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French Pages 221 [226] Year 1983
François SEUROT, après avoir obtenu une licence ès sciences économiques et une licence de russe à l'Université de Nancy, poursuivit ses études de doctorat à la Faculté d'Economie de l'Université de Moscou et à l'Université de Paris où il soutint en 1972 une thèse de doctorat d'Etat intitulée Commerce international, croissance et optimum économique en système socialiste, Agrégé de sciences économiques, il est professeur à l'Université de Nantes, Il a également enseigné à l'Université de Paris XII et à l'Essec, Il a contribué à plusieurs ouvrages collectifs sur l'économie des pays socialistes et a publié des articles sur ce sujet dans la revue Economie et Socùités ainsi que dans la Revue de Science financière,
«
LIBRE É.CHANGE
»
COLLECTION DIRIGÉE PAR FLORIN AFTALION ET GEORGES GALLAIS-HAMONNO
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
FRANÇOIS SEUROT Professeur de Sciences économipl4S à l'Université de Nantes
Presses Universitaires de France
SOMMAIRE
Introduction, 1.
9
Les déséquilibres sur le marché des biens l'inflation cachée et l'inflation réprimée, I I l
l'inflation ouverte,
1 Définition et formes de l'inflation dans les pays socialistes,
II
Quelques problèmes de définition, II - 2 / La demande excédentaire en biens de production a-t-elle un rapport avec l'inflation?, 13 - 3 / Le caractère macroéconomique de l'inflation socialiste, 15 - 4 / Comment se manifeste l'inflation, 16. l /
II 1 L'inflation par les prix, 18 l / Indices et prix, 18 - 2/ Les hausses de prix officielles: l'inflation ouverte, 20 - 3 / Les hausses de prix camouflées: l'inflation cachée, 26.
III 1 L'économie
IV 1 L'épargne V 1 Les
2.
parallèle,
28
forcée et les substitutions forcées, 34
subventions budgétaires pour stabiliser les prix de détail,
40
Mesure de l'inflation réprimée, 43 l
II
Indicateurs d'écart entre les priX sur les marchés libres et les prix du marché socialisé, 43 1 Coefficient d'encaisses « forcées », 46 l / Le coefficient-revenu, 46 - 2 / Le coefficient-transaction, 47, 1
III 1 Indicateur IV 1 Calcul
de pouvoir d'achat inutilisé,
51
des effets de la pénurie de biens de consommation,
52
6
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
v
1 Comparaison
VI 1 Pouvoirs
de l'évolution du pouvoir d'achat des monnaies,
~3
d'achat des monnaies et taux de change sur le marché
noir, 54 VII 1 Quel
est le taux d'inflation dans les pays socialistes, ~ 8
3. Le chemin vers l'inflation réprimée : les inflations soviétiques, 1920-1940, 63 1 1 Inflation et monnaie (1918-1923), 64 II 1 Les
théories de l'économie sans monnaie, 65
l / Les précurseurs: Preobrajenski et Boukharine, 65 d'unités de travail non monétaires, 67.
III
1
IV
1
2/ La recherche
Les causes de l'inflation et le débat sur la couverture-or de la monnaie, 69 Développement et déclin de l'orthodoxie monétaire, 72 l / La réforme de I924 et la controverse sur la nécessité d'un rouble stable, 72 - 2 / La stabilité monétaire est-elle un obstacle à l'industrialisation? (I924-I92ôj, 75 - J / Le déclin des défenseurs de la stabilité 'lIonétaire (I9 2Ô-I929 j, 77.
V 1 La monnaie soumise et l'inflation réprimée (1929-1940), 80 l / La réforme de I9JO et ses conséquences, 80 - 2/ L'inflation de I9JO à INO et les dernières tentatives de politique monétaire, 82 - J / La pensée de Staline en fflatière de monnaie et d'inflation, 85.
Annexe statistique,I92f-I940, 88
4. Le niveau réel de l'emploi : chômage déguisé, chômage structurel et chômage frictionnel dans une planification de sur-emploi, 93 1 1 La II 1
demande de travail et l'économie de sur-emploi, 93
Le chômage dans les pays socialistes, 95 l / y a-t-il du chômage dans les pays socialistes?, 95 - 2 / Le chômage structurel, 100 - J / Chômage frictionnel et chômage volontaire, 102 4/ La planification de sur-emploi: cause du chômage volontaire, 101.
III 1 Le
niveau réel de l'emploi: le chômage déguisé, 106
l / Formes de chômage déguisé, 106 - 2 / Causes du chômage déguisé, 110 J / Faut-il accepter un volant de chômage déclaré pour réduire le chômage déguisé, 1 1 1.
IV
1
L' « Indiscipline» dans le travail, l /
La mobilité dJI travail, 114 -
2 /
113
L'absentéisfflc,
II 6.
SOMMAIRE
7
5. SalaiIes et productivité, 119 1 1 Les II
III
indicateurs de production et la mesure de la productivité, 1 19
1 Croissance des salaires et productivité réelle, 1 Les
1U
hausses de salaire, IZ7
Il Les principes de la dJtermination des salaires en URSS, u8 2/ La àétermination des salaires dans les dJmocraties poplliaires, 13Z
-
J / Les pressions à la hllllSse des salaires, 136.
Annexe: Méthode de calcul du tableau V. 1, 139
6. Monnaie et inflation,
141
1 1 Les
deux circuits monétaires, 14Z Le rôle des dellx circuits monétaires, 14Z - 2 1Le double circllit dans la pensée monétaire soviétique, 143 - J 1Le rôle de la monnaie interne et le contrôle par le rOllble, 146 l /
II III
1 L'offre de monnaie, 148
1 La demande de monnaie, 150 l 1 Den/ande de flJonnaie et revenu, 1 50 - 2 1 Den/ande de monnaie et tallX d'inflation anticipé, 151 - J / Epargne liquide et marché des biens de consommation, 15 z.
IV 1 Le
monétarisme dans les pays socialistes, 154 La loi de Marx sllr la « quantité de monnaie nécessaire », 1 54 2 / L'approche monétariste de l'inflation socialiste, 155 - J / Trotsl:J dJftnseur de l'orthodoxie monétaire, 157 - 4/ Le renouveall de la théorie quantitative de la monnaie en URSS, 159 - J / La théorie néo-quantitativiste de la Banque nationale de Roumanie, 160 - 6/ La portée de l'approche monétariste : la régulation par la monnaie contre la régulation par le plan, 163. l /
7. L'équilibre macroéconomique dans une économie planifiée, 167 1
1 Les théories de l'inflation socialiste, 167 l / Inftation par les coûts, 168 - 2 / Théorie du mrinvestissement, 168 J / Yhèsedes accidents, 170 - " / Inflation par les salaires, 171.
II
1 Cadre d'analyse macroéconomique d'une économie de type soviétique, 17Z l / La spécificité d'IUle écononJie socÎlliiste, 17Z - 21 La production dans une économie socialiste, 173 - J / Le marché du travail «efficace », 175 " / Le marché des biens de consomloation et l'épargne, 176 - J / L'éqllilibre sur les marchés, 177.
COlICooion, 179
8
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
8. Le rôle des déséquilibres extérieurs, 181 1 1 La crise et les échanges commerciaux, 183 l / Echanges Est-Est, 183 - 2/ Echanges Est-Ouut, 184 - J / Une difficulté nOlllJelle : la capacité d'exportation de pétrole de l'URSS, 187.
II 1 Conséquences
de l'inflation mondiale sur les pays socialistes, 189
189 - 2 1L'évolution des termes de l'échange, 190 - J / Inf/ation importée et politique des taux de change, 193. l
1Croissance de l'endettement en devises,
Conclusion, 195
9. Politique conjoncturelle et réformes structurelles, 197 1 1
II 1
Politique conjoncturelle : monétaire et budgétaire, 198 Réformes économique et politique des salaires,
I/
La réforme des salaires de I979 en URSS, peut-ail espérer de la réforme ?, 206
Conclusion,
21 1
BIBLIOGRAPHIE, 215
203 -
202 2/
Quels résultats
INTRODUCTION
Depuis 1978 les économies socialistes ont connu leurs plus faibles taux de croissance depuis la guerre; cette stagnation s'est accompagnée d'une relance de l'inflation déjà très forte depuis 1976 par rapport aux hausses de prix des années précédentes. Deux constatations s'imposent : • Les pays exportateurs de matières premières et d'énergie (URSS, Pologne) sont aussi frappés que les pays importateurs. • Les politiques adoptées par les Etats socialistes pour réagir contre œtte situation sont des politiques d'austérité très comparables à celles des pays capitalistes face à l'inflation mondiale. L'objet de ce livre est de présenter une vision générale du fonctionnement réel des économies socialistes et des perturbations macroéconomiques qui les affectent ainsi que d'évaluer la portée et les chances de succès des politiques menées par les gouvernements pour résoudre la crise économique des pays socialistes. Les données statistiques disponibles sont de faible qualité surtout pour tout ce qui concerne l'emploi, le chômage et l'inflation et leur utilisation doit être menée avec circonspection. Remarquons, à cet égard, que les soviétologues occidentaux souffrent d'une certaine schizophrénie. Dans une longue introduction, ils soulignent l'incertitude des données statistiques, leurs contradictions, les changements de chiffres non expliqués, les modifications non explicitées du mode de calcul, etc. Après avoir exposé ainsi leurs doutes, les soviétologues alignent les tableaux de chiffres, s'en servent sans scrupule, calculent des moyennes et des taux de croissance avec deux chiffres après
10
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
la virgule et en tirent des conclusions générales (et parfois font des tests économétriques). Le lecteur peut d'ailleurs aisément vérifier que le présent ouvrage témoigne, lui aussi, de cette schizoplu:énie même si le nombre de tableaux statistiques a été limité à l'indispensable. L'explication de cette attitude des soviétologues est simple: nous nous servons des données dont nous disposons, il est possible de les améliorer par des recoupements opérés à partir de chiffres recueillis dans la presse quotidienne (c'est ce qui a été fait ici) mais la qualité générale des données n'en est que faiblement accrue. La médiocrité des statistiques des pays socialistes s'explique par les difficultés d'agrégation des données sans système de prix de marché, par les surestimations de production que donnent les firmes aux offices de statistique ainsi que par la mauvaise organisation de la collecte des données. La source la plus précieuse d'informations est la presse quotidienne (notamment la presse régionale en URSS). On y trouve une foule d'anecdotes et de chiffres qui, rassemblés, permettent de mieux comprendre le fonctionnement d'une économie. Toute notre étude du marché du travail repose sur ce type de données parce que ce sont les seules que l'on puisse trouver. Cette étude concerne, outre l'URSS, la Bulgarie, la RDA, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie et la Tchécoslovaquie, c'est-à-dire l'essentiel des pays membres du Conseil d'Aide économique mutuelle (CAEM). La Yougoslavie a été exclue du champ de cette étude car sa situation est très particulière et ne se compare pas à celle des sept pays cités plus haut, ne serait-ce que parce que l'économie de la Yougoslavie n'est pas vraiment une économie planifiée. L'inflation et la croissance yougoslaves ont déjà fait l'objet de bien des analyses alors qu'il n'existe actuellement aucune étude d'ensemble sur la régulation macroéconomique dans les économies socialistes planifiées. J'ai bénéficié, sur certains thèmes abordés dans cet ouvrage, de longues discussions avec M. Huber de l'Université de Tübingen, M. Lavigne de l'Université de Paris l et A. McAuley de l'Université d'Essex. Le chapitre 7 doit beaucoup aux remarques de M. Sollogoub, à l'égard de qui j'ai une dette particulièrement lourde. U ne première version de ce livre a été discutée par G. Gallais-Hamonno et N. Mangin qui m'ont conseillé dans la mise en forme de la version définitive. Cette recherche a été effectuée dans le cadre des Travaux du Groupe de Recherche en Economie de la Répartition (GR.BR.) de l'Université de Paris Xli.
1
LES DÉSÉQUILIBRES SUR LE MARCHÉ DES BIENS l'inflation ouverte, l'inflation cachée et l'inflation réprimée
1 1 DÉFINITION ET FORMES DE L'INFLATION DANS LES PAYS SOCIALISTES
l
1Quelques problèmes
de définition
TI existe un assez grand nombre de définitions de l'inflation dont la plupart sont implicitement attachées à caractériser la hausse des prix dans une économie capitaliste ou précapitaliste. TI est intéressant de se demander si l'étude des pays socialistes nécessite une définition spécifique de l'inflation ou s'il est possible d'utiliser des définitions générales valables qud que soit le système économique. Dans cet ordre d'idée, la définition la plus large et la mieux appropriée à l'étude des pays socialistes est cdle de Rueff pour qui l'inflation est une demande sans offre1; la même idée est reprise par Zaleski à propos des pays socialistes; pour lui, l'inflation est un déséquilibre entre le pouvoir d'achat émis et les ressources disponibles 2• TI faut remarquer qu'avec ces définitions il peut y avoir inflation (c'est-à-dire demande excédentaire) en même temps qu'une stabilité ou une baisse des prix: c'était la situation en URSS, après 1947, alors que les prix baissaient mais que la demande excédentaire restait forte.
J.
1. RUEFF, The Control of inflation HAGUE édit., 1962. 2. E. ZALESK1, in CESES, p. 279.
by monetary and eredit potiey, in Inflation,
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
12
TI est légitime de dissocier le concept d'inflation de celui de prix en raison des mécanismes de détermination des prix. La formation des prix dans les économies socialistes difIère tout à fait sdon qu'il s'agit des prix de gros ou des prix de détail. Les prix de gros, c'est-à-dire les prix entre entreprises, sont théoriquement liés aux taux coûts, dans tous les pays, selon une formule : coût moyen de profit; mais ce taux de profit est calculé soit à partir du coût moyen total, soit à partir de coûts en capitall • Les prix de détail sont largement indépendants de la demande dans les circuits de distribution d'Etat; ils peuvent être des prix d'incitation (bas prix pour encourager la clientèle), des prix de dissuasion (prix élevés) et ils sont, dans ce cas, indépendants des coûts. L'évolution des prix de détail ne suit celle des coûts (quand elle la suit) qu'avec un décalage important. Un tel système de formation des prix de détail est propre à engendrer des excédents et des pénuries puisque le rôle des prix n'est pas d'ajuster l'offre et la demande l'une à l'autre. Dès que la demande excédentaire se manifeste par des files d'attente plutôt que par une hausse des prix, la stabilité des prix n'a plus de signification du point de vue de l'inflation; cda est vrai dans une économie de guerre ou dans une économie capitaliste soumise au contrôle des prix aussi bien que dans les économies socialistes planifiées. La baisse des prix de la fin de la période stalinienne ne signifie pas que l'inflation était négative (déflation), car cette baisse avait été accompagnée d'une grande pénurie de biens de consommation. TI est d'ailleurs significatif que les auteurs soviétiques ne tirent aucune fierté de cette période de baisse des prix et ne la citent plus comme un exemple particulier de bonne politique économique. Définir l'inflation comme une demande sans offre suppose qu'il existe une demande et une offre soumises à des forces indépendantes les unes des autres. Cette offre et cette demande se rencontrent sur un marché. L'inflation est donc une demande excédentaire de biens . sur le marché. Ce déséquilibre peut se résorber par une hausse des prix - on parle alors d'inflation ouverte ou déclarée - ou par des files d'attente si les prix sont bloqués administrativement; cette dernière situation est, en général, appdée « inflation réprimée ».
+
1.
Sur la formation des prix de gros, cf. F. SEUROT (1981).
LES DÉSÉQUILIBRES SUR LE MARCHÉ DES BIENS
13
Les biens de production, dans la mesure où ils échappent au marché, ne doivent donc pas être inclus dans le volume de biens demandés et offerts. Les déséquilibres entre la demande de machines des entreprises et l'offre de machines par le planificateur caractérisent la méthode de planification et/ou ses erreurs et nécessitent une analyse différente de celle des phénomènes inflationnistes. Ce n'est que dans la mesure où il y a un marché, plus ou moins légal et plus ou moins étendu, des biens de production que l'inflation peut s'y manifester. En d'autres termes, on peut en gros considérer que l'inflation concerne les secteurs de l'économie où il y a échange monétaire, c'est-à-dire où la détention de monnaie confère un pouvoir d'option, une réelle liberté de choix, ce qui n'est pas le cas lorsque les relations entre entreprises sont régies par le plan. 2 /
La demande excédentaire en biens de production a-t-elle un rapport avec l'inflation?
Nous limitons notre analyse et notre définition de l'inflation, en système socialiste planifié, à la demande excédentaire de biens de consommation. La raison en est que seuls les biens (et le travail) font l'objet de relations de marché en général et de relations monétaires en particulier. Dans tous les pays socialistes, l'essentiel des moyens de production est alloué selon des procédures administratives. Les relations monétaires y ont, exception faite de l'agriculture, un rôle insignifiant, inférieur notamment à celui du troc illégal de biens de capital (machines, outillages, etc.). Les intermédiaires spécialisés dans ce troc sont appelés en URSS tolkaéi1 • Nous ne parlerons donc pas de marché de biens de production parce que les relations de marché ont un rôle réduit dans leur allocation; mais le problème reste assez proche en apparence de celui que pose l'inflation sur le marché des biens de consommation : 1) Les prix tendent-ils à croître même si cela n'apparaît pas dans les indices de prix en gros; en d'autres termes y a-t-il inflation cachée dans ce circuit? 2) Y a-t-il une demande de biens de production insatisfaite? 1. Sur les quelques relations de marché entre les entreprises, voir illfra les développements consacrés à l'économie parallèle.
14
INFLATION BT EMPLOI DANS LBS PAYS SOCIALISTES
La réponse à la première question ne peut être très précise car on connaît malles prix réels pratiqués entre fumes, mais il est certain que les prix de gros augmentent malgré la tendance à la baisse des indices de prix de gros dont V. Ktasovskij écrit qu'ils sont établis à partir d'échantillons peu représentatifsl • Comme les entreprises voient leurs indices de performance et leurs bonus calculés en fonction de la valeur de leur production, elles ont tendance naturellement à gonfler les prix de vente 2• La réponse à la deuxième question est simple: toutes les statistiques officielles de tous les pays socialistes montrent que les investissements ne sont pas exécutés dans les délais prévus par le plan; ce qui se traduit par une offre de la part de l'entreprise productrice inférieure à la demande, conforme au plan, de l'entreprise-acheteur. Le taux de non-achèvement des investissements s'accroît d'ailleurs régulièrement en URSS 3• li peut y avoir demande excédentaire chronique de biens de production de la part des entreprises, mais les contrôles administratifs et notamment le contrôle exercé par la Banque centrale (contrôle par le rouble) limitent les possibilités qu'ont les chefs d'entreprise d'utiliser leurs ressources en dehors des circuits planifiés. li faut obtenir une dotation budgétaire pour user de fonds supplémentaires et il faut l'autorisation des autorités de tutelle (ministère, office du plan parfois) pour utiliser des fonds disponibles à d'autres fins que celles qui avaient été initialement prévues; cela est la situation générale aux pays socialistes excepté la Hongrie. La logique de la planification socialiste est que les objectifs fixés aux firmes soient ambitieux afin de mobiliser au maximum les énergies et les moyens: c'est le principe de la « planification tendue ». Les entreprises obtiennent leurs moyens de production du plan central et elles désirent avoir plus de moyens pour réaliser les objectifs qui leur sont assignés; elles sont donc en concurrence pour obtenir les ressources et cette concurrence ne se dénoue pas sur un marché mais par l'arbitrage du planificateur. Ce planificateur central (les entreprises constituant la « périphérie » dans le jargon moderne de la théorie de la planification) a un pouvoir d'autant plus considérable
v.
1. KRASOVSKlj (1980). 2. Cf. F. SEUROT (1981). 3. Cf. T. KHAéATUROV (1979), p. 127·
LES DÉSÉQUILIBRES SUR LE MARCHÉ DES BIENS
Ij
que les firmes sont plus désireuses d'obtenir des ressources supplémentaires. La demande excédentaire chronique de biens de production de la part des firmes est le moyen le plus sûr d'affermir la prééminence du centre en dehors même du système d' « injonctions » ou de « commandements » qui forment l'apparence de la planHication impérative. Cette demande excédentaire de biens de production est donc inhérente au système de planification et n'a aucun rapport direct avec la demande excédentaire de biens de consommation.
} / Le caractère macroéconomique de l'inflation socialiste Il Y a une thèse selon laquelle les déséquilibres observés dans les pays socialistes ne sont pas de l'inflation globale mais une série de désajustements microéconomiques, les biens offerts n'étant pas toujours adaptés aux goûts en raison de rigidités administratives. Il est indéniable que les déséquilibres macroéconomiques dissimulent des déséquilibres microéconomiques réels. Mais l'étude de ces derniers ne nous renseigne pas sur le processus inflationniste. Si le marché d'un bien n'est pas rééquilibré par des mouvements de prix, il devrait l'être, en économie planifiée, par le plan de production du bien ou par la planification des revenus du groupe social qui consomme ce bien. Si ce processus est long et inefficace, les marchés des biens sont en déséquilibre. Certains sont en situation d'offre excédentaire, on dit que la demande est le côté court; les autres marchés sont en situation de demande excédentaire, c'est alors l'offre qui est le côté court. Le déséquilibre se manifeste parce que les demandes excédentaires sur les marchés où la demande est côté long ne se reportent pas sur les marchés où la demande est côté court; sinon, le déséquilibre ne serait pas apparent, il n'y aurait pas de files d'attente d'un côté et de stocks invendables de l'autre1. 1. Remarquons que la demande excédentaire globale n'est pas seulement fonction des prix, comme en économie de marché, mais aussi de la quantité offerte. La fonction de demande excédentaire s'écrit, en effet, E = LE; = L d;(p) - D, = f(p, 0)
"
i
où E;, d;, Di désignent respectivement la demande excédentaire du bien i, sa demande et son offre.
16
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
TI en résulte que l'inflation doit s'analyser à partir des marchés où la demande est rationnée. Les autres marchés (biens non vendables) ne jouent aucun rôle dans le rationnement du consommateur. C'est parce que l'ensemble des revenus dépensables est supérieur à la valeur de l'offre de biens de consommation que l'inflation persiste et non parce que les marchés à demande excédentaire ne se compensent pas par les marchés à offre excédentaire. En d'autres termes, la responsabilité de l'inflation incombe à la détermination du revenu monétaire global et de l'offre de biens de consommation. Cela exonère de toute responsabilité le choix de la gamme de biens offerts; certes, plus il y a de marchés où la demande est le côté court, c'est-à-dire de produits invendables, plus le déséquilibre est ressenti durement par les consommateurs; il Y a aggravation des conséquences de l'inflation par réduction supplémentaire de la gamme de produits susceptibles de satisfaire les consommateurs; mais ce n'est pas la caractéristique de l'inflation. L'inflation est un déséquilibre global entre le revenu monétaire distribué et la production de biens de consommation. TI a parfois été écrit qu'il n'y a pas inflation mais « non-réalisation du plan de production ». C'est un simple euphémisme: car si les objectifs du plan ne sont pas atteints, cela signifie simplement que l'offre effective est insuffisante et dire que l'offre est inférieure à la demande revient bien à dire que la demande est supérieure à l'offre. li faut donc analyser pourquoi il n'y a pas de mécanismes ou de décisions ajustant la demande des agents à la production réalisée lorsque celle-ci est inférieure aux prévisions du plan.
4 1Comment se manifeste l'inflation dans les économies .fociali.ftes? a / Inflation par les prix. - TI y a d'abord dans certaines économies socialistes (pologne et Hongrie) une hausse continue des prix officiels, c'est l'inflation ouverte. Cette hausse des prix peut s'accompagner d'augmentations cachées des prix (le changement de qualité d'un bien justifiant une forte élévation de prix), c'est l'inflation par les prix cachée. b / Rationnement. - Le rationnement peut soit être direct (sucre en Pologne à intervalles réguliers), soit prendre la forme de files
LES DÉSÉQUILIBRES SUR LE MARCHÉ DES BIENS
17
d'attente, d'inscription sur une liste, etc. Ce rationnement généralisé est le plus souvent appelé « inflation réprimée » parce que les prix n'augmentent pas et l'allocation des biens se fait par la procédure « premier arrivé, premier servi» ou par des procédures administratives de priorité (essence, logement, etc.). c / Divergence entre les prix dans les magasins d'Etat et les prix sur les marchés libres. - La demande insatisfaite dans les magasins d'Etat se reporte sur les marchés libres (légaux ou non) et il se développe une économie parallèle appelée aussi « seconde économie » qui rassemble les marchés noirs, les marchés paysans légaux, les prestations de services en dehors des heures de travail, etc. Ces « marchés » peuvent parfois prendre la simple forme de « dessous de table » et « pots-de-vin » donnés à des employés des magasins d'Etat. d / L'épargne forcée. - Les consommateurs n'ayant rien trouvé à acheter sont obligés de conserver leur monnaie. Cette distinction entre épargne « forcée» et épargne « volontaire» est assez artificielle; nous verrons d'ailleurs que l'épargne « forcée» n'est pas une conséquence nécessaire ni même logique de « l'inflation réprimée ». e / L'existence de magasins privilégiés. - Dans toutes les économies socialistes, il existe des points de vente réservés aux détenteurs de devises occidentales (étrangers, diplomates, travailleurs à l'étranger) ou à des personnalités (hauts fonctionnaires, dignitaires du Parti). La liste sur laquelle figurent ces privilégiés s'appelle en URSS : la nomenklatura. f / Le crédit atl producteur. - il s'agit du paiement d'avance de biens durables, c'est du crédit à la consommation à l'envers. g / Les subventions aux prix. - Pour maintenir la stabilité des prix dans le circuit d'Etat, il est nécessaire d'attribuer au commerce d'Etat des subventions budgétaires qui peuvent parfois prendre la forme de manipulations des taux d'imposition indirecte. il y a « inflation par les prix» lorsqu'elle se manifeste par une hausse de prix, cachée ou non, sur les marchés libres ou dans le circuit officiel. il y a, d'autre part, « inflation réprimée »lorsque les variations de prix ne suffisent pas à annuler la demande excédentaire. On peut donc distinguer :
- Inflation par les prix« ouverte» : Les prix officiels montent ouvertement et cette hausse apparaît dans les indices de prix.
18
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
- Inflation par les prix« cachée» : Les hausses de prix sont déguisées et n'apparaissent pas dans l'indice des prix. - Inflation par les prix sur les marchés parallèles : Les prix d'Etat restent fixes et la demande excédentaire rejetée sur les marchés parallèles par la pénurie des circuits d'Etat y provoque une hausse des prix. - Inflation « réprimée» : Tous les prix sont bloqués ou, du moins, n'augmentent pas assez pour résorber la demande excédentaire. L'affectation des biens ne se fait plus par les prix mais par d'autres procédures, ainsi que nous l'avons signalé. Les économies socialistes connaissent chacune un mélange, variable selon les époques, des trois derniers types d'inflation et on peut donc parler d'inflation partiellement réprimée. L'inflation dans un pays est la somme de l'inflation par les prix et de l'inflation réprimée qui s'y manifestent.
II 1 L'INFLATION PAR LES PRIX
I /
Indices et prix
Les annuaires statistiques des pays socialistes publient des indices des prix de détail et parfois de gros. L'annuaire statistique annuel des pays membres du Conseil d'Aide économique mutuelle donne maintenant les évolutions de prix de détail; malheureusement les données qu'il fournit ne sont pas toujours en concordance avec celles des annuaires nationaux (pour la Tchécoslovaquie et la Pologne, les divergences sont considérables). Tous ces indices souffrent de défauts de construction déjà longuement développés par tous les manuels d'Economie des pays socialistes et qui interdisent de les comparer aux indices de prix courants publiés par les offices statistiques des pays capitalistes. Les indices des prix des pays socialistes visent à mesurer les changements dans les prix des articles, et non pas le coût de la vie, si bien que n'entrent pas en ligne de compte les prix des biens nouveaux même lorsqu'il s'agit de produits anciens dont seules les caractéristiques secondaires ont varié.
LES
DÉSÉQUIUBRES SUR
LE
MARCHÉ DES BIENS
Ces indices ne sont donc guère comparables à un indice « occidental }) du type de celui de l'INSEE en France qui intègre les changements dans la composition des achats des ménages. La pauvreté statistique actuelle contraste avec la situation en URSS avant 1930, où paraissaient de nombreuses statistiques de prix d'origines différentes. A partir de 1930 un indice des prix de détail paraît régulièrement mais on ne publie de listes de prix que de façon discontinue. Les prix sur les marchés kolkhoziens font l'objet de publications partielles et intermittentes. Quant à l'indice des prix sur le marché kolkhozien, il n'est plus publié par l'annuaire statistique soviétique, mais il est possible de le reconstituer approximativement, comme on le verra plus loin. On ne dispose pas de bons indices des prix de gros, c'est-à-dire des coûts de l'industrie, les statistiques soviétiques étant aussi déficientes que celles des autres pays socialistes. L'Office des Statistiques de l'URSS (CSU) calcule depuis 1961 un indice des prix de gros de structure inconnue!. On peut remarquer qu'un indice des prix des biens de consommation n'est pas un indice satisfaisant d'inflation car il ne mesure que les prix courants de biens et services consommés alors qu'un indice d'inflation doit tenir compte des variations de prix des actifs. Une bonne mesure des variations des coûts nominaux d'un niveau d'utilité donné est en effet un indice de prix de la richesse et non pas seulement des biens consommés 2• Le premier auteur, après 1. Fisher, à avoir souligné ce point est d'ailleurs l'économiste soviétique A. Konjus dans un article paru en URSS en 1924 puis repris et traduit dans Ecol1ometrÎca en 1939 3 • Cette critique des indices de prix s'applique d'ailleurs aussi bien aux indices occidentaux qu'à ceux des pays socialistes.
Sur cette question, cf. M. BORNSTEIN, in TREML-HARDT. A. ALCHIAN, B. KLEIN, On a correct Measure of Inflation, Journal of i\!oney fredit and Banking, 1973/1. 3. A. KONJus (KôNUs dans la translittération américaine), The Problem of the Truc Index of the Cost of Living, &onom,trka, 1939/1. 1. 2.
20
2 /
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
Les hausses de prix officielles : l'inflation par les prix « ol/verte »
A la lecture des indices officiels des prix, il n'est pas possible de nier l'existence de l'inflation dans les pays socialistes, depuis 1976 au moins. Le tableau 1. l révèle, en effet, une structure de taux de hausses des prix comparables à celles des économies capitalistes des années 60, alors qu'on parlait d' « inflation rampante» (pour les taux inférieurs à 2 %) et d' « inflation galopante » (pour des taux qui, selon les auteurs, commençaient à 7 % ou 10 %). Ces indices officiels sous-estiment la hausse réelle des prix. Ainsi des hausses de prix de biens réellement consommés sont inscrites dans l'indice mais y sont compensées par des baisses de prix de biens qui ne sont plus guère demandés, et les marchés paysans sont plus ou moins pris en compte dans les indices. Il y a actuellement deux circuits commerciaux légaux dans les pays socialistes: les magasins d'Etat et des coopératives qui forment le « commerce socialiste» et les marchés kolkhoziens où les paysans viennent vendre les produits du lopin de terre qu'ils cultivent librement dans le kolkhoze dont ils dépendent. De 19 35 à 1947, il n'y avait qu'un circuit socialisé en URSS; avant 1935, il existait cinq catégories de prix correspondant à cinq circuits du commerce de détail; prix de rationnement avec carte de rationnement, prix des magasins d'Etat, prix libres des marchés paysans, prix en roubles or pour les étrangers, prix des magasins coopératifs où étaient vendus des articles industriels aux paysans. Il subsiste, à l'époque actuelle, des magasins en devises et en « coupons » correspondant aux anciens roubles or et des magasins réservés aux dignitaires du Parti et de l'administration, mais les prix sur ces marchés ne font l'objet d'aucune publicité. Les modifications de prix, dans les pays socialistes, se font par vagues. A certaines dates, un grand nombre de prix sont relevés; cette mesure s'accompagne généralement d'un abaissement de quelques prix ou d'une augmentation des salaires et des prestations sociales afin de compenser plus ou moins la hausse des prix. Ces modifications de prix surviennent lorsque l'Etat ne peut plus subventionner un écart croissant entre les coûts et les prix et parfois lorsqu'il veut
LES DÉSÉQUILIBRES SUR LE MARCHÉ DES BIENS
TABLEAU
1. 1. -
21
Indice des prix de détail
(taux de croissance annuel en %) (7) (I)
Bu/garil 1955 195 6 1957 195 8 1959 1960 1961 1962 19 6 3 1964 1965 1966 1967 1968 1969 1970 197 1 1972 1973 1974 1975 197 6 1977 197 8 1979 1980
-
8,2 0,8 -0,3 - 1,4 -0,4 0,4 3,5 2,4 0,3 -0,5 -0,2
0,1 4,0 -0,1
-0,4 0 0 0,2 0,5 0,4 0,2 0,4 1,5 4,6 13,9
(6)
Pologne
( J) Roumanie
-1,0
-
0 0 2,2 -0,8 -0,7 -0,7 1,4 0,8 0 -0,7 -0,7 0 0,1 0,5
(2) Hongrie
(J)
( 4)
RDA
-0,6 1,9 0,6 - 1,3 0,7 0,5 0,6 -0,6 0,6 1,3 1,8 0,6 0 1,2 1,1 2,3 2,9 3,2 2,2 3,6 5,1 4,1 4,9 9,7 8,9,.
-1,3 -0,8 -4,5 -2,0 -1,2
0,2 0,2 0 -0,7 0,5 0 -0,1
0,2 -0,2 -0,1
+ 0,3 -0,3 -1,0
-0,4 -0,5 0 0 0 0,2 0,7
6,9 3,1 1,0 1,8 0,8 2,5 0,9 1,1 0,8 1,3 1,5 1,5 1,2 1,1 0 0 2,8 7,1 3,0 4,4 4,9 8,1 7,0 7,8
1,8 7,2 1,4 -1,4
-2,Z
-1,6 -0,9 0 1,3 0,3 0 -0,4 1,3 0,1 0,8 0 0,6 1,0 0,2 0,7 0,5 1,5 1,0 1,9
URSS
-0,2
-0,1 -0,2
0 -0,1
-0,1
0 0,3 0,7 1,3 1,0
Tebéeo.r/ovaquie
-2,6 -1,8 -0,1
-2,5 -2,0
-0,4 1,1 0,5 0,4 1,2 0,3 1,3 1,4 0,5 1,7 -0,4 -0,4 0,2 0,5 0,5 0,8 1,3 1,6 3,9 1,8
Sources: Calculs effectués à partir des données des annuaires nationaux, de Statisticeskij ejegodnik slran-C/enov SEV (1980 et 1981) et de PORTES (Econo11lÎca, 1977) pour les données antérieures à 1968. Les chiffres donnés par l'annuaire statistique du CAEM (S/a/is/iceskij ejegognik) ne correspondent pas toujours à ceux des annuaires nationaux (notamment pour la Bulgarie, la Pologne et la Tchécoslovaquie); ce sont ces derniers qui ont été choisis lorsqu'il a été possible dans : col. (1) : S/atis/iceski Godisnik, 1977, p. Hl; 1979, p. 358; 1980, p. 368; col. (2) : S/alis/ieal Yearboolr:, 1976, p. 337, et S/a/istilr:ai Evlr:iinyv, 1979, p. 337; col. (3) : Sial. ejegodnik; col (4) : RoCZllilr: Slatystycny, 1980, p. 344; col. Cs) : Anuarul Siatis/ie, 1979, p. 468; col. (6) : Sial. ejegodnilr: ei Nar-Khoz, 1979, p. 469; col. (7) : Sialisii/r:a Roecnlr:a CSR, 1971, p. 480; 1977, p. 239; 1979, p. 244, et 1980, p. 258.
11
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
influencer la structure de consommation des ménages. Les deux motifs se confondent souvent (économies d'énergie). Ces modifications de prix sont décidées par décret et publiées par la presse. Relevons quelques étapes du mouvement récent des prix. - En URSS, le 5 janvier 1977, les prix de certains services (coiffeurs, taxis), des transports et des textiles ont été augmentés sans que soit officiellement communiquée l'ampleur de ces variations1• Le 1er mars 1978, le prix de l'essence est doublé et celui du café triplé; les prix du chocolat, des vins et des parfums augmentent aussi considérablement. En même temps certains prix sont abaissés : petits réfrigérateurs, téléviseurs en noir et blanc (- 30 %), tissus synthétiques (- 17 %)2. Le 1er juillet 1979, le prix des automobiles et des biens de consommation durable augmente ainsi que celui des meubles (+ 10 % pour les produits nationaux et + 30 % pour les meubles importés) et les tarifs des restaurants 3• Aux mouvements de prix du secteur socialisé, il faut ajouter la hausse régulière des prix sur les marchés kolkhoziens. li n'est plus publlé d'indice officiel des prix sur ces marchés mais il est possible de le calculer parce que l'annuaire statistique soviétique donne la part du marché kolkhozien dans le commerce de détail aux prix courants et aux prix du marché d'Etat. Les prix courants sont les prix effectivement pratiqués sur le marché kolkhozien. Or, la part de ce marché dans le commerce de détail croît plus vite lorsqu'on l'exprime en prix courants que lorsqu'on la calcule aux prix du marché d'Etat, ainsi qu'en témoigne le tableau l . 1; cela signifie que les prix croissent plus vite sur le marché kolkhozien que sur le marché d'Etat. Ce raisonnement repose sur l'hypothèse, tout à fait légitime en l'occurrence, que la gamme des biens vendus sur le marché kolkhozien ne varie pas d'une année à l'autre. li est alors possible de calculer un indice d'évolution des prix sur le marché kolkhozien (tableau 1.1). li est légitime de retenir l'évolution de CfD comme représentant l'évolution réelle du prix des biens alimentaires sur le marché kolkhozien, ce qui donne une hausse des prix pour 1976, 1977, 1978
1. Pravda, 5-1-1977. z. Pravda, 1-3-1979. 3. Pravda, 1-7-1979.
LES DÉSÉQUILIBRES SUR LE MARCHÉ DES BIENS
TABLEAU
1. 2. -
Les prix sur Ics marchés kolkhoziens en URSS
Part du marçbé kolkhozien Jans le çommerçe de détail (en %)
1965 1970 1975 1976 1977 1978 1979 1980
aux prix çOltranls
aux prix du marçhé d'Etat
(A)
(B)
Evolution des prix sur le marçbé kolkhozien (évaluée par AIB)
3,3 2,6 2,4 2,6 2,4 2,5 2,6 2,4
2,3 1,7 1,3 1,3 1,2 1,2 1,3 1,2
143 153 18 5 200 200 208 200 200
Part du marçhé kolkbozien Jans le çommerçe de détail des biens alimentaires (en %) (1)
(C)
aux prix du marçbé d'Etal (D)
Evolution des prix sur le marçbé kolkhozien ( éval:tée par CfD)
10 8,5 8,1 8,8 8,5 9,1 9,4 9,8
7,3 5,5 4,6 4,8 4,5 4,6 4,7 4,7
137 154 176 18 3 189 198 200 20 9
prix çourants
QJlX
(1) Pour des paniers de biens similaires sur les deux marchés.
Source des statistiques: Nar KhOZ. SSSR v, 1978, p. 432-433; 1979, p. 452-453, et 1980, p. 424-425.
et 1979 de 4 %, 3,3 %, 4,8 % et 1,0 % et un taux d'accroissement moyen de 1970 à 1979 de 4,6 % par an. Les données de l'annuaire statistique soviétique sur les marchés kolkhoziens proviennent d'un échantillon de quelques centaines de marchés sur les milliers que compte l'URSS (en 1966 il Yavait 726o marchés kolkhoziens dont 3 883 ouverts tous les jours)!. - En Bulgarie, les hausses importantes de prix sont un événement assez récent ainsi qu'en témoigne l'indice des prix. Le 12 novembre 1979, les prix des biens de consommation sont tous largement révisés. Le prix des matériaux de construction augmente de 40 %, celui du pain, du bœuf et du porc de 40 % également, celui du veau de 90 %, etc. Le 1er janvier 1980, les prix des services et de l'énergie suivent le mouvement; ces ajustements sont présentés comme la conséquence des hausses de prix des matières importées 2• 1. 2.
BORNSTEIN, in TRBI4L-HARDT, p. 378. Cf. l'article de S. SIRAKOV, dans Zemedelsko Zna1lle, 6-12-1979.
M.
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
- En Hongrie!, les prix ont augmenté par étapes réguliè%es. Rappelons que depuis 1968 il existe en Hongrie trois sortes de prix. - Les prix libres qui concernent les biens vendus entre firmes et certains biens de consommation. Ces prix peuvent varier librement. - Les prix administrés (ou fixés) qui touchent la plupart des biens de consommation courante ainsi que les matières premiè%es et l'énergie. L'Etat décide, par décret, de leurs variations. - Les prix limités : ils peuvent fluctuer entre des marges déterminées à l'avance. Le 1er septembre 1974, sont annoncées les premières hausses de prix officielles depuis 1965, elles affectent surtout l'énergie (essence 40 %, charbon 16 %, gaz 20 %). En janvier 1975, un nouveau train de hausse des prix fixés concerne les produits industriels en métal (+ 1,2 %), les produits chimiques (+ 4,3 %), les meubles (+ 3,2 %), les pellicules photographiques (+ 35 %), les baignoires (+ IZ %), etc. En août 1975, il est procédé à une augmentation du prix des matériaux de construction (de IZ % à 40 %). En septembre 1975, le prix du sucre augmente de 50 %. Le 1er janvier 1976 les prix des matériaux de construction augmentent de zz % en moyenne, celui du papier de 10 %et celui des meubles de 3,4 %, etc. En janvier 1977, le prix des fruits, frais ou en conserve, s'accroît de 23 % en moyenne, celui du café de 30 %. Le 8 janvier 1979, une révision générale des prix affecte les biens de consommation durable ainsi que le papier et l'essence et, le 23 juillet 1979, les prix à la consommation subissent un relèvement général qui correspond à une hausse des prix à la consommation de 9 % et des biens alimentaires de 20 % en moyenne (pain jO %, viande 30 %, lait 20 %, volaille 8 %, etc.); le prix de l'électricité s'accroît de 51 %, celui du gaz de 20 % et celui de l'eau chaude de 40 %. Le 1er janvier 1980, les hausses officielles de prix entraînent une augmentation moyenne des prix à la consommation de 3,7 %; les prix des services croissant en moyenne de 20 %, ceux des biens durables domestiques de 3 % à 4 % et ceux des vêtements de 3 % à 30 % pour les vestes en laine 2•
+
+
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1. Sur les mouvements de prix en Hongrie, on consultera: E. BALOG, Preissteigerungen in Ungarn, Osteuropa Wirtuhaft, 1979/2.; E. THEVENON, Une explication des hausses de prix en Hongrie, Courrier des pays d, l'Est, nO 2.34, 1979/n. 2. Etui Will Tratll N,ws, 8-1-1980.
LES DÉSÉQUILIBRES SUR LE MARCHÉ DES BIENS
La politique hongroise des prix de détail est claire. li faut rapprocher les prix internes des prix mondiaux et stabiliser le niveau des subventions aux prix à la consommation. - En Pologne, les trois quarts de l'agriculture appartiennent au secteur privé. L'Etat achète les biens agricoles au secteur privé et les commercialise en subventionnant les prix. Les prix augmentent régulièrement en Pologne depuis 1973. Ainsi, en 1974, les prix des biens alimentaires sut: le marché « socialisé » ont augmenté de 3,9 % et sur le marché libre de 18,2 % (+ 60,7 % pour les légumes). Les prix des services privés ont cru dans les mêmes proportions (cordonniers zz %, tailleurs 36,4 %, coiffeurs 28,8 %). Ce furent les premières hausses importantes depuis la tentative du 13 décembre 1970, où le kilogramme de porc était passé de 36 zlotys à 50, celui de bœuf de 26 à 40 et celui de veau de 40 à 60. Les émeutes qui avaient suivi avaient provoqué une révision de ces hausses. Les prix n'ont cessé d'augmenter après le premier train de hausses de 1974; d'ailleurs certaines firmes ont connu une chute de leurs ventes, dans les premiers mois de 1975, parce qu'elles avaient sousestimé l'élasticité de la demande.
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- En Roumanie, avant 1978, le mouvement des prix était lent et irrégulier mais en 1978 la hausse de la plupart des biens de consommation a provoqué une augmentation de l'indice de 1,5 %1. Cette inflation a persisté. En effet, le 2 mars 1979, les prix de biens industriels de consommation augmentent en moyenne de 28 % pour les articles suivants : produits en bois, en verre, en papier, produits chimiques (détergents) et biens de consommation durable; le même décret abaisse les prix des tubes en plastique, de la bonneterie en synthétique, des peintures, etc. La moyenne des baisses étant de zz %, la résultante de ces deux forces aurait dû être une faible augmentation des prix2, mais le décret du 13 mai 1979 a porté augmentation du prix
1. Z,Z % selon l'Economie SIITV~ of Bllrope in 11)78 de l'ONU; ce chiffre repris par bien des commentateurs (dont R. PORTES dans la Revue leonomique, 1979) ne correspond ni au chiffre de l'indice de l'annuaire roumain ni à celui de l'annuaire du CABY. 2. Romania Libera, 10-3-1919.
26
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
de détail des fruits et légumes Gusqu'à 33 %)1 et les prix de l'essence et de l'énergie ont augmenté le 25 juillet 1979.
- En Tchécoslovaquie, les augmentations de prix ne font pas l'objet de publications officielles détaillées, sauf lors des « grandes vagues» de réajustement. Ainsi, le 22 juillet 1977, la hausse des prix des biens de consommation va jusqu'à 50 % (café), les vêtements et les biens de consommation durables ayant été particulièrement touchés (+ 34 % sur les articles en coton et en laine). Le I I novembre 1978, les prix des automobiles augmentent de 3 à 7 % (la Tchécoslovaquie est le pays socialiste disposant du plus fort parc automobile par tête). Le 20 juillet 1979, les hausses de certains prix de détail ont été particulièrement importantes: énergie, essence (+ 50 %), fuel domestique (+ 122 %), vêtements et en particulier vêtements pour enfants, qui ne sont plus subventionnés (cette mesure a été partiellement compensée par une augmentation des allocations familiales)2.
) 1Les
hausses de prix camouflées : l'inflation par les prix « cachée»
Les indices de prix n'enregistrent pas de changement quand un bien est remplacé par un autre de caractéristiques et de prix différents, car les produits nouveaux n'entrent pas en ligne de compte quel que soit leur degré de nouveauté. En URSS, quand l'automobile GAZ 21 (valant 5 500 roubles) a été remplacée par la GAZ 24 (9 150 roubles), l'indice des prix n'a pas varié. Cet exemple vaut pour des centaines de produits industriels de consommation et l'apparition de« faux» nouveaux produits permet des hausses de prix qui n'apparaissent pas dans l'indice. Howard a essayé de calculer« l'inflation cachée» en intégrant dans un indice de prix les différences de qualité entre les produits anciens et leurs substituts nouveaux : il calcule un indice minimal et un indice maximal qui sont les limites entre lesquelles se trouve la hausse réelle de prix. Pour ce faire, il utilise les indices reconstitués par Bronson et Severin qui corrigent les données soviétiques officielles mais les prennent pour base; il sous-estime ainsi le degré réel 1. Sânleia, 13-1-1979. Prtll1O, 2.0-7-1979.
2. RmJI
LES DÉSÉQUILIBRES SUR LE MARCHÉ DES BIENS d'inflation. Severin (1979) a d'ailleurs calculé un indice des prix réels sur les marchés kolkhoziens1 qui donne un taux moyen de hausse des prix de 2,7 % sur la période 1970-1977 alors que l'annuaire statistique de l'uRSS permet de calculer, ainsi que nous l'avons vu, une hausse des prix de 5,7 %par an sur cette période. L'explication de cette différence réside probablement dans le fait que les pondérations retenues par Severin sont celles de 1955, alors que celles de l'annuaire soviétique sont, semble-t-il, évolutives. Quoi qu'il en soit, les résultats de Howard paraissent acceptables, la fourchette dans laquelle il situe l'inflation cachée est de 0,8-1,2 % sur la période 1955-1972, Schroeder et Severin arrivant à 1,3 % par an. Le ministre des Prix de Hongrie, Csikos-Nagy, estimait en 1974 que les hausses de prix cachées par de nouveaux produits étaient de 1 % par an en Hongrie 2, ce qui est du même ordre de grandeur. Il est certain que la Pologne a, en même temps que le plus fort taux d'inflation reconnue, le plus fort taux d'inflation cachée. Comme les hausses de prix brutales de 1970 ont entraîné des émeutes, les autorités s'efforcent, lorsqu'elles se sentent contraintes de rajuster les prix, de ne pas faire trop sentir ces hausses au consommateur. Ainsi un décret du 15 octobre 1973 porta modification de la teneur en viande des articles de charcuterie; ce décret et celui du 1er mars 1971 ont fait passer le contenu en viande d'un kilogramme de saucisson «kabanossi» de 1,85 kg à 1,56 kg, c'est-à-dire que de 100 kg de viande on peut désormais tirer 64 kg de kabanossi au lieu de 54 (la teneur en eau du saucisson augmentant corrélativement). De plus, la part de la viande de porc de première qualité passe de 40 % à 30 % dans le total de la viande utilisée. Ainsi les coûts et les prix du kabanossi ont baissé de 15,37 zlotys, ce qui correspond en réalité à une hausse des prix de 12,8 % à qualité constante3 • On pourrait citer de nombreux exemples de l'ingéniosité des autorités polonaises en la matière comme l' « enrichissement » du beurre avec de la margarine. B. Schwartz estime le taux d'inflation cachée en Pologne à 1,6 % par an pour la période 1960-1965, 3 % par an pour 1966-1967 et plus de 3 % après 19674. In ACEES (1979). z. B. CSIKOS-NAGY, in 3. LAS KI, p. 44.
I.
4. B.
SCHWARZ,
CESES
(1974).
Inflation in Zentral-geleiteten Volkswirschaften, ilf
WATR.lN,
SlruJ:lur und Slabililiits-po/iliube Probleme in allernaliven Wirlubaftuyslemen, Berlin, 1974.
28
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
Le développement des hausses de prix cachées en Pologne pour les biens alimentaires s'explique aisément. Désireux d'accroître la productivité de l'agriculture et de favoriser la concentration de l'agriculture privée, les gouvernements polonais ont dû accroître le revenu des agriculteurs pour leur permettre d'investir; achetant les biens à des prix croissants et les vendant aux consommateurs à des prix subventionnés, le circuit d'Etat de distribution est contraint d'élever ses prix, mais il faut éviter de donner à la population ouvrière des villes l'impression que son pouvoir d'achat se détériore trop par rapport à celui des paysans; aussi fait-on plus de saucisses avec la même quantité de viande, plus de beurre avec la même quantité de lait, etc. C'est certainement le seul moyen de soutenir l'agriculture sans mécontenter trop les citadins, mais de tels expédients ne peuvent éviter les révisions périodiques des prix.
III 1 L'ÉCONOMIE
PARALLÈLE
L'économie parallèle appelée aussi parfois « seconde économie» comprend toutes les activités de production et d'échange qui se déroulent en dehors des circuits officiels, c'est-à-dire en dehors des magasins et entreprises d'Etat et du secteur coopératif. Les activités de la « seconde économie» sont « non officielles» mais pas nécessairement illégales. L'économiste soviétique Katsenelinboigen, enseignant maintenant en Pennsylvanie, a présenté une typologie des marchés en URSS selon leur degré de légalité. Nous allons reprendre ici sa classification. Il y a trois types de marchés légaux : -
Marché rouge: les prix sont établis par l'administration centrale. Marché rose: les participants à la transaction ont le droit de modifier les prix administratifs. Marché blanc : les participants à la transaction déterminent librement les prix.
Katsenelinboigen remarque que parfois les autorités tolèrent des transactions illégales et appelle « marché gris » ce marché semilégal.
LES DÉSÉQUILIBRES SUR LE MARCHÉ DES BIENS
Les marchés illégaux sont :
-
Marché brun : la transaction est illégale mais n'est pas réprimée aussi sévèrement qu'un crime. Marché noir: la transaction est assimilée à un crime.
Les relations entre les entreprises sont soit plan.ifiées, soit consistant en des relations de marché sur un marché rouge ou gris. L'allocation planifiée des biens (par rationnement administratif) n'exclut pas un certain pouvoir de décision des entreprises quant au détail de la transaction; cela laisse à l'opération un parfum de marché (Katsenelinboigen et Levine disent « a touch of market atmosphere »)1. Une entreprise peut, d'autre part, vendre certains équipements inutiles à des prix déterminés à l'échelon central et avec une autorisation administrative (marché rouge). li peut aussi arriver qu'une firme, éprouvant des difficultés à réaliser son plan, achète directement des biens à d'autres entreprises ou les acquière par troc; ces arrangements, appelés « accords sous le plan », forment le marché gris entre entreprises. Les relations entreprises-ménages sont très variées. Le marché rouge est celui des magasins d'Etat, le marché rose celui des reventes dans les magasins spécialisés dans l'achat et la vente d'occasion, le marché brun est celui des ventes sous le comptoir à des prix élevés de biens dont il y a pénurie, le marché noir correspond aux ventes d'objets qu'il est interdit de céder. Les marchés de ménage à ménage sont surtout des marchés de service et le marché blanc des transactions sur biens alimentaires (marchés kolkhoziens). Les services de réparation, de plomberie, etc., sont considérés par Katsenelinboigen comme échangés sur un marché gris lorsqu'il s'agit de travail« au noir ». Le degré de légalité des transactions a d'importants effets sur le prix et donc la forme du marché; ce point ne paraît d'ailleurs pas avoir retenu l'attention de Katsene1inobigen. En effet, le degré de légalité détermine la sanction et donc le risque pour l'offreur (et éventuellement pour le demandeur). li paraît raisonnable de supposer que le prix inclut une certaine prime de risque mais l'effet le plus important
1.
A.
KATSENELINBOîGEN
et H. LEVINB, p. 62..
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
du risque réside dans la nature de l'information qui va prévaloir sur le marché. Un marché très illégal est un marché à information imparfaite, le risque d'être pris incite à la discrétion. Le niveau de concurrence sut un marché dépend du nombre d'offreurs et de demandeurs potentiels et de la qualité de l'information. Si nous rangeons les marchés par ordre de concurrence décroissante, nous trouvons certains marchés au degré de concurrence assez élevé; il s'agit des matchés roses comme le marché formé par les magasins d'Etat spécialisés dans l'occasion ou comme le marché du travail pour certaines qualifications très demandées (il s'agit plutôt d'un marché gris dans certains cas) et du marché blanc des opérations entre ménages. li existe des marchés de concurrence imparfaite avec assez bonne information; ces marchés sont à peu près légaux mais il y a peu d'offreurs (marché rouge de revente d'entreprise à entreprise de machines anciennes, marché gris des services offerts« au noir»). Ensuite viennent les matchés où il y a peu d'offreurs et où l'information est mauvaise en raison de leur coefficient d'illégalité. Ces marchés peu transparents sont le marché brun des ventes « sous le comptoir» aux ménages et le marché noir des trafics entre particuliers (notamment de biens volés). li Y a oligopole sur le marché gris des transactions « sous le plan» entre firmes et sur le marché blanc des commandes spéciales de firme à firme que Katsene1inboigen ne mentionne pas dans sa typologie. Le marché est monopolistique dans la plupart des cas de ventes des entreprises aux ménages sut le marché noir ainsi que pour certaines commandes spéciales (matché blanc), il peut même alors s'agir d'un monopole bilatéral, c'est-à-dire d'un monopole du côté de la demande comme du côté de l'offre. Certaines activités privées sont particulièrement florissantes dans les pays socialistes. C'est le cas du secteur du logement: même dans un pays comme l'URSS où la plupart des logements urbains sont des logements d'Etat, un quart de la population urbaine et la moitié de la population totale résident dans des logements privés ou ccopératifs. En outre, en 1975, 30 % des surfaces nouvellement construites l'ont été par des personnes privées ou par des organismes coopératifs (kolkhozes)!. De telles constructions sont parfaitement légales mais ne peuvent être pratiquement menées à bien que par l'acquisition de 1. G. GROSSMAN (1977), p. 2.6.
LES DÉSÉQUILIBRES SUR LE MARCHÉ DES BIENS
matériaux achetés sur le marché noir (ou volés)!, par le recours au travail noir et par l'utilisation irrégulière de véhlcules et camions appartenant à des administrations ou des entreprises d'Etat. On estime qu'à Moscou il est dépensé, chaque année, environ 1 j millions de roubles pour réparer les appartements dont 70 % sur le marché parallèle et 30 % seulement auprès des firmes d'Etat2• Ces pourcentages seraient de 98 % et 2 % en Georgie3• Il y a un marché noir des appartements d'Etat qui s'appuie sur la corruption. La Pravda du 28 septembre 1978 cite le cas d'un médecin de Tashkent qui promettait des appartements contre des sommes de 3000 ou 4000 roubles et empochait l'argent sans fournir d'appartement. Une telle escroquerie, doublée d'une telle tentative de marché noir, lui valut d'ailleurs une peine de dix ans de prison. Le « prix» d'un appartement d'Etat (à loyer très faible) semble bien être de 1 000 à 4 000 roubles au marché noir4• Les techniques employées sont variables; le plus souvent une personne occupe deux appartements d'Etat dont un avec son conjoint et met l'autre à la disposition de quelqu'un qui en a un besoin urgent. Il y a aussi la corruption de fonctionnaires des services de logement, qui semble correspondre aux prix du haut de la fourchette; ainsi à Ivano-Frankovsk un appartement obtenu par cette voie coûtait 2 JOO roubles 5• Tout à fait légale, quant à elle, la location ou la sous-location à des ménages qui attendent un appartement d'Etat ou à des étudiants est une activité très répandue : dans la région de Krasnodar, le secteur privé gagnerait annuellement j millions de roubles de loyer en logeant 25 000 étudiants6• Ces loyers libres peuvent être très élevés dans les grandes villes. Parmi les activités privées qui ont fait couler beaucoup d'encre en URSS, citons les leçons particulières qui sont une industrie prospère: en 1969, 85 % des étudiants préparant le concours d'entrée à la Faculté de Mathématiques de Moscou prenaient des leçons particulières 7. Il Cf. Pravda, 24-3-1975. D. O'HEARN, p. 225. 3. Veéernaja Moskva, 6-II-1974, cité par D. O'HEARN. 4. Rappelons que le cours officiel du rouble est d'environ 6,4 F ct que le salaire mensuel moyen en URSS est de 171 roubles en 1981. 5. Pravda, 20-1-1919. 6. Komsomo/skaja Pravda, 16-10-1975. 7. Komsomolskaja Pravda, 27-8-1969. 1. 2.
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
32
est évident qu'on ne peut généraliser et que des mathématiciens ont plus de chances de donner des leçons particulières que des littéraires; mais le phénomène est assez important pour avoir donné lieu à une polémique en 1975 dans la Komsomols!eaja Prauda où certains lecteurs contestaient la légalité des leçons particulières et les qualifiaient de « spéculation sur le savoir». Ce n'est pas là le point de vue officiel puisque les professeurs peuvent très souvent utiliser les salles de classe pour leurs cours particuliersl • Selon une estimation soviétique, les leçons particulières ont, en cinq ans, « pris à nos familles huit milliards de roubles »2. Les marchés d'occasion, légaux ou non, forment une partie importante de l'économie parallèle, ils concernent surtout les biens durables (automobiles, équipement ménager, etc.), les vêtements et les livres. Les prix sont souvent très supérieurs aux prix du bien neuf qui, vendu à bas prix, a vite disparu des magasins. Ainsi les œuvres de George Sand en deux volumes sont vendues au prix officiel de 4 roubles mais valent 75 roubles d'occasion à Odessa, les Trois Mousquetaires de Dumas, officiellement à 1,7 rouble, atteignent 25 roubles d'occasion à Moscou3 • De la même façon, le prix d'une automobile d'occasion en bon état dépasse souvent le prix du véhicule neuf. De 1974 à 1977, 26 000 automobiles ont été achetées d'occasion et conduites en Georgie; cela représente 64 % du nombre d'automobiles neuves vendues dans les magasins d'Etat pendant la même période en Georgie4 • Tout automobiliste, dans les pays de l'Est, est d'ailleurs un client assidu des marchés parallèles. Selon les Izuestija du 1er janvier 1975, plus du tiers des automobilistes en 1972-1973 achetaient leur essence sur les marchés parallèles. En 1975, au Kazakhstan, un cinquième seulement de l'essence utilisée par les automobIlistes privés était acheté officiellement dans les stations-service, le reste étant volé à des entreprises ou vendu illégalement par des gérants de stations-servicé. En 1977, dans cinq districts ruraux de Kaluga, il y avait 1 550 automobiles privées et 5 612 autres véhicules qui roulaient alors qu'il n'y a pratiquement pas de stations-service; une enquête a montré que D. O'!fEARN, p. 229. Li/era/urnaja gaze/a, 191917. 3. Ces exemples sont tirés de D. O'HEARN, p. 4. Pravda, 8-2-1918. ~. Socia/ù/eces/eaja za!t:onnos/', 1976/6. J.
2.
224.
LES DÉSÉQUILIBRES SUR LE MARCHÉ DES BIENS presque toute l'essence était achetée dans des circuits de marché noir assez complexes à des prix si bas qu'elle devait être volée à l'origine sans que personne n'ait l'impression de commettre un délit puisque les services d'Etat étaient défaillantsl • Dans la région de Moscou, des employés d'une station-service vendaient de l'essence volée au prix de 20 kopecks le litre 2, et des chauffeurs de camions-citernes vendaient des tickets d'essence qui permettaient d'obtenir de l'essence auprès de pompes réservées à des véhicules d'Etats. La corruption est sévèrement réprimée lorsqu'elle porte atteinte à la dignité du Parti ou du gouvernement" mais la « petite» corruption semble considérée avec indulgence probablement parce qu'elle remédie, à sa façon, à certaines lourdeurs administratives. Que représente au total la « seconde économie » dans un pays comme l'URSS? Les évaluations sont difficiles. Selon B. Severin et D. Carey, dans un rapport présenté à la CIA, le secteur privé légal produirait 10 % du Produit national (entendu au sens courant de valeur ajoutée), dont 76 % proviendraient de l'agriculture, 2Z % de la construction et l'entretien des logements et 2 % des services. Cela représente 31 % de la valeur ajoutée totale dans l'agriculture et le bâtiment et 5 % de celle des serviceso. Il faut ajouter les activités non légales (les marchés autres que le marché blanc) qui ne sont pas négligeables. Que l'activité soit légale ou non, les prix pratiqués et les revenus créés sont mal connus et très mal (sinon pas du tout) pris en compte dans les statistiques officielles. Il faut en conclure que les chiffres que nous possédons sur la consommation et les revenus des ménages sont très insuffisants. La seconde économie représente au moins 15 %6 de la consommation totale des ménages, probablement plus de 20 % en y comptant les marchés d'occasion, les services au noir, etc. Cette analyse qui se rapporte à l'URSS peut être transposée aux autres pays socialistes sans grande modification. Il existe partout des services offerts sur les marchés parallèles. Ce qui varie d'un pays 1. Se/'skaja Jizn', 8-2-1978. 2. Vecernaja Moskva, 24-4-1979. 3. Sovetskaja Rouia, 24-8-1979. 4. En juillet 1979, les ministres de la Santé, du Commerce et des Transports de la république d'Azerbaïdjan ont été démis de leurs foncùons et accusés de cottupùon (Pravda, 19-7-1979). s· Cité par G. GROSSMAN (1977), p. 35. 6. Chiffre proposé par G. GROSSMAN (1977). F. SEUROT
2
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
34
à l'autre, c'est le degré de légalité de chaque type de transaction et la part du secteur privé dans l'agriculture (elle est la plus élevée en Pologne). li en résulte que la part de l'économie parallèle dans le Produit national est plus forte en Pologne et en Hongrie qu'en URSS et du même ordre qu'en URSS dans les autres pays socialistes.
IV
1
L'ÉPARGNE FORCÉE ET LES SUBSTITUTIONS FORCÉES
li y a inflation réprimée lorsque les prix ne varient pas suffisamment pour absorber l'excédent de demande des consommateurs. Une conséquence qui paraît logique de cet état de fait est l'accumulation de moyens de paiement inemployés par les ménages; on parle alors d'épargne forcée. Deux questions se posent : y a-t-il épargne forcée dans les pays socialistes? L'épargne forcée est-elle une conséquence nécessaire de l'inflation réprimée? La plupart des auteurs, y compris des pays socialistesl , admettent qu'il y a épargne forcée; mais quelques recherches économétriques menées aux Etats-Unis par J. Pickersgill2 pour l'URSS et en GrandeBretagne par R. Portes 3 pour les démocraties populaires sont venues jeter un doute; nous verrons pourquoi les tests statistiques, à partir des données disponibles, mènent à des conclusions contraires aux observations courantes. li n'est pas évident, par ailleurs, que l'inflation réprimée débouche sur une épargne forcée, elle peut mener à des substitutions forcées dans la consommation, à une diminution de l'offre de travail des ménages, voire à une fuite devant la monnaie. L'épargne dans les pays socialistes a crû à un rythme très rapide ainsi qu'en témoigne le tableau ci-contre (tableau 1. 3). L'épargne déposée auprès des institutions financières, qui est celle que décrivent les statistiques, croît plus vite que les revenus ou que la consommation, mais à partir de quel seuil cette différence 1. Par exemple O. FIRFAROVA, Den'gi i kredil, 1975/3, et A. ZAiTSEV, Vopro!)' Ekol1omiki, 1980/3, p. 59. 2..
J.
PICIŒRSGILL (197 6).
3. R. PORTES et D. WINTBR (1978).
35
LES DÉSÉQUILIBRES SUR LE MARCHÉ DES BIENS TABLEAU 1.3. - Dépôts des ménages dans les caisses d'éparou et 'es banques
(1970 = 100)
1960 1965 1970 1971 1972. 1973 1974 1975 1976 1977 1978 1979 1980
Bulgarie
Hongrie
RDA
Pologne
URSS
T chiroslOlJaquie
2.2. 45 100 Il5 134 156 177 195 2.10 222 229 247 264
1; 49 100 Il5 13 0 147 168 193 2.2.1 25 6 297 323 345
34 60 100 107 Il5 12.5 135 144 154 16 5 177 186 191
14 45 100 Il6 145 18 3 2.2.7 2.64 2.91 323 35 6 39 8 429
2.4 40 100 Il4 130 147 16 9 195 2.2.1 25 0 281 314 335
30 56 100 Il6 135 155 16 9 182. 199 216 224 23 1 244
Sources : Calculs effectués à partir de S/a/is/iceskij ejegodnik slranClenotJ SEV, 1971, p. 53; 1975, p. 56; 1917, p. 55; 1980, p. 62; 1981, p. 60, S/a/islica/ Pockel Book of Hungary, 1974 et 1978.
implique-t-elle une épargne forcée? La réponse est arbitraire. Si on calcule, comme l'ont fait Pickersgill et Portes, des fonctions d'épargne, on trouve des propensions moyennes à épargner (part du revenu qui est épargnée) semblables à celles des pays occidentaux. Portes en déduit qu'on ne peut donc parler d'inflation réprimée (Pickersgill est plus prudente), car il n'y a pas de stocks de monnaie excédentaire, les agents pouvant toujours s'en débarrasser sur les marchés libres. Un tel argument n'est pas acceptable car il fait bon marché de l'inégalité des consommateurs face aux marchés libres; dans certaines villes, les marchés libres sont en effet inexistants. Par ailleurs, les analyses quantitatives calculent les taux d'épargne à partir des données disponibles sur l'épargne déposée dans les caisses d'épargne et les banques; or, il y a un stock de monnaie que les particuliers conservent sous forme de « bas de laine », notamment URSS. Pickersgill en convient d'ailleurs, mais elle juge que ce volume tend à diminuer en raison de l'urbanisation croissante!. Rien n'est moins
en
1.
J.
PICKERSGILL (1976), p. 142.
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
sûr et même si cela. était vrai, cela fausse tous les calculs de propension moyenne à épargner. li semble qu'en URSS cette épargne liquide thésaurisée soit supérieure à l'épargne liquide déposée; l'économiste soviétique Khanelis, maintenant en Occident, estimait que 60 % de l'épargne liquide était thésaurisée!. De surcroît, ce volume est assez instable et n'a probablement aucune tendance à diminuer. En effet, le développement des réseaux des caisses d'épargne a d'abord fait baisser la part de l'épargne thésaurisée; mais, depuis 1972.-1975, ce réseau est assez développé en URSS pour attirer les liquidités que les ménages désirent y placer. Le volume de liquidités non « déposables» reste important pour deux raisons: 1) Lorsque le consommateur envisage l'éventualité de tomber sur une bonne affaire à saisir, il désire garder une épargne très liquide chez lui; 2.) Une masse importante de liquidités correspond à des revenus plus ou moins légaux dont on ne désire pas porter le montant à la connaissance des autorités. Les kolkhoziens gardent ainsi une bonne part de leurs revenus (légaux), soit pour échapper au fisc qui frappe plus durement les revenus non salariaux élevés que les salaires, soit pour ne pas faire connaître leurs ressources à leurs voisins, le secret des caisses d'épargne étant considéré comme relatif dans les petites communes. Cette importance de l'épargne thésaurisée est incontestable pour l'URSS, mais il semble qu'en Pologne et en Hongrie une part importante des encaisses soit déposée en caisse d'épargne. Comment évaluer l'épargne monétaire thésaurisée hors du circuit des caisses d'épargne en URSS? Selon Khanelis l'épargne cumulée en URSS de 1965 à 1971 serait de 90 milliards de roubles dont seulement 35 se trouveraient en caisse d'épargne et 55 (soit 60 %) entre les mains de la population2• L'évaluation de Khanelis est peut-être un peu forte, mais le mode de calcul est intéressant et défendable. Khanelis calcule d'abord les revenus monétaires nets de la population en y intégrant une estimation des revenus sur les marchés libres (revenus des kolkhoziens, etc.) et, ensuite, par différence avec le chiffre d'affaires des secteurs libre et étatique du commerce de détail, il en déduit l'épargne monétaire des ménages; enfin, après déduction de l'épargne en caisse d'épargne, il obtient l'épargne thésaurisée. 1. 2.
J. J.
KHANEL1S (197 6/6), p. H. KHANEL1S (197 6/6), p. H.
LES DÉSÉQUILIBRES SUR LE MARCHÉ DES BIENS
37
Même sans suivre Khanelis jusqu'au bout, on peut raisonnablement supposer que l'épargne monétaire thésaurisée représente un volume comparable à celui des dépôts en caisse d'épargne. Pour porter un jugement sur la croissance de l'épargne, il convient, certes, de préciser à quels motifs correspondent l'épargne désirée et l'épargne forcée; mais il faut aussi déterminer s'il n'existe pas des facteurs de croissance autonome de l'encaisse déposée. Ainsi un élément, oublié par la plupart des commentateurs, est la croissance mécanique des dépôts par paiements des intérêts non retirés. Selon Zaïtsev, les intérêts représentent, en URSS, le tiers des dépôts sur la période 1950-19771. Même si le calcul de Zaïtsev semble inexact, les données qu'il fournit ne correspondant pas à un pourcentage aussi élevé, il n'en demeure pas moins que ces intérêts posent un problème économique redoutable; le taux d'intérêt est égal au taux de croissance du salaire nominal (il est en effet de ; % sur les dépôts épargnés); il Y a, ainsi, création de revenus sans création de richesses puisque les dépôts d'épargne ne jouent aucun rôle dans le financement de l'investissement. La croissance de l'épargne (thésaurisée et déposée) correspond partiellement à ce qu'on appelle épargne forcée. De 1965 à 1977, en URSS, le chiffre d'affaires du commerce de détail a été multiplié par 2,2 et celui de l'épargne liquide en caisses d'épargne par 6,2. Une partie importante de ces encaisses correspond à de l'épargne volontaire: elle garantit, pour les ménages, le financement ultérieur de grosses dépenses (voyages, achats d'automobiles, d'appartements, etc.) et répond à une double attente, d'abord attente que toute la somme nécessaire soit réunie et aussi attente que le bien soit disponible. Nous retrouvons bien l'épargne forcée; les retards dans l'achèvement des logements, par exemple, prolongent cette attente. L'importance des dépôts d'épargne par rapport à la valeur des réserves des magasins et des circuits de distribution est un témoignage supplémentaire que toute cette épargne n'est pas « désirée ». Ce rapport est passé de 0,44 en 1960, en URSS, à l,55 en 1975 2• Cela peut aussi s'interpréter comme un rejet par la population de produits de qualité insuffisante, mais c'est là une forme d'épargne « forcée ». J. 2.
ZAITSEV, p. ~6. Calculé à partir de Nar KhOZ SSSR, J97~, p. 599 et 630.
A.
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
Les analyses en termes d'encaisse forcée présentent un vice fondamental; en effet la notion d'encaisse « forcée» est un concept ambigu1 car une encaisse n'est vraiment « forcée» que lorsque les agents ne veulent plus en être détenteurs. En effet, si l'utilité marginale de l'encaisse épargnée est négative, l'agent peut toujours jeter ou donner sa monnaie. L'épargne forcée n'a de sens qu'au niveau macroéconomique : cela signifie simplement que la part du revenu national qui est consommée est inférieure à ce qu'elle serait si le niveau global d'épargne était déterminé par les comportements spontanés des agents individuels, au lieu de l'être par les autorités politiques. Au sens strict, l'encaisse individuelle n'est jamais forcée puisque l'agent peut toujours s'en défaire gratuitement. Ce que, dans une optique micro économique, on désigne improprement sous le nom d'épargne forcée est simplement l'encaisse qui reste dans les mains de l'agent, parce qu'il n'a pas trouvé, sur le marché, les biens qu'il désirait. Ainsi toute épargne qui n'est pas affectée à un achat futur spécifique est une « épargne forcée », y compris dans les pays capitalistes, et cela n'a pas grand-chose à voir avec l'inflation dans bon nombre de cas. En fait, s'il y a pénurie de biens désirés, il y a un ensemble de substitutions forcées, le consommateur achètera du porc au lieu de bœuf, etc. L'encaisse « forcée» est une des substitutions forcées du consommateur. L'insuffisance d'offre de biens désirés aux prix courants provoque une réaffectation du revenu du consommateur entre des usages qui ne correspondent pas à ses désirs initiaux. On peut en conclure que le concept d'épargne forcée est non mesurable et surtout inutile dans l'analyse de l'inflation réprimée. La thésaurisation est une des multiples substitutions forcées que provoque l'inflation réprimée. Il y a bien épargne non désirée dans les pays socialistes, bien qu'on ne puisse la mesurer. Il pourrait aussi y avoir fuite devant la monnaie, c'est-à-dire refus d'accepter des moyens de paiement et passage à des trocs ou paiement en nature. C'est, d'ailleurs, ce que l'on observe en Pologne; les autres pays en 1. Les différents concepts d'épargne forcée présents dans la littérature économique sont analysés par MACHLUP dans ses Essais de sl11lantiqu8lconomique.
LES DÉSÉQUIUBRES SUR LE MARCHÉ DES BIENS
39
sont encore au stade de l'épargne accumulée, plus ou moins volontairement, et de l'acceptation sans discussion de la monnaie nationale. - La demande excédentaire est-el/e mesurable en économie de pénurie? Les pénuries de biens ne provoquent pas seulement une substitution de l'épargne à la consommation, mais aussi des substitutions à l'intérieur de la consommation des ménages; ne trouvant pas de viande les ménagères achètent de la charcuterie, etc. Ces substitutions forcées sont courantes dans toutes les économies socialistes; elles existent aussi, à un degré moindre, en économie capitaliste : ne trouvant pas de Renault RS à quatre portes (ou devant l'attendre six mois), un acheteur se contente d'une deux-portes. L'économiste hongrois Kornai fait des substitutions forcées le mécanisme de base du marché des biens de consommation dans les économies socialistes1 • Kornai caractérise les économies socialistes comme des économies de pénurie, c'est-à-dire de demande excédentaire (ce qu'il appelle aussi« succion» dans son livre anti-Equilibrium) par opposition aux économies de surplus ou d'offre excédentaire (ou « pressure ») que seraient les économies capitalistes. L'observation directe de la demande excédentaire est impossible et sa mesure est donc très délicate. Les difficultés ne tiennent pas au manque de statistiques (bien qu'elles manquent en effet) mais elles sont d'ordre théorique. Cet argument est très fort et suffit pour détruire les bases des tentatives de repérage économétrique de la demande agrégée, puisque la résultante macroéconomique observable statistiquement (si les données statistiques étaient bonnes) ne rend pas compte de toutes les substitutions dues aux pénuries chroniques, et donc à l'insuffisance d'offre globale. En d'autres termes, la demande excédentaire globale provoque d'abord des ajustements dans la structure de consommation qui ne sont pas perceptibles statistiquement et, seulement ensuite, un solde qui est plus ou moins repérable statistiquement. Kornai souligne, à juste titre, que la « succion» dans les marchés des biens de consommation est une inflation réprimée alors que la « succion» dans les marchés des biens de production est due à une erreur de planification de l'investissement, en l'occurrence un surin1.
J.
KORNAI (1976).
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
vestissement, par rapport à ce que l'économie peut absorber. TI faut remarquer que des déficits en biens de production et en biens de consommation se traduisent différemment car les biens de consommation sont vendus sur un marché alors que les relations entre entreprises sont assez complexes et relèvent plus de l'allocation administrative des ressources que de l'échange volontaire. Sur le marché, les files d'attente et les queues ne sont qu'un indice grossier et parfois trompeur de la pénurie. En effet, on ne peut observer de queue que pour des produits disponibles, en faible quantité certes, mais disponibles. La pénurie totale d'un bien ne se traduit pas par une queue mais, au contraire, par la disparition des files d'attente et par le transfert de la demande sur un autre bien, ou bien par un accroissement de l'épargne.
v
1 LES SUBVENTIONS BUDGÉTAIRES
POUR STABILISER LE PRIX DE DÉTAIL
Dans tous les pays socialistes les prix de détail du commerce d'Etat sont des prix administrés et ils ne correspondent pas aux coûts, sauf exception. S'ils sont supérieurs aux coûts (biens de luxe, etc.) la différence a la forme d'un impôt indirect; s'ils sont inférieurs aux coûts, la différence est une subvention d'Etat. Les subventions sont, au total, très élevées pour les biens de consommation courante. Ces subventions peuvent prendre plusieurs formes juridiques1 : Elles sont calculées comme un pourcentage du chiffre d'affaires (Pologne, Hongrie) ou comme une dotation globale. En Roumanie et en Bulgarie, ce sont les prix de gros qui sont subventionnés, le soutien aux prix de détail est donc indirect2. TI apparaît, en conclusion, qu'il est difficile de comparer directement les montants des subventions d'un pays à l'autre. Sous ces réserves, on peut retenir les ordres de grandeur du tableau ci-contre (Tableau 1.4). Sur les calculs et formes juridiques des subventions, cf. G. AR1STOV (1978). C'est pourquoi les statistiques sur les subventions dans les pays de l'Est omettent, en général, la Bulgarie et la Roumanie; les subventions aux prix de gros ne sont d'ailleurs pas publiées. 1.
2.
LES DÉSÉQUILIBRES SUR LE MARCHÉ DES BIENS
TABLEAU
1.4. -
41
Subventionl budgétaires pour stabiliser k.r prix
(en pourcentage des dépenses en biens alimentaires de la population en 1918) Hongrie RDA Pologne URSS Tchécoslovaquie
2S % 28 - (1977) 30 21 2S - (1977)
Source : E,onomi, SUTlJey of Enropt in I978 (1), p. 148.
li n'est pas facile de connaître l'évolution exacte des subventions, car des variations du taux d'imposition indirecte des producteurs peuvent signifier une perte de recettes pour le budget d'Etat, ce qui est assimilable à une subvention. Ainsi, en Tchécoslovaquie, le taux moyen d'imposition indirecte des firmes productrices est tout autant un moyen d'action que la subvention au commerce de détail : ce taux est passé de 6;,6 % en 1965 pour le sucre et les confiseries à 40,8 % en 1972 ; pour les produits alimentaires courants de 29,8 % à 15 % et de ;8,1 % à 21,7 % pour les produits ménagers, etc.l • Ces baisses des recettes budgétaires devraient, si on pouvait en calculer la valeur absolue, être ajoutées aux subventions pour mesurer l'ampleur des variations de l'aide publique nécessaire à la stabilité des prix. La charge croissante des subventions à la consommation provoque, à partir de 1977, une remise en cause de leur principe même. En 1977, le Comité d'Etat aux prix en URSS révèle qu'en 1975 les subventions, pour maintenir les seuls prix de la viande et des produits laitiers, étaient de 19 milliards de roubles; cela est considérable puisque cela représente 25 % du total des dépôts d'épargne des ménages ou 7 % du total de leur consommation. En 1977, l'URSS a consacré une subvention de 22 milliards de roubles aux prix de la viande et des produits laitiers 2• Le prix de détail de la viande de bœuf est de 1,65 rouble le kilogramme en moyenne alors que son coût est de ;,21 roubles. Les subventions étatiques sont de 1,;4 rouble pour chaque kilogramme de beurre, de 0,; 5 rouble par kilogramme de fromage blancS. x. J. ADAMlCEK, Der Stellenwert der Verbrauchssubventionen in der Wirtschafts politik sozialistischer Lander, Os/europa Wir/sçhafl, 1977/3, p. 164. 2. A. DouMov, Les prix en URSS, L'EnrOp8 orien/ale, mai 1918. 3. G. P1SSAREVSKI, Pourquoi les prix sontstables en URSS, Açlua/il'lIo~i'tiqu8l, 6- 1-1978.
42
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
En RDA, les subventions tendent à croître, elles sont passées de 26,9 % de la consommation alimentaire des menages en 1975 à 28 % en 1977; ce rythme s'accélère puisque leur montant serait de 15,5 milliards de marks en 1979, soit un accroissement de 9,3 % par rapport à 19781. La RDA est en tête des pays socialistes pour les subventions aux prix, ce qui lui a permis jusqu'ici d'être le pays où les prix ont été les plus stables et où la demande excédentaire non satisfaite (épargne forcée) est la plus forte selon les calculs de Portes 2• En Pologne, les subventions à l'alimentation ont cru de 1970 à 1975 à un taux annuel qui varia de 20 à 40 %. En 1975, elles étaient de 100 milliards de zlotys, soit 2 870 slotys par tête. Cela s'explique par l'accroissement de la consommation des ménages et surtout par la hausse continuelle des prix payés aux agriculteurs alors que les prix de détail sont maintenus à peu près stables. ]. Redlich souligne que ces subventions avaient un caractère social lorsque les revenus étaient bas mais qu'elles n' ont plus aujourd'hui que des aspects négatifs 3 • Le 24 juin 1976, le Premier Ministre Piotr ]arosrewicz annonce une révision des prix des biens alimentaires accompagnée d'un ajustement des salaires. Devant les réactions du public, le gouvernement retira son projet le 26 juin 1976. Les subventions aux prix de la viande, des produits laitiers et des légumes verts ont atteint 105 milliards de zlotys en 1977 (soit 20 % des investissements planifiés). En 1980, les autorités polonaises précisent que le total des subventions pour la stabilisation des prix de la viande et du fromage a atteint 91,4 milliards de zlotys en 1979, soit huit fois plus qu'en 1970; il devait s'élever à 100 milliards de zlotys en 19804. La presse polonaise s'est fait l'écho de l'inquiétude grandissante des économistes quant à la justice des effets d'une telle politique de subvention. Les hausses de prix de juillet 1980 et les grèves qui ont suivi ont marqué une nouvelle étape dans la recherche de la vérité des prix. TI semble que les autorités polonaises préféraient des prix moins subventionnés quitte à laisser s'accroître les salaires nominaux en proportion; on passerait d'une inflation partiellement réprimée à une inflation plus franchement déclarée. 1. Chiffre donné par T. GLOBOKAR dans Le Courrier des pays de l'Est, avril 1980, nO 2.39, P·45· 2.. R. PORTES (1978). 3. J. REOLICH, Doplaty z budZetu panstwa, Trybuna 11Idu, 2.6-6-1976. 4. East Wuf Trad, News, 2.8-~-I980.
2
MESURES DE L'INFLATION RÉPRIMÉE
L'inflation réprimée se manifeste par des files d'attente et/ou de l'épargne forcée et/ou des marchés parallèles. Chacun de ces éléments, pris séparément, n'est ni suffisant ni nécessaire pour qu'il y ait inflation réprimée ainsi que nous l'avons vu. Ainsi, en Pologne, il y a une économie parallèle très florissante et assez peu d'épargne forcée; au contraire, en RDA, les marchés parallèles sont moins vivants mais le taux d'épargne liquide est le plus élevé des pays socialistes. La file d'attente est un indicateur ambigu car elle peut indiquer une structure inappropriée de la production de biens de consommation et même si on observe une queue pour tous les biens il est difficile d'en tirer un indicateur synthétique global. La plupart des indices d'inflation réprimée analysent soit les marchés parallèles, soit l'épargne liquide des ménages et visent à mesurer l'excédent de demande globale des consommateurs à partir d'indicateurs d'encaisses ou de la comparaison entre les prix de l'économie d'Etat et ceux de la seconde économie. I
1 INDICATEURS n'ÉCART
ENTRE LES PRIX SUR LES MARCHÉS LIBRES El' LES PRIX nu MARCHÉ SOCIALISÉ
Ces indicateurs d'écart peuvent être bruts ou pondérés; l'indicateur brut met simplement en relation un indice des prix du circuit socialisé (c'est-à-dire magasin d'Etat et coopératives) et un indice des prix
195 6 1960 1961 196:: 196; 1964 196 5 1966 1967 1968 1969 1970 1971 197:: 1973 1974 1975 1976 1977 197 8
96,7 100 II9,0 1::0,7 1I2.; Il;.4 1°4.4 lIl.8 1I8,2 119,8 121.0 ul.7 U8,1 13 6,6 144.:: 147.0 IS9.S 167. 6
97,; 100
106,; III,:: Il 1,5 111.0
1I1,0 1I9,4 1I9.5 1I9,2 Il 9,4 1I9.4 120,5 1::1.8 1::::.5 U3. 1 u3.4 124,9
1II Indi&al,ur d'éçart (I/II) X IOO
I960
=
87,7 100 99.3 II::.8 100.1 97,5 101,5 96•6 101.4 1°4,4 1I2.; 1°9,7 Il::.O 1::::,7 uS,; 148,1 ISO.:: 179. 1 198,2 ::::4,::
IV Indire des prix des biens alimentaires sur le marfhé libre
II. I. - Indicateurs d'écart IOO
91,; 100 100,6 10::,6 101,5 101.5 102,; 101,9 102,6 1°5.7 106,7 107,6 1°9. 1 108.4 108.; (I09,S) 1I0.1 (II 1.2) (Il 1.4) (1l4.4) (Ul,;) (129.0)
V Indice des prix du biens alimentaires dans les magasins d'Elal (1) (2) (3)
Pologne
Sources: 1. II. Sidlistimlci godiInilc. 191::. p. 309-313; 1915. p. 341-34S; 1919. p. 361. p. XLVI; 1918. p. XLV. 320; 1979, p. XLVI.
96,1 100 9 8.7 1°9,9 9 8.5 96•1 99. 2 94,8 98,8 98,8 1°5,2 102,0 10::.7 Il;.2 1I4.4 -13;.2 134,8 IS6,6 16 3.4 173. 8
VI Indi&aleur d';carl (IV/V) X
IOO
IV. V. Rottnilc Slalyslyr{.ny. 1975.
(2) Les chiffres entre paIenthèses sont ceux donnés par R.SI.• 1918 et 1979. aux prix de la réforme de 1911. (8) En utilisant à paItir de 1913 les prix donnés par l'annuaire 1979, -
(1) Boissons alcoolisées exclues.
94,1 100 106,5 u6,5 134.:: 1::5,2 uS,9 1I4,7 1I6,2 133,5 141.; 14;,0 144,5 145.3 154.4 166.4 176 .7 181.0 196.8 ::°9,3
I Indi&e des prix sur les fllarçhés des foopéralives
II ltu/ife du prix des biens alimentaires dans les magasins d'Elal
Bulgarie
TABLEAU
MESURES DE L'INFLATION RÉPRIMÉE
45
du marché libre, un indicateur pondéré tient compte du volume des ventes sur chaque marché. L'indice brut le plus commode à construire et le plus significatif est le rapport : Indice des prix du marché libre Indice des prix du marché « socialisé»
dont l'évolution fournit une indication de la croissance de l'écart entre les prix libres et les prix administrés; c'est donc un indice de la croissance de la demande insatisfaite sur le marché socialisé. Pour construire un indicateur d'écart, il faut disposer de séries statistiques de prix sur les différents marchés. Seules les statistiques polonaises, bulgares et soviétiques sont relativement précises, mais il n'est pas certain que les biens retenus pour les indices soient les mêmes d'une année sur l'autre. Dans le cas de l'URSS, un indicateur brut se réduit à l'indice des prix du marché kolkhozien puisque l'indice des prix d'Etat reste constant. Les indices que l'on peut construire avec une certaine continuité sont ceux des prix des biens alimentaires, ce qui appauvrit le contenu de la demande excédentaire que l'on mesure. Pour l'URSS, Holzman1 a présenté un indice de tension inflationniste qui tient compte de l'évolution de la part de ce marché dans le commerce de détail.
où QK et PK représentent les quantités vendues et les prix sur le marché kolkhozien et QE et PEles quantités vendues et les prix des biens alimentaires dans le réseau de distribution d'Etat. L'indicateur d'Holzman ne peut être considéré que comme un indice de demande excédentaire des biens alimentaires dans les magasins d'Etat; or la part de ces biens dans la consommation des ménages soviétiques a baissé depuis 195 5; cet indicateur reaète aussi bien les mauvaises récoltes que la demande excédentaire globale des ménages, c'est donc une assez médiocre mesure de l'inflation réprimée.
1. F. HOLZJ.UN (1960).
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
TABLEAU
1955 = 100 195 6 = 59 1957 = 4° 195 8 = 4 1 1959 = 32 1960 = 3° 1961 = 38 1962 = 37
II.2.. -
Indicateur d'Holzman (1) 19 6 3 = 19 64 = 19 6 5 = 19 66 = 1967 = 1968 = 19 6 9 = 197° =
1971 = 1972 = 1973 = 1974 = 1975 = 1976 = 1977 = 1978 =
36 39 28 24 24 22 25 2Z
23 23 25 23 27 3° 3° 3z
e)
La série a été calculée de 1955 à 1971 par BRONSON et SÉVERIN et publiée par GARVY (1977) et de 1972 à 1978 par E. DIRKSEN de l'Université d'Amsterdam. Je le remercie d'avoir bien voulu me communiquer ses résultats.
Ses grandes tendances sont néanmoins intéressantes et la croissance régulière de l'indice, depuis 1974, révèle une tendance à l'accroissement de l'inflation qui est confirmée par tous les autres indicateurs.
II 1 LES COEFFICIENTS D'ENCAISSES
«
FORCÉES»
Une des mesures possibles de l'épargne« forcée» est de supposer que l'encaisse liquide désirée est une proportion stable soit du revenu, soit des transactions et que l'encaisse restante est donc une encaisse involontaire. l /
Le coefficient-revenu
L'économiste britannique Gomulka1 a calculé un taux d'épargne forcée en Pologne. Il part de l'hypothèse que l'épargne liquide volontaire représente 3 % du revenu disponible des ménages parce que c'était le taux observé en 1960. Cette hypothèse de stabilité du taux des encaisses désirées est arbitraire mais n'oublions pas que c'est sur une base identique que se fonde le Conseil national du Crédit, en France, pour distinguer entre les encaisses nécessaires et les encaisses thésaurisées. Il est alors possible de calculer un taux d'encaisse forcée qui est le rapport de l'épargne forcée accumulée depuis 1970
I.
S. GmtuLKA (1978).
MESURES DE L'INFLATION RÉPRIMÉE
47
sur le revenu annuel disponible, en monnaie et en nature, des ménages. Ce taux est passé, en Pologne, de 4,S % en 1972 à 15,2 % en 1975 et 14,4 % en 19781; en d'autres termes, les ménages polonais détenaient, en 1978, une encaisse forcée équivalente à 14,4 % de leur revenu disponible. L'indice de Gomulka ne peut être retenu sans réticences. La stabilité du taux d'épargne des ménages n'est pas une hypothèse réaliste si on l'applique à la période 1960-1980; le niveau de vie des Polonais a augmenté et leur taux d'épargne volontaire a certainement suivi le même chemin. Cependant, il est également invraisemblable que le taux d'épargne volontaire ait pu croître brutalement en 1973 et 1974; c'est pourquoi l'accroissement de l'encaisse monétaire des ménages ne peut s'expliquer que par un développement des encaisses non désirées. 2
1Le
coejjicient-transactions
L'économiste allemand (de RFA) Thieme distingue l'inflation pure, où les prix s'élèvent, de l'inflation « d'encaisse» qui se caractérise par un gonflement des encaisses involontaires. Pour mesurer les encaisses involontaires, Thieme fait l'hypothèse que l'encaisse « désirée» est une proportion stable des transactions. • • • • •
Soit Soit Soit Soit Soit
M la masse monétaire et m son taux de variation. Q la production en volume et q son taux de variation. P le niveau des prix et p son taux de variation. V la vitesse de circulation de la monnaie. K le coefficient d'encaisses (= Il V) et k son taux de variation.
L'équation de Fisher s'écrit MV = P.Q ou M = K. P .Q, ou en prenant les taux de variation : 111=
Si P > Si k > Si p >
0 0 0
k+ p+ q. il Y a inflation par les prix. il Y a inflation « d'encaisses ». et k > 0 il Y a inflation mixte.
1. Les résultats de 1912. et 1911 sont tirés de S. GOMULItA (1918).
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
Thieme fait l'hypothèse, contestable mais intéressante et défendable, que V est stable (c'est-à-dire k = 0) lorsque les tensions sur le marché se résorbent par des mouvements de prix. Si les fluctuations des prix sont contrariées, alors V varie pour compenser la rigidité des prixl; l'inflation réprimée se traduit par une diminution de V(k > 0), les encaisses oisives augmentent. Cette approche a le mérite de fourrur un indice d'inflation : p k; elle est correcte dans la mesure où les habitudes de paiement varient peu et lentement, ce qui est la condition de stabilité « naturelIe» de V et K. Cela n'est pas tout à fait le cas dans les pays socialistes mais il est cependant difficile d'affirmer qu'il y a de fréquentes révolutions dans les techniques de paiement. Une insuffisance plus grave de cette analyse réside dans l'accroissement de l'encaisse volontaire destinée à l'achat des biens durables; on peut supposer que cet accroissement est régulier mais lent. Thieme affirme que son indice est théoriquement neutre car l'équation de Fisher est une identité ex post qu'il n'est pas besoin d'interpréter en lui donnant un sens causal. C'est exact mais supposer la stabilité « naturelle» de V est une autre chose. Certes, c'est une hypothèse vraisemblable que de poser que les mouvements de V (ou K) sont dus à la rigidité de P face aux déséquilibres de marché, mais c'est une hypothèse. Notons qu'avec cette approche il n'est plus besoin de parler d'épargne forcée; on substitue à ce concept la notion, plus nuancée, de ralentissement de la circulation monétaire ou d'accroissement du coefficient d'encaisses. Les seuls pays dont les statistiques disponibles permettent de calculer k sont la Pologne, la RDA, la Tchécoslovaquie et la Hongrie. Thieme lui-même n'a fait les calculs que sur les exemples polonais et allemand. Le tableau II. 3 retrace les résultats qu'il est possible de calculer à partir des statistiques disponibles. M K = - - où M représente le stock de monnaie utilisable dans le
+
P.Q
commerce de détail et P.Q le chiffre d'affaires du commerce de détail. I. C'est la théorie de l'économiste soviétique Strumilin en 1926. Cf. le chapitre suivant.
MESURES DE L'INFLATION RÉPRIMÉE
49
li faut souligner que cet indice ne saurait être comparé à un indice construit de la même façon pour des pays capitalistes; les deux seuls emplois possibles de la monnaie en économie socialiste sont l'achat de biens de consommation (ce qui apparait dans le chiffre d'affaires du commerce de détail) ou la détention d'encaisses sous forme de dépôts d'épargne (D) ou d'encaisses conservées en espèces par le consommateur CB) alors que dans un pays capitaliste la monnaie reçue par les agents peut servir à acheter des biens de production, des terrains, des titres. Cependant, les ménages peuvent, dans tous les pays socialistes, acheter un appartement. Ces transactions n'apparaissent pas dans le chiffre d'affaires du commerce de détail et c'est là un défaut, assez grave, du mode de calcul de Thieme. li faut remarquer que M ne recouvre pas le stock de monnaie détenu par les particuliers car les entreprises d'Etat peuvent recourir au commerce de détail et elles disposent d'un volant de monnaie fiduciaire à cette fin; il faut temt: compte de cette encaisse si on veut confronter l'encaisse globale de chiffre d'affaires du commerce de détail. Thieme, dans son analyse, déclare s'en tenir à la monnaie détenue par les particuliers; mais ses estimations pour la RDA retiennent le stock monétaire détenu par les particuliers et les entreprises (monnaie fiduciaire) car c'est les seules données monétaires disponibles pour la RDA. Nous avons, dans le tableau II. 3, retenu, dans la composition de la masse monétaire, les dépôts des ménages et la monnaie fiduciai1:e en circulation hors des banques, y compris celle qui est détenue par les administrations et les entreprisesl • En effet, ce gui nous intéresse, ce sont les transactions dans le commerce de détail et non pas la personnalité de leurs acteurs (consommateur ou administration); cela explique les différences qu'il y a entre les chiffres cités ici et les estimations de la masse monétaire utilisées généralement car ces dernières comptabilisent soit seulement la monnaie fiduciaire obtenue par les ménages, soit la monnaie en circulation (dans les ménages ou aussi dans le secteur public) sans comptet: les dépôts liquides. Les résultats de nos calculs ne laissent place à aucune ambiguïté : K croît dans tous les pays mais à des rythmes variables. Le taux de 1. Pour la Hongrie, il n'a pas été possible, faute de statistiques précises, d'intégrer dans M la monnaie détenue par le secteur public.
TABLEAU
II. 3. -
Coeffiâetlts d'el/caisse (I)
RDA
1960 1965 1966 1967 1968 1969 197° 197 1 1972 1973 1974 1975 1976 1977 1978
Hongrie
l
2
)
4
f
B
D
M
P.Q
K
4,5 5,2 5,5 5,8 6,4 7,0 7,4 7,7 8,8 9,2 9,6 10,1
10,5 Il,3 Il,9
17,5 31,2 35,0 39,0 43,3 48,1 p,2 55,7 59.9 65,1 7°,2 75,3 80,2 86 92
22 36,4 4°,5 44,8 49,7 55,1 59,6 63,4 68,7 74,3 79,8 85,4 9°,7 97.4 1°3,9
45,0 51,1 53,2 55. 2 57,9 61,4 64,1 66,6 7°,5 74,6 79,2 81,9 85,7 89.4 9 2,5
0,49 0,7 1 0,76 0,81 0,86 0,9° 0,93 0,95 0,97 1,00
1,01
1,°4 1,06 1,°9
6 B 8,3 10,0
II,0
12,3 13,8 16,2 18,6 20,9 22,9 26,1 29,9 34,7
7 D
5,5 20,4 23,0 24,8 29,2 35,1 42,1 48,4 54,5 62,0 7°,8 81,2
II
12
1)
14
If
16
D
M
P.Q
K
B
26,3 39,4 44,1 48,4 53,3 57,4 58,6 67,3 78,2 96,3 117,2 141,2
17,0 52,7 65,1 7 8,9 91,1 105,8 I l 7,4 13 6,5 16 9,9 21 3,5 264,2 3°7,2
1°9,2 12 7,3
144,4 163,2 176,0 20;,8 248,1 3°9,8 381 ,4 448,4
13,8 3°,4 34 37,1 43,0 51,2 60,6 69,3 77,4 88,1 100,6 1I5,9
68,7 89 96,4 106 1I2,8 12.3,6 140,6 153,5 16 3,3 178,7 200,2
220 234,6 259,2 282,2
10
K 0,20
0,34 0,35 0,35 0,3 8 0,41 0,43 0,45 0,47 0,49 0,5° 0,53
Tchécoslovaquie
B
43.3 92,1
9 P.Q
1,12
Pologne
1960 1965 1966 1967 1968 19 69 197° 1971 197 2 1973 1974 1975 1976 1977 1978
8 M
200,4 280,0 299,3 32 1,9 348,8 376,2 396,0 4 29,5 4 84,5 544,0 612,0 7°4.4 9 II ,5 983,2
0,22
7,3
0,33 0,3 6 0,4° 0,41 0,43 0,44 °.47 0,5 1 0,57 0,62 0,64
10,Z
II,6 13,1 16,2 17,3 17,8 19,5 22,0
24,5 25,9 27,7 3°,3 34.0
Il D
18 M
19,6 35,9 39,8 45,5 49,4 54,4 64,0 74,4 86,2 99,4 108,2 II6,6
26,9 46,1 51,3 58,6 65,6 71,7 81,8 93,9 108,2 12 3,9 134,1 144,3
19
20
P.Q
K
94,5 lIl,8 117,3 124,8 142,2 159,3 163,2 171,7 180,1 19°,9 2°5,2
0,28 0,40 0,43 0,46 0,46 0,44 0,49 0,54 0,59 0,6; 0,64 0,67
212,2 220,2
228,9 24 1.4
(1) B, D et At sont exprimés cn milliards d'unités monétaires.
Sources: Col. l, 2. 3,4: S. RUDCENKO (jusqu'en 1975), et Statistiscbes Jabrbmb, 1979, p. 218, 253, 254; col. 6. 7 : S. RUDCENKO; col. 9 : Statisticeskij ejegodnik stran-llenov SE V, 1971-1975 et 1979; col. II, 12: S. RUDCENKO; col. 14 : RoCZllik Statystyczny, 1979, p. 314; col. 16 : Statistika Rocenka; col. 17 : S. RUDCENKO; col. 19 : Statisliceskij ejegodnik stranë/enov SEV.
MESURES DE L'INFLATION RÉPRIMÉE
croissance de K (c'est-à-dire k) est plus fort en Tchécoslovaquie et en Pologne qu'en Hongrie, il est faible en RDA. Cela semble indiquer que l'inflation était plus strictement réprimée en Tchécoslovaquie et en Pologne Gusqu'en 1976) qu'en Hongrie où les prix variaient plus librement et où l'inflation n'était donc pas réprimée (cf. le tableau 1. 1). Depuis 1976, l'inflation est devenue une inflation ouverte aussi bien en Pologne qu'en Tchécoslovaquie comme en témoigne le tableau 1. l du chapitre précédent.
III 1 INDICATEUR DE POUVOIR D'ACHAT INUTILISÉ
Khanelis définit l'inflation comme un excédent de liquidités dans les mains de la population et dans les entreprises dû non pas à un désir d'encaisses mais à un excès de la demande sur l'offre. Soit D la demande potentielle de la population pendant une année, elle est égale à la somme des revenus monétaires et de l'épargne disponible au début de la période, et soit le volume de l'offre de biens de consommation pendant la période considérée, il est égal à la somme du chiffre d'affaires du commerce d'Etat et du commerce privé et de la valeur des biens offerts mais non vendus.
°
L ,·10dice de couverture de la deman de par l'offre est OCt) D(t) et
l'indice d'évolution du pouvoir d'achat, que retient Khanelis, est:
0,0, 1 -"--:=----':....-....:: 0'-1
X
D'_l Dt - Dt_1
-
I.
Il est malheureusement très difficile d'estimer D. En effet, d'une part les revenus non salariaux (pensions, revenus kolkhoziens, certaines primes, revenus d'activités sur les marchés parallèles, etc.) ne sont pas connus et, d'autre part, les statistiques officielles sur les revenus sous-estiment les revenus monétaires de l'ensemble de la population car elles ne comptabilisent pas les revenus tirés du travail au noir ou sur les marchés parallèles. De la même façon, l'offre du secteur privé est impossible à chiffrer et le volume de biens de consommation offerts mais non vendus est très difficile à mesurer. Malgré ces difficultés, Khanelis, qui avait publié plusieurs études
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
sur ce sujet alors qu'il était encore en URSS, estime le revenu monétaire total des Soviétiques (impôts déduits) à 104,1 milliards de roubles en 1960 et 2.59,9 en 1973, ce qui est nettement supérieur à la plupart des évaluations proposées par les autres spécialistes. Cela donne une inflation réprimée sur le marché des biens de consommation (demande monétaire non satisfaite) assez élevée. Selon Khanelis, le pouvoir d'achat du rouble aurait baissé de 2.0,4 % de 1960 à 19731, la demande correspondant aux revenus ainsi calculés augmentant plus vite que l'offre de biens de consommation. Dans la sphère de la population, le pouvoir d'achat du rouble utilisé par les firmes pour leurs transactions entre elles aurait baissé pendant la même période de 40 %. Ces taux de baisse de pouvoir d'achat correspondent à des taux de hausse des prix de 2. 5,6 % sur le marché des biens de consommation et de 66,6 % sur celui des biens de production. Cela donne un taux annuel moyen d'inflation réprimée de 1,5 % environ sur le marché des biens de consommation qui s'ajoute aux hausses de prix cachées.
IV 1 CALCUL DES EFFETS DE LA PÉNURIE DE BIENS DE CONSOMMATION
Un consommateur, qui désire acheter un bien et n'en trouve pas, subit une contrainte égale à la valeur de ce qu'il aurait acheté. Si on savait ce que les consommateurs achèteraient sous leur seule contrainte de budget, on disposerait ainsi de la valeur de la demande non contrainte du consommateur; la différence avec la demande effective peut servir d'estimation de l'inflation réprimée. Khanelis essaie, à partir de normes de consommation établies par des instituts soviétiques officiels, de calculer les effets de l'inflation réprimée. Le déficit de biens alimentaires en URSS en 1973 est (aux prix pratiqués) de 196,9 roubles par tête, soit 9,2. milliards de roubles pour la population totale, c'est-à-dire 2.0 % du revenu monétaire net et 80 % de l'épargne des ménages. Cet indice présente deux faiblesses : d'une part, les normes de consommation sont toujours incertaines, et, d'autre part, un tel indice ignore, par construction, les substitutions forcées: un consommateur 1. Pour le détail des calculs de Khanelis, cf.
J. N. KHANELlS, 1976/23, p. 29.
MESURES DE L'INFLATION RÉPRIMÉE
TABLEAU
11.4. -
Déficit de biens de consommation en URSS Norme
th çonsommotion par tête (en kg)
Viande Poisson Produits laitiers Œufs (en unités) Légumes Fruits
53
82 18 433 29 2 146 II2
ConIommation rée"e en I91J
H 16,1
3°7 1°9 85 4°
Prix m'IYen du kilogramme (en roublu)
2,6 0,92 0,29 0,1 (Pièce) 0,39 0,69
Valeur du défkit
(en roub/eI)
75,4 1,8 36,5 9,7 23,8 49,7 196,9
Source:
J.
N. KHANEL1S, 1976/23, p. 23, et 1976/6, p. 30.
privé d'œuf va acheter du lait, etc. Un rouble d'achat forcé de lait par quelqu'un qui aurait préféré un œuf apparaît dans la consommation de lait au lieu d'apparaître dans celle d'œufs mais ce rouble est compté dans la consommation de l'agent et n'entre pas dans le déficit total subi par l'agent, alors qu'il y a un déficit d'œufs pour un rouble.
v 1
COMPARAISON DE L'ÉVOLUTION DU POUVOIR D'ACHAT DES MONNAIES
Laski a calculé un taux d'inflation réprimée pour la Pologne; il compare, sur la période 1964-1973, le taux officiel de hausse des prix (1 1,8 %) à celui de pays comme l'Autriche ou la France et vérifie si les variations de change du zloty en schillings ou en francs sont compatibles avec ces variations relatives de prix. Ainsi, en 1964, 100 zlotys permettaient d'acheter en Pologne ce qui se vendait 98 schillings en Autriche selon des études sur la consommation dans les deux pays menées par la Commission économique pour l'Europe. L'Office statistique de Varsovie a mené une enquête sur les prix en France et en Pologne, pour l'année 1972, ce qui permet de dire que 100 zlotys en 1972 représentaient un pouvoir d'achat équivalent à 25 FF; le cours moyen du franc par
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
rapport au schilling autrichien a été sur la période 1964-1973 de 100 sch = 23,S9 FF. Si l'inconnue 7t est le prix, en 1973, d'un panier de biens valant 100 zlotys en 1964, on a 100 zlotys
=
98 X 147,1
..
schillings en termes
1t
de parité des pouvoirs d'achat, et 100 zlotys = 25 X
100 schillings 23,59
en termes de taux de change; on en tire 1t = 136, soit un taux d'inflation moyen de 3,4 % par an au lieu de 1,1 % officiellement. La formule de Laski repose sur l'hypothèse que les paniers représentatifs de la consommation restent les mêmes dans chaque pays tout au long de la période envisagée. Si le taux d'inflation polonais était réellement le taux officiel de variation des prix (II,8 % sur la période 1966-1973), le pouvoir d'achat du zloty par rapport au schilling aurait été de : 100 zl
=
98 X 147,1 I I 1,8
=
128,9
sch.
C'est-à-dire qu'en 1964 100 zlotys représentaient le pouvoir d'achat de 98 schillings et auraient représenté en 1973 celui de 128,9 schillings; en fait ce pouvoir d'achat était de : 100 zl =
98 X 147,1
13 6
=
104,8
sch,
soit une détérioration du pouvoir d'achat du zloty de 19,5 de celle que donne la hausse des prix avouée.
VI
1
% en plus
ÉVOLUTION DES POUVOIRS D'ACHAT DES MONNAIES ET DES TAUX DE CH.\NGE AU MARCHÉ NOIR
li est possible de construire un indice en appliquant directement la théorie de la parité des pouvoirs d'achat. On suppose que le cours du « marché », c'est-à-dire en l'occurrence celui du marché noir (puisqu'il n'y a pas de marché libre des changes dans les pays socialistes), reflète fidèlement le pouvoir d'achat du rouble (ou du zloty) par rapport à celui de la monnaie contre laquelle il est échangé. Les variations de ce cours sont principalement gouvernées par les varia-
55
MESURES DE L'INFLATION RÉPRIMÉE
tions du pouvoir d'achat des deux monnaies. Si on dispose des variations du cours du rouble contre des dollars sur le marché noir et d'un indice des prix américains on peut en déduire les variations d'un indice idéal des prix soviétiques. Des modèles de ce genre ont été utilisés pour la Turquie, les Philippines et l'Inde où il y a (ou il y a eu) un marché noir des devises provoqué par un contrôle des changes assez rigoureux. Le Pick's Currency Yearbook donne des relevés périodiques assez précis du taux de change au marché noir du dollar us contre les monnaies des pays socialistes à l'intérieur de ceux-ci. Culbertson et Amacher calculent ainsi un premier indice implicite des prixl. T ABLE_'>.U II. 5. -
Tchécoslovaquie
RDA
Hongrie
Pologne
85,82 95,87 100,08 97,17 121,17
79,43 89,9° 9°,02 II4,76
160,72 146,86 106,28 126,19 107,62 102,79
80,08 83,5 1 89,°0 92,82 1°9,5° 177,97
16,35 19,24 3°,94 49,99 60.49 1°3,3 8
69,89 68,82 65,96 61,51 64,25 II9,5 2
100,00
100,00
100,00
100,00
100,00
100,00
89,59 94,7 6 9°,3 6 128,84 12 5,32 1°3,34 97, 6 3 102,74 1°4,95 126,72 130,86 129,24 122.25 II5.06 108,83
84,97 83,60 68,93 7 2,95 87,60 94,22 86,82 89,15 99,28 122,27 176,89 128,3° 107,13 100,88 94,°7
96,04 97,01 124,7 2 102,25 92,69 77,°5 92,17 85,II 9°,27 108,07 1I4,75 1°7,48 1I3.n 110,86 9 2•23
80,76 81,86 83,63 84,3 6 93,9 6 112,14 1°7,35 1°3,19 II 1,42 128,16 131,49 124,81 1°9.93 I I 3,61 1°4,37
79,25 77,16 64,89 81,32 82,94 86,92 89,88 89.49 97,32 12 3,35 13°,10 134. 89 II4,83 93,5° 88,69
87,88 128,01 101,95 120,99 119,7° II4,07 1°7,°3 148,21 160,3 1 208,67 223,29 25 6,07 245,°7 17 8.74 2°4,9°
Bulgarie 195 2 1953 1954 1955 195 6 1951 195 8 1959 1960 1961 1962 1963 1964 19 6 5 1966 1967 1968 19 69 197° 1971 197 2 1973
Indices implicites des prix de Cu/bertson et Amacher
Roumanie
87,82 96,15 83,55 86,01 12 3,5 6 126,36 12 5,9 8 134.35 142,36 144.°1 122,66
URSS
Source: W. CULBERTSON et R. AMACHER. p. 387. 1. W. CULBERTSON et R. AMACHER (1978).
INFLATION ET EMl'LOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
Cet indice est très grossier dans la mesure où il résulte de l'hypothèse que les variations relatives de pouvoir d'achat des monnaies des pays socialistes par rapport au dollar sont l'unique facteur de variation du cours du marché noir. Bien d'autres variables sont essentielles, et notamment les conditions d'offre de devises sur le marché noir, c'est-à-dire le nombre de touristes, leur richesse et le désir qu'ils ont de disposer de roubles, zlotys ou forints pour faire leurs achats. Il paraît donc clair que le développement de magasins pour étrangers où les achats se règlent en devises est un facteur d'affaiblissement de l'offre. Pour accepter, du point de vue de l'offre de devises, le principe de l'indice de Culbertson et Amacher, il faudrait faire l'hypothèse que les conditions du tourisme, le nombre de touristes et leur désir d'avoir des roubles ont peu varié sur la période. Du point de vue de la demande de devises, les conditions requises pour adopter l'indice de Culbertson sont aussi difficiles à retenir. La demande de devises dépend, bien sûr, des parités de pouvoir d'achat des monnaies mais aussi des conditions des transactions sur le marché noir; les pénalités, les sanctions et surtout la probabilité d'être puni ont varié assez fortement d'une année sur l'autre, ajoutant des « primes de risques» (importantes et variables selon les années) au cours « de marché ». Les coûts de transaction (risque, probabilité d'une sanction) sont inclus dans le prix des devises et sont instables. Cela seul suffit à faire considérer avec méfiance tout indice fondé sur la théorie de la parité des pouvoirs d'achat. Conscients de ces problèmes, mais en en sous-estimant probablement l'importance, Culbertson et Amacher ont corrigé le calcul de leUl: indice à partir de l'expérience que donne le change au marché noir, en Yougoslavie, du dinar contre des Deutsche Mark. Comme le taux réel d'inflation de la Yougoslavie apparaît dans les statistiques de prix officielles, qui sont de bonne qualité, il est possible d'estimer le biais général que comporte l'indice brut de Culbertson et Amacher et de calculer un indice « corrigé» pour les pays socialistes autres que la Yougoslavie. Le principe de cet indice corrigé repose sur l'hypothèse que le biais est de la même nature qu'il s'agisse de la Yougoslavie ou de tout autre pays socialiste. L'indice corrigé de Culbertson et Amacher donne de forts taux d'inflation pour tous les pays socialistes, supérieurs à ceux des pays
MESURES
DE L'INFLATION RÉPRIMÉE
TABLEAU
II.6. -
57
Indice co"igé Je Cu/ber/son e/ Amach6r
(taux annuel moyen d'inflation, 1960-1970) [,IIJiCl
T allX o/!Ï&iel
th Culberlson-AmaGher
%
%
Bulgarie Tchécoslovaquie
1,1
RDA
0,0 0,9 1,2
3,4 5,0 3,4 4,1 5,5
0,4 0,1
6,3 (1) 8,6
1,2
Hongrie Pologne Roumanie URSS
Yougoslavie
12,1
II,1
(1) Taux moyen de 1963 à 1970.
Source: W.
CULBERTSON
et R.
AMACHER,
p. 393.
capitalistes à la même époque, ce qui n'est pas sûr mais pas totalement invraisemblable. Ce qui est plus étonnant, c'est la structure des taux; l'URSS aurait un taux d'inflation moyen en 1960-1970 qui serait plus du double de celui de la Hongrie; la Roumanie aurait aussi un très fort taux d'inflation, supérieur notamment à celui de la Pologne!. li n'est pas acceptable de placer la Pologne derrière la Roumanie et l'URSS (par ordre de taux décroissants) ni de donner à l'URSS la place d'honneur. Toutes les estimations et toutes les observations empiriques tendent à placer l'URSS avec le peloton: Roumanie, Tchécoslovaquie, Hongrie. Le «faible» taux de la Pologne s'explique certainement par les conditions assez libérales du marché noir des devises et donc par le fait que les risques de transaction y sont faibles par rapport à ceux des autres pays où les risques encourus sont plus sérieux. li paraît, en conclusion, que les indices implicites de prix, fondés sur la parité des pouvoirs d'achat des monnaies, sont très contestables. lis reposent sur des calculs faits à partir de données livrées par des marchés très étroits. Le marché noir des devises dans les pays socialistes est un marché restreint, très sensible à l'action d'un gros 1. L'ordre de grandeur des taux d'inflation de l'URSS et de la Roumanie est impossible, car ces taux seraient supérieurs aux taux de croissance du revenu nominal, ce qui n'est pas sérieux.
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
offreur (ce qui est rare) ou d'un gros demandeur (ce qui est plus fréquent). Les coûts de transaction représentés par les primes sont trop importants et trop instables pour que l'on puisse considérer que le cours des changes sur le marché noir est principalement déterminé par la parité des pouvoh:s d'achat. La correction portée par Culbertson et Amacher à partir du cas yougoslave provient d'une base de calcul trop spécifique pour rassurer sur la valeur de l'indice corrigé. Il n'en demeure pas moins que la construction de ces indices implicites de prix est une tentative intéressante; les résultats, c'est-àdire les taux d'inflation calculés, ne sont pas acceptables à l'état brut mais certaines de leurs caractéristiques sont à retenir; en particulier la dispersion des taux d'inflation et le fait qu'aucun taux ne soit très bas paraissent plausibles et caractéristiques d'une période de forte croissance des revenus accompagnée d'une croissance moins soutenue de l'offre de biens de consommation.
VII 1 QUEL EST LE TAUX RÉEL D'INFLATION DANS LES PAYS SOCIALISTES?
Il nous semble avoir amplement démontré l'existence d'une inflation ouverte, cachée et réprimée, dans les pays socialistes; mais il n'est pas possible de trouver de mesure correcte de l'ensemble du phénomène parce qu'il est impossible de proposer un indice d'inflation réprimée satisfaisant. Cette impossibilité a deux causes, l'une statistique et l'autre théorique; la première est que, même si on définissait un indice, on ne pourrait le calculer en raison du manque de données fiables. La seconde cause tient à ce que la théorie économique n'a pas réussi à identifier la caractéristique de l'inflation réprimée qu'il convient de retenir et de mesurer. Dans le cas d'inflation par les prix on retient un indice des prix de détail dont l'évolution mesure l'inflation; cet indice est lui-même théoriquement discutable comme en témoignent toute la théorie des indices de prix et l'argumentation, que nous avons analysée, de Konjus et Alchian. Pour l'inflation réprimée, les doutes sont encore plus grands: l'épargne forcée peut-elle servir à mesurer l'inflation réprimée? Dans ce cas, quel indice d'épargne retenir? Comme nous l'avons souligné, l'épargne forcée n'est pas une carac-
MESURES DE L'INFLATION RÉPRIMÉE
59
téristique nécessaire de l'inflation réprimée; les autres indicateurs sont encore plus douteux et surtout sont en général inutilisables compte tenu de l'état des données statistiques. Une autre difficulté vient de ce que l'inflation réprimée n'est pas la seule forme d'inflation, elle coexiste avec une inflation cachée et une inflation ouverte. Dans ces conditions, comment obtenir un indice général d'inflation? Toute réponse est arbitraire; on peut, sous cette réserve, se demander quel serait, pays par pays, le taux de hausse des prix vraisemblable si la demande excédentaire se résorbait par des mouvements de prix: c'est un indice implicite de tension sur les prix. Remarquons qu'en France (au moins avant 1978) l'indice des prix (celui de l'INSEE ou tout autre indice) n'est pas un indice d'inflation mais un indice de coût de la vie en ce sens que certains prix, étant administrés, ne montent pas spontanément pour résorber la demande excédentaire; les jours de hausse des tarifs publics, l'indice des prix fait un bond mais peut-on dire qu'il y a eu 3 % d'inflation tel jour et 0 % pendant les jours précédents? Un indice de coût de la vie et un indice de demande excédentaire ne sont pas la même chose même si à long terme leurs mouvements coïncident comme c'est le cas dans une économie capitaliste avec contrôle des prix. Pendant les périodes de contrôle des prix l'indice d'inflation est supérieur à celui du coût de la vie et pendant quelques très brèves périodes (celles des ajustements de tarifs et de prix) l'indice de coût de la vie saute au-dessus de celui d'inflation. Sous toutes ces réserves, guels résultats très approximatifs tirons-nous des analyses des deux premiers chapitres? L'inflation réelle est la somme de trois éléments: la hausse officielle des prix, les hausses de prix cachées et l'inflation réprimée. Si le taux officiel de hausse des prix est connu (notre tableau 1. 1), nous devons nous contenter d'approximations grossières en ce qui concerne l'inflation cachée et l'inflation réprimée. A propos de l'inflation cachée, les analyses que nous avons mentionnées font apparaître un taux annuel d'inflation cachée, pour la décennie 1970-1980, d'au moins 1 % en URSS et en Tchécoslovaquie, de plus de 2 % en Hongrie et en Pologne et de moins de 1 % en RDA. Nous n'avons pas de données comparables pour la Roumanie et la Bulgarie que nous pouvons ranger, un peu arbitrairement, avec le peloton « moyen}) formé par l'URSS et la Tchécoslovaquie.
t,. t
60
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
L'inflation réprimée ne peut, elle aussi, être mesurée directement, mais il est raisonnable de l'estimer, pour la même décennie 1970-1980, à au moins 1 % par an dans tous les pays socialistes, ce taux étant largement dépassé en Pologne, en URSS et en Hongrie. Il est donc clair que pour obtenir des taux minimaux d'inflation réelle, il convient d'ajouter aux indices officiels de hausse des prix des taux annuels d'au moins 1,5 % (RDA), voire de 5 % (pologne). Cela donne ainsi, pour l'année 1979, des taux réels minimaux de 1,5 % en RDA, 6 % en Tchécoslovaquie, 10 % en Pologne, 12 % en Hongrie et 3,5 % en URSS. On peut constater que la RDA est le pays où la seule forme d'inflation notable est l'inflation réprimée, c'est aussi le pays où les indices d'encaisse forcée montrent le plus fort taux de croissance et où les subventions aux prix sont les plus fortes, et donc où les prix de détail sont les mieux tenus; c'est le dernier pays à pratiquer une gestion à l'ancienne (ou à la Staline) de la demande excédentaire. A l'issue de cette première approche, il apparaît que les principales caractéristiques de l'inflation dans les économies socialistes sont les suivantes: 1) Les taux d'inflation augmentent à partir de 1976 dans tous les pays. Les taux de la période 1965-1975 seraient nettement inférieurs aux estimations que nous avons données pour 1979,
2) Cette flambée inflationniste coïncide avec un ralentissement de la croissance dans tous les pays et avec l'abandon des objectifs initiaux des plans quinqu~nnaux 1976-1980. 3) L'inflation touche aussi bien des pays exportateurs d'énergie (la Pologne) que des importateurs (RDA, Tchécoslovaquie). 4) Il Y a une forte dispersion des taux d'inflation, certains pays étant beaucoup plus atteints que d'autres. 5) La part de l'inflation réprimée dans l'inflation totale varie selon les pays et selon les périodes. Il est incontestable que les quatre premières caractéristiques s'observent aussi dans les pays capitalistes; on est alors amené à se demander si ces mêmes effets proviennent des mêmes causes; c'est un des thèmes de recherche des chapitres suivants. L'inflation socialiste présente néanmoins une spécificité essentielle : la part de l'inflation réprimée dans l'inflation totale. Cela laisse
MESURES DE L'INFLATION RÉPRIMÉE
61
penser que l'inflation réprimée joue peut-être un rôle régulateur dans le fonctionnement d'une économie socialiste; cette question sera abordée dans le chapitre suivant. Une autre constatation intéressante est l'instabilité relative de cette part de l'inflation réprimée. Une inflation ouverte élevée peut succéder à une forte inflation réprimée; c'est le cas lorsque le gouvernement révise les prix brutalement, la hausse des prix peut s'accompagner d'une baisse des achats de ménages et il est possible qu'une année de demande globale excédentaire soit suivie par une année d'offre excédentaire (aux nouveaux prix); on peut citer l'exemple de la Pologne en 1974. Une théorie de l'inflation en économie socialiste doit donc expliquer non seulement l'existence de l'inflation (c'est le plus facile), mais aussi les différences dans la structure de l'inflation totale, c'est-à-dire la « préférence» pour l'inflation réprimée dans certains pays, le biais vet:s l'inflation cachée dans d'autres et la résignation à l'inflation ouverte en Pologne et en Hongrie ainsi que le glissement vers ce troisième groupe de la Roumanie et de la Tchécoslovaquie.
3 LE CHEMIN VERS L'INFLATION RÉPRIMÉE les inflations soviétiques,
1920-1940
L'objet de ce chapitre est de montrer que l'inflation réprimée n'est pas apparue par hasard ou par application d'une théorie soigneusement mûrie par des doctrines académiques. L'inflation réprimée est l'aboutissement d'un processus assez long de tentatives variées de politique économique. Les années 1920 se sont caractérisées, en URSS, par une forte inflation, ce qui a conduit les théoriciens à chercher des formes de calcul sans monnaie. Le développement des théories du socialisme sans monnaie coïncide avec les pics de l'inflation. D'autres chercheurs (ou les mêmes) et des hommes d'Etat ont cherché les règles d'une stabilisation monétaire : couverture-or ou converturemarchandises. Le choix, fait par Staline, d'une affectation planifiée des ressources à partir de 1928 a limité l'éventail des types d'institutions monétaires possibles et, à part l'impossible économie sans monnaie, il ne restait qu'un mode d'institutions compatible avec la planification impérative en volume; c'est celui-là qui a émergé des réformes monétaires de 1930 à 1947. Les idéologies, les doctrines abstraites n'ont eu aucune influence et ont été réinventées après coup. En matière monétaire, les débats théoriques des années 20, guidés par l'expérience quotidienne des théoriciens et non par une idéologie préexistante, ont été d'une rare richesse, ils ne peuvent être comparés qu'à ceux qui avaient animé la vie intellectuelle et politique anglaise des années 1800 avec Ricardo, Torrens, Thomton, etc., et qui avaient débouché sur la théorie moderne du rôle de la Banque centrale. Les débats soviétiques sont mal connus, il n'existe aucune étude appro-
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
fondie sur la pensée monétaire soviétique de 1918 à 1947 (date de la dernière réforme monétaire importante) et pourtant on ne peut comprendre les institutions monétaires, le rôle des prix de détail, et l'inflation réprimée sans une connaissance historique sérieuse des origines de cette pensée monétaire.
1 1 INFLATION ET MONNAIE (1918-1923)
En décembre 1917, toutes les banques furent nationalisées et réunies en une banque du peuple (Narodnyj bank) chargée de gérer les fonds déposés obligatoirement par les secteurs nationalisés. Pendant la guerre civile, les « communistes de gauche », suivant Preobrajenski, réclamaient une émission fiduciaire accrue; Schmidt dit au Congrès des Soviets de l'économie nationale du 19 mai 1918 qu'il ne faut pas craindre un excès de quantité de monnaie!. La perte de valeur de la monnaie affecterait en priorité la bourgeoisie et les paysans, les ouvriers et les soldats pouvant être payés en coupons de travail ainsi que le préconisait Rozentuk 2• Atlas rapporte que des projets du même type étaient suggérés dans des revues provinciales (y compris du Turkestan)3. En janvier 1920, la banque du peuple fut fermée et ses pouvoirs furent transférés au Commissariat du Peuple aux Finances. C'est après la fin de la guerre civile que le problème du choix entre une économie sans monnaie et une économie monétaire se posa. Lorsque Lénine trancha, en juillet 1921, en faveur d'un système d'échange monétaire il fallait mettre en place des institutions et trouver un personnel compétent. Lénine choisit la voie de la consolidation financière la plus traditionnelle et fit appel à des spécialistes bourgeois pour reconstituer un système bancaire. Ainsi Kutler, ancien ministre du Tsar, devint un des dirigeants de la Gosbank jusqu'à sa mort en 1924. L'année 1920 vit se poursuivre la politique d'émission monétaire laxiste de la période de guerre. La circulation monétaire passa du 1 er janvier 1920 au 31 décembre de la même année de 225 milliards à 1 169 milliards de roubles pendant que l'indice des prix passait On trouve les débats de ce congrès dans Narodnoje Khozjajstvo, 1918/4. Dans Izvestija vyûhego Jovela narodnogo Khozjajslva, 1918/6. 3. Z. ATLAS (1969), p. 90. 1.
2.
LE CHEMIN VERS L'INFLATION RÉPRIMÉE
de 2. 420 à 168001 ; ce mouvement s'accéléra en 1921 (cf. tableau li) à tel point qu'une grosse partie des échanges se faisait sans monnaie et les trocs les plus variés se développèrent, notamment entre entreprises, et les entreprises d'Etat communiquaient financièrement par des jeux d'écriture comptable. L'instauration de la NEp 2, en 192 l, fut une source de perturbation pour le secteur nationalisé qui, au lieu de ces jeux d'écriture, dut trouver de la monnaie pour payer des achats. Ainsi, l'émission monétaire fut accélérée et, d'octobre 1921 à avril 1922, la circulation monétaire s'accrut très rapidement. De décembre 1921 à mars 1922, le taux de croissance mensuel des émissions de la Gosbank était de 69 % et celui des prix de 102 %, et le mouvement ne cessa de s'amplifler. En octobre 192 l, la Banque d'Etat (Gosbank) fut créée sans avoir le monopole d'émission fiduciaire; elle ouvrit, dès la fin 1921, des succursales dans toutes les villes importantes du pays. Les billets qu'elle émettait n'avaient pas un cours fixe en or et l'or fut thésaurisé tandis que la demande d'or croissait continûment; l'or circule d'ailleurs pendant toute la période de la NEP sous forme de lingots ou de pièces anciennes. Les entreprises d'Etat elles-mêmes préféraient être payées en monnaie de l'époque tsariste ou en devises étrangères en raison de l'hyperinflation de 1922. (1913 =
1)
II 1 LES THÉORIES DE L'ÉCONOMIE SANS MONNAIE
1 /
Les précurseurs : Boukharine et Preobrcdenski
Boukharine et Preobrajenski étaient, en 1917, les meilleurs économistes marxistes bolcheviques (la nuance est importante compte tenu du nombre d'intellectuels mencheviques). lis furent chargés, pendant la guerre civile, d'écrire un manuel d'économie, compréhensible pour un non-universitaire, où seraient décrits les principes de fonctionnement de la société à construire. L'ouvrage appelé ABC dt, communisme témoigne d'une imagination et d'une rigueur de raisonnement qui 1. Cf. R. W. DAVIES, The Deve/opment of the soviet budgetary system, Cambridge, 1958, p. 31 • z. La NEP (Nouvelle Politique économique) fut une période de restauration des échanges marchands et de réhabilitation de l'initiative privée. F. SEUROT
3
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INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
préfigurent la profondeur des débats économiques des années zoo On y trouve une description de la Banque centrale, devenue banque unique ayant un rôle comptable, qui évoque irrésistiblement la réforme de 1930; il est permis de dire que bien des principes de l'économie financière soviétique d'après 1930 se trouvent dans les écrits de guerre de Boukharine et Preobrajenski. Dans L'ABC du communisme, les auteurs définissent la monnaie comme une traite sur un produit1 . La circulation monétaire est donc une manifestation de la circulation des biens. Dans un Etat socialiste, le système bancaire doit être nationalisé et les opérations bancaires être monopole d'Etat. L'Etat doit conserver un système bancaire comme bureau des statistiques de production et comme appareil de financement. Pour Boukharine et Preobrajenski, la banque doit finalement devenir unique et se transformer en un « bureau central de comptabilité de la société communiste ». C'est donc l'aspect reflet ou négatif (au sens photographique) de la circulation des biens qui doit subsister quand l'Etat ne sera plus qu'une administration économique. Dans le régime communiste la monnaie doit disparaître, car il n'y aura aucun besoin de distribuer aux travailleurs des signes monétaires témoignant du travail qu'ils ont effectué. La monnaie ne sera plus nécessaire pour acheter un bien. L'échange ne sera plus marchand. En régime socialiste cependant, la monnaie reste nécessaire, ne serait-ce que pour les producteurs-acheteurs qui ne sont pas encore intégrés dans la communauté productive centralisée. « Dès le commencement de la Révolution socialiste la monnaie perd peu à peu de sa valeur. Les entreprises nationalisées ont une caisse commune et ne procèdent à aucun échange monétaire. » L'échange direct supplante progressivement l'échange monétaire dans le commerce privé et l'agriculture. Le troc bilatéral devient la règle et est présenté comme un progrès car il limite l'échange. « L'acheteur ne peut recevoir du blé que contre des produits manufacturés »2. li faut que celui qui n'a rien produit ne puisse rien recevoir contre de la monnaie. La monnaie dépersonnalise l'échangiste et c'est ce qui est refusé. Ainsi, la monnaie disparaît progressivement au cours du développement de la société socialiste. I. 2..
ABC du (OOlOlUllÙ0l8, « Petite Coll. Maspero », p. ABC du (OOllllUnÙme, p. 152..
I50
sqq.
LE CHEMIN VERS L'INFLATION RÉPRIMÉE
2/ La
reçherçhe J'unités Je travail non moné/aires
Après la guerre civile, l'hyperinfiation provoque un regain d'intérêt pour les théories du fonctionnement d'une économie non monétaire. C'est d'ailleurs ce débat qui marque les débuts de la carrière de Weinstein, qui sera vers 1960 un des chefs de file de l'école d'économie mathématique après avoir passé plus de vingt ans de sa vie dans un camp de prisonniers en Sibérie. Weinstein1, en 192.0, prônait le calcul direct (sans monnaie) de coefficients d'efficacité pour les branches. Ces coefficients exprimaient la quantité de ressources matérielles nécessaire pour la production d'une unité de bien, des coefficients pour chaque branche permettaient de comparer l'efficacité des diverses entreprises de chaque branche, mais pas de comparer les branches ni d'orienter l'activité générale. Un important courant de pensée cherchait à définir une unité de mesure simple et générale pour orienter la planification; son représentant le plus connu est Strumilin2• L'objectif était de dégager des méthodes de planification et le recours à un système de prix monétaires paraissait inopportun à Strumilin« dans les conditions actuelles »3. Cela ne signifie pas nécessairement que l'usage de la monnaie était récusé pour l'échange mais que les calculs des planificateurs devaient s'effectuer à partir d'un étalon de mesure du travail. Atlas interprète d'ailleurs largement la pensée de Strumilin et des défenseurs de l'étalon-travail de 192.1; il est convaincu que ces auteurs se seraient ralliés à un système de prix monétaires si la monnaie avait été stabilisée'. Les écrits postérieurs de Strumilin autorisent, sans aucun doute, cette interprétation. Strumilin, en 192.1, proposait comme unité le « tred » (/ruJoeJinÏGa) défini comme la valeur du produit de travail d'un travailleur normal de catégorie « un » accomplissant sa norme de travail et 1 000 treds font 1 kilotred. En fait les treds sont une forme de monnaie-travail très proche de certHicats fiduciaires donnant droit à la
1. Ndrotinojl Khozjdjslllo, 191.0/15-16. 2. S. STB.UMILIN, Problemy trudovogo uéeta, in VlShÙJ: TrwI4, 1921, nO 1-2. 3. Problemy, p. 65. 4. Z. ATLAS (1969), p. 146. Z. Atlas a été un des principaux théoriciens soviétiques de
la monnaie.
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INFLATION ET E.,.\iPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
livraison de biens de consommation; ils sont assez éloignés de l'étalon de travail : unité de travail abstrait. lis expriment le travail concret d'une branche et d'une entreprise. Le « tred » n'est pas une mesure générale de la valeur et le texte du projet de décret établissant le tred montre clairement que le tred était finalement une unité de salaire, plus ou moins arbitraire, et non le moyen de comparer les résultats de production des branches différentes. Les difficultés, soulevées par les différences de conditions techniques entre les entreprises, n'étaient pas résolues ni même aperçues. On avait simplement établi une nouvelle unité monétaire pour le paiement des salaires dans la mesure où ces treds prenaient la forme de papiers anonymes. En principe, les treds ne devaient pas être librement transmissibles et on pouvait envisager de leur donner l'aspect de carnets nominatifs; cela assurait la répartition des biens selon les efforts productifs de chacun. Les difficultés pratiques découragèrent les courants les plus durs. Si les treds étaient des billets anonymes, quelles pourraient être la politique d'émission et la politique des prix exprimés en treds puisqu'en même temps circulaient des billets en roubles permettant d'acheter aussi des biens? Il était clair que l'on était retombé dans des problèmes purement monétaires et qu'il était plus simple d'ajourner le projet pour se consacrer à la stabilisation monétaire; de toute façon le projet de loi établissant les treds fut achevé en mai 1921 alors que s'amorçait le passage à la NEP. En juillet 192 l, Lénine dit dans un discours au Presidium du VSNKh (Comité de l'Economie nationale) : « Nous devons retourner à la forme monétaire d'échange. » Des treds il est resté l'idée, reprise après la NEP, que l'on pouvait envisager un système dualiste où coexisteraient un secteur non monétaire, où les prix des biens et les salaires seraient exprimés en unités de monnaie-travail, et un secteur libre, où les échanges se feraient en monnaie normale. li faut souligner qu'à côté des courants idéologiquement partisans d'une économie sans monnaie de nombreux économistes, craignant l'incertitude attachée au calcul monétaire par l'inflation, cherchaient à définir des étalons stables de la valeur ou plus simplement des unités stables de salaire. Durant la NEP, les trotskystes défendaient la thèse du dépérisse-
LE CHEMIN VERS L'INFLATION RÉPRIMÉE
ment de la monnaie et de l'affaiblissement de l'agriculture pad'inflation. Atlas fut, rétrospectivement, très sévère à l'égard de ces « a-monétaristes » et écrivit : « Aucun Etat, même prolétaire, ne peut se jouer du marché et on ne peut tromper les lois objectives de la circulatiolz IRonltaire »1. Les théoriciens de l'économie sans monnaie perdirent, à la fin de 192.1, leur influence alors qu'à l'origine le courant inflationniste anti-monnaie était puissamment représenté au Commissariat du Peuple aux Finances, où Schmidt s'opposait ouvertement à la stabilisation monétaire, car l'émission abondante de papier-monnaie lui paraissait seule capable d'asseoir la dictature du prolétariat2 • En janvier 192.2., Lénine éloigna Schmidt de la direction des Finances.
III 1 LES CAUSES DE L'INFLATION ET L~ DÉBAT SUR LA COUVERTURE-OR DE LA MONNAIE
En 192.2., le système bancaire se développe. Une banque coopérative de crédit, créée à la fin de 192.1, la Pokobank, s'élargit et devient la V sekobank tandis que naît une banque d'Etat de crédit à long terme, la Prombank. Par ailleurs, de nombreuses banques privées apparaissent ainsi que des banques appartenant à des collectivités locales ou à des coopératives. TI devenait nécessaire de définir une politique d'émission de la monnaie. Une polémique assez vive opposa Sttumilin au Commissariat aux Finances et à son chef Sokolnikov. Strumilin défendit l'idée d'une couverture-marchandises de la monnaie afin de stabiliser au lieu de chercher à retrouver une couverture-or. La thèse de Sttumilin était nouvelle pour les économistes russes et se nourrissait de l'exemple austro-hongrois qui montrait qu'une monnaie peut être stable sans circulation d'orS. Sttumilin et Sokolnikov sont d'accord sur un point capital, l'émission monétaire ne doit pas servir à couvrir le déficit du budget de l'Etat, mais ils s'opposent sur la couverture de la monnaie; pour 1. Z. ATLAS (1969), p. 154.
J. M. KEYNES voyait dans la politique d'émission soviétique la première tentative volontaire systématique de financer la croissance par l'impôt qu'est l'inflation (prélèvement sur les consommateurs). Cf. A Tra&t on Monetary Riform, 1924, éd. McMillan, 1971, p. 38. 3. L'article de S. STRUMILIN est paru dans EIconomiëesleajd Jizn' du 1-6-1922. Il est repris dans Nd Planovom Frontje. 2.
INFLATION ET E.\iPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
défendre la couverture-marchandises Strumilin fait référence à Irving Fisher : « ... nos méthodes de stabilisation doivent être dans J'esprit des idées d'I. Fisher et de la politique autrichienne »1. La doctrine de la couverturemarchandises fit très vite son chemin dans les milieux académiques soviétiques où on insiste toutefois sur le fait que la couverture-marchandises n'implique pas la rupture de tout lien entre la monnaie etl'or. En septembre 1922, le rouble s'effondre et fut dévalué fin 1922 au taux de 1 rouble 192; = 1 million de roubles 1921. Une nouvelle monnaie est créée: le« tchervonetz », sur la base de 1 tchervonetz = 10 roubles. L'idée de nombreux responsables était de faire une monnaie gagée sur l'or quoique non librement convertible comme en témoigne l'importance de la contrepartie or de son émission à l'origine2• A l'automne 1922, la politique de crédit repose sur une comptabilité en or; les comptes se font partout en or, y compris ceux de la Gosbank pour les crédits aux exportations. Le tchervonetz se substitua à l'or comme unité de compte dans les opérations de crédit. Aussi, lorsque le tchervonetz se dévalorisa en mai 192;, de nombreuses entreprises furent touchées; certaines branches de l'industrie légère obtinrent des prêts bon marché; ainsi le textile fut financé par un consortium bancaire (Gosbank, Prombank, Mosgorbank et Roskombank), le crédit bancaire resta favorable à l'industrie légère jusqu'à la fin de 192; où il se tourna vers l'industrie lourde. La sélectivité des crédits a été mise en cause, notamment par Falkner qui accusait les banques de favoritisme. L'opposition était nette entre ceux qui défendaient une politique de crédit à court terme comme seul gage d'émission monétaire et les « indus trialistes », plus nombreux, qui trouvaient le::. échéances du crédit trop courtes par rapport à la durée d'arrivée à maturité des investissements. Les premiers étaient, en général, favorables au crédit à l'industrie légère qui pouvait rembourser plus vite ses emprunts; les seconds craignaient une politique d'émission restrictive qui interdirait le financement des investissements à long terme. Remarquons que le principal client des banques, l'industrie d'Etat, n'a pas fait montre d'une grande exactitude dans le paiement de ses dettes. S. S'I'RUMILIN, Na Planal/om Fronfjl, p. 66. L'émission de tchervonetz devait être couverte par des réserves d'or à concurrence d'au moins 25 %. 1. 2.
LE CHEMIN VERS L'INFLATION RÉPRIMÉE
Nous sommes bien renseignés sur cette période grâce à la qualité des statistiques produites. Groman, directeur de la section statistique et économique du Gosplan, organisa un travail considérable de collecte statistique, y compris de statistiques monétaires, qui s'ajoute aux recherches du Bureau central de la Statistique auprès du Conseil suprême de l'Economie publique; il y a d'ailleurs parfois des divergences entre ces deux sources de données. il apparaît qu'au cours de l'hyperinflation de 1922 le stock réel de monnaie est resté assez stable; il a baissé de 18 % de janvier à décembre en utilisant comme déflateur l'indice des prix de l'Institut de Conjoncture de Bazarov et Kondratjev1• Cela signifie que la masse monétaire a augmenté moins vite que le niveau des prix. Cette stabilité de MIP n'a pas été remarquée des observateurs soviétiques à l'exception de Derevenko et de Sttumilin2• Ce n'est que dans ses publications d'après guerre qu'Atlas la soulignera; mais Keynes en avait fait dans le Tract on Monetary reforlR (1924) un exemple de la stabilité de la masse monétaire en termes réels. La baisse du tchervonetz s'explique par la baisse de sa couverture en or et en devises ainsi que par l'augmentation de la contrepartie titres au bilan de la banque centrale. Si les partisans de la couvertureor sortaient renforcés de l'année 1923, les théoriciens de la couverturemarchandises n'en furent pas ébranlés, car la plupart d'entre eux, comme Sttumilin, étaient des quantitativistes convaincus et pour eux la valeur de la monnaie dépend du rapport entre la quantité de marchandises disponible et la masse monétaire. Le Commissariat aux Finances (c'est-à-dire le ministère dans la terminologie de l'époque) mena campagne à la fin de 1923, quand le sort du tchervonetz parut compromis, en faveur de la création d'un rouble-or. Toute la période qui précède la réforme de février-avril 1924 est marquée par une incessante polémique dans les revues Ekonomiéeskaja Jizn' et EkonO!lJincskejc Obozrenijc 3• La progressivité de la mise en place de la réforme permit à ces débats de se prolonger tout
J. Bazarov ainsi que Groman étaient des mencheviks qui mirent en place avec Kondratjev (non marxiste) les recherches macroéconomiques en URSS dans les années 2.0. Kondratjev s'est, par ailleurs, rendu célèbre par sa théorie du cycle économique. 2.. Cf. N. DEREVENKO, dans Bk. Ob., I923/2.; la théorie de Strumilin est exposée plus loin dans ce chapitre. 3. En abrégé Bk. Ob. et Bk. J.
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
au long de l'année 1924 enrichis cependant d'une analyse de l'inflation de 1922-1923 appuyée sur les données statistiques de l'Institut de Conjoncture et du Bureau central de la Statistique.
IV 1 DÉVELOPPEMENT ET DÉCLIN DE L'ORTHODOXIE MONÉTAIRE LES GRANDS DÉBATS MONÉTAIRES, 1924-1929
l /
La réforme de 1924 et la controverse Stlr la nécessité d'un rot/ble stable
Le décret du 5 février 1924 crée une nouvelle monnaie: le roubleor émis par le Trésor sous forme de billets de l, 3 et 5 roubles-or non convertibles en or. Le cours du rouble-or fut fixé à 1 rouble-or de 1924 = 5°000 roubles 1923 (soit 50 millions de roubles 1921). Le décret du 14 février 1924 arrête l'émission de sovznaks (coupures émises par le Trésor) et décide la destruction des réserves de sovznaks. Le 1 er mars 1924, le volume des sovznaks en circulation était de 81 milliards de milliards de roubles l • Les tchervonetz furent émis jusqu'en décembre 1924 au cours de 1 tchervonetz = 10 roubles 2 • En décembre 1924, fut menée une politique de déflation d'inspiration quantitativiste. L'émission des tchervonetz fut arrêtée et on retira 37 millions de roubles de la circulation. L'évolution de la circulation monétaire avait été la suivante: 130 millions de roubles au 1 er janvier 1923 (y compris les tchervonetz), 306 millions au 1 er janvier 1934 (dont 237 millions en tchervonetz) et au 1 er janvier 1925 la circulation était de 750 millions de roubles-or 3• La suppression des sovznaks s'était accompagnée d'une création importante de roubles-or en 1924 mais ce n'était pas cher payer pour se débarrasser de ces 81 milliards de milliards de roubles-sovznaks. Le débat sur les causes de l'inflation et les moyens d'en sortir opposa ceux qui, depuis 1920, réclamaient un rouble-or et eurent largement gain de cause lors de la réforme à ceux qui voulaient que le rythme d'émission soit réglé sur l'évolution de la production. Cette seconde école se subdivise entre les doctrinaires de l'équilibre budgéz. z.
ATLAS (1969), p. 22). ATLAS el al. (1947), p. 17). 3. Cf. N. LIOUBlMOFF (192). On n'inclut pas, bien sûr, les sovznaks.
I.
2.
LE CHEMIN VERS L'INFLATION RÉPRIMÉE
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taire qui voient dans le déficit budgétaire la principale cause d'inflation parce qu'il est financé par la création de monnaie (de sovznaks en particulier) et les théoriciens du système bancaire pour qui les mécanismes d'escompte et le financement monétaire de crédits à moyen terme sont les responsables de l'inflation. Shanin1 exprime assez bien cette dernière position: il admet un certain taux d'inflation pour financer les dépenses publiques, mais, en dehors de cela, l'émission monétaire doit suivre la création de biens. Ce n'est pas le cas parce que la monnaie créée ne finance pas seulement des crédits vraiment productifs, il y a des biens qui ne seront pas vendus dans des délais rapides si jamais ils le sont. Shan in cite son expérience en Ukraine; d'octobre 1923 à février 1924, l'industrie charbonnière a multiplié par 24 son endettement sans accroître sensiblement sa production. Cette politique de crédit à l'industrie lourde de la fin 1923 avait donné satisfaction aux « industrialistes » qui rejetaient la priorité au crédit à court terme à l'industrie légère. Les excès des « industrialistes» alarmaient Shanin qui, toute sa carrière durant, mena une dure lutte contre les défenseurs de la priorité à l'industrie lourde. Ainsi, il met en cause la planification du crédit; le crédit accroît la demande, notamment de biens intermédiaires, sans accroître toujours l'offre de biens vendables. « Comment est construit le plan de crédit? De façon à accroître la prodttction des branches où on prévoit une insuJlisance de biens 011 pour pousser de façon chaotique les branches tfJant des stocks considérables? »2. Ce point de vue est combattu par les défenseurs de l'industrie lourde qui refusent que la politique de crédit soit mise en cause; Radeckij, par exemple, nie qu'il y ait une relation entre le crédit et l'inflation car le crédit a un effet sur l'offre de biens 3 • Le rôle du déficit budgétaire dans l'inflation et surtout celui de son financement par création monétaire ont été mis en relief par les économistes du Commissariat aux Finances: Henzel et Shaposhnikov (économistes « bourgeois », c'est-à-dire non marxistes). En face, les défenseurs du déficit font valoir qu'il est impossible de financer autrement que par création monétaire les grosses dépenses publiques. Encore plus éloignés de l'orthodoxie budgétaire que les partisans du déficit, certains auteurs pensent que l'inflation n'est pas un si L. SHANIN, Voprosy kredimogo plana, Bk. Ob., 1924/13. L. SH.\NIN, Bk. Ob., 1924/13, p. 19. 3. F. RADECKI], Kredit j ceny, Bk. Ob., 1924/8.
I.
2.
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INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIAUSTES
grand mal. li faut citer un curieux article de Blum1 paru dans Ekonomiceskoje Obozrenije avec une mise en garde de la rédaction qui précise qu'elle n'est pas d'accord avec l'auteur. Blum y souligne le rôle des anticipations dans l'inflation; pour se prémunir des hausses des prix futurs, les marchands augmentent leurs prix. Cette idée se trouvait déjà répandue parmi les économistes soviétiques; mais Blum en conclut que la réforme est condamnable, car elle impose des sacrifices aux entreprises qui ont peu de liquidités pour faire face à ces anticipations pessimistes. Les causes de la hausse des prix résident plus, selon Blum, dans les coûts élevés dus au retard de l'URSS que dans la politique de crédit. Une politique déflationniste aura un effet dépressif durable, selon Blum, parce que les firmes ont « faim» de monnaie pour payer les coûts élevés d'industrialisation. Exprimée plus correctement, cette idée de financer par l'inflation une industrialisation rapide allait faire son chemin; elle avait déjà été exposée, sous une forme différente, par des communistes « de gauche» dès 192.0 et appliquée dans les faits, de 192.0 à 192.2.. La réforme de 192.4 n'alla pas jusqu'à créer un rouble convertible en or; pourtant le Commissariat aux Finances ne semblait pas y être hostile. Loevecki (économiste du Commissariat aux Finances) écrivit2 que, sans un véritable rouble-or, l'inflation ne pourrait être maîtrisée que par une administration des prix et que les prix non contrôlés augmenteraient très vite; cette prise de position lui valut une réplique cinglante de Strumilin3, vigilant gardien de la couverturemarchandises, qui trouvait ridicule de dire qu'il y aurait inflation sur le pain mais pas sur le sucre. Strumilin devait quelques mois plus tard améliorer son analyse de l'inflation réprimée. Le débat glissa aussi vers la controverse plus large entre partisans de la planification et partisans du marché. Une bonne partie des économistes du Commissariat aux Finances désiraient un rouble-or fort parce que c'était la condition d'un bon fonctionnement de marché. Ainsi, Volin qualifie toute tentative d'opposer le plan au marché de « très nuisible et très dangereuse alchimie planifiée », la fixation administrative des prix ne pouvant être l'alpha et l'oméga de la réforme monétaire; on ne peut, écrit-il, stabiliser le rouble d'un trait de plume. Les partiI.
A.
BLUM,
Denejnaja reforma i promyshlennost, Bk. Ob., 1924/5.
J., 10-5-1924. ;. Bk. J., 4-6-1924.
2. Bk.
LE CHEMIN VERS L'INFLATION RÉPRIMÉE
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sans du plan vont répondre à ces attaques en proposant une théorie de l'inflation réprimée et de la primauté du plan sur les rapports de marché!. 2 /
La stabilité monétaire est-elle un obstacle à /'indtlstrialisation (Ij24-Ij26) ?
Le succès de la réforme de 19Z4 est incontestable; même si la stabilisation des prix de 19z4 à 19z8 est en partie due à des contrôles administratifs des prix et à la réduction du déficit budgétaire réclamée et obtenue par le Commissariat aux Finances, le rôle des facteurs purement monétaires ne peut être minimisé et le commerce intérieur prend un essor remarquable. Les années 19z5 et 19z6 marquent l'apogée de la NEP et de la libre entreprise en économie socialiste, la part du secteur privé dans le revenu national étant de 54,1 %2. A partir de 19z6, le secteur nationalisé entreprend d'ambitieux investissements qui annoncent le premier plan quinquennal de 19z8. Durant la période 19z4-19z8, Sokolnikov, commissaire du Peuple aux Finances jusqu'en 19z6, et son successeur Brijukhanov défendent le rouble avec les méthodes classiques de l'orthodoxie financière, proches par exemple de celles de Poincaré à la même époque. Sokolnikov privilégie une politique d'émission restreinte et réussit à empêcher, au moins jusqu'en 19273, que la création de monnaie finance les investissements à long terme. Le Commissariat aux Finances est toujours efficacement soutenu par l'Institut de Conjoncture de Kondratjev4 et par Shanin qui représente à cette époque le parfait financier classique et se refuse à tout risque d'un retour de l'inflation. En face, le Commissariat au Plan (Gosplan) demande que le plan ait la prééminence sur l'équilibre monétaire. Le 25 août 1925, le Présidium du Gosplan réclame le développement du crédit, à long terme comme à court terme, et exige que la circula1. Sur cette controverse, Cf. S. STRUMILIN, Bk. J., 31-7-1924. 2. Narodnoje Kboziajstvo SSSR (1932). 3. On attribue parfois à la « faiblesse» de Brijukhanov le retournement de 1927; mais même si Sokolnokov était resté aux Finances, il n'aurait pu s'opposer au progrès de la thèse du développement planifié et de son financement par création de monnaie. 4. Kondratjev appartenait d'ailleurs au conseil du Commissariat aux Finances ainsi que Weinstein, Jurovskij et Litoshenko, tous économistes réputés à l'étranger et assez éloignés du Parti communiste; ce dernier fut peu représenté, jusqu'en 1928, au Commissariat aux Finances bien que Sokolnikov lui-même ait été un vieux compagnon de Lénine.
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
tion monétaire soit soumise à l'impératif de la croissance du crédit. Un peu en retrait de cette position extrême du Gosplan, Sttumilin, lui-même du Gosplan, maintient la théorie de la couverture-marchandises qu'il conçoit comme une application de la théorie quantitative de la monnaie. li forge, pendant les années 1925-1926, sa théorie de l'inflation réprimée et de l'inflation en économie planifiée qu'il ne reniera jamais et qui reste remarquablement d'actualité!. Strumilin souligne qu'il ne peut y avoir d'inflation ou de déflation en régime de monnaie-or; les mouvements de prix et de pouvoir d'achat ne s'expliquent que par des changements dans les conditions de production de l'or ou des biens (voire même seulement des biens entrant dans l'indice des prix). La même analyse s'applique, remarquet-il, à une monnaie librement convertible en or à un cours fixe. Si la monnaie est inconvertible en or, l'inflation est possible. En effet, les billets n'ont pas de valeur propre, ils sont seulement des signes symbolisant la valeur. Il ne fait aucun doute, selon Strumilin, que l'inflation a été causée, jusqu'en 1924, par une création monétaire excessive. Le meilleur indice en serait, écrit-il, la comparaison de la quantité de monnaie qui a circulé avec la quantité de monnaie-or qui eût été normalement suffisante. « ActlfcllcJJJmt (Strumilin écrit en 1926, mais la situation est la même en 1981), lcs prix ne peuvent varicr libremmt. Que se passe-t-il s'il y a tin excès de mOl1naie ?» Cet excédent se résorberait automatiquement en cas de monnaie-or, mais il se maintient en situation d'inflation réprimée. L'indice des prix, souligne Sttumilin, ne peut alors servir d'indice d'inflation ou de déflation. En 1926, une telle lucidité n'était pas fréquente et s'est perdue dans les écrits monétaires soviétiques jusqu'en 1970 environ. Comment mesurer l'inflation réprimée? Selon Strumilin, c'est le ralentissement de la vitesse de circulation de la monnaie qui est le seul indicateur d'inflation réprimée 2 parce que la variable qui s'adapte n'est plus le niveau des prix mais la vitesse 1.
pens~c
Cf. Na plaliovo11l Frontje, p. 100 sq.; compte tenu du rôle de Strumilin dans la économique soviétique jusqu'en 1970, il nous a paru nécessaire de développer ses
thèses. 2. Notons que c'est l'indicateur de Thieme (coefficient d'encaisses). Strumilin voyait dans le marché libre un bon indicateur conjoncturel des effets de l'émission monétaire; il confirme ainsi, avec cinquante ans d'avance, la validité des indicateurs d'écart entre marché libre et marché d'Etat. Cf. l'étude de ces indicateurs dans le chapitre précédent.
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LE CHEMIN VERS L'INFLATION RÉPRIMÉE
de circulation. Strumilin s'appuie sur Marx qui faisait dépendre, dans le tome l du Capital, la masse monétaire du mouvement des prix, du volume de biens échangeables et de la vitesse de circulation de la monnaie. Cette dernière est, pour Stromilin, de loin la plus stable spontanément des trois variables; seule une intervention administrative directe sur les prix peut rendre V (vitesse de circulation) instable. Cette hypothèse sur V est très quantitativiste et il faut souligner qu'elle émane d'un économiste toujours cité en URSS comme représentant le courant marxiste le plus orthodoxe. Il est intéressant de rapprocher l'opinion de Stromilin de celle de Keynes analysant les mêmes faits. Spectateur intéressé des problèmes monétaires soviétiques, Keynes a vu dans la réalité des années 1920 une illustration de la théorie quantitative qu'il formule de la façon suivante : le volume de monnaie demandé par la population dépend du niveau des prix « en supposant les habitudes du monde des affaires et des banques établies »1. Si la production est fixe mais que les prix et les salaires doublent, la demande de monnaie double aussi. La valeur réelle agrégée du papier-monnaie en circulation reste à peu près la même quel que soit le nombre de ses unités en circulation. Pour Keynes, l'exemple soviétique est probant; si on accroît la masse monétaire nominale, il y a fuite devant la monnaie; « ce phénomène a atteint à Moscou une intensité fantastique »2, ce qui se traduit par un accroissement de la vitesse de circulation. Il n'est pas nécessaire de souligner la parenté entre cette thèse de Keynes et celle de Strumilin. L'histoire monétaire soviétique a exercé sur la pensée de Keynes une influence incontestable dont on trouvera plus tard des traces dans la théorie de l'inflation réprimée qu'il expose, en 1940, dans How to pqy for the war. j
1Le déclin des politiques de stabilisation monétaire
(I 926- I9 29)
En 1926, le Commissariat aux Finances et la Gosbank résistèrent aux pressions des représentants de l'industrie et du Gosplan si bien que l'accroissement de la circulation monétaire d'octobre 1925 à octobre 1926 fut d'environ 20 % (soit moins de 300 millions de 1. J. M. KEYNES, A Tract on monetary reform, London, 1924; Œuvres de Krynes, Macmillan, 1971, p. 38. 2. J. M. KEYNES (1924), p. 41.
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
roubles1). Au printemps 1926, l'industrie subit durement les effets de cette politique restrictive et le présidium du Gosplan parla de « rationnement de famine» et de « déviation de la politique financière». La Gosbank et le Commissariat aux Finances tinrent bon jusqu'en avril 1927, moment où les freins furent desserrés; le Parti ayant décidé le financement d'importants programmes d'investissement, les industries obtinrent alors ce qu'elles voulaient. Afin de donner une base théorique à sa politique, le Gosplan crée, en 1926, une commission chargée d'étudier les avantages de l'inflation monétaire et de la déflation et de trancher sur l'opportunité d'une politique monétaire restrictive. La commission n'a pas pu trouver un accord sur une définition de l'inflation; pour les uns c'est un gonflement de la masse monétaire, pour d'autres une augmentation des prix, et pour une dernière tendance (Strumilin) un excédent de demande causé par un excès de monnaie, ou plus exactement « le processus par lequel, dans les canaux de circulation, se crée un excédent de monnaie par rapport aux besoins normaux de circulation »2. Les quantitativistes soviétiques, en 1925, peuvent être divisés en une currenry school qui met l'accent sur les émissions de la Gosbank
et qui trouve sa tendance la plus pure avec les partisans de la couverture-or, et une banking school minoritaire qui défend le rôle de l'escompte dans la création monétaire et souligne l'apparition des moyens de paiement non monétaires. Le combat contre les quantitativistes (ceux de la couverture-or du Commissariat aux Finances ou ceux de la couverture-marchandises) fut mené sans répit par Preobrajenski qui, en 1924, commit d'ailleurs une erreur de prévision en annonçant l'échec de la réforme de 1924 ; pour lui la stabilisation du rouble passait par la planification. En 193 l, parut, sous la plume de Preobrajenski, l'article « Monnaie» de la grande encyclopédie soviétique; il s'y livre à une attaque en règle contre les quantitativistes : Marx, selon lui, aurait d'abord dans La misère de la philosophie commis les erreurs de Ricardo puis, s'étant repris, aurait enfin appliqué la théorie de la valeur à la monnaie. Le passage de la NEP à une économie planifiée, en 1928, ne pouvait 1. Sur cette question cf. E. H. CARR et R. DAVIES, Foundation. of a planlled economy, Ed. Pelican, t. l, p. 820. 2. S. STRUMILIN, K Voprosu 0 denejnoj infljacii i defljacii, Plat/ovoje Khozjaj.tvo,
1926/6.
LE CHEMIN
VERS
L'INFLATION RÉPRIMÉE
79
manquer de bouleverser les pratiques bancaires; la transition ne fut pourtant pas brutale, à tel point qu'il est difficile de préciser la date où s'achève la NEP. En 1931, fut fêté le dixième anniversaire de la NEP et on affirma même qu'elle était encore en vigueurl ; mais c'était, sans conteste, un abus de langage; depuis 1925, l'économie soviétique était une économie mixte où le rôle du secteur d'Etat croissait régulièrement. Le 1er Plan quinquennal (1928-1932) marque la fin du rôle régulateur du marché et, à partir de 1929, le secteur socialisé occupe plus des deux tiers du revenu national; en 1932, ce processus sera quasiment achevé, le secteur privé étant réduit à 9,3 % du revenu national. De même que la réforme de 1924, deux ans après le début de la NEP, avait été la traduction financière du retour à l'économie de marché, de même la réforme du crédit de 1930-1931 était rendue nécessaire par le passage à une économie planifiée. il n'y avait plus, dès juillet 1926, de réelle couverture-or de la monnaie ni même de souci d'en maintenir la fiction. La victoire, en avril 1927, des représentants de l'industrie sur les« déflationnistes» de la Gosbank avait permis une accélération sensible de la création monétaire; entre le 1er juillet 1927 et le 1er octobre, la circulation s'accrut de 209 millions de roubles alors que l'accroissement qui avait été décidé au début du trimestre n'était que de 75 millions 2 • Ces émissions n'ont pas été couvertes par une augmentation des réserves en or ni même des crédits à court terme, mais elles ont bien servi au financement de crédits industriels à long terme; à l'automne de 1927, il est reconnu par tous que l'URSS est retombée dans l'inflation monétaire. La solution proposée par le Commissariat aux Finances est celle, classique, de réduire les prêts à l'industrie en 1928 et de supprimer le financement de crédits à long terme par création de monnaie3• Cette politique ne fut suivie que pendant quelques mois; ce fut le chant du cygne du Commissariat aux Finances et de la Gosbank. Le Gosplan proposa, pour 1928-1929, une augmentation de la masse monétaire de 300 millions de roubles. Les économistes du Commissariat aux Finances et Shanin annoncèrent alors une inflation catastrophique. Cependant, le Conseil des Ministres ratifia toutes les 1. Cf.A. NOVE, An E&onomiG Hisloryoflhe USSR, p. 136.
Cf. A. ARNOLD, Banks, Credil and Money in So"iel Rmsia, 1937, p. 279, 3. Cf. L. ]UROVSKI}, Dmejnaja Polilika SOlJelskoj Vlasli, Moscou, 1928, p.
2.
370
sq.
80
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
propositions en termes physiques du Gosplan, se contentant de réduire à 200 millions de roubles la croissance de la masse monétaire, ce qui ne permettait pas de financer les investissements approuvés par ailleurs. L'accroissement réel de la circulation monétaire fut d'ailleurs de 671 millions de roubles!. Le Commissariat aux Finances fut profondément transformé en 1928; Kondxatjev et Weinstein en furent chassés et remplacés par des « indmtrialistes » comme Pjatakov qui devint très vite président de la Gosbank. En 1929, les débats théoriques, qui avaient animé les revues économiques, prirent fin et les divergences de points de vue ne donnèrent plus lieu à des publications systématiques.
v
1 LA MONNAIE SOUMISE
ET L'INFLATION RÉPRIMÉE (1929-1940)
En juin 1929, les statuts de la Gosbank furent révisés; les nouveaux statuts garantissent mieux que les anciens, en apparence, l'indépendance de la banque. lis suppriment, en tout cas, sa dépendance officielle à l'égard du Commissariat aux Finances; le résultat pratique était de remplacer le complexe assez fort (même s'il s'affaiblissait depuis 1927) Commissariat-Gosbank par deux organismes faibles, tout à fait incapables de tenir tête au Gosplan s'ils l'avaient désiré. I /
La réformc dc
I9]0
et scs coméquetJces
Le 30 janvier 1930, un décret réforme les mécanismes de crédit; le crédit bancaire devient la seule forme de crédit autorisée dans le secteur socialisé, les opérations de crédit direct entre entreprises devenant illégales; l'essentiel du crédit à court terme passe dans les mains de la Gosbank. Le 1 er janvier 193 l, les opérations de crédit à long terme à l'agriculture seront transférées à la Gosbank avant d'être remises, par le décret du 5 mai 1932, à une banque nouvellement créée spécialisée dans le crédit agricole. La concentration du système bancaire réalisait le principe de la « mono banque » chargée 1.
E. H.
CARR
et R. W. DAYIES, p. 82.6.
LE CHEMIN VERS L'INFLATION RÉPRIMÉE
81
de contrôler l'activité des entreprises du secteur socialisé. La Gosbank, dès février 1930, ouvrit un compte à chaque client 0\1. furent inscrits tous les paiements reçus ou effectués par la firme. En matière de crédit, l'arbitre final est le plan de l'entreprise qui permet de juger, en principe, du montant des actifs à mettre en compte. Le plan devient le maître du jeu, même si, dans les faits, les prévisions de dépenses du plan des entreprises sont souvent dépassées. La Gosbank finit (vers 1932) par n'accorder de dépassements de crédits qu'avec l'accord des autorités de tutelle de la firme (ministère ou planificateur), si bien qu'il n'y a plus de crédit décidé réellement par des instances financières et Kozlov est fondé de dire que la planification est une méthode d'abolition complète du créditl • La réforme du crédit de 1930 a été plus qu'une concentration du système bancaire, elle a été une concentration des comptes des entreprises dans les livres de la Gosbank; c'est le principe de la « monobanque » qui rend possible le contrôle par le rouble. En 193 l, la pièce est écrite, les rôles sont distribués; la croissance par inflation réprimée devient le modèle de développement socialiste qui sera appliqué sans modification aux pays d'Europe de l'Est après la guerre. Le langage des théoriciens ne s'est pas réformé aussi vite que les institutions et les rappels à l'orthodoxie financière n'ont jamais cessé. C'est cependant la « doctrine Kozlov» qui sera appliquée sans défaillance; selon Kozlov, la monnaie doit être créée pour financer l'investissement, c'est le dogme implicite de la soumission de la monnaie au plan; la politique monétaire ne peut plus alors être utilisée pour la régulation de la demande. Kozlov écrivait que l'émission de monnaie pouvait dépasser les limites de la « quantité nécessaire» et se soumettre au plan au lieu de le dominer 2• li faut souligner que si les mécanismes d'émission ont suivi la règle de Kozlov, la doctrine officielle a fluctué entre la couverture-marchandises et la couverture-or sans jamais avouer expressément que l'émission monétaire était soumise au plan de production des biens et, surtout, à celui des salaires. In Problemy EkolWmiki, 1930/2. G. KOZLOV, K voprosu 0 prirode deneg i zakonakh denejnogo obraScenija v SSSR, Plan. Kboz, 1929/8. La « quantité nécessaire» est celle nécessaire aux échanges selon la loi de Marx (en un état donné des modes de paiement, il existe une quantité de monnaie nécessaire aux échanges). I.
2.
82
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
Pendant le plan quinquennal 1928-1932, le taux de croissance de la masse monétaire est proche de celui du fonds des salaires et de celui de l'investissement mais supérieur à celui de la production en volume. Atlas écrit, dans son Ilistoire monétaire qui fait autorité : « L'émission de monnaie a été dictée par la politique d'investissements et non par les variations de la quantité nécessaire aux échanges »1. Le maximum de création monétaire est atteint en 1930, l'investissement augmente de 66 % en un an et les crédits à court terme de la Gosbank passent de 5,1 milliards de roubles à 9,3 (soit une augmentation de 82 %) pendant que la circulation monétaire s'accroissait de 45 %. Dans la même année, la production agricole baissait de 5 % et celle de biens de consommation augmentait de 20 %. En 1931, le revenu national s'est accru de 17 % (la moitié de ce qui était prévu), l'investissement de 75 % et la masse monétaire de 32,5 %(42 % en 1932). On a parfois insisté surie fait que l'émission monétaire et l'inflation de 1930 s'étaient produites alors que le budget n'était pas en déficit; mais si la création de monnaie n'apparaît plus comme une façon de combler un déficit, c'est parce que la comptabilisation de la création monétaire a changé; les budgets en excédent de la période 1930-1940 n'ont aucune signification économique car on ne sait pas où apparaissent les opérations de la Gosbank dans le budget.
2/ L'inflation
de I9}O à I940 et les dernières tentatives de politique monétaire
On peut remarquer le strict parallélisme de l'évolution des transactions en valeur nominale et de celle de la masse monétaire, la hausse des prix absorbant les augmentations de salaires. Atlas écrit avec l'ironie voilée qui caractérise les derniers écrits de sa longue carrière : « Ai11si j'émission de mon11aie et les prix ont servi de moyen pour limiter la consommation des travailleurs, limitation 11écessaire pour réaliser la /ig11e générale dll Parti, qui avait refll l'approbation et le soutien actif de la masse de la population du pf!Ys »2. Selon ses calculs, en utilisant l'indice des prix de commerce d'Etat (qui croît moins vite que celui de 1. Z. ATLAS (1969), p. 2B ; ce passage est souligné ici parce qu'il se détache en italiques dans le texte. 2. Z. ATLAS (1969), p. 257. On peut vérifier l'exactitude de cette affirmation en consultant le tableau III., en annexe au présent chapitre.
LE CHEMIN VERS L'INFLATION RÉPRIMÉE
commerce libre), le salaire moyen a baissé de 20 % en 1932; pour garantir un salaire réel minimal aux travailleurs des villes, il avait été créé en 1929 des cartes de distribution de biens à des prix fixés. En 1929, on vit reparaître la théorie du dépérissement de la monnaie. Nombre d'économistes pensaient que le système de cartes de rationnement et la réforme du crédit devaient aboutir à la disparition de la monnaie; citons A. Leontiev, Kozlov et le président du Gosplan, Krjijanovskij, qui reprend les idées de Strumilin sur l'unité de travaill • La thèse du dépérissement progressif de la monnaie et des relations marchandes gagne tous les auteurs marxistes jusqu'en 19342 • Ces recherches correspondaient aux directives du Parti en 1929-1930 ; les thèses les plus étranges étaient développées, certaines avaient trait au fonctionnement d'une économie d'échange direct (sans monnaie), d'autres au fonctionnement d'une économie à monnaie fondante. Ce débat continua jusqu'à ce que Staline siffle la fin de la récréation lors du XVTIe Congrès du Parti en janvier-février 1934. « Il faut redresser des erreurs d'une autre nature. Je veux parler du bavardage gauchiste courant parmi certains d'entre nous, selon lequel il est maintenant nécessaire de procéder à l'organisation de l'échange direct des biens et de supprimer la monnaie... Il faut observer que ce bavardage gauchiste - petit-bourgeois est répandu non seulement chez certains professeurs rouges, mais aussi parmi ceux qui travaillent dans le [Jstème commercial. Il est bien sûr ridicule et drôle que ceux qui sont incapables d'organiser le plus simple commerce soviétique se disent prêts à organiser le commerce par échange direct, plus complexe et plus difficile. Mais les Don Quichotte sont les Don Quichotte parce qu'ils n'ont pas le moindre soupçon de ce qu'est la vie. Ces gens, qui sont aussi loin du marxisme que le ciel l'est de la terre, ne comprennent apparemment pas que nous continuerons longtemps à avoir de la monnaie jusqu'à ce que nous atteignions le premier stade du communisme »3. En 1933, la masse monétaire diminua de 20 %; le volume de l'investissement décrut aussi et les prix eurent tendance à baisser. C'est dans ce contexte que le XVIIe Congrès du Parti semble marquer un retour à une plus grande discipline financière. La déflation de 1933 ne contraria pas les échanges et ceci assura 1. Cf. le livre collectif en deux tomes publié en 1930 par l'Institut de Recherches économiques du Gosplan sous le titre: Na no/JOm ,tape socialistiéulr:ogo slroilelslpa. z. Même le monétariste Z. Atlas n'a pas été épargné. Cf. Z. ATLAS (1930), chap. 18. 3. Staline, XVIIe Congrès, cité par V.IKONN1KOV.
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
le triomphe des partisans d'une économie monétaire sur les thèses de l'abandon de la monnaie. Les défenseurs de l'échange monétaire connurent une autre petite victoire lorsque les cartes de rationnement furent supprimées en 1935 et 1936. L'inflation soviétique des années 1930 s'explique assez bien par un accroissement de productivité du travail plus faible que ce qui avait été prévu par le plan. Les entreprises employaient une maind'œuvre importante à des salaires supérieurs aux prévisions afin d'atteindre les objectifs du plan et d'obtenir des primes de dépassement du plan. Ce n'est qu'en 1939 que fut interdit tout dépassement du fonds des salaires qui ne correspondrait pas à un dépassement proportionnel du plan de production de l'entreprise (décret du 15 août 1939)' En URSS, de 1928 à 1940, les salaires ont été multipliés par 6, les prix des biens de consommation par 12 (par 20 en ce qui concerne les produits des kolkhozes). Holzman explique cette hausse des prix par moitié en raison de la hausse des salaires et par moitié par le niveau des dépenses publiques d'investissementl • Il semble bien que les planificateurs aient délibérément choisi de financer par l'inflation l'investissement rapide souhaité. Ainsi que le souligne Zaleski 2, les principaux porte-parole du Parti au Gosplan (Strumilin, Krjijanovskij) semblaient accepter un certain degré d'inflation; d'ailleurs, jusqu'en 1939, les dépassements de salaire nécessaires ont été ratifiés par le gouvernement. Holzman pense au contraire que l'inflation n'était pas prévue car les premiers plans indiquent des prévisions de baisse de prix3 • L'argument d'Holzman n'est pas décisif; quel que soit le contenu des plans publiés, il est certain que nombre d'économistes, y compris les plus écoutés du Parti, prévoyaient une certaine inflation sans en être toujours angoissés 4 • Il faut reconnaître que ce qui n'était pas prévu, c'est le taux de productivité assez faible du travail et la nécessité d'accroître les salaires aussi fortement 5 ; le coût des investissements avait été également sous-
1. F. HOLZMAN (1960), p. 173. 2. E. ZALESK1 (1962), p. 64-67. 3. F. HOLZMAN (1960), p. 172. 4. A ce sujet Cf. E. ZALESK1, op. cit. 5. La productivité du travail n'aurait crû que de 67 F. HOLZMAN.
% entte 1928 et 1940 selon
LE CHEMIN VERS L'INFLATION RÉPRIMÉE
évalué!. Le rythme prévu d'accroissement de productivité devait être égal à 2,4 fois celui des salaires; en fait c'est la croissance des salaires qui a été égale à 2,5 fois celle de la productivité2• Les autorités soviétiques ont laissé croître les salaires jusqu'en 1939 en luttant contre l'inflation au moyen de la politique fiscale. Depuis 1939, en URSS le taux de base des salaires est fixé par décrets du Comité central du peus et du Conseil des Ministres de l'Union. Les entreprises doivent observer ces bases mais il est possible de tourner la règle en alléguant que sont rémunérées des qualliications nouvelles qu'il est légal de rémunérer sur le fonds de primes. TI vaut mieux pour une entreprise enfreindre la loi sur le dépassement des salaires que ne pas exécuter certains critères de performance; cela constitue une limite à la détermination ex ante des salaires. Tous les auteurs qui défendent la thèse de l'inflation salariale soulignent, de ce dernier point de vue, le rôle des institutions monétaires. La masse monétaire a crû très fortement en URSS de 1928 à 1940 ainsi que le crédit à court terme qui est explicitement incriminé par Holzman qui y voit, à juste titre, une condition permissive des dépassements du fonds des salaires 3 • La croissance de la masse monétaire a accompagné la hausse des salaires tout en ayant, au moins jusqu'à la réforme de 1930, un rythme très saisonnier de croissance. Incontestablement, les facteurs monétaires sont indissociables de l'inflation soviétique d'avant guerre. J / La pensée de Staline en matière de monnaie et d'inflation
La réforme du crédit de 1930 comme la déflation de 1933 et le choix d'une croissance inflationniste sont dus à Staline. TI est permis de penser qu'il n'adhérait à aucune doctrine monétaire particulière; il est revenu (parce que la déflation de 1933 avait réussi) à l'économie monétaire après avoir encouragé, en 1930, les recherches sur le fonctionnement d'une économie sans monnaie. Staline était plus pragmatique que doctrinaire en matière financière. La seule idée qui soit demeurée constante chez lui est qu'il fallait que l'Etat ait la maîtrise 1. E. ZALESKI, p. 64. 2. S. SCHWARTZ, p. 202.
3. F.
HOLZMAN
(1955), p. 28; cf. aussi les tableaux III. 4 etIII. 5, en annexe.
86
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
du crédit et de la gestion de l'épargne des ménagesl • Déjà, en 1924, il dit que le crédit est la plus grande force dans les mains de l'Etat2 et lorsque Sokolnikov affirma au XIVe Congrès du Parti que la Gosbank était une entreprise capitaliste d'Etat, il s'attira les foudres de Staline3• Sur la couverture-or ou la couverture-marchandises, ses opinions étaient moins arrêtées sans qu'il donne l'impression de penser qu'il s'agissait de considérations techniques qui le concernaient peu. Le 13 avril 1926, il semble proche de la thèse de la couverture-or et devises du tchervonetz : « Si on a pu passer du sovznak à Itne devise forte c'est notanlment parce que nous avions alors un solde positif du commerce extérieur et une réserve de devises. Si nous voulons soutenir notre tchervonetz, alors nous devons soutenir le commerce extérieur de façon qu'il nous reste entre les mains une réserve de devises comme ttne des bases de notre tchervonetz »4. li faut noter que la situation de la monnaie, en 1926, justifiait un tel langage mais, du point de vue de la théorie monétaire, il y a un changement de tonalité dans sa position de 1933 après le 1er Plan quinquennal : « La stabilité de la monnaie soviétique est garantie avant tOtlt par ,'immense quantité de biens marcha1ltfs dans les mains de l'Etat et mis en cirmlation à des prix stables. Quel écononlÎste peut nier que cette garantie, existant seulement en URSS, est une pllls réelle garantie de stabilité d'une monnaie que n'importe quelle réserve d'or? »5. La réforme de 1947 laissera pourtant place à la thèse de la couverture-or, ce que confirmera la loi du 28 février 1950 qui fixe le contenu-or du rouble à 0,222168 g sans rendre cependant le rouble convertible en or6• Quels que soient les flottements de la doctrine officielle en matière de couverture du rouble, la position de Staline quant à la planification 1. Cf. STALINE, 0 Khoziajstvenllom polojenii Sovetskogo Sojuza, Moscou, 1937, p. 9-15. 2. STALINE, Risulfafl du XIIIe Congrès du Parti, Moscou, 1924, p. Il. 3. De ce point de vue, SokoInikov représente la tendance la plus opposée à la pensée de Staline; dans son cours de Science financière en 1930, Sokolnikov écrit que les relations entre le système soviétique de crédit et l'environnement marchand ont le caractère de relations capitalistes de crédit. 4. Cité par V. IKONNIKOV, p. 161. 5. STALINE, Œuvres complète; (en russe), t. 13, p. 205. 6. Après la guerre, quand il s'est agi de réformer la monnaie, deux courants se sont manifestés. Les uns voulaient lier la monnaie à l'or, c'est ce qu'on a appelé la position « dorée» avec F. Mikhalevskij, Gatovskij, Zlobin, Gusakov et Z. Atlas les autres préféraient maintenir une couverture-marchandises implicite, il s'agissait de Ikonnikov, Batyrev et Kronrod notamment. Staline n'a pas tranché explicitement, mais définir un contenu-or au rouble permettait d'établir un taux de change officiel avec le dollar.
LE CHEMIN VERS L'INFLATION RÉPRIMÉE
et à la politique conjoncturelle a reposé, de 1930 à sa mort, sur les mêmes principes; pour Staline, les prix et les quantités sont déterminés séparément; cela explique pourquoi dans Les problèmes économiques du socialisme en URSS il rudoie, d'une part, ceux qui proposent pour le coton un prix équivalent à celui du blé alors que le coton est plus cher sur les marchés internationaux et, d'autre part, ceux qui veulent répartir la main-d'œuvre selon la loi de la valeur. li n'y a pas là de contradiction, contrairement à ce que pense Setonl • La pensée de Staline devient cohérente dès que l'on se rend compte qu'il raisonne en se plaçant en situation de demande excédentaire permanente. Tout s'éclaire, le prix est déterminé par la loi de la valeur et l'acheteur, en payant, fait un sacrifice équivalent à ce que cela coûte à la collectivité, mais les quantités sont décidées souverainement par le planificateur, indépendamment des prix. On peut produire peu d'un bien cher et demandé; ce système fonctionne sans trop de gaspillage si les quantités produites sont absorbées par la demande en dehors de toute variation rééquilibrante des prix. Cela n'est conciliable qu'avec une demande globale des consommateurs sans cesse supérieure à l'offre. Le calcul implicite est qu'un plan ambitieux ne peut être réalisé qu'en ({ tendant» toute l'économie, toutes ses ressources; la doctrine de la demande excédentaire est inhérente à celle du plan tendu. Une telle économie est nécessairement monétaire, un tel mode d'exécution du plan est inconcevable en économie du troc où il ne peut y avoir de demande excédentaire des biens. li faut qu'au niveau des consommateurs-travailleurs l'économie soit marchande. En effet, sans monnaie, le niveau de l'offre de travail serait différent, on ne pourrait payer avec des promesses sur le futur (ou alors on recréerait une monnaie) et le niveau de production aussi ainsi que la structure de la production. Pour faire travailler plus, au lieu d'accroître les salaires nominaux, il faudrait, dans une économie sans monnaie, produire plus de biens de consommation. Les facilités de crédit accordées par le plan aux entreprises des secteurs prioritaires (en général les industries produisant des biens de production) provoquent une croissance déséquilibrée; il faut limiter la demande de biens de consommation afin de permettre le J.
F.
SETON.
p. 14.
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
développement prioritaire du secteur de biens de production. Si les salaires s'accroissent, pour maintenir à un bas niveau la demande de biens de consommation il est nécessaire de contraindre le public à l'épargne. Ainsi, le capital réel nécessaire pour les investissements nouveaux est prélevé sur les consommateurs. Si ce prélèvement se fait par le biais de la hausse des prix, on se trouve devant les situations analysées par Hayek et connues sous le nom de théories de la surcapitalisation. Le 1er Plan quinquennal a déjà fonctionné à peu près selon ce modèle; cela explique la volte-face de Staline et des responsables politiques en l 934 lorsque le Parti se prononce pour la monnaie, alors que, depuis I929, se multipliaient les écrits sur le dépérissement de la monnaie. Les grandes théories sur la valeur travail, l'échange direct et sur les bons de travail paraissent hors de saison lorsque la demande monétaire excédentaire des ménages permet de réaliser les objectifs du plan d'industrialisation.
ANNEXE STATISTIQUE
TABLEAU
III. I. - Cirmlatiol1 monétaire et hausse des prix dans "et/semble de l'URSS (I92I-I922) Alonnaie en cirCII/ation milliards de roubles I92I
CIl
1- 1-1921 1- 7-1921 1-10-1921 1- 1-1922 1- 4-1922 1- 7-1922 1-10- 1 922
Indice des prix (I9IJ= I)
1 169 2347 4529 1753 8 8r 179 3 1 9949 851 486
19 200 500 887 00 80
3 II
Source: R. W.
500
DAV1ES
(1958), p. 53.
LE CHEMIN VERS L'INFLATION RÉPRIMÉE
Prix dB détail (192)-1928)
TABLEAU III.2. -
(en % d'augmentation par an) Indice des prix de détail de l'Institut de Conjoncture
+ 34,2 % + 3,1 + 8,9+ 12,3 -
19 2 3- 19 2 4 19 2 4-1925 1925- 1926 19 26 - 19 27 1927- 1928
-
0,4-
L'indice de l'Institut de Conjoncture était un véritable indice du coût de la vie établi à partir d'études sur la consommation des ménages. Les tame de ce tableau ont été calculés à partir de la série publiée dans Ekollomiceskoje obozrenije, 1929/6.
TABLEAU
1928 1929 1930 193 l 193 2 1933 1934 1935 193 6 1937 193 8 1939 1940
III. 3. -
Indices des prix (1928-1940)
(1) Prix de détail du commerce socialisé 1927-1928 = 100
( 2) Prix .fItr les marchés privés 1927-1928 = 100
100 104,3 108,7 137,0 255
100 126,2 23 1,1 409,0 (179,7) (2) (769,3) l 500-2000 1 200-1 680 900 - 1 47 0 700 7 00
53 6
ca)
(870) (1)
637 (1096) (1)
(;) Prix des marchés kolkhoziens 1928 = 100 100
63 0 3 000
1780
( 4) Prix de détail du commerce .rocialüé 1928= 100
(indice de Moorstein-Powell) 100 10 9 122 171 31 6 474 559 7 23 85 6 870 870 887 1096
(') Indice recalculé par J. CHAPMAN (indice de Paaschc). (2) Pour le premier trimestre 1932 (Z. ATLAS, p. 256). Pour le premier semestre 1932 (A. MALAFEEV, p. 402).
e)
Sources: col. l : Z. ATLAS (1969), p. 256 et 270; A. MALAFEEV, Istorija cenoobrazovanija v SSSR 1917-196;, Moscou, 1964, p. 407; col. 2 : Z. ATLAS (1969), p. 256; col. 3 : F. HOLZMAN (1960), p. 168; col. 4 : R. MOORSTEENPOWELL, The Soviet Capital stock 1928-1962 (1966), p. 635-636.
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
TABLEAU
III. 4. -
Taux des salaires en URSS (1923-1940)
Taux des salaires (roubles) Planifié 1928 19 2 9 193 0 193 1 1932 1933 1934 1935 193 6 1937 193 8 1939 1940
690
94 1 1 523 1 625 20 31 2. 465 2978
Réalisé 70 3 800 93 6 1 127 1427 1 566 1 858 2. 2.69 2. 856 3 0 38 346 7 3 86 7 4 06 9
Accroissellletli (en
%)
Planifié
Réalisé
7,1
20 2.7 10 19 2.2. 2.6 6 14
6,7 3,8 9,3 8,6 4,3
Il
Source: F. HOLZMAN (1955), p. 39·
19 29 193 0 193 1 193 2 19H 1934 1935 193 6 1937 193 8 1939 1940 1941
(1) (1)
4.4 6.7 10.5 xO.5 14. 2 17. 2 26.7 34. 8 4°.7 44.9 47.9 55
Cridiü à lOllrl terme
4. 1 6.0 6.0 6.1 6.1 6.1 6.1 6.1 6.1 6.1
Titres d'Etat
4.4 6.7 14.6 16.5 20.2 23.2 32 • 8 40.9 46.8 51.0 54.0 61.1
Total
Source: F.
(au xer janvier. en milliards de roubles)
HOLZMAN
-18 + 13 + 26 + 16
+ 36 + 52 + 3° + 48
Erl% monnai,
(1)
et (2).
+ 52 + lI8 + 13 + 2Z + 15 + 41 + 25 + 14 + 9 + 6 + 13
Crldit àlOllT't lerml
Altroismnmt par rapport à /'annll préeldln"
(1955). p. H. sauf
CimllalÏon monétaire et crédits à court ternie (I929-INI)
HOLZMAN.
9.86 (2)
24 (1)
Source: R. POWELL. p. 430. Calcul fait à partir de R. POWELL et F.
9.9 8.x n.5 13.9 13.8 13.8
9. 2 7.9
re"enll de la lirelilalion
ViluSI
III. 5. -
2.1 2.86 4,36 5.67 8.4 X 6.86 7.73 9.7 1 Il.26
Monnaie ln l;"llilation
TABLEAU
4
LE NIVEAU RÉEL DE L'EMPLOI Chômage déguisé, chômage structurel et chômage frictionnel dans une planification de sur-emploi
L'objet de ce chapitre est de montrer la différence qui existe entre le niveau apparent d'activité et d'emploi et son niveau réel. TI est possible de résumer cette question en deux paradoxes. Le premier, que la presse polonaise appelle le paradoxe de l'emploi, est qu'il y a à la fois un besoin de main-d'œuvre pour réaliser le plan (planification de sur-emploi) et un excès de main-d'œuvre inemployée dans les entreprises (chômage déguisé). Le second paradoxe, qui est très rarement mis en évidence, est le développement dans les économies planifiées du chômage structurel et frictionnel (volontaire ou non) dû, ainsi que nous essaierons de le montrer, à la politique de sur-emploi et à l'accroissement des revenus depuis 1965, tout autant qu'à des facteurs démographiques ou technologiques. Ces deux paradoxes s'observent dans toutes les économies socialistes planifiées.
1 1 LA DEMANDE DE TRAVAIL ET L'ÉCONOMIE DE SUR-EMPLOI!
La planification de sur-emploi est le terme retenu par Holzman2 pour qualifier le choix d'objectifs en volume irréalisables compte tenu des ressources effectives et des gains possibles de productivité. 1. Rappelons que l'entreprise demande du travail et offre un emploi alors que le travailleur offre du travail et demande un emploi. 2. F. HOLZMAN, Sorne notes on over-full employment Planning, short run balance and the social economic reforms, Soviet Stllliies, 1970/2.
94
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
Tant que les entreprises sont en concurrence pour obtenir des facteurs de production, le planificateur reste le maître du jeu puisque c'est lui qui décide de l'affectation des ressources. TI est donc de son intérêt que les objectifs du plan des entreprises soient ambitieux; c'est à cette condition qu'il exerce un contrôle effectif sur l'activité des entreprises. TI en résulte un déficit en moyens de production, y compris en main-d'œuvre, eu égard aux objectifs initiaux. La technique des balances-matières et des balances-main-d'œuvre utilisée pour établir le plan n'assure que des équilibres prévisionnds, les balances n'étant que des bilans prospectifs équilibrant, bien (agrégé) par bien, les ressources et les emplois. Le recours à des coefficients d'input-output trop optimistes et à des prévisions irréalistes des gains de productivité permet un équilibrage artificid qui reflète les jugements et les espoirs du planificateur plus que les possibilités réelles de croissance de l'économie. Les réformes économiques avaient pour objet de réduire les différences entre les objectifs et les résultats du plan, mais dIes n'ont pas supprimé le principe général de la planification de sur-emploi, c'est-à-dire le fait, rendu évident par l'observation des statistiques, que pour atteindre les objectifs du plan il faudrait des ressources en biens et en hommes supérieures à celles dont on dispose. La planification de sur-emploi est, en fait, la même chose que le principe de la demande excédentaire permanente. Sdon ce principe, appdée doctrine Mikojan par les Polonais, il faut une demande supérieure à l'offre pour mieux mobiliser les ressources; en d'autres termes, il faut demander trop pour obtenir le maximum. Une demande très forte de biens de la part du planificateur induit une demande très forte de facteurs, c'est-à-dire supérieure à l'offre potentidle. TI peut paraître étrange que nous ne mentionnions guère le taux de salaire dans les déterminants de la demande de travail. La raison est simple: dans les pays socialistes, la demande de travail de l'entreprise dépend de ses objectifs de production et de son équipement!, elle est indépendante du salaire. Qudques rares auteurs 2 estiment que le contrôle des salaires a été une limite effective à la demande de travail I. La fonction de demande de travail de la firme est la fonction inverse de la fonction de production. Ln = /-1 (Ko, QO) Où Qo est l'objectif de production et KO le stock de capital. 2. Notamment M. NISSANKE dans The DesequilibriumModel in a conttoIIed economy, AmerjçalJ Etonomjç R.e~iell', septembre 1979.
LE NIVEAU RÉEL DE L'EMPLOI
95
des firmes. Cela n'a jamais été vrai; s'il y a eu impossibilité pour les firmes d'obtenir le travail qu'elles désiraient, ce n'est pas la perspective d'un dépassement du fonds des salaires qui les a retenues mais tout simplement le manque de travailleurs qualifiés, ceux-ci étant soit en nombre insuffisant pour l'ensemble des firmes eu égard au plan de production, soit retenus par leur firme d'origine qui leur verse un salaire élevé (souvent en violation des règlements) pour les garder en réserve. Le travailleur qualifié désiré par la firme A a le choix entre aller en A pour un salaire élevé en travaillant sérieusement (si la firme a besoin de lui, elle a donc du travail à lui donner), ou rester dans sa firme B qui augmente son salaire pour le conserver sans lui demander plus de travail. Ceci est la description des situations où il y a pénurie de travailleurs d'une qualification donnée. Si la pénurie n'est pas aussi marquée, alors, très simplement, la firme demandeur offre des salaires élevés; les travailleurs quittent leur firme d'origine qui ne voit pas la nécessité d'élever les salaires pour les retenir et on se trouve alors en présence d'une forte mobilité des travailleurs sans qu'aucun contrôle des salaires ne viennent influencer vraiment la demande de travail de la firme; c'est la situation observée dans le cas général.
II 1 LE CHÔMAGE DANS LES PAYS SOCIALISTES
l /
y a-t-il du chômage dans les économies socialistes?
La définition habituelle du chômage est la suivante : est chômeur toute personne qui, désirant travailler au taux de salaire courant, ne trouve pas d'emploi. Cette définition soulève deux types de problèmes. Le premier est que le« salaire courant» n'a pas de sens précis. En situation d'information imparfaite et de multiplicité des taux de salaire entre firmes pour un même travail, quel est le salaire courant? Le second tient à l'absence de référence géographique et professionnelle de cette définition. S'agit-il de quelqu'un qui cherche un emploi correspondant à sa qualification ou n'importe quel emploi? Exige-t-il un emploi près de son domicile ou n'importe où sur le territoire national? En d'autres termes, comment distinguer le chômeur de celui qui préfère ne pas travailler plutôt que d'accepter ce qu'on lui offre; un ingénieur des Ponts et Chaussées de Metz qui refuserait un
INFLATION ET ID.IPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
emploi de gardien de musée à Perpignan serait-il un chômeur ou, selon la terminologie des pays socialistes, quelqu'un qui se serait retiré de la force de travail? Des situations presque aussi caricaturales existent dans les pays socialistes; ainsi que nous le verrons, bien des ingénieurs sont embauchés comme ouvriers qualifiés et des Uzbeks sont invités à chercher un emploi très loin de leur terre natale. On trouve des problèmes analogues dans tout pays moderne où la structure des qualifications offertes ne coïncide pas avec celle des qualifications demandées par l'économie; rien de tout cela n'est spécifique au socialisme ou au capitalisme. Pour caractériser avec plus de précision les situations de l'emploi, il convient de descendre dans le détail des formes de chômage. Keynes considérait que le chômage involontaire était celui qui pouvait être résorbé par un accroissement de la demande globale. On peut alors considérer que, si la demande de biens est chroniquement excédentaire (cas des pays socialistes), tout chômage est volontaire. Admettons plutôt, avec J. Robinson, qu' « aucune signification précise ne petit être donnée à la notion de plein emploi, à moins de le d4finir comme lin état de l'économie où il n'existe pas de travail disponible non utilisé dans aucune région ni dans aucune branche »1. Pour l'étude des pays socialistes, il paraît utile de reprendre la vieille distinction, si critiquée actuellement, entre chômage structurel et chômage frictionneF. Le chômage structurel est le chômage causé par les différences entre la structure (géographique et professionnelle) de la demande de travail et celle de l'offre. Le chômage frictionnel est celui que provoque le manque d'information sur le marché du travail; c'est celui des personnes cherchant un emploi mieu...'i: rémunéré ou plus intéressant. Ces deux types de chômage ne peuvent être résorbés par une augmentation de la demande de biens et sont donc peu sensibles à la politique conjoncturelle. Il est difficile de préciser dans quelle mesure il s'agit de chômage volontaire. Une très grosse part du chômage frictionnel est, à l'évidence, volontaire, mais il reste toujours un petit délai « involontaire» de recherche d'emploi, même si on est prêt à occuper
J. ROBINSON,
Euay. in tbe Tbeory of Employment (1947), p. 41. Les problèmes de définition des divers types de chômage sont très clairement présentés et analysés par J.-P. F1TOUSS1 (1973), p. 138 sq. 1.
2.
LE NIVEAU RÉEL DE L'EMPLOI
97
la première place que l'on trouve. De même, le chômage structurel est en partie volontaire : lorsqu'un ingénieur refuse de se déqualifier et cherche un emploi d'ingénieur, n'est-ce pas un peu du chômage frictionnel ? Lorsqu'un Tadjik refuse de quitter sa région et cherche ou attend un emploi, n'est-ce pas aussi du chômage frictionnel? Ce sont des chômeurs volontaires en ce sens qu'ils ont refusé un emploi. Au vu de ces exemples, il est clair que les frontières entre chômage frictionnel et chômage structurel, d'une part, et entre chômage volontaire et chômage involontaire, d'autre part, sont aussi floues l'une que l'autre. Le niveau de l'emploi dans les pays socialistes est très élevé. Si on compte les étudiants parmi les travailleurs, la quasi-totalité des personnes en âge de travailler (et non handicapées physiquement) occupe un emploi : la planification de sur-emploi tend à mobiliser toutes les forces de travail et à encourager le travail féminin. Mais ce dernier aspect de la politique de l'emploi est parfois remis en cause au nom des politiques natalistes. Ainsi, en URSS, le taux d'activité parmi les personnes en âge de travailler est passé de 78 % en 1960 à 91 % actuellementl , et le plan 1976-1980 encourage le travail partiel des femmes ayant des enfants. Cette mesure visait à rétablir la natalité en Europe. Certaines entreprises de confection à Moscou ont offert du travail « à la maison » à des femmes; cet exemple a été suivi à Léningrad et à Tallinn2 • On pourrait en conclure que le chômage n'existe pas dans les pays socialistes. C'est là une pure question de définition. li n'existe pas de chômage dit keynésien, c'est-à-dire provoqué par une insuffisance de la demande de biens. Mais de même que l'on s'est aperçu que, dans les économies capitalistes, le chômage conjoncturel n'est qu'une composante, pas toujours très importante, du chômage global, de même, dans les économies socialistes, il subsiste, malgré le sur-emploi, des déséquilibres sur le marché du travail qui peuvent être qualifiés de chômage. li y a dans les pays socialistes du chômage saisonnier dans l'agriculture, du chômage frictionnel (temps passé à chercher un emploi notamment) et du chômage structurel parce que certaines qualifications ne sont plus demandées ou parce que les zones de croissance 1. EKO, 1977/4. 2.
LG, 16-5-1979, p. 13.
F. SEUROT
4
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
industrielles sont à des milliers de kilomètres des régions où des jeunes arrivent à l'âge de travailler. Il y a des travailleurs qui ne font rien et perçoivent un salaire (on peut alors y voir l'équivalent d'une allocation chômage) et il y a des travailleurs qui perçoivent une forte allocation de départ pour quitter leur entreprise (c'est l'équivalent d'une allocation chômage ou d'une indemnité de licenciement)!. Si on définit le sous-emploi comme la différence entre la force de travail et le niveau d'emploi, il y a un chômage important dans les pays socialistes comme partout ailleurs (avec cette définition, le taux de chômage dans les pays capitalistes est supérieur aux données statistiques, officielles ou non) ; et une bonne part, mais pas la totalité, de ce chômage apparaît comme du chômage volontaire. L'économiste hongrois J. Timar2 a remis en cause la notion de plein emploi en économie socialiste; selon lui, le terme de plein emploi recouvre, dans la littérature socialiste, deux concepts différents. Chez la plupart des auteurs, le plein emploi correspond à l'utilisation totale de la force du travail disponible; cet « emploi maximum» est souvent présenté comme un objectif fondamental de politique économique ou même une caractéristique du socialisme. D'autres auteurs considèrent le plein emploi comme un état particulier d'équilibre où tous ceux qui désirent travailler peuvent trouver un emploi, c'est-à-dire où il y a équilibre entre l'offre et la demande de travaiP. Dans un pays donné, cet équilibre peut se réaliser àdes niveaux d'emploi différents selon les étapes de son développement. Cet équilibre sur le marché du travail peut être alors un objectif de politique économique parmi d'autres, plus ou moins compatibles entre eux. Comme tout équilibre est transitoire, le plein emploi ne peut être envisagé, en tant qu'cbjectif de politique économique, que comme une tendance. Prenons l'exemple de la Hongrie, où les changements d'emploi affectent annuellement 20 % de la population employée". Sur une période assez longue le nombre de personnes cherchant un emploi serait, selon Timar, de 400 000 à 500000, dont un pourcentage élevé 1.
Sur les problèmes de définition du chômage dans les pays socialistes, cf. P. W1LES
(1972) et M. BOlL'AYS SOCIALISTES
En dehors des problèmes d'organisation de l'information, le chômage de« recherche d'emploi» est donc d'autant plus fort que: 1) le marché est vaste; 2) les revenus précédents ont été élevés; 3) le chômage conjoncturel est faible.
La deuxième condition est assurée par l'inflation réprimée et la croissance de l'épargne liquide des ménages, la troisième par la planification de sur-emploi.
III 1 LE NIVEAU RÉEL DE L'EMPLOI LE CHÔMAGE DÉGUISÉ
Le concept de chômage déguisé a été utilisé dans les années 1930 pour caractériser la situation des ingénieurs et cadres supérieurs qui, aux Etats-Unis, devenaient jardiniers, gardiens de musée, etc. La paternité de ce terme est attribuée à Joan Robinson. On étend la définition de chômage déguisé à l'emploi de travailleurs à des postes où ils n'ont aucun travail réel : les ateliers nationaux du XIXe siècle, en France, en sont un exemple. li est naturel d'appliquer alors le terme de chômage déguisé au maintien, dans les entreprises des pays socialistes, de travailleurs inutiles. L'existence de ce chômage déguisé n'est d'ailleurs pas niée par les responsables des socialistes même s'ils emploient une autre terminologie. Au XVe Congrès des Syndicats soviétiques, leur président, Shelepin, dit qu'il fallait « mobiliser» les travailleurs pour réaliser les plans de production sans accroître la force de travail. Le terme de « mobilisation du travail» est celui qui est couramment employé pour désigner la lutte contre le chômage déguisé, et celui de « réserves cachées de travail» (qu'il convient de mobiliser) qualifie le volume de chômage déguisé. l
/
Forum de chômage déguisé
- Le sur-emploi dans les entreprises: La première forme de chômage déguisé est l'emploi par les entreprises d'un nombre de travailleurs supérieur à ce qui serait nécessaire, la diminution de la main-d'œuvre
LE NIVEAU RÉEL DE L'EMPLOI
1°7
ne provoquant alors aucune baisse de production. Une telle situation est possible parce que les entreprises n'ont aucun intérêt à minimiser leurs coûts et que le gaspillage de ressources, en main-d'œuvre comme en matériel, leur est indifférentl ; les chefs d'entreprise reconnaissent d'ailleurs volontiers l'existence de ce chômage déguisé 2, 3. Ce phénomène n'est pas nouveau: en 1952, Malenkov souligna devant le XIXe Congrès du Parti communiste de l'URSS que de nombreuses entreprises n'exécutent pas le plan d'accroissement de la productivité et que les ministères déterminent le nombre de travailleurs alloués aux entreprises sans avoir vraiment étudié la réalité des besoins en main-d'œuvre. Le président du Gosplan, N. Baïbakov, en présentant la réforme économique, dans la Prauda du 22 août 1979, a souligné la tendance des entreprises à gonfler leurs effectifs en personnel; il a évalué l'excédent du nombre d'ouvriers et employés occupés dans l'industrie sur les besoins fixés par le plan à plus de deux millions, ce qui est d'ailleurs une évaluation modeste4 • La solution préconisée est la fixation de plafonds d'effectifs aux entreprises, ce qui résulte d'ailleurs en pratique de la réforme des salaires de 1979, En RDA, des« Combinats » « qui correspondent à des Unions d'Entreprises soviétiques) passent un accord, aux termes duquel chacun s'engage à ne pas embaucher de personnel en provenance d'un autre Combinat. De telles pratiques pourraient être envisagées en URSS. Les autorités hongroises ne manquent jamais une occasion de rappeler que le maintien du plein emploi n'est pas de la responsabilité 1. On pourrait croire que les réformes économiques ayant réhabilité le profit en tant que critère de gestion,les firmes ont intérêt à minimiser leurs coûts. Il n'en est rien,le rôle du profit a bien reculé depuis 1970 environ et, de toute façon, la maximisation du profit n'inciterait pas les firmes à réduire leurs coûts. En effet, les prix sont calculés selon une formule: CM + a.CM où CM est le coût moyen et a. un taux de profit déterminé par l'Etat. Soit 1t" le profit, q la quantité, CT les coûts totaux etp le prix: 1t" = p.q - CT = (CM + a.CM) q - CM.q = a.CM.q. Comme a. et q sont fixés par l'administration centrale, l'entreprise maximisant son profit tend à maximiser ses coûts. Cette question est traitée en détail dans F. SEUROT (1981). 2.. Cf. LG, 1972./10. 3. « Le sentiment général est qu'un tiers de la main-d'œuvre totale pourrait être licenciée sans diminution de la production », Po/ity/:a (Varsovie), 23-9-1978, p. 3. C'est la plus forte estimation du chômage déguisé que j'ai trouvée dans la presse officielle des pays socialistes. 4. En 1975, le volume de la main-d'œuvre employée dans l'industrie dépassait de 2,5 millions de personnes le chiffre prévu par le plan (cf. Courrier du pays de "Est, nO 234, nov. 1979. p. 10).
108
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
des entreprisesl • Cette prise de conscience, qui se rencontre aussi en Pologne, est due, dans ces deux pays, à la nécessité d'améliorer la productivité afin d'exporter ce qui est nécessaire pour couvrir les importations de matières premières et de biens d'équipement. Les firmes hongroises ont des « réserves de travail inemployées» que l'on évalue à 15 %ou 20 %du total de l'emploi, soit 600 000 à 800 000 travailleurs; 100 000 autres pourraient être avantageusement remplacés par des équipements peu coûteux, comme le remarque la presse hongroise 2• A Gyor, en février 1979, le nouveau directeur de l'entreprise Raba a transféré d'un atelier à un autre 340 travailleurs et licencié 480 autres (qui ont trouvé un emploi ailleurs) sur un effectif total de 2 500 travailleurs, la production de l'entreprise s'est accrue de 8 %. Cet exemple est souvent repris par la presse hongroise pour montrer la nécessité d'une réorganisation du travail et d'une compression des effectifs dans les entreprises s. En RDA, la pénurie de travail et le chômage déguisé sont importants et le chômage ouvert est très faible. Il faut rationaliser l'utilisation du travail dans les firmes et les investissements nouveaux doivent être utilisés sans main-d'œuvre supplémentaire. Ainsi l'entreprise « Erich Weinert» de Magdeburg est citée en exemple pour avoir accru la productivité de ses ateliers de 37 % en réduisant le nombre de ses travailleurs 4 • En avril 1978, le directeur de la firme Zeiss d'Iéna avait déjà expliqué dans Neues Deutschland que les gains de productivité passent par une gestion plus rigoureuse de la maind'œuvre. Comment se traduit ce sur-emploi dans la structure du personnel de l'entreprise? Le sur-emploi se manifeste, avant tout, par l'importance du secteur auxiliaire (personnel d'entretien, de surveillance, etc.). La catégorie des travailleurs auxiliaires est très nombreuse dans l'industrie soviétique: pour 100 travailleurs à la production directe, il y aurait 85 auxiliaires (contre 38 aux Etats-Unis). Or, si la productivité d'un « travailleur direct}) en URSS est de 70 % de celle de son 1. Cf. J'interview de K. MOGYORO de J'Institut d'Economie de J'Académie des Sciences, Heti Viloggazdasag, 28-7-1979, p. 30-31. 2. Népszabadsag, 2S·6-1976. 3· Magyar Szo, 24-7-1979; Magyar Ifjusag, 10-8-1979, p. 3-4. 4. Neue! Deul!çhlaJld, 6-1I-1979.
LE NIVEAU RÉEL DE L'EMPLOI
homologue américain, pour un travailleur auxiliaire ce pourcentage est de 20 à 25 %1. En Tchécoslovaquie, la part des travailleurs auxiliaires dans l'industrie est comparable à celle que l'on observe en URSS. Ainsi dans l'industrie de construction de machines, pour 325 119 travailleurs directement affectés à la production il y en avait, en décembre 1978, 263 613 dans les services annexes 2 • La situation dans les autres pays socialistes est très comparable. Le sous-emploi du personnel « occupé» dans l'entreprise est tel qu'il est possible à un travailleur de passer une part importante de son temps à travailler « au noir» ou à une seconde profession légale. Cette structure des emplois dans l'entreprise correspond aux nécessités des années 193°-1950 où la main-d'œuvre non qualifiée était le facteur de production le plus abondant. Elle est, sans aucun doute, la cause la plus importante de la faible productivité des entreprises. - La déqualification : Le concept de chômage déguisé avait été utilisé à l'origine pour qualifier la situation d'ingénieurs américains devenus manœuvres pendant la crise de 1929; cette anomalie de la structure d'emplois se rencontre dans les pays socialistes surtout depuis l'accroissement considérable du nombre de diplômés de l'enseignement supérieur. En URSS, 25 % des ingénieurs dans l'industrie occupent un poste d'ouvriers qualifiés 3 ; certains sont comptables ou secrétaires. « Lorsqu'un nouvel ingénieur a"ive, on lui demande s'il sait taper à la machine »4, et, dans une usine de tracteurs de Minsk, les techniciens nouvellement arrivés sont affectés automatiquement à des postes d'ouvriers spécialisés pour une période de trois anso. En RDA, les travailleurs sont employés pour 30 % du temps de travail à des tâches inférieures à leur qualification 6 • Le chômage 1. Cf. M. FEsHBAcH, The Structure and Composition of the Soviet Industrial Labour Force, in L'URSS dans les années I980, Bruxelles, OTAN, 1978. 2. Planovane hospodarstvi, 1979/3, p. II-!7. 3. Courrier des pays de l'Est, Panorama de l'URSS, p. 112. 4· LG, 1969/9, cité par J. LARUCHETTE. S. LG, 1969/26, cité par J. LARUCHETTE. 6. E. STILLER, Aspekte des effektiven Einsatzes der Arbeitskrafte, Die Arbeit, 1971/3, Berlin (Est).
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
110
déguisé des diplômés en Pologne est aussi élevé qu'en URSS, 19 %des diplômés de l'enseignement supérieur ont un emploi qui n'a rien à voir avec leur formation (il s'agit surtout de diplômés en sociologie, en droit et en pédagogie); plus de 10 % des diplômés occupent d'ailleurs un emploi qui n'exige aucune formation universitaire!. 2 /
Causes du chômage déguisé
Le chômage déguisé peut s'observer dans une économie capitaliste, par exemple dans l'administration et lors d'une embauche massive dans la fonction publique pour diminuer le chômage apparent. Mais il s'agit de phénomènes limités et d'ailleurs caractéristiques du secteur « socialisé}) de l'économie; le nombre de travailleurs inemployés, mais présents, dans les entreprises japonaises relève de la même philosophie. L'ampleur du chômage déguisé dans les économies socialistes soulève d'autres questions, car il semble être une des caractéristiques du système économique 2 • En économie planifiée, l'inflation réprimée crée un chômage déguisé selon le processus suivant : le gonflement de l'épargne monétaire des travailleurs les rend peu sensibles à une prime pour accroître leur rendement3 et la tendance des travailleurs à la mobilité incite les firmes à conserver une main-d'œuvre excédentaire puisque, répétons-le, les indices de performance de la firme n'incluent pas une minimisation des coûts salariaux. Si un travailleur devient inutile à la firme en raison d'un changement des techniques utilisées, elle doit l'employer à un autre poste ou lui trouver un emploi ailleurs. Le plus souvent, l'entreprise se contente de maintenir ce travailleur sur place quitte à ne lui trouver aucun travail réel à effectuer; cette solution a l'accord du travailleur et contente donc tout le monde, seule la productivité en souffre. Ainsi se développe un important chômage déguisé. Le chômage ouvert qui subsiste est donc souvent volontaire ainsi que tendent à le considérer les autorités, et accorder des allocations chômage ne Drogi, 1976/5, p. 130. Cf. A. OXE."1FELDT et E. VAN DE."1 I-Ü-AG (1954). 3. En Tchécoslovaquie, il y a demande excédentaire de travail de la parr des entreprises si bien que lcs travaiileurs, en position de force, refusent de plus en plus de travailler la nuit, ce qui perturbe certaines industries et réduit la productivité. Pravda (Brastislava), 20-2- 1 979, p. 4· 1. NOW8
2.
LE NIVEAU RÉEL DE L'EMPLOI
III
ferait, à leurs yeux, qu'accroître ce chômage en allongeant le temps de recherche d'un emploi. Selon la belle formule de Feiwell, le mouvement de l'emploi et du fonds des salaires semble être une rue à sens unique. L'expansion des secteurs prioritaires est assurée par de nouveaux enttants sur le marché du travail plus que par des départs des secteurs non prioritaires. Lorsqu'il ne reste plus de main-d'œuvre disponible dans l'agriculture, on ne peut réaliser le développement d'un secteur qu'en faisant venir de la main-d'œuvre d'autres secteurs où elle est inemployée, ce qui provoque un chômage ouvert, plus ou moins temporaire.
} / Faut-il accepter un volant de chômage déclaré pour réduire le chômage déguisé? En Occident, en France notamment, quelques économistes et de nombreux politiciens suggèrent de réduire le chômage en employant les chômeurs dans des administrations qui n'ont pas besoin d'eux; cela revient à déguiser le chômage. Inversement, dans les pays socialistes, certains économistes jugent indispensable d'accepter un chômage ouvert, c'est-à-dire d'arracher au chômage son déguisement. Un certain chômage« limité» ou« planifié» permettrait de renforcer la discipline dans le travail et d'accroître la productivité. L'objectif est clair: il s'agit de rationaliser l'emploi de la main-d'œuvre. Dans cette perspective, on refuse d'adapter, coûte que coûte, la demande de travail des firmes et des administrations à l'offre des travailleurs; car, selon la formule de Timar, cela reviendrait à chercher à éliminer les contradictions entre l'offre et la demande de travail au mépris de la rationalité sociale2• En Pologne et en Hongrie, des économistes officiels proposent de reconsidérer le dogme du plein emploi apparent s'il doit être atteint au prix d'une faible productivité3 • Ce point de vue vient de se voir reconnaître droit de cité en URSS lorsque la Pravda, qui est le quotidien du Parti communiste, a publié, le 27 décembre 1980, un long article du pr Popov, de l'Université de Moscou, consacré à la rationalisation de l'emploi. Popov constate d'abord que certaines 1. 2.
G. FEIWEL (1974). J. TIMAR, p. 172..
3. Cf. Molnarne VENYIGB, dans Kozgazdofagi Szemle, 1979/5, p. 539-547.
IIZ
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
régions et certaines entreprises manquent de main-d'œuvre alors que de très nombreuses entreprises paient des travailleurs inutiles : « On s'efforce partout de retenir un mauvais travailleur, il commence alors à dicter ses conditions et il exige un salaire suPérieur à ce qu'il mérite. Où prendre ces biens et ces avantages? Il faut parfois en priver ceux qui travaillent bien. Ainsi apparaÎt une égalisation qui réduit, chez les meilleurs travailleurs, l'incitation à une haute productivité »1. A l'appui de son plaidoyer contre la tendance à l'égalisation des salaires, Popov cite Lénine qui « malgré le chômage de Ij2I» estimait « qu'il faut nou"ir seulement les bons travailleurs »2. Popov suggère de licencier la main-d'œuvre inutile; cela inciterait, selon lui, les travailleurs à améliorer leur productivité par crainte d'un licenciement. Cette mesure dégageait une main-d'œuvre disponible dont une partie n'aurait d'autre ressource que de chercher du travail dans les régions déficitaires en main-d'œuvre. Popov propose de fixer l'indemnité qui serait versée à ces travailleurs licenciés au montant du salaire minimum légal (80 roubles, soit environ ~ 30 francs au cours officiel de 1980). « Il faut fixer les limites du droit au travail et du droit à un certain niveau de salaire. Celui qui part de l'usine conserve le droit au travail, mais personne n'est tenu de lui garantir plus que le minimum que peut se permettre aujourd'hui le pays »3. Pour cette modeste rémunération (moins de la moitié du salaire moyen dans l'industrie), les travailleurs licenciés seraient employés à l'entretien des routes ou à la voirie municipale jusqu'à ce qu'ils trouvent un véritable emploi; ces travailleurs chercheraient, d'ailleurs, activement un emploi qui corresponde à leur qualification. Les propositions de Popov ne constituent pas le point de vue officiel du gouvernement ou du Parti; mais le fait que cet article soit paru dans la Pravda, en page Z et avec un large encadré, signifie, sans aucun doute, que le Parti communiste soviétique veut montrer qu'il est disposé à agir fermement pour restaurer la discipline dans le monde du travail. Dans les faits, peu d'efforts ont été faits pour réduire réellement le chômage déguisé. Selon Peiwel, en Pologne, le plan 1971-1975, préparé sous Gomulka, prévoyait une rationalisation de l'emploi G. POPOV, PravJa, G. POPOV, ibid. 3. G. PoPOv, ibid.
J. 2.
27-U-J980,
p.
2.
LE NIVEAU RÉEL DE L'EMPLOI
dans les entteprises et un chômage déclaré de s00 000 à 700 000 personnes en 1975 ; ce plan a été abandonné dès l'arrivée au pouvoir de Gierek en 1970, mais nombre d'économistes polonais ont recommandé de maintenir un petit volant de chômage déclaré, ne serait-ce que pour restaurer la discipline du travail dans les entteprises. Le Premier Ministte a donné, en janvier 1974, des insttuctions pour freiner la tendance à une hausse excessive du nombre de ttavailleurs employés par les fumes qui reçoivent l'ordre de réduire leurs effectifs au chiffre prévu par le pIanI. En Hongrie, un débat sur les problèmes de main-d'œuvre a rassemblé les représentants des ministères, des syndicats et du Parti, en janvier 1979. li en est ressorti que le plein emploi était obtenu parce que 2.0 % de la force de ttavail n'était pas réellement employée et que les entteprises refusaient de licencier ces 2.0 % pour des raisons humanitaires. La conclusion du débat a été que le maintien du plein emploi n'est pas du ressort des entteprises mais de l'Etat et qu'il faut redéployer la main-d'œuvre, ce que certaines fumes font d'ellesmêmes; ainsi 15 % des fumes de Budapest avaient décidé de réduire leur main-d'œuvre 2• li paraît vraisemblable que l'alternative au chômage déguisé n'est pas un ttavail réel mais un chômage déclaré, car les ttavailleurs du secteur auxiliaire n'ont pas tous des qualifications réelles leur permettant d'occuper un poste de travail dans les secteurs prioritaires.
IV 1 L'
«
INDISCIPLINE» DANS LE TRAVAIL
Depuis l'été 1979, les discours officiels des responsables SOVIetiques insistent sur la nécessité de restaurer la discipline dans le travail. Ainsi Brejnev, dans son discours devant le plenum du Comité central du PCUS, le 2.7 novembre 1979, s'exprime ainsi en présentant les projets du Plan et du Budget 1980 : « Les ministères sont loin d'avoir partout réussi à surmonter la force de l'inertie, à mener à terme l'orientation du travail vers la qualité, à élever la productivité du travail... « Les fonds productifs ont crû sans inte"uption, de nouvel/es ressources 1. 2.
Zycil gospodarçze, 10-2-1974, p. 15. NiPszabadsag, 25-2-1979, p. ,.
114
INFL.HION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
Cil trat'ail ont été utilisées. Et voilà qu'en résultat flOUS recevons flJoins que nous aurions dû, moitis que le permettaient flOS possibilités. D'où des déficits, des déséqJtilibres, des réserves inSlljjisantes... « Ily a eu une mobilité du travail assez grande, parfois utile, parfois non. Le plus important c'est la désorganisation et l'irresponsabilité. D'où de grandes pertes de travail..., les chefs d'entreprise ont tendance à conserver CI1 réserve de la main-d'œuvre inutile ... De façon générale, la discipline et l'ordre sont tOlgolirs nécessaires »1. N. Tikhonov, alors premier vice~président du Conseil des Ministres, soulignait dans Kommunist, la revue du Parti2, les problèmes d'organisation du travail dus à l'absentéisme d'une part, et à la mobilité des cadres d'autre part. Il appelait les entreprises à mener une survej}Jance plus étroite des manquements à la discipline. Il mettait en cause les dirigeants d'entreprises et les administrations qui octroient trop libéralement des congés. Le communiqué du Comité central du PCUS, du presidium du Soviet suprême de l'URSS et du Conseil des Ministres sur le renforcement de la discipline dans les entreprises, est encore plus dur. « De grandes pertes de travail désorganisant l'activité des entreprises sont dues à l'alltorisation donnée par les firmes à des travailleurs de se déplacer... De nombreux organismes sociaux organisent des réunions, séminaires, compétitions sportù1es, expositions artistiques, etc., pendant les heures de travail... Les organes dll Parti Ile prmnent pas tOlgours les mesures nécessaires à I/ne prise de conscience des dirigeants quant aux problèmes de discipline »3.
1
1La
Illobilité du trat'ail
La croissance médiocre de la productivité du travail dans les économies socialistes a provoqué, depuis 1974-1975, un débat sur les motifs des modestes performances des entreprises. La cause la plus fréquemment soulignée par les autorités soviétiques est la mobilité des travailleurs, ainsi qu'en témoigne le discours de Brejnev précédemment cité. Les nombreuses études faites par les sociologues soviétiques sur la mobilité du travail font ressortir que les conditions de logement Ce discours est reproduit dans Ekoflomiëeskoja Gazeta, 1979, nO 49. N. T1KHONOV, Pervejsaja zadaea organizacii tmda, Kommunist, 1980/3, p. 3-14. 3. Le texte du communiqué est publié par la revue Ekonomileskoja GazeJa, 1980, nO 3.
1. 2.
LE NIVEAU RÉEL DE L'EMPLOI
IIj
expliquent largement la mobilité des travailleurs. L'ouvrier jeune qui épouse une ouvrière cherche un logement d'Etat à faible loyer et est donc prêt à abandonner son entreprise si nécessaire. En général, il est d'abord obligé de se loger chez un particulier (un premier changement du lieu de travail en résulte souvent) avant que son tour ne vienne d'obtenir un logement d'Etat (deuxième changement du lieu de travail). Bien d'autres motifs, plus habituels, existent à la mobilité: salaires plus élevés, conditions de travail, etc. La mobilité de la main-d'œuvre est considérable; selon un expert soviétique!, un ouvrier conserve en moyenne 3,2 ans sa profession et reste 3,3 ans dans la même entreprise. En 1974, 19,4 % des ouvriers de l'industrie et 24,3 % de ceux du bâtiment ont quitté leur entreprise2• On explique parfois la mobilité du travail par le mécontentement des travailleurs. Ainsi Laruchette écrit que le travailleur soviétique, n'ayant pas le droit de grève et n'étant pas défendu par des syndicats libres, n'aurait qu'une arme: partir. Il est certain que bien des départs s'expliquent ainsi3, mais il est difficile d'évaluer la part qu'ils représentent dans la mobilité totale; il Y a certainement d'autres motif~ importants. En 1976-1977, une enquête fut menée sur la discipline du travail à Dniepropetrovsk; il en ressortait que la mobilité du travail est plus faible dans les entreprises à technologie élevée et dans celles où le salaire moyen est élevé. Il n'apparaît pas que la main-d'œuvre féminine soit moins disciplinée (l'entreprise de chaussures qui a battu le record de discipline dans le travail a un personnel à 83 % féminin)4. En résultat d'autres enquêtes similaires, il semble que la moitié des nouveaux arrivants en Sibérie repartent, au bout d'un an ou deux, à cause des conditions de travail plus que des conditions de vie 5 • Une des causes de la mobilité du travail à Kichinev est « le chantage exercé par les travailleurs,. ils demandent un supplément de salaire ou 1111 nouve! appartement et quittent leur emploi en cas de refus »6. De façon générale, les taux de mobilité observés et les motifs que 1. V. S. NEMCENKO, directeur du Laboratoire central de Recherches sur la Maind'Œuvre. Cf. Courrier des pays de l'Est, nO 2.34, p. 9. 2. Courrier des pays de l'Est, ibid. 3. LG, 1976/5, cité par J. LARucHETTE. 4· LG, 1978/3' 5. KOfllsomolskoja Prat'da, 30-6-1979, p. 2. 6. Sovjetskaja Moldavija, 28-2- 1 974, p. 3.
II6
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
l'on peut discerner n'ont rien de pathologique, ils sont les caractéristiques d'une économie industrielle moderne et les responsables des Etats socialistes se trompent de cible en faisant de la mobilité du travail une cause de la faible productivité. Ainsi que nous l'avons déjà remarqué, de tels taux de mobilité sont tout à fait normaux dans une économie industrielle moderne et correspondent aux taux de mobilité aux Etats-Unis dans les années 1970. lis paraissent anormaux aux yeux des responsables des pays socialistes, parce que cette mobilité spontanée est un phénomène relativement récent. De 1940 à 1956, il était interdit d'abandonner son emploi et, depuis 1956, la mobilité du travail a d'abord été faible et considérée comme un bien en soi. Les taux de mobilité dans les autres pays socialistes sont du même ordre. En Tchécoslovaquie, un quart des travailleurs de l'industrie change d'emploi chaque année!. Cette proportion est d'un travailleur sur huit en Pologne dans le secteur nationalisé, selon certaines sources 2, et d'un sur quatre, selon d'autres. En Hongrie, sur une population active de 6,4 millions de personnes, un million changent d'emploi chaque annéeS. 2 /
L'absentéisme
Plus que la mobilité, l'absentéisme des travailleurs semble être une cause de la faible productivité des entreprises. En URSS, le temps de travail perdu en 1979 est dû pour 54 % à des absences autorisées, pour 27 % à des absences non autorisées et pour 19 % à des pertes de temps dans l'entreprise; une entreprise de Taganrog a décidé de retenir 50 % du salaire des responsables qui couvrent les violations à la discipline du travail4• Au Kazakhstan, le nombre de travailleurs qui s'absentent avec la permission de la direction de l'entreprise a augmenté de 25 % au cours de la période 1965-197° et, en 1971, un million de journées de travail ont été ainsi perdues 6 • Svet prace, 22.8-1973, p. 2. Glos Pracy, 18-9-1973, p. 3. 3. Agence MT! Hebdo, 20-6-1979. 4· lzvestija, 5- 12- 1979. ~. Kazakhs/eaja Pravda, 4-10-1973, p. 2. 1.
2.
LE NIVEAU RÉEL DE L'EMPLOI
En Pologne, en 1977, la part du temps de travail perdu est de la % (9,5 % en 1976) alors que le nombre d'heures supplémentaires par travailleur s'est accru de 9 %1. Une loi en 1968 sur la discipline dans le travail précisa que les congés maladie ne pouvaient être accordés qu'avec un contrôle médical, car nombre de journées étaient accordées sans attestation d'un médecin (et étaient payées à 100 %). Le taux d'absentéisme n'a pourtant pas diminué puisque, de 1970 à 1973, 700 000 travailleurs s'absentent du travail chaque jour; cela représente pour 1972 une perte de 15 % du temps total de travail 2• En 1973, la réforme du système de primes visait à sanctionner pécuniairement l'absentéisme : ainsi une absence injustifiée d'une journée faisait perdre 20 % de la prime annuelle, deux journées d'absence faisaient perdre 50 % de la prime et plus de deux jours supprimaient tout droit à la prime. Le résultat a été nul et la réforme peu appliquée; en 1974, 800 000 travailleurs se sont absentés quotidiennement et le nombre d'heures perdues s'est accru de 1,5 % dans l'industrie, de 2,4 % dans le bâtiment et de 4,1 % dans les transports. Le Code du travail hongrois a été modifié le 1er janvier 1980 et comprend désormais des dispositions permettant à un chef d'entreprise d'infliger des sanctions sévères en cas d'indiscipline dans le travail. En Tchécoslovaquie, selon les statistiques officielles, 30 % du temps de travail dans l'industrie (40 % dans la construction) est gaspillé par des interruptions non justifiées ou par un départ en weekend très tôt le vendredi; les pénalisations existantes sont jugées insuffisantes par la presses. La situation est semblable en RDA 4. Il n'est pas vrai que l'absentéisme représente la totalité de ce gaspillage. Une bonne part du temps de travail perdu n'a rien à voir avec la discipline du travail mais est provoquée par des fautes d'organisation (rupture des stocks de matières premières, pannes, etc.)5. Il apparaît, pour conclure, qu'il est impossible de proposer sérieusement une évaluation globale du nombre de chômeurs (volontaires ou non) dans un pays socialiste parce que la définition du 1.
Zycie Gospodarçze, ll-IZ-1977, p. 15.
2.. Nowe Drogi, 1973/7, p. 32.. 3. Svet prace, 18-2.-1976. 4. Cf. Prob/eme der Proportionalitilt•.• , Ac. des Sciences Berlin-Est, op. cif., p. 60-61.
5. Cf. M.
LAVIGNE
(1979), p. 199.
Ils
INFLATION ET IThIPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
chômage est imprécise et parce que les données statistiques sont très mauvaises. Remarquons que déterminer le nombre des chômeurs volontaires en France soulèverait également de grosses difficultés. De toute façon, notre objectif n'était pas de donner des chiffres mais de montrer l'importance de l'écart entre le niveau apparent de l'emploi et son niveau réel; cet objectif nous paraît atteint. La relation entre le niveau réel de l'emploi et l'inflation apparaît alors dans toute son acuité. Le niveau apparent de l'emploi dans un pays socialiste gouverne le volume des revenus!, alors que le niveau réel d'activité détermine la production de biens et services. L'écart entre l'emploi apparent et l'activité réelle risque de se traduire pat une différence entre la croissance des revenus et celle de la productivité réelle si des mécanismes d'ajustement ne sont pas mis en place. C'est bien là un processus foncièrement inflationniste. Ces ajustements ne peuvent se faire que si le planificateur dispose de bons indices de productivité réelle. D'un autre côté, ces mécanismes correcteurs doivent prendre la forme de liaisons automatiques entre la productivité réelle et la fixation des salaires. Il nous faut donc examiner de façon approfondie les relations entre la productivité et la détermination des salaires.
1.
Cf. chapitre suivant.
5
SALAIRES ET PRODUCTIVITÉ
Nous examinerons dans ce chapitre les relations entre le taux de croissance des salaires et celui de la productivité. L'observation statistique, quelles qu'en soient les difficultés, montre que la croissance réelle de la productivité tend à se ralentir alors que les salaires semblent avoir une dynamique propre et ne réagir qu'avec retard à ce ralentissement. C'est la différence entre la croissance des revenus perçus et celle de la production de biens qui constitue la cause la plus immédiatement perceptible de l'inflation. Le problème méthodologique le plus difficile qui se pose à ce niveau est celui de la mesure de la productivité. Nous commencerons notre étude par une discussion de la signification des indices de productivité brute utilisés dans ces pays socialistes, en nous concentrant sur l'exemple soviétique qui peut être généralisé aux autres pays, à l'exception de la Hongrie et surtout de la Pologne où on tend à user d'indices de valeur ajoutée qui seront présentés dans la section consacrée à la détermination des salaires en Pologne.
I
1 LES INDICATEURS DE
PRODUCTION
ET LA MESURE DE LA PRODUCTIVITÉ
Au niveau de l'économie nationale, les principes théoriques de la détermination des salaires prévoient que la croissance de la masse des salaires est déterminée par celle de la productivité; nous verrons
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
120
qu'il est apparu très difficile de respecter ces principes généraux. En tout cas, au niveau de la firme, on n'utilise pas d'indicateur de productivité pour fixer la variation des salaires versés par l'entreprise. li est, en effet, impossible de construire un bon indicateur de productivité au niveau de la firme; les indices actuels de production brute par travailleur sont trop sensibles à la structure de la production de l'entreprise : il suffit qu'une entreprise, qui produit plusieurs biens, modifie faiblement la part relative de chacun de ces biens dans sa production totale pour que l'indice de production par travailleur varie considérablement. Ainsi s'explique le très modeste rôle des indices de productivité de la firme. Les indices de production brute, établis au niveau de la branche ou de l'économie nationale, souffrent, eux aussi, de graves vices de construction. Or, ces indices sont utilisés dans la planification globale des salaires. Certains facteurs de production sont comptés plusieurs fois et les prix utilisés comme coefficients de pondération sont plus ou moins arbitraires. Les prix utilisés sont en général du type : coût moyen plus marge de profit (CM a.CM) mais il peut s'y ajouter des subventions variables selon les années et le taux de profit a. lui-même est susceptible d'ajustement si bien que l'évolution des indices en valeur n'a aucune signification. Bien des indices dits en volume sont, en fait, des indices en valeur et le choix des prix de référence y joue un rôle déterminant; citons des indices des matériaux de construction, de l'industrie papetière, industrie légère, etc., où l'apparition périodique de produits nouveaux à prix élevés gonfle le taux de croissance de l'indice (sans accroître l'indice des prix qui ne comptabilise pas les produits nouveaux et qui d'ailleurs ne concerne que les biens de consommation). Tous les indices de performance des entreprises et des branches sont des indices bruts, et ne sont pas des indices de valeur ajoutée. De tels indices sont totalement inadéquats et conduisent à des anomalies très graves: «plus la production revient cher, mieux c'est pour le Plan et le fonds des salaires », remarque D. Valovoj dans la Pravda du 24 mars 1980. li donne même un exemple: dans une entreprise de constructions mécaniques, en 1979, l'indice de production brute était de 276 millions de roubles, celui de la production marchande de 272
+
SALAIRES ET PR.ODUCTIVITÉ
12.1
et celui de la production réalisée de 2.711, alors que la production nette (qui correspond à peu près à la valeur ajoutée utilisée par les comptables des pays de l'Ouest pour mesurer la production) était de 40 millions de roubles. Le passage de l'indice de production brute à celui de la production réalisée ne fait pas un grand changement. La vraie réforme consisterait à retenir un indice de valeur ajoutée, ce qui est d'ailleurs officiellement envisagé, mais comment le construire en l'absence de prix de marché ? Le problème des consommations intermédiaires comptées plusieurs fois est assez complexe. La production d'une branche (en volume ou en valeur) est, dans les pays socialistes, la somme des productions brutes déclarées par les entreprises. Les statistiques en valeur comptabilisent notamment les ventes d'une firme à une autre. Dans ces relations inter-entreprises, il y a les liaisons prévues par le plan et d'autres qui correspondent à des arrangements « sous le plan» conclus parfois grâce à des intermédiaires spécialisés : les to/ka! (catégorie qui officiellement n'existe pas); or ces accords « sous le plan» varient d'une année à l'autre et leur mode de comptabilisation (ou leur absence de comptabilisation) diffère d'une firme à l'autre si bien que la totalisation des consommations intermédiaires n'a pas le même sens d'une année à l'autre ni d'une firme à l'autre. Lorsque les unions d'entreprises ont réalisé une certaine concentration verticale, des biens comptabilisés plusieurs fois ne le sont plus qu'une ou deux fois. C'est une des raisons de la baisse des taux de croissance affichés depuis que les statistiques de production sont de plus en plus calculées par les unions d'entreprises et de moins en moins par les firmes. Le ralentissement de la croissance est donc partiellement une illusion statistique due à une autre comptabilisation qui réduit le nombre de fois où on compte la même consommation intermédiaire. Les indices de production de branche deviennent de plus en plus suspects dans la mesure où une union d'entreprises appartenant à une branche produit une gamme variée de biens. L'industrie lourde produit une bonne part des biens de consommation. Tout calcul de productivité de la branche dépend du système des prix avec lequel on 1. Les indices de production marchande et de production réalisée sont des variantes de l'indice de production brute. Ils ont été introduits par la réforme de 1965 mais ils ne constituent pas un progrès sensible, ainsi qu'en témoigne l'exemple cité, dans la recherche d'indices réalistes de productivité.
122
INFL.\TION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
agrège ces biens divers. Apprécier l'évolution de la productivité dans une branche devient acrobatique compte tenu des insuffisances du système des prix. Le planificateur dispose des dizaines de milliers d'informations en volume que rassemble l'Office central des Statistiques (csu) qui les agrège et les valorise comme il peut. Les insuffisances méthodologiques deviennent de plus en plus criantes; ni les unions d'entreprises ni le csu ne produisent les informations nécessaires à une planification rigoureuse en volume et encore moins à une planification en valeur. Il est prévu officiellement de privilégier désormais les indicateurs de valeur ajoutée pour la planification du travail et des salaires et aussi, ce qui était moins attendu, pour le calcul des prix de grosl . Le Gosplan doit établir des manuels méthodologiques de calcul de la valeur ajoutée; on les attend avec curiosité, s'ils paraissent un jour 1 On peut résumer le problème des indices de la façon suivante: l'utilisation d'indices bruts a mené à surestimer les gains de productivité lorsque les entreprises utilisaient de plus en plus de matériaux coûteux. L'intégration verticale croissante depuis 1971 réduit progressivement cette surestimation et donc mène à exagérer la chute des taux de croissance. Le passage à des indices en valeur ajoutée est nécessaire et souhaité par tous, mais dans une économie où les prix sont administrés et calculés en général comme un pourcentage (supérieur à 100) des coûts moyens on ne voit pas bien comment calculer des indices significatifs de valeur ajoutée.
II
1
CROISSANCE DES SALAIRES ET PRODUCTIVITÉ RÉELLE
Comment vérifier si les salaires ont crû plus vite que la productivité réelle du travail ? Les indices de productivité présentés par l'Office central de Statistiques de Moscou n'ayant pas une grande signification, il paraît plus intéressant de prendre comme indice de productivité globale le Revenu national produit par travailleur que l'on peut calculer à partir des statistiques de revenu national et de croissance de la population 1. Cf. l'article du président du Gosplan, N. BAïIlAKOV, dans la
Pravda du 22-8-1979.
3,4 M 6,0 5,8 3,0 3>4 1,4 1,2 6,9 2,2 4,8 3,1 5,1 5,6 6,2 17,0
2,2 4,5 2,4 0,7 6,9 4,5 5,6 5,7
2,8 4,7 2,2 2,0 3,8 3,0 2,8 3,5
1
3,3 4,9 2,6 2,0 3,8 3,3 2,7 3,6
Il
RDA
3,0 3,2 3,6 3,7 2,4 3,5 4,5
III 1,9 5,3 5,3 3,0 7,5 3,5 2,6 0,7
1 2,3 5,3 6,1 3,6 8,1 3,8 2,9 1,5
II
Hongrie
2,4 4,2 5,8 5,7 9,9 8,1 6,3 6,2
III
Il
Poloy,e
par an)
III
2,8 3,5 3,7 2,6 3,7 3,4 8,0 9,8 6,9 6,1 8,8 6,3 3,0 3,2 7,3 6,1 2,5 3,5 -2,4 -2,4 8,8 -503 -4,3 13,5
1
%
3,4 4,3 9,3 5,6 6,1 4,1 2,6 0,8
1 4,6 4,5 9,6 6,3 5,8 4,8 2,8 1,0
Il
4,8 6,2
2.)4
5,5 5,2 4,8 0,2 8,0
III
Roumanie
2,0 4,4 3,1 4,2 2,2 3,0 0,6 1,8
1 3>4 6,2 4,0 4,6 2,7 3.3 0,9 2,2
Il
URSS
3,7 4,8 3,6 3,8 2,5 3,0 2,2 3,4
III
-0,6 5,8 4,9 3,2 2,8 3>4 1,6 2,3
1
3,6 2,0 2,7
3,2-
0,4 6,3 5,1 3,6
Il
1,8 5,3 3,5 2,8 3,2 2,8 2,5 2,4
III
T cbécosllWaquie
e)
+
Sources: Col. 1 et II : Slalùliéeskij rjegodnik Sirall-ë/enov SEV, 1974 et 1979, sauf RDA: Sialislù(bes Jabrbucb der DDR, 1979, p. 73 et 106. - Col. III : Bulgarie: Sltttùticeski Godisbnik, 1975-1979; RDA: Slatùlùches Jabrbucb, 1979; Hongrie: Statiszlile4i e~ko'!Yv, sauf 1979 : Statistiéeskij ejegodnik, 1979; Pologne: Rocznik stalyslyczny; Roumanie: Anwrul statùlic. Le COl1mon Daia T979 a interverti les salaires moyens 1976 et 1977, ce qui donne des taux de croissance aberrants: 1976 : + 8,3 %; 1977: -7,4 %; 1978 : 10,6 % (Comecon Data, p. 91); Tchécoslovaquie: Stalùticka Rocenka, sauf 1978: Statisticeskij ejegodnik, 1979. - Les données utilisées pour 1979 et 1980 proviennent de Statistiéeskij ejegodnik Stran-ëlenov SEV, 1981.
Mode de calcul: cf. annexe méthodologique au chap;tre. Les différences avec les calculs d'Adam s'expliquent largement par le fait qu'il a retenu le Revenu national à prix constants et les salaires nets (impôts déduits); ces conventions sont discutables, il paraît plus légitime de comparer le revenu national nominal par travailleur et le salaire nominal brut.
19 61 - 196 5 1966 - 197 0 197 1- 1975 1976 1977 1978 1979 1980
III
II
1
Blligarie
(en
TABLEAU V. 1. Taux de croissance de la productivité sociale par travailleur (1) de la productit'ité par travailleur employé dans le secteur productif (II) (1) et des salaires (III)
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
active. Cet indice de productivité globale réelle n'est pas parfait, il n'est même pas bon dans la mesure où l'agrégat « Revenu national produit» ne comptabilise pas les résultats des branches « non productives ». Ce défaut peut être corrigé en prenant en considération l'augmentation de la population active employée dans le secteur productif (qui comprend l'industrie, l'agriculture et le commerce) plutôt que celle de tous les actifs (tableau V. 1). La croissance de la productivité sociale par travailleur (colonne 1) est le rapport de la croissance du RNP sur celle du nombre de travailleurs. La croissance de la productivité sociale par travailleur employé dans le secteur productif est (colonne II) le rapport de la croissance du RNP sur celle du nombre de travailleurs employés dans le secteur productifl. La diminution de la croissance de la productivité prend toute son importance lorsqu'on compare la croissance de la production prévue par le plan et les résultats de la production (tableau V. 2.). Or, les hausses de salaire sont déterminées par la croissance prévue plus que par la croissance effectivement réalisée. Soulignons que l'année 1979 a été, pour l'URSS, particulièrement mauvaise selon les indices officiels de productivité dans l'industrie. La productivité est en chute dans l'industrie charbonnière (indice 97 avec une base 100 en 1978), l'industrie du papier (indice 94), l'indice des métaux non ferreux (indice 99,2.), l'industrie chimique (99.4), l'industrie de la viande et des produits laitiers (indice 99)2. li apparaît clairement que le salaire nominal dans l'économie a crû plus vite que le Revenu national produit par travailleur depuis 1961. Cette tendance n'est donc pas récente mais elle s'est très nettement accentuée en 1978 et en 1979. li Y a plusieurs causes à ce décalage entre la croissance des salaires et celle de la productivité réelle. D'abord les gains de productivité ont été surestimés parce que les indices officiels sont calculés à partir de la production brute, si bien que les autorités ont accepté des hausses de salaire sans se rendre compte qu'elles excédaient les accroissements de productivité. li faut ensuite souligner le rôle de la politique de réduction des inégalités de l'époque Brejnev; les bas salaires ont été 1. Les détails de construction de ces indices et les difficultés méthodologiques rencontrées sont exposés en annexe à ce chapitre. z. Ekonomiieskja Gazeta, 198oh.
8,5 5,4 3,5-3,9 6,0 7,0 6,6-7,0 4,1-4,4
8,7 5,2. 6,8 6.0 7,7 7,8 6,9
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6,5-7,0 5. 1
II-I2
7,7-8,5 4,9 5,5-6 7,9
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5. 6 5,7
11,2
7,9 5,4 6,2. II,6
9,0 5,3 5.0-5,5 6,3 10,5 5.4 5,0
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1976
RNP
6,7 3,7 3,0 6,9 10.5 5,0 4,0
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~
.,.~ 6,3 5.2. 7,8 5,0 8,6 3,5 4,5
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8,2. 5,5 6,0-6,5 5,7 Il.3 4,1 5,2.
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1971
RNP
(taux de croissance annuels en %)
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t:6,0 3,8 4,0 3,0 7. 6 4,0 4,0
6,8 5,2. 5,0 5,4 II,o-II,5 4,0 4,9
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4.3
7,0 4,3 3.0-4,0 2.,8 8,8
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RNP
RNP
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Revenu national produit. Objectifs du Plan et résultats
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5.7 5.7 4,8 4,3 -0,7 3.0 1,4-1,8 - 5.2 8,8 3.° 4,0 3,5 3,7 2.9
t
1~80
RNP
Sources: Elude sur la situation économique de l'Europe, ONU, 1976/ll, p. 8; 1975, p. 88; 1978/1. p. 76, et Die WirtlChaftliche Entwicle.lung in llIIsgewahlten Liindern Osteuropas zur Jahreswende 1~1~-/~30, Hambourg, K. Bolz, 1980; Slatistiéesle.ij ejegoJnile slran-llctw, SEV, 1981, p. 17-24; Courrier des pays de l'Est, nOS 250, 259, 261 et 26,.
Tchécoslovaquie
URSS
Hongrie Pologne Roumanie
RDA
Bulgarie
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RNP
1971-197J
1~66-1970
V. z. -
RNP
TABLEAU
126
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
systématiquement augmentés plus que les hauts salaires et le salaire des agriculteurs a augmenté plus vite que le salaire industriel sans que la p.roductivité dans l'agriculture croisse réellement; le rattrapage des revenus agricoles n'est pas encore réalisé totalement mais, depuis 196h le niveau de vie des kolkhoziens s'est rapproché de celui des citadins. Depuis 1976, les objectifs de production du Plan ne sont pas atteints (tableau V. 2.) et à cet égard la situation des démocraties populaires est comparable à celle de l'URSS. U faut souligner le cas de la RDA dont les espérances pour les années 1970 n'ont pas été réalisées et où les économistes se livrent à une analyse serrée de la productivité. Us mettent en cause la croissance trop rapide du secteur dit non productif. En 1960, sur 7,686 millions d'actifs, 1,191 million appartenaient au secteur non productif alors qu'en 1978 cette proportion est de 1,6 million sur 8,119 millions d'actifsl. Cette évolution ne paraît pourtant pas anormale compte tenu de l'évolution nécessaire du secteur des services. U semble plus justifié d'incrimint'-! la mauvaise répartition de la main-d'œuvre comme nous l'avons vu à propos du chômage déguisé. Ce qui est incontestable c'est que les accroissements prévus de productivité ne se sont pas produits. Si on compare les objectifs du Plan 1976-1980 avec les données du tableau V. l, il est évident que ces objectifs étaient très optimistes. Le Plan 1976-1980 prévoyait un accroissement de productivité dans l'industrie de 30 à 32. % et un accroissement de production de 34 à 36 %; le plan prévoyait, pour atteindre ces objectifs, une croissance de la main-d'œuvre de 0,6 % et une redistribution de cette main-d'œuvre au bénéfice de l'industrie et au détriment du commerce et de l'agriculture. L'économiste estallemand Trost critique le concept même de productivité moyenne comme trompeur et affirme que les gains de productivité ne peuvent être acquis qu'en redistribuant plus largement la main-d'œuvre entre secteurs 2• Les chiffres du tableau V. 1 concernant la Pologne se passent de commentaire et mettent en relief l'écart entre la croissance de la productivité réelle et celle des salaires.
Neues Deuffchland. IS-I-1980. H. TROST. Zu Entwiklungsproportionen zwischen Arbcitsproduktivitat und Warenproduktion. WirlsçhafID'imnscbafl. 1979/7. p. 801-812. I.
2.
SALAIRES ET PRODUCTIVITÉ
IZ7
III 1 LES HAUSSES DE SALAIRE
Nous avons vu que l'inflation réprimée s'est accrue à partir de 1976, au moins, sous l'influence de l'écart croissant entre les hausses de salaire et l'augmentation de la productivité. Les objectifs de production n'ont pas été atteints (tableau V. z) et les gains de productivité espérés n'ont pas été réalisés, mais les salaires ont crû fortement (tableau V.I). Pourquoi les hausses de salaire n'ont-elles pas été ajustées aux variations réelles de la productivité? Les mécanismes de détermination des salaires et des primes n'ont pas permis de mener une politique des revenus réaliste et c'est pourquoi, en 1979, ont été mises sur pied des réformes des salaires, notamment en URSS. Les deux objectifs de la politique des salaires : stimulation du travail et régulation de la demande de biens de consommation sont en conflit permanent dans tous les pays socialistes et de façon particulièrement aiguë en Pologne (cf. tableau V. 1). La régulation des salaires porte sur le fonds des salaires (volume de l'ensemble des salaires versés par l'entreprise) et sur le taux de salaire moyen. Si l'entreprise reçoit seulement un objectif de fonds global des salaires, elle peut maximiser les revenus versés en économisant du travail; si elle doit seulement respecter un taux de salaire moyen, le niveau de l'emploi lui est indifférent. Le système mixte qui prévaut a des effets assez complexes, variables avec les proportions du mélange et avec la nature des sanctions frappant un dépassement du fonds des salaires. En Hongrie, en 1968, certains exprimèrent la crainte que la régulation des salaires par le système de fonds des salaires ne provoquât du chômage; ils firent réintroduire un système de salaire moyen planifié alors que cette crainte ne s'était pas réalisée. L'objectif de fonds des salaires qu'assigne le planificateur à l'entreprise peut prendre deux formes, celle d'un montant monétaire global ou celle d'un pourcentage de la production vendue (ou d'un autre indicateur de performance similaire). La première méthode est la plus ancienne, elle date des techniques de contrôle des salaires d'avant guerre et elle est toujours en honneur en URSS et est également utilisée en RDA. Le fonds ({ réalisé» des salaires peut être supérieur au fonds « planifié » si l'entreprise a dépassé les objectifs de production du plan, mais en RDA le dépassement du fonds des salaires n'est pas automatique même si l'entreprise a dépassé certains objectifs du plan.
12.8
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
Les réformes polonaise et surtout hongroise ont introduit une certaine flexibilité dans la détermination des salaires, mais dans les autres pays socialistes les entreprises sont tenues, en principe, de respecter des grilles de salaires déterminées au niveau du gouvernement central. 1 /
Les principes de détermination des salaires en URSS
Jusqu'aux réformes de 1965, chaque entreprise avait, au moins, dans son plan de la force de travailles quatre objectifs suivants : 01
Nombre moyen de travailleurs employés réparti en plusieurs groupes : ouvriers, techniciens et ingénieurs, personnel administratif et employés. 01 Salaire moyen (pour chaque groupe précité). O 2 Indice de croissance de la productivité. Da Fonds des salaires.
Ces quatre objectifs n'étaient pas indépendants; ainsi le fonds des salaires était le produit des indices 1 et 2. (0 4 = 01 X O2), Si 0 4 et Oz étaient peu dépendants de la gestion de l'entreprise et pouvaient donc être considérés comme des contraintes extérieures, il n'en était pas de même de O}> car les variations de production exigées par le planificateur impliquent des modifications du volume et de la structure des emplois selon des modalités largement définies par la firme; quant à 0 3 , il était lié bien sûr aux résultats de la firme et à Dl" Depuis 1966, le plan de l'entreprise n'a d'abord compris qu'un objectif de fonds des salaires, mais on a vu qu'il découlait de 01 et O2 , les autres indices (Ol> O 2, 0 3) restant planifiés au niveau global et devant être calculés par les firmes; depuis 1973, l'indice 0 3 a été ajouté aux objectifs impératifs du plan de l'entreprise. On est donc, en fait, revenu à la gamme d'objectifs planifiés d'avant 1965 en ce qui concerne l'emploi et les salaires, à cette importante réserve près que le fonds de stimulation (qui finance les primes) dépend des résultats de l'entreprise (ventes ou profits) et n'est plus planifié depuis la réforme de 1965. Les échelles de salaires sont décidées par décret en Conseil des Ministres après avis du Comité d'Etat au Travail; c'est, en fait, le Politbureau du Parti qui prend les décisions essentielles.
SALAIRES ET
PRODUCTIVITÉ
Les entreprises tournent les grilles officielles des salaires en changeant la qualification de leur personnel; prenons l'exemple des secrétaires : elles sont peu payées selon l'échelle officielle des salaires, aussi les firmes déclarent-elles les secrétaires les plus compétentes comme exerçant une profession mieux payée; cela explique que les secrétaires soient peu nombreuses dans les effectifs officiels des entreprises. Le contrôle des salaires versés par l'entreprise est difficile, c'est peut-être pour cela que le salaire au temps ne se généralise pas aussi vite qu'on l'avait pensé car son contrôle est plus malaisé que celui du salaire aux pièces. D'ailleurs les autorités centrales ne contrôlent pas réellement l'éventail des salaires alloués dans les entreprises mais elles peuvent limiter le total des dépenses salariales de la firme. Le salaire effectif en espèces est formé, pour les deux tiers, du salaire tarifaire correspondant aux grilles de salaires valables pour l'ensemble de l'URSS et, pour le tiers restant, des primes pour le dépassement des normes qui sont financées sur le fonds des salaires de l'entreprise ou de l'union d'entreprises et de primes diverses financées soit sur ce fonds des salaires, soit sur le fonds de stimulation matériel qui est alimenté par les profits de la firme. L'existence de grilles des salaires communes à toute l'URSS ne signifie pas que le salaire soit calculé de la même façon, pour la même tâche, dans deux entreprises. En effet, la proportion d'ouvriers payés aux pièces reste très importante (55 % environ) et le salaire est calculé à partir d'un accord sur le nombre de pièces à fabriquer. C'est le Comité local d'usine (FZMK) qui détermine à l'échelon de l'entreprise le travail à fournir concrèt~ment pour toucher le salaire donné par la grille. Au niveau du FZMK les syndicats jouent un rôle déterminant sur la fixation du nombre de pièces et sur le mode de calcul des primes. Les salaires doivent-ils dépendre seulement de la productivité du travail ou peut-on en faire un instrument d'une politique sociale de redistribution des revenus et de réduction des inégalités? L'opinion prédominante au Comité d'Etat au travail est que politique des salaires et politique sociale doivent être clairement séparées et qu'il ne faut ni réduire l'échelle des salaires pour des motifs de redistribution, ni revoir les niveaux de salaires chaque fois que le coût de la vie varie. Ce point de vue n'a pas toujours été celui des dirigeants politiques. Ainsi, en 1968, les salaires furent modifiés à la suite d'une amélioration des informations sur le cOût de la vie, et l'éventail des F. SEUROT
5
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
salaires en fut réduit. Cette politique de réduction des inégalités salariales s'est poursuivie dans les années 70, s'accompagnant d'une hausse des prestations sociales non salariales. Le choix, depuis 1965, se pose toujours dans les mêmes termes; faut-il réviser l'échelle des salaires pour réduire les inégalités ou pratiquer une politique de subventions sociales massives hors salaire? La deuxième possibilité a été écartée parce qu'on craignait, semble-t-il, que l'existence de revenus non salariaux pour les plus défavorisés décourage l'offre de travail en affaiblissant le rôle de stimulation au travail des salaires. Il est possible aussi que l'augmentation des bas salaires indépendamment de la productivité ait pu apparaître comme un moyen de faire arriver sur le marché du travail ceux qui hésitent à prendre un emploi (femmes, retrai. etc.)1. tes, Du point de vue de la demande de travail par les entreprises, la politique d'augmentation des salaires correspond aussi au désir de moderniser l'appareil productif. De nombreux économistes soviétiques dans les années 60 (notamment Kantorovitch et Liberman) pensaient que l'accroissement du prix du travail inciterait les entreprises à utiliser des techniques plus capitalistiques, le prix du travail s'élevant relativement à celui du capital. Pour qu'un tel objectif soit réaliste, il auratt fallu que la réforme économique donne aux firmes une réelle autonomie dans le choix de leurs facteurs de production, ce qui n'a pas été le cas. Il est resté, cependant, de l'esprit d'une telle politique le désir d'accroître les salaires, surtout ceux des travailleurs les moins bien payés, et la conviction qu'une telle stratégie ne comportait pas de dangers. D'un point de vue idéologique, la légitimité d'un large éventail des salaires repose, selon les spécialistes soviétiques, sur le fait que les différences de salaire sont déterminées en régime socialiste par le3 différences de productivité alors qu'en régime capitaliste elles résultent des différences de coûts de reproduction de la force de travail selon les qualifications. Comme l'exploitation du travail en régime capitaliste tend à réduire les différences de coût, l'éventail des salaires devrait être plus large en système socialiste qu'en système capitaliste2, ce que ne confirment ni n'infirment les études statistiques. 1. Sur cet aspect, cf. A. 11cAuLEY (1979). 2. N. RABKINA et N. RlMASBVSKA]A (1972), p. 26-30.
SALAIRES ET PRODUCTIVITÉ
La structure des salaires ne reflète celle des revenus que si les transferts monétaires sont négligeables, ce qui n'est plus le cas en URSS et la croissance des salaires ne s'identifie plus à celle des revenus. Il est impossible d'utiliser la masse d'informations disponibles sur les revenus et dépenses des familles pour calculer, de façon satisfaisante, un revenu personnel moyen et encore moins pour estimer son évolution et surtout pour mesurer les écarts autour de la moyenne. Certains auteurs américains ont cependant essayé de reconstituer des statistiques de revenu monétaire disponible par tête. Le taux de croissance de ces revenus est nettement supérieur à celui des salaires qui forment moins des deux tiers du total des revenus personnels. Ainsi Schroeder et Severin1 trouvent pour la période 1971-1975 une croissance moyenne du revenu nominal par tête de 4,9 % par an alors que celle des salaires n'était que de 3,6 %. La croissance des revenus monétaires personnels est donc régulièrement supérieure à celle des salaires qui est elle-même supérieure à celle de la productivité moyenne. Cet accroissement des revenus est le résultat d'une politique sociale visant à réduire ces inégalités et les poches de pauvreté subsistant en 1960 en URSS. McAuley a calculé qu'en 1960, 40 % de la population soviétique vivait dans un état de pauvreté défini selon les critères de pauvreté retenus par les experts soviétiques 2• Les pensions d'invalidité ont été revalorisées, les allocations maternité représentent l'équivalent du salaire de la femme; or les mères sont souvent de jeunes femmes à bas salaires, c'est-à-dire dont le salaire a augmenté plus vite que la moyenne. Les retraites ont été, elles aussi, revalorisées mais dans une moindre mesure afin d'inciter les retraités encore assez jeunes à exercer un emploi dans les secteurs où on manque de travailleurs 3 • Il faut intégrer dans le salaire perçu les primes reçues par les travailleurs, une partie étant versée sur le fonds des salaires et l'autre sur le fonds de stimulation matérielle (fonds de l'entreprise alimenté par les profits) dans des proportions variables; en général, les primes tirées du fonds des salaires sont les plus importantes pour les ouvriers 1. G. SCHROEDER et B. SEVERIN (1976). 2. A. McAuLEY (1979). 3. Sur le détail des mesures sociales, cf. McAuLEY et Documentation française, ColltTier des pays del'Esl, Panotama de l'URSS, février 1979, p. 205-218.
INFLATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES
et celles prélevées sur le fonds de stimulation matérielle pour les cadres et techniciens. Le volume des primes est planifié au niveau du Gosplan et des ministères; cependant il semble bien que les entreprises parviennent à faire glisser des ressources du fonds socioculturel ou du fonds d'investissement vers le fonds de stimulation matérielle de façon parfois légale! et la croissance des primes est plus rapide que celle de la productivité2• 2 /
LA détertnination des salaires dans les démocraties populaires
Le système soviétique de fixation des salaires reflète largement les mécanismes des autres pays socialistes, sauf peut-être ceux qui prévalent en Pologne et surtout en Hongrie. Nous allons signaler les quelques particularités que l'on peut noter dans la fixation des salaires dans les démocraties populaires en terminant par les cas hongrois et polonais.
- En Bulgarie, le décret du 1-2-1977 transforme la structure des salaires et remplace les 26 échelles de salaire par une échelle unifiée3 • Les salaires sont plus fortement diversifiés selon le niveau de responsabilité du travailleur; de plus un système de bonus a été introduit pour récompenser un long séjour dans la même firme. La grille des primes va de 6 % du salaire pour une ancienneté de un à trois ans à 36 % pour une ancienneté de plus de vingt ans'; ce moyen de freiner la mobilité des travailleurs existe aussi, mais moins systématiquement, dans les autres pays socialistes. Le 10 juillet 1978, le Conseil des Ministres de Bulgarie révise le mode de formation des salaires en reliant plus étroitement et le fonds des salaires de l'entreprise et le salaire moyen aux résultats effectifs de la firme. Ainsi, le salaire moyen doit diminuer si le plan n'est pas accompli; si le plan est dépassé, le fonds des salaires est augmenté de 0,8 % par 1 % de dépassement.
J. Selon T. ASIMBAEV (1980), le fonds socio-culturel au Kazakhstan est passé de 44,2 millions de roubles en 1967 à 7,1 en 1978. 2. T. ASIMBAEV (1980), p. 55. 3. TruJ (Sofill), 8-3-1977. 4. lkoflflmishlSJ:tJja misul, 1977/7, p. 3-9.
SALAIRES ET PRODUCTIVITÉ
- En RDA, le nombre maximum de travailleurs employés et le fonds total des salaires sont, comme en URSS, des objectifs impératifs et le fonds des salaires peut être révisé en hausse si la productivité s'accroît; ces dépassements du fonds des slliaires sont fréquents dans les entreprises où le travail aux pièces est important. TI faut remarquer que, contrairement à ce que l'on observe dans les autres pays socialistes, la part des primes dans le salaire perçu diminue fortement, la prime est très nettement devenue une partie inaliénable du salaire plus que la récompense d'un effort particulier.
- En Roumanie, le montant total des salaires est un objectif impératif pour l'entreprise de même que le nombre de travailleurs à employer. Les fondements du système de détermination des salaires sont très proches de ceux de l'URSS. Les quota de fonds des salaires sont mieux respectés que ceux de main-d'œuvrel. Chaque ministre perçoit un fonds des salaires pour les « cols blancs » qui ne varie pas avec le degré d'exécution du plan alors que le fonds des salaires pour les travailleurs mllnuels change selon ce degré d'exécution. Le fonds des salaires prévu est en général mieux réalisé qu'en URSS et les dépassements du fonds des salaires sont plus rares. Mais les techniques utilisées pour tourner le plan sont les mêmes, les chefs d'entreprise attirant les travailleurs d'une qualification recherchée en les classant dans une catégorie mieux payée. La Roumanie présente quelques traits originaux, les objectifs du plan sont moins ambitieux qu'en URSS, si bien qu'il n'est pas nécessaire de dépasser le fonds des salaires pour les atteindre ni d'offrir des primes très élevées2, et les fonds en réserve dans les ministères permettent de faire face à des pénuries sectorielles de travail qualifié par des modulations de salaires. - En Tchécoslovaquie, depuis 1970 (le système mis au point en 1966 lors des réformes était très décentralisé, il survécut peu de temps à la chute de Dubcek), le fonds des salaires et le volume des primes sont déterminés par les autorités centrales en proportion des résultats obtenus par l'entreprise, et en particulier de la production 1. 2.
Cf. D. GRANICIt. D. GRANICK. p. 69.
INf'LATION ET EMPLOI DANS LES PAYS SOCIALISTES vendue. Ainsi un dépassement des objectifs de vente donne droit à un supplément de fonds des salaires. Les travailleurs ont intérêt à ce que la valeur des ventes soit élevée et donc à ce que les coûts en matières premières (intégrés directement dans la formation des prix) soient importants. Pour pallier cette anomalie, depuis 1972 les entreprises ne doivent pas laisser les coûts matériels dépasser certaines limites pour avoir droit à la totalité de leur fonds des salaires.
- En Hongrie, la détermination des salaires varie selon les branches. Dans la plupart des branches produisant des biens de production, les variations de salaire suivent celles de la productivité, mais dans les secteurs où les indices de productivité n'ont pas de signification précise, les salaires sont fixés de façon centralisée (mines, services, services publics ... ); on peut distinguer quatre modes de formation du salaire! : CONTRÔLE DÉCENTRALISÉ DU SALAIRE MOYEN: L'entreprise accroît le salaire moyen lorsque augmente un indicateur des profits; le taux de croissance du salaire moyen est en général de 0,25 % pour chaque 1 % d'accroissement de l'indicateur de performance. Ces augmentations de salaire s'ajoutent à celles du salaire moyen garanti. Ce système est appliqué dans la métallurgie et la chimie notamment. CONTRÔLE DÉCENTRALISÉ DU FONDS DES SALAIRES: L'entreprise doit payer l'ensemble des salaires de l'année précédente augmenté dans la proportion définie par le pouvoir central dans le cadre de la politique des revenus et à cela s'ajoute une augmentation de 0,4 % pour chaque 1 % de croissance de la valeur ajoutée; c'est le mode de détermination des salaires dans l'industrie légère, la construction et les industries agro-alimentaires. CONTRÔLE CENTRALISÉ DU SALAIRE MOYEN : Les organes centraux déterminant le salaire moyen versé par l'entreprise (mines, services publics). CONTRÔLE CENTRALISÉ DU FONDS DES SALAIRES : L'Etat détermine le total des salaires versés par l'entreprise qui peut augmenter J. Cf. O. GADO (1976) et M. MARRESE, The Evolution of wage regulation in Hungary, l'