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Zitiervorschau

JACQUES

DERRIDA Le calcul des langues

SEUIL

BIBLIOTHÈQUE DERRIDA

T

exte énigmatique et entièrement inédit, Le Calcul des langues marque la première tentative de Jacques Derrida d'écrire un livre en deux colonnes. Annoncé comme«à paraître» sur la quatrième

de couverture de l'Archéologie du frivole (1973) mais jamais publié du vivant de l'auteur, le tapuscrit de ce projet inachevé fut retrouvé chez Derrida après son décès. La publication posthume de ce texte fort

original met au jour un véritable laboratoire typographique où, avant l'écriture de l'un de ses textes les plus célèbres, Glas (1974), Derrida ose couper la page en deux en vue de repenser la relation entre philo­ sophie et écriture. Poursuivant une réflexion sur les sciences du langage au

xv1118

siècle

entamée avec De la grammatologie (1967), Derrida propose ici une lecture en partie double de L'Art d'écrire de Condillac. Mais à la dif­ férence de Glas, dont les deux colonnes confrontent un philosophe (Hegel) à un auteur littéraire (Genet), Le Calcul des langues confronte Condillac à lui-même. Si la colonne de gauche propose une exégèse plutôt conventionnelle et méthodologique de L'Art d'écrire, celle de droite divague sans ces�e. multipliant les digressions en direction de Freud et d'autres penseurs, à la recherche d'un plaisir de l'écriture qui échapperait à la philosophie. Lecture de Condillac en deux colonnes, donc, mais aussi en «deux styles» comme l'indique le sous-titre («Distyle»), cet ouvrage tout à fait singulier dans le corpus derridien donne à lire l'une des plus belles expérimentations de l'écriture déconstructrice.

Le texte a été établi par Geoffrey Bennington et Katie Chenoweth.

1 1 1 1 1 1 1 1 1 1111 1 1 111

9 782021 455823

www.seuil.com ISBN 978.2.02.145582.3 Imprimé en France 06.20

18 €

JACQUES DERRIDA

Le calcul des langues Distyle

Édition établie par Geoffrey Bennington et Katie Chenoweth

ÉDITIONS DU SEUIL 57, rue Gaston- Tessier, Paris XIX'

Ce livre est publié dans la collection Bibliothèque Derrida

sous la direction de Karie

ISBN

Chenoweth. .

978.2.02.145582.3

© Éditions du Seuil, mai 2020 le Code de la propriété intcUca udlc interdit les copies ou reproductions destinées � une utilisation collective. ToUie représen12tion ou reproduction intégrale ou parti elle faire pat quelque procédé que. « soit, sans le consentement de l ,autcur ou de ses ayanr.s cause. csl illidtc ct consdrue une conrref�n sanctionnée par les articles L 335·2 et suivants du Code de la propriété intellecrudle.

www.seuil.com

Préface Phalanges

Le Calcul des langues. Distyle est un texte inédit,

inachevé, visi­ blement abandonné en cours de rouee: texte expérimental, expé­ rience d'écriture et de pensée. Ce texte inattendu, énigmatique était pourtant annoncé comme « à paraître » en quatrième de couverture de l'édition de l'Essai sur L'origine des connaissances humaines de Condillac publiée par Charles Porset aux éditions Galilée en octobre 19731, édition qui comporte une préface de Derrida longue d'une centaine de pages («L'archéologie du fri­ vole», qui deviendra par la suite un petit livre2). Le Calcul des était destiné à paraître dans la même collection que l'édi­

langues

tion de

l'Essai

(la collection «Palimpsestes», dirigée par Porset),

mais, « laissé de côté .pour un temps3

»,

ce texte curieux ne fut

1. La disposition du titre pose déjà un problème : sur la quatrième de couverture le mot « distyle» apparaît centré sous «Le calcul des langues,, (le tout en italique) ; à l'intérieur du volume, p. 302, sous la rubrique «Dans la même collection >>, le mot « distyle» est approximativement centré sous « Le calcul des langues, » mais cette fois imprimé en romain. Dans les deux cas, on annonce aussi comme devant paraître dans la même collection le texte de William Warburton, Essai su r ûs hitroglyph(s, avec une introduction de J. Derrida. Le texte de Warburton est dûment paru en 1977, pré­ cédé de« Scribble: pouvoir/écrire» de Derrida et d'un texte de Patrick Torr, mais aux éditions Aubier-Flammarion, où la collection «La philosophie en effet» devait aussi

chercher refuge pendant quelques années, avant de passer chez Galilée. 2. L'Archto/Qgi( du frivoû. Lire Condillac, Paris, Denoël/Gonthier, 1977, repris par les éditions Galilée, coll. «La philosophie en effet», en 1990 : c'est cerce der­ nière édition que nous citons ici. 3. Selon une lettre de Jacques Derrida à Roger Lapone, citée par Benoît Peeters dans Derrida, Paris, Flammarion, coll.« Grandes biographies», 2010, p. 319. Nous tenons par ailleurs à remercier Benoît Peeters et Thomas Clément Mercier pour de précieuses indications matérielles concernant u Calcul des langues.

7

LE CALCUL DES LANGUES

de toute évidence jamais repris ; il fut seulement retrouvé après la mort de Derrida. *

Rien de très étonnant, peut-être, à ce que Jacques Derrida solli­ cite ici la forme même du Üvre. Dès 1963, dans son premier texte publié,«Force et signification », il met en question toute « simul­ tanéité théologique du livre », affirmant qu'il « n'y a pas d'identité à soi de l'écrit», du moment où «le sens du sens» serait « l'im­ plication infinie », « le renvoi indéfini de signifiant à signifiant »1• Et De la grammatologie ( 1967) annonçait déjà (c'est le titre de son premier chapitre) « la fin du livre et le début de l'écriture2 ». Du moment où la déconstruction n'est pas simplement activité théo­ rique, mais, comme le dit souvent Derrida à cette époque, décon­

structionpratique3, il est prévisible qu'elle s'attaque plus ou moins directement à la forme du livre, la forme-livre, le volume lui-même. Avant Le Calcul des langues, il y avait déjà eu un certain travail sur la mise en page dans«La double séance4 », et même un texte qui déjà se présentait en deux colonnes(«Tympan», qui ouvre Marges

- de la philosophie5). Et tout de suite après l'abandon du Calcul des langues, il y aura bien sûr le monumental Glas, auquel le lec­ teur aura pensé tout de suite en ouvrant ce volume, et en faveur duquel, semble-t-il, Le Calcul des langues aura été abandonné en cours de route. Et pourtant, Le Calcul des langues- laissé inachevé, certes-, loin d'être simplement encore une tentative de troubler la forme du livre (tentative plutôt ratée, doit-on supposer, aux yeux de Derrida lui-même), est un texte non seulement singulier, qui en fait ne ressemble que superficiellement à«Tympan » ou à Glas, 1. Jacqu es Derrida, L'Écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. "Tel Quel», 1967, p. 41-42.

2. De la grammatologie, Paris, Minuit, coU. « Critique •, 1967. 3. Cf. par exemple Positions, Paris, Minuit, coll.« Critique "• 1972, p. 93 er 116; La DissEmination, Paris, Seuil, coll. • Tel Quel», 1972, p. 10 er passim; Glas, Paris, Galilée, coll. "La philosophie en effet», 1974, p. 2lb; er ici même dans Le Calcul des langues, p. la, 35b, 38a, 54a, 59b. 4. In La DissEmination, op. cit., p. 198, 201-202, 318. S. In Marges- tk la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique», 1972.

8

PHALANGES

mais même, de certains points du vue, encore plus radical et ambi­ tieux que ces deux textes très connus. Petit frère mort-né de Glas, pourrait-on croire, donc, mais Le Calcul des langues diffère de plusieurs façons du gros volume carré de 1974, n'en est pas simplement la même chose en miniature. D'abord parce que, à la différence de Glas, Le Calcul des langues fut composé -dactylographié - directement en deux colonnes. Interrogé vers 1990 par Geoffrey Bennington au sujet de ce texte annoncé mais jamais paru1, Derrida lui-même insistait sur le côté artisanal de la chose : il racontait comment il mettait chaque feuille (avec deux copies carbone) une première fois dans la machine (sa «petite Olivetti » manuelle2), ayant réglé le retour de chariot sur le milieu de la page (approximativement : la largeur des colonnes du tapuscrit varie en fait selon la page), et, la première colonne arrivée en bas de page, remettait la même feuille avec le début de ligne désormais réglé un peu à droite de la première colonne, et composait la deuxième colonne à côté de la première. Si bien que (Derrida insistait là-dessus) Le Calcul des langues fut non pas com­ posé en mettant ensemble deux textes d'abord écrits séparément3, mais bel et bien écrits, en principe, quasiment en même temps, une colonne déjà en vue de l'autre, d'emblée au regard de l'autre, page après page : un t�xte �� appellera donc ce que lui-même appelle , une «lecture stereographique » (P. 42a). li faut pourtant de toute évidence nuancer un peu cette descrip­ tion qu'avait donnée Derrida lui-même du processus de composi­ tion du Calcul des langues. D'abord parce que, au moins vers la fln (ou plutôt l'interruption) du texte, on voit qu'une seule colonne -la droite- continue sur plusieurs pages (P. 94-107) sans réponse 1. Avec «Emre deux coups de dés», annoncé dans La Dissémination (op. cit., p. 158, note 57), c'est un exemple rare d'un texte« perdu>> de Derrida. 2. Cf. Papi�r Machin�, Paris, Galilée, coU.« La philosophie en effet», 2001, p. 152 et 158-159, cité par Benoît Peeters, Derrida, op. cit., p. 320. Ce texte date effec­ tivement de l'époque où Derrida écrivai r • de plus en plus à la machine,. (Papiu

Machim, p. 153).

3. Comme c'est le cas et pour« Tympan», où la colonne de droite est intégrale­ ment composée d'une longue citation de Michel Leiris, et pour Glas, où les colonnes furent écrites, peut-être, dans l'idée au moins vague de leur éventuelle juxtaposition ou confromation, mais non pas simultanément et à la même page. 9

LE CALCUL DES LANGUES

de l'autre côté. Ensuite parce que la colonne de gauche (comme d'ailleurs c'est le cas de la colonne de gauche de Glas) n'est pas composée de toutes pièces en vue de ce livre1, mais suit d'assez près le texte d'un cours ou séminaire : dans le cas de Glas le séminaire >

(I, 403).

Mais peut-être ne le savons­ nous pas.

À la fois,

oui, mais point 53

Plus tard, toute la théorie de la métaphore générale, toute la phi­ losophie du langage originellement

LE CALCUL DES LANGUES

tout à la fois : vices d'écriture. Qui consistent peut-être ici à détour­ ner pratiquement, violemment, en plusieurs fois, succession de Condil­ lac ; et à tourner contre son analyse l'analyse donc elle est la condition. « Si une pensée est sans succession dans 1'esprit, elle a une succession dans le discours, où elle se décom­ pose en autant de parties qu'elle renferme d'idées. Alors nous pou­ vons observer ce que nous faisons en pensant, nous pouvons nous en rendre compte ; nous pouvons par conséquent, apprendre à conduire notre réflexion. Penser devient donc un art, et cet art est l'art de parler. [ . . . ] Voilà pourquoi je considère l'art de parler comme une méthode analytique, qui nous conduit d'idée en idée, de jugement en jugement, de connaissance en connaissance ; et ce serait en ignorer le premier avan­ tage, que de le regarder seulement comme un moyen de communiquer nos pensées » (I, 403-404). Sans doute l'art de parler est-il second. Second comme la succession elle-même qui vient au secours de la pensée tabulaire, comme le temps affecte l'espace ou l'espace affecte de devenir ce qu'il n'aura jamais été, le temps. Mais précisément parce qu'il est un an second et que, en tant que tel, il permet d'analyser le tableau qu'il affecte, de le parcourir en ordre, élément par élément, ce

figuré, aura pris naissance dans cette possibilité - la nature ouvrant la route au corps et à la pantomime d'entendre la peinture, d'énoncer le geste, de passer1 continûment d'un sens à l'autre, de représenter l'un par l'autre, d'analyser, soit d'« observer successivement et par ordre », selon la ligne tracée par la voix, les cou­ leurs et les lignes qui se donnent - simul - dans les tableaux du lan­ gage d'action. Donc de réduire en parlant la métaphore donc ne cesse pourtant de s'alimenter la langue. « En parlant le langage d'action, on s'était fait une habitude de repré­ senter les choses par des images sen­ sibles : on aura donc essayé de tracer de pareilles images avec des mots. Or il a été aussi facile que naturel d'imi­ ter tous les objets qui font quelque bruit. On trouvera sans doute plus de difficulté à peindre les autres ; cependant il fallait les peindre, et on avait plusieurs moyens. « Premièrement, l'analogie qu'a l'organe de l'ouïe avec les autres sens, fournissait quelques couleurs grossières et imparfaites qu'on aura employées. « En second lieu, on trouvait encore des couleurs dans la dou­ ceur et dans la dureté des syllabes, dans la rapidité et dans la lenteur de la prononciation, et dans les dif­ férentes inflexions donc la voix est susceptible. 54

LE CALCUL DES LANGUES

n'est plus un moyen secondaire, un

« Enfin si, comme nous l'avons vu,

moyen de communication, un auxi­

l'analogie, qui déterminait le choix

liaire utile pour exprimer ce qui est

des signes, a pu faire du langage d'ac­

déjà là. Du moins n'est-ce pas là son

tion, un langage artificiel propre à

intérêt principal. La langue est une

représenter des idées de toute espèce,

science, un pouvoir de connaissance

pourquoi n'aurait-elle pas pu don­

analytique avant d'être un véhicule

ner le même avantage au langage des

d'échange. « Ce serait en ignorer le

sons articulés ? »

(I, 432).

premier avantage, que de le regar­

Mais à tenir compte de l'analo­

der seulement comme un moyen de

gie entre les deux séquences, celle

communiquer nos pensées.

de l'espace et celle du temps, ou

« Les langues sont donc plus

plutôt de l'analogie entre la simul­

ou moins parfaites, à proportion

tanéité composée du visible et la

qu'elles sont plus ou moins propres

séquence temporelle de l'audible,

aux analyses. Plus elles les facilitent,

on voit l'analyse s'annoncer avant

plus elles donnent de secours à l'es­

l'art de parler, se précéder elle­

prit. En effet, nous jugeons et nous

même en quelque sorte, entre les

raisonnons avec des mots, comme

coups d'œil. Bien qu'on puisse per­

nous calculons avec des chiffres ; et

cevoir « d'un coup d'œil » une mul­

les langues sont pour les peuples ce

tiplicité d'objets rassemblés, il faut,

qu'est l'algèbre pour les géomètres.

pour se rendre

En un mot, les langues ne sont que , des méthodes, et les méthodes ne

de tout ce qui agit sur l'œil, intro­

sont que des langues . . . O n voit

le regard et démêler ainsi l'initiale

par-là que l'art d'écrire, l'art de rai­

confusion. Distinguer ici, dès le

sonner et l'art de penser se réduisent à l'art de parler »

« un

compte exact

>>

duire la succession analytique dans

seuil muet du discours, entre l'œil et la vue, entre voir et regarder. Com­

(I, 404).

L'art d'écrire, donc, réduit à l'art

ment pourriez-vous lire autrement ?

de parler. Voyez ici l'art d'écrire.

Par exemple ceci, qui frappe toute

Condillac le distingue de la tech­

perception, le ceci, de strabisme tex­

nique d'écriture, des systèmes gra­

tuel avant la lettre : « [ . . ] pour les

phiques de notation, comme la

apercevoir d'une manière distincte,

.

littérature se distingue de la typo­

il faut observer, l'une après l'autre,

graphie ou la poésie de la calligra­

ces sensations qui se font dans vos

phie. Or à la différence de la parole,

yeux toutes au même instant.

de l'art de parler, la technique d'écriture n'est, en son premter avantage, .

55

«

Lorsque vous les observez ainsi,

elles sont successives par rapport à

LE CALCUL DES LANGUES

que moyen de communiquer. C'est un véhicule second qui n'affecte, ne produit, ne transforme jamais ce qu'il transporte, même quand il transporte un transport, soit un langage déjà figuré et métaphorique. Les images restent les mêmes. Analo­ gie encore d'une séquence à l'autre, de la non-séquence à la séquence, de l'œil à l'ollie. Ouverture du cha­ pitre De l'écriture dans l'Essai sur

l'origine des connaissances humaines : Les hommes en état de se commu­ niquer leurs pensées par des sons, sentirent la nécessité d'imaginer de nouveaux signes propres à les perpé­ tuer et à les faire connaître à des per­ sonnes absentes. Alors l'imagination ne leur représenta que les mêmes images qu'ils avaient déjà exprimées par des actions et par des mots, et qui avaient dès les commencements rendu le langage figuré et méta­ phorique. Le moyen le plus naturel fut donc de dessiner les images des choses. Pour exprimer l'idée d'un homme ou d'un cheval, on repré­ senta la forme de l'un ou de l'autre, et le premier essai de l'écriture ne fut qu'une simple peinture >> (I, 94-95). Premier chiasme, au moins appa­ rent, avec Rousseau : une même proposition (le langage originaire­ ment figuré) s'énonce dans un autre contexte et donc avec une fonction différente. La métaphore naît du besoin selon l'Essai sur l'origine des «

votre œil qui se dirige d'un objet sur un autre : mais elles sont simul­ tanées par rapport à votre vue, qui continue de les embrasser. En effet, si vous ne regardez qu'une chose, vous en voyez plusieurs ; et il vous est même impossible de n'en pas voir beaucoup plus que vous n'en regardez >> (I, 435). Vous voyez au-delà de ce qu'id vous regardez. L'art d'écrire, la rhé­ torique restreinte aux valeurs du style, vous en verrez le traité toujours retenu dans le cadre d'un tableau et dominé par l'opération du regard, sinon de la vue : la netteté et le caractère du trait. Dès les premiers mots, « Deux choses, Monseigneur, font toute la beauté du style : la net­ teté et le caractère ». Et dès son pre­ mier Livre, De l'art d'écrire installe sa problématique dans l'intervalle emre la vue et le regard, entre le « à la fois » du coup d'œil et la suc­ cession du regard analytique, entre l'espace, déjà, et le temps, le geste ec la parole (Écr., I, 5 1 8-519). Cet intervalle, où s'instruit le désir de style, le style du désir, le désir désire le remplir, le franchir, le fouler. Cela s'appelle suppléer. Et Condil­ lac, en philosophe, détermine tou­ jours la possibilité de la suppléance depuis celle de l'analogie. L' analo­ gie est toujours quelque part l'ana­ logie du visible et de l'invisible, de l'espace et du temps, de l'œil et de 56

LE CALCUL DES LANGUES

connassances i humaines, de la passion l'Essai sur l'origine des k:tngues.

selon

La métaphore, c'est-à-dire la parole. Or si Condillac ne définit pas le lan­ gage articulé, dans son avantage et

dans son prédicat essentiels, comme

moyen et

moyen de

communication,

réservant cette qualification à l'écri­ ture, Rousseau étend la commu­ nication à tout le champ. Dès le chapitre 1 de l'Essai sur l'origine des

langues, Des divers moyens de com­ muniquer nos pensées : « Sitôt qu'un homme fut reconnu par un autre pour un être sentant, pensant et semblable à lui, le désir ou le besoin de lui communiquer ses sentiments et ses pensées lui en fit chercher les moyens. Ces moyens ne peuvent se tirer que des sens, les seuls instru­ ments par lesquels un homme puisse agir s ur un autre » Oean-Jacques ' Rousseau, Essai sur l'origine des

langues, éd. Charles Porset, Ducros, 1968, ch. I, 27). Suit l'inventaire rai­ « langue du celle de la voix ».

sonné de ces moyens, geste » et

«

La langue (parlée), selon Rous­ seau, tient son origine de la pas­

sion (« Comme les premiers motifs qui firent parler l'homme furent des passions, ses premières expres­ sions furent des tropes »), elle opère d'abord, selon Condillac,

un

calcul,

l'oreille, du doigt et de la langue. Point d'effet de lumière sans liaison et mise en rapport, « il n'y a de la lumière dans l'esprit qu'autant que les idées s'en prêtent mutuellement. Cette lumière n'est sensible, que parce que les rapports qui sont entre elles, nous frappent la vue [ . . .) . [. . . L)e premier coup d'œil ne suffit pas pour démêler tout ce qui se montre à nous dans un espace fort étendu [ . . . ). [. . . V)ous suppléez à la fai­ blesse de votre esprit avec le même arti fi ce que vous employez pour suppléer à la faiblesse de votre vue ; et vous n'êtes capable d'embrasser un grand nombre d'idées, qu'après que vous les avez considérées cha­ cune à part » (I, 519). Par quoi le précepteur dit au Prince, pour lui apprendre à lire et à écrire : relisez, relisez d'abord ceci, suppléez à l a faiblesse de votre jeune esprit en regardant bien ce que vous ne faites pour le- moment que voir. Revenez sur vos pas, comparez, met­ tez en rapports tous les mots, coures les phrases que vous avez sous les

yeux, à droite, à gauche, au-dessus, au-dessous. Suivez l'analogie, c'est-à­ dire le désir : la lumière entre l'ho­ rizon et votre chambre (« Il faut un plus grand jour pour apercevoir les objets qui sont répandus dans une campagne, que pour aperce­

règle un procès analytique, imprime le pas d'une méthode. Et la langue

voir les meubles qui sont dans votre

de la méthode, la langue comme

chambre » [I, 519)) ; et dans votre

57

LE CALCUL DES LANGUES

méthode ne s'avance pas seulement sur un chemin, selon un tracé pres­ crit, idéal et anhistorique. Il y a

chambre plus ou moins obscure, lisant, la liaison des idées entre cette table-ci, ce tableau, ce coup d'œil sur

plusieurs chemins comme U y a plu­ sieurs langues, ces chemins métho­

votre bureau, et la composition de

diques sont les langues elles-mêmes

ainsi), « En effet, comme l'unique manière de décomposer les sensa­

dont le calcul se construit lui-même historiquement. Et différentielle­ mene ; il faut suivre ici, jusque dans ses marques rhétoriques les plus lit­ térales (« à proportion » , « comme » ou « de même que »), la démarche analytico-analogique, le pas rythmé par la différence de degré. Regardez maintenant ce que vous n'aviez pas vu dans l e tableau :

votre désir (comme, de même que,

tions de la vue est de les faire succé­ der l'une à J'autre, de même l'unique manière de décomposer une pensée, est de faire succéder, l'une à l'autre, les idées et les opérations dont elle est formée. Pour décomposer, par exemple, l'idée que j'ai à la vue de ce bureau, U faut que j'observe suc­ cessivement toutes les sensations

l'analytico-logique ou le calcul des langues ordonnent la différence, hié­

qu'il fait en même temps sur moi, la hauteur, la longueur, la largeur,

rarchisent les degrés. La hiérarchie est d'abord ethno-linguistique :

décomposer ma pensée, lorsque je

« Les langues sont donc plus ou

forme un désir, j'observe successive­

la couleur, etc. ; c'est ainsi que pour

moins parfaites, à proportion qu'elles

mene l'inquiétude ou le mal-aise que

sont plus ou moins propres aux ana­ lyses. Plus elles les facilitent, plus

j'éprouve, l'idée que je me fais de l'objet propre à me soulager, l'état

elles donnènc de secours à l'esprit.

où je suis pour en être privé, le plai­

En effet, nous jugeons et nous rai­

sir que me promet ma jouissance,

sonnons avec des mots comme nous calculons avec des chiffres ; et les

et la direction de toutes mes facul­ tés vers le même objet. [ . L]'art

langues sont pour les peuples ce

de décomposer nos pensées n'est que

qu'est l'algèbre pour les géomètres.

l'art de rendre successives les idées et

En un mot, les langues ne sont que

les opérations qui sont simultanées.

des méthodes et les méthodes ne sone que des langues. Par consé­

« Je dis l'art de décomposer nos pen­

.

.

sées, et ce n'est pas sans raison que

quent, si les géomètres n'ont fait des progrès qu'autant qu'ils ont perfec­

je m'exprime de la sorte »

tionné leurs méthodes, l'esprit d'un

Si, nous l'avons vérifié, l'art de par­ ler et l'art tout court ne surviennent

peuple ne fera des progrès qu'autant

(Gram­

maire, I, 436).

58

LE CALCUL DES LANGUES

qu'il perfectionnera sa langue ; et

à la pensée que comme l a consé­

comme l'imperfection des méthodes

quence (la succession consécutive)

met des bornes à l'art de calculer,

vient au tableau, l'art de décompo­

l'imperfection du langage met des

ser n'est autre que l'art de penser.

bornes à l'art de penser. Un peuple

Décomposer autrement la décom­

n'a donc pas le même goût, la

position philosophique de Condillac.

même intelligence, la même éten­

La déconstruire dans son

due d'esprit dans tous les temps,

taire, la démonter pratiquement dans

par la même raison, que les géo­

son analytico-logique partout où

mètres de tous les siècles n'ont pas

elle prétend rejoindre l'élémentaire

art

élémen­

été capables de résoudre les mêmes

et toucher au simple ; opposer à la

problèmes. On voit, par l à que l'art

succession de son discours un espace

d'écrire, l'art de raisonner et l'art de

autre qui ne soit ni celui du simul

penser se réduisent à l'art de parler ;

tabulaire ni celui de la suite linéaire,

comme toute la géométrie se réduit

une complexité qui ne soit pas de

à l'art de calculer avec méthode

composition combinatoire.

>>

(Introduction au Cours d'études, I,

L' analytico-logique se donnant

404). La hiérarchie - indécomposable­

expressément comme une politique

ment - ethnolinguistique est ipso

404-405), il en sera de même pour sa

(Introduction au Cours d'études, I,

facto didactico-sociale. L'encyclopé­

déconstruction pratique. La grande

die est réservée au Prince. Celui-ci ' doit être le plus éclairé, il doit au

rhétorique, la rhétorique générale

principe tout savoir, et donc savoir,

laquelle le philosophe-précepteur au

mieux que tout sujet, penser-parler­

service du Roi, instruit le Prince qui

écrire : le meilleur rhéteur dans

( Toutes les études est un enfant «

toute l'extension du terme. Au­

que j'avais fait faire au Prince, se

est une pédagogie politique : dans

dessous de lui, par conséquence du

bornaient à l'art de parler, considéré

principe, décroissance par différence

comme l'an qui apprend à penser »)

de degrés de classes. Un seul pilier,

pour qu'il sache parler et comman­

une seule voûte, un seul palais sou­

der aux citoyens de la nation qui

tiennent l'édifice de la langue planté

sont des enfants («Les nations sont

au milieu de la campagne et jouis­

comme les enfants » [Le Commerce et le gouvernement, II, 367]).

sant du plus grand jour : « Si nous recherchons, dans nos palais, la

Un enfant découvre-t-il la rhéto­

grandeur et la magnificence, nous

rique ? Comment peut-on faire un

nous contentons de trouver des

cours de rhétorique à un enfant, et

59

LE CALCUL DES LANGUES

commodités dans nos maisons, et lorsque nous ne pouvons bâtir que pour avoir un abri, nous ne bâtis­ sons que des chaumières » (id.) . Voilà l'image des différences qui doivent se trouver dans l'éducation des citoyens. Puisqu'ils ne sont pas faits pour contribuer tous de la même manière aux avantages de la société, il est évident que l'instruc­ tion doit varier comme l'état auquel on les destine. Il suffit aux der­ nières classes de savoir subsister de leur travail ; mais les connaissances deviennent nécessaires à mesure que les conditions s'élèvent. « La difficulté est d'y préparer les esprits, comme le plus difficile est quelquefois de disposer les lieux où l'on veut bâtir. Il y a des situations ingrates ; il y a tel sol où l'on ne peut qu'à grands frais asseoir des fondements : on pourrait même s'y tromper, et le bâtiment s'écrou­ lerait de toutes parts. Cependant un prince, destiné à commander, devrait s'élever au milieu de son peuple, comme un palais régulier et solide s'élève au milieu des cam­ pagnes dont il est l'ornement » (id.). Mais un prince découvre-t-il la rhétorique ? Comment peut-on faire un cours de rhétorique à un enfant, et selon quelle méthode, sans y impliquer toute une écono­ mie politique ?

selon quelle méthode, sans y impli­ quer une politique ? une économie aussi, soit un discours sur la pro­ priété et sur la valeur ? C'est à la fill' de son essai sur Le Commerce et le gouvernement que Condillac dit des nations qu'elles sont comme les enfants et que « ce serait plaire au monarque de montrer la vérité ». li écrit cela au moment où Turgot (1774-76) est Contrôleur général des Finances. « Cependant l'Europe s'éclaire. Il y a un gouver­ nement qui voit les abus, qui songe aux moyens d'y remédier ; et ce serait plaire au monarque de mon­ trer la vérité. Voilà donc le moment où tout bon citoyen doit la chercher. Il suffirait de la trouver. Ce n'est plus le temps où il fallait du cou­ rage pour l'oser dire, et nous vivons sous un règne où la découverte n'en serait pas perdue » (II, 367). Rhétorique : voyager, se dépla­ cer, se transporter avec le même bagage, d'une région à l'autre. Dans un système, trouver l'équiva­ lence d'un contenu, la permanence d'une règle ou d'une forme, l'ho­ mologie ou l'analogie, en passant d'un lieu à l'autre. Déplacement en abyme : à quelles conditions pourrait-on reconnaître une équiva­ lence fonctionnelle ou sémantique à telle proposition transportée de la région « économie politique » à la région « rhétorique restreinte >> (art 60

LE CALCUL DES LANGUES

d'écrire) ; par exemple à ces énoncés extraits de l'essai sur Le Commerce et le gouvernement : « Les droits de propriété sont sacrés » ou bien « il ne faudrait pas dire, avec les écri­

consiste dans le rapport d'échange entre telle chose et telle autre ce serait suppo­

vains économistes, qu'elle

ser, avec eux, l'échange avant la AU COMMENCEMENT ÉTAIT LA FIGURE

valeur ; ce qui renverserait l'ordre des idées », ce qui ne veut pas dire que la valeur est dans les choses

Le titre de ce deuxième chapitre

comme « une qualité absolue >> ; elle

s'explique ainsi : tout dans le lan­

est dans le jugement, mais >, recommande le rhéteur classique. Comment les multiplierait-on, comment n e les multiplierait-on pas si l'on n'a de choix qu'entre des métaphores ? « On ne saurait trop les multi­ plier >> : en disant cela, Condillac ne propose pas de s'abandonner à une pratique baroque, exubé­ rante, luxueuse. D'ailleurs Condil­ lac n'aime pas le luxe, du moins l'aime-t-il très inégalement, selon qu'il est « de magnificence >>, « de commodités >> ou « de frivolités >> (« On dira sans doute que le luxe fait subsister une multitude d'ou­ vriers, et que, lorsque les richesses restent dans l'État, il importe peu qu'elles passent d'une famille dans une autre. [ . . . ] Le luxe fait subsis­ ter une multitude d'ouvriers, j'en conviens. Mais faut-il fermer les .... yeux sur la misère qui se répand dans les campagnes ? Qui donc a plus de droit à la subsistance, est-ce l'artisan des choses de luxe, ou le laboureur ? >> (Le Commerce et le gouvernement, II, 31 0-11). « On ne saurait trop les multi­ plier >>, dès lors que tout est méta­ phore dès l'ouverture du langage. Tout y est figuré et toutes les figures sont analogues : des méta­ phores ; et analogues entre elles : des métaphores. Le problème n'est pas économique : trop ou trop peu, 67

lui faire continuer plus heureuse­ ment >> (Écr., I , 594). Digressions pour plus de com­ modité, dépenses amorties, béné­ fices secondaires, primes de lumière et d'agrément. Il est vrai que, dans l'essai sur Le Commerce et le gouver­ nement, le « luxe de commodités >> n'est ni loué ni condamné, il « peut être fort dispendieux », s'opposant ainsi au luxe de magnificence, le « moins ruineux >> parce qu'il sert sans se laisser consommer (vaisselle, pierres rares, statues, tableaux), et au « luxe de frivolités >>, le pire parce qu'« assujetti aux caprices de la mode, qui le reproduit continuel­ lement sous des formes nouvelles », « il jette dans des dépenses dont on ne voit point les bornes >>. La mau­ vaise digression est la frivole. Est-ce à dire qu'elle prive d'agré­ ment ? ou qu'elle donne du plaisir sans savoir ? qu'elle dissocie le désir de lui-même, le désir du désir de connaître ? La bonne digression fait retour. La digression sérieuse, qui ne divi­ serait pas le désir, serait une régres­ sion (retour à l'origine) s'il n'y avait qu'un seul point fixe. Ce serait un cercle. La métaphore du cercle serait le bon mouvement de la digression. Mais si on multiplie les points fixes - deux selon Condillac - le retour n'est pas assuré ; ni même l'arrivée, ni même la demeure car les deux

LE CALCUL DES LANGUES

surabondance ou rareté, multipli­ cation ou soustraction des figures ;

points (sujet-fin) ne sont pas les foyers d'une ellipse.

mais d'ordre et d'analyse. L'analyste recommande de conformer l'usage

Lumière et agrément sont liés. Par l'analyse et par l'analogie. Liés

des figures à la

liaison des idées»,

entre eux et liés au principe de liai­

à l'enchaînement nécessaire et analytico-analogique des contenus.

des contenus de représentation, la

«

Le mouvement de Condillac répond au type philosophique le plus général, dans son espèce trans­ cendantale. On refuse toute origi­ nalité, toute indépendance absolue à une science déterminée ; on lui

son. La liaison des idées, la liaison plus grande possible, procure la plus grande quantité possible de savoir et de plaisir. Pourquoi ? Au fond, l a liai­ son, Condillac, qui en parle tout le temps, n'explique jamais ce

retire le droit à toute autorité et à

que c'est ni pourquoi c'est mieux.

tout savoir sur le sens et l'origine de

Et si la liaison limitait, affaiblis­

son objet, singulièrement quand il s'agit d'une science du langage. C'est

sait, contenait cela même qu'elle

le philosophe qui doit apprendre au rhétoricien qui il est, ce qu'il fait, de quoi il s'occupe, d'où et en vue de quoi lui échoient ses objets. Mais en posant du même coup que cet objet c'est la totalité du langage, que dans le langage il n'y a d'abord que des figures et qu'avant le lan­ gage on ne pense rien de détermi­ nable, on soustrait au rhétoricien ce qu'on lui donne. Le langage ne sau­

rend possible ? Si, selon une autre logique, un autre tour de logique, la limite de la liaison était, à la limite, donc, d'interdire ce qu'elle permet : à savoir le plaisir. « II faut donc continuellement veiller sur nous pour ne pas sortir du sujet que nous avons choisi. Il y faut donner d'autant plus d'atten­ tion, que, toujours en combat avec nous-mêmes pour nous prescrire

rait être un objet. Et la rhétorique

des limites ou1 pour les franchir, nous nous croyons, sur le moindre

en général est la philosophie. Qui

prétexte, autorisés dans nos plus

n'est qu'une rhétorique. Cet argument reposant sur l'axiome selon lequel tout langage

grands écarts » (Écr., I, 593-94). Au-delà : la maitrise (Herrschaft) du principe du plaisir est servie par

est à l'origine figuré, il faut en venir

la

à cette axiomatique. Celle-ci étant d'essence philosophique et relevant

des stimuli pulsionnels, des énergies

de l'art de parler en général, De L'art

Liaison,

dans l'appareil psychique

1. Éd. 1775 : et. 68

LE CALCUL DES LANGUES

d'écrire la

cite, la rappelle, la situe

mais ne l'expose pas ; Ü faut revenir à l'Essai sur l'origine des connaissances

humaines, œuvre expressément phi­ losophique, publiée au moins dix ans auparavant. Condillac n'est évidemment pas le seul à penser que discours égale

d'investissement du processus pri­ maire. Le passage du primaire au secondaire est un procès de liaison qui travaille au profit, au service (im Dienste) du principe de plaisir. Mais celui-ci à son tour, lui le maître, est une tendance au service (im Dienste) d'une

fonction

destinée à réduire

vieille que l'histoire des rapports

l'excitation : à néant ou au niveau le plus bas possible. La tendance

entre philosophie et rhétorique.

de la liaison oriente donc simulta­

Lorsque Aristote avance que « faire

nément vers le maximum et vers le

des métaphores est un don natu­ rel » ou qu'il « est donné à tous »,

minimum de plaisir. L'économie de la liaison fait l'économie de la mort,

il implique que la figure est sans

du plaisir, du processus primaire : de

retard au lever du discours. Pour­

l'économie, si vous prenez garde au

quoi cet énoncé, qui s'est très vite donné des airs d'évidence, a-t-il

sens indécidable de cette loi. Vous direz : mais Condillac, c'est

figure. Cette proposition est aussi

provoqué la répétition insistante

autre chose, il parle de liaison des

(Leibniz, Vico, Warburton, Rous­

idées, de liaison des contenus de

seau, Dumarsais, etc.) comme s'il avait à vaincre une résistance, telle '

représentation. Mais non. D'abord,

est plutôt la question.

s'il en était ainsi, purement et sim­ plement, d'où viendrait l'agrément ?

L'originalité de Condillac, s'il en

Ensuite, la « liaison des idées » est

est, ne tient donc pas à cette simple

toujours réglée sur une liaison des

affirmation. Plutôt à son enchâsse­

sentiments et finalement sur une liaison dans la nature.

ment dans l e système. reste, le vestige, l'archive du langage

« Mais la liaison du stimulus pul­ sionnel serait une fonction prélimi­

d'action dans le langage de sons,

naire qui doit orienter l'excitation

dans le discours articulé. On pour­ rait dire que la figure re-présente

vers son écoulement final dans le plaisir de la décharge.

l'action dans la langue, le langage

« Dans un tel contexte, la ques­

d'action dans le langage parlé. Cette re-présentation a le statut et la forme de la suppléance : concept

tion se pose de savoir si les sen­

opératoire décisif qui n'a pas le

façon par des processus d'excitation

La figure est d'abord, comme le

69

sations de plaisir et de déplaisir peuvent être produites de la même

LE CALCUL DES LANGUES

même fonctionnement que dans le texte de Rousseau. Avant même de se demander ce qui peur précéder en général la suppléance, rappelons que selon les propres termes de Condillac, le lan­ gage est en lui-même un système de suppléance : il supplée la perception ou l'action, le langage articulé sup­ plée le langage d'action, l'écriture supplée le langage articulé (le lan­ gage de sons, Condillac disant sou­ vent, à tort ou à raison, l'un pour l'autre) . Qu'esc-ce donc que la figure aurait à voir avec la suppléance à l'origine du langage ? Le langage d'action procède par signes naturels et représentations sensibles, par « images sensibles » . Par exemple, si telle mimique est manifestation naturelle de la frayeur, sa répétition - instance ici fondamentale - transforme cette mimique en signe, en signe codé, à la fois naturel, puisqu'il garde la forme ou l'image sensible de son origine, et artificiel, sinon arbi­ traire, puisque la répétition le code et, en quelque sorte, le formalise. Le cri, qui est d'abord un geste et une action, se répète en association avec une situation déterminée. Cette liai­ son rpétée é assure la transition, à la fois continue et discontinue, entre l'action et le verbe, entre le langage d'action et le langage de sons. La

liés que par des processus d'excita­ tion non liés. Or il parait tout à fait indubitable que les processus non liés, les processus primaires donnent lieu, dans les deux diiections [plaisir et déplaisir] à des sensations beau­ coup plus intenses que celles du processus lié, du processus secon­ daire [. . . ]. Nous en venons ainsi à un résultat qui, fondamentale­ ment, n'est pas simple, à savoir que la tendance au plaisir s'extériorise au commencement de la vie psychique de manière beaucoup plus intense que plus tard, mais de manière moins illimitée ; il doit se soumettre à de fréquentes interruptions [ . . ] . Le principe du plaisir semble tout simplement se tenir au service (im Dienste) de la pulsion de mort. » Deux colonnes inégales, démarche boiteuse, logique intenable de la digression : lecture de Au-delà du principe de plaisir pour donner à lire en le détournant de lui-même, d'un violent coup de grille, le texte de Condillac. Grille : le texte de Freud est une digression boiteuse ; qui assume le boitement, c'est-à­ dire, plutôt, le dé-boitement, la désarticulation comme allure du lent procès de la science (die langsamen .

Fortschritte unserer wissenschaftlichen Erkenntnis) : es st i keine Sünde zu hinken ce n'est pas un péché de «

»,

boiter. Écriture citée par un poète cité par Freud, dernier mot de 70

LE CALCUL DES LANGUES

répétition produit l'écart emre les

Au-delà, qui n'est pas seulement une

types de langage, les maintenant du

digression systématique et spécula­

même coup dans la liaison analo­

tive dans le système mais d'abord

gique

] on voit comment les

une théorie de la digression (suivez

cris des passions contribuèrent au

l' Umweg du texte), du détour sans

développement des opérations de

fm, du détour sans retour ou en

l'âme, en occasionnant naturelle­

vue de la mort ; qui n'est pas seu­

ment le langage d'action : langage

lement une théorie de la digression

:

«

[

. • .

qui, dans ses commencements, pour

comme jeu de la répétition mais

être proportionné au peu d'intelli­

un texte absolument et pratique­

gence de ce couple, n e consistait

ment digressif, dans lequel aucun

vraisemblablement qu'en contor­

point de départ ni aucun pont d'ar­

sions et en agitations violentes.

rivée ne peut être assigné, aucune

§ 6.

Cependant ces hommes

thèse jamais fixée, aucun point de

ayant acquis l'habitude de lier

vue arrêté. Essayez d'y détermi­

«

quelques idées à des signes arbi­

ner une station quelconque. Texte

traires, les cris naturels leur ser­

purement fictif, quasiment

virent de modèle pour se faire un

raire

»,

«

litté­

comme toute l'écriture de

nouveau langage. Ils articulèrent de

Freud, pourvu qu'on nous lise bien

nouveaux sons, et en les répétant

ici. Dépense rhétorique avec quelque

plusieurs fois, et les accompagnant

part l'épanchement sans retour d'une

objets qu'ils voulaient faire remar­

par-dessus le marché, le théorème.

quer, ils s'accoutumèrent à donner

Non seulement dépense rhéto­

des noms aux choses

rique mais théorie de la rhétorique

de quelque geste qui ind!quait les

(Essai sur l'origine des connaissances humaines,

I, 61).

»

La liaison de deux gestes,

pure perte dont

Au-delà

propose,

théorique. Par exemple seulement : «

[ . ] nous sommes obligés de tra­ .

.

espace temps, l'index montrant la

vailler avec les termes scientifiques

chose, le cri proférant l'affect, trans­

tition du modèle (le signe naturel)

(mit den wissemchaftlichen Termi­ ns), i c'est-à-dire avec la langue figu­ rée propre à la psychologie (mit der eigenen Bilderspache der Psychologie)

fait faire à la nature un saut. La liai­

(plus précisément de la psychologie

son organique, l'unité par exemple

des profondeurs). Sans cela nous ne

de la voix, de l'ouïe et du doigt, la

pourrions absolument pas décrire les

forme à le répéter un signe naturel en signe artificiel. La simple répé­

suppléance analogique qui les rap­

processus correspondants et mieux,

porte les uns aux autres produit

nous n'aurions même pas pu les

71

LE CALCUL DES LANGUES

dans un temps d'espace la répéti­ tion comme autre (de la) nature. En répétant le simul d'un cri déterminé et d'une chose montrée, on donne lieu et temps à une liaison des idées. Celle-ci se reproduit ensuite avec l'apparence de la spontanéité, automatiquement, nous dispensant du mouvement, nous permettant de faire l'économie de la monstra­ tion : le cri se met à désigner une chose, à nommer sans montrer, sans coucher, sans voir même. Comme je dispose de ma voix plus facile­ ment que de ma main, a fortiori de la chose, je gagne en auto-affection, c'est-à-dire en liberté, en maîtrise, en possession quand je passe de la désignation à la nomination. La voix naît quand le cri nomme, quand je n'ai plus besoin de l'action visible, encore moins de l'existence sensible de la chose, pas même de son image sensible ; si du moins image sensible signifie image perceptible. Mais j'ai encore besoin de l'image sensible comme représentation ou souve­ nir de la chose qui vient soutenir mon vocable. Encore cout proches du langage d'action, les premiers cris articulés, ceux qui ont ouvert la voix, concernent, désignent, se réfèrent à des choses sensibles, les corps eux-mêmes dans la nature, notre propre corps, les actions et les passions. Il y a donc toute une phase - à vrai dire elle n'est pas

percevoir. Les insuffisances de notre description s'évanouiraient vraisem­ blablement si nous pouvions rempla­ cer les termes psychologiques par des termes physiologiques ou chimiques. Ceux-ci appartiennent certes aussi à la langue figurée, mais à une langue figurée qui nous esc familière depuis longtemps et qui est peut-être aussi plus simple » (Sigmund Freud, Au­ cklà du principe ck plAisir, ch. VI). La rigueur de la description pro­ mise ne procéderait pas d'une langue sans figure, d'un discours d'avant trope, mais d'une figuralicé plus archaïque. Pas de propriété nue pour un langage scientifique enfin assuré d'un rapport univoque à la vérité mais une couche plus vieille, un sol tropique dont l'écorce est assez dure pour donner le senti­ ment du fondement, la confiance d'une démarche assurée par la soli­ dité d'un sédiment métaphorique assez ancien, assez cassé pour res­ sembler à la terre même. Dès lors, Au-delà, comme traité pratique de rhétorique généralisée, c'est aussi le système décrit, et le détour sans terme, de la suppléance. Et de la suppléance dans la répéti­ tion. Le passage du langage d'action au langage de sons, l'archive de l'un dans l'autre, la différence des géné­ rations, la scène de la disparition et de la réapparition, la maîtrise et l'ac­ tivation de la passivité, ces motifs 72

LE CALCUL DES LANGUES

limitée dans le temps, elle a lieu de strate - où langage d'action et

langage verbal se mêlent constam­

ment : « temps où la conversa­ tion était soutenue par un discours entremêlé de mots et d'actions » (1,

et quelques autres donnent à lire, dans l'Essai sur !origine des connais­ sances humaines, toute la mise en hypothèse du Fort/Da. Hypothèse car on oublie trop souvent que, pas plus qu'ailleurs dans

Au-delà,

Freud

62). Comme Rousseau, Condillac emprunte ici ses exemples à War­

ne s'y arrête : « L'analyse d'un tel cas singulier ne fournit aucune décision

burton. Ils renvoient tous au pre­ mier lieu commun de l'histoire

assurée. [

et de la géographie : l' archéolo­

. . .

] Mais on peut encore

rechercher une autre interprétation.

[ . . ] Si loin qu'on pousse l'ana­ .

gie orientale, les Orientaux, l'Écri­

lyse du jeu des enfants, on ne peut

ture sainte, Héraclite. Dans l'état

mettre fln à notre oscillation entre

de relative « stérilité » de la langue de mots, le geste résume puissam­

deux conceptions. [ ] De ces expli­ cations il résulte qu'il est superflu

ment un discours, le supplée déjà

de supposer une pulsion imitatrice

puisqu'il est possible (il supplée la suppléance) , et en raison même de

. . .

(Nachahmungstriebes) comme motif

cette économie, gagnant en rapi­

du jeu. Précisons pour conclure que le jeu artistique et l'imitation aux­

dité, en condensation, « agissant

quels se livrent les adultes, à la diffé­

sur l'imagination avec plus de viva­

rence du comportement des enfants,

cité, il faisait une impressJon plus

visent directement la personne du spectateur, ne lui épargnant pas

durable »

(I,

63). Impression plus

durable : une sorte d'effet d'écriture déjà. Et comme il le fera plus loin pour l'écriture, Condillac met en

rapport cet effet avec le champ pri­ vilégié d'un usage : la politique, « la police et la religion

»,

la communi­

cation et le maintien de l'ordre. Bien qu'il emprunte tout son

par exemple dans la tragédie, les impressions les plus douloureuses, qu'ü peut toutefois recevoir comme une jouissance plus élevée. Nous sommes ainsi convaincus que cela, sous la domination

(Herrschaft)

du

principe du plaisir, donne encore les moyens et les voies pour faire de ce

matériau à Warburton, bien qu'il

qui est en soi le douloureux un objet

le cite pendant des pages entières,

de souvenir

Condillac en détourne ici ou là l'in­ citation. Par exemple : alors que

boration psychique. Ces cas et

(Erinnerung)

et d'éla­ ces

Warburton soude immédiatement

situations qui finissent par aboutir à un gain de plaisir peuvent définir

le langage d'action à la solidité du

la tâche d'une esthétique orientée

73

LE CALCUL DES LANGUES

langage pictural et du même coup à l'écriture, Condillac interpose le temps de la danse, danse des gestes, pour communiquer la pensée, danse des pas pour exprimer les affects, singulièrement la joie. Warburton : « Ce n'est pas seulement dans l'His­ toire sainte que nous rencontrons ces exemples de discours exprimés par des actions. L'Antiquité profane en esc pleine, et nous aurons occa­ sion d'en rapporter dans la suite. Les premiers Oracles se rendaient de cette manière, comme nous l'ap­ prenons d'un ancien dire d'Héra­ clite : "Que le Roi, dont l'Oracle est à Delphes, ne parle ni ne se tait, mais s'exprime par signes." Preuve que c'était anciennement une façon ordinaire de se faire entendre, que de substituer des actions aux paroles. Or cette manière d'expri­ mer les pensées par des actions, s'ac­ corde parfaitement avec celle de les conserver par la peinture. J'ai remar­ qué dans une ancienne histoire une particularité qui tient si exactement du discours en action, et de l'écri­ ture en peinture, que nous pouvons la considérer comme le chaînon qui unit ces deux façons de s'exprimer, et comme la preuve de leur affinité. Clément d'Alexandrie nous rap­ porte cette histoire en ces termes : "Suivant que Phérécydes Syrus l'a raconté, on dit qu'Idanthura, Roi des Scythes, étant prêt à combattre

par le point de vue économique ; dans notre perspective, ils sont ino­ pérants, car ils présupposent l'exis­ tence et la domination (Herrschaft) du principe du 'plaisir et ne rendent pas compte de tendances opérant au-delà du principe du plaisir, c'est­ à-dire de tendances qui seraient plus originaires que lui et indépendantes de lui » (ch. II). La maîtrise (Herrschaft) du prin­ cipe du plaisir s'affirma dans la mesure même où celui-ci se lie, se secondarise, s'asservit. Mais si le processus originaire est une « fiction théorique », il n'y a que de l'étayage secondaire sans aucun sol, sans aucun tuteur. Impossible de tenir sur une colonne le compte du pri­ maire, sur l'autre le registre secon­ daire. Une seule colonne torsadée, vrillée, divisée, double corps d'une liane enroulée sur elle-même, don­ nant naissance à son arbre, accrois­ sant le plaisir de la répétition qui le menace, vous interdisant de distin­ guer entre deux : à chaque torsade vous croyez reconnaître la poussée de l'autre colonne, le leurre vous aura fait marcher autour de ce désir, de cette force pulsive et arborescente. Pour abuser peut-être, j'appelle d'un mot cette scène ornement. J'y laisse plusieurs mots cachés. L' em­ blème ou langage par action de cette scène est extrait de Au-delà : le discours d'Aristophane, le mythe 74

LE CALCUL DES LANGUES

Darius qui avait passé l'Ister, au lieu de lui envoyer une lettre, lui envoya, par forme de symbole, une souris, une grenouille, un oiseau, un dard, et une charrue." Ce mes­ sage devant suppléer à la parole et à l'écriture, nous en voyons la signi­ fication exprimée par un mélange d'action et de peinture » (William Warbunon, Essai sur les hiéroglyphes des Égyptiens, § 10). Condillac : « Ce n'est pas seu­ lement dans l'Histoire Sainte que nous rencontrons des exemples de discours exprimés par des actions. L'antiquité profane en est pleine [ . . . ] Les premiers oracles se ren­ daient de cette manière, comme nous l'apprenons d'un ancien dire d'Héraclite : "que le roi, dont l'oracle

est à Delphes, ne parle ni ne se tait, mais s'exprime par signes." Preuve cer-

. ' 1 . . ... tame que c etait anciennement une façon ordinaire de se faire entendre, que de substituer des actions aux paroles." Il paraît que ce langage fut surtout conservé pour instruire le peuple des choses qui l'intéres­ saient davantage, telles que la police et la religion . . . Les anciens appe­ laient ce langage du nom de danse : voilà pourquoi il est dit que David dansait devant l'arche » (1, 62-63). L'équivalent ontogénétique, en quelque sorte, de cette danse histo­ rique, c'est le moment où l'enfant, pour faire connaître l'intériorité

75

de l'androgyne et l'irruption fré­ quente, répétée, justement, du dia­ bolique ou du démonique. La problématique de Au-delà ne peut se dispenser du passage par la logique paradoxe du narcissisme primaire, de ce que Freud appelle à plusieurs reprises dans le dernier chapitre le « pas de plus ». Beaucoup plus loin, nous retrou­ verons la division du rapport à soi dans le principe de l'analyse condil­ lacienne. Déjà, pour ce qui est Traité des sensations : « Elle [la statue] n'est donc pas bornée à n'aimer qu'elle : mais son amour pour les corps est un effet de celui qu'elle a pour elle­ même : elle n'a d'autre dessein, en les aimant, que la recherche du plaisir, ou la fuite de la douleur ; et c'est-là ce qui va lui apprendre à se conduire dans l'espace qu'elle com­ mence à découvrir » ( Traité des sen­ sations, I, 259). Tout le Traité des sensations qui vient après l'Essai sur les connais­ sances humaines mais pour lui servir de socle pratique et généalogique, est ordonné, comme vers sa fin téléolo­ gique, par le principe du jouir. Fin du Traité : « car vivre, c'est propre­ ment jouir, et la vie est plus longue pour qui sait davantage multiplier les objets de sa jouissance. « Nous avons vu que la jouissance peut commencer à la première sensa­ tion agréable. Au premier moment,

LE CALCUL DES LANGUES

non sensible de sa propre pensée, se sere d'images sensibles, qu'elles soient rapportées à des corps exté­ rieurs ou à son propre corps. Pein­ ture dansée qui marque le passage et l'articulation entre le geste et la parole, ouvre la voie à l'articula­ tion elle-même. « Ses parents [ceux du premier couple] lui apprirent à faire connaître ses pensées par des actions, manière de s'exprimer, dont les images sensibles étaient bien plus à sa portée que des sons articulés. [ . ] À mesure que le langage des sons articulés devint plus abondant, il fut plus propre à exercer de bonne heure l'organe de la voix, et à lui conserver sa première flexibilité. Il parue alors aussi commode que le langage d'action : on se servit éga­ lement de l'un et de l'autre : enfin l'usage des sons articulés devint si facile, qu'il prévalut. Il y a donc eu un temps où la conversation était soutenue par un discours entremêlé de mots et d'action » (I, 62). C'est à ce moment précis de la naissance du langage articulé, à l'instant où il prend le relais, la « suppléance » du langage d'ac­ tion, que se forme la figure et sur­ git la métaphore. Cette formation est enlevée, découpée par le lan­ gage d'action qui laisse sa marque en creux dans le langage parlé, au moment même où il s'en retire. Cette marque figurée entamant le . .

par exemple, que nous accordons la vue à notre statue, elle jouit ; ses yeux ne fussent-ils frappés que d'une cou­ leur noire. [. ] Il faut raisonner de même sur tous les autres sens et sur toutes les opérations de l'âme. Car nous jouissons non seulement par la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat, le tou­ cher ; nous jouissons encore par la mémoire, l'imagination, la réflexion, les passions, l'espérance ; en un mot, par toutes nos facultés. Mais ces principes n'ont pas la même activité chez tous les hommes » (I, 314). La statue est seule. Toute l'ar­ chéologie du Traité des sematiom remonte en deçà du langage et de la société. Non seulement en deçà de ce que l'Essai sur l'origine des connaissances humaines aura décrit dans sa deuxième partie (Du lan­ gage et de la méthode) mais déjà dans sa première partie (Des matériaux . .

de nos connaissances et particulière­ ment des opératiom de l'âme). L'Es­ sai concerne seulement la généalogie de l'entendement, non celle de la volonté ; du théorique qui vient toujours en second, Condillac y insiste, et non du pratique. Mais la loi qui organise le rapport et le passage de l'un à l'autre, l'ordre de leur subordination s'annonce déjà dans l'expérience pré-théorique de la statue, avant le langage et avant la société. Dire que cette loi s'an­ nonce dès le seuil de l'expérience, 76

LE CALCUL DES LANGUES

langage articulé, celui-ci est à l'ori­ c'est dire qu'elle ne fera ensuite, à gine métaphorique. C'est-à-dire partir de cette identité initiale, que poétique. Le poétique, s'il agit, s'il se déporter, se transporter par ana­ fait, supplée d'abord au faire et à logie aux couches supérieures de l'agir d'un langage plus vieux que l'expérience sans rien perdre de son lui : [ . . ] les langues, dans l'ori­ unité ni de son autorité. gine, n'étaient qu'un supplément au Cette loi - je la nomme temps de langage d'action . . . (Grammaire, plaisir- est à l'œuvre à l'origine de la I, 445). sensibilité ; on peut la suivre ensuite C'est pourquoi le chapitre VIII jusqu'au sommet superstructural de de la deuxième partie de l'Essai sur l'art d'écrire, et à travers toutes les torigine des connaissances humaines, étapes intermédiaires du procès de qui s'intitule De torigine de la poé­ suppléance. sie et qui vient assez loin après le Pourquoi temps de plaisir ? Et chapitre sur la naissance du langage, comment le temps (élément de la répète encore l'origine du langage. parole) oriente-t-il la suppléance L'origine de la poésie est l'origine du de l'action par la voix, du temps de langage parlé. Celui-ci fut d'abord geste par le temps de parole ? À l'origine, donc, unique prin­ poétique parce que d'abord méta­ phorique. Et en ce sens la poétique cipe : le plaisir. Mais cet unique sera aussi une rhétorique. Si, dans principe ne peut être un simple l'origine des langues, la prosodie principe. L'apparaître initial du plai­ approcha du chant, le style, afin de sir comme tel ouvre simultanément copier les images sensibles du lan­ une opposition. Le principe du plai­ gage d'action, adopta toutes sortes sir est le principe du plaisir/douleur. de figures et de métaphores, et fut Ils ne forment un principe, c'est-à­ une vraie peinture. Par exemple, dire, on va le voir, un désir qui met dans le langage d'action, pour don­ en mouvement, que dans leur oppo­ ner à quelqu'un l'idée d'un homme sition. Et l'opposition ne leur arrive effrayé, on n'avait d'autre moyen qu'avec le temps. Condillac n'exclut que d'imiter les cris et les mouve­ pas une souffrance ou une jouis­ ments de la frayeur. Quand on vou­ sance qui ne donneraient pas lieu lut communiquer cette idée par la au désir (ou à son envers, la crainte) voie des sons articulés, on se servit et s'épuiseraient dans une sorte de donc de toutes les expressions qui moment absolu et donc intempo­ le présentaient dans le même détail. rel. C'est même toujours le cas de Un seul mot qui ne peint rien, eût la première sensation : quelque «

«

»

.

>>

«

»

«

«

77

»

«

LE CALCUL DES LANGUES

été trop faible pour succéder immé­

désagréable

diatement au langage d'action. Ce langage était si proportionné à la

« le fût-elle au point de blesser l'or­ gane et d'être une douleur violente,

grossièreté des esprits, que les sons

elle ne saurait donner lieu au désir »

>>

qu'elle puisse être et

(I, 225). Nous olen sommes plus au

articulés n'y pouvaient suppléer qu'autant qu'on accumulait les

point originaire de la statue, en ce

expressions les unes sur les autres.

point du

Le peu d'abondance des langues

n'a encore ni le temps ni l' opposi­ tion. Ni le principe, donc. Le prin­

«

premier instant » où elle

ne permettait pas même de parler autrement. Comme elles fo urnis­ saient rarement le terme propre, on

cipe vient en second parce qu'il est

ne faisait deviner une pensée qu'à

Le principe est le temps. Telle est

force de répéter les idées qui lui res­ sembleraient davantage. Voilà l' ori­

la différence entre

structuré comme une opposition.

nous et la statue,

qui n'a pas de principe.

«

Si la souf­

gine du pléonasme [ . . . ] >> (I, 79). Le principe d'analogie commande

pagnée du désir de ne pas souffrir,

partout. Si le premier style est figuré ou métaphorique, c'est qu'il répète,

il ne peut pas en être de même de cette statue. La douleur est avant le

« copie

les images sensibles du

désir d'un état différent, er elle n'oc­

langage d'action (« dans le même

casionne en nous ce désir, que parce

détail »). La répétition de la ressem­

blance (« à force de répéter les idées

que cet état nous est déjà connu. [ . . . ] Mais la statue qui au premier

»

france est en nous toujours accom­

qui lui ressemblaient ») règle tout

instant ne se sent que par la douleur

le procès. Les sons articulés doivent

même qu'elle éprouve, ignore si elle

suppléer le langage d'action

peur cesser de l'être pour devenir

: le rem­

placer en assurant une fonction

autre chose, ou pour n'être point

L'analogie n'est pas rom­

du tout. Elle n'a encore aucune idée

pue, mais servie au contraire par le temps, par le devenir-temps de l'es­

de changement, de succession ni de

pace, la verbalisation du geste. Le

former des désirs »

analogue.

durée. Elle existe donc sans pouvoir

(id.).

temps est même l'élément de l'ana­

Le principe (du plaisir/douleur,

logie, de la répétition, de la sup­ pléance. La succession succède à la

du désir, donc) n'est pas l'origine. Il survient comme le temps à l'es­

non-succession parce que celle-ci

pace. Il n'est pas naturel. Le prin­

déjà prenait du temps. « La parole, en succédant au langage d'action, en

cipe du plaisir commande tout, mais le principe du plaisir est un

conserva le caractère. Cette nouvelle

artifice. Le temps est un artifice. Le 78

LE CALCUL DES LANGUES

manière de communiquer nos pen­ sées, ne pouvait être imaginée que sur le modèle de la première. Ainsi, pour tenir la place des mouvements violents du corps, la voix s'éleva et s'abaissa par des intervalles fort sen­ sibles. « Ces langages ne se succédèrent pas brusquement : ils furent long­ temps mêlés ensemble, et la parole ne prévalut que fort tard » (1, 63). Entre la non-succession et la suc­ cession, l'élément de succession est le mouvement. Le langage d'action se déroule certes dans l'espace, il n'est pas la pure successivité du dis­ cours ; mais c'est ce qu'il y a en lui de mouvement, de non-simultanéité déjà, qui va permettre l'imitation ou la rétention du geste dans la voix : ce sont les « intervalles fort sen­ sibles » qui assurent formel!�ment la ressemblance et la suppléance. Mais par conséquent : de même que le langage d'action n'était pas pure­ ment spatial et simultané, le langage articulé, en imitant une première articulation non phonique, garde l'espace en lui, ne purifie pas abso­ lument sa propre temporalité, étale encore une certaine simultanéité non linéaire. Son ici (l'ici même) ne se laisse jamais réduire à un main­ tenant. Cercle : le langage parlé ne peut suppléer le langage d'action qu'en lui ressemblant, c'est-à-dire : en 79

temps du plaisir pourtant supplée, prend la place. Prend la place de la place. Comment le temps du plai­ sir prend-il place ? Par une simple remarque : « Lorsqu'elle [la statue] aura remarqué qu'elle peut cesser d'être ce qu'elle est, pour redevenir ce qu'elle a été, nous verrons ses désirs naître d'un état de douleur, qu'elle comparera à un état de plaisir que la mémoire lui rappellera. C'est par cet artifice que le plaisir et la douleur sont l'unique principe, qui déter­ minant toutes les opérations de son âme, doit l'élever par degrés à toutes les connaissances dont elle est capable ; et pour démêler les progrès qu'elle pourra faire, il suffira d'ob­ server les plaisirs qu'elle aura à dési­ rer, les peines qu'elle aura à craindre, et l'influence des uns et des autres suivant les circonstances » (id.). Cette première remarque (qui n'est pas ce que l'attention retient ou la mémoire retrace, cf. l, 222) imprime un premier pli, la première ligne d'angle d'une opposition dont elle ne relève pas elle-même encore. La statue est passive en tant qu'elle éprouve une sensation, puisque la cause sensible est hors d'elle ; la sta­ tue est active en tant qu'elle se sou­ vient de la sensation. Le souvenir dépend d'elle, la mémoire est inté­ riorisation, idéalisation, maîtrise,

LE CALCUL DES LANGUES

multipliant les signes et les analo­ gies, les figures. Le premier langage parlé est moins précis, plus redon­ dant, plus pléonastique que le lan­ gage d'action. Mais plus aussi que le langage parlé s'éloignant de l'ori­ gine et faisant des progrès. Celui-ci s'approprie à mesure qu'il avance. La rareté du propre, la démesure dépensière, l'écart rhétOrique sont donc ici même les indices de l'ori­ ginarité du langage. Qui s'écarte pourtant simultanément d'elle­ même. Cette redondance-ci, ce gaspil­ lage du signifiant à l'ouverture du discours produisent donc, puisque le premier langage est tout entier figuré, une sorte d'effervescence métaphorique, au moment même où le geste est en quelque sorte mimé. Tout de suite, de la méta­ phore, il y en a plus qu'il n'en faut, plus et trop de métaphores à la fois. La figure est donc aussitôt soumise à une appréciation équivoque : valori­ sée comme beauté poétique, source du langage, surgissement même de la parole, dévalorisée comme gros­ sièreté de la langue, imprécision et redondance. Le paradoxe, c'est que la continuité analogique avec le lan­ gage d'action est en même temps un écart, voire le plus grave écart. C'est parce qu'elle est toute proche du langage d'action qui est lui-même si près des choses sensibles elles­ mêmes que la langue est le plus loin des choses, incapable de les désigner

répétition active d'une expérience passive. Mais sans le « premier >> moment de la remarque, quand la statue « aura remarqué qu'elle peut cesser d'être ce qu'elle est, pour rede­ venir ce qu'elle a été », etc., le rapport au dehors n'est pas encore ouvert. L'opposition de la passivité à l'acti­ vité - l'opposition elle-même - n'a pas lieu. La statue ne sait pas encore « faire la différence d'une cause qui est en elle d'avec une cause qui est au-dehors. Toutes ses modifications sont à son égard, comme si elle ne les devait qu'à elle-même » (I, 226) . Ce qui est déjà remarquable, c'est que le temps lui-même, dont il y a déjà expérience, ne donne pas encore lieu à cette opposition. L'expérience pure de l'auto-affectation temporelle n'est ni passive ni active « et soit qu'elle éprouve une sensation, ou qu'elle ne fasse que se la rappeler, elle n'aper­ çoit jamais autre chose, sinon qu'elle est ou qu'elle a été de telle manière. Elle ne saurait, par conséquent remarquer aucune différence entre l'état où elle est active, et celui où elle est toute passive » (id.). Si le temps ne donne pas à remar­ quer l'opposition de l'activité à la passivité, du dedans au dehors, y aura-t-il (eu) un moment pour le surgissement de ces oppositions, de l'opposition en général ? Ce « moment » ne peut être d'étoffe temporelle, il doit même déchirer le temps. 80

LE CALCUL DES LANGUES

ou de les maîtriser sans mu ltiplier de la façon la moins pertinente les effusions signifiantes les plus désor­ données. Plus elle est près du sen­ sible, plus elle en est loin. La logique interne qui commande cette appréciation contradictoire est à l' œuvre partout, en particu­ lier dans le système des valeurs rhé­ toriques de l'art d'écrire ; et déj à dans la nécessité d'une rhétorique­ philosophique en général. Le plus près é-loigne le plus. Chiasme. Mouvement des pôles. Exemple : la proximité de Rousseau à Condillac. En apparence, Ro ussea u dit, comme Condillac, que les premières langues furent vives et figurées. Avant même le chapitre III de l'Es­ sai sur l'origine des langues ( (Littré). « Je m'étais aussi lié avec l'Abbé de Condillac, qui n'était rien non plus que moi dans la littérature, mais qui était fait pour devenir ce qu'il est aujourd'hui. Je suis le premier, peut-être qui ait vu sa portée et qui l'ait estimé ce qu'il valait. Il paraissait aussi se plaire avec moi, et tandis qu'enfermé dans ma Chambre rue Jean St. Denis près l'Opéra, je faisais mon acte d'He­ siode, il venait quelquefois dîner avec moi tête-à-tête en pic-nic. Il travaillait alors à l'Essai sur l'origine des connaissances humaines, qui est son premier ouvrage. Quand il fut achevé l'embarras fut de trouver un

degré de sentiment >> : sans doute parce que le contact, l'action, la division en parties y sont absolu­ ment réduits ; et l'élément pneu­ matique de la vie paraît se garder encore de toute différence. L'éther est plus intérieur, moins blessant encore que l'élément liquide et prénatal. La maîtrise, la reprise de possess10n regressive qu 'assurera plus tard le langage de sons, l' expé­ rience de liberté ou de spontanéité qu'il semble reconstituer, n'est-ce pas le recours à ce fondamental ? Sorte de colonne de plaisir suspen­ due dans les airs. Mais une machine déjà. « Je l'appellerai sentimentfon­ damental ; parce que c'est à ce jeu de la machine que commence la vie de l'animal : elle en dépend uni­ quement [ . . ]. Si notre statue n'est frappée par aucun corps, et si nous la plaçons dans un air tranquille, tempéré, et où elle ne sente ni aug­ menter ni diminuer sa chaleur natu­ relle ; elle sera bornée au sentiment fondamental, et elle ne connaîtra son existence que par l'impression confuse qui résulte du mouvement auquel elle doit la vie » (I, 251). Dans cette expérience icarienne du sentiment fondamental, aucun contact avec le dehors. La statue n'a pas de dehors. On ne peut donc lui reconnaître aucune limite, elle est sans forme, dépourvue de toute sensibilité externe. La statue est de marbre (« Nous supposâmes encore que l'extérieur tout de marbre ne .

,

.

82

.

LE CALCUL DES LANGUES

libraire qui voulut s'en charger. Les libraires de Paris sont arrogants et durs pour tout homme qui com­ mence, et la métaphysique, alors très peu à la mode n'offrait pas un sujet bien attrayant. Je parlais à Diderot de Condillac et de son ouvrage ; je leur fis faire connaissance. Ils étaient faits pour se convenir, ils se convinrent. Diderot engagea le libraire Durand à prendre le manus­ crit de l'Abbé, et ce grand méta­ physicien eut son premier livre, et presque par grâce, cent écus qu'il ) n auraJ.t peut-etre pas trouves sans moi » (Les Confessiom, II, 7). Rous­ seau raconte ensuite leurs repas à trois au panier fleuri et son « pro­ jet d'une feuille périodique intitulée Le Persiffleur ». On sait que les pre­ mières et plus implacables critiques de l'Essai sur l'origine des connais­ sances humaines vinrent de Diderot ' et de Rousseau. Si tout commence par la figure, selon Condillac, c'est donc parce que le langage articulé a son ori­ gine dans le langage d'action. C'est le reste sensible de l'action qui pro­ duit la figure. Au contraire, objecte Rousseau, c'est parce que la parole rompt avec le geste qu'elle devient métaphorique. Opposition para­ doxale dans sa structure : la sup­ pléance de l'action par la voix, telle que la décrit Condillac, peut aussi s'interpréter comme rupture, conti­ nuité discontinue. Nous le remar­ quions à l'instant : la métaphore est •

A

1

83

lui permettait l'usage d'aucun de ses sens » [I, 222]) . Avant le coup, la coupe, la découpe, cette colonne de marbre brut n'a pas le moindre organe. Condillac, qui commencera, comme s'il était son père, par lui offrir un nez (« Nous crûmes devoir commencer par l'odorat, parce que c'est de tous les sens celui qui paraît contribuer le moins aux connais­ sances de l'esprit humain » [id.]) en sculptant la colonne (j'ai ailleurs fait référence à Freud pour expliquer cet ordre et interroger le concept du sen­ tir dans l'histoire de la philosophie), nous demande de nous identifier à ce fils au moment où il l'abandonne au solipsisme absolu, où il le laisse - (à) l'absolument absolu ; ce qu'il ne peut faire - demander et laisser - que selon un mouvement d' écri­ ture (« J'avertis donc qu'il est très important de se mettre à la place de la statue que nous allons observer. Il faut commencer d'exister avec elle, n'avoir qu'un seul sens, quand elle n'en a qu'un [. . .] » [I, 221]). « On montrait la tombe d'Icare sur un cap de la mer Égée. On racontait aussi que Dédale avait élevé deux colonnes, l'une en l'hon­ neur de son fils et l'autre portant son propre nom, dans les iles de l'Ambre, et aussi qu'il avait repré­ senté sur les portes du temple de Cumes (le temple qu'il y avait dédié à Apollon), de ses propres mains, la triste fin de son fils » (Pierre Grimal,

LE CALCUL DES LANGUES

à la fois le plus près et le plus loin du langage d'action, le plus loin parce que le plus près, la langue s' écar­ tant et multipliant les figures dans la mesure même où elle gros­ sière, impropre et donc trop proche de son origine. La logique de ce paradoxe contraint à des énoncés formellement contradictoires : le plus proche de l'origine est le plus loin de l'origine. Rousseau est plus près de Condillac au moment où il s'en éloigne le plus. Fascination et contact impossible. Si pour lui la parole rompt avec le geste, c'est à la fois parce qu'elle rompt avec le système du besoin et - du même coup - avec celui de l'action. La parole ne procède ni du besoin ni de l'action mais de ce qui s'oppose au besoin et à l'action : de la passion. La passion (le désir) n'est pas le besoin, distinction appa­ remment introuvable chez Condil­ lac. Le couple action/passion règle l'opposition de Condillac à Rous­ seau et il reproduit en apparence le couple du besoin et de la passion.

L'Essai sur l'origine des Langues objecte à l'Essai sur l'origine des connaissances humaines : ( 131). Paradoxe supplémentaire : l'homme du nord, selon Rousseau, est l'homme du besoin ou de l'ac­ tion, certes, mais pour cette raison même, sa langue n'est plus la langue de geste, le langage d'action. C'est la même conséquence que Condil­ lac tire des prémisses inverses : l'homme du nord s'éloigne du lan­ gage d'action parce qu'il s'éloigne - froidement - de la passion. Le pôle du besoin - l'origine du lan­ gage - s'éloigne - de lui-même - en s'inversant au nord : plus il répond au besoin, à la dure néces�ité, plus l'homme s'éloigne du langage d'ac­ tion qui naît pourtant du besoin : « Par un effet de leur tempérament froid et flegmatique, ils abandon­ nèrent plus facilement tout ce qui se ressentait du langage d'action »

(Essai sur l'origine des connaissances humaines, I, 80). Logique bipolaire des deux sys­ tèmes : puisque le nord est à l'op­ posé de l'origine (1' origine opposée à elle-même), il est normal que le style y soit froid et peu métapho­ rique : loin de la passion et près du besoin ou de l'action (Rousseau), 87

l'intimité calfeutrée d'un corps sans organe, sans articulation, sans diffé­ rence, à l'abri de toute blessure (car la statue n'aimerait spontanément que « les corps qui ne l'offensent point » (1, 258) et « il lui est éga­ lement naturel de se refuser à une sensation qui la blesse » [I, 255]). La mère nature qui aurait dû tenir l'âme à l'abri (des organes sinon du corps supralapsaire), c'est aussi la puissance morcelante, organisante et proprement artificielle. C'est elle qui sore - d'elle-même - pour orga­ niser. C'est-à-dire, toujours, pour organiser la suppléance et la répé­ tition. Celles-ci portent toujours l'enseigne de leur mère. Et l'on n'au­ rait aucune peine à montrer que la fonction philosophique du « péché originel », dans la systématique de Condillac n'intervient pas à l'union de l'âme et du corps mais à la désu­ nion du corps, à la blessure infligée au phantasme du corps sans organe. Au moment où commence l'effrac­ tion de l'âme, où s'ouvre le rapport au dehors. Ce premier moment est celui de la découverte des par­ ties du corps extérieures les unes aux autres. « La nature n'avait donc qu'un moyen de lui faire connaître son corps, et ce moyen était de lui faire apercevoir ses sensations non comme des manières d'être de son âme, mais comme des modifications des organes qui en sont autant de causes occasionnelles. Par là le moi, au lieu d'être concentré dans l'âme,

LE CALCUL DES LANGUES

loin du besoin et du langage d'ac­ tion (Condillac). Le paradoxe tient en particulier à ce que le concept d'action et de geste se divise chez Rousseau. Le langage d'action ou de geste ne tient pas forcément à l'action et au besoin : il peut être le meilleur interprète de la passion. Cette logique bipolaire et supplé­ mentaire explique l'appréciation contradictoire que Condillac porte sur la figure. Elle commande non seulement le système des normes et des valeurs rhétoriques de l'art d'écrire mais même la nécessité d'une rhétorique-philosophie. Le procès historique de la forma­ tion des langues le confirme. D'un double point de vue : celui d'une rhétorique au sens étroit ou d'une histoire du style, et celui d'une rhé­ torique au sens large - histoire de l'art de parler comme histoire de l'art de penser, histoire du concept et histoire de la philosophie. Dans les deux cas la rhétorique est requise par l'ordre de l' évolu­ tion historique, gouvernée par le sens d'un progrès et d'une déca­ dence. Mais dans les deux cas - c'est la contradiction interne de cette logique - la loi du progrès est la loi même de la décadence. D'un pôle à l'autre, l'enchaînement des suppléances tend à reconstituer un cercle d'auto-affection, à faire que le pôle d'origine soit au contact de son extrême opposé et continue de se toucher en lui.

devait s'étendre, se répandre et se répéter en quelque sorte dans toutes les parties du corps. « Cet artifice, par lequel nous croyons nous trouver dans des organes qui ne sont pas nous pro­ prement, a sans doute son fonde­ ment dans le mécanisme du corps humain [ . ] » (I, 254). La sensation par laquelle la sta­ tue rencontre pour la première fois le dehors, passe hors d'elle-même, fût-ce pour en rester encore à son propre dehors, à la surface de son corps comme dehors pour soi, c'est la sensation du solide : le toucher. Celui-ci nous met au contact de l'im­ pénétrabilité, propriété essentielle des corps dont nous n'avons pas la sensation immédiate mais formons le jugement à partir de la sensation de solidité. Deux solides (la colonne est un solide) ne pouvant se pénétrer, « ils sont nécessairement di stincts et toujours deux » (I, 256). La sensa­ tion du solide représentant « à la fois deux choses qui s'excluent l'une hors de l'autre », l'âme ne pourra l'assimiler à l'une de ses modifica­ tions. « Voilà donc une sensation par laquelle l'âme passe hors d'elle, et on commence à comprendre comment elle découvrira des corps » (id.). Elle commence par découvrir son propre corps en promenant sa main à la surface de la colonne, d'une caresse lente et tâtonnante. Tant « qu'elle continue de se toucher », elle se retrouve et se répond à travers .

88

.

LE CALCUL DES LANGUES

La loi de la vie est la loi de la mort. Ce qui fait naître la langue et lui assure la vie, c'est cela même qui la fait déchoir et porte la mort en elle. La figure (l'origine du langage), la métaphore est à la fois pulsion de vie et pulsion de mort. La figure a toujours ces deux faces. Le rap­ port essentiel de tout ce procès (ce « progrès ») des suppléances avec un principe de répétition confirme à la fois le principe du plaisir - auquel revient sans cesse Condillac - et son au-delà, qui, pas plus que la pul­ sion de mort, ne lui est extérieur. Nous le vérifierons sans cesse. Que le principe de vie soit principe de mort, l'interprétation n'en impose pas la sentence, plus ou moins labo­ rieusement, par quelque anachronie, au discours de Condillac : « Après avoir montré les causes des derniers progrès du langage, il est à propos de rechercher celle de sa déèadence : elles sont les mêmes, et elles ne pro­ duisent des effets si contraires que par la nature des circonstances. Il en est à-peu-près ici comme dans le physique, où le même mouve­ ment qui a été un principe de vie devient un principe de destruction »

(1, 102). Le premier exemple alors choisi par Condillac, c'est celui de l'art d'écrire : l'écrivain de génie, tentant d'ouvrir « une route nouvelle », doit s'écarter de l'analogie, principe vital de la langue. Sa générosité, la génia­ lité par laquelle il réensemence la 89

la multiplicité des lieux de contact. Mais au contact de cette multiplicité, l'unité du moi qui se répond à lui­ même « c'est moi » commence par ne plus se confondre avec ses modi­ fications, sans pourtant rencontrer encore aucun dehors. Guidée par la main de la nature, la main de la statue décrit son propre corps et la colonne s'éveille à elle-même : « Si jusqu'ici la main de la statue en se portant d'une partie de son corps sur une autre, a toujours franchi des par­ ties intermédiaires, elle se retrouvera dans chacune, comme dans autant de corps différents, et elle ne saura pas encore que, toutes ensemble, elles n'en forment qu'un seul. C'est que les sensations qu'elle a éprouvées, ne les lui représentent pas comme conti­ guës, ni par conséquent, comme for­ mant un seul continu. « Mais s'il lui arrive de conduire sa main le long de son bras, et sans rien franchir, sur sa poitrine, sur sa tête, etc, etc., elle sentira, pour ainsi dire, sous sa main, une continuité de moi ; et cette même main, qui réunira, dans un seul continu, les parties auparavant séparées, en ren­ dra l'étendue plus sensible » (id.). Qui donne la main à la statue ? Que donne la main à la statue ? Est-il indifférent qu'elle puisse cares­ ser son corps en jouant des deux mains, parallèlement, ou conjoin­ tement, pressées, croisées, opposées, entrelacées, dissociant ou réunissant le tracé de chaque doigt, le rapport

LE CALCUL DES LANGUES

langue, l'empêche de mourir d'en­ nui, de ressemblances, d'analogies, de mimétique, c'est cela même qui détruit le principe vital de la langue. L'écrivain original « tente donc une route nouvelle. Mais, parce que tous les styles analogues au caractère de la langue et au sien sont saisis par ceux qui l'ont précédé, il ne lui reste qu'à s'écarter de l'analogie. Ainsi, pour être original, il est obligé de préparer la ruine d'une langue dont un siècle plus tôt il eût hâté les pro­ grès » (I, 103). Contrairement à ce que Condillac avance ici même, mais conformément à la logique générale et aux lois qu'il analyse, un siècle plus tôt la situation eût été la même. Les causes du progrès sont les mêmes que celles de la décadence (« elles sont les mêmes >>), ce qui se traduit ainsi : elles sont analogues. Et elles sont analogues parce que le ressort de l'histoire (progrès/déca­ dence) en général, de l'histoire des langues en particulier, c'est l'ana­ logie. Et l'analogie, c'est l'unité maintenue d'une identité et d'une différence, d'une ressemblance et d'un écart. D'oü la possibilité de suivre deux tracés ou d'écrire avec deux mains, de maintenir d'un côté l'unité de la vie et de la mort - des opposés en général - de les disso­ cier de l'autre, les deux opérations n'étant évidemment jamais symé­ triques. Par exemple on peut écrire sur une colonne, dans un certain registre, que toute écriture géniale

entre deux doigts dressés comme des colonnes ou entre eux tissés comme d'épaisses lianes reprodui­ sant le dessin, les courbes, les angles décrits par les deux mains ? Condillac laisse faire la main en silence. D'une édition à l'autre, il efface même un commencement d'explication. Il semble même qu'au total il n'ait pas lui-même compris pourquoi il avait besoin de la main ou plutôt pourquoi sa propre mani­ pulation de la statue impliquait, dans son système, que la statue se servît de ses deux mains. Suivons de près le trajet de ces deux mains. Trois moments dans la découverte - toujours manuelle - des corps, du corps propre puis des corps étran­ gers. Premier temps : la statue pro­ mène aveuglément sa main sur son corps, en franchissant « des parties intermédiaires ». Elle tâte, elle palpe, perd contact, saute d'un lieu à l'autre, et dans ce tracé discontinu, elle n'a affaire qu'à des parties. L'unité du tout lui échappe, aussi bien celle du « même être sentant » que celle du même être senti : corps morcelé qui ne s'appréhende même pas comme rel. On ne peut même pas parler ici de morceaux, de parties, de dis­ continuité puisque la référence à la totalité ne s'est pas encore éveil­ lée. Le moi ne se répond pas encore (Condillac traduit toujours en dis­ cours cette expérience manuelle du corps propre ; cette action muette, 90

LE CALCUL DES LANGUES

précipite la décomposition de la langue en forçant l'écart ; et sur l'autre colonne, que cela dépend de la circonstance et de l'état his­ torique de la langue. Ce qui nous intéresse, ce qui s'écrit ici, s'effaçant entre les deux mains, c'est l'insistance d'un écart muet qui limite de part et d'autre les deux types de proposition, produit d'un blanc la bivalence analogique sans jamais s'y laisser comprendre. Ce qui - reste de cette lecture procure l'inépuisable surface d'où le texte s'enlève sans jamais l'entamer, sans jamais y provoquer la moindre déperdition, sans la faire sortir de sa réserve ni troubler son impassibilité de marbre. Le mal (le mimétisme, le précieux, le brillant, le frivole, « les tours fri­ voles », les « ouvrages frivoles », le « mauvais goût » ) commence à la répétition du génie (§ 15""9), mais la répétition logeait déjà dans « les causes du progrès ». La répétition se précède et se dédouble, se prépare et se distille elle-même. S'écarte donc d'elle-même en se produisant comme telle, en s'appropriant. L'économie de l'écart dans l'ana­ logie, c'est toute l'histoire de la métaphore, figure par excellence de la figure, selon Condillac. Non pas figure parmi d'autres, comme on voit, mais, au-delà même de toute rhétorique restreinte, cette figure est la figure de l'histoire dont nous parlons. L'histoire est 91

cet échange de demandes e t de réceptions deviennent un jeu de questions et de réponses. Cela n'est pas indifférent pour rendre compte de l'analogie du langage d'action avec tous les langages qui le supplée­ ront). Néanmoins dans cette quasi­ expérience d'un corps (non) propre, morcelé dans morceaux, le principe du plaisir est déjà à l'œuvre, la « sen­ sation agréable >> est recherchée, la « sensation qui la blesse » est refu­ sée. Comme la statue ne se connaît pas encore, ni dans ses parties ni dans son tout, elle ne peut s'enga­ ger elle-même à la recherche du plai­ sir. C'est donc sa mère, la nature, qui l'attire et l'initie, « c'est à elle à produire les premiers mouvements dans les membres de la statue. Si elle lui donne une sensation agréable, on conçoit que la statue en pourra jouir, en conservant toutes les par­ ties de son corps dans la situation où elles se trouvent, et une pareille sen­ sation paraît tendre à maintenir le repos plutôt qu'à produire le mou­ vement. Mais s'il lui est naturel de se livrer à une sensation qui lui plaît et d'en jouir dans le repos, il lui est également naturel de se refuser à une sensation qui la blesse >> (I, 255). En conclura-t-on que le plaisir tient en repos et que la douleur met en mouvement ? Et que cette loi simple s'applique selon le degré ? que son progrès s'opère chaque fois dans un seul sens ? Cela ne serait légi­ time que si le concept de degré, qui

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métaphorique. L'unité du progrès et de la décadence ne s'illustre pas seulement dans une métaphore. Elle est la métaphore. Principe de vie à l'origine du lan­ gage, elle est aussitôt cause de dégra­ dation en raison de son exubérance et de son inadéquation naturelle. Mais cette dégradation a tantôt le sens d'un effacement de la figure, d'un appauvrissement d u vivant, du poétique, tantôt - et dans une quasi-simultanéité - celui d'une surabondance déréglée de méta­ phores. L'appauvrissement

ordonne tout le discours de Condil­ lac, était le concept du continu et de l'homogène. En fait, la différence de degré importe toujours, dans l'écart intérieur de la répétition du même, la possibilité du saut et de l'inver­ sion de signe. Par exemple, la « viva­ cité » d'une sensation agréable peut produire un effet analogue à celui de la douleur et interdire à la statue « de rester dans un parfait repos »

(id.). Si bien que l'origine unique du mouvement, ce n'est ni le plaisir ni la douleur, mais l'inversion de l'un dans l'autre et le « passage alterna­

d'abord.

tif» de l'un à l'autre, passage dont

Condillac met en relation de pro­

le principe est intérieur à chacun des

portion directe la pauvreté du lan­ gage parlé, de la langue d'origine

termes. Le rapport de degré et d'alter­ nance entre le plaisir et la douleur

qui émerge à peine du langage d'ac­ tion, et la métaphoricité, redon­ dance pléonastique d'une langue qui multiplie les approximations inadéquates dans la mesure même où les mots propres lui manquent.

produit à l'intérieur de chacune des deux valeurs un double principe de répétition et de variation, d'analo­ gie et d'écart. Chaque valeur, un

Il s'ensuit, mathématiquement,

tour de plus y suffit, passe dans l'autre. La douleur peut être une

quantitativement, en quelque sorte,

figure, voire une métaphore du

et par degrés, que l'enrichissement

plaisir : trope, trop ou trop peu de plaisir. Qu'on suive énormément ce

d'une langue, ses acquisitions en mots propres provoquent une perte

fil jusqu'à l'au-delà du principe du

poétique, une disparition continue

plaisir (« Les particularités du pro­

des images sensibles et des figures.

cès par lequel le refoulement trans­

Du même pas, les langues articulées

forme une possibilité de plaisir en

s'éloignent du langage d'action, ori­

une source de déplaisir ne sont pas encore bien compris ou claire­

gine des figures ; elles se prosaïsent, la philosophie n'est plus loin. « Le style, dans son origine, a été poé­ tique, puisqu'il a commencé par peindre les idées avec les images les

ment représentables, mais il est sûr que tout déplaisir névrotique de ce type est un plaisir qui ne peut être éprouvé comme tel [die nicht als 92

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plus sensibles, et qu'il était d'aH­ leurs extrêmement mesuré ; mais les langues devenant plus abon­ dantes, le langage d'action s'abolit peu-à-peu, la voix se varia moins, le goût pour les figures et les méta­ phores, par les raisons que j'en don­ nerai, diminua insensiblement, et le style se rapprocha de notre prose . . . Enfin un phHosophe, ne pouvant se plier aux règles de la poésie, hasarda le premier d'écrire en prose » (I, 80). L'effacement de la métaphore est l'essence du philosophique, repré­ sente du moins sa destinée. Qui se trouve être du même coup la néces­ sité de la rhétorique restreinte. En effet. Dès lors que la méta­ phore naturelle tend à disparaître, à s'éloigner de la source, à perdre sa spontanéité, elle doit se laisser sup­ pléer par une technique de la figure. La rhétorique survit. Elle vit alors de la mort de ce dont ell� a pour­ tant vécu. Elle n'est que ce supplé­ ment et ce supplément de soi. Rien d'accidentel à cela ; ou du moins l'accident, l'échec sont-ils la loi d'essence. L'appauvrissement est une tendance naturelle. Mais l'exu­ bérance métaphorique, le trop de métaphore l'est aussi. Plus de méta­ phore. Tirant parti de l Essai sur les hié­ roglyphes, Condillac en assimile le principe structural à s a propre machinerie systématique. Comme Warburton, il prétend repérer la règle d'un parallélisme entre '

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note de Freud : > concepts, les , les deux