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par GEORGES G.-TOUDOUZE
CINQ JEUNES FILLES A VENISE * VOICI les héroïnes Cinq Jeunes Filles entraînées par leur humeur vagabonde dans une nouvelle aventure. Une découverte effectuée au cours d'un grave incident de navigation a si bien séduit leur passion de l'inattendu qu'elles n'ont pu résister au désir d'intervenir. Autour d'elles et de leur navire se déploient toutes les beautés, mais aussi tous les mystères de la vieille Venise, parmi les fêtes sensationnelles, dans le lacis des canaux, dans le calme des petites rues silencieuses, cependant que les gondoles glissent doucement... Finiront-elles, toutes cinq, par découvrir le secret qu'elles se sont juré d'élucider?...
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GEORGES G.-TOUDOUZE de l'Académie de Marine Grand Prix des Écrivains de la Mer
CINQ JEUNES FILLES A VENISE ILLUSTRATIONS DE HENRI FAIVRE
HACHETTE
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DU MÊME AUTEUR dans la Bibliothèque Verte :
Cinq jeunes filles sur “L’Aréthuse” 1954 Cinq jeunes filles à Venise 1955 Cinq jeunes filles à Capri 1957 Cinq jeunes filles chez les pirates 1958 Cinq jeunes filles aux Açores 1959 Cinq jeunes filles dans l'Atlantique 1960 Cinq jeunes filles sur la Tamise 1961 Cinq jeunes filles en Armorique 1962 Cinq jeunes filles et L'or des Canaries 1963 Cinq jeunes filles et Le viking 1964 Cinq jeunes filles à Majorque 1965 Cinq jeunes filles face à Interpol 1966 Cinq jeunes filles aux périls de l'archipel 1967
© Librairie Hachette, 1955. Tons droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.
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TABLE I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV.
TOUT D'UN COUP L'ENIGME SURGIT DE LA MER TOUS LES CHEMINS MENENT A VENISE AU CARREFOUR DE LA BRUME « GARDE-TOI DE L'ENTRE COLONNES...». UN ALLIE DANS LA VILLE UNE OMBRE INATTENDUE SE LEVE DU PASSE SI VENISE M'ETAIT CONTEE CONSEIL DE GUERRE EMBARQUEMENT DES RENFORTS A L'OMBRE DES STATUES PISTE OU IMPASSE? « MER, NOUS T'EPOUSONS... » LE CARNAVAL DE VENISE QUI PERD GAGNE
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CINQ JEUNES FILLES A VENISE I TOUT D'UN COUP L'ENIGME SURGIT DE LA MER
« OUVRE l'œil au bossoir tribord!... Ouvre l'œil au bossoir bâbord!... » Sur le rythme de mélopée traînante, qui, de tout temps, fut la règle dans la marine à voile, la claire jeune voix fraîche a lancé les mots classiques à tue-tête : leur éclat domine brusquement le concert que, depuis un bon moment, transmettait le diffuseur du radio-poste installé sur le roufle de l'Aréthuse (1). (1) Ce bâtiment de plaisance et son équipage, entièrement composé de jeun s filles, sont les héros du roman précédent publié dans la « Bibliothèque Verte » sous le titre Cinq jeunes Filles sur l’ « Aréthuse ». Et aussitôt, de l'arrière du yacht qui, sous brise bien établie gonflant sa voilure, trace son sillage régulier sur une Adriatique soulevée de houles molles, une protestation véhémente éclate : « Mousse Paulette Montrachet, si justement surnommée Moutarde pour cette triple raison que vous êtes la plus jeune de nous, que votre langue est piquante et que vous êtes née native de Dijon, patrie de cet ingrédient acidulé... vos clameurs intempestives sont insupportables à vos camarades désireuses d'écouter en paix de la bonne musique!... » De l'emplanture du beaupré, sur lequel, à l'avant de la goélette, elle est installée à califourchon, jambe dé-ci, jambe dé-là, la petite brune se retourne et sa riposte part à la volée :
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« Matelot de deuxième classe Marie-Antoinette Marolles, si justement surnommée A-Tout-Chic pour cette unique raison que, à notre bord, vous représentez avec éclat les élégances les plus raffinées de Paris dont vous êtes née native, je vous réponds ceci : je fais mon devoir de vigie, responsable de tout ce qui peut apparaître sur la route que, pour la sécurité du bâtiment auquel nous avons l'honneur d'appartenir, a fixée notre capitaine, maîtresse à bord après Dieu suivant la formule.... Je connais mes consignes de service peut-être?... non?... - Possible! réplique aussitôt une autre voix moqueuse : mais la mer se montrant, pour le quart d'heure, aussi paisible qu'une cuvette, fais ton service de vigie en silence, et laisse l'équipage écouter tranquillement la radio... pour une fois que nous avons la chance de tomber sur un grand concert.... C'est du Berlioz, vandale que tu es! » D'un brusque coup de reins, Paulette s'est campée, tournée face à l'arrière, son mouchoir de tête rouge en bataille sur ses cheveux tout ébouriffés. Et debout sur le rouleau de cordages lové à côté d'elle, le torse dressé dans son tricot rayé, elle se retient de la main droite à l'étai du grand foc dont la toile blanche se gonfle au-dessus d'elle. Mettant la paume gauche à plat au-dessus de ses yeux comme si les rayons obliques du soleil la gênaient pour inspecter, à l'arrière de la goélette, les deux silhouettes debout à la roue de barre, elle jette en accentuant sa gouaillerie gamine : « Quoi? quoi? quoi?... Autre réclamation? Et c'est la timonerie qui s'insurge à présent?... Ah! je voudrais bien deviner quelle est celle des deux làbas qui se plaint cette fois-ci?... Avec cette paire de jumelles bretonnes Trévarec plus pareilles l'une à l'autre que deux gouttes d'eau, y compris tailles, museaux, gestes, costumes et même les voix, il n'y a jamais moyen de découvrir si c'est à la Faïk, ou bien à la Gaït qu'on a affaire!... A telles enseignes que, quand on vient chercher consultation, on se demande toujours si c'est bien le Toubib qui vous ausculte, ou si, au contraire, ce n'est pas sa parallèle Mine-de-Rien qui fait de la médecine illégale... Ah! vous, les deux sœurs, vous l'avez trouvé le filon pour avoir des alibis à la sauvette!... SL. bien, mes bessonnes, que lorsque l'une de vous commettra un jour le « crime parfait » cher aux romanciers, ce sera sûrement l'autre qui passera en cour d'assises par confusion! » Un rire monte de l'arrière, puis cette réplique : « Vas-tu te taire à la fin, pie-jacasse? » lancent deux voix unies, en effet si rigoureusement identiques comme timbre, sonorité et accent que ces mots prononcés ensemble à la même vitesse semblent sortis d'une seule bouche. Par un jeu auquel elles s'amusent volontiers, se posant, l'une de la main droite, l'autre de la main gauche, à une des poignées de bois et cuivre de la roue de barre, les deux jumelles, en tenues de bord aussi strictement identiques que le sont leurs statures, leurs visages et leurs gestes, se sont amusées à lancer ensemble l'apostrophe : tout en sachant fort bien qu'il est inutile d'essayer de réduire au silence leur camarade lorsque celle-ci se laisse aller aux fantaisies de sa pétulance naturelle. 12
Aussi, se renversant au fond du fauteuil de toile dans lequel elle est à demi étendue, les deux mains croisées derrière sa nuque, et laissant le soleil jouer avec tous les reflets de sa chevelure aux chauds tons roux, Manette gémit : « Oh! je t'en prie, Paulette,... infernale créature,... arrête ton battant de cloche qui nous casse la tête.... On était si bien là, tranquilles, entre le bercement de la mer et la caresse de la musique, avec, autour de nous, cette grande paix de l'eau et du ciel.... - Princesse, princesse, vous devenez lyrique, ma parole! » coupe la petite qui, du haut de son tillac, pouffe à grands éclats de rire. Mais, juste sur le dernier mot, il y a un grincement, un claquement; et la goélette esquisse un mouvement de côté qui semble l'ébrouement subit d'un cheval ayant peur d'un objet inconnu apparu devant lui à l'inattendue. Cependant qu'un frémissement court à travers toute la voilure et que, sur les toiles gonflées des cordages claquent à coups secs... « Là! ça y est! embardée! crie Paulette de sa voix la plus perçante. Arrive... à la barre... arrive donc! les jumelles!... » Et tandis que la petite se jette à deux mains sur les écoutes des focs pour contraindre les toiles, soudainement amollies, à reprendre le vent, Gaït et Faïk, ensemble, donnent un quart de tour à la roue de barre, afin d'obliger le yacht, dont la grand-voile et la misaine frissonnent sur elles-mêmes dans ce mouvement désagréable que le langage marin nomme « faseyer », à offrir de nouveau la pleine rotondité de ses toiles à la brise... Mais la fausse manœuvre due à l'inattention momentanée des deux timonières a coupé le mouvement de marche du navire en le faisant tomber hors de sa route. Et Paulette, qui pèse de toutes ses forces sur les drisses et les carguespoints de ses deux focs, ne peut se tenir de jeter : « Voilà ce que c'est que de me chercher chicane quand je fais mon service...! Résultat : vous manquez au vôtre; et comme embardée, nous sommes servies.... Par un temps pareil, c'est honteux!... » Manette veut prendre la défense des deux barreuses : « La faute est à toi, démon incarné qui ne peux pas te tenir en repos. » Mais, de son poste élevé à l'avant, le mousse a vu glisser sur ses galets un des panneaux mobiles du poste d'équipage, et elle lance : « Silence partout!... A vos rangs,... fixe! Voilà le Pacha!... Rendez les honneurs.... Aux champs!...» A tue-tête, l'incorrigible espiègle arrange à sa façon la sonnerie réglementaire d'un clairon inexistant : « Via l'Amiral qui passe... taratata... taratata.... » Et elle se campe debout, la main gauche sur la couture de son pantalon de grosse toile bleue, la paume de la droite bien étalée à la tempe, et son couteau de gabier dans sa gaine de cuir pendant à la ceinture.... Si irrésistiblement comique que Martiale Cartier, sortant de l'escalier intérieur, ne peut s'empêcher de rire avec une indulgence amusée : 13
« Ça va bien, loustic.... Repos.... » Puis, immédiatement, reprenant l'allure du chef, elle interroge sans s'adresser à l'une plutôt qu'à l'autre : « Qu'est-ce qui vient d'arriver?... J'ai senti... j'ai entendu.... » Avant qu'aucune de ses trois camarades ait eu le temps de répondre, Marguerite Trévarec, très calme à sa coutume, explique : « Rien de grave, cap'taine.... Une petite embardée de rien du tout qui nous a fait tomber une minute sur tribord.... » Martiale a légèrement froncé les sourcils. Elle inspecte d'un coup d'œil circulaire le pont, la barre, le gréement, la voilure, constate que les toiles sont gonflées à bloc, les manœuvres dormantes rigides et les courantes bien amarrées sur leurs taquets. Puis elle regarde le sillage très net derrière le gouvernail; et ses prunelles vert de mer sous le casque éclatant de sa chevelure blonde font le tour de l'horizon. Alors, posément, elle prononce : « Avec une brise aussi bien établie et une mer pareille, il ne devrait jamais y avoir d'embardée.... » Les trois matelots et le mousse se regardent, mais ne disent rien. Et la capitaine continue : « Depuis que nous avons doublé Cerigo et le cap Matapan et laissé derrière nous l'archipel des Stri-vali, le vent est le même, et la mer aussi belle. Les Instructions nautiques ne disent pas qu'il y ait de mauvais courants par ici susceptibles de nous « dé-« haler ».... Et pour passer de la mer Ionienne, en coupant le canal d'Otrante, jusqu'au détroit de Messine, je ne vois pas qu'il puisse y avoir d'accroc à redouter.... - Tu crois que de Grèce en Sicile, nous pourrons enlever le passage à la bordée? » demande Faïk. Martiale regarde le ciel, examine la couleur de l'eau, et lentement répond : « Aucune raison de ne pas le faire.... Le temps se maintient et le baromètre est toujours aussi haut.... Puisque vous écoutiez la radio, durant que je travaillais au carré, la météo n'a rien communiqué de sensationnel... j'espère?... — Non, non, s empresse de répondre Manette : nous n'avons rien entendu de spécial.... Rien du tout....» Précipitation qui vaut à la jolie rousse un double regard reconnaissant des deux jumelles à qui cette réponse hâtive épargne la peine d'avouer que, de complicité avec leur camarade, elles ont passé leur quart à remplacer l'écoute de la météorologie par la recherche du concert que Paillette a si malencontreusement troublé — Paulette qui, entendant l'explication de Manette, ne peut s'empêcher, sur son tillac, d'exécuter en moquerie, à distance, un pas silencieux de sauvage déchaîné, puis de reprendre aussitôt avec la plus grande gravité son poste de vigie à cheval sur le beaupré. D'ailleurs Martiale, continuant de suivre sa pensée, prononce, avec une petite pointe de mélancolie : « Le chemin du retour, mes bonnes amies. La croisière est finie. » 14
Un sourire — puis cette appréciation : « Elle aura été mouvementée d'ailleurs, la croisière.... Et autrement que nous ne l'avions pensé en quittant la France pour les Iles Ioniennes. C'est ce que je disais l'autre jour au Pirée à nos deux compagnons de rencontre et d'aventures, en les quittant sur le pont de ce paquebot des Messageries maritimes qui, à cette heure, doit les avoir débarqués sur le quai de Marseille. » Manette Marolles a un mouvement brusque; et, avec une certaine précipitation, elle dit : « Compagnons de rencontre est, peut-être, vraiment un peu... un peu... mettons : modeste, pour parler de ce brave Jean Juilliard, et... et... de ce grand artiste... Marc du Viguier... qui a... enfin qui ont.... » La jeune fille n'achève pas sa phrase assez embarrassée et se détourne légèrement pour essayer de cacher la rougeur qui vient d'envahir ses traits. Echangeant avec les deux Bretonnes un regard amusé, Martiale Cartier corrige gentiment : « Tout à fait de ton avis, ma chère Manette. Aussi ai-je dit : compagnons de rencontre, ce qui est la vérité -- et d'aventures, ce qui est une autre vérité. Car pas plus que toi je n'oublie que le graveur Juilliard et le compositeur du Viguier, son ami, viennent de vivre avec nous des moments qui peuvent compter dans notre existence.... - ... Et aussi dans la leur, j'en suis certaine >>, intervient Faïk arrivant à l'aide de son chef et faisant un signe à sa sœur Gaït qui ajoute : « Ce pourquoi quand, l'autre jour, sur le pont du « Messageries Maritimes », ils nous ont dit « Adieu », moi, j'ai répondu : « Au revoir.... » Manette ne peut s'empêcher de regarder ses trois camarades en cachant sa gène sous un sourire et en avouant : « Moi aussi... naturellement.... » Martiale approuve : « Et c'est même Paulette qui a dit le mot la première.... - Comme de juste », répondent les deux jumelles ensemble. Compatissante à l'embarras visible de Marie-Antoinette Marolles, la capitaine prend affectueusement le bras de son matelot, et commence : « Par conséquent, Manette, sois tranquille : nous rentrons en France.... Les conditions, forcément, ne seront plus tout à fait les mêmes que dans la liberté des aventures courues ensemble a Corfou.... - Par bâbord devant, un bateau... deux bateaux!... » La vigie d'avant Paulette vient de bondir, dressée sur l'einplanture du beaupré; et sa voix aiguë a lancé le signal sur un tel ton que, sa phrase coupée net, la capitaine Martiale Cartier s'est retournée, en alerte immédiate. Mais déjà, le mousse s'est exclamée avec une agitation extrême : « Trois, quatre, cinq bateaux! et qui tournent sur eux-mêmes... avec de l'écume tout autour.... » Martiale a rejoint la petite, et brusque : 15
« Qu'est-ce que tu racontes?... - Cinq bateaux, je te dis! réplique la Bourguignonne. Et il y a apparence de bagarre, là-bas! plein bâbord devant.... » La capitaine regarde dans la direction indiquée par le mousse qui, d'un geste brusque, se saisit de la lorgnette à prisme accrochée au cou de Martiale, et jette : « Passe-moi tes lunettes... je grimpe aux renseignements.... » Souple comme un chat, Paulette a déjà empoigné des mains, des genoux et des pieds les galhaubans de misaine; et, en une escalade rapide à force de muscles et reins, elle atteint la barre de flèche, s'y hisse d'un rétablissement. Puis jambes étroitement serrées contre le mât afin d'assurer son équilibre tout en conservant la liberté de ses mains, elle porte les oculaires à ses yeux. Indifférente aux lentes oscillations du roulis et du tangage plus considérables d'amplitude à cette hauteur, en acrobate accoutumée à toute gymnastique dangereuse, elle cherche la ligne de visée.... Et presque aussitôt pousse une exclamation de stupeur. Du pont en contrebas montent quatre interrogations : « Quoi?... Qu'est-ce que tu aperçois...? » La réponse arrive un peu haletante : « II y a du sport là-bas... et comment! » Dans la double circonférence de la lorgnette un étrange tableau vient en effet de s'encadrer. Cinq barques de pêche de tonnage assez fort, deux ayant leur mât debout, mais voile antenne repliée, les trois autres gréements couchés pour la commodité de la manœuvre, et toutes marchant au moteur en ralenti, se croisent et se décroisent en brusques virages : tandis qu'autour d'elles cinq la- mer bouillonne en un cercle d'écumes blanches dans lesquelles passent et repassent de gros corps noirâtres bondissant, plongeant et tournoyant sur eux-mêmes. En même temps, et malgré la distance, portées par la résonance habituelle de l'eau, des clameurs, mêlées à des détonations de carburateurs en saccades, arrivent jusqu'à l’Aréthuse. Se trouvant trop au ras de la mer pour voir aussi loin, Martiale, les deux jumelles et Manette restent là, l'oreille tendue à ce vacarme lointain, mais regardant plus Paulette, au sommet de son perchoir, que les masses mal visibles à la limite d'horizon. Et leur impatience se traduit par une précipitation de questions énervées : « Mais enfin, réponds, toi ! » crie Martiale qui s'agace. Alors, passant le cordon de cuir de la lorgnette à son cou, Paulette, d'un seul mouvement des mains, des coudes et des genoux, saisit les manœuvres dormantes de misaine, se laisse glisser de la barre de flèche, et se recevant, de toute sa souplesse, sur ses jarrets repliés, elle tombe brusquement au milieu de ses camarades, en criant : « S. O. S., cap'taine.... A vue, ça paraît des pêcheurs qui ont des embêtements sérieux avec des espèces de grosses bêtes,... et qui cognent dur pour se dégager. - Ils font des signaux de secours? » demande 16
Martiale. La petite a un geste d'ignorance : « Pas vu.... Mais ils sont sûrement en difficulté.... Et m'est avis qu'on ne serait pas indiscrètes en y allant regarder de près.... » La capitaine s'est retournée, et ordonne brièvement : « Gaït, dix à droite ta barre... et puis zéro,... cap dessus le groupe de pêcheurs.... Manette, lance le moteur... pleins gaz... taïk, le youyou paré à mettre à l'eau en cas de besoin.... Paulette, dégage les deux bouées-couronne et les ceintures de kapok,,., pare la grande gaffe sur l'avant.... Vitesse, mes enfants... et droit à eux à toute allure.... Je descends au carré. » Les quatre matelots, avec une rapidité montrant à la fois leur entraînement et leur discipline, sont déjà en besogne, sans même que Martiale se soit donné la peine de regarder si elle est obéie. Et tandis que la goélette, sous l'ordre de la barre, change de cap légèrement, tout d'un coup le vrombissement du moteur résonne au creux de sa chambre, et, derrière l'étambot, l'hélice ajoute immédiatement au sillage normal le tournoiement de ses écumes blanches. Piquant vers les barques, la petite goélette, ses toiles bien gonflées, aidées par la poussée du moteur marin tournant à plein rendement, pique droit vers l'étrange apparition que, du haut de son mât, Paulette a signalée. Alors Martiale reparaît, tenant à la main deux armes qu'elle pose sur le roufle à côté de l'appareil radio réduit au silence depuis l'alerte : l'une est un de ces fusils spéciaux destinés à la chasse sous-marine, l'autre, une carabine à répétition. Ce qui provoque cette approbation de Paulette, comme toujours incapable de se taire : « Mobilisation du grand arsenal de Brest?... Bravo, cap'taine.... Si y a bagarre,... j'en suis... moi!... » • Après avoir lancé et réglé le moteur, Manette reparaît à son tour, portant 'avec précaution une petite caméra tout étincelante de nickel dont la vue arrache au mousse une nouvelle exclamation : « Ah! ah! ça y est? débuts sensationnels du Service cinématographique de l'Aréthuse par le matelot Manette,... dite « la conception photographique de « l'existence »!... qui va inaugurer le magnifique appareil neuf acheté la semaine passée à Athènes.... Attention! film sensationnel... bon pour la lumière... on va tourner... on tourne...! - Assez plaisanté, toi, la Moutarde...! Ça a l'air vraiment grave. A vos postes, toutes, et silence partout.... » Martiale s'est mise debout à côté de la roue de barre, la lorgnette braquée vers la masse des cinq bateaux de pêche, maintenant de plus en plus visibles et qui continuent de tournoyer sur eux-mêmes en dérivant en groupe parmi une véritable tempête d'écumes et de bouillonnements d'autant plus singuliers que la mer, alentour, continue d'être calme et comme languissante. Et, par apparitions et disparitions brusques, de gros corps noirs et luisants émergent, bondissent et replongent dans ces houles brisantes au milieu desquelles les grosses barques tanguent et roulent, semblant même, par moments, se heurter : cependant qu'à 17
leurs bords, les équipages gesticulent furieusement, et que, maintenant, des cris arrivent jusqu'à la goélette. Alors, Martiale tout d'un coup un peu pâlie sous son haie marin, jette d'un ton saccade : « La toile en bas... partout...! » Cette fois, il n'y a pas un mot -- de personne. A gestes précipités, et parfaitement concordants, Manette a largué la drisse de la grand-voile, Faïk celle de la misaine, et Paulette les deux des focs. Avec des crissements de poulies qui grincent à l'envi, les voiles descendent, aussitôt ferlées par les trois camarades. Et l'Aréthnse subitement à sec de toile ne marche plus qu'à l'hélice. « Droite, la barre... à manœuvrer pour arriver bout au vent.... Le moteur à mi-temps.... » Puis cette phrase qui tombe avec un certain accent d'anxiété : « Et gare dessous.... Ce sont des espadons!... » Cette fois, toutes les quatre --et même la hardie Paulette -- ont un sursaut.... Si les pêcheurs au secours desquels le petit yacht est ainsi venu se porter sont, en effet, en difficulté c'est qu'ils livrent bataille acharnée à une bande de ces bêtes particulièrement redoutables lorsqu'elles sont de grande taille et attaquent en masse. Atteignant jusqu'à cinq mètres de long, dressant sur leur dos un aileron épineux, et pointant leur nez terminé par une longue épée aiguë, les espadons se savent si dangereusement armés qu'ils n'hésitent jamais à livrer combat, servis par leur poids dépassant une tonne.... En face de l'Aréthuse, les cinq barques de pêche aux coques bariolées de couleurs éclatantes sont évidemment tombées sur un banc entier qu'elles ont attaqué. Et la lutte qui s'est engagée montre que les hommes sont, pour l'instant, tenus en échec par les espadons dont les queues puissantes font écumer la mer, cependant que leur nombre accroît leur audace. A mesure que sous la poussée de son hélice le petit navire approche, il dessine un demi-cercle de manière à accoster de biais sans vitesse, et à venir apporter toute l'aide possible aux pêcheurs victimes de cette agression qui pourrait, peut-être, se terminer assez mal pour eux. Des barques, l'approche du yacht a été aperçue; et des cris véhéments saluent le petit bâtiment dont les trois couleurs du pavillon français battant à l'arrière ont révélé la nationalité : « Evviva.... Evviva Francia!... » clament une dizaine de voix. La capitaine a laissé retomber la lorgnette qu'elle tenait braquée sur les bateaux en péril et qui, durant toute l'approche de la goélette, lui a permis, en grossissements successifs réguliers, de distinguer peu à peu les indications portées sur les coques des barques et les gestes de leurs équipages --- dont les matelots brandissent les uns des lances à pointes d'acier, les autres des haches, et frappent à tour de bras sur les corps luisants des quelques douzaines d'espadons surpris par les pêcheurs et menant contre eux de véritables charges :
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« Barques de Syracuse », annonce Martiale qui ajoute : « Nous sommes arrivées à temps. Mais gare dessous... et pas d'imprudences.... » Le grand silence de ses quatre camarades, un peu inquiètes malgré leur entraînement, devant le spectacle farouche qui se déroule sous leurs yeux, accueille l'ordre de la capitaine, dont les commandements à présent se succèdent sans qu'un tremblement se marque dans sa voix : « Attention à manœuvrer sans nous fourrer inutilement dans la mêlée... Faïk, pas d'embardée à la barre, et prends du tour doucement. Je veux me placer juste en arrière de la plus grosse barque : celle qui est peinte en rouge et jaune... Manette, le moteur au ralenti complet, et parée à débrayer d'abord, et à faire en arrière ensuite quand je le dirai.... » Très lentement à présent, la goélette obéit à la fois au gouvernail et à l'hélice, et approche de biais avec une lenteur soigneusement calculée par sa capitaine.... A présent, à moins de trois cents mètres, la bagarre brutale des espadons et des pêcheurs siciliens se déploie : cris, jurons, hurlements des hommes; bonds, attaques des grands poissons qui, rendus furieux, se débattent au milieu des remous bouillonnants. Tout sanglants des blessures déjà infligées, leurs lourds corps luisants, roulant dans le clapotis soulevé par leurs fortes nageoires, se lancent de toutes parts à l'attaque. A bord des barques, debout sur les étraves, au risque d'être précipites à la mer, les harponneurs, lances levées, visent soigneusement les têtes à gros yeux et les épées aiguës qui se dressent contre eux. Et, l'un ou 1 autre, parfois plusieurs en même temps, d'une détente du bras, avec un geste qui ressemble à celui des hoplites antiques sur les vases grecs, ils pointent d'un coup sec l'arme lourde dont la lance atteint la bête en plein corps, faisant jaillir le sang, mais parfois aussi glisse sur la chair huileuse et, par perte d'équilibre subite, manque de précipiter le malchanceux au beau milieu des espadons en furie. Ces bêtes hardies que les blessures reçues ont maintenant exaspérées, se ruent contre les barques : d'autres pêcheurs, à coups de hache et de coutelas les frappent au passage, ouvrant d'atroces plaies dans ces corps bondissants dont la plupart sont, en effet, aussi longs que les barques ellesmêmes.... Supposant que le petit bâtiment qui les vient rejoindre leur apporte le secours d'un autre équipage sans doute fortement outillé pour la pêche au gros gibier marin, les Syracusains, tout en frappant, piquant et taillant dans les chairs sanglantes, poussent de nouveau une grande acclamation de joie et d'espoir : « Evviva marini Francesi!... Pronto... prontis-simo! » Martiale se met à rire d'une manière un peu nerveuse : « Vivement? Mais oui! Aussi vite que possible, bien entendu, mes bons amis.... Malheureusement, ce n'est pas un équipage de baleiniers que je vous amène.... Alors nous allons faire ce que nous pourrons pour vous aider.... Faïk.... Paulette... à décapeler le pierrier à signaux...! » 19
Un cri de joie de la petite : « Ah! enfin on va s'en servir! Pas trop tôt depuis qu'il dort sous son capuchon, ce fainéant-là, et que, moi, j'ai envie d'être artilleur!... » D'un bond, le mousse s'est précipitée sur un panneau carré fermé entre Femplanture de la misaine et celle du beaupré. Et aidée par Marguerite Trévarec, toujours calme à son ordinaire, elle soulève le lourd carré de bois plein, fait jouer un contrepoids. De la profondeur émerge une silhouette encapuchonnée d'un prélart goudronné que l'impatiente brunette arrache d'un revers de main, démasquant une courte pièce de cuivre montée sur un pivot de bronze et tout de suite étincelante sous les rayons du soleil. Puis, tandis que la Bretonne achève de fixer les deux verrous destinés à immobiliser le socle servant d'affût, Paulette a replongé dans le réduit et en ressort poussant une caisse de métal dont elle fait, d'un coup de main, tourner le couvercle vissé. Et elle crie : « Gargousse numéro 3.... Parée à charger.... » Puis, à mi-voix : « Tu vois, Gaït; j'avais raison contre le Pacha, quand je voulais lui faire embarquer des douilles à balle et qu'elle a mis l'embargo à contre!... Des cartouches à blanc comme si on était au cirque? de quoi nous avons l'air à présent? » Mais Gaït n'a pas le temps de répondre; car de l'arrière la voix de Martiale sonne très haut en commandement : « Là barre à tribord un peu.... Moteur, stop.... A l'avant chargez le pierrier, double gargousse.... - En tout cas, faute de plomb, ça va faire du pétard! » grogne entre haut et bas l'incorrigible bavarde qui obéit, bourrant la petite pièce à signaux de deux cartouches poussées l'une sur l'autre. Puis, comme sa camarade veut prendre le cordon tire-feu, elle le lui enlève des doigts. « Ah! non, pardon!... pour le vacarme, c'est moi, s'il te plaît.... » Du banc de quart partent coup sur coup de nouveaux ordres : « A présent, moteur en arrière pour prendre de l'erré.... Stop.... La barre droite.... A elonger la barque de gauche a une encablure.... Le pierrier pointé en visant l'eau devant.... » Encore une demi-minute pendant laquelle la goélette évolue. Alors, très posément, Martiale prend la carabine posée devant elle, glisse dans la culasse un chargeur a six cartouches et monte la crosse à l'épaule. Puis, brusquement : « Maintenant... pleins gaz.... » Avec un geste rapide, Manette Marolles a lancé son moteur; puis d'un bond souple, elle est remontée auprès de son chef, et braque sa caméra. Martiale sourit. « Si tu veux... ça fera un souvenir.... » Puis, aussitôt, à pleine voix : « Et maintenant, attention.... Avant partout! » 20
Un gargouillement brusque sous la voûte de l'étambot : l'hélice part à toute vitesse, se vissant dans l'eau qui bouillonne et se creuse en grosses écumes.... l’Aréthuse frémit de toute sa membrure. Et Faïk, arc-boutée sur le bâti de la roue, maintenant à pleins poings le gouvernail, la fine goélette se lance droit devant elle, son étrave tranchant l'eau comme une lame de couteau. Encore un ordre : « Pierrier... pointé bas... et à mon commandement.... » Le yacht file à toute allure. Devant lui et légèrement sur tribord, la masse des cinq barques toujours dérivantes est entourée des gros corps bondissants tandis que montent les cris, les exclamations, les appels de la bataille.... Le petit navire dépasse le bateau de pêche désigné comme point de repère et fonce parmi les grands poissons, dont les lourdes masses, de tout le poids de leurs cinq mètres de longueur, se croisent et se chevauchent dans la furie de la charge qu'ils continuent de mener parmi des flots d'écume et de sang... « Pierrier... envoyez! » - Baoum! A la secousse donnée par le tire-feu de Paulette, la détonation à double charge tonne et gronde avec une telle violence qu'elle couvre la série des six explosions plus brèves et plus sèches de la carabine à répétition dont, à la pression du doigt de Martiale, la détente a déclenché en éventail une rafale de balles blindées.... Emportée par son élan, la goélette est déjà à près d'un demi-mille lorsque, au commandement de sa capitaine, elle ralentit, trace une longue courbe et revient vers le champ de bataille d'où montent de frénétiques acclamations : « Evviva... evviva... evviva!... » A bord de leurs embarcations, les pêcheurs sont debout, lances et haches brandies à bout de bras, et hurlent à pleines gorges. Tandis qu'autour d'eux, la mer si bouleversée par les bonds furieux des espadons, comme par enchantement s'est calmée, ne conservant plus sur sa surface apaisée que des écumes sales, des plaques de sang traînant en surface et des corps d'espadons percés les uns de coups de lance, les autres de balles, que des crocs et des gaffes ramènent le long des coques bariolées de leurs -vives couleurs.... Epouvantés, les survivants de la bande ont replongé aux profondeurs, fuyant le champ de bataille sur lequel un tonnerre inattendu est venu semer l'effarement. « Eh bien? » interroge Faïk tandis que Paulette, pour une fois interdite, ne sait trop quoi dire, « as-tu compris la manœuvre? » La petite hoche la tête. « Le Pacha est un as.... J'ai fait le bruit, moi. Elle, la besogne. Manette, la photo. Et les méchants merlans ont lâché ces pauvres pêcheurs... Ce qu'il fallait démontrer comme me répétait, au bachot, mon entêté d'examinateur de maths qui voulait absolument que je lui extraie une racine carrée récalcitrante.... - Résultat : nous voilà des héroïnes, annonce Gaït.... Regarde un peu cette ovation.... »
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Du tillac où elles sont demeurées toutes les deux, debout de chaque côté de leur petit canon dont le cuivre étincelle mieux que jamais, et que Paulette caresse de la main comme elle ferait pour un animal familier, la Bretonne et la Bourguignonne regardent le groupe des barques de pêche siciliennes vers lesquelles l'Aréthuse revient à petite vitesse, et à bord desquelles, bonnets de laine tendus à bout de bras, les équipages manifestent leur enthousiasme débordant. Enthousiasme dont les acclamations se taisent brusquement lorsque, le yacht arrivé presque bord à bord avec les Syracusains - - ceux-ci, stupéfaits, s'aperçoivent que leurs auxiliaires inattendus sont cinq femmes dont la visible jeunesse achève de les interdire sur le moment. Bref silence qui, le premier étonnement passé, est remplacé par une nouvelle explosion d'enthousiasme et des vivats prolongés. Ils sont là, à bord de chaque barque, cinq ou six pêcheurs d'âges différents, et qui, après la violence de cette bataille contre ce banc d'espadons rendus furieux par la bagarre, ont véritablement l'apparence de pirates sortant du plus terrible abordage. Et le contraste est complet entre ces rudes gars dont beaucoup présentent étrangement le type arabe comme si, au lieu d'honnêtes barques de pêche siciliennes, ils montaient felouques ou galères musulmanes du temps héroïque des croisades - - et les cinq Françaises conservant, sous leurs tenues garçonnières de bord, la finesse et l'élégance aisée de leur race et de leurs âges. Profitant du calme qui, avec le soir approchant, descend sur l'Adriatique apaisée, les barques et le yacht demeurent presque bord à bord. Et le hasard faisant qu'un des patrons, ayant passé plusieurs étés à draguer le corail et les éponges dans les eaux tunisiennes, parle un français approximatif qu'il complète par une mimique parfaitement claire à la mode italienne - - une conversation peut se tenir, avec beaucoup de bonne volonté des deux côtés. Les Syracusains font comprendre que leurs cinq barques sont parties de concert à la poursuite d'un passage de thons qui leur avait été signalé. A l'entrée du canal d'Otrante, ils se sont trouvés en vue d'un banc d'espadons naviguant presque en surface à la poursuite de leur gibier, et dont les tailles plus que respectables ont immédiatement suscité les convoitises des cinq équipages. Les cinq barques ont aussitôt formé le demi-cercle pour envelopper les espadons et en réduire à merci le plus grand nombre, avec l'espoir de rapporter à terre un chargement de riches proies. « Mais », explique en assez compréhensible français le patron qui s'est présenté comme se nommant Tommaso Bagheira, « 1 espadon, voyez-vous, est un poisson qui se bat... avec son éperon comme un homme fait avec son couteau, et aussi tenace... et aussi méchant.... Quand le pêcheur le chasse, lui, l'espadon, qui est trois et quatre fois plus gros et plus lourd que n'est aucun d'entre nous, il guette avec ses gros yeux ronds qui ne cillent pas, puisqu'ils n'ont pas de paupières,... il guette tout à fait comme le serpent regarde et fascine un oiseau.... Alors, avec ses grosses nageoires, et sa crête épineuse qu'il a sur le dos tout hérissée, il lève la corne aiguisée qui lui allonge le nez.... Et quand vous le 22
visez avec votre lance, lui il vous vise avec son épée.... Si bien que c'est à celui des deux qui frappera le premier à fond.... Parce que si vous, vous le manquez, lui, il ne vous manquera pas.... S'il peut vous faire tomber à Veau, vous, vous êtes perdu.... » Le brave Bagheira a encore plus mimé que parlé son discours. Ses gestes font la démonstration avec une telle précision que les compagnes de l’Aréthuse se regardent avec un peu d'anxiété rétrospective. Quel péril leur ardeur leur a-telle fait courir en les emportant à se mêler d'une aussi redoutable bataille?... Car, soutenu par les approbations de ses compagnons, le pêcheur t'ait comprendre ce qui s'est passé : ils ont attaqué les espadons, et ceux-ci ont accepté le combat qui s'est livré depuis une bonne heure déjà, avec des alternatives de victoire et de défaite. La goélette française est arrivée juste au moment où la situation devenait grave pour les Syracusains - et l'initiative hardie de Martiale a, seule, mis en déroute des ennemis qui s'acharnaient.... Le vacarme du petit pierrier tonnant à double charge quoique à blanc, a roulé sur les eaux ensanglantées, tandis que la rafale des six balles à pointe d acier lâchée par la carabine à répétition trouait à mort quelques-uns des plus gros parmi les espadons.... Donc evviva Francia! et merci aux hardies Françaises qui ont mis les redoutables bêtes en débâcle en arrivant ainsi spontanément à l'aide des Syracusains mal engagés! A la seconde même où le patron Tommaso termine son explication dans laquelle se sont glissées, au secours de son français hésitant, bien des phrases de dialecte sicilien parfaitement incompréhensible pour l'équipage de YAréthuse -toutes debout sur la lisse du pont afin de mieux suivre la conversation avec le pêcheur dont l'embarcation roule bord sur bord doucement et à contretemps de la goélette qui en fait autant de son côté —, un cri de terreur est poussé d'une autre barque : « Alerta!... i spadoni!... » Immédiatement, une tornade jaillit des profondeurs... Dans un subit remous de bouillonnements qui se transforment en ressacs d'une violence inouïe, dans un hérissement de nageoires battantes, de crêtes dorsales à aiguillons en éventail, et de longues épées nasales pointées en éperons de bataille, une cinquantaine de grands corps allongés et ruisselants émergent, se ruent à toute vitesse parmi les petits bâtiments assemblés en panne, puis, à coups furieux des queues énormes, replongent tous ensemble dans une bousculade frénétique et disparaissent.... En même temps, un choc inattendu, et d'une violence extrême, la heurtant au-dessous de la flottaison avec un bruit sourd, fait osciller l'Aréthuse qui, avec un gémissement de toute sa membrure et le balancement claquant de tout son gréement, tremble de la quille à la pomme des mâts, puis, furieusement secouée, roule bord sur bord. Tandis que, comme une lame de fond, une houle subite se dresse, s'abat en cataracte et balaie le pont de bout en bout par l'avalanche d'un furieux brisant tout écumant.... Irrésistiblement bousculées, les Françaises, qui ne s'attendaient à rien, se sentent arrachées au passage par cette manière de raz de marée, et n'ont que le temps de se retenir au 23
hasard.... Dans l'étourdissement de la surprise, Martiale a saisi un galhauban, Manette se cramponne au youyou solidement amarré sur son berceau, Gaït a empoigné à deux mains le bâti de la roue de barre et Faïk le fût de l'habitacle du compas de route, tandis que, sur les barques s'entrechoquant, montent des cris de rage. S'étant instinctivement retenue au porte-hauban, Martiale Cartier a pu résister à la brutalité de la secousse inattendue et au violent paquet de mer qui a couvert le pont de bout en bout, et ruisselle de toutes parts retournant à la mer par les dalots. Et tandis que son navire continue de rouler bord sur bord comme si les fonds allaient s'ouvrir, elle cherche et compte du regard celles qui, une à une, se relèvent, ayant heureusement échappé à cet étrange accident.... Toutes?... Non, car brusquement, la gorge serrée d'angoisse, la capitaine crie : Tout l'équipage est présent... sauf le mousse qui à l'instant encore, se tenait là, ayant à demi enjambé le bordage pour mieux regarder la barque sicilienne.... « Paulette?... Elle était juste devant toi », répond Manette. Mais, en même temps, sur les barques siciliennes demeurées presque à toucher la goélette, une grande clameur éclate. Des bras se tendent, des haches se dressent, des lances se pointent, et d'un même mouvement les cinq embarcations siciliennes convergent en demi-cercle sur le yacht français toujours secoué de soubresauts incompréhensibles et de plus en plus violents.... Sans que ni Martiale, ni ses camarades aient eu le temps de comprendre ce qui se passe, et ayant la vague impression qu'elles vont être prises à l'abordage, de l'une des barques un Sicilien se dresse et, le coutelas au poing, saute à la mer dans un rejaillissement d'écume. — Puis, de la barque voisine, deux autres l'arme haute —, et encore trois de la suivante —, qui, tous, dans un mouvement pareil de plongée, disparaissent sous la coque de l'Aréthuse, toujours oscillant d'extraordinaire façon.... Et des secondes passent - tandis que, sur les barques, des cris d'encouragement, des exclamations partent, et que, encore, trois pêcheurs se sont précipités à leur tour à la mer.... Sous la goélette, entre deux eaux, quelque chose d'incompréhensible se déroule ; - - un drame dont, sur leur pont vacillant en tous sens à des angles aigus, Martiale et ses compagnes s'affolent en dépit de leur sang-froid coutumier. Puis, des barques syracusaines, monte une acclamation frénétique - - en même temps que lé yacht retrouve soudain son équilibre.... Et de la mer qui se teint d'une large nappe sanglante, un à un émergent les plongeurs^ dont le premier porte sur ses bras étendus un corps immobile, tête renversée et yeux clos.... « Paulette!... » Le nom a jailli de quatre bouches à la fois.... Sur le bordé, Martiale, éperdue, a tendu les deux mains vers lesquelles, s'ébrouant et soufflant, le sauveteur tend le corps inerte de la petite Montrachet....
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Une minute après, Paulette est étendue sur le pont. Et, reprenant tout son calme professionnel, Geneviève Trévarec, à qui sa sœur Marguerite apporte sa trousse d'infirmière et la boîte médicale du bord, s'empresse en disant presque tout de suite : « Evanouie simplement,... la surprise et l'eau qu'elle a avalée. De l'air... et les mouvements respiratoires.... » Mais, tandis que Manette et Marguerite aident le « médecin » du bord, Martiale se retourne en entendant derrière elle des pas un peu lourds, et se trouve en présence de trois Siciliens : — deux des plongeurs ruisselants de la tête aux pieds, coutelas ensanglantés aux poings, de larges plaques de sang sur leurs poitrines nues, un sourire sur leurs visages bruns, et le patron Tommaso Bagheira qui les présente d'un geste. Mais, comme Martiale veut commencer immédiatement une phrase, en un mouvement de remerciement pour le sauvetage du mousse - le pêcheur interrompt, et moitié en son français malhabile, moitié en son dialecte syracusain, il se fait comprendre : « Pas merci.... Inutile.... Tout naturel.... Mais venir regarder.... » De la main familièrement posée à l'épaule, il entraîne vers la lisse de tribord la capitaine, l'oblige à se courber. Tendant le doigt vers la profondeur de l'eau et désignant la partie rentrante immergée de la coque --il prononce : « Voilà.... » Et Martiale a un sursaut de stupeur.... Là, sous un mètre de l'eau absolument claire, une apparition monstrueuse : un énorme corps long de près de cinq mètres qui, nageoires étalées, flotte pesamment, la queue énorme pendant mollement abandonnée, et aux deux flancs de larges blessures par lesquelles coule un sang épais, que Tommaso montre du doigt en disant : « I coltelli..., les couteaux de mes hommes. » Puis, contraignant la Française à se courber davantage afin de mieux voir, il ajoute sur un ton de victoire : « Spada del spadone!... » L'épée,... l'épée longue et acérée de l'espadon est plantée toute droite dans le flanc de l'Aréthuse.... Et enfoncée de telle force et de telle profondeur que, malgré ses efforts désespérés, l'énorme animal a été incapable de l'arracher, et est resté accroché par le nez au flanc de la goélette où les plongeurs l'ont poignardé au cours de la brève lutte sous-marine accompagnant le sauvetage de Paulette précipitée par-dessus bord. Dès lors, tout s'explique. Au cours de la charge menée par la horde des espadons en furie, l'un d'entre eux, trompé par la couleur verte des œuvres vives de la coque, a dû croire à une proie quelconque : de toute la force de son poids énorme et de sa taille, il a, suivant sa coutume, foncé à l'attaque à toute vitesse.... La pointe aiguë de l'épée poussée à cette allure folle s'est plantée profondément dans les œuvres vives de l'Aréthuse, dont le bois de teck perforé a resserré ses fibres tenaces sur l'arme naturelle trop profondément enfoncée. Si bien que, 25
prise au piège de sa propre agression et victime à la fois de son arme dangereuse et de sa force même, la bête, furieuse, s'est débattue avec de tels soubresauts et une telle vigueur que, malgré le tonnage de la goélette, elle est parvenue à la secouer provoquant la chute, en pleins remous, de Paulette installée au-dessus du plat-bord dans une position familière, mais instable. Jetée à l'eau par le coup de roulis exagéré, et à demi assommée par le paquet de mer résultant des efforts de l'animal captif, la malheureuse enfant a été prise dans les tourbillons brassés par la forte queue de l'espadon, et, impuissante à lutter pour revenir en surface, aurait certainement coulé à pic si sa chute n'avait été aperçue par les Syracusains en même temps que ceux-ci se rendaient compte de la situation désespérée de l'animal.... Et Tomrnaso fait comprendre, à la fois par mots et par mimique, que cinq des plus jeunes et des plus vigoureux de ses compagnons se sont jetés immédiatement à l'eau afin, tout ensemble, de rattraper la petite Française en péril, et de poignarder au coutelas la lourde bête empiégée : si pesante qu'elle aurait fini, dans sa frénésie de défense, par avarier gravement le yacht.... Refusant les remerciements de Martiale, le patron syracusain jette un ordre : une des barques se détache et vient se ranger bord à bord avec l’Aréthuse. Alors, torse nu, coutelas au poing, trois pêcheurs se laissent glisser à l'eau. Puis retenus à leur bateau par des étriers de cordages, ils commencent à dégager la grosse bête du flanc de la goélette afin de la ramener en surface. « Bonne pêche pour vous », explique Tommaso Bagheira à Martiale qui est retournée auprès de Paillette. Les soins énergiques de ses trois compagnes ont déjà transformé l'évanouissement du mousse en un réveil d'abord un peu ahuri : « Hé bien? hé bien?... Qu'est-ce qui m'est arrivé? » grogne la petite brune qui, aussitôt, ajoute : « Ah! mais, dis donc, Toubib, as-tu fini de me faire jouer au réveil musculaire?... Et puis, pourquoi suis-je trempée comme ça, d'abord?... Eh bien, quoi? Manette, voilà que tu pleures à présent?... Et le Pacha aussi?... Vous en faites des têtes, toutes les quatre? - C'est que... c'est que..., balbutie Gaït,... on a bien cru... que.... - On a cru quoi? - Dame, que tu étais noyée, tout simplement! » jette Martiale avec un petit sanglot un peu hoqueté au fond de la gorge. « Alors, n est-ce pas? la réaction... tu comprends.... - Noyée?... moi?... où ça? » Et comme la gamine, encore tout étourdie, visiblement ne se souvient de rien, c'est tout un récit à quatre voix, tantôt alternées, tantôt se chevauchant, qui ramène peu à peu Paulette à elle-même et lui explique ce cjui s'est passé après la seule chose dont elle ait garde la mémoire : les cris des Siciliens, le choc, le roulis effréné du yacht... puis plus rien... la respiration coupée... un trou... le noir.... Enfin elle comprend, dompte un petit frisson, hésite dix secondes, regarde les quatre visages bouleversés, les yeux encore brillants de larmes
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contenues, mais déjà joyeux. Elle se redresse, assise à plat pont, retient un dernier haut-le-cœur, et, fidèle à ses habitudes, veut plaisanter : « Elle est vraiment salée, c't'Adriatique.... Je crois que j'en ai bu un peu trop.... Pouah! » Puis elle veut se mettre debout, mais chancelle : « Doucement! ordonne Faïk. Après une pareille secousse, tiens-toi tranquille, s'il te plaît.... » Le mousse aussitôt se révolte, s'arc-boute, s'accroche à l'étai du mât : « Tranquille, moi? Pour une noyade manquée?... Tu te moques du monde, Toubib!... Et d'abord je veux remercier le brave type qui est allé me rechercher dans la baignoire.... En plus, je veux la voir de près la sale bête qui a joué au tremblement de terre avec notre Aréthuse... ah! mais!... » Martiale n'a pas le temps de répondre, car Tommaso qui, à la même minute, repasse de sa barque sur le yacht, explique, toujours dans son langage panaché, que, au grand regret de lui et des siens, il est absolument impossible d'arracher le corps de l'espadon de. son étrange situation. L'épée est si profon dément enfoncée dans la coque du yacht que l'extraction ne peut se faire en mer : il faudra l'échouage dans un port, la cale sèche, des charpentiers, des calfats... enfin tout un travail compliqué. La capitaine a froncé le sourcil et la plus vive contrariété se marque sur son visage, se reflète sur ceux de ses compagnes : après une si brillante croisière, l'Aréthuse va-t-elle rentrer en France blessée, et de la manière la plus bizarre?... Traduisant le sentiment de ses camarades, Manette fait : « Nous ne pouvons pourtant pas traîner cette carcasse à la remorque sous notre quille? » Mais Tommaso a deviné l'objection. Décidément, tout à fait conquis par ces Françaises venues si spontanément à l'aide de son escadrille et si mal récompensées de leur intervention, il corrige les craintes de la jolie rousse et, pour atténuer le mécontentement de la capitaine, il explique que le corps massif de cette bête énorme ne demeurera pas accroché en dessous de la flottaison du yacht... Ses garçons sont déjà au travail, et s'activent à la peu ragoûtante besogne de tailler en quartiers, entre deux eaux, le corps de l'animal, de le débiter en morceaux maniables, de briser la colonne vertébrale, puis de désosser la tête complètement de manière à ne laisser, sous le flanc de la goélette, qu'un débris de crâne et le prolongement osseux, constituant l'épée, planté en plein flanc de la coque immergée.... « Ce qui.ne sera tout de même pas bien joli pour effectuer la traversée Sicile-Marseille-Gibraltar-Saint-Malo, grommelle Geneviève Trévarec. - Qu'est-ce qu'ils nous raconteront les constructeurs navals de SaintServan! » appuie Marguerite approuvant sa sœur. Mais avant que Martiale ait pu donner son avis, le brave Tommaso, avec son plus large sourire, annonce « Maintenant, la bête est à vous... toute découpée.... » 27
Le geste désigne deux pêcheurs qui ont, pour le moment, l'apparence de bouchers à l'abattoir, et qui hissent sur le pont de la goélette divers quartiers de viande toute dégouttante de sang et d'eau, tandis que soucieuse de l'impeccable propreté de son bâtiment, Martiale déclare : « Ah! mais non! je ne veux pas de ça! Nous n'en n'avons que faire.... Gardez pour votre équipage.... Je vous le donne, moi, cet espadon!... - Pardon, pardon, moi je proteste.... Cet affreux animal a voulu me noyer!... je me vengerai en le mangeant! » C'est Paulette qui, encore passablement étourdie par son accident, mais nerveuse à sa coutume, vient de se dresser avec véhémence. « Tu n'es pas un peu folle! » s'exclame Manette avec une expression de dégoût, tandis que Martiale approuve : « Manger de ça?... pouah! » Mais Paulette se redresse, criant à tue-tête : « Fais cadeau du reste à ces braves gens tant que tu voudras, cap'taine. Seulement avant qu'ils emportent cette carcasse, laisse-les nie découper... pour moi toute seule, si vous autres n'en voulez pas, le meilleur morceau.... N'importe lequel... une grillade, une escalope, un plat de côtes, un aloyau, un pot-au-feu... ou tout bonnement un bifteck.... Je ne sais pas comment ça se débite, ce bestiau.... Mais eux ils doivent le savoir. Et je réclame le morceau pour mon souper.... Autrement, en touchant la France, je dépose plainte pour insuffisance de nourriture au secrétariat du Syndicat national des mousses... ah! mais! » Il y a un échange d'explications confuses entre les cinq Françaises et les trois Siciliens. Enfin, Tommaso, d'ailleurs enchanté, consent à prendre la bête dépecée pour lui et les siens; et il donne ordre à ses deux hommes de prélever cinq rations notables sur les parties, à leur goût les plus succulentes, de l'espadon. Mais au grand scandale de Martiale qui n'ose pas s'y opposer faute de savoir expliquer ses raisons, de Manette un peu dégoûtée, et des deux jumelles partageant l'avis de leur capitaine, les pêcheurs, qui ne font pas de différence entre leurs barques et la goélette française, se mettent à tailler largement à plat pont, servant d'étal, la partie centrale du corps de l'animal. Ils extraient toute la tripaille qui ruisselle de sang sur les planches et la jettent à pleines poignées pardessus bord dans la mer. Martiale a pris entre deux doigts l'oreille de la petite Bourguignonne et la pince gentiment : « C'est bien parce que tu sors de la noyade et que je suis indulgente à tes fantaisies que je laisse faire ces deux charcutiers.... Mais, puisque c'est pour satisfaire tes fantaisies qu'ils me pourrissent mes planches comme ça,... en punition, c'est toi qui le laveras, notre pont.... - Comme d'habitude! riposte Paulette. - D'habitude, les deux sœurs Trévarec t'aident.... Cette fois-ci, tu feras la besogne toute seule... et elle sera dure.... Elle serait trois fois plus dure que je te la ferais, cap'taine... et à n'importe quoi... à quatre eaux de rang, au savon, à la Javel, à la brique pilée, à la pierre 28
ponce, au papier de verre, à la lime à ongles! Ça m'est égal! du moment que je me serai vengée en mangeant l'olibrius qui m'a précipitée dans la flotte!... na!...» Et comme Paulette s'est plantée debout devant son chef, les deux mains sur les hanches et ses boucles frisées au vent, Faik Trévarec prend son air le plus doctoral et déclare : « La Moutarde a retrouvé sa langue.... Cap'taine, elle est guérie... et je l'autorise à reprendre son service sans convalescence.... - Hé ha!... hé ha!... Santa Madonna di Castelgio-vanni! » Lancée par trois voix à la fois, l'exclamation est partie du groupe au travail sur la carcasse dépecée de l'espadon. Elle fait retourner les Françaises, y compris Mannette qui, complètement écœurée par l'opération et par l'odeur, s'est retirée à l'arrière, son mouchoir sous les narines et regardant de loin.... « Eh bien, qu'est-ce qu'il y a encore? » interroge Martiale. Les manches retroussées au-dessus du coude comme ses camarades, le patron Tommaso Bagheira qui s'est mis au travail avec eux, vient de se lever : entre ses mains toutes souillées, il élève un objet qu'il montre en riant, et en appelant l'équipage de l'Aréthuse, immédiatement intrigué Plus leste, malgré son accident, que ses camarades et, dans sa rancune contre l'espadon vaincu, se montrant moins offusquée par le travail pas mal repugnant des Siciliens dans leur besogne de bouchers, Paulette s'est avancée la première. Et c'est à elle que Tommaso offre sa mystérieuse trouvaille, en annonçant que, très souvent, dans l'estomac de ces grosses et voraces bêtes que sont les espadons, de même que chez les squales ordinaires, on découvre ainsi des débris hétéroclites avalés, au hasard des goinfreries, par ces animaux volontiers affamés et peu difficiles sur le choix de ce qu'ils rencontrent en chassant.... Puisque le vaincu appartient à ^l’Arethu.se, tout ce qu'il peut avoir dans son ventre est, par suite, propriété de l'équipage du yacht vainqueur.... Fronçant à la fois les sourcils et les narines de son nez légèrement retroussé, la petite Bourguignonne examine la trouvaille avec une légitime méfiance. Et devant cette hésitation marquée qu'il prend moins pour du dégoût que pour une appréhension, le Sicilien sourit largement au mousse sauvé des eaux. Il dégaine le couteau qu'il porte à sa ceinture de patron pêcheur, du tranchant de la lame gratte et nettoie l'objet en arrachant la couche gluante qui l'enveloppe, se penche par-dessus la lisse, le plonge dans l'eau, le frotte à pleine paume, achève de l'essuyer sur son pantalon, et l'offre en disant : « Ecco, signorina, la bella bottiglia (1)!... (1) « Voici, mademoiselle, la belle bouteille! » — Une bouteille!... » La même exclamation a jailli des cinq bouches à la fois. Et Paulette proclame :
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C'EST A PAULETTE QUE TOMMASO OFFRE SA MYSTÉRIEUSE TROUVAILLE....
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« De plus fort en plus fort!... A peine remis de notre torpillage sournois par cet espadon de mauvaise humeur qui a trouvé ingénieux de passer ses nerfs sur la coque de notre bateau, voilà que, dans l'estomac de cette sale bête gui empeste, on découvre la trois fois classique bouteille à la mer!,.. C'est merveilleux...! Tout à fait comme dans les romans maritimes les plus fameux de la belle époque », appuie Marguerite Trévarec. Tandis que Geneviève continue : « Par la mémoire de Jules Verne en personne! est-ce que nous allons jouer au naturel un démarquage de... de... ah! je ne sais plus... - Des Enfants du capitaine Grant, chapitre premier! » coupe Paulette qui ajoute : « Je connais mes classiques, moi...! » Puis comme Tommaso Bagheira, dessinant toujours son large sourire entre les boucles d'or qui se balancent à ses oreilles, continue de lui offrir l'étonnante trouvaille, la petite brune se dérobe avec un sérieux affecté : « Non,... excuse, mon bon monsieur.... Dans toute littérature romanesque digne de ce nom, le mousse du bord n'a aucune qualité pour recevoir la bouteille trouvée en mer.... Le contenu peut en être infiniment précieux,... voire de la plus extrême gravité... A moins que, au contraire, elle ne soit qu'une vieille épave absolument vide lancée par-dessus bord par un ivrogne fieffé qui en aura soigneusement liché le contenu.... Dans les deux cas, m'sieu le patron pêcheur, passez le bibelot à Sa Haute Excellence le Pacha ici présente... Ça lui servira au moins à décorer sa petite étagère d'un souvenir de vous et de feu Long-NezAigu... dont j'attends toujours le bifteck..., avec impatience et voracité, pour assouvir ma faim et ma rancune! » Naturellement, le brave Tommaso n'a absolument rien compris à ce flux de paroles débitées à toute vitesse. Mais il voit le geste désignant Martiale vers laquelle il se tourne, offrant toujours sa bouteille : -un assez gros verre épais et parfaitement opaque autant que malpropre en dépit de son nettoyage sommaire. La capitaine se décide à prendre l'objet et, du premier regard, constate que, avant de passer dans l'estomac de l'espadon goulu, l'épave a dû circuler assez longtemps au gré des flots : car le bloc qui ferme l'ouverture du goulot porte une collerette de filaments verdâtres, restes des algues qui avaient commencé de s'attacher à lui. Autour de la jeune fille, ses camarades se penchent; et les deux pêcheurs -- dont l'un porte à pleines mains un fort quartier de viande découpée -rejoignent leur patron; aussi curieux eux-mêmes que les Françaises de savoir ce que peut contenir ce gros flacon : non pas rond comme une bouteille ordinaire, mais d'une forme assez singulièrement carrée.... Etrange épave, en vérité.... Un moment se passe dans l'examen muet de toutes. Puis Marguerite Trévarec tend les mains : « Donne un peu, Martiale, que je regarde de plus près.... »
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Retournant la singulière fiole, la Bretonne examine attentivement le fond. Puis de l'ongle elle gratte les rugosités qui s'y trouvent, fragments de goémon verdâtre collés qui, en tombant, laissent apparaître une marque moulée dans l'épaisseur de la pâte de verre. Montrant, afin de mieux l'examiner, ce culot évidemment spécial, elle annonce : « La marque de fabrique des productions courantes de Murano,... la verrerie séculaire de Venise.... - Tu es sûre...? demande la capitaine, intriguée. - Absolument certaine, appuie la Bretonne : tu sais que, dans mes habitudes de touche-à-tout, j'ai emmagasiné à droite et à gauche pas mal de détails. Et celui-là en est un : la marque de certains ateliers de Murano. Je l'ai assez souvent vue pour la reconnaître facilement.... — Murano..., Murano, intervient Manette, je croyais que c'était de la verrerie d'art et de grand luxe... des objets fragiles... éthérés...? Du moins ceux que j'ai vus à Paris chez des amis, ou des parents, ou encore à des vitrines de marchands.... Au lieu que vraiment, ça, c'est une espèce de bocal.... » L'air dédaigneux de la jolie rousse fait éclater de rire ses camarades ; et Gaït explique encore : « II faut croire que les verriers vénitiens de Murano étaient comme les porcelainiers de Limoges et les céramistes de Quimper : ils tenaient toutes les qualités, depuis le chef-d'œuvre jusqu'au tout-venant.... Et ceux d'aujourd'hui doivent continuer les traditions d'autrefois : cette bouteille-là n'a évidemment ni style ni âge. Et il est vraiment impossible de dire depuis combien de temps elle fait de la navigation solitaire, ni si elle a baguenaudé des jours, des semaines, des mois ou des années avant de se faire ingurgiter par cet espadon vorace.... - Qui devait posséder un estomac doublé en tôle d'acier pour l'avoir gobée à la régalade et promenée dans son petit intérieur sans indigestion », s'exclame Paillette qui, toujours impatiente, déclare : « En attendant, puisque l'objet est de qualité inférieure et n'est pas réclamé par la Commission des monuments historiques de l’Aréthuse, passe-moi ce Jonas échappé de sa baleine que je lui casse le cou pour voir s il y a quelque chose dedans.... » Mais Gaït retient la bouteille dont la petite essaie de se saisir, et la tend à Martiale : « Bas les griffes, moussaillonne.... L'opération doit être faite dans les règles, et, suivant l'usage, par la capitaine.... - Devant l'équipage assemblé et en armes! chantonne Paulette : j'obéis, et même j'offre mon ouvre-boîtes que, heureusement, je n'ai pas perdu dans mon plongeon.... » Avec une grimace de saltimbanque faisant la parade, la Bourguignonne dégaine la lourde lame de son couteau de gabier pendant à sa ceinture dans son étui de gros cuir. Et la tendant par la pointe entre deux doigts, elle l'offre à Martiale qui, prenant la bouteille d'une main, de l'autre se met en devoir de faire sauter le bouchon noyé dans un magma durci... 32
Sous les regards attentifs de ses compagnes dont la curiosité s'accroît à mesure que les instants passent, deux, trois, cinq minutes, puis bientôt dix se succèdent, sans que les efforts de décapuchonnage obtiennent aucun résultat. « Si c'était moi, grogne Paillette, j'aurais déjà pris un bon marteau, et, en trois coups, je lui aurais fait son affaire à c't'entêtée de verrerie.... » Sans répondre, sourcils froncés et lèvres serrées, Martiale continue à s'escrimer de la pointe et du tranchant. A gestes menus et précis, elle s'acharne, pointant, piquant, grattant, jusqu'à ce qu'enfin, tandis que, de toutes les bouches, part une même exclamation satisfaite, le tampon obturateur se soulève et s'arrache faisant sauter en même temps un fragment de goulot taillé en large éclat aux bords tranchants : « Gare à t'estropier, cap'taine, lance Paulette. Pas besoin de donner à Toubib de l'ouvrage.... - Qui serait de « la vilaine ouvrage », approuve Faïk : c'est coupant et sale; je ne tiens pas du tout à être obligée de t'amputer d'un doigt, moi! - Et alors? interroge Manette, il y a quelque chose là-dedans? » Martiale a soulevé le lourd flacon opaque. Elle le secoue près de son oreille, et esquisse une grimace : « Ça remue au fond, oui.... - Mais quoi?... quoi?... articulent quatre voix impatientes. - Je ne vois pas,... je ne peux pas atteindre.... » L'index de la capitaine s'introduit en vain dans le goulot, jusqu'à ce que, entre ses doigts, soit glissé un bout de fil de fer à l'extrémité tordue en crochet, tandis que Paulette annonce : « Tire-bouchon maison... système Montrachet breveté S. G. D. G. Essaie voir. » Encore un petit silence au milieu du cercle des visages inclinés dans une attente curieuse. Malgré son calme, Martiale s'énerve, travaille avec le bizarre instrument fabriqué par l'ingéniosité du mousse.... Et, enfin, avec une extrême lenteur, le crochet improvisé extirpe de la panse de verre noirâtre une manière de rouleau jaunâtre, très serré sur lui-même, et dont cinq exclamations saluent la venue au jour. Laissant tomber le gros flacon, Martiale tâte l'objet, sent une solution de continuité et brusquement demande : « Une qui ait les ongles aiguisés...? Moi, je ne peux pas.... - Parée! » riposte Manette qui allonge la main. Et tandis que Martiale maintient l'objet, la jolie rousse, du tranchant de l'index, suit la ligne indiquée par la capitaine. Et tout de suite, elle prononce : « Ça se décolle. » La capitaine tire doucement à elle, et commence de dérouler une feuille assez épaisse, portant des traces de moisissures.... « Un parchemin, on dirait? articule Marguerite Trévarec. - Et il y a de l'écriture dessus », répond Martiale, montrant des caractères par endroits fortement estompés. L organe aigu de Paulette lance : 33
« Ça y est.... Je l'aurais parié.... L'appel classique du pauvre naufragé échoué lamentable depuis des mois dans son île déserte, où il se nourrit de bigorneaux toute la semaine, et d'œufs de cormorans le dimanche...! Où faut-il aller le quérir en vitesse, ce cher brave homme,... que nous y courions? » Un brusque double coup de coude, donné l'un à droite, l'autre à gauche par les deux jumelles agissant, comme à leur habitude, toutes les deux à la fois de la même manière et avec la même spontanéité, force l'incorrigible bavarde à se taire.... Car la voix de Martiale s'élève, légèrement tremblée en même temps qu'elle essaie de déchiffrer tout haut les premières lignes du manuscrit si étrangement parvenu aux mains de l'équipage de l’Aréthuse et luise : « Du français!... » Puis, tout de suite, avec un accent de surprise extrême : « Comment?... Oh! impossible! - Mais quoi? quoi? qu'est-ce que tu lis? interrogent quatre voix nerveuses. - Je lis,... je lis,... je crois lire,... en toutes lettres, et en tête... une date.... Vingt-neuvième de mai mil sept cent quatre-vingt-treize... - Qu'est-ce que tu dis...? - Plus d'un siècle et demi...! - Une blague d'un farceur...! - Tu déchiffres de travers.... » Les quatre phrases sont parties ensemble, et les matelots se pressent autour de leur chef - - parfaitement incrédules. « II y a partout des fumistes qui aiment à s'offrir les têtes de leurs contemporains », déclare doctorale-ment Paulette. Mais Martiale hoche la tête. « L'encre est singulière,.... l'écriture bizarre.... Je n'arrive pas à lire.... » Marguerite Trévarec a saisi le parchemin, et elle prononce : « Les manuscrits, ça me connaît.... J'ai appris à en déchiffrer à la Sorbonne. Passe-moi ça.... Et voyons un peu.... » Un silence.... Sur ses paumes étendues, Gaït a déroulé le curieux document. Un instant elle hésite, et enfin, la voix toute changée, elle commence à lire : « Vingt-neuvième de mai mil sept cent quatre-vingt et treize.... A la lueur du crépuscule qui pénètre par la meurtrière de mon cachot de la prison des Plombs de Venise, sur ce morceau de parchemin et avec cette plume que j'ai dérobés sur une table en sortant, dans la pénombre de la salle des délibérations où le Conseil des Trois vient de me condamner à mort, j'écris ce testament et lègue le soin de me venger à qui le trouvera.... » - Si c'est une blague, elle manque de gaieté ! commence Paulette. - Chut! ordonne Martiale. Continue, Gaït.... » - « Je n'ai plus qu'une heure à vivre, et pour écrire, je me suis entaillé le pouce gauche et j'ai fait de l'encre avec mon sang mêlé à la poussière de ma cellule.... » 34
Faïk à son tour va parler; mais la capitaine impose silence, et Gaït reprend, la voix plus sourde : « ... Victime de l'inquisiteur d'Etat, le perfide Jacopo Mandragoro et de son tueur à gages le sbire albanais Césare Beccaruzzi, je vais mourir étranglé secrètement suivant les règles de justice de la Sérénissime République. Mon corps va être immergé de nuit dans le canal Orfano, tombe des suppliciés. Je paie de ma vie la confiance avec laquelle j'ai consenti de venir à Venise apporter à la République de Saint-Marc le secret de l'invention que j'ai faite, que, à moi, Français, la Convention nationale a refusée tandis que le Doge avait promis de me l'acheter à haut prix : car sa réalisation peut donner une arme de défense maritime capitale à la marine vénitienne. Mais l'infâme Mandragoro et son sinistre Beccaruzzi, en l'amitié de qui je croyais, ont volé mes papiers, m'ont accusé d'espionnage et viennent de me faire condamner... » Gaït s'est arrêtée. « C'est tout? demande Martiale. — Non... mais là, l'humidité a rongé l'encre. Je lis mal. — Si c'est un roman policier, gouaille encore l'incrédule Paulette, il faut avouer que le monsieur auteur a de l'imagination. - Tais-toi! ordonne plus rudement la capitaine. Tu y arrives, Gaït? - Oui... à peu près.... » Et elle continue : « Mais lorsqu'il m'aura fait disparaître, l'ignorant Mandragore sera victime de son crime, car il est incapable de réaliser mon invention dont j'ai rédigé les formules de rassemblement en un manuscrit en langue de basse Bretagne, mon pays d'origine, que personne ne parle, ni ne comprend à Venise.... » Cette fois trois nouvelles exclamations jaillissent ensemble : « Un Breton! interrompt Martiale Cartier. — Un de chez nous! coupe Geneviève Trévarec. - Et qui parle la langue de chez nous! » complète sa soeur. La descendante des corsaires de Saint-Malo et les deux filles du Morbihan se regardent avec la même émotion. « Et alors? » interroge la capitaine. Gaït reprend aussitôt : « Et j'ai caché ce document dans.,.. » -; Dans quoi? » questionnent quatre voix anxieuses. Marguerite hoche la tête. « Un mot commencé et non terminé... comme si la plume avait glissé.... C'est illisible.... » Puis, aussitôt, elle reprend : « Si... plus bas... mais un vrai griffonnage hâtif.... Je devine plus que je ne lis : « ... Impossible de terminer. J'entends les voix et les pas des bourreaux. Le temps de sceller cet écrit dans la bouteille que l'on m'a laissée et dont j'ai vidé l'eau. Je la jette au canal par la meurtrière.... Que la mer porte mon dernier appel à un vengeur! Que celui qui lira ceci aille réclamer mon secret à Saint-Marc : je le lui ai confié! Adieu! » La Morbihannaise s'est tue. « Le malheureux! murmure Manette Marolles.
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- Mais, demande Martiale d'une voix un peu tremblante, il n'y a pas de signature...? » Gaït a penché la tête afin de mieux scruter le gros feuillet. Elle murmure : « Si.... Là, tout en bas... une pauvre signature toute tremblée... et que la moisissure de la mer a mordue.... - Tu ne déchiffres pas? » interroge la capitaine. Et il y a un assez long silence. Toutes attendent, anxieuses, même Paulette qui, prise à présent, comme ses compagnes, montre un visage tendu et des prunelles étonnées. Enfin la Morbihannaise relève la tête, et elle por-nonce : « Je crois lire quelque chose comme Alain... oui certainement c'est bien cela, le prénom, je le trouve : A ...l-a-i-n,... Alain, oui. Mais le nom, j'hésite... il semble que ce soit Trélévern... ou Trévézel ou encore Tyrguen...? — Trois noms qui sont bien du Finistère en tout cas », murmure Martiale. Marguerite a laissé retomber sa main qui tient le feuillet si péniblement déchiffré. Sa sœur le lui prend des doigts, le regarde longuement, puis le rend à Martiale Cartier, cependant que la Parisienne Manette et l'espiègle Bourguignonne Paulette, redevenues toutes deux sérieuses devant les visages graves des trois Bretonnes, sentent la même émotion les prendre à la gorge. Paulette éprouve le besoin de s'excuser. Elle fait : « Tout à l'heure, j'étais prête à croire à quelque farce d'un mystificateur : il y a des gens pour qui c'est si tentant de monter une bonne « charge »!... même quand ils ne doivent pas en voir l'effet.... Mais... ici.... Il me semble.... __ Il me semble à moi, interrompt Manette Marolles que, pour être une fumisterie, ce serait bien savant dans les détails.... - Et puis une mystification poussée à un tel degré d'angoisse serait vraiment un triste jeu et donnerait une pénible idée des sentiments dé son auteur », répond Geneviève. La voix de Martiale laisse tomber, très grave : « Moi, je plaindrais celui à la pensée de qui serait venue une aussi triste farce..., - Allons, bon! fait en sursautant Paulette, qu'est-ce qu'il se passe encore là-dessous? » A l'exclamation du mousse, ses camarades se sont retournées : un bruit bizarre monte en effet soudainement des profondeurs de l'Aréthuse. Des coups répétés donnés à toute volée sous le pont - - et en même temps des piétinements subits... puis brusquement des bêlements aigus et déchirants.... Paulette a bondi : « Corfou... c'est Corfou.... Qu'est-ce qui lui arrive à celui-là à présent...? Il est devenu enragé...? » Déjà la petite brune s'est précipitée vers le panneau central. Elle arrache le prélart qui le recouvre, l'empoigne à deux mains, et d'un coup de reins le soulève,... presque aussitôt renversée par une masse qui jaillit de l'entrepont comme un diablotin d'une boîte : le biquet roux à petites cornes aiguës chargeant 36
tête basse droit devant lui, visiblement affolé. Au passage Paulette a saisi l'animal qui est plus particulièrement à elle : « Veux-tu te taire, frénétique!... Il est trempé!... D'où sors-tu, imbécile? » Mais, dans ce mouvement, Paulette s'est penchée vers l'intérieur de la cale. Et, aussitôt elle se redresse le visage bouleversé, en même temps que, dans un cri d'angoisse, elle jette d'une voix qui s'étrangle : « L'épée de l'espadon a traversé le bordé en dessous de la flottaison.... Une voie d'eau gicle comme par un robinet... et notre Aréthuse. est en train de couler bas comme un caillou!... »
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II TOUS LES CHEMINS MÈNENT À VENISE tourbillon de sable blond jaillit sur lui-même, s'élève, se déploie et s'étale jusqu'à former une manière de trombe au milieu de laquelle bondissent et se bousculent deux silhouettes dansantes. Et de ce nuage de poudre fine, partent un rire, des appels et des exclamations : « Kss... kss.... Bravo, toro!... A toi... à moi... kss... kss...! » Alors, à une dizaine de pas, une voix dolente prononce languissamment : « Oh! Paulette..., Paulette!... au nom de tous les dieux de l'Antiquité et de tous les saints du calendrier de Sicile, si tu ne peux pas te tenir tranquille par une chaleur pareille, va-t'en faire le cirque plus loin; ce n'est pas la place qui manque. Et nous, nous sommes fatiguées.... __ Le cirque?... le cirque?... Dites donc, la paire de jumelles! Ce n'est pas moi qui vous ai envoyées faire à scooter, sous ce soleil de plomb, les trente kilomètres crue présente le tour de cette bonne ville antique de Syracuse! Ni qui vous ai priées de venir vous affaler, fourbues, sur ma plage où j'ai le droit de faire ce que je veux, je pense? » Du nuage de sable qui s'effondre sur lui-même, émerge Paulette Montrachet toute poudrée de poussière dorée dans son maillot de bain léger. Et, en même temps qu'elle, le biquet roux qu'elle s'amusait à agacer et à faire virevolter autour d'elle en le provoquant avec son mouchoir de tête écarlate largement déployé. Avec une grandiloquence comique, elle proclame : « D'abord vous saurez que, sur cette grève historique où rêva le fameux Archimède — saluez, mesdemoiselles les barbares d'Occident! le ternie de « cirque » est bas et vulgaire.... Ce sable est une noble et glorieuse « arène » sur laquelle j'entraîne mon fils Corfou à ressusciter les jeux antiques.... Ce pauvre enfant de bique ionienne que j'ai sauvé du couteau du boucher auquel il était promis par des bergers sans entrailles,... ce chevreau charmant que j'ai baptisé et enrôlé à notre bord (1),... j'ai bien le droit de le distraire comme il me convient, je pense?... Et moi, faire la lutte avec lui, ça m'amuse.... Chacun son goût, non?... Du moment que nous sommes en avarie à la cale sèche, chacune prend son plaisir où elle le veut.... Martiale et Manette préfèrent les combinaisons mystérieuses,... vous deux, l'admiration devant les ruines helléniques,... et moi, les... galipettes avec mon biquet... olléî ollé!... UN BRUSQUE
(1) Voir chap. XII de Cinq Jeunes Filles sur l’ « Aréthuse », par Georges G.-Toudouze. « Bibliothèque Verte. »
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- Ah! te tairas-tu, moulin à paroles? » clame une autre voix, identiquement pareille à la première, et tout aussi dolente : « On est si bien étendues sur le sable chaud après une course de trois heures.... — Dans ce cas-là, on est encore mieux dans l'eau : elle est divine ici ! » Paulette Montrachet a bondi, son chevreau caracolant derrière elle comme un jeune chien et pointant contre les jarrets de sa maîtresse des débuts de cornes naissantes. En quatre sauts, elle est devant Marguerite et Geneviève Trévarec, toutes deux, côte à côte, en tenue sportive, étendues à terre, et ayant derrière elles chacune son scooter couvert de poussière. « Allez, ouste, feignantes! à la baigne,... ou je vous y traîne par les pieds comme Achille traînait Hector derrière son char!... » Joignant le geste à la parole avec sa promptitude habituelle, le mousse a saisi les chevilles de Gaït et d'une secousse fait le geste de l'arracher du sol.... Immédiatement les deux jumelles sont debout, blouses et culottes enlevées d'un tournemain. Et toutes deux en maillot de bain courent à la poursuite de Paulette qui, en trois sauts, a atteint le bord de l'eau, puis, laissant son biquet interdit, a plongé dans un jaillissement d'écume, immédiatement imitée par ses amies... toutes se pourchassant à grandes brassées. « A la joute! a crié Paulette; je veux me rattraper de mon stupide plongeon de l'autre jour, moi...! » Depuis une semaine que l'aventure de la bataille contre les espadons a interrompu le voyage de retour de la goélette vers la France, l'Aréthutse et son équipage sont immobilisés par force à Syracuse, et plus longtemps qu'il n'avait d'abord paru nécessaire. En effet, pendant que, par obéissance naturelle à cette loi de solidarité imposant aux marins d'accourir immédiatement à l'aide de qui se trouve en difficulté, Martiale Cartier a lancé son yacht au secours des pêcheurs siciliens, la bagarre contre le gibier récalcitrant a mal tourné. L'avarie causée par la furie de l'espadon blessé chargeant la goélette est apparue très grave. Rigide et solide comme une barre d'acier, l'épée nasale de l'animal, poussée par un corps pesant plusieurs tonnes, a perforé la coque de l'Aréthuse très au-dessous de la flottaison. Les efforts de l'animal affolé voulant se dégager, sa bataille suprême avec les pêcheurs le poignardant sous l'eau ont desserré les fibres de teck de la coque dans lesquelles l'épée restait plantée, ayant traversé le bordé. Quand Tommaso a dû renoncer à arracher ce glaive osseux pour en faire don à Martiale, une voie d'eau s'est déclarée d'abord mince filet dont l'équipage occupé sur le pont ne s'est pas aperçu. Si bien que, au bout d'un long moment, le biquet Corfou, endormi à fond de cale où il a sa niche, s'est senti soudain pris sous la douche froide et, de panique, a donné l'alarme par ses bonds et ses plaintes. Alors, c'a été immédiatement, devant le danger qui s'accusait de minute en minute, l'armement de la pompe de cale branchée sur le moteur pour suppléer aux bringuebales très dures à manœuvrer. Et aussitôt l'aide obligeante, en juste retour, apportée par les équipages des cinq barques siciliennes, tandis que le 39
patron Tommaso Bagheira donnait enfin ce conseil de sagesse : faire route immédiatement, avec l'escorte des barques, vers le port le plus proche -Syracuse. Où l'Aréthuse, blessée en pleines œuvres vives, pourrait passer en cale sèche et recevoir la réparation complète d'un constructeur naval... car le petit navire ne saurait, sans péril, essayer de gagner avec une pareille blessure aucun port français de Corse ou de Provence. Ainsi, par force majeure le yacht est devenu l'hôte involontaire de l'admirable « Portus Marmoreus », œuvre toujours subsistante de Denys l'Ancien et d'Agathocle, au pied de l'immense enceinte et des ruines du fort de l’Euryèle que défendit pendant trois ans le génial Archimède. Escale malencontreuse, mais forcée et qui se prolonge plus que ne l'avaient supposé les cinq navigatrices. Car, admirablement reçue, grâce à la présentation plus qu'obligeante du patron Bagheira, payant ainsi sa dette de reconnaissance, la capitaine Martiale Cartier, qui a fait viser, suivant la règle, les papiers du bord et les siens personnels, a pu mettre en cale sèche son navire et procéder aux réparations plus importantes qu'il n'y paraissait à premier examen. La longue et forte épée de l'espadon retirée, la blessure ainsi produite a nécessité un « remaillé » complet de cette partie de la coque.... Six jours, huit jours, dix jours se sont passés.... D'abord, escomptant une escale de quarante-huit heures, les cinq amies, de commun accord, ont commencé par aller contempler cette Fontaine Aréthuse célèbre dans toute l'Antiquité comme étant supposée passer sous la mer, de Grèce en Sicile, et baptisée du nom dont les syllabes, évoquant la plus harmonieuse des nymphes, se trouvent justement inscrites à la poupe de la goélette. Puis, elles ont visité l'île d'Ortygia - où ne manquent aujourd'hui que ces cailles qui lui ont donné leur nom grec —, le musée, les églises, les Latomies, la ville antique.... Alors, voyant les travaux de réparation se prolonger, Martiale Cartier a cherché un dérivatif à son irritation. Elle a repris le document trouvé dans la bouteille, a mis à contribution les qualités de photographe de Manette, et lui a fait tirer des clichés et des agrandissements de la curieuse pièce livrée par le hasard. Utilisant les avions effectuant la liaison entre la Sicile et la France, elle a écrit de longues lettres. Laissant les deux jumelles, avec Paulette en croupe, courir à scooter toute la région de Syracuse, elle a eu avec Marie-Antoinette Marolles de longues conversations. Puis toutes deux, s'isolant assez mystérieusement, ont travaillé ensemble et, plusieurs fois par jour, ont fréquenté la poste et le télégraphe. Un soir les voyant toutes deux revenir de la ville, ayant, pour cette course secrète, remplacé leurs commodes tenues de bord par des costumes de voyageuses, Paillette n'a pu se tenir de s'exclamer à sa mode de gavroche : « Ah! ça, sauf le respect que je te dois, Pacha, et mon admiration devant les toilettes de Miss A-Tout-Chic,... pour faire comme ça bande à part, ce seraitil que vous êtes en train de chercher des conquêtes ravageuses dans Syracuse? »
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Lançant un coup d'oeil complice à Martiale, Manette a saisi entre deux doigts l'oreille du mousse, et dit moqueusement : « Si on te le demande, ma Moutarde, tu répondras.,.. - Que je n'en sais rien.... Merci : je connais la formule. - Alors, applique-la, répond Martiale. Continue à faire joujou avec ton biquet et à baguenauder avec les jumelles.... Vous saurez toutes les trois la suite quand il sera temps... et s'il y a une suite.... » Le sourire gentil a corrigé, en l'atténuant, la réponse, et Paulette a riposté avec une grimace comique : « Autrement dit : mêle-toi de ce qui te regarde.... Bon, bon, ça va. Compris la consigne, capitaine Mystère.... Entendre, c'est obéir.... Et nous trois la Faïk, la Gaït et la Paulette, par ici la sortie, et buvez frais.... » C'est pourquoi, ce jour-là qui est le vingt-deuxième depuis le début de l'escale forcée, les deux Bretonnes étant retournées à scooter faire le tour des remparts que défendit jadis Archimède contre les Romains, Paulette, lasse de tant d'archéologie, a préféré emmener le biquet Corfou sur la grève : « Il s'ennuie, ce pauvre enfant, seul toute la journée : je ne suis pas une mère dénaturée, moi... je lui paie une journée de sortie. » Mais aussitôt les deux Bretonnes revenues de leur course, Paulette les a provoquées à cette lutte à la nage. Et toutes trois, se poursuivant, sont déjà assez loin du rivage, lorsque Paulette, s'arrêtant de nager, met une inain sur ses yeux et regarde au loin : « Par Charles le Téméraire, mon ancêtre possible, et par tous les saints de ma Bourgogne natale, c'est le Pacha et Son Elégance A-Tout-Chic qui, là-bas, descendent vers la grève.... Pas possible!... Oh! mes enfants, il se sera produit un événement sensationnel dans le secteur.... Gare dessous : le temps va changer.... » Et comme les deux jumelles pouffent de rire, Paulette tire une longue brassée vers la grève en criant : « Allez, allez! à terre, en vitesse.... » Toutes trois ensemble filent côte à côte. Puis brusquement Paulette se redresse encore et, voyant de plus près les arrivantes qui descendent lentement, elle jette : « Seigneur! Mlle Martiale Cartier notre maître à bord après Dieu,... et notre irrésistible Marie-Antoinette Marolles, arbitre suprême des mondanités en digne fille du plus célèbre couturier de France René Marolles, son père, ont encore une fois changé de toilette. Repérez-moi la vareuse rouge de l'une, le tailleur de tussor de l'autre.... Où est la fière simplicité jusqu'ici en honneur à bord de l'Aréthuse J'en pâlis, mes sœurs...! » Gaït interrompt la tirade : « Martiale nous fait signe.... - Elle ne compte pas se baigner dans cette tenue de milliardaire pour plage à la mode, tout de même? » riposte la petite qui, reprenant pied, sort de l'eau 41
suivie des deux jumelles, et, sous la flambée du soleil, arrive juste à temps pour entendre Manette s'exclamer : « Toi, Corfou, bas tes patoches, mon garçon...! Tu es mignon tout plein avec tes démonstrations de tendresse... mais ma jupe n'est pas faite pour te servir d'essuie-sabots.... » Et, en effet, le contraste est si complet entre les deux aînées, à la vérité tout à fait élégantes, et les trois baigneuses ruisselantes comme des sirènes, que Paulette lancerait bien encore une phrase de moquerie — si l'air grave de la capitaine ne retenait l'espiègle. Car, sans attendre aucune parole des trois naïades, Martiale a avisé un bloc de rocher et s'y installe, tandis que Manette fait de même sur un banc de lave émergeant du sable. Et la Malouine déclare : « Nous savions vous trouver ici. Et comme cette plage est déserte, nous sommes assurées que personne ne nous viendra déranger ni écouter. — Oh! oh! prononce Fait, si sérieux que cela, capitaine? — Oui, ma chère : fini l'amusement. — L'amusement? proteste Paulette qui feint l'indignation. Je t'assure, cap'taine, que nous sommes les filles les plus sérieuses du monde. La preuve : tu nous rejoins à l'instant où, dans sa patrie, au lieu où il l'a découvert, nous venons de réaliser, et de réussir, l'expérience du principe d'Archimède : « Tout « corps plongé dans un fluide perd une partie de « son poids é'gale au poids du volume du fluide qu'il « déplace.... » Et nous contrôlant toutes trois respectivement, nous pouvons t'assurer que nous avons vu, en prenant comme lui notre bain, qu'Archimède avait raison.... Travaux pratiques de laboratoire.... Chef, qu'est-ce que ta sévérité exige de plus?... — Que le mousse s'assoie et me laisse parler.... — Parfait, cap'taine : on y va.... » Une brusque cabriole. Et à sa coutume, Paulette retombe assise en tailleur sur ses talons, imitée aussitôt par les deux jumelles. La petite brune attrape son biquet par les épaules, l'attire à elle, le force à plier les jarrets, et avec une pichenette sur le museau, lui déclare : « Toi, l'enfant trouvé, tais-toi aussi... écoute, et si jamais tu répètes quelque chose de ce que tu vas entendre, je te transforme en côtelettes grillées.... » Malgré son visible sérieux, Martiale ne peut s'empêcher de sourire à l'enfantillage. Puis, elle annonce : « Eh bien, voilà : si je suis venue avec Manette vous retrouver sur cette grève isolée, c'est que sur l'Aréthuse il y a encore des ouvriers qui pourraient nous comprendre, et comme j'ai du nouveau à vous soumettre, suivant la règle de notre vie en commun, je réunis le Conseil du bord.... Fichtre! interrompt Geneviève Trévarec. Secret d'Etat? - Ou bien dernier chapitre d'un roman policier? » dit Paulette. La Bretonne et la Bourguignonne croient rire. Mais Martiale hoche la tête : 42
« L'un et l'autre,... dans un certain sens... oui. - Et qui pourraient changer nos projets? demande Marguerite. T Si cela convient à l'unanimité, oui, aussi. - On ne rentre plus en France? » crie Paulette qui se dresse tout debout, les yeux luisants de plaisir subit. « Si vous n'y voyez pas d'inconvénients... oui, encore. - Et on va... où? » Une courte hésitation. Martiale et Manette échangent un regard, puis un sourire. Et, à l'étonnement des trois autres membres de l'équipage accoutumées à trouver leur capitaine beaucoup plus rapide et plus nette dans ses réponses, la descendante du découvreur du Canada commence, avec, dans la voix, certaines hésitations : « Eh bien, voilà.... Si Manette et moi, nous vous avons ainsi abandonnées à vous-mêmes, toutes ces deux semaines,... un peu.... - Un peu beaucoup, appuie Paulette gravement. -- Oui, consent Martiale : un peu beaucoup, tu as raison... trop même, et nous nous en excusons.... Mais vous allez comprendre, si vous m'accordez dix minutes pour tout vous expliquer.» Et sans attendre réponse, la capitaine commence. Voyant les journées se succéder sans que le travail de réparation avance aussi promptement qu'elle l'avait escompté, Martiale, laissant ses camarades chercher un dérivatif dans les promenades autour de Syracuse, s'est mise à étudier le problème posé par l'étrange document trouvé dans le flacon de Murano absorbé par l'espadon, qui, goulu comme tous les grands squales, a dû promener assez longtemps cette étrange proie dans son estomac. Et, aidée à la fois par Manette, qui a un oncle à l'Institut, et par les parents qu'elle-même possède à Saint-Malo, la capitaine a fait faire une rapide enquête dans diverses archives à Paris et en Bretagne. « Il est parfaitement exact que, à la fin du XVIII e siècle, vivait, tantôt à Rennes, tantôt à Paris, un personnage assez bizarre, nommé Alain Trévzel.... - Il a existé, l'homme de la bouteille? - Réellement vécu sous ce nom-là? » Les deux questions sont parties ensemble : par extraordinaire et contrairement à leur habitude de dire la même chose en même temps, les deux jumelles ont parlé chacune pour soi. Et Martiale donne des détails qui ne laissent aucun doute sur la réalité d'existence du personnage, et sur la vraisemblance d'authenticité du document sorti de la bouteille au timbre de la fabrique de Murano. Un homme bien singulier d'ailleurs. D'aucuns semblent même le tenir pour un fou. En tout cas, un inventeur en effet — mais du plus étrange caractère, travaillant en dehors des règles ordinaires —, à la fois physicien, chimiste, architecte naval, faisant de la gravure, vivant solitaire et agressif. 43
Très connu de la plupart des savants de son temps, avec lesquels il ne frayait que par boutades - tenu pour un génie par les uns, pour un cerveau brûlé par les autres.... « Une espèce de docteur Faust? suggère Gaït. - Un indépendant? Il me plaît à moi! » lance Paulette. En tout cas un caractère impossible. D'après les témoignages, il vivait dans un atelier extravagant. Allant, venant à sa fantaisie, disparaissant parfois durant des mois, et quand il revenait, racontant qu'il arrivait de l'Amérique ou de l'Inde suivant les cas, rapportant des objets exotiques, puis il se replongeait dans le travail avec acharnement. Il s'occupait d'occultisme un jour, de mécanique le lendemain. Il prétendit même être sur la voie de la trouvaille du mouvement perpétuel. « D'après une note venue des archives de Rennes, explique Martiale, il aurait encombré de ses communications le bureau de l'Académie des sciences, et annoncé les inventions les plus extraordinaires -dont on lui renvoyait régulièrement les plans en l'invitant à se tenir tranquille.... - Un original pareil, mais c'est magnifique! s'exclame Paillette qui ne peut contenir son enthousiasme. Et c'est lui qui serait l'auteur de ce testament que l'espadon nous a rendu? Nous en avons une chance! - Mais comment ce Trévézel serait-il venu à Venise? interroge Faïk, beaucoup moins vibrante que le mousse. - Parce que, répond Manette, les archives de Paris gardent, dans les comptes rendus de la Convention, une note indiquant que, en effet, il aurait proposé un appareil qu'il voulait vendre à la défense nationale et que les savants consultés par l'Assemblée lui ont refusé.... Depuis le jour de ce refus, nul, en France, n'a plus jamais entendu parler d'Alain Trévézel.... - Alors, demande Gaït, ce serait à la suite de cette déception que le pauvre homme serait entré en rapport avec le gouvernement de Venise? - Lequel, vous le savez, entretenait des intelligences dans l'Europe entière, depuis des siècles, et avait bâti le plus étonnant réseau d'observation sous le couvert des fameux ambassadeurs de la République de SaintMarc installés dans chaque capitale, continue Martiale. - Rien de neuf sous le soleil, bouffonne Paulette : pas même l'Intelligence Service...! C'est à décourager les initiatives! - Oh! tais-toi, la mioche! On est sérieuses ici! lance Gaït. - Et continue, cap'taine : c'est passionnant », complète Faïk. Martiale reprend - - Manette, de temps en temps, complétant d'un mot le récit de son amie. Les renseignements venus d'une part de Rennes et de Quimper par les soins de Hervé Cartier qui, de Saint-Malo, a usé de ses relations pour répondre aux questions de sa fille, et d'autre part procurés par l'oncle de Manette, Pascal Hélouan, à qui ses fonctions de secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts ont permis de venir à l'aide des curiosités de sa nièce - il ressort une certitude que la capitaine de l'Aréthuse résume à mots brefs : 44
« Alain Trévézel a réellement existé. Il vivait bien et travaillait durant les dernières années du règne de Louis XVI et les premières de la Révolution. Donc un savant véritable. Mais un indépendant, un caractère entier, insupportable, toujours en discussions interminables avec toutes les autorités, brouillé avec les trois quarts de Paris et considéré par le reste comme un être fumeux et incohérent, débordant d'idées, passant avec exaltation d'un projet inachevé à un autre aussi facilement abandonné - - et cependant parfaitement capable de découvrir chemin faisant une idée de génie... et même plusieurs.... - Autrement dit : un braque! Moi, j'adore ces gens-là! interrompt Paulette qui se dresse brusquement. Et d'ailleurs, inutile de continuer à enfiler des phrases : j'ai compris, moi, et je crie : « Bravo, j'en « suis!... » Martiale balbutie : « Tu en es? tu es de quoi?... - De ce que tu as imaginé. Inutile de tirer à la ligne pour nous expliquer.... Depuis que tu sais que ce pauvre diable d'Alain Trévézel a existé,... que c'était un bonhomme extraordinaire,... qu'il s'est cassé le nez sur des bureaux à propos d'une invention,... que, vexé, il a été la porter chez les Vénitiens ou deux mauvais singes l'ont kidnappé et flanqué à l'eau après l'avoir volé comme il raconte dans son testament... alors, toi, Martiale Cartier, qui, comme tous les gens de Saint-Malo, as la tête près du bonnet quand il s'agit de jouer au redresseur de torts, tu as pris envie d'aller faire ta petite enquête discrète à Venise.... Et comme ça retardera notre retour en France, tu n'oses pas nous le demander tout à trac.... Ce en quoi tu te trompes, Pacha.... Parce que je trouve ça une idée épatante. Et si, à bord de l'Aréthuse, il n'y en a qu'une pour aller avec toi, cette une-là, ce sera moi, ton mousse!... — Ah! mais nous aussi, nous aussi, bien sûr! » clament les deux jumelles d'une seule voix. Martiale a un bref éclair de joie dans ses prunelles. Comme soudain soulagée d'un poids gênant, elle répond joyeusement : « Eh bien, oui, c'est vrai.... Paulette a deviné. J'ai cette envie-là. Seulement, je sais que vous êtes, les unes et les autres, plus ou moins attendues en France par vos parents,... et par nos... nos camarades de notre croisière aux Iles Ioniennes.... » Un petit regard en coin vers Manette qui rougit légèrement, et vers Paulette dont les yeux brillent, à
cette allusion faite à Marc du Viguier et à Jean Juilliard rentrés directement à Paris, où l'équipage de l'Aréthuse doit en effet retrouver le 45
compositeur de musique et le graveur dont les navigatrices ont fait la connaissance et avec qui elles ont noué une excellente amitié au cours des événements dont Corfou et Leucade ont été le théâtre (1). Mais toutes reprennent aussitôt : (1) Voir Cinq Jeunes Filles sur l' « Aréthuse », par Georges G.-Toudouze. « Bibliothèque verte. » « Je t'ai dit que j'en suis.... Donc j'en suis! affirme Paillette. - Tu sais ce que je t'ai déjà répondu, prononce Manette. - Nous deux, rien ne nous rappelle à jour fixe, déclarent de la même voix Marguerite et Geneviève Trévarec. - Par conséquent, clame Paillette,.... en route pour Venise ! - En route pour Venise! » répètent les cinq voix unies. Paulette complète à tue-tête : « Venise et le mystère Alain Trévézel!... Je vous l'avais bien dit, moi, que la capitaine était en train de bâtir un roman policier! » Martiale étend les deux mains pour calmer cette flambée d'enthousiasme qui ne lui déplaît nullement : « Pardon, mes matelots, un peu de calme.... Nous n'allons pas débarquer à Venise en criant par-dessus les toits que nous avons découvert une histoire sensationnelle d'autrefois, et que nous venons jouer aux enquêteuses à propos des faits et gestes de l'inquisiteur d'Etat Jacopo Mandragor, du sbire Cesare Beccaruzzi, et du disparu Alain Trévézel. — Nous serions peut-être reçues fraîchement, fait Paulette. - Pardon, à mon tour, intervient Gaït. Avec mon titre de l'Ecole du Louvre, je peux parfaitement me présenter comme une curieuse qui s'amuse à rechercher des documents d'archives sur les dernières années de l'indépendance de Venise a l'époque révolutionnaire, et avant l'arrivée de Bonaparte. Les archives vénitiennes doivent posséder des cartons bourrés de documents intéressants concernant la vie et les secrets des inquisiteurs d'Etat de l'époque. J'ai l'habitude de ces fouilles-là, moi,... et avec de la patience.... - Une aiguille dans une botte de foin, ma pauvre amie, soupire Manette. Et puis, si tu ne veux exciter aucune curiosité, il faut trouver un prétexte suffisant pour justifier notre séjour. - Tourisme, répond Faïk : nous visitons Venise que nous ne connaissons pas. » Martiale hoche la tête : « Trop banal, cela.... J'ai trouvé beaucoup mieux.... Tenez.... » De la poche de sa vareuse, la capitaine sort et déplie une affichette imprimée en bleu et rouge : « On m'a distribué cela au bureau de poste.... Regardez : à l'occasion de fêtes au cours desquelles la municipalité de Venise veut reconstituer la fameuse 46
cérémonie du mariage annuel du doge avec la mer Adriatique, et sortir le célèbre navire de gala le Bucentaure, reconstruit et rééquipé pour la circonstance, une série d'épreuves nautiques sont prévues pour lesquelles champ est librement ouvert à qui voudra concourir.... » Sur l'affiche en haut de laquelle, en vives couleurs, se dresse le Lion ailé de Saint-Marc, sa griffe droite posée sur l'Evangile ouvert, et sa queue fouettant l'air, un programme est inscrit sur lequel se penchent les cinq têtes curieuses, et pêle-mêle, les exclamations partent : « Ski nautique.... — Course à la rame.... - Régates à voile.... - Et à moteurs.... - Autrement dit, domine l'accent aigu de Paulette : un diminutif des Jeux olympiques! » Martiale replie soigneusement le document, et interroge : « Alors? nous nous inscrivons? - Et comment! » répondent quatre voix unies. La capitaine sourit : « C'est bien ce que j'espérais.... Ainsi, tout devient très simple. Rentrant des Iles Ioniennes, et surprises en route par un accident qui a nécessité une escale de réparation en Sicile, l'équipage de YAréthuse à l'unanimité.... - Plus une voix : celle du biquet Corfou, mascotte du bord, qui ne dit rien mais n'en pense pas moins», coupe Paulette faisant dresser son favori sur ses minces pattes de derrière et hocher sa petite tête cornue. « ... Décide, continue Martiale, de retarder son retour en France et de remonter jusqu'à Venise pour voir s'il lui sera possible de participer aux épreuves annoncées par l'invitation que le hasard lui a communiquée..,. C'est ce que j annoncerai ici au capitaine de port pour qu'il le répète autour de lui; et ce que je vais raconter officiellement sur le livre de bord pour la bonne règle.... - D'accord! » Marguerite Trévarec lève un doigt : « Une question : quand nous avons ouvert cette bouteille, le patron Tommaso Bagheira et deux de ses hommes, qui venaient de trouver l'objet dans l'estomac de l'espadon, nous ont vues lire ce parchemin. Ce sont des marins : ils ont l'habitude de ces trouvailles d'épaves.... Ils ont dû bavarder autour d'eux après avoir constaté notre émotion.... Puisque nous nous trouvions dans les eaux territoriales italiennes, les autorités du port de nous laisseront pas reprendre la mer avant que nous ayons fourni des explications ! » Martiale Cartier approuve : « Gaït, tu justifies, une fois de plus, ton surnom de Mine-de-Rien en te montrant réfléchie à ta coutume. Rassure-toi : j'ai paré le coup.... Une autre chance a voulu que, juste au moment où ils allaient, peut-être bien en effet, nous interroger, et où nous aurions sans doute raconté trop vite la réalité, la constatation de la voie d'eau et le danger qu'elle nous faisait courir ont accaparé 47
l'attention de tous, en nous contraignant à une manœuvre d'aveuglement de l'avarie et à une marche ralentie vers Syracuse.... Ce qui a fait oublier momentanément la découverte de la bouteille... et m'a permis de prendre une petite précaution.... - Laquelle...? - Celle-ci : au cours de ma visite au capitaine de port, en compagnie de Tommaso, pour explication de notre arrivée et de nos besoins de réparation, je lui ai annoncé notre découverte. Et, en présence dudit Tommaso, servant de témoin, j'ai remis, comme je le devais, à cet honorable fonctionnaire notre commune trouvaille.... » Une exclamation indignée par plusieurs voix à la fois : « Tu lui as donné le manuscrit?... Par exemple! » Martiale hoche doucement la tête : « Je lui ai remis la bouteille contenant un morceau soigneusement sali et humidifié d'une de nos vieilles cartes marines inutilisables et chargée de chiffres, de marques et de coups de crayons de couleur.... » Un rire court de bouche en bouche : « Magnifique! clame Paulette : passez muscade!... - Mais, conteste Gaït, Tommaso n'a rien dit?... Pourtant il avait vu, et pouvait reconnaître.... - Tommaso, occupé au dépeçage de sa bête, a mal vu, n'a prêté qu'une attention superficielle, ne s'est pas aperçu de mon tour de passe-passe, et a été le plus affirmatif des témoins....
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J'AI TROUVÉ BEAUCOUP MIEUX... TENEZ.
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— Le capitaine de port ne s'est pas montré surpris?... - Le capitaine de port m'a déclaré qu'il avait vu plus d'une fois des bouteilles trouvées en mer contenir ainsi des papiers sans intérêt aucun : des plaisantins, désireux d'intriguer et de décevoir les chercheurs d'épaves, s'amusent souvent à ce genre de farces... Et il a jeté notre bouteille et ma vieille carte dans un coin comme rebut, en manifestant, en revanche, la plus aimable curiosité au sujet de notre croisière aux Iles Ioniennes... et nous avons parlé d'autre chose.... Par conséquent l'incident n'existe plus.... - Et nous pouvons partir à la chasse au mystère! clame Paulette. - Non, rectifie Martiale, à la dispute de l'un ou l'autre des championnats féminins des fêtes de Venise.... Et vous voudrez bien, s'il vous plaît, mademoiselle Montrachet, vous tenir, comme nous, strictement à cette consigne de surface, et réserver toutes vos exubérances aux manifestations pour lesquelles nous comptons particulièrement sur vous. Car, si ma mémoire est bonne, vous fûtes une des gloires sportives de votre lycée de Dijon, et, à ce titre, comme nous allons avoir affaire, sans doute, à fortes parties, nous aurons, toutes cinq ensemble, les couleurs de la France à défendre.... - Apparences et réalités à mener de front? Compris, cap'taine.... » Et avec un demi-soupir, le mousse ajoute : « Dommage que, cette fois, on n'ait plus avec nous nos deux compagnons de Corfou.... A nous sept, ça faisait une bonne équipe.... » Martiale a un petit sourire de coin : « Chi lo sa? comme on dit dans ce pays-ci.... » Manette Marolles esquisse un haussement d'épaules et montre une petite gêne déçue : « C'est douteux, ma chère.... Tu sais bien que Marc du Viguier a été rappelé à Paris par sa suite de concerts, et Jean Juilliard par les préparatifs de son exposition d'eaux-fortes et de gravures en couleurs.... » A son tour, Paulette hausse le front avec un geste à la fois de dépit et de défi : « Eh bien, tant pis! on se passera d'eux! La victoire n'en sera que meilleure.... Quand partons-nous, cap'taine? — Demain soir, si ces lambins d'ouvriers charpentiers ont terminé la réparation. » Paulette s'est dressée tout debout d'un élan, et les yeux luisants d'une flamme subite : « Dites donc, vous toutes, savez-vous l'idée qui me vient? » Le doigt pointe vers un angle de quai à l'extrémité de la promenade du Passegio Aretusa : « Là-bas, c'est elle, la patronne de notre goélette, n'est-ce pas?... Eh bien, j'ai toujours entendu dire que les marins de l'Antiquité ne s'embarquaient jamais à Syracuse, sans aller saluer la nymphe Aréthuse à sa source.... Faisons comme les Anciens... Le youyou est là échoué sur le sable.... Allons toutes les cinq 50
ensemble saluer l’Aréthuse dans sa grotte! Embarquons! et qui m'aime me suive! » Une rapide série de gestes, et, les tenues de bord enfilées par-dessus les maillots de bain, Paulette, Gaït et Faïk entraînant avec elles Manette et Martiale, le youyou est poussé à flot, les cinq camarades embarquées ainsi que le biquet et les deux scooters. La motogodille lancée, sur la mer calme, la légère embarcation traverse à toute allure la baie du Portus Marrnoreus, vient accoster à la cale du Passegio, et toutes sautent à terre. Devant elles s'étend le petit bassin semi-circulaire, orné de hautes touffes de papyrus et encadré d'une terrasse à la balustrade de laquelle les cinq navigatrices viennent s'accouder, les yeux fixés sur ce bassin troublé de légers bouillonnements qui, pour leurs esprits enthousiastes, semblent la respiration de la nymphe logée par la poétique mythologie hellénique dans l'ombre fraîche de la grotte d'où sort et coule doucement un flot aux reflets et aux sonorités d'argent clair. Un long moment, perdues dans leurs pensées et coude à coude, elles demeurent là, silencieuses. Puis, toute sa gouaillerie gamine remplacée soudain par une expression de rêve et d'émotion, Paillette . se penche, saisit une touffe verte qui pointe au ras de la balustrade, l'arrache d'un coup sec, et mains étendues, doigts ouverts, elle la laisse tomber tournoyante à la mode de ces offrandes fleuries que les jeunes Syracusaines païennes de la cour de Denys l'Ancien apportaient, jadis, de la même manière et en ce même lieu. Puis, aussitôt, avec ce curieux mélange de sensibilité aiguë, d'émotions profondément ressenties et de gaminerie volontiers déchaînée qui forme le fond de son caractère, elle murmure gravement : « A toi, Aréthuse, dont Diane fit la nymphe de cette fontaine,... à toi que notre fantaisie a choisie pour la marraine de notre navire,... à toi qui as si bien été notre protectrice tant qu'a duré notre aventure à Corfou la Faucille!... Nous te demandons de continuer à nous aider, à présent que nous allons chercher une aventure nouvelle à Venise née de l'écume des flots.... »
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III AU CARREFOUR DE LABRUME « A PRÉSENT, Gaït, de deux minutes en deux minutes, donne, en les alternant, trois coups longs, et trois coups brefs.... - Je suis parée, cap'taine.... - Alors, commence.... - Beeeeùùùù... Beù.... Beeeeùùùù.... Beù.... - Comme ça.... Très bien.... Continue.... » Adossée au mât de misaine, tout en manœuvrant le piston de commande de la sirène dont la gorge de bronze déchaîne, à la cadence ordonnée, ses rauques mugissements, Marguerite Trévarec ne peut s'empêcher de grommeler à haute voix contre la brume au sein de laquelle la goélette avance à l'aveugle, moteur au ralenti. Car dans l'épaisseur poisseuse qui enveloppe le petit navire, Gaït ne voit plus rien autour d'elle -- pas même l'arrière d'où lui parviennent les ordres de Martiale au guet à côté de la barre. Elle réprime un frisson et prononce : « Dire que cette saleté de crasse nous tombe dessus juste au moment d'arriver... sans savoir où nous sommes.... » Une voix répond : « Ronchonne toujours, ma fille! Je t'entends sans te voir.... » Tout en actionnant sa sirène, la Bretonne lève la tête : - Je ne te vois pas davantage.... Où es-tu perchée, l'oiseau ? - Juste à l'aplomb de ta tête, à califourchon sur la barre de flèche pour réparer le contact du projecteur », répond l'organe aigu de Paulette qui ajoute : « Savoir s'il va percer cette bouillie, le pauvre! » Autour de l’Aréthuse entièrement noyée dans ce floconnement impalpable, l'air humide et froid semble tissé d'une ouate impénétrable aux regards, et au milieu de laquelle les paroles, même prononcées très haut, s'assourdissent. « Beeeeeùùùùù.... Beeeeùùùù.... Beeeeeùù... », articule trois fois la sirène sous la main de Gaït qui a renoncé à découvrir Paulette grimpée au-dessus d'elle, de même qu'elle ne distingue pas sa sœur Faïk à la barre, ni Martiale visiblement inquiète. « Si je m'étais doutée de la surprise qui nous attendait au large, je n'aurais pas levé l'ancre de la rade d'Ancône! » se gourmande la capitaine, qui, se penchant vers le panneau ouvrant dans le carré, interroge : « Manette? tu as sorti la carte du golfe de Venise? - Oui, répond du fond l'interpellée, et les Instructions nautiques aussi. — Alors, lis tout haut.... 52
- Pas fameux, tu sais.... Ecoute : « La côte est une plaine basse entre delta du Pô et Venise.... Fleuves endigués débouchant à travers des barres qui se déplacent.... Bancs de brume assez épais qui durent plusieurs jours.... » - Merci pour le renseignement! jette rageusement Martiale.... Si c'est tout ce qu'il raconte de bon, ton bouquin, j'en sais autant que lui avec ce que je vois autour de nous.... - Non. Attends. Il dit encore « Courant côtier venant du fond du golfe de Trieste et filant en direction sud-est : les fleuves l'écartent.... » - De mieux en mieux! lance la capitaine.... - Attends encore », continue Manette, sous une lampe dont la brume qui a pénétré dans les coursives voile la clarté. « II y a ça : « Les marées sont très sensibles. La mer entre rapidement dans les ports et les canaux des lagunes; elle en ressort ensuite en produisant des courants de toutes directions qui donnent lieu à de grands remous.... » - Oh! assez! », crie Martiale dont la gorge s'enroue sous la glace humide de la brume. Mais, consciencieuse à sa coutume, Manette continue imperturbable : « Je lis aussi : « Coloration jaune des eaux très loin en mer. Il est prudent de naviguer avec précaution.... » Et encore : « Les fonds changent. Des bancs nouveaux se créent et se déplacent.... Des masses de vapeurs, la plus grande partie de l'année, rendent plus délicate la navigation, et plus difficile l'atterrissage.... » D'un geste brusque qui dit son énervement vraiment inhabituel et tout à fait contraire à ses habitudes de sang-froid, Martiale Cartier, du bout de son pied referme à la volée le panneau dans sa glissière avec un claquement sec.... Et la calme Faïk qui, les deux paumes serrées sur les poignées de la roue de barre, essaie désespérément de percer du regard l'épaisseur de cette abominable brume, prononce ': « T'agace pas comme ça, cap'taine : ça ne sert à rien.... » La réponse arrive, roide comme un coup de trique : « Facile à dire.... Moi, la houle et les coups de chien, ça m'est égal. Je sais étaler.... Mais la brume, je ne peux pas la supporter : c'est laid, c'est gluant, c'est sale, c'est traître... et ça vous fait tourner en rond jusqu'à ce qu'on se casse la figure sur un caillou, ou sur un autre bateau.... » A ce moment, le panneau du carré se rouvre et montre le visage de Manette qui cligne des yeux sous la piqûre du brouillard, tout en disant : « Le bouquin recommande encore de marcher à In sonde.... Si tu veux, on pourrait essayer?... - Beeeeeeù.... Beù.... Beeeùùùùù.... Beù... », continue la sirène fidèle à la consigne sous la main de Gaït. Et, à travers le mur de ouate humide, la voix de Paulette invisible descend de la mâture perdue dans le nuage froid : 53
« Projecteur paré.... A envoyer le courant, là, en bas!... » Rapidement Manette est redescendue à la loge du moteur qui, en même temps que la marche, donne la lumière, renforcée d'ailleurs par les accumulateurs, et elle crie : « Contact.... Paré.... Voilà.... » Là-haut, dans le gréement, une lueur surgit qui semble lutter contre des épaisseurs de gaze grise acharnées à l'étouffer dans leurs plis. Et Faïk murmure : « La sirène, le projecteur, on va peut-être s'en sortir.... Et Manette a raison : on peut y aller aussi de la sonde, quoique ce soit tout vase molle par ici.... » Après son accès de colère et son mouvement de découragement, Martiale s'est reprise. Elle redevient, d'un sursaut, le chef responsable. Et si, en son for intérieur, elle regrette toujours d'avoir quitté le mouillage d'Ancône, sans se 'douter du piège qu'allait lui tendre l'Adriatique, elle se reprend et en arrive même à plaisanter : « Eh bien, allons-y de la marche lente, de la sirène, du projecteur et du tâtonnement de la sonde à l'aveuglette.... Tout de même, arriver à Venise, le pays de la lumière, en plein bouchon de brume noire, en braillant comme des pies de mer, en se traînant sur le fond au bout d'un plomb de sonde, et en faisant des effets de lumière électrique... ce n'est pas banal. Et ces choses-là n'arrivent qu'à nous.... » Un petit rire sec, qui n'a rien de gai. Et tout de suite, Martiale commande : « Paulette, si tu es sûre de ton projecteur, descends de ton perchoir, et remplace à la sirène Gaït qui va aider Manette à filer la sonde... » Il y a le glissement rapide d'un corps invisible dans l'opacité de la brume, tandis que la voix rieuse du mousse annonce : « Ordre exécuté.... Rendue à mon poste.... Je ne vois même pas le bout de mes pieds dans la bouillasse.... Mais ça y est : je tiens la sirène.... A moi la partition d'orchestre... et en avant pour la symphonie héroïque en cuivres majeurs.... Beeeùùù.... Beeeùù.... Beeeùùù! et puis Beeùù... Beeùù...! » Souligné par le rire du mousse, un grondement accéléré — trois coups, puis deux coups - se déchaîne immédiatement. Tandis que, à tâtons à travers la gluante obscurité, Manette et Gaït arment la sonde et, s'entraidant pour la manœuvrer, expédient le lourd plomb guindé sur son filin par-dessus bord, et le laissent glisser jusqu'à ce que, d'abord raidi par son poids, soudain il s'amollisse entre leurs doigts.... En comptant à tâtons les divisions de la ligne, la Bretonne annonce : « Dix-huit de fond! » Puis, une rapide manœuvre ayant ramené le plomb à bord, Manette soulève l'engin, le tâte du bout de l'index et constate : « Vase molle. » A peu près dissimulée dans l'épaisseur de la brume qui continue d'étouffer sa Voix. Martiale examine le compas dont l'aiguille aimantée tremble sur son pi-
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vot sous la vitre épaisse de l'habitacle et qu'éclairé une petite ampoule électrique. Elle prononce à l'adresse de la barreuse debout auprès d'elle à sa roue : - « Nord.... Tiens bon le cap.... Tant que j'aurai ces fonds-là, j'ai intérêt à m'élever le long de la côte qui doit être quelque part sur bâbord, mais dont je n'ose pas trop me rapprocher.... » Derrière l'étambot, l'hélice tourne au ralenti, les pistons du moteur battant régulièrement sous le pont à toute petite cadence. 'L'Aréthuse complètement aveugle avance très lentement. Manœuvrée par Pau-lette, la sirène continue ses hurlements réguliers. Sur sa prise à la barre de flèche, le projecteur électrique essaie, de toute sa lumière, de percer la brume diffusant ses rayons en étrange halo. Se répondant l'une l'autre au plomb de sonde, Manette et Gaït annoncent, de temps à autre, un nouveau chiffre de profondeurs, d'ailleurs variant fort peu : « Dix-sept.... Dix-neuf.... Seize.... Vingt.... Toujours fond de vase.... » Martiale Cartier, plus angoissée par cette navigation à l'aveugle, par ce calme absolu et cette opacité blanchâtre, que par une lutte directe contre le vent et la houle, tend toute son attention pour essayer de deviner sa route. Elle traîne à la plus petite vitesse possible, avec la crainte de heurter un obstacle invisible ou d'être déportée, à son insu, vers la côte basse qu'elle sait toute proche, et sur laquelle le yacht pourrait venir s'échouer à la poussée d'un courant inconnu.... Une heure, puis une autre heure, une troisième encore.... La mer toujours aussi calme, la brume toujours aussi épaisse, la marche toujours aussi lente, avec le triple accompagnement de la sirène qui meugle, du projecteur qui cherche à percer cette mollesse blanchâtre et opaque, et les annonces des coups de sondage donnant toujours à peu près les mêmes profondeurs, vingt mètres descendant à quinze ou douze pour remonter à dix-sept ou dix-huit... Marche à tâtons qui, malgré leur maîtrise d'elles-mêmes, tord les nerfs des cinq camarades ainsi aveuglées, et peu à peu glacées.... « Ah... ah... ah!... O... hé!... Ah... ah... ah! » Un long cri traînant, fait de trois ou quatre cris combinés, à la fois surprise, appel d'angoisse, longue clameur de détresse.... Cela a jailli quelque part, juste dans l'opacité cotonneuse, et, dirait-on, a toucher l'étrave et le beaupré perdus dans la brume.... « Moteur,... stop! » a jeté Martiale qui ordonne : « Paillette, Manette, attention devant... parez les gaffes.... » L’Aréthuse file sur son erre, moteur brusquement silencieux; dans un glissement dernier elle vient à l'accostage d'une masse noire surgie subitement de l'invisible.... « Une barque de pêche!... » Les crocs des deux gaffes pointées en butoirs d'arrêt grincent contre un bordage que dominent des mâts subitement révélés. Des silhouettes apparaissent soudain gesticulantes et criantes à pleine gorge. « Une femme! a jeté Manette. - Deux enfants! » continue Paulette. Ses sandales glissant sur le pont humide, Martiale ordonne : 55
« Gaït, Faïk, droite la barre. Ne bouge plus. » En même temps, elle se précipite à l'avant : juste à toucher la sous-barbe du beaupré, et complètement en travers présentant sa joue de bâbord bariolée de couleurs éclatantes, une barque est là que, marchant plus vite, le yacht aurait pu éperonner avant de l'avoir vue. Une femme toute jeune avec ses cheveux noirs flottant sur ses épaules, deux enfants, trois hommes crient et s'agitent ensemble dans le désarroi de cet abordage évité de justesse.... Incompréhensibles d'ailleurs, ces six pêcheurs parlent un italien rapide, flexible, avec des élisions inattendues que les Françaises n'arrivent pas à saisir. Elles tentent de répondre de leur mieux, expliquant leur situation, leur recherche d'une route introuvable : « Venezia?... Venise? » prononce de son mieux Martiale qui, grimpée sur l'étrave, tente à la l'ois de s'excuser et d'interroger. Debout sur un banc de la barque toujours en travers, se tenant d'une main à l'extrémité du bout-dehors qui avance juste au-dessus de son embarcation immobilisée, elle aussi, dans la brume, l'Italienne semble d'ailleurs aussi jeune que son interlocutrice. Elle saisit ensemble le mot avec la mimique; parlant et gesticulant à la fois, elle tend le bras en vague indication, tout en souriant à pleines lèvres dans un visage très pur de lignes et hâlé par l'air marin : « Venezia?... Non, non : Chioggia... poi Malamocco.... » Puis désignant ses compagnons, elle ajoute : « Pescatori di Chioggia.... » A travers les mots se chevauchant les uns les autres, que prononcent en même temps la jeune Vénitienne, les deux enfants et les trois marins formant, avec elle, l'équipage de la barque, les Françaises comprennent que, dans leur marche hésitante, elles ont amené la goélette à peu près à la hauteur des deux avant-ports de Venise — Chioggia et Malamocco -dont ces gens sont pêcheurs, et eux aussi pris par la brume dans laquelle ils cherchent leur direction.... A la même seconde, Paulette jette une exclamation aiguë : « Oh! regardez,... regardez!... » Comme si, lasse de s'être appesantie sur les eaux et d'avoir manqué amener la catastrophe d'un abordage, elle se fatiguait de faire peser sur l'Adriatique sa menace étouffante — la brume, brusquement, semble trembler sur elle-même. Avec cette promptitude dont elle a coutume d'user en pareil cas, elle se divise en minces coulées de véritables fumées à dessous blanchâtres. Sa vapeur opaque devenant de plus en plus transparente, elle se dilue, tout en s'élevant comme un gigantesque rideau de gaze de plus en plus fluide. Tandis qu'au haut du ciel étincelle soudain un soleil flamboyant qui, immédiatement, couvre la mer toujours immobile d'une pluie de rayons brûlants.... De l'obscurité froide et gluante, le yacht français et la barque de pêche vénitienne passent, par 'une étonnante magie, à l'éblouissement et à la chaleur ardente de la plus magnifique des lumières irradiant sur la terre qui se découvre toute proche....
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Avec un accent d'orgueil, la jeune marinière se redresse tout debout dans sa blouse de grosse toile rude qui laisse son cou et ses bras nus; le doigt pointé vers la côte, elle montre : « Chioggia.... » Et ses' yeux noirs étincellent d'une lueur subite, lorsque, à ce mot, un même cri d'admiration échappe aux cinq Françaises à la fois : car, à quelques milliers de mètres, dominé par trois églises et enserré entre deux longues jetées peintes l'une en noir, l'autre en rouge, un port se révèle. Des centaines de voiles, toutes vibrantes à la brise légère qui, à présent, se lève, étalent leur extraordinaire splendeur, les unes sont rouge pourpre et les autres jaune safran : fanfare inouïe de ces deux couleurs mêlées en un imprévu d'audaces lumineuses, et sur lesquelles le soleil s'étale comme s'il y trouvait le plus resplendissant des miroirs. Mais, avec un nouveau sourire, la pêcheuse, maintenant dressée à l'avant de sa barque comme une vivante figure de proue, fait glisser le geste de son bras tout le long de la côte basse; et elle montre, plus haut vers le nord, deux autres digues, en prononçant : « Malamocco... » Puis, indiquant plus loin encore une houle lointaine de toits, de dômes, de flèches, avec un éclat subit de la voix et une flamme dans ses prunelles noires, elle lance comme un salut d'hommage passionné : « Venezia!... » Puis elle regarde mieux qu'elle ne l'avait fait jusqu'alors cette goélette qui a si bien manqué être, sans le vouloir, l'abordeur fatal à sa barque. Elle manifeste d'abord une admiration pour le navire, puis un étonnement en constatant que l'équipage de ce navire, ainsi surgi de la brume, est uniquement composé de femmes qui semblent d'ailleurs à peu près du même âge qu'elle... Une volée d'exclamations, de mots rapides entre elle et les trois pêcheurs qui l'accompagnent. Subitement elle rit, par un geste de tendresse attire à elle les deux enfants -- un garçonnet, une fillette - - qui contemplent avec des prunelles d'admiration l’Aréthuse et ses matelots. Avec une gaieté jeune et ardente soudainement déclenchée, elle semble présenter joyeusement elle-même d'abord, puis les deux petits, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche. Et, ses cheveux noirs flottant librement sur ses épaules avec un mouvement du cou qui les fait longuement onduler, elle lance en articulant bien les mots pour se faire mieux comprendre : « Luciella!... Martine et Carlotta,... barcaroli di Venezia!... »
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IV GARDE-TOI DE L'ENTRECOLONNES...! « SALUT et heureuse journée à tous... par San Marco Evangelista, notre patron! - De même salut à vous, signor conte! » répondent cinq ou six voix unies. Au bord du quai aux lourds anneaux duquel les amarres retiennent leurs embarcations dans l'attente des clients possibles, ils sont là, tous gondoliers, mais d'âges différents. Ils se sont retournés pour faire accueil déférent au grand vieillard, vêtu de gris, ganté de gris, coiffé d'un large feutre et qui se tient très droit malgré les soixante-dix ans certainement passés depuis longtemps. Sous les cheveux d'argent qui débordent du chapeau, le visage est très fin de lignes; strictement rasé, il semble un de ces profils que les médailleurs de la Renaissance aimaient à graver dans le bronze ou l'argent. « Toujours fidèle à vos chères habitudes quotidiennes, signor cavalière? interroge avec déférence l'aîné des gondoliers. — Giorgio Rizzo, jusqu'à ma dernière heure, je ne passerai jamais un seul après-midi sans venir ici, sur cette Piazetta où j'ai joué tout enfant, où, devant notre Lagune, j'ai rêvé, jeune homme, où, en face de notre Palais des Doges et des deux colonnes de San Théodore et du Lion de Saint-Marc, j'ai vécu homme fait.... Je ne me lasserai jamais de contempler Saint-Georges-Majeur, la Giudecca, le quai des Esclavons, et de venir causer un instant avec vous, gondoliers, dont l'amitié m'est bien plus précieuse que les compliments de tels ou tels oisifs sans intérêt pour moi. » Le geste de la canne d'ébène à pommeau d'argent embrasse largement toute la Lagune, revient aux édifices illustres, et arrive au groupe des barcaroli : « Ma Venise... mes gondoliers.... » Sous la pluie dorée des rayons du soleil qui fait flamber la Lagune comme un miroir étincelant en cette fin d'après-midi, la voix du vieux gentilhomme s'est faite grave et profonde, avec un accent de tendresse passionnée. « Je sais que vous me comprenez, vous tous, comme moi, fils de Venise,... toi Luca Mansueti... toi Beppo Bellini... toi Carlo Alessandro... et Vincenzo Manfredi et Marino Nogari... vous groupés autour de toi, Giorgio Rizzo, qui fus le gondolier de tous les miens aujourd'hui disparus, et dont toi seul peux, à cette heure de ma vieillesse, parler avec moi.... Car en vous tous, je vois revivre vos ancêtres qui servirent la Sérénissime République, les deux clans fameux des anciens gondoliers : Canalotti et Castel-lani.... — Toujours prêts à faire aussi bien qu'eux! riposte Beppo Bellini.
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ELLE LES REGARDE TOUS AVEC LA PLUS GAIE DES IRONIES
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— Et vous nous verrez à l'œuvre, signor conte, si vous réussissez votre projet de faire revivre la grande cérémonie de jadis : la fête du mariage du Doge avec l'Adriatique..., lance Luca Mansueti. - Reconstitution que je réaliserai dans peu de jours, mes bons amis. Car à présent, tout seul dans l'existence, je n'ai d'autre but ni d'autre goût que de servir Venise et sa gloire. J'ai fait le nécessaire pour que cette fête soit réussie avec toute la splendeur et toute la vérité possibles.... D'ailleurs, vous en serez, mes amis... tous! - Est-ce vrai ce qu'on raconte? » demande avec une mine gourmande Carlo Alessandro - - un géant dont les bras musculeux font le meilleur rameur de toute la bande.... « II y aurait la grande Regata d'Onore, celle que nos ancêtres disputaient en présence du Doge, du Patriarche, des Inquisiteurs d'Etat et du Grand Conseil rassemblés sur le pont de la galère dorée, le Bucentaiire? - Parfaitement, réplique le comte : il y aura la Regata, exactement comme aux jours de la Sérénissime.... Et vous pouvez tous en être assurés : car c'est moi qui me charge de l'organiser. - Et c'est moi qui me charge de la gagner! » Une claire jeune voix fraîche et haute a résonné derrière le groupe qui, aussitôt, se retourne tout entier dans un même mouvement. Et un grand rire éclate dont le colosse Carlo Alessandro donne à pleine gorge le signal : « Ah! la Luciella à présent!... - La Luciella Spina et son équipage de gaminailles.... - La plus hardie des filles de Venise.... - Une femme courir la Regata?... — Et la gagner! pourquoi pas? » La riposte est partie aussi vive, mais d'un ton beaucoup plus haut que les moqueries. Nu-pieds et jambes nues sur les dalles chauffées de soleil, en jupe très courte de toile décolorée par l'eau et le soleil, un blouson de grosse étoffe dégageant largement le cou et les bras, ses cheveux noirs flottant librement, la belle fille brune qui vient de sauter de sa gondole sur le quai et qui laisse aux deux enfants dont elle est accompagnée le soin d'amarrer l'embarcation, vient se planter hardiment dans le petit cercle des barcaroli, comme toujours amusés par son audace joyeuse. Toute svelte et souple dans sa taille bien découplée, le teint doré par le haie de mer, les yeux noirs pétillants d'intelligence et d'énergie, la bouche rieuse aux dents éclatantes de blancheur, elle les regarde tous avec la plus gaie des ironies. « Courir la Regata en présence de toute la ville et des étrangers accourus pour voir la fête qu'organisé le comte Paolo?... tu n'oserais tout de même pas!.. - Et pourquoi donc, s'il te plaît? Ne m'avez-vous pas; tous, de commun accord, baptisée « la gondolière de Venise »? Titre oblige, n'est-ce pas, mon parrain? puisque c'est à vous que je dois ce baptême-là! »
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Hardiment, Luciella s'est campée devant le vieillard qui la regarde en riant doucement : « Ce n'est pas moi qui te contredirai, filleule!... Mais, qu'étais-tu devenue?... Depuis quatre jours, on ne t'a point vue ici? Je commençais à m'inquiéter de toi, de ta grand-mère et des deux petits? Que s'est-il donc passé à Malamocco? - Rien de grave, parrain.... Je suis intacte, les deux petits aussi, vous voyez : à leur poste comme d'habitude.... » Le geste des yeux et du menton désigne le garçon de douze ans et la fillette de dix qui, besogne d'amarrage terminée, se sont accroupis dans la gondole. Ils attendent de nouveaux ordres de leur sœur, qui continue : « Seulement voilà.... La grand-mère Assunta Spina, qui se porte à miracle, a atteint ses quatre-vingt-sept ans, et pour les fêter il lui est passé dans la tête la volonté de manger un loup grillé... Si bien que les deux gamins et moi, nous avons gagné Chioggia et embarqué à bord de mon oncle Giulio Ruvo sur sa Stella-d'Oro, la meilleure barque de pêche de toute la Vénétie, avec laquelle, pris dans une brume à couper au couteau et à ne pas voir sa main ouverte devant soi, nous avons bien manqué d'aller au fond,... coupés en deux par un bateau dont l'équipage ne voyait pas plus clair que nous.... » Une série d'exclamations, de questions curieuses et apitoyées à la fois, interrompt la jeune gondolière; et la voix du vieux Giorgio Rizzo domine les autres : « Il y a toujours dessus la mer du mauvais monde qui va comme des abatfous dans la crasse de brume sans se soucier des pauvres marins qu'ils risquent d'envoyer par le fond.... » Mais Luciella l'arrête : « Dites pas ça, oncle Rizzo.... Ce n'est pas le cas du tout ici. Du bien bon monde au contraire, que c'était.... Et pourtant impossible de se comprendre autrement qu'au hasard de certains mots. - Ah? des forestieri, naturellement!... Des étrangers ! » Luciella lève un doigt avec malice : - Non.... Des étrangères.... - Comment, des étrangères?... Tu dis : un bateau? — Parfaitement : un bateau monté par des étrangères.... - Qu'est-ce que tu racontes, la gondolière?... Tu te moques de nous? » Luciella s'amuse visiblement beaucoup : « Pas le moins du monde.... De même que moi, la gondolière, je monte ma gondole,... elles, ces étrangères, elles montent leur bateau.... - Avec des marins? - Sans marin autre qu'elles cinq à leur bord où elles font tout. » Un murmure d'incrédulité passe : « Luciella, tu as des visions! grogne Alessandro.
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- Vérité pure.... D'ailleurs la preuve, retournez-vous tous : leur bateau à ces étrangères, matelots, il est ici.... Regardez ce beau blanc qui vient de mouiller à l'entrée de la Giudecca... et c'est moi qui, depuis Chioggia où elles ont accosté pour visiter, les ai conduites à Malamocco, et de Malamocco viens de les amener à Venise.... Vous comprenez, à présent?... » II y a un silence; les gondoliers se taisent; et le vieux gentilhomme hoche la tête, puis prononce : « Je ne m'étonne pas, moi.... J'ai entendu dire que, depuis un certain temps, il est des femmes qui ont pris, par examens, des grades de marine, et qui ont le droit et le pouvoir de naviguer au loin : des Anglaises,... des Françaises,... des Scandinaves.... - Celles-là, coupe Luciella, ce sont des Françaises.... Si je ne comprends pas leur langage, j'ai vu leur pavillon.... » Roulant un peu les épaules, Carlo Alessandro qui, très visiblement, est le seul à jalouser la jeune gondolière, grommelle : « Elles ont dû être plutôt étonnées, tes étrangères, de voir une fille faire le pêcheur, et après ça le pilote, avec deux morveux pour son équipage. » Luciella se redresse, piquée : « Pas plus que je n ai été étonnée de les voir, toutes cinq, faire les matelots sur leur bateau si bien tenu et si bien manœuvré que je souhaiterais voir beaucoup de bonshommes tenir tout pareil leurs propres embarcations. Et elles ont bien dû deviner à peu près ce que je suis. Quoique je n'aie pas pu leur expliquer que Luciella a été élevée par son père, le patron Spina, qui en a fait un marin dès l'enfance... au point que, lorsque l'Adriatique l'a pris une nuit, les barcaroli de Venise ont, tous d'accord, accepté que Luciella, héritière de la gondole de ce père défunt, devienne, comme vous et parmi vous, une barcarol - elle aussi.... Et je crois bien que vous n'avez pas à vous en plaindre,... non?... personne d'entre vous, n'est-ce pas?... » Une manière de défi joyeux a si bien sonné dans la riposte hardie que dès approbations fusent de toutes parts : « Bravo, la petite!... Bien répondu!... Evviva la Luciella Spina! » Mais à la même seconde, du côté de la Giudecca, deux notes répétées deux fois sont sonnées dans un cornet à bouquin, et la gondolière sursaute : « Maludetto! mes clientes qui m'appellent pour les amener à terre! Pronlo! les petits! Carlotta, largue l'amarre, Martine, arme l'aviron! » Les deux enfants se sont précipités.... D'un bond, jetant un geste joyeux à la ronde, la jeune gondolière a sauté à bord de la longue pirogue noire qui dresse à sa proue en col de cygne le fer à six crans réglementaires. Et, pivotant comme un oiseau glisserait sur l'eau, la gondole manœuvrée par la Luciella pesant à deux bras sur la rame appuyée au taquet de l'arrière, file droit vers la goélette toute blanche ancrée près de la Salute.... « Par San Marco et San Stefano, s'exclame le vieux
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Giorgio, regardez-moi ce coup d'aviron.... Si on ne dirait pas le pauvre Spina lui-même ressuscité.... n'est-ce pas, signor conte?... » La paume de la main au-dessus des yeux, afin de mieux suivre la légère embarcation filant sur la Lagune, le vieux gentilhomme approuve : « Oui, mon bon ami__ En vérité, je vous le dis à tous : cette fille est, à cette heure, l'honneur de la corporation des gondoliers de Venise.... Regardez-la, ma belle filleule, puisque c'est moi qui lui ai donné le nom dont elle se montre si aère.... » Maintenant, ils sont tous - - les gondoliers entourant le vieillard qu'ils aiment et respectent -- groupés sur le quai. Et ils suivent du regard, avec des approbations admiratives, la gondole qui a déjà traversé la Lagune, accosté le grand bateau de plaisance, manœuvré un instant pour assurer un embarquement, et, maintenant revient, cap vers la terre. « Bien chargée qu'elle est, à c't'heure, la Luciella, constate Beppo Bellino. Et, en effet, rien que des passagères.... » Autour des gondoliers, des flâneurs se sont arrêtés, attirés, comme toujours, par ce spectacle cependant habituel, mais, pour eux, toujours nouveau : un débarquement de touristes. Et aussi, des vendeurs de cartes postales et de plans guettant les clients possibles, des guides prêts à louer leurs services; et, en plus, l'inévitable opérateur braquant d'autorité son appareil de prises de vues instantanées en photo-stop.... Quelques derniers coups d'aviron adroitement donnés par Luciella debout à l'arrière, les deux paumes serrées sur la haute rame classique. Et la longue embarcation accoste le quai sur lequel Martine saute d'un bond, tournant vivement l'amarre sur un anneau de bronze, tandis que la petite Carlotta maintient à deux mains la fine pirogue à coque toute noire bord à bord avec les dalles humides. Les cinq passagères sont déjà debout : casquettes de marine à écusson d'or ou bérets bleu foncé, vareuses de yacht pour Martiale, Manette et Paillette, blouses marinières strictement identiques à leur coutume avec cols de toile et cravates longues pour les deux jumelles, jupes blanches courtes : les tenues classiques que, pour venir à terre, elles se sont fait la règle de revêtir en place de leurs négligés de bord. Avec une agilité qui trahit leur habitude de ce genre de débarquement, elles ont, presque en même temps, sauté à terre. Et pendant que la capitaine s'attarde un moment à essayer, plus par gestes que par mots, de faire accepter à Luciella un paiement que la gondo-lière s'obstine à refuser en riant à pleines dents, Manette, les deux Trévarec et la petite Montrachet se sont déjà avancées, prises d'un commun émerveillement devant la révélation de Venise. Repoussant du geste les sollicitations dont elles sont l'objet de la part des marchands et du photographe, elles s'empressent de se dégager, et, en cinq ou six pas, s'avancent entre les *" deux hautes colonnes de la Piazzetta.,.. Mais aussitôt une course rapide, des gestes précipités, une mimique suppliante et tout son maigre corps agité d'un tremblement, la vieille femme qui, au pied^ de la colonne supportant le Lion, regardait les arrivantes, se jette en 63
avant, les mains ouvertes en barrière, tandis que dans les yeux bordés de rides creuses monte un regard implorant, et que les lèvres parcheminées balbutient dans le chantant dialecte de Vénétie : « Oh! non. non... troppo bellissima signora.... Qui, non passa,... non passa (1). » (1) « Non... non... une trop belle dame.... Qu'elle ne passe pas... qu'elle ne passe pas. » Assez interdite par l'inattendu et la véhémence de cette intervention, Manette Marolles, qui marche la première, s'arrête dans l'élan qui, toute rieuse, la jetait vers la masse rosé du Palais des Doges. Puis elle cherche à passer quand même.... Mais la vieille gesticule et gémit de plus belle, allongeant des doigts secs sur la manche de la vareuse, tandis que 'de l'autre main, elle arrête Faïk et Gaït non moins surprises.... « Mais qu'est-ce qu'elle nous veut, cette brave femme? s'étonne Paillette essayant aussi de traverser. - Une mendiante », fait Geneviève qui, se retournant, appelle : « Capitaine, tu as de la petite monnaie italienne... passe-moi quelque chose.... » Mais le mouvement de Martiale, venant à la rescousse, n'a pour résultat qu'un refus accentué et des protestations plus vives encore de la vieille qui balbutie toujours en continuant de barrer la route : « Non... non... si prega... non (1).... (1) « Non, non... je vous en prie... non.... » - Voulez-vous me permettre, mesdames?... » La voix chaude aux intonations musicales souligne le geste respectueux du chapeau à grandes ailes découvrant la chevelure d'argent et de la demi-inclination du buste, en même temps que du pommeau d'argent de sa canne, le vieux gentilhomme écarte les curieux : « Une antique superstition de chez nous, que vous ignorez certainement, bouleverse cette pauvre femme et l'a poussée à vous arrêter.... » Et devant les cinq camarades, si interdites qu'elles n'ont rien trouvé à répondre, l'explication arrive: « Depuis le jour qu ayant débarqué ici, juste entre ces deux colonnes aux chapiteaux desquelles la justice de la République avait pris coutume d'accrocher ses criminels pendus, notre doge Marine Faliero fut décapité peu après, en avril 1535, le peuple de Venise reste persuadé que passer entre les deux colonnes du Lion et de Saint^Thomas en débarquant dans notre ville pour la première fois, constitue un infaillible présage de mort rapide.... Emue par votre jeunesse, votre grâce, votre inconscience de ce danger, cette pauvre^ vieille a voulu, mesdames, détourner de vous le péril de la jettatura,... le mauvais œil.... » 64
Et avec un nouveau salut respectueux et la plus aimable bonne grâce, le vieillard ajoute : « Vous aurez certainement la bonté de calmer ses appréhensions en acceptant de bien vouloir contourner ici, par la gauche.... Et vous nous excuserez, elle de ne pas savoir le français, et moi de m'être permis de lui servir d'interprète.... » Puis, tout de suite, avec une discrétion évidemment voulue par la perfection de son éducation, le gentilhomme recule de trois pas et, sans attendre aucun remerciement, disparaît dans le groupe des gondoliers, augmenté des badauds que l'incident a rassemblés. Martiale a juste pu balbutier deux mots avant de perdre ainsi de vue cet obligeant interlocuteur. Pressée de mettre fin à l'incident, elle glisse quelques lires dans la main de la vieille. Puis d'un geste impérieux écartant l'obstiné photographe qui veut à toute force filmer la scène, elle entraîne ses compagnes rapidement en direction de la place Saint-Marc : ce qui ne lui permet pas de voir le gamin Martino se glisser d'un air indifférent derrière le groupe des cinq Françaises et, sur ses pieds nus, trotter en petit surveillant discret et leste. Cependant, le vieux Vénitien se voit, de son côté, entouré par Giorgio, Marino, et les autres barcaroli; et le lourd Carlo' Alessandro lui demande : « Par la Madone de la Salute! pourquoi n'avoir pas laissé ces étrangères passer à leur guise... signor cavalière?... Si c'était leur destin... après tout! » La réplique arrive immédiate, un peu sèche : « Parce qu'elles sont jolies, imprudentes et Françaises.... » Et Luciella s'exclame : « Bravo! mon parrain... » et moi j'ajoute : « parce que ce sont des matelots comme nous.... » Puis la gondolière prononce avec une mine un peu contrite : « D'ailleurs, c'est ma faute.... Je n'aurais pas dû les accoster là, puisque moi, je pouvais leur dire le vieil ordre des anciens : Giiardah dall'intercolonne.... - Garde-toi de l'entrecolonnes.... Elles n'auraient pas compris, en effet.... Heureusement que je me suis trouvé juste à temps.... La vieille Tonietta a eu parfaitement raison d'intervenir : ce sont de bien trop charmantes jeunes femmes pour que nous leur ayons laissé courir le risque séculaire du mauvais sort.... » Quelques mots encore échangés. Puis l'arrivée de touristes cherchant des gondoles libres disperse le groupe des barcaroli qui s'empressent à louer leurs embarcations — y compris celle de Luciella. Mais, au moment d'embarquer, la gondolière jette une exclamation de dépit : « Martine?... Pas de Martine?... Où est ton frère, Carlotta? » La gamine a un geste d'ignorance, et la jeune fille ne peut retenir une exclamation de colère : « Maudit ragazzo (1) qui est encore allé courir je ne sais où, en ne se souciant pas du travail... Allez, embarque, toi, la sœur... et avanti! » 65
(1) Ragazzo : gamin. Chargée, elle aussi, de touristes, la gondole de Luciella a débordé. Et le vieux gentilhomme, demeuré seul, remonte lentement la Piazzetta, traverse la place Saint-Marc et s'installe à sa coutume au Gaffe Flo-riano (2) où, devant sa gourmandise favorite — belle granità al cioccolata (3) —, il demeure longuement immobile et rêveur, les yeux fixés sur la masse étin-celante de la basilique de Saint-Marc, attardant ses regards sur les chevaux de cuivre, les cinq arcatures des cinq porches, les dômes, avec une expression d'infinie admiration jamais épuisée ni satisfaite.... (2) Café Florian, le plus célèbre de Venise. (3) « Glace au chocolat », spécialité du café Florian. Soudain le léger grattement de deux doigts sur la manche de son veston le tire de sa rêverie, tandis qu'une voix murmure : « Per favore, signor cavalière.... (4) » (4) Formule classique : « Par obligeance, monsieur le cavalier.... » Arraché à ses pensées, le vieillard sourit : « Eh! Martino, où étais-tu passé, petit coureur? Ta sœur Luciella te réclame depuis une heure pour l'aider, avec Carlotta, à promener des touristes dans votre gondole.... Tu vas avoir une de ces aubades! Veux-tu te sauver! » Le gamin prend une mine futée, pose un doigt sur ses lèvres : « Pas avant de vous avoir annoncé que les Françaises dînent en ce moment à la Trattoria del Orsino et Calmare.... (5) » (5) « Taverne de l'Oursin et du Calmar » (petit poulpe que l'on mange frit à Venise). Et le gamin part à toutes jambes en effarant un vol entier de pigeons....
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V UN ALLIÉ DANS LA VILLE aigu de Paillette monte en joyeuse fusée : « Par tous les saints de la merveilleuse Italie, on est plus que divinement bien ici. Je ne sais pas où la capitaine a été dénicher l'adresse de ce petit paradis intime et discret — mais je propose trois hourras en l'honneur de Martiale Cartier de Saint-Malo, brevetée au long cours, qui, mettant le pied pour la première fois de son existence sur le sol de Venise, a, sans hésiter, découvert ce restaurant idéal, et y offre à son équipage un frichti qui sera évidemment d'une classe étonnante si le contenu des casseroles et des poêles vaut le décor étonnant de la crémerie!... » Trois approbations montent à grandes exclamations, tandis que Martiale déclare avoir simplement lu son Guide bleu; et les deux jumelles avec Manette approuvent bruyamment le mousse. « Le titre m'a séduite... Taverne de l'Oursin et du Calmar.... Il m'a semblé qu'à Venise, pour fêter le débarquement, nous ne pouvions trouver mieux comme pittoresque.... - Ce que j'admire, moi, interrompt Gaït, c'est l'adresse avec laquelle, dans cette ville que tu ne connais pas plus que nous, tu as su dénicher cette fraîche terrasse tout ombreuse au bord de ce calme petit canal.... La nommée Paulette a trouvé le mot juste : c'est un cadre étonnant.... - Un grand hourra pour la capitaine! lance Manette.... Dans cette cité lacustre dont je ne me faisais aucune idée, je marche de surprises en émerveillements.... » Car, aussitôt échappées au petit incident inattendu qui a marqué leur débarquement, et ceci par l'intervention de l'obligeant inconnu venu à leur aid,e, les cinq amies se sont hâtées de se dérober à une curiosité qui, sur le moment, les a quelque peu agacées. D'un pas rapide, elles ont quitté la Piazzetta, dépassé le Campanile et ont débouché sur la place Saint-Marc dont la révélation subite leur a arraché un même cri d'admiration. Mais là encore, devant le déploiement de la miraculeuse façade, il a de nouveau fallu batailler, afin d'échapper a l'indiscrétion des guides offrant leurs services, des marchands ambulants présentant leurs éventaires et des photographes aux photo-stop en fusillade. L'un d'eux, par un crochet habile, est parvenu à isoler Paulette qui, comme toujours amie des bêtes; s'est laissé arrêter par un vol entier de pigeons s'abattant sur elle avec d'autant plus de hardiesse qu'une marchande a trouvé le moyen de glisser dans la main de la Bourguignonne un cornet de graines de maïs : le mousse de l’Aréthuse a littéralement" disparu sous une avalanche d'ailes battantes rouges, blanches, grises et, tout en s'exclamant : « Les beaux! les mignons! comme ils LE RIRE
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sont gentils!... » a joué sans aucune difficulté la chartreuse d'oiseau, un pigeon agrippé sur son béret, d'autres sur ses épaules, ses bras, ses mains.... Après un moment de bagarre emplumée autour d'elle, Paulette a été délivrée1; et, d'autorité, Martiale a entraîné ses matelots jusqu'en un recoin plus tranquille au pied de la Tour de l'Horloge et a déclaré : « Les monuments, les pigeons, d'accord! mais plus lard.... Pour l'instant, les affaires sérieuses. Notre débarquement n'est pas passé inaperçu... — Pas tout à fait! plaisante Gaït. — Donc, nous sommes repérées, et il faut tout de suite dépister les curiosités en proclamant nos pseudo-projets sportifs, et sans exciter aucun soupçon sur notre dessein véritable.... Manette, Faïk et Paulette vont aller à l'adresse indiquée au bas de ce document et demander communication du programme des diverses compétitions annoncées comme devant accompagner la fête du mariage du Doge avec l'Adriatique. Elles laisseront entendre que, si les choses se peuvent, nous prendrons peut-être part à certaines de ces épreuves, le cas échéant : car nous sommes un troupe de yachtwomen que cette affiche donnée Syracuse a fort intéressées. — Pourquoi cette restriction? s'étonne Gaït. — Parce que nous devons pouvoir, dès que nous aurons trouvé ce que nous cherchons ici, repartir aussitôt sans soulever de curiosités.... — A nous le commando diplomatique du bord! grogne Paulette incorrigible. — Pourquoi nous trois, et non pas toi, notre chef? interroge Manette. — Parce que moi, je vais présenter Gaït qui, munie du diplôme de l'École du Louvre, veut profiter de son séjour pour effectuer des recherches dans la bibliothèque de Saint-Marc où elle pense pouvoir trouver des renseignements dont elle a besoin, sur la vie à Venise au temps de la Révolution française... ce qui est, d'ailleurs, la vérité vraie.....Mais rien ne l'oblige à dire ni ce que sont ces documents, ni ce que nous comptons en faire.... - A vous le commando de l'Intelligence Service du bord! continue Paulette. - Et cette double besogne achevée, rendez-vous au pied de la Tour de l'Horloge pour détente générale, premier contact avec la ville des Doges, et petit dîner pour lequel je vous réserve une surprise.... » La consigne a été exécutée de point en point par les deux groupes en moins d'une heure : Mariette et ses deux compagnes ayant trouvé au Commissariat des fêtes l'accueil le plus cordial, et effectué les opérations de la nécessaire inscription, cependant que Martiale et Gaït, ayant eu à la bibliothèque Marciana une réception tout aussi empressée, rapportaient une carte de travail valable pour tout le séjour du yacht à Venise.
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De nouveau réunies toutes cinq au pied de la Tour de l'Horloge, les camarades se sont engagées, riant et plaisantant, dans le lacis des calli (1) sous la conduite de Martiale qui, plan en main, les a amenées à l'entrée du restaurant dans lequel elles ont pénétré -sans s'être aperçues un seul instant qu'elles n'avaient cessé d'être suivies de la manière la plus adroite par le moussaillon attaché à leurs pas. Dès qu'il a vu les Françaises franchir la porte du ristorante (2), le gamin a aussitôt pris ses jambes à son cou et a disparu. Installées seules sur la terrasse vide de clients pour le moment, les cinq amies ont trouvé devant elles les classiques hors-d'œuvre de frutti di mare (3) qu'elles ont aussitôt attaqués du plus bel appétit.... Mais alors les difficultés ont commencé : car le menu est rédigé en dialecte; et la serveuse, très empressée, ne parle que le vénitien, et ainsi elle n'arrive pas à expliquer ce que représente chacun des très nombreux plats offerts à la gourmandise des clients. Sur quoi, affirmant qu'elle a une fringale de jeune loup à jeun depuis huit jours, Paulette annonce qu'elle va se faire servir tout le menu afin de renseigner ses camarades sur la qualité de ces plats mystérieux : (1) Petites rues dans Venise. (2) « Restaurant. » (3) « Fruits de la mer. » « D'ailleurs, tout ça paraît excellent.... Pescc, ce doit être du poisson.... Carne sûrement de la viande.... Vous voyez que cela sert d'avoir fait du latin? Quant à dolci, je carie pour les entremets sucrés.... Je suis prête à goûter de tout au bénéfice de la communauté.... - Si c'est cela que tu peux nous proposer, interprète à la manque! interrompt Faïk, j'ignore où nous conduira le dîner offert par la capitaine; mais je prédis au mousse qui veut manger de tout une indigestion de grande classe.... - Tant pis!... le service de l'équipage d'abord... et si je suis malade au bénéfice commun, la chère Toubib sera là pour me soigner.... Alors zou! c'est convenu?... Je prends la carte à la première ligne, je commande, et au petit bonheur la chance! annonce Paulette qui commence gravement à lire. Voyons, première ligne : les frutti di mare, n'en parlons plus... ils sont dégustés.... Deuxième ligne : nous passons maintenant à.... - Puisque, pour la seconde fois en quelques heures, le hasard me permet de vous offrir mes services pour vous tirer d'embarras, j'espère ne point être trop indiscret en sollicitant la permission de me mettre, mesdames, pour cette deuxième fois à votre entière disposition...? » Prononcée à haute voix claire, dans un français impeccable, la phrase fait retourner les cinq camarades vers une partie de la terrasse que dissimulait un pan de verdure auquel nulle n'avait prêté attention. Et elles restent interdites en voyant ce rideau décoratif s'écarter afin de livrer passage au vieillard 69
qui, devant les colonnes de la Piazzetta, est intervenu à la fois si obligeamment, et avec un tel à-propos. Avant qu'aucune d'elles ait pu articuler un son, le nouveau venu, dans le souci visible d'éviter toute fausse interprétation de sa nouvelle démarche, s'incline à demi avec la grâce aisée d'un parfait homme du monde soulignant l'aisance de son élocution et de son attitude. Et il articule : « Puisque je me permets d'intervenir sans avoir personne qui puisse me présenter à vous, autorisez-moi, mesdames, à me nommer moi-même.... » Et ces mots tombent un à un avec la plus courtoise gravité : « Je suis, pour vous servir, il cavalière Paolo, dernier comte Giovaninelli Cavalcanti di Vecellio,... unique descendant vivant à cette heure, et en ligne directe, de celui que vous êtes accoutumées de nommer // Tiziano, le Titien.... » Dans la lumière atténuée de fin d'après-midi qui enveloppe la trattoria ombragée et le rio si calme entre ses murailles moussues, le nom prestigieux vient de sonner très haut, comme une fanfare d'orgueil. Toutes cinq restent muettes, saisies d'une stupeur qui s'enveloppe d'un instinctif respect. Titien? Titien le Géant? Titien le Magicien de la couleur qui vécut un siècle entier, et qui mourut à Venise pinceaux en main, de la peste, juste comme il touchait à sa centième année...? Ce grand vieillard descendrait du sublime fascinateur...? L'attitude, la dignité, les mots sont tels que, pas une seconde, l'idée ne peut venir que cette révélation, si simplement faite, soit la phrase d'un imposteur qui se voudrait jouer de la crédulité des cinq Françaises. Un aventurier n'aurait pas cette allure; un trompeur ne parlerait point de la sorte.... D'ailleurs, avec un demi-sourire, le comte Paolo ajoute : « Inutile de vous dire que tout Venise me connaît, et que tout Venise peut vous attester la descendance dont je m'autorise pour m'adresser ainsi à vous... en souvenir du petit incident dont vous faillîtes être, à votre insu, les victimes sur la Piazzetta.... » Sans laisser à ses interlocutrices le temps de se ressaisir, et visiblement désireux de demeurer sur un terrain mondain ne donnant place à aucune interprétation ambiguë, le comte enchaîne immédiatement : « Veuillez me faire la grâce de ne craindre, dans mon hommage, aucune indiscrétion. En vous rencontrant dans cette trattoria où j'ai mes habitudes de vieux Vénitien épris de sa ville à la folie, je me félicite de voir que, pour votre arrivée chez nous, à la banalité des palaces internationaux bourrés de touristes cosmopolites, vous avez préféré cette auberge modeste.... Seulement un petit inconvénient : si ce lieu est strictement vénitien, la serveuse et le menu le sont pareillement.... Or le dialecte vénitien est un des plus doux parlers de l'Italie : par contre il a orthographe et prononciation spéciales,... ce qui rend, parfois, sa lecture et sa compréhension malaisées pour les étrangers.... Dîneur solitaire dans mon petit coin, je vous ai entendues déconcertées par un menu pour vous mal 70
traduisible, et par une serveuse élidant la moitié des mots, comme faisait tout à l'heure, sur la Piazzetta, la pauvre vieille Camilla empressée à vous défendre de ce qu'elle considérait comme un péril pour vous. Alors, ainsi que j'ai fait entre les deux colonnes, voulez-vous me permettre, mesdames.... — Mesdemoiselles... », ne peut s'empêcher de corriger Martiale que ce flux d'explications, cette politesse raffinée, ce grand nom du Titien ont mise, comme ses camarades, hors de garde — mais qui, machinalement, corrige l'appellation erronée. Le gentilhomme se reprend aussitôt : « Oh! excusez-moi.... J'ignorais, mesdemoiselles.... Ma filleule, qui ne sait pas le français, n'avait pas pu m'avertir.... - Votre filleule? » ne peut retenir Manette. Le vieillard regarde assez longuement la jolie rousse qui rougit un peu sous cette attention, d'ailleurs très flatteuse, et il prononce en souriant : « J'aurais dû commencer par vous dire que, en me mettant à vos ordres, j'acquitte, sans que vous le sachiez, une dette de reconnaissance.... La gondolière que vous avez tirée de la brume devant Chioggia, qui, par Malamocco, vous a pilotées jusqu'à Venise, puis mises au quai de la Piazzetta, me nomme son parrain par fantaisie affectueuse -- affection que je lui rends, car cette orpheline est la plus vaillante créature, de toute la Lagune. Et, parce que vous l'avez sauvée, je paie cette gratitude modestement en vous priant de me permettre de composer votre premier dîner vénitien.... - Pardon », interrompt Manette - - comme toujours beaucoup plus à son aise que ses camarades dans l'escrime des conversations soudaines —, « après nous avoir tirées d'un danger que nous ne pouvions soupçonner... entre ces deux colonnes si belles d'aspect cependant.... » Le comte Paolo interrompt : « La pauvre vieille Camilla est un peu simple d'esprit, mais pénétrée de toutes nos légendes.... Certaines gens en sourient; et vous trouverez des esprits forts qui prétendent considérer la crainte de « l'en-trecolonnes » comme une superstition des âges révolus.... - Cependant, monsieur, interroge Martiale, vous y croyez, vous? » Le vieillard se redresse de toute sa taille; et sa voix se fait très grave : « Moi, mademoiselle, dans ma chère Venise, je crois à tout. Notre ville a toujours été la Cité des Mystères. Et ces mystères, les sceptiques ont tort, grand tort, de les traiter à la légère : car moi, je les sais toujours vivants dans les pierres de nos mûrs et dans l'ombre de nos rios et de nos calli.... » Les mots ont sonné si clair et d'un tel accent dans le calme de cette terrasse ouvrant sur le petit canal silencieux, que toutes cinq ont, ensemble, la sensation que passe autour d'elles quelque chose d'étrange expliquant l'émotion de leur interlocuteur. Elles se taisent, un peu graves soudain devant ce vieillard dont les paroles reflètent une telle passion pour sa ville natale. 71
Mais lui, regardant les cinq jeunes visages attentifs et remarquant la régulière beauté rousse de Manette, le profil sculptural de Martiale, l'étonnante similitude des jumelles, les traits mutins de Paulette, aussitôt s'exclame : « Excusez-moi d'être si sévère en présence d'aussi gracieuses convives.... Mais on vous dira dans Venise que le comte Paolo est toujours un peu pédant lorsqu'il parle de sa ville et de son aïeul Titien.... Si bien que nous voilà loin de la composition projetée d'un dîner vénitien.... Laissez-moi faire, je vous en prie.... Angelica... Tonio... pronto! » Garçon et serveuse sont, ensemble, accourus. Et dans ce dialecte fluide et chantant qui adoucit les consonnes au point de les supprimer, le cavalière donne ses ordres en phrases précipitées. Puis il se retourne vers ses interlocutrices : « J'ai pris la liberté de choisir pour vous. Ces excellentes gens me savent, de longue date, client très renseigné sur leurs ressources de restaurateurs strictement vénitiens.... Alors, à votre place, dépassant le menu, que nous appelons la lista, et partant des spécialités dont cette maison garde le secret, célèbre chez tous nos raffinés, j'ai donné ordre que l'on vous apporte certaines gourmandises : je les recommande à vos curiosités.... - A condition, monsieur, intervient enfin Martiale, que vous voudrez bien les partager avec nous afin de nous les faire mieux apprécier.... » Cette fois, la glace est définitivement rompue entre les cinq Françaises et le noble Vénitien. Si bien qu'ayant accepté de se joindre aux convives, qu'il a documentées gastronomiquement, afin de partager le repas improvisé par lui-même, le comte Paolo Giovaninelli complète avec une visible satisfaction la connaissance qui a si curieusement débuté. Et il achève la conquête de Paulette Montrachet, Bourguignonne toujours fort intéressée par le chapitre des vins, lorsque la voyant servir à la ronde le chaud chianti versé de la fiasque clissée d'osier, le cavalière, s'exclame: « Oh! le chianti, pour excellent qu'il soit, est un vin de Toscane, mademoiselle! Gardez-le pour un voyage à Florence; et, chez nous, à Venise, permettez-moi de vous faire apprécier les deux vins dignes d'accompagner ce repas, le Valpolicella et le Bardolino de Vérone.... Hé là, Tonio! pronto... pronto!... » Et comme, sous l'excitation légère de l'excellent repas et la chaleur des deux crus mélangés, le ton de la conversation monte peu à peu, et que, se coupant souvent la parole l'une l'autre, les Françaises mêlent les questions, revenant avec une curiosité accrue à la lointaine ascendance de leur convive, le comte tout d'un coup explique : « Vous m'objecterez peut-être que, après avoir tant travaillé pour sa patrie, mon aïeul est ici peu représenté, et que Venise moderne ne possède que quelques Titiens? Et sans doute me direz-vous que lorsque l'on désire pénétrer l'art de celui qui fut certainement le plus grand des peintres de Venise, et 72
demeure l'un des trois ou quatre plus grands peintres du monde entier, c'est à Rome, à Paris, à Vienne, à Florence, à Madrid qu'il faut se rendre?... Oui, cela est véritable.... Mais, du moins, Venise a le bonheur de conserver, entre autres, deux des expressions les plus parfaites de son art sublime.... - L'Assomption et la Vierge de Pesaro », ne peut se tenir d'interrompre Marguerite Trévarec, qui, tout aussitôt, rougit légèrement en recevant l'hommage un peu surpris du' grand vieillard, visiblement ravi, dont les prunelles lancent un éclair de joie : « Ah! bravo, mademoiselle! et merci de l'avoir dit avant moi...! Si vous voulez bien vous confier à moi en cette circonstance, c'est par ces deux grandes œuvres maîtresses,... et aussi par certaines petites choses que j'ai le bonheur de posséder chez moi, dans mon modeste palazzo où j'aurai la joie de vous accueillir,... que je serai heureux d'essayer de vous faire descendre au fond du cœur ardent, de l'âme lumineuse, de l'esprit réfléchi, profond, hautain de celui pour qui Venise... sa Venise... fut la plus éperdue des adorations.... Si vous pouvez disposer de quelques heures distraites des occupations qui vous appellent ici, aurez-vous le loisir de me les accorder?... » Une unanime approbation salue l'offre aimable. Et' comme elle se rend compte que, fidèle à son éducation et à sa politesse, le cavalière Giovaninelli a trouvé ce moyen détourné de tâcher de savoir — sans questionner directement par discrétion - - ce que le yacht français à équipage féminin vient faire à Venise, Martiale Cartier jette un coup d'œil à ses amies et, brièvement, donne le motif officiel du voyage des cinq.... L'intention de participer à cette fête qu'une affiche lue à Syracuse au passage a fait connaître à l'équipage empressé, soudain, d'e se détourner de sa route de retour, et le désir, pour l'un des matelots du bord, de profiter de cette escale inattendue pour rechercher, dans les archives, certains détails qui l'intéressent au titre de ses travaux à l'Ecole du Louvre.... « Mais, pour l'un et l'autre projet, vous ne pouviez mieux tomber qu'en me les faisant connaître! s'exclame Giovaninelli.... La fête annoncée -- reconstitution de la cérémonie du mariage du Doge avec l'Adriatique —, c'est moi qui l'ai imaginée... c'est moi qui l'organise!... Quant à la bibliothèque Marciana, installée dans l'ancienne Zecca, je suis président du conseil d'administration : par conséquent, vous y serez chez vous chaque fois que vous le souhaiterez,... mademoiselle,... mademoiselle... heu, heu... ou mademoiselle...? » Sous le regard amusé de la capitaine, le comte Paolo ici s'embarrasse. Car, comme tous ceux qui ne sont point accoutumés, de longue date, à l'extraordinaire perfection de leur ressemblance volontairement accentuée par la malice de leur identité de gestes et de vêtements, le vieux gentilhomme à qui Marguerite a été indiquée comme l'érudite diplômée d'histoire de l'art, la confond avec Geneviève - - les deux sœurs s'étant livrées à leur plaisanterie habituelle qui consiste à changer de place prestement lorsque, pour une raison quelconque, l'attention d'un interlocuteur a été détournée un instant. Un peu animées par la bonne chère de ce dîner inattendu, Gaït et Faïk viennent une fois de plus de 73
s'amuser à leur chasse-croisé, et sourient d'un sourire identique, avec le même mouvement de tête sous les deux bérets pareils, et la même pose dans les deux tenues de toile blanche, grands cols marins bleus à lisérés blancs, longues cravates de soie noire, mouchoirs bleu marine émergeant de la même manière à la poche de poitrine, jupes à plis identiques en nombre et en forme. Absolument incapable de les distinguer l'une de l'autre, le cavalière a pris le parti d'adresser son invitation à l'une et à l'autre à la fois, s'en remettant au hasard de les départager. D'ailleurs les exclamations qui saluent la réponse du petit-neveu du Titien lui prouvent que ses nouvelles amies acceptent d'enthousiasme ses offres de service si pleines d'obligeance. Et dans ce grand mouvement de sympathie, les interrogations s'entrecroisent. « Le mariage du Doge avec l'Adriatique? - Parfaitement. La vieille cérémonie solennelle créée par le pape Alexandre III en 1177, en manière de remerciement pour les bons offices rendus au pontife par le Doge Ziani dans la querelle du Vatican avec l'empereur allemand Frédéric Barberousse.... J'ai voulu la restituer en entier : la galère de parade nommée le Bucentaure, le cortège dogal, l'anneau d'or jeté dans les flots avec une formule consacrée, et puis la Regala d'honneur et tout le cortège des gondoles... et tous les costumes anciens.... - Mais ce va être une merveille! interrompt Marie-Antoinette Marolles.... Et nous pourrons voir cela,... vraiment? » Le comte Paolo s'incline galamment : « Le voir au premier rang, mademoiselle.... Vous y serez mon invitée.... » Puis, désireux de ne pas sembler faire un choix parmi les cinq amies, il se reprend, élargissant le geste : « Toutes, mes invitées, bien entendu... ensemble.... » Et, dans les remerciements qui montent, la voix de Gaït interroge : « Ah! cette bibliothèque de Saint-Marc,... doit-elle en contenir des secrets!» Aussitôt, Giovaninelli repart d'enthousiasme : « Des secrets, mademoiselle?... Mais des centaines, et la plupart inconnus... Venise fut toujours la ville des secrets.... Des voyageurs mal renseignés n'ont vu en elle qu'une ville de luxe, de fêtes, de carnavals superficiels, et ils l'ont surnommée l'Auberge de l'Univers... un titre que je n'aime pas du tout.... A Venise, il y eut autre chose que le plaisir superficiel offert aux passants et aux riches désœuvrés.... A Venise, nos aïeux ont fait de l'histoire : ils ont commandé à l'Europe et à l'Orient.... Et nos archives sont, de ce chef, les plus étonnantes du monde. La Seigneurie d'ailleurs fut toujours très jalouse de ses richesses d'archives, et nous n'avons pas connu de destructions révolutionnaires.... Alors notre bibliothèque Marciana renferme 300 000 volumes et 10 000 manuscrits légués par le cardinal Bessarion, une part de la bibliothèque du poète Pétrarque,... des autographes du
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Tasse, de l'Arétin, de Galilée,... le premier livre qui ait été imprimé à Venise... et des quantités de manuscrits, de documents.... - Comme ce doit être passionnant de pouvoir travailler au milieu de tout cela! » laisse tomber une voix dont le cavalière est parfaitement incapable de savoir si c'est Gaït qui a parlé, ou bien Faïk.... Alors, prenant son parti de continuer à s'adresser aux deux jumelles ensemble, il répond : « Mesdemoiselles, sur mon instruction que je donnerai dès demain, les bibliothécaires mettront nos trésors à votre disposition autant qu'il vous plaira de les examiner.... Disposez d'eux entièrement.... » Entre les amies des coups d'œil, des demi-sourires s'échangent, et, sous prétexte de verser à sa camarade un verre de Bardolino, Paulette, toujours incapable de contenir sa verve moqueuse, glisse à l'oreille de Gaït sa formule favorite : « Entendre, c'est obéir.... » Plaisanterie qui vaut au mousse une preste bourrade afin de la contraindre à se taire, tandis que, en prévision d'une reconnaissance possible par le bibliothécaire qui, dans la journée, ayant reçu Gaït et elle-même, pourrait s'étonner de les revoir amenées par le comte, Martiale prend la précaution d'expliquer : « Nous vous en serons d'autant plus reconnaissantes, monsieur, que cet après-midi même, disposant d'un instant, nous sommes entrées à la Marciana, et nous avons un peu consulté les catalogues.... » Le vieillard lève les bras dans un geste comique : « Les catalogues!... Les catalogues! Mais vous n'avez rien vu, rien du tout! C'est moi qui saurai vous conduire, vous dis-je, et vous verrez!... vous verrez!... » Tandis que, dans le calme de cette terrasse ombreuse isolée au bord du tranquille petit rio (1) étroit, au-dessus de la table encombrée des reliefs du repas dont il fut l'ordonnateur suivant les meilleures règles de la gastronomie vénitienne, monte la fumée des cigarettes, le comte Paolo, à phrases éloquentes, trace de la fameuse bibliothèque de Saint-Marc, qu'il connaît à merveille, le plus pittoresque tableau. Sans se douter que l'équipage de VAréthuse, dans la fiât teuse attention qu'il porte à ses paroles, se félicite surtout de trouver en son obligeance une puissante protection favorable au dessein poursuivi par les cinq camarades : la recherche de l'inventeur Alain Tréyézel, disparu dans cette même ville de Venise et si bizarrement mis en cause par la découverte de la bouteille de Murano au fond de l'estomac de l'espadon devant Syracuse. (1) Nom donné à Venise aux petits canaux. Cependant, tandis que se poursuit cette conversation au cours de laquelle, enchanté d'avoir trouvé un auditoire aussi attentif, le vieux gentilhomme met une coquetterie à présenter, commenter et faire étin-celer sa cité natale pour la défense et l'illustration de laquelle on sent qu'il donne avec passion toutes les 75
forces de son être, le crépuscule commence de descendre. Une délicate pénombre envahit la pergola, estompant peu à peu les visages attentifs des cinq jeunes filles et le profil hautain du dernier descendant du Titien.... Et comme Tonio fait le geste de donner la lumière d'appliques incrustées dans les murs, le cavalière l'arrête d'un ordre brusque : « Non... non... tu oublies que ces dames ne sont point, comme toi et moi, accoutumées à braver les piqûres de nos moustiques des lagunes.... N'attire pas ces zanzare, s'il te plaît....» Puis, par un rappel subit de l'heure, il s'informe : « Mais, ce soir, vous ne rentrez pas à bord de votre yacht, je suppose?... Avez-vous retenu un hôtel au moins? » Cinq protestations jaillissent à la fois : quitter la goélette? sous aucun prétexte, voyons!... Il ne reste à présent qu'à prendre congé de l'aimable cicérone si rempli de gracieuseté : car il faut se rendre à la Piaz-zetta afin de fréter une gondole permettant de rallier le yacht avant la nuit.... Plus empressé que jamais, le comte Paolo sollicite l'autorisation d'accompagner les Françaises jusqu'au quai d'embarquement, car, dans cette approche des ombre de la nuit, mal accoutumées aux détours des rues, dont le lacis assez compliqué entoure la Trattoria del Calmar, les amies risqueraient de prendre une calle pour une autre et de s'égarer dans le dédale de ces petites rues, les calli pittoresques mais compliquées. Aussi Giovaninelli entraîne-t-il ses compagnes par une voie détournée, de manière - ménageant ses effets -- à les amener juste en face de la masse des coupoles et des porches de la basilique de Saint-Marc géante dans la pénombre crépusculaire, puis devant le Palais des Doges éclairé par les derniers feux du couchant. Son enthousiasme l'emporte de nouveau : « Venise, mesdemoiselles, est le plus impressionnant des décors qui changent d'aspect à toute minute de jour et de nuit dans la féerie incomparable des lumières! Regardez... regardez beaucoup... car sous la danse miraculeuse des heures qui se succèdent inlassablement, jamais Venise n'est pareille à elle-même.... - Vous l'aimez beaucoup votre Venise? » interroge Manette que les emportements du vieillard émeuvent à chaque instant davantage. Mais, sous le mot, le comte Giovaninelli se retourne, comme brusquement froissé, et dans un curieux sursaut : « Ce sont les étrangers, mademoiselle, qui aiment beaucoup Venise!... Moi, je l'aime tout court - - et ce n'est pas la même chose! Les étrangers viennent à Venise. Moi, j'y suis né, j'y ai été élevé; depuis mon premier cri, j'ai « respiré » Venise par tous les pores de mon être, j'ai été imprégné de Venise dans toutes les fibres de ma chair, toutes les cellules de mon cerveau.... Venise m'a pétri, modelé.... Et Venise, voyez-vous, c'est une ville, oui... mais c'est quelque chose de plus encore, c'est une patrie! - - et une patrie séparée de tout le reste de l'Univers.... Autour de Venise, par ses lagunes, règne un fossé, une barrière.... Ce qui fait qu'il existe deux choses absolument distinctes : d'une part, Venise - et d'autre part tout le reste du monde.... » 76
A son tour, Gaït articule doucement : « Comme vous la possédez votre cité, monsieur!... Dans les temps d'autrefois, vous auriez certainement été un inquisiteur d'Etat, un Doge.... - Et qui vous dit que je ne l'ai pas été?.. » La riposte est partie, éclatante et hautaine : « Qui vous dit que, dans une nation renfermée sur elle-même comme le fut Venise pendant vingt siècles, ce ne sont pas les mêmes cœurs, les mêmes âmes qui reviennent, d'intervalle en intervalle, pour continuer la patrie pareille à elle-même, de génération en génération, de siècle en siècle, pour grandir toujours davantage?... Qui vous dit qu'en nous, les Vénitiens d'aujourd'hui liés directement par le sang à ceux de jadis, il n'y a pas tous les Vénitiens d'autrefois ressuscites et résumés?... » Sous la lueur crépusculaire qui, vers l'ouest, fait flamber le cuivre d'un ciel aux sous-teintes d'eau-forte, Giovaninelli s'est arrêté. Et il se dresse comme s'il devenait soudain, par un phénomène étrange, un de ces poètes, de ces prophètes inspirés dont les maîtres graveurs des siècles passés aimaient à peupler leurs planches creusées à coups de burin. Du geste très large, il embrasse la basilique de Saint-Marc, la loggetta de Sansovino, la masse héraldique du Palais des Doges, tout cet ensemble unique dont l'approche de la nuit a fait partir les curieux importuns. Et avec un accent concentré, il répète le mot qui semble, pour lui, contenir toute sa passion : « Ma Venise!... » Puis regardant ses compagnes, il fait : « Ne sentez-vous pas, à cette heure, monter autour de vous, dans la force de ce crépuscule, tout l'idéal des Vénitiens d'autrefois? » Un petit rire singulier, puis, plus bas : « Excusez-moi.... Je vous l'ai dit tout à l'heure : dans cette ville qui s'endort, je passe pour un exalté, racontent les plus polis,... ceux qui cherchent à dissimuler leur envie de me traiter de fou.... - Oh! Monsieur...! » Cinq protestations spontanées et unies dans un seul élan.... « Merci, jeunes filles!... Je vois que vous comprenez ceci : qu'être fou de sa ville natale n'est pas donné à tout le monde, et que le fou que je suis préfère sa folie à la sagesse étroite de ceux qui, sans doute demain, vous parleront de moi.... - Et que nous n'écouterons pas, monsieur : je vous en donne ma parole! » L'accent de Martiale a sonné d'une telle conviction, et tellement sincère, que le comte Paolo, sans répondre, tend simplement ses mains à la ronde.... Puis, d'une voix qui s'étrangle un peu : « Vous êtes très bonnes d'avoir suivi ainsi mes divagations.... Mais il se fait vraiment tard.... Il faut que vous rentriez à bord de votre navire. Venez que je vous confie à un gondolier ami dont je suis sûr.... »
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II les entraîne vers le bord du quai, et se sent retenu par sa manche; car, voyant que le vieillard les conduit tout droit entre les deux colonnes, Paillette l'arrête, et d'une voix baissée à la fois mi-rieuse et mi-inquiète, elle interroge : « Pardon, monsieur.... Mais alors, à présent, pour repartir, pouvons-nous donc sans péril passer entre saint Thomas et le Lion de Saint-Marc?... » Le cavalière a un rire heureux, et prenant la petite par le bras, il répond gaiement : « Pour vous embarquer de nouveau, pour aller, venir à votre fantaisie... les deux colonnes ne peuvent plus rien contre vous.... Du haut de leurs deux granits rapportés de l'archipel grec en 1127 par le I)oge Micheli, et érigés en 1172, saint Théodore que d'aucuns prétendent être un saint Georges, et le Lion ailé de SaintMarc désormais veilleront sur vous.... Car, moi, je vous ai faites, ce soir, toutes cinq, Vénitiennes.... Giorgio Rizzo, mon camarade, puisque tu es encore à quai à cette heure, tu vas conduire à leur navire nos nouvelles concitoyennes.... »
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VI UNE OMBRE INATTENDUE SE LÈVE DU PASSÉ silence d'un matin vaporeux, où, après un lever de soleil éblouissant, une lumière d'un gris de perle très doux s'est répandue sur les eaux de la Lagune, aussi nettes qu'une immense lame de verre. Plus loin, sur la haute tour de San Giorgio, sur le dôme en bulbe de la Salute, sur la masse rosé du Palais des Doges avec l'avancée des deux colonnes fatidiques, et plus en arrière le parfait équilibre du Campanile et la masse de la basilique, une brume impalpable, demeurant très haut dans le ciel, laisse tomber sur Venise une lumière à la fois si atténuée et si parfaite, que les eaux et les lignes architecturales demeurent légèrement voilées et cependant de la plus absolue netteté. Sur le pont de l'Aréthuse, immobilisée par ses amarres. Paulette Montrachet, exécutant consciencieusement ses consignes,achève le rangement de tous les apparaux. Elle a revu les lèzes de cordages soigneusement lovées, vérifié les amarrages des manœuvres tant dormantes que courantes, les étuis imperméables sous lesquels dorment, bien ferlées, la grand-voile et la misaine, d'un chiffon astiqué au passage quelques cuivres ternis par les vapeurs de la nuit - et, enfin, assuré la drisse du pavillon bleu, blanc, rouge qui pend au bâton de poupe. Enfin, après un coup d'œil circulaire qui examine sévèrement l'ensemble du petit navire, elle annonce tout haut : « Là! tout est paré à bloc.... Dans un décor pareil, quand on représente la France, il faut être impeccable.... Ah! j'oubliais : le guidon.... En haut, les liermines de Bretagne!... autrement le Pacha, qui tient à ce qu'on sache qu'elle est de Saint-Malo, me retrancherait de vin, suivant le règlement.... » D'un coffre, Paillette tire un pavillon triangulaire roulé, atteint une drisse flottante, y fixe deux courts filins, puis, halant vigoureusement, monte le guidon jusqu'à la pomme du mât, et d'un coup sec fait déferler l'étamine blanche marquée, en mouchetures noires, des hermines stylisées de Bretagne : « Envoyez!... la marque est à bloc!... » Et brusquement, campée sur ses pieds nus, les deux poings aux hanches de sa culotte de treillis serrée sur son tricot rayé bleu et blanc par une ceinture de cuir, ses boucles brunes sortant en désordre de son mouchoir de tête rouge vif, la petite, comme pour saluer le triangle flottant en tête de mât, se met à chanter : LE GRAND
A Saint-Malo beau port de mer Trois gros navir's sont arrivés,... Nous irons sur l'eau nous y prom' promener, Nous irons jouer dans l'île.... Trois gros navir's sont arrivés,
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Chargés d'avoiin', chargés de blé.... Puis elle s'interrompt et continue de monologuer : « Ah! encore : il y a le canon que je n'ai pas regardé.... Pauvre petit, il nous a rendu trop de service avec ces sales bêtes d'espadons pour que je le néglige.... Allez, zou, mon chiffon à astiquage! » Et tout de suite, soulevant le panneau sous lequel est replié, à l'abri, le plateau basculant servant de socle au pierrier, elle continue : Trois dam's sont v'nues les marchander : « Marchand, marchand, combien ton blé? — Trois francs l'avoin', six francs le blé.... — C'est ben trop cher d'un' bonn' moitié.... — Montez, mesdam's, vous le verrez.... — Marchand, tu n'vendras pas ton blé.... — Si je l'vends pas, je l'donnerai.... — A c'prix-là, on va s'arranger! » Nous irons sur l'eau nous y prom' promener Nous irons jouer dans l'île.... Sur la petite pièce de cuivre étincelant fourbie d'un coup de chiffon, le panneau est retombé avec le dernier vers de la vieille chanson malouine. Paulette se redresse de nouveau. Elle regarde d'abord le Palais des Doges au loin devant elle, puis plus près, sur la Lagune, une grosse barque ancrée, à bord de laquelle s'aperçoivent des fanaux et des lampions formant décoration, éteinte à cette heure, mais allumée le soir, car elle sert d'estrade flottante à un petit orchestre nocturne de guitaristes et de chanteurs. Elle fait : « Pas couleur locale, ma chanson, bien sûr, mais puisque ceux-ci nous ont répété jusqu'à minuit passé : L'astro d'argento..., une politesse en réclame une autre, et je réponds par ce que je sais, moi... pas vrai, toi,... mon fils Corfou? » Sur une niche installée sous le roufle arrière, la Bourguignonne s'est penchée, et à deux mains, elle en sort à moitié le biquet roux qui, tout endormi, bêle à petits coups : « Oui, c'est ça,... pendant que moi, je travaille, monsieur bat sa flemme.... Je t'en prie, fais donc comme chez toi.... Tu aurais bien tort de te gêner dès l'instant que tout l'équipage, capitaine en tête, est parti à ses affaires, en laissant le pauv' mousse de garde. Puisque, paraît-il, les règlements du pays exigent que chaque navire mouille ici ait quelqu'un de quart à bord, la nommée Paillette, dite Moutarde, est de la revue. Tandis que le Pacha Martiale et Marguerite Mine-deRien travaillent les vieux papiers et que Mlle Manette A-Tout-Chic a mobilisé Geneviève la Toubib en chaperon et arboré une de ses tenues les plus numéro un, chef-d'œuvre de son père l'illustre couturier Marolles, pour faire du charme à l'étrange vieux monsieur qui leur montre les curiosités de l'endroit... » 80
« EH! LA-BAS, ATTENTION, VOUS AUTRES, ET GARE DESSOUS!... » 81
Et comme le biquet se rencogne en grognant dans sa niche, le mousse reprend : « Oui, je parle toute seule, et ça te gêne, mon bonhomme?... Eh bien, tant pis, je n'ai jamais pu rester tranquille, moi : il faut t'y habituer.... En attendant, qu'est-ce que je pourrais bien faire à présent? » Un geste brusque de la main sur le front : « Ah! oui,... l'autre nuit, quand nous avons ramené à Malamocco cette drôle de fille pêcheur avec ses deux galopins naviguant dans la brume, son avant a gratté ma joue à tribord et écorché ma ceinture... Vilain, ça : je vais te refaire une beauté, ma bonne Aré-thuse.... Attends voir.... » Une série rapide d'allées et venues, la montée de pots, d'un jeu de pinceaux aux tailles diverses, de morceaux de toile et de serpillières, l'installation d'une sorte d'escarpolette tenue par deux palans que l'adroite Paulette fait glisser et accroche par-dessus bord. Puis d'un bond souple elle enfourche la planchette ainsi suspendue à l'extérieur de la goélette et elle constate le .dégât : de longues griffures ont, en effet, mordu assez profondément, en trois ou quatre endroits, la couleur blanc crème des hauts et la teinte vert émeraude des bas : « Heu heu! pas bien cela.... Mais plus de peur que de mal. Avec un bon raccord, ça va s'arranger.... » Et ses pots accrochés auprès d'elle, avec une virtuosité qui dénote son habitude de ce travail, Paulette, tout en reprenant à mi-voix sa chanson malouine, répare les marques laissées sur la coque de la goélette et, avec une extrême adresse, reprend les raccords, tant .en vert qu'en blanc. Nous irons sur l'eau nous y prom' promener, Nous irons jouer dans l'île.... Puis, brusquement la phrase s'arrête, coupée au beau milieu par une exclamation de colère : Trois gros navir' sont ar.... « Eh! là-bas, attention, vous autres, et gare dessous!... Quoique je ne sois pas Véronèse tout en travaillant dans le vert du même nom, je tiens à ma peinture, moi!... et tâchez moyen de ne pas me l'écorcher en venant manœuvrer comme des fatras avec votre tournebroche asthmatique.... » Une petite embarcation à moteur, toussant en effet par saccades de manière assez rauque, continue d'avancer la proue pointée tout droit contre le flanc de la goélette comme si elle voulait l'aborder par le travers. La petite brune se fâche : « La barre dessous, je vous dis!... et battez en arrière, bon sang de misère!... ou vous me « tossez » en plein malgré mes « défenses.... » 82
Rejetant au hasard pots et pinceaux, elle bondit dans le plus agile des rétablissements, saute pardessus la lisse, empoigne à pleins bras deux manières de ballons en corde tressée qui, très solides, sont en effet les « défenses » réglementairement accrochées à leur poste à l'extrémité de deux filins goudronnés, et les fait glisser contre le flanc extérieur du yacht juste au moment où le lourd canot à moteur va accoster. Et, aussitôt, avec une énergie nerveuse que décuple sa colère, elle empoigne une gaffe terminée par un empennage de cuivre à croc et boules, et elle la plante en coup de lance dans l'avant menaçant de l'abordeur, tout en criant à tue-tête : « A ranger votre patouillard, marins d'eau douce!... Quand on n'est pas fichu d'accoster sans faire avarie, on reste chez soi!... » Le choc est si rude que Paulette est obligée de plier. Mais, malgré ce faux mouvement, elle continue de pointer de toutes ses forces, tout en protestant violemment : « Et puis d'abord, qu'est-ce que vous me voulez, vous autres? » Avec un dernier rauquement, le moteur a stoppé; la lourde vedette se range tant bien que mal bord à bord avec l’Aréthuse en grinçant contre les deux « défenses » de corde protectrices. Et à côté du barreur, un personnage se dresse qui touche du doigt la visière en cuir verni d'une casquette à insigne. Puis une voix un peu rauque lance une longue phrase brusque. Des mots rapides sur un ton autoritaire qui agace Paulette toujours arc-boutée à bloc sur le manche de sa gaffe et pesant de toutes ses forces afin d'éloigner cette embarcation peinte en un noir goudronneux dont elle redoute le contact pour la robe blanche de son navire. Elle riposte brusquement : « Comprends pas.... Qu'est-ce qu'il vous faut? - Non capiscite? veré (1)...?» (1) « Vous ne comprenez pas? vraiment..? » Puis tout de suite après, en mots hésitants : « Français?... Navire français? » La petite se hérisse encore davantage, et un doigt tendu vers le bâton de poupe : « Probable que sans ça, nous ne porterions pas ce pavillon-là à notre arrière.... » Et la conversation, qui commence vraiment fort mal, continue en français: « Le capitaine? - A terre. - Le second? - Il n'y en a pas. - Le commissaire? - Il n'y en a pas. - Le maître d'équipage? 83
- Il n'y en a pas. - Alors, il y a qui? - Moi : le mousse. - Pronto... vivement : les papiers! -- Quand vous me les demanderez poliment! » Le barreur et l'homme à la casquette se regardent. Ils vont sans doute s'emporter quand, d'une cabine basse au milieu de la vedette, un troisième interlocuteur sort qui fait taire ses compagnons, et, plus courtoisement, intervient en un français bien meilleur : « Ici, la police du port.... - Il fallait le dire.... Eh bien, qu'est-ce qu'elle veut, la police du port? » réplique Paulette toujours sur la défensive. L'homme sort complètement de son réduit et, s'appuyant d'une main sur la lisse, avant que la petite ait eu le temps de protester, saute d'un bond pardessus les deux bordages, retombe sur le pont, et commence d'examiner l'Aréthuse avec une expression de curiosité ambiguë assez déplaisante. Puis il ramène son regard sur la jeune fille qu'il domine de toute la tête. Il apparaît bâti en force, les épaules massives, le visage assez basané et éclairé par deux yeux durs aux lueurs bizarres : toute une apparence qui déplaît extrêmement à la Bourguignonne déjà mal impressionnée par le sans-gêne de cet accostage inattendu. Mais, crâne et décidée à sa coutume, Paulette fait face, et sur un ton très net ; « Dites donc, je ne vous ai pas invité à embarquer à mon bord, vous! » L'homme a un mauvais rire qui tord ses lèvres épaisses et rasées de près. Négligeant l'observation, il interroge sèchement : « Seule sur ce bateau? - Pour le quart d'heure,... oui. - Vous répondez hardiment, jeune fille.... - Je suis chez moi : je parle comme il me plaît. C'est mon droit, je pense? — Jusqu'à un certain point. » Cette fois, Paulette perd patience, et sèchement : « C'est-à-dire...? — Jusqu'à ce que j'use de mon droit, à moi.... - Qui est...? - De passer l'inspection.... Police du port.... Et j'interroge : c'est mon devoir. » Un gros doigt boudiné à ongle carré désigne d'abord la casquette, puis, sous le revers du veston, un insigne dont il épelle les lettres en argent : « Porto di Venezia. Inspettore délia naviga-zione (1).... » (1) « Port de Venise. Inspecteur de la navigation. » Paulette comprend qu'il n'y a plus à discuter. Sur un ton de gamine récitant sa leçon de mauvaise grâce :
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« Fallait le dire tout de suite... Ici l’Aréthuse, yacht français, capitaine au long cours Martiale Cartier, équipage quatre matelots. Entré à Venise avant-hier avec le courant de flot par la passe de Malamocco. - Quel pilote? - D'après les Instructions nautiques internationales, les bâtiments au-dessous de 250 tonneaux sont dispensés de pilote : l’Aréthuse jauge 44 tonneaux. » L'homme a une grimace de déception : « Exact.... Passeports? Rôle d'équipage? But du voyage? - Notre capitaine a déjà tout présenté et fait viser au Bureau du port qui nous a donné la libre pratique et fixé ce mouillage.... - J'ignore : avant-hier, j'étais en inspection au large. - Possible. Mais aujourd'hui vous savez. Et nous, nous sommes en règle.... Par conséquent... bonsoir, monsieur.... » Le geste de Paulette désigne la vedette toujours maintenue bord à bord par ses deux occupants. Mais, ainsi clairement invité à se retirer, l'homme ne cède pas. Visiblement désireux de prendre la petite Française en faute, il reprend : « L'amarrage de tout navire escalant à Venise est soumis à des règles très strictes.... - Communiquées hier par votre supérieur », tranche Paulette qui s'énerve et recommence à réciter en écolière : « Les bâtiments mouillent parallèlement aux rives des canaux : ce que nous avons exécuté.... L'amarrage se fait entre deux bouées : ce qui nous a été impossible puisqu'il n'y en avait aucune au poste indiqué... ou sur une ancre par l'avant et un « duc d'Albe » par l'arrière (1) : ce que nous avons fait.... » (1) Duc d'Albe : assemblage de pieux et de traverses enfoncé dans la vase ou le gravier et ainsi nommé en souvenir de son inventeur, le gouverneur général espagnol qui se servit de ces engins au cours du siège d'Anvers. Mais l'inspecteur est évidemment de ces subalternes comme il en existe dans tous les pays qui, tatillons à l'excès, n'ont pas de satisfaction plus grande que de prendre en défaut les gens soumis par les règlements à leur contrôle momentané. Il articule lentement : « Vous êtes le mousse de ce bâtiment?... - En personne naturelle. - Et, en l'absence de votre capitaine et du reste de l'équipage, vous gardez ce navire?... - Précisément, m'sieu l'employé.... » L'esprit gavroche de la jeune Montrachet n'a pu se contenir plus longtemps. Et l'appellation amène sur les lèvres de l'inspecteur un nouveau mauvais sourire que souligne aussitôt une belle phrase trop polie pour ne pas cacher une arrière-pensée dont la petite se méfie aussitôt : 85
« Puisqu'il en est ainsi, je vous prie de me présenter vos pièces d'identité personnelles.... - Mes papiers? à moi?... - S'il vous plaît.... » Paulette fronce le sourcil, pince les lèvres, jette un regard de biais, puis haussant à demi l'épaule : « S'il n'y a que ça pour vous faire plaisir.... » De la poche revolver dissimulée derrière le ceinturon de sa culotte de matelot, elle tire un portefeuille, en sort son passeport, timbré de nombreux cachets bleus et rouges, et le tend à l'inspecteur en grognant : « J'en ai encore d'autres, vous savez.... » Toujours le sourire ambigu, et cette réponse : « Ceci me suffit amplement.... » Entre les gros doigts, les pages tournent une à une, examinées avec une bizarre mine gourmande.... Puis l'homme interroge à mots très lents : « Vous êtes : Montrachet, Paulette? née à Diion (Côte-d'Or)? » La petite Bourguignonne pince des doigts les deux coutures de son pantalon, esquisse une révérence moqueuse, et continue : « ... Côte-d'Or (France).... Un mètre soixante-deux,... cinquante-trois kilos, toutes ses dents,... sait lire, écrire, compter, nager,... championne de tir, escrime, basket-bail du lycée Vauban, diplômée d'école ménagère,... brouillée avec les mathématiques de naissance, bachelière par indulgence du jury et mousse de l'Aréthuse par engagement volontaire. Front large, cheveux bruns, frisure naturelle, yeux marron, nez retroussé... signes particuliers : néant.... Ça me ressemble, m'sieu l'employé? — A un oubli près.... — Qui est...? - Un simple chiffre : d'après ce passeport, vous avez dix-neuf ans.... Ça vous gène....? Au contraire, cela m'arrange... car, ainsi, je puis vous dresser procèsverbal avec contravention et amende.... - Vous perdez la tête...? » Paulette a bondi de stupeur. L'inspecteur s'incline, tout railleur : « En aucune manière, jeune demoiselle française.... Car le règlement du port de Venise, que ma fonction est d'appliquer strictement, dit ceci que votre capitaine et vous avez certainement oublié : « Lorsqu'un « navire fait escale, et que, pour un motif quelconque, « son équipage entier se trouve, soit par obligation de service, soit par permission, à terre, ce bâtiment à l'ancre sur son mouillage désigné par la capitainerie et dans les conditions d'amarrage réglementaire, doit être - - sauf permission spéciale - - pourvu « d'un gardien....» - Eh bien? s'insurge Paulette, notre yacht est à son poste, mouillé comme il faut, et je suis là, à bord, pour le garder.... Qu'est-ce qu'il vous faut de plus? » 86
Nouvelle courbette sarcastique, puis ces mots tombent : « Oh! une toute petite chose, mademoiselle, mais capitale.... La phrase du règlement se termine par cette prescription : « En ce cas, et sous sanction administrative immédiatement applicable, ce gardien « du bord doit avoir vingt et un ans au moins.... » Or, vous avez dix-neuf ans.... Donc, vous êtes en faute,... et, de par la loi, je verbalise.... » Tout ricanant maintenant, l'inspecteur a tiré de sa poche un carnet à souche sur une page duquel il griffonne rapidement. D'abord stupéfaite, la pauvre Paulette se sent envahie par une rage froide.... Se redressant de toute sa petite taille en face de son gros interlocuteur, elle jette insolemment : « Dites donc, m'sieu l'employé, est-ce qu'au lieu d'être Vénitien, vous ne seriez pas plutôt Chinois par hasard?... » L'homme visiblement ne comprend pas, mais satisfait d'avoir trouvé l'occasion de punir une faute contre le règlement, il articule : « Non : Albanais d'origine.... Prenez toujours ce papier : votre capitaine se présentera, avec ou sans vous, à son gré, au Bureau du port dans les vingt-quatre heures et acquittera l'amende, en monnaie italienne bien entendu.... Au revoir, mademoiselle le mousse gardien de ce navire : j'ai bien l'honneur de vous saluer, comme disent, paraît-il, les inspecteurs français.... » Et, par un bond d'une souplesse que ne laisserait pas prévoir sa lourde carrure, l'inspecteur saute dans sa vedette qui démarre aussitôt, avec les trois hommes dont l'eau calme de la Lagune apporte les trois rires en échos jusqu'à Paulette immobile de fureur, son papier aux doigts.... Enfin de sa gorge contractée, un mot jaillit : « Idiot!... Sombre idiot!... » Puis les prunelles marron étincelantes de rage se posent sur le papier qui lui a été glissé entre les doigts, et déchiffrent, sans savoir les bien traduire, les phrases remplissant les espaces blancs de l'imprimé officiel. Elle voit très lisibles, car d'une grosse écriture, appuyée, un chiffre et un mot : « 3.000 lire.... » Un cri de colère monte de la gorge de Paulette ; « Non? c'est ça, l'amende?... Il se moque du monde, l'employé! » Puis, immédiatement, les prunelles du mousse s'élargissent; et les mots de fureur se transforment en une exclamation stupéfaite : « Ah! par exemple!... » Car, sous ce chiffre, évidemment très lourd, de la contravention infligée --à côté du gros cachet rond à encre grasse violette qui l'identifie du timbre le plus officiel --en caractères gras d'imprimerie formant manière de signature toute préparée, s'étalent ces trois mots : « Inspettore : Cesare Beccaruzzi. » Et Paulette, le papier un peu tremblant entre les doigts, balbutie : 87
« Le nom... le même nom et le même prénom... que, dans son testament confié à la bouteille de Murano, le malheureux Alain Trévézel a donnés comme étant ceux du sbire qui allait l'assassiner!... Comment cela se peut-il faire?... »
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VII SI VENISE M'ÉTAIT CONTÉE « DE SORTE que cette dernière partie du Palais des Doges où nous arrivons pour terminer, était destinée à...? - A servir de bureau aux six magistrats portant ce titre particulier : Signori di Notte al criminal.... - Ce qui signifie? - Les Seigneurs de la Nuit chargés des affaires criminelles.... » La réponse est tombée avec une sonorité que soulignent, dans leur nudité assez froide, les murs de la pièce au milieu de laquelle, en demi-cercle, se tiennent les cinq Françaises entourant le cavalière comte Paolo Giovaninelli sous la conduite de qui, depuis plusieurs heures, elles poursuivent la visite détaillée de la basilique de Saint-Marc et du Palais des Doges. Promenade longuement organisée dont le descendant du Titien s'est, par avance, réjoui tout autant que les camarades de l'Aréthuse, et qui, à mesure que les heures passent, se transforme en un merveilleux enchantement. Le vieillard qui a élevé la passion pour sa ville natale à la hauteur d'un culte, s'est enthousiasmé à la pensée de révéler à ses cinq jeunes amies la grandeur de Venise. Et, mis au courant de l'incident dont Paulette a été victime de la part de l'inspecteur du port, il est intervenu immédiatement de toute son autorité, pour obtenir que l'observation stricte des règlements ne prive pas toujours une des camarades sur cinq des promenades projetées en commun. Une dérogation - prévue d'ailleurs par les règlements - - a été accordée par le Bureau du port : la garde du yacht, dont les panneaux sont dûment fermes à clef de sûreté, n'est plus obligatoire pour la capitaine Cartier et son équipage. Si bien que, par cette journée splendide de lumière étincelante, la lente promenade, des mosaïques de la basilique Saint-Marc aux salles du Palais des Doges, se poursuit pour les cinq compagnes ensemble sous la direction du comte Paolo enchanté de déployer toute son érudition passionnée. D'étage en étage, d'escalier en escalier, de salle en salle, cependant que, sous la parole du vieillard, pas à pas, tout s'animait, tout se traduisait en phrases emportées, en adjectifs pittoresques, en anecdotes dans lesquelles se mêlaient les hommes et les choses. Ainsi sonnaient, les uns après les autres, tous les noms éclatants à travers dix siècles de luttes, de voyages, de combat, de diplomatie, de querelles intérieures et extérieures, et les Doges se mêlaient aux peintres, les condottieri aux ambassadeurs, les dogaresses aux poètes.... Toute une évocation si complète, si tumultueuse, si prodigieusement vivante que les Françaises, un 89
peu étourdies par cette résurrection d'une sorte d'étonnant carnaval, marchaient, leurs prunelles éblouies par le tumulte des ors et des peintures éclatantes ruisselant des murs et des plafonds. Si bien Que leurs cœurs frémissant à la succession des scènes évoquées, il leur semblait réellement que le comte Giovaninelli eût été, à travers les siècles, le témoin oculaire, rapportant à ses compagnes ce qu'il paraissait avoir vu de ses yeux, entendu de ses oreilles, et peut-être vécu lui-même.... Dans l'espèce d'ensorcellement où l'entraînaient cette parole chaude, cette perfection de récits, cette puissance d'évocations successives, l'équipage de l'Aréthuse avait eu la sensation d'être emporté par une force irrésistible à laquelle toutes s'étaient abandonnées, les nerfs tendus dans une vibrante satisfaction.... Sur les pas du cavalière, qui paraissait avoir perdu terre et être redevenu soudain un Vénitien des siècles passés brusquement ressuscité, elles n'étaient plus des passantes effectuant la visite classique des trésors de Venise. Mais plutôt, il leur semblait que, sous la chaleur communicative de cette parole, elles voyaient vivre devant leurs yeux éblouis les scènes que le comte Paolo évoquait avec une flamme si brûlante. A peine, de temps en temps, l'une ou l'autre posait une brève question, profitait d'une interruption de Giovaninelli pour laisser tomber une demande.... Seule Martiale - que, à son retour à bord, la petite avait informée de l'inspection et de la contravention inattendues avait remarqué le brusque sursaut et l'interrogation de Paulette qui, interrompant une explication du comte sur les trois inquisiteurs d'Etat, avait demandé : « Pardon, ces personnages dont vous venez de dire qu'ils étaient les seconds, les exécuteurs des décisions de justice, ces sbires... je crois, n'est-ce pas?... qu'étaient-ils au juste?... » Interrompant un instant ce qu'il était en train d'exposer, le vieillard avait prestement répondu : « Les sbires?... des hommes de médiocre réputation, des bravi prêts à tout : ce qu'on appelle aujourd'hui des « hommes de main ».... - Des « tueurs à gages » ?... - Si vous voulez.... - On trouvait ces individus douteux parmi les Vénitiens? a laissé tomber négligemment la capitaine. - Quelquefois. Mais, en général, c'étaient des Albanais attirés par l'appât de l'argent et le goût du sang.... » Puis, avec un bref ricanement, cette courte phrase : « Les plus compromis ont disparu, lorsque Bonaparte a renversé la Sérénissime le 16 mai 1797. D'autres ont fait souche en ville, se sont incorporés à la population, et leurs descendants n'ont gardé de ces regrettables ancêtres directs d'autre souvenir que les noms de famille ou les surnoms.... » Un rapide regard est échangé entre Paulette et Martiale. Mais déjà Paolo, oublieux de l'interruption, était reparti dans un nouveau commentaire offrant à
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ses auditrices, comme un hommage, toutes les ressources de sa merveilleuse érudition. Enfin, au sortir de la visite des prisons, - - les Plombs et les Puits, - - et du pont des Soupirs, le comte n'a pu se tenir de citer la fameuse inscription laissée sur un mur par un prisonnier inconnu : Di chi mi fido, guardami iddio! Di chi non mi fido, mi guard' io!... « Distique en pur dialecte vénitien que je vous traduis : « De celui auquel je me fie, Dieu me garde! « de celui auquel je ne me fie pas, je me garde moi-« même ! » C'est sur cette traduction que Giovaninelli vient d'introduire ses compagnes dans les dernières pièces à visiter, ce local qui prend jour sur le quai des Esclavons par une façade dont le guide improvisé a tenu à faire remarquer que son élégance décorative forme un curieux contraste avec la destination de cette dernière partie du Palais : les Prisons. Réflexion qui, comme il s'arrêtait au bout de ses explications, lui a valu la question posée par Marie-Antoinette Marolles : quels sont les Signori di Notte al criminal? Devant la réponse du cavalière expliquant que les Seigneurs de la Nuit sont chargés de débrouiller et régler les affaires criminelles, ce qui justifie leur installation à deux pas de la salle du Conseil des Trois où se décidait le jugement des accusés, et des Prisons où se réglait leur exécution -•- la jolie rousse ne peut se tenir de dire : « Mais, cher monsieur, l'autre soir, comme nous sortions de la Trattoria de l'Oursin et du Calmar, lorsque vous avez eu l'amabilité de nous reconduire jusqu'à l'embarcadère, vous nous avez affirmé que, une fois contourné - - ce que nous avions pu faire grâce à vous — le dangereux obstacle constitué, pour les nouveaux venus, par les deux colonnes tragiques de la Piazzetta, votre belle Venise ne renfermait plus de péril d'aucune sorte?... - Et je continue de le dire, mademoiselle », assure le cavalière. Manette accentue son sourire de légère ironie : « Pourtant, durant ces heures charmantes que, sous votre aimable conduite, nous venons de consacrer à parcourir ce miraculeux Palais, nous nous sommes, d'après vos explications, heurtées à nombre de souvenirs qui étaient pour le moins dramatiques.... Et, à plusieurs reprises, vous nous avez fait passer certains frissons qui... que.... » Pour la visite offerte par l'amabilité du cavalière, qui leur a envoyé par Luciella une invitation écrite, alors que ses amies se sont contentées des costumes de yachtwomen qu'elles portaient au dîner de la trattoria, Manette, très consciente de l'impression que, dès la première minute, elle a produite sur le vieux gentilhomme, n'a pas résisté à son goût de la coquetterie. Elle justifie une 91
fois de plus le surnom donné par ses camarades toujours amusées par ses élégances : A-Tout-Chic. Et, sûre d'elle-même grâce à la garde-robe qu'elle doit à son père, le maître couturier René Marolles, à qui elle aime servir, partout, de réclame vivante en portant les toilettes présentant l'indéniable signature de la célèbre maison paternelle, la jolie rousse s'est empressée de revêtir un tailleur à la ligne impeccable. Gantée de blanc, sur sa chevelure aux tons chauds un chapeau à la dernière mode parisienne incliné suivant l'angle hardi qui convient, elle jouit, en mondaine experte, des coups d'œil reçus au passage et de l'admiration visible du comte, à l'adresse de qui elle dessine un sourire en ajoutant : « J'en appelle à mes amies.... N'est-ce point votre avis, à toutes? » Entrant immédiatement dans le jeu, Paulette et les deux jumelles s'amusent aussitôt à donner la réplique à leur camarade, sous le regard de Martiale : « Bien entendu!... A l'escalier des Géants, la marche sur laquelle aurait roulé la tête de ce Marino Faliero dont le destin a manqué nous porter telle malchance entre les deux colonnes de la Piazzetta.... - Au vestibule de la Scala d'Oro, cette justicière et sévère Venise que le Tintoret a peinte avec glaive et balance.... - Dans la salle du Grand Conseil, parmi les soixante-seize Doges de la frise, le sinistre voile noir barré du tragique latin : Hic est locus Marini Fa-lieri.... Lui.... Encore lui.... Toujours lui.... - Et puis à la salle de la Bussola la place où se trouvait cette gueule de lion en marbre entre les dents de laquelle les méchantes gens, voulant se défaire de quelqu'un, glissaient une lettre anonyme qui envoyait un pauvre diable à l’échafaud.... Quelle lâcheté!.... - Et aussi dans la salle du Conseil des Dix, juste comme nous admirions ce vieillard de Véronèse assis près d'une bien jolie femme, voilà que vous nous citez je ne sais quel voyageur qui a écrit en frissonnant : « Jamais voûte plus riante et plus éclatante ne couvrit réunions plus sinistres et plus « sombres.... - Et encore ces effroyables Piombi, les Plombs dans lesquels a rôti sous le soleil ce pauvre Silvio Pellico.... - Et ces cachots Pozzi, ces abominables Puits gluants d'humidité.... - Ce couloir au mur percé de deux trous grâce auquel, d'un lacet, le bourreau étranglait ses victimes sans être vu.... - La porte basse par laquelle on sortait les sup pliciés pour les jeter au canal Orfano.... - Le Pont des Soupirs le bien nommé.... - Et nous finissons chez les Seigneurs de la Nuit et des tribunaux criminels... brrr!... » Montrant les deux Bretonnes et la Bourguignonne, qui se sont diverties à se couper réciproquement la parole, Manette, inclinée légèrement avec un geste dont elle connaît le charme, l'ait : 92
« Vous conviendrez, cher monsieur, que je ne le leur ai pas fait dire, n'estce pas?... Mes amies sont, comme moi, prises entre deux sentiments tout à fait contradictoires. L'émerveillement total en face de l'accumulation des merveilles que vous nous avez révélées.... La crainte frissonnante en nous trouvant ici entourées de ce Sénat, de ce Grand Conseil, de ces procurateurs, de ces SagesGrands, de ces trois inquisiteurs d'Etat que vous avez évoqués devant nous avec leurs greffiers, leurs gardes, leurs sbires albanais, leurs bourreaux masqués.... Entre l'étincelante splendeur vers laquelle vous nous avez entraînées et les redoutables secrets que vous nous avez fait entrevoir,... je vous avoue que nous ne savons plus bien ce qu'il convient de croire. » Et comme le visage aux rides fines du vieux gentilhomme s'est légèrement contracté, la jolie Manette, avec un regard très appuyé de ses yeux gris à la lueur un peu malicieuse, dans un mouvement de coquetterie naturelle interroge : « Excusez ce qui est certainement de notre part une impertinence que votre amabilité nous pardonnera,... car je suis certaine que vous nous comprenez?... » Alors, très calme, le comte Paolo prononce doucement : « Vous avez raison : je vous comprends à merveille.... Mais si vous voulez bien me faire l'honneur de me suivre de nouveau, et la grâce de me prêter encore une fois votre attention... il est ici près quelqu'un qui va vous répondre....» D'un geste qui sent tout l'ancien régime de la vieille Venise, il a offert, avec la plus respectueuse invite, sa main sur laquelle, après une légère hésitation de surprise, Manette pose ses doigts étroitement gantés. Et il ajoute : « Venez par ici, je vous prie.... » Comme s il menait une patricienne des siècles évanouis, le vieux gentilhomme revient vers la salle du Grand Conseil, conduisant gravement Manette qui se laisse emmener, vaguement étonnée. Et ses quatre compagnes suivent en échangeant, elles aussi, des regards légèrement déconcertés. Sur un dernier geste marqué d'une subite autorité, toutes pénètrent de nouveau dans la salle du Grand Conseil, à présent entièrement vide de touristes - car l'heure des visites est terminée, mais le comte Paolo sait qu'il est chez lui à son gré dans le Palais des Doges. Et lorsque les cinq Françaises, un peu intimidées, sont devant lui, le vieillard, avec un mouvement d'une solennité inattendue, lentement se découvre, son feutre à larges ailes dessinant, comme involontairement, un salut à l'ancienne mode. Et sa voix s'élève, prenant un singulier accent : « Venise?... Quand je pense que, jour après jour, venant des cinq parties du monde, des gens entrent ici qui demandent : « Venise...? » Des gens qui, à la main les feuilles d'un petit guide imprimé, ont la sottise de lire tout haut : « Salle du Grand Conseil, « 53 mètres 45 de long, 2 mètres 65 de large.... » Vite : est-ce bien exact? Oui, certainement! Continuons : « Les murs et le plafond sont couverts de « peintures représentant les fastes de la république de Venise.... 93
Véronèse, Palrna le Jeune, Tintoret!... » Vérifions, vite.... Il n'en manque pas au moins?... Cela va; ils y sont tous. Bon..... Ah! Un détail : « Le Paradis par Tintoret, grande composition de 25 mètres 67 sur 7 mètres 80.... » Ça a l'air d'être exact. Continuons : « Plafond grande richesse « d'ornementation. » Exact, oui.... Encore ceci : « Du balcon, belle vue.... » Bien : un coup de Kodak souvenir.... Parfait.... Que dit encore le guide : « De « cette salle, un corridor à droite conduit à la ftcala « dello Scrutino.... » Allez, vite, sortons.... Ah! ah! ah!... » Un grand éclat de rire sarcastique qui sonne étrangement sous les hautes voûtes : « C'est cela Venise?... Ils viennent voir, ils voient, ils vérifient : ils ont vu Venise!... Et ils repartent.... Vandales, fils de vandales! Stupides, fils de stupides! » Une colère monte, éclate et se déploie. Puis, brusquement, la voix reprend, grave : « Mais vous.... Regardez, je vous en conjure, et vous allez voir vivre devant vous, et pour vous, l'âme immortelle de Venise, ma patrie! » Encore un rire, mais cette fois éclatant. Tandis que le visage au profil âpre de condottiere s'illumine d'une lueur étrange : « Moi, je vous dis : Emplissez à la fois vos yeux et vos cœurs. La salle du Grand Conseil par ses murs, par ses toiles, par ses plafonds vous parle.... Et, comme, dans cet éblouissement, il faut faire un choix, levez vos yeux vers cet ovale inouï de la voûte au sommet de laquelle le grand rival de mon aïeul Titien, cet homme appelé Paolo Cagliari et, parce qu'il était natif de Vérone, surnommé H Véronèse, a su peindre le plus flamboyant tour de force que jamais artiste ait eu l'audace de tenter et la fortune de réussir.... Oh! je vous en supplie... ne cherchez pas à analyser le plaisir qui vous étreint : il est unique, ce plaisir.... Ne cherchez pas non plus à « voir » aucun détail : ils sont inouïs, ces détails - - tous! Inouïs d'originalité, d'invention, de faste, de verve, de lumière.... C'est La Gloire de Venise... que certains appellent Venise triomphante... mais, moi je préfère La Gloire de Venise, parce que un « triomphe » est toujours plus ou moins momentané, au lieu que la « gloire » participe de l'Eternité.... La Gloire de Venise : cela dit tout.... » Un petit temps. Le vieux visage semble à présent resplendir d'une immense joie intérieure : « Regardez, regardez toujours, je vous dis, ce qui se déploie ici! Depuis ce Titan demi-nu se tenant avec la foule de ces gens d'armes aux vêtements d'acier, à la base de cet édifice de rêve à l'irréelle, mais puissante, architecture fille de l'Antique et de l'Orient, jusqu'à ces nuages entrouverts, du haut desquels les génies ailés de la Toute-Puissance plongent pour venir déposer la couronne au front de Venise incarnée.... Regardez : autour de la balustrade, elles sont là, les femmes de Venise, parées des nobles costumes du temps jadis; et, dans un culte d'amour, leurs regards extasiés montent en offrande vers la merveilleuse Venise vêtue de satins, de soieries, de velours, enrichie de ses bijoux royaux... - Venise 94
femme! Mais plus idéalement belle que toutes les splendides créatures assemblées à ses pieds pour lui servir de cour dans les siècles des siècles. Le sceptre du monde en main, la flamme de la domination aux yeux, la majesté suprême irradiant de toute sa personne, comme la lumière irradie du soleil, sa vue, pour les hommes ordinaires, revêt un éclat insoutenable.... Car c'est Venise née de l'écume des flots,... Venise maîtresse des mers.... Venise qui a Four gardien le Lion ailé de Saint-Marc, la griffe sur Evangile.... Venise dont les galères rapportent à sa Lagune toutes les richesses du monde.... Venise dont les peintres, ses enfants, n'ont pu parvenir à fixer la splendeur qu'après avoir été voler, au sommet des cieux, les sept couleurs du prisme! » Les mots d'adoration éperdue ont sonné si hauts, si clairs, si dominateurs que les Françaises, le cœur battant en présence de tant d'amour exalté, sont émues à sentir les larmes monter à leurs paupières, et ne trouvent rien à dire. Un instant, en phrases rapides, se laissant, à sa coutume, emporter par sa passion, le cavalière Giovaninelli s'est amusé à tracer d'enthousiasme une manière de vue générale de Venise, de ses canaux, de ses petites rues, de ses palais historiques. Il a parlé des églises, des chapelles, jeté des noms, des chiffres, signalé les marées locales, évoqué le Grand Conseil, les inquisiteurs d'Etat, les tribunaux, les jugements, et aussi la fantaisie des carnavals célèbres dans le monde entier.... Puis brusquement il s'excuse de cet étalage de faits et de noms, et il résume ; « Tout ceci pour vous dire que ma Venise n'est ni la ville aux tragédies sombres que veulent voir certains, ni une promenade touristique offerte aux curiosités internationales.... Et moi, Vénitien de race séculaire, moi, dont plusieurs ancêtres depuis les origines de la République ont coiffé le bonnet à corno des Doges (1), j'ai le droit de vous dire : gardez-vous à la fois de la petitesse des gens qui ne voient ici qu'un phénomène géographique sur lequel ils accumulent des chiffres, cherchant par exemple à savoir sur combien de milliers de pieux enfoncés dans la vase sont bâties nos églises et nos demeures; mais gardez-vous aussi des exagérations des faiseurs de fantaisies policières.... » (1) Bonnet à corno : le Doge de Venise portait comme coiffure un bonnet spécial possédant une manière de cimier blanc Incurvé, dit le corno, visible sur tous les portraits. Sans laisser à aucune des cinq le loisir de parler, il enchaîne : « D'ailleurs réfléchissez : des querelles entre citoyens? des procès mystérieux? des exécutions? des affaires politiques étranges? Quel pays du monde n'en a connu?... Venise, ma Venise, est deux choses : l'apothéose de Véronèse au plafond de cette salle dans laquelle je vous ai amenées aujourd'hui, et le tombeau de Titien, mon aïeul, dans l'église des Frari où je vous conduirai demain.... » Et un grand silence tombe. 95
Giovaninelli regarde les cinq Françaises. Elles lui paraissent soudain pâlies, les yeux brillant étrangement, les lèvres muettes,... quelque peu gênées peut-être? Alors, subitement il revient de son accès d'exaltation. Il craint de s'être laissé emporter par la chimère dont tout Venise sait qu'il vit, en passionné de sa ville. Il se reproche à part lui d'avoir sans doute dépassé la mesure à l'égard de ces étrangères devant lesquelles il a ouvert son cœur de poète. Et avec ce sourire très fin qui souligne les traits du visage sous l'argent des cheveux blancs, il retrouve toute son allure, pareille à celle des nobles Vénitiens d'autrefois dont il tient à si grand honneur de descendre. Et il s'excuse : « Je suis désolé.... Je vous demande de bien vouloir me pardonner.... Lorsqu'il s'agit de ma ville, je ne sais pas me contenir. Et je crois bien que, en vérité, j'ai abusé de votre complaisante attention.... Aussi j'aimerais mieux que vous consentiez à ne me point garder trop grande rigueur, car... car.... » Une pointe de malice perce dans le regard, et l'explication arrive : « ... Car, en vérité, mon emportement vient de votre faute.... - De notre faute?... à nous?... » Le même étonnement sur les cinq visages. Un sourire s'accentue sur les traits de Giovannelli : « Mais parfaitement.... Et, d'abord, parce que votre indulgence et l'attention qu'il vous a plu de me prêter, toutes ensemble, en cette promenade ont été telles que je me suis laissé aller aux écarts d'un enthousiasme devenu, en cette fin de ma vie, ma seule raison de tenir encore un peu à l'existence.... - Enthousiasme que votre ardeur nous a pleinement fait partager », coupe Martiale qui ajoute : « Ce « d'abord » ne peut donc absolument pas compter à nos yeux... mais il appelle un « ensuite » et si cet