action (3 vols.), Extending Horizons Books, Porter Sargent Publishers Inc., 1973. Les 198 méthodes d'action non violentes sont citées dans le volume 2: http://www.aeinstein.org/organizationsl03a.html.
Il se peut que, pour certains, cette analyse des moyens paraisse futile, voire superflue, mais ces procédés n'ont pas seulement aidé à cimenter le mouvement, le rendant plus homogène, mais surtout ils ont été son pilier principal: l'image gardée de la Révolution libanaise est celle créée par la foule en rouge et blanc: « Il faut donc se garder de voir dans ces symboles de simples artifices, des sortes d'étiquettes qui viendraient se surajouter à des représentations toutes faites pour les rendre plus maniables: ils en sont une partie intégrante (...)>> I souligne Durkheim. Cette étude des moyens symboliques comme facteur primordial du Printemps libanais nous permet d'analyser avec plus de nuances la spontanéité du mouvement populaire, et en extrapolant les résultats obtenus, de voir si ce mouvement populaire aurait pu être la base d'une société civile active par la suite.
1
DURKHEIM Emile, op. cil., p. 331.
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A- LE ROLE DU SYMBOLIQUE DANS CONSTRUCTION DU PRINTEMPS LIBANAIS
LA
Etudier les moyens symboliques qui ont construit la Révolution libanaise nous pousse à souligner deux niveaux d'analyse: D'une part l'utilisation de symboles communs pour créer le mouvement, d'autre part l'utilisation du symbolique comme signe de ralliement et d'identification (foulard rouge et blanc, les logos indépendance 2005, le drapeau libanais.. .). Dans cette partie, nous avons intercalé la théorie professée par certains auteurs comme Durkheim, et la pratique illustrée lors du Printemps 2005, que les interviewés lors de l'enquête nous ont dévoilée.
A-a) Le symbolique:
l'élément constitutif du mouvement
«L'emblème n'est pas seulement un procédé commode qui rend plus clair le sentiment que la société a d'elle même: il sert à faire ce sentiment; il en est lui même le symbole constitutif. »] Les slogans scandés (zoom in, zoom out, Syria out...), les foulards portés, les drapeaux utilisés lors de ce Printemps 2005, ont suscité le «sentiment profond de convictions partagées ,\ui effaçaient ou relativisaient les motifs subalternes de division.» Dans une foule aussi chamarrée, les dissensions pouvaient paraître plus nettes, or les slogans, pancartes et mots utilisés ont permis de dépasser les dissonances pour créer un mouvement uni, qui a surtout conscience de son unicité et de sa mission. Les symboles utilisés contribuent donc à former le mouvement et surtout à faire prendre conscience à la foule de la mission dont elle porte la cause. Les symboles que Durkheim nomme « les intermédiaires matériels »3 servent ainsi à la constitution même du mouvement. Lors du Printemps libanais, après l'enterrement populaire de Rafic Hariri du 16 février, les organisateurs des «manifestations du Lundi» ne savaient pas si le mouvement de protestation allait tenir la route. «Au Liban, ce genre de mouvement n'est souvent qu'un feu de paille. Ça ne dure pas et en plus, c'est un 1
2 3
DURKHEIM Emile, ibid., p. 329. BRAUD
Philippe,
Sociologie
Politique,
DURKHEIM Emile, ibid., p. 330.
5ème édition, L.G.D.J,
p. 94.
jour ouvrable»1 C'est pour cela que les organisateurs ont travaillé avec minutie les symboles fétiches. « D'ailleurs, explique Durkheim, sans symboles, les sentiments sociaux ne pourraient avoir qu'une existence précaire. Très forts tant que les hommes sont assemblés et s'influencent réciproquement, ils ne subsistent, quand l'assemblée a pris fin, que sous la forme de souvenirs qui, s'ils sont abandonnés à eux même, vont de plus en plus en pâlissant; car, comme le groupe, à ce moment, n'est plus présent et agissant, les tempéraments individuels reprennent facilement le dessus. Les passions violentes qui ont pu se déchaîner au sein d'une foule tombent et s'éteignent une fois qu'elle s'est dissoute, et les individus se demandent avec stupeur comment ils ont pu se laisser emporter à ce point hors de leur caractère. Mais si les mouvements par lesquels ces sentiments se sont exprimés viennent s'inscrire sur des choses qui durent, ils deviennent eux même durables. Ces choses les rappellent sans cesse aux esprits et les tiennent perpétuellement en éveil; c'est comme si la cause initiale qui les a suscités continuait à agir. »2 Lors des entretiens menés pour la présente étude, nous avons observé que tous les entretenus sans exception ont gardé un souvenir du Printemps 2005: certains un foulard rouge et blanc, d'autres un autocollant Indépendance 05 collé au mur de leur bureau, d'autres encore un pin's, un bracelet en plastique4 ou un ruban bleu. Ces symboles permettaient d'inscrire dans la durée les émotions et l'activisme suscités lors du Printemps libanais. Nabil Abou Charaf5, 1
TOUMA Joëlle, « Vers le 14 mars », in L'Orient-Express. Hommage à Samir Kassir. Le Printemps inachevé, Hors Série, automne 2005, p. 77. 2 DURKHEIM Emile, ibid, pp. 330 -331. 3 Pins's (pins) anglicisme, qui renvoie à une sorte de broche, « badge qui se fixe au moyen d'une pointe retenue par un embout» définition du Dictionnaire Hachette encyclopédique, édition 2001, p. 1460. 4 Lors du Printemps libanais les Pin's et bracelets (bleus « el Hakika », la vérité, « al/for Lebanon », tous pour le Liban, orange, rouge avec « love Lebanon », j'aime le Liban, « Liban ») ont été distribués en grande partie par certains organisateurs comme le PSP, mais aussi vendus dans des tentes (comme ceux du CPL pour préparer le retour de Aoun en mai 2005) ou au bord des routes, à des prix modiques. (3.000 Livres libanaises un bracelet, le prix d'un foulard varie entre 3.000 et 15.000 Livres libanaises selon sa largeur) entretien avec Abou Wajdi, vendeur ambulant à l'intersection des routes menant au Port Saïfi et Gemmaysé, le mercredi 21 septembre 2005. 5 Entretien avec Nabil ABOU CHARAF, président de l'Amicale des étudiants de la faculté de droit et des sciences politiques (2002-2003), militant au sein de l'association AMAM (Al Moujtamah Al Madani: la société civique) depuis mars 78
un militant qui fait partie d' AMAM1, garde le foulard rouge et blanc dans sa voiture et assure qu'il ne l'a même pas lavé. Son foulard lui rappelle perpétuellement son militantisme et sa participation au mouvement. Pour illustrer les propos théoriques de Durkheim, on peut prendre aussi l'exemple de la polémique autour des tentes, «camp-city », dressées à la Place des Martyrs: après le retrait de l'armée syrienne, certains manifestants ont voulu enlever les tentes, et arrêter de ce fait le sit-in commencé avec le début du Printemps. Mais comme certaines demandes n'ont pas été réalisées, la controverse au sujet du campement a commencé: fallait-il ranger les tentes et plier bagage, ou garder le campement symbolique jusqu'à la réalisation de toutes les demandes? Selon Durkheim, garder les objets matériels, rend les choses plus durables, et tient les esprits en éveil. Surtout quand l'émotion se fane, laissant place à la réflexion critique. Pour Durkheim, les symboles ne servent pas uniquement comme un centre de ralliement et ne font pas que cimenter la cohésion d'un groupe. Nader el Nakib2, qui a vécu le dilemme des jeunes campeurs, a bien montré la difficulté qu'ils avaient de garder cet esprit de veille et de vigilance sans les tentes de la Place des Martyrs. Les tentes cristallisaient un esprit nouveau, de volonté unificatrice. Le camp « de la Place de la Liberté »3 symbolisant une unité sans pareille, entre des adversaires qui ont baissé leurs armes, pour cohabiter ensemble, dans le but d'arriver à des fins communes. D'ailleurs, Braud retient aussi cette notion: « le travail du symbolique autour des représentations du groupe ou des représentants eux-mêmes, contribue à faire exister ces groupes, au cœur des mentalités, comme des réalités objectives et même comme des acteurs sociaux. »4 Le camp en tant que symbole d'unité et d'alliance permettait aux jeunes campeurs de visualiser et de garder en esprit cette trêve signée en vue d'arriver à certains buts.
2005, entretien ayant eu lieu le samedi 18 mars 2006, à l'Université Saint Joseph, Huvelin. 1 El Moujtama3 al Madani. Un groupe démocratique, indépendant de femmes et hommes de la société civile, bénévoles, toutes confessions confondues et non affiliés à un parti politique. Le groupe a été formé spontanément après le 14 février 2005. http://www.05amam.org. 2 Entretien avec Nader el NAKlB, op. cil. 3 La Place des Martyrs a été nommée par les journalistes et le jargon quotidien, Place de la Liberté depuis février 2005. 4 BRAUD Philippe, ibid, p. 91. 79
De même on ne peut que citer le Darih1, l'emplacement où ont été enterrés le Premier ministre et ses compagnons: l'endroit choisi a été le pied de la Grande Mosquée Al-Amine, en face de la Statue des Martyrs au centre ville de Beyrouth. Le symbolisme de cet endroit est fort en significations politiques et sentimentales. De plus, le Courant du Futur, à l'aide de personnes bénévoles, assure le maintien et le renouvellement de plusieurs expositions de photos sur la vie des martyrs reposant là-bas, transformant de ce fait les tombes en un sanctuaire national avec une exposition quotidienne. Ainsi, les emblèmes (symbolisant) servent à faire le groupe: « c'est en poussant un même cri, en prononçant une même parole, en exécutant un même geste concernant un même objet qu'ils (les individus) se mettent d'accord. (...) elles (les représentations collectives) supposent que des consciences agissent et réagissent les unes sur les autres; elles résultent de ces actions et de ces réactions qui elles-mêmes ne sont possibles que grâce à des intermédiaires matériels. Ceux-ci ne se bornent donc pas à révéler l'état mental auquel ils sont associés; ils contribuent à le faire. Les esprits particuliers ne peuvent se rencontrer et communier qu'à condition de sortir d'eux-mêmes; mais ils ne peuvent s'extérioriser que sous la forme de mouvements. C'est l'homogénéité de ses mouvements qui donne au groupe le sentiment de soi et qui, par conséquent, le fait être (...) »2 D'ailleurs, dans tous les entretiens avec les acteurs qui ont participé au mouvement de février-mars 2005, on constate, qu'ils relèvent en premier lieu l'importance de l'utilisation d'emblèmes et de symboles, servant à s'identifier et à rendre l'action plus homogène. Ainsi, Nora Joumblatt3 a bien insisté sur l'importance de la fabrication de ces moyens, et l'insistance des manifestants qui voulaient un exemplaire I
Darih: mot arabe signifiant « tombeau », « tombe» qui s'est transformé en « sanctuaire» lieu protégé, préservé, édifice sacré. (Définition du Dictionnaire Hachette encyclopédique, édition 2001, p. 1691). Les journalistes montrent comment s'est transformé le lieu du cimetière en un endroit symbolique pour exprimer l'unité confessionnelle et nationale: Joëlle Touma, décrit comment après le 16 février, jour de l'enterrement populaire, les gens ne « décollent plus» du Darih. « Soudain la gigantesque Mosquée Al-Amine qui bouffe le paysage urbain ne dérange plus personne: c'est là que Hariri repose. (...) des centaines de milliers de gens défilent devant le Darih, allument des bougies, lisent la Fatiha ou font le signe de croix. » TOUMA Joëlle, « Vers le 14 mars », in L'Orient-Express, HommGf!e à Samir Kassir, Le Printemvs inachevé, Hors Série, automne 2005, p. 77. 2 DURKHEIM Emile, ibid., p. 330. 3 Entretien avec Madame Nora Joumblatt, op. cit. 80
de chaque symbole. « Samir Kassir avait préparé le logo « 05 » avec Saatchi and Saatchi... Dès Lundi, pour la marche du Ground Zero au Darih, tout le monde voulait ces écharpes, tout le monde s'est mis à appeler les usines, on a commencé à commander, les gens se sont mis àfaire leur propre foulard. » Cette même idée a été retrouvée dans les propos de Fadi El Halabil, qui affirmait avoir mis et utilisé la plupart des emblèmes de la libération: ce n'est qu'après avoir collé un logo indépendance 05 sur sa chaise roulante, le foulard rouge et blanc autour du cou, un drapeau libanais à la main, qu'il était prêt à participer à la libération de son pays. Les nombreux articles décrivant «l'arsenal» symbolique du Printemps libanais, marquent aussi l'importance de ces symboles dans la création du mouvement.2
A-b) Le symbolique pour cimenter les rangs Depuis l'assassinat de Hariri, et les multiples manifestations « du lundi », une profusion d'emblèmes est apparue: du logo autocollant « indépendance 2005» à la volonté des meneurs de synchroniser un mouvement uni sous la seule bannière du drapeau libanais à l'exception de tous les autres, on constate la généralisation de l'emploi des symboles emblématiques. Cette utilisation sert à deux choses, d'une part construire le mouvement en soi, d'autre part à affirmer l'unité et la cohésion du mouvement. Qu'un emblème soit, pour toute espèce de groupe, un utile centre de ralliement, c'est ce qu'il est inutile de démontrer, affirme Durkheim. «En exprimant l'unité sociale sous une forme matérielle, il la rend plus sensible à tous, et pour cette raison déjà, l'emploi des symboles emblématiques dut vite se généraliser une fois que l'idée en fut née (...) »3 Madame Nora Joumblatt4 a bien affirmé que des milliers de drapeaux libanais ont été commandés pour répondre aux demandes du mouvement populaire, elle a même ajouté que les gens se sont mis à créer leur 1 Discussion avec Fadi el Halabi, psychologue et ancien étudiant à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de l'USJ, le mercredi 18 janvier 05. 2 Nous avons dénombré plus de 37 articles dans L'Orient le Jour décrivant les symboles du Printemps libanais durant le mois de Mars 2005. 3 DURKHEIM Emile, ibid., p. 329. 4 Entretien avec Madame Nora Joumblatt, op. cit.
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propre foulard rouge et blanc, ce qui illustre bien l'effet généralisation et de propagation du symbole dont parle Durkheim.
de
En rendant une action commune palpable aux citoyens, l'emblème sert à créer une même conscience issue de l'utilisation de ce dernier. « Même les idées et sentiments collectifs ne sont possibles que grâce à des mouvements extérieurs qui les symbolisent» I explique Durkheim en parlant d'une société agissante. Pour lui, les éléments emblématiques sont à la base de tout sentiment d'unité. Ainsi, non seulement les symboles servent à constituer matériellement un mouvement uni, mais aussi l'utilisation de signes communs permet à faire réaliser aux individus leur unité morale. Mais pour que cette unité morale puisse aboutir, il faut que les emblèmes qui l'illustrent soient rassemblés et unifiés: «En effet, par elles-mêmes, les consciences individuelles sont fermées les unes aux autres; elles ne peuvent communiquer qu'au moyen de signes où viennent se traduire leurs états intérieurs. Pour que le commerce qui s'établit entre elles puisse aboutir à une communion, c'est-à-dire à une fusion de tous les sentiments particuliers en un sentiment commun, il faut donc que les signes qui les manifestent viennent eux-mêmes se fondre en une seule et unique résultante. C'est l'apparition de cette résultante qui avertit les individus qu'ils sont à l'unisson et qui leur fait prendre conscience de leur unité morale. »2 D'ailleurs, les meneurs du 14 mars ont été intransigeants sur les bannières brandies: le drapeau libanais rouge et blanc uniquement. Walid Joumblatf l'a affirmé clairement lors de sa réponse à la question sur la mobilisation: une telle masse a besoin d'un slogan unificateur pour être bien cimentée. Sa femme va même avouer avoir obligé les jeunes du parti socialiste progressiste à baisser les drapeaux partisans. Chose que de nombreux autres dirigeants de partis ont fait aussi. De même, le responsable des jeunes du mouvement Futur (ou Moustakbal de Haririi dit clairement que les moyens utilisés sont un souvenir matériel qui reste et qui avait permis à la masse de créer une telle union.
1
DURKHEIM Emile, ibid, p. 598.
2 DURKHEIM Emile, ibid., p. 329. 3 Entretien du Leader druze Walid Joumblatt, avec des étudiants de l'USJ, le Il décembre 2005 à Mokhlara. 4 Entretien avec Madame Nora Joumblatt, op. cil. 5 Entretien avec Nader el NAKIB, op. cil. 82
Enfin, l'on peut conclure que le symbolique renforce le lien social, et permet l'unité et la cohésion du groupe. Il lui sert d'identifiant. D'ailleurs, Philippe Braud explique que « l'activité de symbolisation est particulièrement intense lorsqu'il s'agit de susciter I ou renforcer des liens sociaux. » En reprenant l'affirmation de Balandier2, il montre que partout l'activité de symbolisation est une sorte de vecteur de légitimation d'idées nouvelles qui facilite leur intériorisation par les personnes. En effet après l'assassinat de Rafic Hariri, on pouvait observer une profusion d'emblèmes: que le sociologue nomme « symbolisant» : des vignettes autocollantes pour les voitures, des pins à l'effigie du martyr, des rubans bleu ciel, des foulards rouge et blanc etc Ces éléments utilisés lors de la période février-mars, pour raffermir la cohésion du groupe, ont été rapportés par les « bloggeurs » dans leur page personnelle, et souvent ont été décrits minutieusement par les observateurs, ce qui révèle sans contestation l'importance que ces simples artifices ont pu avoir au sein de ce mouvement. L'illustration de la réconciliation nationale apparaît flagrante dans la description très détaillée que fait Joëlle Tourna de la manifestation du lundi 28 février 2005 qui a vu apparaître une volonté spontanée de créer des symboles communs: « Le soir, les Chabebs (les jeunes) de Tarik Al-Jdidé viennent avec un tambour, ils dansent en brandissant la photo de Hariri. Un homme s'approche d'eux, il porte une grande image de la Vierge. Un des Chabebs vient le chercher, il colle la photo de Hariri sur l'image de la Vierge, de manière à ce que le regard de la madone soit penché vers lui. Ils continuent à danser ensemble. »3 Après avoir vu l'importance stratégique des emblèmes et symboles, nous allons essayer de dénombrer les moyens utilisés lors du Printemps 2005.
I BRAUD Philippe, ibid., p. 105. 2 « Le pouvoir ne peut s'exercer sur les personnes et sur les choses que s'il recourt, autant qu'à la contrainte légitimée, à des outils symboliques et à l'imaginaire» : BALANDIER Georges, Le Détour. Pouvoir et modernité. Paris, Fayard, 1985, p. 88, in BRAUD Philippe, op.cit., p. 105. 3 TOUMA Joëlle, op. cit., pp. 78-79. 83
B- LES MOYENS UTILISES LORS DU PRINTEMPS 2005 A ce stade de l'analyse, des clarifications s'imposent concernant la méthode adoptée en classifiant les «intermédiaires matériels» utilisés. Sans négliger les imperfections de la technique de collecte suivie pour recenser les actions collectives et individuelles menées lors de période février-mars 2005, nous avons relevé d'une part, l'utilisation pratique de l'élément utilisé, d'autre part, son interprétation théorique. Pour la collecte des données, nous avons travaillé sur les archives des journaux An-Nahar et L'Orient le Jour, les observations de terrain, et surtout les descriptions données lors des entretiens et dans les blogs des internautes. Pour l'analyse théorique, nous nous sommes inspirés des études de différents auteurs sur le sujet!. Ainsi, pour dénombrer les moyens utilisés lors du Printemps 2005, nous nous sommes basés sur les réponses reçues lors des entretiens avec les principaux acteurs du mouvement, et sur les observations des acteurs qui les ont détaillées dans les blogs, dans les journaux ou revues, puis nous les avons retranscrites en langage théorique selon les auteurs qui ont travaillé sur les actions collectives, mais surtout sur la conceptualisation des actions non violentes qu'a faite Gene Sharp2. Cet exercice permet de décortiquer le mouvement pour analyser sa profondeur, ses limites, et surtout distinguer ses spécificités.
B-a) Les symboles matériels ou objets fétiches a-I) Les symboles matériels unificateurs objet d'un investissement de la société libanaise Plusieurs « symbolisants », objets matériels investis affectivement et chargés de mémoire ont été utilisés. Ce sont les objets « fétiches» de la période février-mars 2005.3 Gene Sharp place ces I Durkheim, Sharp, Boustany, Slaiby et autres... 2 SHARP GENE, From dictatorshiv to democracv. a Concevtual Framework for Liberation. The Albert Einstein Institution, 2nd edition June 2003, Boston, 67 p. 3 Un des articles qui détaille l'utilisation des symboles, est celui de BOUST ANY Omar « En rouge et blanc, Intifada 05 », in L'Orient Express, le Printemvs inachevé, hors série, Automne 2005, pp. 99-103.
objets dans la catégorie « Symbolic public Acts» 1 ou actes publics symboliques, et l'on constate que les 13 actions qu'il énumère ont été utilisées par les Libanais lors du Printemps 05. Dans cette partie, nous allons détailler les objets choisis par les Libanais, pour mieux comprendre la dynamique de leur action et surtout essayer d'évaluer les récurrences possibles. -Le IOf!o de l'Intifada
de l'Indévendance
« Indépendance 05 ». Il existe en badges « le o-five », en banderoles, en autocollants, mais surtout, il est traduit en trois langues, l'arabe, l'anglais et le français, ce qui montre bien que les Libanais veulent faire passer leur message au plus grand nombre par le biais des médias internationaux. D'ailleurs, même les badges « el Hakika» sont traduits dans les 3 langues. La campagne, « Indépendance 05 », a été réalisée en collaboration avec différents professionnels de la communication, mais surtout elle a été menée par des intellectuels libanais. Le Mouvement de la Gauche Démocratique libanaise, a révélé après l'assassinat de Samir Kassi~, un de ses membres fondateurs, que le terme désignant ce Printemps, « Intifadet el Istiqlal» est né lors d'une réunion, qui s'est tenue au lendemain de l'assassinat de Rafic Hariri, au centre de la Gauche Démocratique à Corniche el Mazraa. Ziad Majed3 relate comment l'intellectuel libanais, proposait que le terme «Intifada» (à connotation
1 Symbolic Public Acts 18. Displays of flags and symbolic colors 19. Wearing of symbols 20. Prayer and worship 21. Delivering symbolic objects 22. Protest disrobings 23. Destruction of own property 24. Symbolic lights 25. Displays of portraits 26. Paint as protest 27. New signs and names 28. Symbolic sounds 29. Symbolic reclamations 30. Rude gestures: SHARP Gene, The Politics of Nonviolent Action (3 vols.), Extending Horizons Books, Porter Sargent Publishers Inc., 1973. Les 198 méthodes d'action non violentes sont citées dans le volume 2 http://www.aeinstein.org/organizationsI03a.htmI. 2 Samir Kassir, éditorialiste au quotidien libanais An-Nahar, professeur à l'Institut des Sciences Politiques de l'Université Saint-Joseph et auteur entre autres d'un essai «Considérations sur le malheur arabe» publié en 2004, «Une Histoire de Beyrouth» publié en 2003, et d'un ouvrage sur la guerre du Liban publié en janvier 1994. 3 MAJED Ziad, «Alors... Camarades », in L'Orient Express, le Printemvs inachevé, hors série, Automne 2005, p. 18. 86
palestinienne) figure dans l'appel à la révolte, et Hikmat Eidl, a par la suite formulé l'expression. Ziad Majed relève que Samir Kassir était préoccupé aussi bien par la victoire politique et éthique de cette « Intifada» que par ses aspects esthétiques. Avec ses amis de Saatchi & Saatche, il a conçu le logo rouge et blanc et a présenté le célèbre slogan «indépendance 05 ». Ces informations se croisent avec les informations collectées par la journaliste Carmen Abou Jaoudé: « Samir Kassir, entouré d'amis journalistes et de spécialistes de la communication, dont Elie Khoury, de Saatchi and Saatchi, ainsi que de Nora Joumblatt particulièrement active et présente durant toute cette période, se mettent à travailler l'image de l'Intifada et ses objets fétiches: le foulard bicolore, l'emblème « indépendance 05 » et toute l'image de marque du mouvement. »3 Si les sources journalistiques se recoupent sur la création de l'image de l'Intifada, une dimension analytique manque dans les articles: en effet, on décrit la création de l'image rouge et blanche, qui a commencé lors des réunions de l'opposition dite « Bristol 1» en Octobre 20044, mais aucun article de la période ne relève la mise en place de cellules rassemblant des intellectuels, des étudiants, des publicistes pour la « fomentation» ou la préparation de certains changements. Dans la presse, les articles s'arrêtent à la description, et n'analysent pas l'impact que pourraient avoir de telles réunions. Ce point nous parait très important car en Serbie, en Ukraine et dans d'autres pays où des soulèvements similaires ont eu lieu, nous constatons que des réunions pareilles ont préparé le terrain au changement. Cette remar~ue nous a été inspirée après la découverte de films et spots télévisuels laissés par les investigateurs de la chute de
I Avocat, membre fondateur du Mouvement de la Gauche Démocratique libanaise en octobre 2004, faisant partie du Comité exécutif avec Anju Rihan, Ziad Majed, Ziad Saab, Elias Atallah et Nadim Abdel Samad. 2 Saatchi & Saatchi est une agence de publicité mondiale (150 bureaux dans 86 pays), qui a également un bureau au Liban. ABOU JAOUDE Carmen, « Al -Mujtmah al Madani », in L'Orient-Express, Le Printemps inachevé, Hors Série, automne 2005, p. 92. 4 AZOURl HABIB Médéa,« Blanc sur fond rouge », in L'Orient-Express, op. cil., p. 101. S Nous avons eu accès aux films: Brin~ing down a dictator, et A force more powerful (tome 1-2-3) par le biais de Shirine Abdallah au Nahar qui n'a accepté de diffuser les 5 DVD qu'après l'assassinat de Gebrane Tueni le 12 décembre 2006. Ces films sont une source qui à notre avis peut être qualifiée de subversive, 87
Milosevic en Serbie, après leur bref séjour au Liban en mars-avril 2005. -Le foulard rouge et blanc Signe visible, le rouge et le blanc sont les deux couleurs dominantes du drapeau libanais. A la question du choix de l'utilisation des foulards par le mouvement naissant, madame Joumblattl n'a pas donné une réponse claire. « Pourquoi des foulards? Je ne sais pas... c'était dans l'air, tout le monde parlait de ça. » Samir Franjieh note avec un sourire aux lèvres que Nora Joumblatt était arrivée avec un grand carton plein de foulards mal tissés le 18 février lors d'une réunion du Bristol. L'objet foulard a été choisi car il est visible. Cette notion est importante à souligner, les symboles du Printemps libanais ont été pensé dans un esprit « Marketing» et pour assurer une grande visibilité. Quant aux couleurs choisies, il est intéressant de noter que les planificateurs ont hésité parmi différentes couleurs, pesant le pour et le contre de chaque couleur. En essayant de trouver les couleurs du compromis qui permettraient en même temps de faire adhérer tout le monde et de donner une plus grande visibilité. « On ne pensait pas du tout à Aoun... orange, on ne voulait pas que ce soit ukrainien: en plus les tanks israéliens sont entrés avec de l'orange, blanc c'est trop islam, vert aussi, rouge, c'était socialiste ou communiste des gens ne marcheraient pas avec...le bleu n'était pas une couleur... C'était UN.» En essayant de se rappeler le choix des couleurs et les tractations qui ont été faites avant le choix du rouge et blanc, Mme Joumblatt pèse ses mots en répondant à notre question. En effet, le symbolisme des couleurs prend toute son ampleur après le Printemps libanais, plusieurs catégories de personnes ont mis la main à la pate dans le choix des couleurs du compromis qui peuvent représenter le plus grand monde sans rebiffer certains. Ainsi, les couleurs et l'emblème avaient été profondément pensés par les organisateurs du Printemps libanais. D'ailleurs, c'est l'action commune des intellectuels, publicistes, et activistes - qui a permis de créer l'image finale du Printemps libanais.
encourageant à la lutte pacifique et montrant la manière de mener un soulèvement populaire et la préparation du terrain. I Entretien avec Madame Nora Joumblatt, op. cit. 2 Samir FRANJIEH: Parlementaire libanais. 88
-Le draveau
libanais sur les balcons
Le Printemps libanais a fait émerger un sentiment de patriotisme dans la société. Ce sentiment collectif de liesse nationale s'est incarné lors du Printemps libanais, par un patriotisme qui a cherché à s'afficher de différentes manières, mais surtout par le fait de pendre des drapeaux sur les balcons et fenêtres des maisons. D'ailleurs, Durkheim montre bien que « les sentiments collectifs peuvent également s'incarner dans des personnes ou dans des formules: il y a des formules qui sont des drapeaux; il n'y a de personnages réels ou mythiques qui sont des symboles. »1 Un groupe de jeunes libanais, accompagné des caméras des chaînes télévisées, est passé dans certaines maisons de la capitale accrocher les drapeaux dans des quartiers comme Gemmayzé. Il faut noter que ces actions ont été couvertes par des courts reportages, diffusés en direct sur plusieurs chaînes locales et internationales aux heures de pointe, ce qui a encouragé de nombreuses personnes à s'exprimer pour la première fois. Le drapeau a eu un regain d'importance dans la société, attisant la flamme patriotique ou nationaliste. L'élément matériel « le drapeau» est un objet constituant le support du patriotisme libanais. Or, sa dimension symbolique s'est accrue lors du Printemps 2005, avec le « travail continu de régulation et d'enrichissement du sens, mené par des autorités légitimes au sein du groupe. »2 Le drapeau libanais pendant la période 15 février 2005 et 8 mars 2005 était devenu une façon de distinguer les pro-syriens des anti-syriens3. Le drapeau libanais étant l'emblème brandi par tous depuis l'appel du Bristol 1 au soulèvement populaire. Il faut noter qu'avec l'utilisation par les manifestants du 8 mars du drapeau libanais comme preuve de la libanité de leur causé, ce sont les autres symboles communs et notamment les slogans et pancartes qui ont servi à désigner les deux groupes. I
DURKHEIM Emile, op. cil., p. 332.
2 BRAUD Philippe, op. cil., p. 103. 3 « Il y a les loyalistes et les opposants, les pro et les anti-syriens, les méchants et les gentils» description de Joëlle Tourna, op. cil., p. 77. 4 « Le Hezbollah et les partis pro-syriens font une démonstration de force sur la place Riad el Solh. (...) Pour une fois, le mot d'ordre est de manifester avec des drapeaux libanais, pas un seul drapeau jaune du Hezbollah. Il s'agit bien de cela: le parti veut affirmer haut et fort sa libanité. » TOUMA Joëlle, ibid, p. 80. 89
a-2) Des symboles matériels moins communs à tous
Si certains objets étaient là pour exprimer une identité commune « entre compagnons de lutte », certains emblèmes et symboles permettent de reconnaître la différence de ceux qui étaient rassemblés au sein du mouvement: les écharpes oranges au cou des Aounistes, les bleues au cou des partisans de Hariri, la croix barrée affichée par les Forces Libanaises... Nous allons nous arrêter sur ce point pour montrer que l'image médiatisée du Printemps libanais était une image « rouge et blanche» où les Libanais étaient unis. Or, il s'est avéré que, sous cette union affichée, une désunion bouillonnait entre les différents acteurs. Les acteurs voulaient faire transmettre une image unifiée à travers l'utilisation à outrance de symbolisants communs, mais reconnaissaient entre eux que l'image était moins homogène qu'ils ne voulaient le faire paraître. Pour faire plus simple, on peut schématiser le Printemps libanais en une maison de deux étages: le premier, formé de toutes les multitudes qui connaissent leurs différences, qui en ont conscience et qui les affichent entre eux et seulement entre eux, et le deuxième, un étage visible aux autres: une union de la différence, où l'unité et la cohésion apparaissent sans faille ni zébrure. Nonobstant ces différences, tous les interviewés de notre enquête, acteurs et organisateurs du Printemps libanais ont affirmé que l'union nationale prédominait. La confluence de plusieurs groupes avec des demandes différentes et des symboles différents! a formé le grand mouvement de contestation. Est-ce que la formation de ce grand mouvement est issue d'un « effet de réalité» qui se situe au niveau des représentations? En d'autres termes, les pratiques et symboles créés par des individus lors du Printemps libanais ont-ils produit le Printemps en lui-même? Nous pouvons répondre à cette question en remettant le Printemps libanais dans le prisme de l'étude de la sphère politique. Raymond Boudon parle d'effet pervers, lorsque se produisent des effets non intentionnels qui peuvent être perçus soit comme positifs, 1 « Les Hakika, ils sont en bleu, écharpe, presque pas de slogans, de la tristesse, les Tayyar, GE-NE-RAL, ils sont en écharpe orange, super-entrainés, les PSP de Joumblatt, ils n'ont pas d'écharpe, parfois leur drapeau, pas mal de slogans, les FL, pouvez pas les rater. Y en a toujours un quelque part et il s'arrange pour être méchamment visible. Hakim oblige. Interdiction du parti aussi. » BOUST ANY Omar « En rouge et blanc, Intifada 05 », op. cil., pp. 102-103. 90
soit comme négatifs.1 Or, on constate que les actions individuelles, qui ont entraîné par la suite des actions de mobilisation collective lors du Printemps libanais, ont été voulues et a fortiori calculées par l'ensemble des acteurs libanais. Le Printemps libanais, qui avait commencé par des symboles particuliers à chaque groupe et peu nombreux, a entraîné par effet boule de neige la profusion de symboles et d'actions collectives ou individuelles. Mais ces « objets », loin de rester communs à tous, ont été créés par les parties et ont donné à ces dernières une identité particulière visible et « réfractaire. »2 Lors de la manifestation du 14 mars 2005, on constate une certaine répartition territoriale des manifestants. D'ailleurs, même les slogans et objets fétiches (pin's et autres), nous allons le voir, ont marqué le retour vers les appartenances partisanes de base. Est-ce que le Printemps libanais a échappé au contrôle de ses acteurs notamment avec l'amplification des «effets émergents» des pratiques sociales durant cette période? Le Printemps libanais ou le mouvement collectif a-t-il eu lieu parce qu'il est une compilation d'actions individuelles et non le produit de la volonté nationale? Pour répondre à cette question, nous avons analysé le contenu des actions individuelles et collectives pour essayer de voir jusqu'à quel point elles étaient insérées dans une réflexion à long terme d'une volonté nationale commune.
- Slogans
et musiques
Un signe matériel, utilisé fréquemment lors de toutes les manifestations du « lundi» et celle du 14 mars, a été celui des slogans et chansons patriotiques.3 Ces slogans qui ont fait l'objet de nombreux articles journalistiques mais aussi d'une étude menée par Ken Seigneurie professeur à 1
BRAUD Philippe, op. cit., p. 653.
2 Fadia Kiwan utilise le vocable « rétraction paroissiale» pour marquer la perte de terrain des formations politiques nationales face aux prises de positions paroissiales, dans son article «Consolidation ou recomposition de la société civile d'après guerre?» in CONFLUENCES Méditerranée, Liban, Etat et société: la reconstruction difficile, No. 47, Automne 2003, L'Harmattan, p. 71. 3 Gene Sharp place dans la rubrique Drama and music: « humorous skits and pranks. Performance of plays and music. Singing. » Alors que les « Symbolic sounds» qui Jors du 14 mars ont été par exemple la façon de huer ou d'applaudir, il les place dans les « Symbolic Public Acts. » SHARP Gene, op. cil., pp. 69-70. 4 Entretien avec le Professeur Ken Seigneurie (associate professor of English and comparative literature, Humanities division Lebanese Arab University) à la salle des 91
l'Université Arabe de Beyrouth. Les slogans, loin d'unir, ont montré les particularités des acteurs du Printemps libanais. Dans notre enquête de terrain, nous avons observé, à travers les questions posées et l'observation, que les enquêtés ne scandaient pas tous les même slogans; certains n'acceptaient pas de répéter le slogan d'un autre groupe politique même s'il était créatif et s'appliquait à la situation du moment. L'exemple du Courant du Futur qui a créé un nouveau slogan «vérité, liberté, union nationale» différent du slogan attribué au Courant Patriotique Libre «liberté, souveraineté, indépendance» en atteste. Pour Alain Aoun 1, ce nouveau slogan n'a pas eu autant d'impact que le premier. Une « guéguerre » de slogans et de chansons patriotiques a débuté entre les différents acteurs. Les voitures avec des chansons partisanes passaient dans les ruelles de la capitale, essayant par ce biais de mobiliser le plus grand nombre de personnes possible. On ne peut passer outre la « cantonnisation » des manifestants lors des manifestations qui avaient lieu. L'observateur qui arrivait à se faufiler entre les manifestants pouvait aisément remarquer que les slogans n'étaient pas unifiés et que des joutes se faisaient entre les différents groupes. Dans le périmètre des tentes: les « abou baha' » répondaient aux «abou taymour» qui étaient défiés par les «hakim» ou les slogans des partisans du Général Aoun2... Il nous faut constater que dans les articles concernant le mouvement, ces joutes n'étaient pas soulignées. Les journalistes préféraient parler de cohésion, d'union et d'homogénéité du mouvement. Ce n'est que bien après le 14 mars que certains journalistes laisseront entendre, entre les lignes une certaine dispersion du mouvement même lorsqu'il était à son summum. Si certains des acteurs reconnaissaient ce manque d'union sur les slogans, d'autres n'y trouvaient pas matière à problématiser. Pour eux, il était certain que le 14 mars avait pour titre: « le jour de fidélité
conseils du CEMAM, au sujet de ses recherches sur la littérature de guerre et son utilisation lors de lajoumée du 14 mars 2005. Le vendredi 28 octobre 2005. 1 Entretien avec Alain Aoun, responsable du bureau politique du Courant Patriotique libre (CPL), à son bureau le lundi 6 février 2006. 2 Au Liban on interpelle souvent, dans certains milieux, une personne à partir de sa
première filiation, en utilisant le nom de son premier né :Abou Baha " ou le père de Baha' désigne Rafic Hariri. De même Abou Taymour ou le père de Taymour désigne Walid Joumblatt, dont le premier né s'appelle Taymour quant au Hakim, ou docteur, cette appellation désigne Samir Geagea car il a suivi certaines études dans le domaine médical. 92
au Liban et au Président martyr Rafle el Hariri »1, ce sont notamment les responsables et partisans2 que nous avons rencontrés du Courant du Futur qui nous ont affirmé cela. Cette façon qu'avaient certains acteurs du Printemps libanais de penser que leur définition des événements s'appliquait à toutes les autres parties, ouvre une grande problématique sur la reconnaissance de l'Autre et sur la perspective et la mission que les acteurs du Printemps libanais donnaient à leur action. Nous pouvons analyser les réponses des Libanais interviewés lors de notre enquête, en classant ceux qui reconnaissaient la différence de l'autre et l'intégraient à leur propre discours d'une part, ceux qui pensaient que leur vision des choses était partagée par tous les Libanais et enfin ceux qui voulaient être différents des autres et garder le discours habituel de leur ligne politique sans englober les autres. Lors des entretiens menés en français ou en arabe, il était intéressant de noter la façon « autoritaire» de définir le 14 mars et une sorte d'appropriation du mouvement que faisait chaque partie à son bénéfice. Certains utilisaient l'argument d'autorité en répondant à nos questions sur le sujet, d'autres ne citaient pas les autres acteurs, ou minimisaient l'impact de leur action. En extrapolant l'étude des chansons et slogans comme symbole du Printemps libanais, ce même Printemps montre qu'une confluence de volontés était en présence, volontés qui se voulaient différentes et qui ne se sont unies le temps de quelques manifestations que pour donner un impact plus profond à leur volonté propre. L'exemple le plus poignant de cette compilation de demandes et de volontés, est la description faite par Elie Karamë - dans son article «Proclamons l'union sacrée» de la communion libanaise qui s'était faite selon lui, à travers le cumul des slogans. l "Yaoum el wala' Ii loubnane wal el wala' !il ra 'iss Rafle el Hariri". 2 Les propos de Alia Habli et de Nader el Nakib sont radicaux concernant le sujet: pour eux c'était une journée en mémoire de Rafic el Hariri qu'ils qualifient de président « ra'iss» une personne qui a porté le Liban à bout de bras durant des années, jusqu'à mourir pour lui. Ces propos recueillis lors d'un entretien en janvier 2006 sont empreints de subjectivité et de jugements de valeurs. Jugements qui nous permettent de réaliser la fracture profonde entre les groupes politiques en présence après le 14 mars et qui ont fait le Printemps libanais. 3 « Cette communion libanaise fut un moment de bonheur pur: une même adhésion à la partie de la liberté en Orient, les mêmes slogans pour tous: liberté, souveraineté, indépendance et vérité.» Karamé Elie est un ancien chef du parti Kataeb, actuellement chef de l'Opposition Kataeb.
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- Pin 's. logos
et foulards
La perception de la motivation des acteurs lors de ce Printemps libanais nous est apparue dans l'étude des symboles qui les différencient. Symboles qu'ils affichaient sciemment pour marquer cette différence entre eux. Symboles qui permettent leur identification à leur groupe d'origine, à leur camp, ou qui leur permettent de s'affilier à un leader politique. Les exemples les plus flagrants sont ceux des Forces Libanaises, du Courant Patriotique Libre ou même du Courant du Futur: avec la vente de colliers à croix barrées, de symboles Omega, des pin's à l'effigie de Hariri ou même des bracelets bleus. Le port de ces symboles permettait aux responsables de chaque parti de compter leurs adhérents, pour ainsi s'assurer de la représentation effective sur le terrain. Interviewés lors de notre enquête, certains délégués des jeunes dans les partis nous ont dévoilé que des paris se faisaient entre les responsables. Une autre clé d'analyse apparaît en examinant les symboles du Printemps. C'est notamment l'identification aux causes libanaises: est-ce que les militants ont arboré les emblèmes des autres affirmant ainsi la cohésion nationale? Ce postulat s'est avéré erroné, les symboles et emblèmes ont servi à bien identifier les acteurs et les cantonner dans un camp. Nous pouvons prendre l'exemple des rubans bleus avec la photo de Hariri en Pin's: Il faut noter que beaucoup de Libanais n'ont pas arboré ces rubans bleus, il leur suffisait comme l'a affirmé Fadi el Halabi, de porter les couleurs de l'indépendance du Liban. D'autres ont été plus nets: comme Jad Ghostine, qui a avoué ne s'être jamais mobilisé car c'était le jour de la «fidélité à Rafic Hariri mais car c'était le jour où l'on disait non à la Syrie, non à toute ingérence extérieure, oui au Liban uni. » Comme nous l'avons souligné dans l'étude des slogans, très peu de symboles inspirés d'un courant ont été adoptés par les autres courants. Les manifestants ont gardé souvent leurs opinions politiques, même s'ils ont décidé de se mobiliser tous ensemble le même jour. D'ailleurs, en observant le 14 mars et en se promenant entre les manifestants cette « cantonnisation » est palpable, chaque groupe étant rassemblé autour d'une tente, les mélanges ne se sont faits que le soir, dans le Camp City autour du feu. 94
Ainsi, étudier la « guéguerre» des symboles « fétiches» du Printemps libanais au prisme de l'analyse symbolique de parsonsl, nous amène à constater que c'était l'un des enjeux du Printemps libanais, les organisateurs de chaque groupe cherchant à relever certains défis: mobiliser le plus grand nombre, comme l'a montré Alain Aoun, propos retrouvés aussi durant l'entretien avec Nora Joumblatt. Le CPL et le PSP ont mobilisé toutes leurs assises sociales pour aider à créer une manifestation réussie, ce qui dans le jargon des Libanais veut dire une manifestation où le nombre de personnes est important. De plus, on a constaté que certaines « bases» ont mis en œuvre leurs propres forces pour mobiliser d'autres bases. Comme les bases partisanes du CPL et PSP qui ont prêté leurs bus aux partisans du Courant du Futur. C'est là où la thèse de Parsons peut paraître se vérifier. Un autre exemple qui illustre cet esprit est le choix des couleurs de la Révolution 2005. Nora Joumblatt raconte avec forces détails le temps et la difficulté du choix. Voulant à tout prix faire accepter la révolution au plus grand nombre sans nécessairement chercher à marquer des points dans l'échiquier des autres participants du même mouvement. Non seulement, ils ont voulu se démarquer mais aussi faire contagion. Ainsi, essayer de gagner le public des autres était possible lors du Printemps libanais, mais cette analyse ne parait pas assez pertinente: pour penser la sociologie politique du Printemps libanais, on peut douter que la mécanique et l'addition de groupes ne soient adéquats pour le qualifier. Le Printemps a montré à travers ses slogans et son image de marque une complexité difficile à restreindre dans le cadre d'une analyse mathématique.
B-b) Les actions collectives Non seulement des symboles ont été utilisés, mais les acteurs du Printemps libanais ont eu aussi recours à des actions collectives qui leur ont permis de raffermir l'unité et la conscience commune d'une I Parsons contredit l'idée du pouvoir politique comme jeu à somme nulle en dépit de son caractère évident. (Tout ce que gagnent ceux qui ont le pouvoir est perdu par ceux qui n'ont pas le pouvoir). Talcott PARSONS, Social Structure and the svmbolic media of interchanf!e (1975) et Death in the Western World (1978), tous les deux, in P. Hamilton, Readings From Talcott Parsons, Tavistock Publications, 1985, in COLAS Dominique, SociolOfde politique, Quadrige/puf 1994, p. 15. 95
« libanité» à préserver. En suivant la méthode simple de Ghassan Slaibyl, nous avons essayé de construire notre propre classification de ces actions pour permettre leur présentation et une meilleure analyse de leurs effets sur le corps social. Après avoir listé les symboles, nous avons relevé les actions collectives en présentant les organisateurs de ces actions, et en cherchant qui étaient les participants. Le but était de voir si un mouvement populaire de raffermissement des bases de la société civile était mis en place. b-l) Les activités culturelles et sportives Les activités culturelles que nous avons dénombrées lors du Printemps libanais sont nombreuses. Nous avons relevé: les journées pour la commémoration de la guerre, des activités culturelles faites par Offre Joie et autres associations, les activités sportives comme le Marathon de Beyrouth, la lecture de poèmes et textes présentés par des élèves d'écoles publiques et religieuses ou des associations de scoutisme qui ont organisé des jeux au centre ville. Nous n'allons détailler que deux cas d'activités dont l'importance nous a paru primordiale dans la compréhension des manifestations libanaises, et qui permet de replacer l'étude dans un cadre géopolitique plus large. - Camp City Ce sont des militants pour la souveraineté du Liban qui se sont inspirés de la méthode des révolutionnaires Ukrainiens; ils ont dressé leur tente au centre ville, au pied de la Statue des Martyrs, un haut-lieu symbolique de la résistance libanaise. Ces jeunes ont été mus par une volonté de changement, et surtout par la volonté de transmettre leur message au plus large public possible. Pour attirer l'attention des médias, ainsi que celle de l'opinion libanaise, ils se sont inspirés des révolutions pacifiques qui venaient de se faire en Europe de l'Est. Lors de nos entretiens et par une reconstruction faite à travers les réponses de personnes interrogées durant l'enquête, il a paru que Samy Gemayel2, un militant, a été le premier à dresser une tente à la Place des Martyrs. Pour faire un 1 SLAIBY Ghassan, op. cil., p. 123. 2 Fils de Amine Gemayel ancien Président de la République Libanaise, et militant actif contre la présence syrienne surtout depuis son entrée à l'université. 96
« statement» selon Jad GhostineI, responsable du Bureau2 des étudiants à l'ALBA. « Toute la soirée, nous dit-il, les gens du AnNahar, attendaient l'arrivée des gendarmes pour arrêter les jeunes, qui étaient assis là et qui surtout dormaient là. » En effet, on ne peut que rappeler que les étudiants libanais ont été habitués à se faire tabasser par les forces de l'ordre, lors des manifestations étudiantes organisées lors de la commémoration de l'indépendance du Liban, ou pour soutenir la cause des Libanais détenus dans les geôles syriennes. Dans un climat de répression des plus contraignants sur les libertés d'expression et d'action, les étudiants après les années 1990 s'attendaient lors de chaque manifestation à un affrontement imminent avec les forces de l'ordre. Il faut noter que les jeunes voulaient surtout transmettre leur vision du Liban. À la question qui était ces jeunes, Jad Ghostine répond sans sourciller: « tous ceux qui avaient envie de passer à la télévision. » C'est ainsi que nous pouvons constater le but premier de cette action: se faire remarquer. Les jeunes Libanais recherchaient une façon de se faire entendre, et il nous apparaît que leur action était mue par la volonté de s'afficher.
- Les
Workshop ou ateliers de travail
Ce sont des sessions de formations, qui n'ont pas médiatisées, mais au contraire sont demeurées confidentielles secrètes par les organisateurs et les participants. Les formations destinées aux responsables du « Camp City», ont organisées par Gebrane Tuene et la chargée des relations publiques journal An-Nahar, Mme Chérine Abdallah, dans les locaux l'immeuble du Nahar au centre ville de Beyrouth. Il faut noter prime abord que ces « Workshop» étaient confidentiels,
été et été au de de les
I Entretien avec Jad GHOSTINE, responsable du bureau étudiant de l'Alba, diplômé en architecture, entretien fait le lundi 30 janvier 2006 à la Faculté des Lettres. 2 Définition d'une Amicale Etudiante ou Bureau des Etudiants: Les amicales regroupent les étudiants d'un même campus ou d'une même faculté, école ou institut, cette organisation est le catalyseur principal de la vie étudiante à l'université, elles organisent des activités culturelles, sociales, politiques et coordonnent et proposent des services quotidiens aux étudiants qu'elle représente auprès des instances publiques et universitaires. 3 Tueni Gebrane directeur du Journal An-Nahar, et député libanais depuis juin 2005, a été assassiné par une explosion le 12 décembre 2005.
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participants étant tenus de rester sous le sceau du secret. Lors d'un entretien avec l'un des participants à ces workshops, celui-ci a en «off record» parlé de ces formations. Ce n'est qu'après l'assassinat de Gebrane Tueni, que son assistante nous a dévoilé les journées qui se sont déroulées au sein du Nahar, et nous a donné la liberté de les évoquer pour affiner notre recherche. En faisant une reconstruction, car les papiers ont été détruits par souci de sécurité, nous avons appris que Ivan Marovich un des fondateurs du mouvement Otporl, était venu le 19 mars 2005 au Liban et avait rencontré - après son arrestation par les services de sécurité libanais - dans une des tentes, les jeunes responsables Libanais du camp. L'arrivée de militants comme Ivan, pose la question de l'indépendance de la dynamique libanaise. Le 14 mars 2005 a-t-il été calculé et préparé à l'aide d'associations étrangères, voire d'Etats étrangers? Nous allons répondre succinctement à ces questionnements dans cette partie, les trouvailles et preuves réunies lors de nos recherches n'étant pas finalisées. Mais avec le bout de l'iceberg qui émerge, nous pouvons répondre sûrement que les militants d'Otpor ne sont venus qu'après le grand soulèvement populaire, ils n'ont pas été sollicités par des Libanais mais bien au contraire, ils ont été intéressés par le soulèvement populaire et sont venus observer de plus près ce que les Libanais ont fait sans l'aide des habitués, créateurs de tels soulèvements. D'ailleurs, Nabil Abou Chara-f, membre d'AMAM et présent à la rencontre avec Ivan, nous a expliqué lors de son entretien que les séminaires ont donné «un second soujJle» au mouvement grâce à la présence des militants Ukrainiens. Le mouvement libanais était « en perte de vitesse », et par leur présence, et leur motivation, les résistants d'Otpor ont donné une impulsion aux jeunes libanais. Jad Ghostine3 utilise les mêmes termes, et ajoute qu'aucune aide technique n'a été offerte lors de ces ateliers, l'aide offerte étant plutôt morale.
1
Entretiens avec Mme ABDALLAH Chérine au Nahar, le mardi 14 mars 2006 et le vendredi 31 mars 2006 dans son bureau au Nahar. 2 Entretien avec Nabil ABOU CHARAF, op. cit. 3 Entretien avec Jad GHOSTINE, op. cit. 98
b-2) Les activités de campagne: des actions symboliques mues par des individus De nombreuses actions directes menées par des personnes influentes de la société civile comme Nora Joumblatt, par des associations de jeunesse ou par les Amicales étudiantes, ont utilisé le symbolisme pour créer l'image du Printemps libanais. Alors que les partis politiques ont aussi mené leur propre campagne de mobilisation en créant leurs propres rubansl (foulard bleu pour le Courant du Futur, orange pour les partisans du CPL), en distribuant des images imprimées2 et des slogans déjà préparés. Nous avons constaté que de nombreux moyens « adéquats et efficaces »3 étaient mis à la disposition des militants. Non seulement les techniciens de l'Intifada, comme les publicistes4, les concepteurs de slogans, ont proposé leur aide, mais de nombreux individus ont mis aussi la main à la pâte. « L'Intifada est la résultante des apports spontanés d'intellectuels, de cadres politiques, de publicitaires, ou de simples citoyens dont la seule motivation était leur engouement pour une cause noble. » Aide créative, aide financière, sans parler de l'aide des restaurants libanais qui ont offert gratuitement l'eau et la nourriture aux jeunes de la Place des Martyrs tout au long de leur présence au camp. Cette entraide qui est apparue lors du Printemps libanais montre que malgré les différences et les idées souvent mal
1 L'autocollant: « la vérité », « the truth », « el hakika» : en lettres blanches sur fond noir. Selon Nader el Nakib c'est le mouvement Moustaqbal qui les a créés. Il faut noter que les mêmes slogans ont été repris en plusieurs langues. Les Libanais voulant faire parvenir leur message à des publics étrangers. Quant au ruban bleu: l'idée vient de la campagne contre le Sida, la couleur bleue a été choisie car elle était la couleur préférée de Hariri, et cela symbolise la paix. Cf. entretien de Nader el Nakib, op. cit. 2 Le financement des drapeaux imprimés (10.000 pour le 15 février), des portraits (500.000 de Rafic Hariri) des slogans et objets (10.000 slogans et pins vérité et indépendance 2005) a été pris en charge par l'Association de Beyrouth pour le développement social, créée par Rafic Hariri et dirigée par Saleh Farroukh. 3 SLAlBY Ghassan, op. cit., p. 132. 4 Dans son étude sur la loi de polarisation du prestige, Serge MOSCOVICI, donne le rôle principal au publiciste « qui maitrise l'art de la presse» (p. 271) mais dont la force principale tient selon MOSCOVICI « à leurs dons d'hypnotiseurs », mais aussi à « leur connaissance à la fois intuitive et informée du public. Ils savent ce qu'il aime et ce qu'il déteste. » (p. 273). MOSCOVICI Serge, op. cit. 99
accordées, une volonté de participation active et d'entraide s'est formée, une atmosphère significative du Printemps libanais. Par le biais d'actions symboliques simples, des individus ont voulu marquer des événements particuliers d'une signification pacifique.
- Distribution
de fleurs. lJosters et bouflies
Nous pouvons prendre l'exemple des fleurs distribuées le premier jour, le 15 février.! Action que nous retrouvons lors de la guerre libanaise: « notamment des barrages de personnes distribuant des fleurs »2 nous relate Slaiby dans son article. D'ailleurs lors de son entretien, Nora Joumblatt affirme avoir acheté des milliers de roses blanches, informations qui recoupent les observations de terrain. A la question de savoir qui finançait ces actions, souvent restée sans réponse lors du Printemps libanais, la réponse est dorénavant d'ordre public: une organisation créée par Hariri3 et les partis politiques comme le PSP de Walid Joumblatt. Les fleurs, symbolisent la paix, et surtout ancrent le mouvement de protestation dans la mouvance des actions non violentes. Quant aux bougies et portraits de Hariri distribués, il faut noter que dès le premier jour, jour de l'assassinat, les jeunes de son parti, qui travaillaient de près avec l'équipe du ministre, d'une façon spontanée, sous le choc de l'assassinat, ont repris une tradition libanaise d'illuminer les balcons et les bords des routes par des bougies placées dans des sacs en papier remplis de sable. Il faut noter que seule Alia Habli et Nader el Nakib, sunnites du Courant du Futur, ont dès le premier soir (le 14 février) illuminé avec les gens de leur parti certaines ruelles autour du château de Koraytem où vivait le Premier ministre Rafic Hariri. Cette action spontanée n'a pas été reprise le soir même par d'autres partis ou dans d'autres régions libanaises. Alors que la tradition de manifester avec des bougies a été plus tard (après l'enterrement) reprise par de nombreux acteurs qui allaient se 1
Les manifestants qui ont distribué « des roses rouges et blanches(...) aux soldats complices, et heureux» BOUST ANY Omar, « En rouge et blanc Intifada 05 », op. cil., p. 103. 2 SLAIBY Ghassan, op. cil., p. 123. 3 L'association de Beyrouth pour le développement social, créée par Rafle Hariri et dirigée par Saleh Farroukh.
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recueillir au Darih ou effectuaient des marches et manifestations le soir du Ground Zero au Darih. Des bougies ont été allumées sur les barrières de protection, et des prières communes à différentes communautés ont été élevées depuis le Darih en mémoire des victimes. Ce sont des actions menées par des gens qui n'étaient pas de la même obédience que Hariri, qui ont par la suite financé et organisé ces marches. (Par exemple les partis comme le CPL, FL, PSP... sans oublier les indépendants ont collaboré au financement). Ces actions montrent qu'une fois le choc passé, les Libanais avaient une volonté de s'entraider, une volonté de s'unir pour dire non à une mort aussi tragique. Et surtout, ce facteur peut montrer que les Libanais ne s'embarrassaient pas de la communauté de la victime. Pour eux, l'acte était sauvage, que ce soit un sunnite, un shiite ou un maronite, aucun n'a à mourir de cette façon. C'est le «ras-le-bol» commun à toutes les communautés qui a poussé certains activistes à placer une grande banderole en papier au sol, qui s'est rapidement transformée en pétition.
- Les
manifestations
hebdomadaires
Outre les actions collectives très créatives et issues des traditions et coutumes libanaises, une action collective de manifestation hebdomadaire a été entreprise par certains Libanais. Pour Samir Kassir, il fallait entretenir la flamme, et préparer peu à peu des «méga-manifs» qui rassemblent de plus en plus de personnes. D'ailleurs, les appels à la mobilisation étaient quasi quotidiens, depuis le lancement par le Bristol de « lntifadet el lsteklal. » Nous allons citer l'exemple de ces manifestations hebdomadaires et surtout celles «du Lundi» : Après le 14 février, chaque Lundi, les jeunes arrêtaient leur cours, et de nombreuses personnes se retrouvaient au centre ville pour manifester leur «ras-le-bol », et s'exprimer contre la présence synenne. Ces manifestations du Lundi ont aidé à préparer le terrain à la « méga manif », la manifestation du 14 mars 2005. Mais il faut s'arrêter sur les acteurs ayant participé à ses manifestations: les lundis qui ont précédé le 14 mars, la plupart des manifestants appartenaient à la communauté maronite et à la communauté druze. Les leaders qui haranguaient la population et l'encourageaient à manifester trouvaient de la difficulté à côtoyer la 101
communauté sunnite, moins habituée à avoir recours à la rue pour faire entendre ses demandes. D'ailleurs, Alia Habli, la responsable des diplômés de l'association Hariri, a clairement expliqué qu'avant la mort de Hariri, les sunnites pensaient que le recours à la rue ne menait nulle part. Pour eux, le Liban avait besoin d'une décision politique concernant l'occupation israélienne et le quiproquo sur les interférences syriennes au Liban. Elle continue, «après la mort du Ra 'iss: que devait-on faire. Regarder? Tout le peuple était là /1 Fini / » Nonobstant la vision partisane active d'Alia, sa communauté a eu du mal à réagir et à répondre à l'appel de ses dirigeants: lors des entretiens avec les organisateurs, outre la facture des moyens de transports mis à la disposition de certaines régions, régions où les habitants ne se sont mobilisés qu'après moult encoura~ements, ils ont souligné la difficulté de mobiliser leur masse populaire. D'ailleurs, ce qui a fait de la manifestation du 14 mars une manifestation spéciale a été la participation des communautés sunnites. On ne peut passer outre les vecteurs de socialisation qui ont joué un rôle dans la mobilisation des communautés: les prêches des curés dans les paroisses chrétiennes maronites. Les théâtres et activités culturelles qui étaient mis au service de l'opposition. En effet dans une pièce de théâtre à grand public, le scénario a été presque changé et a servi à mobiliser le public à manifester les lundis. Les leaders d'opinion que sont les artistes célèbres, appréciés par le public (les chanteurs, les critiques, les «monologuistes », les danseurs...) la plupart ont aidé à véhiculer un message subversif poussant à la mobilisation et au soulèvement populaire pour la liberté et l'union des Libanais. Et surtout, une image « rouge et blanche» qui symbolise la manifestation massive des Libanais pour leur liberté. Pour conclure cette partie nous pouvons relever que même si nos postulats de départ qui affirmaient que le Printemps libanais offrait une image unie « rouge et blanche », avec une réelle union et cohésion de ses acteurs, se sont avérés nuancés dans la pratique, le Printemps libanais a fait la preuve de la créativité des Libanais, dans la I
Dans le sens: tout le peuple se mobilisait. 2 Nader el Nakib nous affirme qu'il a eu de nombreuses difficultés à mobiliser les masses de sa communauté, les masses étant habituées à ne pas manifester. 102
création de symboles capables d'agir comme catalyseurs et surtout auxquels peuvent s'identifier une grande partie des acteurs. Trouver en quelque sorte un dénominateur commun qui puisse convenir au plus grand nombre possible de Libanais sans être l'apanage d'un groupe précis. Ce compromis à trouver ou le même slogan unificateur comme l'a simplifié Walid Joumblatt, était créé pour maintenir aux yeux des autres une cohésion du mouvement. Quand à la réalité, les Libanais voulaient faire partager au grand public une illusion, ou pour être moins radical dans le jugement, une sorte de vision espérée du Liban. Une même identité politique pluriconfessionnelle et multipartisane. Les Libanais qui ont participé au mouvement avaient conscience des différences profondes qui les éloignaient les uns des autres. Différences politiques, communautaires, et même sociales. Cela ressort notamment des propos des jeunes qui ont participé au Camp City et qui ont tenu à révéler que les sujets de bonne entente étaient les blagues sur les chanteuses en vogue, mais que les sujets politiques ou concernant l'identité et l'histoire ont déclenché des discussions sérieuses où chacun a reconnu sa différence et au moins a eu vent de la différence de l'autre, sans pour autant l'accepter. La « cantonnisation » lors des manifestations où chaque personne restait avec les siens, que ce soit ses amis, son groupe politique, ses collègues du travail ou son village (sachant que des bus ont transporté des populations de villages entiers comme ceux du Akkar, ou ceux venant de Kosba...) est une réaction normale, cette répartition vient du fait que des groupes sont descendus manifester. Une certaine assimilation a été engendrée de fait, mais la réelle intégration a souvent été freinée par des problèmes de fond: comme une mémoire commune, des souvenirs partagés entre certains qui se rappelaient que les autres (dont font partie des acteurs actuels) ont collaboré avec le régime contre lequel on manifeste aujourd'hui. L'étude des symboles est passionnante, elle permet de comprendre les fractures de la société civile par le biais de simples artifices, qui dans leur sens, signifient beaucoup plus qu'ils ne le paraissent. Est-ce que le retour à l'utilisation d'un symbole convergent comme le drapeau libanais va permettre à la longue, comme une stratégie d'usure, de rassembler la population libanaise autour d'une libanité commune? Un symbole porté et brandi peut-il, à lui seul, permettre de colmater les plaies passées d'une population qui a enduré beaucoup, et lui insuffier une identité commune? A cette question, Philippe Braud répond que « les symboliques les plus efficaces sont celles qui 103
réussissent à façonner des définitions identitaires collectives réputées invariantes. Elles joueront en effet le rôle d'un levier particulièrement efficace de mobilisation pour mettre en œuvre des solidarités agissantes. »1 Le Printemps libanais en est une illustration par le biais de ses symboles communs, ses objets fétiches, si divers soient-ils, qui permettent efficacement de tisser les liens d'une toile commune, qui assemble entre ses filets des affiliations diverses, ornant cet assemblage d'une intégration et d'une assimilation réelle à une même idée du Liban. L'étude des symboles comme stratégie qui permet d'unifier l'image de l'Intifada 2005 nous pousse à étudier un des vecteurs de socialisation qui a été utilisé lors du Printemps de Beyrouth pour mobiliser les masses et entretenir l'image symbolique d'une action volontariste révolutionnaire: la communication. Nous exposerons cette stratégie en essayant de sonder le degré de son implication dans la création de la vie nationale libanaise et surtout dans la direction des perceptions libanaises: Est-ce que la communication a permis en tant que vecteur de mobilisation de transformer les esprits vers une acceptation réelle de l'Autre?
I
BRAUD Philippe, op. cit., p. 107.
104
Chapitre 3 Le rôle primordial des médias dans la création du Printemps libanais Après avoir étudié le rôle de divers acteurs de la société civile lors du Printemps 2005, nous allons examiner plus particulièrement le rôle de la communication comme vecteur privilégié pour la mobilisation, comme agent de production de représentations collectives et enfin comme acteur principal de la période concernée. Nous allons étudier le rôle de la transmission en direct et durant plusieurs heures consécutives, des événements et activités qui avaient lieu à la Place des Martyrs. Quel impact cette utilisation de la communication a-t-elle pu avoir dans la création des images collectives du « Printemps libanais» ? Avant de présenter l'hypothèse de départ, nous devons noter que si le degré de modernité et de développement d'un pays se mesure à des indicateurs tels que le nombre de ses internautes, et l'utilisation des médias et nouvelles technologies de masse, on peut, de prime abord, dire que le Printemps libanais a pu illustrer non seulement la créativité des acteurs libanais mais aussi un degré de technicité bien avancé dans un pays que beaucoup placent dans un tiers monde peu avancé. Pour essayer de mesurer l'impact des médias dans la divulgation et la création des événements libanais, nous sommes partis du postulat que c'est la mise en œuvre du marketing politique et surtout le mode d'action audiovisuel! qui a poussé une grande tranche de Libanais à rallier les principes que professaient certains acteurs, créant ainsi le Printemps libanais. Cet appui moral et technique offert par les moyens de communication libanais mais aussi étrangers, la volonté de la part des Libanais de paraître et de s'afficher sur les écrans et à la Une des moyens de communication, a ainsi mené à la grandiose manifestation de la société civile le 14 mars 2005. C'est surtout cette couverture 1
MAAREK Philippe J., Communication et marketing de ['homme Dolitiaue,
Editions Litec, Paris, 2001, p. 137: l'auteur classe les instruments de communication qu'utilise le marketing politique en modes d'action « classiques », modes d'action audiovisuels et enfin les procédés du « marketing direct» et les nouveaux médias.
médiatique qui diffuse un message convergentl durant toute la période du 14 février au 14 mars et qui a poussé un grand nombre de Libanais à résister, et leur a donné une volonté et une sorte de feu vert pour exprimer tout leur mécontentement. Nous avons voulu évaluer, à travers l'étude des effets des moyens de communication, le degré d'engagement véritable de la société civile dans un projet pour le Liban. Pour vérifier la véracité de cette hypothèse, nous nous sommes basés d'une part, sur l'étude comparative des questions posées lors des entretiens menés auprès d'une palette de personnes qui ont participé au Printemps libanais, et qui ont utilisé divers canaux pour communiquer; d'autre part, notre argumentaire s'appuie sur des travaux concernant le rôle des médias dans la création d'un mouvement de foule. Ce qui nous permet de vérifier la stratégie de communication du Printemps libanais à travers le prisme des théoriciens en matière de communication politique. Il faut noter que le cours de Communication politique et systèmes d'information donné par le Professeur Carole Al Sharabati à l'Institut des Sciences Politiques de Beyrouth, a énormément inspiré la formulation des postulats de ce chapitre, ainsi que la façon de traiter l'hypothèse.
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KIW AN Fadia, « Consolidation ou recomposition de la société d'après guerre? »,
op. cit., p. 76. 106
A- Tous les moyens sont bons pour faire passer le message... Typologie des canaux utilisés durant le Printemps 2005 Après l'assassinat du Premier ministre Rafic Hariri, on a constaté une utilisation de la communication dans tous ses canaux pour mobiliser la rue dans un but précis. Nous allons examiner ces intermédiaires et surtout le processus de leur pilotage! par les différents acteurs. Pour vérifier le postulat qui présume que la couverture médiatique a joué un rôle primordial dans la création du mouvement, et surtout qu'elle est le pilier principal du Printemps 2005, nous avons procédé à un contrôle du message médiatique, dans quatre de ses branches: la radio, la télévision, la presse, mais enfin et surtout Internet. En essayant de compter les canaux par lesquels passaient les messages concernant le Printemps 2005, nous avons constaté leur multitude quantitative d'une part, leur diversité qualitative d'autre part. (Les publicités écrites et orales, les grandes affiches sur les bords des grands axes routiers, l'envoi de messages courts sur les téléphones portables et enfin la prolifération de l'utilisation de l'outil Internet comme nouveau medium2).
A-a) LA PRESSE ECRITE et AUDIOVISUELLE a-I) La presse écrite
De nombreux journaux et quotidiens libanais, régionaux ou même internationaux, ont couvert les événements du Printemps libanais, du 14 février, avec la mort de Hariri, jusqu'aux élections. Non seulement les pages consacrées par les journalistes à l'Intifada 2005 étaient plus nombreuses, mais les pages de la presse ont aussi été ouvertes à l'apport des citoyens qui voulaient bien s'exprimer. 1
Louis Couffignal montre dans une définition qui s'inspire de la Cybernétique, comment l'action médiatique est instrumentalisée. C'est, dit-il, « l'art de rendre efficace l'action ». COUFFlGNAL Louis, La Cybernétique, Paris, 1966, p. 23, in SCHW ARTZENBERG Roger-Gérard, op. cil., p. 126. 2 Le terme medium correspond à tout ce qui est susceptible de véhiculer un message, Mac Luhan considère le medium comme étant un instrument de communication. MAC LUHAN Marshall, Pour comvrendre les médias : les prolonflements technolofliaues de l 'homme, éditions Seuil, 1968, 404 p.
Plusieurs quotidiens ont été «les porte-paroles du mouvement de contestation », de même que des revues mondaines et magazines People, qui ont réservé de nombreuses pages aux événements libanais. Avec tous les événements qui se déroulaient à la Place des Martyrs, on a constaté que durant cette période, les gens attendaient les nouvelles du soir, lisaient de plus en plus les journaux, qui pour beaucoup ont été distribués gratuitement à la Place des Martyrs (par exemple: Daily Star, An-Nahar); et durant les longs mois qui ont suivi la mort de Hariri, la politisation excessive, qui généralement s'accroît en situation de crise, a entraîné des discussions sur la politique dans tous les milieux, et s'est illustrée dans la réservation de pages concernant le Printemps libanais dans des revues mondaines.) Cette notion, qui se trouve vérifiée lors du Printemps libanais, ad' ailleurs été abordée par Moscovici qui soutient que « le pouvoir de la presse semble presque illimité en temps de crise. Lorsqu'un danger se profile à l'horizon, tous les citoyens se transforment en lecteurs, guettant ce qui va sortir de la plume des journalistes. »2 De telle sorte que la presse devient le « maître à penser» des citoyens.3 Une question intéressante à examiner consiste à voir si c'est l'événement qui a obligé le support à lui réserver un créneau, une sorte de mimétisme qui s'est créé, ou si c'est le média qui a voulu réagencer son agenda setting. La presse, par l'espace qu'elle octroie à chaque nouvelle montre-t-elle aux gens ce à quoi ils doivent penser ?4 De toute façon, il est important de noter que la couverture médiatique lors du Printemps libanais n'était pas assez objective, les médias prenant un rôle effectif et déterminant d'acteur et pas seulement d'accompagnateur des événements. Ce positionnement a été soit matériel par l'aide offerte aux mouvements de contestation, (locaux...) ou même moral par le soutien d'une visibilité assurée. I L'exemple du Magazine Aîshti est une iIlustration parfaite de magazine mondain qui a réservé un encart dans sa publication aux événements du Printemps libanais. Il a dans son numéro 17, des mois avril et mai 200S, octroyé une grande partie de son espace, 10 pages, aux photos et collages du Printemps libanais. GEBRAN Carla, "Building the Lebanese nation page", in AISHTI Magazine, No. 17, avril-mai 200S, fP.238-248. MOSCOVICI Serge, op. cit., p. 2S3. 3 DEBBASCH Charles et PONTIER Jean Marie, Introduction à la oolitique, Dalloz Sèmeédition, Paris, octobre 2000, p. 237. 4 BRAUD Philippe, La socialisation oolitique, p. 237 (presse écrite et audiovisuelle). 108
Nous pouvons citer en exemple le quotidien libanais en langue française, L'Orient le Jour, qui a souvent ajouté des suppléments avec les photos des manifestations. De nombreux journaux ont aussi élargi l'espace réservé aux lecteurs: L'Orient le Jour a créé une rubrique « les lecteurs ont voix au chapitre », le quotidien An-Nahar « a ouvert ses pages aux jeunes du camp de la liberté »1 mais c'est surtout Le Monde, édition du Proche Orient qui a ajouté un supplément « Tribune Libre» où les questions libanaises (relatives au Hezbollah, à la tutelle syrienne, à la guerre libanaise, aux élections législatives) ont été débattues en long et en large par des articles de chercheurs, professeurs, étudiants, ou intellectuels.2 Ainsi, «la presse en général a sympathisé avec le mouvement de révolte », non seulement en lui offrant un espace pour s'exprimer, mais aussi, en soutenant moralement et matériellement l'Intifada: «le bâtiment du Nahar, situé à quelques encablures de la Place des Martyrs, s'est transformé le temps de l'Intifada, en une véritable ruche
(...).
Il a également
mis
à la disposition
des organisateurs
du
mouvement ses locaux, ses moyens techniques et de communication: ordinateurs, téléphones, fax, Internet. »3 D'ailleurs, de nombreux jeunes gardent en souvenir les séminaires et tables rondes4 organisés par le Nahar, qui a invité de nombreux intervenants pour « penser» les événements, et redonner un souffle aux «jeunes du camp» qui commençaient à perdre leur motivation après le 14 mars. Ces séminaires, organisés par le responsable du Nahar, Gebrane Tueni, qui a invité les intervenants étrangers à sa charge, les a conduits et les a gardés sous sa responsabilité lors et après leurs arrestations par les responsables de la sécurité au Liban pour problème de visa, ont joué un rôle important dans la préparation des jeunes aux soulèvements pacifiques. Cela marque l'importance de l'investissement des 1
ABOU JAOUDE Carmen, La presse et L'Intifada, L'Orient-Express, Hommage à
Samir Kassir. Le Printemps inachevé, Hors Série, automne 2005, p. 97. 2 Si nous observons deux suppléments du Monde Edition Proche Orient, par exemple les numéros 298 ou 300, du 17 juin ou du 1er juillet 2005, nous constatons que des articles rédigés par Edmond Rabbath, Georges Corm, Nicolas Shenaoui, Tania Hadjithomas et autres ont été publiés. Cette tribune libre a été un espace où le cas libanais a été analysé en profondeur par des chercheurs, des professeurs ou même des jeunes comme Mazen Kerbaj. 3 ABOU JAOUDE Carmen, op. cit., p. 97. 4 Entretien avec Jad GHOSTINE, op. cit. S Par le biais de Mme Chérine Abdallah nous avons eu accès aux listes restantes des jeunes participants aux ateliers de travail. Il faut rappeler que les papiers ont été 109
journalistes et des responsables médiatiques dans la réussite du soulèvement pacifique qui avait lieu. Asma Andraos, jeune femme qui fait partie du noyau de « AMAM »], assure: « nous avons investi le bâtiment du Nahar pendant près de 70 jours. » Les journalistes ont été contactés dès le premier soir par les organisateurs des premières manifestations: Nora Joumblatt se rappelle avoir demandé à Fares Khacchane, journaliste du MustaqbaP, de couvrir la première veillée sur le lieu l'explosion, en face du SaintGeorges3, le 15 février 2005.4 De plus, après la manifestation du 8 mars, nous avons pu constater une effervescence chez les organisateurs du Printemps libanais: les opposants au 8 mars ont entrepris des démarches multiples et pressantes pour contacter les médias et demander leur soutien: Après le 8 mars 2005 et la manifestation du Hezbollah, les acteurs de la société civile ont voulu utiliser tous les canaux pour la mobilisation. Le climat était offensif durant cette période de participation très active et de mobilisation extrême nous relate Jad Ghostine.5 Cette stratégie «push» ou d'impulsion, utilisée lors du Printemps libanais et surtout durant la semaine qui a suivi le 8 mars et la manifestation remerciant la Syrie, rappelle les stratégies menées par
détruits. Mme Abdallah n'a pu nous remettre que les fiches de base avec les noms, prénoms et numéros de téléphone des jeunes participants avec qui elle a gardé contact. A travers un fax retrouvé nous avons découvert qu'An-Nahar avait réservé des chambres d'hôtels à certains intervenants venus d'Ukraine, de Serbie, et d'Afrique du Nord. A travers les factures et le fax de l'hôtel, nous avons pu connaître le lien fort qu'avait tissé le responsable du quotidien libanais An-Nahar et les activistes pour la liberté et la démocratie en Europe de l'Est. Ces liens l'ont encouragé à les inviter pour consolider la confiance des jeunes libanais dans le mouvement qu'ils avaient mené depuis février mais qui, après l'apogée du 14 mars, perdait son souille. 1 « Al Mujtamah el Madani» : un groupe démocratique et indépendant de femmes et hommes de la société civile, des bénévoles et volontaires toutes confessions confondues et non affiliés à un parti politique. Le groupe a été formé spontanément après le 14 février 2005. http://www.05amam.org. 2 Le quotidien en langue arabe El Muslakbal qui appartient à la famille Hariri. 3 Le Saint-Georges est l'hôtel en face duquel l'attentat contre le convoi du Premier ministre Hariri a eu lieu. 4 Entretien avec Madame Nora Joumblatt, op. cil. 5 Entretien avec Jad GHOSTINE, op. cil. 110
les responsables du marketing politique, comme lors de la préparation des campagnes présidentielles en France.1 a-2) La presse audiovisuelle
La télévision et la radio sont les deux autres médias qui ont couvert les événements du Printemps libanais: {(Lebanese television channels, some of which are available on satellite, also intensively covered this story, as did radio stations and print media that reached regional and global audiences through the Internet. »2 La télévision locale avec ses diverses chaînes, que les principaux actionnaires ont largement instrumentalisées selon leur propre orientation politique, a très souvent utilisé une politique qui adoptait et accompagnait le mouvement de contestation. D'ailleurs, certains médias ne faisaient à longueur de journée que {(battre le rappel des troupes », se transformant en l'espace d'un mois en un média de propagande pure. Avec des {(clips »3 louant le président martyr, des chansons patriotiques exclusivement créées pour l'occasion, où l'unité est symbolisée par des musiciens, chanteurs et chorégraphes de tous bords se mettant ensemble pour chanter le Liban. Joëlle Tourna souligne qu'après l'enterrement le 16 février 2005, {(on est insatiables, on regarde sans arrêt la Future TV, clips, morceaux de discours, bouts d'interviews, chansons composées en son honneur, rien ne semble excessif.» 4 Les médias, que ce soit les chaînes télévisuelles locales (Future TV, LBCI, New TV) ou même les chaînes de télévisions étrangères (CNN, BBC, Euro News, TV5...) qui ont couvert les événements, n'ont-ils pas incité la société libanaise à se mobiliser?5 En diffusant les images des protestations en Ukraine ou 1 « Les trois dernières semaines (...) vont témoigner d'un climat beaucoup plus offensif avec affiches, tracts, journal de quatre pages largement illustrés» ESTIER Claude, De Mitterrand à Jospin. 30 ans de campagnes présidentielles, éditions Stock, Paris, janvier 1996, p. 293. 2 SEIB Philip, "Reconnecting the World: How New Media Technologies May Help Change Middle East Politics ", in TBS journal, Transnational Broadcasting Studies, published by the Adham Center for Electronic Journalism, the American University in Cairo and the Middle East Centre, St. Antony's College, University of Oxford, UK, p. 2, www.tbsjournal.com/seibPF.html. 3 Spots publicitaires. 4 Joëlle Tourna, op. cil., p. 77. 5 Elie Karamé souligne qu'il a « contacté le député Ahmad Fatfat pour lui demander que la télévision du Futur contribue à la mobilisation» pour la manifestation du 28 III
en retransmettant sans arrêt l'image des visiteurs du « Darih »\ des manifestations et des activités qui avaient lieu au centre ville, les médias ne grossissaient-ils pas les événements, influençant ainsi le public libanais? En montrant des images sur la taille des manifestations et en faisant des reportages sur le dynamisme des protestataires, une telle couverture médiatique a entraîné une mobilisation de la population: "Media tools have been put to use in political protests in Lebanon, Egypt, and elsewhere. Transnational satellite television, for example, can-to a certain extent-evade controls imposed on news coverage within a country. The 2005 "Cedar Revolution" in Lebanon demonstrated how this can work on two levels. Regional/international coverage-such as is provided by Al Jazeera and Al Arabiya, among others-could provide information to Lebanese audiences with less concern about political repercussions that might deter some indigenous media organizations. By showing the size and energy of the protests, such coverage helped fuel the demonstrations and 2 encouraged broader pressure for Syrian withdrawal." D'ailleurs, quelques médias audiovisuels, Future TV dans un premier temps, et la LBC ensuite, se sont mis carrément au service du mouvement de contestation. L'écran de plusieurs télévisions était divisé en deux pour montrer au public tout ce qui se passait au Liban, d'une part les condoléances de l'autre les manifestations ou les prières 3 au Darih. Des journalistes ont oublié leur fameuse objectivité et ont appuyé, même conseillé, les jeunes militants du camp.4 Le combat des jeunes s'est transformé en un combat personnel des journalistes.5 En février. Il continue en racontant qu'ils ont lancé des appels à la mobilisation du lieu du sit-in, appels qui ont été diffusés toute la soirée. » TOUMA Michel, « 27 février, la nuit où tout a basculé... », in L'Orient le Jour, L 'esDoir en lettres de sanf!: le 14 février 2005-14 février 2006. la Révolution du Cèdre en marche, supplément de L'Orient le Jour, paru le 13 février 2006, 128 p. I Une chaîne satelIitaire financée par le Mouvement du Futur retransmettait sans interruption 24 h/24 les visites qui avaient lieu au Darih. 2 SEIB Philip, "Reconnecting the World: How New Media Technologies May Help Change Middle East Politics", op. cit., p. 1. 3 "Three days after his killing, there was a meeting. The television was on without sound. The screen was split in two. Part was the condolences at Hariri's house. The other part was people praying at the tomb." GLASS Charles, "An assassin 's land', in London review of books, 4 august 2005, p.16. 4 ABOU JAOUDE Carmen, op. cit., p. 97. 5 « Notre combat était leur combat. Les journalistes libanais comme les étrangers sympathisaient avec notre mouvement» affirme Khodr Ghodbane à L 'Orient112
ressort le constat que les « médias ont acquis une véritable capacité de . 1 contre-pouvOIr. » En outre, cette couverture médiatique a été recherchée par les manifestants: Nora Joumblatr a bien souligné lors de notre entretien que la première demande des personnes rassemblées spontanément à la Place des Martyrs et qu'elle a rencontrées le 14 février au soir, était son aide dans le contact des médias. Les jeunes essayaient d'apparaître à la télévision le plus possible, dans des Talk-Shows, ou même dans des émissions créées spécifiquement lors de cette période pour prendre l'avis des jeunes sur leur pays, la classe politique, le confessionnalisme politique (courts métrages diffusés par la LBCl où des jeunes universitaires parlaient de leur vision du pays). Lors de nos entretiens avec certains des jeunes qui ont participé au mouvement, tous sans exception se rappellent avoir parlé à un reporter, donné leur avis lors d'une émission, ou même avoir été les invités d'une émission spéciale. Une deuxième observation peut être faite sur la multiplication des reporters affectés à la Place des Martyrs. Et même des émissions télévisées qui ont été filmées en direct. (El Horra3 avec Ziad Njeim4, Marcel Ghanem5 sur la LBC, et Future TV avec des transmissions directes et émissions, politiques, culturelles et sociales, filmées de la Place des Martyrs). La radio aussi a joué un rôle éminent. En voiture les gens ne perdaient rien des événements. La diffusion en direct, avec des messages de propagande et des slogans retentissants, ne s'arrêtait que très peu, pour faire passer des publicités, qui elles aussi reprenaient le thème du moment: les slogans de la Place des Martyrs. On a pu entendre également des chansons patriotiques et des spots publicitaires axés sur le Liban, créés spécialement pour la période. Les chaînes télévisées internationales couvraient les événements de manière massive ce qui a raffermi la volonté des manifestants et les a poussés à garder un esprit de veille. D'ailleurs, Malek Chebel dans son Express. Quant à Jad Ghostine, lors de notre entretien, il raconte comment les responsables au Nahar mettaient toute leur motivation au service des jeunes. I BRAUD Philippe, op. cil., p. 234. 2 Entretien avec Madame Nora Joumblatt, op. cil. 3 Chaîne de télévision satellitaire, diffusant en langue arabe des informations sur le monde arabe. 4 Ziad NJEIM est un dentiste de formation, journaliste et ex-présentateur d'un talk show politique célèbre au Liban (El shater yehki : Que le brave ose parler). 5 Marcel GHANEM est un journaliste et un célèbre présentateur d'un talk show politique (Kalam El Nass : Ce que disent les gens) sur la chaîne de télévision LBCI.
113
analyse sur le rôle de la télévision, souligne l'importance du concours médiatique dans la propagation des idées et slogans humanistes aux Etats-Unis. Mais si l'on suit la même méthode et si on applique son analyse au cas libanais, on peut se demander ce que serait devenu le Printemps libanais, «sans le fantastique drainage des masses» libanaises «par les chaînes privées et leurs relais dans le monde entier. »1 D'ailleurs, dans son article dans le supplément du journal L'Orient le Jour, Michel Tourna, souligne:« le fait que certains pôles de l'opposition et les jeunes aient passé la nuit autour du camp de la liberté et que le sit-in ait été retransmis en direct à la télévision a provoqué un effet boule de neige qui a été crescendo au niveau de la mobilisation populaire. »2 Ainsi, la force du médium qui propage des messages «qui se transforment en thèmes vedettes »3 est une des caractéristiques que nous ne pouvons qu'évoquer en étudiant le Printemps libanais. Le medium transportant «l'idéologie et sa langue de bois (...) en colmatant les trous de la représentation à coups d'incantations, d'images partagées et de rythmes. »4 Les chaînes télévisées nationales et internationales transmettant les mêmes images ont renforcé chez les Libanais et le grand public le mythe d'une révolution en marche. Selon Bougnoux, c'est l'effet de « l'extase technologique », où « le réel se montre, mais lissé sous des images qui entretiennent la clôture narcissique, et alimentent un rêve gardien de l'homéostase sociale. »5
I
MALEK Chebel, La formation de l'identité volitiaue, Petite Bibliothèque Payot, 1998, p. 132. L'auteur parlait du slogan humaniste des « Droits de l'Homme» de l'ex-président des Etats-Unis, qui a été diffusé partout par les chaînes privées et leurs relais. 2 TOUMA Michel, op. cit., p. 35. 3 MALEK Chebel, op. cil., p. 132. 4
BOUGNOUX Daniel, La communication var la bande. introduction aux sciences
de l'information et de la communication. éditions La découverte, p. 252. 5 Idem. 114
A-b) INTERNET:
BLOG1 et SM~
Au Liban, pays où l'ostentatoire et la culture du Kitsch3 paraissent monnaie courante, même pour les moyens de communication, les Libanais ne se sont pas contentés des médias existants, mais ont utilisé à profit les progrès techniques, pour transmettre leurs opinions et démontrer leur créativité. Ainsi, ils ont su mettre à leur service, les « nouveaux médias » comme l'Internet, les SMS et les Blogs pour diffuser leurs opinions: "In Lebanon, text messages (and e-mails) were used to mobilize antiSyrian demonstrators in March 2005.,,4 Le nombre d'internautes au Liban s'élève de plus en plus, et le nombre des Blogs répertoriés5 concernant le 14 mars atteste de leur importance durant cette période, comme lieux d'expression libre. Pour certains, les informations qui figurent dans ces médias ne sont pas fiables. Pour d'autres, utiliser une telle source pour une recherche scientifique la rend plus vulnérable aux critiques des sociologues qui préfèrent et de loin les sources « classiques.» Pour nous, examiner l'apport de ce moyen est une nécessité; sans lui, le portrait dressé du Printemps 2005 serait incomplet. Nous aborderons donc ce média en nous demandant si l'utilisation de ce nouveau médium permet un changement dans la perception de l'Etat de droit et surtout de la démocratie participative. La réponse à cette question est plutôt mitigée: s'exprimer en utilisant 1
BLOG définition: A la base, un blog est un journal personnel ou un carnet de
voyage disponible sur le web. Sa mise à jour (blogging), normalement quotidienne, est effectuée par un utilisateur (blogger) n'ayant pas forcément un profil technique. Des logiciels (Blogger, Movabletype, Vblog...), accessibles via le web, permettent de créer et de maintenir facilement le blog. Sites personnels à l'origine, les blogs sont de plus en plus nombreux (plusieurs millions) et sophistiqués, ils peuvent contenir des fichiers audio ou vidéo. On trouve de la même manière des photos blogs, des news blogs.. .Copyright cg Inventerm, 2005. 2 SMS définition: Messages courts ou SMS (Short Message Service) : Service de messages courts que peut offrir un système de communication sans fil (transmis via les canaux de signalisation du réseau mobile GSM), permettant aux usagers d'envoyer ou de recevoir des messages alphanumériques courts (autour de 160 caractères), qui s'affichent à l'écran de leur terminal mobile. Copyright cg Inventerm,2005. 3 KASSIR Samir, Histoire de Bevrouth, Editions Fayard, 2003, p. 21. 4 SElB Philip, op. cil., p. 6. 5 Référence à la fin de l'ouvrage: les sites et blogs, concernant le 14 mars, répertoriés pour la présente étude.
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Internet, ou l'envoi de milliers de SMS, en moins d'une journée, permet de montrer que la mobilisation existe, mais jusqu'à quel point cette mobilisation peut se traduire en action effective, ou participer à l'éveil d'une conscience nationale? Trouver une réponse à cette question est plus difficile. Lors d'une conversation informelle avec Christophe Varin 1, celui-ci a bien souligné le fait que les Blogs sont à son avis, non pas un « mass média » au sens classique du terme mais surtout un média « périphérique» qui sert paradoxalement à conserver le système. Il est utilisé comme « défouloir. » Les bloggeurs préférent s'exprimer sur un blog plutôt qu'avoir une action active qui puisse être un «input» pouvant remettre la politique du gouvernement sur ses rails? A la différence de Joël de Rosnay 3 qui, dans son livre écrit en collaboration avec Carlo Revelli, énonce une théorie qui place le web dans une dynamique plus active du changement politique4: « S'organisant en une seule entité, le Web peut faire émerger une intelligence et même une véritable conscience collectives. Il met ainsi en question les relations de pouvoir verticales qui régissent aujourd'hui les sphères de l'économique et du politique. (00')il devient en fait un outil puissant entre les mains des citoyens pour faire naître une économie et une démocratie nouvelles. » Pour De Rosnay, « une nouvelle démocratie est en train de naître, inventée grâce aux nouvelles technologies ou médias de masse (Internet, blogs, SMS, I Christophe VARIN est le directeur du CEMAM (centre d'études sur le monde arabe moderne) depuis septembre 2005, et coresponsable du programme SIPO (société de l'information au Proche Orient). Il axe ses recherches sur l'Internet et les gouvernements dans le monde arabe. 2 MAAREK souligne aussi ce danger « encore plus insidieux pour le fonctionnement normal de la sphère politique: il (le marketing direct fait par Internet) laisse une très grande latitude d'action aux commanditaires de ce procédé, c'est-à-dire aux organismes centraux des partis ou des groupements politiques. Le pouvoir d'influence des individus isolés répondant à ce type de sollicitations est en effet bien plus faible que s'ils avaient rejoint les structures militantes traditionnelles, dont le mode de fonctionnement habituel relativement démocratique leur accorde plus de prise. (...) Ayant moins l'impression d'exercer une influence personnelle sur la structure qui le contacte par ce biais, le destinataire se lasse plus vite (...) A l'inverse, la tentation d'utiliser Internet pour s'abstraire des partis politiques « traditionnels» et de leurs contraintes est grande. » Communication et marketinfJ de {'homme oolitique, Editions Litec, Paris, 2001, p. 254. 3 De ROSNA y Joël, La révolte du oronétariat : Des mass média aux médias des masses, Editions Fayard, 2006. 4 CLOUTIER Jean-Pierre, De Rosnay et Ie pronétariat, in http://www.pronetariat.com/2006/01/de_rosnay_eUe.html. 116
chats...) par les citoyens du monde. »1 En effet, lors du Printemps 2005, et surtout quelques jours après le 8 mars 2005, on ne peut que relever la multiplication du courrier électronique envoyé, des blogs créés, et l'envoi de SMS (pour inviter à manifester lors du 14 mars 2005, ou pour parodier la manifestation du 8 mars, ou le discours de Bachar el Assad.. .). Or, c'est avec l'idée de conservation du système et du changement du centre en périphérie de Christophe Varin, que se recoupe l'acception de Patrick Champagne dans son Ouvrage Faire l'opinion. Le nouveau ieu politique? Dominique Colas3 explique que Champagne a conclu un chapitre consacré à l'analyse de deux manifestations à Paris, par des remarques générales à partir de l'écart de ces manifestations sans violence et largement commandées par la recherche et l'obtention d'un accès aux médias en affirmant qu' «on est loin des jacqueries qui plaçaient directement face à face les classes les plus dominées et le pouvoir politique en place. » Les techniques modernes auraient selon Champagne modifié la définition de l'action politique efficace, en multipliant les agents interposés entre les groupes sociaux; ces techniques absorbent «un peu d'énergie sociale» qui sans elles, se trouverait dispersée, diluée. Lors du Printemps libanais, le risque était que l'action par SMS, Blog, ou autre nouveau médium soit créatrice d'une communication qui diminue l'action politique effective, et l'action de pression sur le centre. S'il est vrai que le haut degré de couverture médiatique a permis aux citoyens de s'exprimer en public, cela n'a-t-il pas eu comme effet pervers de diminuer la force de l'action politique de pression des citoyens?
1 http://www.pronetariat.com/. 2 «On considère généralement
que les moyens modernes de communication (la télévision, notamment), qui informent de mieux en mieux les « citoyens », ainsi que les technologies importées des sciences sociales (comme les enquêtes d'opinion), qui permettent de mieux connaître la « volonté populaire », constituent autant de progrès pour la démocratie. L'analyse sociologique de la pratique des sondages d'opinion, des débats politiques à la télévision et des manifestations de rue montre qu'en fait, s'il y a progrès, c'est surtout dans la sophistication croissante des «technologies sociales» visant à faire croire que l'on donne la parole au peuple. Paradoxalement, en effet, le champ politique tend à se refermer sur lui-même.» CHAMPAGNE Patrick, Faire l'opinion. Le nouveau ieu politique, Les éditions de Minuit, collection Le sens commun, octobre, 1990, 320 p. 3 COLAS Dominique, Sociolof!ie politique, Quadrige/P.U.F., 1994, pp. 200-201. 117
Une communication horizontale rapide a été menée en un temps record), invitant les Libanais à se solidariser lors des manifestations. Or, ceux qui utilisent cet outil, sont pour de Rosnay des « citoyens du monde », mais au Liban où certaines couches socioculturelles n'ont pas accès au réseau, et surtout ne sont pas équipées, pour quelque raison que ce soit, ce médium ne peut pas être le médium de base. Audelà de cette limite matérielle se pose la question de l'impact politique de ce médium: « Internet exige une démarche volontaire », ce que les anglo-saxons appellent «une technologie pull », par rapport à la « technologie push» 2 qui parvient au destinataire sans qu'il ait besoin de faire des efforts. « L'usager est un lecteur, pas un observateur, car le Web n'est pas, contrairement à la télévision un média passif. La navigation et la lecture sont des attitudes actives, qui demandent un effort de concentration et une certaine maîtrise de la logique des interfaces. » 3 Les Libanais ont créé des pages, ont envoyé massivement des emails, et surtout des «forwards »4 avec des images des manifestations du lundi ou même des images du Darih. Or ceux qui envoient de tels emails sont plutôt des jeunes qui réagissent et décrivent une action, plutôt qu'ils n'essaient de former consciemment une culture de participation active. Mais dans cet ouvrage, nous nous intéressons non seulement à l'existence de ces blogs en tant que moyen stratégique utilisé par un acteur du Printemps libanais, mais aussi à leur contenu, et surtout, fait très important à relever, à leur déclin et leur oubli après les moments de mobilisation intense. Pour prendre en exemple un blog, celui de «Baron et Baron »5, blog crée à la suite de la mort de Hariri le 14 février, on constate que les premières semaines sont décrites avec minutie, jour par jour, alors que I « L'universalité du langage numérique et la pure logique de la mise en réseau du système de communication ont ainsi créé les conditions technologiques d'une communication horizontale globale» : M. Castells, L'ère de l'information, tome 1, La société en réseau, Fayard, 1998, in DEBBASCH Charles et PONTIER JeanMarie, Introduction à la IJolitique, Dalloz, Sèmeédition, Paris, octobre 2000, p. 240. 2 MAAREK Philippe J., op. cit., pp. 242-243. 3 BAZAN Stephan, « Ecrire pour le Web », in Travaux et jours, USJ, Printemps 2004, No. 73, p. 206. 4 Définition du Forward: Anglicisme, de l'anglais: faire suivre, notamment des messages électroniques, c'est-à-dire reprendre un message reçu pour l'envoyer à d'autres destinataires. Copyright @ Inventerm, 200S. 5 http://www.baronbaron.com/liban/beyrouth-place-Iiberte.html. 118
après le 14 mars, les détails sont moins nombreux, et les mises à jour de plus en plus rares. La plupart des autres blogs sont dans une situation semblable: nous pouvons prendre l'exemple du web site « pulse of freedom 05 »1, qui n'a plus été remis à jour depuis le 14 mars à l'exception des élections législatives. Les jeunes s'amusaient à se répondre et à polémiquer de façon hargneuse contre tel ou tel candidat. Ainsi, on constate que ce médium accompagne l'événement, il ne le précède pas et ne résiste pas à la démotivation qui suit toute période de liesse. Ainsi, si les blogs peuvent faire exister l'inspiration qui précède ou accompagne la prise de position, l'action en elle-même ne peut passer par ce moyen. Un seul média permet plusieurs types de communication, mais cette richesse est encore loin d'être exploitée dans le fond. Le blog peut décrire2 une réalité, il peut critiquer3 et devenir un espace où s'exprime un malaise ou les protestations des citoyens, mais le blog ne peut pas devenir une action en lui-même: "Blogs amplify voices that may have previously gone unheard. As such they foster a degree of democratic parity at least in terms of expanding audience access for those who feel they have something worthwhile to say.,,4 Le blog ne devient une action que pour ceux qui veulent s'exprimer et qui veulent faire changer les choses. Il faut pour cela traduire l'inspiration en action matérielle et physique qui puisse infléchir le système. Traduire le contenu du blog en un Input qui puisse entrer dans la Boîte noire (le système) et en ressortir, le blog se transformant en un espace où le Feedback s'exprime. Au Printemps 2005, les Blogs sont devenus un espace où les Libanais de tout âge et surtout des jeunes universitaires pouvaient partager leurs photos, s'exprimer et décrire les événements qui se déroulaient au centre ville: "In 2005, bloggers in Lebanon and elsewhere spurred debate about the perpetrators and aftershocks of the assassination of Rafiq Hariria debate that could be joined by anyone with Internet access, I
http://www.pulseoffreedom05.org/.
2 En atteste le Blog d'un étudiant français de passage à Beyrouth: François Parchemin décrit avec minutie la réalité libanaise et les manifestations auxquelles il participe. http://parch.skyblog.com/5.html. 3 Le Blog de la personne qui use du pseudonyme BaronBaron critique et ne ménage pas de ses commentaires acerbes la réalité libanaise, et surtout les événements qui ont lieu. http://www.baronbaron.com/liban/beyrouth-place-liberte.html. 4 SEIB Philip, op. cil., p. 5. 119
regardless of some governments' desire to stifle these discussions.,,1 Les commentaires s'élèvent à plus de 38 par blog, ce qui montre que les gens cherchaient un espace où discuter. Mais cet outil exploité au 2 maximum dans sa forme ne l'a pas été quant au fond. De toute façon, et toujours s'inspirant des remarques de Christophe Varin, on peut souligner que généralement les bloggeurs sont des jeunes de 15 à 22 ans, alors que la population qui peut activement changer et transformer une demande ambiguë, en une demande en termes politiques, est la tranche d'âge des jeunes de 25 à 35 ans. Tranche d'âge qui peut utiliser d'autres médiums pour faire passer ses revendications. Il faut noter que, malgré ces points qui contestent l'importance des blogs en tant que média à effet direct, nous ne pouvons que souligner la multiplication de ce moyen comme outil servant à exprimer les revendications et un certain malaise populaire. La recherche qui approfondit le rôle des blogs en tant que média périphérique et surtout leur impact sur la politique d'un Etat est encore à un stade conceptuel. Dans cette recherche, nous ne pouvons que constater l'importance de l'apport de telles sources sur la problématique de la citoyenneté active qui utilise de nouveaux moyens pour s'exprimer. S'ajoutant à l'influence des moyens de communications dits classiques, l'Internet a, durant le Printemps 2005, contribué à faire exprimer une grande partie de la population et surtout à alimenter la propagande d'informations de dernières minutes: "Supplementing television's influence, the Internet increasingly contributed to the new sense of intellectual community: From Lebanon, "blogging beirut" provided real-time Web video of the "Cedar Revolution" demonstrations against Syria's presence in the country. This demonstrated how the speed and pervasiveness of the Internet make it a valuable mobilization tool,' along with cell phones it can keep reople abreast of what is happening and bring them into the streets."
I/dem. 2 D'ailleurs, Philippe MAAREK dans sa section concernant« l'emploi de nouveaux médias » par le marketing politique », pp. 238-256, arrive à la même conclusion, ce média est une « richesse qui est encore loin d'avoir été totalement exploitée par la communication politique », p. 241. 3 SEIB Philip, op.cil., p. 8. 120
L'utilisation par les Libanais des divers et multiples canaux médiatiques pour transmettre leur opinion aux autres souligne pour certains sceptiques leur volonté de faire du « show off» ; mais si on creuse plus profondément, on constate que les Libanais ont voulu profiter de « la participation des moyens d'information» nationaux et internationaux qui les ont encouragés et qui leur ont permis d'affirmer et de montrer activement leur volonté de changer le cours des choses. L'événement intéressait les médias, par conséquent les «liens privilégiés» I que les acteurs ont entretenus avec eux, ont permis de garder cet esprit de veille. Nous allons donc essayer de démontrer que les médias, vecteurs de la socialisation, sont un des acteurs du Printemps libanais, et constituent la base de tout le mouvement de l'Intifada 2005.
1
LEMOINE Maurice, Dans les laboratoires du mensonf!e au Venezuela, Le Monde diplomatique, août 2002, pp. 16-17.
121
B- La communication: principal?
simple
participant
ou
acteur
Le rôle des médias dans le succès du Printemps 05 Les moyens classiques de propagande ont été utilisés lors du Printemps libanais pour mobiliser les acteurs, mais surtout pour impliquer certaines branches de la société dans la prise de position active. Avec l'essor des modes de communication audiovisuels, l'Intifada 05 a bénéficié d'une visibilité accrue. Cette visibilité a dépassé largement le contexte local, pour atteindre une étendue internationale. Après avoir vu que les acteurs ont utilisé la communication dans tous ses canaux pour faire passer leur message. Dans le détail, nous avons décrit comment chaque moyen a été utilisé par une tranche de la société civile, et essayé d'analyser le rôle actif de chaque medium. Il serait donc intéressant de voir comment les médias, « qui ont une histoire riche en actions d'accompagnement des initiatives de la société civile»] peuvent créer, par un effet de mimétisme l'événement lui-même. En d'autres termes, élucider quel a été le concours de la presse, de la télévision et de la radio dans la création et la construction de l'Intifada, est la matrice de cette souspartie.
B-a) L'UNIFORMITE DE L'INTIFADA
DE L'INFORMATION
AU SERVICE
a-I) L'« agenda setting» et l'effet d'encerclement
D'une part, nous ne pouvons que nous rapporter au rôle qu'a joué l'information, dans la préparation de l'Intifada 05: avec la multiplication des bulletins d'information, les diffusions en direct des événements qui avaient lieu, la société libanaise ne pouvait que se rallier à la culture de « fronde» véhiculée par tous les médias. D'ailleurs, Ellul dans son ouvrage Propagandes, montre bien que l'état de surabondance informationnelle, « loin de prémunir contre la
I
CONFLUENCES
Méditerranée, Liban. Etat et société: la reconstruction difficile,
No. 47, Automne 2003, L'Harmattan, p. 76.
propagande, lui prépare le terrain.» 1 Un effet pervers aurait pu apparaître: les gens se bloquant au message médiatique émis par les nombreux Flash (bulletins d'informations en direct). Mais avec la stratégie suivie d'émettre la même information par des mediums différents, la propagande ne pouvait que gagner du terrain. On ne peut que souligner que cette stratégie n'a pas été voulue et pensée en premier temps, elle est le résultat d'une action spontanée qui a concordé dans le temps. Dans un second temps, après le 8 mars, et l'ancrage de l'idée de soulèvement populaire dans les esprits, la stratégie de propagande bien planifiée s'est développée. D'autre part, la propagande et l'effet d'encerclement qui transparaissaient à travers la stratégie médiatique suivie peuvent être expliqués par la convergence du discours et des images transmises par les divers et multiples médias libanais. Les artisans du Printemps libanais ont suivi la stratégie de suggestion collective qui permet d'arriver à une fusion collective avec une opinion commune: « imposées à titre de vérités absolues, réitérées par une suggestion continue, les croyances deviennent imperméables au raisonnement, au doute, à l'évidence des faits contraires. »2 Maarek, en analysant l'effet d'agenda, explique que « le téléspectateur qui se livre au «zapping» se retrouvera face aux mêmes images et à des commentaires similaires, et ne pourra donc pas y échapper. »3 « Au même moment, les mêmes représentations, les mêmes modes de penser ou d'agir nourrissent la totalité des grands médias. »4 Certains théoriciens relèvent la lenteur des effets des messages transmis par les médias audiovisuels, en parlant de « l'effet agenda» des médias de masses.5 Or « la redondance empiriquement effectuée par la reprise consécutive des mêmes communications par les différents médias »6, ne peut qu'encourager la société à penser d'une certaine manière. Nous savons que «le concept de «socialisation» engloberait (...) toutes les influences émanant du socius et qui, d'une manière ou d'une
1
BALLE Francis, Les médias el la sociélé, Montchrestien, collection Domat rolitique, l1ème édition, 2003, p. 771. MOSCOVICI Serge, op. cil., p. 161. 3 MAAREK Philippe J., op. cil., p. ]76. 4 BALLE Francis, op. cil., p. 768. 5 Mc COMBS et D. E. SHAW cités par MAAREK Philippe J., op.cil., p. 176. 6 MAAREK Philippe J., op. cil., p. ] 75. 124
autre, visent à imprimer une tendance, un schéma, un moule. »1 Le vecteur de socialisation change et influe grandement sur la société ou même sur l'individu. Ainsi, nos remarques sur l'influence d'un des vecteurs de socialisation « les médias », sur la société libanaise, apparaissent justifiées. Par « l'effet grossissant des médias »2, et la notion de culture de masse « patriotique» et libaniste véhiculée lors du Printemps 2005, avec « l'uniformité ou une certaine cohérence des thèmes diffusés» sur toutes les antennes, la sollicitation de la société civile par les médias ne peut qu'engendrer une mobilisation qui réponde au moule, concernant « les représentations collectives, les types de comportements et les mythes »3, fabriqués par les médias. a-2) Interdépendance messages
et implication personnelle des émetteurs des
Si on a constaté que les médias influencent la société par leur effet grossissant et avec le jeu de l' « agenda setting », il faut dans le même ordre d'idées évoquer l'influence entre les médias eux-mêmes. C'est ce qui peut expliquer que le Liban ait fait la Une, des médias internationaux, durant plusieurs mois: Ce qu'Elihu Katz nomme le « flux à deux temps »4 : les leaders d'opinion (ceux qui permettent à l'information de véhiculer rapidement) sont les plus exposés à subir l'emprise des messages des autres leaders Gournalistes, hommes politiques.. .). Les médias eux-mêmes, presse écrite et audiovisuelle, constituent une sorte de système interactif où les journalistes politiques spécialisés, responsables de rubriques ou d'émissions politiques se lisent et s'écoutent, s'influençant mutuellement et, surtout, se montrant interdépendants les uns des autres dans leurs présentations et commentaires. » En d'autres termes, c'est la même information que tout le monde veut analyser, comme lors du Printemps libanais où même les responsables des émissions télévisées pour enfants ont parlé des manifestations de rue et de l'importance de la mobilisation et de la participation dans un
1
MALEK Chebel, La formation de l'identité politique, Petite Bibliothèque Payot, 1998, p. 132. 2 BALLE Francis, op.cit., p. 780. 3 Ibid., p. 768. 4 Two step flow of communication, en collaboration avec Paul Lazarsfeld, Personal Influence, Glencoe, Free Press, 1955, cité par BRAUD, Sociologie volitiaue, p. 286. 125
état démocratique. Le Printemps libanais était le « piment» ajouté à toutes sortes d'émission, tout public confondu. Pour les médias, comme la communauté politique internationale était intéressée par le cas libanais, comme les manifestations et mobilisations étaient un sujet à «la mode» après les événements d'Ukraine, et comme la société internationale et les manifestations libanaises étaient un sujet qu'on pouvait couvrir facilement, mettre sur leur agenda la question libanaise était un créneau qui leur est profitable. De même ce créneau pouvait détourner l'attention du public des pays voisins où les journalistes vivaient en insécurité (exemple: en Irak où des explosions, des enlèvements et d'autres événements rendaient le travail des journalistes plus difficile). De plus cela leur permettait de trouver une autre bête noire, la Syrie, un pôle sur lequel on pouvait fixer tous les maux que désignent des nouveaux défenseurs de la société internationale. Ces guides d'opinions qui diffusaient les mêmes messages donnaient plus d'ampleur au code culturel à suivre. Dans le cas libanais: la mobilisation civile. On constate que non seulement «la société libanaise» a été la principale cible des médias, mais aussi les autres relais d'opinions, et surtout les autres médias. Jean Baudrillard1 parle du jeu de la communication, qui crée une interaction entre le médium, le message et le public: « les agents sociaux». Dans le cas libanais l'idée de Baudrillard se trouve vérifiée: le jeu de la communication, «le simulacre généralisé »2 a été opérationnel: tous les agents sociaux se sont pris au jeu du Printemps libanais. Le J4 mars, la Révolution du Cèdre, et le Printemps libanais « ont fait croire» à quelque chose de nouveau. Ils ont créé leur propre dynamique, à partir de la fonction phatique de la communication. Par conséquence ont été influencés les autres agents sociaux (de média à média), mais aussi le public (de médias à la société libanaise/ de médias à la société internationale et de médias aux autres relais d'opinions et agents sociaux).
1 Jean BAVDRILLARD, né en 1929, est un sociologue et un philosophe français qui a consacré son œuvre à la compréhension de la société contemporaine. (Postmoderne). Il est professeur de philosophie de la culture critique des médias en Suisse. 2 BAUDRILLARD Jean, L'ère de la facticité, in L. SFEZ, G. COUTLEE, Technolof!ies et svmboliclUes de la communication, Grenoble, PUG, 1990, p. 39, cité par BRAVD, Sociolof!ie politiaue, p. 288. 126
B-b) MONOPOLISATION JEU DE L'AFFECTIF
DE LA COMMUNICATION
ET
b-l) Le message médiatique entre monopolisation et manipulation Les acteurs du « 14 mars» ont su que, pour mobiliser la rue et avoir un réel soutien de la population, ils devaient leur transmettre leur message par tous les canaux. Ils ont surtout tablé sur l'utilisation de l'audiovisuel qui permet de mieux manipuler les esprits. Par la compilation de l'image, du son et du message, l'effet de l'audiovisuel est fort. Future TV, comme nous l'avons vu, a mis en branle toute son équipe pour créer des émissions et des spots qui permettaient de repasser le même message à longueur de journée. Le but étant de garder une emprise sur les esprits pour que leur message devienne le leitmotiv des consciences libanaises. Or, l'influence de la télévision sur le subconscient des personnes ne fait plus l'objet de controverses.! Les organisateurs du Printemps libanais ont compris l'importance de la communication, mais il ne suffit pas « de manipuler les images et les messages, de séduire les médias pour obtenir l'adhésion des gens. S'il est vrai que la communication politique peut donner de l'ampleur à la parole publique, il faut encore que celle-ci fasse sens, qu'elle puisse être intégrée par une multitude d'où une interférence complexe dont dépend le devenir de l'unité politique. »2 Il fallait montrer aux Libanais que tout le monde pensait comme eux, qu'ils n'étaient pas seuls dans leur combat et que chaque participant devait, par le biais de la communication, se sentir soutenu et encouragé par l'action des autres. Tarde, dans son œuvre L'opinion et la Foule, souligne que la couverture médiatique d'un fait, donne l'impression aux acteurs que tous les autres acteurs partagent les mêmes convictions. « La conscience possédée par chacun d'eux que cette idée ou cette volonté est partagée au même moment par un grand nombre d'autres hommes. Il suffit qu'il sache cela, même sans voir ces hommes, pour qu'il soit influencé. »3 Les effets de la communication en politique ne sont plus à justifier. Moscovici en concluant son chapitre sur l'opinion, le public et la foule, le dit clairement: « dans une société, les moyens de 1 « La télévision est pour ainsi dire, devenue notre subconscient collectifle plus déterminant.» MALEK Chebel, op.cil., p. 132. 2 BEAUCHARD Jacques, op. cil., p. 61. 3 TARDE Gabriel, op. cil., p. 32. 127
communication sont l'élément déterminant. » Il arrive à montrer qu'ils « façonnent autant la psychologie que la politique d'une époque. »1 L'importance de la suggestion collective dans la création d'un mouvement de foule est d'ailleurs étudiée par Moscovici qui pense que « l'évolution des moyens de communication détermine celle des groupes et leur méthode de suggestion collective. »2 Au Liban, le problème fondamental des médias est leur financement par des hommes politiques. Ainsi, lors du Printemps libanais, ces médias se sont transformés en arme de manipulation et de suggestion, tout comme les médias de propagande qui ont participé au coup d'Etat au Venezuela, en 2002.3 Le fait est que les principales chaînes télévisées libanaises, (Future TV, LBC, New TV), avec l'aide d'au moins trois grands journaux (An-Nahar, L'Orient Le Jour, Mustaqbal) ont soutenu les agissements de l'opposition, et que tous les moyens (enquêtes, interviews, comptes rendus, commentaires...) sont allés dans le même sens afin d'atteindre un seul et même objectif: délégitimer le pouvoir en place, et augmenter la mobilisation populaire. Tous les moyens ont été utilisés pour discréditer le gouvernement en place (celui d'Omar Karamé), même les fausses rumeurs véhiculées par un député libanais (Nayla Mouawad a lancé la rumeur d'une démission des ministres du gouvernement), ou le nombre élevé de conférences de presse diffusées en direct.
1 MOSCOVICI Serge, op. cil., p. 274. 2 Idem., p. 246. 3 LEMOINE Maurice, op. cil., pp. 16 -17. 128
b-2) Le jeu émotif pour la fixation d'une idée
La communication impose ses propres règles aux agents. En effet s'ils utilisent les «médias froids» ou les «médias chauds »1, l'influence du message change de degré. Pour Moscovici, si «la communication est le processus social par excellence », un changement de sa forme ou de ses moyens modifiera aussitôt la nature des groupes et l'exercice du pouvoir. Selon lui, « on aurait tort de la considérer comme un simple instrument entre les mains d'hommes qui s'élancent à la conquête des foules. En vérité, elle leur impose ses règles qu'ils sont bien obligés de respecter. »2 D'ailleurs, le jeu de la télévision ou de la presse en est un exemple typique. La communication télévisuelle, après le 14 février, était «moins intellectuelle, et surtout sensorielle »3 basée sur l'émotion suscitée par les émissions en direct, et l'image transmise en soi. L'actualité télévisée et les flashs diffusés chaque heure ne pouvaient que renforcer l'émotion par leur intensité temporelle d'une part, leur image d'autre part, et enfin leur message. Ils contribuaient à fixer lentement mais sûrement l'idée que la mobilisation et la participation active pouvaient mener à un changement radical au Liban. « L'affirmation et la répétition ont pour résultante la suggestion collective. Elles se combinent en un courant de croyances qui se propage à la vitesse d'une épidémie. »4 « Ces médias tirent leur puissance et leur capacité d'influence moins de ce que dit le locuteur que de cette sorte d'hypnose qui accompagne la séduction exercée par le son et, surtout, par l'image. » La télévision impose en quelque sorte un subjectivisme, qui lors de la période février-mars 2005, a été utilisé par les agents pour mieux marquer les esprits. Comment la télévision peut influencer les opinions? Beauchard y répond en décrivant la façon dont la rumeur 1 L'utilisation des « médias chauds» réunit les individus dans un « village global» comme la nomme J. Beauchard, ou « village planétaire» selon l'appellation de Mac Luhan. 2 MOSCOVICI Serge, op. cit., p. 246. 3 MAC LUHAN Marshall, Pour comorendre les médias : les vrolon'i!ements technologiques de l'homme. éditions Seuil, 1968, cité par BRAUD, Sociolo'i!ie volitiaue, p. 287. 4 MOSCOVICI Serge, op. cit., p. 200. 129
ou une idée est prise en charge par le message médiatique: « Elle met en scène, donne à voir, révèle et cherche à séduire un grand nombre d'individus plus ou moins isolés et distraits, à distance, qui se laissent saisir par l'événement et l'émotion du message médiatique. Une affectivité d'origine événementielle se constitue. Les faits et les sentiments se mélangent, l'un portant l'autre, ce qui accroche et provoque tantôt l'adhésion, tantôt le rejet et finalement un parti pris sensible. »1 Mac Luhan souligne aussi cette idée. Pour lui, «la capacité d'influence des médias se situe moins au niveau de l'information ponctuelle qu'ils apportent qu'à celui des mythologies, symboles et modèles d'achèvement qu'ils mettent perpétuellement en scène.» Durant la période février-mars 2005, ce sont «les images et les émotions qui commandaient» le lien social, l'intégration et la mobilisation se faisaient d'autant plus facilement que, l'actualité se nourrissait de sentiments. «Tout était personnel, vécu proche, immédiat. »2 Ce sont les stratégies de la propagande et de la suggestion collective que détaille Moscovici et qui se sont très bien vues appliquées lors du Printemps libanais: « elles (Les stratégies de la propagande) sont destinées à convertir les individus en une foule et à les entraîner vers une action précise. »3 Enfin, pour conclure ce chapitre, nous pouvons constater que la couverture médiatique intensive du Printemps 2005 a certainement contribué à son succès. « Les organisateurs de l'Intifada ont su très tôt, l'importance de cet instrument et son impact sur les opinions et les gouvernements du monde. Dans toutes les actions qu'ils ont entreprises, les médias étaient toujours pris en considération. »4 Être à l'antenne des chaînes internationales et sur la Une durant plusieurs semaines consécutives peut être un des accomplissements réussis de la société libanaise. Mais est-ce que les médias ont réussi à travers le message convergent d'une image commune à entraîner les Libanais à former cette image unie dans la réalité? Lors du Printemps 2005, ils ont pu donner le change en montrant sur les écrans une image commune de Libanais I BEAUCHARD Jacques, op. cil., p. 62. 2 CA YROL Roland, Médias et Démocratie. La dérive, Paris, Presses de la Fondation Nationale des sciences politiques, 1997, cité par BEAUCHARD, op. cil., p. 69. 3 MOSCOVICI Serge, op. cil., pp. 187 à 206. 4 ABOU JAOUDE Carmen, op. cil., p. 97.
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brandissant le même drapeau: la communauté nationale libanaise en pleine cohésion. Mais après le Printemps libanais, ce drapeau a laissé place à d'autres revendications qui sont moins nationales que particulières et réfractaires. C'est surtout cette culture politique de la participation et de l'activisme qui peut être l'apanage du rôle des médias lors de ce printemps de Beyrouth. Les reportages ont montré des enfants, des adolescents, des hommes et des femmes mûrs, et des personnes âgées se mobilisant lors des manifestations, avec des gros plans sur leur participation active. Aussi des reportages ont mis l'accent sur l'unité nationale et ont poussé à la mobilisation et encouragé la participation active de tous les citoyens. (Des gros plans sur les pancartes avec la croix et le croissant, ou une personne qui lit la Fatiha et une personne faisant le signe de la croix au mausolée, Darih, de Hariri). En donnant la parole aux jeunes, en les invitant à des émissions et en diffusant en direct, sans arrêt, tous les appels à la mobilisation qui étaient lancés par des leaders d'opinion de la place des sit-in, les médias nationaux et internationaux ont encouragé les Libanais à faire de ce printemps une réussite.
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CONCLUSION Le 14 février 2005, l'assassinat de Rafic Hariri plonge le pays dans une nouvelle dynamique de politisation extrême avec un mouvement de contestation inédit. A la Place des Martyrs, une dimension sociologique est à souligner, une évolution importante se ressent dans la façon dont les Libanais pensent la politique. Après des années de démission des citoyens libanais, on observe qu'ils ont repris en main la destinée de leur pays en participant activement pour affirmer la démocratie mais surtout leur place sur l'échiquier politique interne. Jean Pierre Dubois, dans une étude sur la citoyenneté et la démocratie, remarque que « la citoyenneté est affaire non de réforme juridique mais de combat politique. »1 Cette expression s'applique à la lutte menée par les Libanais durant des mois pour affirmer leur vision du Liban et surtout collaborer et participer activement aux choix politiques qui décident de l'avenir de leur Etat. Nous avons passé en revue les stratégies menées par les Libanais pour réussir le combat politique du Printemps libanais. La question sous-jacente à laquelle nous avons essayé de trouver une réponse est celle de la formation d'une communauté nationale commune à laquelle s'identifient les acteurs du Printemps libanais. Comment, de la levée des drapeaux et de l'unité prônée durant des mois, les acteurs du 14 mars sont-ils passés à la levée de bouclier, à un état de lutte politique et surtout à un état de déception amère? Jusqu'à quel point le mythe de l'union et de la réconciliation autour d'une identité politique nationale s'est-il entretenu après le Printemps libanais, et s'est-il réalisé matériellement par l'action citoyenne des Libanais? Dans le premier chapitre, nous avons voulu sonder la volonté réelle des acteurs libanais du 14 mars de former une identité nouvelle: une identité où le « libanisme » prime sur les aspirations partisanes et/ou communautaires. L'histoire du Liban a souvent été controversée par des identifications multiples à des sous-ensembles qui forment en réalité la structure libanaise. Des sous-ensembles qui ont souvent vécu en conflit, chacun cherchant à dominer l'Autre ou à lui imposer une 1 Refonder la citovenneté, éditions Le bord de l'eau, sous la direction de VERGIAT Marie Christine et DUBOIS Jean Pierre, Bordeaux, novembre 2003, p. 34.
histoire, ou sa propre vision du pays. Fabiola Azar décrit dans son approche multidisciplinaire de la réalité libanaise que «les communautés se déchaînent l'une contre l'autre pour marquer des points, obtenir une reconnaissance de leurs singularités ou affirmer leurs statuts particuliers. Leurs relations sont basées sur la méfiance réciproque et chacune d'elles guette les circonstances lui permettant d'atteindre son but. »1 De même, l'historien Kamal Salibi a souvent décrit le Liban comme une maison formée de plusieurs demeures.2 Les écrits sur l'histoire irréconciliable des Libanais sont multiples, de même que les ouvrages sur le système politique qui devrait gérer du mieux possible cette pluralité. Or, la réconciliation entre les communautés s'est inscrite durant une journée mémorable, celle du 14 mars, où des Libanais, toutes confessions confondues, ont décidé d'exiger la souveraineté et la liberté réelle, et non point formelle, de l'ensemble qui les unit. Cette exceptionnalité d'un rassemblement de Libanais, avec des exigences communes, a-t-elle pu créer une dynamique nouvelle cassant le carcan « des problématiques stériles autour du communautarisme hégémonique »3 et ouvrir la voie à des revendications nouvelles concernant la pleine citoyenneté, une responsabilisation politique, voire un réel Etat de droit respectant les droits et les statuts de tous les citoyens? Pour analyser en profondeur le Printemps libanais et son impact sur la création d'un Etat de droit, nous avons essayé d'identifier les causes qui ont conduit à un tel rassemblement de Libanais toutes confessions et âges confondus. Dans un premier chapitre, nous avons essayé de voir si les Libanais ont fait œuvre novatrice de leur plein gré, dans le but de créer une dynamique nouvelle et un projet politique nouveau, basés sur une réelle entente et réconciliation communautaire et surtout, basés sur une identification libaniste affirmée et défendue, même sans adversaire commun. Nous avons examiné le mouvement de foule en essayant de nous interroger sur l'efficacité d'une opinion portée au pinacle par une masse qui paraît compacte. Et c'est à travers les œuvres des théoriciens en la matière que nous avons pu constater qu'une foule I AZAR Fabiola, op. cil., p. 5. 2 SALIBI Kamal, A house of many mansions. The history of Lebanon reconsidered, LB Tauris, London, 2003, 247 p. 3 CORM Georges, Le Liban contemvorain. histoire et société, éditions La Découverte, Paris, 2003, p. 297. 134
psychologique, sous l'influence de certaines émotions, peut se créer, formant un seul faisceau de volontés. Mais l'efficacité de l'action d'une telle masse est, non seulement remise en doute, mais surtout limitée dans le temps. L'effet de contagion dans la création des sentiments patriotiques s'est ressenti lors du Printemps libanais, et l'oscillation entre les aspirations nationales et les réflexes partisans a souvent repris forme lors des manifestations. Les observations de terrain nous ont permis de constater que chaque parti gardait ses propres revendications et que même si l'unité autour du drapeau libanais s'est concrétisée visuellement, chacun maintenait consciemment ses identifications partisanes. Plus encore, les jeunes scandaient des slogans se rapportant à la génération de la guerre et exprimant des allégeances à des personnes et non point à une idée ou à un programme. Il est vrai que la cristallisation du mouvement de foule autour du drapeau libanais et surtout autour de revendications communes est un grand pas que les Libanais avaient effectué vers une réconciliation nationale. Mais l'événement symbolique d'une foule compacte ne peut s'inscrire dans la durée. Le mouvement de foule, lors du Printemps libanais, manquait surtout de perspectives d'avenir et de projet politique nouveau. Si le 14 mars marquait une rupture dans l'histoire contemporaine du Liban, il était, il ne faut pas l'oublier, une des réactions politiques habituelles que vivait le pays sous la tutelle. La vague de manifestations et contre-manifestations n'aurait pu inciter à construire les piliers d'une démocratie nouvelle. Cette vague aura réussi à entraîner les Libanais à participer activement et à défendre leurs points de vue, et elle aura surtout servi à faire tomber le gouvernement en place. Une émotion commune a conduit à la création d'une même opinion publique, mais nous avons vu que des barrières s'élèvent face à cette spontanéité patriotique: après un choc ressenti, des solidarités peuvent apparaître et peuvent refléter une similitude dans les états d'âme des participants. Or, lors du Printemps libanais, cet effet de contagion a permis de rassembler diverses parties le même jour, mais chaque partie gardait son propre discours et ses propres revendications. Chaque partie a porté ses propres demandes sur la place publique le même jour que les autres, formant, comme la nomme Mme Kiwan «une rue» libanaise, offrant l'illusion d'une société en acte avec des valeurs communes. Les obstacles qui se sont érigés face à l'union de la rue libanaise, qui vont de la 135
communautarisation, au poids de la guerre passant par la dette publique et la situation sociale précaire, ont pu, avec les élections, conduire à une « réfraction» communautaire et à la perte de confiance des jeunes libanais dans la dynamique à laquelle ils ont œuvré et participé: la dynamique de symbiose et d'image de société réconciliée. La dynamique de l'union et de la réconciliation nationale s'est ressentie, après le choc de la manifestation du 8 mars 2005, mais aussi après le discours de Bachar El Assad. En réaction à cette manifestation, l'image symbolique de l'Intifada 2005 a pris forme pour rassembler et fortifier l'image mythique de révolution. Le soulèvement populaire pacifique s'est renforcé face à la menace syrienne et en réponse à la manifestation du 8 mars. Ces deux événements ont permis de consolider les liens d'une alliance politique mais surtout de resserrer les rangs des Libanais qui se sont mobilisés. Comme l'explique Moscovici, « en choisissant un pôle, idole ou bouc émissaire, on élimine flottements, doutes et divergences qui risqueraient de créer des frictions et de disloquer la multitude. »1 Les émotions fusionnelles ont été éveillées dans le camp de ceux qui allaient former le 14 mars par la désignation d'un adversaire commun. Cette polarisation nouvelle, qui a coupé la rue libanaise en deux rues opposées, permet-elle de parler de communauté nationale libanaise commune? Il faut dire que les deux rues ont brandi le drapeau libanais, même si chaque rue avait une politique précise et se caractérisait par une manifestation et des valeurs distinctes. Mais l'évolution de l'année 2005 permet de montrer qu'une communauté nationale brandissant le drapeau libanais a pu exister au Liban malgré sa division en deux camps distincts. De toute façon, même le camp de ceux qui formaient le 14 mars et qui pensaient être à eux seuls représentatifs de la communauté nationale dans son ensemble, était divisé et était comme le dit Walid Joumblatt « un rassemblement de sensibilités diverses. » A travers ce travail, nous avons constaté que le 8 mars et le 14 mars, par la mobilisation et la volonté de participer aux choix du pays, forment à eux deux la communauté nationale libanaise. Lors du premier chapitre, nous avons néanmoins insisté sur la formation du camp du 14 mars, par la stratégie de polarisation et de rejet commun des exactions syriennes au Liban.
I
MOSCOVICI Serge, op. cil., p. 155.
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Tout au long de cette partie, nous avons entrepris d'analyser les éléments qui peuvent avoir construit une unité entre les acteurs libanais. Étudier le « ras-le-bol» nous a poussés à observer avec minutie l'état des lieux avant la sortie des Syriens pour voir que les acteurs qui ont cherché à manipuler le Printemps 2005, en tenant ses ficelles, ont exacerbé les sentiments des gens: d'une part, en jouant sur l'émotion née de la mort tragique du Premier ministre, d'autre part, en choisissant la stratégie du rejet et du « ras-le-bol» contre la Syrie et les chefs de renseignement de l'ordre libanais! ; et enfin, en pratiquant un jeu de polarisation et de catégorisation, né après le 8 mars 2005 et la manifestation orchestrée par le Hezbollah. Allant de I'hypothèse que le fondement du Printemps libanais n'était pas bâti sur des valeurs communes constructives de l'identité nationale, mais bien au contraire, l'unité du Printemps 2005 était basée sur le refus de l'autre vision du Liban, professée par le Hezbollah et ses acolytes, nous nous sommes posé la question de voir si, lors du Printemps libanais, un « oui» à un Liban nouveau a été prononcé. Le Printemps libanais et plus précisément l'esprit du 14 mars ont fait la une des journaux pendant une longue période. Les journalistes parlaient de réconciliation nationale, de symbiose communautaire et d'unité nationale. Le déferlement d'articles, mais aussi la récupération politique de l'esprit du 14 mars dans la course aux élections, montrent que la société était en manque d'un mythe et notamment d'une fiction simpliste qui lui permettait de montrer une transformation radicale de la période de la guerre. Quels sont les ingrédients qui ont permis la confection de ce mythe d'esprit unitaire et quel est l'impact de ce mythe sur la société civile et surtout sur la cohésion de cette société autour d'images et de valeurs communes? Pour répondre à cette question, nous avons voulu examiner, dans un deuxième chapitre, le rôle des emblèmes dans la construction du Printemps libanais et surtout dans la construction de sentiments nationaux communs à tous les participants.
1 « Plus que jamais le pouvoir syrien agit au Liban comme un acteur interne. Grâce à la prolifération des mukhabarats, (services de renseignement), il pénètre la société libanaise jusqu'aux tréfonds comme il l'avait fait avec la société syrienne, tout en maintenant avec l'une et l'autre la distance de la peur. » KASSIR Samir, « La lutte vour la démocratie en Syrie et l'indépendance libanaise», in CONFLUENCES Méditerranée, Un Printemps syrien, No. 44, Hiver 2002-2003, L'Harmattan, p. 91. 137
L'unité nationale, observée lors du rassemblement massif de Libanais sur une place symbolique, et prônée par tout un arsenal de symboles affichés et d'objets fétiches faisant la particularité du Printemps libanais, cache difficilement les visions contradictoires concernant le passé, les dissensions confessionnelles, le cloisonnement de la population ou « le cantonnement communautaire» pour reprendre le terme de Boutros Labaki.! En outre, de nombreux obstacles s'élevaient devant cette présumée unité nationale: des failles, qui sont apparues lors de ce Printemps libanais qui, malgré tout, a été promu comme l'union nationale des Libanais démocrates et libéraux. Or, durant ce Printemps, deux rues s'opposaient et l'unité autour d'un même projet politique n'a pas été conçue, même dans le champ d'une même rue. De même, on ne peut parler d'unité nationale ou surtout d'union communautaire en vue d'un rassemblement acommunautaire puisque le 14 mars et le Printemps libanais, s'il a été plus ou moins transcommunautaire dans la participation de plusieurs parties de la société, n'a jamais été acommunautaire. Bien au contraire, des sensibilités communautaires étaient visibles. On ne peut que reprendre cette idée antagonique que présente Georges Corm, dans un article où il parle du Printemps libanais et surtout de la faille existante dans la société libanaise entre les deux rues du 14 mars et du 8 mars. Faille idéologique qui entrave la construction réelle d'une unité nationale voulue: « La violence des discours politiques libanais qui s'expriment depuis le 15 février dernier est là pour nous rappeler un trop plein de patriotisme mal réfléchi, souvent construit sur des bribes décousues, soit des discours non moins musclés sur la lutte contre l'hégémonie commune des Etats-Unis et d'Israël au Moyen Orient. Malheureusement, ces deux discours recouvrent aussi, dans une assez large mesure, mais non point totalement, des sensibilités communautaires. Sans réconciliation de ces deux sensibilités, la réforme de l'Etat restera utopique et nos institutions politiques resteront des fiefs d'influences fermés et contradictoires. »2 De plus, l'unité nationale libérale et spontanée qu'aurait pu montrer le Printemps libanais s'est avérée déclenchée par le ralliement de deux communautés qui souvent ne tenaient pas le même discours 1 Boutros LABAKI, Khalil ABOU RJEILI, Bilan des guerres du Liban 1975-1990, L'Hannattan, Paris, novembre 1993, p. 212. 2 CORM Georges, « La reforme démocratique n'est pas une tache impossible au Liban », in Le Monde Edition Proche Orient, Vendredi 17 juin 2005, p. 6 de la Tribune Libre. 138
avant ce Printemps libanais. Or, le ralliement des Druzes et Sunnites au mouvement ne s'est pas fait de la base comme pourrait le croire l'observateur. Après l'enquête de terrain, nous avons appris que les appels des chefs ou leaders de certaines communautés ont poussé les gens à se mobiliser. Cette juxtaposition d'appels à la mobilisation rappelle moins l'image d'un Liban nouveau, basé sur des relations citoyennes saines, qu'un Liban de « Zaamats » où les gens répondent à l'appel de leurs chefs respectifs. Cette convocation par les proches de la famille Hariri ou par Walid Joumblatt, le leader druze, pour rassembler des personnes dans les veillées au centre ville ne montre pas un sens civique nouveau, ni une évolution des mentalités de l'Etat « Zaamat» à l'Etat citoyen, même lors du Printemps libanais. Les réponses données par Nora Joumblatt et même Nader el Nakib sont frappantes à ce sujet: «Ils (les Sunnites) ne voulaient pas descendre », « des bus ont été affrétés de la montagne pour simplifier le rassemblement des gens et surtout augmenter le nombre.» La réactivation de solidarités de groupe pour entraîner les gens à participer montre, comme le souligne Corm, que les Libanais manquent de civisme et que lors du Printemps libanais, leur affluence à la Place des Martyrs ne portait pas un projet politique nouveau. D'autre part, lors du Printemps libanais, un des slogans scandés était la liberté et une demande de démocratie et de libéralité, choses qui faisaient défaut sous la tutelle syrienne, les jeunes ayant souvent été tabassés lors de leurs mobilisations. Or, cette même liberté scandée et voulue par l'équipe du 14 mars a été mal vue par eux quand l'équipe du 8 mars s'est aussi mobilisée. Cet antagonisme ne peut être passé sous silence. Rendre illégitime le 8 mars, en montrant dans les premières pages des journaux des camions transportant des Palestiniens et des Syriens, peut paraître un jeu politique, mais que les politiciens qui se disent démocrates et libéraux lancent des remarques difficilement acceptables dans une optique démocratique, ouvre une question sur les représentants des Libanais et leur degré de civisme et de citoyenneté.l Dire que le mouvement de libération de la société a été accompli par le 14 mars reste simpliste. Il est vrai que les Syriens sont sortis et que plusieurs communautés se sont senties plus patriotes à un moment donné. Mais la société n'a pas fait d'avancée sérieuse dans sa façon de penser la politique et surtout dans sa capacité de tenir responsables ses dirigeants. La déception des jeunes étudiants que I Pierre Gemayel a parlé de la différence « entre la quantité et la qualité ». 139
nous avons interviewés est parue grande. Leurs propos amers concernant la campagne électorale et la récupération politique de l'Esprit du 14 mars et concernant la classe politique sont sévères. Une autre conclusion s'impose. Elle concerne l'unanimité de la volonté des demandes lors du Printemps libanais. Il est vrai que le drapeau libanais faisait l'unanimité lors du 14 mars, et même lors du 8 mars, mais les revendications diverses et les slogans que scandait chaque parti pour marquer des points et rendre un hommage à ses propres martyrs, montrent que la juxtaposition d'acteurs libanais et la création de symboles pour cimenter les rangs n'a pas entraîné un rapprochement des positions pour un projet politique nouveau; le 14 mars a plutôt créé un assemblage de demandes diverses, de slogans et d'emblèmes marquant en fait le pluralisme de la société formant le tissu libanais. L'image rouge et blanche à laquelle ont travaillé les artisans du 14 mars porte en elle des nuances profondes, nuances nées de dissensions entre les Libanais, héritées de la guerre, et perpétuées au grand dam de certains intellectuels! par les discours émotifs d'une jeunesse qui répète les slogans d'une génération passée, sans comprendre que les temps ont changé et que le contexte de ces slogans est dépassé. Les Libanais ont voulu partager l'illusion d'une entente politique pluri-communautaire et pluri-partisane. Or, les obstacles nés d'une mémoire commune biaisée par des plaies non colmatées, d'un système éducatif qui porte en lui les germes d'une éducation civique et historique non complète, ne permettent de faire de cette image qu'une illusion d'optique. Le fond, qui transparaissait derrière les symboliques qui auraient dû façonner une identité collective à tous les Libanais, était troublé par les zizanies du camp de la Liberté et autres problèmes apparus lors de la construction des symboles du 14 mars. Malgré les nuances, il ne faut pas oublier que le drapeau libanais et l'image unie a marqué les esprits et qualifié la révolution libanaise de révolution rouge et blanche: il est vrai que des nuances sont apparues, mais pour marquer l'entente nationale autour de valeurs 1
CORM Georges: «il est temps que la jeunesse abandonnela soumissionà
différentes formes de culte de la personnalité envers des protagonistes de la guerre qui a déchiré le Liban entre 1975-1990 ou l'allégeance aux notabilités traditionnelles pour penser en termes de programmes et d'orientations de réforme et non plus en terme de slogans. » «La réforme démocratique n'est pas une tâche impossible au Liban », in Le Monde Edition Proche Orient, Vendredi 17 juin 2005, p.7. 140
communes. L'image de l'Intifada a été étudiée bien à l'avance par de nombreux Libanais. Ils ont voulu tracer l'image symbolique d'un sentiment patriotique commun à tous. Pour cela, de nombreuses personnes ont uni leurs forces et leurs expériences pour dessiner les contours de l'Intifada. Nous avons vu en détail que les acteurs du Printemps libanais ont même eu recours aux actions collectives et individuelles pour raffermir la conscience commune et surtout amplifier le sentiment patriotique. L'effet de contagion et la convergence des symboles en un symbole commun, n'auraient à eux seuls pu mener à une telle mobilisation de Libanais. Pour entretenir l'image créée, des vecteurs de socialisation ont été utilisés, non seulement pour la maintenir vivace dans les esprits, mais surtout pour inviter à la participation active, participation qui est l'apanage d'une démocratie participative réelle et non point formelle. Dans un troisième chapitre, nous nous sommes penchés sur la stratégie de communication lors du Printemps libanais, partant de l'hypothèse que, sans la large couverture médiatique, la révolte qui s'est illustrée lors du Printemps libanais n'aurait pas eu la même ampleur, pour prouver que lors des mois de février à mars, il y a eu manipulation pour la création d'une image commune et non point d'un réel projet politique commun. C'est la construction du mythe du 14 mars, avec une récupération tant politique que médiatique du mouvement spontané de l'après mort de Hariri. Dans les premières semaines qui ont suivi l'assassinat, les manifestations spontanées à la Place des Martyrs ont été l'apanage d'une population portée par une émotion forte. Dans un deuxième temps est venue la réaction à la manifestation du 8 mars, avec la journée du 14 mars et la guerre des effectifs. Par la suite, et après le pic de la journée du 14 mars, les artisans du 14 mars ont essayé d'entretenir le mouvement de contestation qui s'essoufflait en créant des événements pour maintenir la mobilisation et en utilisant la stratégie de matraquage médiatique pour conserver l'esprit de révolution et de changement. D'une part, nous avons dressé la typologie des moyens de communication utilisés pour mobiliser la rue lors du Printemps libanais, en détaillant entre autres une source nouvelle d'information et de communication: les sites web, que de nombreux Libanais ont utilisés, pour s'exprimer et donner leur avis sur les événements auxquels ils participaient.
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Dans cette première partie, nous avons décrit les liens privilégiés entretenus avec les médias, et surtout nous voulions affirmer leur rôle dans la mobilisation et l'encouragement à la révolte, en d'autres termes, comment, par effet de mimétisme, les médias vont entraîner à la construction de l'événement lui même. D'ailleurs, nous appuyons notre analyse sur les études de certains théoriciens qui ont examiné l'action des moyens de communication dans la formation des opinions. Tarde par exemple, qui souligne le rôle de la presse dans la mobilisation et l'encouragement à la prise de position: «ce sont les journaux qui attisent la vie nationale, qui soulèvent les mouvements d'ensemble des esprits et des volontés en leurs quotidiennes fluctuations grandioses. » 1 D'autre part, nous nous sommes intéressés à la stratégie de propagande usant de la surabondance informationnelle pour créer un effet d'encerclement et uniformiser les représentations collectives autour du thème de l'Intifada 2005. L'effet grossissant des médias, mais aussi l'implication personnelle des émetteurs de messages dans l'information, a non seulement ciblé la population libanaise, mais aussi, a influencé d'autres agents sociaux comme d'autres médias et d'autres relais d'opinion. Les moyens de communication ont permis, par le biais de la suggestion collective, « de façonner la psychologie et la politique »2 du Printemps libanais. Le jeu émotif, combiné à la transmission consécutive et durant plusieurs heures du même message, a permis la constitution d'une affectivité événementielle, et surtout l'exacerbation émotionnelle autour d'idées patriotiques communes. Les moyens de communication ont souligné, avec la stratégie de symbolisation et de polarisation, une identité commune aux nombreux manifestants de la Place de la Liberté. La dynamique de changement a été amorcée dans les esprits des Libanais, dont beaucoup ont rêvé d'une citoyenneté active dans un Etat qui protège les intérêts de tous. Avec leur lutte opiniâtre pour le retrait syrien, ils ont affirmé aussi leur volonté de vivre en commun et surtout leur volonté de gagner le défi d'une réconciliation certaine, illustrée par des manifestations communes sans heurts. La vigilance des Libanais venus des quatre coins du pays, qui se sont retrouvés à la Place des Martyrs durant plusieurs jours, ne s'est 1 TARDE Gabriel, op. cil., p. 85. 2 MOSCOVICI Serge, op. cil., p. 246. 142
pas arrêtée à une simple manifestation. Leur action de citoyens actifs, unis autour d'une même identification nationale, s'est illustrée par l'image unie des Libanais brandissant le drapeau libanais. Encore plus, les slogans et les affiches préparées minutieusement par les participants marquent leur détermination à faire unanimement, avec un sens patriotique affiné, les choix politiques de leur Etat. Dans un écrit sur la citoyenneté, des auteurs se sont rassemblés pour expliquer que de petites actions et prises de positions soulignent une activité politique: « La vie politique est faite de participation, jour après jour, à de petites décisions, à de petites concertations, qui fait qu'on est déjà un homme politique, un citoyen actif, simplement parce qu'on a participé à de petites réunions. »1 Il est évident que le 14 mars 2005 restera dans la mémoire collective comme un jour exceptionnel dans l'histoire politique du Liban, du fait de la mobilisation massive dont il a témoigné. Mais le projet d'une communauté nationale autour d'une image unie a été un idéal rêvé, une vision commune souhaitée. Lors du Printemps libanais, non seulement une participation active a formé un tournant dans la vie politique des citoyens libanais, mais un autre acquis s'est illustré par la volonté de former une image unie et autour d'une vision commune. Toutefois, le projet d'une vie commune réelle n'a pas été amorcé, on s'est limité à l'image unie autour d'un mythe souhaité. Déplacer le mythe vers une réalité citoyenne active dans un Etat de droit n'est pas chose facile. Les Libanais, face à cette difficulté ont ressenti une déception, d'autant que leur mouvement a été récupéré par la classe politique habituelle. Non seulement les politiciens sont impliqués dans l'éloignement des Libanais de leur statut de « citoyen» qui défend des causes sociales, mais aussi, les communautés et le système sont imbriqués dans une complexité qui l'éloignent ostensiblement du cercle de la politique participative réelle. En effet, le rôle du citoyen libanais envers son Etat a souvent été mis à distance durant les décennies précédentes, par « les rapports multiples qu'entretiennent les communautés religieuses avec le système politique» mais aussi, et surtout, parce que les citoyens ont souvent laissé de côté les revendications concernant leur vie quotidienne et étatique, les oubliant au service de revendications idéologiques plus larges. Georges Corm parle de ce « peuple éponge» 1
VERGlA T Marie Christine et DUBOIS Jean Pierre, op.Cil., p. 85.
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qui aime exprimer ses «passions politiques sous formes de grandes causes à l'échelle régionale ou internationale. »1 Mais après le Printemps libanais et la volonté de participation dont il a fait preuve, est-ce que le Libanais est toujours « un citoyen empêché dans un Etat inachevé» comme le dit Nawaf Salam dans sa préface de la Condition libanaise? 2 Avec l'assassinat de Raflc Hariri, un raz-de-marée de Libanais s'est mobilisé pour exiger la vérité quant à l'assassinat, et surtout réclamer une liberté réelle dans un état démocratique. La révolte et l'émotion ont permis la jonction de plusieurs communautés autour de valeurs communes, mais ont surtout permis la cohésion des Libanais, toutes confessions confondues, autour d'une opinion politique nationale et patriotique. Après la liesse et la ferveur populaire qui ont porté les Libanais à s'exprimer et à faire des choix politiques qui entraînent les politiciens à les suivre durant le Printemps libanais, qu'est-ce qui a conduit à la chute dans la désillusion? Nous avons vu lors de cette recherche de nombreuses limites au Printemps libanais. D'une part l'action menée par les manifestants était soustendue par une volonté de dire non à plusieurs choses: exprimer le « ras-le-bol» et le rejet formait le sous-bassement du mouvement de révolte né spontanément d'une émotion commune. Lors du Printemps 2005, les Libanais s'activaient et participaient pour former une image unanime face à un adversaire commun. Ils ne pensaient pas à l'après-événement. Par conséquent, le mouvement de mobilisation s'est essoufflé en partie parce que ses revendications libertaires et de justice ont été satisfaites.3 En outre, avec l'approche des élections législatives, la classe politique traditionnelle a récupéré la mobilisation qui a eu lieu, avec un « retour au jeu politique. » Les éléments qui ont entraîné un dégoût chez les jeunes ont été non seulement les alliances électorales « contre nature» qui ont été faites, mais aussi la récupération par les politiques d'un I CORM Georges, op. cit., p. 25. 2 NA WAF Salam, La condition libanaise. Communautés. citoyen. Etat, éditions Dar An-Nahar, 2001, 129 p. 3 « Avec le retrait des forces syriennes, et l'adoption en avril de la résolution 1595 qui confie à une commission internationale le soin de faire la lumière sur l'assassinat de Rafic Hariri, ses slogans (Les slogans du mouvement de contestation) se retrouvent pour ainsi dire usés. » BAHOUT Joseph, in Esprit, op. cit., p. 125. 144
événement et d'un moment construit par le peuple. Déçue d'avoir été ignorée par la suite, la jeunesse est retombée dans une nouvelle dépolitisation, qui rappelle les années précédentes: « Cette léthargie est particulièrement évidente dans notre vie publique, et les citoyens, surtout les jeunes, ont tourné le dos aux rixes quotidiennes des gens du pouvoir, lesquelles réduisent au pire des cas la politique à des manifestations d'humeur ostentatoires et au mieux, transforment le paysage public en un partage malsain de postes et de rescousses. »1 Cette description que faisait Chibli Mallat en 1998 se retrouve dans les discours des jeunes en 2005, la déception ressentie est poignante dans leurs articles.2 Le renouveau au niveau des élites politiques était très difficile, et une des limites du Printemps libanais réside dans le fait qu'il n'a pas laissé paraître de nouveaux visages dans la politique libanaise. Occasion manquée ou manque de confiance? Lors de l'entretien avec Nader el Naqib, nous avons ressenti que la culture politique d'allégeance à une famille politique est plus forte qu'une culture politique de l'alternance et de la nouveauté, chez ce responsable des jeunes du Courant du Futur. Pour lui il était normal que Saad el Hariri prenne le relais de son père. L'éducation civique dès l'école devrait montrer l'importance du changement et du renouveau dans la classe politique, alors qu'au Liban, les réformes de l'éducation civique tardent à prendre corps et le statisme, au niveau de la classe politique, permet à un groupe de conserver comme une chasse gardée les positions-clés de l'Etat. En outre, la « réfraction» confessionnelle née avec les élections et surtout, les crispations extrémistes dans la lutte pour une loi électorale assurant l'équilibre communautaire, peuvent montrer qu'un dépassement des clivages communautaires vers une identité nationale ne s'est pas concrétisé lors du Printemps libanais. Thual, en étudiant les conflits identitaires, montre que « les passions identitaires collectives ont la vie dure, surtout lorsqu'elles sont alimentées par des références et des structures confessionnelles.»3 Ainsi, du temps est requis pour effacer les cicatrices du passé et faire le deuil des querelles anciennes pour pouvoir aller de l'avant.
1
MALLAT Chibli, Défis vrésidentiels, 1998,p.7.
2 «Les marchandages en coulisse, le «fromagisme politique» et la maladive tentation du pouvoir l'ont emporté sur la volonté de changement», Amine ASSOUAD, 21 mai 2005, www.tribunelibanaise.com. 3 THUAL François, op. cit., p. 95. 145
La vision idyllique du 14 mars d'une foule disparate rassemblée sous la Statue des Martyrs pour témoigner d'une réelle réconciliation est loin de la réalité. En effet, comme le dit Joseph Samaha, «nous n'avons pas assisté à l'émergence d'un sens nouveau de l'unité nationale, mais plutôt à des démarches parallèles des différentes communautés qui ont créé l'illusion optique de l'unité. »1 De même, pour Joseph Maila, « le 14 mars, nous n'avons pas cherché à jeter les bases d'une nouvelle République ou à nous intéresser à l'avenir démocratique du pays. Les Libanais étaient là pour autre chose, en l'occurrence ce périmètre national à redéfinir. »2 En effet, le développement de réformes administratives n'a pas été amorcé, un renouvellement de la classe politique non plus, sans parler d'une volonté réelle de réconciliation nationale. Mais ces nombreuses limites, si elles ont pu faire sombrer le Printemps libanais dans le désenchantement, ne pourront jamais effacer l'ivresse du sentiment patriotique ressenti par tous les participants lors de cette période. De même le 14 mars 2005, ce jour où les Libanais ont levé le drapeau pour sauver leur pays d'une tutelle étrangère, restera à jamais un événement historique dans I'histoire du Liban contemporain. Pour conclure, nous allons emprunter cette expression d'Antoine Messara qui a souvent pensé la reconstruction du Liban. Selon lui, «pour contrer le pessimisme ou la frustration, sinon la fatigue ou la lassitude ou le simple sentiment d'impuissance à infléchir le cours des choses, il faut s'acharner de patience. L'histoire est patiente. La démocratie est une œuvre continue et de longue haleine, fruit d'un cumul d'actions historiques. »3 A Prague, le printemps a été écrasé par les chars. Au Liban, le mouvement populaire qui conjugua, pour un certain temps, l'émotion d'un peuple occupé et celle de certains dirigeants, ne devrait pas être instrumentalisé et récupéré comme un moment historique propre à certains. Défini ainsi, nous l'écrasons et l'éclaboussons de tournures qui ne lui appartenaient pas. Lorsque le courage d'une population lui permet d'envahir les rues pour réclamer la liberté, lorsque la 1
SAMAHA Joseph éditorialiste du Safir, in GRESH Alain, « Les vieux parrains du nouveau Liban », juin 2005, in le Monde diplomatique. 2 MAILA Joseph, allocution donnée à l'initiative de la Fondation Michel Chiha et de l'université Saint Joseph au campus des sciences humaines sur « Les conditions du renouveau libanais », le 18 octobre 2005. 3 MESSARRA Antoine, Le Pacte libanais: le message d'universalité et ses contraintes, Librairie Orientale, Beyrouth, 2002, p. 15. 146
persistance des Libanais à revendiquer leur droit leur permet de faire tomber un gouvernement, cette population devrait comprendre que le basculement historique qu'elle seule a pu faire, n'est pas juste un mythe rêvé mais s'enracine aussi dans une réalité difficile mais possible à réaliser. Une réalité de réconciliation nationale réelle, où les Libanais se transforment en citoyens à part entière s'ils s'arment de patience et continuent à se mobiliser pour des causes nationales communes pour construire à coup de boutoir, une identité politique nouvelle, une identité qui se forme comme le suggère Malek Chebel, « par paliers, schème après schème, quotidiennement au contact de la réalité. » 1
1
CHEBEL Malek, op. cil., p. 136. 147
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essayons d'établir la plus grande communauté Libanaise et nous ne pouvons pas le faire sans vous. Joignez maintenant et renseignez-vous sur la puissance des réseaux sociaux! Exprimez-vous en créant et en partageant votre propre Blogs personnel! Joignez notre communauté maintenant. » http://www.inlebanon.net/ http://www.inventerm.com/ Pour la définition des termes techniques comme Blog, SMS, Web page, Forward... http://www.lci.fr/news/monde/0..3
202493- VU SWXOlEIDUy ,00 .html.
http://www.libanvision.com/entretien.htm. htp://www.libanvision.com/hariri.htm. http://www.memri.orglbin/french/articles.cgi?Page=arch d&ID=SP8780S.
ives&Area=s
http://www.mobi-mania.com/fermer .php. Un blog fermé pour maintenance après l'apothéose de 28 commentaires par message publié, après juin 2005 les commentaires se sont raréfiés. http://www.monde-diplomatique.fr/200S/03/RAMONET/11966. http://www .pulseoffreedomOS .org/ http://www .reseauxcitoyens-st
-etienne.org/article.php3
?id _articleS 79.
http://www.senat.fr/rap/r96-111/r96-11126.html. http://www.tbsjoumal.com/SeibPF .html. SEIB Philip, "Reconnecting the World: How New Media Technologies May Help Change Middle East Politics ", in TBS journal, Transnational Broadcasting Studies, published by the Adham Center for Electronic Journalism, the American University in Cairo IS8
and the Middle East Centre, St. Antony's College, University of Oxford, UK 13 p. http://www.tribune-libanaise.com/tribune/article.
php3 ?id_article=24.
http://www.tribune-Iibanaise.com/tribune/article.
php3 ?id_article=26.
http://www.tsr.ch/tsr/index.html?siteSect=20000
1&sid=5 567587.
http://www.voltairenet.org/articleI6663.html. Ce réseau de presse non aligné présente un article sur la mort de Rafik Hariri,« à qui profite la déstabilisation du Liban?» par Vladimir Alexe. http://yaleglobal. yale .edul disp lay .article?id=6262. Article concernant les soulèvements pacifiques, Caucase à Tbilissi.
notamment
au
159
LISTE DES ENTRETIENS Entretien avec Mme Nora JOUMBLATT, épouse du leader druze Walid Joumblatt, active dans la société civile et dans l'organisation du Printemps libanais. L'entretien a eu lieu le jeudi 15 décembre 2005 à son bureau au Starco, à Beyrouth. Discussion avec Fadi el HALABI, psychologue et ancien étudiant à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de l'Université Saint Joseph (USJ). L'entretien a eu lieu le mercredi 18 janvier 2005 au CEMAM, à Beyrouth. Entretien avec Nader el NAKIB, responsable des jeunes du Courant du Futur, le vendredi 20 janvier 2006, au bureau des jeunes du Courant du Futur, à Koraytem, à Beyrouth. Entretien avec Alia HABLI, responsable des diplômés de l'Association Hariri, le vendredi 20 janvier 2006, au bureau des jeunes du Courant du Futur, à Koraytem, à Beyrouth. Entretien avec Jad GHOSTINE, président du bureau des étudiants de l'Académie Libanaise des Beaux Arts (ALBA) (2004-2005), diplômé en architecture, entretien fait le lundi 30 janvier 2006 au CEMAM, à la Faculté des Lettres, à Beyrouth. Entretien avec Alain AOUN, responsable du bureau politique du Courant Patriotique libre (CPL), le lundi 6 février 2006, à son bureau à Sassine, à Beyrouth. Entretiens avec Mme Chéri ne ABDALLAH, responsable des Relations Publiques au Nahar, le mardi 14 mars 2006 et le vendredi 31 mars 2006, dans son bureau au Nahar, à Beyrouth. Entretien avec Nabil ABOU CHARAF, président de l'Amicale des étudiants de la Faculté de droit et des sciences politiques (2002-2003), militant au sein de l'association AMAM (Al Moujtamah Al Madani) depuis mars 2005, entretien ayant eu lieu le samedi 18 mars 2006, à l'Université Saint Joseph, Huvelin. 160
TABLE DES MATIERES LIMINAIRE
7
...
Avant-propos
7
Remerciements
13
Méthodologie suivie pour laprésentation de l'ouvrage
15
Introd uction
19
A- La notion de Printemps libanais, essai de définilion
23
B- Présentation des acteurs libanais du Printemps 2005
27
C-Radioscopie de la société civile libanaise
-Désaffection
et démission
de la chose publique
35 dans les années
d'après-
guerre - Des exceptions dans un contexte d'absentéisme politique
35 37
Chapitre 1 41 Exacerbation émotionnelle et polarisation au service de quelle identification? A- FUSION COLLECTIVE ET IMAGE SYMBOLIQUE DE L'INTIFADA A-a) Cristallisation du mouvement de foule a-I) Faiblesse de l'Etat a-2) La guerre des effectifs
43 .4 43 46
A-b) Mythification et suggestion collective créatrices d'effet de contagion .4 b-I) Emotion génératrice d'unité mais aussi de fausses illusions 49 b-2) L'effet de contagion, né de la mythification symbolique du Printemps 51 b-3) Démystification du 14 mars 53 B- POLARISATION ET DIABOLISATION POUR RESSERRER LES LIENS. 59 B-a) La figure de l'ennemi pour consolider une opinion publique a-I) Antinomie génératrice d'unité a-2) Volontarisme politique facilitateur d'une participation active a-3) Le symbolique pour dramatiser une menace extérieure
59 59 63 66
B-b) La polarisation au service de l'identité commune 67 b-I) L'après 8 mars: D'une Açabiyya au sens Khaldounien à une solidarité Durkheimienne ... 68 b-2) La Polarisation comme catalyseur d'action commune 69
Chapitre 2 L'utilisation du symbolique pour stimuler la cohésion sociale A- LE ROLE DU SYMBOLIQUE PRINTEMPS LIBANAIS
DANS
LA
CONSTRUCTION
75
DU 77
A-a) Le symbolique: l'élément constitutif du mouvement..
77
A-b) Le symbolique pour cimenter les rangs
81
B- LES MOYENS UTILISES LORS DU PRINTEMPS 2005
85
B-a) Les symboles matériels ou objets fétiches a-I) Les symboles matériels unificateurs objet d'un investissement de la société libanaise.. -Le logo de l'Intifada de l'Indépendance -Le foulard rouge et blanc -Le drapeau libanais sur les balcons a-2) Des symboles matériels moins communs à tous Slogans et musiques Pin's, logos et foulards
85
B-b) Les actions collectives b-I) Les activités culturelles et sportives Camp City Les Workshop ou ateliers de travail... b-2) Les activités de campagne: des actions symboliques mues par des individus - Distribution de fleurs, posters et bougies - Les manifestations hebdomadaires
95 96 96 97
-
-
Chapitre 3 Le rôle primordial des médias dans la création du Printemps libanais A- Tous Typologie
les moyens sont bons des canaux utilisés
pour faire passer le message durant le Printemps 2005
85 86 88 89 90 91 94
99 100 101 105
107
A-a) LA PRESSE ECRITE et AUDIOVISUELLE a-I) La presse écrite a-2) La presse audiovisuelle
107 107 III
A-b) INTERNET: BLOG et SMS
II5
B- La communication:
simple participant ou acteur principal?
Le rôledes médiasdansle succèsdu Printemps 05
/23
B-a) L'UNIFORMITE DE L'INFORMATION AU SERVICE DE L' INTIFADA 123 a-I) L' « agenda setting» et l'effet d'encerclement.. 123 a-2) Interdépendance et implication personnelle des émetteurs des messages 125 162
B-b) MONOPOLISATION DE LA COMMUNICATION ET JEU DE L'AFFECTIF b-I) Le message médiatique entre monopolisation et manipulation b-2) Le jeu émotif pour la fixation d'une idée
127 127 129
CONCLUSION
133
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
149
Ouvrages cités
149
Revues et quotidiens
154
Webographie avec la /iste exhaustive des blogs
156
LISTE DES ENTRETIENS
160
TABLE DES MATIERES
161
L'HARMATTAN,ITALlA Via
Degli
Artisti
15;
10124
Torino
L'HARMATTAN HONGRIE ; Kossuth L. u. 14-16
KOnyvesbolt
1053
Budapest
L'HARMATTAN BURKINA FASO Rue 15.167 Route du Pô Patte d'oie 12 BP 226 Ouagadougou 12 (00226) 76 59 79 86 ESPACE L'HARMATTAN KINSHASA Faculté des Sciences Sociales, Politiques et Admilllstratives BP243, KIN XI , Université de Kinshasa L'HARMATTAN Almamya
GUINÉE
Rue KA 028
En face du restaurant OKB
le cédre
agency
BP 3470
(00224)
60 20 85 08
Conakry
harmattangui
neel(/)yahoo.
fr
L'HARMATTAN CÔTE D'IvOIRE M. Etien N'dah Ahmon Résidence Karll cité des arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan 03 (00225) 05 77 87 31 L'HARMATTAN MAURITANIE Espace El Kettab du livre francophone N° 472 avenue Palais des Congrés BP 316 Nouakchott (00222) 63 25 980 L'HARMATTAN CAMEROUN BP 11486 (00237) 4586700 (00237) 976 61 66 harmattancam'd'\ . .~_.ahoo. fi'
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