Derrida (Grandes Biographies) (French Edition) by Peeters, Benoît [PDF]

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Zitiervorschau

Benoît Peeters

DERRIDA Flammarion

www.centrenationaldulivre.fr

© Flammarion, 2010. Dépôt légal : octobre 2010 ISBN Epub : 9782081346420 ISBN PDF Web : 9782081346437 Le livre a été imprimé sous les références : ISBN : 9782081214071

Ouvrage composé et converti par Meta-systems (59100 Roubaix)

Présentation de l'éditeur Écrire la vie de Jacques Derrida (1930-2004), c’est raconter l’histoire d’un petit Juif d’Alger, exclu de l’école à douze ans, qui devint le philosophe français le plus traduit dans le monde, l’histoire d’un homme fragile et tourmenté qui, jusqu’au bout, continua de se percevoir comme un « mal aimé » de l’université française. C’est faire revivre des mondes aussi différents que l’Algérie d’avant l’Indépendance, le microcosme de l’École normale supérieure, la nébuleuse structuraliste, les turbulences de l’après68. C’est évoquer une exceptionnelle série d’amitiés avec des écrivains et philosophes de premier plan, de Louis Althusser à Maurice Blanchot, de Jean Genet à Hélène Cixous, en passant par Emmanuel Levinas et JeanLuc Nancy. C’est reconstituer une non moins longue série de polémiques, riches en enjeux mais souvent brutales, avec des penseurs comme Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault, Jacques Lacan, John R. Searle ou Jürgen Habermas, ainsi que plusieurs affaires qui débordèrent largement les cercles académiques, dont les plus fameuses concernèrent Heidegger et Paul de Man. C’est retracer une série d’engagements politiques courageux, en faveur de Nelson Mandela, des sans-papiers ou du mariage gay. C’est relater la fortune d’un concept la déconstruction – et son extraordinaire influence, bien au-delà du monde philosophique, sur les études littéraires, l’architecture, le droit, la théologie, le féminisme, les queer ou les postcolonial studies. Pour écrire cette biographie passionnante et riche en surprises, Benoît Peeters a interrogé plus d’une centaine de témoins. Il est aussi le premier à avoir pris connaissance de l’immense archive personnelle accumulée par Jacques Derrida tout au long de sa vie ainsi que de nombreuses correspondances. Son livre renouvelle en profondeur notre vision de celui qui restera sans doute comme le philosophe majeur de la seconde moitié du XXe siècle. Né à Paris en 1956, Benoît Peeters est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Lire la bande dessinée, Hergé fils de Tintin et Nous est un autre (éditions Flammarion). Trois ans avec Derrida, les carnets d’un biographe accompagne et complète le présent volume.

AUTRES OUVRAGES DE BENOÎT PEETERS (EXTRAITS) Omnibus, roman, Minuit, 1976, Les Impressions Nouvelles, 2001. La Bibliothèque de Villers, roman, Robert Laffont, 1980 (épuisé). Les Cités obscures, bandes dessinées (en collaboration avec François Schuiten), 16 volumes parus, Casterman, 1983-2010. Le Monde d'Hergé, monographie, Casterman, 1983. Le Mauvais Œil, récit photographique (en collaboration avec MarieFrançoise Plissart), Minuit, 1986. Love Hotel,bande dessinée (en collaboration avec Frédéric Boilet), Casterman, 1993 ; Ego comme X, 2005. Tokyo est mon jardin, bande dessinée(en collaboration avec Frédéric Boilet), Casterman, 1997. Demi-tour, bande dessinée(en collaboration avec Frédéric Boilet), Dupuis, 1997. Entretiens avec Alain Robbe-Grillet, DVD vidéo, Les Impressions Nouvelles, 2001. Hergé, fils de Tintin, biographie‚ Flammarion, 2002. Le Transpatagonien, roman(en collaboration avec Raoul Ruiz), Les Impressions Nouvelles, 2002. Lire la bande dessinée, essai, Flammarion, 2003. Nous est un autre. Enquête sur les duos d'écrivains‚ essai (en collaboration avec Michel Lafon), Flammarion‚ 2006. Villes enfuies, récits et fragments, Les Impressions Nouvelles, 2007. Lire Tintin, les bijoux ravis, essai, Les Impressions Nouvelles, 2007. Écrire l'image, un itinéraire, essai, Les Impressions Nouvelles, 2008. Chris Ware, la bande dessinée réinventée, essai (en collaboration avec Jacques Samson), Les Impressions Nouvelles, 2010. Trois ans avec Derrida. Les carnets d'un biographe, Flammarion, 2010. Plus d'informations sur : www.derridalabiographie.com www.benoitpeeters.net

DERRIDA

« Personne ne saura jamais à partir de quel secret j'écris et que je le dise n'y change rien. »

Introduction Un philosophe a-t-il une vie ? Peut-on écrire sa biographie ? Telle est la question qui fut posée, en octobre 1996, à un colloque organisé par la New York University. Dans une intervention improvisée, Jacques Derrida commença par rappeler : Comme vous le savez, la philosophie traditionnelle exclut la biographie, elle considère la biographie comme quelque chose d'extérieur à la philosophie. Vous vous souvenez de la formule de Heidegger à propos d'Aristote : « Quelle fut la vie d'Aristote ? » Eh bien, la réponse tient en une seule phrase : « Il est né, il a pensé, il est mort. » Et tout le reste est pure anecdote 1.

Cette position, pourtant, n'était pas celle de Derrida. En 1976 déjà, dans une conférence sur Nietzsche, il écrivait : La biographie d'un « philosophe », nous ne la considérons plus comme un corpus d'accidents empiriques laissant un nom et une signature hors d'un système qui serait, lui, offert à une lecture philosophique immanente, la seule qui soit tenue pour philosophiquement légitime […] 2.

Derrida appelait alors à inventer « une nouvelle problématique du biographique en général, de la biographie des philosophes en particulier » pour repenser la frontière entre « le corpus et le corps ». Cette préoccupation ne le quitta pas. Dans un entretien tardif, il insista encore sur le fait que « la question de la “biographie” » ne le gênait en rien. On peut même dire qu'elle l'intéressait beaucoup : Je suis de ceux, peu nombreux, qui l'ont constamment rappelé : il faut bien (et il faut bien le faire) remettre en scène la biographie des philosophes et l'engagement signé, en particulier l'engagement politique, de leur nom propre, qu'il s'agisse de Heidegger ou aussi bien de Hegel, de Freud ou de Nietzsche, de Sartre ou de Blanchot, etc. 3.

Au sein de ses propres ouvrages, Derrida ne craignit d'ailleurs pas, à propos de Walter Benjamin, de Paul de Man et de quelques autres, de recourir au matériau biographique. Dans Glas par exemple, il cite abondamment la correspondance de Hegel, évoquant ses liens familiaux et

ses soucis financiers, sans considérer ces textes comme mineurs ni comme étrangers à son travail philosophique. Dans une des dernières séquences du film que lui consacrèrent Kirby Dick et Amy Ziering Kofman, Derrida va même plus loin, répondant de manière provocatrice sur ce qu'il voudrait découvrir dans un documentaire sur Kant, Hegel ou Heidegger : J'aimerais les entendre parler de leur vie sexuelle. Quelle est la vie sexuelle de Hegel ou de Heidegger ? [...] Parce que c'est quelque chose dont ils ne parlent pas. J'aimerais les entendre évoquer quelque chose dont ils ne parlent pas. Pourquoi les philosophes se présentent-ils dans leur œuvre comme des êtres asexués ? Pourquoi ont-ils effacé leur vie privée de leur œuvre ? Pourquoi ne parlent-ils jamais de choses personnelles ? Je ne dis pas qu'il faudrait faire un film porno sur Hegel ou Heidegger. Je veux les entendre parler de la part que l'amour joue dans leur vie.

De manière plus significative encore, l'autobiographie – celle des autres, Rousseau et Nietzsche au premier chef, mais aussi la sienne – fut pour Derrida un objet philosophique à part entière, digne de considération dans son principe et plus encore dans son détail. À ses yeux, l'écriture autobiographique était même le genre par excellence, celui qui, le premier, lui avait donné l'envie d'écrire, celui qui ne cessa jamais de le hanter. Il rêvait depuis l'adolescence d'une sorte d'immense journal de vie et de pensée, d'un texte ininterrompu, polymorphe, et pour ainsi dire absolu : Au fond les Mémoires, sous une forme qui ne serait pas ce qu'on appelle en général des Mémoires, sont la forme générale de tout ce qui m'intéresse, le désir fou de tout garder, de tout rassembler dans son idiome. Et la philosophie, en tout cas la philosophie académique, pour moi, a toujours été au service de ce dessein autobiographique de mémoire 4.

Ces Mémoires qui n'en sont pas, Derrida nous les a donnés en les disséminant dans beaucoup de ses livres. Circonfession, La Carte postale, Le monolinguisme de l'autre, Voiles, Mémoires d'aveugle, La contre-allée 5 et bien d'autres textes, dont beaucoup d'entretiens tardifs, ainsi que les deux films qui lui ont été consacrés, dessinent une autobiographie fragmentaire, mais riche en détails concrets et quelquefois très intimes qu'il lui arriva de désigner comme un « opus autobiothanatohétérographique ». Je me suis largement appuyé sur ces notations d'une grande richesse, tout en les confrontant à d'autres sources à chaque fois que c'était possible. Je ne chercherai pas à offrir dans ce livre une introduction à la philosophie de Jacques Derrida, moins encore une nouvelle interprétation d'une œuvre dont l'ampleur et la richesse défieront longtemps les

commentateurs. Mais je voudrais proposer la biographie d'une pensée au moins autant que l'histoire d'un individu. Je m'attacherai donc en priorité aux lectures et aux influences, à la genèse des principaux ouvrages, aux turbulences de leur réception, aux combats qu'a menés Derrida, aux institutions qu'il a fondées. Il ne s'agira pas pour autant d'une biographie intellectuelle. La formule m'agace, à bien des égards, par les exclusions qu'elle semble impliquer : l'enfance, la famille, l'amour, la vie matérielle. Pour Derrida lui-même – il l'expliqua dans ses entretiens avec Maurizio Ferraris – « l'expression “biographie intellectuelle” » était d'ailleurs éminemment problématique, et plus encore, un siècle après la naissance de la psychanalyse, celle de « vie intellectuelle consciente ». Tout comme lui semblait fragile et indécise la frontière entre la vie publique et la vie privée : À un certain moment de la vie et de la trajectoire d'un homme public, de ce que, selon des critères bien confus, on appelle un homme public, toute archive privée, à supposer que cela ne soit pas là une contradiction dans les termes, est destinée à devenir une archive publique dès lors qu'elle n'est pas immédiatement brûlée (et encore, à condition que, brûlée, elle ne laisse pas traîner derrière elle la cendre parlante et brûlante de quelques symptômes archivables par l'interprétation ou la rumeur publique) 6.

La présente biographie n'a donc rien voulu s'interdire. Écrire la vie de Jacques Derrida, c'est raconter l'histoire d'un petit Juif d'Alger, exclu de l'école à douze ans, qui devint le philosophe français le plus traduit dans le monde, l'histoire d'un homme fragile et tourmenté qui, jusqu'au bout, continua de se percevoir comme un « mal aimé » de l'Université française. C'est faire revivre des mondes aussi différents que l'Algérie d'avant l'Indépendance, le microcosme de l'École normale supérieure, la nébuleuse structuraliste, les turbulences de l'après-68. C'est évoquer une exceptionnelle série d'amitiés avec des écrivains et philosophes de premier plan, de Louis Althusser à Maurice Blanchot, de Jean Genet à Hélène Cixous, en passant par Emmanuel Levinas et Jean-Luc Nancy. C'est reconstituer une non moins longue série de polémiques, riches en enjeux mais souvent brutales, avec des penseurs comme Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault, Jacques Lacan, John R. Searle ou Jürgen Habermas, ainsi que plusieurs affaires qui débordèrent largement les cercles académiques, dont les plus fameuses concernèrent Heidegger et Paul de Man. C'est retracer une série d'engagements politiques courageux, en faveur de Nelson Mandela, des sans-papiers ou du mariage gay. C'est relater la fortune d'un concept – la déconstruction – et son extraordinaire influence, bien au-delà

du monde philosophique, sur les études littéraires, l'architecture, le droit, la théologie, le féminisme, les queer studies et les postcolonial studies. Pour mener à bien ce projet, j'ai naturellement entrepris une lecture ou une relecture aussi complète que possible d'une œuvre dont on connaît l'ampleur : quatre-vingts ouvrages publiés et d'innombrables textes et entretiens non repris en volume. J'ai exploré la littérature secondaire autant que cela m'était possible. Mais je me suis d'abord appuyé sur les considérables archives que Derrida nous a laissées, ainsi que sur des rencontres avec une centaine de témoins. L'archive était pour l'auteur de Papier Machine une véritable passion et un thème constant de réflexion. Mais c'était aussi une réalité très concrète. Comme il le déclara dans une de ses dernières interventions publiques : « Je n'ai jamais rien perdu ou détruit. Jusqu'aux petits papiers […] que Bourdieu ou Balibar venait mettre sur ma porte […] j'ai tout. Les choses les plus importantes et les choses apparemment les plus insignifiantes 7. » Ces documents, Derrida souhaitait qu'ils fussent accessibles et consultables, expliquant même : Le grand fantasme […], c'est que tous ces papiers, livres ou textes, ou disquettes, me survivent déjà. Ce sont déjà des témoins. Je pense tout le temps à ça, à qui viendra après ma mort, qui viendrait regarder par exemple ce livre que j'ai lu en 1953, et demandera : « Pourquoi a-t-il coché ça, mis une flèche là ? » Je suis obsédé par la structure survivante de chacun de ces bouts de papiers, de ces traces 8.

L'essentiel de ces archives personnelles se trouve rassemblé dans deux fonds, que j'ai méthodiquement explorés : la Special Collection de la Langson Library d'Irvine, en Californie ; le fonds Derrida de l'IMEC – Institut Mémoires de l'édition contemporaine – à l'abbaye d'Ardenne, près de Caen. Me familiarisant peu à peu avec une graphie dont tous les proches connaissaient la difficulté, j'ai eu la chance d'être le premier à pouvoir prendre connaissance de l'incroyable somme de documents accumulés par Jacques Derrida tout au long de sa vie : les travaux scolaires, les carnets personnels, les manuscrits des livres, des cours et des séminaires inédits, les transcriptions d'entretiens et de tables rondes, les articles de presse, et bien sûr la correspondance. S'il conservait scrupuleusement le moindre courrier qu'on lui envoyait – regrettant encore, quelques mois avant sa mort, l'unique correspondance qu'il avait détruite 9 –, Jacques Derrida ne faisait que très rarement de brouillons ou de doubles de ses propres lettres. Des recherches

considérables ont donc été nécessaires pour retrouver et pouvoir consulter les plus importants de ces échanges, par exemple ceux avec Louis Althusser, Paul Ricœur, Maurice Blanchot, Michel Foucault, Emmanuel Levinas, Gabriel Bounoure, Philippe Sollers, Paul de Man, Roger Laporte, Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe et Sarah Kofman. Plus précieuses encore sont certaines lettres envoyées à des amis de jeunesse, comme Michel Monory et Lucien Bianco, pendant les années de formation. Bien d'autres sont restées introuvables ou ont été perdues, comme les très nombreuses lettres envoyées par Derrida à ses parents. Particularité non négligeable, j'ai entrepris cette biographie dans l'immédiat après-coup, alors que nous venions à peine d'entrer « dans le revenir de Jacques Derrida », pour citer une formule de Bernard Stiegler. Commencée en 2007, elle est publiée en 2010, l'année où il aurait eu quatrevingts ans. Il aurait donc été absurde de ne s'appuyer que sur des matériaux écrits, alors que la plupart des proches du philosophe sont potentiellement accessibles. Exceptionnelle est la confiance que m'a accordée Marguerite Derrida, en me permettant d'accéder à l'ensemble des archives, mais aussi en m'accordant de nombreux entretiens. Essentielles ont été les rencontres, souvent longues et parfois répétées, avec des témoins de toutes les époques. J'ai eu la chance de pouvoir parler avec le frère, la sœur et la cousine préférée de Derrida, ainsi qu'avec beaucoup de condisciples et compagnons de jeunesse, de manière à éclairer ce qu'il appela un jour « une adolescence de trente-deux ans ». J'ai pu interroger une centaine de proches : des amis, des collègues, des éditeurs, des étudiants, et même quelques-uns de ses détracteurs. Mais bien sûr je n'ai pu prendre contact avec tous les témoins potentiels, et certains n'ont pas souhaité me rencontrer. Une biographie se construit aussi à partir des obstacles et des refus, ou, si l'on préfère, des résistances. Plus d'une fois, il m'est arrivé d'être pris de vertige devant l'ampleur et la difficulté de la tâche dans laquelle je m'étais lancé. Il fallait sans doute une forme de naïveté, ou au moins d'ingénuité, pour mettre en œuvre un tel projet. L'un des meilleurs commentateurs de l'œuvre, Geoffrey Bennington, n'avait-il pas écarté sévèrement la possibilité d'une biographie digne de ce nom :

Bien entendu, on peut s'attendre à ce qu'un jour Derrida fasse l'objet d'une biographie et alors rien ne pourra empêcher que celle-ci s'inscrive dans la veine traditionnelle du genre […]. Mais ce type d'écriture, fondé sur la complaisance et la récupération, devra tôt ou tard se confronter au fait que le travail de Derrida en aurait sans doute ébranlé les présupposés. Il y a fort à parier que l'un des derniers genres d'écriture savante ou quasi savante à être affecté par la déconstruction sera celui de la biographie. […] Est-il possible de concevoir une biographie multiple, stratifiée plutôt que hiérarchisée, autrement dit fractale, qui échapperait aux visées totalisantes et téléologiques qui ont toujours commandé au genre 10 ?

Sans nier l'intérêt d'une telle approche, j'ai moins cherché, au bout du compte, à proposer une biographie derridienne qu'une biographie de Derrida. Le mimétisme, en cette matière comme en bien d'autres, ne me semble pas le meilleur service que nous puissions lui rendre aujourd'hui. La fidélité qui m'importait était d'une autre nature. Jacques Derrida m'avait accompagné, souterrainement, depuis ma première lecture de De la grammatologie, en 1974. Je l'avais un peu connu, dix ans plus tard, à l'époque où il écrivit une généreuse lecture de Droit de regards, album photographique que j'avais réalisé avec Marie-Françoise Plissart. Nous avions échangé des lettres et des livres. Jamais je n'avais cessé de le lire. Et voici que, trois années durant, il a occupé le meilleur de mon temps et s'est insinué jusque dans mes rêves, en une sorte de collaboration in absentia 11. Écrire une biographie, c'est vivre une aventure intime et parfois intimidante. Quoi qu'il arrive, Jacques Derrida fera désormais partie de ma propre vie, comme une sorte d'ami posthume. Étrange amitié à sens unique qu'il n'aurait pas manqué d'interroger. J'en suis persuadé : il n'est de biographie que des morts. À toute biographie, il manque donc le lecteur suprême : le disparu. S'il existe une éthique du biographe, c'est peut-être là qu'on peut la situer : oserait-il se tenir, avec son livre, devant son sujet ?

I JACKIE 1930-1962

Chapitre premier Le Négus 1930-1942 Longtemps, les lecteurs de Derrida n'ont rien su de son enfance ni de sa jeunesse. Tout juste pouvaient-ils connaître l'année de sa naissance, 1930, et le lieu, El-Biar, un faubourg d'Alger. Des allusions autobiographiques sont certes présentes dans Glas et surtout dans La Carte postale, mais à ce point prises dans les jeux textuels qu'elles restent radicalement incertaines et comme indécidables. C'est en 1983, dans un entretien avec Catherine David pour Le Nouvel Observateur, que Jacques Derrida accepte pour la première fois de donner quelques détails factuels. Il le fait sur un mode ironique et vaguement agacé, et dans un style quasi télégraphique, comme s'il était pressé de se débarrasser de ces questions impossibles : Vous parliez tout à l'heure de l'Algérie, c'est là que tout a commencé pour vous… Ah, vous voulez que je vous dise des choses comme « Je-suis-né-à-El-Biar-dans-la-banlieued'Alger-famille-juive-petite-bourgeoise-assimilée-mais… ». Est-ce nécessaire ? Je n'y arriverai pas, il faut m'aider… Comment s'appelait votre père ? Allons bon. Il avait cinq noms, tous les noms de la famille sont cryptés, avec quelques autres, dans La Carte postale, parfois illisibles pour ceux-là mêmes qui les portent, souvent sans majuscule, comme on le ferait pour « aimé » ou « rené »… À quel âge avez-vous quitté l'Algérie ? Décidément… Je viens en France à dix-neuf ans. Je ne m'étais jamais éloigné d'El-Biar. Guerre de 40 en Algérie, donc avec les premiers grondements souterrains de la guerre d'Algérie 1.

En 1986, dans l'émission de France-Culture « Le bon plaisir de Jacques Derrida », il renouvelle les mêmes objections, tout en reconnaissant que l'écriture permettrait sans doute d'aborder ces questions : Je souhaiterais qu'il y eût un récit possible. Pour l'instant, ce n'est pas possible. Je rêve d'arriver un jour – non pas à faire le récit de cet héritage, de cette expérience passée, de cette histoire, mais d'en faire au moins un récit parmi d'autres possibles. Mais pour y arriver, il me faudrait

faire un travail, me lancer dans une aventure dont je n'ai pas été jusqu'ici capable. Inventer, inventer un langage, inventer des modes d'anamnèse… 2.

Peu à peu, les allusions à l'enfance vont se faire moins réticentes. Dans Ulysse gramophone, en 1987, il cite son prénom secret, Élie, celui qui lui fut donné au septième de ses jours ; dans Mémoires d'aveugle, trois ans plus tard, il évoque sa « jalousie blessée » à l'égard des talents de dessinateur que la famille reconnaissait à son frère René. L'année 1991 marque un tournant, avec le volume Jacques Derrida qui paraît dans la collection « Les Contemporains » aux éditions du Seuil : non seulement la contribution de Jacques Derrida, Circonfession, est de bout en bout autobiographique, mais dans le « Curriculum vitae » qui suit l'analyse de Geoffrey Bennington, le philosophe accepte de se plier à ce qu'il désigne comme « la loi du genre », même s'il le fait avec un empressement que son coauteur qualifie pudiquement d'inégal 3. Mais l'enfance et la jeunesse sont de loin les parties privilégiées, en tout cas pour ce qui est des notations personnelles. À partir de ce moment, les pages autobiographiques se font de plus en plus nombreuses. Comme Derrida le reconnaît en 1998, « au cours des deux dernières décennies […], sur un mode à la fois fictif et non fictif, les textes à la première personne se sont multipliés : actes de mémoire, confessions, réflexions sur la possibilité ou l'impossibilité de la confession 4 ». Aussitôt qu'on commence à les assembler, ces fragments proposent un récit remarquablement précis, même s'il est à la fois répétitif et lacunaire. Il s'agit d'une source inestimable, la principale pour cette période, la seule qui nous permette d'évoquer cette enfance de manière sensible, et comme de l'intérieur. Mais ces récits à la première personne – faut-il le rappeler – doivent d'abord être lus comme des textes. On devrait les approcher avec autant de prudence que Les Confessions de saint Augustin ou de Rousseau. Et de toute manière, Derrida le reconnaît, il s'agit de reconstructions tardives, aussi fragiles qu'incertaines : « j'essaie de me rappeler, au-delà des faits documentés et des repères subjectifs, ce que je pouvais penser, ressentir à ce moment-là, mais ces tentatives échouent le plus souvent 5 ». Les traces matérielles que l'on peut ajouter et confronter à cet abondant matériel autobiographique sont malheureusement peu nombreuses. Une grande partie des papiers de famille semble avoir disparu en 1962, lorsque les parents de Derrida ont quitté précipitamment El-Biar. Je n'ai retrouvé aucune lettre de la période algérienne. Et malgré mes efforts, il m'a été

impossible de mettre la main sur le moindre document dans les écoles qu'il y a fréquentées. Mais j'ai eu la chance de recueillir quatre précieux témoignages sur ces années lointaines : ceux de René et Janine Derrida – le frère aîné et la sœur de Jackie –, de sa cousine Micheline Lévy, ainsi que de Fernand Acharrok, l'un de ses plus proches amis de l'époque. En 1930, l'année de sa naissance, l'Algérie célèbre en grande pompe le centenaire de la conquête française. Lors de son voyage, le président de la République, Gaston Doumergue, a tenu à célébrer « l'œuvre admirable de la colonisation et de la civilisation » réalisée depuis un siècle. Ce moment est considéré par beaucoup comme l'apogée de l'Algérie française. L'année suivante, au bois de Vincennes, l'Exposition coloniale accueillera trentetrois millions de visiteurs, alors que l'exposition anticolonialiste conçue par les surréalistes n'a qu'un succès des plus modestes. Avec ses 300 000 habitants, sa cathédrale, son musée et ses grandes avenues, « Alger la Blanche » apparaît comme la vitrine de la France en Afrique. Tout cherche à rappeler les villes de la métropole, à commencer par le nom des rues : avenue Georges-Clemenceau, boulevard Gallieni, rue Michelet, place Jean-Mermoz, etc. Les « musulmans » ou « indigènes » – ainsi qu'on désigne généralement les Arabes – y sont légèrement minoritaires par rapport aux « Européens ». L'Algérie où va grandir Jackie est une société profondément inégalitaire, sur le plan des droits politiques comme sur celui des conditions de vie. Les communautés se côtoient mais ne se mélangent guère, surtout lorsqu'il s'agit de se marier. Comme beaucoup de familles juives, les Derrida sont arrivés d'Espagne bien avant la conquête française. Dès le début de la colonisation, les Juifs ont été considérés comme des auxiliaires et des alliés potentiels par les forces d'occupation françaises, ce qui les a éloignés des musulmans auxquels ils se mêlaient jusqu'alors. Un autre événement va les en séparer plus encore : le 24 octobre 1870, le ministre Adolphe Crémieux donne son nom au décret qui naturalise en bloc les 35 000 Juifs vivant en Algérie. Cela n'empêche pas l'antisémitisme de se déchaîner en Algérie à partir de 1897. L'année suivante, Édouard Drumont, l'auteur tristement célèbre de La France juive, est élu député d'Alger 6. L'une des conséquences du décret Crémieux est l'assimilation grandissante des Juifs dans la vie française. On conserve certes les traditions religieuses, mais dans un espace purement privé. On francise les

prénoms juifs ou, comme chez les Derrida, on les relègue dans une discrète seconde position. On parle du temple plutôt que de la synagogue, de la communion plutôt que de la bar-mitsvah. Derrida lui-même, beaucoup plus attentif aux questions historiques qu'on le croit souvent, était très sensible à cette évolution : J'ai participé à une transformation extraordinaire du judaïsme français d'Algérie : mes arrièregrands-parents étaient encore très proches des Arabes par la langue, les coutumes, etc. Après le décret Crémieux (1870), à la fin du XIXe siècle, la génération suivante s'est embourgeoisée : bien qu'elle se soit mariée presque clandestinement dans l'arrière-cour d'une mairie d'Alger à cause des pogroms (en pleine affaire Dreyfus), ma grand-mère [maternelle] élevait déjà ses filles comme des bourgeoises parisiennes (bonnes manières du 16e arrondissement, leçons de piano, etc.). Puis ce fut la génération de mes parents : peu d'intellectuels, des commerçants surtout, modestes ou non, dont certains exploitaient déjà une situation coloniale en se faisant les représentants exclusifs de grandes marques métropolitaines 7.

Le père de Derrida, Haïm Aaron Prosper Charles, dit Aimé, est né à Alger le 26 septembre 1896. À l'âge de douze ans, il entre comme apprenti à la maison de vins et spiritueux Tachet ; il y travaillera toute sa vie, comme l'avait fait son propre père, Abraham Derrida, et comme l'avait fait celui d'Albert Camus, également employé dans une maison de vins, sur le port d'Alger. La vigne, dans l'entre-deux-guerres, est le premier revenu de l'Algérie et son vignoble est le quatrième du monde. Le 31 octobre 1923, Aimé épouse Georgette Sultana Esther Safar, née le 23 juillet 1901, fille de Moïse Safar (1870-1943) et de Fortunée Temime (1880-1961). Leur premier enfant, René Abraham, naît en 1925. Un second fils, Paul Moïse, meurt à l'âge de trois mois, le 4 septembre 1929, moins d'un an avant la naissance de celui qui deviendra Jacques Derrida. Cela dut faire de lui, écrira-t-il dans Circonfession, « un précieux mais si vulnérable intrus, un mortel de trop, Élie aimé à la place d'un autre 8 ». Jackie naît à l'aube, le 15 juillet 1930, à El-Biar, sur les hauteurs d'Alger, dans une maison de vacances. Sa mère a refusé jusqu'au dernier moment d'interrompre une partie de poker, un jeu qui restera la passion de sa vie. Le prénom principal de l'enfant a sans doute été choisi à cause de Jackie Coogan, qui avait le rôle vedette dans The Kid. Au moment de la circoncision, on lui donne aussi un second prénom, Élie, qui n'est pas inscrit à l'état civil, contrairement à celui de son frère et de sa sœur. Jusqu'en 1934, la famille vit en ville, sauf pendant les mois d'été. Ils habitent rue Saint-Augustin, ce qui pourrait sembler trop beau pour être vrai quand on sait l'importance que l'auteur des Confessions aura dans l'œuvre de Derrida. De cette première habitation, où ses parents ont vécu neuf ans,

il ne gardera que de très vagues images : « un vestibule sombre, une épicerie en bas de la maison 9 ». Peu avant la naissance d'un nouvel enfant, les Derrida s'installent à ElBiar – le puits, en arabe –, une banlieue plutôt cossue où les enfants pourront respirer. S'endettant pour de longues années, ils achètent une modeste villa, 13, rue d'Aurelle-de-Paladines. Située « à la bordure d'un quartier arabe et d'un cimetière catholique, au bout du chemin du Repos », elle est pourvue d'un jardin qu'il évoquera plus tard comme le Verger, le Pardès ou PaRDeS, comme il aime l'écrire, image du Paradis autant que du Grand Pardon et lieu essentiel dans la tradition de la Kabbale. À la naissance de sa sœur Janine correspond une anecdote restée célèbre dans la famille, le premier « mot » de Derrida qui soit parvenu jusqu'à nous. Lorsque ses grands-parents le firent entrer dans la chambre, ils lui montrèrent une malle, qui contenait sans doute le nécessaire d'accouchement de l'époque, en disant que c'était de là que venait sa petite sœur. Jackie s'approcha du berceau et regarda le bébé avant de déclarer : « Je veux qu'on la remette dans sa valise. » À l'âge de cinq ou six ans, Jackie est un enfant très gracieux. Un petit canotier sur la tête, il chante du Maurice Chevalier pendant les fêtes de famille ; souvent, on le surnomme le « Négus » tellement il est noir de peau. Pendant toute sa petite enfance, la relation de Jackie et de sa mère est particulièrement fusionnelle. Georgette, qui avait été mise en nourrice jusqu'à l'âge de trois ans, n'est ni très tendre ni très démonstrative avec ses enfants. Cela n'empêche pas Jackie d'avoir pour elle une véritable adoration, proche de celle du petit Marcel d'Àlarecherche du temps perdu. Derrida se décrira comme « cet enfant que les grands s'amusaient à faire pleurer pour un oui ou pour un non », cet enfant « qui jusqu'à la puberté appelait “Maman j'ai peur” toutes les nuits jusqu'à ce qu'on le laisse dormir sur un divan près des parents 10 ». Lorsqu'on le met à l'école, il reste en larmes dans la cour, le visage collé contre la grille. Je me rappelle très bien la détresse, détresse de la séparation d'avec ma famille, d'avec ma mère, les pleurs, les cris dans la maternelle, je revois les images quand l'institutrice me disait : « Ta mère viendra te chercher », je demandais : « Où est-elle ? » et elle me disait : « Elle fait la cuisine », et j'imaginais que dans cette école maternelle […], il y avait un lieu où ma mère faisait la cuisine. Je me rappelle les larmes et les cris à l'entrée, et les rires à la sortie. […] J'allais jusqu'à inventer des maladies pour ne pas aller à l'école, je demandais qu'on prenne ma température 11.

Le futur auteur de « Tympan » et de « L'oreille de l'autre » souffre surtout d'otites à répétition, qui suscitent une grande inquiétude dans la famille. On l'emmène de médecin en médecin. Les traitements de l'époque sont violents, avec des poires d'eau chaude qui percent le tympan. À un moment, il est même question de lui enlever l'os mastoïde, une opération très douloureuse, mais alors assez fréquente. Un drame infiniment plus grave survient à cette époque : son cousin Jean-Pierre, qui est d'un an son aîné, meurt écrasé par une voiture, devant sa maison de Saint-Raphaël. Le choc est d'autant plus terrible qu'à l'école on lui annonce d'abord par erreur que c'est son frère René qui vient de mourir. Derrida restera très marqué par ce premier deuil. À sa cousine Micheline Lévy, il dira un jour qu'il a mis des années à comprendre pourquoi il a voulu appeler ses deux fils Pierre et Jean. À l'école primaire, Jackie est un très bon élève, sauf en ce qui concerne son écriture ; elle est jugée impossible et elle le restera. « Pendant la récréation, le maître d'école, qui savait que j'étais le premier de la classe, me disait : “Remonte réécrire ça, c'est illisible ; quand tu seras au lycée, tu pourras te permettre d'écrire comme ça ; mais pour le moment ce n'est pas acceptable” 12. » Dans cette école comme sans doute dans bien d'autres en Algérie, les problèmes raciaux sont déjà très sensibles : il y a beaucoup de brutalités entre les élèves. Encore très craintif, Jackie considère l'école comme un enfer, tant il s'y sent exposé. Chaque jour, il a peur que les bagarres dégénèrent. « Il y avait de la violence raciste, raciale, qui se développait tous azimuts, racisme anti-arabe, antisémite, anti-italien, antiespagnol… Il y avait tout ! Tous les racismes se croisaient… 13. » Si les petits « indigènes » sont nombreux dans les classes primaires, ils disparaissent pour la plupart lors de l'entrée au lycée. Derrida le racontera dans Le monolinguisme de l'autre : l'arabe est considéré comme une langue étrangère, dont l'apprentissage est possible mais jamais encouragé. Quant à la réalité algérienne, elle est absolument niée : l'histoire de France qu'on leur enseigne est « une discipline incroyable, une fable et une bible, mais une doctrine d'endoctrinement quasiment ineffaçable ». On ne dit pas un mot sur l'Algérie, rien de son histoire ni de sa géographie, alors qu'on exige des enfants qu'ils soient capables de « dessiner les yeux fermés les côtes de

Bretagne ou l'estuaire de la Gironde » et de réciter par cœur « le nom des chefs-lieux de tous les départements français 14 ». Avec la métropole, comme il faut officiellement l'appeler, les élèves entretiennent pourtant des rapports plus qu'ambigus. Quelques privilégiés y vont pour les vacances, souvent dans des villes d'eau comme Évian, Vittel ou Contrexéville. Pour tous les autres, dont font partie les enfants Derrida, la France, proche et lointaine à la fois, de l'autre côté d'une mer qui est comme un abîme infranchissable, apparaît comme un pays de rêve. C'est le « modèle du bien-parler et du bien-écrire ». Bien plus qu'une patrie, on la perçoit comme un ailleurs qui est « à la fois une place forte et un tout autre lieu ». Quant à l'Algérie, ils le sentent « d'un savoir obscur, mais assuré », elle est bien autre chose qu'une province parmi d'autres. « Pour nous, dès l'enfance, l'Algérie, c'était aussi un pays […] 15. » La religion juive est présente dans le quotidien familial de manière plutôt discrète. Lors des grandes fêtes, on emmène les enfants à la synagogue à Alger ; Jackie est surtout sensible à la musique et aux chants sépharades, un goût qu'il gardera toute sa vie. Dans un de ses derniers textes, il se souviendra aussi des rites de la lumière à El-Biar, dès le vendredi soir. « Je revois l'instant où, toutes les précautions étant prises, ma mère ayant allumé la veilleuse dont la petite flamme surnageait à la surface d'un verre d'huile, il fallait soudain ne plus toucher au feu, ne plus allumer une allumette, surtout pas pour fumer, ni mettre le doigt sur un interrupteur. » Il gardera également des images joyeuses de Pourim avec « les bougies plantées dans les mandarines, les “guenégueletes aux amandes”, les “galettes blanches” trouées et couvertes de sucre glacé après avoir été trempées dans le sirop puis suspendues comme du linge autour d'une corde 16 ». Dans la famille, c'est Moïse Safar, le grand-père maternel qui, sans être rabbin, incarne la conscience religieuse : « une rectitude vénérable le plaçait au-dessus du prêtre 17 ». D'allure austère, très pratiquant, il reste assis dans son fauteuil, plongé pendant des heures dans son livre de prières. C'est lui qui, peu avant de mourir, lors de la bar-mitsvah de Jackie, lui donnera ce tallith entièrement blanc, qu'il évoquera longuement dans Voiles, ce châle de prière qu'il dira « toucher » ou « caresser tous les jours 18 ». La grand-mère maternelle, Fortunée Safar, survivra longtemps à son mari. Elle est la figure dominante de la famille : aucune décision importante ne peut se prendre sans qu'elle soit consultée ; elle fait de longs séjours rue

d'Aurelle-de-Paladines, dans la famille Derrida. Le dimanche et pendant les mois d'été, la maison déborde de monde. C'est le point de ralliement des cinq filles Safar. Georgette, la mère de Jackie, est la troisième ; elle est célèbre pour ses fous rires et sa coquetterie. Et plus encore pour sa passion du poker. La plupart du temps, elle fait caisse commune avec sa mère, ce qui leur permet d'équilibrer les gains et les pertes. Jackie lui-même racontera qu'il a su jouer au poker bien avant d'apprendre à lire, capable très tôt de distribuer les cartes avec la dextérité d'un croupier de casino. Il n'aime rien tant que de rester assis au milieu de ses tantes, se délectant des bêtises qu'elles racontent avant de les répéter aux cousins et cousines. Si Georgette adore recevoir, si elle sait à l'occasion préparer un délicieux couscous aux herbes, elle ne se soucie guère des contraintes quotidiennes. Pendant la semaine, les provisions lui sont livrées par l'épicerie voisine. Et le dimanche matin, c'est son mari qui se charge d'aller faire le marché, parfois accompagné de Janine ou de Jackie. Homme plutôt taciturne et sans grande autorité, Aimé Derrida ne proteste guère contre le pouvoir matriarcal. « C'est l'hôtel Patch ici », lance-t-il parfois, mystérieusement, quand ces dames se pomponnent un peu trop à son goût. Son plaisir à lui est d'aller assister aux courses de chevaux, certains dimanches après-midi, pendant que la famille descend vers une des belles plages de sable fin, souvent celle de la Poudrière, à Saint-Eugène 19. Alors que la guerre a déjà été déclarée, mais est encore sans effet marquant sur le territoire algérien, une tragédie vient frapper la famille Derrida. Le jeune frère de Jackie, Norbert, qui vient d'avoir deux ans, est atteint d'une méningite tuberculeuse. Aimé se démène en tous sens pour essayer de le sauver, consultant de nombreux médecins, mais l'enfant meurt le 26 mars 1940. Pour Jackie, alors âgé de neuf ans, c'est la « source d'un étonnement infatigable » devant ce qu'il ne pourra jamais comprendre ni accepter : « continuer ou recommencer à vivre après la mort d'un proche ». « Je me rappelle le jour où j'ai vu mon père, en 1940, dans le jardin, allumer une cigarette une semaine après la mort de mon petit frère Norbert : “Mais comment peut-il encore ? Il sanglotait il y a huit jours !” Je n'en suis pas revenu 20. » Depuis des années, l'antisémitisme prospère en Algérie plus que dans n'importe quelle région de France métropolitaine. L'extrême droite mène campagne pour l'abolition du décret Crémieux, tandis que la manchette du

Petit Oranais répète jour après jour : « Il faut mettre le soufre, la poix, et s'il se peut le feu de l'enfer aux synagogues et aux écoles juives, détruire les maisons des Juifs, s'emparer de leurs capitaux et les chasser en pleine campagne comme des chiens enragés 21. » Peu après l'écrasement de l'armée française, la « Révolution nationale » voulue par le maréchal Pétain va donc trouver en Algérie un terrain plus que favorable. En l'absence de toute occupation allemande, les dirigeants locaux font preuve d'un grand zèle : pour satisfaire les mouvements antijuifs, les mesures antisémites sont appliquées de manière plus rapide et plus radicale qu'en métropole. La loi du 3 octobre 1940 interdit aux Juifs d'exercer un certain nombre de métiers, particulièrement dans la fonction publique. Un numerus clausus de 2 % est établi pour les professions libérales ; l'année suivante, il sera encore renforcé. Le 7 octobre, le ministre de l'Intérieur Peyrouton abroge le décret Crémieux. Pour toute cette population, française depuis soixante-dix ans, les mesures du gouvernement de Vichy constituent « une terrible surprise, une imprévisible catastrophe ». « C'est l'exil “intérieur”, l'expulsion hors de la citoyenneté française, un drame qui bouleverse la vie quotidienne des Juifs d'Algérie 22. » Même s'il n'a que dix ans, Jackie subit lui aussi les conséquences de ces mesures odieuses : J'étais un bon élève à l'école primaire, très souvent le premier de la classe, ce qui m'a permis de remarquer les changements dus à l'Occupation et à l'arrivée au pouvoir du maréchal Pétain. Dans les écoles d'Algérie, où il n'y avait pas d'Allemands, on a commencé à nous faire envoyer des lettres au maréchal Pétain, à chanter « Maréchal, nous voilà ! » etc., à hisser le drapeau tous les matins à l'ouverture des classes, et alors qu'on demandait toujours au premier de hisser le drapeau, quand arrivait mon tour, on me faisait remplacer par un autre. […] Je n'arrive plus à savoir si j'en étais blessé de façon vive, confuse ou vague 23.

Désormais autorisées, sinon encouragées, les injures antisémites fusent à chaque instant, surtout de la part des enfants. Le mot « juif », je ne crois pas l'avoir d'abord entendu dans ma famille […]. Je crois l'avoir entendu à l'école d'El-Biar et déjà chargé de ce qu'on pourrait appeler en latin une injure, injuria, en anglais injury, à la fois une insulte, une blessure et une injustice […]. Avant d'y comprendre quoi que ce soit, j'ai reçu ce mot comme un coup, comme une dénonciation, une délégitimation avant tout droit 24.

La situation s'aggrave à vive allure. Le 30 septembre 1941, au lendemain de la visite en Algérie de Xavier Vallat, le commissaire général aux Affaires juives, une loi institue un numerus clausus de 14 % des enfants juifs dans l'enseignement primaire et secondaire, une mesure sans équivalent en

France métropolitaine. En novembre 1941, le nom de son frère René figure sur la liste des élèves exclus : il va perdre deux années d'études, et pense les arrêter définitivement, comme le feront plusieurs de ses camarades. Sa sœur Janine, qui n'est âgée que de sept ans, est elle aussi chassée de son école. Jackie, quant à lui, entre en sixième au lycée de Ben Aknoun, un ancien monastère tout proche d'El-Biar. Il y rencontre Fernand Acharrok et Jean Taousson qui seront les grands amis de son adolescence. Mais si cette année de sixième est importante, c'est surtout parce qu'elle coïncide pour Jackie avec une vraie découverte : celle de la littérature. Il a grandi dans une maison où il y avait peu de livres, et a déjà épuisé les modestes ressources de la bibliothèque familiale. Cette année-là, son professeur de français s'appelle M. Lefèvre 25. C'est un jeune homme aux cheveux roux qui vient tout juste d'arriver de France. Il s'adresse à ses élèves avec un enthousiasme qui les fait parfois sourire. Mais un jour, il se lance dans un éloge de l'état amoureux, évoquant LesNourritures terrestres d'André Gide. Jackie se procure aussitôt l'ouvrage et s'y plonge avec exaltation. Il va le lire et le relire, plusieurs années durant. J'aurais appris ce livre par cœur. Sans doute comme tout adolescent, j'aimais sa ferveur, le lyrisme de ses déclarations de guerre à la religion et aux familles […]. C'était pour moi un manifeste ou une bible […] sensualiste, immoraliste, et surtout très algérienne […] je me rappelle l'hymne au Sahel, à Blida et aux fruits du jardin d'Essai 26.

Quelques mois plus tard, c'est un autre visage de la France, infiniment moins désirable, qui va s'imposer à lui.

Chapitre 2 Sous le soleil d'Alger 1942-1949 L'entrée dans l'adolescence se fait d'un coup, un matin d'octobre 1942. Le jour de la rentrée scolaire, le surveillant général du lycée de Ben Aknoun convoque Jackie dans son bureau et lui dit : « Tu vas rentrer chez toi, mon petit, tes parents recevront un mot 1. » Le pourcentage de Juifs admis dans les classes algériennes vient d'être abaissé de 14 à 7 % : une nouvelle fois, le zèle de l'administration a dépassé celui de Vichy 2. Derrida le répétera souvent, cette exclusion fut « l'un des tremblements de terre » de son existence : Je ne m'y attendais pas du tout et je n'ai rien compris. Je m'efforce de retrouver ce qui a pu se passer en moi à ce moment-là, mais en vain. Il faut dire que, dans ma famille, on ne m'a pas non plus expliqué pourquoi il en était ainsi. Je crois que cela restait incompréhensible pour beaucoup de Juifs d'Algérie, d'autant plus qu'il n'y avait pas d'Allemands ; c'étaient des initiatives de la politique française d'Algérie, plus sévère qu'en France : tous les professeurs juifs d'Algérie ont été chassés de leur établissement. Pour cette communauté juive, les choses restaient énigmatiques, peut-être pas acceptées, mais subies comme une catastrophe naturelle pour laquelle il n'y a pas d'explication 3.

Même s'il se refuse à en exagérer la gravité, ce qui serait « indécent » en regard des persécutions subies par les Juifs européens, Derrida reconnaîtra que cette expérience traumatique l'a marqué au plus profond de lui-même et a contribué à le construire. Lui qui ne voulait rien effacer de sa mémoire, comment aurait-il pu oublier ce matin de 1942 où l'on a chassé du lycée de Ben Aknoun « un petit Juif noir et très arabe 4 » ? Au-delà d'une mesure « administrative » anonyme à laquelle je ne comprenais rien et que personne ne m'a expliquée, la blessure fut autre, elle ne se cicatrisa jamais : l'insulte quotidienne des enfants, mes camarades de classe, les gamins dans la rue, et parfois les menaces ou les coups de poing contre le « sale Juif » que, dirais-je, je me trouvais être… 5.

C'est pendant les semaines qui suivent immédiatement ce durcissement des mesures antisémites que la guerre va connaître un virage majeur en

Algérie. Dans la nuit du 7 au 8 novembre 1942, les troupes américaines débarquent en Afrique du Nord. À Alger, les combats font rage entre les forces de Vichy, qui n'hésitent pas à tirer sur les Alliés, et des groupes de résistants menés par José Aboulker, un étudiant en médecine âgé de vingtdeux ans. De cette journée, Derrida fera le récit minutieux à Hélène Cixous : À l'aube, on a commencé à entendre des canonnades. Il y a eu une résistance officielle de la France, il y a eu des gendarmes français, des soldats français qui ont fait semblant d'aller se battre contre les Anglais et les Américains qui arrivaient de Sidi Ferruch. […] Et puis, dans l'après-midi, on voit devant notre maison des soldats en guerre […] avec un casque comme on n'en avait jamais vu. Ce n'est pas le casque français. On se dit : ce sont des Allemands. Et c'étaient des Américains. On n'avait jamais vu de casque américain non plus. Et le soir même, les Américains sont arrivés en masse, comme toujours en distribuant des cigarettes, des chewing-gums, des chocolats […]. Ce premier débarquement a été comme une césure, une rupture dans la vie, un nouveau point d'arrivée et de départ 6.

Il s'agit aussi d'un des tournants de la Seconde Guerre mondiale. En France métropolitaine, la zone sud, dite « libre », est envahie le 11 novembre 1942 par la Wehrmacht et devient « zone d'opérations ». Quant à la ville d'Alger, préservée jusqu'alors des effets directs de la guerre, elle subit plus de cent bombardements qui font de nombreuses victimes. Depuis les collines d'El-Biar, le spectacle est effrayant : la mer et la ville sont illuminées par les bouches à feu de la marine, tandis que le ciel est balayé par les projecteurs et les tirs de DCA. Plusieurs mois durant, les hurlements des sirènes et les courses vers les abris sont quasi quotidiens. Jackie n'oubliera jamais la panique qui s'empara de lui un soir, alors que, comme souvent, la famille s'est réfugiée chez un voisin : « J'avais exactement douze ans, mes genoux se sont mis à trembler incoerciblement 7. » Peu après avoir été chassé de Ben Aknoun, Jackie est inscrit au lycée Maïmonide, surnommé Émile-Maupas, du nom de la rue où il se trouve, à la limite de la Casbah. Ce lycée improvisé a été ouvert au printemps précédent par les enseignants juifs expulsés de la fonction publique. Si l'exclusion de Ben Aknoun a profondément blessé Jackie, il rechigne presque autant devant ce qu'il perçoit comme une « identification grégaire ». Cette école juive qu'il a d'emblée détestée, il la « sèche » le plus souvent possible. La désorganisation et les difficultés quotidiennes sont telles que ses parents semblent n'avoir jamais été avisés de ses absences. Des rares journées passées à Émile-Maupas, Derrida gardera un souvenir

« sombre et malheureux » qu'il évoquera dans ses dialogues avec Élisabeth Roudinesco : C'est là, je crois, que j'ai commencé à reconnaître, sinon à contracter ce mal, ce malaise, ce malêtre qui, toute ma vie, m'a rendu inapte à l'expérience « communautaire », incapable de jouir d'une appartenance quelconque. […] D'un côté, j'étais profondément blessé par l'antisémitisme. Cette blessure ne s'est d'ailleurs jamais fermée. En même temps, paradoxalement, je ne supportais pas d'être « intégré » dans cette école juive, dans ce milieu homogène qui reproduisait, contresignait en quelque sorte, de façon réactive et vaguement spéculaire, à la fois contrainte (sous la menace extérieure) et compulsive, la terrible violence qui lui était faite. Cette autodéfense réactive fut certes naturelle et légitime, irréprochable même. Mais j'ai dû y ressentir une pulsion, une compulsion grégaire, qui correspondait en vérité à une expulsion 8.

Comme il approche de ses treize ans, il doit préparer ses examens en vue de la bar-mitsvah, la communion, comme on a depuis longtemps l'habitude de l'appeler chez les Juifs algériens. Mais son apprentissage se réduit à peu de chose. Jackie fait semblant d'étudier quelques rudiments d'hébreu chez un rabbin de la rue d'Isly, sans y mettre la moindre bonne volonté. Les rites, qui l'ont fasciné pendant sa petite enfance, l'agacent maintenant au plus haut point. Il n'y voit qu'un formalisme creux teinté de mercantilisme. J'ai commencé à résister à la religion dès le début de mon adolescence, pas au nom de l'athéisme ou de quelque chose de négatif, mais parce que je trouvais que la façon dont la religion était pratiquée dans ma propre famille se fondait sur une mauvaise compréhension. J'étais choqué par la manière vide de sens d'observer les rituels religieux – je la trouvais vide de toute pensée, faite seulement de répétitions aveugles. Et il y avait en particulier une chose que je trouvais et trouve encore inacceptable, c'était la manière dont on distribuait les « honneurs ». Le privilège de tenir dans ses mains la Torah, de la transporter d'un point à un autre de la synagogue et d'en lire un passage devant l'assemblée, tout cela était vendu au plus offrant et je trouvais ça terrible 9.

Au lieu de se rendre à l'école du Consistoire, Jackie passe ses journées avec son cousin Guy Temime qui travaille dans une petite boutique d'horlogerie, tout près de la Casbah et juste en face d'un des plus grands bordels d'Alger, Le Sphinx. Mi-amusés mi-fascinés, les deux garçons ne se lassent pas d'observer les soldats qui font la file devant l'établissement. Un autre de leurs passe-temps favoris est d'aller au cinéma, dès qu'ils ont assez d'argent pour se payer une place. Aux yeux de Jackie, il s'agit d'une vraie sortie, d'une émancipation essentielle par rapport à sa famille, mais aussi d'une sorte d'initiation érotique. Il se souviendra toute sa vie d'une adaptation de Tom Sawyer, et notamment d'une scène où Tom est enfermé dans une grotte avec une petite fille. « C'est un émoi sexuel : je m'aperçois qu'un garçon de douze ans peut caresser une fillette. Il est certain qu'une bonne part de la culture sensuelle et érotique vient par le cinéma. […] Je garde très fort en moi ce frisson érotique 10. »

La situation politique et militaire évolue à vive allure pendant l'année 1943. C'est depuis l'Algérie que les Alliés veulent entreprendre la reconquête. Alger, qui avait représenté le cœur du vichysme colonial, devient bientôt la nouvelle capitale de la France libre. Selon Benjamin Stora, la population juive accueille les soldats américains avec un enthousiasme tout particulier et « suit avec passion la progression des armées alliées sur des cartes épinglées aux murs des salles à manger 11 ». Pour Jackie, c'est « la première rencontre étonnée » avec des étrangers qui arrivent de très loin. Les « Amerloques », comme il les appelle avec ses amis, ramènent une certaine abondance alimentaire et leur font découvrir des produits jusqu'alors inconnus. « Avant que je n'aille en Amérique, l'Amérique a envahi mon “chez moi” 12 », dira-t-il. Sa famille se lie avec un GI, l'accueillant à plusieurs reprises et continuant même à correspondre avec lui après son retour aux États-Unis. Pour les Juifs d'Algérie, la situation tarde pourtant à se rétablir. Pendant plus de six mois, à l'époque où le général Giraud et le général de Gaulle partagent le pouvoir, les lois raciales restent en vigueur. Comme Derrida le racontera à Hélène Cixous, « Giraud n'avait pas d'autre projet que de reconduire, que de prolonger les décrets de Vichy et de conserver aux Juifs d'Algérie le statut de “Juifs indigènes”. Il ne voulait pas qu'ils redeviennent citoyens. Et c'est quand de Gaulle a réussi à évincer Giraud par des manœuvres dont il avait l'art et le génie, qu'on a aboli les lois de Vichy 13 ». Les mesures discriminatoires antisémites qui avaient été promulguées sont abolies le 14 mars 1943, mais il faut attendre la fin du mois d'octobre pour que le Comité français de libération nationale, présidé par de Gaulle, remette en vigueur le décret Crémieux. Les Juifs d'Algérie retrouvent enfin une nationalité dont ils ont été privés deux années durant. Au mois d'avril 1943, Jackie peut réintégrer le lycée de Ben Aknoun, en fin de classe de cinquième. Son absence aura donc duré moins d'une année scolaire. Mais la reprise de la scolarité se fait de manière chaotique et sans grand enthousiasme : « J'ai été réintégré à l'école française. Ce qui n'allait pas de soi. J'ai très mal vécu ce retour : pas seulement l'expulsion mais le retour lui aussi a été assez douloureux et troublant 14. » Il faut dire que les bâtiments du lycée ont été transformés par les Anglais en hôpital militaire et en camp de prisonniers italiens. Les cours ont lieu dans des baraquements on ne peut plus précaires, et comme les professeurs masculins ont presque

tous été mobilisés, on a fait appel à des professeurs à la retraite et à des femmes. Pour Jackie, quelque chose s'est brisé avec son exclusion. Excellent élève jusqu'alors, il a pris le goût d'une vie plus libre, que le chaos ambiant favorise. Pendant les quatre années suivantes, il va s'intéresser beaucoup plus à la guerre et au football qu'aux matières qu'on lui enseigne. Il continue de faire l'école buissonnière à chaque fois qu'il le peut, et se livre avec ses camarades à des chahuts violents et quelquefois cruels. De cette scolarité très perturbée, il gardera de sérieuses lacunes. Durant toute son adolescence, le sport occupe une place prépondérante. Sans doute est-ce pour lui le moyen le plus sûr de se faire accepter par le groupe et les copains, dans ce milieu non juif qu'il cherche à tout prix à faire sien. Ma passion du sport en général et du football en particulier date de cette époque où aller à l'école, ça voulait dire partir avec ses chaussures de football dans sa serviette. J'avais un véritable culte pour ces chaussures que je cirais, que je soignais plus que mes cahiers. Football, course à pied, base-ball que nous avaient appris les Américains, matchs contre les prisonniers italiens, voilà ce qui nous occupait ; la scolarité était très secondaire 15.

En revenant au lycée, Jackie a retrouvé ceux qui vont rester ses amis les plus proches jusqu'à son départ en métropole : Fernand Acharrok, dit « Poupon », et Jean Taousson, dit « Denden », qui habite comme Jackie dans le quartier du Mont d'Or et est l'un des espoirs du RUA, le Racing universitaire algérois 16. Souvent, tous trois continuent à jouer jusqu'à la nuit noire sur le stade de Ben Rouilah, près du lycée de Ben Aknoun. Une légende, alimentée par Derrida lui-même, dit que ces années-là il rêvait de devenir footballeur professionnel. Une chose est certaine : le football est alors le sport roi pour toutes les communautés vivant en Algérie ; c'est quasiment une religion. Fernand Acharrok s'en souvient : « Comme Albert Camus l'avait été, Jackie tenait à être brillant en foot. » Mais il y a des modèles plus proches : René, son frère aîné, est lui aussi un joueur brillant et passionné ; gardien de but au Red Star, il a joué plusieurs fois en compétition. « Jackie s'amusait à imiter la défense du gardien de l'équipe première de ce club en montrant ses claquettes… Dans le football comme partout ailleurs, il aimait avoir l'avis des gens compétents. Après un match que notre équipe avait perdu, il fit à pied tout le chemin depuis le stade de Saint-Eugène, une banlieue d'Alger, pour profiter des commentaires d'un joueur réputé. C'était une longue

trotte ! Mais le lendemain, il n'était pas peu fier de pouvoir tout nous expliquer 17. » Plus d'une fois, Derrida a décrit son adolescence comme celle d'un petit « voyou », un mot qu'il affectionne et qui servira de titre à l'un de ses derniers ouvrages. Selon Fernand Acharrok, le terme serait nettement excessif pour leurs agissements de l'époque. « Dans notre petite bande, on n'était pas des anges. Il nous arrivait de faire quelques bêtises, mais nous n'étions pas des voyous, non… » À Marguerite, sa femme, Derrida racontera tout de même diverses virées en voiture après s'être copieusement saoulés, et des projets de dynamitage des bâtiments en préfabriqué du lycée, avec des explosifs qu'ils avaient ramassés. Il est difficile de se faire une idée précise de leurs méfaits, mais ils semblent pour la plupart être restés à l'état de fantasmes. Sans doute Jackie et ses amis faisaient-ils surtout partie de ces « Clark » évoqués par Camus comme « de sympathiques adolescents qui se donnent le plus grand mal pour paraître de mauvais garçons » et tenter de séduire des « Marlène » 18. Une chose est sûre : à l'intérieur de la famille Derrida, les relations sont très tendues ces années-là, surtout entre Jackie et René, son aîné de cinq ans. Jackie a le sentiment que son frère est plus valorisé que lui, sur le plan sportif comme sur le plan intellectuel. Il ne supporte pas que René veuille exercer une certaine autorité sur lui, d'autant qu'ils ont des avis opposés sur la plupart des sujets, et notamment sur le terrain politique : René affiche volontiers des positions de droite, tandis que Jackie ne perd pas une occasion de se déclarer de gauche. Dès cette époque, l'arme principale de Derrida est de se taire. Il est capable de ne pas ouvrir la bouche pendant tout un repas. Dans un de ses derniers textes, il reconnaîtra qu'il a une aptitude hors du commun à ne pas répondre : « Je reste capable, depuis mon enfance, mes parents en savaient quelque chose, d'opposer un silence têtu, qu'aucune torture ne ferait céder, à quiconque ne me paraît pas digne de ma réponse. Le silence est ma plus sublime, ma plus pacifique mais ma plus indéniable déclaration de guerre ou de mépris 19. » Contrairement à ce que la lecture de Circonfession pourrait laisser croire, ses rapports avec sa mère sont très tendus pendant l'adolescence. Il a l'impression qu'elle a la vie facile, tandis que son père est un martyr du travail, aussi exploité par les siens que par son employeur. À

Ma compassion pour mon père fut infinie. À peine scolarisé, à l'âge de douze ans, il dut commencer à travailler dans l'entreprise des Tachet où son propre père avait déjà été un modeste employé. Après avoir été une sorte d'apprenti, mon père devint représentant de commerce : toujours au volant de sa voiture 20.

Jackie trouve ce métier aussi épuisant qu'humiliant. En son « pauvre père », il voit « une victime expiatoire des temps modernes », et dans ses trajets incessants sur de mauvaises routes « une épreuve intolérable ». Quatre jours par semaine, Aimé Derrida quitte la maison dès 5 heures du matin, dans sa Citroën bleue équipée d'un gazogène depuis le début de la guerre. Il rentre tard le soir, « fourbu, voûté, une lourde serviette à la main, pleine de commandes et d'argent ». De ses tournées dans l'arrière-pays, il rapporte des provisions qui vont permettre à sa famille de moins ressentir la pénurie que beaucoup d'autres. Au petit jour, avant de repartir, il lui faut additionner les encaissements de la veille sur la table de la salle à manger. Et quand les comptes ne tombent pas juste, c'est une vraie catastrophe. Il soupire sans cesse, se plaint de ses horaires exténuants, mais reste reconnaissant à ses patrons de ne pas l'avoir renvoyé au moment des mesures antijuives, comme ils auraient pu le faire. Ces manifestations de gratitude blessent particulièrement Jackie. Il y avait le patron et l'employé, le riche et le pauvre, et même dans la famille, je voyais en mon père la victime d'un sombre rituel. Obscur, cruel et fatal. Le mot de « sacrifice » revenait sans cesse : « Il se sacrifie pour nous. » Pendant toute mon adolescence, j'ai souffert avec lui, j'accusais le reste de la famille de ne pas reconnaître ce qu'il faisait pour nous. C'était cela l'expérience du « père humilié » : homme de devoir avant tout, ployé sous l'obligation. Voûté. Il l'était, voûté, sa démarche, sa silhouette, la ligne et le mouvement de son corps en étaient comme signés. Le mot « voûté » s'impose d'autant plus à moi que je n'ai jamais pu le dissocier de ce destin : mon père travaillait en un lieu qui n'avait pas d'autre nom que « les voûtes », sur le port d'Alger 21.

Dès qu'il commence à conduire, Jackie accompagne régulièrement Aimé dans ses tournées. C'est l'occasion de parler seul à seul avec un homme qui, assure-t-il, se confie plus facilement à lui, le prenant « à témoin de l'incompréhension ou de l'indifférence des autres ». Mais ces voyages correspondent aussi pour lui aux premières découvertes éblouies du territoire algérien, et surtout de la Kabylie : Aucun nom ne s'inscrira jamais pour moi dans la même série que ces noms berbères […] : Tizi Ouzou, Tizgirt, Djidjelli, Port Gueydon – c'était l'itinéraire de la tournée – et puis la forêt de Yakouren. […] J'aimais tant conduire sur ces routes en lacets, mais je tenais surtout à aider mon père, je voulais manifester une sorte de « solidarité politique » avec lui, ma sollicitude pour ce « damné de la terre » 22.

La famille a tout de même un autre visage. Celui d'une ample et joyeuse tribu de cousins et de cousines avec lesquels Jackie et sa sœur Janine aiment passer des journées entières sur la plage de la Poudrière, après y être descendus par petits groupes en bus, en tram ou en trolley. Celle qui restera sa cousine préférée, Micheline Lévy, se souvient avec émotion de ces moments qui parvenaient à leur faire oublier la guerre. « Nous avions un code pour nous fixer rendez-vous : laisser sonner deux fois le téléphone donnait aux uns et aux autres le signal du départ. Nous descendions par petits groupes, en apportant des œufs et des pâtisseries en guise de piquenique. Jackie était très gourmand ; il adorait notamment les cigares aux amandes. C'était aussi un excellent nageur ; il s'aventurait loin au large. À un moment, nous avons réuni assez d'argent pour acheter tous ensemble un bateau Dinghy jaune qui nous comblait de joie… Adolescent, Jackie n'aimait pas trop aller danser ; il préférait rester sur la plage tard le soir. Nous marchions longuement ensemble, à la nuit tombante. Avec la plupart des gens, il se livrait le moins possible, mais avec moi il était un peu plus disert. De toute façon, je parvenais à deviner beaucoup de ses secrets et je lui confiais tous les miens. Il a été amoureux de ma meilleure amie, Lucienne, une très jolie fille. Elle a été son premier amour, mais à ma connaissance leur relation est restée platonique 23. » Le soir, en remontant vers El-Biar, la petite bande s'arrête souvent pour voir un film. Bien des années plus tard, Jackie récitera nostalgiquement les noms des cinémas d'Alger : le Vox, le Caméo, le Midi-Minuit, l'Olympia, sans oublier le Majestic, la plus grande salle d'Afrique du Nord… Jackie consomme les films avec avidité, quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent : Pour un petit Algérois comme moi, le cinéma représentait encore un voyage extraordinaire. On voyageait énormément avec le cinéma. Sans parler des films américains, absolument exotiques et proches dans le même temps, les films français parlaient d'une voix très particulière, bougeaient avec des corps reconnaissables, montraient des paysages et des intérieurs très impressionnants pour un jeune adolescent comme moi, qui n'avait jamais franchi la Méditerranée. Les livres ne m'ont pas apporté la même chose : ce transport direct et immédiat dans une France qui m'était inconnue. Aller au cinéma, c'était un voyage immédiatement organisé 24.

La lecture reste son activité de prédilection. Depuis la sixième, et les vibrants éloges de Gide par M. Lefèvre, son amour de la littérature n'a fait que grandir. C'est une passion qu'il développe seul de manière de plus en plus libre et indépendante par rapport aux obligations scolaires. Dans la maison, ses parents ont coupé en deux la véranda pour que Jackie puisse

avoir une chambre à lui. Il s'y enferme pour lire des heures durant. Audessus de son lit, il a installé une petite bibliothèque avec les ouvrages qu'il vénère. Le peu d'argent de poche qu'il reçoit passe immédiatement dans les livres. J'ai poussé dans une maison où il y avait peu de livres, quelques mauvais romans, que j'ai lus, Paul Bourget…, et c'est tout. Les premiers livres, je les ai achetés à Alger avec l'argent que mon père me donnait pour la semaine. Donc, fétichisme absolu. Au-dessus de mon lit, il y avait Les Fleurs du mal, Gide pour lequel j'avais une grande passion, j'en avais dix, quinze, vingt 25.

Après Les Nourritures terrestres, il s'est passionné pour L'Immoraliste, La Porte étroite, Paludes et le Journal. « Pour moi, ce n'était pas un romancier, mais un moraliste qui nous disait comment il fallait vivre 26 », expliquera-t-il. Sans doute Jackie sait-il que Gide vit à Alger au moment même où il découvre ses œuvres avec tant de ferveur. Arrivé à Alger le 27 mai 1943, l'écrivain dîne un mois plus tard à El-Biar, dans la villa qu'occupe le général de Gaulle. Pendant les mois suivants, installé rue Michelet chez son ami Jacques Heurgon, Gide dispute parfois une partie d'échecs avec Saint-Exupéry. Jackie aurait fort bien pu croiser celui qu'il lit alors avec passion. Mais d'autres auteurs le fascinent bientôt. Rousseau, découvert à l'école, devient très tôt l'un de ses auteurs préférés ; il lit et relit Les Confessions et Les Rêveries du promeneur solitaire. Dès l'âge de treize ou quatorze ans, comme s'il suivait un conseil de Gide, il se plonge également dans Ainsi parlait Zarathoustra, puis d'autres textes de Nietzsche, ce qui contribue à l'éloigner plus encore du judaïsme de son enfance. Il aime Nietzsche autant que Rousseau, si dissemblables soient-ils : « Je me rappelle très bien ce débat en moi, je cherchais à les réconcilier, j'admirais également l'un et l'autre, je savais que Nietzsche était un critique impitoyable de Rousseau, et je me demandais comment on peut être nietzschéen et rousseauiste à la fois 27. » Si Jackie lit énormément, il s'intéresse très peu aux romans classiques. D'auteurs comme Dumas, Balzac, Stendhal ou Zola, il n'a qu'une connaissance superficielle. En revanche, Paul Valéry le fascine, à la fois comme poète et comme essayiste. Et même s'il le cite moins souvent, il aime également Camus : comme dans Les Nourritures terrestres ou L'Immoraliste, il trouve dans Noces et L'Étranger, tout récemment paru, la rencontre presque miraculeuse entre la littérature française, « expérience

d'un monde sans continuité sensible avec celui dans lequel nous vivions 28 », et l'univers concret qui est le sien 29. Parmi les lectures marquantes de son adolescence, on ne peut non plus oublier Antonin Artaud, même si peu de ses textes sont alors accessibles. Si j'essaie de me rappeler la première fois que le nom d'Artaud a résonné pour moi, ce fut sans doute à travers une lecture de Blanchot qui renvoyait à la Correspondance avec Jacques Rivière. J'ai alors lu ces lettres d'Artaud et, par un mouvement de projection identificatoire, je me suis trouvé en sympathie avec cet homme qui disait qu'il n'avait rien à dire, que rien ne lui était dicté en quelque sorte, alors que pourtant l'habitaient la passion, la pulsion de l'écriture et sans doute déjà de la mise en scène. […] Pourquoi donc cette identification de jeunesse à Artaud ? J'ai commencé dans mon adolescence (elle a duré jusqu'à trente-deux ans…) à vouloir passionnément écrire, sans écrire, avec ce sentiment de vide : je sais qu'il faut que j'écrive, que je veux écrire, que j'ai à écrire, mais au fond je n'ai rien qui ne commence à ressembler à ce qui a déjà été dit. Quand j'avais quinze-seize ans, je me rappelle, j'avais ce sentiment d'être protéiforme – c'est un mot que j'ai découvert chez Gide, et qui me plaisait beaucoup. Je pouvais prendre n'importe quelle forme, écrire sur n'importe quel ton dont je savais que jamais ce n'était vraiment le mien ; je répondais à ce qu'on attendait de moi ou bien je me retrouvais dans le miroir que me tendait l'autre. Je me disais : je peux tout écrire et donc je ne peux rien écrire 30.

Comme beaucoup d'adolescents, il tient un journal intime, emplissant de petits cahiers d'écolier de confidences autobiographiques et de réflexions sur ses lectures. Il aime aussi écrire directement sur la nappe de papier rose qui recouvre sa table, avant de découper les petits fragments qui lui plaisent. Si le roman le tente moins, cela ne l'empêche pas d'imaginer, à quinze ans, une intrigue qui tourne autour du vol d'un journal assorti d'un chantage. À cette époque, la vie littéraire intéresse beaucoup Jackie. Il lit religieusement les revues et les suppléments littéraires et en fait parfois la lecture à voix haute. Il faut dire qu'Alger est devenu une sorte de seconde capitale culturelle française à la fin de la guerre et au début de l'aprèsguerre. Edmond Charlot, qui publia les premiers livres de Camus, a créé fin 1942 la collection « Les Livres de la France en guerre » ; il y réimprime Le Silence de la mer de Vercors, avant d'éditer Interviews imaginaires de Gide, L'Armée des Ombres de Kessel ainsi que des œuvres de Jules Roy, Max-Pol Fouchet et bien d'autres. La revue L'Arche, que dirige le poète kabyle Jean Amrouche, se veut la rivale d'une NRF compromise dans la collaboration. En 1947, Emmanuel Roblès fonde Forge et y accueille des écrivains comme Mohamed Dib et Kateb Yacine 31. Derrida écrit alors des poèmes, qu'il dira plus tard détester et qu'il s'efforcera de faire disparaître, à l'exception d'un vers, cité dans Glas :

« Glu de l'étang lait de ma mort noyée 32 ». Mais à cette époque, il en adresse à quelques revues. En mars 1947, Claude Bernady, le responsable de Périples, revue de la Méditerranée, assure avoir pris « un réel plaisir » à la lecture de ses vers : « Vous possédez de très belles qualités et vous vous devez de les cultiver 33. » Il promet de publier l'un des poèmes dans le numéro suivant de la revue, mais Périples cesse de paraître avant que la chose se soit concrétisée. D'autres textes semblent toutefois avoir été édités ces années-là, dans de petites revues que je n'ai pu retrouver. Si Jackie a des lectures d'un niveau exceptionnel pour son âge, ce n'est pas pour autant un bon élève. Depuis son exclusion du lycée, en classe de cinquième, il a mené ses études secondaires de manière désinvolte et certaines bases continuent à lui manquer. En mathématiques et en latin, mais aussi en langues vivantes, son niveau est très faible, sans qu'il s'en soit réellement soucié. Mais lorsqu'il échoue à la première partie du bac, en juin 1947, il en est profondément vexé. Il travaille avec énergie pendant tout l'été, prenant l'habitude de se lever très tôt, et réussit les épreuves en septembre. « Tout à coup, on ne l'a pas reconnu », se souvient son frère René. Il quitte alors le lycée de Ben Aknoun pour entrer au lycée Émile-FélixGautier, un établissement réputé dans le centre d'Alger. Son professeur de philosophie, Jean Choski, est notamment célèbre pour « sa voix inoubliable, traînant sur les finales et rajoutant de pleines pelletées d'accents graves et circonflexes sur les voyelles », et pour le grand parapluie noir dont, selon certains, il ne se sépare jamais. « Si on vous demande pourquoi vous êtes venus à Émile-Félix-Gautier, vous répondrez que c'est pour faire de la philosophie avec Choski ! » annonçait-il dès son premier cours. D'après un de ses anciens élèves, c'était un « personnage, imprévisible, séduisant, fantaisiste, cabotin parfois, voire exécrable à ses heures, mais formateur, puissamment original, étincelant d'intelligence, et doté d'une pensée tout à la fois claire, élégante et précise. Et par moments, fulgurante : alors, quelles envolées ! (sur Kant notamment). Un vrai, un grand philosophe… 34 ». Sur l'empreinte précise que ce professeur a laissée sur Derrida, on ne dispose d'aucune information. On sait seulement que, parmi ses lectures, les œuvres de Bergson et de Sartre sont celles qui le marquent le plus. C'est pendant cette année de terminale que la mère de Jackie, qui souffre de coliques néphrétiques depuis longtemps, subit une grave intervention

chirurgicale. Le calcul est si énorme qu'il faudra lui enlever tout un rein. Dans des notes personnelles de décembre 1976, Derrida reviendra de manière elliptique mais très significative sur l'importance de cet événement dans ses relations avec sa mère, marquant la fin d'une longue période de tension. L'opération de ma mère. Je date de ce moment ma « réconciliation » avec elle. La décrire très concrètement. Les visites fréquentes à la clinique. La peur pendant l'opération. Son étonnement attendri devant ma sollicitude. La mienne aussi. Fin d'une guerre. Rapport transformé aux « études », etc. etc. 35.

Au moment où il passe son bac, Jackie n'a qu'une idée assez floue de ce qu'il voudrait faire ensuite. Depuis l'âge de quatorze ou quinze ans, il croit savoir qu'il doit écrire, et de préférence de la littérature. Mais comme il n'imagine pas un instant qu'on puisse gagner sa vie de cette manière, devenir professeur de lettres lui est longtemps apparu comme le « seul métier possible, sinon désirable 36 ». Avec la découverte de la philosophie, le projet évolue quelque peu : C'est en classe de terminale que j'ai vraiment commencé à lire de la philosophie ; et comme j'ai appris à ce moment-là que, n'ayant pas étudié le grec au lycée, je ne pourrais pas me présenter à l'agrégation de Lettres, je me suis dit au fond : pourquoi ne pas concilier les deux et devenir professeur de philosophie ? Les grands modèles d'alors, comme Sartre, étaient des gens qui faisaient à la fois de la littérature et de la philosophie. Ainsi, peu à peu, sans renoncer à l'écriture littéraire, j'ai pensé que, professionnellement, la philosophie était un meilleur calcul 37.

Dans un passionnant entretien de 1989, « Cette étrange institution qu'on appelle la littérature », Derrida s'expliquera mieux encore sur son oscillation de l'époque : J'hésitais sans doute entre philosophie et littérature, ne renonçant ni à l'une ni à l'autre, cherchant peut-être obscurément un lieu depuis lequel l'histoire de cette frontière pourrait être pensée ou même déplacée : dans l'écriture même et non seulement dans une réflexion historique ou théorique. Et comme ce qui m'intéresse aujourd'hui encore ne s'appelle strictement ni littérature, ni philosophie, je trouve amusant de penser que mon désir d'adolescent, disons, m'ait poussé vers quelque chose de l'écriture qui n'était ni l'une ni l'autre 38.

Ces désirs enchevêtrés vont trouver une concrétisation d'allure classique. Quelques jours après les résultats du bac, Jackie tombe par hasard sur une émission d'orientation professionnelle que diffuse Radio Alger. Un professeur de lettres y fait l'éloge de l'hypokhâgne, une formation ouverte et variée qui permet de ne pas se spécialiser trop vite ; il raconte surtout qu'il y a eu Albert Camus comme élève, en 1932-1933. Derrida, qui n'a jamais entendu parler de l'École normale supérieure, va trouver ce professeur dès le lendemain et s'inscrit dans l'hypokhâgne du lycée Bugeaud, une classe

réputée où se rassemblent des élèves venus de toute l'Algérie. C'est là qu'il va rencontrer Jean-Claude Pariente et Jean Domerc, avec qui il sympathise rapidement et qui partiront pour Paris en même temps que lui. « Les gens originaires de l'Oranie étaient assez nombreux dans l'hypokhâgne de Bugeaud, se souvient Pariente. Il y avait aussi un contingent de Constantinois. Mais ce qui faisait une partie de son originalité, c'est que c'était une classe mixte, à une époque où garçons et filles relevaient d'établissements différents. En général, les élèves venaient s'y former aux exigences de l'enseignement supérieur, et continuaient leurs études à la faculté des lettres d'Alger. Nous n'étions pas nombreux à viser l'entrée à Normale Sup. La présence des filles modifiait l'esprit de la classe : les relations entre nous étaient plus courtoises que dans les classes que nous avions connues antérieurement, et nous étions assez jalousés par les élèves des autres classes du lycée. Mais dans l'ensemble, cela ne tirait pas à grande conséquence. Même s'il était à l'aise avec les filles, je ne me souviens pas que Derrida ait eu une petite amie dans cette classe 39. » Bien qu'excellent élève, Jean-Claude Pariente entame alors sa seconde hypokhâgne. Car si Bugeaud propose un cycle complet de classes préparatoires scientifiques, il n'existe pas encore de khâgne en Algérie à cette époque. C'est depuis Alger que Pariente veut tenter le concours de l'École normale supérieure à la fin de cette année-là. Le projet ne paraît pas absurde, car l'enseignement dispensé dans cette classe est plutôt de qualité. Paul Mathieu, le professeur de lettres qu'avait entendu Derrida à la radio, est un humaniste à l'ancienne mode. Ancien normalien, il continue de vénérer l'école de la rue d'Ulm et engage ses meilleurs élèves à tout faire pour y « intégrer ». Mais son enseignement, fondé sur une histoire littéraire à la Lanson, reste trop classique pour enthousiasmer Derrida. C'est lui, également, qui assure de solides cours de latin, une discipline où Jackie est loin de briller. En histoire, Lucien Bessières, très marqué par la guerre dont il est rentré avec de belles décorations, donne des cours d'une grande précision, mais trop lents au goût de la plupart des élèves. Le professeur de philosophie, Jan Czarnecki, est un protestant progressiste qui sera plus tard l'un des courageux signataires du « Manifeste des 121 ». Élève de Le Senne et de Nabert, inscrit dans la tradition de l'idéalisme et du spiritualisme français, il se montre pourtant très ouvert aux questions d'épistémologie comme aux autres courants philosophiques. Son enseignement est très rationaliste, un peu sec, mais il est loin de déplaire à

Derrida dont l'orientation commence à se préciser. « J'avais un professeur d'hypokhâgne assez remarquable, racontera-t-il dans un entretien avec Dominique Janicaud. Il nous faisait des cours d'histoire de la philosophie extrêmement cursifs et précis où il passait tout en revue, des Présocratiques à la modernité. » Parmi les documents conservés dans la Special Collection de l'université d'Irvine, on trouve d'ailleurs de nombreuses traces des cours suivis cette année-là. C'est dans la bouche de Jan Czarnecki que Jackie entend pour la première fois le nom de Martin Heidegger. Dès qu'il le peut, il se procure le seul volume alors disponible en français, Qu'est-ce que la métaphysique ?, une sélection de textes traduits par Henry Corbin. « La question de l'angoisse, de l'expérience du néant avant la négation, convenait assez bien à mon pathos personnel, beaucoup plus que la froide discipline husserlienne à laquelle je ne suis venu que plus tard. Je vibrais à ce pathos-là tel qu'on le ressentait à cette époque, juste après la guerre 40. » Grâce à Czarnecki, Derrida commence aussi à lire Kierkegaard, l'un des philosophes qui le fascinera le plus et auquel il restera fidèle toute sa vie. L'influence la plus déterminante, cette année-là, est toutefois celle de Sartre, alors au faîte de sa gloire. Jackie a commencé à le lire en terminale, mais c'est en hypokhâgne qu'il se plonge réellement dans ses œuvres. Préparant un long exposé sur « Sartre, Psychologie – Phénoménologie », il va lire L'Être et le Néant à la bibliothèque d'Alger, mais s'intéresse aussi à ces textes antérieurs que sont L'Imagination, L'Imaginaire et l'Esquisse d'une théorie des émotions. Dans l'exposé qu'il rédige, Derrida souligne l'influence de Husserl sur Sartre, même s'il n'a encore qu'une connaissance indirecte du grand phénoménologue allemand. Parallèlement à L'Être et le Néant, il lit La Nausée « dans un certain éblouissement extatique », « assis sur le banc du square Laferrière, en levant parfois les yeux vers des racines, des buissons de fleurs ou des plantes grasses, comme pour vérifier le trop d'existence, mais aussi avec d'intenses mouvements d'identification “littéraire” 41 ». Bien des années plus tard, il continuera d'admirer cette « fiction littéraire fondée sur une “émotion” philosophique ». La passion pour Sartre s'étend jusqu'à Huis Clos, dont il va voir une représentation, ainsi qu'à la revue LesTemps modernes et aux deux premiers volumes de Situations. Même si par la suite Derrida a souvent jugé son influence « néfaste », et même « catastrophique », l'auteur de Qu'est-ce que la littérature ? est alors,

pour lui comme pour bien d'autres, un auteur essentiel. Je reconnais ma dette, la filiation, l'énorme influence, l'énorme présence de Sartre dans mes années de formation. Jamais je n'ai cherché à l'éluder. […] quand j'étais en classe de philosophie, en hypokhâgne ou en khâgne, non seulement la pensée de Sartre, mais la figure de Sartre, le personnage Sartre qui alliait le désir philosophique et le désir littéraire, étaient pour moi ce qu'on appelle un peu bêtement un modèle, une référence 42.

C'est aussi grâce à Sartre qu'il découvre plusieurs écrivains qui deviendront essentiels pour lui. Il l'admet d'ailleurs sans détour : « La première fois que j'ai vu le nom de Blanchot, le nom de Ponge, le nom de Bataille […], c'était dans Situations. […] J'ai commencé par lire les articles de Sartre sur ces gens-là, avant de les lire. » Pour ce qui est de L'Être et le Néant, l'ouvrage lui apparaîtra comme « philosophiquement faible » dès qu'il se sera engagé dans la lecture des trois grands « H » que sont Hegel, Husserl et Heidegger. Selon Derrida, l'œuvre de Sartre n'est pas non plus une grande œuvre littéraire, La Nausée mise à part, mais elle reste « indépassable » dans son histoire personnelle comme dans celle de toute sa génération. L'engagement sartrien correspond aussi pour lui à un début de politisation. Il faut bien sûr se garder de tout anachronisme : même si les terribles massacres de Sétif, en mai 1945, apparaissent rétrospectivement comme l'amorce de la guerre d'Algérie, les positions de Jackie à cette époque ne sont pas anticolonialistes, mais classiquement réformistes, comme d'ailleurs celles du parti communiste français : Quand j'étais en hypokhâgne à Alger, je commençais à appartenir à des groupes algérois « de gauche ». Il y avait Mandouze à ce moment-là, dans les années 47-48-49. […] J'appartenais à des groupes qui prenaient position, j'étais politiquement plus éveillé. Sans être pour l'indépendance de l'Algérie, on était contre la politique dure de la France. Nous militions pour une décolonisation par la transformation des statuts réservés aux Algériens 43.

À bien des égards, l'hypokhâgne semble avoir été une année heureuse. Plongé dans un groupe de jeunes gens et jeunes filles dont beaucoup partagent les mêmes intérêts que lui, Jackie n'est pas soumis à la pression du moindre examen. Mais ses résultats sont globalement bons, et en philosophie il est deuxième sur soixante-dix. Son ami Jean-Claude Pariente, le plus brillant élève de la classe, se présente au concours de la rue d'Ulm, mais il y échoue, et d'assez loin. Cela convainc Derrida de ne pas tenter la même expérience. Pour avoir des chances sérieuses d'entrer à Normale Sup, il faut être en métropole, se dit-il. Tout comme Pariente et Domerc, il est admis à Louis-le-Grand, le plus prestigieux des lycées parisiens, celui qui a

notamment accueilli Victor Hugo et Charles Baudelaire, Alain-Fournier et Paul Claudel, Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty. Même si ces études imposent un gros sacrifice financier aux parents de Jackie, ils sont prêts à soutenir le brillant élève qu'il est devenu depuis la terminale. Naturellement, il n'est pas question de louer une chambre, il sera interne à Louis-le-Grand. Pas un instant Jackie n'imagine ce que cela peut signifier.

Chapitre 3 Les murs de Louis-le-Grand 1949-1952 À la fin du mois de septembre 1949 arrive le moment attendu et redouté du départ à Paris. Pour Jackie, c'est le premier véritable voyage : la première fois qu'il quitte ses parents, la première fois qu'il prend le bateau, la première fois qu'il monte dans un train. La traversée sur le Ville d'Alger est un enfer, avec un mal de mer horrible et vingt heures de vomissements presque ininterrompus. De Marseille, il ne voit rien et repart aussitôt pour Paris. Après une longue journée de train, l'arrivée dans la capitale, dont tant de livres et de films l'avaient fait rêver, est une déception cruelle, une « dégradation instantanée 1 ». Tout lui paraît triste et gris, dans ce Paris pluvieux et sale. « D'Alger, la ville blanche, j'arrivais à Paris, la ville noire, car Malraux n'était pas encore passé par là, pour ravaler les façades 2. » Mais le plus sinistre, c'est, au 123 de la rue Saint-Jacques, le lycée Louis-le-Grand où il pénètre pour la première fois le 1er octobre. Pensionnaire no 424, Derrida est, comme tous les internes, condamné à porter une blouse grise du lever au coucher. La discipline s'annonce sévère et les horaires draconiens. Dans l'immense dortoir, il n'y a pas la moindre intimité, pas même un rideau de séparation entre les lits. L'hygiène est réduite au strict minimum : il faudra se laver à l'eau froide, même au cœur de l'hiver. Quant aux repas servis à la cantine, ils sont aussi médiocres que peu abondants, car les privations de l'après-guerre se font encore sentir. Jackie a l'impression d'être un prisonnier. C'est toute l'horreur enfantine de l'école qui remonte, pendant ces quelques jours de solitude qui précèdent la rentrée, « une semaine de détresse et de larmes d'enfant dans le sinistre internat du “Baz'Grand” 3 », comme on surnomme le lycée.

La lettre que Fernand Acharrok envoie à son cher Jackie peu après la rentrée a dû lui faire une étrange impression. « Poupon » espère que son vieil ami a déjà visité Paris ; il trouve d'ailleurs qu'il a « une veine de cocu » d'y habiter. A-t-il vu « le fameux quartier de Saint-Germain-des-Prés » et le « Royal Saint-Germain où Jean-Paul Sartre aurait son QG » ? Est-il allé au Club Saint-Germain et au Vieux Colombier ? Certes, tous ces lieux plus ou moins mythiques du Paris existentialiste sont proches de la rue SaintJacques, mais les sorties des internes sont sévèrement réglementées. À Alger, lui raconte aussi Acharrok, ce sont en tout cas des choses très différentes qui occupent les esprits : la mort du boxeur Marcel Cerdan a plongé « toute la ville, non sportifs compris, dans la consternation 4 ». Restent les cours dont Jackie attend beaucoup. N'est-il pas dans le plus prestigieux lycée de France, celui dont le taux de réussite au concours de l'École normale supérieure est de loin le meilleur ? Mais sous cet angle aussi, Louis-le-Grand va plutôt le décevoir. Le sérieux y est préféré à la brillance, et l'approche reste assez scolaire dans la plupart des matières. Si Derrida avait été élève au lycée Henri-IV, le voisin et le rival de Louisle-Grand, il aurait eu comme professeur de philosophie Jean Beaufret, l'un des principaux introducteurs de Heidegger en France et le destinataire de la Lettre sur l'humanisme. Mais celui qu'il va écouter six heures par semaine comme tous les élèves de la khâgne no 2, Étienne Borne, est nettement moins charismatique. Ancien élève d'Alain, admirateur d'Emmanuel Mounier et de Gabriel Marcel, c'est un pilier du MRP – le Mouvement républicain populaire. Catholique, il publie fréquemment dans La Croix et dans Esprit, à tel point que certains le surnomment « le pisse-copie de l'épiscopat ». Dans son aspect physique et sa gestuelle, Borne a quelque chose de caricatural : très maigre, il se balance perpétuellement tout en jouant avec sa montre. Parler semble représenter pour lui une telle souffrance qu'on s'attend « à le voir mourir à la fin de chaque phrase ». Il agite « convulsivement les bras » et éructe en gesticulant « les premières syllabes de certains mots pour leur donner des italiques » 5. Tout cela ne l'empêche pas d'être un bon professeur, qui apprend à maîtriser l'art de la dissertation et à torcher un bon « PQ », c'est-à-dire un discours de vingt minutes sur n'importe quel sujet. Dès les premiers devoirs rendus par Derrida, Borne apprécie ses qualités philosophiques : « dons d'analyse, souci des problèmes, goût des formules ». Les notes vont de 12,5 à 14/20, ce qui est tout à fait

satisfaisant dans le contexte. Mais les commentaires sont souvent sévères. Les références à Heidegger, qui se multiplient sous la plume de Derrida, ont tendance à agacer Borne : « vous usez d'un langage existentialiste qui aurait besoin d'être éclairci », « n'imitez pas trop servilement le langage existentialiste », note-t-il en marge de plusieurs copies, rayant impitoyablement tout ce qui lui apparaît hors sujet. En ce début d'année, Jackie discute beaucoup avec Jean-Claude Pariente, arrivé d'Alger en même temps que lui. « Notre goût commun pour la philosophie nous avait rapprochés, se souvient Pariente, en même temps qu'il suscitait entre nous une certaine rivalité, qui restait tout intellectuelle. Mon intérêt pour les questions d'épistémologie le surprenait, et ses références existentialistes (Kierkegaard) ou phénoménologiques (il parlait déjà de Husserl et de Heidegger) ne me disaient rien. Je me rappelle une discussion, dont le sujet m'échappe aujourd'hui, mais qui était sûrement très ambitieuse comme il arrive dans les débuts de la formation, qu'il conclut en me disant en substance : “je ne comprends pas en quoi la réflexion sur les sciences peut éclairer les questions philosophiques”. La distance qui nous séparait alors n'empêchait pas une réelle amitié. Je percevais en lui une vraie profondeur de pensée, mais elle s'exprimait sous des formes qui me restaient étrangères 6. » Au lycée Louis-le Grand, en ce temps-là, une vraie frontière sépare les internes et les externes. Dans ces classes de khâgne très nombreuses, ils forment deux groupes bien distincts que rassemble une seule chose : le dédain pour ceux qui font leurs études de l'autre côté de la rue SaintJacques, à la Sorbonne, loin de ce saint des saints de l'enseignement supérieur français constitué par les grandes écoles. Les externes, Derrida n'a guère l'occasion de les connaître : pour la plupart, ils rentrent déjeuner dans leur famille et quittent le lycée l'aprèsmidi, sitôt les cours terminés. Pierre Nora, Michel Deguy ou Dominique Fernandez font partie de ces Parisiens de bonne famille, bien vêtus et bien nourris. Les internes, comme Michel Serres, Jean Bellemin-Noël et Pierre Bourdieu, sont des provinciaux d'origine souvent modeste. La blouse grise qu'ils portent en permanence permet de les distinguer au premier coup d'œil : à bien des égards, ce sont les prolétaires de la khâgne. À côté de cette stricte barrière sociale, le fait de venir d'Algérie apparaît comme un simple détail. Cette origine plus lointaine est même parée d'un

certain prestige exotique, d'autant que les trois élèves arrivés d'Alger à l'automne 1949 – Pariente, Domerc et Derrida – ont davantage d'assurance que la plupart des petits provinciaux. Il leur est arrivé plus d'une fois, JeanClaude Pariente s'en souvient, d'amuser leurs camarades en improvisant devant eux des saynètes algéroises : « Jackie, qui avait la peau très mate et le corps très râblé, parlait avec facilité le “pataouète”, langage des classes populaires d'Alger, en particulier des pêcheurs du port. Le bureau de son père était situé tout près du port, sur une des rampes qui y conduisaient, et il avait dû y passer fréquemment. » Être juif ne pose pas non plus de problème particulier : dans un milieu comme celui de Louis-le-Grand, en ces années d'immédiat après-guerre, ce n'est ni une gêne ni un titre de gloire. Il peut arriver que certains élèves affichent des opinions antisémites, mais elles restent d'ordre général, comme si elles ne concernaient en rien ceux de leurs condisciples qu'ils savent juifs. Tous les anciens le reconnaissent, les conditions de vie des internes sont désagréables. « En 1949, le niveau de vie de la France était encore bas, et nous étions dans un internat à l'ancienne mode : nous dormions dans un immense dortoir, avec une petite armoire à la tête du lit, quelques lavabos à l'entrée. L'extinction des feux se faisait à 21 h 30. La nourriture était de si mauvaise qualité et les menus tellement répétitifs que nous avons fait plusieurs grèves de la faim pour protester. Derrida souffrait encore plus que la plupart d'entre nous de ce mode de vie, de la promiscuité constante avec nos camarades, sans compter qu'il avait des problèmes de santé qui lui rendaient le régime alimentaire particulièrement nocif 7. » Quant à la discipline à laquelle sont soumis les pensionnaires, elle est aussi stricte qu'infantilisante. Le surveillant général vérifie les moindres allées et venues, même s'il s'agit d'acheter une demi-baguette, chez le boulanger à l'angle de la rue Saint-Jacques et de la rue Soufflot, pour essayer de tromper la faim. Plus d'une fois, Derrida et ses camarades se font coller pour de petits retards ou des sorties non autorisées. Ils en conçoivent une vive rancœur à l'égard des « pions », parfois du même âge qu'eux, qui abusent volontiers de leur petit pouvoir. La cohabitation forcée et la dureté des conditions de vie accélèrent les relations entre les internes. À l'heure du goûter, une odeur de gargote flotte dans la salle d'étude : les provinciaux qui reçoivent des colis de nourriture en font profiter leurs camarades. Après quelques semaines, Jackie commence à se lier d'amitié avec quelques élèves, parmi lesquels Robert

Abirached, qui vient d'arriver du Liban. « Derrida et moi, se souvient-il, nous étions tous les deux des méditerranéens, avec un humour un peu différent des autres. Et nous étions plutôt volubiles, ce qui nous a rapprochés. De plus, nous avions chacun un oncle à Paris et par une coïncidence amusante, ces deux oncles étaient quasi voisins. Ils habitaient rue Félix-Ziem, à deux pas du cimetière de Montmartre. Nous allions souvent déjeuner chez eux le dimanche, histoire de faire un bon repas, même s'il fallait subir une conversation peu exaltante. En revenant, nous avions toujours quantité d'histoires drôles à nous raconter 8. » Chez l'oncle et la tante « Ziem », comme il les surnomme, Jackie retrouve parfois son frère René qui est à Paris depuis 1947 : il fait un stage comme façonnier en médicaments pour compléter ses études de pharmacie. La première fois qu'il a revu Jackie à la sortie de Louis-le-Grand, avec sa longue blouse grise, René n'a pu cacher sa surprise : l'adolescent frondeur et le lecteur enthousiaste de revues littéraires a désormais l'allure et la mine d'un prisonnier. Un autre ami proche, cette année-là, c'est Jean Bellemin-Noël, originaire d'Aix-les-Bains. « Je rassurais sans doute Jackie, raconte-t-il, car contrairement à lui, j'avais un tempérament facile. Je dormais bien et je pouvais digérer à peu près n'importe quoi. Souvent, nous nous faisions réveiller à 5 heures du matin par le veilleur de nuit, de façon à pouvoir travailler deux bonnes heures avant le début des cours. On posait sa serviette sur la rambarde du lit et le gardien nous tapait sur les pieds. Parfois, je posais moi-même la serviette de Jackie, pour l'obliger à travailler. Il n'avait jamais fait de grec, mais il savait qu'il en aurait besoin par la suite ; je lui donnais des cours d'initiation deux ou trois fois par semaine. En compensation, il me servait de dictionnaire de philosophie. Ayant fait mes études secondaires dans un collège religieux, je n'avais jamais entendu parler de Hegel et de Schopenhauer, ni a fortiori de Nietzsche et de Husserl. La plupart du temps, Jackie était en mesure de répondre de façon très précise à mes questions. Mais il lui arrivait de caler sur un sujet de manière absolue. Il avait des côtés très sauvages et pouvait brusquement se replier sur lui-même 9. » La complicité des deux jeunes gens ne repose pas que sur le travail. Entre la fin des cours et le début de l'étude, ils organisent parfois des parties de poker, un jeu auquel ils excellent tous les deux. « Nous avions trouvé une méthode pour gagner un peu d'argent sur le dos de quelques externes plus

fortunés, comme André Tubeuf, Dominique Fernandez et Michel Deguy. Nous nous étions mis d'accord pour surenchérir l'un sur l'autre. Cela nous permettait d'avoir quelques sous pour nos sorties. » Lesdites sorties sont plutôt rares. Le jeudi, les internes ont trois heures de liberté. Ils en profitent généralement pour aller voir un film au Champo, à l'angle de la rue des Écoles et de la rue Champollion ; les places y sont très peu coûteuses. Comme Derrida le racontera beaucoup plus tard : « Le cinéma m'a suivi tout au long de ma vie d'étudiant, qui était difficile, déprimante. En ce sens, il agissait souvent sur moi comme une drogue, un remontant, un monde d'évasion 10. » Comme du temps d'Alger, ce sont presque toujours des films américains, aussi divertissants que possible et presque immédiatement oubliés, aux antipodes d'une cinéphilie classique. Quand ils en ont la permission, Bellemin-Noël et Derrida sortent ensemble le samedi soir, en prenant garde d'être rentrés avant 23 heures Ils se promènent sur les quais, essayant de dénicher quelques livres bon marché : c'est là, notamment, qu'ils trouvent leurs premiers Freud. Pour les cafés, ils ont deux étapes de prédilection : le Mahieu et le Capoulade, à l'angle du boulevard Saint-Michel et de la rue Soufflot, juste en face du jardin du Luxembourg. « Nous parlions de littérature et de philosophie, mais aussi de sport ou de filles, se souvient Jean Bellemin-Noël. Ce qui nous a rapprochés, c'est notamment d'être déniaisés sexuellement, chose rare dans le milieu étudiant de ces années-là, et plus rare encore dans les classes préparatoires. Dans un univers où les jeunes gens arrivaient puceaux, nous ne l'étions ni l'un ni l'autre : moi parce que j'avais grandi dans une ville d'eau, ce qui créait des occasions, lui à cause des bordels d'Alger. Cette expérience, Jackie la vivait comme une supériorité. Sur le Boul'Mich, on croisait beaucoup de jeunes filles : des dactylos, des vendeuses, dont certaines étaient moins farouches que les étudiantes. Jackie pouvait déjà se montrer très séducteur… Tout cela cohabitait chez lui avec des poussées de mysticisme et de religiosité, une soif d'absolu dont témoignaient les écrits personnels qu'il lui arrivait de me faire lire. Je me souviens d'un poème qui commençait de manière très valéryenne et finissait presque en versets claudéliens. Seules les deux ou trois premières strophes étaient régulières, puis les contraintes se relâchaient de plus en plus. Il lui était déjà impossible de se plier à quelque norme que ce soit. » À cette époque, Derrida est suffisamment ami avec Jean Bellemin-Noël pour que ce dernier l'invite dans sa famille pendant les vacances de Pâques :

Aix-les-Bains est donc la première ville française qu'il découvre après Paris. Une autre expérience rapproche les deux jeunes gens, pendant cette première année de khâgne : la troupe de théâtre de Louis-le-Grand, qui jouit d'une certaine réputation, a décidé de monter Don Carlos de Schiller. Comme les répétitions se tiennent dans la « thurne de musique », une pièce agréable et mieux chauffée que le reste du bâtiment, Bellemin-Noël et Derrida se proposent pour jouer des hallebardiers. Dans leur esprit, la préparation du spectacle offre surtout un prétexte pour prolonger les soirées. C'est pendant les répétitions que Derrida aperçoit pour la première fois Gérard Granel, qu'il retrouvera souvent sur sa route. Étudiant brillant, considéré par certains comme « un prince de la philosophie », Granel a intégré Normale Sup l'année précédente et ne revient au lycée que pour jouer le rôle-titre de la pièce. Aussi fasciné qu'agacé par l'insolence et les manières cavalières du jeune acteur, Derrida n'oubliera jamais cette « scène primitive » qui marqua le début de leurs relations : Ce ne fut même pas une « première rencontre ». Car alors il ne me vit pas […]. Cette dissymétrie qui me laissa dans l'ombre […], elle dit quelque chose du destin à venir de notre amitié. […] Dans Don Carlos, moi, simple figurant, je figurais un obscur et muet « grand d'Espagne » à la barbe aussi noire que mon pourpoint brodé de velours. Et du fond d'anonymité où j'étais tenu, il était la gloire même et tout rayonnait de lui, même quand il était à genoux dans la lumière 11.

Vers la fin de l'année, Jackie s'éloigne un peu de Bellemin-Noël pour se rapprocher de Pierre Foucher, et surtout de Michel Monory qui pendant près de dix ans sera son ami le plus intime. Monory est déjà depuis deux ans interne à Louis-le-Grand ; il y a été élève d'hypokhâgne, puis une primoinfection l'a conduit à abandonner sa première khâgne. Timide et sentimental, il joue de l'orgue, aime le théâtre, lit et relit Le Grand Meaulnes ; il fait aussi partie des « talas », ceux qui « vont-à-la-messe ». Les relations entre Jackie et lui commencent à se resserrer un soir chez Lysimaque, un restaurant grec derrière la librairie Gibert. Dès lors, ce sont de longues conversations aux accents souvent exaltés ou des promenades silencieuses sur le boulevard Saint-Michel et sur les quais. Jackie offre à Michel La Pesanteur et la Grâce de Simone Weil, qui vient tout juste de paraître ; Michel répond à ce cadeau par un petit Van Gogh illustré de reproductions en couleurs. Souvent, il est impressionné par son camarade : il lui semble que Jackie est né en ayant déjà tout lu, même les œuvres complètes de Platon 12.

Il est vrai que les notes de Derrida en philosophie ont de quoi faire des jaloux. Au premier trimestre, il a les meilleurs résultats de la classe, avec une moyenne de 14 et une appréciation plus que positive d'Étienne Borne : « Cultivé. Doué. Réfléchi. Résultats de qualité. » Au deuxième trimestre, il est second, sans doute derrière Pariente, mais avec 14,5 de moyenne assorti de félicitations : « Qualités philosophiques de premier ordre ». Malheureusement pour lui, la philosophie est loin d'être la seule matière qui compte. À cette époque, il n'existe pas de spécialisation au concours d'entrée de Normale Sup. Et la sélection est telle qu'on ne peut se permettre la moindre impasse sur une matière. Or, si les notes d'histoire-géographie et de français sont correctes – « des qualité précieuses qu'il importe de mettre en valeur » –, l'anglais n'est « pas encore au niveau requis », et « un effort serait nécessaire » en allemand 13. Quant au latin, Derrida est faible en version et plus que médiocre en thème où il n'a que 2,5. Pour avoir une chance de réussir le concours, il serait impératif de faire du « petit latin », c'est-à-dire des exercices d'entraînement avec quelques camarades qui maîtrisent mieux cette matière. Malgré ces résultats inégaux, Jackie est, cette année-là en tout cas, persuadé qu'il réussira tôt ou tard le concours et plutôt confiant dans sa bonne étoile. Un jour qu'une promenade avec Jean Bellemin-Noël les fait passer devant les bâtiments de l'École, rue d'Ulm, il assure à son camarade qu'ils y entreront l'un et l'autre, prédiction qui se révélera d'ailleurs exacte. Une autre fois, place du Panthéon, il s'arrête un moment devant la façade de l'Hôtel des grands hommes, célébrée par André Breton dans Nadja, avant de lancer : « Il faudrait tout de même que j'aille y passer une nuit. » En attendant ces heureux événements, il se prépare aux épreuves du concours en se bourrant de Maxiton, une amphétamine alors en vente libre et dont Sartre lui-même est grand consommateur, mais qui bouscule un sommeil déjà bien fragile. Jackie se présente dans un état fébrile dans les vastes salles de la rue de l'Abbé-de-l'Épée et s'endort à moitié sur plusieurs de ses copies. Ses notes de l'écrit sont trop faibles pour qu'il soit admissible. De toute façon, il n'avait guère d'espoir : échouer au concours à la fin de la première khâgne est considéré comme normal. Rares sont ceux qui « intègrent » immédiatement. Pour la plupart, cette première tentative est comme une répétition générale. Raison de plus pour aller écouter les oraux de ceux de ses condisciples qui, comme Pariente, sont admis à les présenter.

En philosophie, ce sont Vladimir Jankélévitch et Maurice Merleau-Ponty qui interrogent : c'est la seule fois de sa vie où Derrida apercevra l'auteur de la Phénoménologie de la perception. Pendant l'été qu'il passe à El-Biar, Derrida entretient une correspondance abondante avec Michel Monory. Si l'année d'internat leur a pesé à tous les deux, le retour au bercail est loin de les combler. Jackie a bien du mal à retrouver sa complicité avec ses compagnons d'adolescence et se perçoit désormais comme « un Algérien corrompu » : Pour moi aussi, les vacances sont terriblement monotones et sans tonus. Vraiment, il me tarde de retrouver, sinon le travail et la vie active, du moins l'hiver parisien loin de la famille, près de toi et des autres. Ici, le climat me fiche à plat et avec personne je n'ai de relations que distantes et malentendues, ou naturelles et animales. Et en plus, souvent, cela ne m'exaspère même pas, ce qui est le comble de l'affaissement 14.

Chaque fois qu'il le peut, Jackie accompagne son père dans ses tournées, notamment dans cette Kabylie qu'il affectionne particulièrement. « Ce sont les journées les plus fatigantes mais les plus intéressantes de la semaine. » Pour le reste, il se sent « plus hépatique et neurasthénique que jamais. […] Je me laisse aller aux plaisirs les plus faciles ; je joue aussi au bridge, au poker, fais de l'automobile, prends des trains et prends goût à la société de gens que je sais – abstraitement – médiocres. » La nourriture trop riche qu'on lui sert dans sa famille lui a rapidement fait reprendre les kilos perdus à Paris. Mais sa nouvelle silhouette est loin de lui plaire, et il écrit au verso de la photo qu'il envoie à Michel : « Voici l'énorme chose que je suis devenue. Je n'ai plus rien de commun avec “moi-même” et pour cela aussi je m'attriste. » Une grande partie des lettres échangées par les deux jeunes gens pendant l'été est consacrée à des commentaires de leurs lectures respectives. Derrida n'accroche pas au Journal de Julien Green que lui a recommandé Monory : Pardonneras-tu ma prétention si je te dis que le genre du « Journal intime » est un genre qui m'a toujours trop tenté et dont je m'abstiens personnellement trop pour être indulgent à l'égard des faiblesses et des facilités qu'il appelle chez d'autres. Je relis par exemple, ces jours-ci, le Journal de Gide dans la Pléiade et il me faut expliquer Gide par un réseau infini de déterminations, c'est-à-dire qu'il me faut l'annuler, pour ne pas y voir un monument d'imbécillité, de candeur, sinon de vice intellectuel ; et Gide était ma grande admiration d'il y a quelques années 15.

Derrida a tout de même relu La Porte étroite, dans le ravissement. Et découvert Maurice Sachs, qu'il trouve remarquable.

Conformément à la tradition, Jackie change de classe en redoublant, passant de la K2 à la K1. Mais la plupart de ses camarades restent avec lui ; ce sont les professeurs qui sont nouveaux. Pour la philosophie, la différence est considérable : au démocrate-chrétien Étienne Borne succède Maurice Savin, un disciple d'Alain. Il arrive du lycée Fénelon, d'où, prétend-on, il aurait été déplacé à cause de son goût un peu trop prononcé pour les jeunes filles : certaines n'en continuent pas moins à venir le trouver à la sortie de Louis-le-Grand, sous n'importe quel prétexte. Esprit littéraire, passionné de théâtre, Savin publie régulièrement dans Les Temps modernes, Le Mercure de France et La Table ronde. Dans ses cours, il évoque parfois Proust et Ravel, Bachelard et Freud, tout en recommandant de ne pas les citer au concours. Malgré ces tendances quelque peu modernistes, le style de Derrida paraît plutôt moins apprécié par Maurice Savin qu'il ne l'était par Étienne Borne. Sa première dissertation n'obtient que 11,5 sur 20, une note correcte, sans plus, dans le contexte de Louis-le-Grand. L'appréciation est sévère, mais attentive : « Indéniablement, il y a du philosophe dans celui qui tient ici la plume. Si je songe à toute la partie historique, je dirai qu'il y a beaucoup trop de philosophie dans ces pages. Parce que la philosophie en résumés n'est plus grand-chose. Tout votre début, donc, me laissait incertain, mécontent même. Mais quand vous entrez dans l'analyse, et malgré un langage beaucoup trop “spécialisé” et hermétique, votre texte devient vivement intéressant et témoigne de nombreuses qualités. » En marge d'un paragraphe effectivement alambiqué, Savin note : « J'avoue que j'ai beaucoup de mal à suivre. Songez au lecteur… » De manière fort peu académique, Derrida a terminé son travail par deux pages et demie de « Marginales ». Il s'agit d'une série de paragraphes courts, rédigés presque comme des aphorismes et tout à fait détachés du mouvement de la dissertation. La dernière remarque tient en une seule ligne et ne répond que de fort loin au sujet proposé : « Amour : se livrer à l'incommensurable ; à la folie. » « Intéressant, mais inutile », note sobrement Savin 16. La folie, Jackie se sent par moments tout prêt d'y sombrer, au début de cette seconde année de khâgne. La discipline de l'internat lui pèse encore plus que l'année précédente. Le froid, le manque d'hygiène, la médiocrité de la nourriture et l'absence de toute intimité lui sont devenus insupportables. Certains soirs, pris de crises de larmes, il est incapable de travailler et même de converser avec ses camarades. Seule une amitié de plus en plus exaltée

avec Michel Monory lui permet de tenir le coup. Travaillant ensemble dans la thurne de musique – dont Michel a le privilège de détenir la clé –, ils écrivent des débuts de nouvelles et des poèmes qu'ils se soumettent craintivement. Mais plus les semaines passent, plus Jackie se plaint d'une « maladie » aussi grave qu'imprécise. Sans cesse au bord de l'effondrement nerveux, il dort mal, ne parvient pas à manger et est souvent pris de nausées. En décembre 1950, le moral de Derrida est au plus bas. Pour des raisons non élucidées, il ne rejoint pas sa famille pendant les vacances de Noël, mais reste seul à Paris – sans doute chez son oncle, puisque l'internat est fermé. En proie à une vraie crise mélancolique, il se morfond loin de ses amis. Dans une lettre à Michel Monory, dont le début a malheureusement disparu, Jackie tente d'expliquer son désarroi. Il a l'impression, depuis quelque temps, de circuler « dans des régions trop difficiles, sinon à explorer, du moins à faire visiter, même à son plus cher ami ». L'absence de toute lettre de Michel, plusieurs jours durant, n'a pas arrangé les choses. Plus déprimé que jamais, Jackie a peut-être songé au suicide. Maintenant, le plus dur de la crise semble derrière lui : Alors, l'orage passé, car le pire de l'orage, c'est qu'il passe, j'ai décidé ou presque de rentrer à Alger pour ce trimestre, si j'arrive à m'arranger avec la « Strass » [l'administration en jargon estudiantin]. Ta lettre a d'abord ébranlé ma décision pour la confirmer ensuite. Mais je te reverrai mercredi. Je ne sais pas tenir une plume et cela me sera toujours trop difficile 17.

Les deux jeunes gens se revoient brièvement à Paris, juste avant que Jackie rentre à El-Biar se reposer dans sa famille. Il y restera effectivement tout le deuxième trimestre, prenant le risque de gâcher son année sinon d'être renvoyé de Louis-le-Grand. Les premiers temps, il est incapable d'écrire et a fortiori de travailler. Puis démarre une correspondance presque quotidienne avec Michel Monory, un ensemble remarquable qui mériterait d'être un jour publié intégralement : elle a peut-être autant d'importance dans la formation de Derrida que la correspondance du jeune Freud avec Wilhelm Fliess. Fragile et privé de tout véritable interlocuteur en Algérie, Jackie se confie sans retenue comme il ne le fera plus jamais par la suite. Quant à Michel, même s'il est dérouté par le mal mystérieux dont souffre son ami, il fait preuve d'une constante bonne volonté : « Tu me parles de cette maladie qu'en ma grande ignorance, et mon manque de perspicacité, je ne fais qu'apercevoir de façon si brumeuse. » Il lui conseille de travailler et

lui envoie des exercices de thème latin. Pour l'instant, Jackie n'en est pas là. Écrire une lettre à son ami le plus cher constitue déjà une épreuve : Je mène ici une vie très triste, impossible, dont je te raconterai un jour les détails. Tout ce que j'en puis dire par écrit, tout ce que j'en pourrais dire jamais sera toujours en deçà de cette expérience atroce. […] Je ne vois aucune issue naturelle possible. Ah ! si tu étais là ! […] Je ne suis plus capable que de donner des larmes. […] Pleurer sur le monde, pleurer après Dieu. […] Je n'en peux presque plus, Michel, prie pour moi. Je suis très mal, Michel, et je ne suis pas encore assez fort pour accepter la distance qui nous sépare maintenant. Alors, je renonce à tenter de la franchir un peu 18.

Peu à peu, la violence de la crise commence à s'estomper, cédant la place à « une tristesse sourde, calme ». Cela fait trois semaines que Jackie a quitté Paris. Il travaille et lit un peu « en attendant que s'écoulent les deux mois de pénitence ». Pour éviter une rechute, il veut à tout prix devenir externe après les vacances de Pâques. Dans l'immédiat, il supplie Michel de lui écrire « souvent, très souvent ». Il voudrait qu'il se renseigne sur les conditions requises pour être admis au restaurant médico-social dont le régime lui conviendrait sûrement mieux que la cantine de Louis-le-Grand. Jackie aimerait aussi qu'il lui envoie les programmes des certificats de latin, français et histoire de la philosophie qu'il devra passer à la Sorbonne, en plus du concours de Normale Sup. Malgré ces nombreuses demandes, l'échange n'est pas à sens unique : comme Michel peine en philo, Jackie lui envoie « quelques notes sur le Beau » pour nourrir sa prochaine dissertation, tout en affirmant ne pas en être satisfait. Ces cinquante pages renforcent encore l'admiration que lui porte son ami ; elles lui vaudront sa meilleure note de l'année. Malgré les contraintes de sa propre vie d'interne, Michel Monory prépare de son mieux le retour de Jackie. Il se met en quête d'une chambre à louer correspondant aux maigres ressources de son ami. Il va aussi trouver une vague connaissance, inspecteur de l'hygiène scolaire, qui promet d'écrire une lettre l'autorisant à prendre ses repas au restaurant médico-social. Et il lui envoie quelques exercices, même s'il pense qu'il doit être bien difficile de préparer un thème latin en Algérie : « Il y faut ces murs noirs et ces dictionnaires incomplets, cette pénible odeur de poussière et de vieux tabac, et le ronron des marmites 19. » Toujours aussi sentimentales, les lettres de Jackie deviennent un peu moins sombres : Plus que six semaines ; puis nous sortirons, nous nous promènerons ensemble à nouveau, nous penserons et nous sentirons ensemble ; ensemble aussi nous nous tairons, entre de longues,

longues confidences ; car alors nous nous dirons ce que ces lettres ne peuvent dire. Connaîtronsnous, Michel, des moments de joie paisible et confiante ? Je ne m'en crois presque plus capable sans toi, mais le serai-je avec toi ? […] Ton ami qui ne t'abandonnera jamais et qui t'interdit d'y penser 20.

Jean Bellemin-Noël s'active également. Il envoie les programmes des certificats de licence, ainsi que les dates de l'écrit du concours de Normale Sup. De son côté, Jean Domerc déniche une chambre de bonne très bon marché chez une certaine Mme Bérard, une amie de sa famille. Située au 17 rue Lagrange, à deux pas de Louis-le Grand, la chambre n'a ni chauffage ni eau courante, mais elle bénéficie d'un superbe ensoleillement et d'un escalier indépendant. De toute façon, l'occasion est presque inespérée et Jackie la saisit immédiatement. Même s'il se sent toujours fragile, il ne dissimule pas sa hâte de quitter El-Biar, car il supporte à peine mieux ce retour à la vie de famille que le régime de l'internat : Vraiment, je n'en puis plus ici. Je supportais cette condition au début du trimestre en pensant que mon travail serait fécond, que ma santé s'améliorerait sensiblement ; et surtout je venais de te quitter, tu étais encore présent et les lettres ne faisaient que justifier ce sentiment ; maintenant, je me sens loin, très loin. […] Michel, ne m'oublie pas, je n'ai que ton amitié 21.

Malheureusement, lorsque Jackie est sur le point de rentrer à Paris, Michel se trouve dans sa famille à Châtellerault pour toute la durée des vacances de Pâques. Dans une dernière lettre, Derrida évoque sa récente relecture de La Nausée. Après l'épreuve qu'il vient de traverser, le livre a pris pour lui des résonances nouvelles : Je n'ai jamais travaillé qu'à me rendre insolite le monde, à faire surgir toutes choses autour de moi comme par miracle ; je ne sais plus ce qu'est la nature – ou le naturel – je suis douloureusement étonné devant tout. Quant aux mots dont je me sers, aux attitudes que je prends, à mes gestes, à mes pensées, ils ressemblent étrangement et de plus en plus à ceux du Roquentin de La Nausée, qui vivait une expérience que je croyais jusqu'à maintenant avoir comprise, assimilée et dépassée. Eh bien, j'en étais loin. […] La différence, c'est que Roquentin n'avait pas d'ami et qu'il n'en voulait pas avoir. Moi, Michel, j'espère en toi 22.

Enfin revenu à Paris, Jackie est externe à partir du 2 avril, ce qui lui ôte un énorme poids. Le voilà libre d'organiser son travail et sa vie comme il l'entend, sitôt les cours terminés. Mais il continue à se comporter comme un malade, se couchant tôt et ne mangeant que les repas du restaurant diététique de Port-Royal. Il travaille de son mieux, mais cela ne suffit pas à rattraper le temps perdu. Après une aussi longue absence, les résultats de cette seconde khâgne sont catastrophiques, sauf en philosophie où Maurice Savin le considère comme un « élève solide et laborieux », qui peut susciter « quelques espoirs ». En français, malgré « de bonnes dispositions », les

notes sont « seulement moyennes ». Dans les autres matières, elles sont franchement médiocres et trop de devoirs n'ont pas été rendus 23. Le 28 mai 1951, Jackie aborde les écrits du concours dans un état physique et moral tout à fait lamentable. Après avoir multiplié les nuits blanches, en se bourrant d'amphétamines puis de somnifères, il est à nouveau au bord de l'effondrement nerveux. Le stress fait le reste. Incapable d'écrire, il rend une copie blanche à la première épreuve et n'a d'autre choix que d'abandonner le concours. Quelques jours plus tard, désespéré, c'est à son vieil ami Fernand Acharrok qu'il confie sa détresse. Jackie craint que Louis-le-Grand ne l'accepte pas pour une troisième khâgne après une année aussi calamiteuse. Mais un retour en Algérie ne serait pas une simple humiliation : il l'obligerait aussi à renoncer à l'espoir d'une carrière universitaire pour devenir professeur de lycée. Dans un dernier sursaut, Derrida va trouver son professeur de français, Roger Pons. Par bien des côtés, c'est un maître à l'ancienne, plus carré que certains autres enseignants de Louis-le-Grand. Mais sans doute s'est-il montré plus attentif à la situation de Jackie. Toujours est-il que cette rencontre sera décisive, au moins psychologiquement, comme Derrida l'écrira un an plus tard à Roger Pons, après sa réussite au concours : Ma reconnaissance appelle aussi, entre maints souvenirs, celui de cette matinée de juin 1951 où, encore abattu par un accident que j'estimais irréparable […], j'étais venu solliciter de vous un conseil et surtout un encouragement. Je vous quittai très rasséréné, décidé à continuer malgré une déception dont je croyais bien ne jamais me remettre. Vous avouerai-je que je n'aurais jamais poursuivi mes études en khâgne, ni peut-être ailleurs, sans la visite que je vous fis ce matin-là 24 ?

À la Sorbonne, de l'autre côté de la rue Saint-Jacques, certains professeurs se montrent nettement moins sensibles à la personnalité de Derrida. Il doit passer plusieurs certificats de licence : à l'épreuve d'histoire générale de la philosophie, pour un sujet qui porte sur Malebranche, il est gratifié d'un cinglant 5/20. Caricaturale à souhait, l'appréciation d'Henri Gouhier a dû lui aller droit au cœur : « Copie brillante dans la mesure même où elle est obscure… Exercice de virtuosité dont on ne peut contester l'intelligence, mais sans rapport particulier avec l'histoire de la philosophie. A étudié Descartes. Impossible de se prononcer pour Malebranche. Reviendra quand il voudra bien accepter la règle et ne pas inventer là où il faut s'informer. Un échec doit rendre service à ce candidat. » « Accepter la règle et ne pas inventer » : tout un programme pour un futur philosophe. Si ce ton hautain et cet éloge du conformisme sont caractéristiques des

mandarins des années 1950 et 1960, ils annoncent une attitude qui restera longtemps celle de l'Université française à l'égard de Derrida. Des phrases comme celle-là, aucun de ses succès ultérieurs ne les lui fera oublier. Début juillet, Jackie repart vers Alger. La plupart du temps, le trajet se fait en bateau, mais parfois il voyage de manière moins coûteuse « en passager semi-clandestin, en tout cas en situation “irrégulière” sur de petits avions de transport aux allures peu rassurantes ». Ce sont des vols inconfortables et plutôt effrayants, « à peine assis sur un banc au milieu de caisses de légumes 25 ». Dès son arrivée, il écrit à son cher Michel qui a lui aussi échoué au concours de Normale Sup et commence à se décourager. Selon Jackie, la réussite suppose un mélange impossible et compliqué d'intelligence et de sottise : « c'est le miracle à son échelon le plus vil ». Il sait que son ami songe à quitter Louis-le-Grand pour rejoindre la Sorbonne, même si son père s'y oppose encore. La perspective de ne plus côtoyer Michel de manière aussi quotidienne l'inquiète autant qu'elle l'attriste. Comme l'année précédente, Jackie a l'impression que l'été algérois l'anesthésie sur le plan intellectuel : Je lis très peu ; j'essaie bien d'écrire, mais j'y renonce chaque fois. Mes ambitions sont géantes et mes moyens minuscules. La réflexion ne sera jamais créatrice pour ceux à qui manque le génie. Bah ! Et puis la fatigue me tombe dessus avec la chaleur ; la grosse fatigue, celle dont j'ai souffert au moment du concours 26.

Il se croit voué durablement à cet épuisement nerveux que les médecins ne parviennent pas à soigner, ni même à comprendre. Alors, « c'est la hideuse oisiveté, celle qui n'a même pas la force de s'inquiéter d'elle-même ou à peine, l'oisiveté sur laquelle rien ne mord et qui nargue tout. À de rares moments, c'est le répit pour des lectures ou des exaltations sans souffle ». Des lectures d'un grand éclectisme, qui vont de la Bible à Sartre en passant par Jane Austen, Laurence Sterne, Kierkegaard, Thierry Maulnier, Émile Bréhier et Jean Wahl. « Ne t'effraie pas de cette variété : je n'ai pas lu plus de sept à huit pages de chacun. Je ne sais pas lire autrement 27. » À certains des auteurs qu'il évoque, il restera pourtant toujours fidèle. Il lit Platon avec patience : « Si j'en avais la force, j'en serais enthousiasmé. » Et il redécouvre Francis Ponge avec un vrai bonheur : « Jamais personne ne m'a si peu… étonné. Et c'est pour cela que je suis émerveillé. Je t'apporterai Proèmes 28. »

Le soleil et la mer reprennent peu à peu leurs droits. Jackie renoue avec Taousson et Acharrok, ses compagnons d'adolescence, mais il en éprouve une sorte de remords : Depuis quelques jours, je me suis laissé un peu étourdir par une bande de copains qui m'ont sorti un peu partout contre mon gré – et avec ma voiture. Ce fut l'abrutissement par la mer, le soleil, les dancings, l'alcool, la vitesse, etc. Et d'avoir regoûté à ces choses de ma jeunesse (ne te moque pas : j'ai eu une autre jeunesse qui n'est pas celle, parisienne et estudiantine, de Louis-leGrand…) m'en a dégoûté définitivement ; et d'ailleurs, ma santé ne me permet plus le moindre écart 29.

Au fil des semaines, les lettres se font plus rares, de part et d'autre, et Derrida s'en inquiète. Si Michel lui enlève son affection et sa confiance, Jackie est sûr qu'il redeviendra vite « un vil petit ver de terre, prétentieux, étroit et amorphe ». Plus que jamais, il a besoin de son ami pour le soutenir : Je suis sollicité ici par mille épreuves qui m'ont ôté toute force. Jamais, même aux plus grandes heures de mon désarroi, je n'ai connu état semblable. Ne dormant plus, je me lève parfois la nuit pour parcourir pieds nus la maison et mendier un peu de paix ou de confiance à entendre le souffle de ma famille endormie. Prie pour nous, Michel… 30.

Monory, qui est toujours catholique pratiquant, fait à cette époque une retraite dans une abbaye. C'est l'occasion pour Derrida de préciser ses propres convictions religieuses, ou plutôt ses propres inquiétudes : Comme souvent, j'aimerais pouvoir t'imiter. Mais je ne le puis. D'abord parce qu'une certaine « condition » religieuse me l'interdit ; ensuite et surtout parce que je serais trop faible encore, si je ne suis pas trop inquiet, pour ne pas transformer la prière, le silence, la paix conquise, l'espérance et le recueillement en confort spirituel ; quand même ce confort serait la fin (terme et but) d'une affreuse tourmente, je ne me sens pas et ne me sentirai sans doute jamais le droit – si la prévision n'est pas ici sottise – de l'accepter 31.

Au début du mois d'octobre 1952, Jackie rentre enfin à Paris. Avant d'entamer une troisième khâgne à Louis-le-Grand, il lui faut affronter des certificats de licence qu'il n'a qu'à peine préparés et qui lui font très peur. Il est soulagé de les réussir, même si ses résultats sont des plus moyens. Puis il retrouve Louis-le-Grand, qu'il connaît désormais par cœur. Dès le début de l'année, il se lie d'amitié avec un des plus jeunes élèves de la classe, Michel Aucouturier. Ce dernier n'oubliera pas leurs premières rencontres : « Derrida – ou plutôt le Der's comme on l'appelait alors – faisait partie des grosses têtes de la khâgne. Il m'impressionnait beaucoup, même s'il se montrait toujours agréable et presque protecteur avec moi. Il m'a parfois dit que, blond comme je l'étais, je lui rappelais son petit frère Norbert, mort à l'âge de deux ans. » Michel Aucouturier est suffisamment marqué par les

talents de Jackie pour dire un jour à sa sœur Marguerite, en lui montrant la photo de classe : « Essaie de reconnaître le philosophe de génie ! » Michel Aucouturier réussira le concours du premier coup, en même temps que Jackie et leurs liens se renforceront à l'École normale supérieure 32. Michel Monory, pour sa part, ne reste à Louis-le-Grand que les deux premiers mois de l'année. Ayant enfin obtenu l'accord de son père, il quitte à la Toussaint une khâgne où il ne se sent pas à sa place. Il a trouvé un poste de « maître d'internat au pair » au lycée Chaptal, tout en achevant sa licence de lettres classiques à la Sorbonne et en préparant son mémoire de diplôme sur « Aloysius Bertrand et la naissance du poème en prose ». Cela n'empêche pas les deux amis de rester très proches. Il se fixent rendez-vous dans la petite chambre de la rue Lagrange ou devant le lycée Chaptal, tout près de la gare Saint-Lazare. Parfois, Michel entraîne Jackie au théâtre de l'Athénée ou au théâtre Hébertot. Même s'il va beaucoup mieux que l'année précédente, Jackie reste d'un tempérament sombre et mélancolique. Dans ses lettres, « secrètes et chaotiques », il demande pardon pour ses silences, ses passages à vide et ses moments de dureté. Michel Monory a parfois l'impression de se désagréger sous son regard, de « n'être plus rien qu'une petite chose vaine et risible ». « Tu me contrains par ton amitié à être très humble », lui écrit-il 33. Pendant cette troisième khâgne, Jackie se rapproche de Pierre Foucher. Devenu externe lui aussi, il loue une chambre dans le même quartier que Jackie, rue Quatrefage, près du Jardin des Plantes. Avec Foucher, l'amitié est moins sentimentale qu'avec Monory, et plus inscrite dans le quotidien. « C'est pendant cette troisième année de khâgne que notre proximité a été la plus grande. Nous nous retrouvions le matin pour rejoindre le lycée à vélo. Pour le déjeuner et le dîner, nous allions ensemble au restaurant diététique de Port-Royal. Par rapport à la cantine de Louis-le-Grand, c'était une vraie amélioration : la nourriture était meilleure, plus saine, et l'ambiance plus agréable. De manière générale, nous n'étions pas des jeunes gens très heureux, question de génération sans doute. Nous sortions à peine de la guerre et des privations, nous n'avions aucun plan de carrière et notre représentation de l'avenir était loin d'être rose. Notre vie était tout de même nettement moins pénible depuis que nous n'étions plus soumis à la discipline de l'internat. Nous allions souvent au cinéma. Parfois, nous jouions au bridge, un jeu qui lui plaisait presque autant que le poker… Je me souviens aussi que le 1er mai 1952, Jackie est arrivé chez moi avec un

bouquet de muguet. C'était un geste exceptionnel entre deux garçons et cela m'avait touché 34. » La préparation du concours reste l'essentiel. Malgré les tentations que lui offre la condition d'externe – dont, selon certains témoignages, une liaison avec une femme mariée –, Jackie travaille cette année-là de manière assidue et méthodique, sans faire l'impasse sur aucune matière. « Nous passions la plupart de nos soirées ensemble, se souvient Pierre Foucher. C'est en bonne partie grâce à lui que je me suis mis à vraiment travailler. Je l'aidais pour le latin, car j'étais meilleur que lui ; il m'aidait pour l'anglais où son niveau était très bon. J'étais également faible en philo, ayant eu un mauvais professeur en terminale. Un dimanche soir, comme je ne parvenais pas à terminer ma dissertation, j'ai demandé à Jackie de me dépanner, et il m'a dicté toute la fin. Quand Borne a rendu les copies, le verdict était sans appel : le travail était médiocre, sauf les deux dernières pages qui étaient remarquables ! » Les années passant, Derrida trouve pourtant de moins en moins son compte dans l'enseignement philosophique dispensé à Louis-le-Grand. Ni Borne ni Savin n'ont par exemple d'affinités avec Heidegger qu'il a commencé à lire de manière assidue. De manière générale, on n'invite guère les élèves de khâgne à se confronter aux grands textes, leur apprenant plutôt à se servir d'argumentaires et à maîtriser la rhétorique de la dissertation. C'est donc de sa propre initiative que Derrida approche l'œuvre heideggérienne. Mais peu de ses œuvres sont disponibles en français au début des années 1950. Seuls Qu'est-ce que la métaphysique ?, Kant et le problème de la métaphysique et quelques chapitres de Sein und Zeit ont alors été traduits, mais d'une manière que l'on sait déjà fort peu satisfaisante. Derrida qualifiera plus tard de « monstrueuse à tant d'égards » la traduction du concept de « Dasein » par « réalité humaine », qui a été proposée par Henry Corbin en 1938 puis popularisée par Sartre dans L'Être et le Néant 35. À cette époque malheureusement, la connaissance qu'a Derrida de la langue allemande est trop réduite pour lui permettre d'accéder seul aux textes originaux. À l'approche des écrits du concours, au printemps 1952, il est un peu moins angoissé que les deux années précédentes. Ses notes de l'année sont cette fois très satisfaisantes et ni ses professeurs ni ses condisciples ne doutent de sa réussite. Si le latin reste « inégal », des « progrès décisifs »

ont été accomplis au deuxième trimestre. En anglais, on le considère comme « très sérieux », malgré les fréquentes absences dues à une santé qui reste déficiente. En français, ce « très bon élève » doit seulement se garder d'une « tendance à la complication » et au « verbalisme supérieur ». En philosophie, où ses résultats ont toujours été bons, Derrida commence à briller vraiment. Lors de la remise des dissertations, Borne, pourtant peu prodigue de compliments, fait souvent des remarques très louangeuses sur la copie de Derrida. Au premier trimestre, il n'est que troisième, mais avec une moyenne de 14,5 (« excellent à tous égards ; de très belles qualités philosophiques »). Au deuxième trimestre, il est premier avec un 16/20 exceptionnel pour Louis-le-Grand (« résultats constamment brillants ; personnalité philosophique certaine »). À la veille du concours, Borne fait préparer à Jackie une dernière dissertation dont le sujet a été manifestement conçu pour lui : « Avez-vous l'esprit philosophique ? Croyez-vous en vous interrogeant vous-même qu'il y ait incompatibilité entre esprit littéraire et esprit philosophique ? » Borne ne note pas ce devoir, se contentant de cette appréciation élogieuse : « Ensemble pensé. Vous devez réussir. » Tout cela n'empêche pas l'angoisse, car Derrida sait qu'il peut craquer au dernier moment. Cette fois, ce serait vraiment dramatique : en cas de nouvel échec, les portes de l'École normale supérieure se fermeraient définitivement pour lui. Même si la tentation du Maxiton reste grande, il essaie de ne pas en abuser. La nuit qui précède la première épreuve du concours, incapable de s'endormir, il réveille les deux vieilles dames qui lui louent sa chambre et avec lesquelles il a sympathisé au fil des mois. Il boit force tisanes en conversant avec elles et finit par aller se recoucher. Les écrits se passent sans trop d'encombres. Pendant les semaines suivantes, Derrida prépare des oraux qu'il appréhende plus encore, craignant d'y perdre toute assurance. Même en étant doué et en travaillant sérieusement, entrer à Normale Sup n'est jamais garanti. Dans sa classe, seuls Serres, Lamy, Bellemin-Noël, Carrive et Aucouturier seront reçus en même temps que lui. Des élèves aussi brillants que Michel Deguy et Pierre Nora seront recalés et en resteront marqués toute leur vie. Du concours finalement réussi par Derrida, il nous reste la relation détaillée qu'il en fit à Roger Pons, son professeur de français. Le plus étonnant est de l'y découvrir remarquable narrateur, lui qui se prétendra plus tard incapable de raconter une histoire :

Mon concours fut des plus ordinaires. Il ne fut remarquable que par un oral si médiocre qu'il me fit perdre dix places. J'étais en effet 6e à l'écrit, à 4,5 points du cacique, et cela malgré une note de philosophie très décevante. […] À l'oral, je perdais des places en allemand et en histoire ancienne, interrogations désastreuses où je croyais frôler le zéro. En français, où j'obtins un généreux 12, tout me déplut : le jury, dont l'apparence au moins m'ôta le goût de partager avec lui les joies de l'explication. M. Castex prend des airs de prophète inspiré pour laisser échapper des jugements communs, sommaires et superficiels. L'autre, à qui j'eus surtout affaire, est plus rigoureux, plus inquiet, mais laisse flotter autour de lui et dans sa pensée cette poussière subtile dont sont imprégnés les papiers officiels, les documents de notaires, voire les livrets scolaires au baccalauréat.

À cette épreuve, Derrida était tombé sur une page de Diderot extraite de l'Encyclopédie, « un ensemble peu alléchant où tout s'étalait en surface, où tout était souligné, explicite ». Et il avait abordé ce texte en faisant du Derrida avant la lettre, comme si les grandes lignes de sa méthode étaient déjà bien en place : Je décidai que ce texte était un piège, que l'intention d'un Diderot, méfiant et prudent, s'y déployait en filigrane, que tout, dans sa forme, y était ambigu, sous-entendu, indirect, contourné, compliqué, suggéré, murmuré… Je déployai toutes mes ressources pour découvrir un éventail de significations à chaque phrase, à chaque mot. J'inventais un Diderot virtuose de la litote, franctireur de la littérature, résistant de la première heure…

Mais le dialogue avec le jury semble avoir été difficile, l'un des examinateurs, M. Schérer, objectant au candidat : – Enfin, ce texte est très simple ; vous ne l'avez compliqué et alourdi de sens qu'en y mettant du vôtre. Dans cette phrase, par exemple, il n'y a que ceci qui est explicite… – Explicitement, ce texte n'existe pas ; il n'offre à mes yeux aucun intérêt littéraire… Castex sourit tristement, les yeux au plafond ; Schérer pointe sur son papier, disant : – Personne ne vous interdisait de le dire dès le début.

Qu'importe le rang, au bout du compte. L'essentiel est d'avoir intégré. Derrida se dit surtout sensible à la sécurité matérielle que l'École va maintenant lui assurer – il y bénéficiera d'un salaire de professeur débutant – et au soulagement que cela va apporter à sa famille. L'envoyer à Paris représentait pour les siens un sacrifice matériel considérable qui l'avait luimême beaucoup tracassé durant ces trois ans. Avec autant d'élégance que de gentillesse, Derrida profite de cette longue lettre pour remercier Roger Pons de ce que son enseignement a pu lui apporter, en dépit de certaines rudesses ou plutôt à cause d'elles : J'ai l'immense et inexcusable prétention de croire qu'en dehors de vous-même et de Monsieur Borne, aucun professeur de khâgne ne m'a rien appris que je ne susse déjà ou que je ne fusse en mesure d'apprendre tout seul. Je veux dire que les autres ne m'ont appris, quand ils l'ont fait, qu'un métier, une technique, un corps de connaissances objectives et utiles. J'ai le sentiment d'avoir appris chez vous, de vous, ce qui certes fait partie d'un métier, mais aussi ce qui, dans le

métier, est plus que le métier : de l'honnêteté et de la modestie intellectuelles, le goût et un sens de la rigueur, le désir d'atteindre avec simplicité et sans se laisser duper par de fausses profondeurs ou des qualités spécieuses, à des jugements sûrs, où la plus grande sympathie compose avec la plus grande lucidité. J'ai reçu, dès les premiers travaux que je vous rendis, de très dures leçons de style et de rigueur intellectuelle. Le pseudo-lyrisme désordonné et enflé, auquel je faisais alors aveuglément confiance et qui reste encore ma tendance, en souffrit beaucoup, heureusement. Si cinglantes que fussent certaines de vos appréciations, pourquoi n'en fus-je jamais humilié, offensé ? C'est là l'effet de votre présence 36.

Être reçu à Normale Sup ne protège pas de tout. C'est au lendemain des oraux du concours que survient un incident révélateur. Élève de Louis-leGrand lui aussi, et passionné de poésie, Claude Bonnefoy invite Jackie dans le château familial du Plessis, près de Tours. Derrida ne sait sans doute pas à quel point le milieu dans lequel il se retrouve est marqué à droite. René Bonnefoy, le père de Claude, a été secrétaire général à l'Information sous le gouvernement de Pierre Laval ; il a été condamné à mort, mais sa peine a été commuée en 1946 en une déchéance nationale à vie assortie de la confiscation des biens. Lors d'un dîner, où les anciens de Vichy sont nombreux, l'une des convives lance : « Oh, les Juifs, moi je les sens à distance, Monsieur… » « Vraiment ? réplique Derrida d'une voix forte. Eh bien, je suis juif, Madame. » Ce qui jette un sérieux froid autour de la table. Quelques jours plus tard, Jackie écrit une longue lettre à son camarade. Sur un ton à la fois ferme et posé, il explique qu'il n'avait pas le droit de dissimuler sa judéité, même si cette question lui paraît « artificielle ». Sa « condition de Juif » ne le détermine pas plus qu'autre chose. Il n'en fait d'ailleurs jamais état, sauf quand il est confronté à une manifestation antisémite : c'est une position assez proche de celle développée par Sartre dans ses Réflexions sur la question juive, parues en 1946. Derrida profite de l'incident pour comparer la situation française avec celle qu'il a vécue en Algérie : Il y a quelques années, j'étais très « sensibilisé » à ce sujet et toute allusion de style antijuif m'eût mis hors de moi. J'étais alors capable de réactions violentes. […] Tout cela s'est un peu apaisé en moi. J'ai connu en France des gens que l'antisémitisme n'avait pas effleuré. J'ai appris qu'en ce domaine l'intelligence et l'honnêteté étaient possibles, et que ce dicton qui hélas circule parmi les Juifs – « tout ce qui n'est pas juif est antijuif » – n'était pas vrai. Cette question est devenue moins brûlante pour moi, elle passe à l'arrière-plan. D'autres amis non-Juifs m'ont appris à relier l'antisémitisme à tout un ensemble de déterminations. […] L'antisémitisme en Algérie paraît plus indépassable, plus concret, plus terrible. En France, l'antisémitisme fait partie ou veut faire partie d'une doctrine, d'un ensemble d'idées abstraites. Il reste dangereux comme tout ce qui est abstrait, mais moins sensible dans les rapports humains. Au fond, les Français antisémites ne sont antisémites qu'avec les Juifs qu'ils ne connaissent pas 37.

Derrida s'en dit persuadé, « dès qu'un antisémite est intelligent, il ne croit pas à son antisémitisme ». Il aimerait avoir l'occasion de reparler de l'incident avec son ami et ses parents. Dans sa réponse, Claude Bonnefoy ne semble pas mesurer toute la portée de ce qui s'est passé : « Nous voilà tous au château pris de remords pour quelque parole […] sans doute bien souvent prononcée comme un cliché. » Retournant la situation, il insiste sur la condition difficile de ses parents, qui sont désormais « des réprouvés officiels, des exclus de la société ». Et comme pour faire oublier cette phrase malencontreuse, il propose à Jackie de participer, par des articles ou des nouvelles, au journal La Parisienne que s'apprête à fonder l'écrivain Jacques Laurent, un ami de ses parents issu du même milieu collaborationniste. Derrida se gardera bien de le faire. Mais l'incident ne semble avoir modifié en rien ses relations avec Claude Bonnefoy. Après les fatigues du concours et un voyage aussi long que pénible vers Alger, Jackie se laisse reprendre, non sans culpabilité, par sa « pente naturelle vers l'immédiat de l'existence concrète » : Je suis en ce moment complètement abruti par la fatigue, la chaleur, la famille. Je suis incapable de lire ou d'écrire. Je n'ai de goût que pour la distraction facile, les jeux absurdes, le soleil et la mer… Je sens bien que je n'en ferai rien de ces vacances. Je suis éteint et desséché ; en guériraije 38 ?

Il aurait vraiment aimé que Michel Monory puisse venir une partie de l'été à Alger, mais cela n'a pas été possible et ce sont Pierre Foucher et son voisin Pierre Sarrazin qui le rejoignent pour plusieurs semaines. « Le Jackie que nous avons trouvé à notre arrivée était très différent de celui de Louisle-Grand, se souvient Pierre Foucher. Il avait endossé son costume de Juif algérien, tout en restant en phase avec nous. Dominée par sa grand-mère maternelle et par sa mère, sa famille était nombreuse et soudée, tout en se montrant très accueillante. Le dimanche, nous allions faire de grands piqueniques sur les plages de Zeralda et Sable d'or, etc. J'admirais cette harmonie et cette entente, cette manière très tolérante de vivre la famille. Les jours de semaine, nous partions souvent en Kabylie, en accompagnant son père dans sa tournée. C'était toujours Jackie qui conduisait la Simca Aronde, très vite et avec beaucoup de plaisir, comme les jeunes de ce milieu 39. Il avait une forme d'assurance, presque de supériorité 40. » Cet été-là, Jackie découvre avec ses deux compagnons plusieurs villes et régions algériennes qu'il ignorait jusqu'alors. Le soir, ce sont des sorties au cinéma, au casino ou de longues parties de poker. Mais il ne faut pas deux

semaines pour qu'il se lasse de cette agitation et des chamailleries continuelles des deux Pierre : « Je n'ai pas la force de les sortir constamment. J'ai besoin d'immobilité et d'inactivité 41. » Son désir de solitude est même tel qu'il finit par les envoyer quelques jours chez un de ses oncles. Et comme chaque fois que la mélancolie le reprend, c'est vers Michel Monory qu'il se tourne : Si tu savais à quel point je suis en ce moment dégonflé, désemparé et desséché. Je ne sais plus où chercher quelque fraîcheur de l'esprit ou de l'âme, quelque chose qui ressemble, fût-ce de très loin, à du goût, de l'ardeur, une pointe de lyrisme intérieur, une velléité de m'entretenir avec autrui ou avec moi-même. Rien, rien, rien… Léthargie, anesthésie, psychasthénie, neurasthénie, la mort dans l'âme 42.

Il n'a pas envie de lire, moins encore de travailler. Peut-être est-ce l'ambiance de l'Algérie qui l'en empêche. Sans l'oser tout à fait, il voudrait se laisser aller à cette immanence si bien décrite par Camus dans Noces. « En un sens, mais seulement en un sens, il fait trop bon vivre ici pour penser à lire, peut-être pour penser tout court. » Cette Algérie-là ne sera bientôt plus qu'un souvenir.

Chapitre 4 L'École 1952-1956 En octobre 1952, l'arrivée à l'École normale supérieure représente une vraie libération par rapport aux contraintes des années de khâgne. Même si Jackie a dû quitter la rue Lagrange pour partager une chambre avec trois autres élèves, une étape essentielle a été franchie. Enfin, il « y » est ; enfin, il « en » est. Fondée en 1794 sous la Convention, l'École normale supérieure est installée au 45 de la rue d'Ulm depuis 1847, à quelques centaines de mètres seulement du lycée Louis-le-Grand. Ne délivrant elle-même aucun diplôme, elle a la particularité d'accueillir dans des proportions assez semblables des étudiants de lettres et de sciences, même si ces deux mondes restent très étanches. L'ENS est surtout un extraordinaire vivier de talents. Les normaliens célèbres ne se comptent plus : Henri Bergson, Jean Jaurès, Émile Durkheim, Charles Péguy, Léon Blum, Jean-Paul Sartre, Raymond Aron et tant d'autres ont assuré depuis plusieurs générations la gloire de l'établissement au moment où Derrida y entre à son tour. Petit univers exclusivement peuplé de jeunes gens – mais où les filles ont facilement leurs entrées –, le « cloître de la rue d'Ulm » a généré sa mythologie et ses rituels, célébrés par des auteurs comme Romain Rolland ou Jules Romains. La scolarité dure quatre ans, dont la troisième année est généralement consacrée à préparer l'agrégation et la dernière à entamer une thèse. Ayant un statut de fonctionnaires stagiaires, les élèves s'engagent à travailler au service de l'État pour une durée d'au moins dix ans à compter de leur intégration. À l'École, depuis le début du XXe siècle, on utilise un jargon pour désigner les particularités locales. Une « turne » ou « thurne » est ainsi une chambre d'internat, le « thurnage » étant la procédure complexe

d'attribution des thurnes aux élèves à partir de la deuxième année. Est qualifié de « cacique » celui qui est arrivé premier au concours d'entrée. Un « archicube » est un ancien élève, et l'annuaire des anciens s'appelle donc l'« archicubier ». Au centre de la cour carrée, on trouve un bassin à jet d'eau avec des poissons rouges appelés les « Ernest », l'« ernestisation » consistant à jeter un élève dans le bassin. L'« aquarium » est le grand hall du rez-de-chaussée. Le « pot » désigne le restaurant de l'École, où le service est assuré matin, midi et soir. Par extension, le mot pot désigne à peu près tout ce qui a un rapport proche ou lointain avec la nourriture. Les femmes de ménage et plus généralement tous les techniciens de service sont pour leur part des « sioux » 1. Même si cet esprit normalien agacera de plus en plus Derrida au fil des ans, il l'accepte d'abord volontiers, participant sans rechigner à un bizutage bon enfant où l'on demande de décrocher des plaques de rue portant le nom d'anciens élèves ou d'aller troubler la clientèle du salon de thé « Rumpelmayer » par quelque déclaration incongrue. Jackie ne manque ni le bal de l'École, qui a lieu chaque hiver et où le smoking est de rigueur, ni la garden party beaucoup plus détendue au début du mois de juin. Et il fait beaucoup rire lors de la Revue annuelle, avec un numéro très au point de gangster pied noir, le chapeau rabattu sur le visage 2. Sur un mode mi-sérieux mi-parodique, il rédige aussi une motion à propos de la table dite du régime, avant de la faire signer par plusieurs autres élèves dont Emmanuel Le Roy-Ladurie. Dans ces deux pages dactylographiées, ils signalent les principales causes d'exaspération dont le remplacement systématique de la viande par du jambon, l'abus de pâté de tête, de saucisse et de purée de pois, et surtout les quantités insuffisantes de tous les aliments hormis la soupe : Les hors-d'œuvre ont été supprimés. Pourquoi ? Nous nous permettons d'éveiller l'imagination du chef en lui proposant de choisir parmi ces fruits vulgaires que sont la tomate, les olives, cette racine de peu de prix : la carotte crue et râpée. […] Parmi les rebuts dont on nous nourrit se distingue ce soir un camembert dont les morceaux, coupés depuis un temps appréciable, se rapprochent de la consistance de la brique. Nous vous en faisons juge et nous permettons de vous présenter cette pièce à conviction. […] Il est nécessaire de dissiper l'idée selon laquelle les malades que nous sommes et regrettons d'être sont privilégiés et exigent une nourriture plus riche et meilleure que l'ordinaire, alors que nous nous contenterions d'une nourriture autre, pourvu qu'elle nous soit saine 3.

Les premiers temps, Jackie continue de se rendre quand il le peut au restaurant diététique de Port-Royal. Mais après quelques mois, sa santé s'est suffisamment améliorée pour qu'il n'ait plus à fréquenter la table du régime,

à Normale Sup ou ailleurs. Maintenant qu'il a un peu d'argent, il peut profiter plus facilement des restaurants du quartier, et surtout des quelques cafés qu'apprécient les élèves de l'École. Même s'ils continuent de fréquenter Le Mahieu et Le Capoulade, ils se retrouvent plus souvent au bien nommé Normal'bar, juste en face de la rue d'Ulm, à l'angle de la rue des Feuillantines et de la rue Gay-Lussac, dont ils ne dédaignent pas le baby-foot. Ils affectionnent aussi Chez Guimard, communément dit Le Guim's, sur la placette devant l'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas, tout près de la rue Saint-Jacques, qui offre un coin tranquille pour bavarder à loisir 4. Pour la plupart des étudiants, la première année à Normale Sup tient de la délivrance, après la rude discipline des années de khâgne. Certes, il y a quelques certificats de licence à présenter à la Sorbonne avant l'été, mais il n'y a ni concours à préparer ni diplôme à rédiger. C'est l'occasion longtemps attendue de se laisser vivre et de profiter du Quartier latin. Disposant de moyens financiers bien plus importants que les années précédentes, Derrida peut enfin s'acheter des livres et sortir quand il en a envie. Il va beaucoup au cinéma, souvent avec Robert Abirached, annonçant d'un air pénétré, comme s'il s'agissait d'une activité scientifique : « Nous allons faire de la filmologie appliquée. » La politique tient une grande place dans la vie quotidienne des normaliens. Le conflit entre Sartre et Camus a débuté au printemps précédent, mais il continue d'alimenter les discussions. En mai 1952, c'est un article de Francis Jeanson, « Albert Camus ou l'âme révoltée », qui a ouvert les hostilités. Dédaignant l'auteur, Camus répond directement à Sartre dans sa « Lettre au directeur des Temps modernes » : On trouve dans votre article […] le silence ou la dérision à propos de toute tradition révolutionnaire qui ne soit pas marxiste. […] je commence à être un peu fatigué de me voir, et de voir surtout de vieux militants qui n'ont jamais rien refusé des luttes de leur temps, recevoir sans trêve leurs leçons d'efficacité de la part de censeurs qui n'ont jamais placé que leur fauteuil dans le sens de l'histoire, je n'insisterai pas sur la sorte de complicité objective que suppose à son tour une attitude semblable 5.

Sartre réplique dans le même numéro, sur un ton plus brutal encore : Mais dites-moi, Camus, par quel mystère ne peut-on discuter vos œuvres sans ôter ses raisons de vivre sa vie à l'humanité ? […] Et si votre livre témoignait simplement de votre incompétence philosophique ? S'il était fait de connaissances ramassées à la hâte de seconde main ?... Avezvous si peur de la contestation ? […] Notre amitié n'était pas facile, mais je la regretterai. Si vous la rompez aujourd'hui, c'est sans doute qu'elle devait se rompre. Beaucoup de choses nous

rapprochaient, peu nous séparaient. Mais ce peu était encore trop : l'amitié, elle aussi, tend à devenir totalitaire 6.

L'article « Les communistes et la paix », par lequel Sartre marque son ralliement à l'URSS et se pose en compagnon de route du PCF, débouche quelques mois plus tard sur une rupture, plus douloureuse, avec Maurice Merleau-Ponty. Les deux hommes se sont connus rue d'Ulm en 1927 ; ils ont partagé de nombreux combats avant de fonder ensemble Les Temps modernes. En politique, Merleau-Ponty a souvent devancé Sartre, jouant même un rôle de « guide », mais l'auteur des Mains sales lui reproche désormais de délaisser les enjeux politiques du moment au profit d'une philosophie trop détachée du monde. Et surtout, il ne lui pardonne pas d'avoir, en pleine guerre froide, critiqué l'URSS. À ses yeux, hors du « Parti », il n'est plus de salut. « Un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n'en sortirai plus jamais », écrira-t-il encore quelque années plus tard. Ces deux conflits, qui déchirent en profondeur le monde intellectuel de l'époque, comptent d'autant plus pour Derrida qu'il se sent à chaque fois, « mais comme Sartre lui-même, sans doute […], dans la contradiction et des deux côtés à la fois 7 ». À la rue d'Ulm, la question communiste est de toute façon impossible à éviter : le Parti domine l'École depuis la Libération. Bien des choses tiennent du folklore. Le matin, sitôt après le petit déjeuner, les membres de la « cellule » de l'École se réunissent dans l'aquarium pour lire L'Humanité et en afficher les meilleures pages. Pendant ce temps, quelques rebelles, qui se sentent plus proches du PCI, se plongent ostensiblement dans L'Unità. Le jour de la mort de Staline, le 5 mars 1953, les communistes, dont beaucoup ne parviennent pas à sécher leurs larmes, imposent une minute de silence dans l'École tout en cherchant à qui faire parvenir un télégramme de condoléances en URSS. Mais la pression qu'exercent les militants – dont les plus actifs à cette époque sont Emmanuel Le Roy-Ladurie, Jean-Claude Passeron, Pierre Juquin, Paul Veyne et Gérard Genette – est parfois exaspérante : passages répétés dans les thurnes pour convoquer aux réunions, vente insistante de L'Humanité, présentation incessante de pétitions à signer. Comme ses amis Lucien Bianco et Pierre Bourdieu, Derrida essaie de se tenir sur une ligne difficile, refusant l'opposition frontale au PC, mais voulant moins encore s'y laisser embrigader. Rapidement, les militants le

rangent parmi ceux qu'on ne peut espérer faire entrer au Parti, même s'ils sont de gauche et peuvent être utiles dans certains combats. Les bons jours, on les considère comme des « gars larges », c'est-à-dire nettement moins que des « compagnons de route » ; les mauvais jours, on les traite de « social-traîtres ». Dans un hommage tardif au grand sinologue Lucien Bianco, Derrida se souviendra de cette période : Autour de nous, dans la maison de la rue d'Ulm, chez nos plus proches amis, le « stalinisme » le plus dogmatique vit alors ses derniers jours. Mais comme s'il avait encore tout l'avenir devant lui. Nous militons alors tous les deux, de façon plus ou moins prévisible et conventionnelle, dans des groupes de gauche ou d'extrême gauche non communiste. Nous sommes de tous les meetings, à la Mutualité et ailleurs, nous collons des enveloppes pour je ne sais plus quel comité d'intellectuels antifascistes (contre la répression coloniale, la torture, l'action de la France en Tunisie ou à Madagascar, etc.) 8.

À la grande fureur des communistes, le petit groupe fonde bientôt une section du « Comité d'action des intellectuels pour la défense des libertés », qui réunit la gauche et l'extrême gauche non communiste, parvenant à rassembler de nombreux étudiants. Ils passent des heures à discuter des questions politiques du moment, après avoir lu Le Monde, L'Observateur ou L'Express. Jackie a même failli devenir un collaborateur régulier de ce dernier hebdomadaire, comme en témoigne une lettre de Jean-Jacques ServanSchreiber à Derrida datée du 15 mai 1953, veille de la parution du premier numéro. Les deux hommes s'étaient rencontrés quelques semaines auparavant, envisageant une contribution de Derrida à la rédaction de L'Express. Dans l'immédiat, Servan-Schreiber dit ne pas voir ce qu'il pourrait demander de précis au jeune philosophe et assure tâtonner encore pour trouver la formule de son hebdomadaire. Mais si l'occasion se présente, il promet qu'il ne manquera pas de faire signe à Derrida. Une telle collaboration n'aurait rien eu de déshonorant : peu de temps plus tard, c'est dans L'Express que Roland Barthes publiera ses Mythologies et Alain Robbe-Grillet plusieurs de ses manifestes sur le Nouveau Roman. À l'École normale supérieure, sur une promotion d'une trentaine d'élèves, ils ne sont que quatre à s'orienter vers la philosophie cette année-là : deux viennent de Louis-le-Grand, Michel Serres et Derrida ; deux arrivent d'Henri-IV, Pierre Hassner et Alain Pons. Mais ils sont loin de former une véritable entité : ni Serres ni Hassner n'habitent rue d'Ulm et on les y voit bien peu. C'est donc souvent avec Alain Pons que Derrida se rend à la

Sorbonne, fréquentant de manière irrégulière les cours d'Henri Gouhier, de Maurice de Gandillac, de Ferdinand Alquié et de Vladimir Jankélévitch. Mais parmi ceux qui enseignent à l'École, il fait deux rencontres qui se révéleront déterminantes. Dès le premier jour, il a été reçu par Louis Althusser, le responsable des étudiants qui se destinent à la philosophie. Âgé de trente-quatre ans lorsque Derrida fait sa connaissance, Althusser n'a encore rien publié et est un parfait inconnu. C'est une douzaine d'années plus tard qu'il deviendra une figure de légende. Comme Derrida, Althusser est né dans les environs d'Alger. Il a grandi dans un milieu catholique et a été reçu au concours de la rue d'Ulm en 1939. Immédiatement mobilisé, bientôt fait prisonnier, il a passé cinq ans dans un stalag et n'a pu revenir à Normale Sup qu'à la fin de la guerre. Ce n'est qu'en 1948, à l'âge de trente ans, qu'il a pu passer l'agrégation, prenant la même année sa carte au PCF. Aussitôt nommé « caïman » de philosophie, c'est-à-dire professeur chargé de préparer les agrégatifs, il le restera plus de trente ans. À partir de 1950, il devient également secrétaire de l'École littéraire, un poste aux contours flous qui semble avoir été inventé pour lui. « Le Thuss », comme beaucoup l'appellent, occupe un bureau très obscur, au rez-de-chaussée, à droite de l'« aquarium ». Mais en réalité, c'est surtout au moment de la préparation de l'agrégation qu'Althusser s'occupe des étudiants. Pendant cette première année à l'École, Jackie ne le rencontre que de façon occasionnelle 9. Quelques semaines après la rentrée, il commence en revanche à suivre le cours de psychologie expérimentale que dispense depuis l'automne précédent un certain Michel Foucault, encore inconnu lui aussi. Comme les autres auditeurs du cours qu'il donne le lundi soir, dans la petite salle Cavaillès, Derrida est frappé par le charisme de ce professeur qui n'est que de quatre ans son aîné : « C'était impressionnant d'éloquence, d'autorité, de brillance. » Parfois, Foucault emmène quelques étudiants jusqu'à l'hôpital Sainte-Anne, dans le service d'un de ses amis psychiatres. Cette expérience de confrontation directe à la folie, Derrida ne l'oubliera jamais : « On faisait venir un malade et il était interrogé, examiné, par un jeune médecin. Nous assistions à cela. C'était bouleversant 10. » Le médecin se retirait ensuite et après avoir rédigé ses observations, il venait faire une sorte de leçon devant Georges Daumezon, le patron du service. Entre Foucault et Derrida, les relations deviennent rapidement amicales ; elles sont d'autant plus faciles

que, bien qu'il ait été nommé assistant à Lille, Foucault habite toujours l'École à cette époque. Une autre rencontre, plus décisive encore, se produit en février 1953. Michel Aucouturier, auquel son père a offert sa voiture pour le féliciter de son succès au concours, emmène trois camarades, Michel Serres, Élie Carrive et Jackie, pour une semaine de vacances dans la station les Carrozd'Arâches, en Haute-Savoie. Mais si ce séjour mérite d'être mentionné, c'est moins pour les chutes de ski des jeunes gens que pour la première rencontre de Jackie avec Marguerite, la sœur aînée de Michel, une rencontre qu'ils évoqueront à demi-mots dans le film Derrida. Tout juste âgée de vingt ans, la blonde et belle jeune fille est atteinte de tuberculose, comme beaucoup d'étudiants de sa génération. Elle est hospitalisée depuis plusieurs mois au sanatorium du Plateau d'Assy et son état de santé reste incertain, les bons et les mauvais résultats se succédant lors des analyses. Dès cette première rencontre, Jackie s'intéresse à Marguerite, mais il n'a pas l'occasion de la voir en tête à tête. Aux yeux de la jeune fille, il n'est encore qu'un des garçons du groupe. C'est un an et demi plus tard, quand Marguerite reviendra à Paris, que leurs relations deviendront plus personnelles. Les mois passant, Derrida se laisse entraîner dans une sorte d'agréable tourbillon. Comme il l'écrit à sa cousine Micheline, « la vie que l'on mène ici appelle de longues vacances calmes, silencieuses, solitaires. Tu ne peux imaginer à quel point on s'agite, se démène, se disperse. On est effrayé, à la fin d'une journée, en récapitulant l'emploi de son temps 11 ». Mais comme pour se rattraper, Jackie s'absorbe pendant une bonne partie de l'été 1953, à El-Biar, dans la lecture d'un livre qui aura pour lui une importance fondamentale, les Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl, œuvre plus connue sous le nom d'Ideen I. L'ouvrage a été traduit, introduit et commenté par Paul Ricœur. « Ce fut donc ce grand lecteur de Husserl qui, plus rigoureusement que Sartre et même que Merleau-Ponty, m'apprit d'abord à lire la “phénoménologie”, et qui, d'une certaine façon me servit de guide à partir de ce moment-là », reconnaîtra Derrida dans un hommage tardif à Ricœur 12. Pour le reste, août et septembre se passent une nouvelle fois dans un mélange d'indolence et de mélancolie. « Je bénis la fin des vacances, écrit-il à Michel Serres. J'ai fini par céder au lâche désir de fuir totalement la famille. C'est ce qui arrive quand on l'aime trop 13. » Husserl mis à part, il

n'a guère travaillé, préparant à peine le certificat d'ethnologie qu'il doit présenter à la Sorbonne, puisque c'est cette discipline qu'il a choisie comme matière scientifique, pour sa licence. Une chose désole Jackie : la distance qui s'est établie avec Michel Monory depuis son entrée à Normale Sup. Avec aucun des élèves de l'École, il n'a retrouvé le même degré d'intimité. Et c'est avec nostalgie qu'il s'adresse à son ami : Pourquoi n'avons-nous même plus la force de nous écrire ? Tu sais que de ma part ce n'est pas un oubli. Ce n'est pas mon amitié qui est morte ou qui a perdu son « sel », mais plutôt quelque chose en moi. Il faudrait que je me raconte – à toi et à moi-même – que je me « récite » depuis deux ou trois ans jusqu'à des événements très récents pour y faire quelque lumière. Et puis, je ne veux plus écrire, je ne sais plus. C'est d'autant plus désolant que je ne me sauverais, j'en suis sûr – ici bas, bien entendu – que si j'écrivais constamment, pour moi du moins 14.

À la rentrée 1953, les examens de licence à la Sorbonne le mettent de mauvaise humeur. Comme il le racontera plus tard, en recevant la Légion d'honneur dans une des salles où il souffrit alors, « la khâgne et l'École Normale conféraient à certains d'entre nous ce puéril sentiment de hauteur et de marge élective qui ne dispensait pas les condescendants en question de descendre ici même en vue d'une inscription régulière à la Sorbonne pour leurs examens et concours, et ne me dispensa pas, moi, parmi eux, ni des épreuves ni de bon nombre d'échecs 15 ». Fin octobre, pour n'avoir pas eu « le temps de dessiner et de mesurer des os », il se fait coller aux travaux pratiques d'ethnologie après avoir été admissible. En entamant cette année qu'il aurait voulu consacrer tout entière à son travail de diplôme, le voilà donc encore encombré de ce qu'il qualifie de « fardeau ridicule 16 ». Heureusement, il est reçu en psychologie. Autre bonne nouvelle, il partage une thurne confortable avec son ami Lucien Bianco, « Coco » comme on l'appelle alors, dans les nouveaux bâtiments de l'École. « Les conditions de travail sont ici idéales et je ne pense pas qu'on ait jamais mieux fait. On est délivré de tout souci matériel, et si l'on était très égoïste, très insouciant, on s'endormirait bien vite dans cette sorte de Paradis Artificiel qu'est l'École », écrit-il à sa cousine 17. Ensemble, Jackie et Lucien ont acheté une vieille voiture, une Citroën C4 de 1930 qu'ils ont surnommée « T'chi t'cheu ». Certes, elle ne roule plus qu'à peine et il faut régulièrement la déplacer d'un côté à l'autre de la rue, pour éviter les contraventions en série, mais elle permet tout de même quelques sorties agréables. Et surtout, cette voiture, la première possédée

par des normaliens, fait l'admiration de leurs condisciples. C'est avec « T'chi t'cheu », que Derrida conduit de façon pour le moins audacieuse, qu'il se rend chaque semaine au musée de l'Homme avec Alain Pons, pour suivre ces cours d'ethnologie dont il n'est pas encore débarrassé 18. Il y apprend notamment à distinguer les crânes et les os des humains de ceux des singes anthropoïdes. Compagnon « sage et studieux », Bianco a décidé de se spécialiser dans l'histoire de la Chine moderne et commence à apprendre le chinois. Jackie, qui travaille sur la table voisine, suit ses progrès avec admiration. Plus tard, il sera émerveillé d'entendre son ami parler couramment, dans un restaurant chinois près de la gare de Lyon. Et il se souviendra de ses discussions de l'époque avec Lucien Bianco lorsqu'il se référera au modèle phonoidéographique de l'écriture chinoise, dans De la grammatologie. Dans l'immédiat, Jackie songe surtout à son sujet de diplôme d'études supérieures, équivalent d'un actuel mémoire de master. À la fin du mois de novembre, il se décide pour un travail sur Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, sous la direction de Maurice de Gandillac, ancien condisciple de Sartre à l'École et professeur de philosophie à la Sorbonne depuis 1946. Derrida l'expliquera souvent : si Husserl n'a pas été son premier amour en philosophie, il a laissé une empreinte essentielle sur son travail, comme une « discipline de rigueur incomparable ». En ce début des années 1950, il ne s'agit d'ailleurs pas d'un intérêt isolé : encore mal reçue dans l'Université française, la phénoménologie husserlienne apparaît comme incontournable à beaucoup de jeunes philosophes. Avant de se tourner vers la sociologie, Pierre Bourdieu lui-même songe à consacrer sa thèse à Husserl. À la phénoménologie « à la française », telle que l'ont développée Sartre et Merleau-Ponty, Derrida veut substituer « une phénoménologie plus tournée vers les sciences ». À ses yeux, il s'agit presque autant d'un projet politique que d'une nécessité philosophique. Impressionné par un ouvrage récent du marxiste Tran-Duc-Thao, il voudrait lui aussi articuler la phénoménologie avec certains aspects du matérialisme dialectique. Le mot dialectique revient avec insistance dans le diplôme ; il y renoncera bientôt. Comme bien d'autres, Derrida est fasciné par les manuscrits inédits de Husserl – notamment sur la temporalité, la « genèse passive » ou l'« alter ego » –, autant de textes que l'on ne peut consulter qu'aux Archives Husserl de Louvain. En janvier 1954, Maurice de Gandillac envoie une lettre de

recommandation et obtient l'assurance que le père Herman Van Breda facilitera l'accès à ces précieux documents. Derrida part pour Louvain en mars et y reste plusieurs semaines. C'est la première fois qu'il franchit la frontière nationale. Dans le grenier de l'Institut de philosophie, où un grand nombre des 40 000 pages inédites laissées par Husserl sont conservées depuis 1939, Jackie travaille assidûment. Malgré sa connaissance assez moyenne de la langue allemande, il déchiffre et recopie avec soin de nombreux passages, même s'il n'en tirera finalement qu'un parti assez réduit dans son diplôme. Les Belges qu'il rencontre semblent lui déplaire. Heureusement, il sympathise avec Rudolf Boehm, un jeune philosophe allemand qui collabore à l'édition des inédits husserliens. Chaque jour, en se promenant dans les rues et les parcs de la ville, ils ont ensemble de longues discussions philosophiques, à propos de Husserl bien sûr, mais aussi de Sartre et de Merleau-Ponty. Dès qu'il le peut, Jackie ramène la conversation vers Heidegger dont l'œuvre lui importe de plus en plus et dont Rudolf Boehm, ancien étudiant de Hans Georg Gadamer, est un excellent connaisseur 19. C'est lors de ce séjour que Derrida découvre Der Ursprung der Geometrie (L'origine de la géométrie), un texte tardif de Husserl, qui vient à peine d'être publié en allemand, et qui aura une grande importance pour lui pendant les années suivantes 20. Il n'empêche qu'il n'est pas fâché de rentrer à Paris et de retrouver sa thurne et ses amis. Pendant les mois suivants, il rédige à un rythme plus que soutenu un texte de près de trois cents pages, sur de vieilles fiches administratives et du papier à en-tête des champagnes Mercier et Mumm dont il a dû récupérer des piles entières chez son père. Lucien Bianco se souvient que Derrida lui lisait parfois des passages qu'il venait d'écrire, mais que, n'ayant jamais entendu parler de Husserl auparavant, il n'en comprenait pas grand-chose. Ce n'est pas ici le lieu de rendre compte d'un ouvrage aussi technique que Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl. Mais l'une des choses les plus frappantes, dans ce qui se présente comme un simple mémoire, c'est l'aplomb dont fait preuve Derrida. Traversant de part en part l'œuvre de Husserl, il ne craint pas de la remettre en cause. Si l'on ne se gardait des anachronismes, on pourrait même dire qu'il commence à la « déconstruire ». Dès la fin de l'introduction, il n'hésite pas à écrire : Malgré l'immense révolution philosophique que Husserl a entreprise, il reste prisonnier d'une grande tradition classique : celle qui réduit la finitude humaine à un accident de l'histoire, à une

« essence de l'homme », qui comprend la temporalité sur le fond d'une éternité possible ou actuelle à laquelle il a pu ou pourrait participer. Découvrant la synthèse a priori de l'être et du temps comme fondement de toute genèse et de toute signification, Husserl, pour sauver la rigueur et la pureté de « l'idéalisme phénoménologique », n'a pas ouvert la réduction transcendantale et n'a pas réajusté sa méthode. Dans cette mesure, sa philosophie appelle un dépassement qui ne sera qu'un prolongement ou, inversement, une explicitation radicale qui sera toute une conversion 21.

En dépit d'une direction qualifiée de « bienveillante et vigilante », le seul lecteur officiel du diplôme, Maurice Patronnier de Gandillac – que certains surnomment « Glandouiller de Patronage » –, se contente de le parcourir. C'est parce qu'il perçoit tout de suite la qualité du travail, dira-t-il plus tard ; c'est surtout parce qu'il n'est nullement spécialiste de Husserl. Quoi qu'il en soit, Derrida est très déçu de cette absence de réaction face à son premier texte d'envergure. Il espérait un véritable dialogue philosophique, dialogue qu'il avait entamé avec Rudolf Boehm, mais n'a pu poursuivre avec aucun de ses proches. « Mon travail de diplôme serait intéressant dans d'autres conditions et pour d'autres lecteurs », confie Jackie à Michel Monory. Ni Althusser ni Foucault ne semblent avoir proposé de le lire. Seul Jean Hyppolite le fera, un an plus tard, encourageant Derrida à en entreprendre la publication. Mais Jackie, alors en pleine préparation de l'agrégation, ne donnera pas suite à cette idée. Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl est bien autre chose qu'un simple travail de diplôme. Nombre d'éléments fondamentaux de l'œuvre sont déjà en place et, quand le texte sera finalement édité, trentesept ans plus tard, Derrida sera troublé d'y « reconnaître sans reconnaître […] une manière de parler, à peine changée peut-être, la position ancienne et presque fatale d'une voix, du ton plutôt ». Il le sera plus encore d'y retrouver une sorte de loi dont la stabilité lui paraîtra « d'autant plus étonnante que, jusque dans sa formulation littérale, elle n'aura cessé, depuis lors, de commander » tout ce qu'il écrit. Ce dont il s'agissait pour lui dès cette époque, c'était bien « d'une complication originaire de l'origine, d'une contamination initiale du simple 22 ». En découvrant ce texte, Jean-Luc Nancy écrira pour sa part à Derrida : « Ce qui est terrible avec ce livre, c'est qu'on ne peut pas y trouver le jeune Derrida qu'on voudrait surprendre en flagrant délit de jeunesse. La genèse de Derrida, oui, mais pas le jeune Derrida. Il est déjà là tout entier, tout armé et casqué comme Athéna. Pourtant, ce qui lui manque est visible, et c'est justement une certaine jeunesse, celle du jeu 23 ».

Malgré ses relations excellentes avec Lucien Bianco, Derrida reste nostalgique de son amitié avec Michel Monory. Si « l'agitation froide » de l'École l'étourdit, il languit « après ces longues solitudes silencieuses de la rue Lagrange pendant lesquelles et en sortant desquelles on est vraiment soi-même 24 ». Michel, qui a réussi l'écrit du CAPES de lettres l'été précédent, est stagiaire dans deux lycées de Nancy. Cela ne facilite pas les rencontres et ces dernières sont généralement trop brèves pour ne pas être décevantes. Jackie a l'impression de se fermer, de devenir dur et égoïste. En avril 1954, en proie à un nouvel accès de mélancolie, il implore son ami de rester au moins un week-end complet à Paris : Essaie de me voir avant ces vacances, lorsque je n'ai plus d'ami que toi ; personne, rien, personne. C'est à un fantôme qu'ici les gens s'adressent, même quand ils me témoignent de l'amitié. Et l'on devient vite ombre à ses propres yeux quand il en est ainsi. […] Je t'attends, comme depuis toujours. Je mène une vie triste, déprimante et inquiète. […] Je n'en sais pas la raison, mais ma tristesse elle-même se transforme ; elle devient constante, sèche ou acide. Je crois qu'auparavant elle se nourrissait à une autre joie ou à une autre espérance, plus vraie qu'elle-même 25.

Nostalgique lui aussi, Michel regrette « les mêmes riches heures » de leur vie parisienne : les petits déjeuners ensemble au coin de la rue Gay-Lussac, « ces promenades à Sceaux, sur les quais la nuit, à Orly dans la guimbarde, cette page de Don Quichotte que tu m'as lue dans ta chambre de l'École, en riant comme un enfant ». Dans ses lettres, il multiplie les signes de « tendre amitié » pour son cher Jackie. Mais souvent il craint de le voir s'éloigner : « Ne suis-je point pour toi perdu dans la brume, pâle fantôme d'ami, disgracieux ? […] Je ne sais pas si je mérite ton amitié, ni si celle que je te porte est assez belle 26. » Les relations féminines de Jackie à cette époque restent assez mystérieuses. À la Sorbonne, il a notamment rencontré Geneviève Bollème, une étudiante en lettres passionnée de Flaubert et déjà bien introduite dans les milieux littéraires. De toute évidence, la jeune femme ne le laisse pas indifférent, mais elle semble pour sa part plutôt gênée par l'ambiguïté de leurs rapports. « Il faudra tout de même que nous parlions de notre situation respective l'un vis-à-vis de l'autre, lui écrit-elle un jour. J'ai toujours eu l'impression, pour ne pas dire la certitude, qu'elle reposait sur un malentendu 27. » Cela n'empêchera pas une durable amitié de s'établir. À partir d'octobre 1954, préparation de l'agrégation oblige, « le Der's » et « Coco » ont droit à des thurnes individuelles. Mais leurs chambres sont

voisines et ils continuent de partager la même voiture et le même abonnement au Monde. Et surtout, ils poursuivent leurs discussions politiques. Pendant l'été, Bianco a eu la chance de faire un long voyage en Chine, avec une délégation des amitiés franco-chinoises (dont fait également partie Félix Guattari). À son retour, le futur auteur des Origines de la révolution chinoise est intarissable sur le sujet. Derrida reconnaîtra plus tard que c'est à Bianco qu'il doit tout ce qu'il a appris « à comprendre, et à penser, de façon inquiète, critique, mouvementée, de la Chine moderne 28 ». De manière générale, Lucien est à l'époque plus engagé et plus radical que Jackie, lequel lui déclare un jour : « Si le destin me donnait la possibilité de jouer le rôle de Lénine, peut-être bien que je m'abstiendrais 29. » Cette année-là, l'actualité les touche de très près. Le 7 mai 1954, avec la chute de Diên Biên Phu, commence la désagrégation de l'Empire colonial français. Quelques semaines plus tard, l'arrivée de Pierre Mendès France à la tête du gouvernement suscite bon nombre d'espoirs. Mais dans la nuit du 1er novembre 1954, une série d'attentats secoue l'Algérie : une organisation jusqu'alors inconnue, le FLN, appelle à « reconquérir la liberté ». Le 5 novembre 1954, le ministre de l'Intérieur, un certain François Mitterrand, déclare à l'Assemblée nationale que « l'Algérie, c'est la France », et que « la rébellion algérienne ne peut trouver qu'une forme terminale : la guerre ». Le conflit durera huit ans, traumatisant toute une génération et marquant Derrida avec une intensité particulière. Un autre événement, de portée nettement plus locale, marque la rentrée à l'École : Jean Hyppolite prend la direction de l'établissement. Grande figure de la philosophie française de l'époque, il est l'un de ceux qui vont compter réellement pour Derrida et l'un des premiers qui percevra sa dimension philosophique. Entré à l'ENS la même année que Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, Jean Hyppolite est l'un des introducteurs de Hegel en France. Il a suivi dans les années 1930 les célèbres cours d'Alexandre Kojève sur la Phénoménologie de l'esprit avant de traduire et commenter minutieusement cet ouvrage fondamental. Longtemps professeur de khâgne à Henri-IV, Hyppolite a eu parmi ses élèves Gilles Deleuze et Michel Foucault. En arrivant à la tête de l'École, il a l'ambition de rendre à la philosophie la place d'honneur de la filière littéraire. Mais son tempérament ne lui permettra pas de s'imposer autant qu'il le voudrait.

L'interlocuteur principal de Derrida, en cette année 1954-1955, est assurément Althusser. Jackie, qui appréhende l'agrégation autant qu'il redoutait le concours d'entrée de l'École, ne demande qu'à travailler et à suivre les conseils qu'on lui donne. Pour la première dissertation que son caïman lui demande, il prend des notes méthodiques sur Freud. Puis, dans un long texte d'allure très personnelle, il essaie pour la première fois d'articuler la psychanalyse et la philosophie : Quand il cesse d'être son remords, l'inconscient n'est que le repentir de la philosophie. Celle-ci, en tant que telle et dans son moment propre, se meut entre des transparences : idées intelligibles, concepts « a priori », données immédiates de la conscience, significations pures. Or, l'inconscient n'est pas seulement une confusion ou une opacité. C'est surtout un mélange 30.

La note qu'inscrit Althusser sur la première page de la copie est sans appel : 7/20. Il est vrai qu'elle est purement indicative. L'essentiel, ce sont les commentaires qui prennent la forme d'une lettre de quatre pages, au ton tout à fait chaleureux : Derrida, nous verrons ensemble le détail de ce devoir. Il n'aurait aucune chance de « passer » à l'agrégation. Je ne mets pas en cause la qualité de tes connaissances ni de ton intelligence conceptuelle, ni la valeur philosophique de ta pensée. Mais on ne les « reconnaîtra » au concours que si tu opères une « conversion » radicale dans l'exposition et l'expression. Tes difficultés présentes sont la rançon d'une année consacrée à la lecture et à la méditation de Husserl qui, je le répète, n'est pas un « penseur familier » pour le jury.

De manière plus fondamentale, il est indispensable aux yeux d'Althusser que Derrida accepte « cet artifice qui fait toute la dissertation » : « Dans ton devoir, on voit bien que tes ennemis sont condamnés d'avance, on le voit trop, la partie est inégale dès le départ. Il faut mettre à cette condamnation les formes d'une idéale juridiction : celle de la rhétorique philosophique. » Althusser conclut toutefois de manière encourageante : « Voilà bien des reproches. Je te les dois. J'ajoute que je crois que tu peux les entendre aujourd'hui pour ne plus les mériter… demain. » Pour la dissertation suivante, « l'explication par le simple », les commentaires sont nettement plus positifs. S'il critique l'introduction, Althusser trouve que le « développement Descartes-Leibniz-Kant est excellent. (L'aisance et la fermeté de tes analyses croissent d'ailleurs au fur et à mesure que tu avances !) ». Mais il lui recommande encore d'éviter les longueurs : « N'exagère pas tes devoirs à l'égard des philosophies classiques. » À cette époque, Derrida est tiraillé entre les exigences de la préparation du concours et son attirance grandissante pour Heidegger, déjà très

manifeste dans son diplôme sur Husserl. Même si Jean Beaufret vient parfois donner des cours à l'École, il n'y fait nullement référence à Heidegger, dont il est pourtant le principal interlocuteur français. C'est donc plutôt avec Gérard Granel – il a déjà réussi l'agrégation mais revient régulièrement rue d'Ulm – que Derrida se confronte au texte original allemand. Granel, qui se montre alors « assez protecteur » avec lui, fait partie d'un petit groupe de « précieux aristocrates heideggériens ésotériques » qui le fascinent et l'agacent à fois. Derrida s'en souviendra à la mort de Granel : « Facilement intimidé à peu près par n'importe qui, je le fus par lui de façon particulière, souvent jusqu'à la paralysie. Je me suis toujours senti, devant lui, roturier de la culture française et de la philosophie en général 31. » Au printemps 1955, à l'approche des épreuves écrites de l'agrégation, Jackie souffre des mêmes angoisses que lorsqu'il tentait d'intégrer Normale Sup. Les concours restent pour lui « des épreuves terrifiantes, des moments d'angoisse et de fatigue » tels qu'ils n'en connaîtra plus jamais par la suite. « La menace de la guillotine, en tout cas c'est comme ça qu'on le ressentait, a fait de ces années-là des années infernales pour moi. Ce passé a été très douloureux, je n'ai jamais aimé l'École, pour dire les choses très vite, je m'y suis toujours senti mal 32. » Au début du mois de mai, Derrida est dans un tel état physique et nerveux qu'il prend rendez-vous chez un médecin qu'il ne connaît pas, rue Cujas, lequel lui prescrit un composé d'amphétamines et de somnifères aux résultats catastrophiques. Pris de tremblements, Jackie est contraint d'abandonner la troisième épreuve écrite, ne rendant qu'un début de copie assorti d'un vague plan. Cela ne l'empêche pas d'être admissible – puis premier collé à l'issue des oraux. Dans la lettre qu'il lui adresse au lendemain des résultats, Maurice de Gandillac dit regretter cet échec d'autant plus vivement que son collègue Henri Birault et lui-même avaient ouvert à Derrida un véritable « compte de confiance », en donnant au brouillon, « à vrai dire informe », remis par Derrida à la troisième épreuve une note assez haute pour lui permettre d'accéder aux oraux. Malheureusement, cette seconde partie de l'agrégation ne s'est pas mieux passée que la première : Mes collègues ont dû vous dire les raisons de leur sévérité pour telle de vos explications, qui a paru un contre-sens total sur Descartes, et pour votre leçon si bizarrement centrée sur un philosophe qui justement n'a guère parlé de la mort. Votre talent n'est aucunement en cause et,

comme chaque année – c'est la loi de l'agrégation –, nous avons dû recevoir des candidats d'une « qualité » intellectuelle très inférieure à telles victimes de l'écrit ou de l'oral, mais qui ont joué le jeu et ont emporté le succès par leur conscience et leur patience. N'oubliez pas que la « leçon » d'agrégation n'est pas un exercice de virtuosité pure, mais d'abord un travail scolaire, qui doit être assimilable par des élèves – ce qui n'empêche pas qu'une fois dites, rapidement, les choses que vous diriez dans votre classe, vous puissiez parler pour votre jury 33.

Gandillac conclut sa lettre de manière aussi encourageante que possible, en rappelant que Sartre lui-même avait échoué à sa première tentative. Un autre membre du jury, Ferdinand Alquié, s'était montré plus cru, recommandant à Derrida de se « scolariser un peu », c'est-à-dire de fréquenter la Sorbonne de façon plus régulière, et d'avoir une approche plus diversifiée sur le plan philosophique : « Vos trois dissertations n'en font qu'une, vous souffrez de “monoïdéisme” », lui aurait-il déclaré 34. Les vacances d'été à El-Biar sont assombries par cet échec, mais plus encore par l'aggravation de la situation algérienne. En janvier 1955, peu avant la chute de son gouvernement, Pierre Mendès France a nommé Jacques Soustelle gouverneur d'Algérie : ethnologue réputé, ce dernier passe pour un homme ouvert et plutôt libéral. Peu après sa prise de fonction, il promet l'intégration des musulmans et plusieurs réformes importantes. Mais sans doute est-il déjà trop tard. Le 20 août 1955, le FLN organise de violentes manifestations dans le Constantinois. Armés de haches et de gourdins, les insurgés font cent vingt-trois victimes, parmi lesquelles des Européens et des Algériens modérés. La répression est terrible et fait plus de douze mille victimes. Désormais, le conflit algérien prend les dimensions d'une véritable guerre : de nombreux musulmans, jusqu'alors réfractaires aux thèses indépendantistes, basculent de leur côté, tandis que Jacques Soustelle rejoint le camp des « ultras ». En octobre 1955, Albert Camus commence à publier dans L'Express une série d'articles sur « l'Algérie déchirée », s'efforçant de définir « une position équitable pour tous ». Deux fossés sont en train de se creuser, selon Camus : celui qui sépare la population européenne et la population musulmane sur le territoire algérien, celui qui oppose la métropole et les Français d'Algérie. « Tout se passe comme si le juste procès, fait enfin chez nous à la politique de colonisation, avait été étendu à tous les Français qui vivent là-bas. À lire une certaine presse, il semblerait vraiment que l'Algérie soit peuplée d'un million de colons à cravache et à cigare, montés sur Cadillac. » Quant à la population juive, il souligne à quel point elle se

trouve coincée depuis des années « entre l'antisémitisme français et la méfiance arabe 35 ». Le 22 janvier 1956, à Alger, Camus lance un « Appel pour une trêve civile en Algérie », tandis que des menaces de mort sont proférées contre lui. Son attitude est mal comprise : « Personnellement, je ne m'intéresse plus qu'aux actions qui peuvent, ici et maintenant, épargner du sang inutile. […] Une telle position ne satisfait personne aujourd'hui, et je sais d'avance l'accueil qui lui sera fait des deux côtés 36. » Derrida se tient alors sur une ligne assez proche de celle de Camus. Mais à Alger, toute discussion sur le sujet est difficile, notamment dans sa famille. Et à Paris, il ne peut guère en parler qu'avec Lucien Bianco qui partage ses convictions anticolonialistes, tout en étant comme lui effrayé par les actions terroristes du FLN 37. Pendant l'année 1955-1956, la dernière que Derrida doit passer à l'École, Maurice de Gandillac l'invite à plusieurs reprises aux réceptions que son épouse et lui donnent tous les dimanches. C'est dans ce salon que Jackie fait la connaissance de personnalités du monde intellectuel et philosophique comme Jean Wahl et Lucien Goldmann, mais aussi de jeunes gens prometteurs comme Kostas Axelos, Gilles Deleuze ou Michel Tournier. C'est la première fois qu'il accède à un milieu parisien qui lui semblait jusqu'alors inaccessible. L'été précédent a eu lieu au château de Cerisy-laSalle une décade consacrée à Heidegger, en présence de ce dernier, et cette rencontre marquante continue d'alimenter les conversations. À une réception chez Mme Heurgon, la propriétaire de Cerisy, on diffuse un enregistrement de quelques temps forts de la décade. Un moment que Derrida n'oubliera jamais : J'étais étudiant à l'École normale et j'ai entendu pour la première fois la voix de Heidegger dans un salon du XVIe arrondissement. Je me rappelle en particulier une séquence : nous étions tous dans le salon, nous écoutions tous cette voix. […] je me rappelle surtout le moment qui a suivi la conférence de Heidegger : les questions de [Gabriel] Marcel et de [Lucien] Goldmann. L'un des deux, à peu près, a fait l'objection suivante à Heidegger : « Mais est-ce que vous ne croyez pas que cette méthode de lecture ou cette façon de lire ou de questionner est dangereuse ? » Question méthodologique, épistémologique. Et j'ai encore dans l'oreille – il y a eu un silence – la réponse de Heidegger : « Ja ! C'est dangereux 38. »

Pour Jackie, la grande affaire de l'année est toutefois le développement, quelque peu chaotique, de ses relations avec Marguerite, la sœur de son condisciple Michel Aucouturier. Après un long séjour en sanatorium, la jeune fille est finalement revenue à Paris en 1954 : ses analyses restant assez mauvaises, une grave opération a été envisagée, mais elle l'a refusée.

« À partir du moment où je me suis sentie vraiment en danger, j'ai décidé de guérir », se souvient-elle. Depuis son retour à Paris, Marguerite est soumise à un traitement plus ou moins homéopathique, fondé sur un régime très riche en protéines : chaque jour, elle doit manger un camembert entier, deux cent grammes de viande, quatre œufs, et boire une sérieuse quantité de vin rouge. Ce traitement original produit une amélioration sensible de son état, lui permettant de reprendre ses études de russe. Invité plusieurs fois à déjeuner ou à jouer au bridge dans la famille Aucouturier, Jackie se rapproche de plus en plus de Marguerite. Lors d'une de leurs premières rencontres, il lui offre Noces de Camus : il a une vénération pour cette œuvre de jeunesse, au titre prémonitoire. Mais ce livre lui permet surtout de faire entrevoir à la jeune fille le monde algérien dans lequel il a grandi. Marguerite est née en 1932, dans un milieu très différent, et son enfance a été particulièrement mouvementée. Son père, Gustave Aucouturier, est un ancien de Normale Sup : il a étudié le russe avant de passer l'agrégation d'histoire. C'est à Prague, où il travaillait pour l'agence Havas, qu'il a rencontré sa femme et que sont nés Marguerite et ses deux frères. La famille Aucouturier a ensuite vécu à Belgrade jusqu'à l'invasion des troupes allemandes, en 1941. Sans nouvelles du père, la mère et ses trois enfants se réfugient au Caire, vivant dans des conditions difficiles jusqu'à la fin de la guerre. Puis la famille s'installe à Moscou où Gustave Aucouturier devient le correspondant de l'AFP : c'est là que Marguerite et Michel commencent à apprendre le russe. En 1948, enfin, les Aucouturier rentrent à Paris pour permettre aux enfants de passer le bac et de faire des études supérieures. Par son éducation, on le voit, la jeune fille n'est donc pas plus classiquement française que Jackie : même si sa famille est catholique, Marguerite dira parfois qu'après une telle enfance en diaspora, et avec une mère tchèque, il lui arrive de se sentir plus juive que Derrida. Dans une lettre de l'été 1956 à Michel Monory, Jackie évoque à demimots et sous le sceau du secret la « période terrible » par laquelle il est passé. C'est que Marguerite était déjà engagée avec un autre normalien, Laurent Versini, un garçon sérieux qui plaisait à ses parents et avait déjà été reçu en Charente dans la propriété familiale. Les premiers temps, cette situation ambiguë ne semblait pas trop déranger Jackie : comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, il se disait volontiers hostile au mariage et à la fidélité. Jusqu'au moment où, rongé de jalousie, il a demandé à Marguerite de choisir entre Versini et lui. Sans doute cette dernière

n'attendait-elle rien d'autre pour prendre sa décision et aller trouver la mère de son fiancé. Lorsque Marguerite lui explique la situation, Mme Versini lui demande surtout de ne rien annoncer à son fils avant la fin des épreuves d'agrégation, pour ne pas le perturber 39. Pour Jackie aussi, l'essentiel est maintenant de se concentrer sur la préparation du concours, s'il veut avoir une chance d'en être enfin libéré. Pendant les semaines qui précèdent les écrits, il est de tradition pour les agrégatifs de philosophie d'aller se faire « althusser », c'est-à-dire réconforter par leur caïman. Malheureusement pour Derrida, Althusser a dû quitter l'École, suite à l'une de ces crises mélancoliques dont il est déjà coutumier. Et c'est donc Jackie qui s'efforce de le rassurer, sans vouloir « troubler son repos » : Je suis sûr que ces quelques semaines de retraite t'auront été bienfaisantes. J'étais triste de te voir si fatigué, exposé aux vents agrégativo-administratifs. Dans quelques semaines, n'est-ce pas, tu auras retrouvé tes forces et tu reviendras nous soutenir, pendant les rudes moments qui précèdent ou suivent l'oral, de tes conseils et de ta présence.

En évoquant sa propre situation, Derrida feint d'abord le détachement : Les veilles d'agrégation se ressemblent tous les ans. Pour ma part, la forme est assez bonne. Quelques exercices de bon augure. Dissertation sur Descartes fort bien accueillie par de Gandillac (14,5 « non généreux, aujourd'hui » – sic). Explication de Kant chez Hyppolite (« Magistral et excellent », qui aurait valu « au moins 17 » – resic). Je ne te dis pas cela comme un bon petit élève très fier de ses bonnes notes – tu sais, à mon âge… – mais parce que ça me rassure, peut-être à tort, et me donne un peu plus de force psychologique avant l'agrégation.

Mais il ne peut dissimuler longtemps combien tout cela lui est devenu insupportable : Je ne puis plus, hélas, être fier d'un éloge de de Gandillac ou d'Hyppolite, mais je le bois comme une potion, malade de l'agrégation que je suis devenu. Mon Dieu, quand en aurai-je fini avec cette connerie concentrationnaire ? La philosophie – et le reste, car il y a aussi le reste et ça compte de plus en plus – souffre, souffre de cette captivité agrégative ; au point que je risque d'en avoir déjà retiré une espèce de maladie chronique dans le genre de la tienne. Crois-tu que nous guérirons un jour complètement 40 ?

Avec Michel Monory, comme à l'accoutumée, il se montre plus direct et ne cherche pas à cacher son mal-être. Souffrant d'une grosse angine depuis huit jours, mais surtout rongé d'angoisse, il lui écrit depuis un lit de l'infirmerie ces mots qui peuvent sembler prémonitoires : « Je ne suis bon à rien qu'à défaire et refaire (ça, je n'y réussis que de moins en moins) le monde. » Juste avant les épreuves écrites, Jackie part avec Robert Abirached reprendre un peu de force au « Vieux pressoir », « un petit

château près de Honfleur que de discrets philanthropes mettent à la disposition des “intellectuels fatigués” ». Il avait espéré aller rendre visite à Michel, qui a commencé un pénible service militaire à Dinan, mais il se rend compte que ce serait déraisonnable. « Si tu voyais dans quel état je suis, je suis sûr que tu ne m'en voudrais pas. Ce séjour en Normandie m'a fait un peu de bien, mais je suis à plat et je me vois mal tenir le coup pour ces épreuves 41. » Le stress du concours ne lui convient décidément pas. À nouveau, il est au bord de l'effondrement psychique. Les écrits et les oraux de l'agrégation se passent cette fois sans catastrophe, mais ils lui valent des résultats quelconques si ce n'est médiocres, bien inférieurs à ce que les exercices préparatoires lui avaient permis d'espérer. En félicitant Jackie pour sa réussite, Lucien Bianco l'incite à ne pas accorder d'importance à cette « place ridicule ». Il sait quels efforts son ami a fournis depuis deux ans, et se dit surtout heureux qu'il ait « enfin le droit d'essayer de vivre 42 ». Derrida attend le 30 août pour écrire à Althusser. Toujours malade, ce dernier n'a suivi que de loin le déroulement des épreuves, ne pouvant même pas assister à la leçon d'agrégation de son élève favori 43. Cette défection involontaire n'empêche pas Derrida de s'adresser à son ancien caïman avec une chaleur toute particulière : J'ai vu avec tristesse se clore cette année […] parce que je vais être séparé de mes meilleurs amis, dont la présence a tant compté pour moi, et dont tu es, tu le sais bien. […] Je ne veux pas te remercier – je le devrais pourtant – pour tout ce que m'ont apporté tes conseils et ton enseignement. Je suis très conscient de ce que je leur dois, mais toutes les formules de distance respectueuse par lesquelles on s'adresse au maître feraient peut-être injure à l'amitié affectueuse que tu m'as toujours témoignée. C'est elle que je te prie de me garder et pour laquelle je te remercie du fond du cœur 44.

La réponse d'Althusser est, elle aussi, on ne peut plus affectueuse : Tu ne peux savoir avec quel soulagement j'ai appris, voilà une quinzaine de jours, la nouvelle de ton succès. En dépit de tout, et même des indices favorables recueillis avant mon départ, je ne pouvais me défendre de craindre secrètement pour toi les embûches et les caprices de ce concours absurde, et l'acharnement du jury. Je vois à ton rang qu'on ne t'a rien épargné. Hâte-toi de chasser de ta vie et de ta mémoire ce mauvais souvenir et la tête de tes juges ! Permets-moi de te dire très simplement que ton amitié a été pour moi l'un des biens les plus précieux de ces deux dernières années à l'École 45.

Malgré ces encouragements, qui ne resteront pas lettre morte, c'est donc sur une note un peu amère que Derrida quitte l'École normale supérieure. Réussir le concours de l'agrégation, à la seconde tentative et sans la moindre gloire, lui a imposé de travestir sa pensée et son écriture, de se plier à une

discipline qui n'a jamais été la sienne et ne lui conviendra jamais. Comme il l'écrit à Michel Monory, ce succès des plus médiocres « ne ressemble pas du tout à une réconciliation » ; c'est comme si on l'avait reçu « un peu par force 46 ». Il en gardera le souvenir d'une vraie souffrance et une forme de rancune à l'égard du système universitaire français où il se percevra toute sa vie comme un « mal aimé ». Parmi les nombreux messages que lui vaut cette agrégation, Derrida a dû accorder une place particulière à la lettre de sa cousine Micheline Lévy. Après avoir félicité son cher Jackie, elle lui confie, avec un curieux mélange de naïveté et d'intuition : « J'aurais aimé qu'au lieu de professeur, tu sois écrivain. […] J'aurais eu tant de plaisir à lire tes livres (des romans bien sûr), à essayer de te traduire entre les lignes 47. » Il faudra encore quelques années pour que Derrida lui donne satisfaction.

Chapitre 5 Une année américaine 1956-1957 Entre l'université américaine de Harvard et l'École normale supérieure, des échanges ont lieu chaque année. Jean Prigent, le directeur adjoint de l'ENS, a pris Jackie en sympathie, notamment parce qu'il lui a appris à conduire sur l'antique automobile achetée avec Bianco. C'est lui qui pousse la candidature de Derrida pour une bourse de special auditor à Harvard, sous le prétexte d'y consulter les microfilms des inédits de Husserl ; en réalité, ces documents n'arriveront que plus tard. Contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, Jackie envisage d'abord sans enthousiasme ce départ en Amérique : l'idée de quitter Paris et ses amis le terrorise. D'un autre côté, c'est la meilleure façon d'obtenir un sursis supplémentaire pour l'armée et d'éviter un poste dans l'enseignement secondaire qu'il appréhende presque autant. Ce qui inquiète le plus Jackie, c'est la situation de Marguerite. Pour qu'elle puisse l'accompagner aux États-Unis, un visa de travail est indispensable. Et de toute manière, l'« Augustus Clifford Tower Fellowship » que va recevoir Derrida, d'un montant de 2 200 $ pour l'année, serait tout à fait insuffisant pour vivre à deux. Dans l'immédiat, Jackie est désolé d'être séparé de Marguerite pendant le peu de vacances dont il dispose. Il n'arrive à El-Biar qu'au milieu du mois d'août. Lucien Bianco se demande ce que son ami va trouver en Algérie et s'ils vont pouvoir l'un et l'autre continuer « longtemps à ne rien faire pour arrêter cette guerre absurde 1 ». À tous égards, le séjour de Jackie se passe mal. En raison de la situation politique, mais aussi parce que son prochain départ pour les États-Unis inquiète ses parents. Comme il l'écrit à Michel Monory :

Je passe des journées entières à préparer ce voyage, à écrire des lettres de formalités, à remplir des dossiers, etc. etc. Et puis, je suis angoissé parce que je ne sais si Marguerite […] pourra partir avec moi, en même temps que moi. Depuis que nous sommes… unis, ce qui a été pour moi la chose la plus nouvelle de ma vie, j'ai le sentiment d'être pris au monde et je me débats de toutes mes forces, et jusqu'au sang, contre tout ce qui est du monde, tout ce qui, dans le monde, est piégé. Le prototype est la « famille ». Mais je parle toujours sur le mode triste et crispé de la plus immense joie. […] Je suppose que tu es toujours à Dinan. J'espère que tu ne viendras jamais à Alger. Le spectacle que donnent les jeunes soldats à Alger me désole. Accablés ou héroïques, sifflant les filles ou brutalisant les Arabes dans la rue, ils ont toujours l'air déplacés, absurdes. Mon pauvre Michel, que te ferait-on faire 2 ?

Dans une autre lettre, adressée à Louis Althusser, Derrida décrit la situation algérienne de manière remarquablement précise : J'ai encore dix jours à passer dans ce pays à l'immobilité terrible. Il ne se passe rien, rien, rien, qui fasse penser à un mouvement politique ou à l'évolution d'une situation. Simplement des attentats quotidiens, des morts auxquels on s'habitue et dont on parle comme d'une mauvaise pluie. Mais c'est toujours la même inconscience politique, le même aveuglement. Ce séjour à Alger ne m'a rien appris, sinon à respirer un air que je ne connaissais pas très bien. Il paraît que c'était comme ça dans les grandes villes indochinoises : frénésie, dynamisme redoublé, orgie accélérée de commerce, de la spéculation sur un avenir qui ne trompe personne, fausse gaîté ; les plages, les cafés, les rues regorgent de monde. Entre les tanks et les automitrailleuses, les voitures américaines se multiplient ; la ville ressemble à un magnifique chantier de construction annonçant le plus paisible et le plus prospère avenir 3.

Un mois plus tard, le 30 septembre 1956, deux bombes à retardement exploseront au cœur d'Alger, sur les terrasses bondées du Milk-Bar, place d'Isly, et de la Cafétéria, rue Michelet, faisant de nombreuses victimes. Ce double attentat marquera un nouveau tournant dans la guerre d'Algérie. C'est l'origine de l'affaire Djamila Bouhired : défendue par Jacques Vergès de manière offensive, la jeune fille sera condamnée à mort, puis graciée au terme d'un procès qui déchire l'opinion publique 4. À la fin du mois d'août, un des responsables de Harvard annonce à Derrida qu'il a trouvé pour sa fiancée un emploi de jeune fille au pair à Cambridge. Marguerite peut donc obtenir un visa de travail et accompagner Jackie. Mais pour payer la traversée, elle doit emprunter de l'argent à une amie. Dans la famille Aucouturier comme dans la famille Derrida, l'annonce de ce départ à deux crée bon nombre de remous. Michel, le frère de Marguerite, revient tout juste d'un séjour d'un an en URSS : il ne découvre la situation qu'à ce moment et ne peut cacher un certain malaise : « J'ai été troublé en apprenant la rupture des fiançailles avec Laurent Versini. Je me sentais un peu responsable. En outre, Jackie avait écrit à mes parents une longue lettre qui leur avait fortement déplu : au

lieu de demander classiquement Marguerite en mariage, il y exposait en détail sa conception très libre des relations de couple. Bien qu'ancien normalien, mon père avait des côtés assez traditionnels. Il voyait d'un mauvais œil le départ de sa fille en compagnie de ce jeune homme 5. » À El-Biar, dans la famille Derrida, la situation est plus délicate encore. Les lettres quotidiennes de Marguerite ont fini par attirer l'attention de ses parents. Mais Jackie attend le dernier moment pour leur expliquer qu'il s'agit d'une relation sérieuse et que Marguerite embarque avec lui pour les États-Unis. L'annonce de ces quasi-fiançailles avec une jeune fille « goy » et totalement étrangère à leur monde va susciter de vifs remous pendant les semaines suivantes. Tout le monde s'en mêle, à commencer par René, le frère aîné, qui ne cherche pas à cacher son hostilité au mariage qui se profile. Un oncle maternel, Georges Safar, envoie à Jackie une lettre qui l'agace au plus haut point. Même s'il assure ne vouloir « ni approuver ni désapprouver » ce que fait son neveu, il désire s'entretenir avec lui à son retour des États-Unis pour lui faire part « de ce que sa conscience, son affection et son expérience lui imposent de dire 6 ». À n'en pas douter, la question religieuse est au cœur de son propos : dans la famille Safar comme dans la famille Derrida, l'endogamie est une évidence plus encore qu'une règle ; on se marie dans son milieu, et souvent même dans son quartier, comme l'ont fait René et Janine. Mais depuis l'adolescence, Jackie a pris ses distances avec la communauté juive et ne supporte pas qu'on veuille l'y enfermer. Quelques jours plus tard, il adresse à son oncle un courrier qui semble malheureusement avoir disparu, mais dont on devine qu'il y réagit point par point à la lettre de son oncle, sans rien laisser passer, sur le mode qui sera le sien dans les polémiques philosophiques. Georges Safar est abasourdi : T'ayant écrit avec des mots familiers de tous les jours, tu me réponds, après les avoir disséqués et soigneusement analysés (déformation professionnelle sans doute) une longue lettre amère et sur un ton « crispé » aux allures bien impertinentes parfois. […] Quant à ce que j'avais remis à plus tard de te dire, c'était seulement ceci : comment ferez-vous plus tard, le jour où des enfants viendront ? Je voulais, non pas te mettre en garde là-dessus, sachant bien que tu y avais songé, mais te recommander d'y appesantir ton esprit, car […] les problèmes que vous poseront l'éducation des enfants sur ce point seront insolubles à mon avis, si vous n'avez pas à l'avance envisagé cet avenir. J'ajoute enfin, mon cher Jackie, que je ne souhaite pas te voir disséquer, comme tu l'as fait pour ma précédente lettre, chacun des termes employés, ni même en recevoir d'analyse subtile du genre de ta réponse – même non teintée d'insolence.

L'oncle conçoit toutefois que sa lettre, « venue après beaucoup d'autres », ait trouvé son neveu « dans la position du gladiateur assailli de toutes parts et qui, à force de faire tournoyer son épée en tous sens pour parer aux coups, continuait à fendre l'air… même lorsqu'il n'avait plus d'adversaires autour de lui 7. » Seules les cousines de Jackie semblent se réjouir de ces fiançailles. Josette lui conseille de « ne pas hésiter un instant, même s'il y a un peu de tirage dans la famille ». Micheline se dit elle aussi très heureuse d'apprendre « l'existence d'une future cousine, une jolie Marguerite de Paris, blonde avec de beaux yeux bleus. » Elle espère que la querelle avec René ne durera pas, mais quoi qu'il arrive Jackie doit agir comme il l'entend 8. Entre-temps, le 15 septembre, Jackie et Marguerite ont embarqué au Havre sur le bien nommé Liberté. Après un magnifique voyage transatlantique, c'est « l'émerveillement fasciné devant New York ». L'un et l'autre, ils sont impressionnés et séduits « par le mystère de cette ville sans mystère, sans histoire, tout au dehors 9 ». Malheureusement, ils ont trop peu d'argent pour faire du tourisme et découvrir d'autres villes. Ils repartent donc tout de suite pour Cambridge, dans la banlieue de Boston. « Je travaillais comme jeune fille au pair, raconte Marguerite. M. Rodwin était professeur au MIT, sa femme était française et voulait que leurs trois jeunes enfants soient élevés en français. J'avais une chambre chez eux, Arlington Street, près de Massachussetts Avenue. Le quartier était agréable, tout proche de l'université, et le travail n'était pas exténuant. Jackie habitait sur le campus au Graduate Center, dans un bâtiment moderne, mais cher et strictement interdit aux filles. Même si nous avons parfois réussi à déjouer la surveillance, cela ne nous facilitait pas la vie. Par rapport aux années passées à Normale Sup, Jackie avait très peu d'argent. Sa bourse ne suffisant pas, il donnait des cours aux enfants de quelques professeurs, trois matinées par semaine. Cette année-là, nous n'avons rencontré presque personne, sauf Margaret Dinner, dite Margot, une étudiante de Radcliffe, le pendant féminin de Harvard qui n'était alors que masculin 10. » Chaque fois qu'ils le peuvent, Marguerite et Jackie se retrouvent dans l'extraordinaire bibliothèque Widener, sur le campus de Harvard. C'est « le plus gigantesque cimetière de livres du monde », « dix fois plus riche » que la Bibliothèque nationale, selon Derrida. Et d'autant plus agréable qu'on lui a accordé le privilège de fouiller dans les réserves 11. Il continue à travailler

sur Husserl, tout en lisant l'œuvre de Joyce de manière systématique ; toute sa vie, il considérera Ulysse et Finnegan's Wake comme la plus gigantesque tentative de rassembler en une œuvre « la mémoire potentielle de l'humanité 12 ». À cette époque, l'anglais écrit de Derrida est déjà excellent, mais il se sent mal à l'aise pour parler. Marguerite s'exprime alors mieux que lui et surtout plus volontiers : depuis son enfance, elle a l'habitude de parler une autre langue que la sienne. Jackie profite aussi de son séjour à Harvard pour apprendre à se servir d'une machine à écrire. Peu après son arrivée, il s'est acheté une Olivetti 32. « Je tape très vite, très mal, en faisant beaucoup de fautes », avouera-t-il plus tard. Habitué au clavier international, il continuera pendant des années à acheter ses machines à écrire aux États-Unis. « Nous passons tout notre temps à nous promener, à lire et – un peu – à travailler », raconte-t-il à Lucien Bianco 13. Dans ses lettres à Michel Monory, il se montre comme toujours plus précis et plus mélancolique : C'est une vie sans événement, sans date, sans société vraiment humaine, ou presque. Nous vivons seuls. Le rythme extérieur est celui de la plus provinciale ville de faculté. Nous n'allons « à la ville », c'est-à-dire à Boston, qui se trouve à dix minutes de métro, qu'une ou deux fois par mois. À part cela, nous travaillons, ou essayons. Marguerite traduit un fort mauvais roman soviétique et je le tape à la machine. Je lis, essaie de travailler, de m'accrocher à quelque chose. Mais je ne sais faire que le contraire et me demander comment le travail libre est possible 14.

À Noël, ils retournent à New York. Malgré le froid, fascinés, ils marchent des journées entières. Jackie aime déjà cette ville « qui a une “âme” d'être aussi monstrueusement belle, toute en dehors, “moderne” à t'en mettre mal à l'aise, et où l'on se sent seul comme nulle part ailleurs dans le monde 15 ». Dans leur chambre de l'hôtel Martinique, Derrida essaye d'écrire « pour lui », comme il ne l'a pas fait depuis des années, dans des cahiers qu'il semble hélas avoir perdus quelques années plus tard. Avec Margot Dinner et une de ses amies, une étudiante allemande, ils se rendent aussi à Cape Code, très préservé à cette époque. Une autre fois, ils louent une voiture et poussent jusqu'à Cape Hatteras, en Caroline du Nord, un lieu sauvage dont la beauté les impressionne. C'est lors de ce voyage en Amérique profonde qu'ils sont confrontés à la brutalité de la ségrégation raciale. En cette fin des années 1950, les panneaux « réservé aux Blancs » sont encore omniprésents. Longtemps plus tard, Derrida racontera à son amie Peggy Kamuf une aventure qui aurait pu mal tourner. Ils s'étaient arrêtés pour faire monter un autostoppeur noir. Très étonné d'avoir été pris par un couple de Blancs, l'homme donnait des signes évidents de nervosité

que Jackie et Marguerite ne savaient comment interpréter. L'autostoppeur imaginait sans doute les ennuis qu'ils n'auraient pas manqué d'avoir en cas de contrôle de police : ce type de contacts entre les races était alors tout à fait prohibé. Le trajet, heureusement, se termine sans incident 16. Quand Derrida est arrivé aux États-Unis, la campagne présidentielle de 1956 semblait déjà jouée ; elle s'est achevée en novembre par une victoire écrasante d'Eisenhower sur son rival démocrate. Pour le reste, les nouvelles internationales sont trop rares à son goût et les discussions politiques de Normale Sup ne tardent pas à lui manquer. Bianco l'a bien abonné à la sélection hebdomadaire du Monde, mais elle ne lui arrive qu'avec beaucoup de retard. Dans ses lettres, son ancien cothurne commente l'actualité agitée du moment : le soulèvement de Budapest, le rapport Khrouchtchev et ses suites, l'ascension de Nasser et la nationalisation du canal de Suez. Ce qui les préoccupe encore davantage, Bianco et lui, c'est l'aggravation de la situation algérienne. Sous le gouvernement de Guy Mollet, le service militaire vient d'être prolongé à vingt-quatre mois. En moins de deux ans, les effectifs de l'armée française passent de 54 000 à 350 000 hommes, tandis que des dizaines de milliers de jeunes Algériens rejoignent le maquis. Robert Lacoste, le nouveau gouverneur général, opte pour une ligne encore plus dure que celle de Jacques Soustelle. Le 7 janvier 1957, il confie la « pacification » d'Alger au général Massu, qui commande la 10e division de parachutistes. Malgré le quadrillage offensif de la ville, Casbah comprise, les attentats continuent, notamment dans les tribunes du stade municipal et du stade d'El-Biar. Bianco donne des nouvelles de leur ancien condisciple Pierre Bourdieu, qui fait son service à Alger, au cabinet de Lacoste. Il a rédigé une brochure sur l'Algérie, « dont le ton et la forme, et même le contenu, tranchent heureusement avec les autres publications du gouvernement général ; j'en étais un peu soulagé », raconte Coco. Pour eux aussi, la perspective du service se rapproche. Jackie a proposé qu'ils essayent de le faire ensemble, pour se rendre ces deux années un peu moins insupportables. Mais rien n'assure que cette idée puisse se concrétiser. Parallèlement, Jackie se renseigne auprès d'anciens condisciples sur la possibilité de se faire engager dans la marine : plusieurs lui ont assuré que c'était « la planque suprême ». Il y a un examen à passer, avec une dissertation sur un thème lié à la mer,

chose facile pour un normalien, mais il faut surtout une excellente connaissance de l'anglais, ce qui paraît plus délicat. En février, Derrida reçoit une longue lettre de Michel Monory, où il est heureux de le retrouver « tout entier », malgré cette trop longue séparation. À son tour, il adresse à son ami un courrier fleuve où il se laisse aller à la nostalgie de leurs années de grande proximité. Dans ce phrasé ample et tout en reprises, on devine le style qui sera le sien bien des années plus tard, dans Circonfession ou Chaque fois unique, la fin du monde, par exemple : Il m'arrive très souvent d'être abattu, comme par une mauvaise fièvre inconnue, quand je me remets, pieds et poings liés, à la « Mémoire ». C'est une chose terrible, tellement plus grande et plus forte que nous, qui joue avec notre petite vie du moment. Jamais je ne me sens exister que quand je me rappelle et jamais je ne me sens mourir autant. Et toi, je t'aime un peu comme le frère de lait, nourri de cette mémoire, et nourri de cette même mort. Nous mourons ensemble, n'est-ce pas, à tout ce que nous avons aimé ensemble, ou ensemble, maintenant, à ce qui n'est que le lendemain ? Je ne veux pas commencer à dire ce que je me rappelle, car j'aurais l'air d'avoir oublié le reste et je n'oublie rien. Mais il y a quand même des images qui me sautent au cœur, comme un refrain pour enchaîner les autres : un soir après [le restaurant] « Lysimaque », une lumière et des blouses, et un plancher sale dans la turne de musique, une promenade sur le Boulevard SaintMichel avec, à la main, le Van Gogh que je n'avais pas encore ouvert et qui maintenant, après la Méditerranée, a traversé l'océan, le métro Europe et moi t'attendant devant le lycée Chaptal, en bas, dans l'obscurité, avant d'aller voir le Dialogue des Carmélites, les escaliers noirs du lycée, ceux de la rue Lagrange, les petits mots sur les portes, toutes ces déceptions, une promenade sous les arcades de la rue de Rivoli, près de la Concorde, le jour où je rentrais d'Algérie, les hésitations aux carrefours, and so on and so forth, et les poètes anglais… tout cela comme les petits signes d'une vie qui les presse, tout entière, toute présente, tout cela comme un filet dans la mer. […] Quand je me rappelle tout cela, j'ai mal, mal d'abord parce que je me le rappelle, tout simplement, ensuite en pensant combien nous sommes séparés, et combien nous l'appréhendions 17.

Lorsqu'ils seront enfin libérés de leurs obligations militaires, Jackie voudrait que Michel et lui puissent enseigner tous les deux dans la même ville, espérant ainsi renouer avec l'amitié fusionnelle de leurs vingt ans. Dans l'immédiat, il compatit aux malheurs de son ami : Tu vas donc aller en Algérie, et c'est ainsi qu'il aura été répondu – ironiquement et tragiquement – à ce vieux projet commun. Et moi qui tremblais de te faire venir dans ma famille, où nous aurions été si mal à l'aise, je te propose maintenant, si tu es à Alger ou dans les environs, ou si tu y passes, de t'y arrêter comme chez toi, d'y prendre ma chambre et tous tes repas, d'y faire laver ton linge, etc. N'hésite pas. Tu sais, ils sont bien gentils, si mal que j'aie pu me sentir là-bas. […] Je dois écrire à Bourdieu qui est soldat, mais détaché au Quartier Général à Alger. Il me dit qu'il est puissant et je lui parlerai de toi.

Le même mois, Derrida reprend contact avec Althusser, s'excusant d'abord de l'avoir laissé si longtemps sans nouvelles. Il se sent incapable de lui livrer beaucoup d'impressions de voyage, puisqu'il ne connaît encore que la Nouvelle-Angleterre. Faute d'argent, il n'aura pas la possibilité de traverser les États-Unis de la côte Est à la côte Ouest, comme le lui avait conseillé Althusser. Mais il fait à son ancien caïman une description particulièrement sévère de l'enseignement de la philosophie que l'on dispense à Harvard. « C'est en général pauvre, élémentaire. Comparée à ces vastes et luxueuses façades – derrière lesquelles on brille d'autant de zèle, de jeunesse que d'inexpérience et d'innocence –, la Sorbonne est une vieille maison vermoulue où l'esprit souffle en ouragans. » Seul trouve grâce à ses yeux un cours de logique moderne où il apprend « des tas de choses sur Frege, le jeune Husserl, etc. ». Mais fondamentalement, c'est surtout de luimême que Jackie semble mécontent : Bien que j'aie décidé de travailler seul, je n'ai pas encore fait grand-chose. Je suis déjà angoissé de voir toucher à sa fin une année de liberté totale que je ne retrouverai pas avant longtemps […] et dont j'attendais beaucoup. […] Cette année m'aura laissé un fort goût d'impuissance. Je faisais jusqu'ici semblant de croire que des [causes] extérieures me gelaient, et je voulais me persuader qu'une fois l'agrégation passée, je me produirais comme un torrent. Or, c'est presque pire qu'avant. Bien sûr, je m'arrange toujours pour me considérer comme le martyr d'une crise des fondements, d'une agonie de la philosophie, de l'épuisement d'une culture. À l'avant-garde de toutes ces morts-là, on ne peut que se taire pour, du moins, ne pas en manquer le “phénomène”. Blague à part, rien ne donne [autant] le sentiment de cette crise […] que le changement total de climat philosophique d'un pays à l'autre. À voir ce que devient la philosophie dans un livre ou une université américains, la traduction impossible, l'excentricité des thèmes, le déplacement des zones d'intérêt, l'importance de l'enseignement et des valeurs locales… 18.

Derrida se dit impatient de retrouver Althusser, dans l'appartement que ce dernier a enfin obtenu à l'École. Il aimerait parler avec lui des événements récents survenus en Algérie, du soulèvement de Budapest, et de leurs retombées à Paris. Il voudrait aussi discuter du projet de « petit travail impersonnel » auquel il essaie de s'accrocher « dans les bons moments » : une traduction présentée de l'Ursprung der Geometrie, un texte d'une trentaine de pages, déjà évoqué dans l'avant-dernier chapitre de son diplôme, qui est à ses yeux l'un des plus beaux de Husserl. Mais il ne sait pas s'il aura le droit de publier sa traduction, n'ayant pas encore obtenu de réponse de Louvain. Sans doute ce projet serait-il le point de départ de cette thèse qui devrait être la prochaine étape de son parcours. Pour un normalien, c'est « à peine une décision », plutôt une manière de suivre un « mouvement qu'on pouvait

croire à peu près naturel 19 ». Dans cette thèse, Derrida voudrait articuler les questions qui le préoccupent le plus : celles de la science, de la phénoménologie et surtout de l'écriture. Il a d'ailleurs amorcé les choses avant même son départ pour Harvard : Aussitôt après l'agrégation, je me rappelle être allé voir Jean Hyppolite et lui avoir dit : « Je veux traduire L'origine de la géométrie et travailler sur ce texte-là. » Parce qu'il y avait une remarque brève et elliptique sur l'écriture, sur la nécessité pour des communautés de savants de constituer des objets idéaux communicables à partir d'intuitions de l'objet mathématique. Husserl disait que seule l'écriture pouvait donner à ces objets idéaux leur idéalité finale, que seule elle leur permettrait d'entrer en histoire en quelque sorte : leur historicité leur venait de l'écriture. Toutefois, cette remarque de Husserl restait équivoque et obscure ; j'ai donc essayé de former un concept d'écriture qui me permît à la fois de rendre compte de ce qui se passait chez Husserl et au besoin de poser des questions à la phénoménologie et à l'intuitionnisme phénoménologique, et d'autre part de déboucher sur la question qui continuait de m'intéresser : l'inscription littéraire. Qu'est-ce qu'une inscription ? À partir de quel moment et dans quelles conditions une inscription devient-elle littéraire 20 ?

Même s'il n'a pas encore déposé officiellement son sujet de thèse, Derrida a demandé à Hyppolite s'il serait d'accord pour la diriger, ce que le directeur de l'ENS a d'ores et déjà accepté. « Profitez bien de votre séjour, lui écritil. Pour la philosophie, j'ai confiance en vous et je sais que vous ne l'oublierez pas. Je pense que votre projet de traduction de L'origine de la géométrie est excellent 21. » Maurice de Gandillac ne l'oublie pas, lui non plus. À son ancien étudiant, il donne des conseils de méthode qui se veulent rassurants. Le contenu de la thèse prendra forme au fur et à mesure, lui assure-t-il. « Que son existence précède son essence. Je vous conseille vivement de commencer à écrire sans plan préconçu. À mesure que vous avancerez, vous verrez de plus en plus où vous êtes et où vous allez. » Gandillac souhaite que Jackie puisse entamer la rédaction « avant la longue parenthèse militaire ». L'analyse de la situation algérienne à laquelle il se livre dans la suite de sa lettre est clairement marquée à gauche. Il déplore les hésitations du PC, malgré les efforts d'Althusser et quelques autres. « L'appareil du Parti paralyse la réflexion et le mot d'ordre d'unité d'action empêche toute vraie lutte contre la politique Mollet en Algérie 22. » La guerre se rappelle à Derrida beaucoup plus brutalement, par une lettre que lui envoie Michel Monory, de sa caserne de Brazza, le 28 avril 1957. Jackie est le seul avec lequel il puisse partager les scènes atroces dont il vient d'être le témoin :

Nous avons eu hier quatre tués et dix-huit blessés graves, tombés en embuscade près de Berrouaghia. Après une nuit passée sous la pluie battante, j'ai vu ce matin, au petit jour, les cadavres livides de mes camarades, raidis et ensanglantés ; j'ai vu les blessés. Mais à ces dures et douloureuses images s'ajouteront à jamais, dans ma mémoire, celles de ce jeune Arabe de dixsept ans, pendu à une porte par les poings liés en arrière, mis à nu, et subissant par tout le corps les coups les plus violents et les plus raffinés supplices 23.

Sous le choc, Jackie reste muet un jour entier, ne sachant comment répondre à son ami : J'essaie d'imaginer et je suis épouvanté. Je suppose que le plus évident, dans un matin comme celui dont tu me parles, c'est que vouloir justifier ou condamner les uns ou les autres est non seulement indécent, et juste bon pour s'apaiser un peu, mais abstrait, « en l'air ». Et comprendre, cela isole encore un peu plus. Dieu ne pourra donner un sens à tout cela, quoi qu'il en sorte… Je suis de tout cœur avec toi, Michel. J'aimerais parler avec toi, te dire tout ce que je pense et ressens maintenant devant cette Algérie qui me fait mal, mais j'aurais honte de le faire de si loin, et devant toi qui me dis ce que tu y vois. […] Je te laisse, mon vieux Michel. Je pense beaucoup à toi. S'il n'y a plus que du désespoir à partager en ce monde, je serai prêt à le partager avec toi, toujours. C'est la seule certitude qui tienne debout, sans mensonge ni aveuglement 24.

Jackie sait qu'il va devoir commencer son service militaire dès le retour de Harvard et appréhende ce « grand trou noir de deux ans » vers lequel Marguerite et lui s'avancent en tremblant. Les risques de se retrouver au front ne sont pas minces. Mais Aimé Derrida s'est activé depuis quelques mois, évoquant chaque fois qu'il le peut la situation de son fils pour essayer de lui trouver une affectation civile. Il connaît bien les responsables de l'école de Koléa, une petite ville proche d'Alger, où on lui commande régulièrement des vins et des spiritueux. Comme ils sont à la recherche d'un professeur pour les enfants de troupe, Aimé vante les qualités de son normalien de fils, assurant qu'il est capable d'enseigner n'importe quelle matière. Bien sûr, cela resterait deux années peu exaltantes, mais par rapport à un service militaire classique il s'agirait d'une vraie planque. Jackie et Marguerite n'étaient pas partis en Amérique avec l'idée de se marier. Mais pour éviter d'être séparés, il n'y a aucune autre solution. L'idée de noces familiales et traditionnelles leur semble en revanche insupportable, surtout après ce qui s'est passé au moment de leur départ. Le 9 juin 1957, Jackie et Marguerite se marient donc à Cambridge avec leur amie Margot comme seul témoin. Le soir, après un dernier dîner dans la famille Rodwin, le couple prend le train pour New York avant d'embarquer sur le Liberté. Le 18 juin, ils sont de retour à Paris.

Chapitre 6 Le soldat de Koléa 1957-1959 Ils passent quelques jours à Paris, où Jackie a la douloureuse surprise de constater que tous ses livres d'adolescence et de jeunesse, laissés dans une malle à Normale Sup, ont disparu en son absence. Ce vol l'attristera longtemps, lui qui a déjà l'habitude de tout conserver. Pendant les deux mois qui restent avant le service militaire, il importe surtout de recoller les morceaux avec leurs deux familles : après avoir été déconcertés par ce départ en Amérique, les parents de Marguerite, et plus encore ceux de Jackie, sont peinés par ce mariage lointain, dont ils ont été exclus. Derrida l'explique à Michel Monory, quelques jours après son retour à El-Biar : « Comme d'habitude, et encore plus gravement peut-être, parce que je suis avec Marguerite et parce que l'Algérie est devenue ce qu'elle est, je me sens mal. » Tout le monde tourne autour d'eux, les privant de l'intimité à laquelle ils aspirent. « La famille de Marguerite, où je ne suis pas non plus très à mon aise, est malgré tout infiniment plus discrète et silencieuse 1. » Mais les choses ne tardent pas à s'arranger. Dès que la déception de n'avoir pu organiser une grande fête s'est estompée, les parents de Jackie adoptent Marguerite qui s'intègre à leur univers avec une aisance remarquable. Aimé Derrida est particulièrement séduit, ce qui ne l'empêche pas de demander avec inquiétude à son fils si ses futurs enfants auront une éducation religieuse. « Ils s'autodétermineront », répond Jackie, ce qui ne satisfait que très partiellement son père 2. Après El-Biar, le couple repart en métropole et passe quelques semaines aux Rassats, la propriété de la famille Aucouturier, près d'Angoulême. Malgré la grande envie qu'a Jackie de présenter Marguerite à Michel Monory, ils se manquent une fois encore. Rentré en Algérie le 24 août,

Jackie est incorporé début septembre. Pendant un mois, il fait ses classes à Fort-de-l'Eau, dans les environs immédiats d'Alger, apprenant le garde-àvous et le maniement des armes avant d'aller prendre le poste d'enseignant qui lui a été réservé grâce aux bons offices de son père. « Tu vois, j'ai beaucoup de chance et si je n'intrigue pas moi-même je laisse intriguer les gens pour moi, ce qui ne vaut guère mieux 3. » C'est une « planque » dont il aurait mauvaise grâce de se plaindre, surtout auprès de Michel. Début octobre, il part donc avec Marguerite rejoindre son affectation à Koléa, une petite ville située à 38 kilomètres au sud-ouest d'Alger, sur des collines dominant la plaine de la Mitidja. Pendant un peu plus de deux ans, soldat de deuxième classe en vêtement civil, il enseigne à des enfants d'anciens combattants algériens, dont bon nombre d'orphelins. Aussitôt après la 3e, beaucoup disparaissent dans le maquis. Dans cette École militaire préparatoire, Jackie et Marguerite vont vivre une vie d'allure plutôt monotone, mais très laborieuse pour lui. Il a douze heures de français en 5e et en 4e, un enseignement auquel il s'adapte rapidement, ainsi que deux heures d'anglais en 3e. Tous les jeudis, à Alger, il donne aussi deux heures de français à un petit groupe d'apprenties secrétaires, des heures qu'il juge très ennuyeuses mais suffisamment rémunérées pour payer la chambre qu'ils louent dans une villa de Koléa. Si l'on ajoute les corrections de copies, les tâches administratives, les traductions d'articles de journaux au gouvernement général, et même la présidence de la section de football de l'école, on comprend qu'il ne se soit jamais senti aussi arraché à lui-même. Matériellement, l'école fonctionne très bien et leur permet d'avoir une vie d'instituteurs de village. D'autres aspects sont plus désagréables, comme il l'explique à Michel Monory : Si les élèves sont attachants, sympathiques et vivants, si je ne m'ennuie jamais en classe et y entre toujours de bonne humeur, le contact avec le personnel, militaire tant que civil, est bien pénible, parfois insupportable. Les deux heures de repas au mess et les conseils de classe sont une torture 4.

La situation des Derrida est certes moins pénible que celle de beaucoup d'autres – à commencer par Michel, dont le service très dur ne s'achèvera qu'en décembre 1957 –, mais la vie à Koléa est tout de même loin d'être facile. Marguerite garde le souvenir des combats tout proches : « Pendant la nuit, c'était vraiment la guerre. On entendait régulièrement des coups de feu. Il se passait des choses horribles. Un soir, après avoir exécuté un chef du FNL, ils l'ont traîné dans la casbah, attaché par le cou à une jeep, avant

de déposer le cadavre devant une mosquée. Sans doute croyaient-ils impressionner les Algériens, mais ce genre de provocations ne faisait bien sûr qu'attiser la haine. Pour tout arranger, les chiens de la caserne se mettaient à aboyer chaque fois que Jackie passait à proximité. “Ils me prennent pour un Arabe”, disait-il, et sans doute avait-il raison, car il avait le teint très sombre, comme chaque fois qu'il revenait en Algérie. » Après quelques semaines, Jackie et Marguerite achètent une 2 CV qui leur permet de se rendre à Alger chaque fois qu'ils le peuvent. Le vendredi soir, ils partagent presque toujours le repas du shabbat avec les parents Derrida. D'autres soirs, ils dînent avec Pierre Bourdieu, dont ils sont très proches pendant toute cette période. Détaché au cabinet militaire du gouvernement général, Bourdieu travaille comme employé aux écritures. Fin 1957, libéré de ses obligations militaires, il devient assistant à l'université d'Alger et entame une véritable enquête de terrain à travers l'ensemble du territoire. Ces années algériennes constituent un tournant essentiel dans la trajectoire intellectuelle de Bourdieu : alors qu'il se destinait initialement à la philosophie, il commence à se tourner vers la sociologie 5. Derrida vient une fois par semaine au gouvernement général ; il est chargé de traduire l'essentiel de ce qui s'écrit en anglais sur l'Afrique du Nord. Cela lui permet d'être remarquablement renseigné et même de disposer de bon nombre d'informations censurées en France. Pendant ce temps, leur ami commun Lucien Bianco est à Strasbourg, avec sa femme, surnommée Taktak, et leur bébé Sylvie. Coco est d'humeur inquiète et morose : il fait son service comme professeur dans une école de sousofficiers, ce qui l'oblige à subir les petites brimades de la vie militaire dans une caserne à l'ancienne. À bien des égards, la situation des Bianco ressemble à celle du couple Derrida : plus que le travail, c'est le contexte qui leur pèse. Comme il aurait été agréable d'être ensemble à Koléa, pour pouvoir « partager ce que l'on éprouve […], au lieu de fuir sans cesse ses compagnons ». Depuis quelques mois, les témoignages concernant la torture en Algérie rencontrent un réel écho en métropole. Le 11 juin 1957, Maurice Audin, un mathématicien de vingt-cinq ans, assistant à la faculté des sciences d'Alger et membre du PCA (le parti communiste algérien, dissous en 1955), a été arrêté par les parachutistes. Selon ses gardiens, il se serait évadé le 21 juin, mais nul ne l'a revu depuis. Sans doute a-t-il été torturé à El-Biar, dans la

sinistre « Villa des roses » dont l'un des responsables n'est autre que le jeune lieutenant Jean-Marie Le Pen, député à l'Assemblée nationale. Le mathématicien Laurent Schwartz et l'historien Pierre Vidal-Naquet viennent de créer le comité Audin et veulent découvrir la vérité sur cette disparition. L'enquête, qui se prolongera jusqu'en 1962, conclura à son assassinat. Bianco vient de lire avec émotion La Question, un ouvrage d'un des compagnons de Maurice Audin, Henri Alleg, récemment paru aux Éditions de Minuit et immédiatement censuré 6. Malgré les risques, Lucien fait circuler le livre le plus possible autour de lui. Ces révélations sur la torture ont contribué à durcir ses positions à propos du conflit. Il espère qu'après ces mois de séparation, Jackie et lui sont toujours sur la même ligne politique. Je ne sais pas comment cette guerre et toutes ces sinistres conneries vous apparaissent maintenant, là-bas. Il me semble que cela ne peut plus finir autrement que par l'indépendance, après tout ce qui s'est passé, et qu'il n'y a plus qu'à souhaiter que cette indépendance (qui ne résoudra rien) soit proclamée le plus tôt possible, qu'on mette au plus vite fin au massacre. Peutêtre n'es-tu pas du tout d'accord ? Tu m'en parleras un peu, si cela ne t'écœure pas trop 7.

Derrida va lui en parler, et beaucoup plutôt qu'un peu. Car brusquement, les événements se sont accélérés : le 14 mai 1958, il entame une lettre de seize pages serrées, relatant heure par heure aux Bianco ce qu'ils sont en train de vivre à Koléa. Ils viennent de passer d'horribles journées, « la rage au cœur et plus seuls que jamais, traqués jusqu'au cauchemar par la connerie ambiante la plus abjecte et la plus malfaisante », une connerie « pitoyable quand elle rate son but », mais terrifiante quand elle menace d'être efficace. Ils ont vraiment eu peur, physiquement, et se sont réfugiés dans leur chambre, accrochés au poste de radio. Jackie écrit à Lucien et à sa femme maintenant que le calme et l'espoir sont revenus, même s'ils leur paraissent encore bien fragiles. S'il entreprend de tout leur raconter en détail, c'est d'abord pour « satisfaire ce besoin d'échanger et de parler, comprimé ces derniers jours jusqu'au vomissement ». Tout a commencé pour eux le 12 mai, alors que les journaux venaient d'annoncer la manifestation organisée à Alger le lendemain, à la mémoire de trois militaires du contingent faits prisonniers par les fellaghas et fusillés en Tunisie. Le soir, au mess, la connerie était autour de nous particulièrement agressive. Naturellement, bien qu'en général nous ne marquions notre désapprobation que de façon négative et silencieuse, nous sommes bien repérés et l'hostilité à notre égard s'exprime hypocritement, silencieusement. Le climat est à la dénonciation, aux lettres anonymes, au procès d'intention. Le matin, on ne

m'avait pas pardonné d'avoir brusquement quitté un groupe lisant avec optimisme et joyeuse excitation les divers tracts publiés par les organisations « ultras » et la veille d'avoir déballé en salle des profs un livre russe envoyé par Michel [Aucouturier] à Marguerite. Vous ne pouvez savoir […] comme cette unanimité d'imbéciles sournois et lâches est intolérable quand on est seul en face d'elle, même quand on a toutes les certitudes possibles.

Ce soir-là, autour de la table, on parle de Pierre Pflimlin, qui doit être investi le lendemain à Paris à la tête du gouvernement. On lui reproche à la fois de vouloir prolonger à vingt-sept mois la durée du service militaire et de vouloir lâcher l'Algérie « quoi qu'il en dise ». Il y a « trop de nuances dans son discours », ajoute un capitaine que Jackie trouvait jusqu'alors relativement ouvert. Marguerite fait un geste de la main qui en dit long et suscite des réactions silencieuses mais violentes de certains de nos voisins. […] J'étais déjà au bord de la crise de nerfs. Au moment où l'on va commencer à parler des incidents à Alger, je décide de quitter le mess, un peu parce que je ne pouvais plus respirer dans un air de bêtise aussi engluant et un peu pour montrer que je méprisais ce qui se passait à Alger et ne m'intéressais qu'à ce qui se jouait à Paris. […] À ce moment-là, quelques phrases à la radio sur les manifestations « consacrées à la mémoire des trois glorieux soldats français lâchement… etc… ». […] Nous sortons […] sous les regards furieux de tous ceux qui s'y trouvaient.

Une fois dans la cour, Jackie ne peut s'empêcher d'imaginer ce que le groupe des militaires sont est en train de dire de lui : « il se fout des soldats français assassinés », « d'ailleurs il est communiste », « sa femme n'est pas française », « il est juif », « il lit Le Monde et L'Express », « sa femme traduit du russe »… Et brusquement, à bout de nerfs, il éclate en sanglots : « L'idée que cette bande de cons pouvaient, installés dans leur inaltérable, invulnérable bonne conscience, leur peau d'éléphant de bonne conscience, me juger comme un “traître” approuvant l'assassinat et le terrorisme, m'atteignait. » Pour avoir un peu plus d'informations, Jackie et Marguerite allument alors Radio-Alger, qu'ils considèrent d'ordinaire comme un poste honnête, mais dont les putschistes viennent de s'emparer. On annonce un message du général Salan, mais « après une demi-heure d'attente et de musique douceâtre, une voix nouvelle, précipitée, enfiévrée et bête, monstrueusement bête », déclare qu'un Comité de salut public présidé par Massu s'est formé et a pris en main les destinées de l'Algérie. Une grande confusion dans tout cela, de l'incertitude sur le nom des membres, on en ajoute ou en retranche à plusieurs reprises. Plus question de Salan. Naturellement, nous sommes affolés. Le ton des informations est effrayant. Il laissait présager les pires choses, la « ratonade », la chasse aux « défaitistes », l'invasion de la Tunisie, etc. Nous avons passé toute la nuit, malades d'inquiétude et de peur, à supputer les chances de coup d'État, à en imaginer les conséquences

dans tous les sens, les pires et les meilleures. Nous ne pensions à ces dernières qu'abstraitement, pour nous donner du courage et en rêvant de regroupement des forces de gauche en France, d'épuration en Algérie, de négociations hâtées, d'assouplissement du FLN devant un gouvernement qui a su résister, etc.

Porté au pouvoir par les émeutiers, Massu envoie à Paris un télégramme exigeant la création d'un « gouvernement de salut public, seul capable de conserver l'Algérie partie intégrante de la métropole ». Les députés, qui n'apprécient pas cette intrusion, investissent comme prévu Pierre Pflimlin. C'est la rupture avec Alger. Le 14 mai, à 5 heures du matin, Massu lance un nouvel appel : « Le comité de salut public supplie le général de Gaulle de bien vouloir rompre le silence en vue de la constitution d'un gouvernement de salut public qui seul peut sauver l'Algérie de l'abandon. » En prenant son poste à l'école, au lendemain de ses heures terribles, Jackie a retrouvé un peu de sérénité, comme le montre la suite de sa lettre à Bianco : Il fait très beau et, comme tous les matins de ma vie, je ne comprends plus au soleil les angoisses de la nuit. Les gens sont calmes, la gauche se regroupe, les préfets socialistes d'Algérie tiendront fermes, la puissance des « ultras » va en prendre un coup et ne terrorisera plus le gouvernement et les ministres de l'Algérie comme elle le fait depuis le 6 février. Le fascisme ne passera pas. […] L'après-midi, je fais cours. À la deuxième heure, j'ai failli tomber dans les pommes. J'avais été incapable d'avaler un morceau toute la journée. Je m'excuse de ces détails grotesques. Mais jamais ma foi et ma peur de démocrate ne m'étaient apparues « entripaillées » à ce point et le danger fasciste si proche, si concret, si pressant. Et tout cela alors que je suis si seul, sans amis, sans possibilité de foutre le camp, soldat dans un pays bouclé qui, on s'en aperçoit bien maintenant, n'a jamais connu la démocratie, n'en a aucune tradition, n'offre aucun foyer de résistance à une dictature des colons appuyée sur l'armée. […] Je suis très désemparé, ne mordant à rien, 2e classe perdu dans l'océan de la connerie malfaisante et j'aimerais être à Paris – fût-il occupé par les fascistes –, civil, avec quelques amis, et en mesure de participer à une résistance, si modeste mon rôle y fût-il… Quelle guigne 8 !

Pendant ce temps, les événements se précipitent. Le 15 mai, le général Salan, détenteur des pouvoirs civils et militaires, s'adresse à la foule rassemblée sur le Forum d'Alger, achevant son allocution en criant : « Vive la France ! vive l'Algérie française ! », et finalement « Vive de Gaulle ! ». Éjecté du pouvoir depuis 1947 et toujours désireux de donner à la France des institutions plus stables, le général de Gaulle sort enfin de sa réserve, se déclarant « prêt à assumer les pouvoirs de la République ». Pendant plusieurs jours, Alger est le théâtre de manifestations impressionnantes, « rassemblant des foules de toutes origines sous les plis du drapeau tricolore pour démontrer à la métropole leur volonté unanime de rester françaises 9 ».

Jackie avait renoncé à envoyer sa lettre à Lucien Bianco, craignant qu'elle ne soit ouverte, comme toutes celles des suspects et des « fichés » dont il est persuadé de faire partie. Quelques jours plus tard, il ajoute un post-scriptum à son épais courrier avant de le confier à son frère qui le postera en France. Sous la pression des événements, le ton de Jackie se fait plus militant qu'il ne l'a jamais été : « Nous vivons ici dans un monde de pré-fascisme absolu et dans l'impuissance totale, nous n'espérons plus que dans un Front populaire ou dans le meilleur de Gaulle pour balayer cette pourriture. Le fascisme ne passera pas ! » Le 28 mai, justement, un grand défilé antifasciste, conduit par Pierre Mendès France, a eu lieu à Paris. « Comme j'aurais voulu être à la République hier soir », écrit Jackie. C'est ce jour-là que René Coty, le président de la République, lance à son tour un appel solennel « au plus illustre des Français ». Le 1er juin, le général de Gaulle reçoit l'investiture de l'Assemblée nationale par 329 voix contre 224. On lui accorde les pleins pouvoirs pour six mois, avec mission d'établir une nouvelle Constitution. Le 4 juin, à Alger, il prononce un discours qui ne se résume pas au célèbre et ambigu « Je vous ai compris » auquel on le réduit souvent : Je sais ce qui s'est passé ici. Je vois ce que vous avez voulu faire. Je vois que la route que vous avez ouverte en Algérie, c'est celle de la rénovation et de la fraternité. Je dis la rénovation à tous égards. Mais très justement vous avez voulu que celle-ci commence par le commencement, c'est-à-dire par nos institutions, et c'est pourquoi me voilà. Et je dis la fraternité parce que vous offrez ce spectacle magnifique d'hommes qui, d'un bout à l'autre, quelles que soient leurs communautés, communient dans la même ardeur et se tiennent par la main. Eh bien ! de tout cela, je prends acte au nom de la France et je déclare qu'à partir d'aujourd'hui la France considère que, dans toute l'Algérie, il n'y a qu'une seule catégorie d'habitants : il n'y a que des Français à part entière – des Français à part entière, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. Cela signifie qu'il faut ouvrir des voies qui, jusqu'à présent, étaient fermées devant beaucoup. Cela signifie qu'il faut donner les moyens de vivre à ceux qui ne les avaient pas. Cela signifie qu'il faut reconnaître la dignité de ceux à qui on la contestait. Cela veut dire qu'il faut assurer une patrie à ceux qui pouvaient douter d'en avoir une 10.

Par rapport à de Gaulle, Derrida est de toute évidence ambivalent. Dans le contexte politique français, il se sent plus à gauche. Mais pour lui comme pour tous les Juifs algériens, le général de Gaulle reste celui qui, en 1943, a mis fin aux mesures antisémites et rétabli le décret Crémieux. Quant à la situation présente, « le meilleur de Gaulle » qu'il évoque à la fin de sa lettre à Bianco est sans doute celui qui, dans l'esprit de ce discours du 4 juin, permettrait aux différentes communautés vivant en Algérie de cohabiter dans un pays transformé en profondeur. Et de fait, pendant les mois suivants, d'importantes réformes sont lancées, à commencer par celle du

système électoral, sous la direction de Paul Delouvrier, le délégué général du gouvernement. Mais parallèlement, l'armée française, conduite par le général Challe, utilise la stratégie du « rouleau compresseur » pour tenter d'écraser le FLN. Momentanément affaibli, ce dernier ne tarde pas à se ressaisir. La guerre, on le sait, est loin d'être terminée. Lucien Bianco et sa femme ont été très touchés par la longue lettre de Derrida et la fermeté des convictions qui s'y manifestent : « Lorsqu'on te connaît, c'est important et révélateur de t'entendre dire et répéter : “le fascisme ne passera pas !” (je me rappelle ta juste et dure ironie lorsqu'un quelconque communiste de l'École bêlait à tout propos ce slogan) 11. » Les Bianco seront à Paris quelques semaines, à partir du 10 juillet, et proposent d'accueillir Marguerite et Jackie dans leur appartement. Mais cette fois, c'est au tour de Lucien d'être inquiet : suite à un mauvais rapport, il est menacé d'être affecté « dans une unité opérationnelle d'Algérie 12 », ce qui l'obligerait à laisser en France sa jeune femme et leur bébé. Derrida va s'évertuer à faire venir toute la famille à Koléa. Les Bianco arrivent en Algérie le 1er septembre 1958 et rejoignent d'abord leur affectation à Constantine. Pendant deux semaines, ils vivent dans la crainte permanente des attentats. « Coco » espère être nommé à Koléa sans oser vraiment y croire. À Jackie, il se dit prêt à enseigner le français, ou même l'allemand, s'il n'y a pas de poste libre pour l'histoiregéographie. En réalité, il accepterait même « de balayer les salles de classe pour être à Koléa 13 ». Le 15 septembre, sa nomination est officielle : abandonnant l'uniforme et les contraintes de la vie militaire, il va donner cours aux mêmes élèves que son ancien cothurne. Pendant un an, Lucien Bianco, son épouse « Taktak » et leur petite fille Sylvie vont partager la même maison que les Derrida et manger à la même table dans le mess, à quelque distance des officiers. Cela n'empêche pas les relations avec eux de rester très tendues. Ne supportant plus la conversation des « ultras », un autre appelé, qui a fait ses classes avec Jackie à Fort-del'Eau, se lève un jour avec son assiette pour rejoindre la table des Derrida et des Bianco. « Comme ça, au moins, les choses sont claires », lance-t-il d'une voix forte. À Paris, la situation évolue rapidement. Le référendum du 28 septembre 1958 demande aux Français de ratifier la Constitution de la Ve République : elle est adoptée avec près de 82 % de « oui ». Quelques semaines plus tard

ont lieu les élections législatives. Toujours inscrit à Paris, Derrida confie sa procuration à Louis Althusser même s'ils sont loin de faire les mêmes choix. Les deux hommes s'écrivent de manière suffisamment implicite ou métaphorique pour déjouer la censure. Althusser se contente d'expliquer qu'il fera « le nécessaire » : « Je voterai pour qui tu dis au premier tour. Et s'il avait à se désister pour le second, je suivrais ses indications. J'espère que tu es toujours dans le corps enseignant, et que l'automne venu l'atmosphère est devenue moins lourde. Dis-moi ce qu'il en est des prévisions météorologiques 14. » Et quelques semaines plus tard, il lui assure : « Tu as voté selon tes vœux… Voici ta carte. » Mais la fin de la lettre laisse entendre que leurs orientations politiques sont différentes : « Je te souhaite quand même un bon Noël et te dis ma fidèle amitié 15. » Le 21 décembre 1958, le général de Gaulle devient le premier président d'une Ve République qui a été taillée sur mesure pour lui. La complicité des couples Derrida et Bianco rend les mois suivants beaucoup moins pénibles. Très préoccupés par la guerre, ils passent des heures à écouter la radio et à lire les journaux. Chaque semaine, Jackie et Lucien vont ensemble acheter France-Observateur. Le libraire de Koléa ne commande que leurs deux exemplaires : l'hebdomadaire est considéré par beaucoup comme de la presse antifrançaise et il faut rester très discret. Les Bianco et les Derrida lisent souvent les mêmes livres : Le Docteur Jivago de Pasternak, que Michel Aucouturier vient de traduire, Zazie dans le métro de Queneau, ainsi que des romans de Henry Miller et de Faulkner rapportés des États-Unis. Marguerite traduit Klim Sanguine, un roman peu enthousiasmant de Gorki. Quant à Jackie, il tente parfois de reprendre son introduction à L'origine de la géométrie, mais entre ses dix-neuf heures de cours par semaine à Koléa, les trois heures à Alger aux secrétaires de direction, quelques leçons particulières et les traductions de journaux anglais au Gouvernement général, il ne lui reste guère de temps pour lui 16. Comme il l'explique à Michel Monory : Tout cela, tu l'imagines, comprime singulièrement mes chances de solitude, c'est-à-dire ma respiration. En dehors de certaines « époques » où il se fait en moi une aspiration de tous les diables, où j'ai l'impression de voir le monde à l'envers et de marcher sur la tête, j'accepte tout cela […], avec de petits soupirs vite oubliés, et la sérénité un peu anesthésiée et sourdement résignée de ceux qui continuent à vivre parce qu'ils ont oublié que l'air s'est raréfié 17.

Malgré la distance, le monde universitaire ne se laisse pas complètement oublier. En février 1959, Maurice de Gandillac propose à son ancien

étudiant de participer aux « Entretiens de Cerisy » qui doivent avoir lieu pendant l'été autour du thème « Genèse et structure ». Derrida y parlerait de Husserl dans le prolongement direct de son diplôme. Mais l'essentiel, aux yeux de Gandillac, c'est la « libre et familière discussion » qui doit se tenir autour des exposés, « dans le cadre de la plantureuse campagne normande ». Il y aura là « des phénoménologues, des dialecticiens (idéalistes et matérialistes), des logiciens et des épistémologues, des historiens de l'économie, de l'art et du langage, des ethnologues, des biologistes, etc. ». Et les conversations seront dirigées « de la façon la plus souple possible » par Lucien Goldmann et Maurice de Gandillac luimême 18. Bien qu'il appréhende cette première conférence publique, Derrida ne peut que répondre favorablement à cette proposition flatteuse. C'est aussi cette année-là – et non en 1957, comme il le dira lors de sa tardive soutenance – qu'il dépose officiellement son sujet de thèse sous le titre « L'idéalité de l'objet littéraire ». Même si le travail se place sous le signe de Husserl, il doit conduire Derrida vers une problématique éminemment personnelle, dans la direction qui, depuis l'adolescence, lui importe le plus : Il s'agissait alors pour moi de ployer, plus ou moins violemment, les techniques de la phénoménologie transcendantale à l'élaboration d'une nouvelle théorie de la littérature, de ce type d'objet idéal très particulier qu'est l'objet littéraire […]. Car je dois le rappeler un peu massivement et simplement, mon intérêt le plus constant, je dirai avant même l'intérêt philosophique, si c'est possible, allait vers la littérature, vers l'écriture dite littéraire. Qu'est-ce que la littérature ? Et d'abord qu'est-ce qu'écrire ? Comment l'écrire en vient-il à déranger jusqu'à la question « qu'est-ce que ? » et même « qu'est-ce que ça veut dire ? » ? Autrement dit – et voilà l'autrement dire qui m'importait – quand et comment l'inscription devient-elle littérature et que se passe-t-il alors ? à quoi et à qui cela revient-il ? Qu'est-ce qui se passe entre philosophie et littérature, science et littérature, politique et littérature, théologie et littérature, psychanalyse et littérature, voilà dans l'abstraction de son titre la question la plus insistante 19.

Sans doute désorienté par ce sujet inhabituel et aux contours encore incertains, Jean Hyppolite confirme l'inscription de la thèse, tout en assurant à Derrida qu'il pourra modifier l'intitulé quand il aura avancé dans la rédaction. Hyppolite se dit heureux d'apprendre que la traduction de L'origine de la géométrie est presque terminée. Confirmant qu'il est prêt à publier le texte dans la collection qu'il dirige, « Épiméthée », il invite Derrida à écrire aux PUF pour qu'ils engagent les démarches nécessaires auprès de l'éditeur hollandais des Husserliana. Hyppolite annonce qu'il ne pourra lire de près la traduction avant les vacances, mais ses premières

impressions sont très favorables. Il conseille à Derrida de se mettre sans plus tarder au commentaire, en espérant que ses activités militaires ne l'absorbent pas trop. Bientôt, ce sera le retour en France et le début d'une vraie carrière. « Tenez-moi au courant de vos relations avec le secondaire », conclut le directeur de Normale Sup, « soyez sûr que je penserai à vous pour l'avenir 20 ». Même s'il doit encore rester plusieurs mois à Koléa, Jackie se demande effectivement ce qu'il va devenir après la longue interruption du service. Il a été question de classes de terminale au lycée de La Flèche, une ville un peu perdue dans la Sarthe, mais bientôt son ancien condisciple Gérard Genette lui fait savoir qu'il y aurait peut-être un poste à ses côtés au Mans, avec une terminale et une hypokhâgne, perspective qui lui sourit davantage. Le proviseur désire se débarrasser de M. Fieschi, un professeur de philosophie bien trop excentrique et désinvolte à son goût. Genette lui a parlé plus qu'élogieusement de Derrida. Il faudrait maintenant prendre contact avec le ministère pour que les choses puissent se concrétiser 21. En cas de succès, il resterait à savoir s'il vaut mieux habiter à Paris ou s'installer au Mans. La question se résume comme suit : « Les voyages (deux allers-retours par semaine) sont physiquement et surtout moralement pénibles, mais la vie au Mans n'est pas drôle 22. » Après quelques mois, Genette a pour sa part renoncé à l'habitat parisien. Malgré le ton amical de cette correspondance, les deux jeunes gens ne se connaissent alors qu'à peine. À l'époque où ils étaient ensemble rue d'Ulm, Genette était à la fois un spécialiste littéraire et un militant communiste, ce qui ne contribuait pas à les rapprocher. Après l'entrée des chars soviétiques à Budapest, en 1956, Genette a quitté le Parti 23. Il vient de se marier, et sa femme, Raymonde dite « Babette », se dit impatiente de connaître un homme qui lui a été décrit comme « doux et compliqué ». Pour que la venue de Derrida au Mans se concrétise, il reste toutefois à rassurer un proviseur assez traditionnel. Comme Genette l'explique malicieusement : « Bien entendu, comme philosophe, tu es par définition suspect de bien des choses, et en particulier de croire à la philosophie, chose pendable. Laisselui entendre à l'occasion que tu ne crois qu'aux résultats, c'est-à-dire, évidemment, qu'aux examens. […] Pour le climat moral, relire Julien Sorel au séminaire, en tenant compte des progrès de la science et de la police depuis un siècle 24. »

Jackie et Marguerite envisagent cette nomination de manière plutôt positive. Obtenir d'emblée un poste en hypokhâgne est une chose flatteuse. Les Genette s'annoncent comme des compagnons agréables et s'emploient déjà à faciliter leur installation. Et surtout, Le Mans n'est qu'à deux cents kilomètres de Paris : Marguerite, qui compte reprendre des études d'ethnologie, pourra sans trop de difficultés faire un ou deux allers-retours hebdomadaires. Mais une perspective plus exaltante semble soudain à portée de main. Le 16 juillet, au lendemain de son vingt-neuvième anniversaire, Derrida reçoit une lettre de Louis Althusser et une autre de Jean Hyppolite. Althusser est tout heureux de transmettre « une nouvelle qui contient de grands éléments d'espoir » : après des mois de négociation difficile, Hyppolite a proposé le nom de Derrida pour le poste de maître assistant de philosophie générale qui doit être créé à la Sorbonne. L'accord de l'assemblée des professeurs a fini par se faire. Tout dépend maintenant d'Étienne Souriau, le directeur des études philosophiques, ainsi que du ministre lui-même. Même s'il se dit optimiste, Hyppolite conseille de ne pas interrompre les démarches auprès du secondaire tant que la confirmation n'est pas arrivée, afin de parer à toute éventualité 25. Mais les choses vont bon train : moins d'une semaine plus tard, Souriau lui propose officiellement de devenir à la Sorbonne le « chef de travaux pratiques d'agrégation » : « Désirez-vous ce poste ? Si oui, ce sera chose faite 26. » Derrida s'empresse d'accepter, juste avant de prendre la route pour la Normandie et le château de Cerisy-la-Salle. La participation à la décade « Genèse et structure » arrive à point nommé ; elle doit lui permettre de renouer avec un milieu que, par la force des choses, il a presque entièrement perdu de vue depuis trois ans. Les « Entretiens », qui se tiennent du 25 juillet au 3 août 1959, sont finalement dirigés par un trio formé de Maurice de Gandillac, Lucien Goldmann et Jean Piaget. De nombreuses figures du débat intellectuel de l'époque y participent, parmi lesquelles Ernst Bloch et Jean-Toussaint Desanti, ainsi que quelques « jeunes », comme Jean-Pierre Vernant et JeanPaul Aron. Derrida gardera un souvenir très intense de cette décade, la première d'une longue série. Je conduisais une petite 2 CV dans laquelle, dans les jours qui suivirent, j'emmenais en promenade, pour des repas normands arrosés de vin blanc, des gens aussi célèbres que Jean Piaget, Desanti, le père Breton, ces deux derniers qui devinrent ensuite de grands amis, comme les psychanalystes hongrois Nicolas Abraham et Maria Török que je rencontrais aussi pour la première fois ici et qui frayaient, comme leur chemin propre, un passage entre psychanalyse et

phénoménologie. La présence de Ernst Bloch, dont je ne connaissais pas encore l'œuvre, fut à beaucoup d'égards un « passage de frontière » d'autant plus marquant dans l'Europe d'alors que les discussions furent traversées par ce que pouvaient être, la présence de Goldmann aidant, les références à Marx 27.

Le titre « Genèse et structure », qui fait écho au livre de Jean Hyppolite, Genèse et structure de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, est ici évoqué en tant que tel, sans le moindre complément d'objet. Transdisciplinaires bien avant que le mot s'impose, les exposés et les entretiens passent de l'analyse de la bureaucratie à celle de la biologie, des mathématiques au mythe des races chez Hésiode, et de la linguistique aux idéologies religieuses. « Un tel traitement, frontal et encyclopédique, n'aurait pu avoir lieu dans l'université. » Pour Derrida, la décade est un véritable baptême du feu. Bien qu'il compte parmi les participants les plus jeunes et n'ait encore rien publié, il intervient dans de nombreuses discussions, tout au long des « Entretiens ». C'est lui qui, avec une certaine vivacité, lance la discussion après l'exposé de Jean Piaget. Je me rappelle avec quelle impudence juvénile j'avais osé objecter, en jeune chien féru de phénoménologie génétique, au psychologisme du grand Piaget dont j'avais appris studieusement la scolastique quelques années auparavant pour préparer mon certificat de psychologie de l'enfant. Cela arrive le premier soir et pendant toute la décade, Piaget traita le jeune homme téméraire et ingénument insolent que j'étais avec une sorte de déférence ironique, à la fois agacée et protectrice. Il me surnommait « le phénoménologue » 28.

Le matin du vendredi 31 juillet, dans la bibliothèque du château, Derrida prononce sa première conférence, lisant une vingtaine de pages minutieusement rédigées. Même si la problématique recoupe celle de son diplôme, il a mis au point un nouveau texte qui tient compte de ses recherches les plus récentes. C'est ce jour-là que l'un des concepts qui deviendra fondamental dans l'œuvre de Derrida, la différance, apparaît pour la première fois. Certes, un peu partout dans son intervention, c'est le mot courant de différence qui est utilisé, mais le philosophe lui donne manifestement un sens tout à fait particulier. Et au milieu du texte, la différance avec un « a » vient bel et bien s'inscrire, même si ce n'est que de manière furtive : « Cette irréductible différence tient à une interminable différance du fondement théorique », écrit-il 29. Autre première fois, tout aussi importante : c'est à l'occasion de ces « Entretiens » de Cerisy, et de cette conférence destinée à la publication, que Derrida troque le prénom Jackie pour celui de Jacques. Et il est agacé

lorsqu'il arrive à Maurice de Gandillac de l'appeler « Jackie » en public. Désormais, son « vrai » prénom n'est plus réservé qu'à la famille et à quelques vieux amis. Après quelques jours de vacances aux Rassats, puis à El-Biar, Jackie et Marguerite reviennent à Koléa au début du mois de septembre pour les dernières semaines du service militaire. Le temps devient bien long, tant ils sont impatients de s'installer à Paris et de commencer une nouvelle vie. Derrida sait qu'il aura fort à faire pour préparer ses cours de Sorbonne et il aimerait pouvoir en discuter avec Althusser : « Si tu veux bien, à mon retour, je soumettrai à ton autorité et à ton expérience mes plans, textes, sujets, etc. Je crois que j'aurai souvent besoin de toi, de tes conseils et recommandations 30. » À Michel Monory, Jackie expose une situation vaguement teintée d'indécision, mais qui semble tout de même bien engagée pour le poste d'assistant à la Sorbonne : Rien d'officiel encore, mais c'est à peu près sûr ; il suffit que le secondaire ne s'oppose pas à mon détachement. J'ai su ça au début de l'été […] et j'ai accepté, à la fois ravi et terrifié, ma terreur confinant à l'affolement et demeurant bien plus constante et présente que le ravissement. J'ai beaucoup de chance, tu vois, mais je suis de ceux qui ne savent pas l'apprécier. Au lieu de me frotter les mains, je cours dans tous les sens comme une bête traquée, je travaille fébrilement dans un désordre essoufflé… C'est idiot, j'espère qu'en face du monstre je reprendrai mes esprits. J'essaie abstraitement de me persuader qu'après avoir fait tant de grimaces dans cette vieille maison, il serait étonnant que je ne sois pas devenu assez vieux singe… D'après les rumeurs, je devrais cette chance à Hyppolite, un peu à de Gandillac.

Derrida espère que, grâce à ce retour à Paris, il pourra revoir souvent Michel. Une fois de plus, c'est pour lui l'occasion de raviver des souvenirs. Qu'ils soient heureux ou malheureux, il ne peut s'empêcher de les chérir. Déjà, il aime son passé, tout son passé : J'ai l'impression d'entendre de nouveau, tout proches, nos hivers de la rue Saint-Jacques. Ils ont de plus en plus, pour moi, la voix d'un âge d'or, un curieux âge d'or, sombre, difficile, à l'éclat silencieux mais retentissant ; et sentant que je vais revenir à Paris et t'y retrouver, j'ai l'impression d'avoir parcouru dans l'intervalle un cercle irréel. […] Si tu avais quelque possibilité de découvrir un logement pour nous… Je me rappelle cet hiver où il pleuvait, où j'étais exilé ici, où je tournais le dos à ma famille. Et je t'écrivais, sur cette table, pour te demander de chercher un logement. Je dois dire que tu avais été inefficace, mais si sincèrement navré de ton inutilité ! enfin, vois si jamais… c'est notre problème du jour 31.

Les semaines suivantes sont des plus confuses. De manière involontaire, Derrida s'est trouvé pris dans un double jeu qui se retourne brutalement contre lui. Le 30 septembre, il reçoit une lettre très sèche de M. Brunold, le

directeur général de l'enseignement du second degré : « étant donné l'importance » du poste d'hypokhâgne pour lequel Derrida a posé sa candidature et a été nommé, il est impossible d'accepter une mise à la disposition de l'Enseignement Supérieur. Dès qu'il sera libéré de ses obligations militaires, Derrida doit rejoindre son poste au lycée du Mans. Aussitôt prévenus, Althusser et Hyppolite essayent de démêler cette « sombre histoire ». Malgré leurs interventions en haut lieu, ils ne tardent pas à se rendre compte que la situation est devenue inextricable. Le 6 octobre, Althusser se dit « profondément navré » du tour qu'a pris cette affaire, « pour toi le premier et pour moi qui espérais que tu serais tout proche de l'École 32 ». De son côté, Genette, qui tente depuis des mois de faire patienter le proviseur, trouve la situation pesante : « Donne-moi des nouvelles, même vagues ou mauvaises, car cette incertitude continuelle commence à me démoraliser. » Mais concrètement, la décision est prise. Un peu amer, désolé des intrigues et des jeux d'influence dans lesquelles il s'est trouvé pris, Derrida veut rejoindre Le Mans dès que possible. Pendant ce temps, la situation algérienne a connu un tournant majeur. Le 16 septembre 1959, le général de Gaulle a prononcé un discours radiotélévisé dans lequel il évoque pour la première fois le recours à « l'autodétermination », proposant le choix entre trois formules : la « francisation complète », « l'association » et « la sécession ». Certes, « les modalités de la future consultation devront être, en temps voulu, élaborées et précisées. Mais la route est tracée. La décision est prise 33 ». Au vu du nouveau corps électoral, c'est l'indépendance qui s'annonce : les partisans de l'Algérie française se sentent trahis. Sur le terrain, la guerre n'en continue pas moins et Derrida est heureux d'en avoir enfin terminé avec le service militaire. Pas un instant il n'imagine que cette année au Mans sera l'une des plus difficiles de sa vie.

Chapitre 7 La mélancolie du Mans 1959-1960 Depuis le printemps, Gérard Genette a fait montre d'une patience à toute épreuve. Mais certains élèves de l'hypokhâgne du Mans, qui se destinaient à la philosophie, en ont eu un peu moins que lui et sont déjà partis dans un autre établissement. Ces longs atermoiements n'ont aux yeux de Genette qu'un seul avantage : « Le Proviseur se dit qu'il lui faut maintenant te séduire pour te garder le plus longtemps possible. Tu verras, quel gracieux animal 1. » Enfin libérés, les Derrida arrivent au Mans à la mi-novembre. Ils habitent d'abord un meublé. Mais bientôt, ils peuvent emménager dans un grand immeuble moderne, rue Léon Bollée, à une centaine de mètres de chez les Genette qui continuent à les aider de leur mieux, leur indiquant des adresses d'artisans et de brocanteurs. Dans Codicille, Genette se souvient avec amusement que « Jacques témoignait parfois d'une certaine obstination. Comme il devait enduire d'huile de lin une étagère en bois de hêtre », Genette lui recommanda d'y ajouter une dose de siccatif. « Il négligea ce détail à ses yeux superflu, et se retrouva pour des mois avec des livres gras comme des beignets 2. » Sur le plan matériel, l'existence au Mans est plus confortable qu'à Paris. Pour le reste, Genette ne lui a pas caché qu'on aurait du mal à découvrir en France une ville plus barbare. « Le libraire intelligent, l'écrivain local, le café à la mode, les petits cercles, les tournées de conférences, tout cela est aussi inconnu ici qu'au pôle Nord 3. » La vieille ville, aujourd'hui soigneusement réhabilitée, n'est en 1959 qu'un « gros village somnolent, où l'herbe pousse dans les rues négligemment pavées 4 ». Le lycée de garçons où Derrida a été nommé, le seul de la ville, est situé juste à côté de la

cathédrale ; certains jours, il faut traverser le marché aux bestiaux pour y accéder. Les premiers temps, Jackie semble plutôt satisfait de sa situation, si l'on en croit la lettre qu'il envoie à sa cousine : Nous sommes, pour cette année au moins, dans cette grande mais paisible ville provinciale du Mans. Elle a bien des avantages, heureusement : c'est aux portes de Paris (2 heures de train !) ; j'y ai un enseignement très intéressant (philosophie en hypokhâgne) qui me laisse aussi beaucoup de liberté, et surtout nous avons vite trouvé un appartement très convenable 5.

Derrida a la charge de deux classes, ce qui correspond à une quinzaine d'heures de cours hebdomadaires. Dans la terminale littéraire, les élèves ne sont qu'une quinzaine. Dans l'hypokhâgne, mixte par dérogation spéciale, ils sont une petite trentaine, pas trop brillants pour la plupart. Ce sont des auditoires un peu « rustiques », bien différents de ceux qu'il espérait avoir à la Sorbonne. Cela ne l'empêche pas de préparer minutieusement ses cours, même s'il n'a pas le temps matériel de les rédiger intégralement comme il le fera par la suite. Loin d'un enseignement normalisé, il aimerait transmettre les préoccupations philosophiques qui lui tiennent alors le plus à cœur. Mais peut-être a-t-il trop intériorisé les exigences de sérieux du proviseur. Sans doute aussi cherche-t-il à compenser sa timidité par une autorité un peu froide. À ses élèves, il laissera surtout le souvenir d'un professeur difficile et trop exigeant. Les trois témoignages que j'ai pu recueillir concordent tout à fait. Alors élève d'hypokhâgne, Albert Daussin garde d'abord l'image d'un « beau jeune homme brun au profil de médaille romaine » auquel il arrivait parfois, à la fin des cours, d'évoquer avec nostalgie l'Afrique du Nord. Pour le reste, il n'était pas spécialement proche de ses élèves et donnait souvent l'impression de vivre dans un monde d'idées et de réflexions auxquelles ils ne pourraient jamais accéder. « Je crois me souvenir qu'il nous initiait à la pensée de Hegel dans une langue si complexe que nous étions peu nombreux à le suivre ! Nos notes se ressentaient de notre incapacité à bien comprendre le discours de Derrida dont il paraissait évident qu'il était surdimensionné par rapport à nos capacités d'absorption. » Paul Cottin était, lui, frappé par le sérieux et la concentration de Derrida, loin de l'ironie voltairienne de Genette et de la séduction bohème de Pascal Fieschi, le professeur de philo qu'ils avaient eu l'année précédente. « Derrida ne se livrait pas. Il semblait réfractaire aux anecdotes et aux exemples amusants. Il ne cherchait pas à être aimable, mais à nous proposer

des cours solidement charpentés. Ses cours étaient exigeants, mais se situaient à une hauteur conceptuelle trop grande pour nous. Il faisait une confiance un peu excessive à nos capacités intellectuelles. Le niveau de notre hypokhâgne n'avait rien à voir avec celui d'une classe de Louis-leGrand ou d'Henri-IV. Je me souviens qu'il nous a parlé très longuement de la Critique de la raison pure. Il avait d'ailleurs une tendance à tout ramener à Kant. “Le propre d'un grand philosophe, c'est qu'on le retrouve à tous les carrefours”, disait-il. Ses yeux se plissaient quand il parlait de choses particulièrement difficiles, comme pour nous permettre de mieux nous pénétrer de son propos. » Plus positifs sont les souvenirs de Njoh Mouellé, qui poursuivra des études de philosophie avant de devenir ministre au Cameroun. « Jacques Derrida était assez réservé et ne se mêlait pas beaucoup à ses élèves. Mais il a pris part au dîner que nous avons organisé avec toute la classe. Genette et lui étaient les seuls enseignants à nous avoir encadrés à cette occasion, accompagnés de leurs épouses. Il n'était pas très causant, encore moins blagueur. À un de nos camarades qui avait tout le temps le sourire aux lèvres, Derrida a lancé un jour : “Écoutez, Pellois, votre hilarité permanente m'exaspère…” Ses cours étaient aussi solides que sérieux et, comme j'étais plutôt bon en philo depuis la terminale, je les suivais personnellement avec beaucoup d'intérêt. C'est lui qui m'a permis de circuler dans le kantisme. J'ai régulièrement obtenu de bonnes notes avec lui. Peut-être parce que je sentais déjà se manifester en moi un très grand intérêt pour la philosophie. » Plus les mois passent, moins Derrida cherche à dissimuler son désenchantement. Genette, qui se réjouissait de former avec lui « une bonne petite équipe », comprend que son ancien condisciple ne considère le poste que comme un pis-aller. Il remâche son échec à la Sorbonne comme s'il s'agissait d'une persécution. Le malaise se traduit d'abord par une période hypocondriaque. Tous les jours, Derrida se découvre de nouveaux symptômes alarmants. Il redoute un cancer ou quelque autre maladie mortelle et les nombreux médecins qu'il consulte ne parviennent pas à l'apaiser. Pendant le troisième trimestre, la dépression nerveuse devient manifeste. La « grande dépression », dira-t-il plus tard, car il n'en connaîtra plus jamais d'aussi grave. En arrivant au Mans, il ne voulait pas avouer l'étendue de sa déception. Et brusquement, tout lui saute au visage. Il a souffert des années avant de

réussir le concours de Normale Sup, puis celui de l'agrégation. Il a supporté vingt-sept mois de service militaire, attendant le jour où la vie allait enfin s'ouvrir. Tout cela pour se retrouver là, devant des élèves qui l'écoutent sans comprendre, avec des collègues qui ne parlent que de vacances et de sport. Tout cela pour s'épuiser à préparer des cours et à corriger des copies sans intérêt. Depuis des mois, il n'est pas parvenu à travailler à quoi que ce soit de personnel. Il ne se sent même plus le courage d'entretenir une correspondance avec ses amis les plus proches. Dans de telles conditions, comment pourrait-il parvenir un jour à boucler une thèse ? Certes, Jean Hyppolite lui assure que dès la rentrée il sera nommé à la Sorbonne où l'attend un poste d'assistant de philosophie générale : « J'ai déjà dit que vous l'accepteriez. Il me semble que l'occasion est très favorable pour vous 6. » Mais après la déception de l'automne précédent, Jackie se méfie des faux espoirs et s'imagine qu'il lui faudra peut-être rester plusieurs années dans une ville aussi triste que Le Mans. Et voilà que pour tout arranger, le proviseur du lycée insiste pour que Derrida, en tant que dernier professeur arrivé dans l'établissement, écrive et prononce le discours de remise des prix. Genette se souvient de l'accablement suscité par cette demande : « Je le vois encore, couché dans son lit, m'expliquant l'incapacité où il était de s'acquitter de cette “ridicule homélie laïque” : “Non, ça, vraiment, je ne peux pas, je n'ai rien à leur dire à ces cons.” Mais le proviseur insistait. Pour tenter de mettre Derrida sur une piste qui lui convienne, je lui ai rappelé que le bâtiment du lycée était une ancienne école des Oratoriens, par laquelle avait dû passer le père Mersenne, philosophe et savant, ami de Descartes, Pascal et Gassendi. Je lui ai suggéré de faire l'éloge de Mersenne, proposant même de rassembler quelques documents pour lui faciliter la tâche 7. » Derrida appréhende une autre chose : les fameuses 24 heures du Mans, qui auront lieu les 25 et 26 juin, créant dans toute la ville une extrême agitation. Après avoir assuré tant bien que mal les derniers cours, il part à la campagne avec Marguerite et ne revient au lycée que peu avant le 14 juillet, pour prononcer le fameux discours de remise des prix. Sur ces entrefaites, on lui confirme sa nomination comme assistant à la Sorbonne. Marguerite et lui se débarrassent de leur peu de meubles et se mettent en quête d'un logement dans la région parisienne. Puis ils partent à Prague dans la famille de Marguerite, avec leur petite 2 CV. Même si ce premier voyage de l'autre côté du « rideau de fer » l'intéresse, Jackie ne parvient pas à remonter la

pente. Au retour, il est si abattu qu'il se décide à consulter un psychiatre. Les antidépresseurs viennent tout juste d'être inventés : les premiers ont été mis sur le marché en 1958. On lui prescrit de l'Anafraline, qui produit rapidement des effets bénéfiques, mais provoque de nombreux effets secondaires : bouffées de chaleur, tremblements, etc. Lorsqu'il lui écrit à la fin de l'été, Maurice de Gandillac se dit désolé des « graves ennuis de santé » de Derrida. Il espère que son nouveau poste à la Sorbonne va l'aider à retrouver rapidement la forme. Votre nomination allait de soi, puisque seule la mauvaise volonté de la direction du second degré avait empêché notre décision de l'an dernier de devenir effective. M. Hyppolite et moi-même avons fait valoir vos droits et aucune autre candidature n'a été proposée. Ne vous faites toutefois pas trop d'illusions sur les loisirs que vous laissera ce poste. Ce qui est vrai, c'est que l'enseignement que vous aurez à donner sera peut-être davantage dans la ligne de vos recherches 8.

Chapitre 8 Vers l'indépendance 1960-1962 Les Derrida trouvent rapidement un appartement à Fresnes, dans le Valde-Marne, tout près de l'aéroport d'Orly. C'est un quatre pièces, dans une grande barre toute neuve, en bordure de la route de Versailles. Marguerite, qui a repris des études d'ethnologie, va faire un stage d'un an dans les soussols du musée de l'Homme, puis commencer une thèse avec André LeroiGourhan sur les particularités de la liturgie des sépharades d'Alger, et notamment des pratiques funéraires qu'elle a eu l'occasion d'observer pendant les deux années passées à Koléa 1. Jackie reste pour sa part peu en forme et redoute le moment de prendre son nouveau poste. « Je ne savais pas que l'année s'était achevée si péniblement pour toi en écho à certains sombres jours des premières années parisiennes », lui écrit Michel Monory 2. Heureusement, la rentrée universitaire n'a lieu que le 24 octobre, ce qui lui laisse un peu de temps pour préparer ses cours. Seul assistant de philosophie générale, Derrida dépend de plusieurs professeurs. La charge de travail est considérable et il ne tarde pas à se laisser « happer par l'absurde tourbillon de l'enseignement et de Paris. Depuis octobre, c'est la précipitation à en perdre le souffle, sans un instant pour se retourner et pour vivre 3 ». Au-delà de l'indispensable, qui est déjà plus que conséquent, tout lui paraît au-dessus de ses forces. Sans compter que les trajets entre Fresnes et Paris sont moins simples qu'il l'espérait. Il n'empêche : par rapport à l'année au Mans, le changement est plus que positif. Dès que les effets de la dépression auront commencé à s'estomper, Derrida appréciera sa nouvelle fonction à sa juste mesure. « De ces quatre années, dira-t-il en 1992, je retiens seulement ceci : je fus heureux d'y enseigner comme jamais je ne l'ai été depuis dans l'enseignement

supérieur 4. » Il s'agit en réalité du seul poste proprement universitaire qu'il occupera jamais en France. Il évoquera cette période à la Sorbonne dans l'un de ses derniers textes, un hommage à Paul Ricœur écrit pour le Cahier de L'Herne qui lui est consacré. À cette époque, les assistants avaient une place étrange, qu'on a du mal à imaginer aujourd'hui. J'étais le seul assistant de « philosophie générale et logique », libre d'organiser mon enseignement et mes séminaires comme je le voulais, ne dépendant que fort abstraitement de tous les professeurs dont j'étais donc, en droit, l'assistant : Suzanne Bachelard, Canguilhem, Poirier, Polin, Ricœur et Wahl. Je les rencontrais rarement en dehors des examens sauf, peutêtre, vers la fin, Suzanne Bachelard et Canguilhem qui fut aussi pour moi un ami paternel et admiré 5.

Comme il n'existe pas de programme pour la philosophie générale, Derrida peut fixer les sujets à sa guise. Il donne des cours entiers sur Heidegger, commentant Kant et le problème de la métaphysique et Qu'estce que la métaphysique ?, mais il traite aussi de thèmes comme « L'ironie, le doute et la question », « Le Présent (Heidegger, Aristote, Kant, Hegel, Bergson) », « Penser, c'est dire non » et commente la formule de Claudel « Le Mal est dans le monde comme un esclave qui fait monter l'eau ». Sa réputation grandit rapidement, et l'on se bouscule pour assister à ses cours. Dans la salle Cavaillès, plus de cent cinquante auditeurs s'entassent tant bien que mal ; ceux qui n'ont pas pris la précaution d'arriver avec une demiheure d'avance sont obligés de rester debout. Après quelques mois, Derrida sera contraint de diviser les étudiants en deux groupes et de répéter les séances de travaux dirigés. Malgré ces conditions matérielles difficiles, caractéristiques du fonctionnement de la Sorbonne à cette époque, beaucoup d'étudiants garderont un souvenir très fort de l'enseignement de Derrida ces années-là. Françoise Dastur se rappelle un professeur profond mais encore très traditionnel dans ses manières. « Il paraissait timide et même un peu maladroit. Il lisait des cours d'une extrême densité, dont plusieurs étaient vraiment magnifiques. Je me souviens particulièrement de “Méthode et métaphysique” et de “Théologie et téléologie chez Husserl”. Derrida fut celui, avec Ricœur, qui m'initia à la phénoménologie husserlienne et à la pensée heideggérienne. En revanche, s'il se référait parfois à Sartre, il n'a jamais parlé de Merleau-Ponty. Il exigeait beaucoup des étudiants, mais leur apportait aussi beaucoup, et il acceptait volontiers de discuter un moment à la fin de chaque cours 6. »

Jean Ristat, qui allait bientôt se lier d'amitié avec Derrida, se souvient d'un professeur gentil et attentif la plupart du temps, mais qui pouvait quelquefois se montrer impitoyable. « Je me souviens qu'il était entré dans une colère terrible, en faisant passer des oraux, parce que plusieurs des étudiants qu'il interrogeait n'avaient pas lu la Critique de la raison pure. Mais avec ceux qui se montraient réellement passionnés, il était tout à fait disponible. Parfois, il nous emmenait prendre un verre au “Balzar” pour prolonger la discussion. Cette écoute, cette proximité étaient des choses exceptionnelles dans l'université de ces années-là 7. » Pendant ce temps, la situation algérienne évolue à vive allure. De plus en plus, elle est au centre des conversations, à la Sorbonne et ailleurs. Dans la famille de Derrida comme chez la plupart des pieds-noirs, la mauvaise humeur contre de Gaulle ne cesse de monter. Au référendum sur l'autodétermination qui se tient le 8 janvier 1961, le « oui » l'emporte massivement, avec 75 % des suffrages en métropole et 70 % en Algérie : pour la première fois, les musulmans ont eu la possibilité de voter. Le 7 avril, débutent les négociations d'Évian, ouvrant la voie à l'indépendance. Certains ne parviennent pas à l'accepter. Dans la nuit du 21 au 22 avril, quatre généraux – Challe, Jouhaud, Zeller et Salan – tentent de soulever les militaires et les pieds-noirs pour maintenir l'Algérie à l'intérieur de la République française. En quelques heures, ils parviennent à prendre le contrôle d'Alger. Le dimanche 23 avril, dans un discours télévisé qui restera célèbre, de Gaulle dénonce « la tentative d'un quarteron de généraux en retraite », ordonnant que tous les moyens soient employés pour leur barrer la route. Le putsch échoue, mais l'OAS continue, de manière de plus en plus sanglante, le combat pour l'Algérie française. C'est à peu près au même moment que Pierre Nora, l'un des anciens condisciples de Jackie à Louis-le-Grand, publie chez Julliard un livre sur Les Français d'Algérie. Peu après avoir reçu ce volume, Derrida répond à Nora par une lettre de dix-neuf pages dactylographiées à simple interligne, une lettre que l'on me permettra de citer longuement tant elle me paraît éclairante. Il y expose ses convictions sur la situation algérienne comme jamais il ne l'a fait auparavant et comme il ne le fera jamais plus. Dans cette analyse fouillée, il manifeste aussi des préoccupations éthiques et politiques que ses publications ne laisseront apparaître que bien des années plus tard.

Derrida dit avoir lu l'ouvrage avec un intérêt constant et passionné, pendant ces journées désespérantes et comme irréelles à ses yeux. Il remercie Nora d'avoir écrit un livre qui a « le mérite, rare et difficile, sur ce sujet […] d'être presque constamment juste, au double sens de ce mot, dans son contenu et ses conclusions ». Cela ne l'empêche pas de déplorer le ton, « qui, en général, révèle, plus que le propos lui-même, l'attitude fondamentale de celui qui écrit ». Il lui a souvent semblé « d'une agressivité un peu âpre », voire empreint d'une « volonté d'humilier ». « Quand tu dis que tu n'as “jamais entendu un Français d'Algérie répondre par un argument”, je ne peux que conclure que tu n'en as pas rencontré assez. » Derrida assure avoir depuis longtemps fait « en lui, en silence, le procès des Français d'Algérie », mais il tient à rester équitable, au moment où le vent tourne et où les critiques se multiplient, venues de la droite comme de la gauche. Et comme pour se venger d'un trop long silence, il veut exposer à Pierre Nora les réflexions accumulées au fil du temps sur ce sujet qui le touche de si près. Il lui semble en effet que son ancien condisciple a occulté dans son livre plusieurs éléments de cette situation inextricable : N'est-il pas difficile de faire endosser par quelque chose comme les Français d'Algérie (malgré leur culpabilité constante et massive qu'il ne faut ni méconnaître ni diluer sous prétexte de la faire partager) toute la politique de la France en Algérie depuis 130 ans ? Si comme tu le dis, les Français d'Algérie ont bien été les « artisans » de leur histoire et de leur malheur, ceci n'est vrai que si l'on précise dans le même moment que tous les gouvernements et toute l'Armée (c'est-àdire tout le peuple français au nom duquel ils agissent) en ont toujours été les maîtres.

Derrida en veut particulièrement à cette gauche « qui n'a su faire ni le socialisme en France, ni la décolonisation ailleurs ». Un autre point le heurte : comme la plupart des Français de France, Nora a minimisé la diversité des Français d'Algérie et leur capacité à évoluer, les traitant comme une entité homogène et éternelle. Il a notamment caricaturé ces Français « libéraux », auxquels, sans le dire explicitement, Derrida s'assimile. À ses yeux, il s'agit pourtant d'un groupe qui mérite autre chose qu'un jugement à l'emporte-pièce, déchiré qu'il est entre son appartenance à la France et son adhésion au principe de la décolonisation. Certes, cela condamne souvent ces « libéraux » aux ambiguïtés et à une forme d'impuissance. Il n'empêche : [Ce sont ces gens] qui, communistes ou non, ont animé une vie politique et syndicale avant la guerre, et au milieu desquels des gens comme Alleg, Audin ou Camus ont pensé et agi. Ce sont ceux qui, après 45, ont rendu possible à Alger l'élection d'une municipalité progressistecommuniste (oui !...) et qui, par la suite, ont fait du bon travail en collaborant avec des élus algériens, militants déclarés des partis nationalistes. Ce sont ceux qui, jusqu'en 57, ont gardé le

contact avec des nationalistes, à l'époque où la guerre, la répression, les attentats ont commencé à rendre impossibles bien des choses.

Derrida reproche aussi à Pierre Nora d'avoir laissé croire que le revenu moyen des Français d'Algérie était supérieur à celui des Français de France, alors que c'est l'inverse, et que seule une minorité de colons jouit de réels privilèges économiques. Il en profite, dans une longue note, pour esquisser une critique du marxisme : Cela veut peut-être dire que la notion de « système colonial » ne peut pas se comprendre, essentiellement et toujours, à partir de la seule idée de profit, à court ou à long terme. C'est peutêtre toute la dogmatique marxiste sur la colonisation, l'impérialisme économique (et les phases du capitalisme) qu'il faudrait réviser, d'autant plus qu'elle a fini par marquer – anonymement parfois – la définition la plus banale et la moins discutée du phénomène colonial.

Comme il l'a toujours fait avec ses proches, Derrida prend la défense des positions complexes et nuancées de Germaine Tillion et d'Albert Camus, même si elles ont été utilisées par certains « au profit d'intérêts que ne défendent ni l'un ni l'autre ». On ne peut parler aussi facilement de « complicité objective », en rejetant un argument sous prétexte qu'il a été utilisé par les « ultras ». Si l'on n'y prend garde, on tombe dans les dogmatismes et les sectarismes qui commencent tous de cette manière, les révolutionnaires comme les autres. « Avec Germaine Tillion, dis-tu, “nous étions mûrs pour le gaullisme avant de Gaulle”. Peut-être. Moi, je me prends souvent à regretter que cela n'ait pas encore été plus vrai, pour l'Algérie et plus tôt encore… » À propos de Camus, mort l'année précédente, Derrida se livre à une analyse plus circonstanciée que n'importe où ailleurs : D'abord, j'ai trouvé excellente l'intention des quelques pages que tu consacres à L'Étranger. J'ai toujours lu ce livre comme un livre algérien, et tout l'appareil critico-philosophique que Sartre a plaqué sur lui m'a paru, en effet, diminuer son sens et son originalité « historique », les dissimuler, et d'abord peut-être aux yeux de Camus lui-même qui s'est trop vite pris […] pour un grand penseur. […] Il n'y a pas encore si longtemps, j'ai souvent jugé Camus comme tu le fais, pour les mêmes raisons […]. Je ne sais plus si c'est honnête et si certaines de ses mises en garde n'apparaîtront pas demain comme celles de la lucidité et de l'exigence élémentaires. Mille choses et d'abord tout son passé, permettent de faire à Camus le crédit d'une intention pure et claire 8.

Cette Algérie franco-musulmane, pour laquelle Camus a toujours lutté, est celle que Derrida aurait souhaitée lui aussi. Et même s'il sait que ce rêve est devenu anachronique, il continue de penser que ce n'était nullement la façade d'une « Algérie-de-papa » 9.

Quelques semaines plus tard, Pierre Nora le remercie de ces « pages si denses et si profondes qu'il faudrait un second livre » pour y répondre. Il a le sentiment d'avoir servi de catalyseur à la pensée personnelle de Derrida et d'avoir eu la chance d'en cueillir le fruit mûr. Nora aimerait qu'ils se revoient pour discuter plus librement. Il reconnaît avoir écrit son livre à la hussarde. « J'ai cru raconter mon séjour, réfléchir à ce que j'avais vu, mais si j'avais abordé de front le sujet dans son ampleur, j'aurais fait une thèse et c'était la paralysie 10. » Les deux hommes passent une longue soirée ensemble à la fin du mois de juin, discutant avec confiance et sans chercher à conclure. Derrida se dit heureux de cet échange. Même si la discussion semblait parfois tourner en rond, leur désaccord n'était à ses yeux « qu'une autre façon d'être d'accord ensemble ou de ne pas être d'accord avec soi. Et comment penser sérieusement à l'Algérie – ou à autre chose – sans en venir là ? ». Il a cru deviner que Pierre Nora aimerait s'expliquer publiquement sur certains points, par exemple en répondant à un compte rendu que publierait Derrida. Mais « il n'est pas question – pour mille et mille raisons – d'écrire un article ». La protection de ses proches en fait probablement partie. En revanche, il ne s'opposerait pas à ce que tout ou partie de sa longue lettre soit publiée anonymement et comme venant « d'un ami d'Alger 11 ». Ce projet ne semble pas s'être concrétisé. Quelques semaines plus tard, d'El-Biar, Derrida envoie une nouvelle lettre à son ancien camarade : Je passe ici des vacances étranges : entre un peu de travail […] et le bonheur de la mer, on rumine à longueur de journée, au milieu de cette étrange société, d'impensables problèmes. Et je m'aperçois que j'aime de plus en plus ce pays, d'un amour fou qui n'est pas le contraire de l'aversion que je lui ai si longtemps déclarée 12.

Ce sera son dernier été algérien ; sans doute le devine-t-il sans se l'avouer. Pour les Français d'Algérie, la peur est devenue tangible. Un vieil homme s'est fait égorger à El-Biar, à deux pas de la maison familiale. Charlie, le fils d'une cousine, vient habiter à Fresnes pendant un an, chez Jackie et Marguerite, tant sa famille redoute qu'il se fasse assassiner : il y prendra le goût du travail et des études, disant plus tard que ce séjour lui a sauvé la vie. C'est dans ce contexte agité, en juillet 1961, que Derrida achève enfin son introduction à L'origine de la géométrie, dont il a rédigé le manuscrit sur du papier à en-tête de la « Faculté des lettres et sciences humaines, Histoire de

la colonisation ». À la rentrée, il apporte le texte dactylographié à Jean Hyppolite qui s'est dit pressé de le voir partir à l'impression. En octobre, dans une lettre des plus laconiques, Hyppolite assure avoir lu « avec beaucoup d'intérêt (ce n'est pas une formule) » cette introduction très minutieuse « qui suit bien les méandres de la pensée husserlienne 13 ». En sa brièveté, un tel avis ne peut suffire à calmer les angoisses de Derrida au moment de lâcher ce premier texte. Le 24 novembre, il adresse un long courrier à Paul Ricœur, sur un ton très déférent : il tient à lui soumettre son introduction avant qu'elle soit publiée aux Presses universitaires de France : « Votre jugement m'importe par-dessus tout autre. » Derrida voudrait notamment faire valider par Ricœur les nombreuses allusions qu'il fait à ses écrits ; il se dit « particulièrement tourmenté par le problème des références aux philosophes vivants », craignant de ne pas « trouver la note juste ». Il regrette aussi de ne pas avoir dit à Ricœur, lors de leur première rencontre, « l'immense et fidèle admiration » qu'il a pour son travail et voudrait lui expliquer « pour quelles raisons accidentelles » il ne lui a pas demandé de diriger sa thèse 14. Quelques semaines plus tard, étonné de ne pas recevoir la moindre réponse, Derrida est tenu de récrire sa lettre et de l'envoyer une seconde fois, car Ricœur l'a égarée. Heureusement, Derrida en a conservé un brouillon, comme pour toute la correspondance officielle de ces annéeslà. Confus de sa négligence, Ricœur se dit cette fois très touché par tout ce que la lettre de son jeune assistant « contient d'aveu et de pudeur » : Je devine parfaitement qu'il est difficile de trouver le ton juste d'une génération à l'autre. Je pensais aux États-Unis, que les relations sont plus faciles, dans les mêmes circonstances, entre universitaires. Permettez-moi de vous dire que je souhaiterais vivement voir se résorber les différences (que notre position réciproque rend inévitables) dans la communication et dans l'amitié. Faisons confiance à l'audace de l'expression et au temps 15.

Pendant les deux années suivantes, Derrida et Ricœur vont se rapprocher, déjeunant ou dînant plusieurs fois ensemble, avec ou sans leurs épouses. Mais à cette époque, Derrida est encore très timide et socialement peu à l'aise. Quant à Ricœur, débordé par ses propres obligations, il ne semble pas avoir lu de près l'introduction à L'origine de la géométrie avant sa publication. Pour avoir un avis plus franc et plus direct sur son manuscrit, dont il continue à douter, c'est donc vers Althusser que Derrida se tourne. Après une lecture attentive, son ancien caïman lui assure, le 9 janvier 1962, qu'il n'a jamais lu un texte « aussi scrupuleux et aussi profondément intelligent sur Husserl. Intelligent en profondeur, allant au-delà des constats

de contradiction ordinaires, allant chercher l'intention la plus cachée pour rendre compte et raison des énigmes de l'expression ». Il est persuadé que Derrida va bien plus loin que les autres interprètes, qui « rendent les armes quand le combat paraît désespéré » : « Toi tu vas jusqu'au bout, et même si l'on peut choisir de ne pas être husserlien malgré tout (ce qui est bien difficile quand on te lit…), on voit qu'on pourrait l'être et ce que l'être signifie. » Il se dit aussi heureux d'avoir reconnu dans cette introduction le point de départ des réflexions actuelles de Derrida : l'écriture, la pathologie « transcendantale », le langage. « Il faut continuer : les pages que tu donnes déjà sur l'écriture sont pleines de sens et lourdes de promesses. » Selon Althusser, l'ensemble du texte est de premier ordre. « Je l'ai ouvert au retour des vacances (pluie, neige, brouillards) : il m'a été une lumière et une grande joie 16. » Il en profite pour inviter Derrida à passer lui rendre visite dans son antre de Normale Sup : il aimerait notamment reparler avec lui des rapports de Husserl avec Hegel et Heidegger. Cette invitation ne restera pas lettre morte. À court terme, elle aide Derrida à reprendre un peu confiance. Il ne rêve que de « pouvoir substituer à cette tension artificielle, inhumaine et industrielle vers le “cours” ou vers la “publication”, un travail vivant, en commun, dans la liberté du dialogue ». La Sorbonne l'épuise : ses cours y semblent appréciés, mais il se plaint de passer le plus clair de son temps sur des copies souvent sans intérêt. « Il est des jours où, la fatigue aidant, je ne perçois de tout cela que l'essoufflement, l'usure et le sacrifice abstrait 17. » Dans l'immédiat, la question algérienne se rappelle à lui plus brutalement que jamais. Depuis le début de l'année 1962, l'OAS a étendu son action à la métropole. Plusieurs plasticages ont lieu à Paris, dont l'un contre l'appartement de Sartre ; un autre attentat, qui visait Malraux, défigure une fillette de quatre ans. Enfin rassemblées, les forces de gauche lancent un « Comité national d'action contre l'OAS et pour une paix négociée ». Le 8 février, une manifestation est interdite, puis sauvagement réprimée par le préfet de police Maurice Papon : neuf personnes trouvent la mort contre les grilles du métro Charonne. Cinq jours plus tard, un immense cortège rend hommage aux victimes. Les accords d'Évian sont signés le 18 mars 1962. Le cessez-le-feu est supposé devenir effectif dès le lendemain. Le conflit a fait près de 400 000 morts, toutes catégories confondues, dont une immense majorité

d'Algériens. Dès le mois d'avril, les Européens commencent à partir en masse vers la métropole. Mais Jackie, qui veut toujours croire à une possible coexistence des communautés, conseille à ses parents de rester à El-Biar. Quelques semaines plus tard, c'est le sauve-qui-peut. La plupart des gens sont pris de court, et notamment ces familles juives qui, comme les Derrida et les Safar, sont établies en Algérie depuis si longtemps qu'elles n'ont jamais imaginé devoir quitter le pays. Une foule se bouscule sur les quais, même si les bateaux acceptent désormais nettement plus de passagers que la limite autorisée. D'interminables files de voitures se forment sur la route qui va d'Alger à l'aéroport de Maison-Blanche. Beaucoup de gens préfèrent détruire leurs bagages et mettre le feu à leur voiture plutôt que de les abandonner 18. C'est la sœur de Derrida et sa famille qui arrivent en premier. « Vers la fin du mois de mai, se rappelle Marguerite, nous avons reçu un télégramme de Janine et son mari qui annonçait leur arrivée, sans autre précision. Nous avons passé deux jours entiers à Orly, ne sachant pas dans quel avion ils auraient réussi à embarquer. La confusion était totale. Finalement, Janine est venue seule avec ses trois enfants : Martine, Marc et Michel. Tout le monde a trouvé un refuge provisoire chez nous, à Fresnes. Nous avons fini par être dix-sept dans cet appartement de quatre pièces. Nous avions récupéré quelques lits, mais les enfants dormaient par terre, sur des coussins. » Alors âgée de huit ans, Martine a conservé de ce séjour quelques souvenirs précis. « L'organisation était assez compliquée. Jackie nous emmenait souvent à Paris, mon frère Marc et moi. Parfois, il devait nous laisser un long moment à l'intérieur de sa 2 CV, dans la cour de l'École normale supérieure – ou était-ce plutôt celle de la Sorbonne ? Il nous parlait de “Sophie la Baleine” qu'il devait aller nourrir, avec des boîtes de sardines. Il nous demandait d'être patients, parce que “Sophie” n'était pas commode et qu'elle ne se laissait approcher que par lui… Il m'a fallu bien des années pour comprendre que Sophie était la philosophie 19. » Quelques semaines plus tard, c'est au tour de René et de sa famille de quitter l'Algérie. « D'abord, c'est l'OAS qui voulait nous empêcher de partir. Les derniers temps, c'était le FLN. On était sommés d'être d'un bord ou de l'autre ; ceux qui étaient considérés comme “tièdes” étaient particulièrement détestés. Abandonnant notre pharmacie de Bab El-Oued, nous sommes partis le 15 juin. Nous n'avons emporté que des bricoles, comme pour des

vacances. Mais il était plus que temps de s'en aller. Sur la route de l'aéroport, il y a encore eu un enlèvement ce jour-là 20. » Lorsque a finalement lieu le référendum, le 1er juillet, une majorité écrasante se prononce en faveur de l'indépendance. Sans même attendre les résultats officiels, une foule en liesse envahit les rues d'Alger, arborant des drapeaux verts et blancs frappés de l'étoile et du croissant rouges. Les piedsnoirs qui ne sont pas encore rentrés en France se précipitent, maintenant qu'il ne leur reste plus que le choix entre « la valise et le cercueil ». Deux semaines plus tard, juste après avoir fini de faire passer les examens à la Sorbonne, Jackie retourne à El-Biar pour aider ses parents à emporter quelques affaires. René ne veut plus remettre les pieds en Algérie ; il a vu trop d'horreurs pendant les dernières semaines qu'il y a passées. Pierrot, le mari de Janine, et son frère Jaquie Meskel partent aussi avec Derrida et ses parents pour tenter de sauver le plus de choses possible, mais ils sont aussitôt menacés et doivent rentrer en France précipitamment. Malgré les risques qu'il encourt lui aussi, Jackie reste donc seul avec ses parents. Les jours suivants, ils s'occupent de leur mieux du déménagement de René, puis de Janine, en laissant pour la fin celui de la villa de la rue d'Aurelle-dePaladines. Mais les conteneurs sont déjà pleins et ils ne peuvent emporter que très peu d'affaires. Ils ferment la porte derrière eux, espérant revenir quelques mois plus tard, lorsque la situation se sera calmée. Immédiatement, les lieux sont investis par des voisins, qui leur payent du reste un loyer pendant les premiers mois. Puis la maison, dont Aimé et Georgette venaient tout juste d'achever le remboursement, devient propriété de l'État algérien. En France, René et Pierrot vont devoir entreprendre de longues démarches avant de faire valoir leurs droits et de trouver des commerces à reprendre. Peu à peu, comme beaucoup d'autres « rapatriés », toute la famille va se regrouper à Nice 21. Même s'il avait depuis longtemps quitté El-Biar, Derrida n'oubliera jamais cette déchirure. Au fil des ans, il évoquera de plus en plus souvent son inconsolable « nostalgérie », un néologisme dont il n'est pas l'inventeur, contrairement à ce que l'on pourrait croire. À l'origine, c'est le titre d'un poème de Marcello-Fabri, écrit dans les années 1920 : Alger, je t'ai rêvée ainsi qu'une amoureuse toi parfumée, et soleilleuse, et pimentée ; tu es plus belle encor d'être si loin, la pluie d'ici, la pluie habille comme une magie

le gris du ciel, avec tout l'or de ton soleil… 22

Par-delà les blessures familiales et personnelles, la guerre d'Algérie constitue aussi l'un des ferments de toute sa pensée politique. En France, pendant des années, Derrida évitera d'évoquer en public un sujet qui reste trop polémique. Mais dans un entretien accordé au Japon en 1987, il reconnaîtra que, tout en approuvant le combat mené par les Algériens pour l'indépendance, il a longtemps espéré « une solution qui permettrait aux Français d'Algérie de continuer à vivre dans ce pays », « une solution politique originale qui n'est pas celle qui est intervenue 23 ». À cette conviction fondamentale mais fort peu partagée, il restera toujours fidèle. Le 22 juin 2004, dans la dernière émission télévisée à laquelle il participe, il se déclare favorable, pour Israël et la Palestine, à une autre problématique que celle de deux États souverains, avant d'ajouter : « Même entre l'Algérie et la France, bien que j'aie approuvé le mouvement d'indépendance, j'aurais préféré qu'il y ait un autre type d'accommodement, dont les Algériens auraient moins souffert d'ailleurs, et qui aurait fait fi de la rigide inconditionnalité de la souveraineté 24. » Les discours tardifs de Derrida sur le pardon et la réconciliation, l'impossible et l'hospitalité, m'apparaissent à bien des égards comme des échos de cette blessure algérienne. Pendant les années 1990, grâce à la figure « admirable » de Nelson Mandela, la situation de l'Afrique du Sud est comme une confirmation que le modèle auquel il pensait pour l'Algérie n'était pas forcément illusoire. En intervenant sur l'Apartheid et ses lendemains, ou sur le conflit israélo-palestinien, il ne cessera de se souvenir de l'Algérie, de l'Algérien en lui, sans lequel tout le reste serait incompréhensible. « Mon adolescence a duré jusqu'à 32 ans », déclara Derrida dans un de ses derniers entretiens 25. L'achèvement de son premier livre, l'adoption définitive d'un nouveau prénom, l'indépendance de l'Algérie sont autant d'événements de l'année 1962 qui marquent la fin d'une époque 26. Les conséquences de cette césure vont se faire sentir dès les mois suivants.

II DERRIDA 1963-1983

Chapitre premier De Husserl à Artaud 1963-1964 L'origine de la géométrie est publié sous le seul nom de Husserl, la mention « traduction et introduction par Jacques Derrida » n'intervenant que sous le titre. Cette première publication officialise l'abandon définitif du prénom Jackie. C'est une décision plus grave qu'il y pourrait paraître pour celui qui fera bientôt de la question de la signature un thème philosophique à part entière. Comme il l'expliquera : J'ai changé de prénom quand j'ai commencé à publier ; au moment d'entrer dans l'espace, en somme, de la légitimation littéraire ou philosophique dont j'observais à ma manière les « bienséances ». En trouvant que Jackie n'était pas un prénom d'auteur possible, en choisissant en quelque sorte un demi-pseudonyme, proche du vrai prénom, certes, mais très français, chrétien, simple, j'ai dû effacer plus de choses que je ne pourrais le dire en deux mots 1.

L'origine de la géométrie est un livre à bien des égards curieux. Pour des raisons quantitatives d'abord : le texte de Husserl n'occupe que 43 pages, alors que l'introduction en fait 170. Mais surtout en raison d'une ambiguïté fondamentale. En ses premières pages, le propos de Derrida se présente comme modeste : « Notre seule ambition sera de reconnaître et de situer, en ce texte, une étape de la pensée husserlienne, avec ses présuppositions et son inachèvement propres 2. » Il ne s'agirait, à l'en croire, que de s'approcher au mieux des intentions de Husserl. En réalité, plus on s'engage dans cette analyse labyrinthique et parsemée de très longues notes, plus Derrida semble « animé par l'ambition un peu démesurée de vouloir nous introduire à la phénoménologie husserlienne tout entière 3 », voire de la remettre en cause. Et c'est dans les dernières pages de ce texte qu'apparaissent, de manière encore allusive, des concepts promis à un grand avenir dans sa propre œuvre, ceux de retard originaire et de différance. Hormis Paul Ricœur et Tran-Duc-Thao, Derrida ne fait guère référence aux philosophes contemporains. On sent comme une volonté d'aller droit au

texte de Husserl, par-delà les interprètes officiels. Sartre n'est jamais cité, et lorsque Derrida évoque Merleau-Ponty, il ne cache pas qu'il est « tenté par une interprétation diamétralement opposée » à la sienne 4. Au cœur de son introduction, Derrida développe en revanche un parallèle inattendu entre la démarche d'Edmund Husserl et celle de James Joyce. Plusieurs pages durant, il confronte « l'univocité recherchée par Husserl et l'équivoque généralisée par Joyce ». Le premier veut « réduire ou appauvrir méthodiquement la langue empirique jusqu'à la transparence », tandis que le second met en œuvre une écriture qui fait affleurer « la plus grande puissance des intentions enfouies, accumulées et entremêlées dans l'âme de chaque atome linguistique », une écriture qui « circule à travers toutes les langues à la fois, accumule leurs énergies, actualise leurs consonances les plus secrètes 5 ». Ce parallèle étrange, très décalé par rapport au reste du commentaire derridien, semble surtout confronter le Derrida phénoménologue à son propre double, hanté par la littérature et par une écriture débordant tout vouloir-dire. Malgré la technicité de cette première publication, Derrida est loin d'avoir renoncé à des projets plus littéraires. Après avoir essayé à plusieurs reprises de collaborer à des revues, il envisage d'écrire un petit livre avec Michel Monory qui, depuis son retour du service militaire, enseigne le français à Orléans. Son ami avait consacré son diplôme de lettres à « Gaspard de la nuit et la naissance du poème en prose ». Derrida lui propose d'écrire ensemble un volume sur Aloysus Bertrand pour la collection « Poètes d'aujourd'hui » des éditions Seghers 6. L'idée se serait sans doute concrétisée, si l'éditeur en question avait montré un peu d'enthousiasme au lieu de leur faire savoir qu'il ne lui était « pas possible d'envisager […] la publication d'un Aloysus Bertrand », son programme étant surchargé sur plusieurs années 7. Mais ce projet quelque peu insolite n'était-il pas d'abord une tentative de ressusciter une grande amitié qui commençait à s'étioler ? Si elle passe inaperçue de la grande presse et du public non spécialisé, la parution de L'origine de la géométrie est repérée et saluée dans le milieu philosophique. Le grand épistémologue Georges Canguilhem, que Derrida admire sincèrement et qu'il désignera parfois comme son « surmoi philosophique », est le premier à le féliciter :

Il y a bien longtemps – il y a plus que des mois – qu'il ne m'est arrivé de lire, toutes affaires cessantes, un livre jusqu'au bout, d'un trait. Je mesure par là la qualité de votre travail, car j'ai lu votre introduction à L'origine de la géométrie sans interruption, et avec une satisfaction intellectuelle inaccoutumée. […] Au premier abord, j'avais souri en comparant les dimensions de l'Introduction et celles du texte lui-même. Mais je ne souris plus, je me réjouis au contraire que l'Introduction soit si longue, car finalement tout y est nécessaire. Il n'y a pas un mot de remplissage. […] Ce n'est pas moi qui vous ai fait confiance le premier, c'est Jean Hyppolite. Ma confiance ne procédait que de la sienne, mais elle trouve maintenant sa justification 8.

En présentant ses vœux à Derrida, Canguilhem lui souhaite que son travail « soit aussi fécond que celui qui vient d'aboutir à une telle réussite ». Passant des paroles aux actes, il sera le principal artisan de l'attribution du prestigieux prix Jean-Cavaillès à l'Introduction à l'origine de la géométrie. Quelques semaines plus tard, Michel Foucault, dont la réputation est devenue conséquente depuis la publication de l'Histoire de la folie à l'âge classique en 1961, dit également son enthousiasme à son « cher ami » : Pour te remercier de ton introduction à L'origine de la géométrie, j'ai attendu sagement de l'avoir lue, – et relue. C'est chose faite maintenant. Et il ne me reste plus qu'à te dire tout bêtement que je suis dans l'admiration. Un peu plus : je savais bien quel parfait connaisseur de Husserl tu es ; j'ai eu l'impression en te lisant que tu faisais affleurer des possibilités de philosopher encore que la phénoménologie n'avait cessé de promettre, mais peut-être aussi de stériliser ; et que ces possibilités, elles étaient entre tes mains, elles passaient entre tes mains. Sans doute l'acte premier de la philosophie est-il pour nous – et pour longtemps – la lecture : la tienne justement se donne avec évidence pour un tel acte. C'est pourquoi elle a cette royale honnêteté 9.

Au sein même de la Sorbonne, cette première publication a d'heureuses conséquences. Ricœur lance un séminaire réservé aux chercheurs et entièrement consacré à Husserl. Il voudrait que Derrida y présente, dès la première séance, son travail sur L'origine de la géométrie. « Cette invitation est l'expression […] de mon admiration pour votre livre que je viens seulement d'étudier 10. » Au cours des mois suivants, Derrida participe souvent aux discussions du séminaire, dans un climat amical et rigoureux à la fois. Une partie des microfilms réalisés à Louvain est conservée à Paris. Dans une lettre très tardive, Paul Ricœur fait allusion au travail partagé avec Derrida autour de ces manuscrits qui suscitaient leur « admiration pour une œuvre d'une honnêteté intellectuelle exemplaire 11 ». La publication de L'origine de la géométrie augmente aussi le prestige de Derrida auprès des meilleurs étudiants de la Sorbonne. Selon Françoise Dastur, « au début des années 1960, malgré la mort soudaine de MerleauPonty, la phénoménologie apparaissait encore comme la philosophie dominante. Dans le cadre des travaux dirigés, Derrida avait conseillé aux

étudiants qui le désiraient de former de petits groupes, travaillant chacun un thème précis relevant de la phénoménologie husserlienne. C'est ainsi que je participai à deux groupes de travail se réunissant en dehors de l'université une fois par semaine, le premier portant sur les Recherches logiques, le second, formé de germanistes comme moi, entreprenant la traduction des Ideen II. Derrida lui-même venait une fois par trimestre travailler avec chacun des groupes. Ce fut pour la plupart d'entre nous une chance inouïe de nous immerger dans la pensée de Husserl et d'y avoir pour guide un de ceux qui ont le plus contribué à la mettre en question 12 ». En quelques mois, comme s'il s'agissait de rattraper le temps perdu, la situation de Derrida évolue de façon spectaculaire. Des contacts importants se nouent, des articles et des conférences lui sont demandés de plusieurs côtés. Lui qui avait mis des années à boucler l'introduction à L'origine de la géométrie va écrire plusieurs textes fondamentaux, sur des sujets très différents. C'est comme si les commandes le révélaient à lui-même ; ainsi qu'il l'explique dans une lettre à Michel Foucault, il est alors à la recherche d'une écriture qui lui soit propre : Le travail universitaire, sous la forme qui lui est aujourd'hui assignée dans notre société – l'universitaire en particulier – me distrait douloureusement […] de ce qui serait pour moi la tâche essentielle, vitale (et mortelle à la fois, et c'est pourquoi ce qui dissimule cette tâche me protège et me rassure en même temps) : un type d'écriture philosophique où je puisse dire « Je », me raconter sans honte et sans les délices du Journal métaphysique 13.

Jean Wahl l'a justement invité à intervenir au prestigieux Collège philosophique, sur le sujet de son choix. Derrida choisit d'y parler de l'Histoire de la folie qui l'a puissamment impressionné, même si, dès sa première lecture, il n'a pas caché à Foucault, « tout au fond, une protestation un peu sourde, informulable ou encore informulée », lui donnant envie d'écrire « quelque chose comme un éloge de la raison qui serait fidèle à [s]on livre 14 ». Un an plus tard, il lui expose avec beaucoup de précautions le projet d'un texte appelé à devenir fameux et à bouleverser ses relations avec son ancien professeur : il a relu le livre pendant les vacances de Noël « avec une joie sans cesse renouvelée » et essaie maintenant de « fabriquer une conférence » qui s'appuiera surtout sur les quelques pages consacrées à Descartes : « Je crois que j'essaierai de montrer – en gros – que ta lecture de Descartes est légitime et illuminante, mais à un niveau de profondeur qui ne me paraît pas pouvoir être celui du texte que tu utilises et que, je crois, je ne lirai peut-être pas tout à fait comme toi 15. »

Le post-scriptum de la lettre n'est pas anodin, lui non plus. Derrida félicite Foucault pour les émissions radiophoniques qu'il présente tous les lundis soirs. Il a été particulièrement frappé par celle consacrée à Antonin Artaud, la semaine précédente. « Depuis longtemps, je partage tout ce que tu dis et sembles penser d'Artaud. Lui aussi, il faudrait que je le relise ou lise mieux et plus patiemment… » Le lundi 4 mars 1963, à 18 h 30, Derrida prononce au Collège philosophique, 44, rue de Rennes, face à l'église Saint-Germain-des-Prés, sa première conférence parisienne : « Cogito et histoire de la folie ». Michel Foucault est présent dans la salle. Derrida commence par saluer Folie et déraison, Histoire de la folie à l'âge classique, « livre à tant d'égards admirable, livre puissant dans son souffle et dans son style ». Lui qui a été l'élève de Foucault, il se sent, dit-il, dans la position délicate du « disciple admiratif et reconnaissant » au moment où il se met sinon « à disputer », au moins « à dialoguer avec le maître ». Mais très vite, Derrida annonce la couleur : Mon point de départ peut paraître mince et artificiel. Dans ce livre de 673 pages, Michel Foucault consacre trois pages (54-57) – et encore dans une sorte de prologue à son deuxième chapitre – à un certain passage de la première des Méditations de Descartes, où la folie, l'extravagance, la démence, l'insanité semblent, je dis bien semblent congédiées, exclues, ostracisées hors du cercle de dignité philosophique, privées du droit de cité philosophique, du droit à la considération philosophique, révoquées aussitôt que convoquées par Descartes devant le tribunal, devant la dernière instance d'un Cogito qui, par essence, ne saurait être fou 16.

Si partielle qu'elle puisse sembler, la lecture de ce passage a pourtant un enjeu immense aux yeux de Derrida. À l'en croire en effet, « le sens de tout le projet de Foucault peut se concentrer en ces quelques pages allusives et un peu énigmatiques ». Suivant mot à mot la première des Méditations métaphysiques, et revenant à son original latin, Derrida remet en cause de manière patiente et méthodique la lecture qu'en avait proposée Foucault. Et peu à peu, ce sont bien des postulats du livre, et jusqu'à la définition de la folie, qui se trouvent inquiétés ou ébranlés par son analyse. La première réaction de Michel Foucault est plus que positive. Il semble disposé à prendre en compte la critique de Derrida, sans rien laisser pressentir de la violente polémique qui aura lieu neuf ans plus tard : L'autre jour, tu le penses bien, je n'ai pu te remercier comme je l'aurais voulu : non pas tellement, non pas seulement de ce que tu as dit de trop indulgent sur mon compte, mais de l'énorme et merveilleuse attention que tu m'as prêtée. J'ai été impressionné – jusqu'à être sur le moment décontenancé et bien maladroit dans ce que j'ai pu dire – par la rectitude de ton propos

qui est allé, sans accroc, au fond de ce que j'aurais voulu faire, et au-delà. Ce rapport du Cogito et de la folie, je l'ai sans aucun doute traité trop cavalièrement dans ma thèse : par Bataille et par Nietzsche, j'y revenais lentement et par mille détours. Tu as montré, royalement, le droit chemin : et tu comprends bien pourquoi je te dois une très profonde reconnaissance. J'aurais un plaisir infini à te revoir […] dès que tu voudras. Et crois, je te prie, à mon amitié très profonde et très fidèle 17.

Quelques mois plus tard, Foucault rassurera encore Derrida, quoique de manière plus nuancée, lorsqu'il sera question de publier le texte de la conférence dans la Revue de métaphysique et de morale : « Que ton texte soit publié, je pense finalement que c'est bien (je parle ici égoïstement) : seuls les aveugles trouveront ta critique sévère 18. » Et après avoir « relu avec passion » le texte dans sa version éditée, il se dira une fois encore « convaincu qu'il va au fond des choses et d'une manière si radicale, si contournant qu'à la fois il me laisse absolument dans l'aporie et qu'il m'ouvre toute une pensée que je n'avais pas pensée 19 ». Ces relations amicales se prolongeront quelques années. On découvrira plus loin dans quelles circonstances elles se dégraderont. La publication de L'origine de la géométrie a permis à Derrida de reprendre contact avec plusieurs anciens condisciples de Louis-le-Grand et de Normale Sup. C'est ainsi que Michel Deguy, déjà auteur de quatre ouvrages dont deux recueils de poèmes chez Gallimard, lui suggère d'adresser des textes à la prestigieuse revue Critique. Fondée par Georges Bataille en 1946, la revue est dirigée depuis sa mort en juillet 1962 par Jean Piel, son beau-frère, lequel a formé un conseil de rédaction alors composé de Roland Barthes, Michel Deguy et Michel Foucault. Pour un jeune intellectuel du début des années 1960, Critique est le lieu de publication idéal. D'autres anciens condisciples de Derrida, comme Abirached, Granel et Genette, y sont déjà intervenus, tout comme la plupart des auteurs significatifs de cette génération. Contrairement aux Temps modernes, à Esprit ou à Tel Quel, Critique n'est pas l'émanation d'une chapelle ou d'un clan. Comme l'avait voulu Bataille, la revue est généraliste. Mois après mois, elle propose sur les livres et les articles paraissant en France et à l'étranger des études qui sont plus que de simples comptes rendus : « À travers elles, Critique voudrait donner un aperçu, le moins incomplet qu'il se pourra, des diverses activités de l'esprit humain dans les domaines de la création littéraire, des recherches philosophiques, des connaissances historiques, scientifiques, politiques et économiques 20. »

Deguy – qui va publier dans la revue le premier article sur Derrida, « Husserl en seconde lecture 21 » – lui assure qu'on peut y proposer des textes « presque aussi copieux qu'on le souhaite 22 ». Avec Derrida, il ne sait pas encore que le « presque » sera de mise. Ce dernier songe d'abord à un compte rendu de Totalité et infini d'Emmanuel Levinas. Mais comme il sent qu'il lui faudra la quiétude de l'été pour l'écrire, il envisage dans un premier temps un article sur un essai de Jean Rousset récemment paru chez José Corti, Forme et signification, essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel. Michel Foucault se réjouit lui aussi de cette première collaboration à Critique. Pour Derrida, dès cette époque, écrire est une affaire grave, qui l'engage tout entier. Après avoir accumulé les notes, il rédige le texte à la main, dans un rituel d'une grande solennité : Pour les textes qui m'importaient, ceux que j'avais le sentiment religieux d'« écrire », je bannissais même le stylo. Je trempais dans l'encre un long porte-plume, la pointe légèrement courbée d'une certaine plume à dessin, en multipliant brouillons et versions préliminaires avant de les arrêter sur ma première petite Olivetti à clavier international que j'avais achetée à l'étranger 23.

Il achève l'article à la fin du mois d'avril 1963. Jean Piel réagit presque aussitôt à cet envoi, avec autant de chaleur que de perplexité. Le texte est d'une telle qualité et soulève des problèmes tellement actuels qu'il serait très heureux de le publier dans Critique. Mais sa longueur – une quarantaine de pages – l'effraie ; mieux vaudrait peut-être le couper en deux parties. L'idée n'enchante guère Derrida et Piel décide finalement de publier « Force et signification » en une seule fois, dès le numéro double de juin et juillet. La phrase au conditionnel qui ouvre l'article est de surplomb, majestueuse et mélancolique à la fois : « Si elle se retirait un jour, abandonnant ses œuvres et ses signes sur les plages de notre civilisation, l'invasion structuraliste deviendrait une question pour l'historien des idées 24. » Le structuralisme, qui ne connaîtra son apogée publique en France que trois ou quatre ans plus tard, n'est déjà plus pour le jeune Derrida qu'une chose du passé, une survivance. Le ton de « Force et signification » vient d'on ne sait où – sinon peut-être de Maurice Blanchot. Par sa hauteur de vues, la diversité de ses références – Leibniz et Artaud, Hegel et Mallarmé –, ce texte semble arriver de nulle part, mais il pose une écriture et une pensée avec lesquelles les contemporains ont dû sentir qu'il faudrait compter. Même si l'article rend compte élogieusement du livre de Jean Rousset, il met à mal ses

présupposés fondamentaux, portant une série de coups redoutables à ce que Derrida appelle cruellement « la mauvaise ivresse du formalisme structuraliste le plus nuancé ». « Dans la relecture à laquelle nous convie Rousset, ce qui de l'intérieur menace la lumière, c'est aussi ce qui menace métaphysiquement tout structuralisme : cacher le sens dans l'acte même par lequel on le découvre 25. » Pour paraphraser un mot célèbre de Malraux, on assiste ici à l'intrusion sauvage des concepts philosophiques dans la critique littéraire. Ce long article, qui ouvrira quatre ans plus tard L'écriture et la différence, constitue peut-être l'acte fondateur de ce qu'on appellera bientôt les cultural studies. Derrida semble infatigable en 1963. Après s'être imposé comme un excellent spécialiste de Husserl, il est en train de devenir une figure importante de la scène intellectuelle parisienne, l'un de ceux avec qui il va falloir compter. Peu après la naissance de son fils aîné, Pierre, le 10 avril, il se lance dans la rédaction d'un nouvel article pour Critique, un texte de dimensions plus modestes sur un ouvrage tout récent paru chez Gallimard : Le Livre des questions d'Edmond Jabès. L'écrivain, que Derrida ne connaît pas encore personnellement, est né au Caire en 1912, dans une famille juive francophone ; et c'est en tant que Juif qu'il a dû quitter l'Égypte en 1956, lors de la crise du canal de Suez. Un premier recueil de poèmes, Je bâtis ma demeure, publié en 1959, a été salué à la fois par Supervielle, Bachelard et Camus. Le Livre des questions est le premier volet d'un cycle qui comptera sept volumes. L'article « Edmond Jabès et la question du livre » n'a rien d'un commentaire classique. Citant abondamment l'écrivain, se glissant entre ses phrases pour mieux les prolonger, le texte repose sur une forme d'empathie. C'est la première fois que Derrida aborde le thème du judaïsme ; la proximité entre les préoccupations de Jabès et les siennes semble tout à fait évidente : Pour Jabès, qui reconnaît avoir découvert très tard une certaine appartenance au judaïsme, le Juif n'est que l'allégorie souffrante : « Vous êtes tous Juifs, même les antisémites, car vous avez été désignés pour le martyre. » Il doit alors s'expliquer avec ses frères de race et des rabbins qui ne sont plus imaginaires. Tous lui reprocheront cet universalisme, cet essentialisme, cet allégorisme décharnés ; cette neutralisation de l'événement dans le symbolique et l'imaginaire. « S'adressant à moi, mes frères de race ont dit : Tu n'es pas Juif. Tu ne fréquentes pas la synagogue… 26 »

Mais ce qui fascine au moins autant Derrida, c'est le lien constamment posé par Jabès entre l'écriture et le judaïsme : « difficulté d'être Juif, qui se confond avec la difficulté d'écrire ; car le judaïsme et l'écriture ne sont qu'une seule et même attente, un même espoir, une même usure 27 ». Le texte ne sera publié qu'en février 1964. Mais Jabès en a eu vent par des amis et écrit pour la première fois à Derrida le 4 octobre 1963. Aussitôt après avoir lu le manuscrit, il lui fait savoir son enthousiasme : « C'est de l'excellent, et je tiens à vous le dire tout de suite. […] Les voies que vous ouvrez sont celles où je me suis risqué sans savoir d'avance où elles me mèneraient. En vous lisant, je les retrouve si bien tracées qu'il me semble avoir toujours connu leur nom 28. » Quelques mois plus tard, il remerciera à nouveau Derrida pour la lucidité de son étude : « Grande joie pour moi que je vous dois. Désormais, ceux qui vous auront lu sauront me lire en profondeur 29. » C'est le début d'une vive amitié avec Edmond Jabès et sa femme Arlette ; le couple habite rue de l'Épée-de-Bois, tout près de Normale Sup, ce qui favorisera les rencontres. À cette proximité avec Jabès se rattache une autre amitié, plus essentielle encore, celle qui va lier Derrida à Gabriel Bounoure, un personnage alors important, mais aujourd'hui assez oublié. Né en 1886, et donc déjà très âgé lorsque Derrida entre en contact avec lui, Gabriel Bounoure n'a publié qu'un seul livre, Marelles sur le parvis, dans la collection « Cheminement » dirigée par Cioran. Mais ses chroniques régulières dans la NRF et plusieurs autres revues font de lui le critique de poésie le plus influent de son temps. Après avoir contribué à faire reconnaître Max Jacob, Pierre Jean Jouve, Henri Michaux, Pierre Reverdy et Jules Supervielle, il a découvert Georges Schehadé et préfacé le premier livre de Jabès qui dit avoir écrit « sous son regard ». Ancien élève de la rue d'Ulm, résistant de la première heure, professeur aux universités du Caire et de Rabat, Bounoure apparaît aussi comme l'un des artisans majeurs du dialogue entre les civilisations arabe et occidentale, une question qui passionne déjà Derrida 30. Sur le conseil de Jabès, il lui adresse des tirés à part de tous ses premiers articles, accompagnés de longues lettres. Et Gabriel Bounoure lui répond à chaque fois, de manière très attentive. Dès les premiers échanges, alors qu'ils ne se sont pas encore rencontrés, Derrida se livre à Bounoure avec une totale confiance. Évoquant la situation inconfortable qu'il dit être la sienne, il ne cherche pas à dissimuler sa fragilité et ses hésitations :

Votre lettre m'a touché au-delà de ce que la discrétion me permet d'avouer. Rien ne peut m'encourager autant que de me savoir entendu de vous, de me savoir entendu avec la sympathie confiante et généreuse que vous voulez bien me témoigner. Soyez sûr que j'en mesure le prix, mon admiration pour vous m'y ayant préparé depuis longtemps. De ces encouragements, de votre autorité, j'ai le plus grand, le plus urgent besoin. Pour mille et mille raisons, en particulier parce que je vis dans une société… de philosophes et en marge d'une autre – la littérature des Parisiens – où je me sens très mal, très seul, sans cesse menacé, par la malveillance ou le malentendu, ayant sans cesse le désir de tourner le dos mais sans savoir au juste vers quoi. J'aime l'enseignement, mais il m'épuise un peu et au fond me distrait (dans la mesure où il me fournit un alibi très digne et des occasions de ce qu'on appelle la « réussite ») de ce que je pressens être pour moi l'essentiel, de ce que je voudrais écrire, et qui demande une autre vie 31.

Les deux hommes se rencontrent à Paris au printemps 1964. Dès lors, l'amitié entre le jeune philosophe et « l'éclaireur de cet étrange chemin » qu'est à ses yeux Gabriel Bounoure devient particulièrement intense. Derrida est ému et intimidé de voir se tourner vers lui cette attention dont il connaît « depuis longtemps la générosité, la force et l'exigence ». Au-delà du courage que je reçois de votre proximité, qui me rassure et me confirme, il y a l'affection, bien sûr, qui naît en nous de se savoir ensemble affecté, exposé, assigné au même vent, à la présence de la même menace, de la même interrogation. C'est pourquoi il importe beaucoup à ma vie qu'après vous avoir lu je vous aie rencontré et que nous ayons pu nous parler 32.

L'article le plus important de cette période est celui que Derrida va consacrer à Emmanuel Levinas. C'est la première étude solide sur ce philosophe, né en Lituanie en 1906, et donc âgé de cinquante-huit ans lorsque l'article paraît. Ami de Blanchot depuis les années 1920, élève de Husserl puis de Heidegger, il a été prisonnier en Allemagne pendant toute la Seconde Guerre mondiale. En 1947, il a publié un premier ouvrage majeur, De l'existence à l'existant. Depuis, il participe régulièrement à des conférences au Collège philosophique, tout en dirigeant l'école normale de l'Alliance israélite universelle. Sa thèse, Totalité et infini, est parue en 1961 de manière assez confidentielle, chez M. Nijhoff à La Haye. C'est grâce à Paul Ricœur que Derrida a découvert aussitôt l'ouvrage, comme il le lui rappellera dans une lettre tardive : Je me souviens d'un jour que vous avez, je l'imagine, oublié (c'était en 1961 ou 1962, j'étais alors votre assistant de philosophie générale à la Sorbonne), où nous marchions ensemble dans votre jardin. Vous veniez de lire Totalité et infini, avant la soutenance d'une thèse au jury de laquelle, je crois, vous apparteniez. Et vous m'avez alors parlé de ce « grand livre » comme d'un événement majeur. Je ne l'avais pas encore lu et ne connaissais de Levinas que les « classiques » – et d'ailleurs extraordinaires – travaux sur Husserl, Heidegger, etc. L'été suivant, j'ai lu à mon tour Totalité et infini et j'ai commencé à essayer d'écrire un long article, puis un autre – et cette pensée ne m'a jamais quitté 33.

Derrida profite de la relative quiétude de l'été 1963 pour rédiger son article, « Violence et métaphysique, essai sur la pensée d'Emmanuel Levinas ». Mais en le dactylographiant, il ne tarde pas à se rendre compte qu'il est « très long, beaucoup trop 34 ». Ce que Michel Deguy lui confirme aussitôt après avoir pris connaissance du texte : « Tu as écrit un livre ! ! Avec le système de notes qui est le tien, il y a là un ensemble d'une centaine de pages 35 ! » Soit Derrida accepte de réduire son étude à une bonne trentaine de pages, avec l'aide éventuelle de Deguy, soit il cherche un éditeur pour en faire un ouvrage à part entière. Mais cette seconde solution serait sans doute difficile à concrétiser, vu la faible notoriété qui est alors celle de Levinas. Début décembre, Michel Deguy revient à la charge, de manière un peu plus ferme : « Que dirais-tu si je te proposais […] un découpage-charcutage de ton article ? Souffrirais-tu énormément de le retrouver amputé, rétréci comme une tête de bushman, par les soins d'un autre 36 ? » Puis c'est Jean Piel qui demande à Derrida d'essayer de revoir son article, car il lui paraît « indispensable que paraisse dans Critique une étude sur Levinas sans trop tarder 37 ». Il en profite pour dire à Derrida qu'il attache un grand prix à sa collaboration et que tous ses projets pour 1964 feront l'objet d'un accueil privilégié. Derrida discute de ce texte « monstre » avec Michel Deguy, réfléchissant à la possibilité de le réduire sans le dénaturer. Mais les sacrifices à consentir seraient démesurés. Le 30 janvier, il renonce à publier son étude dans Critique, espérant que Piel ne lui en tiendra pas rigueur : « Je profite de cette occasion pour vous dire encore combien je me félicite de pouvoir collaborer à Critique et que je ressens comme un honneur l'accueil que son Directeur veut bien m'y faire 38. » C'est finalement Jean Wahl qui accepte d'accueillir « Violence et métaphysique, essai sur la pensée d'Emmanuel Levinas » dans deux livraisons de la Revue de métaphysique et de morale. Plus encore que celle de « Force et signification », l'ouverture de ce texte a un ton grandiose, souverain, qui ne ressemble en rien à celui d'un compte rendu critique. Dans les premières pages, il n'est d'ailleurs pas question de Levinas, mais de la philosophie en tant que telle : Que la philosophie soit morte hier, depuis Hegel ou Marx, Nietzsche ou Heidegger – et la philosophie devrait toujours errer vers le sens de sa mort – ou qu'elle ait toujours vécu de se savoir moribonde […] ; qu'elle soit morte un jour, dans l'histoire, ou qu'elle ait toujours vécu d'agonie et d'ouvrir violemment l'histoire en enlevant sa possibilité contre la non-philosophie […] ; que par-delà cette mort ou cette mortalité de la philosophie, peut-être même grâce à elles,

la pensée ait un avenir ou même, on le dit aujourd'hui, soit tout entière à venir depuis ce qui se réservait encore dans la philosophie ; plus étrangement encore, que l'avenir lui-même ait ainsi un avenir, ce sont là des questions qui ne sont pas en puissance de réponse 39.

Derrida entreprend ensuite une lecture qu'il assure « très partielle » de l'œuvre d'Emmanuel Levinas et notamment de la rencontre qu'elle propose entre « deux paroles historiques, l'hébraïsme et l'hellénisme ». Le propos fait mine d'être modeste : « Nous voudrions d'abord, dans le style du commentaire (et malgré quelques parenthèses et notes où s'enfermera notre perplexité), être fidèle aux thèmes et aux audaces d'une pensée. » Et Derrida insiste sur la difficulté d'un tel projet : parce que « le geste stylistique, surtout dans Totalité et infini, se laisse moins que jamais distinguer de l'intention », il redoute « cette désincarnation prosaïque dans le schéma conceptuel qui est la première violence de tout commentaire 40. » Depuis les premières semaines de 1964, Derrida assiste au cours que Levinas donne le mardi soir à la Sorbonne et va régulièrement lui parler, à la sortie. Derrida veut profiter des quelques mois qui restent avant la publication de son article-fleuve pour y préparer l'auteur de Totalité et infini. Car si l'étude est globalement très louangeuse, elle contient aussi plusieurs aspects critiques. À Levinas, qui lui a fait parvenir un exemplaire dédicacé de son nouveau livre, La Trace de l'autre, Derrida commence par envoyer ses articles précédents, s'adressant à lui de manière timide et précautionneuse : J'ai longtemps hésité – et déjà depuis leur parution – à vous envoyer ces « feuilles mortes »… D'abord parce qu'elles ne le méritaient pas, ensuite parce que je craignais de vous obliger très indiscrètement à m'en parler ou à m'en écrire. Je suis toujours très malheureux au moment de décider si j'enverrai ou non des tirés à part, et s'il est plus amical de le faire ou de s'en abstenir. Puis nous avons parlé de Jabès, puis j'ai pensé que ce que je tente, à l'occasion, de dire dans ces quelques pages, communique par moments et sur un autre mode avec ce que j'ai risqué dans le texte que vous lirez bientôt dans la R[evue] de M[étaphysique]… J'ai donc osé vous adresser ces trois petits textes de circonstance, vraiment de « circonstances », à supposer que les circonstances existent, dans ce cas… Par tout ce qu'elles m'ont fait dire ou annoncer, en tout cas, je me sens, comme toujours et comme l'autre soir encore, quand nous avons prononcé, en nous quittant, le nom de Hegel ou de É. Weill, aussi proche et aussi loin de votre pensée qu'il est possible ; ce qui n'est contradictoire que selon ce que vous appelez « la logique formelle » 4142.

En octobre 1964, Derrida s'empresse de faire parvenir la première partie de l'article publié au principal intéressé ; il y joint la version manuscrite de la suite, en priant Levinas de bien vouloir pardonner son état : « Vous comprendrez à le voir la haine que je peux inspirer aux secrétaires de revue, typographes, etc. » Il attend avec un mélange d'appréhension et de

confiance la réaction de Levinas, face à « ces pages imprudentes 43 ». L'auteur de Totalité et infini lui répond avec franchise : Je veux tout de suite – après la première lecture – de vos textes, vous remercier de l'envoi, de la dédicace, de toute la peine que vous vous êtes donnée pour me lire, me commenter et me réfuter si vigoureusement. […] Je dois vous dire ma grande admiration pour la puissance intellectuelle qui se déroule dans ces pages trop généreuses, même quand elles sont ironiques et sévères. Merci de tout cœur pour les unes et pour les autres 44.

« Violence et métaphysique » vaut aussi à Derrida sa première lettre de Maurice Blanchot, proche ami de Levinas depuis les années 1920. Il avait déjà lu avec un vif intérêt les précédents articles de Derrida, mais tient cette fois à lui dire « de quelle aide » sont pour lui ces recherches et combien il serait « heureux de continuer à avoir part au mouvement de [sa] réflexion 45 ». C'est le début d'une amitié essentielle de près de quarante ans. C'est en 1964 que débutent les relations de Jacques Derrida et de Philippe Sollers. Même s'il est de six ans plus jeune que Derrida, Sollers, depuis la publication de son premier roman, Une curieuse solitude, jouit d'une vraie réputation. En 1958, l'ouvrage a été salué par Mauriac et Aragon peu avant que Sollers fonde la revue Tel Quel avec Jean-Edern Hallier. En 1961, il a obtenu le prix Médicis pour Le Parc, son deuxième roman, et a résolument opté pour la modernité. Depuis un moment, il se passionne pour la philosophie. Lorsque paraît L'origine de la géométrie, il est plongé dans les Recherches logiques de Husserl. En lisant l'introduction de Derrida, Sollers est donc très frappé par le parallèle entre Husserl et Joyce ; il consacre une courte note à l'ouvrage dans le no 13 de Tel Quel, au printemps 1963. Touché, Derrida lui envoie des tirés à part de « Force et signification » et de « Cogito et histoire de la folie ». Le ton de la première lettre de Sollers, le 10 février 1964, est extrêmement chaleureux ; il assure que les deux textes l'ont intéressé au plus haut point, même si son « incompétence philosophique » lui impose de procéder intuitivement dans le débat avec Foucault. « Il est frappant de constater, en tout cas, qu'une fois de plus – et sans le moindre hasard – pensée et “littérature” (authentiques) communiquent radicalement. Cette sorte d'interrogation mutuelle est assez révélatrice, n'est-ce pas 46 ? » Au même moment, Gérard Genette, qui vient d'être nommé assistant à la Sorbonne et a déjà publié dans Tel Quel, convie les Derrida à « un dîner de grosses têtes avec Sollers et peut-être Barthes », le 2 mars 1964, dans son appartement de Savigny-sur-Orge, en Seine-et-Oise. Sollers et Derrida se

revoient au mois de juin, chez Michel Deguy cette fois. Entre les deux hommes, la sympathie est immédiate ; et l'écrivain ne tarde pas à demander au philosophe un article pour Tel Quel, sur le sujet de son choix. Derrida promet d'y réfléchir dès qu'il sera libéré de la lourde période des examens. Les mois d'avril à juillet sont effectivement accaparés par les obligations universitaires de Derrida. Aux nombreuses épreuves à faire passer et à corriger à la Sorbonne, ainsi qu'à la préparation des élèves de Normale Sup au concours de l'agrégation (qui sera évoquée dans le chapitre suivant), s'ajoutent ces annés-là diverses tâches alimentaires. Comme le raconte Gérard Genette, « dans les années 63 et suivantes, Jacques et moi, comme Jean Bellemin-Noël et Élisabeth de Fontenay, arrondissions nos fins de mois en corrigeant des copies de “culture générale” (dissertations et “contractions de textes”) et en faisant passer des épreuves orales de la même discipline au concours d'entrée à HEC. Une légende voulait, sur le campus, que Derrida posât volontiers comme sujet : “Le pot de yaourt”, ce qui, j'ignore pourquoi, le fâchait beaucoup 47. » C'est aussi au printemps 1964 que Derrida fait la connaissance d'une certaine Hélène Berger, qui sera bientôt plus connue sous le nom d'Hélène Cixous et deviendra, quarante années durant, l'une de ses amies les plus proches. Assistante d'anglais à la faculté de Bordeaux, elle prépare une thèse sur James Joyce. Le 11 avril 1964, elle écrit pour la première fois à Derrida, après avoir lu avec autant de plaisir que d'intérêt son introduction à L'origine de la géométrie ainsi que ses premiers articles. Elle se sent inévitablement amenée à lire Joyce « dans une perspective husserlienne ». Mais quoique « philosophe de cœur », elle ne l'est pas de métier et voudrait pouvoir discuter avec Derrida de plusieurs points qui la préoccupent 48. Ce premier « rendez-vous joycien » a lieu le samedi 30 mai au café le Balzar, « le bar public étant le lieu joycien par excellence – où se dénouent tous les nœuds et se dissolvent les énigmes 49 ». Hélène Cixous s'aperçoit à cette occasion que Derrida éprouve pour Joyce une véritable passion, bien au-delà des quelques lignes qu'il lui a consacrées à cette époque. Mais ils se découvrent de nombreux autres points communs, à commencer par leurs origines : née à Oran d'une mère ashkénaze et d'un père sépharade, Hélène Cixous a grandi à Alger, fréquentant les mêmes lieux que Derrida dans sa jeunesse : le Jardin d'Essai, le lycée Bugeaud et bien d'autres. Ils se sentent tout aussi proches en évoquant leurs expériences de l'université française et

de ses scléroses. « Quand j'ai rencontré Derrida, j'étais en guerre contre l'institution, se souvient-elle. En parlant avec lui, je me suis dit qu'il devait y avoir dans le monde universitaire français d'autres personnes de sa trempe, décidées à faire bouger les choses. Mais bien vite, j'ai dû me rendre compte qu'il était réellement unique. Une connivence très profonde s'est établie entre nous. Grâce à lui, j'ai eu le sentiment de ne pas devoir vivre seulement en compagnie de morts, les auteurs des grands textes que je lisais 50. » En cette année 1964, ce sont décidément de nouvelles amitiés qui se nouent ou s'approfondissent. Peu avant l'été, accompagné de son fils Pierre, âgé d'un an à peine, Derrida est allé en Bretagne pour revoir Gabriel Bounoure. Il aurait voulu lui écrire dès son retour, mais il a été « de nouveau happé par le monstre universitaire qui ne [l]'a rejeté, épuisé, sur la rive qu'à la fin du mois de juillet. » Tout cela n'empêche pas que Derrida ait été charmé par la présence « profonde, rayonnante, bienveillante » de Bounoure et par l'attention « à la fois généreuse et tout entière dépensée dans l'instant présent » qu'il lui a témoignée pendant son séjour. Mais Derrida était pour sa part dans un tel état d'épuisement qu'il se sentait « plus incapable que jamais », après ces mois d'interrogations ininterrompues, « d'articuler la moindre phrase ». Sa fatigue est « si profonde, et accompagnée de quelque dégoût amer pour le métier », qu'il a parfois l'impression de ne plus savoir parler. Il s'en rend compte avec tristesse : « Ma parole naturelle est devenue la plus artificielle, celle de l'enseignement ou celle de l'écriture 51. » Il espère avoir la chance de revoir Gabriel Bounoure le plus souvent possible, à chacun de ses trop rares passages à Paris. C'est à cette époque que se met en place une organisation des vacances d'été à laquelle Jacques et sa femme resteront toujours fidèles, à de rares exceptions près. Ils passent le mois d'août dans la famille de Marguerite aux Rassats, une vieille ferme un peu délabrée, avec un grand jardin, à quelques kilomètres d'Angoulême. Une petite dépendance leur est réservée, mais Jacques n'y dispose pas d'un vrai bureau et doit donc travailler dans un certain inconfort. Outre les parents de Marguerite, la maison est occupée par ses deux frères et leur famille respective. Michel Aucouturier, l'ancien condisciple de Jackie à Normale Sup, a été nommé professeur à Genève ; il consacre sa thèse à la critique littéraire marxiste en URSS, tout en

continuant à traduire et commenter les œuvres de Gogol, Tolstoï et surtout Pasternak dont il est un grand spécialiste. Quant au mois de septembre, c'est à Nice ou dans ses environs immédiats qu'ils le passent, depuis que les parents de Derrida, et bientôt son frère et sa sœur, sont venus s'y installer. Mais si Jacques est toujours heureux de retrouver les plages de la Méditerranée et de nager longuement, l'exiguïté de l'appartement de ses parents, rue Delille, ne rend pas le travail très facile. De l'aveu général, Derrida n'est pas vraiment un homme fait pour les vacances. Les mois d'août et septembre sont pour lui les plus productifs de l'année, ceux où il doit à la fois mettre en route la préparation de ses cours et écrire les articles ou conférences qu'on commence à lui demander de tous côtés. Pour bénéficier d'un peu de quiétude, il se lève donc plus tôt encore que pendant le reste de l'année. Après avoir avalé une tasse de café, il se met à écrire dès 6 heures du matin, s'interrompt vers 9 heures pour le petit déjeuner, puis essaie de reprendre le travail au moins jusqu'au déjeuner, malgré le bruit et l'agitation qui l'entourent. Au début du mois d'août 1964, alors que Derrida est encore épuisé par le surmenage des mois précédents, Sollers lui redit à quel point il serait désireux de publier un article de lui dans un prochain numéro de Tel Quel. Derrida, qui a « une grande sympathie pour Tel Quel », songe depuis quelques mois à un texte qui pourrait s'intituler « L'écriture (ou la lettre) de Hegel à Feuerbach ». Mais, il craint que le texte ne soit trop long pour une revue 52. Le sujet plaît à Sollers, qui serait heureux de publier ce texte en deux numéros, s'il n'excède pas une cinquantaine de pages. Mais il demande aussi à Derrida s'il n'aurait pas « quelque chose à dire sur Artaud » pour un dossier qu'il prépare. Le 30 septembre, de retour à Paris, Derrida doit annoncer que le texte sur l'écriture s'est hélas paralysé au moment où il est arrivé à Nice. Il vient seulement de s'y remettre, mais craint de ne pouvoir le boucler avant un bon moment. Pour ce qui est d'Artaud, la lettre de Sollers a réveillé en lui le désir de le relire, ce qu'il n'a pas fait depuis l'adolescence, et peut-être d'écrire à son propos : « Mais ici encore, il me faudrait du temps. Le métier va bientôt me reprendre 53. » Deux mois plus tard, malgré les nombreux cours et les autres obligations professionnelles, l'article sur Artaud est bien avancé ; il s'appellera « La parole soufflée ». Derrida espère l'achever pendant les congés de fin d'année 54.

Chapitre 2 Dans l'ombre d'Althusser 1963-1966 En cette année 1963, décidément très active, Derrida retrouve aussi le chemin de la rue d'Ulm. Aussitôt après la parution de L'origine de la géométrie, Althusser l'invite à donner quelques « topos » sur Husserl à ses élèves. Derrida n'est pas le seul à intervenir de la sorte. Si l'École ne délivre pas de réel enseignement, elle accueille régulièrement des conférences et des séminaires. Pendant plusieurs années, Jean Beaufret a ainsi animé un petit groupe heideggérien, une sorte de cénacle assez fermé. Michel Serres, Pierre Bourdieu et quelques autres viennent de temps en temps donner un cours ces années-là. Mais la situation de Derrida s'annonce très vite différente de celle de ces conférenciers occasionnels. Dès le 20 mars, Althusser lui relate un entretien qu'il vient d'avoir avec Jean Hyppolite, sur le point de quitter la direction de l'École pour une chaire au Collège de France. L'auteur de Genèse et structure de la « Phénoménologie de l'esprit » a accueilli chaleureusement le projet de voir Derrida rejoindre un jour l'École comme « caïman », c'està-dire agrégé-préparateur. Mais cela risque de prendre un peu de temps. Dans l'immédiat, Hyppolite veut en parler à Canguilhem pour préparer son passage de la Sorbonne à Normale Sup, en ménageant les susceptibilités. Au début du mois de septembre 1963, Althusser apprend le suicide de Jacques Martin, son ami le plus proche. Ce deuil, qui va le fragiliser pour de longs mois, n'est sans doute pas étranger à son rapprochement avec Derrida. Peut-être le nouveau directeur, l'helléniste Robert Flacelière, perçoit-il rapidement qu'Althusser aura besoin d'être soutenu et secondé. Toujours est-il que, dès 1963-1964, Derrida, toujours assistant à la Sorbonne, est nommé maître de conférences à l'ENS avec quarante-huit heures de cours à répartir sur l'année.

« Qui écrira jamais, sans céder à aucun socio-académisme, l'histoire de cette “maison” et de ses filiations ? Tâche presque impossible mais indispensable pour commencer à comprendre bien des “logiques” de la vie intellectuelle française de ce siècle », déclarera Derrida dans un de ses dialogues avec Élisabeth Roudinesco 1. De fait, au moment où Althusser l'y appelle, Normale Sup est en pleine effervescence. Un groupe de jeunes et brillants philosophes a intégré en 1960 : parmi eux Régis Debray, Étienne Balibar, Jacques Rancière et Pierre Macherey. Ils sont devenus communistes en bonne partie à cause de la guerre d'Algérie et ont ensemble de grands débats sur le marxisme et ses possibles renouvellements. Ils vont trouver Althusser, qui n'a encore publié qu'un petit livre sur Montesquieu et quelques articles, et lui demandent de les aider dans leur travail théorique, au-delà de son rôle de caïman. En 1961-1962, le séminaire d'Althusser a été consacré au jeune Marx ; l'année suivante, il a porté sur « les origines de la pensée structuraliste ». En 1963-1964, c'est sur Freud et Lacan qu'Althusser choisit de travailler. S'il s'intéresse aux textes dispersés de Lacan, s'il demande à ses meilleurs élèves de les lire, c'est parce qu'il a été frappé par une homologie entre le retour à Freud prôné par Lacan et ses propres recherches sur les textes de Marx. L'attention qu'Althusser accorde à Lacan est importante à deux titres au moins. À cette époque, au sein du parti communiste français, la psychanalyse est encore considérée comme une « science bourgeoise » ; l'article « Freud et Lacan », qui sera publié l'année suivante dans l'une des revues du Parti, La Nouvelle Critique, ouvre à cet égard une brèche significative. Mais l'intervention d'Althusser est tout aussi décisive dans le contexte de l'Université française, où la psychanalyse reste ignorée. Comme le note Élisabeth Roudinesco, « pour la première fois, les textes lacaniens sont lus dans une perspective philosophique qui déborde largement le cadre de la clinique 2 ». C'est également Althusser qui, avec le soutien de Flacelière, favorise l'arrivée du séminaire de Lacan à l'École normale supérieure. Ce dernier vient de vivre une grave crise : banni de la Société française de psychanalyse en même temps que plusieurs de ses proches, « excommunié » comme il le dira, il choisit de donner à son enseignement un tour nouveau. S'éloignant des structures institutionnelles au sein desquelles il avait jusqu'alors travaillé, il choisit le thème des « Quatre

concepts fondamentaux de la psychanalyse » pour s'adresser à cet auditoire très accru mais beaucoup moins spécialisé. Le 15 janvier 1964, à la salle Dussane, la première séance de son nouveau séminaire est empreinte de solennité. Claude Lévi-Strauss est dans la salle, ainsi que le psychiatre Henri Ey. Derrida, semble-t-il, n'a pas assisté à cette séance inaugurale. Sans doute a-t-il été retenu par une obligation à la Sorbonne, car les années précédentes, il lui arrivait d'aller écouter Lacan à Sainte-Anne, parfois en compagnie de Michel Deguy. « À dater de ce jour, écrit Roudinesco, la salle Dussane sera pendant cinq ans le lieu privilégié d'une nouvelle France freudienne, plus culturelle, plus philosophique et plus rayonnante que la précédente 3. » Au sein de l'École, les conséquences sont immédiates et retentissantes. Dès la séance suivante, Jacques-Alain Miller, à peine âgé de dix-neuf ans, intervient pour la première fois au séminaire : « Plutôt bien votre petit gars », écrit aussitôt Lacan à Althusser 4. Impressionné par cet effort de lecture synthétique de son œuvre, Lacan répond longuement à Miller pendant la séance du 29 janvier. Le dialogue entre le vieux psychanalyste et le jeune homme ne s'interrompra plus, marquant un tournant essentiel dans le discours lacanien. Face aux audaces d'Althusser, Derrida apparaît d'abord, en dépit de sa jeunesse, comme un enseignant plus classique, « un caïman de remplacement » aux yeux de Régis Debray. Mais l'introduction à L'origine de la géométrie a beaucoup impressionné Étienne Balibar et ses condisciples. Cette année-là, Derrida leur donne trois cours d'une grande densité sur des auteurs dont Althusser ne parle guère : le premier porte sur La Pensée et le mouvant de Bergson, le deuxième sur les Méditations cartésiennes de Husserl – une œuvre difficile, dont il livre un commentaire mémorable –, le dernier s'intitule « Phénoménologie et psychologie transcendantale ». Pour ce qui est de l'agrégation, Derrida a dès cette époque la même doctrine qu'Althusser. Que l'on soit marxiste, lacanien ou structuraliste, il conviendra de « faire le singe » au moment du concours : il est essentiel de maîtriser la rhétorique spécifique de la dissertation ou de la grande leçon, par delà toute question philosophique ou politique. Derrida lui-même a suffisamment souffert des concours pour avoir une idée précise de ce qu'il faut faire pour les réussir. Même sur ce terrain, les choses commencent pourtant à évoluer. En 1964, le jury d'agrégation est modifié : le président

n'est plus Étienne Souriau, mais Georges Canguilhem, tandis que Jean Hyppolite est vice-président. Ce nouveau jury va se montrer beaucoup plus ouvert aux philosophes contemporains, à l'épistémologie, à la phénoménologie et même à la psychanalyse et au marxisme. Dans cette configuration, avoir été préparé par Althusser et Derrida va devenir un atout 5. Les qualités pédagogiques de Derrida sont d'autant plus appréciées qu'à la veille des épreuves écrites Althusser est à nouveau défaillant. En avril 1964, il se sent à bout de souffle, « dans une sorte de blocage intellectuel », « avec tous les symptômes d'une dépression “sèche” fort désagréable ». Quittant l'École pour plusieurs semaines, il demande à Derrida s'il pourrait « entretenir un peu les garçons dans la ferveur préalable au concours… ne serait-ce qu'en bavardant avec eux 6 ». Althusser regrette d'avoir mené une vie impossible depuis plusieurs mois et s'excuse auprès de Derrida de ne pas avoir pris le temps de parler avec lui autrement qu'entre deux portes. La situation ne tarde pas à s'aggraver. Il devient bientôt patent qu'Althusser est complètement hors jeu au moment où les agrégatifs auraient le plus besoin de lui. Malgré sa lourde charge de travail à la Sorbonne, et les textes en cours d'écriture, Derrida prend le relais sans protester. « Je ne sais plus où j'en suis… je sors d'une cure de sommeil », lui écrit Althusser peu après les épreuves écrites. « Comment vont les gars ? Et comment vas-tu, toi à qui j'ai infligé sans préavis cette lourde tâche, hélas contre le plus cher de mon gré. » Althusser se trouve à la maison de santé d'Épinay-sur-Seine où depuis quelques jours on peut lui rendre visite : « Je n'ose te dire que je te verrais avec une vraie joie, mais c'est au bout du monde. […] Merci, du fond du cœur, pour tout ce que tu fais – et merci avant tout d'être ce que tu es, tel que tu es 7. » Comme il le fera souvent, Derrida prend le chemin d'Épinay pour aller le voir à la clinique. Le 10 juin, Althusser, se plaint de devoir prolonger une hospitalisation éprouvante. « De graves à-coups interrompent la ligne du retour au réel. » Il ne pourra donc revoir ses élèves avant les oraux, ainsi qu'il l'avait espéré. Le 3 août, il commence à se sentir mieux, et veut dire sa reconnaissance à Derrida : les résultats de l'agrégation sont exceptionnels pour les philosophes de l'École et il sait combien sa présence a favorisé ces succès : « Je ne développe pas, car tu ne me laisserais pas parler, c'est pourtant vrai 8. »

Si Derrida connaît désormais la gravité de l'état psychique d'Althusser, ce dernier n'ignore pas les fragilités de son ancien élève et ne manque pas d'en jouer à l'occasion. Un étrange rapport s'établit entre les deux hommes. Comme l'écrit Althusser, qui émerge peu à peu de sa crise : J'ai bien compris que tu étais plus qu'un témoin devant mon aventure : non seulement elle t'a chargé d'un travail énorme sous lequel tu aurais pu céder, mais elle a dû avoir pour toi une sorte d'arrière-goût de souvenir qui te rejetait vers d'autres temps difficiles pour toi : témoin certes, mais, peut-être aussi, à travers ce qu'il m'arrivait, témoin à travers un tiers de quelque chose qui ressemblait à du passé. Pour tout ce que tu as fait et m'as dit, et aussi pour ce que tu as gardé pour toi, je t'ai une infinie gratitude 9.

Cette proximité affectueuse ne se démentira pas au fil des ans, en tout cas pendant les moments de dépression et d'internement, qui reviendront presque chaque année : « Je te bénis d'exister et d'être mon ami », lui écrit ainsi Althusser. « Garde-moi ton amitié. Elle figure parmi les quelques rares raisons de croire que la vie (même traversée de drames) est à vivre 10. » Mais cette période, qui voit Althusser entamer une nouvelle analyse avec René Diatkine, est aussi celle où il écrit les textes qui lui vaudront bientôt une immense notoriété. « Les échanges philosophiques entre nous furent rares, pour ne pas dire inexistants », dira Derrida à Michael Sprinker 11. Ce ne fut pas toujours le cas. Le 1er septembre 1964, Derrida se livre à une analyse approfondie de l'article qu'Althusser lui a fait parvenir : il s'agit de « Marxisme et humanisme », qui deviendra le dernier chapitre de Pour Marx, l'année suivante. Derrida le commente de manière à la fois franche et complice : J'ai trouvé excellent le texte que tu m'as envoyé. Je me sens aussi proche que possible de cet « anti-humanisme théorique » que tu proposes avec autant de force que de rigueur, je comprends bien qu'il est le tien, je comprends bien aussi, je crois, ce que signifie la notion d'humanisme « idéologique » à certains moments, la nécessité de l'idéologie en général, même dans une société communiste, etc. J'ai été moins convaincu par tout ce qui relie ces propositions à Karl Marx lui-même. Il entre sans doute beaucoup d'ignorance dans ma méfiance et dans le sentiment que d'autres prémisses – non marxistes – pourraient commander cet anti-humanisme. Ce que tu exposes à partir de la p. 116 me montre bien la rupture de Marx avec un certain humanisme, une certaine conjonction de l'empirisme et de l'idéalisme, etc. Mais la radicalisation me paraît souvent, dans ses moments les plus forts et les plus séduisants, très althussérienne. Tu me diras que la « répétition » de Marx ne doit pas être une « récitation », et que l'approfondissement, la radicalisation sont la fidélité même. Certes. Mais est-ce qu'alors on n'aboutit pas au même résultat en partant de Hegel ou de Feuerbach ? Et puis, si tout ce que tu dis de la surdétermination et de la conception « instrumentale » de l'idéologie me satisfait pleinement – du conscient-inconscient aussi, quoique… – la notion même d'idéologie me gêne, pour des raisons philosophiques qui sont rien moins, tu le sais, que « réactionnaires ». Bien au contraire. Elle me paraît encore prisonnière d'une métaphysique et d'un certain « idéalisme renversé » que tu connais mieux que personne au monde. J'ai même l'impression, parfois, qu'elle t'encombre

toi-même… Il faudra que nous reparlions de tout cela, textes de Marx en main… et que tu me fasses lire 12.

En ce début des années 1960, le temps d'assistanat est limité à quatre ans. Derrida doit donc de toute manière quitter la Sorbonne à l'automne 1964. Quelques mois plus tôt, Maurice de Gandillac lui a conseillé de solliciter auprès du CNRS deux ans de complet loisir, afin de mener à bien sa thèse, ce qu'il a fait. Selon Jean Hyppolite, la candidature de Derrida s'impose et il devrait y avoir d'autant moins d'obstacles qu'il fait lui-même partie de la commission 13. Mais la perspective de ces deux années de recherche pure effraie Derrida plus qu'elle ne le séduit. Même s'il garde un souvenir assez douloureux des années qu'il a passées à Normale Sup comme élève, il est très tenté par le poste de caïman de philosophie : À travers la souffrance, le modèle séduisant, fascinant de l'École s'est imposé à moi, si bien que, quand Hyppolite et Althusser m'ont proposé d'y revenir alors que je pouvais aller ailleurs […], j'ai démissionné du CNRS pour revenir à l'ENS. Quelque critique que je puisse faire à cette École, à ce moment-là, c'était un modèle, et y enseigner était une sorte d'honneur et de gratification que je n'ai pas eu le courage ni l'envie de refuser 14.

Au moment de quitter la Sorbonne, Derrida écrit une longue lettre à Paul Ricœur pour lui dire sa « nostalgie, déjà » et son « immense gratitude ». Il gardera un excellent souvenir de ces quatre années à la Sorbonne et pense que le bienfait en a été décisif, « et du côté du métier, et du côté de la philosophie, en ce point surtout où le métier et la philosophie, pour nous qui avons cette chance, ne font qu'un ». Même si Derrida se sent encore fragile, il a la certitude d'avoir reçu, de ce passage en Sorbonne, le plus précieux élan : Tout cela n'a été possible que parce que j'ai travaillé sous votre direction et à vos côtés. La très généreuse, très amicale confiance que vous avez bien voulu me témoigner a été un encouragement profond et constant. […] Je vous prie de me considérer désormais comme votre assistant non pas honoraire mais perpétuel 15.

De son côté, Maurice de Gandillac se réjouit que la nomination de Derrida à Normale Sup ait été rapidement confirmée, ce qui libère son poste au CNRS et permet d'apporter dès à présent à Althusser « la collaboration précieuse que le départ d'Hyppolite rendait plus nécessaire 16 ». Mais il ne tarde pas à lui rappeler l'importance des thèses qu'il doit préparer, souhaitant que ses nouvelles fonctions lui laissent assez de loisir pour les achever « le plus rapidement possible », car les caïmans ont trop tendance à laisser passer les années 17. Cette intuition de Gandillac ne se vérifiera que trop. Pris par ses nombreux projets d'article, Derrida explique à Jean Hyppolite

qu'il n'a qu'à peine travaillé à sa thèse principale pendant l'été 1964. Mais il a entrepris un « essai » sur l'écriture chez Hegel et Feuerbach, ou plutôt « entre Hegel et Feuerbach », qui devrait l'aider à fixer des concepts et une problématique dont il a besoin pour sa thèse. Il espère que ce travail pourrait aboutir à un petit livre qu'il proposerait pour la collection « Épiméthée » 18. En 1964-1965, pour sa première année officielle comme caïman, Derrida consacre à « Heidegger et l'Histoire » un cours assez novateur pour qu'il songe à le publier aux Éditions de Minuit. Malheureusement pour lui, ce sont des questions bien différentes qui suscitent les passions des élèves : c'est l'année du fameux séminaire « Lire Le Capital ». En une dizaine de séances qui donneront rapidement naissance à un livre, Althusser et ses proches – Étienne Balibar, Pierre Macherey, Jacques Rancière et Roger Establet – élaborent le concept de « lecture symptomale » et développent l'idée d'une « coupure épistémologique » séparant le jeune Marx, encore sous l'emprise de Hegel, d'un Marx de la maturité, pleinement marxiste. Derrida assiste à quelques-unes des séances, mais il s'y sent isolé et mal à l'aise, comme il l'expliquera beaucoup plus tard dans un long entretien sur Althusser et le marxisme, accordé à Michael Sprinker et resté inédit en français : Toute cette problématique me paraissait sans doute nécessaire à l'intérieur du champ marxiste qui était aussi un champ politique, marqué en particulier par le rapport avec le Parti – dont je n'étais pas et qui sortait, si on peut dire, lentement du stalinisme […]. Mais en même temps, je trouvais cette problématique – je ne dirais pas inculte ou naïve, loin de là –, mais, disons, trop peu sensible aux questions critiques qui me paraissaient alors nécessaires, fût-ce contre Husserl et Heidegger, mais en tout cas à travers eux. […] J'avais l'impression que leur concept d'histoire aurait dû passer par ce questionnement. […] Leur discours me paraissait céder […] à un scientisme « nouvelle manière », que je pouvais mettre en question, mais naturellement j'étais paralysé, parce que je ne voulais pas qu'on confonde mes critiques avec les critiques grossières et intéressées qui venaient de droite et de gauche, et notamment du Parti communiste 19.

Derrida se sent d'autant plus condamné au silence que le discours des althussériens s'accompagne d'une sorte de « terrorisme intellectuel » ou au moins d'« intimidation théorique ». « Formuler des questions dans un style, d'apparence disons, phénoménologique, transcendantal, ontologique […], c'était immédiatement considéré comme suspect, attardé, idéaliste, voire réactionnaire. » L'Histoire, l'idéologie, la production, la lutte des classes, l'idée même d'une « dernière instance » n'en restent pas moins aux yeux de

Derrida des notions problématiques, insuffisamment interrogées par Althusser et les siens. Je voyais dans cette fuite une faute, qu'il s'agisse de la pensée ou de la politique. Inséparablement. […] Le fait de ne pas poser de questions « fondamentales » ou sur les fondements, sur ses propres prémisses, sur son axiomatique même […], j'y voyais alors un manque de radicalité et un apport encore trop dogmatique à son propre discours, et cela ne pouvait pas être sans conséquence politique à bref ou à long terme. […] Leurs concepts n'étaient pas assez raffinés, différenciés, et ça se paie 20.

Ces débats ont alors lieu à l'intérieur d'un tout petit monde « surentraîné au déchiffrement ». Comme dans une partie d'échecs virtuelle, chacun anticipe les coups de l'adversaire, essayant de « deviner la stratégie de l'autre au plus petit indice » : Il y avait des camps, des alliances stratégiques, des manœuvres d'encerclement et d'exclusion. […] La diplomatie de l'époque, quand il y en avait (la guerre par d'autres moyens), c'était la diplomatie de l'évitement : silence, on ne cite pas […]. Moi, j'étais là, le petit jeune, d'une certaine manière, ce n'était pas tout à fait ma génération. Mais en même temps, il n'y avait pas d'hostilité déclarée. Malgré ces différences et ces différends, je faisais partie d'un même grand « camp », nous avions des ennemis communs, beaucoup.

En découvrant cet entretien tardif avec Michael Sprinker, Étienne Balibar a compris à quel point Derrida avait pu souffrir d'être ainsi mis à l'écart et comme condamné au silence. Mais il reconnaît qu'en ce milieu des années 1960, il s'était formé autour d'Althusser une sorte de forteresse, sans doute assez insupportable. « En réalité, cela ne nous gênait pas que Derrida ne soit pas marxiste, nous avions une réelle estime pour lui, comme philosophe et comme personne. Nous avons d'ailleurs été quelques-uns à passer une soirée chez lui, à Fresnes. Nous avions le sentiment d'une complicité entre Althusser et lui, sans qu'ils soient inféodés l'un à l'autre. C'était une équipe pédagogique, mais pas idéologique 21. » Sur le plan pédagogique, le rôle de Derrida reste essentiel. Car Althusser, épuisé par le séminaire « Lire Le Capital » et l'achèvement du Pour Marx a de nouveau craqué nerveusement à la fin du printemps 1965. Et ce n'est qu'en juillet qu'il s'inquiète des résultats de l'agrégation, notamment pour Régis Debray : s'il est entré premier à l'École, le séjour de ce brillant sujet – déjà très engagé politiquement – y a été plus qu'intermittent. Derrida s'empresse de transmettre les informations à Althusser : Bouveresse est premier, Mosconi quatrième et Debray cinquième : « J'avais été rassuré après sa leçon, c'est pourquoi je lui avais téléphoné pour l'encourager. […] La fille de Lacan est aussi reçue 1re, ex-aequo avec la femme de Rabant.

Voilà. Je respire toujours mal dans cette atmosphère d'agrégation, il faut voir cette comédie des résultats finaux 22. » Parmi les candidats dont la réussite lui importait, il y a Briec Bounoure, le petit-fils de Gabriel. Même s'il n'est pas normalien, Derrida l'a aidé à distance dans la préparation du concours, tout au long de l'année. « Il faut surtout arriver à l'épreuve avec la liberté et la disponibilité philosophiques nécessaires pour ne pas manquer la spécificité aiguë du sujet, pour ne pas se précipiter dans une voie connue et rassurante, et pour organiser son propos 23 », lui assure-t-il. Mais Briec disparaît en Bretagne au lendemain des épreuves écrites, sans même s'enquérir des résultats, se demandant s'il ne devrait pas plutôt opter pour une vie de marin-pêcheur. Canguilhem, qui connaît les liens de Derrida avec le jeune homme, lui demande de le joindre au plus vite : « Dites à ce garçon qu'il peut faire ce qu'il veut à l'oral. Vu ses notes à l'écrit, il sera reçu de toute façon. » Quelques semaines plus tard, Derrida est heureux de pouvoir écrire à Gabriel Bounoure que la leçon de son petit-fils a été jugée « la plus philosophique jusqu'alors entendue ». Son succès lui tenait à cœur et « il eût été navrant qu'un geste de découragement vînt l'en priver 24 ». En octobre 1965, Pour Marx d'Althusser et le collectif Lire Le Capital inaugurent la collection « Théorie » des éditions Maspero, suscitant très vite un intérêt considérable, en France d'abord puis dans de nombreux autres pays. Dès les mois suivants, Althusser fait l'objet « d'une passion, d'un engouement, d'un mimétisme qu'aucun contemporain n'a provoqués 25 ». Auprès de beaucoup, il apparaît comme « le pape secret de la révolution mondiale 26 ». En novembre 1966, Jean Lacroix rapportera dans Le Monde que les deux noms les plus cités, dans les copies de l'agrégation de philosophie, sont ceux d'Althusser et de Foucault ; il n'est pas rare d'y trouver aussi les noms de très jeunes philosophes comme Rancière, Balibar ou Macherey 27. À Normale Sup, l'UEC – Union des étudiants communistes – est en train de se déchirer. La tendance « italienne » – la plus ouverte, à l'image du PCI – n'a guère de représentants à l'École. Les conflits ont surtout lieu entre les orthodoxes, favorables au Parti et à l'URSS, et les « maos », entraînés par Robert Linhart, qui quitteront bientôt une UEC considérée comme « révisionniste » pour fonder l'UJCml – Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes. Althusser, qui ne cache pas son intérêt pour les textes

théoriques de Mao Tsé-toung, mène une stratégie complexe : il pousse ses étudiants vers la radicalité, mais n'envisage pas un instant de quitter luimême le Parti 28. Plusieurs petites revues vont se créer à l'École en l'espace de quelques mois. La première, les Cahiers marxistes-léninistes, s'ouvre sur une formule de Lénine peu faite pour enthousiasmer Derrida : « La théorie marxiste est toute-puissante parce qu'elle est vraie. » Après un numéro qui fait la part trop belle à la littérature au goût de Linhart, Jacques-Alain Miller, JeanClaude Milner et François Régnault font dissidence et créent les Cahiers pour l'analyse. Animée par le « cercle d'épistémologie », cette revue se tient sur une ligne que l'on peut qualifier d'« althusséro-lacanienne 29 ». Derrida y publiera son premier texte sur Lévi-Strauss – un chapitre de la future Grammatologie –, en même temps qu'y sera réédité l'Essai sur l'origine des langues de Rousseau, objet de son séminaire cette année-là. Si son prestige reste très inférieur à celui d'Althusser, Derrida commence à prendre ses marques à l'École, et certains étudiants se rapprochent de lui. « Il s'est créé rapidement une bipolarité, se souvient Bernard Pautrat. Althusser régnait sur un groupe dogmatique et parfois méprisant. Derrida représentait l'autre pôle : plus ouvert, il était suspect d'idéalisme aux yeux de beaucoup. Mais nous étions tout de même une bonne vingtaine à suivre ses cours. Sa manière très neuve de lire les textes philosophiques me passionnait. Assez vite, je me suis rapproché de lui. Dès 1964, il m'a conseillé de faire mon mémoire de maîtrise sur Nietzsche, sous la direction de Ricœur. Insensiblement, je suis devenu quelque chose comme le premier derridien 30. » Même parmi les étudiants les plus politisés, certains, comme Dominique Lecourt que Derrida retrouvera plusieurs fois sur sa route, suivent son enseignement avec un grand intérêt. « À l'origine, je me destinais à l'archéologie. C'est Derrida qui a décidé de mon orientation, après une première dissertation écrite à sa demande : “Vous êtes philosophe”, a-t-il écrit en tête de son corrigé. Pendant cinq ans, je n'ai pas cessé d'être son élève et de suivre son séminaire, malgré les sarcasmes de mes camarades des Cahiers marxistes-léninistes qui le considéraient comme un métaphysicien inutile et fumeux. Personnellement, je n'ai jamais voulu que la politique m'éloigne de Derrida et je crois qu'il y a été très sensible. Althusser et Canguilhem étaient mes deux références principales, mais avec Derrida je sentais bien qu'il se passait quelque chose de très important.

J'allais le voir chaque fois qu'un point restait obscur pour moi, et chaque fois, il se montrait d'une très grande disponibilité. Je me suis attaché à lui, comme professeur et comme personne. Sous son apparente réserve, il y avait du feu auquel j'aimais venir me réchauffer 31. » À la fin de l'été 1966, quelques semaines après avoir été reçu premier à l'agrégation de philosophie, Bernard Pautrat envoie à Derrida une lettre dont il se souviendra. Il lui dit toute sa reconnaissance, une reconnaissance qui va bien au-delà du soutien apporté pendant cette année de préparation, mais concerne surtout sa présence, son « attention si encourageante » et « cette irremplaçable profondeur » dont il leur a si tenacement donné l'exemple : Je pense que vous avez affaire, à l'École, à une tâche bien ingrate, et peu récompensée. Nous avons trop souvent manifesté une « passivité philosophique » irritante. C'est pourquoi je me permets de vous dire que votre travail ne fut pas, malgré tout, peine perdue. Sans des guides comme vous, comme Althusser, je me serais depuis longtemps égaré loin de la philosophie ; vous savez bien que, sans vous, nous n'aurions de celle-ci qu'une idée chétive et peu engageante 32.

Chapitre 3 L'écriture même 1965-1966 Quelle que soit la qualité de ses premières publications, Derrida reste d'une grande fragilité. Les encouragements de ses proches lui sont indispensables, à commencer par ceux de Gabriel Bounoure. Comme il le lui écrit dans les premiers jours de 1965 : « Tout ce que vous me dites à propos de l'essai sur Levinas m'encourage, me prête beaucoup de force. J'en ai besoin, de cela je suis sûr. Et peut-être la force que vous dites percevoir n'est-elle que la force de ce besoin, c'est-à-dire une grande infirmité qui appelle au secours d'une certaine façon. » Derrida sent que le lieu dans lequel il travaille est celui « d'un dérobement, d'une dissimulation où soudain tout se brouille dans une sorte de noire clarté ». Le soutien de Bounoure lui permet de s'engager dans ces zones où il l'a précédé : Présent avant moi et mieux que moi au centre de cette expérience (appelons-la par les noms de ceux qui s'y sont aventurés corps et âme : Nietzsche, Heidegger, Levinas, Blanchot), vous m'avez vu venir. Écrivant pour vous, je saurais mieux diriger, désormais, le tâtonnement de ma parole. Vous voyez, je cherche encore des sérénités, et à être compris. Comment faire autrement ? Mais je sais que celle que vous m'apportez maintenant n'est en rien un confort, et être compris dans un tâtonnement, ce n'est pas s'installer dans une certitude. L'autre sérénité, la mauvaise sérénité sans doute, c'est l'université, l'École maintenant où mon enseignement me consolide, d'une autre façon, plus plate et plus efficace, mais qui tente de rejoindre la première 1.

Un autre interlocuteur, beaucoup plus jeune, est en train de prendre une grande importance pour lui, comme ami et comme écrivain : Philippe Sollers. Derrida a été profondément touché par Drame, son nouveau livre ; il lui adresse une longue lettre, timide et presque embarrassée, en s'excusant de « faire des phrases » : Au-delà de tout ce que Drame atteint en moi d'attente, au-delà de tout ce par quoi vous me précédez sur un chemin qu'il m'a semblé reconnaître, d'outre-mémoire, au-delà de tout ce que pourrait dire mon commentaire s'enroulant autour de votre livre qui déjà se commente luimême, c'est-à-dire s'efface en s'écrivant […] et écrit en se retirant […], au-delà de ce

commentaire que je n'ose entreprendre ou arracher à son mouvement qui en moi se continue, j'ai admiré – est-ce permis ? – l'écrivain, la merveilleuse sûreté qu'il garde au moment même où il se tient sur la première ligne et l'ultime péril de l'écriture […] 2.

Le ton se fait plus personnel, lorsque Derrida avoue à quel point le livre de Sollers réveille en lui l'amour d'une littérature face à laquelle il se sent fragile et comme intimidé : « M'en voudrez-vous si je vous dis que vous avez encore écrit un très beau livre ? Moi, en tout cas, j'en suis très heureux, car – je n'oserais jamais le dire en public – j'aime encore les beaux livres et j'y crois. J'ai encore, je garde de ma jeunesse, un peu de dévotion littéraire. » Le post-scriptum montre à quelle hauteur il place le livre de Sollers. « Avez-vous lu L'Attente l'oubli de Blanchot ? Il vient de me l'envoyer, je ne sais pas pourquoi, deux ans après sa parution. Je l'ai lu juste avant Drame. À travers d'infinies différences, il y a quelque chose de fraternel qui passe de l'un à l'autre. » Sollers est, comme on l'imagine, très touché par la générosité de cette lecture. Heureux de cette « communication sans réserves 3 » et de cette pensée qui l'accompagne, il se rapproche beaucoup de Derrida durant les mois suivants. Leur correspondance est d'une grande richesse et leurs rencontres sont fréquentes. De la part de Derrida, on devine le désir d'une amitié quasi fusionnelle, comme celle qu'il avait connue avec Michel Monory. L'article sur Artaud est publié en mars dans le numéro 20 de Tel Quel ; dans le même dossier, paraissent un texte de Sollers, un autre de Paule Thévenin et onze lettres inédites d'Artaud à Anaïs Nin. Premier essai de Derrida consacré à Artaud, « La parole soufflée » propose une lecture novatrice d'un auteur alors mal connu. En 1965, seuls les cinq premiers tomes des Œuvres complètes sont sortis chez Gallimard. Dans ce superbe article, Derrida commence par s'interroger sur la difficulté particulière de tenir un discours à propos d'Artaud. Trop de commentaires ne font que l'enfermer dans des catégories convenues, niant une nouvelle fois « l'énigme de la chair qui voulut s'appeler proprement Antonin Artaud 4 ». Même les belles pages que Maurice Blanchot lui a consacrées ont tendance à le traiter comme un cas, sans que la « sauvagerie » de son expérience soit réellement prise en compte. Si Artaud résiste absolument – et, croyons-nous, comme on ne l'avait jamais fait auparavant – aux exégèses cliniques ou critiques, c'est par ce qui dans son aventure (et par ce mot nous désignons une totalité antérieure à la séparation de la vie et de l'œuvre) est la protestation elle-

même contre l'exemplification elle-même. Le critique et le médecin seraient ici sans ressource devant une existence refusant de signifier, devant un art qui s'est voulu sans œuvre, devant un langage qui s'est voulu sans trace. […] Artaud a voulu détruire une histoire, celle de la métaphysique dualiste qui inspirait plus ou moins souterrainement les essais évoqués plus haut : dualité de l'âme et du corps soutenant, en secret, bien sûr, celle de la parole et de l'existence, du texte et du corps […]. Artaud a voulu interdire que sa parole loin de son corps lui fût soufflée 5.

Dès la parution du numéro de Tel Quel, Derrida reçoit un coup de téléphone de Paule Thévenin, la responsable de l'édition des Œuvres complètes, qu'il n'avait jamais rencontrée jusqu'alors. Elle tient à lui dire combien l'article l'a enthousiasmée. Elle le lui redit par une longue lettre, marquant toute l'importance que ce texte revêt à ses yeux : Je vous en remercie parce que au fond c'est la presque première fois que quelque chose me paraît m'être donné. Si j'excepte les articles de Blanchot, une ou deux phrases de Michel Foucault dans l'Histoire de la folie, j'avais depuis quinze ans l'impression de travailler dans le vide, de ne jamais trouver de réponse. Il est bien entendu que je ne fais pas d'identification. Simplement, je croyais que l'œuvre d'Antonin Artaud était l'une des plus importantes de notre époque, qu'elle valait et bien au-delà le temps que je lui consacre, et jusqu'à présent je n'avais rencontré personne qui me dît que je ne me trompais pas. C'est en ce sens que je vous remercie, comme je remercie Philippe Sollers. Mais lui, je savais depuis longtemps ce qu'il pensait à ce sujet 6.

Ils ne tardent pas à se rencontrer et à se lier d'amitié. Dès lors, Paule Thévenin tient Derrida au courant de ses recherches et lui communique régulièrement des textes encore inédits d'Artaud. Elle a récupéré les papiers d'Artaud le jour même de sa mort, dans des circonstances controversées, et elle les décrypte avec autant de passion que de patience pour l'édition d'Œuvres complètes qui ne cessent de prendre de l'ampleur 7. C'est chez Paule et Yves Thévenin que Marguerite et Jacques Derrida vont faire la connaissance d'un petit cercle d'écrivains et d'artistes de premier plan, lors des dîners que ceux-ci organisent régulièrement dans leur appartement du boulevard de la Bastille. Parmi les familiers, il y a Francis Ponge, Pierre Klossowski, Louis-René des Forêts, Michel Leiris, Pierre Boulez et Roger Blin. Mais il y a surtout Jean Genet, avec lequel Derrida va nouer des liens très proches. Auprès de Paule Thévenin, Genet jouit d'un statut particulier : elle le nourrit, tape ses textes à la machine, s'occupe de son linge et de ses papiers. Pour elle, il est un peu comme « un second Artaud, un Artaud vivant 8 ». Paule Thévenin est aussi en quête de nouveaux discours critiques pour relancer l'intérêt sur son œuvre, un peu étouffée depuis le fameux Saint

Genet, comédien et martyr de Sartre, publié en 1952 en guise de tome I de ses Œuvres complètes. Dès la première rencontre, quelque chose de fort passe entre les deux hommes. Paule Thévenin a un peu d'appréhension en les laissant seuls un moment, pour s'occuper du dîner. Mais quand elle revient de la cuisine, elle les trouve plongés dans une conversation si intense qu'elle se sent presque comme une intruse. D'ordinaire, Genet déteste les intellectuels ou en tout cas s'en méfie. Mais avec Derrida, l'amitié est immédiate ; elle ne se démentira jamais. Au moment où ils font connaissance, Genet vit une période douloureuse : Abdallah, qui avait été pendant sept ans son compagnon, s'est suicidé en 1964. Genet, qui a renoncé à écrire et a brûlé de nombreux manuscrits, ne veut plus entendre parler de littérature, en tout cas de la sienne. Cela n'empêche pas une grande proximité, dont Derrida fait part à Paule Thévenin : Voulez-vous dire à Jean Genet, à l'occasion et avec les mots que vous trouverez, ce que je n'oserai jamais lui dire, ne saurai jamais lui dire : que c'est pour moi une vraie fête – sobre, paisible, intérieure, mais vraie – de le rencontrer et de parler avec lui, de l'écouter, d'assister à sa manière d'être. […] De tous ceux que j'ai eu la chance de rencontrer chez vous, c'est lui que j'aime le plus 9.

Genet est parfois aussi intimidé par Derrida que ce dernier peut l'être par lui. Les questions philosophiques préoccupent l'écrivain dans ce qu'elles ont de plus brûlant, comme le montre ce fragment d'une longue lettre : Quand vous avez quitté l'appartement de Paule, la dernière fois qu'on s'y est vu, j'avais encore beaucoup de choses à vous dire, surtout à vous demander. […] J'aurais aimé […] que vous me disiez si c'est par la réflexion, sagement conduite, qu'on en vient, en philosophie, à « choisir » le déterminisme – ou son contraire. Par quelle opération intellectuelle fait-on ce choix ? Est-ce qu'il vient tout naturellement, d'après un acte de foi ? Comme un coup de dés qu'on justifierait après qu'il a eu lieu ? Pourquoi suis-je communiste ? Par un tempérament généreux rationalisé après coup ? Ou nationaliste, pourquoi, et comment ? Est-ce que l'irrationnel – l'aléatoire – n'est pas au début de chaque engagement philosophique ? Je vois bien, ou je crois voir, de quelle façon on justifie un choix, mais je ne sais pas comment se fait le choix. Il me semble qu'on penche d'abord naturellement vers lui et qu'ensuite on en trouve les raisons. […] C'est un petit problème que vous et vos plus jeunes élèves avez résolu, c'est sûr, moi, je n'y arrive pas. Un jour, vous m'en parlerez 10.

Pour Derrida, le début de l'été 1965 est plutôt morose, comme souvent. Resté seul à Fresnes, alors que Marguerite et Pierre sont en Charente, il a l'impression que son travail n'avance guère. « Je me donne l'impression de voir des perles hors de portée, comme un pêcheur qui aurait peur de l'eau alors qu'il s'y connaît parfaitement en huîtres », écrit-il à Althusser 11. Mais ce « petit texte sur l'écriture », qu'il achève péniblement à la fin du mois

d'août avant de l'envoyer à Critique, sera bientôt considéré comme l'une de ses œuvres majeures. S'accordant pour une fois de vraies vacances, Jacques et Marguerite partent tout le mois de septembre à Venise, plus précisément au Lido. Ils sont accompagnés de Pierre, tout juste âgé de deux ans, mais aussi de Leïla Sebbar, une étudiante algérienne qui est un peu sa baby-sitter attitrée et qui deviendra quelques années plus tard une écrivaine réputée. Pour Derrida, c'est le premier voyage en Italie, l'un des pays qu'il chérira le plus, l'un des rares où il reviendra souvent hors de toute contrainte de travail. À son retour, il trouve un courrier de Michel Deguy qui lui dit combien l'article « L'écriture avant la lettre » l'a passionné. Quelques jours plus tard, Jean Piel lui confirme sa volonté de publier dans Critique cette étude « extrêmement dense, riche et neuve 12 », même si sa longueur impose de la publier en deux fois, dans les numéros de décembre 1965 et janvier 1966. Derrida l'a reconnu à diverses reprises : cet article, ébauche de la première partie du livre De la grammatologie, est la « matrice » qui conditionnera ensuite l'essentiel de son travail. Suivant la règle qui prévaut à Critique, le texte se présente de prime abord comme le compte rendu de trois ouvrages : Le Débat sur les écritures et l'hiéroglyphe aux XVIIe et XVIIIe siècles de M.-V. David, Le Geste et la parole d'André Leroi-Gourhan et le colloque L'Écriture et la psychologie des peuples. Mais les questions abordées dans « L'écriture avant la lettre » vont bien au-delà. Derrida évoque de manière prémonitoire « la fin du livre », avant d'introduire le concept de « grammatologie » ou science de l'écriture. L'article propose notamment une analyse minutieuse des présupposés de la linguistique de Saussure, référence majeure de toute la pensée structuraliste. S'il valorise la thèse centrale de la différence comme source de la valeur linguistique, Derrida considère la pensée de Saussure comme encore dominée par le logocentrisme, cette « métaphysique de l'écriture phonétique » qui a trop longtemps rabaissé l'écriture. Mais l'ambition qu'annoncent ces pages ne se limite pas à des questions de linguistique ou d'anthropologie. Prolongeant la démarche de Heidegger, il s'agit pour Derrida de travailler à « l'ébranlement d'une ontologie qui, dans son cours le plus intérieur, a déterminé le sens de l'être comme présence et le sens du langage comme continuité pleine de la parole », et de « rendre énigmatique

ce que l'on croit entendre sous les noms de proximité, d'immédiateté, de présence 13 ». Un concept majeur, celui par lequel on désignera souvent la pensée de Jacques Derrida, apparaît aussi dans l'article, celui de déconstruction. C'est dans sa « Lettre à un ami japonais » – lequel ne parvenait pas à trouver un équivalent satisfaisant dans sa langue – que Derrida s'est expliqué le plus clairement sur le choix de ce terme : Quand j'ai choisi ce mot, ou quand il s'est imposé à moi, […] je ne pensais pas qu'on lui reconnaîtrait un rôle si central dans le discours qui m'intéressait alors. Entre autres choses, je souhaitais traduire et adapter à mon propos les mots heideggériens de Destruktion ou de Abbau. Tous les deux signifiaient dans ce contexte une opération portant sur la structure ou l'architecture traditionnelle des concepts fondateurs de l'ontologie ou de la métaphysique occidentale. Mais en français le terme « destruction » impliquait trop visiblement une annihilation, une réduction négative plus proche de la « démolition » nietzschéenne, peut-être, que de l'interprétation heideggérienne ou du type de lecture que je proposais. Je l'ai donc écarté. Je me rappelle avoir cherché si ce mot « déconstruction » (venu à moi de façon apparemment très spontanée) était bien français. Je l'ai trouvé dans le Littré. Les portées grammaticale, linguistique ou rhétorique s'y trouvaient associées à une portée « machinique ». Cette association me parut très heureuse […] 1415.

Sur un plan plus anecdotique, on peut noter que le verbe « déconstruire » n'était pas tout à fait oublié, au moment où Derrida commence à lui donner une nouvelle vie. En 1960, il est utilisé dans une chanson à succès de Gilbert Bécaud, « L'Absent », sur des paroles de Louis Amade, poète et préfet : Qu'elle est lourde à porter l'absence de l'ami L'ami qui tous les soirs venait à cette table Et qui ne viendra plus, la mort est misérable Qui poignarde le cœur et qui te déconstruit.

Dès la parution de sa première partie dans Critique, « L'écriture avant la lettre » fait figure d'événement dans le milieu intellectuel. Michel Foucault ne cache pas son enthousiasme pour « ce texte si libérateur » : « Dans l'ordre de la réflexion contemporaine, c'est le texte le plus radical que j'ai jamais lu 16. » Emmanuel Levinas assure avoir lui aussi été « pris par ces pages incandescentes, arborescentes » : « Malgré toute votre fidélité à Heidegger, la vigueur de votre point de départ annonce le premier livre nouveau après les siens 17. » Quant à Gabriel Bounoure, il redit une nouvelle fois son admiration pour « tous ces textes capitaux ». Et c'est en termes lyriques que Derrida l'en remercie : « Quel secours pour moi que cette merveilleuse et généreuse attention qui me surveille et dont la présence, depuis deux ans maintenant,

m'accompagne sans cesse. Quelle chance immense pour moi ! Je ne vous dirai jamais assez ma gratitude. » Il ne regrette qu'une seule chose : cette distance géographique qui les empêche de se rencontrer aussi souvent qu'il l'aimerait. J'aurais tant besoin de vos conseils, de votre vigilante expérience, de la lumière de votre culture. Je le sais depuis longtemps, mais votre dernière lettre de « vieil arabe », comme vous vous appelez, me confirme ce sentiment. J'aimerais tant que vous me parliez de Ibn Massara, de Corbin, de Massignon 18.

Selon François Dosse, auteur d'une monumentale Histoire du structuralisme, 1966 correspond à l'apogée de ce nouveau paradigme. C'est l'année de Les Mots et les choses de Michel Foucault – succès de librairie inattendu –, de la violente polémique qui oppose Roland Barthes et Raymond Picard autour de la Nouvelle Critique, et de l'énorme volume des Écrits dans lequel Lacan rassemble des textes jusqu'alors dispersés. Si Derrida ne publie aucun ouvrage cette année-là et demeure inconnu du grand public, plusieurs articles et conférences confirment qu'il est l'un de ceux avec lesquels il va falloir compter, l'un des « grands esprits du siècle », ne craint pas d'écrire François Châtelet dans Le Nouvel Observateur. Cette époque est aussi celle où Derrida se constitue peu à peu un nouvel entourage, où les écrivains sont plus nombreux que les philosophes et les universitaires. Très attentif aux livres qu'on lui envoie, Derrida adresse de longues lettres chaleureuses et denses à des amis comme Edmond Jabès ou Michel Deguy, mais aussi à des auteurs de Tel Quel ou proches de la revue, comme Jean-Pierre Faye, Marcelin Pleynet, Jean Ricardou ou Claude Ollier. Une longue amitié va le lier avec Roger Laporte, plus âgé que lui de cinq ans et proche de Blanchot et de Levinas. Le vaste projet qu'il va construire peu à peu, sous le titre « Biographie », est bien fait pour fasciner Derrida. Car ce dont il s'agit, pour Laporte, c'est de « renverser le rapport, depuis toujours établi, entre vivre et écrire » : « Alors que la vie ordinaire précède le récit que l'on peut en faire, j'ai parié qu'une certaine vie n'est ni antérieure, ni extérieure à écrire […] on ne saurait faire le récit d'une histoire qui n'a pas encore eu lieu, d'une vie inouïe à laquelle seul écrire permettrait d'accéder 19. » Le premier volet, La Veille, est paru chez Gallimard en 1963, mais ce n'est qu'en 1965 que Derrida le découvre, sur le conseil de Michel Foucault. Il fait preuve d'un tel enthousiasme que Laporte lui envoie bientôt le

manuscrit du second volet, Une voix de fin silence. Derrida est tout aussi sensible à cette exploration des limites du langage, aux accents souvent proches des mystiques et de la théologie négative : « Je suis profondément persuadé, contre Wittgenstein dont vous connaissez sans doute le mot, que “ce qu'on ne peut pas dire, il (ne) faut (pas) le taire 20”. » L'œuvre de Roger Laporte apparaît à Derrida comme un miroir de sa propre recherche, fascinant et effrayant à la fois. Elle représente par bien des aspects ce vers quoi il rêve alors de se diriger, tout en éprouvant le besoin de s'en protéger par la philosophie : Je crois à ce point que votre entreprise a du sens, que c'est l'écriture à mes yeux la plus radicale. Et c'est pourquoi elle me séduit, et c'est pourquoi je ne renonce que douloureusement et par impuissance à ce type d'écriture. […] Se tenir près de cette limite est menaçant à deux égards au moins, et c'est pourquoi je m'en tiens aussi loin que possible pour ne pas être détruit par ce qui menace (fête ou mort) et aussi près que possible pour ne pas m'endormir. Menaçant pour la vie – pour ce minimum de sérénité indispensable à son maintien et à la vigilance – et, de l'autre côté, menaçant pour le Discours (ou l'écriture). […] J'ai souvent le sentiment que par ma « peur », dont peut-être un jour je viendrai à bout, j'ai fui l'itinéraire du cœur que vous avez réussi à emprunter. […] J'essaie donc de faire comme vous, avec un masque de plus, c'est-à-dire entre ma « vie » et ma « pensée » un détour de plus, un « autre » supplémentaire et un très douloureux – croyez-moi – discours indirect 21.

Grâce à Marie-Claire Boons, une psychanalyste belge proche de Sollers, Derrida rencontre aussi Henry Bauchau, un écrivain alors presque débutant même s'il a dépassé la cinquantaine. Établi à Gstaad, en Suisse, Bauchau dirige avec son épouse un luxueux pensionnat pour jeunes filles américaines, l'Institut Montessano, mais il vient régulièrement à Paris pour son analyse didactique, assistant chaque fois qu'il le peut au séminaire de Lacan. En 1966, son premier roman, La Déchirure, touche profondément Derrida : C'est un texte admirable, permettez-moi de vous le dire simplement, sans effusion ni convention : admirable de profondeur et de clarté, de force et de discrétion. C'est à ma connaissance la première œuvre littéraire dans laquelle, avec autant de maîtrise, la ressource psychanalytique et l'acte poétique se mêlent, s'entrelacent et même se confondent aussi authentiquement et originairement. […] Outre la beauté poétique et la réussite, elle est exemplaire pour une littérature qui doit vraiment traverser « l'analyse » et faire plus que lui emprunter des fétiches 22.

Si le premier roman de Bauchau a tellement impressionné Derrida, c'est aussi parce que, pour la première fois, il s'est plongé de façon méthodique dans les œuvres de Freud, qu'il n'avait lues auparavant que de façon « très fragmentaire, insuffisante, conventionnelle 23 ». Jusqu'au milieu des années 1960, expliquera-t-il, il n'avait pas pris en compte la nécessité de la

psychanalyse dans son travail philosophique. Les conversations avec Marguerite ont certainement contribué à l'en rapprocher : elle vient d'entamer une analyse didactique qu'elle finance en traduisant plusieurs essais de Mélanie Klein 24. C'est à l'invitation d'André Green que Derrida va proposer sa première intervention sur Freud, en mars 1966. Soucieux d'ouvrir la Société psychanalytique de Paris au structuralisme et à la modernité, Green a souhaité accueillir dans son séminaire un débat autour des articles récents de Derrida, mais ce dernier dépasse largement ce cadre. Sous le titre « Freud et la scène de l'écriture », il analyse avec minutie deux textes assez méconnus, l'Esquisse d'une psychologie scientifique de 1895 et la Note sur le bloc magique de 1925. À rebours de Lacan, Derrida cherche à montrer que l'inconscient relève d'une écriture hiéroglyphique plutôt que de la parole. Faisant de Freud un allié essentiel dans la déconstruction du logocentrisme, il accorde une importance majeure aux concepts d'aprèscoup (Nachträglichkeit) et d'à retardement (Verspätung) : Que le présent en général ne soit pas originaire mais reconstitué, qu'il ne soit pas la forme absolue, pleinement vivante et constituante de l'expérience, qu'il n'y ait pas de pureté du présent vivant, tel est le thème, formidable pour l'histoire de la métaphysique, que Freud nous appelle à penser à travers une conceptualité inégale à la chose même. Cette pensée est sans doute la seule qui ne s'épuise pas dans la métaphysique ou dans la science 25.

Si Derrida n'a parlé que devant une vingtaine de personnes ce soir-là, dans une petite salle de l'Institut de psychanalyse, rue Saint-Jacques, cette relecture novatrice du texte freudien impressionne l'assistance. Mais c'est surtout la publication d'une version amplifiée dans le numéro 25 de Tel Quel qui lui vaut de nombreuses réactions positives : « De plus en plus, que ferions-nous sans vous 26 ? » lui écrit Roland Barthes. Même s'il a une capacité de travail considérable, Derrida se décrit souvent à ses correspondants comme « une bête traquée par l'enseignement et la famille, ne reprenant pas son souffle entre les cours, les copies, les courses, les obligations de toute sorte 27 ». Quelque temps auparavant, il se croyait sur le point d'avoir un infarctus et les médecins ont eu bien du mal à le rassurer. Geneviève Bollème, qu'il a revue récemment dans sa belle demeure de Cunault, près de Saumur, lui recommande de se protéger davantage : « Votre vie mondaine me paraît être la rançon de votre gloire naissante. Elles ne feront qu'augmenter l'une et l'autre, mais il faudra vous

défendre de l'une pour préserver l'autre 28. » C'est un conseil que Derrida aura bien du mal à suivre. Jean Hyppolite, qui a énormément apprécié l'article « L'écriture avant la lettre », aurait aimé en accueillir une version amplifiée dans la collection « Épiméthée ». Mais Jean Piel et Jérôme Lindon, le patron des Éditions de Minuit, veulent lancer une collection d'essais prolongeant la revue Critique. Et ils tiennent beaucoup à ce que De la grammatologie en constitue le premier volume, une perspective on ne peut plus flatteuse pour Derrida. Entre l'article-fleuve paru dans Critique et le séminaire qu'il vient de donner à Normale Sup, « Nature, culture, écriture ou la violence de la lettre, de C. Lévi-Strauss à J.-J. Rousseau », il dispose de toute la matière nécessaire. Mais une grande partie n'existe encore que sous forme de notes – une abondance de fiches et de petits bouts de papier écrits sur les supports les plus divers, y compris des tickets de vaporetto. Au début de l'été 1966, Derrida se sent abattu et comme hors de luimême. Il éprouve un immense besoin de vacances et de retraite, tout en voulant consacrer ces mois sans enseignement à faire avancer les textes en chantier. Mais après quelques semaines de travail solitaire à Fresnes, puis un colloque « irrespirable » sur la mort et la tragédie dans les Dolomites, il est sur le point de craquer : « J'ai dû passer par une période d'épuisement “nerveux” à laquelle le “désespoir” n'est pas étranger. J'ai dû quitter Paris contre mes intentions, pour me reposer ici avec Marguerite, Pierre et deux neveux que mon beau-frère, malade, nous a confiés 29. » Parmi les choses qui le soutiennent, il y a l'amitié avec Philippe Sollers et la proximité avec Tel Quel ; cette revue permet à Derrida, dans des conditions de complicité très favorables, de faire tenir ensemble les questions philosophiques, anthropologiques et littéraires qui lui importent. Il est heureux que Sollers l'associe à son travail en lui donnant à lire en primeur ses articles « Sade dans le texte » et « Littérature et totalité ». Derrida les trouve « magnifiques », assurant que celui sur Mallarmé lui a « beaucoup appris ». Il en est sûr : avec ces deux textes et celui de Pleynet sur Lautréamont, « fort et juste » lui aussi, « le prochain Tel Quel va résonner, faire résonner. Ce sera le happening de l'automne. Car l'unité de tout ça est flagrante, déflagrante 30 ». Du côté de Sollers, l'enthousiasme n'est pas moins grand. En cette année 1966, Derrida est pour lui le penseur majeur, celui qui permet de donner un cadre philosophique à la question de la « textualité ». À ses yeux, il devient

urgent de rassembler ces articles qui sont pour lui une source « de réflexions sans fin » et de préparer un volume pour la collection « Tel Quel ». Il en est persuadé, seul un livre sera en mesure d'imposer une pensée aussi neuve. Souvent, Sollers a l'impression que Derrida dit quelque chose que personne ne comprend vraiment, « que personne ne peut comprendre » et qu'il a lui-même bien du mal « à rendre évident à autrui ». Cette résistance n'est pas étrangère à sa propre admiration, alors qu'il vient de se lancer dans l'aventure difficile d'une nouvelle fiction qui devrait s'intituler Nombres. Il voudrait faire imaginer à Derrida un texte « qui porterait ce que nous “pensons” au niveau du mythe, qui en serait la trace insensée… Je ne vous apprendrai rien, à vous, en disant (sans me plaindre) que c'est une drôle de marmite 31 ». À la fin de l'été, Derrida est toujours dans une « zone dépressionnaire », à cause d'une fatigue massive dont il ne parvient pas à sortir et qui réveille ses tendances hypocondriaques. Essayant de travailler sans trop de succès, il attend avec impatience le rebondissement. Et au moment de reprendre son enseignement à Normale Sup, il se plaint aussi de ces « “conversations” interminables et souvent tendues avec ces jeunes gens qui [lui] bouffent le foie 32 ». Le 16 septembre, Derrida explique à Jean Piel qu'il a présumé de ses forces. Le projet prend de l'ampleur, mais la rédaction avance moins vite qu'il l'espérait, surtout qu'il a dû consacrer une partie de l'été à un texte sur Husserl – qui deviendra La voix et le phénomène. Le livre promis aura donc un retard d'au moins deux mois. Le directeur de Critique lui répond de manière compréhensive et amicale : il ne veut surtout pas le harceler ; « s'agissant de l'élaboration d'un texte essentiel », il faut que le projet puisse mûrir. Mais il ne faudrait pas trop tarder non plus : l'intérêt exceptionnel avec lequel a été accueillie la première partie justifie que Derrida concentre tous ses efforts pour achever ce livre très attendu 33. Le 30 octobre 1966, Derrida annonce à Piel qu'il a commencé à dactylographier De la grammatologie. Malgré un voyage aux États-Unis qui l'a un peu fatigué et retardé, il espère pouvoir lui remettre l'ensemble de l'ouvrage vers la fin du mois de novembre. « En tout cas, disons que les choses sont faites et que commence maintenant la phase finale de la mise au net 34. » Mais quelques jours plus tard apparaît un élément neuf : Jean Hyppolite et Maurice de Gandillac l'incitent à présenter De la

grammatologie comme thèse de troisième cycle, transformable ensuite en thèse complémentaire. La proposition est avantageuse, puisque c'est une tâche dont il serait ainsi libéré le jour où il soutiendrait sa thèse principale. Derrida veut tenir compte de cet aspect universitaire : il s'est montré « trop négligent de ce côté-là depuis longtemps 35 ». Mieux vaut faire cette concession, même si elle impose quelques contorsions éditoriales : selon les règles strictes de l'époque, le livre doit en effet être imprimé quelques semaines avant la soutenance de thèse, mais il ne peut sortir en librairie qu'après qu'elle a eu lieu. Toujours aussi compréhensif, Piel accepte cette nouvelle contrainte et le retard supplémentaire qu'elle impose. Présenté par Derrida comme une perturbation de plus dans une période déjà éprouvante, le voyage aux États-Unis aura une influence déterminante sur sa carrière. Il s'agit du fameux colloque de Baltimore, « The Languages of Criticism and the Sciences of Man », que deux professeurs de la prestigieuse université Johns Hopkins, Richard Macksey et Eugenio Donato, ont voulu organiser pour faire connaître les évolutions récentes de la pensée française. Si le structuralisme connaît une grande vogue à Paris, cette année-là, il est encore totalement inconnu aux États-Unis, dans les librairies comme sur les campus. Avec l'aide de René Girard, Macksey et Donato ont préparé une liste d'invités prestigieux parmi lesquels Georges Poulet, Lucien Goldmann, Jean Hyppolite, Roland Barthes, Jean-Pierre Vernant et Jacques Lacan. Du 18 au 21 octobre 1966, tous les intervenants sont logés dans le même hôtel, le Belvédère. C'est là que Lacan et Derrida sont présentés l'un à l'autre pour la première fois : « Il fallait donc attendre d'arriver ici, et à l'étranger, pour se rencontrer 36 ! » dit Lacan dans un soupir amical. La suite a été relatée en détail par Élisabeth Roudinesco : Le lendemain, au dîner offert par les organisateurs, Derrida pose les questions qui lui tiennent à cœur sur le sujet cartésien, la substance et le signifiant. Tout en dégustant debout une salade de choux sucrée, Lacan réplique que son sujet à lui est le même que celui que son interlocuteur oppose à la théorie du sujet. En soi, la remarque n'est pas fausse, mais Lacan s'empresse d'ajouter : « Vous ne supportez pas que j'aie déjà dit ce que vous avez envie de dire. » Encore la thématique du vol d'idées, encore le fantasme de la propriété des concepts, encore le narcissisme de la primauté. C'en est trop. Derrida ne marche pas et répond tout à trac : « Ce n'est pas cela mon problème. » Lacan en sera pour ses frais. Plus tard dans la soirée, il s'approche du philosophe et lui pose gentiment la main sur l'épaule : « Ah ! Derrida, il faut qu'on parle, il faut qu'on parle ! » Ils ne parleront pas… 37.

Lacan, qui est devenu en France une sorte de vedette, voudrait apparaître comme la star du colloque de Baltimore. Sans doute aimerait-il que ce voyage, le premier qu'il fait en Amérique, devienne aussi mythique que celui de Freud en 1909. Intervenant le deuxième jour, il insiste d'abord pour parler avant l'autre psychanalyste présent, Guy Rosolato, ce que la femme de ce dernier prend fort mal. Mais surtout il commence à prononcer son discours en anglais, langue qu'il est loin de maîtriser, avant de passer à un mélange quasi incompréhensible d'anglais et de français. Le titre lui-même laisse pantois : Of Structure as an Inmixing of an Otherness Prerequisite to any Subject Whatever, c'est-à-dire, littéralement : « De la structure en tant qu'immixtion d'un Autre préalable à tout sujet possible ». Le traducteur ne tarde pas à déclarer son impuissance. Le public est désemparé. Les organisateurs sont consternés par ce qui est perçu comme une « énorme bouffonnerie 38 ». Derrida intervient pour sa part l'après-midi du troisième jour, juste avant les conclusions. Cela n'empêche pas sa communication – « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines » – d'apparaître comme la plus importante du colloque. Georges Poulet, dont le travail est pourtant aux antipodes, fait l'éloge de cette « admirable conférence » à tous ceux qui n'ont pas eu la chance d'y assister, notamment à J. Hillis Miller, qui deviendra l'un des plus grands soutiens de Derrida aux États-Unis 39. David Carroll, étudiant fraîchement arrivé à Johns Hopkins, est ébloui lui aussi par le propos de ce jeune philosophe inconnu : « Nous étions en train de découvrir ce qu'était le structuralisme et voilà qu'il mettait en question ce que nous commencions à apprendre. J'ai senti tout de suite que c'était un événement 40. » Il est vrai que, bien au-delà des textes de Lévi-Strauss qu'il analyse, le discours de Derrida ne craint pas de poser un certain nombre d'enjeux majeurs. Certaines formulations deviendront canoniques aux États-Unis, lorsque la « french theory » s'y imposera. Posant une nouvelle fois la nécessité de rompre avec « l'éthique de la présence » et la « nostalgie de l'origine », Derrida valorise les substitutions de signes libérées de toute tyrannie du centre. À la vieille herméneutique rêvant de « déchiffrer une vérité », il veut substituer un mode d'interprétation qui « affirme le jeu et tente de passer au-delà de l'homme et de l'humanisme 41 ». Il ne s'agit pas pour autant de tourner la page de la philosophie, mais de lire les philosophes sur un mode réellement nouveau. En quelques paragraphes

puissants, c'est tout le programme de la déconstruction qui est en train de s'énoncer. Pendant le débat qui suit la conférence de Derrida, Jean Hyppolite s'avoue aussi désorienté qu'admiratif : « Je ne vois pas exactement où vous allez », lui dit-il. « Je me demandais moi-même si je sais où je vais, lui répond Derrida. Je vous répondrai donc en disant que j'essaie précisément d'atteindre ce point où je ne sais plus moi-même où je vais. » Quant au sociologue Lucien Goldmann, tenant d'un marxisme humaniste, il perçoit le propos de Derrida comme la version la plus radicale de la mise en question du sujet. Cela lui inspire une comparaison étrange et assez déplaisante : Je trouve que Derrida, dont je ne partage pas les conclusions, joue un rôle de catalyseur dans la vie culturelle française, et je lui rends hommage pour cette raison. Il me rappelle le moment de mon arrivée en France, en 1934. À cette époque, il y avait un puissant mouvement royaliste parmi les étudiants ; et soudain est apparu un groupe qui défendait lui aussi le royalisme, mais en réclamant un vrai roi mérovingien 42 !

Derrida n'en a pas fini avec Lacan. Quelques semaines après le retour de Baltimore, il reçoit l'énorme volume des Écrits, assorti de cette dédicace : « À Jacques Derrida, cet hommage à prendre comme il lui plaira. » Habituellement si prolixe, Derrida réagit quelques semaines plus tard par une courte lettre, la seule qu'il enverra jamais à Lacan : J'ai reçu vos Écrits et vous en remercie bien vivement. La dédicace qui les accompagnait ne pouvait pas, vous le saviez, ne pas me surprendre. Texte imprenable, ai-je d'abord pensé. À la réflexion, y mettant, comme y invite votre ouverture, du mien, j'ai pensé autrement : que cette dédicace est vraie et que je devais la recevoir comme telle. « Vraie » est un mot dans lequel je sais que vous mettrez du vôtre. Quant au livre, soyez assuré que j'attends avec impatience que le temps me soit donné de le lire. Je le ferai avec toute l'attention dont je suis capable 43.

Mais avant qu'il ne s'acquitte de cette promesse, un incident personnel aura compliqué encore davantage des relations déjà mal engagées. Derrida en fera la relation minutieuse à Élisabeth Roudinesco, pour son Histoire de la psychanalyse en France. L'anecdote est importante ; on me pardonnera de la citer longuement : Un an après Baltimore a lieu à Paris un autre dîner : chez Jean Piel. Chaleureusement Lacan serre dans ses paumes onctueuses la main de Derrida et lui demande sur quoi il travaille. Platon, Socrate, le pharmakon, la lettre, l'origine, le logos, le mythos : le philosophe prépare un texte pour Tel Quel. […] Encore une fois, il [Lacan] annonce, comme c'est étrange, qu'il a déjà parlé des mêmes thèmes. Ses élèves peuvent en témoigner. Pour éviter la polémique, Derrida s'adresse au psychanalyste et lui raconte l'anecdote suivante. Un soir, alors que son fils Pierre commence à s'endormir en présence de Marguerite, il demande à son père pourquoi il le regarde : « Parce que tu es beau. »

Aussitôt l'enfant réagit en affirmant que le compliment lui donne envie de mourir. Un peu inquiet, Derrida cherche à savoir ce que signifie cette histoire : « Je ne m'aime pas, dit l'enfant. – Et depuis quand ? – Depuis que je parle. » Marguerite le prend dans ses bras : « Ne t'inquiète pas, nous t'aimons. » Alors Pierre éclate de rire : « Non, c'est pas vrai tout ça, je suis un tricheur de vie. » Lacan ne bronche pas. Quelque temps plus tard, Derrida est stupéfait de retrouver l'anecdote sous la plume de son interlocuteur dans une conférence prononcée à l'Institut français de Naples en décembre 1967. Lacan la raconte ainsi : « Je suis un tricheur de vie, dit un gosse de quatre ans en se lovant dans les bras de sa génitrice devant son père qui vient de lui répondre : “Tu es beau” à sa question : “Pourquoi tu me regardes ?” Et le père n'y reconnaît pas (même de ce que l'enfant dans l'intervalle l'ait feinté d'avoir perdu le goût de soi du jour où il a parlé) l'impasse que lui-même tente sur l'Autre, en jouant du mort. C'est au père qui me l'a dit, d'ici m'entendre ou non 44. »

Profondément blessé par l'exploitation quasi vindicative de cette conversation intime, Derrida ne poussera pas plus loin les relations personnelles avec Lacan. Mais il ne se privera pas de lire de très près ses Écrits.

Chapitre 4 Une année faste 1967 La lettre que Derrida envoie à Gabriel Bounoure, le 12 janvier 1967, montre à quel point, même après les succès récents, le jugement du vieil écrivain reste essentiel pour lui. Le ton est lyrique, parfois énigmatique, et en tout cas très décalé par rapport à celui que Derrida emploie avec tous ses autres correspondants : Je ne vous dirai jamais assez ma reconnaissance. […]. Rien de si précieux, dans le désert qui croît, qu'une complicité telle que la vôtre. Et j'ai souvent peur de ne pas en être digne. Pour me rassurer alors, je me laisse inspirer par ma confiance et par mon admiration : je ne conclus à l'intérêt de ce que j'écris que de l'intérêt que vous me dites y prendre. Et j'ai besoin d'y croire, d'autant plus que je marche sur un sol qui se dérobe sans cesse. […] Ici, c'est à la fois l'agitation, la turbulence et le silence profond. Nous vivons une étrange époque : de très grande inquiétude et d'égale stérilité. Des clameurs de tous côtés, devant l'effondrement en cours, des cris et des craquements fous, mais aussi un silence profond de mort, pour qui sait l'entendre. J'essaie là-dedans, malgré le désespoir, de garder une sorte de calme qui ne soit pas – pas trop – d'aveuglement et de surdité ; d'accorder un travail artisanal (l'enseignement, la fabrication des petits écrits) à l'époque même, pour ne pas perdre tout à fait la tête. À quoi Marguerite et Pierre – très touchés tous les deux par votre affectueuse et fidèle pensée – m'aident de manière sûre et proprement vitale 1.

Depuis son retour des États-Unis, Derrida assure qu'il travaille beaucoup, « mais surtout à repasser par les mêmes points, à les réaménager ». Quant à Gabriel Bounoure, il est maintenant définitivement installé à Lesconil, dans le sud du Finistère. Derrida regrette que leurs rencontres restent trop rares et espère que leur projet commun de voyage au Maroc – un pays que Bounoure connaît très bien – pourra se concrétiser prochainement. Comme il le lui redira un peu plus tard, la relation avec Bounoure continue de le soutenir de manière permanente et fondamentale. Sans cette « terrible proximité » qui les unit, il lui semble que plus rien ne tient, « pas même ce jeu avec le rien et le non-sens, pas même cette rigueur désespérée qui doit encore régler le jeu et le rapport à la mort ». Derrida rêve donc de « très

longues, durables, interminables rencontres, entrecoupées de lectures et de méditations communes, ponctuées de ces échanges elliptiques qui marquent la grande complicité 2 ». L'une des surprises du début de l'année 1967 est la reprise des relations avec Gérard Granel. Entre eux, une sorte de renversement du rapport de forces ne va pas tarder à se produire. Celui qui impressionnait tant Derrida à l'époque de Louis-le-Grand, le « prince de la philosophie » devant lequel il se sentait invisible, a entendu le plus grand bien de ses articles récents et est impatient de les découvrir. Derrida s'empresse de lui envoyer une série de tirés à part, notamment de « L'écriture avant la lettre » – le double article de Critique – et de « Freud et la scène de l'écriture ». Granel ne cherche pas à dissimuler son enthousiasme : La lecture de tes deux grands textes, dans la journée même (et la moitié de la nuit) qui a suivi leur arrivée, ce fut quelque chose comme une révélation et une jubilation constantes. Puisque ce fut ainsi, pourquoi ne pas le dire aussi simplement ? […] J'ai le sentiment qu'une parole – pardon ! une « écriture » – tout à fait essentielle s'est fait jour à travers toi 3.

Même s'il sait que Derrida va bientôt reprendre ces articles, en les développant pour certains, Gérard Granel se dit très heureux de les avoir découverts « sous cette forme brute où une pensée naît et perce. Il y a là des cassures ou des sauts, et parfois un clair-obscur prophétique, qui sont plus révélateurs qu'aucun texte assagi ne le sera jamais ». Une correspondance nourrie ne tarde pas à s'établir entre les deux hommes. Granel, qui enseigne à l'université de Toulouse depuis plusieurs années, est en train d'achever sa thèse sur Husserl. Il doit venir à Paris au début du mois de mai et son principal désir est d'avoir avec Derrida une longue « palabre », tant il est frappé par la conjonction entre leurs deux pensées 4. Jean Piel, qui apprécie de plus en plus Derrida, lui demande régulièrement son avis sur l'un ou l'autre article qu'on lui soumet pour Critique. Consulté à propos d'un des premiers textes d'Alain Badiou, un article sur Althusser, Derrida répond de manière franche et ouverte à la fois : Je viens de lire le texte de Badiou. Comme vous-même et comme Barthes, je le trouve au moins irritant par le ton, les airs que l'auteur s'y donne, les « notes » qu'il distribue à chacun comme au jour de l'inspection générale ou du jugement dernier. Il ne m'en paraît pas moins important. […] Je ne crois pas qu'on puisse en douter, et je lui reconnais d'autant plus volontiers cette importance que je suis loin de me sentir « philosophiquement » prêt à le suivre dans ses cheminements ou ses conclusions 5.

De façon très naturelle, Piel propose bientôt à Derrida d'entrer au conseil de rédaction de la revue, aux côtés de Deguy, Barthes et Foucault. Les prises de décision restent informelles : les réunions ont souvent lieu chez Piel, à Neuilly, s'accompagnant d'un déjeuner ou d'un dîner. Mais si Critique ne veut afficher aucune « ligne », la revue est, ces années-là en tout cas, remarquablement vivante et en prise sur son temps. La collection de livres qui commence à l'accompagner, en 1967, accroîtra encore son rayonnement et son prestige. Même si la dactylographie du texte est plus longue et plus difficile que prévu, Derrida et Piel espèrent toujours voir paraître De la grammatologie avant l'été, en même temps que L'écriture et la différence dont Sollers prépare la publication aux éditions du Seuil dans la collection « Tel Quel ». Pour De la grammatologie, les questions de calendrier sont compliquées : l'ouvrage doit être imprimé d'ici le début du mois de mai, de façon à être remis officiellement aux trois membres du jury, mais sa sortie en librairie ne doit en aucun cas avoir lieu avant la soutenance, prévue en juin. Derrida avise bientôt Sollers que De la grammatologie ne pourra finalement paraître qu'en septembre. Il se demande s'il ne faudrait pas aussi retarder L'écriture et la différence, afin que les deux ouvrages ne soient pas séparés. Il craint l'effet d'émiettement et redoute que les nombreux jeux de références d'un volume à l'autre ne tombent à plat. Pour lui, le mieux serait même de publier à la même date le « petit Husserl » dont il attend les épreuves : « Je suis de plus en plus tenté de penser que tout le monde aurait tout intérêt à ce que tout sorte en septembre 6. » Tel n'est pas l'avis de Sollers : il préfère ne pas toucher à ce qui a été convenu et publier L'écriture et la différence dès le printemps. Ce livre, qui reste l'un des plus célèbres de Derrida, est un gros ouvrage de 436 pages, rassemblant avec quelques retouches la plupart des textes publiés en revue depuis 1963, en respectant la chronologie de leur première parution et en laissant « en pointillé » ce qui les relie les uns aux autres. C'est l'article sur Jean Rousset, « Force et signification », qui ouvre le volume. Il est suivi de « Cogito et histoire de la folie », « Edmond Jabès et la question du livre », « Violence et métaphysique, essai sur la pensée d'Emmanuel Levinas », « “Genèse et structure” et la phénoménologie 7 », « La parole soufflée », « Freud et la scène de l'écriture », « Le théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation » (le second texte de Derrida consacré à Artaud), « De l'économie restreinte à l'économie générale, un

hegelianisme sans réserve » (un article sur Georges Bataille, paru dans L'Arc), « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines » (la communication de Baltimore). L'ouvrage s'achève par « Ellipse », un texte inédit sur Jabès, dédié à Gabriel Bounoure. Pour Derrida, L'écriture et la différence est le premier livre vraiment personnel, le premier sur lequel son nom apparaît en position d'auteur. Comme il le fera toute sa vie, il envoie de nombreux exemplaires dédicacés à ses amis d'hier et d'aujourd'hui. Du côté des anciens camarades de Louisle-Grand ou de la rue d'Ulm, les réactions sont partagées. Jean-Claude Pariente est chaleureux : « Je retrouve avec plaisir, mûri bien sûr et comme sublimé, le souffle philosophique du Jackie de ma jeunesse et cette allégresse conceptuelle qui fait que tes écrits ne laissent jamais indifférent 8. » Mais si Jean Bellemin-Noël se dit d'abord « profondément heureux » de voir Derrida « parmi les “grands” de notre monde, et de plus en plus au-dessus de bon nombre d'entre eux 9 », il ne tarde pas à s'avouer « dépassé » et somme toute peu sensible à la plupart des textes du volume : « Je me suis plongé plus tôt que prévu dans ton livre. Je n'ai pas tout lu et, même par amitié, je ne lirai pas tout 10. » Plusieurs des proches de naguère restent silencieux, à commencer par Michel Monory. Heureusement, d'autres lecteurs, et non des moindres, font montre d'un grand enthousiasme. Michel Foucault, qui connaissait presque tous les textes rassemblés dans L'écriture et la différence, vient de les relire d'affilée et est frappé par « l'œuvre, admirablement discontinue, qu'ils composent » : Dans leur juxtaposition, dans leur interstice, se dessine un livre étonnant qui n'aurait pas cessé d'être écrit d'une seule ligne, dès la première. On s'aperçoit qu'on avait lu sans s'en apercevoir non seulement les textes eux-mêmes, mais ce texte dans les textes qui apparaît maintenant. C'est te dire avec quelle impatience j'attends ceux qui sont annoncés 11.

Quelques semaines plus tôt, Emmanuel Levinas l'a vivement remercié, sans dissimuler ses réserves. Il en a profité pour relire les pages qui lui sont consacrées « où tant de sympathie se joint à tant d'incompatibilités 12 ». Derrida lui écrit le 6 juin 1967, au lendemain du déclenchement de ce que l'on désignera bientôt comme la guerre des Six Jours. « Accroché à la radio » depuis le début du conflit, il avoue être depuis quelque temps « obsédé par ce qui se passe du côté d'Israël ». Cela contribue certainement à le rapprocher de Levinas.

Après avoir commenté les textes que ce dernier vient de lui envoyer – sans doute l'édition augmentée de l'ouvrage En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger –, Derrida livre dans cette longue lettre, comme jamais peut-être, sa conception du dialogue philosophique : un dialogue difficile et exigeant, qui ne peut vraiment passer que par les textes. Il ne s'agit pas de vouloir rapprocher ce qui ne peut pas l'être, moins encore de « discuter », mais de poser les conditions d'un face-à-face aussi respectueux qu'intransigeant : Vous savez, par les textes que vous écrivez et par ceux que j'écris, et par l'attention qu'ils se portent les uns aux autres, si je puis dire, de quelle différence et de quelle proximité est fait leur « dialogue ». Et cela aussi est « fraternel ». Et il se dit plus dans cet échange que nous ne pouvons espérer faire passer dans une lettre. Plus dans cet échange et dans notre travail quotidien : pour ma part, à tout ce que je fais votre pensée est d'une certaine manière présente. Détournée sans doute, d'une certaine manière, mais nécessaire. Parfois contestée, vous le savez, mais d'une certaine manière nécessaire dans le moment même de l'irruption de la pensée. Sans pouvoir l'expliquer ici, je dirais que depuis deux ou trois ans, par un certain mouvement que « Violence et métaphysique » ne produit pas encore, je me sens, d'une autre manière, à la fois plus proche et plus éloigné de vous 13.

Les perspectives plus académiques qui s'annoncent enthousiasment beaucoup moins Derrida. C'est le très traditionnaliste Henri Gouhier qui doit présider le jury et rédiger le rapport de soutenance pour la thèse de troisième cycle. On se souvient peut-être qu'en 1951 il avait gratifié Derrida d'un 5/20, lors d'un examen de licence, l'assurant qu'il pourrait revenir le jour où il voudrait bien « accepter la règle et ne pas inventer là où il faut s'informer » : avec De la grammatologie, il est servi ! Derrida espère plus d'attention et de bienveillance du second membre de jury, Paul Ricœur, mais ce dernier ne fera que parcourir l'ouvrage. Il s'en excusera auprès de Derrida… avec trente-trois ans de retard : « Je vous ai déçu en accueillant par le silence, comme je l'ai appris plus tard, la thèse que vous me remettiez 14. » Pour ce qui est de Maurice de Gandillac, il reconnaît quelques semaines avant la soutenance ne pas avoir encore « vraiment lu », mais il dit sentir de quelle manière orienter la discussion. De toute façon, ils ne disposeront que de peu de temps pour étudier l'ouvrage, la séance ne pouvant dépasser deux heures. Il sera donc impossible de discuter sérieusement de l'ensemble : L'essentiel est que vous ayez le titre souhaité ; votre renom n'y gagnera rien (l'enquête des Temps modernes indique que vous appartenez déjà aux locomotives parisiennes sans que vous apparteniez aux groupes terroristes), mais nous serons heureux de vous redire officiellement l'estime où nous vous tenons depuis si longtemps 15.

En réalité, la soutenance ne va pas se dérouler de manière aussi sereine que Maurice de Gandillac le laisse entendre. Comme Derrida le raconte à Michel Deguy, « sous les fleurs académiques et les professions d'admiration, sous l'accueil “à bras ouverts” » évoqué par Henri Gouhier, la séance fut « un acte de guerre – âpre, rageur – où toutes les tensions actuelles pesaient sur le débat, à l'exception de mon texte qu'on n'avait pas pu lire 16 ». Derrida insiste dans une lettre à Gabriel Bounoure sur ce qui lui est apparu comme « une profonde incompréhension », et même comme « une aveuglante résistance », notamment de la part de Ricœur, ce qui l'a surpris et blessé. « Et les malentendus s'accumulent, même du côté de ceux qui se hâtent d'applaudir. Je ne me sens chez moi ni dans l'université […] ni hors de l'université. Mais s'agit-il d'être chez soi 17 ? » Tout cela est d'autant plus affligeant qu'il s'agit seulement de la thèse annexe, et que Derrida est donc loin d'en avoir fini avec les obligations universitaires. Faisant évoluer son sujet de thèse d'État, il convient avec Jean Hyppolite de proposer une nouvelle interprétation de la théorie hégélienne du signe, et plus précisément « de la parole et de l'écriture dans la sémiologie de Hegel », sans trop savoir quand il trouvera l'énergie de la mener à bien 18. Dans l'immédiat, après ces mois de travail ininterrompu, il est à Nice où il assure ne rien faire : « Je suis dans l'eau et au soleil du matin au soir, retrouvant un peu le temps de l'autre rive. Et je laisse les choses se déposer. » Il a « le désir violent de retourner la peau, la vieille peau », et rêve d'écrire de tout autres choses, « ou de reprendre de très vieux, très archaïques projets, enfouis sous l'urgence parisienne et universitaire 19 ». Malheureusement, il va bientôt falloir penser aux cours de l'an prochain, sur Hegel et sur la logique de Port-Royal. « Il faudrait au moins un an de retraite absolue… On crèvera en en parlant encore 20. » Avec Philippe Sollers, la correspondance reste régulière et amicale. « Je pense toujours à vous, lui assure l'écrivain, comme à l'une des seules “instances” à qui j'ai envie de montrer ce qui passe par moi – et s'écrit 21. » Derrida aurait voulu lui écrire plus tôt, mais le temps est passé très vite, entre « un peu d'étouffement familial, d'engourdissement général » et les « “Noces” renouvelées avec la Méditerranée ». « Dans le désœuvrement où je suis, que je n'avais pas connu depuis de longs mois, un nouveau travail se fait peut-être en silence et de nouvelles mesures se prennent 22. »

Cet été-là, l'amitié de Sollers et Derrida va connaître une première anicroche, directement liée à une nouvelle venue : Julia Kristeva. Arrivée de Bulgarie en décembre 1965 pour poursuivre un doctorat de littérature comparée, Julia Kristeva a rencontré Goldmann, Genette et Barthes, et peu après Philippe Sollers. La beauté, l'intelligence et le charisme de la jeune femme, son prestige d'« étrangère 23 » font immédiatement sensation. Les nouvelles références qu'elle apporte – Mikhaïl Bakhtine, les formalistes russes –, les concepts qu'elle forge à vive allure – l'intertextualité, le paragrammatisme – lui permettent de s'imposer en quelques mois sur la scène intellectuelle parisienne, publiant d'abord dans la revue marxiste La Pensée, puis, dès le printemps 1967, dans Critique et dans Tel Quel. Au début, les relations de Julia Kristeva et de Derrida sont excellentes. Elle éprouve une vraie fascination pour la manière très neuve qu'a Derrida de relire Husserl. Et surtout, il lui apparaît comme le seul philosophe capable de lier une phénoménologie déjà filtrée par la psychanalyse avec l'expérience littéraire 24. Mais un premier incident survient bientôt : Sollers reproche vivement à Derrida d'avoir montré à François Wahl l'article de Julia Kristeva « Le Sens et la mode » (consacré au Système de la mode de Barthes) avant sa publication dans Critique. Comme Derrida s'avoue surpris et blessé par ce reproche, Sollers lui présente aussitôt ses excuses ; rien, ditil, ne lui est plus insupportable que l'idée d'un malentendu entre eux. Mais il veut apporter quelques compléments d'information : Kristeva : la question, ici, est plus grave que vous ne semblez l'imaginer. Il y a eu, au sujet de l'apparition, aussi soudaine que décisive, de cette pensée, bien des remous, bien des discussions, bien des petites choses. Je revois F. Wahl me disant que l'article sur Bahktine, paru dans Critique, c'était « délirant » ; je revois tel ou tel argument du fait que Miller et Badiou avaient prononcé une condamnation radicale du texte que Tel Quel a publié ; je revois tel psychanalyste se lancer dans une violente diatribe contre de tels écrits ; je revois se former, comme en éprouvette, tous les symptômes de ce qu'on appelait autrefois une cabale du plus bel effet 25.

La vérité, dissimulée dans cette lettre comme dans les rencontres des mois suivants, c'est que Derrida a été tenu dans l'ignorance d'une donnée essentielle : l'histoire d'amour de Julia Kristeva et Philippe Sollers, puis leur mariage dans la plus stricte intimité, le 2 août 1967. À cette époque, ils tiennent l'un comme l'autre au secret, sinon à la clandestinité 26. Marguerite et Jacques rentrent pour leur part à Fresnes au début du mois d'août pour y attendre la naissance de leur second enfant. Jean – Louis Emmanuel – Derrida naît le 4 septembre 1967, soit un peu plus tôt que prévu, ce qui ne l'empêche pas d'avoir l'air robuste et calme. Le choix de ces

trois prénoms ne relève pas du hasard : Jean est celui de Genet, Louis celui d'Althusser, Emmanuel celui de Levinas. Pendant les jours qui suivent la naissance, Derrida doit assumer les responsabilités domestiques, une chose à laquelle il n'est guère habitué. Avec deux enfants, l'appartement de Fresnes devient réellement exigu. Jacques et Marguerite commencent à réfléchir à la possibilité d'acheter une maison. Même si leurs moyens financiers vont bientôt augmenter, grâce au séminaire que Derrida doit donner à un petit groupe d'étudiants américains, ils ne tardent pas à se rendre compte qu'il leur faudra s'éloigner un peu plus de Paris. 1967 est décidément l'année de toutes les naissances. Car deux nouveaux livres de Derrida paraissent à l'automne. La voix et le phénomène est publié aux PUF, dans la collection de Jean Hyppolite. Cet petit ouvrage se présente comme une simple « introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl ». Mais le livre développe en réalité les questions qui sont à l'œuvre dans L'écriture et la différence et De la grammatologie, mettant en cause sur un autre mode le privilège accordé à la présence et à la voix dans toute l'histoire de l'Occident. Comme l'explique Derrida dans l'introduction : La forme la plus générale de notre question est ainsi prescrite : est-ce que la nécessité phénoménologique, la rigueur et la subtilité de l'analyse husserlienne, les exigences auxquelles elle répond et auxquelles nous devons d'abord faire droit, ne dissimulent pas néanmoins une présupposition métaphysique ? […] Il s'agirait donc, sur l'exemple privilégié du concept de signe, de voir s'annoncer la critique phénoménologique comme moment à l'intérieur de l'assurance métaphysique. Mieux : de commencer à vérifier que la ressource de la critique phénoménologique est le projet métaphysique lui-même, dans son achèvement historique et dans la pureté seulement restaurée de son origine 27.

Ce qui pose problème aux yeux de Derrida, c'est somme toute l'ambition la plus profonde qui anime les recherches de Husserl : celle de libérer un vécu « originaire » et d'atteindre « la chose même », dans sa « présence pure ». Dans La voix et le phénomène, il s'emploie à mettre en évidence les implications philosophiques « de la dépendance qu'il faut admettre entre ce qu'on appelle la pensée et un certain jeu de signes, de marques ou de traces 28 ». Aux yeux de nombreux philosophes, La voix et le phénomène est un des textes majeurs de Derrida. Georges Canguilhem et Élisabeth de Fontenay lui disent leur admiration dès la première lecture. Le grand phénoménologue belge Jacques Taminiaux professe lui aussi une passion

pour cet ouvrage, le mettant à la même hauteur que Totalité et infini de Levinas. Et Jean-Luc Nancy le considère aujourd'hui encore comme un des sommets de l'œuvre derridienne : « La voix et le phénomène reste à mes yeux le plus magistral et à certains égards le plus enthousiasmant de ses livres, car il contient le cœur de toute son opération : l'écartement de la présence à soi, et la différance avec “a” dans son difficile rapport entre infini et fini. C'est pour moi vraiment le cœur, le moteur, l'énergie de sa pensée 29. » Des trois ouvrages de 1967, De la grammatologie reste pourtant le plus célèbre. C'est à travers lui, notamment, que la pensée derridienne commencera à s'imposer aux États-Unis. De l'aveu de Derrida, le livre se compose pourtant de « deux morceaux hétérogènes rassemblés de manière un peu artificielle 30 ». La première partie, « L'écriture avant la lettre », est une reprise amplifiée de l'article paru dans Critique : c'est là que sont mis en place les concepts fondamentaux. La seconde, « Nature, culture, écriture », commence par une analyse aussi patiente qu'implacable d'un chapitre de Tristes Tropiques, « La leçon d'écriture », montrant par quels stratagèmes l'auteur associe l'apparition de la violence chez les Nambikwara à celle de l'écriture. S'en prendre au discours ethnologique de Lévi-Strauss juste après avoir mis en question la linguistique de Saussure ne relève en rien du hasard. Ce sont les deux piliers du discours structuraliste, un discours que Derrida juge alors dominant dans le champ de la pensée occidentale, mais qui reste pris à ses yeux « par toute une couche de sa stratification, et parfois la plus féconde, dans la métaphysique – le logocentrisme – que l'on prétend au même moment avoir, comme on dit si vite, “dépassée” 31 ». Claude Lévi-Strauss n'essaie même pas de cacher son agacement. Peu après la première publication de ce chapitre dans le quatrième numéro des Cahiers pour l'analyse, il adresse une lettre caustique à la rédaction de la revue : Ai-je besoin de vous dire combien j'ai été sensible à l'intérêt que me porte votre récente publication ? Et pourtant, je ne puis me défaire d'une gêne, car n'est-ce pas jouer une farce philosophique que de scruter mes textes avec un soin qui se justifierait mieux s'ils provenaient de Spinoza, Descartes ou Kant ? En franchise, je n'estime pas que ce que j'écris vaut tant d'égards, surtout s'agissant de Tristes Tropiques où je n'ai pas prétendu exposer des vérités, mais seulement les songeries d'un ethnographe sur le terrain, dont je serais le dernier à affirmer la cohérence. Aussi ne puis-je me défendre de l'impression qu'en disséquant ces nuées, M. Derrida manie le tiers exclu avec la délicatesse d'un ours. […] Pour tout dire, je m'étonne que des esprits aussi

déliés que les vôtres, à supposer qu'ils aient voulu se pencher sur mes livres, ne se soient pas demandé pourquoi je fais de la philosophie un usage si désinvolte, au lieu de me le reprocher 32.

Mais Lévi-Strauss n'occupe qu'un seul chapitre. L'essentiel de la seconde partie de De la grammatologie est consacré à Jean-Jacques Rousseau, et surtout à l'Essai sur l'origine des langues, un opuscule alors presque oublié que Derrida relie audacieusement à certains passages des Confessions. Confrontant des œuvres de rang et de style très différent, attentif à leurs moindres détails, Derrida propose un nouveau mode de lecture, que l'on pourrait rapprocher de l'écoute flottante du psychanalyste. En suivant à la trace le mot « supplément », souvent associé à l'adjectif « dangereux », Derrida montre que Rousseau le relie tantôt à l'écriture et tantôt à la masturbation, unies dans une même dépréciation fascinée. La lecture telle qu'il la met ainsi en œuvre « doit toujours viser un certain rapport, inaperçu de l'écrivain, entre ce qu'il commande et ce qu'il ne commande pas des schémas de la langue dont il fait usage 33 ». Il s'agit d'une « structure signifiante que la lecture doit produire », même quand l'œuvre fait mine de s'effacer devant le contenu signifié qu'elle transporte. Aux antipodes de la tradition universitaire, le discours de la philosophie ou des sciences humaines est pris en compte comme un texte à part entière. La parution de De la grammatologie fait plus que confirmer l'intérêt suscité par le double article de Critique. Le 31 octobre, dans La Quinzaine littéraire, François Châtelet en rend compte en une pleine page enthousiaste sous le titre « Mort du livre ? ». Le 18 novembre, Jean Lacroix, qui assure depuis 1944 la chronique philosophique du Monde, consacre à Derrida un article complet, long d'une demi-page. Les premières lignes ont valeur d'intronisation : La philosophie est en crise. Cette crise est aussi un renouvellement. En France, toute une pléiade de (relativement) jeunes penseurs la transforment : Foucault, Althusser, Deleuze, etc. À ces noms, il convient désormais d'ajouter celui de Jacques Derrida. Connu d'un petit groupe de normaliens enthousiastes, il vient de se révéler à un plus vaste public en publiant en six mois trois livres, notamment De la grammatologie. Par l'attention qu'il porte au problème du langage, il semble se rapprocher des « structuralistes ». Il leur rend justice et reconnaît que la réflexion universelle reçoit un formidable mouvement d'une inquiétude sur le langage, qui ne peut qu'être une inquiétude du langage et dans le langage. Il s'en écarte toutefois dans la mesure où cet iconoclaste, loin de s'inspirer d'un modèle scientifique, reste en proie au démon philosophique. […] Le but de Derrida n'est pas la destruction, mais la « déconstruction » de la métaphysique. Les concepts fondateurs de la philosophie enferment le logos, la raison, dans une sorte de « clôture ». Il faut briser cette « clôture », tenter une effraction 34.

Le concept de « différance » est lui aussi introduit dans cette analyse solide et bienveillante, tout comme ceux de « gramme » et de « trace ». Jean Lacroix souligne le lien privilégié de la pensée derridienne avec celles de Nietzsche et de Heidegger, tout en évitant plusieurs des malentendus qui se développeront ultérieurement. « Derrida, souligne-t-il, ne veut pas privilégier l'écriture aux dépens de la parole. » Trois jours auparavant, dans La Tribune de Genève, Alain Penel a salué avec enthousiasme un auteur qui « met en question la pensée occidentale ». L'accent, cette fois, est plutôt mis sur L'écriture et la différence. L'éloge est sans réserve et quelquefois sans nuance : Après lui, Marx, Nietzsche, Heidegger, Freud, de Saussure, Jakobson, Lévi-Strauss, etc. paraissent ternes. C'est que Derrida se montre au total plus radical qu'eux, dans la mesure où sa pensée met à l'épreuve toutes les autres, où elle se veut et se révèle réflexion de la réflexion contemporaine. En montrant ainsi que la métaphysique continue à empoisonner la pensée occidentale, Jacques Derrida s'affirme comme le penseur contemporain le plus audacieux. Ses travaux ne pourront pas ne pas constituer un nouveau champ de réflexion supérieur pour tous ceux – critiques, philosophes, professeurs, étudiants – qu'intéresse le devenir de notre culture 35.

Le livre, qui était très attendu, vaut à son auteur un abondant courrier. Philippe Sollers, qui a lu le manuscrit complet dès l'été, l'a aussitôt qualifié de « texte décidément génial 36 ». Julia Kristeva est très touchée d'avoir reçu le livre dédicacé, en « signe de complicité » ; elle remercie Derrida de tout ce qu'elle doit déjà à son travail et de tout ce qu'elle continuera d'y puiser 37. Bientôt, elle lui enverra une série de questions auxquelles il répondra longuement par écrit, sous le titre « Sémiologie et grammatologie 38 ». Quant à Roland Barthes, c'est depuis Baltimore qu'il remercie chaleureusement Derrida : De la grammatologie est ici « comme un livre de Galilée en pays d'Inquisition, ou plus simplement un livre civilisé en Barbarie ! ». Une appréciation qui, rétrospectivement, ne manque pas de sel. Car c'est aussi des États-Unis qu'arrive une autre lettre chaleureuse et porteuse d'avenir, celle dans laquelle Paul de Man dit à Derrida à quel point De la grammatologie l'a « réjoui et intéressé ». Il attend de cet ouvrage « la clarification et la progression de [s]a propre pensée », chose que la conférence de Derrida à Baltimore, et les premières conversations qu'ils ont eues ensemble lui ont laissé pressentir 39. En conversant à une table de petit déjeuner, pendant le colloque de l'année précédente, les deux hommes se sont rendu compte qu'ils s'intéressaient, chacun de son côté, à l'Essai sur l'origine des langues. C'est l'origine d'une amitié qui va devenir essentielle :

après cette première rencontre, dira Derrida, rien ne les a jamais séparés, « pas l'ombre d'un dissentiment 40 ». De Man publie bientôt un beau compte rendu du livre dans les Annales Jean-Jacques Rousseau, qui sera suivi d'un grand article plus critique 41, mais surtout il incite très vite ses étudiants de l'université Cornell à se pencher sur ce nouveau penseur. Samuel Weber, qui préparait alors sa thèse avec Paul de Man, se souvient de l'avoir entendu parler de Derrida dès le début de l'année 1966, avant même le colloque de Baltimore : « Juste après avoir lu “L'écriture avant la lettre” dans Critique, il m'en a parlé avec enthousiasme. J'ai lu l'article tout de suite et j'en ai été bouleversé. Très vite, il m'a semblé que Derrida accomplissait ce que Paul de Man cherchait à faire. De Man aurait donc eu toutes les raisons d'être au moins ambivalent à son égard, mais je n'ai jamais rien senti de tel. Il n'éprouvait à son égard ni jalousie ni ressentiment, mais une franche reconnaissance 42. » C'est à la demande de Paul de Man que, dès la fin de l'automne 1967, Derrida assure à Paris un séminaire sur « les fondements philosophiques de la critique littéraire » pour une douzaine d'étudiants américains venus de Cornell et de Johns Hopkins. Son enseignement les fascine d'autant plus que Derrida s'y montre particulièrement ouvert au dialogue et au contact individuel. Comme plusieurs autres, David Carroll en gardera un souvenir doublement ému car c'est aussi là qu'il rencontrera sa future épouse : Ce séminaire à Paris a bouleversé toutes mes idées sur la littérature, pour la plupart, il est vrai, des idées reçues. Jacques, pour le dire très vite et très mal, a présenté à ceux qui assistaient au séminaire et qui attendaient tout autre chose, ou comme moi, qui ne savaient pas exactement ce qu'ils attendaient, quelque chose de tout à fait nouveau : un mode de questionnement et un type d'analyse double et doublement critique. Il faisait cours chaque semaine, un cours à la fois philosophique et littéraire, montrant des rapports complexes et contradictoires, internes aussi bien qu'externes, entre la littérature et la philosophie. J'étais bouleversé, nous étions tous bouleversés par le style de Derrida, par sa manière de lire, de poser des questions, d'analyser des textes. Tout était à mettre en question, tout était à discuter de nouveau et autrement. Et pour le faire, il fallait surtout trouver une autre voix, un autre style, une autre écriture. Rien n'était comme avant 43.

Gérard Granel ne s'est pas contenté de féliciter l'ancien interne de Louisle-Grand pour « toutes ces naissances, livres et enfant pêle-mêle 44 ! ». Tandis que Derrida, devenu le seul lecteur qui compte à ses yeux, se plonge dans sa thèse encore inédite sur Le sens du temps et de la perception chez E. Husserl, Granel rédige pour Critique un compte rendu approfondi des trois volumes récents, « Jacques Derrida et la rature de l'origine ».

Dans ces vingt pages, il salue l'avènement d'une pensée profondément neuve. Sans doute est-il le premier à se servir des adjectifs « derridien » et « derridienne ». Les lignes inaugurales n'ont pu manquer de toucher son ancien condisciple : « Déjà toute une œuvre – mais qui n'est pas du tout une “œuvre” ; déjà toute une écriture, en un an au-dessus de nos têtes déployée comme une banderole. Belle à voir dans le ciel et neuve dans ses couleurs 45. » Mais en vantant Derrida et sa « méthode de guerre » qui parvient à rester « respectueuse et gentille », Granel ne craint pas de se montrer plus méchant envers Levinas – dont il ne voit pas comment il pourrait « s'échapper du filet que Derrida a tiré tout autour de lui » – et surtout envers Foucault : Patience implacable, redoutable douceur, sont aussi à l'œuvre dans les « quelques remarques » que s'attire M. Foucault pour le traitement qu'il fait de Descartes dans l'Histoire de la folie. C'est peut-être là qu'on voit le mieux comment un « point particulier », d'abord perdu dans l'œuvre, permet de pénétrer peu à peu, puis soudain et entièrement, cette œuvre même toute ouverte, déjouée dans son implicite. Et même il n'y a plus qu'à transporter (pas même à transposer) les insuffisances de l'Histoire de la folie, telles qu'elles apparaissent ainsi, dans Les Mots et les choses, pour qu'éclate également l'indétermination essentielle de la notion d'archéologie qui commande toute l'entreprise 46.

Foucault, qui jusqu'alors a toujours encouragé Derrida « de son amitié chaleureuse », voudrait que ce dernier s'oppose, sinon à la publication de l'article entier, au moins à ce paragraphe d'une grande brutalité. Mais Derrida, qui fait désormais partie du conseil de rédaction de Critique, rappelle à Foucault la règle de conduite qu'il s'est fixée : « ne pas intervenir, ni pour ni contre, au sujet d'un article [le] concernant 47 ». Les conséquences ne tardent pas : ces quelques lignes, pourtant retouchées à la demande de Jean Piel, refroidissent gravement les relations entre les deux hommes. Selon Derrida, cet article de Granel est même le déclencheur de la violente riposte de Foucault, en 1972. De cette mauvaise querelle, Granel ne veut rien savoir. Dans la longue lettre qu'il envoie à Derrida quelques semaines après la parution de l'article, il se dit à nouveau frappé par cette « proximité inespérée » de leurs travaux, cette « communauté de destin tout à coup révélée, comme si, prisonnier depuis dix ans dans une cellule d'isolement complet, [il] entendai[t] soudain un Autre frapper contre le mur ou sur les tuyaux ». Il a l'impression qu'ils ne sont que deux à pouvoir faire avancer la philosophie, car « Heidegger va mourir, et de toute façon, [leur] travail d'écriture, s'il tient à lui, commence après lui ». Jean Beaufret ne fera pas l'œuvre qu'on aurait pu attendre de lui,

et tout le reste se perd dans le « discipulat » anonyme. À côté de ce qui les intéresse, Derrida et lui, il n'y a que le marxisme, le néo-thomisme et la Sorbonne, bref « diverses formes de l'errance sans remède 48 ». Le premier entretien avec Derrida paraît en décembre 1967 dans Les Lettres françaises, l'hebdomadaire culturel que dirige Aragon. Dans ce texte minutieusement réécrit, l'auteur explique à Henri Ronse, sur un mode volontairement labyrinthique, le rapport entre les trois ouvrages qu'il vient de publier : – On peut tenir De la grammatologie comme un long essai articulé en deux parties (dont la soudure est théorique, systématique et non empirique), au milieu duquel on pourra brocher L'écriture et la différence. La grammatologie y fait souvent appel. Dans ce cas, l'interprétation de Rousseau serait aussi la douzième table du recueil. Inversement, on peut insérer De la grammatologie au milieu de L'écriture et la différence, puisque six textes de cet ouvrage sont antérieurs, en fait et en droit, à la publication, il y a deux ans, dans Critique, des articles annonçant De la grammatologie ; les cinq derniers, à partir de Freud et la scène de l'écriture, étant engagés dans l'ouverture grammatologique. Mais les choses ne se laissent pas reconstituer si simplement, comme vous l'imaginez. En tout cas, que deux « volumes » s'inscrivent au milieu l'un de l'autre, cela tient, vous le reconnaîtrez, d'une étrange géométrie, dont ces textes sont sans doute les contemporains… – Et La voix et le phénomène ? – J'oubliais. C'est peut-être l'essai auquel je tiens le plus. Sans doute aurais-je pu le relier comme une longue note à l'un ou l'autre des deux autres ouvrages. […] Mais dans une architecture philosophique classique, La voix viendrait en premier lieu […] 49.

Plus encore que Husserl, Heidegger est devenu pour Derrida le philosophe essentiel, celui avec lequel il ne cessera plus de vouloir s'expliquer. Dans son entretien des Lettres françaises, il explique qu'il se sent à son égard dans « une ambivalence extrême », « une admiration contrariée 50 » : Rien de ce que je tente n'aurait été possible sans l'ouverture des questions heideggériennes. […] Mais, malgré cette dette à l'égard de la pensée heideggérienne, ou plutôt en raison de cette dette, je tente de reconnaître, dans le texte heideggérien qui, pas plus qu'un autre, n'est homogène, continu, partout égal à la plus grande force et à toutes les conséquences de ses questions, je tente d'y reconnaître des signes d'appartenance à la métaphysique ou à ce qu'il appelle l'ontothéologie 51.

D'un point de vue très concret, c'est à cette époque que commence, entre Heidegger et Derrida, un chassé-croisé qui va se poursuivre pendant plusieurs années. Pierre Aubenque – un ancien de Normale Sup, grand spécialiste d'Aristote que Derrida a cité de manière louangeuse dans De la grammatologie – est alors en poste à Hambourg. Il doit inviter Heidegger à dîner, et ce dernier lui a fait connaître son désir d'être renseigné sur la

philosophie française la plus contemporaine ; il semble notamment s'intéresser au structuralisme. « Je ne manquerai pas de te citer avec éloge… », annonce Aubenque à Derrida 52. Au détour d'une note, dans un ouvrage récent, Faut-il déconstruire la métaphysique ?, Pierre Aubenque a évoqué cette conversation. Le soir de leur rencontre, dans les derniers jours de 1967, Heidegger a fait preuve d'une vraie curiosité à l'égard du travail de Derrida. Lui, d'ordinaire si prompt à vanter les mérites philosophiques de la langue allemande, a même accepté de se pencher sur les subtilités d'un concept profondément inscrit dans la langue française : Il parut particulièrement intéressé par le thème de la « différance » et nous passâmes un long moment à essayer de traduire ce terme en allemand. Nous n'y parvînmes pas. Les deux sens du français « différer » sont exprimés en allemand par deux termes : verschieden sein (être différent) et verschieben (repousser dans le temps). Malgré une vague homophonie, il s'agit de deux radicaux différents. Le jeu de mots derridien n'est possible qu'en latin (où le verbe differre a les deux sens) et dans les langues romanes. L'anglais, qui emploie deux verbes apparentés – to differ au premier sens et to defer au second – constitue un cas intermédiaire. Heidegger dût reconnaître : « Sur ce point, le français va plus loin que l'allemand. » Et il me pria de transmettre à Derrida son souhait pressant de le rencontrer, ce qui malheureusement n'advint pas 53.

Il est important de le noter : si Derrida souhaite lui aussi faire la connaissance de Heidegger, il n'est pas prêt à le faire dans n'importe quel contexte. Les disciples français du maître de Fribourg l'agacent beaucoup trop pour qu'il envisage de se rendre l'été suivant au séminaire du Thor – près de la maison de René Char, à l'Isle-sur-la-Sorgue – auquel Granel et Deguy participeront. Heidegger conçoit ces séminaires privés comme des cours magistraux et les participants comme des élèves de « jardin d'enfants » qu'il interroge avec brusquerie. Étant donné les difficultés de traduction et « l'étrangeté des rapports court-circuités par Fédier et un entourage immédiat plein de ridicule », Deguy se dit persuadé que Derrida n'aurait pas pu tenir 54.

Chapitre 5 Un léger retrait 1968 Henry Bauchau et sa femme Laure dirigent à Gstaad un luxueux pensionnat, dont les chambres sont réparties dans sept chalets. Plusieurs sont vides pendant les congés scolaires. À l'invitation des Bauchau, les Derrida y viennent deux années de suite pendant les vacances de Noël. Les longues soirées passées ensemble font naître une véritable amitié, intellectuelle et intime à la fois. Henry Bauchau écrit quelques semaines plus tard combien reste vif le souvenir des moments qu'ils ont passés ensemble : Pour nous, cette rencontre, dans la neige et une dimension inhabituelle du temps, a été une manière d'événement. Certes, les idées neuves y sont pour quelque chose, mais bien plus le contact et les personnalités. J'ai été très frappé par le mélange de rigueur et de douceur de la vôtre, par votre extrême ouverture à tout. […] Quelque chose s'est passé durant ces quelques jours, que je ne cherche pas à définir, mais qui a eu pour Laure et moi beaucoup d'importance 1.

Bauchau précisera, dans une lettre plus tardive, à quel point cette rencontre lui importe : Moins celle de votre pensée que de vous-même. De ce mélange de douceur et de fermeté, de la rigueur et du quotidien, d'une façon d'écouter ce temps sans en rien rejeter, notamment la paternité. Dépasser le monde du Père sans renier les liens de la paternité, voilà qui m'a beaucoup donné à penser en vous voyant tous les quatre 2.

Le romancier qu'est déjà Bauchau reste cependant déconcerté par une conversation où Derrida lui a expliqué qu'il visait un public « très déterminé, restreint », qui soit en mesure de devenir ensuite porteur de sa pensée. Dans sa réponse, l'auteur de L'écriture et la différence revient sur ce choix, expliquant qu'un travail comme le sien impose de bien appliquer ses forces et que des médiations lui sont indispensables pour avoir des chances d'être compris : « Je suis persuadé que s'adresser directement à “l'homme de

la rue”, c'est ne pas être entendu de lui, ni même de personne, ou en tout cas ne produire que de très faibles effets 3. » Dans l'immédiat, en tout cas, Derrida est loin de s'adresser à l'homme de la rue. S'il est actif en ce début de l'année 1968, c'est à chaque fois dans des contextes très pointus qu'il prend la parole. Le 16 janvier, il intervient au Collège de France au séminaire de Jean Hyppolite avec un exposé intitulé « Le puits et la pyramide, introduction à la sémiologie de Hegel ». Ce texte, qui sera repris dans Marges, est l'unique trace du nouveau sujet de thèse qu'il avait déposé quelques mois auparavant. Hyppolite reste pour Derrida un allié fidèle au sein de l'université, comme en témoigne cette belle lettre appuyant son inscription sur la « liste d'aptitude à l'enseignement supérieur » : Quand j'ai rencontré pour la première fois M. Derrida à l'École Normale où il fut mon élève, j'ai eu l'impression, qui n'est pas si fréquente, de trouver un vrai et authentique philosophe. Je sentais qu'en dépit des difficultés et parfois des obscurités de sa recherche (sur Husserl), je pouvais lui faire confiance. Cette confiance n'a pas été trompée, mais je ne savais pas le succès qu'allaient remporter ses premières œuvres, quand bien même il ne faisait rien pour flatter une opinion, et n'accordait aucune concession, ce dont je le félicite. […] La thèse principale, que je dirige, aurait pu être faite avec ses travaux sur Husserl, mais J. Derrida m'a demandé de traiter la question chez Hegel. Quand on dirige un tel philosophe, il n'y a qu'à suivre. […] L'œuvre de J. Derrida existe ; son inscription sur la liste d'aptitude à l'enseignement supérieur reconnaîtra cette existence et les qualités du philosophe et du professeur. C'est peu de dire que j'y suis favorable et je la souhaite sans aucune réserve 4.

1968 marque pour Derrida le début des voyages, à un rythme déjà très soutenu. Le 25 janvier, il prend le train pour Zurich en compagnie de Gérard Genette et Jean-Pierre Vernant, pour un colloque organisé par Paul de Man comme une sorte de prolongement de celui de Baltimore. Genette gardera un souvenir très vif de la nuit qu'il dut partager avec Derrida, lors de ce bref séjour en Suisse : De Man avait logé tout son monde dans un charmant hôtel de la vieille ville, mais faute de place il nous avait serrés, Jacques et moi, dans la même chambre à deux lits. […] C'est au moment de l'extinction des feux que mon cothurne d'un soir s'avisa qu'il avait oublié son pyjama – mais non, heureusement, sa machine à écrire portative. Ceci compensant cela, il me demanda si le bruit de son travail risquait de me gêner. Sur ma réponse forcément conciliante, il occupa une bonne part de sa nuit, et de la mienne […] à taper, je suppose pour un autre colloque à venir, une communication dont, si j'avais eu l'oreille encore plus abolue et surtout plus exercée, j'aurais pu inférer la teneur de la sonorité, acoustiquement différenciée, des touches de son clavier 5.

Il n'est pas abusif de le penser : les pages que Derrida dactylographiait si hâtivement sont celles de la conférence sur « La différance » qu'il présente le lendemain, le samedi 27 janvier à 16 h 30, à l'amphithéâtre Michelet de la

Sorbonne. Pour la première fois, il a été invité à exposer son travail devant la Société française de philosophie, une assemblée plutôt intimidante où manquent malheureusement deux alliés : Emmanuel Levinas et Maurice de Gandillac, retenus par une soutenance de thèse. L'attaque de ce texte restera fameuse : Je parlerai, donc, d'une lettre. De la première, s'il faut en croire l'alphabet et la plupart des spéculations qui s'y sont aventurées. Je parlerai donc de la lettre a, de cette lettre première qu'il a pu paraître nécessaire d'introduire, ici ou là, dans l'écriture du mot différence ; et cela dans le cours d'une écriture sur l'écriture, d'une écriture dans l'écriture aussi dont les différents trajets se trouvent donc tous passer, en certains points très déterminés, par une sorte de grosse faute d'orthographe […]. Je rappelle donc, de façon toute préliminaire, que cette discrète intervention graphique, qui n'est pas faite d'abord ni simplement pour le scandale du lecteur ou du grammairien, a été calculée dans le procès écrit d'une question sur l'écriture. Or il se trouve, je dirais par le fait, que cette différence graphique (le a au lieu du e), cette différence marquée entre deux notations apparemment vocales, entre deux voyelles, reste purement graphique : elle s'écrit ou se lit, mais elle ne s'entend pas 6.

Dans la discussion qui suit cette conférence récapitulative et fondatrice à la fois, la première réaction – celle de Jean Wahl – est plutôt bienveillante. Mais elle est suivie d'une intervention agacée de Brice Parain qui rapproche cette différance, qui est « la source de tout » et qu'on « ne peut saisir », du discours de la théologie négative, ce que Derrida conteste absolument. Puis Mlle Jeanne Hersch, une humaniste traditionnelle, met en cause « un certain style philosophique contemporain », se demandant s'il ne témoigne pas d'une « humilité insuffisante de l'expression devant la chose à dire ». Elle est agacée par la façon qu'a Derrida de s'exprimer ; mieux vaudrait « que la manière de dire passât inaperçue ». Ce qui la heurte plus encore, avec un concept comme la différance, c'est un type d'utilisation de la langue qui, à l'en croire, n'est entré dans la philosophie française que sous l'influence allemande. Derrida lui rappelle que cette expression qui ne passe pas inaperçue est précisément le sujet qui l'a occupé. Puis il ajoute, ironiquement : « Peut-être suis-je sous l'influence de cette philosophie allemande à laquelle vous avez fait allusion. […] Mais l'influence allemande, dans le domaine de la philosophie, est-elle néfaste 7 ? » Georges Canguilhem écrit quelques jours plus tard à Derrida qu'il est revenu ravi, et même enthousiaste, de cette conférence pourtant bien éloignée de ses propres préoccupations, mais il confirme que ses collègues n'ont guère apprécié. On peut probablement dater de ce moment le fossé qui va se creuser avec l'institution philosophique française. Considéré

jusqu'alors comme talentueux et prometteur, Derrida est devenu encombrant, avec ses trois livres publiés en un an, ses articles dans des revues non spécialisées et l'aura qui commence à entourer son nom, en France et à l'étranger. Le 31 janvier, il part pour Londres, à l'instigation de son ancien étudiant Jean-Marie Benoist. Il intervient dans un colloque sur Rousseau, les 3 et 4 février, et y présente une communication qui deviendra « Le cercle linguistique de Genève ». Lors de ce premier voyage en Grande-Bretagne, il se rend aussi à Oxford où il reprend sa conférence sur « La différance ». Mais les auditeurs britanniques l'apprécient moins encore que les membres de la Société française de philosophie. Les mots « déconstruction » et « différance » sont jugés laids et l'ensemble de l'intervention suscite une « froide consternation », bientôt suivie d'une explosion de colère d'Alfred Jules Ayer, grande figure du positivisme logique qui en perd son sang-froid. Derrida gardera toujours le souvenir de cet incident fondateur, lors de ses mésaventures ultérieures à Oxford et à Cambridge 8. Même si Derrida trouve que le rythme de ces déplacements et sollicitations « devient absurde » et qu'il faudra « que cela cesse 9 », les conférences et les cours à l'étranger ne font que commencer. Son nom circule de plus en plus, et des articles sur ses ouvrages commencent à paraître dans plusieurs pays, y compris dans le prestigieux Times Literary Supplement. C'est d'Allemagne qu'arrive la proposition la plus concrète. Samuel Weber, à qui Paul de Man a fait découvrir Derrida deux ans auparavant, enseigne désormais à l'Université libre de Berlin. Il a été chargé par Peter Szondi, le responsable du département, d'un séminaire sur la critique littéraire structuraliste et espère vivement que Derrida acceptera d'y donner une conférence. « Étant un grand admirateur de vos œuvres, je suis sûr que vous trouverez en Allemagne un auditoire nombreux et important. » Il est persuadé que sa pensée pourrait avoir « une influence très favorable sur le développement des sciences humaines en Allemagne 10 ». Quelque temps plus tard, la première venue à Berlin de Derrida donne lieu à un malentendu révélateur. Sam Weber vient l'accueillir dans le petit aéroport de Berlin-Tegel, situé en dehors de la ville. Une amie de Weber, qui a déjà vu Derrida, le lui a décrit « un peu comme un blouson noir ». Mais la lecture de ses premiers textes a dû jouer au moins autant dans l'image fantasmatique que Sam Weber se fait de Derrida : « J'imaginais une

sorte de révolutionnaire. Dans le hall de l'aéroport, j'aperçois un bel homme ressemblant un peu à Vittorio Gassmann, avec une chemise en velours largement ouverte et une série de magazines à suspense sous le bras. Je me dis : “Voilà, c'est bien l'image du philosophe de l'avenir.” Je m'avance vers lui, je le salue ; il me remercie d'être venu l'accueillir et nous nous dirigeons vers ma Coccinelle décapotable. Sa première question m'a un peu surpris : “Est-ce qu'il y a une piscine à l'hôtel ?” J'étais impressionné, je me suis dit : “On est vraiment dans la post-philosophie.” Mais je lui ai répondu, avec un peu d'embarras, qu'il risquait de ne pas avoir le temps de se baigner avant la conférence. “Quelle conférence ? me demande mon interlocuteur. Je viens pour un film. Je suis producteur.” Réalisant enfin le malentendu, j'ai fait demi-tour et j'ai aperçu devant le petit aéroport un monsieur en costume gris, perdu et penaud, qui cherchait vainement un taxi. Derrida – le vrai – a levé les yeux, m'a regardé, a regardé mon passager – que la situation faisait beaucoup rire –, et a compris la méprise. Un peu plus tard, il m'a demandé comment j'avais pu le confondre avec cet homme. “Euh… Vous savez… la violence de la métaphysique…”, lui ai-je dit. Et il m'a repris, vexé : “La violence peut-être, mais pas la brutalité !”… L'histoire ne s'arrête pas là : lorsque je l'ai ramené à l'aéroport, le dimanche, nous avons aperçu le faux Derrida au bar, entouré de plusieurs filles superbes qu'il avait dû recruter pour son film. Nous désignant du regard, il s'est penché vers elles en pouffant, pour leur raconter ce qui était arrivé… La vérité, c'est qu'à cette époque, Derrida n'était pas encore très sûr de lui. Il s'habillait de manière assez terne, comme un professeur classique, et manquait d'aisance sociale. Ce n'est que peu à peu qu'il s'est libéré, s'inventant son personnage public et une forme d'érotique qui lui était propre 11. » Cette histoire marquera Derrida, et il y fera parfois référence, lors de ses voyages ultérieurs en Allemagne. Mais ce premier séjour, dans un Berlin déjà très agité, marque surtout le début de ses relations avec Peter Szondi, le fondateur de l'Institut de théorie littéraire et de littérature comparée et l'un des professeurs les plus respectés du moment, y compris par les étudiants contestataires. Fils du grand psychiatre Léopold Szondi, Peter Szondi est né en 1929 à Budapest, dans une famille juive. En 1944, toute la famille a été déportée à Bergen-Belsen, avant de bénéficier d'un marchandage avec les nazis et d'être envoyée en Suisse dans le fameux « train de Kastner 12 ». Peter Szondi est resté marqué toute sa vie par la culpabilité du survivant, comme son grand ami Paul Celan. C'est grâce à lui que Derrida fait la

connaissance de ce poète majeur – qu'il lui arrivait pourtant de croiser, rue d'Ulm, depuis 1964 : Il se trouve que Celan a été mon collège à l'École normale supérieure pendant de longues années sans que je le connaisse, sans que nous nous rencontrions vraiment. Il était lecteur d'allemand. C'était un homme très discret, très effacé, inapparent. Au point qu'un jour, dans le bureau du directeur de l'École à propos de questions administratives, le directeur lui-même a dit quelque chose qui laissait entendre qu'il ne savait pas qui était Celan. Mon collègue germaniste a pris la parole : « Mais, Monsieur le Directeur, savez-vous que nous avons ici comme lecteur le plus grand poète vivant de langue allemande ? » C'est dire l'ignorance de ce directeur, mais aussi le fait que la présence de Celan était, comme tout son être et comme tous ses gestes, d'une extrême discrétion, elliptique, effacée. Cela explique que pendant quelques années, alors que j'étais son collègue, nous n'avons pas eu d'échange 13.

Lorsque Szondi vient à son tour à Paris, il présente enfin Celan à Derrida et les deux hommes échangent quelques mots. Suivront quelques rencontres toujours brèves et quasi silencieuses : « Le silence était le sien autant que le mien. Nous échangions des livres dédicacés, quelques mots et puis nous disparaissions. » Celan ne se montrera pas plus loquace lors d'un déjeuner avec Derrida chez les Jabès : « Il avait, je crois, une expérience plutôt désespérée de ses rapports avec beaucoup de Français. » Il faut se souvenir qu'à cette époque il n'existait guère de traductions de Celan. Et même si Derrida connaissait suffisamment l'allemand pour travailler de près les textes philosophiques, la langue de Paul Celan restait alors pour lui énigmatique et quasi inaccessible. Il faudra bien des années pour qu'il se mette réellement à le lire. C'est dans des circonstances assez étranges que Derrida se rapproche d'un autre écrivain, qui le fascine depuis l'adolescence et avec lequel il a échangé quelques lettres depuis 1964 : Maurice Blanchot. Tout commence par un volume d'hommage à Jean Beaufret, L'Endurance de la pensée, dont son ancien élève François Fédier prend l'initiative en 1967, sollicitant Kostas Axelos, Michel Deguy, René Char, Maurice Blanchot, Roger Laporte et quelques autres. Derrida n'accepte pas immédiatement la proposition : « J'ai d'abord hésité parce que, au fond, je ne me sentais pas particulièrement proche de Beaufret, avec qui j'avais un bon rapport personnel ; mais je ne me sentais ni beaufrétien ni heideggérien à la mode Beaufret 14. » Fédier se montre si insistant et si prévenant avec Derrida que ce dernier accepte de donner un texte déjà prêt, issu d'un séminaire, « Ousia et Grammè, note sur une note de Sein und Zeit ».

Quelques semaines plus tard, au cours d'un déjeuner à Fresnes, Roger Laporte rapporte certaines remarques antisémites de Beaufret, dont l'une concerne Levinas. Derrida est bouleversé, sans doute bien plus que Laporte ne l'aurait imaginé. Dès le lendemain, il écrit à Fédier pour lui faire part de ce problème aussi grave que pénible : On vient de me rapporter – et c'est pour moi une surprise et un bouleversement absolus – certains propos tenus à plusieurs reprises par Jean Beaufret, en un mot des propos massivement, clairement et vulgairement antisémites. Il m'est absolument impossible, malgré mon ahurissement, de mettre en doute l'authenticité de ce qui m'a ainsi été rapporté. […] J'en tire au moins cette conséquence, dont vous devez être naturellement le premier informé : je dois retirer mon texte du recueil d'hommages ; ma décision est irréversible mais je la tiendrai secrète et, si vous en êtes d'accord, nous pourrons trouver un prétexte extérieur pour l'expliquer. […] Le texte que je vous avais donné était le signe que non seulement je ne fais partie d'aucune « conjuration » contre Beaufret, mais que je souhaitais même contribuer à rompre un certain cercle ou cycle que je jugeais insupportable […] dans tout ce qui touche […] au problème […] de Beaufret 15.

Malgré la discrétion de Derrida, François Fédier ne tarde pas à découvrir que « l'informateur » est Roger Laporte. Il en avise Beaufret, lequel proteste aussitôt contre « le circuit […] de la diffamation chuchotée », demandant une explication de vive voix. La confrontation a lieu quelques jours plus tard dans le bureau de Derrida. Pâle d'émotion, Beaufret nie vigoureusement les propos qui lui sont attribués, tandis que Laporte a l'impression de devenir l'accusé. Il sort de la rencontre dans un tel état que son épouse Jacqueline prend l'initiative d'alerter Blanchot, lequel est suffisamment « tourmenté » pour sortir de la retraite dans laquelle il se tient depuis de longues années. Au début du mois de février 1968, Derrida et Blanchot se rencontrent pour la première fois afin de réfléchir ensemble à l'attitude qu'ils doivent adopter 16. Blanchot n'a pas compris tout de suite que la personne mise en cause par Beaufret n'est autre qu'Emmanuel Levinas. Le 10 mars, sans retirer son texte du livre L'Endurance de la pensée, pour saluer Jean Beaufret, il demande à Fédier d'y ajouter la dédicace suivante : « Pour Emmanuel Levinas avec qui, depuis quarante ans, je suis lié d'une amitié qui m'est plus proche que moi-même : en rapport d'invisibilité avec le judaïsme. » Le 2 avril 1968, Blanchot et Derrida cosignent une lettre destinée à être envoyée à tous les participants du volume. Ils y expliquent qu'après « un difficile débat » ils ont décidé de maintenir leur contribution : Jean Beaufret ayant nié avoir tenu le plus grave des propos en question, et réfutant l'interprétation donnée aux autres, ils ne se sont pas senti le droit de porter,

par leur retrait, « une accusation si grave qu'elle eût signifié en même temps une condamnation 17 ». Mais ces lettres, envoyées par Blanchot à l'éditeur pour qu'il les fasse suivre, n'arriveront jamais à leurs destinataires… Après cette période un peu trop agitée à son goût, Derrida voudrait se remettre plus calmement au travail. Le programme d'agrégation lui permet cette année-là de retrouver des auteurs aussi « inépuisables » que Platon et Hegel. Comme il l'écrit à Gabriel Bounoure, « malgré l'énorme bibliothèque que l'université leur a consacrée, on a toujours le sentiment qu'on n'a pas encore commencé à les lire. C'est au fond là ce qui m'intéresse le plus 18 ». L'article « La Pharmacie de Platon », qui paraît dans Tel Quel en deux livraisons, dans les numéros de l'hiver et du printemps 1968, marque à certains égards un ton nouveau, plus libre, plus explicitement littéraire. Les premières lignes deviendront fameuses : Un texte n'est un texte que s'il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu. Un texte reste d'ailleurs toujours imperceptible. La loi et la règle ne s'abritent pas dans l'inaccessible d'un secret, simplement elles ne se livrent jamais, au présent, à rien qu'on puisse rigoureusement nommer une perception. Au risque toujours et par essence de se perdre ainsi définitivement. Qui saura jamais telle disparition 19.

Les derniers paragraphes ne sont pas moins frappants : La nuit passe. Au matin, on entend des coups à la porte. Ils semblent venir du dehors, cette fois, les coups… Deux coups… quatre… – Mais c'est peut-être un reste, un rêve, un morceau de rêve, un écho de la nuit… cet autre théâtre, ces coups du dehors… 20.

Cela n'empêche pas l'essentiel de cet article-fleuve – issu d'un séminaire de Normale Sup – de proposer une lecture minutieuse et quasi philologique du Phèdre. Derrida, dont on se souvient qu'il n'avait appris le grec ancien que sur le tard, semble maintenant s'y mouvoir avec aisance. Tout en utilisant une traduction consacrée, celle de Léon Robin parue aux éditions Budé, il ne cesse de revenir au texte original et de retraduire des passages, notamment à chaque fois qu'il est question du pharmakon. Ce terme, que Derrida suit à la trace dans sa lecture de Platon, a en effet été traduit tantôt par « remède », tantôt par « poison », « drogue », ou « philtre ». Comme ces variations lui semblent éminemment dommageables, il s'emploie à montrer combien « l'unité plastique de ce concept, sa règle plutôt et l'étrange logique qui le lie à son signifiant, ont été dispersées, masquées, oblitérées, frappées,

d'une relative illisibilité par l'imprudence ou l'empirisme des traducteurs, certes, mais d'abord par la redoutable et irréductible difficulté de la traduction 21 ». La question est d'autant plus déterminante que ce terme concret devenu « philosophème » lui semble jouer chez Platon un rôle aussi central que le « supplément » chez Rousseau. La ciguë elle-même, cette potion que Socrate fut condamnée à boire, « n'a jamais eu dans le Phédon d'autre nom que pharmakon 22 ». La question de l'inscription du texte philosophique dans sa langue et donc celle de la traduction deviendront pour Derrida des préoccupations d'autant plus constantes que les versions étrangères de ses propres textes ne cesseront de l'y confronter. À la fin d'une soirée, Philippe Sollers a confié à Derrida les manuscrits de ses deux nouveaux livres, Logiques et Nombres. Derrida connaissait déjà la plupart des essais rassemblés dans Logiques, mais Nombres l'impressionne au plus haut point. Il ne tarde pas à s'immerger profondément dans « cette machine arithmétique et théâtrale », « cette numération implacable et ces semences en nombre innombrable 23 ». Très vite, il exprime le désir d'écrire quelque chose tout en mesurant la résistance particulière de cette étrange fiction, tout empreinte de réflexivité : Je rêve d'un coup de génie – mais je n'ai pas de génie – ou d'écriture qui me permette de « m'y prendre » de telle sorte que, dans les dimensions d'un article, je puisse à la fois écrire un texte, maîtriser votre machine et cependant la donner à lire s'enroulant consumée. Je n'ai jamais eu de tâche aussi difficile, à la fois nécessaire et aventureuse. Et si j'en viens à bout, tout aura été dit, par vous d'abord, dans Nombres déjà et dans cette remarquable à tous égards interview de La Quinzaine 24.

Si l'amitié avec Sollers semble à nouveau sans nuages, les relations avec Jean-Pierre Faye sont quant à elles devenues très difficiles. De cinq ans l'aîné de Derrida, Faye est écrivain mais aussi agrégé de philosophie : de tout le comité de rédaction de Tel Quel, il est le seul à ne pas être autodidacte. Sans jamais avoir été proches, les deux hommes ont longtemps entretenu des rapports plus que courtois. En 1964, Derrida a envoyé une lettre chaleureuse à Faye à propos de son roman Analogues. Et ce dernier lui a dit à plusieurs reprises toute l'admiration qu'il a pour son travail. Après avoir reçu L'écriture et la différence, Faye lui assure que « Freud et la scène de l'écriture » est la lecture philosophique « la plus excitante » qu'il a faite depuis des années 25. Et après s'être plongé dans De la grammatologie, il réaffirme à Derrida que son parcours est à ses yeux « celui qui compte, et plus que tout autre 26 ».

Mais la crise qui couvait depuis des mois entre Philippe Sollers et JeanPierre Faye a éclaté pendant l'automne 1967 à l'occasion de l'entrée de Jacqueline Risset et Pierre Rottenberg dans le comité de rédaction de Tel Quel. Mécontent des évolutions récentes de la revue et du poids qu'est en train d'y prendre Julia Kristeva, Faye démissionne le 15 novembre. Dans les semaines qui suivent, il essaie d'attirer Derrida de son côté et le met en garde sur « l'usage abusif » de sa démarche auquel se livre Tel Quel, notamment dans un texte récent de Rottenberg. Faye se dit particulièrement heurté par « la mise en équivalence brusquée de l'opposition parole/écriture et de la lutte de classes bourgeoisie/prolétariat 27 ». Jean-Pierre Faye crée bientôt sa propre revue, Change, éditée elle aussi par le Seuil, ce que Sollers considère comme un coup de poignard dans le dos. Faye écrit à Derrida à plusieurs reprises, puis l'invite à déjeuner dans l'espoir de s'en faire un allié. Mais Derrida garde ses distances, de manière aussi aimable que ferme. Dès ce moment, entre les deux hommes, la méfiance va prévaloir. Jean-Pierre Faye avoue bientôt qu'il s'est posé « certaines questions » en relisant De la grammatologie, demandant à Derrida d'en reparler avec lui 28, mais cette lettre reste sans réponse… Le paysage idéologique de la période est aussi complexe que mobile et l'affrontement de Tel Quel et Change ne peut se comprendre qu'à l'intérieur d'une configuration beaucoup plus large. Après le congrès d'Argenteuil, en 1966, le parti communiste français a engagé une nouvelle politique à l'égard des intellectuels. Le mensuel La Nouvelle Critique, qui jouit d'une autonomie relative à l'intérieur du Parti, devient un lieu d'ouverture aux avant-gardes et notamment à Tel Quel dont le travail est soudain considéré comme « d'un haut niveau littéraire et scientifique ». Trois jeunes femmes flamboyantes incarnent la modernité dans la revue : Catherine Clément, Élisabeth Roudinesco et Christine Buci-Glucksmann. Derrida va les retrouver plusieurs fois sur sa route. À la fin de l'année 1967, en présentant un entretien avec Sollers et d'autres responsables de la revue, la rédaction de La Nouvelle Critique précise « combien cette recherche mérite notre sympathie et combien nous pouvons apprendre d'elle 29 ». C'est dans cet esprit qu'a lieu, les 16 et 17 avril 1968, le premier colloque de Cluny, sur le thème « Linguistique et littérature ». Derrida n'y participe pas, mais ses travaux y sont abondamment cités. Par-delà les thèmes abordés, le but explicite de la rencontre est de « briser les multiples cloisonnements de la recherche »

pour « trouver le terrain d'un échange fécond 30 ». Selon l'un des participants, les deux côtés doivent y trouver satisfaction : le parti communiste sort enfin de son dogmatisme et de ses raideurs, tandis que l'avant-garde se leste d'un poids de responsabilité et de sens militant. Les résultats concrets de ce rapprochement théorique ne tardent pas : le 24 avril, Les Lettres françaises consacrent leur première page à l'entretien accordé par Philippe Sollers à Jacques Henric sous le titre « Écriture et révolution ». Ni le PC, ni Tel Quel n'ont senti venir mai 1968. Althusser et Derrida pas davantage, même s'ils sont quotidiennement en contact avec des étudiants des plus politisés. Comme l'a fort bien expliqué Vincent Descombes, « la classe lettrée française a connu, en ce mois de mai 1968, la plus grande surprise de sa vie : la révolution dont on avait parlé si longtemps se déclenchait sans avoir prévenu personne ; mais cette révolution, après tout, n'était peut-être pas une révolution… […] La première victime du tumulte était l'homme qui professe un savoir, qui s'autorise de sa compétence : le professeur […] 31 ». Les événements éclatent à la Sorbonne dès le 3 mai, avec une manifestation contre la fermeture de la faculté de Nanterre et la convocation d'une série d'étudiants devant la commission disciplinaire. En quelques jours, tout le Quartier latin s'embrase. À partir du 9 mai, le mouvement gagne les étudiants de province et s'y développe à toute vitesse. Deux jours plus tard, les principaux syndicats appellent à la grève générale. Le 13 mai, une foule de près d'un million de personnes défile dans les rues de Paris, de la gare de l'Est à la place Denfert-Rochereau. Cette manifestation, la plus importante depuis la Libération, rassemble de manière éphémère les étudiants et les ouvriers aux cris de « Dix ans, ça suffit ! » et « Bon anniversaire mon général ! ». Défilant aux côtés des telqueliens, Derrida croise Maurice de Gandillac qui, à son ahurissement, lui demande des nouvelles de sa thèse. Ces semaines agitées, où les trajets entre Paris et Fresnes deviennent difficiles, l'amènent à se rapprocher de Jean Genet avec lequel il dîne plusieurs fois en tête à tête. Derrida gardera un souvenir très vif de leurs déambulations nocturnes dans Paris, marchant ensemble jusqu'à l'aube : « Genet, dans ces rues sans voitures, devant ce pays tout à coup immobilisé, paralysé, frappé par le manque d'essence, me disait : “Ah, comme c'est beau ! Ah, comme c'est beau ! Ah, comme c'est élégant 32 !” »

Maurice Blanchot, que Derrida continue à rencontrer régulièrement, est lui aussi très exalté. L'auteur de Thomas l'obscur et de L'Espace littéraire, dont la santé est vacillante depuis tant d'années, semble même retrouver une forme de vigueur dans le mouvement : il est de toutes les manifestations, de toutes les assemblées générales, participant à la rédaction de tracts et de motions et proposant l'un des plus beaux slogans de mai 1968 : « Soyez réalistes, demandez l'impossible. » Pour le radical qu'est Blanchot, il n'y a rien à perdre et donc rien à sauver. Il est animé par une exaltation de la révolte pure, doublée d'une fascination pour l'écriture anonyme, soudaine revanche sur « la misère de l'esprit isolé 33 ». Dans un entretien avec François Ewald, Derrida reconnaîtra pour sa part qu'il n'a pas été « ce qu'on appelle un soixante-huitard » : Bien que j'aie à ce moment-là participé aux défilés ou organisé la première assemblée générale du moment à la rue d'Ulm, j'étais réservé, inquiet même devant une certaine euphorie spontanéiste, fusionniste, anti syndicaliste, devant l'enthousiasme de la parole enfin « libérée », de la « transparence » restaurée, etc. Je ne crois jamais à ces choses. […] Je n'étais pas contre mais j'ai toujours du mal à vibrer à l'unisson. Je n'avais pas le sentiment de participer à un grand ébranlement. Mais je crois maintenant que dans cette liesse pour laquelle j'avais peu de goût, quelque chose d'autre arrivait 34.

Admettant qu'il entrait sans doute dans sa distance « une sorte d'héritage crypto-communiste », Derrida précisera son attitude à l'égard du mouvement étudiant dans ses entretiens avec Maurizio Ferraris : Je n'ai pas dit non à « 68 » ; j'ai défilé dans la rue, j'ai organisé la première assemblée générale de l'École normale, mais mon cœur n'était pas sur les barricades, à tort ou à raison. […] Ce qui me gênait […], ce n'était pas la spontanéité apparente à laquelle je ne crois pas, mais l'éloquence politique spontanéiste, l'appel à la transparence, à la communication sans relais et sans délais, la libération par rapport à toute sorte d'appareil, parti ou syndicat. […] Le spontanéisme, comme l'ouvriérisme, le paupérisme, me semblait une chose dont il fallait se méfier. Je ne dirais pas que j'ai bonne conscience à ce sujet et que ce soit si simple. Aujourd'hui […], je serais plus prudent pour formuler cette critique du spontanéisme 35.

Derrida n'est pas le seul à ne pas avoir pris la pleine mesure des événements. Althusser, qui a poussé beaucoup de ses étudiants vers la radicalité politique et le maoïsme, est tout à fait désemparé par ce qui arrive ; il passe le printemps et une partie de l'été enfermé dans une clinique. Robert Linhart, le fondateur de l'UJCml, entre en cure de sommeil, victime lui aussi de problèmes psychiques. Quant à Sollers, mai 1968 est le moment qu'il choisit pour s'aligner sur les positions du parti communiste, globalement très hostiles au mouvement étudiant : selon les textes collectifs qui paraissent dans le numéro d'été de Tel Quel, mai 1968 ne correspond

qu'à l'émergence sans lendemain d'un gauchisme non marxiste, voire « contre-révolutionnaire ». Même si ses retombées seront immenses, le mouvement reflue dès le 30 mai. Près d'un million de manifestants défilent sur les Champs-Élysées pour soutenir le général de Gaulle. Quelques semaines plus tard, les élections législatives lui donnent une écrasante majorité. Le 10 juillet 1968, le Premier ministre Georges Pompidou est remercié et remplacé par Maurice Couve de Murville. Pendant ce temps, la famille Derrida peut enfin s'installer dans le pavillon tout neuf acheté à Ris-Orangis, à une bonne vingtaine de kilomètres au sudest de Paris. Ils n'en bougeront plus. Pour Derrida, s'éloigner de la capitale ne correspond pas seulement à une nécessité économique. À l'appartement à Paris, synonyme pour lui de promiscuité, il préfère une maison avec un jardin, dans cette campagne qui n'en est pas vraiment une. Il passe le début de l'été à Nice, sans Marguerite et sans les enfants. Après l'agitation des mois précédents, ces journées lui semblent très bienfaisantes, comme il l'explique à Henry Bauchau : Dans le silence et le désœuvrement, c'est un grand retour, une grande régression même : il y a la Méditerranée de mon enfance dans laquelle mon corps se retrempe vraiment. Et puis – autre retour à la mère. Je vis seul avec mes parents, ce qui ne m'était pas arrivé depuis douze ans… Je sais que vous comprenez cette étrange expérience… 36.

Derrida songe à écrire un livre complet sur Platon. Mais dans l'immédiat, c'est surtout Nombres qui l'occupe. Son enthousiasme pour le roman de Sollers est toujours aussi intense et il regrette, après tous ces mois, de ne pas encore avoir achevé le texte qu'il veut lui consacrer : « Ce livre est extraordinaire et je ne me sens pas de taille à m'y mesurer, surtout dans un “article”. “La dissémination” avance néanmoins, elle est déjà trop longue et, comme je le prévoyais, il faudra se résoudre à deux livraisons de Critique 37. » Après avoir lu cet article, presque aussi long que la fiction qui l'inspire, Sollers remerciera une nouvelle fois Derrida, si dérisoire que cela puisse sembler après un tel cadeau : « J'insiste pour une raison simple : vous me permettrez, si j'en ai la force, d'avancer plus loin dans l'obscurité. Ce que vous m'apportez est vraiment une aide insensée et inespérée 38. » La réalité est plus ambiguë. Car ce moment d'extrême proximité marque aussi une forme subtile de rivalité entre la fiction et son commentaire. Mêlant de manière quasi indissociable son propre texte et celui de Sollers, le

philosophe a pu donner à l'écrivain le sentiment d'une « osmose carnivore 39 ». La parade ne tardera pas. Au début du mois d'août, Derrida rejoint Marguerite et les enfants aux Rassats. Très désireux de revoir Sollers et Kristeva au calme, après « toutes les secousses et tous les silences » qui les ont tenus éloignés depuis le printemps, il profite de ce bref séjour en Charente pour aller passer une journée en leur compagnie, à l'île de Ré. Mais peu après cette rencontre, un nouvel événement va secouer leurs relations. Le 20 août, les troupes du pacte de Varsovie envahissent la Tchécoslovaquie pour mettre fin au « Printemps de Prague ». Si Aragon et Les Lettres françaises prennent clairement parti contre l'intervention soviétique, les telqueliens campent sur une ligne plus dure et s'y disent plutôt favorables. Sollers l'écrit à son ami Jacques Henric : « Il ne faut pas compter sur moi pour désarmer, ne fût-ce qu'une seconde, l'armée Rouge (sans parler des tanks bulgares pour lesquels j'éprouve même une coupable passion). Les relents d'humanisme sordidement intéressés qui se développent achèvent de m'exaspérer 40. » Lors d'un dîner, Paule Thévenin elle-même se lance « dans une violente diatribe, dénonçant les contre-révolutionnaires tchèques et faisant l'éloge de l'Union soviétique », ce qui jette un sérieux froid 41. On s'en doute : Marguerite Derrida, dont la famille maternelle vit à Prague, porte sur la situation un regard pour le moins différent. L'été 1968 est également marqué par les prémisses d'une aventure dans laquelle Derrida va jouer un rôle aussi discret qu'essentiel : la création de Vincennes. À l'intérieur du gouvernement très conservateur formé par Maurice Couve de Murville, Edgar Faure, le nouveau ministre de l'Éducation nationale, fait figure d'exception. Libéral et moderniste, il bénéficie de la confiance du général de Gaulle, lequel, s'il reste choqué par le mouvement de Mai, a compris que l'université française doit évoluer de manière urgente. Le lundi 5 août 1968, Raymond Las Vergnas, le nouveau doyen de la Sorbonne, expose à Edgar Faure son rêve d'une université complètement différente de celles qui existent alors en France, une université ouverte aux travailleurs, et notamment aux non-bacheliers, où l'enseignement serait souple et interdisciplinaire, où l'on pourrait recruter des professeurs compétents dans leur domaine, même sans les diplômes traditionnellement exigés… Ce projet ne sort pas de nulle part. Il est largement issu des

conversations que Las Vergnas a eues avec Hélène Cixous. Quelques mois plus tôt, par un étonnant coup de force institutionnel, il avait envoyé cette jeune femme occuper un poste de professeur à Nanterre avant même qu'elle ait soutenu sa thèse. Installée aux premières loges, elle a observé les événements de Mai avec la plus grande attention, surprise par leur ampleur et le désir de complet bouleversement qui s'y manifeste. Juste après son rendez-vous, Las Vergnas annonce à Hélène Cixous que le ministre lui confie « une antenne-université préfabriquée, une lamelle de Sorbonne dans le bois de Vincennes 42 ». Il demande à la spécialiste de Joyce, dont le carnet d'adresses est déjà imposant, de l'aider à créer une université expérimentale. Derrida est le premier avec qui Cixous prend contact. Dès le 7 août, puisque la maison de Ris-Orangis n'a pas encore le téléphone, elle lui envoie un télégramme : « Besoin conseils projets Université pilote 43 ». Comme l'explique Hélène Cixous : Je demande à Jacques Derrida d'être mon conseiller (secret : il n'est pas nommé, mais reconnu par Las Vergnas). Par lui, j'assure aussi le recrutement de la commission d'experts, un cercle savant qui est garant de la qualité des recrutés, et parmi lesquels on verra Georges Canguilhem, ou Roland Barthes. Car la légitimité savante est naturellement la condition de l'aventure 44.

Derrida ne manifeste aucun désir de venir lui-même enseigner à Vincennes. À cette époque, il se sent encore assez à l'aise à Normale Sup. Mais ce projet d'université expérimentale l'intéresse et il s'implique beaucoup dans les discussions préliminaires qui se tiennent rue Lhomond, dans l'appartement d'Hélène Cixous, avec François Châtelet, Jean-Claude Passeron, Jean-Pierre Richard, Lucette Finas, Gérard Genette, Tzvetan Todorov et quelques autres. Le rôle de Derrida est bien sûr déterminant pour jeter les bases du département de philosophie, mais il se passionne au moins autant pour l'introduction de la psychanalyse, qui n'est alors enseignée dans aucune université. Comme à cette époque Lacan et ses proches ne veulent pas en entendre parler, Derrida propose de confier la responsabilité du département à Serge Leclaire, médecin et psychanalyste d'obédience lacanienne, et fait ratifier son choix par Canguilhem 45. Depuis quelques mois, Derrida joue aussi de ses relations pour permettre à Bernard Pautrat de quitter le lycée où il se morfond. À peine âgé de vingtquatre ans, le voici détaché à la rue d'Ulm pour seconder Althusser et Derrida auprès des philosophes. Avec l'arrivée de Bernard Pautrat, Derrida dispose d'un complice et presque d'un disciple. L'emprise marxiste sur

l'École étant très marquée, Althusser a sans doute voulu maintenir une forme d'équilibre à l'intérieur de l'institution normalienne. Pautrat est certes proche des « mao-spontex », ces gauchistes caractéristiques de l'immédiat après-mai 68, favorables à la spontanéité révolutionnaire des masses plutôt qu'aux partis et aux organisations structurées. Mais c'est surtout un philosophe solide et brillant, arrivé premier à l'agrégation, et parfaitement « derrido-compatible 46 ». Bernard Pautrat se réjouit vivement de sa prochaine arrivée à Normale Sup. Mais il a eu des nouvelles inquiétantes d'Althusser dont l'état de santé ne s'améliore que lentement : il sera absent au moins tout le mois d'octobre. Cela tombe d'autant plus mal que Derrida lui-même s'apprête à quitter Paris jusqu'à la fin du mois de novembre : les Américains ont gardé un souvenir si ébloui de sa prestation de 1966 qu'ils l'ont invité à enseigner deux mois à Johns Hopkins – une proposition qu'il ne pouvait refuser, ne serait-ce que d'un point de vue financier. Bernard Pautrat devra donc assumer seul la rentrée des philosophes : « Je ferai de mon mieux, bien entendu, pour être à la hauteur de la situation, mais j'avoue que cela alimente quelques angoisses 47. » À la fin du mois de septembre, Jacques et Marguerite s'envolent pour les États-Unis avec leurs deux fils : Pierre a un peu plus de cinq ans, tandis que l'on vient de fêter le premier anniversaire de Jean. C'est dans la maison de Cloverhill Road, à Baltimore, qu'il fera ses premiers pas. Prompt à s'angoisser, Derrida appréhendait ce séjour. En réalité, tout se passe pour le mieux. Il ne tarde pas à se lier d'amitié avec Richard Macksey, directeur du « Humanities Center » de l'université Johns Hopkins et coorganisateur du fameux colloque de 1966. Il apprécie son « hospitalité magique », et son incroyable bibliothèque personnelle, « la plus miraculeuse et la plus sûre 48 » qu'il connaîtra jamais. En un pèlerinage qui deviendra rituel, il retourne voir la tombe et la chambre d'Edgar Poe. Le premier séminaire qu'il présente à Baltimore reprend et prolonge celui qu'il a donné à Normale Sup sur « La Pharmacie de Platon ». Mais il propose aussi des lectures de Baudelaire, Artaud, Nietzsche et surtout Mallarmé, esquissant ce qui deviendra « La double séance ». Comme Derrida enseigne alors en français, il n'a qu'une bonne vingtaine d'auditeurs. Mais beaucoup sont immédiatement conquis, comme J. Hillis Miller, alors proche de Georges Poulet et de l'école de Genève, qui deviendra l'une des

grandes figures de la déconstruction en Amérique. « Lorsque je suis arrivé à la première séance, se souvient Hillis Miller, je craignais que mon français ne soit insuffisant pour me permettre de suivre. Mais tout de suite, j'ai été fasciné par la puissance du discours de Derrida. C'était extraordinaire, je n'avais jamais rien entendu de tel. Très vite, nous sommes devenus amis, prenant l'habitude de déjeuner ensemble une fois par semaine. Au début, chacun de nous s'exprimait dans sa langue, puis il s'est mis à me parler en anglais 49. » Si le début du séjour américain est assez « calme, lent et retiré », une véritable tournée de conférences – la première d'une longue série – commence dès la mi-octobre. Pendant les quelques semaines qui suivent, Derrida se rend à New York, Yale, Providence, Washington, Buffalo et Chicago. Comme il l'écrit à Sollers : Je me demande toujours, du fond de ma vieille et névrotique vulnérabilité, comment je survis – en somme assez bien – à cette série d'exhibitions de commis-voyageur dont je me croyais parfaitement incapable. J'y réussis sans trop de dégâts, pour le montreur et, j'ose l'espérer, pour la marchandise (je le note parce que vous en êtes…). […] je continue d'habiter les Nombres, et tout ce que je fais ici – en particulier, mais non seulement, les cours – m'y reconduit sans cesse, les fait travailler, au-delà de cette dissémination que j'ai laissée derrière moi en partant 5051.

À New York, lors du colloque Philosophie et anthropologie, il prononce une conférence marquante qui fera date : « Les fins de l'homme ». Comme il prendra l'habitude de le faire, Derrida souligne d'emblée les circonstances dans lesquelles il intervient : « Tout colloque philosophique a nécessairement une signification politique », lance-t-il, surtout s'il s'annonce international ; sa possibilité même est indissociable de la « forme de la démocratie ». Telle est, dans son principe le plus général et le plus schématique, la question qui s'est imposée à moi pendant la préparation de cette rencontre, depuis l'invitation et la délibération qui a suivi jusqu'à l'acceptation puis la rédaction de ce texte que je date très précisément du mois d'avril 1968 : ces semaines furent aussi, on s'en souvient, celles de l'ouverture des pourparlers de paix au Viêtnam et de l'assassinat de Martin Luther King. Un peu plus tard, au moment où je dactylographiais ce texte, les universités de Paris étaient, pour la première fois à la demande d'un recteur, envahies par les forces de l'ordre social, puis réoccupées par les étudiants dans le mouvement d'ébranlement que vous savez. […] Les circonstances historiques dans lesquelles j'ai préparé cette communication, j'ai cru simplement devoir les marquer, les dater et vous en faire part. Elles me paraissent appartenir de plein droit au champ et à la problématique de notre colloque 52.

La suite de cette communication – dont le texte est emblématiquement daté du 12 mai 1968 – s'efforce de répondre à la question « Où en est la France quant à l'homme ? ». Derrida y évoque Hegel et Kojève, Sartre et

Nietzsche, mais l'essentiel de l'analyse porte sur Heidegger et sa fameuse Lettre sur l'humanisme. Si cette conférence et ses autres interventions sont bien accueillies, Derrida ne tarde pas à se plaindre de ces déplacements incessants et épuisants. Il ne passe que deux ou trois jours par semaine à Baltimore, et le reste du temps en voyage, « comme un somnambule, ne percevant même pas ou à peine les lieux, les salles, les gens, son propre discours, etc. ». Il assure vouloir bientôt « mettre fin à cet engrenage et au plaisir qu'on peut parfois y prendre 53 ». Mais ce rythme effréné ne l'empêche pas d'apprécier le mode d'enseignement américain et son caractère confortable et paisible, aux antipodes de la tension permanente qui prévaut à Normale Sup. À l'université Johns Hopkins, la présence de Derrida suscite un grand enthousiasme : l'originalité de ses références, la force de ses concepts, mais aussi sa disponibilité personnelle assurent pour longtemps sa réputation. Quand Gérard Genette occupera le même poste, les deux automnes suivants, il soulignera combien Derrida a laissé « un souvenir ébloui, pour mille bonnes raisons, plus celle-ci : le seul Français sympathique depuis Lafayette. Tous les autres sont arrogants 54 ». À Paris, pendant ce temps, les tractations autour de Vincennes se poursuivent de manière intense et souvent conflictuelle. Malgré la distance, Derrida se soucie du sort de certains proches, comme par exemple Lucette Finas et Michel Deguy. Comme le lui explique Genette : Tout le monde se sent, trois fois par jour, écarté, puis rapproché, puis de nouveau écarté selon la marche des tractations, la pression des forces extérieures et le jeu, habile mais très complexe, de Las Vergnas qui reste en définitive le seul à décider pour l'instant. […] Tout cela est très difficile, ce n'est plus la joyeuse bande des débuts, quelques « principes de réalité » sont revenus en force 55.

Maurice Blanchot lui-même, que l'on pourrait croire très éloigné de ces petites tractations universitaires, s'est senti tenu de s'y impliquer. Il est heureux que Derrida échappe, par son éloignement, à ces « très pénibles débats ». Même s'il regrette de devoir s'en mêler, il essaie d'empêcher que des rivalités de cercles et de clans intellectuels « ne mobilisent les étudiants en se faisant passer pour des exigences plus désintéressées 56 ». De son côté, Bernard Pautrat rend compte à Derrida des tractations qui concernent le département de philosophie. Il est en contact régulier avec les anciens de l'École qui pourraient être concernés par l'enseignement à Vincennes. De ce côté-là non plus, les discussions ne sont pas simples :

Les premières réactions de Balibar et de quelques autres furent très négatives, pour des raisons politiques et personnelles, mais aux dernières nouvelles il semblerait qu'il y aurait plutôt un retournement subit : candidature de Badiou, Miller, Balibar, Macherey et d'autres encore – pour des postes en nombre finalement limité. Serres serait disposé à venir, et le grand regret de Foucault est de ne pouvoir appeler Deleuze, qui vient d'être hospitalisé d'urgence pour une tuberculose pulmonaire très grave 57.

À l'École normale supérieure, un seul incident notable survient pendant l'absence de Derrida. À la demande de quelques nouveaux élèves, qui l'avaient eu comme professeur de khâgne à Henri-IV, Jean Beaufret a été invité à donner une conférence pour la première fois depuis des années. Malgré une certaine répugnance, Derrida n'a rien fait pour s'y opposer. Mais le jour de l'intervention de Beaufret, un groupe de gauchistes – conduit par Philippe Castellin, le cacique de la promotion 68 – l'a empêché de parler. Lorsqu'il apprend ce boycott, Derrida demande à Pautrat d'appeler Beaufret pour lui présenter ses excuses, se disant incapable de le faire lui-même : les événements du début de l'année ont laissé des traces. Vers la fin du mois de novembre, Pierre, qui a un peu plus de cinq ans, annonce à ses parents : « Il faut rentrer maintenant, je suis en train de perdre mon français 58. » Pour Derrida aussi, il est grand temps de revenir à Paris. Mais le voyage se passe dans des conditions difficiles. L'avion parti de Baltimore est pris dans les intempéries, ce qui leur fait manquer la correspondance à Boston. Derrida supporte mal ce contretemps et ce trajet chaotique. Pendant le vol du lendemain, il est constamment crispé, serrant les poings de toutes ses forces. Et lorsque Marguerite lui suggère de se détendre, il lui lance, furieux : « Mais est-ce que tu te rends compte que je maintiens l'avion en l'air par la force de ma seule volonté ? » Durablement traumatisé, il refusera pendant plusieurs années de remonter dans un avion 59. Renouer avec Paris est d'autant plus difficile qu'un événement important est survenu pendant le séjour de Derrida aux États-Unis : Jean Hyppolite, son directeur de thèse et protecteur de longue date, est mort d'un infarctus foudroyant dans la nuit du 27 au 28 octobre. Comme Derrida l'expliquera douze ans plus tard, lors de sa soutenance, cette disparition ne fut pas seulement pour lui un moment de grande tristesse ; ce fut aussi une manière de tourner une page : « Par une étrange coïncidence, elle marqua, à cette date – l'automne de 1968 et ce fut bien l'automne – la fin d'un certain type d'appartenance à l'Université 60. »

La mort de Jean Hyppolite apparaît effectivement comme un symptôme et un symbole. Si Vincennes mobilise les énergies, la vieille Sorbonne est en pleine déroute, notamment pour la philosophie. Après les départs à la retraite d'Henri Gouhier, Jean Guitton et Jean Grenier, personne ne voit de quelle façon seront pourvues leurs chaires, ce qu'il adviendra des cours magistraux et qui fixera les matières et les programmes. Selon Maurice de Gandillac, « les anciens professeurs ont réagi aux événements de manière si différente que leur collaboration est bien difficile. Presque aucun d'eux n'échappe à la contestation 61. » Quelques semaines plus tard, Gandillac, qui espère obtenir « une sorte d'année sabbatique », envoie à Derrida une lettre émouvante et caractéristique du climat ambiant. Il le prie de pardonner les « inquiétudes » que les autres membres du jury et lui-même avaient exprimées « de façon maladroite » lors de la soutenance de l'année précédente, d'autant que des difficultés analogues se sont produites avec Deleuze. Maurice de Gandillac se rend compte que les événements de Mai ont « sonné le glas d'un certain type de rapports cérémoniels ». « C'est vous maintenant qui êtes un maître, et un maître difficile. Pour nous, qui nous essoufflons à suivre le mouvement et qui voudrions continuer à apprendre, l'adaptation est parfois pénible. Pardonnez-nous en faveur de notre bonne volonté 62. » Mais si les vieux maîtres ont perdu leurs repères, Derrida lui-même et beaucoup de professeurs de sa génération sont à peine moins désorientés. Enseigner aux États-Unis – ou en Tunisie pour Michel Foucault et Roland Barthes – leur permet d'échapper provisoirement à une situation universitaire française quasi invivable, et en tout cas incompatible avec le travail sérieux auquel aspire Derrida. Jean-Claude Pariente, qui est en poste à Clermont-Ferrand mais est venu donner à Normale Sup un séminaire sur Rousseau, comprend la lassitude de son ancien camarade, au moment où il rentre « dans cet univers pas mal détraqué ». « Ici aussi, nous sommes épuisés de commissions, réunions, discussions… Nous avons bien fait passer les examens et repris les cours fin novembre, mais c'est au prix d'une présence constante, et en état d'alerte permanent 63. » Comme l'année précédente, la famille Derrida se rend pour les vacances de Noël à Gstaad, chez les Bauchau. Une nouvelle fois, c'est l'occasion de longues conversations. Avec une vraie clairvoyance, Henry Bauchau encourage l'auteur de « La Pharmacie de Platon » à se lancer dans la voie

d'une écriture plus littéraire, ainsi que le confirme une lettre un peu ultérieure : Je me demande si vous vous êtes mis à écrire en dehors de la philosophie et pourtant avec « tout votre chargement », comme vous me le disiez si bien. Il me semble que vous y viendrez de toute façon, il y a une part de vous que seul le poème pourrait exprimer. […] Mais peut-être voulezvous encore y voir trop clair, alors que le lieu du poème est obscur… 64.

C'est aussi de poésie que parle Derrida dans une de ses dernières lettres à Gabriel Bounoure. Commençant par une citation de Mallarmé – « Je me tiens parmi la rumeur d'un rivage tourmenté par la vague » –, il ajoute que la « vague » a effectivement été très forte depuis son retour en France. Mais il a surtout envie de partager avec Bounoure une jolie histoire à propos de son fils Pierre. À cinq ans et demi, bien qu'il sache à peine lire, il est fasciné par Mallarmé et essaie d'apprendre par cœur l'ouverture d'Hérodiade : « Abolie, et son aile affreuse dans les larmes ». Aux États-Unis, déjà, Pierre se flattait, devant les étudiantes américaines de Derrida qui venaient parfois le garder le soir, de pouvoir les aider à déchiffrer Mallarmé. Or, depuis quelque temps, interrompant parfois ses jeux, il apporte une petite chaise et une petite table dans mon bureau, me demande « passe-moi ton Mallarmé » et s'assied d'un air très grave, ouvre le livre toujours à la même page et s'épuise sur la difficulté du même texte, choisi sans doute à cause de sa brièveté : « Un rêve dans un rêve » ! Cela dit, en dehors de ces petites simagrées mallarméennes, Pierre est un jaillissement poétique continu, parfois au-delà du croyable, et c'est pour nous le miraculeux quotidien 65.

Pour ce qui est de Derrida, accaparé par trop « de petites tâches et de petits soucis », il rêve « de distance, de retraite, de temps long et continu ». Il a l'impression que sa vie sociale et professionnelle détruit ses forces, et cela le désole d'autant plus qu'il ne voit aucune issue s'annoncer. À l'invitation de Briec Bounoure, il doit venir à Brest le 23 mai, pour donner une conférence intitulée « La bibliothèque en feu » ou, si l'on préfère, « La bibliothèque en jeu ». Il se réjouit surtout de revoir Gabriel Bounoure à cette occasion. Mais les choses vont se passer différemment. Le vieil écrivain meurt le 23 avril 1969, un mois avant ce voyage qui perd dès lors sa principale raison d'être. Pour Derrida, c'est un interlocuteur important qui disparaît, l'un des rares en qui sa confiance était totale.

Chapitre 6 Des positions inconfortables 1969-1971 À la rentrée 1968, tandis que Derrida se trouvait à Baltimore, a commencé une série de conférences que le « Groupe d'études théoriques » de Tel Quel organise au cœur de Saint-Germain-des-Prés. Ces soirées, qui s'inscrivent dans le sillage encore brûlant des événements de Mai, attirent énormément de monde. C'est Philippe Sollers qui ouvre le cycle, le 16 octobre. Les deux séances suivantes sont assurées par Jean-Joseph Goux, un jeune chercheur que Derrida apprécie beaucoup depuis la publication dans Tel Quel de « Marx et l'inscription du travail » et de « Numismatiques ». Fasciné par De la grammatologie, Goux étend audacieusement la pensée derridienne à plusieurs nouveaux champs. « C'est ce que j'ai lu de plus intéressant sur Marx », lui a dit Derrida après la publication de son premier article. Et s'il n'a pu assister à la double conférence « Or, père, phallus, langue », c'est avec le plus vif intérêt qu'il prend connaissance de ce texte 1. Goux incarne à merveille l'esprit du volume collectif Théorie d'ensemble que « Tel Quel » publie à ce moment : il s'agit de transcender les disciplines traditionnelles pour construire, sinon une unification, au moins de vraies passerelles entre le marxisme le plus radical, un freudisme revu par Lacan et la théorie de l'écriture 2. Il n'est sans doute pas abusif de voir une sorte d'inflexion « gouxo-derridienne » dans un concept comme le phallogocentrisme que Derrida va préférer de plus en plus à celui de logocentrisme, dès le début des années 1970. En janvier 1969, quelques semaines après le retour en France de Derrida, trois soirées du Groupe d'études théoriques sont consacrées à « L'engendrement de la formule » par Julia Kristeva. Il s'agit d'une lecture de Nombres de Sollers, aussi ample que « La dissémination » de Derrida qui

paraît presque au même moment dans Critique, en deux livraisons. Mais la perspective de Kristeva, distinguant génotexte et phénotexte pour mettre en place une « sémanalyse », est très différente de celle de Derrida. « À propos de Nombres, reconnaît aujourd'hui Sollers, on peut dire qu'il y a eu une compétition théorique entre Derrida et Kristeva 3. » Telle est aussi l'impression de Goux, qui était alors proche des trois protagonistes : « Il y a sans doute eu une crainte de Sollers que l'empreinte de Derrida sur Tel Quel et sur son propre travail ne devienne trop forte. Par-delà l'hommage, il a dû lire son immense article sur Nombres comme une tentative d'appropriation. Sollers a été flatté et effrayé à la fois par ce texte qui était bien plus qu'un commentaire. Et le prestige grandissant de Derrida a dû lui paraître dangereux, à un moment où il s'agissait surtout de favoriser l'ascension de Julia Kristeva comme théoricienne principale de la revue 4. » Mais dans l'immédiat, le conflit demeure feutré, sinon virtuel, et tout semble se passer pour le mieux. Le 26 février et le 5 mars 1969, Derrida présente devant une salle comble une conférence qui ne s'annonce sous aucun intitulé, mais sera publiée dans Tel Quel sous le titre « La double séance ». Au fil des ans, Derrida a pris beaucoup d'assurance : ce qu'il propose pendant ces deux soirées relève de la performance plus que du discours classique. Comme le lui écrira peu après Catherine Clément : Ce que vous faites tient de l'incantation, et s'en différencie par l'appel à l'écriture ; du mime, et s'en différencie par le non-représentable ; de l'opéra – alliance voix-geste-corps-décor et s'en différencie par l'absence de distance ; du clown […], et s'en différencie par l'indifférence entre les signifiants : aucun n'est privilégié pour être plus fécond en dé/lecture qu'un autre 5.

C'est Mallarmé, depuis longtemps l'un des auteurs fétiches de Derrida, qui est le centre de « La double séance ». Et ce sont, entre autres choses, les fondements de la critique thématique » qu'il s'emploie ici à déconstruire, à travers sa réalisation la plus ambitieuse : L'Univers imaginaire de Mallarmé de Jean-Pierre Richard. Il est acquis – et il se confirmera encore – que si nous travaillons sur les exemples du « blanc » et du « pli », ce n'est pas par hasard. À la fois à cause de leurs effets spécifiques dans le texte de Mallarmé et parce que, justement, ils ont été systématiquement reconnus comme thèmes par la critique moderne. Or si nous entrevoyons que le « blanc » et le « pli » ne peuvent être maîtrisés comme thèmes ou comme sens, si c'est dans le pli et le blanc d'un certain hymen que se remarque la textualité du texte, nous aurons dessiné les limites mêmes de la critique thématique 6.

Selon Derrida, le blanc désigne la diversité des blancs qui apparaissent dans le texte « plus le lieu d'écriture […] où se produit cette totalité ». Il

n'est pas question pour autant de faire du blanc de la page d'écriture « le signifié ou le signifiant fondamental de la série. Ce “dernier” blanc (ou aussi bien ce “premier” blanc) n'est ni avant ni après la série 7 ». Rien ne peut ni ne doit venir figer un jeu de glissements et de dérives qui est au cœur de l'écriture. Au concept herméneutique de « polysémie », Derrida veut substituer celui de « dissémination ». De ce nouveau mode de lecture, qu'il commence ici à mettre en acte, Glas offrira cinq ans plus tard l'application la plus radicale. Sur un tout autre plan, le printemps 1969 est marqué par le départ du général de Gaulle. Après la crise de l'année précédente, il souhaitait retrouver une légitimité personnelle. La réforme régionale sert donc de prétexte pour organiser un référendum. Le 27 avril, c'est le « NON » qui l'emporte. Comme il l'avait annoncé, de Gaulle démissionne dès le lendemain. Quelques semaines plus tard, Georges Pompidou, son ancien Premier ministre, est élu président de la République. Même si Derrida a toujours été un homme de gauche, il ne partage pas l'antigaullisme viscéral de beaucoup de ses contemporains. Dans un entretien tardif avec Franz-Olivier Giesbert, il citera même le général de Gaulle comme le seul homme politique qu'il a réellement admiré, Nelson Mandela mis à part : « Même quand j'étais antigaulliste, dans les années soixante, j'étais fasciné par ce personnage qui savait tout marier, la vision et le calcul, l'idéalisme et l'empirisme. Habile et malin comme tous les bons politiciens, il les surplombait tous avec ses grandes idées, ses trouvailles verbales et les performances théâtrales de ses conférences de presse 8. » Sur ce sujet, Derrida est aux antipodes de Maurice Blanchot, qui détesta de Gaulle de manière aussi constante que virulente. Quelques jours après le départ du général, Blanchot écrit d'ailleurs à Derrida : « J'avoue qu'un instant je me suis surpris à respirer plus librement et, m'éveillant la nuit, à me demander : “Mais qu'y a-t-il ? Ce poids de moins ? Ah oui, de Gaulle” 9. » Rue d'Ulm, un départ va agiter les esprits, plus encore que celui du général : celui de Jacques Lacan. Depuis 1964, tous les mercredis peu avant midi, les trottoirs de la rue d'Ulm sont envahis de voitures de luxe et de jolies femmes. Lacan lui-même arrive dans son coupé Mercedes 300 SL, avant d'entrer dans la salle Dussane où une foule compacte s'entasse pour assister à son séminaire. On y fume d'autant plus que le maître lui-même ne

s'en prive pas ; la fumée est si dense qu'elle passe à travers le plafond et envahit l'étage supérieur, suscitant des plaintes régulières. Aux yeux du directeur de l'École, Lacan n'est qu'un conférencier mondain doublé d'un facteur de désordre. Depuis un bon moment, il cherche un prétexte pour se débarrasser de lui. Dominique Lecourt s'en souvient : « Un matin de 1969, Robert Flacelière m'a convoqué dans son bureau, ce qui n'était pas courant, et m'a dit : “M. Lecourt, vous qui êtes philosophe, j'ai vu que vous aviez assisté à la leçon de Lacan sur la vérité et j'aimerais savoir ce que vous en pensez… À votre avis, c'est du sérieux ? Personnellement, toutes ces histoires de phallus, je trouve ça obscène… Je vous interroge parce que M. Derrida et M. Althusser me disent que c'est sérieux.” La scène était ubuesque. J'essayais d'argumenter, ignorant qu'il avait déjà décidé de le chasser. Flacelière trouvait que ces mondanités et ces provocations n'avaient rien à voir avec les missions de l'École. Mais quand il a voulu passer à l'acte et mettre Lacan à la porte, cela a créé beaucoup d'agitation 10. » Le 26 juin 1969, Lacan rend publique la lettre d'exclusion que lui a envoyée « Flatulencière » : une nouvelle fois, il se sent traité comme un proscrit. Aussitôt après la fin de la séance, plusieurs fidèles auditeurs, dont l'artiste Jean-Jacques Lebel, Philippe Sollers, Julia Kristeva et Antoinette Fouque – figure majeure du féminisme français – improvisent une occupation du bureau du directeur. La situation s'envenime rapidement : Philippe Castellin – qui a déjà conduit la fronde contre Jean Beaufret, l'automne précédent – se met à fumer les cigares de Flacelière avant de le gifler 11. Sollers se contente pour sa part d'emporter une pile de papier à entête, dont il se servira avec jubilation pendant les mois suivants. Toute cette affaire est pourtant loin d'être anecdotique. « La question de Lacan a contribué à m'éloigner de Derrida, reconnaît Sollers. Comme Althusser, il restait à certains égards un homme d'institution. L'un comme l'autre, ils n'ont soutenu Lacan que mollement, alors qu'il était à cette époque dans une solitude effrayante, lâché par sa fille Judith comme par son gendre. C'est le moment où j'ai commencé à me rapprocher de lui 12. » Rue d'Ulm, les « maos » ont longtemps été majoritaires, en tout cas chez les philosophes. Comme s'en souvient Dominique Dhombres, qui a intégré l'École en 1967, « il a suffi d'un an pour me faire passer de Paul Ricœur à Mao Tsé-toung, puis au travail en usine, comme établi ». Heureusement pour Derrida, plusieurs élèves de sensibilité plus

heideggérienne arrivent à Normale Sup à la fin des années 1960 : Emmanuel Martineau, Jean-Luc Marion, Rémi Brague, Alain Renaut, JeanFrançois Courtine… Bernard-Henri Lévy entre pour sa part en 1968. Dans son livre Comédie, il a donné un récit coloré de sa première rencontre avec Derrida : Arrive la rentrée. Le maître reçoit en tête à tête, dans ce bureau de la rue d'Ulm dont nous avons tous rêvé, les normaliens nouvellement promus. Il est là. Chair et os. Plus jeune que je ne l'imaginais. Plus aimable aussi. Presque amical. Quoi ? Ce philosophe, ce géant, ce déconstructeur sans pitié, cet écrivain mystérieux dont je n'aurais jamais supposé qu'il eût une doctrine sur des questions aussi triviales qu'un « plan de dissertation », un « sujet de mémoire », un « programme de licence » ou « d'agrégation » – est-ce bien lui, ce personnage immense, ce compagnon de route de Tel Quel, cet artiste, qui, comme cela, simplement, prend le temps de recevoir ses nouveaux élèves et leur parle dans une langue qui est celle de tous les professeurs normaux ? Oui. C'est bien lui. J'en pleurerais, tellement c'est lui. Je reste sans voix, tant je suis ému. « Qui êtes-vous ? que faites-vous ? êtes-vous germaniste ? helléniste ? plutôt kantien ou nietzschéen ? dialecticien tendance Hegel ou bien tendance Platon ? une idée tout court ? un concept 13 ? »

Bernard-Henri Lévy est si intimidé d'être enfin face au maître dont il a lu tous les livres qu'il ne trouve rien de mieux que de se présenter comme un ami de Benesti : un cousin de Derrida, pharmacien prospère de Neuilly chez qui il se fournit en amphétamines. L'allusion à ce cousin – qui considère « Jackie » comme le raté de la famille, bien qu'il soit, paraît-il, un « crack » dans son domaine – jette un sérieux froid et met un terme à cette première rencontre. Avoir « confondu la pharmacie de Platon et celle de Benesti » est « une gaffe impardonnable », une erreur dont Lévy pense qu'elle a compromis à jamais ses rapports avec Derrida. Leurs relations s'améliorent pourtant au fil des mois. Comme beaucoup d'élèves de l'École, le futur « BHL » se sent a priori plus attiré par Althusser. Mais Derrida est plus présent et beaucoup plus accessible. Au cours d'une conversation, il va éviter une grossière erreur au futur auteur de La Barbarie à visage humain : « Derrida m'a rendu un fieffé service en 1970 ! J'avais retravaillé les interventions sur Artaud et Nietzsche présentées à son séminaire et j'avais grande envie d'en faire un livre. J'ai vu dans Le Monde une publicité pour un éditeur qui cherchait des manuscrits… La Pensée universelle ! Je leur ai envoyé mon texte, le cœur battant. Ils m'ont répondu qu'ils étaient intéressés. Mais qu'il fallait 10 000 francs pour aider la publication. Quand je lui en ai parlé, Derrida a éclaté de rire : “Vous êtes fou, c'est une arnaque” 14. »

Même si son séminaire y est de plus en plus apprécié, Derrida songe parfois à quitter la « forteresse dorée » qu'est l'École et à rejoindre l'Université. S'il a renoncé à l'idée d'une thèse classique depuis la mort de Jean Hyppolite, les nouvelles modalités établies dans la foulée de mai 1968 semblent offrir des possibilités moins lourdes. Il s'en ouvre à Pierre Aubenque, désormais professeur à la Sorbonne, lequel lui répond de manière encourageante. Il dit avoir eu récemment une longue conversation avec Maurice de Gandillac au sujet de deux ou trois philosophes qui devraient bénéficier des nouvelles dispositions, permettant de soutenir une thèse sur travaux : « Nous avons surtout parlé de toi et d'Althusser, et Gandillac ne prévoyait pas, pour toi en particulier, d'obstacles majeurs 15. » Il faut pourtant qu'il poursuive ses investigations, car il y a peu de précédents. Au cours de l'automne 1969, Derrida et Aubenque en reparlent chacun de son côté avec Canguilhem, lequel serait tout à fait favorable, à titre personnel, mais craint les réticences de principe de certains collègues, en tout cas dans l'immédiat. Le projet est enterré pour longtemps 16. La situation est plus facile dans les universités étrangères où Derrida est accueilli avec un enthousiasme grandissant. Il revient à Berlin au début du mois de juillet 1969, puis de manière régulière l'année suivante, donnant un séminaire dans le département de littérature comparée devant une quarantaine d'étudiants. C'est lors de ces voyages qu'il fait la connaissance d'un jeune Luxembourgeois, Rodolphe Gasché, qui deviendra bientôt l'un de ses plus solides soutiens, écrivant une recension de De la grammatologie pour la revue de Hans Georg Gadamer, avant de se lancer pour le grand éditeur Suhrkamp dans la traduction de L'écriture et la différence. Il rencontre aussi Werner Hamacher qui, comme Gasché, va séjourner longuement à Normale Sup, assistant au séminaire comme auditeur libre, et qui deviendra l'un des plus importants soutiens de Derrida, aux États-Unis et en Allemagne. À l'Université libre de Berlin, où la pression marxiste est aussi forte qu'à Paris, c'est avec Samuel Weber que Derrida a les rapports les plus complices et les plus amicaux. Il garde aussi de bonnes relations personnelles avec Peter Szondi, même si ce dernier, de plus en plus isolé au sein de son propre département, observe avec méfiance l'évolution du séminaire. Szondi l'écrit à un ami, avec un peu d'amertume : « Il se pratique de plus en plus un ésotérisme à la Derrida (ce qui me coûte à dire, parce que

j'aime beaucoup Derrida) ; on fantasme sur les textes, comme Liszt sur des thèmes de Bach 1718. » En Grande-Bretagne aussi, on commence à s'intéresser à la déconstruction. Le 25 septembre 1969, un long et sérieux compte rendu de De la grammatologie est paru dans le Times Literary Supplement sous la signature de Philippe Sollers, suscitant une vive curiosité 19. À l'invitation d'Alan Montefiore, qu'il a rencontré à Cerisy dès 1959, Derrida se rend au Balliol College d'Oxford, en février et en mai 1970. « Je le faisais venir en partie par esprit de contradiction, se rappelle Montefiore. Son travail et celui des autres philosophes français étaient dédaignés en Grande-Bretagne. J'allais à contre-courant de cette tendance, publiant dans Philosophy des comptes rendus réguliers de ce qui paraissait en France. Mais pour mes étudiants, et même souvent pour moi, les ouvrages de Derrida restaient d'un accès difficile. Je lui avais demandé de laisser les participants à ces rencontres prendre la parole avant lui, pour qu'ils l'interrogent sur ce qu'ils ne comprenaient pas. Dans les discussions de ce genre, il était d'une clarté remarquable 20. » En France, la période est marquée par plusieurs polémiques, devenues quelque peu obscures. Maintenant que le parti communiste a perdu l'essentiel de son prestige et de son poids, il est difficile de se représenter son importance dans l'immédiat après-68, au moment où beaucoup de jeunes intellectuels choisissent de rejoindre le PC pour contrer la pression gauchiste. Alors rédacteur en chef de La Nouvelle Critique et membre du Comité central depuis 1970, Antoine Casanova reconnaît qu'il est aujourd'hui presque impossible de comprendre « les avancées, limites, opacités et difficultés à s'extraire des cadres antérieurs de pensée, d'action, de raisonnements » qui occupent alors les communistes 21. Loin d'être monolithique, le Parti est traversé par de nombreux courants intellectuels, qui s'affrontent autour d'enjeux parfois étranges. Le 12 septembre 1969, L'Humanité publie un long article de Jean-Pierre Faye intitulé « Le camarade Mallarmé ». Même si Sollers et Tel Quel sont ses cibles principales, Faye s'en prend implicitement à Derrida. Il proteste avec vigueur contre l'idée que toute l'histoire de l'Occident serait fondée sur « l'“abaissement” de l'écriture, son refoulement par la parole ». À l'en croire, certains en viendraient même « très sérieusement à assimiler la parole à la bourgeoisie et l'écriture au prolétariat ». Faye ne se contente pas

de cette caricature 22. À coup de références cryptées à Heidegger et à la notion de mythos, il essaie de jeter le soupçon politique sur Derrida, suggérant un lien entre son travail et la « révolution rétrograde » qui porta Hitler au pouvoir. Derrida se garde bien de réagir. Mais la semaine suivante, une double réponse paraît dans L'Humanité. L'une est due à Claude Prévost, membre du comité de rédaction de La Nouvelle Critique. L'autre à Philippe Sollers : Faisant allusion à la théorie de l'écriture que nous pensons scientifiquement fondée par le livre inaugural de Jacques Derrida, De la grammatologie (1967), M. Faye, qui n'en retient d'ailleurs qu'un aspect très fragmentaire interprété à contresens, affirme péremptoirement qu'il s'agit là de la continuation d'une idéologie nazie. Cette proposition est d'une extrême gravité. Non seulement Derrida critique Heidegger en plusieurs endroits, mais insinuer que ce travail puisse avoir le moindre point commun avec le nazisme, c'est de la diffamation. Visant à la fois Derrida à travers Tel Quel et Tel Quel à travers Derrida, M. Faye prétend (toujours par insinuation) que nous aurions « assimilé la parole à la bourgeoisie et l'écriture au prolétariat » ; que nous soutiendrions que « l'histoire n'aurait cessé de reculer en Occident », etc. Or de tels énoncés seraient rigoureusement introuvables, tant chez Derrida que dans Tel Quel 23.

De manière assez curieuse, Jean-Pierre Faye écrit à Derrida que les propos qui lui sont attribués, le concernant, « constituent un mensonge grossier. Ceux qui l'ont avancé en portent la responsabilité. Quant à moi, je dirai clairement, et publiquement, que votre nom n'a pas à être mêlé à tout cela, et sur ce ton. Je dirai également l'estime et l'admiration que j'ai pour votre démarche, vous ne l'ignorez pas, depuis plusieurs années ». Il aimerait d'ailleurs avoir avec lui « cette conversation amicale » projetée depuis plusieurs mois. Faye demande toutefois à Derrida, « provisoirement » et « pour éviter toute déformation nouvelle », de ne pas faire état de cette lettre 24. Le 10 octobre, il fait paraître dans L'Humanité une « mise au point » où il assure n'avoir qu'estime et admiration pour Derrida et sa pensée. Cela n'empêche pas la polémique de se prolonger dans Tel Quel et dans Change, en s'envenimant de plus en plus. Dans La Gazette de Lausanne, Faye, qui travaille depuis quelque temps sur les racines philosophiques du nazisme, attaque Derrida de manière explicite, affirmant qu'il y a dans sa démarche « une sorte de point aveugle marqué par l'influence de la philosophie de Heidegger et par ce qui en elle précisément est un point aveugle déjà, une tache idéologique provenant de ce qu'il y a de plus régressif dans l'idéologie allemande de l'entre-deux-guerres 25 ». Désormais, les liens entre Derrida et Faye ne cesseront plus d'être conflictuels, ce qui

aura des conséquences non négligeables, une bonne dizaine d'années plus tard. À l'occasion de ces sombres affaires, Derrida s'est rapproché de JeanLouis Houdebine. Membre du parti communiste, animateur de la revue Promesse et ami de Sollers et de Julia Kristeva, il publie régulièrement dans La Nouvelle Critique, soucieux de l'ouvrir davantage à la modernité. La tâche n'est pas toujours simple : alors que se prépare une nouvelle rencontre à Cluny, Houdebine écrit à Derrida combien « l'occultation, le refoulement » de son discours restent importants au sein du Parti. « Cela tient à des résistances très profondes, très difficiles à vaincre », dont Sollers l'a averti 26. Le deuxième colloque de Cluny, qui se tient du 2 au 4 avril 1970, a pour thème « Littérature et idéologies ». Derrida n'y participe pas plus qu'au premier, mais il est souvent question de son travail dans cette rencontre qui voit s'affronter avec une grande violence Tel Quel et Action poétique, la revue d'Henri Deluy, liée au PC elle aussi mais beaucoup plus éclectique. Les tensions sont si palpables que l'un des participants s'évanouit. La jeune linguiste Mitsou Ronat, amie intime de Jean-Pierre Faye, est chargée d'attaquer Julia Kristeva et le fait de manière virulente. Élisabeth Roudinesco s'en prend pour sa part à Derrida, comparant son travail à celui de Jung, ce qui le laissera pantois. Élisabeth Roudinesco a gardé un souvenir précis de ces affrontements : « Le soir, les telqueliens se sont plaints auprès des organisateurs de la violence des attaques. Mitsou Ronat et moi-même, nous avons reçu un blâme et avons dû négocier pendant une bonne partie de la nuit pour qu'il ne soit pas rendu public. Christine Buci-Glucksmann et Catherine Clément ont été désignées pour nous répondre le lendemain. En apparence, nous étions minoritaires, mais en réalité Tel Quel avait perdu la bataille pour le contrôle intellectuel et littéraire du Parti. Ils auraient voulu imposer une “ligne”, une théorie unique et rigide, chose dont ne nous voulions absolument pas. C'est en bonne partie à cause de cet échec que Sollers s'est radicalisé vers le maoïsme l'année suivante 27. » Même s'il arrive qu'elles le mettent en cause, ces querelles ne sont pas vraiment celles de Derrida et restent très éloignées des questions qui le passionnent. En ces années 1969 et 1970, il commence à nouer de nouvelles alliances.

En 1969, ont commencé les échanges avec Jean-Luc Nancy, jeune maître assistant à l'université de Strasbourg. C'est Nancy qui en a pris l'initiative, adressant à Derrida un article où il évoque ses ouvrages, avant qu'il paraisse dans le Bulletin de la faculté des lettres de Strasbourg. Derrida lui répond par une longue lettre qui témoigne de sa parfaite connaissance du travail du jeune philosophe. Je savais déjà, pour vous avoir lu plusieurs fois dans Esprit, que nous devions nécessairement nous rencontrer ou en tout cas, au moins, nous croiser. Votre lettre et votre texte vont au-delà de ce que j'espérais et je vous en remercie très chaleureusement. Je ne saurai pas répondre à toutes les questions – décisives et incisives – que vous formulez avec autant de force que de discrétion. Je me les pose aussi, vous vous en doutez bien, et la perplexité que vous déclarez dans votre lettre, vous savez bien […] que je ne peux que la partager. […] Oui aussi sur « l'idéologie », sur la « science ». Nous lisons nos « contemporains » de manière analogue. Nous devons travailler. Mais le terrain est miné, plus que jamais 28.

À la fin de sa lettre, Derrida évoque le texte où il pense être allé « le plus loin » par rapport aux problèmes soulevés par Jean-Luc Nancy : « Les fins de l'homme », une conférence qu'il s'apprête à donner à Bruxelles après l'avoir présentée à New York. Il propose de lui envoyer ce texte qu'il ne compte pas faire paraître en France, en tout cas dans l'immédiat : « Publier m'intéresse peu en ce moment, m'inquiète même. Et je crois que cela va durer. » Nancy est très touché par cette lettre ; la proximité qu'il pressent lui permet de se sentir moins isolé. Mais il ne sait s'il osera rencontrer Derrida, craignant de ne pouvoir « déplier correctement des intuitions sans doute pas assez maîtrisées ». Le milieu d'origine de Jean-Luc Nancy est très différent de celui de Derrida. Né à Bordeaux en 1940, dans une famille catholique, il a été formé par la JEC, la Jeunesse étudiante chrétienne. Après plusieurs échecs au concours de Normale Sup, il a fait sa maîtrise sous la direction de Paul Ricœur. À l'origine, c'est pour étudier la théologie qu'il est venu à Strasbourg, mais il n'a pas tardé à s'en détacher. C'est là que Lucien Braun, alors maître-assistant à la faculté des lettres, lui présente Philippe LacoueLabarthe. « Notre rencontre a été immédiate et très forte, même si nous étions très différents. Philippe était athée, plus politique que moi, plus littéraire aussi. Il avait publié quelques textes dans LeNouveau Commerce et restait proche de Gérard Genette qu'il avait eu comme professeur d'hypokhâgne au Mans, avant de devenir l'étudiant de Gérard Granel, à Bordeaux. Tous les deux, par des chemins différents, nous avions été passionnés par De la

grammatologie. Derrida représentait pour nous la philosophie vivante : quelqu'un était en train de la pratiquer sous nos yeux, produisant des concepts avec lesquels il faudrait désormais travailler. Derrida apportait le maillon manquant, dans la chaîne qui menait de Hegel à Heidegger ; il me permettait de lire Husserl. Braun craignait que je parte pour Nanterre, où Ricœur voulait me prendre comme assistant. Il a eu l'intuition qu'en nous associant, Philippe et moi, il pourrait nous garder tous les deux… Mai 1968 a été très agité à Strasbourg. Il y avait beaucoup de débats et un grand désir de radicalité. Nous étions très méfiants à l'égard du parti communiste, vaguement séduits par le maoïsme, mais plus fascinés encore par le situationnisme, surtout en ce qui concerne Philippe 29. » Au début de l'année 1970, Nancy et Lacoue-Labarthe invitent Derrida à participer à un séminaire sur la rhétorique, dans le cadre du « Groupe de recherches sur les théories du signe et du texte » qu'ils viennent de créer. Genette et Lyotard seront également présents. L'intervention que propose Derrida, sous le titre « La mythologie blanche », est un fragment détaché de son séminaire de Normale Sup : Il s'agirait du statut de la métaphore dans le texte philosophique, de faire apparaître les traits « métaphysiques » du concept de métaphore qui pourrait guider et par conséquent neutraliser cette problématique. […] Le prétexte, sinon le fil conducteur, de cette analyse sera un passage du Jardin d'Épicure d'A. France (oui !). Le vrai fil conducteur passerait entre Nietzsche et Heidegger 30.

Derrida vient pour la première fois à Strasbourg, les 8 et 9 mai 1970. Cette rencontre à bien des égards fondatrice a été racontée en détail, par Philippe Lacoue-Labarthe dans un bel hommage improvisé peu après la mort de Derrida : Il fut l'un de nos trois premiers invités dans le petit « groupe de recherche » que nous avions réussi à fonder, Jean-Luc et moi, après 68. Ce qui m'a frappé – trois choses, ineffaçables : l'infinie tristesse de son regard, alors qu'il sortait de la gare avec Genette et avant qu'il nous ait vus, Jean-Luc et moi, qui étions venus l'accueillir ; c'était le regard de Kafka sur les photographies, de Celan aussi (et ses premiers mots du reste furent pour nous annoncer la mort de Celan qu'il venait d'apprendre). Son incroyable souveraineté, ensuite, lors de sa conférence « La mythologie blanche », qui me laissa abasourdi, terrassé, bégayant, honteux, lorsqu'il me fallut prendre la parole, peu après (mais aussitôt, fulgurante, sa bienveillance, sa bonté, bien plus qu'une simple compréhension attentive : son sourire…). Enfin, le soir venu – et contre toute attente –, sa gaieté, sa vivacité, ou plutôt cette joie qui pouvait être la sienne, brusquement 31.

Quelques mois avant cet hommage, lors de la dernière venue à Strasbourg de Derrida, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy avaient relaté ensemble d'autres moments de ce séjour :

Nous nous souvenons d'une promenade le long de l'Ill : Philippe marchait devant avec Genette, Jean-Luc suivait avec Derrida (Lyotard n'était pas encore arrivé). Genette et Philippe se connaissaient et bavardaient ; Jean-Luc en revanche découvrait la capacité de silence de Derrida et s'angoissait légèrement de se trouver réduit à lui désigner tour à tour le palais des Rohan, la cathédrale, l'ancienne douane, ce qui, de fait, n'appelait guère de réponses… En revanche à un autre moment il devint plus loquace pour raconter l'histoire toute récente d'un de ses fils, très jeune, parti sans permission en vélo sur la route nationale. La peur qu'il en avait eue était encore très perceptible. Nous étions vaguement étonnés : nous apprenions qu'on ne parle pas forcément de philosophie avec un philosophe, et que le travail passe par les textes 32.

Les liens avec Nancy et Lacoue-Labarthe vont rapidement s'intensifier, conduisant à de nombreux projets communs. C'est à peu près à la même époque que Derrida fait la connaissance de Sarah Kofman qu'il présentera bientôt aux deux Strasbourgeois d'adoption. Née à Paris en 1934, fille d'un rabbin arrêté et déporté en 1942, elle a vécu toute la fin de la guerre comme une enfant cachée, dans des circonstances particulièrement dramatiques qu'elle ne révélera que dans son dernier livre, Rue Ordener, rue Labat. C'est en 1968 qu'ont commencé ses relations avec Derrida. Sarah Kofman préparait sa thèse sur « Nietzsche et la métaphore » sous la conduite de Jean Hyppolite. Après la mort de ce dernier, elle demande à Derrida de prendre le relais : comme il n'a pas les titres pour le faire, c'est finalement Gilles Deleuze qui s'en charge. Cela n'empêche pas Sarah Kofman de devenir l'une des plus fidèles auditrices du séminaire de la rue d'Ulm et de se rapprocher de Derrida. Au mois de juin 1970, Derrida est surtout préoccupé par la santé de son père, qui se dégrade rapidement. Depuis un moment, Aimé Derrida souffre de coliques néphrétiques et maigrit de façon alarmante. Les médecins diagnostiquent un ulcère à l'estomac, puis une dépression nerveuse. L'été est assombri par ce mal qui ne cesse de s'aggraver sans que les médecins parviennent à poser un diagnostic précis. Jacques est irritable, épuisé, incapable de travailler au texte sur Condillac qu'il a emporté avec lui à Nice. « La maladie de mon père m'a donné, me donne encore aujourd'hui, assez d'inquiétude pour m'ôter toute force et tout courage », écrit-il à JeanLuc Nancy 33. Hospitalisé pour une pleurésie, Aimé Derrida meurt le 18 octobre 1970, « après deux mois d'angoisse, d'incertitude, d'énigme même 34 ». En réalité, il souffrait sans doute d'un cancer du pancréas – celui dont Jacques luimême mourra, exactement au même âge 35. Pendant les dernières semaines, Derrida a multiplié les allers-retours à Nice ; il continue à y aller

régulièrement pour soutenir sa mère, et ces trajets sont d'autant plus épuisants qu'il se refuse toujours à prendre l'avion. Très secoué par ce décès auquel il ne s'attendait pas, il se sent hagard, perdu, « à peine capable de maintenir la façade professionnelle 36 ». Si l'École normale supérieure est constamment agitée, en ces années de l'après-68, elle connaît une vraie crise au début de l'année 1971. Au mois de février, une grève se prolonge pendant plusieurs semaines. Le Comité d'action « Damoclès », qui anime le mouvement, décide d'organiser une grande fête pour célébrer le centenaire de la Commune. Plus de cinq mille personnes sont accueillies à l'École le soir du 20 mars 1971. Mais les organisateurs de la soirée sont tout à fait dépassés et la nuit s'achève dans la violence. Le monument aux morts est vandalisé, de nombreux locaux sont pillés, dont la bibliothèque, et on signale un début d'incendie. Le matin du dimanche 21 mars, l'École a des allures de champ de bataille. Ancien normalien, le président Georges Pompidou est très choqué par ce qui vient de se produire. Fait sans précédent, il demande à Olivier Guichard, le ministre de l'Éducation nationale, de fermer l'École pour deux semaines. Furieux d'apprendre que Robert Flacelière était absent ce fameux soir, le président exige sa démission. Pierre Aubenque, dont Derrida est assez proche, est d'abord pressenti pour prendre la direction de l'École. Mais Pompidou préfère faire appel au cacique de sa propre promotion, l'helléniste Jean Bousquet, pour assurer la reprise en main 37. Quelques semaines après ces événements, Derrida part pour l'Algérie avec Marguerite, Pierre et Jean, pour un séjour de deux semaines. Il doit donner une série de cours à l'université d'Alger, mais se réjouit surtout de retrouver les lieux de sa jeunesse, pour la première fois depuis l'été 1962. Malheureusement, le séjour est loin d'être une réussite, comme il le raconte à Roger Laporte : Ce voyage fut pénible à tous les égards. Retour déprimant sur les lieux « archaïques » de mon enfance ; un pays qu'on se réjouit de voir indépendant et, somme toute, en fonctionnement, mais aussi embourbé dans de terribles problèmes (chômage, surpopulation, etc.) apparents au premier regard ; une université pleine à craquer (18 000 étudiants) mais sans liberté politique (association d'étudiants dissoute, un contrôle idéologique très sévère, droit de réunion et d'affichage politique refusé, etc.). Puis l'inconfort avec les enfants, la pluie presque tout le temps. Nous sommes donc rentrés plus tôt que prévu 38.

Cela n'empêchera pas Derrida de connaître de violentes bouffées de « nostalgérie » pendant les années suivantes. Dans des lettres à son ami

Pierre Foucher, qui enseigne longtemps en Algérie, il dit combien « tout ce passé enfoui [l]e travaille silencieusement mais puissamment 39 ». « J'ai parfois des pulsions nostalgiques à en tomber à la renverse et à en perdre connaissance. J'exagère à peine. À la première occasion (temps, argent), j'irai y passer quelques jours 40. » Comme bon nombre de ses contemporains, Gérard Granel a vécu une grande crise intellectuelle depuis mai 1968. Lui qui semblait jusqu'alors se soucier assez peu de la politique la place désormais à l'avant-plan. Il adresse à Derrida les textes qu'il a récemment publiés et l'interroge sur plusieurs points, à commencer par « l'énigme de son mutisme sur Marx 41 ». Il n'est certes pas le premier à le faire, mais il est le seul auquel Derrida prend la peine de répondre aussi longuement que franchement. « Si j'avais vu où se tient le “principal” chez Marx et dans tout ce qui est en jeu sous son nom, si j'avais pu faire de tout ce champ une lecture qui ne fût pas en régression par rapport à ce que “je” tente ailleurs […], j'aurais pris la parole sur Marx », écrit-il à Granel 42. Bien sûr, explique-t-il, certains pensent qu'il faut avoir un mot pertinent sur tout. On vient ainsi de lui proposer une interview sur l'athéisme, pour un volume où Jean Rostand, Claude Lévi-Strauss, Edgar Morin et François Jacob s'exprimeraient aussi sur le sujet, mais il a « naturellement » fait part de son « mutisme décidé » à celui qui voulait l'interroger. De la même façon, il a refusé une émission radiophonique consacrée à Blanchot, alors que c'est l'un des auteurs qui lui importent le plus 43. Ce n'est donc pas seulement sur Marx qu'il observe le silence. Le texte de l'auteur du Capital est « stratifié, diversifié, n'a pas de “vérité” », mais il est soumis pour l'heure à une stratégie interprétative que Derrida juge « dans son principal, métaphysique et régressive ». Cette stratégie, il ne veut pourtant pas l'attaquer de front, car dans la conjoncture présente ce serait un geste réactionnaire. « Je ne tomberai jamais dans l'anticommunisme, alors je la ferme. Et je sais que cela énerve tout le monde, et que certains se soucient peu, comme toi, de “respecter” mon silence. » Reconnaissant que son attitude « peut donner à tort le sentiment d'un apolitisme, ou plutôt d'une “apraxie” », Derrida achève cette longue lettre par une quasi annonce de ce qui, vingt-deux ans plus tard, deviendra Spectres de Marx :

Je n'en sortirai, de ce silence, que quand j'aurai fait le travail. Et le travail, je le pressens, connaissant ma manière et mes rythmes, ne donnera jamais lieu à une « conversion », mais à des incisions obliques, à des déplacements de biais, suivant telle ou telle veine inaperçue du texte marxiste ou de la « révolution » dont il est le discours. […] En attendant, que faire d'autre que de travailler dans la limite de la rigueur dont on est capable […] et d'agir « à gauche » chaque fois qu'on le peut, dans le champ qu'on perçoit ou domine, quand la situation est assez claire pour cela, sans se faire grande illusion sur la portée microscopique d'une telle « action ».

« Agir “à gauche” chaque fois qu'on le peut » : telle est, dès cette époque, la ligne de conduite de Jacques Derrida, injustement accusé par certains de ne s'être engagé que sur le tard. Lorsque la situation lui paraît « assez claire », il répond sans tergiverser aux sollicitations qui lui sont adressées. Le 12 novembre 1970, il a signé la pétition contre la censure dont est victime Eden Eden Eden de Pierre Guyotat, aux côtés de Jérôme Lindon, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Pierre Boulez, Michel Foucault et d'un grand nombre d'écrivains, ceux du Nouveau Roman et de Tel Quel entre autres. Deux semaines plus tard, il répond en même temps que quatre cents intellectuels français à l'appel de La Nouvelle Critique réclamant la libération d'Angela Davis. Le 19 janvier 1971, dans L'Humanité, il marque pour la première fois son attachement à la cause des Palestiniens : après les agressions répétées et meurtrières menées par l'armée jordanienne, il signe un appel « contre toute tentative de liquidation de la résistance palestinienne », appelant « l'opinion et l'ensemble des forces démocratiques à faire prévaloir une solution politique qui ne saurait être envisagée en dehors du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes 44 ». Quelques mois plus tard, l'affaire George Jackson est l'objet d'un engagement beaucoup plus personnel. Jackson est un militant noir, incarcéré dans une prison californienne : après la mort d'un gardien blanc au cours d'une émeute, il a été injustement accusé de meurtre en même temps que deux autres prisonniers noirs. Mais le livre où Jackson raconte son histoire, Les Frères de Soledad, marque profondément l'opinion publique et fait de ce jeune Noir américain de vingt-huit ans un symbole de la lutte des Black Panthers. L'ouvrage est publié en français chez Gallimard avec une préface de Jean Genet, lequel a passé trois mois en compagnie des révolutionnaires noirs, faisant une véritable tournée à leurs côtés dans les universités américaines. En juillet 1971, alors que Jackson doit passer en jugement, Genet lance un « appel pour un comité de soutien aux militants politiques noirs emprisonnés 45 », puis demande aux signataires d'apporter leur contribution à un livre sur Jackson.

Derrida écrit son texte pendant la traversée qui l'emmène aux États-Unis, sous forme d'une lettre à Genet. Mais le 21 août 1971, deux jours avant l'ouverture de son procès, Jackson est abattu par des policiers, officiellement pour tentative d'évasion. Le livre prévu perd sa raison d'être et le texte d'une grande subtilité rédigé par Derrida ne sera jamais publié. S'il y réaffirme son soutien à la cause des prisonniers noirs, il fait part à Genet de sa réticence sur la forme choisie. Il craint notamment qu'un tel ouvrage réduise « cet énorme enjeu à un événement plus ou moins littéraire, voire éditorial, à la représentation française, parisienne même, que se donnerait à elle-même une intelligentsia affairée autour de ses signatures ». C'est pourquoi j'hésite encore à participer à la démarche collective dont vous m'avez parlé ; et c'est pourquoi je redoute l'insistance qu'on pourrait mettre un jour sur ce que vous appelez le « talent littéraire » (qu'il faut aussi reconnaître, bien sûr, vous avez raison, et ce n'est pas vous que je soupçonne ici, qu'il faut aussi utiliser, j'en suis d'accord), du « poète » Jackson. Et autres pièges semblables. Saura-t-on jamais qui piège qui sur cette scène ? […] Avec la meilleure volonté du monde, avec l'indignation morale la plus sincère contre ce qui reste en effet insupportable et inadmissible, on pourrait alors ré-enfermer ce qu'on dit vouloir libérer. Domestiquer une effraction 46.

Qu'ils soient ou non publics, ces engagements concrets sont loin de suffire à combler les attentes. Dans l'immédiate proximité de Derrida, certains sont encore plus impatients que Gérard Granel de le faire réagir sur les questions théoriques qui leur semblent les plus brûlantes, à commencer par celle du marxisme-léninisme. C'est le cas de Jean-Louis Houdebine et Guy Scarpetta, les animateurs de Promesse. À l'origine, il s'agissait d'une revue de poésie de Poitiers, mais Houdebine et Scarpetta l'ont transformée peu à peu en satellite de Tel Quel. Lorsqu'en mai 1971 ils demandent à Derrida de réaliser un entretien de fond avec lui, l'auteur de « La double séance » sait d'emblée à quoi s'en tenir. « Quelle situation idéologique depuis quelques mois ! Et quelle violence dans les affrontements », lui a récemment écrit Houdebine 47. À cette violence, Derrida accepte de se confronter. L'entretien a lieu dans son bureau de Normale Sup l'après-midi du 11 juin 1971 48. Même si la discussion est serrée, le ton reste des plus courtois. Tant Houdebine que Scarpetta ont une grande admiration pour lui. Et Derrida, qui dit avoir accepté pour la première fois « la loi de l'entretien et du mode déclaratif », n'a pas l'intention de se dérober. S'il n'a pas réagi publiquement depuis les attaques de Jean-Pierre Faye et d'Élisabeth Roudinesco, il le fait ici avec netteté, de manière vive et parfois ironique. Tout en réaffirmant son

soutien à Tel Quel et à Sollers, il refuse de se laisser enrôler sous la bannière du matérialisme dialectique, assurant qu'il n'y aurait « aucun bénéfice, théorique ou politique, à précipiter les contacts ou les articulations tant que les conditions n'en sont pas rigoureusement élucidées ». Entre le travail de déconstruction qui est le sien et la conceptualité marxiste, « l'ajointement ne peut pas être immédiatement donné 49 ». Ce qui lui a paru « nécessaire et urgent », dans la situation historique qui est la leur, « c'est une détermination générale des conditions d'émergence et des limites de la philosophie, de la métaphysique ». Répondant implicitement à Faye, Derrida maintient que le texte de Heidegger est pour lui d'une extrême importance, « qu'il constitue une avancée inédite, irréversible et qu'on est encore très loin d'en avoir exploité toutes les ressources critiques ». Cela ne l'empêche pas d'avoir marqué, « dans tous les essais » qu'il a publiés, « un écart par rapport à la problématique heideggérienne 50 ». Le lendemain, Houdebine remercie chaleureusement Derrida de sa patience à répondre à leurs questions. Mais quelques jours plus tard, lorsqu'il rend compte à Sollers de l'entretien, il évoque « une position plus défensive qu'offensive », beaucoup de « précautions » et de « prudence 51 ». Les choses sont loin d'être terminées. Le 1er juillet, Houdebine envoie à Derrida la transcription, l'accompagnant d'une lettre d'inspiration très léniniste, dont une partie sera reprise à la suite de l'entretien. Quant à Derrida, il ne se contente pas de revoir minutieusement ses propos : il ajoute une très longue note d'une extrême vigueur à propos de Lacan, un autre sujet sur lequel « certains de [s]es amis, pour des raisons parfois contradictoires, ont regretté [s]a neutralité ». Dans les textes que j'ai publiés jusqu'ici, l'absence de référence à Lacan est en effet presque totale. Cela ne se justifie pas seulement par les agressions en forme ou en vue de réappropriation que, depuis la parution de De la grammatologie dans Critique (1965) (et même plus précocement, me dit-on), Lacan a multipliées, directement ou indirectement, en privé ou en public, dans ses séminaires et, depuis cette date, je devais le constater moi-même, dans presque chacun de ses écrits. […] Cette crispation du discours – que j'ai regrettée – n'était pas insignifiante et elle appelait, là aussi, une écoute silencieuse 52.

Lorsque Derrida a écrit ses premiers articles, déclare-t-il, il ne connaissait encore que deux ou trois textes de Lacan, même s'il était déjà « assuré de l'importance de cette problématique dans le champ de la psychanalyse ». Depuis, en lisant minutieusement les Écrits, Derrida assure y avoir repéré quelques motifs majeurs, parmi ceux qu'il s'efforce lui-même de mettre en question : « un telos de la parole pleine dans son lien essentiel […] avec la

Vérité », « une référence allègre à l'autorité de la phonologie et plus précisément de la linguistique saussurienne », doublée d'une absence d'interrogation spécifique quant « au concept d'écriture ». Il annonce qu'il s'est beaucoup intéressé au « Séminaire sur La Lettre volée » et y reviendra bientôt 53. Ce qu'il fera effectivement dès le mois de novembre 1971, lors d'une conférence à l'université Johns Hopkins de Baltimore, sans doute reprise à Yale. Le 30 juillet, Houdebine accuse réception de l'entretien corrigé et complété. L'ensemble constitue selon lui « un texte important, une série de marques très productives dans le champ idéologique de la rentrée » ; il ne doute pas qu'il va « faire quelque bruit 54 ». Derrida insiste pour que le texte ne soit montré à personne avant la parution du numéro, prévue pour le mois de novembre. Cela n'empêchera pas Houdebine d'évoquer en détail le contenu de l'entretien – note sur Lacan comprise – lors d'une rencontre avec Sollers et Julia Kristeva à l'île de Ré. La « rentrée » s'annonce effectivement empreinte de radicalité. Du côté de Tel Quel, la pression maoïste se fait de plus en plus insistante. Au mois de juin 1971, Sollers a fait publier au Seuil De la Chine, le reportage plus qu'enthousiaste d'une amie d'Althusser, Maria Antonietta Macciocchi. Mal à l'aise, Derrida a demandé à son vieil ami Lucien Bianco ce qu'il en pensait. L'auteur d'Aux origines de la révolution chinoise ne lui a pas caché son exaspération face à cette lourde propagande pour une Révolution culturelle dont les Européens veulent ignorer la sanglante brutalité. Comme Derrida le dira dans un texte tardif, la fréquentation de Bianco l'a très tôt mis en garde contre « la terreur obscurantiste qui bavardait alors dans certains quartiers », surtout « au moment où les sommeils dogmatiques les plus inquiétants, les plus menaçants, parfois les plus comiques aussi dominaient la scène d'une certaine “culture” parisienne 55 ». Pour l'heure, il évite de son mieux le sujet. Malgré les durcissements politiques, le dialogue avec Sollers reste très amical, tout comme avec Julia Kristeva qui vient de faire son entrée officielle au comité de rédaction de la revue. La sortie de La dissémination se prépare et il semble aller de soi que Derrida participera l'été suivant au colloque « Artaud/Bataille » que Tel Quel organise à Cerisy. Il n'empêche : comme en 1968, partir aux États-Unis est à bien des égards un soulagement. Le voyage se fait en bateau, dès le milieu du mois d'août, car la peur de l'avion qu'a Derrida est encore insurmontable. Jacques

et Marguerite sont accompagnés de leurs deux fils, mais aussi de leur nièce, Martine Meskel – la fille de Janine –, qui vient de passer son bac de français à Nice. « Pendant mon enfance, se souvient-elle, Jackie était un peu l'oncle d'Amérique. Ses voyages lointains me faisaient rêver. En juillet 1971, alors que j'attendais impatiemment les résultats du bac de français, il m'a dit : “J'aimerais bien t'emmener aux États-Unis, mais tu comprends, cela dépend de tes notes au bac.” En réalité, il les avait dans la poche et elles étaient bonnes… Quelques semaines plus tard, nous avons embarqué ensemble sur le paquebot France. Je me souviens que Jacques soulignait la distance entre le luxe du bateau et la pauvreté des Noirs américains dont il soutenait le combat. Pendant la traversée, je me suis sentie plongée dans un milieu intellectuel très nouveau pour moi. Marguerite m'a fait lire plusieurs œuvres de Freud et Jacques quelques dialogues de Platon. L'année suivante, j'ai eu tout de suite de bonnes notes en philo, ce qui a décidé de mon orientation 56. » Les premières semaines sont essentiellement consacrées au tourisme. Avec leur propre voiture, une Citroën Ami 6 blanche qu'ils ont embarquée sur le France, Marguerite et Jacques veulent montrer le plus de choses possible à Martine et à leurs enfants – Pierre est alors âgé de huit ans, tandis que Jean aura quatre ans pendant le séjour. « Nous sommes restés quelques jours à New York, raconte Martine Meskel. Jacques était heureux et fier de me faire découvrir cette ville qu'il connaissait déjà très bien. Il a tenu à ce que nous traversions Harlem en voiture ; par moments, il filmait tout en conduisant. Il disait qu'on ne devait pas s'arrêter, parce que c'était dangereux, mais il trouvait tout de même important de nous y emmener. » Après avoir fait escale à Boston, ils se rendent tous ensemble à Montréal où a lieu le quinzième congrès des sociétés philosophiques de langue française, du 29 août au 2 septembre. C'est Paul Ricœur qui est en charge de la conférence inaugurale. Derrida intervient juste après, prononçant « Signature, événement, contexte », une lecture d'Austin qui, quelques années plus tard, donnera lieu à une polémique à rebondissements avec John R. Searle. Mais dans l'immédiat, c'est avec Ricœur que Derrida a une longue et vive discussion qui se prolonge ensuite à travers leurs écrits respectifs 57. Martine repart peu après, pour entrer en terminale. Pendant les mois suivants, dans un automne d'une grande douceur, Jacques, Marguerite et leurs deux fils retrouvent Baltimore et leurs amis de Johns Hopkins. Ils sont

logés dans un vaste appartement, où vécut Scott Fitzgerald. La mère de Jacques et l'une de ses tantes viendront y passer plusieurs semaines. Même si la charge d'enseignement de Derrida est lourde, les premières semaines sont très agréables : Professeurs et étudiants très accueillants, administration universitaire incroyablement « huilée », facile. Le confort et la « maniabilité » de tout constituent – par exemple à la bibliothèque – un spectacle, un objet en eux-mêmes. Évidemment, le bain de fric dans lequel cela évolue facilite tout. Et puis, c'est, semble-t-il, une des plus paisibles universités américaines : politiquement, socialement. Certains étudiants s'en plaignent. Ce sont eux, aussi bien, qui connaissent Paris, y ont passé un an, et suivent l'événement politico-littéraire parisien au jour le jour, comme s'ils habitaient entre Gallimard, Maspéro et Le Seuil 58.

Parmi ces étudiants, certains connaissent déjà bien le travail de Derrida pour avoir suivi le séminaire parisien qu'il donne en tout petit comité, dans une annexe de Cornell et de Johns Hopkins, place de l'Odéon. C'est le cas d'Alan Bass, qui deviendra l'un de ses meilleurs traducteurs américains : « À Paris, le cours que Derrida nous avait donné en 1970 portait sur Lautréamont ; j'avais été fasciné par son approche et je m'étais mis à le lire méthodiquement, truffant mes textes de citations de lui. À Baltimore, son séminaire était pour l'essentiel une lecture de Lacan et surtout du “Séminaire sur La Lettre volée”. Pour bien comprendre Lacan, j'ai décidé de faire une lecture de Freud aussi systématique que possible. Ce fut mon introduction à la psychanalyse, qui allait plus tard devenir mon métier. Le travail que j'ai rédigé au terme de cette série de cours a beaucoup plu à Derrida. Il m'a reçu dans son appartement, avec Marguerite et les enfants, et en a discuté longuement avec moi. Je m'en souviens comme si c'était hier : Jacques Derrida en personne était assis à côté de moi et corrigeait mes fautes de grammaire ! Quelques jours plus tard, Hillis Miller, qui enseignait alors à Hopkins et était l'un des plus fervents défenseurs de Derrida, a suggéré qu'en guise de thèse je fasse une traduction annotée de L'écriture et la différence. J'ai senti qu'on m'offrait là une opportunité extraordinaire. Jacques et Hillis m'ont parlé de mon avenir et du rôle qu'ils m'attribuaient dans leurs plans. L'année suivante, à la New York Public Library, j'ai commencé la traduction de L'écriture et la différence, vérifiant l'une après l'autre les références. Quand il y avait une citation de la Monadologie de Leibniz, je lisais intégralement le livre 59. » À cette époque, la réputation de Derrida dans le monde universitaire américain reste limitée à de petits cercles. D'abord parce qu'il enseigne en français, et donc à un nombre restreint d'étudiants, ensuite et surtout parce

que aucun de ses livres n'est encore disponible en anglais. Tandis qu'Alan Bass s'occupe de L'écriture et la différence, Gayatri Spivak, une jeune femme d'origine bengalie, commence à traduire De la grammatologie. Mais les deux ouvrages ne paraîtront pas avant plusieurs années. À court terme, c'est donc à travers les conférences et les rencontres individuelles que les principes de la déconstruction se répandent peu à peu aux États-Unis. Dès la mi-octobre, tout en continuant ses cours à Johns Hopkins, Derrida commence des voyages hebdomadaires vers d'autres universités. Paul de Man vient de quitter Baltimore pour Yale, ce qui aura bientôt des conséquences importantes. Dans l'immédiat, il demande à Derrida une conférence sur le thème « Littérature et psychanalyse » pour le département de littérature comparée. Contrairement à ce qui était arrivé lors de son premier passage à Yale, il aura donc affaire à « un auditoire passionnément intéressé » et qui l'aura lu, lui assure de Man 60. De fait, « Le facteur de la vérité », ébauche du texte du même nom, émerveille le public. C'est à Johns Hopkins, le 6 novembre, que Derrida prononce une autre conférence importante, « Qual Quelle », à l'occasion du centième anniversaire de la naissance de Valéry ; il s'est replongé dans son œuvre pour la première fois depuis l'adolescence, mais va souvent s'y référer par la suite. Tout au long de son séjour américain, Pautrat et Althusser donnent à Derrida des nouvelles de la rue d'Ulm. Le nouveau directeur est arrivé, Jean Bousquet, un ancien condisciple de Pompidou, un « vieux beau un peu démagogue », mais « nettement plus subtil et poli que le prédécesseur 61 ». Derrida ne doit pas se faire « l'ombre d'un souci pour l'École et ses philosophes 62 » : tout se passe pour le mieux sur ce plan. Mais ses deux collègues et amis tiennent surtout à l'informer des turbulences parisiennes : elles ne sont pas moindres que pendant l'automne 1968, lors de son précédent séjour à Baltimore. Sollers a certes félicité Bernard Pautrat pour son livre, Versions du soleil. Figures et système de Nietzsche, récemment publié au Seuil. Mais il lui a surtout exposé en détail la grande affaire du moment, celle qui concerne De la Chine. En septembre 1971, l'interdiction à la Fête de L'Humanité du livre de Macciocchi a précipité la rupture de Sollers avec le parti communiste. Derrida doit donc, d'ici son retour, s'habituer à la nouvelle situation, car « le qualificatif “révisionniste” se manie désormais avec un naturel, une aisance, une innocence – pleins d'aplomb 63 ». Dans les locaux des éditions du Seuil,

rue Jacob, le bureau de Tel Quel s'est couvert de « dazibaos », dont beaucoup sont dus à Marcelin Pleynet. Le plus savoureux est peut-être celui-ci : « Deux conceptions du monde, deux lignes, deux voies : Aragon ou Mao Tsé-toung ? Camarades, il faut choisir 64 ! » De son côté, Althusser mène un jeu complexe. Même s'il n'est pas question pour lui de quitter le Parti, il a rencontré récemment Houdebine qui veut lui consacrer un numéro spécial de Promesse. Ce qu'il a entendu de l'entretien à paraître avec Derrida l'a beaucoup alléché : « Je pense qu'il me le passera avant publication, si tu le veux bien. J'aimerais, tu le sais, comprendre ce que tu écris, et ne pas me contenter de quelques éclairs et fragments. » Peut-être cet entretien lui servira-t-il de porte d'entrée dans la pensée de son ancien élève. « Ce qui est frappant, c'est que jusqu'ici personne de ceux que tu gênes n'ait été en mesure de présenter une critique qui soit à la hauteur de ce que tu écris 65. » Le numéro de Promesse contenant le grand entretien avec Derrida paraît le 20 novembre, peu avant le nouveau Tel Quel « afin de bénéficier d'un laps de temps de vente exclusive 66 ». Comme Houdebine l'imaginait, il ne passe pas inaperçu et les ventes sont plus fortes que d'habitude. Mais un nouvel incident se produit : sans prévenir Derrida, qui sera ulcéré par le procédé, Jean-Louis Houdebine envoie immédiatement le numéro à Lacan, en lui expliquant que la longue note le concernant a été ajoutée après coup : « C'est ce qui explique, dans l'entretien tel qu'il est publié, l'absence de réaction de notre part quant aux remarques critiques formulées par Derrida, avec lesquelles nous sommes loin d'être toujours d'accord. Mais nous n'avons pas caché ce désaccord à Derrida […], sans envisager pour autant de le censurer. » Dans sa lettre, Houdebine assure aussi Lacan que sa réponse éventuelle sera publiée dans la revue 67. Derrida revient des États-Unis le 7 décembre. Pendant les deux semaines suivantes, il est pris dans une espèce d'avalanche, « en particulier à cause de l'agitation actuelle de notre petit cirque parisien 68 ». Il se sent écartelé entre sa lucidité intellectuelle et sa volonté de ne pas rompre avec un ami cher et un milieu qui continue de lui importer. Dans la perspective de la prochaine sortie de La dissémination dans la collection « Tel Quel », Sollers rédige un texte de présentation enthousiaste : « La dissémination, c'est à la fois, dans le coup d'une inscription sans réserves, le risque, la dispersion et la plus stricte contrainte. La pensée la plus difficile, la plus abrupte et la plus

enjouée. » De son côté, Derrida a donné plusieurs gages de complicité à l'intérieur du futur livre : non seulement un quart du volume est consacré à Nombres, mais il fait quelques allusions louangeuses à Julia Kristeva, Marcelin Pleynet et Jean-Joseph Goux ; et il lui arrive de citer Marx, Lénine, Althusser et même les Écrits de Mao Tsé-toung. Tout cela, pourtant, ne va pas suffire.

Chapitre 7 Ruptures 1972-1973 En cette période de vœux, habitude à laquelle il restera longtemps fidèle, Derrida adresse à Henry Bauchau, qu'il regrette de ne pas avoir revu depuis longtemps, une longue lettre à la tonalité mélancolique : La vie que je mène, que nous sommes hélas beaucoup à mener, devient de plus en plus triste et absurde, en particulier à cause de notre agitation stérile, distraite, abstraite qui emporte chaque jour, le pire, bien sûr, dans le monde, et le meilleur aussi. Je supporte de moins en moins ce qui empêche de voir les amis, de leur parler, de partager avec eux le temps. Et ce qui m'en empêche s'accroît, s'accumule régulièrement, me rapproche sûrement d'une espèce de suffocation intolérable et mortelle. […] La « scène parisienne » est asphyxiante – vainement de surcroît 1.

Quelques jours plus tard, il envoie à Sollers une lettre chaleureuse bien qu'un peu embarrassée à propos du manuscrit de Lois, son nouveau roman : « Excusez mon retard. C'est qu'aussi j'ai voulu relire. Et il faudra le faire encore, bien sûr, plus d'une fois. […] Difficile, impossible à la limite d'écrire sur Lois. Texte trop piégé. À chaque instant, on risque […] de tomber dans une mauvaise case du jeu (prison, puits, labyrinthe, etc.). Mais quel jeu 2 ! » On est loin de l'enthousiasme qu'il avait immédiatement manifesté après sa première lecture de Nombres. Dans les jours suivants, les choses vont se précipiter. Le 18 janvier, Derrida annonce à Houdebine qu'il a répondu à l'invitation d'Antoine Casanova, le rédacteur en chef de La Nouvelle Critique, et ce, en dépit de la rupture désormais totale des liens entre Tel Quel et le parti communiste. Mais cette rencontre, tient-il à préciser, n'est en rien un ralliement : « Les prévisions que je vous avais confiées à ce sujet se sont pleinement confirmées. J'ai rappelé des “positions” connues et j'ai très fermement, très clairement exprimé mon désaccord avec l'interdiction du livre De la Chine à la fête de L'Humanité. Ce qui a occupé la plus grande partie de l'entretien. Rien de marquant autrement 3. »

Le même soir, Jacques et Marguerite sont invités à dîner chez Paule et Yves Thévenin, en compagnie de Sollers, Julia Kristeva et Pleynet. Mais les heures passent et les trois telqueliens ne se montrent pas. Derrida et Thévenin apprennent bientôt qu'il s'agit d'« un coup de semonce », en guise de représailles contre le rendez-vous avec Antoine Casanova 4. Ulcérés par cette attitude, Paule Thévenin et Derrida en tirent des conséquences immédiates. Dès le lendemain, ils informent chacun de son côté les responsables de Cerisy qu'une « rupture » étant intervenue dans leurs rapports avec Sollers et le groupe Tel Quel, ils ne participeront pas à la décade annoncée sur Artaud et Bataille. « Je le regrette, mais ma décision étant définitive, j'ai cru devoir vous en faire part aussitôt pour vous permettre, si vous le jugez opportun, de la rendre publique 5. » Prenant acte de la situation, Sollers tente de sauver ce qui peut l'être, en faisant mine de distinguer l'attitude de Derrida de celle de Paule Thévenin : Jacques, Il me semble que tout peut se passer sans trop de remous, n'est-ce pas ? Vous savez que j'ai considéré et que je pense devoir m'engager à fond dans l'affaire Macciocchi. Pouvez-vous, je vous prie, dire : 1) à Paule : qu'il me semble inutile de laisser entendre que nous allons l'attaquer (sur son travail etc.) ce que nous ne ferons, bien entendu, jamais. 2) à Yves : que nous lui gardons, Julia et moi, quoi qu'il arrive, notre amitié reconnaissante. Merci de ce service. Amitiés à Marguerite. Pour vous, tout ce que vous savez par ailleurs (c'est écrit).

Sollers ajoute en post-scriptum : « Est-il absolument nécessaire que Paule dise désormais partout qu'elle et Derrida ont rompu avec Tel Quel ? 6 » La réalité est qu'il n'y a plus rien à sauver, même si La dissémination doit paraître quelques semaines plus tard dans la collection « Tel Quel ». Derrida espère garder des liens amicaux avec quelques outsiders du groupe, notamment avec Jacqueline Risset – elle vit en Italie loin de toutes ces péripéties –, mais il ne veut plus entendre parler de Sollers, ni de Julia Kristeva, ni de Pleynet, qui pour leur part ne vont pas se priver de l'attaquer. La brutalité qui va bientôt prévaloir n'est pas seulement individuelle, elle correspond aussi à la période. Le 25 février 1972, soit un peu plus d'un mois après ces événements, le militant maoïste Pierre Overney est assassiné par un vigile devant les portes de l'usine Renault de Billancourt, alors qu'il distribue un tract appelant à commémorer le massacre du métro Charonne, dix ans auparavant. Le samedi 4 mars, jour de ses obsèques, près de deux cent mille personnes traversent Paris, de la place de Clichy au cimetière du

Père-Lachaise. Jean-Paul Sartre se tient près du cercueil. Michel Foucault et bien d'autres personnalités sont dans la foule. Et l'on dit qu'Althusser aurait déclaré ce jour-là : « C'est le gauchisme qu'on enterre 7. » Rétrospectivement, la mort de Pierre Overney marque un moment essentiel : celui où l'extrême gauche française évite de basculer dans une violence qui ne serait plus seulement verbale. Très affecté par la rupture avec Philippe Sollers, à qui le liait une profonde amitié depuis 1964, Derrida refusera toujours d'en reparler, invitant « d'une part à “lire les textes”, y compris les siens, et notamment ceux de la collection et de la revue dans les années 65-72, […] et d'autre part à ne se fier “en rien” aux interprétations-reconstructions publiques (“grossièrement falsificatrices”) de cette séquence finale par certains membres du groupe Tel Quel 8 ». Ce long silence de Derrida donne d'autant plus d'intérêt à son échange de lettres avec le jeune philosophe belge Éric Clémens, proche de Goux et de Pautrat, et membre du comité de rédaction de la revue TXT. Le bruit court que Derrida serait « pratiquement inscrit au PCF », écrit Clémens dans la lettre qu'il lui adresse le 4 mars 1972. Pour démentir cette méchante rumeur, il aimerait que Derrida publie dans TXT une sorte de mise au point, comme un « Supplément aux Positions » où il répondrait, « non à Tel Quel, mais à la question de [son] rapport politique à et/ou de [son] intérêt pour la Chine et la Révolution culturelle », de manière à sortir enfin de « l'équivoque ». Comme bien d'autres jeunes intellectuels de l'époque, Clémens est alors en train de se radicaliser. Mais il essaie de ne pas renoncer à la philosophie, en tout cas à celle de Derrida, à laquelle il consacre depuis plusieurs années un séminaire à l'université de Louvain. « Notre fantasme était que la déconstruction de la métaphysique ouvre sur la Révolution culturelle, se souvient aujourd'hui Éric Clémens. Nous aurions voulu que Derrida franchisse le pas, comme nous l'avions fait 9. » Bien que très agacé par la démarche, Derrida va lui répondre, s'expliquant sur les événements des derniers mois comme il ne le fera jamais plus. Il dit pourtant avoir lu sans plaisir la lettre de Clémens, la ressentant comme « une pression » ou en tout cas « une demande pressante de comptes et de garanties » à laquelle il n'a pas la moindre intention de céder :

J'essaie de ne jamais me déterminer, dans un débat théorique ou politique, en cédant à une précipitation ou à une intimidation, virtuelle ou actuelle. C'est difficile, ce n'est jamais purement et simplement possible, mais essayer de le faire est une règle – théorique et politique – que j'ai observée jusqu'ici. Ma rupture avec Tel Quel a aussi, quoique non seulement, cette signification 10.

C'est donc seulement « au nom de l'amitié », et en dehors de toute perspective de publication dans TXT, que Derrida accepte de répondre à Clémens. Mais il argumente point par point, de manière détaillée. Sur la question du PC d'abord : « Qu'on veuille me faire passer aujourd'hui – auprès de qui et avec quelle crédibilité, je me le demande – pour un allié, voire un membre du PC, hostile à la Chine (! ! ! !), voilà un fait dont je ne peux, pour être bref, que rire. » En ce qui concerne la Chine, il dit n'avoir aucune opposition de principe : il fait même plus de concessions à son interlocuteur que dans tous ses textes publics : Sur le plan historico-théorique et dans le champ qui nous est commun, je ne crois pas avoir été le dernier (litote) à m'y référer. […] Sur le plan politique le plus actuel, rien contre non plus. Il reste qu'entre ce fait clair (la nécessité d'une référence positive à la Révolution culturelle) et toutes les conséquences à en tirer […], il y a l'espace d'une analyse rigoureuse et difficile : je ne l'ai pas faite, mais je ne vois pas qu'on l'ait faite ailleurs, et sans doute pour des raisons déjà analysables. En tout cas, je tiens à garder à l'égard de tout ce qu'on voudrait nous proposer sous ce titre la vigilance critique la plus froide.

Quant à ces « péripéties de rupture dont le fond n'est peut-être pas théorique » évoquées par Clémens à la fin de sa lettre, Derrida craint que son interlocuteur ne simplifie un peu trop les choses. Certes, l'incident final a été dérisoire, mais il n'aurait pas eu lieu « sans un fond chargé, ancien, complexe », impossible à analyser dans une simple lettre. « On m'a signifié qu'on jugeait inadmissible que je rencontre (plus tard on a ajouté, […], que je rencontre sans consulter Tel Quel) Casanova de La Nouvelle Critique. » Ce bref rendez-vous n'a pourtant eu aucune conséquence pratique d'engagement de sa part : « Si mon geste – l'acceptation de cette rencontre sans demander “l'autorisation” de Tel Quel – a une signification politique, c'est celle-ci, que j'assume totalement : il n'est pas aujourd'hui interdit de rencontrer un membre du PC, ou un sympathisant du PC, encore moins de discuter avec lui 11. » Les liens entre Derrida et le parti communiste méritent qu'on y revienne un instant. Une fois de plus, l'entretien avec Michael Sprinker à propos d'Althusser propose des aperçus précieux sur le sujet. Si Derrida ne fut jamais ni membre du Parti ni compagnon de route, c'est parce que le

stalinisme, même dans ses versions adoucies, lui était insupportable depuis qu'il l'avait vu à l'œuvre à Normale Sup au début des années 1950. Et le dogmatisme marxiste qu'il subissait au quotidien, depuis son retour à l'École comme caïman, n'avait bien sûr rien arrangé. J'avais déjà une image du parti communiste français et surtout de l'Union soviétique qui me paraissait incompatible avec, disons, la gauche démocratique à laquelle j'ai toujours voulu rester fidèle. […] Personnellement, je voyais le parti communiste enfermé, déjà à ce moment-là, dans une politique suicidaire. Il était perdant. De deux choses l'une : ou bien il durcissait son stalinisme et il était perdant parce qu'il perdait ses électeurs et s'isolait en Europe, ou bien il se transformait en réformisme, en socialisme modéré de type social-démocrate et il perdait aussi, le parti socialiste occupant le terrain. C'était ça le dilemme, l'aporie fatale. […] D'une certaine manière, [l'althussérisme] représentait un courant dur du parti communiste. Et de ce point de vue-là, il était encore plus suicidaire que le parti communiste français. Bien que, d'un autre côté, il le fût moins, parce qu'il cherchait à régénérer une vraie pensée théorique, ce à quoi je crois très sincèrement qu'il est juste de rendre hommage 12.

Tout cela n'empêche pas Derrida, au lendemain de sa rupture avec Tel Quel, de se rapprocher de plusieurs membres du Parti, à commencer par Jean Ristat, qu'il connaît et apprécie depuis de longues années : après avoir été son étudiant à la Sorbonne, il a publié un premier livre, Le Lit de Nicolas Boileau et de Jules Verne, que Derrida a trouvé « admirable ». L'un de ses ouvrages suivants, le long poème Le Fil(s) perdu, est une sorte de mise en vers de « La Pharmacie de Platon ». Mais dès cette époque, Ristat est surtout connu comme un proche d'Aragon. Il a commencé à écrire dans Les Lettres françaises au milieu des années 1960, y devenant le défenseur de l'avant-garde et notamment de Tel Quel, jusqu'à ce que Sollers et les siens rompent brutalement avec le Parti 13. C'est Jean Ristat qui conçoit et coordonne le numéro spécial que la revue Les Lettres françaises consacre à Derrida, le 29 mars 1972. La liste des contributeurs de ces douze pages de grand format est prestigieuse. Après une couverture originale d'André Masson, on y trouve notamment les noms de Roland Barthes, Catherine Backès-Clément, Hubert Damisch, JeanJoseph Goux, Roger Laporte, Claude Ollier, Paule Thévenin et Jean Genet. Ce dernier, qui ne publie plus depuis des années, a pris la peine d'écrire une lettre d'hommage lors d'un de ses brefs passages à Paris. Traitant Derrida comme un pur écrivain, Genet cite les premières lignes de « La Pharmacie de Platon » avant d'affirmer : Pour nous, cette attaque est aussi célèbre que la première page des Jeunes Filles en fleurs, aussi neuve et pourtant arrachée de nous-mêmes par Jacques Derrida, qui la fait sienne et la fait nôtre maintenant. Elle nous le sera de plus en plus, à lui de moins en moins. […] La première phrase est seule. Elle est totalement seule. Mais lisons légèrement, avec une allégresse si possible aussi

fine que celle de Derrida, simplement, et guidé par le jeu des mots, alors le sens plein de la phrase tremble doucement et la porte vers la suivante. L'habituel et grossier dynamisme qui conduit une phrase à la suivante semble être remplacé, chez Derrida, par une très subtile aimantation qui se trouverait non dans les mots, mais sous eux, presque sous la page 14.

Pour Genet, il s'agit donc de « lire doucement. Rire doucement de l'entrée inattendue des mots. Accepter d'abord ce qui nous est offert de bonne grâce, la poésie. Alors le sens nous sera tendu, en récompense, et très simplement, comme dans un jardin ». Venant d'un écrivain que Derrida admire au plus haut point, ce bel hommage n'a pu que le toucher. C'est aussi sous la forme d'une courte lettre à Jean Ristat que Roland Barthes intervient, tout en disant regretter de ne pouvoir « collaborer pleinement » au numéro. Le manque de temps n'en est sans doute pas l'unique responsable. Très proche de Sollers, Barthes est dans une position des plus délicates en cette période où chacun est invité à choisir son camp. Il n'empêche : dans ces quelques lignes, l'admiration et la reconnaissance s'énoncent de manière claire et forte : Je suis d'une autre génération que Derrida et probablement que ses lecteurs ; l'œuvre de Derrida m'a donc pris en cours de vie, en cours de travail ; le projet sémiologique était déjà bien formé en moi et partiellement accompli, mais il risquait de rester enfermé, enchanté dans le fantasme de la scientificité : Derrida a été de ceux qui m'ont aidé à comprendre quel était l'enjeu (philosophique, idéologique) de mon propre travail : il a déséquilibré la structure, il a ouvert le signe : il est pour nous celui qui a décroché le bout de la chaîne. Ses interventions littéraires (sur Artaud, sur Mallarmé, sur Bataille) ont été décisives, je veux dire par là : irréversibles. Nous lui devons des mots nouveaux, des mots actifs (ce en quoi son écriture est violente, poétique) et une sorte de détérioration incessante de notre confort intellectuel (cet état où nous nous réconfortons de ce que nous pensons). Il y a enfin dans son travail quelque chose de tu, qui est fascinant : sa solitude vient de ce qu'il va dire 15.

Derrida est particulièrement sensible à ce texte. Quelques jours plus tard, il remercie son « cher ami » pour sa « souveraine et généreuse ouverture » et en profite pour lui dire comme il ne l'avait jamais fait à quel point son œuvre a compté pour lui : Avant même que je ne commence à écrire, elle a sans cesse été là, m'assistant comme une ressource critique irremplaçable, mais aussi comme un de ces regards complices, dont la rigueur ne limite jamais, laisse, fait écrire au contraire. Et ce lien, qui procède aussi de cette solitude, oui, dont vous parlez, est pour moi, dans le travail, si familier, secret, discret qu'il ne devient jamais objet de discours 16.

Maurice Blanchot, ajoute-t-il, est le seul avec lequel il puisse avoir un rapport analogue « de proximité, de reconnaissance et de complicité », et à qui il puisse le dire « de façon aussi nue et confiante ». Venant de Derrida, le compliment n'est pas mince. De part et d'autre, malgré les difficultés

engendrées par la rupture avec Tel Quel, l'estime et l'amitié continueront de prévaloir, même si les deux hommes ne se rencontreront que rarement. Et Derrida écrira un superbe texte, « Les morts de Roland Barthes », peu après la disparition tragique de l'auteur de La Chambre claire 17. Aux yeux de Sollers et des telqueliens, se rapprocher de Jean Ristat, c'est-à-dire aussi d'Aragon, apparaît comme un acte de guerre. Le 30 avril, sort le deuxième numéro du Bulletin du mouvement de juin 1971, une petite publication artisanale dirigée par Marcelin Pleynet. Dans ce fascicule, qui s'ouvre et se ferme sur un poème de Mao Tsé-toung, Derrida est attaqué à deux reprises. Le titre du premier texte restera fameux : « Ô mage à Derrida ». Maladresses comprises, l'article lui-même est un morceau d'anthologie : Un numéro spécial des Lettres françaises contre les gauchistes et le « voyou » Overney ? Non, un numéro spécial pour le philosophe Jacques Derrida. Le torchon aragonien ne serait donc pas une éponge politique ? La philosophie, c'est bien connu, n'a rien à faire avec la politique, à moins, bien entendu, que l'ésotérisme ne fasse désormais partie de l'arsenal idéologique du pcfr [sic 18]. Et comment en douter quand on voit Jean Ristat, fil(s) spirituel d'Aragon-Cardin, servir les changes. […] Ce numéro n'en est pas à un paradoxe prêt [sic], qu'on apprécie celui-ci : le livre de Derrida La dissémination, qui sert de prétexte à ce rassemblement d'intellectuels plébiscitant la politique du pcfr, tient son titre d'un essai de cent pages (un tiers du livre) que Derrida a consacré au roman de Philippe Sollers, Nombres. Est-il besoin de dire qu'on ne trouve pratiquement pas trace du travail de Sollers, voire même du travail de Derrida sur Sollers, dans ce numéro des Lettres françaises 19 ?

Le deuxième article, signé « Front de lutte idéologique » s'intitule quant à lui « Derrida ou l'anti-péril jaune ». L'attaque est à la fois brutale et embarrassée. Après tout, l'auteur de L'écriture et la différence a été longtemps un des piliers de Tel Quel : 29 mars – Lettres françaises – Hommage à Derrida. […] Le révisionnisme s'émerveille des textes du philosophe idéaliste Derrida publiés il y a plus de deux ans. Délires éclectiques. Fourre-tout d'intellectuels réviso (la mondaine backès-clément et le marxiste Jean Genet). Décidément, dès que l'on se réfère à la Chine révolutionnaire, tout devient beaucoup plus clair. Derrida, moment précis dans l'histoire de l'avant-garde, philosophe qui ne se constitue que du honteux abandon de toute lutte philosophique par le révisionnisme. Mais l'idéalisme intelligent, 1 000 fois supérieur au matérialisme bête. Derrida aujourd'hui intégré, dépassé par l'avant-garde dans une théorie scientifique des idéologies. Le révisionnisme acculé portant aux nues des miettes. Magouilles : le révisionnisme ne vit qu'en exploitant les acquis passés de cette avant-garde qui le dénonce 20.

La participation de Barthes à ce numéro des Lettres françaises est bien entendu passée sous silence.

À l'enterrement de Pierre Overney, Bernard Pautrat a croisé Michel Foucault : « Alors, lui a demandé ce dernier, qu'est-ce que vous faites ? Toujours la philosophie de pattes de mouches 21 ? » Par-delà Pautrat, l'attaque vise clairement Derrida, auquel Foucault vient de s'en prendre par deux fois. Exactement contemporaine de la rupture avec Tel Quel, mais d'un tout autre niveau, cette polémique va devenir l'une des plus célèbres de la philosophie moderne. Tout est parti du Japon, quelques mois auparavant, lorsque le directeur de la revue Paideai, Mikitaka Nakano, a soumis à Foucault le plan d'un numéro spécial qui doit lui être consacré. L'un des auteurs compte écrire un texte sur « Le discours de Foucault et l'écriture de Derrida », traduisant pour l'occasion « Cogito et histoire de la folie ». Mais l'agacement de Foucault à l'égard de l'article de Derrida a grandi en même temps que la gloire de son auteur : il propose à son interlocuteur japonais d'ajouter au dossier un inédit, la « Réponse à Derrida » qu'il médite depuis quelque temps. Dans ce texte, qui est pour lui comme un tour de chauffe, Foucault reconnaît que l'analyse de Derrida « est à coup sûr remarquable par sa profondeur philosophique et la méticulosité de sa lecture ». Assurant ne pas avoir l'intention d'y répondre point par point, mais plutôt d'y « joindre quelques remarques », Foucault déplace d'abord le débat sur le terrain des principes. Le geste est habile : il s'agit de reconduire la déconstruction du côté de la philosophie française la plus traditionnelle, voire la plus normative. La philosophie selon Derrida se pose, affirme Foucault, comme la « loi » de tout discours. On commet par rapport à elle des « fautes » d'une nature singulière « qui sont comme le mixte du péché chrétien et du lapsus freudien ». « Il suffira du plus mince accroc pour que tout l'ensemble soit mis à nu. » Toujours selon Foucault, cette conception de la philosophie la conduit à se situer « au-delà et en deçà de tout événement » : « Non seulement rien ne peut lui arriver, mais tout ce qui peut arriver se trouve déjà anticipé ou enveloppé par elle 22. » À l'époque où il écrivait Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique, Foucault pense que lui-même n'était pas encore assez affranchi des postulats de cet enseignement philosophique, puisqu'il avait eu « la faiblesse de placer en tête d'un chapitre, et d'une manière par conséquent privilégiée, l'analyse d'un texte de Descartes ». « C'était sans doute la part la plus accessoire de mon livre, et je reconnais volontiers que j'aurais dû y renoncer si j'avais voulu être conséquent dans ma désinvolture à l'égard de

la philosophie. » Mais Foucault ne refuse pas la confrontation directe : après ces préliminaires, il en vient à ces fameuses pages de Descartes et tente de démonter l'analyse de Derrida. Les choses auraient pu en rester là, ne se jouant qu'à distance, dans une publication confidentielle. On imagine les lecteurs japonais assez perdus face à cette minutieuse comparaison des versions latine et française d'un court passage des Méditations métaphysiques. Mais Foucault veut frapper plus fort : il profite de la réédition de l'Histoire de la folie chez Gallimard pour ajouter deux appendices. Dans le second, sous le beau titre « Mon corps, ce papier, ce feu », il reprend et développe son argumentation contre Derrida. Par rapport à l'article de Paideai, le ton s'est nettement durci. L'argumentation de Foucault est double : il s'agit à la fois de disqualifier la position de Derrida et de lui en remontrer sur son propre terrain. Foucault entreprend une confrontation méthodique du texte de Descartes et de son commentaire par Derrida. L'ironie est constante, la volonté de blesser manifeste. Foucault joue les philologues et les latinistes, sans éviter les « pattes de mouche » évoquées avec Bernard Pautrat. Il veut reprendre l'avantage sur tous les terrains à la fois, montrant qu'il comprend mieux que Derrida la lettre du texte cartésien, quand bien même il ne s'agit pas de son objet principal. Bref, loin de son enthousiasme d'origine, il reprend une dissertation qu'il juge manquée, comme il aurait pu le faire à Normale Sup au début des années 1950. Les deux dernières pages sont cinglantes, visant, par-delà « Cogito et histoire de la folie », toute la démarche derridienne : Peut-être faudrait-il se demander comment un auteur aussi méticuleux que Derrida, et aussi attentif aux textes, a pu non seulement commettre tant d'omissions, mais opérer aussi tant de déplacements, d'interversions, de substitutions ? Mais peut-être faut-il se le demander dans la mesure où Derrida ne fait que ranimer en sa lecture une bien vieille tradition. Il en a conscience d'ailleurs ; et cette fidélité semble à juste titre le conforter. Il répugne en tout cas à penser que les interprètes classiques ont manqué, par inattention, l'importance et la singularité du passage sur la folie et le songe 23.

Sur un fait au moins, Foucault se dit d'accord avec celui qu'il cherche à écraser. Ce n'est nullement par distraction ou par désinvolture que les interprètes classiques ont gommé les aspérités de ce passage des Méditations métaphysiques, c'est « par système » : Système dont Derrida est aujourd'hui le représentant le plus décisif en son ultime éclat : réduction des pratiques discursives aux traces textuelles ; élision des événements qui s'y produisent pour ne retenir que des marques pour une lecture […].

Je ne dirai pas que c'est une métaphysique, la métaphysique ou sa clôture qui se cache en cette « textualisation » des pratiques discursives. J'irai beaucoup plus loin : je dirai que c'est une petite pédagogie bien déterminée qui, de manière très visible, se manifeste. Pédagogie qui enseigne à l'élève qu'il n'y a rien hors du texte, mais qu'en lui, en ses interstices, dans ses blancs et ses nondits, règne la réserve de l'origine ; qu'il n'est donc point nécessaire d'aller chercher ailleurs, mais qu'ici même, non point dans les mots certes, mais dans les mots comme ratures, dans leur grille, se dit « le sens de l'être ». Pédagogie qui inversement donne à la voix des maîtres cette souveraineté sans limites qui lui permet indéfiniment de redire le texte 24.

« Petite pédagogie » : l'expression fera date. Pour les détracteurs de Derrida, de quelque bord qu'ils viennent, l'attaque de Foucault est une aubaine (John R. Searle lui-même ne manquera pas d'y faire référence, dans une polémique ultérieure, alors que cette discussion très technique sur Descartes est aux antipodes de ses préoccupations). La déconstruction faisait peur, elle semblait ébranler les fondements de la métaphysique et de la pensée occidentale, et la voici reconduite à la plus scolaire, la plus éculée des traditions, comme si l'homme de la dissémination n'était que celui des vétilles. Foucault envoie la réédition de l'Histoire de la folie à son ancien élève et ami. Dans sa dédicace, il le prie de lui « pardonner cette trop lente et partielle réponse 25 ». Deux ans plus tard, Foucault égratignera encore Derrida dans un entretien italien, qualifiant de « désolant » son rapport à l'histoire de la philosophie 26. Il ne s'agit plus de discuter, mais d'écraser un ennemi, un geste que Foucault dira pourtant détester, dans l'une de ses dernières interviews 27. Pendant longtemps, les deux hommes ne se parleront plus, évitant même de se croiser. Et cette brouille est l'une des choses qui amèneront bientôt Derrida à prendre ses distances avec Critique. La proximité avec Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe prend une importance accrue, au lendemain de ces deux ruptures spectaculaires. Pendant l'une des premières soirées qu'ils passent ensemble à Ris-Orangis, ils en parlent abondamment. Derrida voudrait aider de son mieux ces deux jeunes philosophes qu'il apprécie de plus en plus. S'il n'a pas le moindre pouvoir dans le monde universitaire, il les assure de son soutien du côté éditorial, notamment à la revue Critique et aux Éditions de Minuit. Il les invite aussi à intervenir plusieurs fois à Normale Sup, ensemble ou séparément, sur le sujet de leur choix. Nancy et Lacoue-Labarthe proposent un séminaire sur Lacan, ce qui enthousiasme Derrida. « Après l'entretien de Promesse, cela pouvait apparaître comme une stratégie concertée, reconnaît Jean-Luc Nancy. Mais en réalité, nous avions envie de lire vraiment Lacan,

pour nous-mêmes d'abord et pour nos étudiants de Strasbourg. Notre travail a surtout consisté à nous pencher ligne à ligne sur “L'instance de la lettre”, l'un des textes majeurs des Écrits. Au début on n'y comprenait pas grandchose. Peu à peu, on a repéré ce qui venait de Hegel, de Bataille et de Heidegger 28. » À cette époque, Derrida rêve de faire évoluer l'École, par exemple en recrutant quelques normaliens en dehors du concours, en fonction de leurs réelles compétences. Il voudrait aussi multiplier les expériences interdisciplinaires et ouvrir de vrais espaces à la recherche, mais il se heurte sur tous ces points au conservatisme de l'institution. Le nouveau directeur, Jean Bousquet, l'incite assez méchamment à revenir à l'enseignement du latin de Descartes. Offusqué, Derrida demande à Jean Bollack et Heinz Wismann d'assurer un séminaire pour lire dans une perspective renouvelée les textes de la philosophie grecque. S'étant mis sur le tard au grec ancien, Derrida n'a cessé de vouloir approfondir son approche de la langue et de la pensée et cite les textes de manière particulièrement scrupuleuse. En mars 1972, L'Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari paraît aux Éditions de Minuit, dans la collection « Critique », et connaît un très grand succès. Sur le plan stylistique, la rupture par rapport aux ouvrages précédents de Deleuze est évidente dès les premières lignes, avec le fameux : « Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. » D'un point de vue théorique, comme le notera Vincent Descombes, si Deleuze et Guattari semblent avoir réussi « ce que tout le monde cherchait vainement à faire – la synthèse freudomarxiste – c'est pour avoir adopté un style irrespectueux » grâce auquel l'ouvrage n'est finalement ni freudien ni marxiste 29. Derrida réagit avec plus que de l'agacement. Lors d'un dîner avec Gérard Granel, il attaque même le best-seller inattendu de Deleuze et Guattari avec une telle violence que son interlocuteur renonce à discuter 30. Selon Derrida, L'Anti-Œdipe est un « très mauvais livre (confus, plein de dénégations crispées, etc.), mais un événement symptomatique important, à en juger par la demande à laquelle évidemment il répond et l'accueil qui lui est fait dans un très large et très suspect secteur de l'opinion 31 ». De toute évidence, cette hargne n'a pas que des raisons théoriques ; elle est aussi dirigée contre Foucault, ami et allié de longue date de Deleuze. Derrida est persuadé qu'« une sorte de front continu et homogène “Change – Tel Quel –

Deleuze – Foucault” » est en train de se constituer, et ce front lui paraît inquiétant à bien des égards. « Comme ils voudraient accréditer l'idée que tout ce qu'ils ont en face d'eux est le PCFR (avec lequel vous savez que ma complicité est inexistante et qui au fond se méfie, à juste titre sans doute, de “nous”), vous imaginez l'effet d'isolement et de “traquage” 32. » Ironie du calendrier, le colloque sur Nietzche, qui se tient à Cerisy du 10 au 20 juillet 1972, succède immédiatement à une autre décade fameuse, à laquelle Derrida aurait également dû participer : celle que Tel Quel consacre à « Artaud/Bataille », enrôlés sous la bannière de la Révolution culturelle. Pour un peu, les participants auraient pu se croiser. Dirigé par l'étrange binôme que forment Maurice de Gandillac et Bernard Pautrat, « Nietzsche aujourd'hui ? » connaîtra quelques moments houleux. Plusieurs groupes sont en présence : les anciens et les modernes, mais aussi les deleuziens et les derridiens. Pendant la séance d'ouverture, Bernard Pautrat pose sans faux-semblant les enjeux de la rencontre : « Nous savons tous plus ou moins ce qui nous attend dans un colloque comme “Nietzsche aujourd'hui ?” […] Chacun a déjà dit ce qu'il avait envie de dire quant à Nietzsche, et il n'est pas de compromis possible entre toutes ces envies. » Si les rapports entre les participants restent la plupart du temps feutrés, les conflits théoriques n'en sont pas moins nombreux. À un intervenant qui demande à Deleuze « comment il compte faire l'économie de la déconstruction », ce dernier répond de manière courtoise mais nette que cette « méthode », même s'il « l'admire », n'a rien à voir avec la sienne. Je ne me présente en rien comme un commentateur de textes. Un texte, pour moi, n'est qu'un petit rouage dans une pratique extratextuelle. Il ne s'agit pas de commenter le texte par une méthode de déconstruction, ou par une méthode de pratique textuelle, ou par d'autres méthodes, il s'agit de voir à quoi cela sert dans la pratique extratextuelle qui prolonge le texte 33.

On n'est pas très loin de la critique que Michel Foucault a lancée quelques mois plus tôt, en des termes nettement plus radicaux. Derrida se souvenait aussi avoir vu Jean-François Lyotard en train de travailler dans le salon. « “Vous travaillez jusqu'au dernier moment”, lui dis-je. Et il me répondit en souriant : “J'affûte mes armes”, et l'ami-ennemi était clairement identifiable 34. » En cet immédiat après-68, il n'est plus question de commenter les textes de la tradition, fût-ce de manière neuve, mais de transformer le monde. Derrida, qui est l'un des premiers intervenants, propose l'une de ces conférences-fleuves qui feront bientôt partie de la légende de Cerisy. Son

texte occupe plus de cinquante pages dans les actes du colloque publiés l'année suivante dans la collection 10/18 ; il deviendra ensuite un petit livre autonome, Éperons. Si le titre annoncé est « La question du style », Derrida affirme sans tarder que « la femme sera [s]on sujet » : Il n'y a pas une femme, une vérité en soi de la femme en soi, cela du moins, il l'a dit, et la typologie si variée, la foule des mères, filles, sœurs, vieilles filles, épouses, gouvernantes, prostituées, vierges, grand-mères, petites et grandes filles de son œuvre. Pour cette raison même, il n'y a pas une vérité de Nietzsche ou du texte de Nietzsche 35.

Il suit à la trace ces figures féminines, affirmant que « la question de la femme suspend l'opposition décidable du vrai et du non-vrai », disqualifiant « le projet herméneutique postulant le sens vrai d'un texte » et libérant la lecture « de l'horizon du sens de l'être ou de la vérité de l'être 36 ». Sarah Kofman, qui est elle-même spécialiste de Nietzsche, ouvre le débat de manière tonitruante : « Je voulais d'abord remercier Jacques Derrida d'avoir fait un si bel exposé. Sa parole a vraiment été souveraine et on n'a plus rien à dire après lui… » Mais Heinz Wismann, tout en reconnaissant que le style de la conférence va sans doute changer celui du reste des travaux, interpelle vigoureusement Derrida sur une question philologique : la vérité selon Nietzsche est-elle « Frau » ou « Weib » ? « C'est Weib », répond aussitôt Derrida. Mais Wismann a le sentiment que dans sa conférence, il a mélangé constamment ces deux mots allemands qui, tout en désignant l'un et l'autre la femme, ont une signification quasi antagoniste : Frau est un mot noble et respectueux, tandis que « Weib, qui a plutôt une connotation dépréciative, désigne la femme qui se fait désirer, la femelle, à la limite la prostituée. […] Il faudrait donc essayer de suivre dans le texte nietzschéen le jeu de Frau et de Weib pour comprendre pleinement la métamorphose de la vérité 37 ». L'intervention la plus porteuse d'avenir est celle de Fauzia Assaad : « Ne pourrait-on trouver, à la lumière de votre texte, une possibilité de faire de la philosophie de façon féminine ? » Ravi, Derrida saisit la balle au bond : « M'avez-vous posé une question personnelle ? J'aimerais bien écrire, aussi, comme (une) femme. J'essaie… » L'énoncé ne passe pas inaperçu. Cette conférence de Cerisy et le livre qui la prolonge joueront un rôle important dans l'accueil réservé à Derrida par les féministes, notamment aux ÉtatsUnis. Entre Derrida et les femmes, si souvent ignorées par la tradition philosophique occidentale, une alliance ne va pas tarder à se nouer. Un élément personnel n'y est probablement pas étranger.

Les frontières entre la vie publique et la vie privée sont l'une des questions les plus délicates que rencontre le biographe. Et la longue relation amoureuse qui, à partir de 1972, unit Sylviane Agacinski et Jacques Derrida est l'une des difficultés particulières qui se posent à l'auteur du présent ouvrage. Sylviane Agacinski n'a pas souhaité apporter son propre témoignage, et l'immense correspondance qu'elle a échangée avec Derrida semble pour longtemps inaccessible 38. Il ne m'est donc possible d'approcher cette histoire que de manière assez extérieure, à partir des traces qu'elle a laissées. Mais il serait d'autant moins imaginable de passer sous silence cette liaison qu'elle est de notoriété publique – surtout depuis la campagne présidentielle de 2002 et jusque sur le site Wikipédia – et qu'elle paraît souvent indissociable de l'œuvre et des combats de Derrida, du Greph – le Groupe de recherches sur l'enseignement philosophique – à La Carte postale et au-delà. S'il convient de respecter l'intimité de chacun et le goût du secret affirmé à plusieurs reprises par Derrida, il importe également de se souvenir de ses propos sur une affaire plus célèbre encore, la liaison entre Hannah Arendt et Martin Heidegger. Jacques Derrida, en fit état dans une séance de séminaire, le 11 janvier 1995, en des termes dont on peut imaginer qu'il les avait soigneusement pesés : Je pense qu'il nous faudra bien un jour, s'agissant de Arendt et de Heidegger […], parler ouvertement, dignement, philosophiquement, à la hauteur et selon les dimensions appropriées, de la grande passion partagée qui les lia l'un à l'autre pendant ce qu'on peut appeler « toute une vie », à travers ou au-delà les continents, les guerres, l'holocauste. Cette passion singulière dont l'archive, si on peut dire, avec ses innombrables fils historiques, indissociablement politiques, philosophiques, publics et privés, manifestes ou secrets, académiques et familiaux, se découvre peu à peu […] cette passion d'une vie mérite mieux que ce qui l'entoure en général, un silence gêné ou pudique d'une part, ou d'autre part la rumeur vulgaire ou le chuchotement des couloirs académiques 39.

De la même façon, si Derrida se déclara heurté par la publication, en 2001, de la correspondance entre Paul Celan et son épouse Gisèle CelanLestrange, ce n'est nullement par hostilité de principe, mais parce qu'il estimait qu'une telle édition pourrait être trompeuse en l'absence des autres correspondances amoureuses, avec Ingeborg Bachmann et Ilana Shmueli notamment 40. Petite-fille d'un mineur polonais arrivé en France en 1922, Sylviane Agacinski est née à Nades, dans l'Allier, le 4 mai 1945, avant de grandir à Lyon. Élève au lycée Juliette-Récamier, elle a pratiqué le théâtre, tout

comme Sophie, sa sœur aînée, qui en fera son métier et épousera l'acteur et humoriste Jean-Marc Thibault. Étudiante à la faculté des lettres de Lyon, Sylviane y a notamment suivi les cours de Gilles Deleuze. Elle s'installe à Paris en 1967, fait des piges pendant un an à Paris-Match et vit pleinement les événements de mai 1968. « Belle à couper le souffle », selon beaucoup de ceux qui la fréquentent alors, elle aimerait devenir comédienne. Mais elle reprend finalement ses études, auprès de Heinz Wismann, entre autres. Arrivée première à l'écrit du CAPES de philosophie, elle réussit ensuite l'agrégation, devenant professeur à Saint-Omer, à Soissons, puis au lycée Carnot à Paris, en classes préparatoires à HEC. Sylviane suit le séminaire de Jacques Derrida à l'École normale supérieure à partir de 1970, avec son compagnon d'alors, l'écrivain JeanNoël Vuarnet, et noue avec Jacques une relation intime à partir de mars 1972, à l'occasion d'un colloque organisé à Lille par Heinz Wismann. Elle a rompu avec Jean-Noël Vuarnet avant la décade de Cerisy et le climat est très tendu. Derrida ouvre sa communication par quelques phrases chargées de double sens : Depuis Bâle, en soixante-douze (Naissance de la tragédie), Nietzsche écrit à Malvida von Meysenbug. Je découpe dans sa lettre les formes d'un exergue – erratique. « Finalement, le petit paquet à vous destiné [ou le petit pli : mein Bündelchen für sie. Saura-t-on jamais ce qui fut entre eux nommé ?] se trouve prêt et finalement vous m'entendrez de nouveau après que j'ai dû paraître avoir sombré dans un vrai silence de tombe (Grabesschweigen)… nous aurions pu fêter une rencontre du genre de notre concile bâlois (Basler Konzil) dont je garde le souvenir au cœur… » 41.

C'est le premier de ces messages cryptés que Jacques et Sylviane échangeront si souvent, d'un livre à l'autre, jusqu'à La Carte postale au moins. Comme dans beaucoup de colloques de Cerisy, en tout cas à cette époque, le climat n'est pas seulement au travail. Jean-Luc Nancy, qui découvrait les lieux avec émerveillement, se souvient que cette décade était portée « par une humeur dionysiaque » caractéristique de l'immédiat sillage de 68 : « Cela parlait et discutait dans tous les coins et dans tous les sens, c'était une petite orgie intellectuelle, mais sensuelle aussi 42. » Beaucoup de relations se nouent, de manière plus ou moins discrète. Jacques Derrida a déjà une réputation de séducteur et ce n'est pas sa première aventure. Mais c'est sans doute la première qui prend un tour passionnel. Pour s'échapper de l'atmosphère quelque peu étouffante du château, Jacques s'esquive plusieurs soirs avec Sylviane, vers Deauville ou vers Cabourg. Son séjour à

Cerisy est d'ailleurs plus que bref ; il repart dès le milieu du colloque, comme il l'avait annoncé. Au cours des semaines suivantes, Jean-Noël Vuarnet, très secoué, évoque à demi-mots les tensions intellectuelles et affectives qui ont agité Cerisy. Dès ce moment, Sylviane et lui sont « irrémédiablement fâchés 43 ». Dans ses propres lettres, Derrida tait sa relation avec la jeune femme même à ses amis les plus proches, mais il ne peut cacher son trouble. À Philippe Lacoue-Labarthe, qui lui relate les derniers jours de la décade et notamment un éclat anti-derridien de Jean-François Lyotard, il écrit : Moi aussi, de ce colloque qui me laisse plus d'un souvenir pénible, très pénible, je retiens heureusement, avec un sentiment de confiance qui m'est rare, de plus en plus rare, la rencontre de quelques amis, de vous d'abord. Et cela me soutient. Comme me soutenait tout ce dont témoigne le texte magnifique que vous m'avez donné à lire : la rigueur, la sobriété, l'absence de toute complaisance, l'ouverture à ce qui est effectivement à traquer aujourd'hui, dans les lieux où je dirais, si vous le permettez, que nous sommes très peu à rôder. […] Dans la situation actuelle – où vous imaginez que je me sente souvent très mal et très seul – ce rapport que je viens de dire et que j'ai avec très peu (presque personne en dehors de vous-même, de Nancy, de Pautrat) m'est absolument vital 4445.

Avec Lacoue-Labarthe et Nancy, une véritable alliance est en train de se mettre en place. Pendant le colloque, au cours d'une promenade dans le parc du château, Derrida leur a parlé de Michel Delorme et de la nouvelle maison d'édition de structure coopérative, Galilée, qu'il est en train de lancer. Il leur a suggéré de développer leur étude sur Lacan sous forme de petit livre plutôt que comme un long article, promettant de recommander le projet à Michel Delorme. Lui-même est en train d'achever un texte sur Condillac qui doit servir de préface à l'Essai sur les connaissances humaines et deviendra L'Archéologie du frivole. Mais il se sent fatigué et fait les choses « lentement, sans goût ». « Le Condillac est un texte, si je puis dire, de routine », explique-t-il à Roger Laporte 46. Le travail est entrecoupé par la correction des épreuves des deux livres qui doivent paraître chez Minuit pendant l'automne : Marges – de la philosophie et Positions. De son propre aveu, Derrida est un mauvais correcteur d'épreuves et cette tâche fastidieuse assombrit encore les semaines qu'il passe à Nice, dans le petit appartement de la rue Parmentier. Dans la lettre qu'il envoie à Michel Deguy, il n'essaie pas de cacher sa mauvaise humeur, mais il dissimule à son vieil ami ce qui doit largement y contribuer : l'impossibilité de voir Sylviane. Jamais vacances n'ont été aussi encombrées, annulées, empoisonnées par les « familles ». L'inconfort et la promiscuité, l'entassement sont tels qu'écrire une carte postale devient une

aventure. Tu imagines le reste. Encore une quinzaine de jours d'irritation et d'épuisement nerveux. Un épouvantable gâchis. Pour nous en tout cas, pour ce qu'on pourrait faire de ce temps, car les enfants, eux, sont rayonnants 47.

Tout comme 1967, l'année 1972 correspond pour Derrida à trois nouveaux ouvrages : après La dissémination – sorti au printemps aux éditions du Seuil dans des conditions rendues difficiles par la rupture avec Tel Quel –, Marges et Positions sont publiés chez Minuit à l'automne. Dans La Quinzaine littéraire, Derrida tente d'exposer à Lucette Finas, dont il est très proche à cette époque, les liens entre les deux volumes principaux, insistant sur le fait qu'il n'existe aucune rupture entre eux : En apparence, bien sûr, La dissémination s'explique surtout avec des textes dits « littéraires » : mais aussi bien pour interroger l'« avoir-lieu » – ou pas – du littéraire. En apparence, bien sûr, Marges côtoie ou croise, se tient en vue de la philosophie. Ce sont souvent des discours de provocations, d'ailleurs reçus comme tels, devant des auditoires universitaires solennels, parfois drapés de francité (Collège de France, Société française de philosophie, Sociétés de philosophie de langue française) ou pas. […] Ces deux livres n'ont donc pas pour reliure commune l'articulation paisible et académique de la littérature à la philosophie, revue et corrigée par la faculté des lettres et sciences humaines. Ils interrogent plutôt la frontière et le passage, la complicité d'opposition qui a pu se constituer entre ces arrondissements de notre culture 48.

La presse généraliste, qu'elle soit ou non de bonne volonté, a bien du mal à rendre compte de ces ouvrages. Ainsi Le Monde se contente-t-il, en plein été, d'une mention on ne peut plus laconique : La dissémination y est décrit comme un « ouvrage difficile et essentiel pour connaître l'évolution de la pensée de Derrida, l'une des plus importantes de ce temps ». Et le mois suivant, le journal signale parmi les parutions de l'automne « deux ouvrages de ce philosophe en renom : Marges – de la philosophie, dix textes inédits qui réaffirment la nécessité, face à l'idéologie, d'une “déconstruction” rigoureuse et générative ; Positions, trois entretiens sur un travail en cours ». Voilà qui n'aide guère les lecteurs potentiels. On parle pourtant de Derrida jusque dans Elle, fût-ce sur un mode burlesque. Quelques mois plus tôt, Jacqueline Demornez a évoqué « ces lois non écrites qui coloreront l'année 72 ». Parmi les mots de passe, maintenant que Les Mots et les choses ne sont plus à la mode, il convient, assure-t-elle, de citer Derrida et de dire que « son dernier livre, La dissémination, est ce que l'on a écrit de mieux sur la drogue. Si on vous demande de pousser plus loin votre analyse, défendez-vous en citant l'auteur : “Un texte reste d'ailleurs toujours imperceptible” 49 ».

Le 2 décembre 1972, dans Le Journal de Genève, John E. Jackson décrit Jacques Derrida comme « un auteur ardu, mais le seul philosophe contemporain qu'admire Heidegger », celui « qu'il tient, dit-on, pour le seul philosophe contemporain digne de ce nom 50 ». Si la formule est aventureuse, la curiosité de l'auteur de Sein und Zeit pour celui de L'écriture et la différence semble toujours aussi vive. À Strasbourg, Lucien Braun, qui connaît bien Heidegger, a essayé à plusieurs reprises d'organiser une rencontre, en insistant sur le caractère non protocolaire qu'elle devrait avoir. Le 16 mai 1973, Heidegger lui répond qu'il se réjouit de « faire la connaissance de monsieur Derrida qui [lui] a déjà fait parvenir quelquesuns de ses écrits », mais il a déjà trop d'engagements pour les prochaines semaines et souhaite différer cette visite à l'automne 51. Heidegger continue en tout cas de s'informer. Lors de ce qui sera son dernier séminaire, en septembre 1973, il reçoit chez lui le phénoménologue belge Jacques Taminiaux. Au bout de trois quarts d'heure passés à parler de choses et d'autres, il interpelle abruptement son interlocuteur : « Monsieur Taminiaux, on m'a dit que les travaux de Jacques Derrida sont très importants. Les avez-vous lus ? Je vous serais reconnaissant de m'expliquer en quoi ils sont importants. » Taminiaux se sent d'autant plus embarrassé qu'il ne reste qu'une dizaine de minutes avant l'interruption rituelle du rendez-vous par l'épouse du philosophe, et qu'il doit s'exprimer en allemand : Je ne pouvais lui parler de « déconstruction » sans me piéger, puisque son usage à lui, antérieur et autre, du mot Destruktion me faisait barrage. Quant à la différance avec un a, allez-vous-en, sans pédanterie, quand votre pensée est romane, traduire cela en allemand, et, de surcroît, devant le penseur de la différence ontologique. Puisqu'il avait traité la veille de son rapport à Husserl via les Recherches logiques, j'ai foncé tête baissée dans un impossible résumé de La voix et le phénomène. […] Je me suis précipité dans un signalement ultra-schématique des enjeux repérés dans la distinction husserlienne de l'expression et de l'indice. J'ai compris très vite à la réaction de Heidegger que j'avais raté mon coup : « Ach so ! Sehr interessant ! » me dit-il, en s'empressant d'ajouter : « Mais dans ce que j'ai écrit, je crois qu'il y a des choses qui sont proches de ce que vous venez de dire. » Comme Madame Heidegger entrait pour mettre fin à l'entretien, c'est à peine si j'ai pu balbutier : « Oui, oui, sans doute, il vous doit beaucoup, mais c'est quand même tout autre chose 52 ».

En octobre 1973, Philippe Lacoue-Labarthe informe Derrida que Heidegger, trop fatigué, a demandé un nouveau report du rendez-vous qu'ils avaient envisagé ; il veut toutefois rester confiant : « Puisque Heidegger semble y tenir, cette rencontre finira bien par avoir lieu 53. » Mais ce ne sera pas le cas : la santé du maître de Fribourg se dégrade peu à peu jusqu'à sa

mort, le 26 mai 1976. Le rendez-vous restera manqué. Il n'est pas certain que Derrida l'ait vraiment regretté : les chances d'une rencontre digne de ce nom étaient des plus réduites. Une autre grande figure est au centre de ses relations avec les deux philosophes strasbourgeois : Jacques Lacan. En lisant le manuscrit du Titre de la lettre, qui développe le contenu de leurs interventions à Normale Sup, Derrida ne cache pas son admiration pour cette « très prudente, habile et imprenable rigueur. Bien retors celui qui saurait vous sur-prendre 54 ». Curieusement, « imprenable » semble être un mot que Derrida associe à Lacan : c'est celui qu'il avait employé en 1966, en le remerciant de son énorme ouvrage. Mais, de la forteresse des Écrits, l'adjectif a glissé à cette étude subtile et rigoureuse. Le livre de Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe paraît au début de l'année 1973. Les deux auteurs l'envoient à Lacan avec une dédicace déférente. Il ne leur répond pas personnellement, mais il évoque longuement l'ouvrage à son séminaire, à la séance du 20 février. Aujourd'hui, et d'une façon qui apparaîtra peut-être à certains de paradoxe, je vous conseillerai de lire un livre dont le moins qu'on puisse dire est qu'il me concerne. Ce livre s'appelle Le Titre de la lettre et il est paru aux éditions Galilée, collection « À la lettre ». Je ne vous en dirai pas les auteurs, qui me semblent en l'occasion jouer plutôt le rôle de sous-fifres. Ce n'est pas pour autant diminuer leur travail, car je dirai que, quant à moi, c'est avec la plus grande satisfaction que je l'ai lu. Je désirerai soumettre votre auditoire à l'épreuve de ce livre, écrit dans les plus mauvaises intentions, comme vous pourrez le constater à la trentaine de dernières pages. Je ne saurai trop en encourager la diffusion. […] Disons donc que c'est un modèle de bonne lecture, au point que je peux dire que je regrette de n'avoir jamais obtenu, de ceux qui me sont proches, rien qui soit équivalent 55.

Dès la sortie de la séance, beaucoup d'auditeurs se précipitent pour acheter l'ouvrage. La rumeur ne tarde pas à s'amplifier et Galilée doit rapidement réimprimer. « Ce succès était très ambigu pour nous, se souvient Jean-Luc Nancy. Être traités de sous-fifres derridiens nous blessait et agaçait Derrida. Si nous avions creusé certaines de ses intuitions, nous étions les seuls responsables de ce texte. Mais pour très longtemps, pour toujours peut-être, ce livre a associé nos deux noms au sien 56. » Depuis la polémique avec Michel Foucault, les relations de Derrida et de Critique ne sont pas simples. Il continue de donner son avis sur les articles que Jean Piel lui soumet ; de temps en temps, il transmet un texte d'un auteur qu'il apprécie, comme Luce Irigaray, Lucette Finas ou Jean-Michel

Rey. Mais il arrive un peu trop souvent à son goût que Piel ne partage pas son enthousiasme : ce fut le cas avec L'Enfance de l'art de Sarah Kofman, que Piel refusa de faire paraître chez Minuit, avant d'essayer d'en publier un compte rendu sévère dans la revue. Le 4 août 1973, Derrida adresse à Piel une longue lettre dactylographiée : « après y avoir, comme on dit, mûrement réfléchi », il a décidé de quitter le conseil de rédaction de Critique. Il invoque des raisons personnelles, rappelant l'intérêt qu'il porte depuis dix ans à la revue puis à la collection : « Cette collaboration a été assez durable et amicale : je souhaite surtout ne pas donner à mon départ la signification d'une infidélité. » Même si Derrida insiste sur le risque de dispersion excessive et la fatigue qui s'accumule, il est patent que le malaise a d'autres causes : J'ai surtout besoin, pour poursuivre ou rassembler ce que j'essaie de faire moi-même, de prendre plus de distance et de liberté, en particulier de me retirer, autant que possible, d'une scène parisienne à laquelle je me sens plus étranger que jamais. […] Illusoirement, sans doute, je voudrais (me) provoquer ainsi, au moins en surface, à quelque renouvellement… 57.

À la demande de Jean Piel, Derrida accepte de faire partie du comité d'honneur de la revue, un cercle plus large mais dénué d'implication concrète : « Il sera dès lors impossible d'interpréter mon retrait comme une rupture et je vous remercie de me permettre de le marquer aussi clairement. » Piel lui a demandé de lui faire connaître, « en toute amicale franchise », les raisons concrètes de sa prise de distance, mais Derrida assure qu'il n'y en pas. Ce qu'il pourrait ajouter ne serait pas plus concret ; « anecdotique peut-être », mais c'est précisément de la scène anecdotique qu'il souhaite s'éloigner de plus en plus 58. Sur la scène parisienne, il est pourtant loin d'être invisible. À la veille de l'été 1973, Le Monde a consacré une double page à « Jacques Derrida, le déconstructeur », avec une caricature de Tim, qui le présente en scribe égyptien pourvu d'une impressionnante chevelure. Lucette Finas, l'instigatrice de ce dossier, insiste sur le fait que « l'accueil reçu par Derrida à l'étranger est dans l'ensemble bien supérieur à celui qui lui est réservé en France ». La plupart de ses ouvrages sont traduits en une dizaine de langues, affirme-t-elle de manière un peu excessive, avant de présenter de manière brève et aussi pédagogique que possible des concepts comme la trace, la différance, le supplément, le pharmakon, l'hymen… Christian Delacampagne, un ancien normalien devenu collaborateur régulier du Monde, tente pour sa part de définir ce qu'est la déconstruction.

Puisque « l'ensemble de la métaphysique, c'est-à-dire en fait l'ensemble de notre culture », doit être considéré comme un texte, il s'agit avant tout d'un acte de lecture. Déconstruire, « ce n'est pas démolir, attaquer naïvement une forteresse à coups de poing. Depuis le milieu du XIXe siècle, la mort de la philosophie est à l'ordre du jour, mais la sentence est difficile à appliquer : la mort de la philosophie doit être philosophique ». De manière assez étrange, Philippe Sollers participe lui aussi à cet hommage, sur un mode bien éloigné des attaques parues dans le Bulletin du mouvement de juin 1971. L'apport de Derrida à la littérature lui semble « d'une importance absolument décisive : avec la “grammatologie” s'est fondé un nouveau rapport entre pratique littéraire et philosophie ». Derrida a formulé une question que la philosophie avait toujours échoué à se poser et qui vise à transformer le statut même de la littérature. Si Sollers ne fait aucune allusion directe à la brouille de l'année précédente, il marque tout de même quelques réserves, de façon un peu paternaliste : La crise, le débordement que Derrida a produit peut être productif, mais seulement s'il n'est pas à son tour encerclé par une utilisation universitaire. Car il faut distinguer entre le travail considérable accompli par Derrida et le “derridisme” qui s'est développé à une allure galopante. […] Je crois que lui-même aura à surmonter la façon dont son discours peut devenir rassurant 59.

De son côté, la revue L'Arc veut consacrer un numéro complet à Derrida. Catherine Clément lui soumet un sommaire où l'on trouve plus d'écrivains que de philosophes au sens classique : Hélène Cixous, François Laruelle, Claude Ollier, Roger Laporte, Edmond Jabès… Cela n'empêche pas Derrida de rejeter abruptement la transcription de l'interview qu'il avait accordée à Catherine Clément : il dit n'avoir ni le temps ni le courage de réduire ces soixante pages à la dimension et à la forme requises, d'autant qu'il n'est guère satisfait de ce qu'il a improvisé là. « Les quelques entretiens auxquels j'ai pris part m'ont toujours laissé, plus ou moins selon les cas, mécontent (de moi, bien sûr) 60. » Au risque de faire capoter le projet, Derrida refuse de manière tout aussi nette qu'une photo de lui figure dans la revue, et a fortiori sur la couverture comme cela s'est pratiqué pour tous les numéros précédents de L'Arc. Il s'expliquera sur cette intransigeance dans ses entretiens avec Maurizio Ferraris : Pendant les quinze ou vingt ans durant lesquels j'ai essayé – ça n'était pas toujours facile avec les éditeurs, les journaux, etc. – d'interdire la photographie, ça n'était pas du tout pour marquer une sorte de blanc, d'absence, ou de disparition de l'image, c'était parce que le code qui domine à la fois la production de ces images, le cadrage auquel on le soumet, les implications sociales

(montrer la tête de l'écrivain, la cadrer devant ses livres, enfin toute cette scénographie) me paraissaient d'abord terriblement ennuyeux… contraires à ce que j'essaie d'écrire et de travailler ; donc, il me paraissait conséquent de ne pas m'y livrer sans défense. Tout ne se limite probablement pas à cette vigilance-là. Il est probable que j'ai un rapport à ma propre image assez compliqué pour que la force du désir soit en même temps freinée, contredite, contrecarrée 61.

Le numéro finit tout de même par se réaliser, avec un dessin d'Escher en couverture : une théorie de petits caïmans qui s'échappent d'une feuille de papier avant d'y retourner. Dans le texte introductif, « Le sauvage », Catherine Clément analyse ce qui est à ses yeux « la déviance de Derrida » : Il n'est pas à sa place, pas comme les autres, sauvage. Philosophe ? Oui, par profession, puisqu'il enseigne la philosophie ; mais écrivain, peut-être. Universitaire ? Oui, sans doute, puisqu'il est maître-assistant à l'E.N.S. ; mais exilé dans une aire de fonctionnement qu'il contribue puissamment à critiquer. […] Le matériau philosophique n'a pour lui aucun privilège, non plus qu'aucun autre d'ailleurs : la « littérature », le « théâtre » ; et les champs incertains de textes aux statuts inassignables (récit ? biographie ? chant ? poème ?) sont lieux de travail sur les mots du langage. Or la méthode de la déconstruction croise, partout, la fiction. […] Ce recueil de L'Arc, dans une visée idéale, demande à être lu comme une fiction collective dont Derrida serait le titre, le pré-texte 62.

De cet ensemble d'articles se détache la contribution d'Emmanuel Levinas, intitulée « Tout autrement ». L'auteur du Temps et l'autre commence par saluer l'importance de « ces textes exceptionnellement précis et cependant si étranges » qu'a publiés Derrida, se demandant si son œuvre coupe « le développement de la pensée occidentale par une ligne de démarcation, semblable au kantisme qui sépara la philosophie dogmatique du criticisme ». On ne saurait se montrer plus flatteur. Si ce n'est que, pour évoquer le travail de la déconstruction, Emmanuel Levinas propose ensuite une image terrible et ambiguë : Au départ, tout est en place, au bout de quelques pages ou de quelques alinéas, sous l'effet d'une redoutable mise en question, rien n'est plus habitable pour la pensée. C'est là, en dehors de la portée philosophique des propositions, un effet purement littéraire, le frisson nouveau, la poésie de Derrida. Je revois toujours en le lisant l'exode de 1940. L'unité militaire en retraite arrive dans une localité qui ne se doute encore de rien, où les cafés sont ouverts, où les dames sont aux « Nouveautés pour dames », où les coiffeurs coiffent, les boulangers boulangent, les vicomtes rencontrent d'autres vicomtes et se racontent des histoires de vicomtes, et où tout est déconstruit et désolé une heure après, les maisons, fermées ou laissées portes ouvertes, se vident des habitants qu'entraîne un courant de voitures et de piétons à travers les rues restituées à leur « profond jadis » de routes, tracées dans un passé immémorial par les grandes migrations 63.

Le texte se termine de manière plus sereine, Levinas reconnaissant qu'il ne peut ni ne veut « prolonger la trajectoire d'une pensée du côté opposé à celui où son verbe se dissémine », et qu'il a moins encore « la ridicule ambition d'“améliorer” un vrai philosophe ». « Le croiser sur son chemin

est déjà très bon et c'est probablement la modalité même de la rencontre en philosophie. En soulignant l'importance primordiale des questions posées par Derrida, nous avons voulu dire le plaisir d'un contact au cœur d'un chiasme 64. » Derrida, dont l'intérêt pour l'œuvre de Levinas n'a cessé de grandir depuis la première longue étude qu'il lui a consacrée, près de dix ans plus tôt, ne veut retenir de cet article que ce qui les rapproche l'un de l'autre. Il l'en remercie aussitôt : Cher ami, Du fond du cœur (du chiasme), merci. Permettez-moi de vous dire très simplement que votre générosité m'a touché – que vous savez […] que nous habitons ensemble je ne dirai pas le même mais un X étrangement affiné, une affinité énigmatique. Quand disparaissent tous les repères (culturels, historiques, philosophiques, institutionnels), quand tout est « déconstruit et désolé » par la guerre, cette complicité dépouillée est – pour moi – vitale, le dernier signe de vie 6566.

Quelques semaines après ce numéro spécial de L'Arc, paraît chez Fayard le premier livre entièrement consacré à l'auteur de De la grammatologie. Initié par Jean Ristat, Écarts rassemble quatre essais : « Le coup de D. e(s)t Judas » de Lucette Finas, « Un philosophe “unheimlich” » de Sarah Kofman, « Une double stratégie » de Roger Laporte et « Note en marge sur un texte en cours » par Jean-Michel Rey. Pressenti à l'origine, Jean-Noël Vuarnet s'est désisté – pour des raisons que l'on devine plus personnelles que théoriques. Souvent difficile et parfois inutilement mimétique, l'ouvrage contribue pourtant à renforcer la stature de Derrida. À l'écart, certes, l'auteur de Marges n'en est pas moins devenu incontournable. Les critiques qu'il vient d'essuyer en sont la conséquence directe.

Chapitre 8 Glas 1973-1975 Glas, en sa complexité formelle, ne sort pas de nulle part. Le texte de Jean Genet sur Rembrandt paru dans Tel Quel en 1967, « Ce qui est resté d'un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes », était déjà divisé en deux colonnes inégales, tout comme le serait « Tympan », le premier texte de Marges. Mais surtout, juste avant de se lancer dans Glas, Derrida avait entamé un autre projet de livre en deux colonnes, Lecalcul des langues, autour de Condillac. Le manuscrit inachevé conservé à l'IMEC comporte 78 pages dactylographiées : manifestement, les feuilles de papier ont été introduites à deux reprises dans la machine, avec deux justifications différentes. De temps à autre, chacun des textes est interrompu par quelques lignes de blanc, ce qui permet à Derrida de maîtriser les correspondances entre les deux colonnes, malgré les moyens on ne peut plus artisanaux dont il dispose. Après un moment, la seconde colonne abandonne l'art d'écrire selon Condillac pour laisser la place à un commentaire d'« Au-delà du principe de plaisir », un essai de Freud sur lequel Derrida reviendra longuement dans La Carte postale. Pour le reste, Lecalcul des langues est plutôt sage, loin de l'effervescence typographique et stylistique de Glas. Le manuscrit de ce livre à tous égards exceptionnel est malheureusement introuvable : il n'y en a de trace ni à Irvine, ni à l'IMEC, ni semble-il chez Galilée. Mais Derrida a évoqué la genèse de Glas à diverses reprises. Et surtout, sa correspondance avec Roger Laporte, l'un de ses principaux interlocuteurs à cette époque, apporte des détails précieux. Laporte, qui a été nommé à professeur à Montpellier en 1971, s'y est d'abord senti très isolé, mais il a bientôt sympathisé avec Bruno Roy, le responsable de Fata Morgana. Cette petite maison d'édition, qui se veut « à la croisée de

l'excellence artisanale et de l'exigence littéraire », a déjà publié de courts textes de Foucault, Deleuze et Levinas, ainsi que La Folie du jour de Blanchot. C'est à cet éditeur que Derrida va d'abord destiner l'ouvrage très particulier auquel il songe. En avril 1973, dans une lettre à Roger Laporte, il évoque pour la première fois un projet de livre en deux colonnes, autour de l'œuvre de Genet. Dans son esprit, il ne s'agit que d'un volume de 70 à 100 pages « à la composition typographique un peu compliquée », un projet qui semble donc convenir à merveille à Fata Morgana. Malgré l'habituelle surcharge liée à la préparation des élèves à l'agrégation, Derrida peut annoncer le 30 juin qu'il travaille régulièrement à ce texte et que le Condillac a été « laissé de côté pour un temps 1 ». C'est pendant l'été, aux Rassats d'abord, puis à Nice, que Derrida écrit l'essentiel de l'ouvrage, dans une sorte de fièvre, sans autre outil que sa petite machine à écrire mécanique. Très vite, il s'aperçoit que Glas prend une forme et une taille qui ne manqueront pas de poser des problèmes de fabrication et d'édition. Mais plus il avance dans le projet, plus il a aussi « l'impression (superstitieuse, angoissée, névrotique – elle fait comme le vrai sujet de ce texte) que c'est la dernière chose [qu'il] écri[t], et aussi bien le premier livre (composé, projeté comme tel) 2 ». Il racontera dans l'émission de France-Culture « Le bon plaisir » qu'il a d'abord mis au point le texte sur Hegel, issu du séminaire de 1971-1972 sur « la famille de Hegel », « tout en ayant en mémoire, si on peut dire, ou en projet » le texte consacré à Genet. Les deux grandes bandes ont cohabité dans ma mémoire alors que je les écrivais, et c'est ensuite, après coup, que j'ai calculé les insertions des judas, sur les corps des deux colonnes. Mais concrètement, la chose s'est faite de façon très artisanale, ce qui a dû supposer de nombreuses réécritures, repassages, collages, ciseaux sur manuscrit, sur la page, sur un mode finalement très artisanal. Mais l'artisanal mimait en quelque sorte la machine idéale que j'aurais voulu construire pour écrire d'un coup cette chose 34.

Au fil des semaines, le texte « grossit un peu monstrueusement » et Derrida se rend compte que son achèvement et sa publication vont poser de nombreuses difficultés. L'extrait de Glas paru en septembre 1973 dans le numéro de L'Arc qui lui est consacré le mécontente ; il est « en contradiction avec tout ce qu'[il] souhaite », notamment parce qu'il ne reprend qu'un morceau de la partie sur Genet, sans donner la moindre idée du dispositif d'ensemble 5. Avec la rentrée universitaire et les nombreux engagements acceptés par Derrida, l'écriture se ralentit. Mais il espère tout de même achever le texte

pendant les vacances de Noël. Étant donné l'ampleur prise par Glas, le projet de l'éditer chez Fata Morgana perd son sens : la maison de Bruno Roy est spécialisée dans les petits livres et ne pourrait assumer un projet techniquement aussi complexe et financièrement aussi risqué. L'ouvrage se fera donc chez Galilée, un éditeur dont la démarche plaît de plus en plus à Derrida et dont le nom joue d'ailleurs à merveille avec les chaînes verbales autour desquelles le texte s'organise – du glaïeul au glaviot, des galères à la gloire. En étudiant le projet avec Michel Delorme et le maquettiste Dominique de Fleurian, Derrida mesure à quel point la concrétisation du volume sera difficile et coûteuse. Le travail de mise en page demandera des mois de travail, imposant d'innombrables réunions et de constants ajustements. Réalisé une bonne dizaine d'années avant les débuts du traitement de texte et de la publication assistée par ordinateur, Glas représente pour l'auteur comme pour l'éditeur une extraordinaire prouesse technique. Il faut se souvenir que les premières épreuves se présentent alors sous forme de rouleaux sur papier thermique, que l'on doit découper et coller à la main sur une table lumineuse. Le moindre changement impose de tout recommencer. Achevé d'imprimer le 27 septembre 1974, le livre paraît dans la collection « Digraphe » que dirige Jean Ristat. Le premier tirage est de 5 300 exemplaires ; il faudra des années pour l'épuiser. L'aspect matériel est ce qui s'impose d'entrée de jeu. Glas est un volume de vingt-cinq centimètres sur vingt-cinq, un format très inhabituel surtout pour un essai. La couverture est austère et grise ; il n'y a pas le moindre texte de présentation en quatrième de couverture. Lorsqu'on ouvre le livre, la surprise est plus grande encore : D'abord : deux colonnes. Tronquées, par le haut et par le bas, taillées aussi dans leur flanc : incises, tatouages, incrustations. Une première lecture peut faire comme si deux textes, dressés l'un contre l'autre ou l'un sans l'autre, entre eux ne communiquaient pas. Et d'une certaine façon délibérée, cela reste vrai, quant au prétexte, à l'objet, à la langue, au style, au rythme, à la loi. Une dialectique d'un côté, une galactique de l'autre, hétérogènes et cependant indiscernables dans leurs effets, parfois jusqu'à l'hallucination 6.

Glas est une radicalisation du travail entamé dans Marges et La dissémination en même temps qu'il prolonge à sa manière le rêve du « Livre » de Mallarmé 7. En regard des normes traditionnelles, la provocation est ici à son comble. Privé de début et de fin, divisé de multiples manières, bouleversant les conventions typographiques, l'ouvrage est aussi dépourvu de tout appareil universitaire : il n'y a pas une note de

bas de page, pas la moindre bibliographie. Et surtout, Glas juxtapose « l'interprétation d'un grand corpus canonique de la philosophie, celui de Hegel, et la réécriture d'un poète-écrivain plus ou moins hors la loi, Genet » : Cette contamination d'un grand discours philosophique par un texte littéraire qui passe pour scandaleux ou obscène, et de plusieurs normes ou espèces d'écriture entre elles pouvait paraître violente, déjà dans sa « mise en page ». Mais elle rejoignait ou réveillait une tradition bien ancienne : celle d'une page autrement ordonnée dans ses blocs de textes, d'interprétation, de marges intérieures. Et donc d'un autre espace, d'une autre pratique de la lecture, de l'écriture, de l'exégèse. C'était pour moi une manière d'assumer pratiquement les conséquences de certaines propositions de De la grammatologie quant au livre et à la linéarité de l'écriture 8.

Marqué par l'esprit du temps, Glas peut aussi être lu comme une réponse à L'Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari qui l'avait tellement agacé. Car quels que soient les provocations et les jeux textuels, Derrida ne veut pas renoncer à la rigueur de l'argumentation. La colonne de gauche, la plus continue, est issue du séminaire de 1971-1972 : Derrida y tire un fil, celui de « la famille de Hegel », de sa version la plus biographique à ses aspects les plus conceptuels ; le texte propose une analyse fouillée de quelques chapitres des Principes de la philosophie du droit. La colonne de droite, beaucoup plus rompue, dérive dans toute l'œuvre de Genet, faisant apparaître l'omniprésence des fleurs et, à travers elles, du nom même de l'écrivain ; le parcours demeure toutefois ouvert et libre : contrairement à Sartre dans son Saint-Genet comédien et martyr – auquel il s'en prend plusieurs fois –, Derrida ne prétend jamais donner « les “clés” de l'hommeet-l'œuvre-complète, leur ultime signification psychanalytico9 existentielle ». Glas pose de réelles difficultés de lecture : littéralement, on ne sait pas par quel bout prendre le livre. Il est impossible de suivre parallèlement les deux colonnes, page après page, car le propos ne tarde pas à se dissoudre. Mais il serait plus absurde encore de lire l'intégralité d'une colonne puis de l'autre : ce serait nier l'unité profonde du volume et méconnaître les échos incessants entre les deux versants. Le lecteur est donc tenu de s'inventer son propre rythme, de se ménager des séquences de cinq, dix ou vingt pages, puis de revenir sur ses pas, tout en jetant des coups d'œil réguliers à l'autre colonne. C'est à lui qu'il appartient de construire la relation, implicite dans le texte, entre la famille selon Hegel et l'absence de famille chez Genet, entre la sexualité reproductrice théorisée dans les Principes de la

philosophie du droit et la dépense homosexuelle du Journal du voleur ou de Miracle de la rose. Défi permanent à la lecture traditionnelle – qu'elle soit philosophique ou littéraire –, Glas s'adresse à un lecteur introuvable, aussi à l'aise dans les textes de Hegel que dans ceux de Genet. On peut le dire en termes plus derridiens : il s'agit d'un lecteur à venir, comme inventé par le livre. Si la plupart des libraires sont perplexes, ne sachant trop que faire de cet ouvrage au format inhabituel et au classement incertain, la réception critique est positive. Le 1er novembre 1974, dans La Quinzaine littéraire, Pierre Pachet consacre une double page à cette « entreprise troublante ». Quelques semaines plus tard, en ouverture du Figaro littéraire, Claude Jannoud évoque de manière bienveillante « L'Évangile selon Derrida », se demandant toutefois s'il s'agit encore de philosophie. Mais pour Jean-Marie Benoist, dans L'Art vivant, c'est précisément dans ce défi que réside la force du projet : « l'écriture philosophique, l'écriture religieuse, l'écriture poétique, le corps, le sexe, la mort, tout vole en éclats sous le coup de ce glas, entreprise unique aujourd'hui dans la production textuelle française ». Le Monde se montre franchement enthousiaste ; le 3 janvier 1975, Christian Delacampagne, salue le « saut qualitatif » représenté par ce volume : Enfin, Jacques Derrida nous donne son premier livre. Oui, vous avez bien lu : son premier livre. Ses précédents ouvrages – depuis La voix et le phénomène jusqu'à La dissémination, en passant par De la grammatologie – n'étaient que des recueils d'articles. Glas, au contraire, est le premier livre conçu et rédigé par Derrida comme livre. Non qu'il s'agisse d'un texte lisse et uni, continu, linéaire : tout autre est la réalité 10.

Mais les réactions des amis et des collègues à l'égard de cet ouvrage risqué lui importent au moins autant. Althusser, dont le style personnel est pourtant aux antipodes, envoie à Derrida une lettre lyrique. Il a posé Glas sur la table basse de son salon et en fait l'éloge à tous ceux qui passent chez lui : Moi, je te lis par morceaux le plus souvent – et parfois d'une plus longue haleine, mais le soir. Lentement. Toujours sur cette table basse où pas question de travail mais d'écouter qui parle en face, – je lis et c'est t'écouter. […] Tu as écrit « quelque chose » d'extraordinaire. Tu le sais mieux que nous qui te lisons. Tu as pris de l'avance ! celle d'avoir écrit, mais on te rattrapera, pour constater que tu es ailleurs… C'est pourquoi je me hâte et parle le langage de mon retard : j'ai été bouleversé, Jacques, par ce texte, ce livre, ses deux colonnes, leur monologue double et sa complicité, le labeur et l'éclat, le neutre et sa douleur, le terne et sa splendeur – et la redite interne, en chaque « voie », de ce chœur contrasté. Passe-moi ces mots, je t'en prie, dérisoires, mais ça « dit » des choses inouïes, qui passent Hegel et Genet ; c'est un texte de philosophie sans précédent qui est un poème comme je n'en connais pas. Je continue à lire 11.

De manière plus étonnante encore, Pierre Bourdieu se montre lui aussi très chaleureux : Cher vieux, Je veux te remercier, très sincèrement, de ton Glas, que j'ai lu avec beaucoup de plaisir. Tes recherches graphiques m'ont, entre autres choses, intéressé. Je m'efforce aussi, dans une autre logique, de briser les rhétoriques traditionnelles et ton entreprise m'a beaucoup encouragé en ce sens. Sur le fond, dans ce que je peux pressentir, – il n'est pas si facile à atteindre… – je crois que nous aurions beaucoup de points d'accord. Je me dis parfois que si je faisais de la philosophie, je voudrais faire ce que tu fais 12.

Aux États-Unis, Glas suscite notamment l'enthousiasme de Geoffrey Hartman, collègue de Paul de Man à l'université de Yale. Dans ce livre étrange, il voit l'aboutissement de l'un des rêves des romantiques allemands et notamment de Friedrich Schlegel : la « Symphilosophie », une symbiose de l'art et de la philosophie 13. Avec Paule Thévenin, les choses sont beaucoup plus difficiles. Le 20 octobre 1974, c'est avec embarras et timidité que Derrida lui envoie le volume. Quelques mois auparavant, il lui avait donné à lire la partie qui concernait Genet ; elle s'était montrée sévère, jugeant le texte « inachevé », « trop vite écrit », et surtout « moins rusé que Genet 14 ». Peu après la sortie du livre, Derrida entend de plusieurs côtés qu'elle mène contre Glas une vraie « campagne de dénigrement ». Il le lui reproche avec tristesse ; elle lui répond de manière très agressive : Ainsi, vous voulez vous fâcher avec moi. Il y a bien longtemps que je sais cela. Et croyez-moi, cela date de bien avant Glas. Ou plutôt, et c'est peut-être cela qui m'a fait réagir à la lecture de ce livre, Glas sonne beaucoup de ruptures, que j'y ai lues. Et la trame que vous avez tissée ne laisse que peu de jeu à qui voudrait tenter de se défendre. […] Vous avez, au fond, très mal pris votre rupture avec Philippe Sollers. Et, pour la résoudre, il vous fallait faire table rase de tout ce qui pouvait rappeler l'époque du lien privilégié qui vous unissait à lui. Il y avait des comparses. Aucune importance. Ils n'ont jamais compté. Pour vous débarrasser du souvenir même de cette période, il vous fallait vous décharger de tout ce qui avait un peu compté : Antonin Artaud, moi. À travers Genet, dans Glas, j'ai lu cela. Vous ne me ferez pas croire qu'avec le glaive du glaïeul, vous ne vouliez pas décapiter le gli de la glotte de Sollers 15.

Paule Thévenin affirme s'être abstenue de parler du livre, sinon dans son aspect matériel, qu'elle juge insuffisamment raffiné. Elle admet toutefois être sortie de sa réserve à deux reprises, en particulier lors d'un dîner avec les « gens de Digraphe ». En réalité, si elle supporte mal ce livre, c'est sans doute parce qu'elle a l'impression que Derrida veut lui voler Genet, comme d'autres ont tenté de s'emparer d'Artaud, alors qu'elle aimerait que les deux écrivains lui appartiennent tout entiers. Entre Paule Thévenin et Jacques

Derrida, le malaise durera plus de deux ans, pendant lesquels ils éviteront de se voir. Et leur relation ne retrouvera jamais l'évidence des premières années d'amitié. Une réaction importe beaucoup plus à Derrida, celle de Jean Genet luimême. Il sait mieux que personne que l'analyse de Sartre, dans Saint-Genet, comédien et martyr, a provoqué chez l'écrivain un blocage littéraire de plus de dix ans. Comme Derrida l'expliquera dans un entretien tardif, il y avait eu de la part de Sartre « un projet d'explication maîtrisante qui emprisonnait de nouveau Genet dans sa vérité, dans une vérité qui aurait été inscrite dans son projet originaire », et d'autant plus agressive qu'elle méconnaissait l'écriture en tant que telle 16. Avec la longue dérive proposée dans Glas, Derrida ne voudrait surtout pas arrêter la course de Genet, « le ramener en arrière, le brider ». Il l'a souligné à l'intérieur même de son texte : « C'est la première fois que j'ai peur, en écrivant, comme on dit, “sur” quelqu'un, d'être lu par lui. […] Il n'écrit presque plus, il a enterré la littérature comme pas un, […] et ces histoires de glas, de seing, de fleur, de cheval doivent le faire chier 17. » Après la parution de Glas, Derrida sera très touché que Genet lui en dise quelques mots amicaux, de manière presque furtive, mais il évitera soigneusement de lui en reparler. L'une des plus belles surprises que lui vaut ce livre à la typographie si inventive est curieusement d'ordre oral. Le 3 novembre 1975, Jean Ristat et Antoine Bourseiller, metteur en scène et ami de Jean Genet, organisent une lecture publique de Glas, au théâtre Récamier. Les pages du livre sont projetées, tandis que Maria Casarès et Roland Bertin en lisent des extraits. L'expérience touchera profondément Derrida, comme il l'écrira à Bourseiller : Vous avez réussi ce que je croyais impossible. Et j'admire au plus haut point que vous en ayez d'abord pris le risque. Pendant cette séance, vous m'avez donné la joie – étrange – de la réconciliation (avec ce que j'ai écrit là et qui me revenait d'ailleurs, tout à coup acceptable). C'était très bon. Et non seulement pour moi, je le sais maintenant. Tous ont vécu la scène comme une sorte de messe théâtrale et révolutionnaire, forte, sobre et sans concession, et vous le doivent, et le savent 18.

Le même jour, Antoine Bourseiller dit à Derrida toute la joie que cette soirée lui a procurée, à lui aussi, avant de lui faire une proposition : En vérité, en lisant Glas […], ce qui m'avait frappé, c'était le tragique qui s'en dégageait, et qui tout au long de la soirée de lundi était là, tangible. […] Il y a des moments qui ont été du théâtre « brut », au sens industriel du terme, aussi bien pendant les séances de travail qu'en public. […]

Il ne s'agissait plus du texte d'un philosophe, il ne s'agissait plus de modernité, il s'agissait de théâtre. Le silence dans la salle ne trompe jamais. Alors voilà, cher Jacques Derrida, je vais droit au but : il faut que vous tentiez vite d'écrire un dialogue, sans vous préoccuper qu'il soit théâtral, simplement, au lieu de deux colonnes, d'une mise en pages, l'écrire sous forme d'échange platonicien (!), en le situant dans le temps, dans le lieu, mais surtout sans vous préoccuper, je le répète, de savoir si le contenu est dramatique. Le sujet que vous choisirez sera forcément le feu, qu'il nous restera à déposer sur les planches de la scène. Je crois sincèrement, après cette expérience de lecture, que vous êtes aussi un auteur d'une certaine forme de théâtre, encore indéfinissable, éloquente et en même temps émouvante. […] À essayer, que perdrez-vous ? Par rapport à vos propres recherches, rien d'autre que la contrainte d'une forme 19.

L'intuition de Bourseiller est forte et juste. Alors qu'il ne l'a jamais fait jusqu'alors, Derrida va s'engager dès les mois suivants dans des modes d'écriture qui, sans être conçus directement pour le théâtre, passent par la forme du dialogue. Ainsi de « Pas », publié dans la revue Gramma en 1976 avant d'être repris dans le livre Parages. Et c'est avec beaucoup d'enthousiasme qu'il donnera des versions sonores de deux de ses livres : Feu la cendre d'abord – en complicité avec Carole Bouquet –, puis Circonfession qu'il lira seul, intégralement et superbement 20. À Glas est liée une rencontre importante, avec le peintre Valerio Adami. C'est le poète Jacques Dupin, responsable des éditions à la galerie Maeght, qui propose à Derrida de s'associer avec un peintre pour réaliser une sérigraphie mêlant le trait, la peinture et l'écriture. C'est lui, également, qui suggère le nom d'Adami et présente son travail à Derrida. Un déjeuner est prévu, en octobre 1974, mais avant la date qui a été fixée Jacques et Marguerite font la connaissance de Valerio Adami et de sa femme Camilla dans un autre contexte : Par un curieux hasard, quelques heures après avoir feuilleté ses catalogues, j'ai eu la chance de le rencontrer chez des amis communs, rue du Dragon, où nous étions tous les deux invités à dîner. Et là, j'ai vu pour la première fois le visage de Valerio. Les traits de son visage, sa graphie de dessinateur, sa graphie tout court – la manière dont il écrit, trace les lettres – tout cela m'a paru immédiatement constituer un monde, une configuration indissociable […]. Tout cela s'est comme rassemblé dès le premier soir, dans l'unité d'action de vingt-quatre heures, comme dirait Joyce 21.

C'est la première fois que Derrida va se risquer à écrire sur une œuvre picturale. Mais la rencontre ne se fonde pas seulement sur une attirance esthétique. Valerio Adami est un homme d'une grande culture littéraire et philosophique, attiré par des œuvres et des auteurs qui passionnent également Derrida.

Chez Adami, ce qui m'a d'emblée séduit et permis d'approcher sa peinture, d'y entrer si on peut dire, c'est évidemment le fait que si dessinateur absolu qu'il soit, et peintre, malgré tout, il accueille dans l'espace de ce qu'il signe de nombreux arts, la littérature notamment – on y retrouve des phrases, des textes, des personnages de la littérature, la famille des écrivains, Joyce ou Benjamin par exemple 22.

Pour la sérigraphie qu'ils doivent réaliser ensemble, Adami prend d'ailleurs l'initiative, proposant de s'appuyer sur Glas qui vient tout juste de paraître et dont la plasticité l'a beaucoup frappé. Comme le racontait Derrida : Il a choisi un passage, isolé une phrase et m'a demandé de l'écrire puis de la signer au crayon sur un papier – ensuite, il s'est mis au travail. Il n'a pas tardé à me présenter un dessin, qui est bientôt devenu un immense tableau où il avait écrit ladite phrase, à travers un immense poisson au bout d'un hameçon. Son œuvre répondait, si on peut dire, à ce qui était écrit dans Glas. Il contresignait le passage en question, reprenait un poème d'adolescent, avec le vers suivant : « Glu de l'étang lait de ma mort noyée », que je commente longuement dans l'ouvrage 23.

Derrida et Adami signeront ensemble cinq cents sérigraphies de grand format. Puis, pour la revue Derrière le miroir de Maeght, le philosophe écrira un texte intitulé + R (par-dessus le marché). Il ne s'agit pas à proprement parler de critique d'art : Derrida y prolonge ses réflexions sur la lettre et la signature, le trait et le cadre, avant de se pencher sur la reproductibilité technique selon Walter Benjamin et la question du marché de l'art. Comme toujours très sensible au contexte, Derrida s'interroge notamment sur les effets générés par sa propre intervention : « Que se passe-t-il quand une plus-value se met en abyme 24 ? » Ce qui aurait pu n'être qu'une collaboration éphémère ne tarde pas à se transformer en une durable et profonde amitié, avec Valerio comme avec sa femme Camilla. À partir de 1975, la famille Derrida séjournera plusieurs étés de suite dans la grande maison des Adami, à Arona, sur le lac Majeur. Il s'agit d'un immense palais en partie détruit pendant la guerre, riche en récits et en légendes, quelque peu effrayant pour les enfants. Le premier et le deuxième étages sont tout à fait inoccupés, tandis qu'au troisième un appartement indépendant a été aménagé pour des amis venus d'un peu partout, du Mexique, du Venezuela, d'Inde ou d'Israël. Comme le raconte Valerio Adami, « il y avait de la place pour tout le monde dans cette demeure un peu délabrée, décadente, et qui retrouvait en été une nouvelle jeunesse. Nous nous promenions dans le grand parc où poussaient des arbres magnifiques. Dans les villages alentour, il y avait cinq cinémas. Tous les soirs, nous allions voir un film différent. C'est grâce à cette villa que j'ai pu conserver des amitiés si fidèles et si profondes 25 ».

Pour Derrida, ces semaines auprès des Adami ressemblent plus à de véritables vacances que celles qu'il passe à Nice ou aux Rassats. Bien sûr, il se lève très tôt et travaille toute la matinée. Mais le reste du temps il se montre détendu. Il aime autant les conversations avec Valerio que les taquineries affectueuses de son épouse : « Je le provoquais souvent, se souvient Camilla Adami, ce qui le déconcertait un peu, parce qu'il était plus habitué à discuter avec des hommes. En dépit de son amour des femmes et de sa proximité avec le féminisme, il gardait un petit côté misogyne, comme beaucoup d'hommes de sa génération. Mais quand il était en confiance, il pouvait se montrer très spirituel. On plaisantait beaucoup, sans doute parce qu'il était sorti de son milieu habituel. Et il adorait danser… Il acceptait aussi des expériences tout fait inhabituelles pour lui : chaque année, Valerio mettait en scène un tableau vivant inspiré d'un tableau classique, comme “La pêche miraculeuse” ou “Le massacre des innocents”. Jacques s'y prêtait de bonne grâce, avec Marguerite et les enfants 26. »

Chapitre 9 Pour la philosophie 1973-1976 Avec les éditeurs, Jacques Derrida a toujours tenu à marquer son indépendance. Dès le premier contrat qu'il a signé, il a rayé la clause de préférence qui engage à soumettre ses ouvrages suivants à la même maison. Ses liens principaux ont longtemps concerné des revues plus que des éditeurs : il était moins proche des Éditions de Minuit que de Jean Piel et de Critique, moins proche des éditions du Seuil que de Philippe Sollers et de Tel Quel. De ces deux côtés, les relations sont devenues difficiles ou impossibles. Quant aux PUF, où sont parus ses premiers travaux sur Husserl, c'est un éditeur beaucoup trop traditionnel pour les projets qu'il développe désormais. Et depuis la rupture avec Michel Foucault, il est clair que Gallimard ne voudrait pas de lui. À l'égard de Michel Delorme et des éditions Galilée, Derrida a fait preuve d'un enthousiasme immédiat. La petite taille de la maison, son caractère coopératif et l'attention portée à l'aspect matériel des livres sont autant d'éléments qui l'ont séduit. Après le succès du Titre de la lettre, Derrida voudrait aller plus loin et développer une véritable collection. À la fin de l'été 1973 il en parle longuement avec Delorme, lequel paraît « prêt à tout », comme Derrida l'écrit à Philippe Lacoue-Labarthe. Il aimerait en effet l'associer, avec Jean-Luc Nancy et Sarah Kofman, à la direction de ce projet. Fin octobre ou début novembre, Derrida propose qu'ils se réunissent à Paris « pour reprendre systématiquement et minutieusement, dossiers en main, l'examen de toutes les éventualités 1 ». La Remarque spéculative de Jean-Luc Nancy, que Derrida admire beaucoup, devrait faire partie des premiers titres, tout comme Les Figures juives de Marx d'Élisabeth de Fontenay et Camera obscura de Sarah Kofman. Derrida en est persuadé, la collection philosophique qu'ils

envisagent correspond à un vrai besoin. Elle pourrait prendre rapidement « une place très nécessaire et très active 2 ». L'un des atouts de Galilée étant sa réactivité, les choses se concrétisent à vive allure et les premiers ouvrages sortent dès la fin 1973, même si la collection « La philosophie en effet » ne se met réellement en place qu'à l'automne suivant. Derrida est d'autant plus heureux de ces premiers développements que c'est aussi chez Galilée que se crée en janvier 1974 une nouvelle revue dont il a proposé le titre : Digraphe. Le directeur de publication est Jean Ristat ; dans le comité de rédaction, il est d'abord entouré de Jean-Joseph Goux, de Luce Irigaray et de Danièle Sallenave. Digraphe apparaît donc comme une revue amie, qui se voudrait un nouveau Tel Quel. Derrida y publie à plusieurs reprises, dont le long texte « Le Parergon », qui paraît dans les numéros 2 et 3, mais il se garde bien de s'impliquer de trop près dans son fonctionnement concret. En ce début des années 1970, l'idée communautaire est pour Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe bien autre chose qu'un mot ou un concept. Ils sont l'un comme l'autre fascinés par le premier romantisme allemand, celui du groupe de Iéna où se lient indissociablement la poésie et la philosophie : ils lui consacreront bientôt un livre majeur, L'Absolu littéraire 3. Même si les tempéraments de Nancy et de « Lacoue » sont très différents, ils donnent cours ensemble, écrivent souvent en collaboration et multiplient les projets communs, notamment au TNS, le Théâtre national de Strasbourg. Mais surtout, comme l'écrit Jean-Luc Nancy, « leurs vies personnelles et familiales » entrent « dans une symbiose inédite » qui les mène à habiter la même maison de la rue Charles-Grad. Animé par l'esprit de l'utopie, ce quasi-phalanstère est considéré par beaucoup de Strasbourgeois comme un lieu hautement subversif : l'esprit de 68 continue de tout brasser, une décennie durant, « les formes de vie comme les pensées, les schèmes politiques et les représentations sociales, sexuelles ou culturelles 4 ». D'un tel idéal, d'un tel mode de vie, Derrida se sent personnellement on ne peut plus éloigné, comme il le redira lors sa dernière rencontre à Strasbourg avec Nancy et Lacoue-Labarthe : Cette écriture ou cette pensée à deux, trois ou quatre mains a toujours été pour moi une apparition fascinante, admirable, énigmatique, mais aussi impensable et impossible aujourd'hui encore. Rien ne me paraît aussi inimaginable, et je le ressens comme ma propre limite, aussi

inimaginable que, dans la vie privée qui fut indissociable des expériences publiques dont je parle, leurs liens de communauté familiale 5.

Cela n'empêche pas Derrida de proposer une direction en quatuor de « La philosophie en effet » et d'être aussitôt séduit par le projet d'un ouvrage collectif. Sarah Kofman lance le mot de Mimesis qui lui apparaît comme un concept ouvert et fédérateur, reliant « les motifs théoriques et pratiques de la répétition, la production et la reproduction, le reflet, l'image, l'idole, l'idée, l'icône, le simulacre, la mimique, le double, le masque, l'identification, etc. 6 ». Aux quatre responsables de la collection, Derrida suggère d'ajouter deux autres auteurs : Bernard Pautrat et Sylviane Agacinski. Ils se réunissent à Paris tous les six, à la fin du mois de juin 1974, pour préciser le sommaire du volume. Jean-Luc Nancy s'en souvient : « C'est à ce moment-là que Philippe et moi avons compris que les liens de Jacques et Sylviane n'étaient pas que philosophiques 7. » Mimesis, auquel Derrida croit beaucoup, sera la première publication de la jeune femme et il tient manifestement à la mettre en valeur. Mais il procède subtilement, sans rien imposer à ses coauteurs : Vous êtes-vous posé la question de l'ordre des textes dans le volume ? Pour ma part, insatisfait par tout choix supposant une interprétation ou une mise en perspective, je suis fortement tenté par l'ordre alphabétique des auteurs dont l'arbitraire suspend la question de l'ordre sémantique ou systématique. Et puis cela commencerait ainsi par le nom le moins « public », ce à quoi je vois toute sorte d'avantages. Dites-moi franchement ce que vous en pensez 8.

Derrida espère que le volume pourra paraître très vite et consacre le début de l'été à la rédaction de son propre texte, Economimesis, une lecture provocatrice de quelques fragments de la Critique de la faculté de juger de Kant. Il l'écrit à Philippe Lacoue-Labarthe : J'ai hâte de lire vos textes, et cette publication commune – comme tout ce que nous faisons ensemble – me fait un grand plaisir. […] Il faudrait déclencher, avec Mimesis, une grande agitation autour de l'animal, affairer/affoler la population théoricienne, la faire courir après le bétail comme si on mettait le bordel dans une foire à bestiaux ou si on ouvrait grandes – je précise : vers la sortie – les portes d'une exposition agricole. Je sens venir cette scène 9.

Ce ton d'agit-prop et ces métaphores triviales sont rarissimes dans la correspondance de Derrida, confirmant que Mimesis est dans son esprit une véritable machine de guerre et une sorte de prolongement de Glas. Mais pour toutes sortes de raisons, le volume va prendre du retard. Derrida consacre la suite de l'été 1974 au texte que lui ont demandé Nancy et Lacoue-Labarthe pour le numéro spécial de Poétique qu'ils

préparent sous le titre « Littérature et philosophie mêlées ». Il a choisi de mettre en forme sa conférence de 1971 à propos du « Séminaire sur La Lettre volée » de Lacan. Mais l'article s'annonce beaucoup plus long que prévu, ce qui l'inquiète tout comme d'ailleurs le contenu même du texte. En l'envoyant aux deux auteurs du Titre de la lettre, il leur demande de lui dire « très franchement, très brutalement » si quelque chose leur paraît « faux, grossièrement à contre-sens ou massivement insuffisant dans cette lecture, ou encore trop déplaisant dans la scène ». En un écho évident des mésaventures survenues trois ans plus tôt avec l'entretien de Promesse, il insiste pour qu'en dehors d'eux et de Genette, le manuscrit ne soit lu par personne, en particulier au Seuil : « Connaissant, hélas, tout de ce milieu, j'ai de très raisonnables raisons de formuler cette demande 10. » Lacoue-Labarthe rassure aussitôt Derrida, sur tous les points : la longueur n'est pas un problème, car le numéro est conçu pour s'organiser autour de son texte, et bien sûr ils ne feront lire le manuscrit à personne, et surtout pas à François Wahl, l'interlocuteur de Lacan aux éditions du Seuil. Sur le fond, il trouve « Le facteur de la vérité » constamment impressionnant : « L'absence de tout “coup bas” – et même l'estime et l'espèce de sympathie qui transparaît pour le travail de Lacan – ôte tout caractère déplaisant à la scène », d'autant que celle-ci était attendue depuis plusieurs années 11. Quoi qu'en dise Lacoue-Labarthe, cet article, l'un des plus célèbres de Derrida, est aussi l'un des plus durs. D'abord, ce n'est pas à n'importe quel texte des Écrits qu'il s'en prend, mais à celui que Lacan a choisi de placer en tête du volume, lui conférant ainsi un rôle stratégique. Mais surtout Derrida renvoie Lacan à une position traditionnelle : rapprochant le « Séminaire sur La Lettre volée » des analyses d'Edgar Poe proposées par Marie Bonaparte, il y reconnaît « le paysage classique de la psychanalyse appliquée ». La nouvelle de Poe se trouve convoquée « comme un simple exemple » et l'écriture littéraire, loin d'être analysée comme telle, vient « en position illustrative 12 ». Même si Lacan évoque sans cesse le signifiant, la structure formelle du texte est ignorée, « au moment même et peut-être dans la mesure où l'on prétend en “déchiffrer” la “vérité”, le “message” exemplaire ». Derrida le souligne : le récit d'Edgar Poe est beaucoup plus retors que le commentaire qui lui est consacré. Et l'une des questions essentielles devient donc celle-ci : « Que se passe-t-il dans le déchiffrement psychanalytique d'un texte quand celui-ci, le déchiffré, s'explique déjà luimême ? Quand il en dit plus long que le déchiffrant (dette plus d'une fois

reconnue par Freud) ? Et surtout quand il inscrit de surcroît en lui la scène du déchiffrement 13 ? » Ce qu'il s'agit de déconstruire, dans cette minutieuse lecture de Lacan, c'est aussi le primat que ce dernier accorde au phallus. Avec le concept de phallogocentrisme, Derrida s'emploie depuis quelque temps à montrer que le logos et le phallus sont deux manifestations « d'un seul et même système », inséparable de la tradition métaphysique occidentale : « érection du logos paternel (le discours, le nom propre dynastique, roi, loi, voix, moi, voile du moi-la–vérité-je-parle, etc.) et du phallus comme “signifiant privilégié” (Lacan) 14 ». L'enjeu est de taille, au moment où le féminisme connaît de puissants renouvellements théoriques. Luce Irigaray – dont les livres Speculum, de l'autre femme et Ce sexe qui n'en est pas un font grand bruit en 1974 – ne cache pas ce qu'elle doit au travail de Derrida dans sa tentative de penser la sexualité féminine en d'autres termes que ceux prescrits par l'économie du pouvoir phallique et la tradition freudienne. Le livre La Jeune née, que Catherine Clément et Hélène Cixous publient en 1975, développe des thématiques voisines. Entre Derrida et ce que l'on appellera bientôt les « études féminines », une véritable alliance se met en place. La proximité avec Sylviane Agacinski n'y est sûrement pas étrangère. Cette période, plus que dense sur la scène française, est aussi celle où la carrière américaine de Derrida commence réellement à prendre corps. Jusqu'alors, Derrida n'a effectué que deux longs séjours à Baltimore, en 1968 et 1971. Le reste du temps, il anime un séminaire à Paris, avec un groupe d'étudiants de Johns Hopkins et de Cornell. Un troisième séjour de plus de deux mois devrait avoir lieu à Baltimore en 1974, mais Derrida le décline dès l'année précédente, expliquant que des obstacles insurmontables se présentent : Ce sont pour l'essentiel des difficultés d'école : l'école des enfants, d'abord. Pierre vient d'entrer au lycée et Jean à la « grande école » et des deux côtés on nous met en garde contre les conséquences d'une absence de trois mois de scolarité. Or il me serait psychologiquement trop pénible de me séparer d'eux si longtemps. Mon école ensuite : on ne m'a pas caché que mes absences multiples (voyages de conférences ou d'enseignement, surtout quand ils sont de longue durée) n'étaient pas du goût de la direction de l'École et des étudiants. D'autant plus que l'un de mes collègues, Althusser, souvent malade, vient, après une grave rechute, de quitter l'École pour être hospitalisé ; on ne peut pas encore déterminer la durée de son absence 15.

Il assure son interlocuteur que cette décision lui coûte beaucoup, car il n'a que d'excellents souvenirs de ses précédents séjours à Johns Hopkins et n'y compte que des amis. Comme son absence risque de se prolonger les années

suivantes, il recommande d'inviter à sa place Lucette Finas, proposition qui ne les enchante pas. La situation réelle semble un peu plus compliquée qu'il ne l'annonce. Dans une lettre à Paul de Man, Derrida se dit désireux d'avoir un entretien avec lui à ce sujet, car ses rapports avec l'université Johns Hopkins le « mettent depuis quelque temps dans l'embarras 16 ». Sans doute lui manque-t-il un véritable interlocuteur sur place. Paul de Man saisit aussitôt la chance qui se présente et travaille avec Hillis Miller à préparer le « transfert » de Derrida à Yale, pour des séjours beaucoup plus courts. Dès la fin du mois d'avril 1974, l'essentiel du dispositif est en place : « L'enthousiasme pour votre présence, fût-elle intermittente, à Yale ne manquera pas de triompher des obstacles administratifs 17. » Si ce projet peut être envisagé, c'est notamment parce que l'année précédente, Derrida a recommencé à prendre l'avion, mettant fin à la phobie dont il souffrait depuis l'automne 1968. C'était une condition sine qua non pour intervenir à Berlin tous les quinze jours, comme l'y invitait Samuel Weber. Il n'a pu affronter les premiers trajets qu'en se bourrant de comprimés, mais la sérénité est revenue peu à peu. Il devient donc possible de prévoir des séjours relativement brefs aux États-Unis. Pendant cette année de transition, Derrida vient deux semaines en octobre 1974, se partageant entre Johns Hopkins et Yale. En janvier 1975, Paul de Man peut lui confirmer officiellement sa nomination pour trois ans à un poste de visiting professor à Yale. Les conditions sont optimales : la venue de Derrida est prévue au mois de septembre, avant la rentrée de Normale Sup, pour une durée de trois semaines environ. Derrida doit donner un séminaire à un groupe de graduate students, sur le sujet de son choix, assurant une vingtaine de séances : les six ou sept premières se tiennent à Yale, les autres à Paris avec les étudiants américains qui y font un complément d'études. La rémunération annuelle est de 12 000 $ (ce qui équivaudrait aujourd'hui à 33 000 euros environ), une somme importante, même si le logement et l'essentiel des frais de voyage sont à la charge de Derrida 18. Cet engagement met fin au contrat antérieur avec Johns Hopkins, mais les étudiants de cette université, comme ceux venus de Cornell, peuvent continuer à participer au séminaire parisien. Située à New Haven dans le Connecticut, à cent vingt kilomètres environ au nord-est de New York, Yale est l'une des universités les plus riches et les plus prestigieuses des États-Unis. Sur le plan des études littéraires, elle fut

aussi le berceau du New Criticism, le courant dominant des années 1920 au début des années 1960. Mais l'élément décisif aux yeux de Derrida, c'est le rôle qu'y joue Paul de Man. Depuis leur première rencontre en 1966, autour de leur intérêt commun pour Rousseau, les deux hommes n'ont cessé de se rapprocher. Bien qu'il soit responsable d'un département littéraire, Paul de Man accorde à la philosophie une place essentielle : Hegel, Husserl et Heidegger sont pour lui des références incontournables. La grande estime que les deux hommes ont l'un pour l'autre se transforme bientôt en une « expérience d'amitié rare ». Comme l'écrit Derrida, peu après être rentré de son premier séjour : Ces trois semaines de Yale, près de vous, prennent encore mieux leur figure de paradis perdu, un peu irréelle déjà, éloignée violemment par tout ce qui me harcèle et me morcelle ici. Ce qui m'y a été le plus précieux, je vous l'ai déjà dit, très mal, ce fut votre attentive et affectueuse proximité. Et par-delà le temps et les forces que vous m'avez réservés […], j'ai été très touché par cette attention discrète pour la « difficulté » à partir de laquelle, dans laquelle je suis et essaie de travailler. Je sens que vous la comprenez, que vous la voyez derrière ce qui peut parader dans l'assurance pédagogique ou les jeux d'écriture. Elle est aujourd'hui, cette « difficulté » (je répugne à me servir d'autre mot), pire que jamais 19.

Derrida dit penser déjà à son prochain séjour et « aux leçons qu'il faudra tirer de cette première expérience ». Paul de Man ne se montre pas moins enthousiaste. Lui aussi a le sentiment d'avoir trouvé le complice dont il avait besoin pour que le département d'études littéraires prenne sa pleine dimension : Je ne puis vous dire combien votre séjour nous a fait du bien à tous, vos amis d'ici, tous ceux qui vous ont écouté avec passion et moi-même en particulier. Les résultats de votre enseignement commencent à se manifester. J'ai vu plusieurs étudiants qui veulent continuer à travailler avec vous et qui viendront en France l'année prochaine, et un groupe de jeunes professeurs s'est constitué spontanément qui se réunit hebdomadairement pour lire vos anciens écrits et pour en discuter. C'est littéralement la première fois depuis de très nombreuses années qu'un groupe de gens de provenances diverses se réunit à Yale autour d'un objet intellectuel. On s'ennuie d'ailleurs depuis votre départ et les choses paraissent bien grises et monotones en votre absence 20.

En France, le grand combat des années 1974-1976 est celui du Greph, le Groupe de recherches sur l'enseignement philosophique. Pour Derrida, il ne s'agit pas d'une simple activité militante, distincte de son travail personnel. Comme il l'expliquera dans un entretien, il lui est apparu à cette époque qu'un travail de déconstruction philosophique qui ne porterait que sur les contenus et les concepts manquerait dans une large mesure son objet : « Il resterait une sorte d'entreprise purement théorique s'il ne s'attaquait pas à l'institution philosophique. » Après s'être penché sur la question des marges

et des cadres du texte philosophique, Derrida estime urgent de s'intéresser à ces « bordures institutionnelles » que sont la pratique de l'enseignement, le rapport maître-disciple, la forme des échanges entre les philosophes et l'inscription de la philosophie à l'intérieur du champ politique. Il se lance donc, avec un petit groupe de proches, dans une « pratique de déconstruction institutionnelle 21 ». L'actualité n'y est pas pour rien. Près de six ans sont passés depuis mai 1968 et le sentiment qui prévaut est celui d'une reprise en main de l'appareil universitaire par les forces conservatrices. Le coup d'envoi de ce qui s'appellera bientôt le Greph est une protestation contre le rapport particulièrement réactionnaire que publie le jury du CAPES de philosophie, en mars 1974 : « sous couvert d'exigences pédagogiques », le jury y stigmatise les effets des nouvelles tendances philosophiques dans les copies des candidats, prônant le retour aux normes les plus académiques. Quelques semaines plus tard, une trentaine d'enseignants et d'étudiants adopte l'« Avant-projet pour la constitution d'un Groupe de recherches sur l'enseignement philosophique ». Si certaines des questions posées sont d'ordre historique ou théorique, d'autres soulèvent des problèmes concrets et parfois brûlants sur les programmes des examens et des concours, la forme des épreuves, les jurys et les normes d'appréciation, le recrutement des enseignants et leur hiérarchie professionnelle, la place réservée à la recherche, etc. 22. Le contexte politique va jouer un rôle d'accélérateur. Georges Pompidou meurt dans l'exercice de ses fonctions le 2 avril 1974. Le 19 mai, Valéry Giscard d'Estaing est élu président de la République, devançant de peu François Mitterrand, le candidat de l'Union de la gauche. Le nouveau ministre de l'Éducation nationale, René Haby, propose dès le mois de mars 1975 un projet de refonte globale de l'enseignement secondaire. L'un des volets concerne la philosophie. Avant même que le détail de la réforme soit connu, Derrida réagit par un article de deux pages dans Le Monde de l'éducation sous le titre « La philosophie refoulée ». Dans un style on ne peut plus direct, il affirme que l'enseignement de la philosophie serait « plus profondément affecté que tout autre » par les mesures qui s'annoncent : Les nouvelles « terminales » étant organisées selon un système totalement « optionnel », il n'y aurait plus d'enseignement nécessaire de la philosophie dans la seule classe où il était jusqu'ici dispensé. On en accordera trois heures en « première » : à peu près autant, en moyenne, que dans les sections des « terminales » qui en reçoivent aujourd'hui le moins. Avant même

d'examiner les attendus ou les visées d'une telle opération, allons à l'irréfutable : le nombre d'heures réservées à la philosophie, pour la totalité des élèves, se trouve massivement réduit. La philosophie était déjà la seule discipline qu'on ait tenu à confiner dans une seule classe en fin d'études ; elle serait encore contenue dans une seule classe, mais avec des horaires diminués. Ainsi s'accélère ouvertement une offensive qui avait procédé, au cours des dernières années, de manière plus prudente et plus sournoise : dissociation accentuée du scientifique et du philosophique, orientation activement sélective des « meilleurs » vers des sections accordant moins de place à la philosophie, réduction des horaires, des coefficients, des postes d'enseignement, etc. Le projet paraît cette fois clairement assumé. Aucune initiation systématique à la philosophie ne pourra même être tentée en trois heures. Comment peut-on en douter ? Les élèves n'ayant eu aucun autre accès à la philosophie comme telle au cours de toute leur scolarité, les candidats à l'option « philosophie » seront de plus en plus rares 23.

Derrida se refuse à une simple défense de type corporatiste. Le combat qu'il engage est explicitement politique. Car la « destruction de la classe de philosophie » qui se profile selon lui aurait notamment pour effet de « soustraire la masse des lycéens à l'exercice de la critique philosophique et politique, de la critique historique aussi, l'histoire étant encore une fois la cible associée à la philosophie » : Dans les lycées, à l'âge où l'on commence à voter, la classe de philosophie n'est-elle pas, à telle exception près, le seul lieu où, par exemple, les textes de la modernité théorique, ceux du marxisme et de la psychanalyse en particulier, aient quelque chance de donner lieu à lecture et interprétation ? Et il n'y a rien de fortuit à ce que la pression du pouvoir n'ait cessé de s'accentuer contre cette classe, certains de ses enseignants et de ses élèves, depuis 1968 et les « contestations » qui se sont développées dans les lycées 24.

Selon Derrida, ce serait donner des armes à la répression que de s'en tenir, de façon purement réactive, au maintien de l'enseignement de la philosophie en terminale tel qu'il existe. Tout en luttant contre la réforme Haby, il veut promouvoir une idée qui lui est chère, celle de l'extension des cours de philosophie à d'autres classes du secondaire et donc à des élèves plus jeunes : Prévenons très vite l'objection intéressée de ceux qui voudraient hausser les épaules. Il ne s'agit pas de transporter en « sixième » un enseignement déjà impraticable en « terminale ». Mais d'abord d'accepter ici, comme on le fait dans toutes les autres disciplines, le principe d'une progressivité calculée dans l'initiation, l'apprentissage, l'acquisition des savoirs. On sait que dans certaines conditions, celles qu'il faut précisément libérer, la « capacité philosophique » d'un « enfant » peut être très puissante. La progression concernerait aussi bien les questions et les textes de la tradition que ceux de la modernité. […] Il serait surtout nécessaire d'organiser des articulations critiques entre cet enseignement philosophique et les autres enseignements euxmêmes en transformation. De les réorganiser plutôt : qui peut douter en effet qu'une philosophie très déterminée s'enseigne déjà à travers la littérature française, les langues, l'histoire et même les sciences ? Et s'est-on jamais inquiété de la difficulté réelle de ces autres enseignements ? De l'instruction religieuse ? de l'éducation morale 25 ?

Officiellement constitué depuis le 15 janvier 1975, le Greph va jouer un rôle majeur dans la lutte contre la réforme Haby, ce qui accroît sa visibilité de façon considérable. Efficacement soutenu par Roland Brunet, professeur au lycée Voltaire, Derrida est entouré d'un petit groupe de vingt à trente personnes, parmi lesquelles Élisabeth de Fontenay, Sarah Kofman, MarieLouise Mallet, Michèle Le Dœuff, Bernard Pautrat et Jean-Jacques Rosat. Il y a aussi sa nièce Martine Meskel, qui prépare alors sa licence de philosophie, et surtout Sylviane Agacinski, très présente et très active. Sans doute cette dernière a-t-elle contribué à rendre Jacques sensible aux problèmes soulevés par l'enseignement de la philosophie en terminale, une réalité dont il n'a que des souvenirs lointains et plutôt malheureux. Même si le mouvement se développe à travers toute la France, le siège provisoire du Greph a été établi à l'École normale supérieure où se tiennent également la plupart des réunions. Pour Derrida, qui ne dispose pas du moindre secrétariat, les aspects administratifs et pratiques deviennent bientôt très lourds. Marie-Louise Mallet s'en souvient : « Il faisait plus que prendre sa part, ne reculant jamais devant les tâches les plus ingrates. L'une des choses qui m'ont frappée à l'époque, c'est qu'il se comportait de la même manière avec tous les participants, quels que soient leur titre, leur fonction et leur statut social. Il y avait dans nos réunions une atmosphère très amicale, avec un bouillonnement d'idées et un désir d'innovation qui semblait le rendre heureux 26. » Le combat du Greph connaît un nouveau rebondissement avec les problèmes institutionnels d'Althusser. En juin 1975, ce dernier soutient une thèse sur travaux, à l'université d'Amiens. Mais quelques jours plus tard, le Comité consultatif des universités refuse l'inscription de l'auteur de Pour Marx sur la liste d'aptitude aux fonctions de maître de conférences. La notoriété d'Althusser donne un écho considérable à l'appel rédigé par Derrida et largement diffusé par le Greph : Quiconque s'intéresse à l'activité philosophique, à la théorie politique, aux luttes politiques (etc.) nous dispensera de rappeler les travaux d'Althusser […]. On sait que ces travaux ont profondément marqué, renouvelé, fécondé, en France et dans le monde, le champ de la pensée marxiste. Et non seulement de la pensée marxiste. Ils représentent de façon notoire, en France et dans le monde, l'un des courants philosophiques les plus puissants et les plus vivants. […] Il est vrai que par la nouveauté des questions qu'ils posent, par le style d'intervention ou d'exposition qu'ils inaugurent, dans l'université, par leur lien assumé avec une pratique politique, ces travaux gênent les gardiens d'un certain pouvoir et d'une tradition déterminée dans l'institution philosophique. Ceux-ci viennent, avec l'inélégance du ressentiment apeuré, de lui opposer un barrage dont ils ne peuvent plus dissimuler le caractère politique 27.

Bien entendu, de telles mesures discriminatoires ne frappent pas seulement Althusser, mais son cas a le mérite d'illustrer de façon spectaculaire la dimension politique du problème : s'appuyant « sur les forces les plus réactionnaires de l'enseignement », la politique gouvernementale procède à « une brutale mise au pas de l'école et de l'université ». Les réponses à l'appel du Greph arrivent en masse. Le pouvoir giscardien et les membres du Comité consultatif des universités en garderont une rancune tenace envers Derrida et ses proches. Dans un paysage institutionnel qui se durcit, Normale Sup reste à bien des égards un espace d'indépendance et de liberté. Toujours soucieux d'ouvrir l'École, Derrida y invite chaque fois qu'il le peut des penseurs qui lui importent, comme Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe, Heinz Wismann, Jean Bollack et quelques autres. Son propre séminaire est de plus en plus prestigieux. Comme celui de Lacan naguère, il est surtout fréquenté par des auditeurs venus de l'extérieur, même si le thème choisi entretient toujours des rapports avec le programme de l'agrégation. Denis Kambouchner, qui a commencé à y assister alors qu'il est encore élève de khâgne à Louis-le-Grand avant de devenir un proche de Derrida, décrit excellemment le rite de ce séminaire dont une séance sur deux est consacrée aux analyses méticuleusement rédigées par Derrida et l'autre à une discussion plus libre : Pour l'essentiel, ces séances constituaient des leçons de lecture, non à la manière classique de l'explication de texte ou de l'analyse doctrinale, mais sur un mode hyper-interrogatif qui démultipliait les registres, donnait un relief saisissant aux moindres singularités des textes étudiés, rapprochait audacieusement les éléments les plus cardinaux des plus apparemment contingents, décelait des thèmes clés et des structures complexes au cœur de passages négligés, traversait l'histoire de la philosophie ou de la culture pour rendre sensibles certaines structures d'écho, et reconstituait en somme, par approches successives, le « geste » d'un auteur en le réinscrivant sur une « scène » à la fois immense et toujours intime, dont on n'eût même pas jusque-là soupçonné la conformation. Bien que Derrida ait en fait toujours recherché dans ses écrits et dans son enseignement la plus grande clarté démonstrative, c'était là un enseignement exigeant, et dont les enjeux mêmes pouvaient échapper à beaucoup. […] [Derrida] qui énonça un jour la règle de « ne pas effacer les plis » vous plaçait très rapidement en leur milieu, dans l'idée sans doute que pratiquer la philosophie voulait dire s'intéresser d'emblée à certaines complications, et les accepter 28.

Avec les élèves de l'École, le travail est très individualisé. Malgré un emploi du temps déjà plus que chargé, Derrida reçoit longuement les étudiants dans son bureau du premier étage et fait preuve d'une attention rare aux préoccupations de chacun. « Tout ce qui émanait de lui, gestes,

réponses verbales, était vif et à la fois extrêmement concerté. Jamais une approximation, jamais un relâchement ; souvent des pauses. Il était devant vous, déjà à cette époque, comme un bloc de puissance et de mémoire 29. » Quelles que soient les orientations philosophiques des uns et des autres, Althusser, Pautrat et Derrida continuent à former un trio pédagogique très apprécié par la plupart des élèves. Chaque copie d'étudiant donne lieu à deux corrections débouchant sur une analyse fouillée. Et presque tous les mardis, les trois caïmans se retrouvent ensemble pour écouter les « leçons » des agrégatifs. Souleymane Bachir Diagne, élève à la fin des années 1970, garde un vif souvenir de ces séances : « L'exercice de la “leçon” était un grand moment : chacun devait présenter un cours sur le sujet que les caïmans avaient choisi pour nous, puis ils en assuraient la “reprise”. Derrida avait cette fabuleuse capacité, dans ses commentaires, de mesurer ce qui avait été l'intention de l'étudiant, puis ce qu'il en était advenu dans sa leçon et pourquoi. Il avait une manière remarquable d'entrer dans les argumentations des autres. Par-delà l'agrégation, il m'a réellement fait avancer dans ma propre façon de penser. Pendant que j'étais à l'École, je lui ai soumis deux textes : un mémoire que j'avais écrit sur La Généalogie de la morale de Nietzsche, puis un texte sur la philosophie en Afrique et les discussions autour de la notion même de “philosophie africaine”. Derrida avait parlé avec moi de ces travaux en me donnant finalement le conseil de “penser cela ensemble”. Cela m'avait intrigué : pour moi, un mémoire sur Nietzsche et un texte sur la philosophie africaine avaient constitué deux exercices différents sur des sujets sans rapport. Or, justement, ce que m'a appris Derrida avec cette remarque à laquelle j'ai souvent réfléchi, c'est qu'il ne s'agissait pas de simples “exercices” : écrire sur ceci, puis sur cela. Penser ensemble, c'était mettre au clair ce que je voulais faire : cela passait par Nietzsche et par la discussion de la philosophie africaine. Je continue de vivre ma démarche philosophique avec ce conseil 30. » Sur le plan éditorial, les choses n'ont pas tardé à se gâter. Les relations avec Galilée sont loin d'avoir tenu leurs promesses. En mars 1975, Michel Delorme refuse Mimesis, invoquant surtout la « crise de l'édition » dont Glas vient d'être l'une des victimes 31. Derrida, qui avait l'espoir de renouveler les pratiques éditoriales, est profondément déçu. Depuis plusieurs mois, Jos Joliet, un ancien étudiant de Derrida qui travaille chez Flammarion, a joué les intermédiaires. Dès le mois d'avril,

l'équipe de « La philosophie en effet » et celle de la revue Digraphe rejoignent la maison de la rue Racine. Même si la direction de la collection reste collective, Henri Flammarion a insisté pour que Derrida assure la « délégation technique », une responsabilité assez lourde pour laquelle il n'a ni réelle compétence ni goût particulier. Après ces mois agités, Derrida consacre le début de l'été 1975 à la rédaction de Signéponge, une conférence qui va occuper une journée entière au colloque Francis Ponge de Cerisy, au début du mois d'août. Traitant essentiellement du rôle de la signature, comme s'il faisait dériver toute l'œuvre de Ponge « de la chance de son nom », ce texte rend un hommage quasi mimétique à un poète qu'il aime depuis l'adolescence. Les premières lignes sont une adresse plus encore qu'une attaque : – d'ici je l'appelle, pour le salut et la louange, je devrais dire la renommée. Cela dépendrait beaucoup du ton que je donne à entendre. Un ton décide. Or qui décidera s'il appartient ou non au discours ? Mais déjà il s'appelle, Francis Ponge. Il ne m'aura pas attendu pour s'appeler lui-même. Quant à la renommée, c'est sa chose 32. FRANCIS PONGE

Comme souvent hélas, la suite de l'été n'apporte pas à Derrida le répit espéré. Après des ennuis de voiture exaspérants et coûteux qui le mettent de mauvaise humeur, le séjour en famille à Menton n'est pas très réussi, l'appartement loué par sa mère se révélant « inconfortable et bruyant, à la limite du supportable 33 ». Il doit pourtant y préparer ses cours de l'automne, tout en écrivant Pas, un long dialogue sur Blanchot où se confrontent une voix « manifestement masculine » et une autre « plutôt féminine ». Derrida rentre à Paris plus fatigué encore qu'il n'est parti, avec « un besoin de silence, de repos, de flânerie » qu'il ne parvient pas à satisfaire. En revenant de Yale, au début du mois d'octobre, il retrouve tant de dossiers en suspens qu'il ne peut dissimuler son accablement. « Je suis épuisé, tout est impossible (en particulier le Greph, l'École, Flammarion, Joliet et Sarah…) », écrit-il à Lacoue-Labarthe, au moment de boucler Mimesis 34. L'ouvrage, qui paraît en novembre 1975 à l'enseigne des éditions AubierFlammarion, a des allures de manifeste pour la collection « La philosophie en effet » en même temps que de contrepoint théorique au travail du Greph. Lorsque La Quinzaine littéraire réunit les six auteurs pour une table ronde, Derrida déclare d'entrée de jeu que Mimesis n'est pas un livre de philosophie, mais un ouvrage qui, dans son écriture et dans ses thèmes, « travaille à déplacer le philosophique, à le réinscrire dans des champs qu'il a toujours paru dominer ».

Contre cette « croyance » en l'hégémonie philosophique, nous branchons le code et les normes du discours philosophique sur d'autres qui ne sont pas reconnus comme philosophiques, par exemple Hoffmann, Brecht, et quelques autres lieux encore. Bref, ce n'est pas un livre normé par ce qu'on attend aujourd'hui d'un discours philosophique, par ces normes qui contraignent encore puissamment, scolairement, tant de livres qui se font passer pour anti-philosophiques 35.

Un dispositif plus radical est utilisé dans Le Monde. Christian Delacampagne souligne que les auteurs ont voulu s'exprimer de façon indivise : « Voici le résultat : un entretien, sans doute est-ce le premier du genre, signé “collectivement”. » L'un des intervenants insiste sur le fait que Mimesis « ne “rassemble” pas des contributions autour d'un “thème” ». Le livre cherche au contraire à « déjouer l'idée de “contributions”, d'“apports” signés de plusieurs “auteurs” ». Et de fait, dans le texte très étrange qui joue le rôle de préface, « un je fictif, ni singulier ni pluriel, ni collectif, renvoie à six noms dits “propres” 36 ». Subtile et sophistiquée, une telle attitude est aux antipodes du retour massif du sujet et des egos d'auteur, caractéristique de la « nouvelle philosophie » qui va bientôt triompher. Si actif et efficace soit-il, entre ses multiples activités, Derrida continue à ne pas se satisfaire de la vie qu'il mène. Dans une lettre à Paul de Man, il décrit parfaitement l'ambivalence qui est la sienne : La « scène parisienne » (je l'appelle ainsi en simplifiant et pour faire vite) et tout ce qui m'y implique me fatiguent et me découragent – jusqu'au désespoir. Cela m'empêche de travailler et je rêve de je ne sais quelle rupture, conversion, retraite. Mais je ne vais pas recommencer à me plaindre. En fait, malgré le regard désespéré que je garde fixé sur cette scène, que je connais trop bien d'une certaine manière, j'ai encore la force – d'où me vient-elle, je ne sais ? – d'y faire des choses, d'y donner des représentations (des séminaires, le Greph, l'édition…). Mais je me dis chaque soir que cela ne pourra pas durer 37.

Aux États-Unis, en cette année 1976, la notoriété de Derrida progresse à vive allure. Comme le dit Richard Rand, ancien étudiant de Paul de Man qui va devenir l'un des traducteurs américains de Derrida : « Le développement de ce qu'on a nommé un peu abusivement “l'école de Yale” fut surtout l'affaire de Paul de Man. Il avait une grande influence sur ses étudiants, doublé d'un sens politique extraordinaire pour ce qui concerne les rapports entre les universités. Il était ambitieux dans le sens le plus noble du terme. Malgré son immense culture et la qualité de son œuvre personnelle, il s'est mis en quelque sorte à l'école de Derrida, percevant immédiatement sa grandeur et devinant qu'il serait en mesure de déplacer les lignes de force dans le monde universitaire américain. C'est lui qui a joué le rôle le plus déterminant pour le faire connaître aux États-Unis. Comme Derrida, Paul de Man avait un tempérament combatif, sinon guerrier. Il écrivait

régulièrement dans la New York Review of Books et souvent de manière très acerbe. “We must draw blood” (il faut aller jusqu'au sang), disait-il parfois. Ce goût de la polémique contribuait aussi à le rapprocher de Derrida 38. » Si en France la réception de l'œuvre de Derrida s'est opérée dans les marges de l'institution universitaire, aux États-Unis, c'est au sein d'universités de premier plan, et par un jeu de médiations plus classique, qu'elle acquiert sa légitimité et commence à se diffuser dans un plus large public. Comme l'a expliqué la sociologue Michèle Lamont dans un article célèbre, la réussite de Derrida aux États-Unis n'allait pas de soi : elle a d'abord dû passer par un « recadrage », la transportant du champ de la philosophie à celui des études littéraires, puis à sa dissémination dans un réseau universitaire de plus en plus large 39. Le contexte est en effet tout à fait différent de celui qu'a connu Derrida en France : les références les mieux partagées par ses premiers lecteurs français – la linguistique saussurienne, la psychanalyse lacanienne, le marxisme althussérien – ne font pas partie du bagage culturel de ses auditeurs américains. Et surtout, ceux-ci n'ont pour la plupart que des connaissances philosophiques réduites : c'est souvent à travers Derrida qu'ils découvrent Hegel, Nietzsche, Husserl et Heidegger. À Yale, les étudiants sont chaque année plus nombreux à son séminaire, même s'il parle en français et traite d'auteurs peu traduits comme Francis Ponge et Maurice Blanchot. Il faut dire que Derrida maîtrise de mieux en mieux les spécificités du système d'enseignement américain. Après le séminaire, qui commence à 19 heures et se prolonge assez tard, nombre d'auditeurs se retrouvent dans des cafés comme le George and Harry's ou le Old Heidelberg pour prolonger la discussion autour d'un verre 40. Le reste de la semaine, Derrida se montre d'une extrême disponibilité. Un professeur de Yale le soulignera au lendemain de sa disparition, « c'était un professeur particulièrement charismatique qui a réellement changé la vie de bon nombre d'étudiants 41 ». Beaucoup de ceux qu'il accompagne généreusement ces années-là seront bientôt nommés professeurs un peu partout à travers les États-Unis, souvent avec son appui d'ailleurs, et favoriseront le rayonnement de son œuvre et de sa pensée pendant les décennies suivantes. Une jeune femme d'origine indienne, Gayatri Chakravorty Spivak, joue un rôle déterminant dans la réception de Derrida aux États-Unis. Arrivée de Calcutta en 1961, elle a préparé une thèse sous la direction de Paul de Man, avant de découvrir avec émerveillement De la grammatologie. Gayatri

Spivak consacre plusieurs années à cette traduction extrêmement délicate. Venue à Paris pendant l'été 1973, elle rencontre plusieurs fois Derrida, lui soumettant les principales difficultés qu'elle rencontre. En 1974-1975, elle donne à la Brown University de Providence un séminaire sur Derrida, point de départ de la longue introduction qu'elle ajoute à sa traduction avant qu'elle paraisse aux presses de Johns Hopkins, en 1976. Ce texte d'une centaine de pages, nettement plus accessible que l'ouvrage qu'il préface, va faire office de manuel pour des générations d'étudiants américains. Même si la traduction de Gayatri Spivak fait l'objet de nombreuses critiques et doit être révisée plusieurs fois, Of Grammatology atteindra la vente faramineuse de près de 100 000 exemplaires. Dans ce livre passionnant qu'est French Theory, François Cusset a très bien décrit le « basculement capital » qu'a réalisé Gayatri Spivak en présentant Hegel, Nietzsche, Freud, Husserl et Heidegger comme autant de « proto-grammatologues » : Les Américains dès lors verront moins en Derrida le continuateur hétérodoxe de la tradition philosophique, ou même celui qui en dissout le texte, que son sublime aboutissement, une forme d'empyrée de la pensée critique qu'auraient simplement préparée ses précurseurs allemands. […] À partir de cette année 1976, ce qui n'est encore qu'un programme théorique va se trouver lu, étudié et bientôt mis en œuvre dans certains cours de littérature pour étudiants gradués, surtout à Yale et Cornell. On commence peu à peu à appliquer la déconstruction, à en tirer les modalités d'une nouvelle « lecture rapprochée » (close reading) des classiques littéraires, à y observer à la loupe les mécanismes par lesquels le référent se dissipe, le contenu sans cesse est différé par l'écriture elle-même 42.

Aux yeux de Derrida, par-delà toute considération de carrière, l'élément essentiel des séjours annuels à Yale reste sa complicité personnelle et intellectuelle avec Paul de Man. À peine rentré à Paris, accablé par la masse des problèmes en suspens, il se dit saisi de nostalgie : Je rêve aux trajets entre New Haven, Moon Bridge et Bethany, à tous ces jours (heureux, oui !) qu'ils ont scandés, comme à je ne sais quel lointain mythologique que je n'ai pas su retenir. Et – un peu plus chaque année – je reçois ces moments de Yale comme les signes de votre amitié, d'une amitié très rare, très précieuse, qui malgré ou à travers la discrétion résonne en moi clairement, profondément, d'autant plus distinctement que quelque chose se raréfie en moi, l'espace de l'amitié se rétrécit étrangement, dangereusement, à mesure que l'autre (je ne sais comment l'appeler, celui d'une certaine société mondaine) s'étend, multiplie ses réseaux, ses machines et ses pièges. […] Ceux qui s'étonnent (vous, parfois) de mon activité, de mon zèle à faire ou à écrire des choses ne voient pas toujours (mais vous le voyez) sur quel fond d'incroyance désabusée, fatiguée (je n'ose même plus dire scepticisme ou nihilisme) cela vient s'enlever 43.

Les préoccupations éditoriales lui pèsent sans doute plus que d'autres. Pour la première fois, il dispose d'une collection qui leur est acquise, à ses

amis et à lui. Mais leur capacité de décision reste subordonnée aux vrais patrons de la maison, ce qui l'agace fréquemment. Pour faire passer chez Aubier-Flammarion, les projets qui lui importent, Derrida est parfois tenu de leur ajouter de longues préfaces. C'est le cas pour l'Essai sur les hiéroglyphes de Warburton et surtout pour Le Verbier de l'Homme aux loups de Maria Torok et Nicolas Abraham. « Fors », le long texte qu'écrit Derrida pendant l'été 1976, est chargé à bien des égards. Si Derrida n'a cessé de s'approcher de la psychanalyse, depuis sa première intervention sur « Freud et la scène de l'écriture », c'est en grande partie à l'amitié de Nicolas Abraham et de Maria Torok qu'il le doit. Derrida a rencontré pour la première fois Nicolas Abraham en 1959, au colloque « Genèse et structure » de Cerisy-la-Salle. Né en Hongrie en 1919, Abraham est d'abord philosophe. Devenu psychanalyste en 1958, il tente de conjuguer la phénoménologie husserlienne et la pensée freudienne, dans un champ où ne s'aventurent « ni les phénoménologues ni les psychanalystes 44 ». Avec sa compagne Maria Torok, il est aussi le principal introducteur en France de l'œuvre de Sandor Ferenczi 45. Les liens amicaux entre les deux couples ont des conséquences qui ne sont pas seulement théoriques. Vers la fin des années 1960, ce sont en effet Nicolas Abraham et Maria Torok qui convainquent Marguerite Derrida d'entreprendre une analyse didactique ; ce sont eux, également, qui lui recommandent Joyce McDougall, une analyste marquée par Winnicott et Mélanie Klein 46. L'admission de Marguerite à la Société psychanalytique de Paris n'ira pas de soi : en 1974, elle est d'abord « ajournée », à la grande surprise de René Diatkine, l'un de ceux qui ont procédé à son contrôle. Lors d'une réunion, un des didacticiens aurait lancé : « Il faut bien vous rendre compte qu'en faisant entrer Mme Derrida, c'est à Jacques Derrida que vous ouvrez la porte. » Acceptée l'année suivante, Marguerite ouvre un cabinet, rue des Feuillantines. Se spécialisant dans la psychanalyse d'enfants, elle essaie de se tenir aussi à distance que possible des luttes institutionnelles qui déchirent le milieu psychanalytique 47. Pour Derrida, l'écriture de « Fors », la longue préface au Verbier de l'Homme aux loups, est un « exercice périlleux pour toutes sortes de raisons », assombri par la mort de Nicolas Abraham un an auparavant 48. Mais le livre le fascine et il veut s'employer à faire connaître le travail de ces deux marginaux de la psychanalyse. S'appuyant sur les Mémoires de l'Homme aux loups, l'un des plus célèbres patients de Freud, Abraham et

Maria Torok proposent dans Le Verbier une nouvelle lecture de ce cas maintes fois commenté, notamment par Lacan et Deleuze-Guattari. Relisant d'un œil neuf les propos et les récits de rêve de celui qui s'appelait en réalité Sergueï Pankejeff, ils mettent en évidence les jeux entre les quatre langues qui ont compté dans son histoire personnelle : le russe, l'allemand, l'anglais et le français. Abraham et Maria Torok introduisent aussi une série de nouveaux concepts, comme ceux d'« écorce du moi » et de « crypte », sorte de « faux inconscient rempli de fantômes, c'est-à-dire de mots fossilisés, de morts vivants et de corps étrangers 49 ». Paru en octobre 1976, Le Verbier de l'Homme aux loups connaît un vif succès, notamment parmi les lacaniens, ce qui agace beaucoup Lacan luimême. Le 11 janvier 1977, il s'en prend longuement à l'ouvrage dans son séminaire, réglant plusieurs comptes à la fois. Le premier concerne la philosophie – en général mais surtout en particulier : J'ai là un truc qui, je dois dire, m'a terrorisé. C'est une collection qui est parue sous le titre de « La philosophie en effet ». La philosophie en effet, en effets de signifiants, c'est justement ce à propos de quoi je m'efforce de tirer mon épingle du jeu, je veux dire que je ne crois pas faire de philosophie, on en fait toujours plus qu'on ne croit, il n'y a rien de plus glissant que ce domaine ; vous en faites, vous aussi, à vos heures, et ce n'est certainement pas ce dont vous avez le plus à vous réjouir 50.

Un peu plus loin, Lacan aborde plus précisément ce qui l'a « un peu effrayé », traitant Le Verbier de l'Homme aux loups, « d'un nommé Nicolas Abraham et d'une nommée Maria Torok », comme s'il s'agissait d'un écho plutôt malvenu de son propre discours sur l'Homme aux loups. Mais il en vient bientôt à ce qui est à ses yeux l'essentiel, la préface de Derrida. C'est la première fois qu'il parle de lui depuis la publication du « Facteur de la vérité » dans Poétique. Et il le fait sans ménagement. Il y a une chose qui, je dois dire, m'étonne encore plus que la diffusion, la diffusion dont je sais bien qu'elle se fait, la diffusion de ce qu'on appelle mon enseignement, mes idées […], une chose qui m'étonne encore plus, ce n'est pas que Le Verbier de l'Homme aux loups, non seulement il vogue, mais qu'il fasse des petits, c'est que quelqu'un dont je ne savais pas que – pour dire la vérité, je le crois en analyse – dont je ne savais pas qu'il fût en analyse – mais c'est une simple hypothèse – c'est un nommé Jacques Derrida qui fait une préface à ce Verbier. Il fait une préface absolument fervente, enthousiaste où je crois percevoir un frémissement qui est lié – je ne sais pas auquel des deux analystes il a affaire – ce qu'il y a de certain, c'est qu'il les couple ; et je ne trouve pas, je dois dire, malgré que j'aie engagé les choses dans cette voie, je ne trouve pas que ce livre, ni cette préface soient d'un très bon ton. Dans le genre délire, je vous en parle comme ça, je ne peux pas dire que ce soit dans l'espoir que vous irez y voir ; je préférerais même que vous y renonciez, mais enfin je sais bien qu'en fin de compte vous allez vous précipiter chez Aubier-Flammarion, ne serait-ce que pour voir ce que j'appelle un extrême 51.

Et Lacan de conclure qu'il est « effrayé » de ce dont il se sent « plus ou moins responsable, à savoir d'avoir ouvert les écluses de quelque chose sur lequel [il] aurai[t] aussi bien pu la boucler ». La remarque sur Derrida qui serait en analyse a déclenché l'hilarité de l'assistance : on ne tarde pas à le lui faire savoir. D'autres ne craindront pas de relayer ensuite la rumeur, ce que Derrida évoquera dans La Carte postale 52. Dix ans plus tard, il reviendra en détail sur l'incident lors du colloque « Lacan avec les philosophes 53 ». Dans son intervention du 11 janvier, Lacan a épinglé un autre grand ami de Jacques et Marguerite Derrida, René Major, même s'il ne le nomme pas, se contentant d'évoquer « la diffusion de [s]on enseignement à ce quelque chose qui est l'autre extrême des groupements analytiques, qui est cette chose qui chemine sous le nom d'Institut de psychanalyse 54 ». Depuis 1974, René Major en est le directeur. Né à Montréal en 1932 et arrivé à Paris en 1960, Major a rencontré Jacques et Marguerite Derrida grâce à Nicolas Abraham. En 1966, il assiste avec enthousiasme à la conférence « Freud et la scène de l'écriture » et se met à lire méthodiquement les œuvres de Derrida. Dès cette époque, ce dernier lui annonce : « Ils vous feront payer très cher l'intérêt que vous portez à mon travail, je vous le promets 55. » Au sein du mouvement psychanalytique français, Major occupe bientôt une position originale. En 1973, il crée avec son ami Dominique Geahchan un groupe de travail qui prend l'année suivante le nom de « Confrontations » et connaît un succès considérable. Major est également le responsable d'une collection aux éditions Aubier-Montaigne, et c'est Derrida qui en propose le titre : « La psychanalyse prise au mot 56 ». Pendant la fin des années 1970, « Confrontations » s'emploie à décloisonner les groupes et les sociétés qui s'affrontent sur la scène psychanalytique française. Comme l'explique Élisabeth Roudinesco, le séminaire qu'anime René Major à l'Institut de psychanalyse, rue SaintJacques, est « un lieu ouvert où les représentants des différents freudismes viennent parler de leurs drames, de leurs conflits et de leurs œuvres sans avoir à faire scission 57 ». Mais le débat n'est pas seulement interne : Major invite aussi des personnalités de la scène intellectuelle comme Catherine Clément, Julia Kristeva, Jean Baudrillard, Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe.

C'est dans ce contexte que le 21 novembre 1977 « Confrontations » accueille l'auteur de Glas et du « Facteur de la vérité ». Cette séance mémorable – qui constituera la dernière partie du livre La Carte postale – a été soigneusement préparée, presque comme un texte théâtral. Le public est soufflé par la capacité d'improvisation de Derrida, alors que tout a été écrit, y compris les interventions de René Major. Prolongeant le dialogue à distance qui les oppose depuis plus de dix ans, Derrida semble s'adresser directement à Lacan, avec une sorte de surenchère dans la virtuosité verbale. Loin de s'en tenir à la position d'un philosophe extérieur à ce milieu et à ses querelles, il ne dissimule pas qu'il est redoutablement bien informé. Lui qui se définira plus tard comme « un ami de la psychanalyse » ironise notamment sur l'idée de « tranche d'analyse » et sur la division « en quatre tranches » du monde de la psychanalyse française : Il n'y a pas en France une institution analytique coupée en quatre tranches qu'il suffirait d'ajointer pour compléter un tout et recomposer l'unité harmonieuse d'une communauté. Si c'était du gâteau, ce ne serait pas un quatre-quarts. Chaque groupe […] prétend former la seule institution analytique authentique, la seule à détenir légitimement l'héritage freudien, à le développer authentiquement dans sa pratique, sa didactique, ses modes de formation et de reproduction. […] Conséquence : aller faire une tranche (qui n'est pas du tout) dans un autre groupe (qui n'est pas du tout), c'est tranche-férer sur du non-analyste, qui peut alors contre-tranche-férer sur de l'analyste 58.

Chapitre 10 Une autre vie 1976-1977 Depuis le début des années 1960, Marguerite a libéré Jacques de la plupart des contraintes de la vie quotidienne. Pour lui permettre de travailler dans les conditions les plus favorables, elle assume la totalité de la vie domestique, y compris les questions d'argent et l'éducation des enfants. Cela n'empêche pas Derrida d'être un père affectueux et attentif. Comme le raconte Pierre : « Je ne me rappelle pas qu'il nous ait raconté beaucoup d'histoires ni qu'il ait vraiment joué avec nous quand nous étions petits, mais il était tendre et aimant et pouvait nous consacrer du temps. Ensuite, il s'est peu mêlé du travail scolaire. Il est vrai que Jean comme moi nous avons toujours été de très bons élèves, ce dont il pouvait se montrer fier, à l'occasion. Ma mère comme lui étaient plutôt libéraux et nous disaient rarement non. Les soirs où il y avait des invités, j'essayais de m'incruster le plus longtemps possible. Je me souviens très bien de soirées avec Paule Thévenin, Sarah Kofman, Jean Genet, Jean Ristat, Camilla et Valerio Adami, Chantal et René Major… 1. » Jean, son fils cadet, se souvient d'un père qui travaillait presque en permanence. « Depuis notre plus jeune âge, nous étions habitués à le voir s'enfermer, et nous n'avions pas la tentation d'entrer inutilement. La poignée de porte de son bureau était relevée à la verticale quand il ne voulait pas être dérangé. C'est un code que nous connaissions et que nous respections, mon frère et moi. Mais pendant notre enfance, il voyageait nettement moins qu'il ne l'a fait par la suite, et il était à la maison presque tous les soirs. Pendant le journal télévisé, il demandait le silence, puis il regardait volontiers un film ou un feuilleton. Même s'il jugeait médiocre ce qui passait à la télévision, il devait y trouver son compte. Je crois que c'était pour lui comme une quasi-thérapeutique. Par rapport à nous, il se montrait

généralement très ouvert et peu interventionniste. Il faisait par exemple attention à ne pas peser de manière directe sur nos lectures. Ce qui était difficile à vivre, c'était son anxiété permanente : quand nous étions petits, il craignait qu'on aille jouer dehors ou qu'on s'éloigne un peu trop ; plus tard, les motos et la drogue sont devenues de vraies hantises. Ses colères étaient toujours liées à l'angoisse, notamment si on rentrait en retard par rapport à l'heure annoncée pour une sortie 2. » Les proches de Derrida soulignent tous à quel point il était désireux de garder ses fils auprès de lui et prompt à s'inquiéter pour la moindre chose. Camilla Adami s'en souvient : « À bien des égards, il se comportait comme une mère juive. Il pouvait téléphoner deux ou trois fois pendant le repas s'il avait un sujet d'inquiétude. Mais son angoisse était aussi d'ordre affectif. Si les enfants ne venaient pas l'embrasser le soir, il tombait immédiatement dans une vraie détresse. Un mauvais au revoir suffisait à l'abattre 3. » Cette vie familiale, à laquelle Derrida tient tellement, est bousculée depuis 1972 par sa relation avec Sylviane Agacinski. Hanté par le secret, Derrida observe une discrétion aussi grande que possible et ne se montre jamais avec elle en dehors des réunions liées au Greph ou au travail éditorial. Seuls quelques intimes, comme Lucette Finas, les reçoivent parfois ensemble. Mais parmi les proches de Derrida, beaucoup ont deviné cet autre pan de son existence 4. Pierre lui-même a compris, dès l'âge de onze ou douze ans, qu'il y avait une autre femme dans la vie de son père : « À la maison, une ligne téléphonique lui était réservée : un jour, j'ai décroché et je suis tombé sur Sylviane : embarrassée, elle a coupé court à la conversation. Un peu plus tard est survenue une scène quasi romanesque. Avec ma mère et Jean, nous étions allés à Paris pour je ne sais quelle sortie. Nous sommes tombés par hasard sur Jacques et Sylviane, dans une situation qui ne prêtait guère à ambiguïté. Mais il n'y a pas eu de scène : ma mère a fait comme si de rien n'était et nous avons salué Sylviane comme s'il s'agissait d'une collègue… Je crois même que nous sommes allés prendre un verre ensemble dans un café 5. » Dans l'intimité, que ce soit avec Marguerite ou avec Sylviane, la situation n'est pas simple à vivre et génère des moments de crise et des accès de mélancolie. Dans quelques lettres à Roger Laporte, qui est lui-même sujet à de nombreux passages à vide, Derrida évoque à demi-mots « tout ce filet » dans lequel il se paralyse et s'essouffle. Il exprime parfois le désir de

« commencer un autre, un nouveau trajet 6 ». Quelques mois plus tard, il insiste : « La vie est, pour moi aussi, de plus en plus lourde, difficile, à peine possible. Pas même le courage d'en parler 7. » Mais ce dont il ne peut parler, il entreprend de l'écrire. Pour la première fois depuis un séjour à New York, en 1956, il renoue avec la pratique du journal intime, l'une des formes qui lui importent le plus : S'il y a bien un rêve qui ne m'a jamais quitté, quoi que j'aie écrit, c'est d'écrire quelque chose qui ait la forme d'un journal. Au fond, mon désir d'écrire est celui d'une chronique exhaustive. Qu'est-ce qui me passe par la tête ? Comment écrire assez vite pour que tout ce qui me passe par la tête soit gardé ? Il m'est arrivé de reprendre des carnets, des journaux, mais je les abandonnais à chaque fois […]. Mais c'est le regret de ma vie, parce que la chose que j'aurais aimé écrire c'est ça : un journal « total » 8.

Au début des vacances de Noël 1976, Jacques Derrida entame deux carnets. L'un, de petite taille, contient des notes précises autour de la circoncision, c'est « le livre d'Élie » auquel il a commencé à songer peu après la mort de son père, à la fin de l'année 1970. L'autre, un peu plus grand, est un album Canson dont la couverture sera reproduite, en 1991, dans l'ouvrage réalisé avec Geoffrey Bennington 9. Avant tout projet concret, il s'agit d'abord d'écrire pour le plaisir de la plume, « pour la reprendre, après la machine », sur un papier à dessin « épais, un peu rugueux ». Mais en ce moment de crise intérieure, les notes prennent vite un tour très personnel, dessinant peu à peu les fragments d'une fascinante auto-analyse. Derrida essaie par exemple de recenser tous les coups reçus dans son enfance, constatant bientôt qu'ils sont « toujours liés au racisme, d'une manière ou d'une autre » : « Pas de traumatisme, pour moi, peut-être, qui ne communique quelque part avec l'expérience du racisme et/ou de l'antisémitisme. » De nombreux passages tournent autour de la circoncision qui lui apparaît décidément comme « un bon fil conducteur pour retraverser, en un nouveau sens, l'autobiographie ». Les 23 et 24 décembre, les notes sont très abondantes. Peu à peu se dessine un véritable projet, aux enjeux considérables : Si je n'invente pas une nouvelle langue, un nouveau « style », une nouvelle phrase, j'aurai manqué ce livre. Cela ne veut pas dire qu'il faut commencer par là. Au contraire. Commencer dans la vieille langue et s'entraîner (et le lecteur) vers un idiome qui à la fin serait intraduisible dans la langue des commencements 10.

La question qui se pose à lui est celle d'un « après-Glas », d'un au-delà de Glas, ce à quoi il ne pourrait sans doute arriver que « laborieusement, progressivement, en cessant de publier […] pendant longtemps 11 ». Ce que

voudrait Derrida, somme toute, c'est trouver un ton très différent de ceux qu'il a pratiqués jusqu'alors, parvenir à une sorte de « langage sans code ». C'est « le vieux rêve, le seul qui [l]'intéresse », celui qu'il avait déjà évoqué dans des conversations avec Gabriel Bounoure et Henry Bauchau : Écrire depuis ce lieu, avec ce ton, qui me fasse enfin apparaître depuis l'autre côté, soit le méconnaissable. Car je suis resté méconnu – radicalement et non au sens où cela s'entend facilement. Que rien dans ce qu'on sait, a su, a lu de moi n'aurait permis d'anticiper. Moi non davantage. Ne garder de ce livre que ce qui m'aura été – à moi aujourd'hui – méconnaissable, inanticipable.

Il espère être prêt, maintenant, à écrire cet ouvrage projeté pour la première fois en 1970, peu après la mort de son père, et jamais entrepris depuis. Si la circoncision y jouera un rôle important, le livre ne doit pas tourner pour autant à l'essai. Derrida voudrait y raconter bien d'autres choses, y compris la dépression du Mans. Il y reviendrait sur les frères morts et sur « tous les silences de la famille ». Ce qu'il voudrait modifier le plus profondément, c'est sa manière d'aborder l'écriture. Pour que ce livre soit réellement autre, il faudrait sortir du discours philosophique, « raconter beaucoup d'histoires », « foncer sans freins dans l'anecdote » : Indépendamment du contenu, et qu'il soit plus ou moins intéressant, ce rapport à l'anecdote est en lui-même ce qu'il faut transformer. Il est chez moi étranglé, crispé, réprimé. Toutes les « bonnes raisons » de cette répression doivent être soupçonnées. Qu'est-ce qu'il s'agit de cacher, d'interdire ? Peur du médecin : que va-t-il découvrir ? Et je dis bien le médecin classique, pas même le psychanalyste 12.

Les carnets accueillent aussi quelques récits de rêves, accompagnés d'un début d'analyse : Rêve. Participation à réunion politique nationale. Je prends la parole. Fais le procès de tout le monde. (Comme d'habitude : je ne m'allie jamais et tire tous azimuts : tout seul. La peur, c'est l'alliance, et ce sentiment de sécurité qui tient l'alliance. J'en ai vraiment peur, ce qui ne donne rien d'héroïque à ma solitude, quelque chose d'apeuré et de lâche plutôt : « on ne m'y prendra pas » – et cherche du côté « fuite de l'alliance » et dégoût de la « communauté ». Ce mot même m'écœure) 1314.

On ne peut lire ces carnets – inédits pour l'essentiel – sans un sentiment un peu trouble. Car, plus encore que les lettres les plus personnelles, ces pages se tiennent sur une frontière fragile entre le privé et le public. Comme l'écrit Derrida : « Qui lirait ces notes sans me connaître, sans avoir tout lu et tout compris de ce que j'ai écrit ailleurs, y resterait sourd et aveugle, alors qu'il aurait enfin l'impression de comprendre facilement 15. » Si leur contenu est souvent très intime, ces carnets n'en font pas moins partie de l'ensemble des manuscrits que Derrida a choisi de déposer à l'université d'Irvine. Dans

Circonfession, l'un de ses plus beaux textes, il les évoquera d'ailleurs à maintes reprises et en citera de larges extraits, dans une forme partiellement remaniée. Quant aux « Envois » de La Carte postale, qu'il entame quelques mois après ces notes, ils en sont un prolongement quasi direct. Dès lors qu'on a pris connaissance de ces carnets, il devient impossible de ne pas les prendre en compte. Par-delà toute question littéraire ou philosophique, il est manifeste que Derrida traverse alors une crise très profonde. L'« atmosphère de désastre » dans laquelle il a l'impression d'évoluer le rend certains jours incapable d'écrire. Le déchirement sentimental dans lequel il se trouve pris, les reproches auxquels il doit être confronté de part et d'autre ravivent ses tendances mélancoliques et rendent ses angoisses de mort plus tangibles que jamais. Comme il le note le 31 décembre : « Le clivage du moi, chez moi du moins, ce n'est pas un baratin transcendantal. » Je suis (comme) celui qui, revenant d'un très long voyage (hors de tout, la terre, le monde, les hommes et leurs langues), essaie de tenir après coup un journal de bord, avec les instruments oubliés, fragmentaires, rudimentaires, d'une langue et d'une écriture préhistoriques. De comprendre ce qui s'est passé, et de l'expliquer avec des cailloux, des morceaux de bois, des gestes de sourd-muet d'avant l'institution des sourds-muets, un tâtonnement d'aveugle d'avant le Braille… Et ils vont reconstituer avec ça. S'ils savaient, ils auraient peur et n'essaieraient même pas 16.

Le 3 janvier 1977, après une « journée terrible » dont il ne veut rien dire, sinon qu'« elle est à elle seule plus d'un monde », les notes commencent à s'espacer. Elles s'interrompent tout à fait à la fin du mois de février, moment d'un drame sur lequel il reste silencieux, parce qu'il ne faut « jamais rien dire d'un secret », mais dont on peut penser qu'il est d'ordre sentimental. Pour les cinq premiers mois de 1977, les lettres que j'ai pu retrouver sont d'une rareté tout à fait inhabituelle. Et le 21 février, Derrida écrit à Paul de Man que, s'il a tardé à lui envoyer le programme du séminaire qu'il doit tenir à Yale l'automne suivant, c'est parce qu'il a « un peu plus longuement qu'à l'habitude, songé à l'arrêter 17 ». À l'évidence, Derrida assure le service minimum, écrivant peu et voyageant moins encore 18. Son séjour à Oxford, au début du mois de juin, est le point de départ de ces « Envois » qui occuperont la moitié de La Carte postale. À cette étrange et superbe correspondance, la publication donnera un statut très complexe et quasi indécidable – sur lequel je reviendrai plus loin –, mais tout laisse supposer que la version originale, qui n'était encore liée à aucun projet de

livre, fut destinée à Sylviane Agacinski. Le premier fragment est daté du 3 juin 1977 : Oui, tu avais raison, nous ne sommes désormais, aujourd'hui, maintenant, à chaque instant, en ce point-ci sur la carte, qu'un minuscule résidu « laissé pour compte » : de ce que nous nous sommes dit, de ce que, n'oublie pas, nous avons fait l'un de l'autre, de ce que nous nous sommes écrit. Oui, cette « correspondance », tu as raison, tout de suite elle nous a débordés, c'est pour ça qu'il aurait fallu tout brûler, tout, jusqu'à la cendre de l'inconscient – et « ils » n'en sauront jamais rien 19.

Le second envoi, daté du même jour, est plus lyrique encore. La forme de la lettre prend le relais des carnets intimes tout en permettant une forme d'adresse, une sortie du soliloque : et quand je t'appelle mon amour, mon amour, est-ce toi que j'appelle ou mon amour ? Toi, mon amour, est-ce toi que je nomme ainsi, à toi que je m'adresse ? Je ne sais pas si la question est bien formée, elle me fait peur. Mais je suis sûr que la réponse, si elle m'arrive un jour, elle me sera venue de toi. Toi seulement, mon amour, toi seulement tu l'auras sue 20.

C'est le 2 juin que Derrida est tombé sur la fameuse carte postale, représentant Socrate et Platon, qui sera au cœur du livre. Extraite d'un fortune-telling book du XIIIe siècle, cette image paradoxale semble s'adresser directement à lui, comme pour relancer sa méditation de toujours sur les relations de la parole et l'écriture : Tu as vu cette carte, l'image au dos de cette carte ? Je suis tombé dessus, hier, à la Bodleian (c'est la fameuse bibliothèque d'Oxford), je te raconterai. Je suis tombé en arrêt, avec le sentiment de l'hallucination (il est fou ou quoi ? il s'est trompé de noms !), et d'une révélation en même temps, une révélation apocalyptique : Socrate écrivant, écrivant devant Platon, je l'avais toujours su, c'était resté comme le négatif d'une photographie à développer depuis vingt-cinq siècles – en moi bien sûr. Suffisait d'écrire ça en pleine lumière. Le révélateur est là, à moins que je ne sache encore rien déchiffrer de cette image, et c'est en effet le plus probable. Socrate, celui qui écrit – assis, plié, scribe ou copiste docile, le secrétaire de Platon, quoi. Il est devant Platon, non, Platon est derrière lui, plus petit (pourquoi plus petit ?) mais debout. Du doigt tendu, il a l'air d'indiquer, de désigner, de montrer la voie ou de donner un ordre – ou de dicter, autoritaire, magistral, impérieux. Méchant presque, tu ne trouves pas, et volontairement. J'en ai acheté tout un stock 21.

Les réflexions autour de cette image se poursuivent pendant de nombreuses lettres, puis la correspondance s'interrompt provisoirement à son retour de Grande-Bretagne le 11 juin. Si Derrida se sent un peu mieux, il n'a pas réellement retrouvé la forme. Une fois libéré de ses obligations à la rue d'Ulm, il écrit pour la revue Macula un très long texte en forme de dialogue sur les souliers de Van Gogh, tels que les ont évoqués Martin Heidegger et Meyer Shapiro. Ce travail l'a épuisé, écrit-il à Sarah Kofman : « Je n'en venais pas à bout et ne

sais ce qu'ils en penseront. Je me sens fatigué et un peu découragé par ce qu'il faut faire cet été, les cours de Yale en particulier. » Sarah est également déprimée, comme souvent. Derrida lui donne des conseils de repos qu'il s'adresse aussi à lui-même, même s'il a bien du mal à les suivre : « Nous avons besoin d'une pause, d'une rumination lente, d'un temps de “remise”. […] L'idéal serait même de s'arrêter un peu d'enseigner. » Il se demande si, d'une manière ou d'une autre, il ne va pas suspendre son séminaire pour un an. Dans l'immédiat, il part en famille à Conca dei Marini, sur la côte amalfitaine, où les Adami ont loué une maison : « Je vais essayer de nager le plus possible. Je suis physiquement mal dans ma peau. J'ai grossi (comme toujours quand je suis fatigué) et je me sens lourd comme un sac de plomb 22. » La région l'émerveille, et le site antique de Paestum, encore très préservé, l'impressionne beaucoup. C'est aussi la première fois qu'il découvre Pompéi, un lieu où il aimera revenir. Il n'empêche que ce mois d'août n'a pas comblé toutes ses attentes. Peut-être parce qu'il n'a pas réussi à « faire le saut vers la Sicile » dont il avait rêvé avec Sylviane 23. Sans doute aussi parce qu'il n'est pas parvenu à se détendre suffisamment. Il l'explique dans une longue lettre à Philippe Lacoue-Labarthe, qu'il lui demande de partager avec Jean-Luc Nancy : J'ai essayé de travailler et de me travailler un peu autrement, mais le bilan est difficile à établir aujourd'hui. Bref, je suis rentré hier […] épuisé et débordé-angoissé-découragé par ce qui s'annonce. Je pars le 10 pour Yale (programme surchargé aussi là-bas). Bon. […] Joliet m'ayant demandé un texte pour « Champs », je vais y reprendre « Le facteur de la vérité », précédé d'un essai sur Au-delà du P[rincipe de] P[laisir], et d'une préface, le tout devant s'appeler Legs de Freud. Je pensais finir ça cet été, mais suis en retard. J'espère encore remettre le manuscrit fin octobre pour publication en hiver ou au printemps 24.

À tous égards, on est donc encore loin de la forme que La Carte postale prendra finalement, en 1980. À ce stade, les « Envois » ne font nullement partie du projet. Le 10 septembre 1977, Derrida part pour Yale, mais l'absence de Paul de Man, en congé sabbatique en France, rend le séjour moins agréable que les autres années. « Votre influence aux États-Unis est grandissante, avec toutes les aberrations et les durcissements que cela implique », lui avait annoncé de Man 25. Après les avoir laissés de côté pendant huit mois, Derrida reprend ses carnets le 12 octobre, juste avant de rentrer des États-Unis. Ces notes personnelles s'entrelacent avec l'écriture des « Envois », manifestation de

cette nouvelle « écriture sans interruption qui depuis toujours se cherche » et où l'autobiographie a toute sa place, sur un mode lyrique et souvent douloureux. Je t'ai perdu(e) : je ne t'ai plus, ne t'ayant plus, provoqué ta perte, je t'ai poussé(e) à la perte de toi. Et si je dis – ce qui est vrai – que je perds en ce moment la vie, cela revient curieusement au même, comme si « ma » vie était cet autre que je pousse à sa perte 26. […] et aujourd'hui où l'événement qui marqua l'interruption en février se (re)produit, se confirme après coup comme s'il n'avait pas encore eu lieu mais demandait du temps pour se recouper avec lui-même, personne ne saura jamais à partir de quel secret j'écris et que je le dise n'y change rien 27.

Pendant le séjour de Derrida à Yale, des travaux ont été réalisés dans la maison de Ris-Orangis, transformant le grenier en un bureau auquel il accède par une échelle et dans lequel il ne peut se tenir debout. S'il dispose désormais d'un endroit qui n'appartient qu'à lui, il ressent ce déménagement comme une sorte d'exil ou de coupure par rapport aux siens : J'appellerai ce grenier (et qui me l'a donné, qui m'y a fait monter, habiter, travailler, me séparer, me circonvenir et circondécider) mon SUBLIME. Subliminal, sous le ciel, l'atelier et le départ de ma sublimation, ma séparation acceptée, mon renoncement aimé, la sérénité du désastre. Envie déjà de mourir ici. Alors, on ferme la trappe. On m'enferme respectueusement pour n'avoir pas su ou pas pu me toucher, m'aimer pour ce que je suis, j'aurais été 28.

Ce grenier inconfortable, où Derrida travaillera pendant de longues années, déconcertera ses collègues américains lorsqu'il leur arrivera de lui rendre visite à Ris-Orangis. L'hiver, le petit radiateur électrique ne change pas grand-chose au froid et Derrida doit écrire le cou emmitouflé dans une écharpe, couvert de pulls et parfois d'un manteau. Harold Bloom, l'une des grandes figures de l'école de Yale, exprimera « sa surprise et sa consternation » à l'idée que ce soit là « que les grandes œuvres signées Jacques Derrida » voient le jour, « dans un petit grenier sans chauffage 29 ». Mais pour l'heure, l'inconfort n'est pas ce qui lui importe le plus. À bien des égards, sa nouvelle situation est comme la promesse d'une vita nova. Ce qu'il cherche, c'est une forme d'écriture qui lui permettrait de « se retrouver, après avoir été (par qui ?) si longtemps perdu ». L'autobiographie fait son entrée dans l'œuvre de manière plus directe qu'auparavant. Pendant l'automne 1977, Jacques Derrida entame plusieurs textes qui utilisent la forme du « journal de bord » et viennent prendre le relais de ces carnets intimes dans lesquels il cesse maintenant d'écrire.

Il n'est sans doute pas indifférent que la plus longue partie du premier livre de Sylviane Agacinski, Aparté. Conceptions et morts de Sören Kierkegaard, publié en mars 1977 dans « La philosophie en effet », ait pris la forme très libre d'un « journal de lectures », une forme qui, écrit l'auteur, semble « autoriser les tâtonnements, les errances, les ressassements » et « tolère par principe un certain décousu » : « Au reste, s'il faut ici un fil conducteur ou une idée directrice, on peut annoncer qu'il ne s'agira, d'un bout à l'autre et en tous sens, que de ruptures 30. » C'est comme si le dialogue entre Sylviane et Jacques se prolongeait, de manière certes cryptée, à travers les livres qu'ils publient ces années-là. Les premiers mots de Survivre – un long essai destiné à l'ouvrage collectif Deconstruction and Criticism – résonnent avec une force particulière si l'on pense à la période que Derrida vient de traverser : « Mais qui parle de vivre ? » Et l'immense note infrapaginale qui court sous l'ensemble du texte principal s'ouvre sur cette notation : « 10 novembre 1977. Dédier “Survivre” à la mémoire de mon ami Jacques Ehrmann 31. » Celui-ci, responsable de la première invitation de Derrida à Yale, était notamment l'auteur d'un texte intitulé La Mort de la littérature… La contrainte que les cinq représentants de la supposée « école de Yale » se sont choisie était de traiter chacun à sa manière du poème de Shelley The Triumph of Life, mais, par un renversement symptomatique, Derrida évoque bien davantage L'Arrêt de mort et La Folie du jour de Blanchot La tonalité de « Cartouches » est tout aussi sombre. Ce texte, qui devait à l'origine s'intituler « Carnet de bord », accompagne 127 dessins de Gérard Titus-Carmel représentant des « coffins », petites boîtes d'acajou évoquant de minuscules cercueils, des « cercueils de poche », écrit Derrida. La première entrée est du 30 novembre 1977 ; la dernière des 11 et 12 janvier 1978. Bien avant la méditation sur la date que Derrida développera quelques années plus tard dans Schibboleth, pour Paul Celan, les thèmes de « l'unique fois » et de « la crypte » sont posés avec force dans ces pages : 7 janvier 1978 Quand la date elle-même devient le lieu d'une crypte, quand elle en tient lieu. Sauront-ils jamais pourquoi j'inscris ceci à telle date ? Coup de dé. On a dit aussi le date (la chose donnée, le datum). Il y a la date d'aujourd'hui, dont ils ne sauront jamais rien de ce qui y fut donné à vivre – et retiré. La date elle-même tiendra lieu de crypte, la seule qui reste, fors le cœur 32.

Chapitre 11 Des « nouveaux philosophes » aux états généraux 1977-1979 Depuis la création d'« Apostrophes », le 10 janvier 1975, le paysage médiatique français connaît un virage majeur. Très rapidement, l'émission que Bernard Pivot anime sur Antenne 2, tous les vendredis vers 21 h 30, prend une place considérable dans le monde littéraire et intellectuel. La simple présence d'un auteur sur le plateau suscite souvent une augmentation importante des ventes, tandis qu'une prestation brillante peut transformer un ouvrage difficile en best-seller. L'émission ne tarde pas à bouleverser les pratiques éditoriales, favorisant l'émergence d'une nouvelle génération d'auteurs, qui ont grandi avec la télévision et s'en servent avec aisance. Contournant les instances classiques de légitimation, ils veulent s'adresser en direct à un large public. La convergence de leurs intérêts avec ceux d'« Apostrophes » est idéologique autant que médiatique : ce qui importe pour Bernard Pivot, c'est moins les livres que le débat qu'ils peuvent susciter. Cela favorise les grandes questions de l'heure, à commencer par celle du totalitarisme. Soljenitsyne – dont L'Archipel du Goulag a été traduit en français en 1974, avec un immense retentissement – a fait partie des premiers invités. Quant aux « nouveaux philosophes », ils trouveront toujours à « Apostrophes » une tribune privilégiée 1. Le 27 mai 1977, Pivot leur offre même une véritable rampe de lancement, avec une émission spéciale intitulée « Les nouveaux philosophes sont-ils de gauche ou de droite ? ». Sont présents sur le plateau Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann et Maurice Clavel d'un côté, François Aubral et Xavier Delcourt, les auteurs de Contre la nouvelle philosophie, de l'autre. La prestation des nouveaux philosophes est jugée

plus brillante que celles de leurs détracteurs. Les ventes du premier livre de « BHL », La Barbarie à visage humain, s'envolent dès le lendemain pour atteindre bientôt 80 000 exemplaires. Largement soutenue dans les grands médias, y compris Le Monde et Le Nouvel Observateur, la « nouvelle philosophie » déchire les milieux intellectuels, avec d'autant plus d'âpreté que plusieurs de ces jeunes auteurs ont été formés à Normale Sup, côtoyant ceux auxquels ils s'en prennent désormais. Comme son ami Maurice Clavel, Michel Foucault a soutenu André Glucksmann en 1975, lors de la parution au Seuil de La Cuisinière et le mangeur d'hommes. Philippe Sollers, qui a rompu avec le maoïsme peu après son retour de Chine, passe une véritable alliance avec Bernard-Henri Lévy, défendant ses livres de façon méthodique. Roland Barthes appuie La Barbarie à visage humain, laissant paraître dans Les Nouvelles littéraires la lettre qu'il avait adressée à l'auteur. Gilles Deleuze, à l'inverse, clame sa colère dans une petite brochure, À propos des nouveaux philosophes et d'un problème plus général. Il y affirme d'emblée que « leur pensée est nulle » : Je vois deux raisons possibles à cette nullité. D'abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses, la loi, le pouvoir, le maître, le monde, la rébellion, la foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l'ange. En même temps, plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d'importance, plus le sujet d'énonciation se donne de l'importance par rapport aux énoncés vides. […] Avec ces deux procédés, ils cassent le travail. […] Ce retour massif à un auteur ou à un sujet vide très vaniteux, et à des concepts sommaires stéréotypés, représente une force de réaction fâcheuse 2.

Dans la suite de son texte, Deleuze rapproche la démarche des « nouveaux philosophes » de ce que propose la réforme Haby : dans l'un et l'autre cas, il s'agit d'un « sérieux allégement du “programme” de la philosophie ». Mais ce qui lui importe, bien plus que Lévy ou Glucksmann, c'est la modification profonde que cette « entreprise de marketing » vient d'introduire dans la vie intellectuelle : « Elle représente en effet la soumission de toute pensée aux médias ; du même coup, elle donne à ces médias le minimum de caution et de tranquillité intellectuelles pour étouffer les tentatives de création qui les feraient bouger eux-mêmes. » Derrida s'est volontairement tenu à l'écart du débat. Mais à la fin de l'été, Jean Piel lui demande de participer au numéro spécial de Critique qu'il prépare sur le thème « À quoi bon la philosophie aujourd'hui ? », ne cachant pas que l'idée lui a été inspirée « par l'étalage indécent, écœurant et ridicule des prétendus travaux de ceux qui se font appeler “les nouveaux philosophes” ». Piel a rédigé un questionnaire « d'allure assez neutre » et

l'envoie très largement aux philosophes qu'il estime « et aussi à beaucoup de très jeunes 3 ». Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, qui ont été sollicités, hésitent à envoyer une contribution. Derrida préférerait que ni eux ni lui n'interviennent dans le numéro, faute de savoir avec qui ils se trouveraient embarqués, et pour quel résultat effectif : Je ne veux pas faire le procès de Piel (il y aurait trop à dire et si j'ai quitté Critique ce n'est pas sans avoir très longuement mesuré les effets de sa pratique, mais peu importe), ce qui est sûr, c'est que depuis longtemps il ne fait rien de positif dans « notre » direction, et que sa motivation principale est de défendre contre les « nouveaux philosophes » quelque chose à quoi personnellement je ne suis pas sûr de tenir […]. L'analyse de la scène qui a produit la grosse bulle néo-philosophique ne s'improvise pas, surtout dans une lettre, mais on peut être d'accord sur un point, je pense : les forces qui y dominent aujourd'hui ou qui en profitent sont d'une nature telle qu'elles s'augmentent de tout ce qui s'avance sur ce terrain, de tout ce qui parle à leur hauteur de voix, fût-ce (et même surtout) pour les attaquer. Certains silences apparents, bien marqués, certaines persévérances indifférentes, sur un autre terrain, peuvent parfois être plus efficaces, plus redoutables 4.

Quelques jours plus tard, Derrida le redit à Piel, sur un ton assez différent. Certes, il est très sensible à la question posée, et notamment à celle des « nouveaux philosophes ». Et bien sûr, il s'est demandé quelles pourraient être « l'analyse et la réponse les plus efficientes, pertinentes, politiques, etc. les plus affirmatives aussi », au-delà du « dégoût » que lui inspire « le sinistre phénomène ». Mais il est à la veille d'un départ aux États-Unis pour cinq semaines, et son programme y sera très chargé. Or, s'il écrivait quelque chose, Derrida voudrait que ce soit une analyse serrée, pour se mesurer réellement à un phénomène qu'il considère comme profond et important, « en dépit ou en raison de l'indigence symptomatique des écrits et des agents qui s'y mettent en avant » : Dans un champ de forces qui lui est visiblement si favorable et conditionne aujourd'hui tous les échanges publics, le cirque néo-philosophique peut facilement s'accroître et gagner du terrain, bref tirer avantage de tout ce qui se situe par rapport à lui. […] Vous savez que la néophilosophie dispose – et ce n'est pas fortuit – de haut-parleurs puissants dans tous les appareils de presse, de Marie-Claire au Nouvel Obs, de Playboy au Monde, de France-Culture à TF1, Ant. 2, Fr. 3 pour ne pas nommer d'autres instances éditoriales plus surprenantes et plus proches ? […] Tous ces phénomènes, pour n'avoir aucun intérêt « philosophique », m'intéressent au demeurant beaucoup, très indirectement. Et ils méritent au moins une analyse longue et complexe, touchant à peu près à tout et remontant assez loin dans le temps 5.

Même si sur le fond sa position n'est pas très différente de celle de Deleuze, Derrida est donc en désaccord avec la stratégie de son petit pamphlet. Mais il confiera bientôt à Daniel Giovannangeli – qui soutient à l'université de Liège la première thèse sur son œuvre – que le discours des « nouveaux philosophes » lui donne envie d'écrire quelque chose sur Marx,

ajoutant qu'il ne le fera pas, car ce serait leur donner une plus-value imméritée 6. Quelques mois auparavant, il déclarait dans un entretien de Digraphe : Vous savez à quel point je suis resté froid devant tel ou tel déchaînement d'une dogmatique « marxiste » ou pseudo-marxiste, même quand elle se voulait terroriste ou intimidante, et parfois tout près des lieux où je passais ; eh bien, je trouve encore plus dérisoire et réactive la précipitation de ceux qui aujourd'hui se croient enfin débarqués sur le continent du postmarxisme. Ce sont parfois les mêmes et qui s'en étonnerait ? Vous connaissez ce nouveau consensus parisien et tous les intérêts qui s'y nouent 78.

Pendant ce temps, le travail éditorial de Derrida et des trois codirecteurs de « La philosophie en effet » se poursuit chez Aubier-Flammarion dans des conditions souvent pénibles. Si les ventes du livre collectif du Greph, Qui a peur de la philosophie ?, paru en format de poche, ont rapidement dépassé les 10 000 exemplaires, les quatre responsables de la collection ont les plus grandes difficultés à imposer certains des ouvrages auxquels ils tiennent le plus. Le 4 avril 1978, Derrida s'en plaint amèrement dans une longue lettre qu'il adresse à Mme Aubier-Gabail, la responsable des éditions Aubier, impasse Conti, où sont désormais gérés les volumes de « La philosophie en effet ». Il vient d'apprendre qu'elle refuse de publier l'une des œuvres majeures de Walter Benjamin, L'Origine du drame baroque allemand, excluant aussi tout autre projet de traduction. Aux yeux des directeurs, il a pourtant toujours été clair que certains ouvrages étrangers, jugés importants et utiles à leur stratégie et à leurs recherches, prendraient place dans la collection. « C'est le cas de l'ouvrage de Benjamin. Ma surprise – qui est décidément sans limite – s'accroît dans ce cas, celui d'un ouvrage “classique”, cité partout dans le monde, fondamental à beaucoup d'égards, scandaleusement méconnu en France 9. » L'éditrice répond de manière embarrassée, sur ce point comme sur les autres difficultés soulevées par Derrida. Un mois plus tard, la plupart des problèmes étant restés sans solution, il incrimine le transfert de « La philosophie en effet » chez Aubier, demandant le retour à la maison mère où le soutien logistique devrait être plus facilement assuré. Henri Flammarion a déjà marqué son accord de principe et le transfert rue Racine doit se concrétiser rapidement. Mais ce changement d'adresse est loin de tout résoudre. Derrida, qui reste le principal interlocuteur de la maison d'édition, supporte mal les démarches que cela lui impose, de service en service. Le 8 août 1978, il s'en plaint à Sarah Kofman dont le livre Aberrations, le devenir-femme d'Auguste Comte doit être publié peu après,

comme son propre ouvrage La vérité en peinture, qui doit sortir directement au format de poche, en « Champs », mais que l'abondance des illustrations rend délicat à réaliser. « Je suis sorti de là épuisé, mais quand même bien rassuré. Espérons que nous ne serons pas encore déçus. Si nous l'étions encore […], je rends mon tablier l'année prochaine 10. » Au cours des mois suivants, les choses ne vont pas devenir plus faciles, bien au contraire. Pour le livre de Philippe Lacoue-Labarthe, Le Sujet de la philosophie : Typographies 1, l'imprimeur rate tout le grec des citations, ce qui impose de reporter la parution. Nancy et Lacoue-Labarthe, qui par la force des choses ne peuvent l'aider que de loin dans les questions éditoriales, se demandent si cela vaut la peine de s'occuper d'une collection dans de telles conditions 11. Accablé de travaux et de tâches souvent ingrates, Derrida se dit lui aussi « fatigué, déçu, découragé ». Et malheureusement tout à fait impuissant. Les problèmes qui se posent chez Flammarion, il dit les avoir subis aussi au Seuil, chez Minuit et aux PUF. Il voudrait en parler avec Philippe et Jean-Luc de manière approfondie. Avec Sarah, ce serait malheureusement impossible : « Elle est pour moi, avec moi, plus “difficile” (comment dire ?) que jamais. Et cela n'arrange pas nos problèmes communs, évidemment. […] Je suis très las d'avoir tant d'énergie à dépenser, de façon aussi répétitive et aussi inefficace 12. » Une chose est sûre : Derrida ne veut pas songer à un éventuel transfert de leur collection chez un autre éditeur. « Ailleurs, ne l'oublions pas : ce serait [François] Wahl ou [Jean] Piel : bien pire dans les deux cas. » Car le fond du problème est d'ordre économique : « La philosophie en effet » publie des livres exigeants et peu vendeurs, aux antipodes de ceux que plébiscite désormais le public : Avec Le Testament de Dieu [le nouvel ouvrage de Bernard-Henri Lévy] nous n'aurions eu aucun retard, et non seulement parce qu'il n'y a pas de grec dans ce livre, je suppose, mais parce que toutes les conditions de sa production et de son « lancement », tu le sais, sont autres. Tant que nous n'écrirons pas pour tous les Poirot-Delpech du monde et ce qu'ils représentent, nous nous battrons dans des conditions difficiles, presque impossibles. […] Maintenant, faut-il garder la collection ? C'est clairement la question que tu poses et que, je dois le dire, je me pose à part moi depuis longtemps. Ici, nos analyses et nos projets ne coïncident pas forcément ni totalement. Il faudra en tout cas que chacun fasse un choix et prenne ses responsabilités. Je n'ai jamais eu, personnellement, pour l'animation (même collective) d'une collection la moindre « motivation ». L'intérêt qui m'a, très tard, poussé vers celle-là n'était pas, vous le savez, un intérêt personnel (tu vois ce que je vise là : facilité, confort, pouvoir […]). Donc, pas d'intérêt personnel, mais au contraire – et au prix de certains intérêts personnels – des objectifs disons théorico-politiques qui m'intéressaient, oui, et vous intéressaient aussi, je pense. […] Il suffirait que vous ne soyez plus convaincus pour que « soit là une raison suffisante

d'abandonner ; et de surcroît je suivrais ainsi la pente la plus « naturelle » de mes goûts et de mon rythme 13.

Malgré cette « pente naturelle », Derrida se sent contraint de repartir au combat pour défendre la philosophie. Bien qu'elle ait été votée en juin 1975, la réforme Haby a été retardée sans être pour autant abandonnée. C'est à la rentrée 1981 qu'elle doit entrer en application : il est donc grand temps de réagir. En mars 1979, vingt et un enseignants (parmi lesquels François Châtelet, Gilles Deleuze, Jean-Toussaint Desanti, Élisabeth de Fontenay, Vladimir Jankélévitch et Paul Ricœur) lancent un « Appel » pour la réunion d'états généraux de la philosophie. Roland Brunet en est l'initiateur, mais les choses n'auraient jamais pu prendre une telle ampleur sans l'implication constante de Derrida. L'Appel recueille rapidement plus de 2 500 signatures. Les états généraux s'ouvrent le matin du 16 juin dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Mille deux cents personnes environ y participent, venues de toute la France. Seul bémol, les étudiants sont peu nombreux : il est vrai que les dates choisies ne sont pas favorables. Solidaire depuis le début des combats du Greph, c'est Vladimir Jankélévitch qui ouvre les travaux. Assurant que « l'enseignement de la philosophie est menacé dans son existence même », il salue « la clairvoyance et le courage » de Roland Brunet et Jacques Derrida. Certes, pour l'instant, le danger est sournois : « On ne veut, paraît-il, aucun mal à la philosophie, on ne lui veut que du bien : on veut la “moderniser”, la dépoussiérer, ouvrir ses fenêtres sur “le monde moderne”. » Mais derrière « ces suaves promesses », le but est de diminuer peu à peu la place de la philosophie et de réduire le nombre de ceux qui l'enseignent 14. Derrida prend ensuite la parole en présentant, « à titre personnel », ce que devrait être la philosophie de ces états généraux. Il plaide bien sûr contre la réforme Haby et pour le maintien d'un minimum de quatre heures de philo pour l'ensemble des élèves de terminale, mais il développe surtout l'idée qui lui importe le plus, celle de « l'extension de l'enseignement philosophique au moins à tout le second cycle des lycées ». Il ne peut malheureusement s'empêcher de rouvrir une autre guerre, celle qui depuis deux ou trois ans oppose les philosophes universitaires aux jeunes penseurs à la mode. Derrida se garde bien de nommer ses adversaires, mais chacun les reconnaît d'autant plus facilement que Bernard-Henri Lévy a fait un nouveau passage remarqué à « Apostrophes » deux semaines avant les états généraux :

Aujourd'hui, ni parmi les philosophes un peu éveillés ni parmi ceux qui sont un tant soit peu déniaisés et entraînés au discernement dans ces domaines (édition, presse, télévision), personne n'oserait témoigner de la vitalité ou de l'exigence philosophique en invoquant une bonne partie, la majeure partie, on peut le dire, de ce qui s'exhibe depuis quelque temps sur le présentoir le plus en vue, de ce qui se réclame bruyamment de la philosophie dans toutes sortes de studios où depuis une date relativement récente et très déterminée les plus haut parleurs se sont vu confier les plus haut-parleurs sans se demander (dans le meilleur des cas) pourquoi tout à coup on leur abandonnait colonnes et antennes pour parler ainsi et dire justement cela 15.

La riposte ne tarde pas. Si le samedi après-midi et le dimanche matin sont consacrés aux travaux par groupes, le dimanche après-midi propose une nouvelle séance plénière destinée à la synthèse et aux conclusions. C'est pendant cette séance, présidée par Jean-Luc Nancy, qu'un vif incident va éclater. Bernard-Henri Lévy arrive avec un petit groupe d'amis parmi lesquels Dominique Grisoni, responsable en 1976 du livre collectif Politiques de la philosophie auquel Derrida a participé aux côtés de Châtelet, Foucault, Lyotard et Serres. De l'aveu même de Lévy, la réforme Haby ne les intéresse pas. C'est pour en découdre qu'ils sont venus aux états généraux : « La plupart de ces gens n'avaient cessé de prendre parti contre moi depuis deux ans, raconte-t-il. Je les considérais comme mes ennemis. Je me disais qu'il y avait deux manières différentes de défendre la philosophie. C'est le thème de beaucoup de mes interventions de l'époque. J'étais donc en guerre avec l'Université. Et l'Université me le rendait bien en étant, elle aussi, en guerre totale avec moi 16. » Dominique Grisoni se manifeste le premier, interrompant Derrida depuis le fond de la salle. On lui propose de prendre la parole au micro, comme les autres participants, mais le public, dont la majorité souhaite poursuivre le travail entamé, se met immédiatement à le huer. Comme Grisoni ne parvient pas à se faire entendre, BHL tente de « venger son camarade ». « Je descends et m'approche de la tribune. On essaye de m'empêcher de parler. Je veux monter pour m'emparer du micro, écartant les opposants. Derrida descend lui-même pour leur prêter main forte et nous en venons aux mains, comme au temps de son adolescence bagarreuse, et de la mienne 17. » Après ce moment de confusion, Jean-Luc Nancy annonce que « la parole est à Bernard-Henri Lévy dès que l'assemblée voudra l'entendre », mais il doit insister pour que les gens qui se trouvent sur la tribune acceptent de l'évacuer. La suite, qui figure dans le volume publié peu après, mérite d'être citée.

– Je suis étonné de voir que lorsque quelqu'un (on m'a donné la parole, je la prendrai) prend la parole ici pour expliquer, pour faire le procès de l'institution philosophique, pour faire le procès de ces hommes qui depuis des années s'accommodent de ce système, et qui ne réagissent que lorsqu'ils se sentent menacés, on le fasse taire. […] Je suis étonné que, lorsque moi-même on me propose la parole, un certain nombre d'hommes viennent pour me retirer le micro et pour engager un incident. En ce qui me concerne, voilà ce que je voulais dire : je suis étonné depuis hier d'entendre faire le procès des médias : est-ce que vous croyez que c'est les professeurs de philosophie qui ont dénoncé les premiers le Goulag ? C'est la télévision et c'est les médias. Est-ce que vous croyez que c'est en tant que professeur de philosophie que Glucksmann il y a un an, le jour de la venue de Brejnev à Paris, a donné sa « tribune libre » à trois dissidents de l'Est et a déclenché un scandale ? Il s'agissait des médias. Il ne s'agissait pas des états généraux de la philosophie. Je suis étonné qu'aujourd'hui, alors que 76 000 Viêtnamiens sont rejetés à la mer par le gouvernement malais, il n'en soit pas question. Je suis étonné qu'à la veille du jour où doivent passer en Cour de sûreté de l'État des militants corses, parmi lesquels un professeur de philosophie, Mondoloni… DERRIDA – On en a parlé. Ne dites pas n'importe quoi. B.-H. LÉVY – Parfait, alors amende. Alors je dis que je suis étonné qu'on ait pu parler de vigilance antimédias. Autrefois on parlait de vigilance antifasciste. Si c'est pour ça qu'on fait des états généraux de la philosophie, je ne suis pas seulement étonné, je suis extrêmement déçu. S. AGACINSKI – Je voudrais dire seulement un mot à B.-H. Lévy : il était présent hier, mais n'a pas cru bon de prendre la parole parce qu'il était venu seul. Aujourd'hui, il est venu avec des amis qui se sont mis à hurler sur les gradins pour saboter l'assemblée et se réapproprier cette entreprise 18. B.-H. LÉVY

Les récits divergent sur la suite, et le livre qui reprend les interventions et les débats de ces deux journées ne permet de se faire qu'une idée partielle de cet affrontement, dont plusieurs passages, « inaudibles », n'ont pu être transcrits. Bernard-Henri Lévy affirme aujourd'hui encore avoir été « évacué de la salle », puis « jeté dans la rue de la Sorbonne ». Au cours d'une table ronde organisée par la revue Esprit quelques mois après les faits, Derrida donne une version très différente, évoquant « une brève et légère bousculade », avant d'ajouter : « Je ne m'attarderais pas sur cet incident, au demeurant fort éclairant, si je ne venais d'apprendre qu'à en croire un entretien entre Ph. Sollers et B.-H. Lévy, ce dernier aurait été “passé à tabac” aux états généraux. “Passé à tabac” ! On peut espérer qu'un défenseur aussi éloquent des droits de l'homme connaît le sens et prend la mesure de cette expression […] 19. » Étant donné le grand nombre des participants et l'écho que les médias ont donné aux états généraux, Derrida a été contraint d'accepter pour la première fois les photographies, ou en tout cas de s'y résigner. À ce titre aussi, ces deux journées marquent un tournant. Mais les relations de Derrida avec la presse restent difficiles. Peu avant l'événement, il refuse ainsi la publication dans Le Matin d'une interview accordée à Catherine Clément, car la transcription le laisse insatisfait. Elle ne lui cache pas son

mécontentement : cet entretien aurait dû être la pièce maîtresse d'un dossier sur les états généraux et il lui paraît injurieux que, « avec une désinvolture incroyable », Derrida ait décidé de le retirer, « unilatéralement et sans discussion possible ». Il est clair que le métier de journaliste ne vous est pas connu. […] Les universitaires méprisent et parfois haïssent les journalistes : vous êtes de ceux-là. […] Vous êtes sans doute un grand philosophe. Cela ne vous donne nullement le droit de mépriser ceux qui travaillent aussi dans le langage. […] Je pense aussi qu'il est incroyable que vous ne sortiez pas de cette impasse, puisqu'il est clair que vos rapports avec la presse sont affectés d'ennuis partout, et qu'on peut deviner pourquoi, si partout vous avez eu le même comportement 20.

Catherine Clément fait mouche, à bien des égards. Comme celle de Bourdieu, la méfiance de Derrida à l'égard de la presse et des médias durera longtemps, laissant le champ libre aux nouveaux philosophes qui occuperont le terrain sans états d'âme 21. Mais l'événement ne se réduit pas à ces péripéties, si spectaculaires qu'elles aient pu être. Sur le plan institutionnel, l'ampleur de la mobilisation révélée par les états généraux a un impact considérable. À la télévision, le ministre de l'Éducation nationale assure dès le soir du 16 juin ne pas comprendre ce qui – dans ces décrets d'application qui ne sont même pas encore arrêtés – serait si inquiétant pour la philosophie : il doit y avoir désinformation ou malentendu 22. Les efforts de Jacques Derrida et de Roland Brunet n'ont pas été tout à fait vains : si les idées les plus novatrices du Greph resteront lettre morte, il ne sera plus jamais question de la réforme Haby et l'enseignement de la philosophie en terminale sera protégé pour longtemps.

Chapitre 12 Envois et épreuves 1979-1981 Au symposium consacré à Peter Szondi, qui se tient à Paris le 23 juin 1979, Derrida fait une rencontre dont l'importance ne tardera pas à se révéler. Il la raconte immédiatement, dans l'un des « envois » de La Carte postale : À la sortie, présentations diverses. « Avec vous, on ne peut plus se présenter » me dit une jeune Américaine (je crois). Elle me fait comprendre qu'elle avait lu (avant moi, donc elle arrivait des États-Unis) « Moi, la psychanalyse » où je laisse jouer, en anglais, le vocabulaire si difficile à traduire de la présentation, des présentations, des « introductions », etc. Comme j'insistais pour savoir son nom (insister c'est trop dire), elle m'a dit « Métaphysique » et s'est refusée à ajouter un seul mot. J'ai trouvé ce petit jeu assez fort et j'ai senti à travers l'insignifiante frivolité de l'échange qu'elle était allée assez loin (on m'a dit ensuite qu'elle était « germaniste ») 1.

Avital Ronell relate la scène de manière un peu différente : « J'étais venue à ce colloque avec mon amie Gisèle Celan-Lestrange, la veuve de Celan. À cette époque, mon statut était ambigu : j'étais encore un peu étudiante, même si j'avais commencé à enseigner. Je n'étais pas préparée à cette rencontre, ce jour-là. Je ne pensais pas que nous serions si peu nombreux dans la salle. Pendant la pause, Derrida est venu vers moi et m'a demandé qui j'étais. Je ne sais pas pourquoi je lui ai répondu : “Mais… vous ne me reconnaissez pas ?” Il m'a regardée, embarrassé : “Euh… non, je ne crois pas.” J'ai insisté : “Vraiment ? Mais ce n'est pas bien. C'est moi la métaphysique.” Je me mettais en scène comme un effet de son texte. Il était sidéré, un peu perdu : “Alors, c'est vous la métaphysique… ?” J'étais prise à mon propre jeu, comme obligée de continuer sur ma lancée. J'ai ajouté quelque chose comme : “Oui, et je n'ai pas beaucoup aimé la façon dont vous m'avez traitée jusqu'ici”… 2. » Avital Ronell est née à Prague, en 1952. Ses parents, des diplomates israéliens, vivent à New York à partir de 1956. Elle y commence ses études,

avant de rejoindre l'Université libre de Berlin, travaillant avec Jacob Taubes, rabbin et professeur d'herméneutique. En 1979, l'année de la rencontre avec Derrida, elle obtient son doctorat à l'université de Princeton. En peu de temps, Avital Ronell va devenir une amie proche, et l'une des personnalités les plus originales et les plus fortes de la mouvance derridienne. « Je travaillais à l'époque sur Goethe et Eckermann, explique-telle. J'étais fascinée par la figure d'Eckermann, celui qui savait recueillir les propos du maître, le rassurer et l'amuser. J'admirais la passivité extrême et parfaite d'Eckermann. Peu de temps auparavant, Gadamer m'avait dit qu'il fallait que je me trouve un maître, qu'un vrai penseur ne pouvait éviter de s'adosser à un maître. J'ai donc dû avoir le fantasme de devenir l'Eckermann de Derrida. Très vite, j'ai cru voir et comprendre son immense solitude, et j'ai voulu lancer une corde dans sa direction. À cette époque, sa notoriété grandissait rapidement. De manière plus ou moins consciente, Derrida se construisait une sorte d'équipe, disséminée à travers le monde. Dans cette équipe, je pouvais jouer le rôle de la “ministre des affaires germaniques”. Je me suis présentée pour ce poste et je l'ai obtenu. Pendant plusieurs années, nous avons eu des conversations nombreuses et soutenues sur Goethe, Kleist, Hölderlin et Kafka. » Depuis sa parution en 1976, le succès de Of Grammatology ne se dément pas. Deux ans plus tard, la remarquable traduction de L'écriture et la différence par Alan Bass est publiée par les Presses de l'université de Chicago 3. Désormais, la déconstruction est à la mode et l'on demande Derrida de tous côtés. À la fin de l'été 1979, il entreprend une grande tournée de conférences en Amérique du Nord, accompagné par son fils aîné, Pierre, alors âgé de seize ans. « Ce qui m'a le plus impressionné, se souvient ce dernier, c'est l'énergie qu'il pouvait déployer. Nous changions de ville presque tous les jours. Chaque fois, il y avait le trajet en avion, un déjeuner, une longue conférence, puis généralement un cocktail et un dîner qui se prolongeait tard. Un vrai rythme de rock-star. Après quelques jours, j'étais sur les genoux, ce qui a beaucoup surpris mon père. Lui, il était plus en forme que jamais. J'avais l'impression que le voyage le galvanisait 4. » Cela n'empêchera pas Pierre de garder un bon souvenir de son voyage et en particulier des rencontres avec Paul de Man, à Chicago et à Yale. Derrida dira avoir lui aussi aimé cette expérience : « Ce fut très singulier, riche et finalement très mystérieux 5. » Mais Pierre ne reste qu'une partie du séjour

avant de rentrer à Ris-Orangis, pour commencer sa terminale. À partir du 24 septembre, Derrida donne un séminaire de trois semaines à Yale, sur « le concept de littérature comparée et les problèmes théoriques de la traduction ». Puis il rejoint Montréal pour une conférence intitulée « L'Otobiographie de Nietzsche » et deux journées de discussion libre avec certains de ceux qui se passionnent le plus pour son travail, comme Claude Lévesque, Christie V. McDonald, Eugenio Donato et Rodolphe Gasché 6. Jacques et Marguerite Derrida ont l'hospitalité généreuse. Nombreux sont les collègues, les traducteurs et même les étudiants à être régulièrement invités chez eux, à Ris-Orangis. Pendant les vacances de Noël 1979, Avital Ronell est reçue plusieurs fois. Pierre, qui n'a pas encore dix-sept ans, est un jeune homme brillant, passionné de musique et de littérature. Entre Avital et lui, une histoire d'amour commence bientôt. Jacques est surpris et mal à l'aise. Si libéral soit-il, il s'inquiète de la différence d'âge : Avital a douze ans de plus que Pierre. Peut-être Derrida trouve-t-il aussi qu'elle est trop liée à sa propre sphère. Pierre, pour sa part, a une grande soif d'indépendance. « Nous n'avions jamais été très intimes, mon père et moi, se souvient-il. En grandissant, j'ai essayé d'établir une vraie relation avec lui, mais nous nous sommes toujours tenus à une certaine distance l'un de l'autre, même physiquement. Très tôt, j'ai éprouvé le besoin de me protéger, gardant le secret sur presque tout ce qui comptait pour moi. Mon histoire avec Avital a joué un rôle de révélateur. Que je veuille quitter la maison juste après le bac lui était incompréhensible. Que j'hésite à faire hypokhâgne, envisageant une sorte d'année sabbatique, l'effrayait encore plus. Il a demandé à des amis communs – car depuis longtemps je fréquentais surtout des gens plus âgés que moi – d'essayer de me faire changer d'avis. En ce qui concerne les études, ils y sont d'ailleurs parvenus 7. » Avital Ronell confirme que les choses ne furent pas simples, en tout cas les premiers temps. « Jacques s'est inquiété de mes liens avec Pierre, comme il s'inquiétait de tout ce qui concernait ses enfants. Il est certain que son inquiétude nous a compliqué la vie. En même temps, ma relation avec Pierre a marqué une façon de m'intégrer à la famille. Et Marguerite s'est toujours montrée on ne peut plus généreuse avec moi. » En juin 1980, juste après le bac qu'il réussit brillamment, Pierre s'installe à Paris avec Avital dans l'ancien appartement de Tzvetan Todorov. « Pour moi, ces années parisiennes correspondent à un rêve très beau, se souvient celle que les derridiens continueront longtemps d'appeler “Métaphysique”. Dans un autre

contexte, avec d'autres protagonistes, les choses auraient pu tourner au soap opera. J'ai slalomé avec Derrida entre les deux pôles de l'intimité familiale et de la vie intellectuelle. Notre rapport était très chargé et parfois très compliqué. Souvent, j'étais là pour le faire rire, comme un bouffon. J'avais donc le droit de dire la vérité au roi. Curieusement, malgré cette proximité familiale, nous avons continué à nous vouvoyer. Dans mon esprit, il s'agissait de ce vouvoiement qu'a évoqué Levinas, qui marque une intimité encore plus vraie 8. » Derrida a terminé La Carte postale au début de l'été 1979, avant son départ aux États-Unis. C'est pour mettre au point les « Envois » qu'il a fait l'acquisition d'une machine à écrire électrique. Dans cette longue correspondance amoureuse, Derrida renoue avec son premier désir, celui qui le portait « vers quelque chose que la littérature accueille mieux que la philosophie », une « écriture idiomatique dont [il] sai[t] la pureté inaccessible mais dont [il] continue de rêver 9 ». Les lettres qui ont servi de point de départ ayant disparu ou étant inaccessibles, toutes les suppositions sont permises et même encouragées : « Vous pourriez les considérer, si le cœur vous en dit, comme les restes d'une correspondance récemment détruite », annonce Derrida dès le prologue 10. Même si le texte énonce régulièrement le processus de son élaboration, il brouille les pistes à plaisir. Il s'agit de soustraire d'avance les lettres « à tout centre de critique comme ils disent génétique. Il ne restera aucun brouillon pour débrouiller les traces 11 ». Tout est dit dans les « Envois » mais sur un mode subtilement piégé qui rend à jamais indécidable la frontière entre l'intime et le public, entre le témoignage et la fiction. Cela n'empêche pas Derrida de laisser dans le texte « toute sorte de repères, des noms de personnes et des noms de lieux, des dates authentifiables, des événements identifiables, ils se précipiteront les yeux fermés, croyant enfin y être et nous y trouver quand d'un coup d'aiguillage je les enverrai ailleurs voir si nous y sommes 12 ». De l'immense correspondance d'origine, il ne reste que des fragments, l'une des règles que s'est fixée Derrida étant de ne retenir que ce qui peut « se combiner » aux trois autres textes du volume – « Spéculer – sur “Freud” », « Le facteur de la vérité » et « Du tout » –, comme si les « Envois » ne constituaient qu'une préface démesurée. Et rien n'assure, bien entendu, qu'une partie des lettres n'a pas été écrite après coup, spécialement pour la publication.

Jean-Luc Nancy est le premier à réagir à l'envoi du manuscrit presque complet de La Carte postale. Il l'a reçu en même temps que Sarah Kofman et Philippe Lacoue-Labarthe, ce qui est normal puisque l'ouvrage doit prendre place dans leur collection. Malgré sa longueur, il l'a lu très vite, surtout les « Envois », tant il était « retenu, captivé et parfois ému ». « Indépendamment de la décision éditoriale, ce texte me touche, j'ai envie de dire, en parodiant ton usage des mots, il touche, il ne fait que ça, toucher (à destination, aussi), c'est un texte de tact et de peau ». Nancy avoue « presque une manière de regret que “Envois” ne soit pas un livre à part », même s'il sait que, tout seul, ce texte changerait de statut, quittant la philosophie pour devenir de la littérature 13. Il ne sera pas le seul à nourrir ce fantasme. La Carte postale est en réalité un ouvrage savamment composé, aussi fortement divisé en deux que l'était Glas, même si la coupure ne se marque pas de manière évidente sur le plan visuel. Une même problématique circule à travers tout le volume, « entre les postes et le mouvement analytique, le principe de plaisir et l'histoire des communications, la carte postale et la lettre volée, bref le transfert de Socrate à Freud, et au-delà 14 ». Mais entre les « Envois », qui occupent la première moitié du volume, et les trois textes suivants, le régime d'écriture et le mode d'exposition sont quasi antinomiques. « Spéculer – sur “Freud” » est issu d'un séminaire donné à l'École sous l'intitulé « La vie la mort » ; il s'agit d'une analyse minutieuse et fascinante d'Au-delà du principe du plaisir de Freud, mais on y retrouve Socrate et Platon. Quant au « Facteur de la vérité », la relecture méthodique du « Séminaire sur La Lettre volée de Lacan », il en a déjà été question, mais ce texte essentiel entre lui aussi en résonance avec le reste de l'ouvrage. La Carte postale s'achève par « Du tout », la rencontre faussement improvisée avec René Major publiée pour la première fois dans la revue Confrontation. Le lecteur capable de lire réellement ces quatre textes, puis de les relier l'un avec l'autre, est un lecteur rare si ce n'est utopique. La traduction des « Envois » sera d'une difficulté encore plus redoutable que celle des autres textes de Derrida, Glas mis à part. En lisant le texte pour la première fois, Alan Bass, qui n'en est pourtant pas à son coup d'essai, a l'impression que ce sera aussi compliqué que de vouloir traduire Joyce en français. Derrida reconnaît que les « Envois » sont très cryptés et accepte de lui fournir des éclaircissements, des commentaires et des

suggestions à chaque fois que cela sera nécessaire. « L'essentiel de ce travail s'est fait par courrier, se souvient Alan Bass. Il me renvoyait mes pages avec beaucoup d'annotations. Mais nous avons eu au moins un long rendez-vous dans un buffet de gare, alors qu'il était entre deux trains. Il y a beaucoup de détails qui m'auraient échappé s'il n'avait pas attiré mon attention dessus. Par exemple, dans la phrase “Est-ce taire un nom ?”, il faut lire aussi “Esther”, qui est l'un des prénoms de sa mère, mais aussi un prénom biblique très actif dans le livre. Malgré tous mes efforts, bon nombre de ces effets ont disparu à la traduction 15. » Hans Joachim Metzger, le traducteur allemand de La Carte postale, se livrera à un travail aussi intense. « À lire vos questions, lui écrit Derrida, je vois une fois encore que vous avez mieux lu le texte que moi. C'est pourquoi un traducteur est absolument insupportable, et meilleur il est plus il fait peur : le surmoi en personne 16. » À la fin de l'hiver 1980, lorsqu'il adresse La Carte postale à ses proches, Derrida semble s'être servi de manière à peu près systématique de la formule « à toi », ce qui générera quelques malentendus supplémentaires. Chaque lecteur, et plus encore chaque lectrice, peut avoir le sentiment que le livre lui est personnellement destiné. Élisabeth de Fontenay décrit parfaitement le trouble suscité par l'ouvrage : Je me sens, devant La Carte postale, comme une vieille fille anglaise, une sorte de sœur Brontë, aimant d'amour un amour, ce qui n'a rien à voir avec le fait de vivre par procuration, vous pouvez le comprendre. Qui ressemblerait à de la sainteté divine, plutôt. Et la naïveté de ma première impression de ce livre me submerge désormais durablement. Et je m'en tiendrai à cette lecture au premier degré d'un livre assez pervers pour me ménager une telle place 17.

Mais pour certains, surtout parmi les plus proches, le jeu avec le réel qui est au centre des « Envois » paraît difficilement supportable. Pierre se souvient du mouvement de recul qui fut très vite le sien. « Lors de la parution de La Carte postale, j'ai senti la part d'intimité, de confidences plus ou moins déguisées, voire d'exhibition, qu'il y avait dans le livre. Je n'avais aucune envie d'y être confronté, en tout cas sous cette forme, et cela a sans doute pesé sur le fait que j'ai finalement lu assez peu de livres de mon père 18. » Les articles qui paraissent sont pour la plupart chaleureux. Tous insistent sur la première partie du volume, de manière un peu réductrice. Dans son Journal de lectures, l'écrivain Max Genève s'enthousiasme pour « le plus beau roman par lettres depuis Crébillon fils 19 ». Dans Les Nouvelles

littéraires, Jane Herve salue elle aussi « le facteur Derrida », même si c'est avec une ironie un peu pesante, tandis que Philippe Boyer, un ancien de la revue Change, consacre à La Carte postale une page enthousiaste de Libération sous le titre « Lettre d'amour d'un philosophe » : Dans la littérature comme dans l'agriculture, les grands principes veulent que chacun reste chez soi pour que les vaches soient bien gardées. Aux romanciers les romans, aux gastronomes les livres de cuisine, aux philosophes la philosophie… Mais que se passe-t-il lorsque soudain Jacques Derrida s'avise de prendre la littérature à bras-le-corps et d'accoucher d'un roman d'amour là où on attendait une somme théorique 20 ?

Même si la presse est positive, elle est beaucoup moins abondante que pour les précédents ouvrages de Derrida. Il faut dire que, depuis le début de l'année 1980, les signes d'un changement d'époque se sont multipliés en France. Le 5 janvier, Lacan a signé la lettre de dissolution de l'École freudienne de Paris avant de s'enfermer dans le silence ; il s'éteindra le 9 septembre 1981. Ne parvenant pas à se remettre d'un accident, Roland Barthes meurt le 26 mars 1980. Le 15 avril, c'est au tour de Sartre de disparaître ; cinquante mille personnes suivent le cortège funèbre, pressentant sans doute tout ce qu'on enterre avec lui. De fait, le climat idéologique se modifie à grande vitesse. Déjà fragilisé depuis le milieu des années 1970, le marxisme laisse place à un libéralisme tout aussi arrogant. Le paysage éditorial se transforme également. La mode est moins que jamais à la difficulté et plusieurs collections exigeantes disparaissent. De ce nouvel air du temps, la création chez Gallimard de la revue Le Débat, en mai 1980, est un symptôme révélateur. Pierre Nora, qui a joué un rôle primordial dans l'essor du structuralisme, souhaite manifestement tourner la page. Dans la déclaration liminaire, intitulée « Que peuvent les intellectuels ? », il donne l'impression d'attaquer les auteurs de ses propres collections, la « Bibliothèque des sciences humaines » et la « Bibliothèque des histoires », à commencer par Michel Foucault. Dans le numéro 3 de la revue, sous le titre « Les droits de l'homme ne sont pas une politique », Marcel Gauchet, le rédacteur en chef choisi par Nora, s'en prend avec une extrême violence à Lacan et à Derrida. Les amalgames les plus grossiers des « nouveaux philosophes » semblent avoir fait des émules. Désormais, plus rien n'arrête ceux qui veulent dénoncer les « maîtres penseurs » : Au-delà du champ des notions politiques, il faudra bien montrer l'appartenance ou la connivence avec l'univers mental du totalitarisme des innombrables versions de l'anti-humanisme élaboré. Par exemple la dénonciation lacanesque du leurre subjectif emporté par l'enchaînement

signifiant, la vision derridienne de l'écriture comme procès de la différence où se dissout l'identité du propre 21.

Sur la scène universitaire, une possibilité intéressante semble à portée de main. À Nanterre, Paul Ricœur a subi rudement l'après-68, jusqu'à se faire renverser un jour une poubelle sur la tête 22 ; à la fin des années 1970, après plusieurs alertes cardiaques, il décide de mettre fin à son enseignement de Nanterre ainsi qu'au séminaire de phénoménologie qu'il anime rue Parmentier. Même si ses relations avec Derrida ont connu quelques épisodes conflictuels et si la « derridamania » qui commence à se répandre aux États-Unis l'a plus d'une fois agacé, Ricœur ne voit pour lui succéder que son ancien assistant de la Sorbonne. L'auteur de La voix et le phénomène est à ses yeux le seul à pouvoir prolonger, même de façon critique, ses recherches sur Husserl et la phénoménologie 23. Avant de donner officiellement sa démission, Ricœur prévient donc Derrida de manière tout à fait confidentielle. Ce dernier lui répond par une longue lettre, le 1er juillet 1979, soit quelques jours seulement après les états généraux de la philosophie. Après « des jours et des jours d'hésitation et de réflexion – d'angoisse aussi », il préfère renoncer à la possibilité que Ricœur lui a « si généreusement ouverte ». Ce n'est pas seulement en raison des incertitudes et des obscurités du processus qu'il faudrait engager pour soutenir une thèse sur travaux, ni à cause de ses rapports conflictuels « avec une certaine autorité universitaire », c'est d'abord parce qu'il n'est pas sûr de vouloir assumer d'aussi lourdes responsabilités : J'ai un peu peur, oui, peur, que ces nouvelles charges, cette nouvelle vie, ne viennent rendre encore plus difficile un certain type de travail, voire d'action ou de lutte auquel je crois devoir tenir. C'est, plus à ma mesure, une petite responsabilité, mais c'est aussi une responsabilité. L'École normale n'est pas le lieu idéal pour l'assumer, mais enfin j'ai aujourd'hui l'impression que, pour un certain temps encore, ma liberté de travail sera moins limitée. Je me trompe peutêtre très gravement et il est fort possible que je regrette ma décision. Mais je ne vois pas assez clair aujourd'hui pour en prendre une autre. Je n'en ai pas la force 24.

Derrida termine sa lettre en redisant à quel point il a été « ému, profondément encouragé » et comme « justifié » par la confiance que vient de lui marquer Ricœur. Ce dernier se dit à son tour très sensible à la franchise de ces explications : « Dire que je comprends vos raisons serait trop peu. J'ai le plus profond respect pour l'intégrité intellectuelle que je

discerne dans votre position 25. » Il en profite pour assurer son antagoniste d'hier de sa profonde affection. Mais au mois de novembre, le problème de Nanterre se pose à nouveau, en des termes devenus plus urgents. Un samedi matin, après une heure de trajet sous une pluie battante, Ricœur n'a trouvé qu'un seul étudiant dans la salle où il doit donner son cours d'agrégation. Excédé, il est monté immédiatement à l'administration demander sa mise à la retraite anticipée 26. Plusieurs proches de Ricœur retournent alors voir Derrida et parviennent à vaincre ses réticences, l'assurant que son élection ne sera qu'une formalité. Une occasion comme celle-ci risque de ne pas se représenter avant longtemps. La première étape pour pouvoir prétendre au poste est de soutenir une thèse d'État sur travaux dans les délais les plus brefs. C'est Jean-Toussaint Desanti, que Derrida apprécie, même si son travail est très éloigné du sien, qui assume le rôle de directeur, et Maurice de Gandillac doit présider un jury où siègent aussi Pierre Aubenque, Henri Joly, Gilbert Lascault et Emmanuel Levinas. Le titre choisi pour rassembler les dix publications retenues est « L'inscription de la philosophie, recherches sur l'interprétation de l'écriture ». Pour se rendre « recevable », Derrida a préféré éliminer de ce corpus ses ouvrages les plus risqués : Glas, Éperons et La Carte postale. La soutenance a lieu le lundi 2 juin 1980 à 14 heures, au 46, rue SaintJacques. La salle est bondée et la température caniculaire. Derrida, qui porte un costume bleu, tombe la veste avant de prendre la parole 27. En résumant son parcours dans le très beau texte « Ponctuations. Le temps de la thèse », il ne cherche pas à dissimuler ses rapports plus qu'ambigus avec l'Université, reconnaissant qu'il a longtemps négligé sa thèse, avant de décider de ne pas en présenter. Sur son changement d'attitude, il ne peut, bien entendu, que s'expliquer à demi-mots : Il y a seulement quelques mois, tenant compte d'un très grand nombre d'éléments de nature diverse que je ne peux analyser ici, j'en suis venu à conclure, au terme brusqué d'une délibération qui s'annonçait interminable, que tout ce qui avait justifié mon parti pris antérieur (s'agissant de la thèse, bien sûr) risquait de ne plus valoir pour les années à venir. Et qu'en particulier, pour les raisons mêmes de politique institutionnelle qui m'avaient retenu jusqu'ici, il valait peut-être mieux, je dis bien peut-être, se préparer à quelque nouvelle mobilité. […] Peutêtre parce que je commençais un peu trop à savoir non pas où j'allais mais où j'étais, non pas arrivé mais arrêté 28.

Dans sa déclaration liminaire, Pierre Aubenque, un peu agacé par la notoriété de l'impétrant et la foule qui se presse dans la salle, annonce qu'il

jouera « sans faiblesse son rôle de juge, et cela selon tous les critères universitaires en vigueur 29 ». À l'inverse, et de façon très généreuse, Levinas salue l'événement que constitue cette soutenance, assurant qu'il s'agit d'« une cérémonie exceptionnelle » et qu'elle ne peut donc « obéir aux rites consacrés » : L'importance de votre œuvre, l'étendue de votre influence, votre audience internationale, le nombre et la qualité des élèves et des disciples qui vous entourent à Paris vous situent depuis longtemps parmi les maîtres de notre génération. Mais qu'un philosophe comme vous soit assis – ne fût-ce que pendant quelques heures – à la place où vous vous tenez et astreint à l'obligation de répondre à des questions constitue une conjoncture qu'il faut surtout exploiter – c'est en tout cas ce que je vais faire pour ma part […]. Cette soutenance est un peu un symposium. Il ne faut pas en perdre l'occasion 30.

Malgré une intervention plutôt déconcertante de Jean-Toussaint Desanti, la soutenance se passe bien. La première étape vers la succession de Ricœur a donc été franchie. La suite va se faire attendre… Le 23 juillet 1980, une semaine après le cinquantième anniversaire de Derrida, un symposium d'une autre nature, plus amical et plus libre, commence à Cerisy-la-Salle. La responsable des lieux, Édith Heurgon, et le conseiller à la programmation, Jean Ricardou, ont depuis plusieurs années le désir d'organiser un colloque sur l'auteur de Glas, mais lui-même s'est montré plus que réticent. Fin 1977, au moment de la parution des actes de Ponge, inventeur et classique, Édith Heurgon réitère sa proposition. Cette fois, Derrida accepte le principe, à condition qu'il s'agisse d'un dialogue à partir de son travail et non d'une célébration de son nom et de son œuvre. Ne voulant se mêler ni du programme ni du choix des invités, il suggère que Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe assument ensemble la direction de cette décade, intitulée « Les Fins de l'homme » en souvenir d'un des textes les plus marquants de Marges. Le programme mis au point par Nancy et Lacoue-Labarthe est d'une particulière densité. Parmi les intervenants, on trouve notamment Sarah Kofman, Sylviane Agacinski, Luce Irigaray, Barbara Johnson, Louis Marin, Rodolphe Gasché et Werner Hamacher. Mais le colloque comporte aussi une série de séminaires en petits groupes sur des questions de psychanalyse, littérature, traduction, politique, art, philosophie et enseignement. Quelle que soit la volonté d'éviter le vedettariat, on s'y dispute la présence de Derrida.

Le colloque commence par une vive polémique entre Derrida et le duo que forment déjà Luc Ferry et Alain Renaut. Après leur communication sur « La question de l'éthique après Heidegger », Derrida les accuse de « confusionnisme idéologique », leur reprochant d'avoir marqué d'emblée une « prise de distance irréversible » par rapport à Heidegger. Même s'il assure n'avoir jamais été « dans une attitude d'acquiescement dogmatique et sans réserve » par rapport à Heidegger, Derrida ne peut accepter les simplifications auxquelles ils viennent de se livrer pour régler son compte à l'auteur de Sein und Zeit. Le débat ne tarde pas à se durcir et les deux auteurs s'empressent de quitter Cerisy. Cinq ans plus tard, dans La Pensée 68, ils s'attaqueront directement à Derrida. L'intervention de Jean-François Lyotard, « Discussions, ou phraser “après Auschwitz” » constitue un autre temps fort, sur un mode beaucoup plus serein. Huit ans après les tensions du colloque Nietzsche, Derrida est très sensible au « geste généreux » que fait Lyotard en participant à cette décade autour de lui. À son tour, il interviendra au colloque « La Faculté de juger », organisé autour de Lyotard pendant l'été 1982. Les deux hommes ne cesseront plus de se rapprocher et de dialoguer ensemble. Les nombreux participants aux « Fins de l'homme » sont d'une grande diversité, en termes de nationalité comme de profil intellectuel, et le colloque est le cadre de vrais échanges, sans craindre les discussions de fond et parfois les remises en question. Comme Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy gardera un souvenir très fort de la décade : « C'était pour nous une responsabilité exaltante – enivrante ? – que d'avoir à diriger une décade de Cerisy. Mais ce fut une rencontre d'une richesse et d'une intensité exceptionnelles, certainement parce que, à ce moment précis, Derrida d'une part et le thème d'autre part représentaient ce que je nommerais un “gros porteur” dans les intérêts, attentes, questionnements de tous. Il nous semblait saisir la forme ou les formes d'une pensée possible pour un monde en train de se faire, au-delà de 68, mais toujours confiant dans son élan et poussé par l'aiguillon de la nécessité politique 31. » Le climat d'enthousiasme se prolonge jusqu'au dernier jour, le 2 août. Au moment des conclusions et des adieux, l'un des participants japonais, Yasuo Kobayashi, se lève pour une déclaration qui restera dans les mémoires : Puisqu'on a parlé de sentiment, je me permets d'exprimer ici mon sentiment personnel. […] je suis venu ici – mais non sans inquiétude, non sans crainte. Et puis […], j'en suis venu au point de vous dire, sans savoir à qui je m'adresse : je vous aime. Dans mon sentiment, il s'agit de

l'amitié au sens où en parle Blanchot. C'est à ce titre que je vous remercie – et encore une fois je vous dis : je vous aime.

L'une des conséquences indirectes du colloque est la reprise des liens avec les éditions Galilée, qui s'étaient dégradés cinq ans plus tôt, peu après la parution de Glas. La publication des Fins de l'homme a d'abord été envisagée dans la collection « Champs », mais les responsables de Flammarion se refusent à réaliser plus d'un volume, ce qui condamnerait à ne conserver qu'une part infime des communications et à supprimer tous les débats. Pendant le mois d'août, « par une chance étrange », Derrida rencontre Michel Delorme à la Fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence et lui parle de ces difficultés. Il s'est montré aussitôt emballé, enthousiaste (dans son style, que vous connaissez – et il avait entendu parler du colloque). Il propose de publier l'ensemble dans un gros volume dès janvier ou février prochain si le manuscrit est donné en octobre. Il veut faire les choses en grand – belle couverture, tirage de tête, etc. !!! Tout cela s'est passé sur une marche d'escalier en dix minutes : je lui ai dit que je vous en parlerais sans retard, la décision vous appartenant. Qu'en pensez-vous ? Pour ma part, tout en regrettant le « poche » Flammarion, j'ai l'impression que Galilée est la meilleure solution, à cause de la rapidité et de l'empressement évident de Delorme 32.

Nancy et Lacoue-Labarthe marquent bien sûr leur accord avec l'analyse de Derrida, et se réjouissent de cette publication quasi exhaustive (l'enregistrement de quelques discussions est défaillant). Mais le travail de mise au point technique du manuscrit est très lourd ; il est indispensable de le partager. « Vous pouvez compter au moins sur Sylviane et sur moi », annonce Derrida 33. Le projet se concrétise de manière remarquablement rapide, sans les lourdeurs rencontrées chez Aubier et chez Flammarion. Au printemps 1981, un énorme volume de 704 pages serrées, avec une couverture originale d'Adami, est publié chez Galilée. Malgré cette profusion, notent Nancy et Lacoue-Labarthe dans leur introduction, les actes de ce colloque ne peuvent donner qu'une idée très partielle « de ce que furent effectivement, pendant dix jours d'été, à Cerisy, la confrontation (jusqu'à l'affrontement), l'interrogation (jusqu'à l'interpellation), la collaboration et l'amitié (jusqu'à la fête) 34 ». L'automne est marqué par une tragédie. Le dimanche 16 novembre 1980, à sept heures du matin, Louis Althusser, sorti de la clinique pour une permission de quelques jours, frappe à grands coups de poing contre la porte du docteur Pierre Étienne, le médecin de l'École normale supérieure : « Pierre, viens voir, je crois que j'ai tué Hélène », lance-t-il, hagard. Le

médecin enfile une robe de chambre et accompagne celui qui est son ami depuis plus de trente ans. Hélène Althusser, née Rytmann et connue dans la Résistance sous le nom de Légotien, gît au pied de son lit, étranglée. Comme le raconte Dominique Dhombres, « Louis Althusser est dans un état d'agitation extrême. “Fais quelque chose ou je fous le feu à la baraque”, ditil au médecin. Il ne cesse de répéter la même phrase : “J'ai tué Hélène, qu'est-ce qui vient après ?” Le docteur Étienne appelle l'hôpital Sainte-Anne pour le faire interner. L'ambulance arrive une dizaine de minutes avant la police, prévenue par Jean Bousquet, le directeur de l'ENS. Louis Althusser sombre dans une prostration telle que Guy Joly, le juge d'instruction qui se rend le soir même à Sainte-Anne, renonce à lui signifier son inculpation pour homicide volontaire. Le philosophe semble incapable de comprendre le sens de cet acte judiciaire 35 ». Si horrible soit-elle, l'affaire ne surprend pas totalement les proches de Louis Althusser. « Depuis que je le connaissais, je ne l'avais jamais vu dans un tel état, se souvient Dominique Lecourt. On avait essayé un nouveau médicament, qui ne lui réussissait manifestement pas. Parfois, on ne pouvait même pas lui rendre visite tellement il délirait. Pourtant, Diatkine l'a laissé sortir, en disant que c'était “la crise résolutive”. Il avait toujours été sous le charme d'Hélène et Louis, qu'il soignait l'un et l'autre. Mais Althusser continuait d'aller très mal. Nous étions quelques-uns à avoir peur qu'il se suicide. Hélène m'appelait souvent pour me donner de ses nouvelles. Derrida et moi, nous parlions régulièrement de l'état d'Althusser, avec autant d'inquiétude que de tristesse 36. » Juste après avoir placé en chambre d'isolement le philosophe marxiste le plus célèbre du monde, les médecins se mettent à la recherche de sa famille. « En réalité, Althusser n'en avait pas, explique Étienne Balibar, car son neveu était alors très jeune. Ils se sont donc tournés vers l'École, qui, depuis longtemps, avait comme remplacé sa famille. On a prévenu tout de suite Derrida, dont le comportement a été admirable pendant toute cette période 37. » Ce sinistre dimanche matin, il arrive parmi les premiers, en même temps que Régis Debray avec qui il a renoué l'année précédente pendant la préparation des états généraux de la philosophie. Ils se rendent ensemble à l'hôpital Sainte-Anne et attendent pendant des heures, sans être autorisés à voir Althusser 38. Le lendemain, la presse consacre de grands titres à ce fait-divers à tous égards exceptionnel. Le Quotidien de Paris va mener une véritable

campagne contre Althusser et l'École de la rue d'Ulm. Le premier jour, les informations sont toutefois des plus confuses et l'on ne parle encore que d'un « Mystère à Normale Sup » : La question se pose de savoir s'il [Althusser] n'est pas directement responsable de la mort de sa femme. Mais dès hier, un voile pudique a été jeté sur les événements de la nuit. Le directeur de l'École, M. Bousquet, était inaccessible. Des consignes de discrétion avaient été données au concierge. Quant au médecin de l'ENS, il répondait d'emblée à nos questions : « On dramatise beaucoup trop, la femme de Louis Althusser est décédée dans la nuit, et celui-ci a été victime d'une profonde dépression. » Mais peut-être le praticien ne cherchait-il qu'à éloigner du célèbre établissement le spectre de la rumeur publique 39.

Le mardi matin, à la une, France-Soir confirme sobrement qu'il s'agit bien d'un meurtre : « Les psychiatres examinent Althusser. Le juge n'a pu lui signifier son inculpation car le philosophe est hors d'état de la comprendre. » Le ton est beaucoup plus brutal dans Le Quotidien de Paris qui consacre à l'affaire une pleine page et un éditorial fielleux de Dominique Jamet : « Que de précautions, Messeigneurs, que de réticences, que de pieux mensonges, de plumes tournées et retournées dans l'encrier jusqu'à n'en plus sortir, que d'amitiés, allant jusqu'à la complicité, que de silences ou de demi-silences, les uns relevant de l'autocensure, les autres, selon toute probabilité d'une censure politique ou sociale 40. » La haine la plus caricaturalement droitière se déchaîne : à en croire l'éditorialiste, on aurait appelé aussitôt la police si l'assassin avait été n'importe qui d'autre, mais Althusser est un « membre éminent du parti communiste » en même temps qu'il appartient à « l'establishment intellectuel français » : Il est du côté des puissants, bien qu'il se soit penché avec sympathie sur les misérables. […] Existe-t-il donc des privilèges d'État ? Faut-il qu'un philosophe n'ait jamais les mains sales ? Qui sont donc ces gens qui s'accordent un tel droit, exorbitant du droit commun ? […] Comment les parangons de vertu qui protestent contre les inégalités et la justice de classe osentils tenter d'organiser cette inégalité à leur profit ?

Dominique Jamet réattaque le mercredi 19 novembre : « Althusser, le scandale », annonce Le Quotidien à la une, avant d'évoquer « l'étonnant complot corporatif dont se font les complices tant de gens qui prétendent vouloir supprimer les classes, sans doute pour mieux préserver les castes ». Et le journal s'interroge sérieusement : « Faut-il avoir peur de la philosophie ? » Jean Dutourd se déchaîne lui aussi dans France-Soir, tandis que l'hebdomadaire d'extrême droite Minute, qualifiant le philosophe d'« anormal supérieur », écrit de manière tristement prévisible : « Quel

raccourci frappant du communisme tout entier que cette affaire Althusser qui commence dans les brumes de la philosophie pour s'achever dans le sordide du Grand Guignol. » Tout comme le garde des Sceaux Alain Peyrefitte, un ancien normalien, ils souhaitent que l'affaire soit traitée aux Assises. Pendant ces premières journées, « brisé par l'émotion, […] Jacques Derrida, fidèle parmi les fidèles, se refuse à tout commentaire ». Plus que jamais, il se méfie de la presse. « Trop lourd », laisse-t-il seulement échapper devant le journaliste du Monde 41. Cela ne l'empêche pas d'agir, de manière rapide et efficace. Dès le 18 novembre, il adresse à un avocat une lettre sur papier à en-tête de l'École, cosignée avec plusieurs collègues. Louis Althusser n'est pas actuellement en état de choisir un avocat, expliquent-ils : « Il nous paraît dès lors de notre devoir que sa défense soit assurée, fût-ce à titre provisoire, et c'est pourquoi nous, qui constituons sa famille amicale, vous demandons de bien vouloir être l'avocat de Louis Althusser 42. » L'expression « famille amicale » correspond parfaitement à la réalité. Pendant les semaines qui suivent la tragédie, Derrida, Debray, Balibar et Lecourt ne ménagent pas leurs efforts. Dès que l'autorisation leur en est donnée, ils vont rendre visite à Althusser dans le service fermé de SainteAnne, tout en s'occupant de leur mieux des innombrables problèmes à résoudre. Derrida prend sur lui le plus possible, mais il est durement affecté. Jos Joliet s'effraie de le voir « si tourmenté, si blessé », et lui propose son aide amicale, sur un mode ou un autre 4344. Juridiquement, l'affaire est délicate. Si le juge d'instruction conclut à un non-lieu, des troubles psychiques ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes au moment des faits, cela condamne Althusser à l'internement psychiatrique de manière irrévocable, mais cela lui évite interrogatoires et procès 45. Bien qu'elle corresponde strictement à la situation, la décision prononcée en ce sens le 23 janvier 1981 relance les polémiques sur les appuis et les passe-droits dont le philosophe aurait bénéficié. Le lendemain, le procureur de la République tient à lever toute ambiguïté en rappelant que cette procédure n'a rien d'exceptionnel 46. Médicalement, les choses ne sont pas plus simples. « Peu après le drame, raconte Dominique Lecourt, le Dr Diatkine nous a convoqués dans son bureau, Derrida, Debray, Balibar et moi. Effondré par sa responsabilité, effaré à l'idée qu'on allait lui demander des comptes, il nous a tenu un

discours incroyable en nous remerciant de ne pas l'avoir mis en cause. Il continuait à nier les faits : “Ce qu'on sait, disait-il, c'est qu'Hélène est morte, mais je suis tout aussi sûr que Louis n'a pas pu la tuer, car c'est techniquement impossible.” À Sainte-Anne, Althusser avait été placé sous la responsabilité d'un jeune psychiatre avec lequel un rapport étrange était en train de s'instaurer. Tout comme Diatkine l'avait été longtemps, il était en train de tomber sous l'emprise d'Althusser, commençant à croire qu'il en savait plus sur son propre cas que lui-même 47. » Puisque l'internement est appelé à se prolonger, Sainte-Anne n'est pas la meilleure solution. Appuyé par Diatkine, Althusser souhaite un transfert à la clinique l'Eau vive de Soisy-sur-Seine, où il a déjà été soigné à de nombreuses reprises. Mais la demande est rejetée par le préfet de police, sans explication officielle. Derrida, Balibar et Lecourt interviennent une nouvelle fois : Nous regrettons vivement, dans l'intérêt du malade, cette décision négative. Il est clair, de l'aveu même des médecins qui le soignent actuellement, que le service d'urgence dans lequel il se trouve ne convient pas à un traitement de longue durée. […] Il nous semble qu'une telle autorisation ne constituerait pas une faveur particulière, mais une décision de logique et d'humanité 48.

En juin 1981, Althusser est discrètement transféré à Soisy-sur-Seine. Pendant les mois et les années suivants, Derrida continue à lui rendre visite avec régularité. Comme l'explique Étienne Balibar : « Jacques Derrida était l'aîné de notre groupe. Il a pris les choses en main, agissant avec autant d'intelligence que de générosité. À Soisy, il allait voir Louis presque tous les dimanches ; il agissait comme un parent, l'emmenant chez eux, à RisOrangis, chaque fois que Louis avait une permission de sortie. Quand Jacques était à l'étranger, c'est Marguerite qui prenait le relais… Cette fidélité est d'autant plus remarquable que la relation d'Althusser avec Derrida était très ambivalente : c'était un singulier mélange d'admiration, d'affection et de jalousie. Quand il était dans une phase maniaque, Louis pouvait se montrer très mordant, même s'il maquillait souvent son agressivité en ironie. “J'ai vu le plus grand philosophe vivant”, nous disaitil. Tout était dans le ton 49. » D'autres soucis accablent Derrida durant cette période. Le 8 août 1980, peu après la fin du colloque de Cerisy, Jacques Brunschwig, professeur à Nanterre et cousin de Pierre Vidal-Naquet, lui a envoyé une lettre embarrassée. La récente soutenance de thèse a certes levé un obstacle, mais

de nouvelles difficultés se présentent. Dans un premier temps, le poste de Paul Ricœur a été supprimé. Lorsqu'un nouveau poste s'ouvrira, l'un de ses collègues, agacé que la place semble réservée à Derrida, a l'intention de se porter candidat. Brunschwig explique avec gêne que le climat s'est détérioré à Nanterre ces derniers mois : « Malheureusement je suis loin de pouvoir t'annoncer l'élection unanime, sans bavures et sans intrigues latérales que tu pourrais attendre. » Il lui suggère de demander d'autres conseils avant d'annoncer sa candidature. Tout, dès lors, s'enchaîne mal. Les hésitations de Derrida agacent plusieurs professeurs de Nanterre qui ont l'impression qu'il veut se faire prier. Selon son ancien condisciple Alain Pons – alors professeur de philosophie politique à Nanterre mais qui ne fait pas partie du groupe chargé de pourvoir la succession de Ricœur –, l'échec de Derrida tient surtout à des mesquineries : on craint que Derrida ne dérange, on est jaloux de sa notoriété. Mais il ne faut pas non plus sous-estimer les pressions de la ministre aux Universités, la très réactionnaire Alice Saunier-Séité : après avoir fait raser les bâtiments de Vincennes 50, elle tient à barrer la route au fondateur du Greph et à l'instigateur des états généraux de la philosophie. Or, pour obtenir le poste de professeur à Nanterre, Derrida doit encore franchir une étape institutionnelle : être auditionné par le CSCU, le Conseil supérieur des corps universitaires. Cela restera l'un de ses pires souvenirs. Dominique Lecourt, qui fut refusé le même jour, se souvient parfaitement de la scène. « Au début du mois de mars 1981, nous avons été soumis tous les deux à la même épreuve. Par hasard, il s'est trouvé que je devais passer juste après lui. Je l'ai vu sortir blanc comme un linge : “Jamais plus je ne mettrai les pieds dans cette institution. Tu feras ce que tu voudras, mais pour moi, c'est fini.” Plus tard, il m'a raconté que certains membres du jury s'étaient amusés à lire des extraits de ses livres à voix haute, de manière aussi sarcastique que possible. Beaucoup de collègues le détestaient à la fois pour sa brillance, son étrangeté et sa totale absence de concessions. Avec le Greph et les états généraux, il s'était mis à dos l'Inspection générale. Cette audition fut pour eux une sorte de vengeance 51. » Lors du vote, Derrida n'obtient qu'une seule voix. Et c'est Georges Labica, spécialiste de Hegel et de Marx, qui obtient l'ancien poste de Ricœur, héritant du même coup du laboratoire de phénoménologie, « alors qu'il n'a jamais assisté à la moindre séance du séminaire de la rue

Parmentier 52 ». Pour Derrida, l'échec se double d'une humiliation : après avoir beaucoup hésité, il ne s'était résolu à soutenir une thèse sur travaux que parce qu'on lui avait assuré que le poste lui était réservé 53. En cette période de campagne électorale, où le duel entre Giscard et Mitterrand s'annonce serré, l'affaire trouve de nombreux échos dans la presse française et même à l'étranger. Et Derrida reçoit plusieurs lettres d'amis et de collègues indignés par cette « stupide décision » qui ne fera qu'accroître « le divorce entre la pensée vivante et l'université 54 ». Mais il en faudrait davantage pour l'apaiser. Depuis plusieurs semaines, des soucis de santé, qu'il espère sans gravité, l'ont laissé sans force et sans tonus aucun. Et surtout, Marguerite et lui viennent d'apprendre que leur fils Jean était atteint du diabète, une nouvelle qui les a meurtris et affolés. Le 8 mai 1981, Derrida raconte à Paul de Man les difficultés de toute nature qu'il vient de traverser : L'affaire de Nanterre s'est terminée de la pire façon, sans doute la plus prévisible aussi, et je ne sais pas de quoi sera fait mon bref avenir universitaire dans ce pays. Pour l'instant, je reste à l'École en espérant que la mutation politique (je l'espère sans trop y croire) qui s'annonce peutêtre depuis quelques jours m'y laissera au moins quelque répit. L'hiver a été mauvais, depuis février au moins, car j'ai « payé » un grand nombre de choses […] d'une fatigue (physique et nerveuse) comme je n'en avais pas connue depuis longtemps. […] Après les « travaux » de l'automne (enseignement, plusieurs articles, conférences, voyages jusqu'en février), ce fut, déclenché ou signalé par ces « coliques néphrétiques » (apparemment sans calcul), un travail du corps et de l'âme, je veux dire de la conscience et de l'inconscient sous la forme de l'épuisement nerveux et du découragement sans mesure 55.

Cette angoisse devant « ce qui ressemblait au pire », notamment parce que les symptômes étaient proches du mal qui avait emporté son père, ne l'a pas empêché d'expédier de son mieux les affaires courantes. Mais elle n'est sans doute pas étrangère à l'agressivité dont Derrida a fait preuve lors d'un débat avec Hans Georg Gadamer. Il le reconnaîtra vingt ans plus tard, dans un hommage posthume au grand herméneute allemand : Certains me reprochaient de ne jamais être vraiment entré dans ce dialogue ouvert que Gadamer avait inauguré en avril 1981 à l'Institut Goethe de Paris et auquel j'ai semblé me soustraire. Je suis disposé à croire qu'ils n'avaient pas tort. La réponse qu'il a donnée à mes propres réponses, lors de notre rencontre de 1981, se terminait sur ces mots, et rempli d'admiration pour sa bienveillance, sa souriante générosité et sa perspicacité, j'aimerais dire que je suis tout à fait d'accord avec lui : « Toute lecture qui cherche à comprendre n'est qu'un pas sur un chemin qui ne trouve jamais de terme. Quiconque s'engage sur ce chemin sait qu'il ne viendra jamais “à bout” de son texte ; il en reçoit le coup. Quand un texte poétique l'a touché à ce point qu'il finit par “entrer” en lui et s'y reconnaître, cela ne suppose ni l'accord ni la confirmation de soi. On s'abandonne, pour se trouver. Je ne me crois pas si éloigné de Derrida, quand je souligne qu'on ne sait jamais d'avance ce que l'on sera quand on se trouvera 56. »

Le changement politique, que Derrida disait espérer sans trop y croire, arrive comme une heureuse surprise. Le 10 mai 1981, François Mitterrand est élu président de la République française. Aux élections législatives des 14 et 21 juin 1981, une « vague rose » donne au parti socialiste et à ses alliés une très large majorité. Pierre Mauroy est nommé Premier ministre, Jack Lang à la Culture, Alain Savary à l'Éducation nationale, et quatre communistes font partie du gouvernement. S'il est heureux de cette nouvelle donne, Derrida est loin de pressentir l'importance qu'elle aura bientôt pour lui. De la France, et surtout de l'université française, il ne veut plus rien attendre : « Les choses vont-elles changer maintenant ? Je suis, pour ce qui touche l'enseignement et la culture, porté à la prudence la plus réservée 57. » Aux États-Unis, Paul de Man reste un allié hors pair. Malgré des résistances de plus en plus affirmés, il parvient, avec le soutien de Hillis Miller qui est le responsable officiel de tout ce qui concerne les graduate students, à reconduire le contrat de Derrida comme visiting professor. Comme c'était le cas à Oxford et à Cambridge, le département de philosophie de Yale ne cache pas son hostilité à Derrida et à tout le courant de la french theory. L'une des professeurs, Ruth Marcus – pure positiviste et spécialiste de la logique formelle –, en fait même une affaire personnelle, essayant année après année d'empêcher la venue de celui qu'elle considère comme un imposteur. La violente polémique qui oppose Derrida et John R. Searle, dans plusieurs numéros de la revue Glyph, contribue à tendre les choses avec les tenants de la philosophie analytique 58. Mais la déconstruction a aussi de nombreux adversaires parmi les littéraires, maintenant que son succès en fait une menace pour les traditionalistes. Seuls les départements de littérature comparée lui réservent un accueil enthousiaste. C'est surtout d'un point de vue personnel que la relation avec Paul de Man est devenue essentielle pour Derrida, prenant le relais des amitiés avec Michel Monory, Gabriel Bounoure et Philippe Sollers. La confiance que Paul de Man lui marque depuis des années lui importe au plus haut point, et il assure y puiser « une force indispensable » : « Cela est vrai depuis longtemps et aujourd'hui plus que jamais 59. » Au cours des mois suivants, plusieurs événements vont rapprocher encore davantage les deux hommes. Malgré l'extrême discrétion qu'il observe, particulièrement à propos des années qui précèdent son arrivée aux États-Unis, Paul de Man a évoqué un

jour dans une conversation un roman de Henri Thomas dont le personnage principal s'inspire de lui : ce texte, intitulé Hölderlin en Amérique lors de sa parution initiale dans une revue, a pris le titre Le Parjure quand il est sorti chez Gallimard. « C'est moins flatteur, mais bien plus véridique », ajoutait de Man de façon prémonitoire, dans une lettre de 1977 60. Depuis lors, Derrida cherche le livre plus ou moins passivement. C'est pendant les vacances de Pâques 1981 qu'il le trouve enfin chez un bouquiniste de Nice. Aussitôt après l'avoir lu, il écrit longuement à de Man : « Sans pouvoir vous en dire plus, je dois néanmoins ne pas rester muet sur le fait que la lecture de Le Parjure […] m'a impressionné, bouleversé même, a en tout cas profondément retenti en moi, “unheimlich”, c'est-à-dire avec et sans surprise. Mais j'en dis déjà trop 61. » Il est vrai que le sujet du roman est tout sauf anodin. Chalier, le personnage principal, est accusé de bigamie : avant d'épouser une jeune Américaine, il a déclaré sous serment n'avoir jamais été ni marié, ni divorcé, mais une enquête révèle plus tard son mariage en Europe et les deux enfants qui en sont nés. « Qu'est-ce qu'on savait de ces années d'avant l'Amérique ? » s'interroge le narrateur. La question rebondira tragiquement à propos de Paul de Man, quelques années plus tard. Et Derrida relira minutieusement le roman de Henri Thomas, songeant sans doute aux confidences sur lesquelles cette lecture aurait pu ouvrir si de Man et lui n'avaient partagé le même goût du secret 62. Après les affres du début de l'année, l'été 1981 est plutôt « réparateur » pour Derrida. « Je ne travaille pour ainsi dire pas, ou je me laisse travailler […] sans savoir, moins que jamais, où je vais, où ça va – mais heureusement “ça va” mieux qu'aux pires moments de cet hiver 63. » Pierre est à New York, dans la famille d'Avital, et les nouvelles de la santé de Jean sont un peu plus rassurantes. Mais Derrida appréhende d'autant plus la rentrée que, pour la première fois depuis plusieurs années, il ne peut passer le début de l'automne à Yale. Le mathématicien Georges Poitou vient de succéder à Jean Bousquet à la tête de Normale Sup et beaucoup de professeurs redoutent « une nouvelle politique, peut-être une autre structure ». En l'absence d'Althusser, la présence de Derrida aux premiers jours de la rentrée est devenue indispensable. Mais cette situation l'attriste et lui pèse : « J'ai par moments une nostalgie bouleversante (je mesure mon mot) de mes automnes à Yale. Quelle vie… 64 », confie-t-il à de Man. À Yale aussi, même si l'on sait qu'il

viendra au printemps, on regrette beaucoup Derrida : « Je crains que nous n'ayons tous développé une addiction à votre présence, et septembre semble bien vide sans vous 65. » Derrida, désormais, se morfond à Normale Sup. Même s'il reste accessible pour les élèves et attentif à leur démarche personnelle, les choses sont devenues très difficiles depuis le départ d'Althusser. Un lien essentiel a disparu et l'École est devenue pour lui indissociable de cette tragédie. Dans le même temps, les relations avec Bernard Pautrat se sont distendues. Comme le raconte ce dernier : « Quoi qu'il ait pu dire, Derrida encourageait ses proches à se comporter comme des disciples, et privilégiait une forme de mimétisme. Du reste, c'est ainsi que je me suis comporté moi-même, pendant quelques années, sans tout à fait m'en rendre compte tant était vive l'admiration que j'avais pour lui. Mais au bout d'un certain temps j'ai pu constater combien il obéissait au vieux principe “qui n'est pas avec moi est contre moi” : dès qu'il y avait un écart, ou qu'il en soupçonnait un, il en tirait les conséquences. Être avec lui supposait une adhésion totale. Or, outre que je ne suis pas un modèle d'obéissance, à mes yeux il ne peut pas y avoir, réellement, d'école Derrida, parce que la déconstruction est avant tout un style, le sien, le sien seul. À ses disciples il ne laisse que des restes. C'est une chose qui, en un sens, le rapproche de Heidegger, le philosophe qui l'a sans doute le plus obsédé. Bien sûr, des gens comme Nancy et Lacoue-Labarthe se sont efforcés d'éviter ce travers, et peut-être y sont-ils parvenus parce qu'ils étaient déjà formés quand ils ont commencé à travailler avec lui. Ce n'était pas mon cas. Je n'eus donc d'autre solution que d'échapper à cette attraction-là pour trouver mon orbite à moi. Et puis, je dois avouer que Derrida, l'homme que j'avais tant aimé et admiré, qui m'avait tant appris, avait cédé la place à un autre, constamment affairé, l'œil fixé sur son agenda, puis sur sa montre, toujours entre deux rendez-vous et deux coups de téléphone. Cela peut se comprendre et s'admettre, quoique cela me parût peu “philosophique”. Mais j'avais à ce moment, je l'avoue, un peu de mal à supporter ses plaintes incessantes : “Si tu savais… je n'ai pas un moment à moi… etc.”, alors qu'il avait évidemment tout fait pour se bâtir cette vie d'agitation et de gloire” 66. » Quelle que soit sa lassitude, Derrida n'a pas définitivement renoncé à Normale Sup en ces derniers mois de 1981. Comme une ultime tentative, espérant sans doute profiter de l'arrivée d'un nouveau directeur et des récents bouleversements politiques, il rédige un projet assez radical de

transformation de l'enseignement dispensé rue d'Ulm. Par-delà la philosophie, il s'interroge sur l'avenir de toute l'école littéraire, détaillant en un document de treize pages dactylographiées quelques « propositions pour un avant-projet ». Le constat initial est sévère : « L'intérêt de l'État et de la nation commande qu'on ne laisse pas s'affaiblir ou se détruire […] le potentiel d'une institution de recherche et d'enseignement qui reste encore très forte et très riche. » Il s'agit donc de définir « les conditions d'une survie, puis d'un développement de l'école littéraire ». Jusqu'à présent, affirme Derrida, cette dernière n'a jamais reçu les moyens de répondre à cette vocation à la recherche que prévoient les textes officiels. Sans affaiblir le recrutement classique par le concours et le système des khâgnes, il conviendrait selon lui d'ouvrir dès que possible « un autre espace », par un recrutement de chercheurs libres « à un autre niveau et selon d'autres critères ». Il faudrait aussi créer des centres de recherche, de préférence en direction de disciplines nouvelles ou de thèmes inédits, ouvrant sur un diplôme spécifique. Après avoir apporté des premières précisions sur le fonctionnement de ces centres, Derrida conclut qu'un tel développement est à ses yeux le seul avenir pour l'école littéraire : « On ne donnera aucune chance à cette grande ambition si on n'est pas décidé à inventer : de nouvelles formes de travail, des cursus nouveaux et des “carrières” atypiques, des thèmes de recherche encore insolites dans l'Université, dans d'autres institutions, voire en France même 67. » Le projet suscite de nombreuses réactions – positives pour la plupart, au moins sur les prémisses – et donne lieu à plusieurs réunions. Mais entretemps, une véritable fronde se développe contre Derrida : au début du mois de décembre 1981, Emmanuel Martineau, ancien élève de l'ENS et spécialiste de Heidegger, se retourne contre son ancien maître, lançant un appel en dix points à ses « camarades ». Il affirme que Derrida, sous prétexte de séminaire d'agrégation, se livre « à des acrobaties verbales “astucieuses” dépourvues de tout sérieux et de tout sens philosophique, et de surcroît parfaitement impropres à préparer un agrégatif à un concours notoirement difficile ». Il estime aussi que la production personnelle de Derrida, qui est « pure littérature et n'a rien à voir ni avec la philosophie en général, ni avec l'histoire de la philosophie en particulier » constitue un « dossier aussi accablant que surabondant » pour tous ceux qui ont du respect « pour notre tradition doctrinale ». En conséquence de quoi il

appelle les étudiants à la « résistance 68 ». Le premier effet de cet appel est de susciter une pétition de soutien à Derrida. Si grotesque soit-elle, cette polémique le blesse et renforce encore son désir de quitter au plus vite Normale Sup, d'autant que le projet de réforme qu'il a tenté de lancer ne tarde pas à s'enliser. Il lui est devenu pénible de donner son séminaire dans un lieu où, pense-t-il, les étudiants ne peuvent en aucun cas le citer ou travailler à sa manière s'ils veulent réussir l'agrégation. « Il n'y avait même pas à les mettre en garde, ils le savaient », se protégeant contre toute forme de contagion dans le geste. « Et donc je m'aliénais, je m'oubliais moi-même. J'essayais de faire en sorte de m'oublier quand je corrigeais une dissertation. Quand je faisais un cours, c'était autre chose. Les séminaires, j'ai toujours pu faire ce que je voulais. Mais quand je corrigeais les dissertations et des leçons d'agrég, je faisais des exercices, pour moi, de dépersonnalisation absolue 69. » Un véritable coup de tonnerre va retentir à la fin de l'année, modifiant en profondeur la situation de Derrida.

Chapitre 13 La nuit de Prague 1981-1982 Depuis l'écrasement du Printemps de Prague, en août 1968, la situation de la Tchécoslovaquie est particulièrement sinistre. Le président Gustáv Husák a imposé une normalisation qui fait du pays l'un des plus alignés sur l'URSS. En décembre 1976, une pétition intitulée « Charte 77 » commence à circuler, exigeant du gouvernement qu'il respecte ses propres engagements en matière de libertés. Parmi les auteurs et premiers signataires de la Charte, on trouve l'auteur dramatique et futur président Václav Havel, le diplomate Jiri Hajek, l'écrivain Pavel Kohout et le philosophe Jan Patočka, ancien élève de Husserl et de Heidegger. Si minimales que soient les exigences de la Charte, la répression ne tarde pas à s'abattre sur ses instigateurs. Après un interrogatoire long et brutal, Patočka doit être hospitalisé et meurt d'une hémorragie cérébrale, le 13 mars 1977. C'est à Oxford, en 1980, qu'un groupe d'enseignants crée la Jan-Hus Educational Foundation – ainsi nommée en souvenir du réformateur religieux tchèque, brûlé comme hérétique à Constance en 1415. Il s'agit de venir en aide à des universitaires tchécoslovaques, en organisant des cours et des séminaires clandestins, en apportant sur place des livres interdits ou en soutenant financièrement la publication de samizdats. L'un des fondateurs de l'association, Alan Montefiore, partage alors son temps entre la Grande-Bretagne et la France. Son épouse, Catherine Audard, elle aussi professeur de philosophie, lance bientôt la branche française de l'association. Les statuts sont déposés le 4 août 1981. Grand historien et ancien résistant, Jean-Pierre Vernant est élu président, tandis que Jacques Derrida assume la vice-présidence : il est d'autant plus sensible à la question de la Tchécoslovaquie qu'il y a voyagé plusieurs fois et est régulièrement

informé de la situation par la branche maternelle de la famille de Marguerite. Les animateurs de l'Association Jan-Hus ne se contentent pas d'envoyer de l'argent. Ils se rendent sur place à tour de rôle, même s'ils savent que les risques du voyage ne sont pas minces et imposent de multiples précautions. Les premières missions ont été marquées par quelques incidents : fouille minutieuse des bagages, confiscation de livres, reconduite à la frontière en pleine nuit 1. Le samedi 26 décembre 1981, jour prévu pour le départ de Derrida à Prague, la situation est on ne peut plus tendue dans tout le bloc soviétique : moins de deux semaines plus tôt, le général Jaruzelski a décrété l'état de siège en Pologne. Sans être hostile au principe de ce voyage, Marguerite préférerait qu'il soit remis à un moment plus favorable. Mais Derrida, dont l'emploi du temps est déjà difficile à gérer, ne veut pas entendre parler d'un changement de date. Les intuitions de Marguerite se confirment immédiatement : à l'aéroport d'Orly, avant même d'embarquer, il a le sentiment d'être suivi. Dès l'arrivée à Prague, le doute n'est plus permis : il fait l'objet d'une constante surveillance, comme il le racontera à son retour, sur un mode qui se veut plaisant, aux auditeurs de son séminaire : Le matin, dans l'hôtel, je sentais déjà tout un investissement policier. Je me retourne et je vois l'hôtelier regarder l'heure et s'emparer du téléphone pour signaler ma prochaine situation. Je remarque que quelqu'un me suit et je me dis « est-ce que c'est vraiment la filature ? » – pour moi, c'était le début de l'expérience de la filature – ou « est-ce que mon inquiétude ne me pousse pas à inventer cette filature ? » […] Je monte dans le métro, il était toujours là, il monte à côté de moi […] et alors là je me dis : il faut le semer. J'ai donc mobilisé ma culture romanesque et psychologique, j'ai essayé de me rappeler toutes les techniques du genre. Le métro s'arrête. Les portes restent ouvertes pendant quelques secondes, et il faut sauter au dernier moment… où j'ai été coincé dans le métro 2.

Avant de rejoindre le point de rendez-vous qui lui a été fixé, Derrida, soucieux de protéger l'anonymat de ses contacts, tente à nouveau de semer son poursuivant, traversant des magasins et des passages. Mais à chaque étape de ce cheminement compliqué, il retrouve, impassible, celui qui a été chargé de le filer. Signataire de la Charte 77, le professeur Ladislav Hejdánek a repris la tradition des séminaires « de chambre » qui se tenaient auparavant chez Patočka. C'est chez lui que se sont rassemblés quelques étudiants et collègues pour venir écouter Derrida. Le sujet dont il traite n'a rien de directement politique : comme au séminaire qu'il tient cette année-là à

l'École normale, Derrida parle de Descartes et de sa relation à la langue. Assez technique, le propos n'intéresse qu'une partie de l'auditoire ; l'un des étudiants demande même en quoi ce genre de philosophie peut servir, dans la situation qui est la leur. À la fin de la séance, la conversation se fait plus informelle. Derrida évoque à mi-mots la filature dont il a fait l'objet, avant de s'étonner que ses hôtes s'expriment de manière aussi directe, malgré la présence plus que probable de micros. Derrida est contrôlé en sortant de l'immeuble, juste après le séminaire, mais cela reste sans conséquence. « Kein Problem ! » lui assure le policier en lui rendant son passeport. De plus en plus mal à l'aise, il passe à l'hôtel prendre quelques affaires et va s'installer chez une des tantes de Marguerite, Jirina Hlavaty ; il décide de renoncer à la seconde séance prévue pour le séminaire. Le mardi 29 décembre, inquiet d'être sans nouvelles, le professeur Hejdánek tente vainement de le joindre à l'Hôtel central. Puis il prend contact avec l'ambassade de France où on lui assure que rien d'anormal ne leur a été signalé : Derrida doit prendre l'avion comme prévu, le lendemain en début d'après-midi 3. C'est à l'aéroport, au moment du contrôle des bagages, que le piège se referme sur Derrida. à l'instant où il se présente, la douanière laisse la place à un « énorme type », surgi de derrière un rideau. Derrida est conduit dans une petite pièce où l'on fouille minutieusement sa valise, la faisant renifler par un chien. Dans un premier temps, Derrida ne comprend rien à ce qui lui arrive, croyant que le douanier est à la recherche de manuscrits. Comme il le racontera plus tard à la journaliste d'Antenne 2 : « J'avais imaginé toutes sortes de scénarios possibles : interpellation, expulsion du territoire […], mais jamais je n'avais pensé à une machination de ce type-là, du type drogue. Pourtant, littérairement ou journalistiquement, je connaissais ce scénario 4. » Le douanier lui demande de déchirer la doublure de toile grise de son bagage. Derrida en extirpe lui-même quatre petits sachets bruns hautement suspects… D'autres douaniers arrivent dans la pièce, bientôt rejoints par des policiers qui lui notifient son arrestation et l'emmènent au commissariat le plus proche. Accusé de « production, trafic et transfert de drogues », Derrida se défend avec véhémence : pourquoi un professeur d'âge mûr viendrait-il en Tchécoslovaquie pour s'improviser trafiquant ? « On m'a dit, premièrement qu'il était invraisemblable que de la drogue s'introduise sans ma complicité dans cette valise, et que d'autre part il était bien connu de tous les services

de police que la drogue était souvent transportée par des gens qu'on ne soupçonnerait pas – diplomates, intellectuels, chanteurs, etc. 5. » Paul McCartney n'a-t-il pas été arrêté au Japon, deux ans auparavant ? Même si l'interrogatoire n'est à bien des égards qu'un simulacre, il se prolonge pendant six ou sept heures. Et c'est en vain que Derrida demande à plusieurs reprises qu'on prévienne sa famille et qu'on alerte l'ambassade de France. Le procureur, le commissaire, la traductrice et l'avocat commis d'office savaient très bien pourquoi on avait monté ce piège, ils savaient que les autres savaient, se surveillaient, conduisaient la comédie avec une intelligence imperturbable. […] Je connaissais le scénario et faisais, je pense, tout ce qu'il fallait faire. Mais comment décrire tous les mouvements archaïques qui se déchaînent sous cette surface […] 6 ?

Peu après minuit, Derrida est conduit à la prison de Ruzyne, tout près de l'aéroport. Le froid, la neige, le bâtiment immense et sinistre, tout cela, y compris les insultes et la brutalité, lui donne un étrange sentiment de « déjà vécu ». D'abord seul dans sa cellule, il cogne régulièrement de ses poings sur la porte, répétant les mots « ambassade » et « avocat » jusqu'à ce que l'un des gardiens fasse mine de le frapper. Vers 5 heures du matin, un Tzigane hongrois est amené dans la cellule, mais il ne parle pas un mot d'anglais. Ému par le désarroi du philosophe, son compagnon de captivité l'aide à nettoyer les lieux tant bien que mal. Puis, pour tromper le temps, les deux hommes se mettent à jouer au jeu OXO que Derrida trace sur un mouchoir en papier. Le matin du 31 décembre, le futur auteur de Force de loi est soumis aux pénibles formalités d'enregistrement. « Jamais, racontera-t-il, je n'ai été plus photographié de ma vie, de l'aéroport à la prison, vêtu ou nu, avant de revêtir l'“uniforme” de prisonnier 7. » On le conduit dans une autre cellule où se trouvent déjà cinq jeunes gens, cinq « gosses » dira-t-il plus tard, avec qui il peut converser en anglais. Ils lui expliquent le sort qui sera sans doute le sien : l'attente d'un procès, puis une peine de prison qui devrait être de deux ans. Derrida se met à songer à ce qu'il va devenir, pendant cette longue période d'isolement et sans le moindre livre. Quelques heures durant, « dans une jubilation terrifiée », il a le fantasme que la détention pourrait ouvrir sur une délivrance paradoxale, lui permettant d'écrire sans contrainte et sans commande, à perte de vue. À Paris, on n'a été informé de l'arrestation de Derrida qu'avec retard. En fin d'après-midi, le 30 décembre, Marguerite l'a d'abord vainement attendu à

l'aéroport d'Orly. Son vol a été annoncé comme retardé, puis comme annulé, mais la chose n'a rien de bien inquiétant au cœur de l'hiver. Ce n'est que dans la soirée que Marguerite reçoit un appel de sa tante, laquelle a été prévenue par un avocat : « Elle était déchaînée : “Jacques a été arrêté. Tu vois dans quelle saloperie de pays nous vivons ! J'ai honte, j'ai vraiment honte… ” Comme je supposais que son téléphone était sur écoute, j'essayais vainement de la calmer, craignant qu'elle n'ait à son tour des ennuis. » Pierre se trouve aux États-Unis avec Avital Ronell. Marguerite est avec ses parents, venus passer quelques jours à Ris-Orangis, ainsi qu'avec Jean, alors âgé de quatorze ans. Affolée, Marguerite appelle d'abord Catherine Audard qui lui donne le numéro de son contact, Denis Delbourg, un ancien étudiant de Derrida, chargé notamment des relations Est-Ouest au cabinet de Claude Cheysson, le ministre des Affaires étrangères. « Je lui ai téléphoné aussitôt, se souvient Marguerite. Il m'a dit qu'il s'occuperait de l'affaire à la première heure, le lendemain matin, mais cela n'a pas suffi à me calmer. Je voulais qu'il agisse tout de suite, ce qu'il a finalement promis. Vers 6 heures du matin, je me suis décidée à téléphoner à Régis Debray, alors proche conseiller du président de la République. Quelques heures plus tard, il m'a assurée que François Mitterrand prenait l'affaire très au sérieux, se disant prêt à rappeler l'ambassadeur de France et à menacer les Tchèques de sanctions économiques. » Très vite, la nouvelle de l'arrestation est rendue publique. Jacques Thibau, directeur général des Affaires culturelles au Quai d'Orsay, appelle Catherine Clément, chef de la rubrique culture du Matin, et lui demande de donner autant d'écho que possible à l'arrestation de Derrida : avec l'accord de Claude Perdriel, elle décide de consacrer à l'événement la une du journal du lendemain. Dès les premiers flashs d'information, le téléphone ne cesse plus de sonner dans la maison de Ris-Orangis et Marguerite s'active en tous sens : « Je suis restée en robe de chambre toute la journée, sans trouver le temps de m'habiller ni même de prendre réellement la mesure de ce qui était en train de se passer. Roland Dumas, que nous avions rencontré à plusieurs reprises chez Paule Thévenin, m'a appelée pour me proposer son aide. Il était prêt à partir immédiatement à Prague avec moi, mais il est le seul à m'avoir demandé s'il était possible que Jacques ait vraiment transporté de la drogue 8. »

Pendant ce temps, l'ambassadeur de Tchécoslovaquie à Paris, M. Jan Pudlak, a été convoqué au Quai d'Orsay. À 16 heures, il est reçu par Harris Puisais, responsable des pays de l'Est et intermédiaire bien connu des Russes, ainsi que Denis Delbourg, qui conduit l'entretien en raison de sa proximité avec Derrida et les milieux intellectuels. L'ambassadeur ne parvient pas à comprendre pourquoi cette histoire fait tant de bruit, jusqu'au plus haut niveau de l'État. Alors jeune diplomate, Denis Delbourg a gardé un souvenir très précis de cette conversation : « Après que j'eus marqué notre surprise et notre condamnation, face à cette arrestation arbitraire, sous le prétexte de détention de drogue, l'ambassadeur m'a répondu avec aplomb que la circulation des substances illicites au sein des universités françaises, avec la complicité des enseignants, était de notoriété publique, et que son pays était bien fondé à réprimer ce trafic ! Je l'ai interrompu : “Savez-vous qui est le professeur Derrida ? Le professeur Derrida est un homme austère, qui jouit de la plus haute réputation dans tous les milieux académiques en France et à l'étranger, et vous ne trouverez personne pour croire une seconde à une telle accusation”. Je me rappelle avoir employé le mot “austère” en me demandant in petto si le concept d'austérité serait validé par le philosophe lui-même, mais j'utilisais le langage qui me paraissait le plus approprié en face d'un représentant de l'ordre moral communiste… Et pendant que je parlais, je voyais l'ambassadeur, qui prenait des notes, écrire ce mot, “austère”, sur un petit calepin. Je poursuivis : “Je suis moi-même un élève du professeur Derrida, et je puis vous citer nombre de ses anciens étudiants, condisciples, ou amis, passés par l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, qui occupent aujourd'hui des fonctions haut placées, à commencer par Régis Debray, conseiller du président de la République…” À la fin de l'entretien, sans changer de langage, l'ambassadeur avait changé de contenance, et j'imagine qu'il commençait à se demander sérieusement où il avait mis les pieds. Nul doute qu'à Prague, les autorités, en revanche, savaient ce qu'elles faisaient, et testaient nos réactions 9. » En réalité, les services tchèques n'avaient pas mesuré la notoriété de Derrida. La tempête de protestations qui se déchaîne en quelques heures, dans les médias, les ministères et jusqu'à l'Élysée, leur fait mesurer leur bévue. Dans la soirée, Gustáv Husák est informé que la France exige la libération immédiate du philosophe. Ni Prague ni Moscou ne souhaitent de crise ouverte avec la France : le président tchécoslovaque n'a d'autre solution que d'obtempérer.

Dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, les policiers qui ont arrêté Derrida la veille viennent le libérer, avec déférence cette fois. Comme il a été plusieurs fois question de Kafka pendant l'interrogatoire de la veille – Derrida, qui prépare la conférence « Devant la loi » pour le colloque Lyotard, est allé sur sa tombe pendant son séjour –, l'avocat lui « dit en aparté : “Vous devez avoir l'impression de vivre une histoire de Kafka. Ne prenez pas la chose au tragique, considérez cela comme une expérience littéraire.” Je lui ai répondu que je prenais cela au tragique, mais d'abord pour lui – ou pour eux, je ne sais plus 10 ». Épuisé, Derrida arrive à l'ambassade de France alors que l'on débarrasse les reliefs de la réception du Nouvel An. On l'installe dans une chambre où il se repose tant bien que mal, relisant les séquences pragoises des Mémoires d'outre-tombe. Le lendemain après-midi, il prend le train pour Paris, accompagné par un employé de l'ambassade jusqu'à la frontière allemande. À Stuttgart, il est rejoint par une équipe d'Antenne 2 et la journaliste Sylvie Marion l'interroge longuement. À son arrivée gare de l'Est, le 2 janvier à 7 h 30 du matin, Derrida est assailli par les journalistes et les photographes. Des diplomates, des collègues, des étudiants et des amis sont également venus l'attendre. Mais Derrida n'a qu'à peine le temps de les saluer. Il part avec Marguerite et Jean pour le studio d'Antenne 2 afin de visionner avec la journaliste l'interview filmée dans le train : le sujet est délicat et il tient à ne compromettre personne par une phrase maladroite 11. Pour un téléspectateur contemporain, la séquence diffusée au journal de 12 h 45 est d'autant plus étrange qu'on a laissé au philosophe un temps inhabituel, sept minutes, pour raconter ce qui lui est arrivé. Derrida s'exprime lentement, surtout au début, et sans regarder la caméra. Après avoir situé le contexte de son intervention à Prague, il accepte de relater les faits, mais s'efforce d'éviter le sensationnalisme et l'auto-apitoiement : J'ai donc été jeté, je crois que c'est le mot, dans un cachot. […] J'hésite à décrire la brutalité de la chose, qui pour une part était commune et pour une autre part m'était réservée, je pense. Ensuite, ça a été la journée d'un prisonnier de droit commun. Pour la même raison, je ne la décrirai pas, mais ça a été pour moi extrêmement impressionnant de vivre ce que je ne connaissais – à commencer par la porte du cachot qui se referme sur vous, l'uniforme du prisonnier – que par les images ou les livres. Et donc c'est au milieu de la nuit suivante que, cette fois avec beaucoup de courtoisie et d'égards académiques pour Monsieur le Professeur, on est venu me libérer. Entretemps, je n'ai rien su de ce qui se passait au-dehors. […] Je ne pouvais pas savoir si les autorités françaises, ma famille, etc., étaient informées, savaient même où j'étais. Et on me laissait entendre que la chose pourrait durer au moins quelques jours,

au moins jusqu'à la fin des fêtes, pour que l'ambassade soit prévenue et puisse prendre contact avec moi, et que le procès pourrait durer, après une instruction de deux mois, un temps indéterminé, et que la peine prévue pour ce type d'accusation était de deux ans, impliquant moimême et d'autres intellectuels tchèques, dans un procès qu'on pouvait imaginer sous toutes formes de scénarios. Personnellement, ce que je souhaite retenir de cette séquence et ce que je souhaite qu'on retienne, c'est qu'il s'agit là d'une machination destinée avant tout à intimider et à décourager tous ceux qui, intellectuels ou non, entendent se rendre en Tchécoslovaquie, en particulier pour témoigner de leur solidarité avec ceux qui sur place, chartistes ou non chartistes, luttent pour le respect des droits de l'homme. Oui, ce sont eux que je voudrais saluer, parce qu'ils luttent dans des conditions proprement héroïques, c'est-à-dire obscures et anonymes 12.

Un autre extrait de l'interview est diffusé au journal de 20 heures. Bien qu'il soit toujours officiellement inculpé, souhaitant d'ailleurs que l'enquête soit conduite à son terme, Derrida manifeste avec force sa volonté que les missions de l'association Jan-Hus continuent pour marquer la solidarité avec les dissidents tchèques. Lui-même se déclare prêt à retourner sur place. Le même soir, Jean Genet vient passer la soirée à Ris-Orangis avec Paule Thévenin. Il presse Derrida de questions, comme si cette arrestation renforçait encore leur proximité : « Alors, la prison, vous avez senti son odeur ?… Et est-ce que vous avez soupçonné vos proches de vous avoir mis dans cette situation ? » Sur ce dernier point, Genet a vu juste : des sentiments quasi paranoïaques ont dévoré Derrida pendant son bref emprisonnement. Et même s'il s'efforce de faire bonne figure à son retour, par exemple en racontant son aventure sur un mode quasi humoristique aux auditeurs du séminaire, l'ensemble de l'affaire a représenté un vrai choc. Selon plusieurs de ses proches, des images de Prague vont lui revenir pendant des mois : régulièrement, il aura l'impression d'être suivi, écouté ou traqué 13. Dès le 8 janvier, Jacques Derrida écrira au président Gustáv Husák pour demander des excuses officielles et être blanchi de toute accusation. Transmise par les services diplomatiques, cette lettre ne débouchera, dixhuit mois plus tard, que sur une vague attestation du ministère des Affaires étrangères tchécoslovaque certifiant « qu'aucune procédure ni poursuite pénale n'est conduite » à son encontre. Derrida finira par récupérer ses effets personnels, mais, malgré plusieurs demandes, il n'obtiendra jamais la restitution de la valise falsifiée 14. Parmi les nombreuses manifestations de sympathie que lui vaut son arrestation, l'une revêt une importance particulière : la lettre que Philippe

Sollers lui envoie, dix ans presque jour pour jour après la rupture de leurs relations : Mon cher Jacques Ouf ! C'est dans des moments de haute intensité comme ceux-là qu'on s'aperçoit de qui on aime. La radio, à l'aube. Étrangement, la chose que j'avais devant les yeux était votre graphie, aussitôt. N'empêche, nous voilà dans un sacré roman, avec Pape, drogue, police, Ambassades – et le reste. Bonjour Poe ! évidemment ! Bonne année – je vous embrasse ainsi que Marguerite (j'ai beaucoup pensé à vous tous) 15.

La réponse de Derrida, sur une carte postale représentant le vieux cimetière juif de Prague, montre à quel point la blessure reste vive : Merci, merci de votre lettre. Ce que vous me dites va au cœur. Il aura donc fallu cela (la prison et le reste) ! N'importe, votre geste ressemble à ce que j'avais aimé de notre amitié, pendant près de dix ans, il y a déjà dix ans… Vous devez le savoir, mais je dois ou je préfère le dire : c'est par fidélité rigoureuse à ce passé d'amitié que devant le pire (agressions, injures, dénigrement dégradant, etc.) j'ai gardé le silence et que, bien sûr, j'y retourne maintenant. Après votre lettre, ce silence aura peut-être pour moi un autre goût, et c'est surtout de cela que je voulais vous remercier. À vous 16.

Derrida en restera là et se détournera ostensiblement de Sollers lorsque ce dernier s'approchera de lui, pendant l'un ou l'autre cocktail : cette rupture, pour lui, est de l'ordre de l'irréparable. Il n'en ira pas de même avec Michel Foucault, qui est intervenu à la radio dès qu'il a appris son arrestation, demandant avec force sa libération. Les deux hommes reprennent contact, à distance d'abord. Mais quelque temps plus tard, lorsque Foucault invite Jacques et Marguerite à une soirée chez lui, à la demande d'un professeur américain de passage au Collège de France, la qualité de son accueil touche beaucoup Derrida. La mort prématurée de Foucault, le 25 juin 1984, ne leur laissera pas le temps de renouer véritablement. Mais c'est avec une vraie générosité que Derrida reviendra sur l'œuvre de Foucault en 1991, à l'occasion des trente ans de l'Histoire de la folie, commençant par évoquer leur amitié ancienne, puis « cette ombre qui [les] rendit l'un à l'autre invisibles pendant près de dix ans, l'un pour l'autre insociables », assurant que cette « discussion orageuse » fait elle-même partie d'une histoire qu'il aime « comme la vie » et comme tout son passé 17.

En Tchécoslovaquie, l'affaire Derrida a un impact important et très positif pour l'image de la France. Les activités de l'association Jan-Hus reprennent presque aussitôt. Comme s'en souvient Étienne Balibar, qui s'y montra très actif, « on savait qu'on risquait d'être tracassés, fouillés, voire dépouillés des livres que nous apportions. Mais nous étions persuadés qu'après ce fiasco, les plus gros risques étaient derrière nous. Même après la chute du mur de Berlin, les Tchèques et les Slovaques n'ont pas voulu que l'association JanHus arrête ses activités. Aujourd'hui, nous continuons à aider des doctorants 18 ». Le fin mot de l'histoire, Jacques et Marguerite ne l'ont appris que des années plus tard, de la bouche de Ladislav Hejdánek, le professeur de philosophie chez qui s'était tenu le séminaire clandestin. En 1981, un fonctionnaire provincial venait d'être nommé à la tête de ce service de police. Voulant se faire remarquer par un coup d'éclat, il avait monté toute l'affaire de sa propre initiative. De Jacques Derrida, il ne savait rien, sinon qu'il était un membre actif de cette agaçante association Jan-Hus qui soutenait les dissidents. L'affaire n'était nullement dirigée contre lui ; elle aurait fort bien pu tomber sur n'importe quel autre visiteur étranger. Ignorant tout de la notoriété de Derrida, le fonctionnaire n'avait pas imaginé un instant les répercussions internationales de son arrestation. Son excès de zèle se retourna contre lui : il fut rétrogradé et renvoyé en province. Et longtemps plus tard, après la « révolution de velours », il fut lui-même arrêté pour trafic de drogue. Pour Derrida, l'affaire de Prague resta un souvenir marquant, une sorte d'écho de ce jour sinistre d'octobre 1942 où on l'avait renvoyé du lycée de Ben Aknoun. C'est comme si sa vie entière était « encadrée par deux grilles, deux lourds interdits de métal » : « Qu'on m'ait chassé de l'école ou jeté en prison, j'ai toujours cru que l'autre devait avoir de bonnes raisons de m'accuser 19. » Cette arrestation l'a mis sur le devant de la scène, de façon bien involontaire. Mais elle est à n'en pas douter l'une des choses qui le conduit à s'exposer de plus en plus, notamment sur le terrain politique. « Cette arrestation à Prague, écrivit-il un jour, ce fut au fond le voyage le plus digne de ce nom, dans ma vie 20. »

Chapitre 14 Une nouvelle donne 1982-1983 Au printemps 1981, Jacques Derrida avait accueilli l'arrivée de la gauche au pouvoir avec un enthousiasme plus relatif que la plupart des intellectuels français. Il est vrai que son humeur personnelle était alors des plus sombres. En novembre 1981, dans le grand entretien qu'il accorde à Libération sous le titre « Éloge de la philosophie », il s'interroge sur la place que le nouveau pouvoir socialiste entend donner à la philosophie. Sensible au combat du Greph et des états généraux contre la réforme Haby, François Mitterrand lui-même avait assuré avant les élections qu'en cas de victoire l'enseignement de la philosophie serait « maintenu et développé ». Derrida considère comme urgent de rappeler ces engagements 1. Depuis l'affaire de Prague et l'intervention directe de l'Élysée pour sa libération, la situation s'est modifiée de manière très positive. De divers côtés, on lui a fait savoir que la philosophie ne serait pas oubliée. Mais Derrida n'est pas le seul à s'activer. Le 19 janvier 1982, quelques jours après être intervenu au colloque « Création et recherche » organisé par Jack Lang, Jean-Pierre Faye prend contact avec Jean-Pierre Chevènement, le ministre de la Recherche et de l'Industrie, tandis que François Châtelet essaie de monter un département expérimental de philosophie à Paris VIII, l'exuniversité de Vincennes mise à mal par Alice Saunier-Séité. Soucieux de faire converger toutes ces initiatives, Chevènement organise un déjeuner de travail le 13 mars 1982. On peut considérer cette rencontre comme l'acte fondateur du Collège international de philosophie. Comme l'explique Dominique Lecourt, « Philippe Barret, ancien normalien et conseiller technique au cabinet du ministre, a joué un grand rôle dans le projet. On peut même dire qu'il en a été la cheville ouvrière. Barret connaissait parfaitement le rôle de Derrida dans le projet du Greph et

des états généraux de la philosophie. Il savait qu'on ne pourrait rien faire sans lui. Il voulait l'associer aux initiatives de Faye et de Châtelet, et m'ajouter à cette équipe pour que la philosophie des sciences ne soit pas oubliée. Ce qu'il avait négligé, c'était l'hostilité ancienne entre Derrida et Faye. Ce dernier a mal supporté que l'on confie à Derrida plutôt qu'à lui la coordination du projet, chose qui nous semblait naturelle à Châtelet et à moi-même 2 ». La mission pour la création d'un Collège international de philosophie se met en place le 18 mai 1982. Tel qu'il est défini par le ministre, le projet s'inscrit dans la droite ligne des travaux du Greph et des états généraux : La recherche philosophique occupe aujourd'hui en France une place encore modeste, limitée à certains domaines, souvent cloisonnés, des institutions de l'Université et du CNRS. […] À l'heure où le Gouvernement s'apprête à étendre l'étude de la philosophie dans l'enseignement secondaire, il importe que la recherche appliquée à cette discipline soit assurée des conditions et des instruments les mieux adaptés à son essor. […] Dans cette perspective, il m'apparaît opportun d'étudier les conditions de la création d'un Collège international de philosophie, centre de recherche et de formation à la recherche interscientifique, propre à favoriser les idées novatrices, ouvert à l'accueil des recherches et des expériences pédagogiques inédites, apte à nouer des relations organiques avec des entreprises analogues à l'étranger 3.

Dès le 25 mai, un courrier est très largement diffusé en France et dans de nombreux pays, tandis que la presse fait écho au projet. Les offres de service affluent, hétéroclites et venues d'un peu partout dans le monde. Certains jours, il en arrive plusieurs dizaines, dont beaucoup sont adressées personnellement à Derrida. Comme il l'explique à Paul de Man, il vit dans « une hyperactivité folle et presque totalement étrangère à [s]es intérêts et [s]es goûts, sur un fond d'angoisse devant la vanité, les risques, les obstacles » de tout ce qui touche au Collège international de philosophie. D'autant que le projet se développe « au milieu des embûches et des avidités, des haines et des guerres » qu'il laisse à de Man le soin d'imaginer. Quant à sa situation personnelle, Derrida, comme souvent, l'entrevoit sous un jour assez noir : De façon étrange et assez suspecte au fond, le nouveau pouvoir me marque beaucoup de déférence « symbolique », fait mille signes en ma direction, mais sans jamais s'engager en rien (par exemple pour un poste un peu plus décent que rien ne permet de voir venir). On me signifie le meilleur, mais on se contente de signifier et – me connaissant aussi un peu dans ces situations – je n'exclus pas que tout cela se termine très mal 4.

Cela n'empêche pas Derrida d'accompagner Jack Lang à Mexico, à la fin du mois de juillet, pour la conférence mondiale des ministres de la Culture.

En un discours appelé à faire date, Lang y dénonce l'impérialisme culturel américain. Derrida le remercie quelques jours plus tard de ce qui fut pour lui « une très riche expérience, une chance et un honneur ». Il se réjouit de l'« amicale complicité de ces quelques jours », espérant que le Collège international de philosophie pourra bénéficier de ses conseils et de son soutien 5. Décidément précoce, Pierre intègre Normale Sup du premier coup, à dixneuf ans. Pour Derrida, cela ravive bien des souvenirs : « Il y a exactement trente ans, jour pour jour, j'entrais dans la même maison, à vingt-deux ans, après deux échecs et quelles souffrances… étrange expérience, étrange situation, n'est-ce pas ? » écrit-il à Paul de Man 6. Après avoir hésité entre les lettres et la philosophie, Pierre a finalement opté pour la philo, dont les cours lui semblent à la fois plus libres et plus intéressants, même si la littérature reste la première de ses passions. Mais devenir philosophe lorsqu'on s'appelle Derrida est loin d'aller de soi. « Au moment où je lui ai annoncé ce choix, un de mes professeurs m'a dit que c'était suicidaire », se souvient Pierre 7. Hélas, une autre nouvelle vient assombrir la fin de l'été. Bien qu'en mauvaise forme depuis plusieurs mois, Paul de Man ne se décidait pas à consulter un médecin. En juillet 1982, inquiets de son état, Geoffrey Hartman et sa femme prennent rendez-vous pour lui chez un médecin, lequel l'envoie immédiatement à New Haven pour des examens approfondis. Une tumeur inopérable est diagnostiquée, juste à côté du foie. Derrida en est averti par Paul de Man parmi les premiers, d'abord par téléphone, puis dans une lettre d'allure presque sereine : Depuis que je suis rentré chez moi, je vais beaucoup mieux et je commence à manger, à dormir, à me promener un peu et à goûter les voluptés discrètes de la convalescence. Tout cela, comme je vous le disais, me semble prodigieusement intéressant et je m'amuse beaucoup. Je l'ai toujours su, mais cela se confirme : la mort gagne beaucoup, comme on dit, à être connue de plus près – ce « peu profond ruisseau calomnié la mort ». J'aime quand même mieux cela que la brutalité du mot « tumeur » 8.

Au cours des mois suivants, Derrida et de Man vont s'écrire et se téléphoner très souvent. La maladie et le risque de la mort rendent leur relation plus intense que jamais. C'est en 1982 – quelque temps après une proposition de Marguerite Duras restée sans lendemain – que Jacques Derrida accepte pour la

première fois d'intervenir à l'intérieur d'un film. Ghost Dance, long métrage du réalisateur anglais Ken McMullen, le fait apparaître dans son propre rôle, au côté de Pascale Ogier, sur un mode aussi étrange que marquant. La première scène, très courte mais répétée jusqu'à l'épuisement, a lieu au café le Sélect, devant une affiche de Titus-Carmel. Entre les prises, la jeune et belle actrice explique au philosophe ce qu'on appelle en termes de cinéma le eye-line, c'est-à-dire le fait de se regarder les yeux dans les yeux, une expérience qui le marquera. Une autre séquence, beaucoup plus longue, prend place dans le bureau de Derrida. Comme Pascale Ogier lui demande s'il croit aux fantômes, il se lance dans un véritable discours sur la spectralité, un thème qui deviendra bientôt central dans son œuvre : Est-ce qu'on demande d'abord à un fantôme s'il croit aux fantômes ? Ici, le fantôme, c'est moi… Dès lors qu'on me demande de jouer mon propre rôle dans un scénario filmique plus ou moins improvisé, j'ai l'impression de laisser un fantôme parler à ma place. Paradoxalement, au lieu de jouer mon propre rôle, je laisse à mon insu un fantôme me ventriloquer, c'est-à-dire parler à ma place. […] Le cinéma est un art de fantomachie, […] c'est un art de laisser revenir les fantômes. […] Tout cela doit se traiter aujourd'hui, me semble-t-il, dans un échange entre l'art du cinéma, dans ce qu'il a de plus inouï, de plus inédit finalement, et quelque chose de la psychanalyse. Je crois que cinéma + psychanalyse = science du fantôme. […] Je crois que l'avenir est aux fantômes, que la technologie décuple le pouvoir des fantômes 9.

Derrida évoque celui de Marx, de Freud, de Kafka… et celui de son interlocutrice. Comment pourrait-il imaginer que l'actrice disparaîtra en 1984, à l'âge de vingt-quatre ans, donnant à cet échange une résonance troublante dont il reparlera plusieurs fois ? À la fin de mon improvisation, je devais lui dire : « Et vous alors, est-ce que vous y croyez, aux fantômes ? » Et en la répétant de nouveau au moins trente fois, à la demande du cinéaste, elle dit cette petite phrase : « Oui, maintenant, oui. » Déjà dans la prise de vues, donc, elle l'a répétée au moins trente fois. Déjà ce fut un peu étrange, spectral, décalé, hors de soi, cela arrivait plusieurs fois en une fois. Mais imaginez quelle a pu être mon expérience quand, deux ou trois ans après, alors que Pascale Ogier, dans l'intervalle, était morte, j'ai revu le film aux États-Unis à la demande d'étudiants qui voulaient en parler avec moi. J'ai vu tout à coup arriver sur l'écran le visage de Pascale, que je savais être le visage d'une morte. Elle répondait à ma question : « Croyez-vous aux fantômes ? » En me regardant quasiment dans les yeux, elle me disait encore, sur grand écran : « Oui, maintenant, oui. » Quel maintenant ? Des années après au Texas. J'ai pu avoir le sentiment bouleversant du retour de son spectre, le spectre de son spectre revenant me dire, à moi ici maintenant : « Maintenant… maintenant… maintenant, c'est-à-dire dans cette salle obscure d'un autre continent, dans un autre monde, là, maintenant, oui, croismoi, je crois aux fantômes 10. »

Beaucoup plus proche de lui, une autre disparition va bientôt le hanter. Le 3 avril 1983, alors que Derrida est à Yale, son neveu Marc, le fils aîné de

Janine et Pierrot Meskel et le frère de Martine, meurt dans un accident de voiture. Ce décès brutal restera, pour lui comme pour toute la famille, « une meurtrissure effrayante 11 ». Derrida conservera toujours le portrait de Marc près de sa table de travail, à côté de ceux de son père et de son petit frère Norbert. Depuis l'été 1982, les réunions concernant le CIPh, le futur Collège international de philosophie, se sont multipliées. Dans une lettre à Derrida, Jean-Pierre Faye a dit se réjouir que leurs deux projets soient appelés à se rejoindre : « Les années de travail en commun qui vont sans doute s'annoncer se feront donc sous le signe de notre solidarité 12. » La réalité est hélas bien différente et les conflits sont incessants. Comme le raconte Dominique Lecourt, « nous n'avions pas mesuré d'emblée à quel point Derrida et Faye se détestaient et combien le passif entre eux était lourd. Au début, François Châtelet essayait de jouer les médiateurs, mais il est rapidement tombé malade. Jack Lang et François Mitterrand lui-même avaient donné des espérances à Faye, qui aurait voulu présider aux destinées du Collège. Il était persuadé que Derrida lui avait volé une place qui lui revenait. La tension entre eux était permanente et les incidents se multipliaient sous les prétextes les plus divers. Il y avait sans cesse de sombres histoires de clés, d'attributions de bureaux, etc. 13 ». Sur les questions de fond, les désaccords ne sont pas moins grands : JeanPierre Faye rêve de réunir des savants et des artistes dans un grand établissement prestigieux : il est fasciné par René Thom, Ilya Prigogine, et par des questions comme « l'auto-organisation ». Pour Derrida, la priorité, c'est d'accueillir des recherches transversales sur de nouveaux thèmes en formation, c'est aussi d'éviter que le Collège international de philosophie devienne rapidement une institution comme les autres. Comme il l'explique dans Libération : Nous avons prévu des dispositifs originaux qui devraient assurer une déontologie aussi rigoureuse que possible. Par exemple, il n'y aura aucune chaire, aucun poste permanent, seulement des contrats de durée relativement brève. Donc : structure légère, collégialité, mobilité, ouverture, diversité, priorité aux recherches insuffisamment « légitimées », justement, ou trop peu développées dans les institutions françaises ou étrangères […] 14.

Ce qui importe aux yeux de Derrida, c'est de parvenir à une sélection rigoureuse des projets de recherche dans un lieu qui ne doit pas devenir pour autant « un “centre d'études avancées” aristocratique et fermé, ni même un centre d'enseignement supérieur ». Il tient à ce que le Collège soit

exposé aux « provocations les plus irruptives des “sciences”, des “techniques”, des “arts” ». Mais il voudrait aussi – cette idée lui a toujours été chère – qu'il puisse recruter les intervenants et les responsables de programmes sans privilégier les titres académiques. Le lundi 10 octobre 1983, Laurent Fabius – qui a succédé à Jean-Pierre Chevènement –, Jack Lang et Roger-Gérard Schwartzenberg installent officiellement le Collège dans ses locaux provisoires, au 1, rue Descartes, au sein des bâtiments de l'ancienne École polytechnique. Une structure bifide se met en place : il y a d'une part un « Collège provisoire », dont Derrida est élu directeur à l'unanimité, d'autre part un « Haut Conseil de réflexion », dirigé par Jean-Pierre Faye. Mais cette organisation duelle, au lieu d'apaiser les tensions, ne fait que les multiplier. Il a d'abord été prévu que chaque décision soit signée par les deux responsables, y compris le programme de tous les séminaires, mais le risque de paralysie apparaît immédiatement. Après une menace de démission collective du Collège provisoire, une version plus souple du règlement intérieur est adoptée. Faye se félicite qu'un accord ait pu être trouvé et exprime une nouvelle fois son espoir de voir les deux instances « se fertiliser mutuellement 15 ». Avec l'extérieur, les choses ne sont pas plus simples, car, avant même son ouverture, le Collège international de philosophie a suscité bien des fantasmes et des convoitises. Nombreux sont ceux qui espèrent y trouver le poste dont ils rêvent. Sarah Kofman se plaint ainsi auprès de Derrida de ne pas faire partie des « instances ». Il lui assure avoir vite compris qu'il serait « indécent, inacceptable et tactiquement maladroit » qu'il y ait, outre quelques alliés plus lointains comme Jean-François Lyotard, « plus d'un ami de, comme on dit, la bande des quatre ou des Dalton ». Et comme il fallait des provinciaux, il a suggéré les noms de Philippe ou de Jean-Luc et de la Lyonnaise Marie-Louise Mallet. Ces explications circonstanciées n'empêcheront pas Sarah Kofman de se sentir exclue 16. Derrida aimerait aussi confier des responsabilités à Avital Ronell, dont la carrière universitaire ne parvient pas à démarrer, malgré les diplômes prestigieux qu'elle a obtenus à Princeton et à Berlin. Ainsi elle raconte : « Tant que les responsables lisaient mon CV, tout allait bien, mais dès qu'ils me rencontraient, les choses tournaient mal. Mon tempérament devait y être pour quelque chose. Et le fait d'être une femme n'arrangeait rien, bien sûr. Quand le CIPh s'est mis en place, Derrida a voulu m'y faire jouer un rôle important. Comme je maîtrisais l'anglais, l'allemand et le français, et que

j'avais une bonne connaissance de ces trois mondes, il s'est dit que je pourrais m'occuper des échanges internationaux, une dimension qui lui importait beaucoup. Mais finalement, cela n'a pas pu se mettre en place et j'ai trouvé un poste à Berkeley, ce qui ne lui plaisait pas trop, car c'était à ses yeux un fief “ennemi”, notamment à cause de la présence de Searle. Pour moi qui me définissais volontiers comme une “fidèle guerrière” de la déconstruction, c'était une raison supplémentaire d'y aller : il y avait des combats à livrer sur la côte ouest des États-Unis, où Derrida était alors peu présent. Mais il lui arrivait de se méfier de moi. Il m'avait dit, dans les premiers temps de nos relations, qu'un jour je lui ferais la guerre, alors que j'avais décidé que ce ne serait jamais le cas, en tout cas de mon fait 17. » La création du Collège international de philosophie impose à Derrida d'intervenir dans les médias plus qu'il ne l'a fait jusqu'alors. Pendant l'été 1983, un entretien de deux pages est publié dans Libération, surmonté d'un grand portrait d'allure assez romantique qui semble contredire le titre : « Le Collège n'aura pas de président ». Le 9 septembre, c'est au tour du Nouvel Observateur de donner la parole à « Derrida l'insoumis ». La notice de présentation est très révélatrice de la manière dont il est alors perçu : Si la philosophie, qui fut menacée jusque dans les lycées durant le septennat de Giscard, est aujourd'hui à l'honneur sous sa forme la plus accueillante à l'avenir de l'intelligence, c'est grâce à Jacques Derrida, principal inspirateur du Collège international de philosophie qui vient d'être créé sous l'égide de trois ministères. Pourtant, ce penseur-écrivain de cinquante-trois ans est, en France, à la fois célèbre et méconnu, respecté et ignoré. Mal-aimé des universités gardiennes des savoirs immobiles, il est aussi d'une exceptionnelle discrétion sur la scène publique. Jacques Derrida ne joue pas le jeu. Explorateur des marges, il fait vaciller dans son œuvre multiforme les limites de la philosophie, de la psychanalyse, de la littérature… À ce penseur qui voyage volontiers dans les œuvres des autres – Husserl, Kant, Freud, Nietzsche, Genet, Jabès, Levinas, Leiris – on reproche souvent la difficulté de son style. Il a expliqué à Catherine David, en s'efforçant à la simplicité, quels sont, selon lui, les malentendus et les pièges qui menacent aujourd'hui la pensée 18.

C'est dans cet entretien que Derrida accepte pour la première fois de livrer quelques informations autobiographiques, parlant de l'Algérie, de l'antisémitisme, de ses années de formation et revenant sur l'affaire de Prague. À l'égard des médias, son attitude commence à changer. Quelles que soient ses réticences, il sait désormais qu'il ne peut pas se passer d'eux. En avril 1981, le mensuel Lire a lancé une large consultation destinée à identifier les intellectuels français les plus influents. Claude Lévi-Strauss est arrivé en tête, suivi de Raymond Aron, Michel Foucault, Jacques Lacan et Simone de Beauvoir. Bernard-Henri Lévy est en neuvième position. Le

nom de Derrida n'apparaît pas dans cette liste de trente-six personnalités : même si, à cette époque, son travail n'est pas dirigé vers le grand public, cette absence n'a pu que le blesser. Depuis la fronde contre lui de l'automne 1981, la situation est loin de s'être arrangée à Normale Sup. La nouvelle direction de l'École multiplie les mesures vexatoires contre les caïmans de philosophie, imposant des contraintes administratives inconnues jusqu'alors. Plus que jamais, Derrida est désireux de s'en aller. Encore lui faut-il trouver un nouveau poste, ce que le Collège international de philosophie ne peut en aucun cas lui assurer. En août 1983, il évoque dans une lettre à Rodolphe Gasché la possibilité de rejoindre l'École des hautes études en sciences sociales. Une direction d'études sur « les institutions philosophiques » pourrait être créée pour lui. L'élection devrait avoir lieu au mois de novembre. « Et bien que, me dit-on, j'aie toutes les chances, l'expérience m'a rendu extrêmement prudent et méfiant pour tout ce qui dépend de l'académie et de mes chers collègues. Je le resterai jusqu'au dernier moment 19 ». Même si Lucien Bianco, directeur de recherches aux Hautes Études depuis plusieurs années, lui assure qu'il n'a « aucune inquiétude à avoir 20 », Derrida conserve ses appréhensions. Au mois de novembre, alors que l'élection approche, il insiste pour que son vieil ami « Coco » le soutienne aussi activement que possible : Pardonne-moi de t'ennuyer encore avec ce problème. Je n'oserais pas le faire si la chose n'était pas si grave pour moi et pour ce qui me reste de temps dans ces maudites institutions. [Jacques] Revel, [historien], je l'ai vu, m'a paru (sans vouloir dramatiser) assez préoccupé pour souhaiter lui-même que tu sois là le 9 décembre. Quand il m'a dit cela, j'ai compris que les choses pouvaient se jouer à quelques voix près. Je me sens très gêné et bien coupable de te le demander, mais tu es le seul à qui je puisse en parler maintenant (quel monde !). Si tu pouvais venir et essayer de convaincre tes amis, je serais un peu rassuré 21.

Le soir du vote, Derrida sera à Venise pour un colloque. Mais il demande à Bianco d'appeler immédiatement Marguerite, quel que soit le résultat : « Tout cela m'attriste beaucoup, pour mille raisons, mais que faire ? » L'auteur des Origines de la révolution chinoise, qui connaît bien le tempérament de son ancien cothurne, se montre d'une solidarité sans faille : Je viendrai. […] J'étais déjà bien décidé à téléphoner à Marguerite, je ne voulais laisser à personne d'autre le soin de vous annoncer la nouvelle, qui ne peut être que bonne. Ne t'inquiète pas : je sais que tu t'inquiéteras tout de même, mais tu n'as pas lieu de le faire. Dans deux semaines, adieu à l'ENS ! Après, tu auras tout loisir de pester contre cette autre « maudite institution » qu'est l'EHESS, mais au moins c'est une planque 22.

Tout cela ne suffit pas à rassurer complètement Derrida. Quelques jours plus tard, il plaide aussi sa cause auprès de Gérard Genette qu'il ne fréquente pourtant plus guère depuis quelques années. La blessure de Nanterre est encore vive, et Derrida veut à tout prix éviter un nouvel échec. Tu sais sans doute que je suis candidat à l'EHESS, et que le vote aura lieu le 9 décembre. Si tu n'as pas d'objection à cette candidature (ma seule chance désormais de ne pas passer le reste de ma vie professionnelle maître assistant dans cette école qui m'est devenue « invivable »), puis-je te demander d'être présent à cette séance ? Je n'aurais jamais osé te demander ce soutien si les choses n'étaient pas très graves pour moi et si des rumeurs inquiétantes ne m'étaient parvenues, dont j'ignore l'origine et mesure mal le sérieux. Et je ne peux décemment en parler – en hésitant encore au moment de le faire – qu'à deux ou trois amis… Pardonne-moi ce geste. Affectueusement 23.

L'élection, heureusement, se passe comme Bianco l'avait prévu. À bien des égards, ce nouveau poste aux Hautes Études va représenter pour Derrida une véritable libération. Quelques jours plus tard, hélas, de sombres nouvelles lui arrivent des États-Unis. La maladie de Paul de Man s'est fortement aggravée. Plus proches que jamais, les deux hommes ont presque chaque jour de longues conversations téléphoniques. Derrida est bouleversé par l'état de son ami : Tout à l'heure au téléphone, je sentais tant de lassitude dans votre voix, j'étais moi-même si déçu d'apprendre que l'amélioration se faisait encore attendre et je me sentais si impuissant que les mots m'ont manqué. Mais vous savez, n'est-ce pas, que mon cœur est près de vous et que ma pensée vous accompagne à chaque instant dans cette épreuve. Avec vous j'attends et je guette les signes, et je voudrais tant pouvoir vous aider à prendre patience jusqu'à ce que les forces reviennent 24.

Le 21 décembre 1983, Paul de Man succombe à son cancer. Annulant un voyage prévu en Pologne, Derrida se rend aux États-Unis peu après. Comment pourrait-il imaginer les conséquences que ce décès aura bientôt pour lui et pour la déconstruction ?

III JACQUES DERRIDA 1984-2004

Chapitre premier Les territoires de la déconstruction 1984-1986 Lors d'une discussion publique avec Hélène Cixous, en mars 2003, Derrida évoque une question qui lui a déjà été posée lors d'un colloque, pendant l'été 1984. « Pourquoi as-tu dit que c'était en 1984 ? » lui demande Cixous. Le petit dialogue qui suit est moins insignifiant qu'il y pourrait paraître : J. D. – Parce que c'est une date, et je me rappelle très bien que c'était en 1984, et parce que 1984 était une date ou une année pour moi très singulière, et c'est l'année où j'ai fait cette petite chose sur Joyce [Ulysse gramophone], et où, quelques mois après, je l'ai répétée à Urbino. C'est là que ça s'est passé cet… H. C. – Et tu te souviens de la date ? Il est terrible ! J. D. – Non, 1984, je ne vais pas vous ennuyer avec ça, j'ai des raisons de me rappeler cette année, parce que c'était une des années les plus singulières de ma vie… voilà. H. C. – Lui, il a une capacité mémorielle qui me stupéfie. J. D. – Mais non ! Je suis un amnésique profond et il y des choses qui restent 12.

Si 1984 est effectivement plus que chargé en terme de travaux et de voyages, Jacques Derrida s'en souvient d'abord pour une raison intime, inavouable dans le contexte de ce débat public. Le début de l'année lui a réservé un choc : Sylviane Agacinski lui a annoncé qu'elle était enceinte. Depuis 1972, la question de l'enfant s'est déjà posée entre eux. Le « bonheur absolu » a commencé à s'abîmer dès 1978 : d'un commun accord, mais non sans souffrance des deux côtés, Sylviane a eu recours à une IVG. Mais cette fois, elle a trente-huit ans. Jacques se dit paralysé, incapable d'assumer un enfant dont il avait pourtant rêvé comme d'un événement à la fois désirable et impossible 3. Le lien avec Marguerite est à ses yeux indestructible et la paternité lui importe trop pour qu'il accepte de la vivre à moitié. Il laisse Sylviane décider seule, mais lui assure qu'il l'approuvera, quoi qu'elle fasse. Lui-même ne peut pas assumer deux foyers. Quant à Sylviane, elle se trouve confrontée au choix le plus grave de son existence. L'enjeu n'est pas

seulement l'insurmontable différend avec Jacques, c'est d'abord la naissance d'un enfant. Vitale, la décision s'impose comme une nécessité 4. La relation entre Sylviane et Jacques a déjà connu plus d'une secousse, mais à chaque fois la passion a été la plus forte. Cette fois, le désaccord est fondamental et leur histoire ne s'en relève pas. Les liens, pourtant, sont loin de se rompre d'un coup. Jacques Derrida et Sylviane Agacinski ont beaucoup d'amis communs et sont associés dans de nombreux projets. Elle entre au Collège international de philosophie en 1986, comme directeur de programme et membre du comité directeur, puis en 1991 à l'École des hautes études en sciences sociales comme professeur agrégée. Et jusqu'en 1996, elle continue à publier dans la collection « La philosophie en effet ». Lorsque Sylviane et Jacques se trouvent réunis dans le même contexte professionnel, leur relation apparaît comme plutôt sereine, en tout cas les premières années 5. Daniel Agacinski naît le 18 juin 1984 ; c'est Jacques qui a choisi son prénom. Sylviane élève seule l'enfant puis, à partir de 1990, avec Lionel Jospin qu'elle épouse en 1994. Il semble que Derrida ait vu Daniel au moins une fois, peu après la naissance. Mais il fait tout pour maintenir le secret sur ce troisième fils, notamment à l'égard de sa mère, de son frère et de sa sœur. S'il ne dit rien à Pierre et Jean, cela ne les empêche pas d'être très vite au courant. « J'ai appris la naissance de Daniel par la bande, assez tôt, se souvient Pierre. Depuis mon enfance, je fréquentais beaucoup des proches de mon père, et plusieurs étaient devenus mes amis. Malgré toutes les précautions qu'il pouvait prendre, pas mal de gens étaient au courant. Et de toute manière, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, René Major et quelques autres ont continué à côtoyer Sylviane longtemps après la rupture. Dans la famille, par contre, le silence était total et l'est resté. Le sujet était impossible à aborder 6. » C'est pourtant sur le conseil de Marguerite que Jacques se décide à reconnaître officiellement cet enfant qu'il ne connaît pas, le 6 mars 1986. Mais la confusion n'en sera que plus grande, puisque Derrida déclarera dans ses dialogues avec Élisabeth Roudinesco que c'est la reconnaissance, bien plus que la génétique, qui définit la paternité : Identifier un géniteur ne revient pas à désigner un père. Le géniteur n'est pas le père ! Le père est quelqu'un qui reconnaît son enfant, la mère reconnaît son enfant. Et de façon non seulement légale. Toute l'obscurité se concentre dans cette « expérience » qu'on appelle si vite la « reconnaissance ». Au-delà ou en deçà du droit, ses modalités peuvent être diverses, complexes, retorses ; elles peuvent s'étendre, se stabiliser ou se déstabiliser au cours d'une

histoire dont la fin n'est jamais déterminable. C'est cette « expérience » qui va fonder un tissu fort complexe de possibilités symboliques – et fonder un lien (toujours plus ou moins stable et fragile, jamais assuré) entre le « moment géniteur » et le « moment symbolique » 7.

Quant à Sylviane Agacinski, les questions liées à la différence sexuelle, et notamment à la maternité, vont devenir un sujet de réflexion majeur, nourri par cette expérience décisive. Elle travaillera la question du rapport masculin/féminin, celle de la filiation et du conflit au sein du couple dans Drame des sexes, Ibsen, Strindberg, Bergman 8, et celle du rapport entre le biologique et le biographique dans Corps en miettes 9. De manière on ne peut plus symptomatique, l'un des chapitres de Politique des sexes s'intitule « Liberté et fécondité » ; Sylviane Agacinski y prend ses distances avec le féminisme de Simone de Beauvoir, affirmant que « rien ne prouve qu'une femme ne soit libre qu'en reniant l'une de ses possibilités les plus belles et les plus gratifiantes » : On suppose souvent que la femme, en tant que mère, est utilisée et instrumentalisée par l'homme. Mais on oublie que le souci de la descendance n'est pas l'apanage des hommes : de ce point de vue, l'« instrumentalité » est forcément réciproque, et la question de savoir qui se sert de l'autre, qui a fait de l'autre un moyen ou un instrument, n'est pas facile à décider. On le vérifie aujourd'hui, alors que les techniques de contraception et de procréation donnent aux femmes la maîtrise de leur fécondité. Toujours intempestif, Nietzsche écrit dans Le Gai Savoir que, pour une femme, « l'homme n'est qu'un moyen : le but est toujours l'enfant ». Cette affirmation provocatrice est en train de devenir vraie, les femmes choisissant souverainement de quel père et à quel moment elles vont avoir des enfants 10.

Le début de l'année réserve à Derrida d'autres émotions. S'il n'a pu assister aux funérailles de Paul de Man, il annule un voyage prévu de longue date en Pologne pour participer à l'hommage que l'université de Yale rend à de Man, le 18 janvier 1984. Il n'y intervient pourtant que de manière très brève, n'ayant « que la force de quelques mots très simples » : « Plus tard, j'essaierai de mieux dire, et de façon plus sereine, l'amitié qui m'a liée à Paul de Man (elle fut et reste unique), ce que je dois, comme tant d'autres, à sa générosité à sa lucidité, à la force si douce de sa pensée 11. » Pendant les semaines suivantes, Derrida écrira en effet trois longues conférences – « Mnemosyne », « L'art des mémoires », « Actes : la signification d'une parole donnée » – qu'il prononce en français à Yale, au printemps, avant de les reprendre en anglais à l'université d'Irvine, près de Los Angeles, où il se rend sans doute pour la première fois. Avec ces hommages s'ouvre peut-être une nouvelle période de son œuvre. Sous le

signe de la mémoire d'abord, avec laquelle il dit entretenir un rapport aussi passionnel que douloureux : Je n'ai jamais su raconter une histoire. Et comme je n'aime rien tant que la mémoire, et Mémoire elle-même, Mnemosyne, j'ai toujours ressenti cette impuissance comme une triste infirmité. Pourquoi suis-je privé de la narration ? Pourquoi n'ai-je pas reçu ce don de Mnemosyne 12 ?

Sous le signe du deuil aussi, dont la mémoire est pour lui inséparable. Car ces trois conférences, prolongeant la méditation entamée par Derrida dans « Les morts de Roland Barthes », ouvrent la longue série des hommages funèbres qui seront rassemblés dans Chaque fois unique, la fin du monde. De tels discours se placent d'emblée sous le signe de l'impossible, puisqu'ils s'adressent en premier lieu à celui qui est désormais inaccessible à toute appellation : […] la mort révèle toute la force du nom dans la mesure même où celui-ci continue de nommer, voire d'appeler, ce qu'on appelle le porteur du nom et qui ne peut plus répondre à son nom ou répondre de son nom. En cette situation, dès lors qu'elle révèle sa possibilité à la mort, nous pouvons penser qu'elle n'attend pas la mort, ou qu'en elle la mort n'attend pas la mort. En appelant ou en nommant quelqu'un de son vivant, nous savons que son nom peut lui survivre et lui survit déjà, commence dès son vivant à se passer de lui, disant et portant sa mort chaque fois qu'il est prononcé dans la nomination ou dans l'interpellation, chaque fois qu'il est inscrit dans une liste, un état civil, ou une signature 13.

Le mot Mémoires, que Derrida va choisir comme titre pour le volume qui paraîtra d'abord aux États-Unis, doit être entendu dans tous les sens, y compris le plus littéral. Car cet hommage à Paul de Man est aussi pour lui l'occasion d'un retour sur son propre itinéraire et presque d'un premier bilan. Depuis un peu plus de vingt ans, son œuvre s'est construite de manière largement circonstancielle, à coup d'articles, de conférences et de séminaires. Ses livres, Glas mis à part, sont des recueils où le trajet d'ensemble ne se révèle qu'en pointillé. Mais voici qu'aux États-Unis, où les traductions commencent à se multiplier, Derrida devient un objet d'enseignement et suscite des travaux de synthèse. En 1983 est paru On Deconstruction de Jonathan Culler, dont le but explicite est « de décrire et d'évaluer la pratique de la déconstruction dans les études littéraires », mais aussi de l'analyser « en tant que stratégie philosophique 14 ». Tout comme Gayatri Spivak a tenté de le faire, Culler veut synthétiser la pensée de Derrida et la rendre utilisable. Cette transformation d'une œuvre ardue, disséminée à l'extrême et presque inséparable des textes qu'elle commente

en une sorte de méthode universelle va engendrer de nombreux malentendus que Derrida s'efforcera inlassablement de défaire. Les trois conférences consacrées à Paul de Man ne tiennent pas seulement de la commémoration. Ce sont aussi des textes de combat. Car depuis deux ans les articles contre de Man, Derrida et l'école de Yale se sont multipliés dans la presse. Les affrontements, d'abord confinés à la scène universitaire, se sont étendus à une presse plus généraliste. Les titres des articles sont à eux seuls tout un programme : « The Crisis in English Studies », « The Word Turned Upside Down », « Destroying literary studies ». Comme l'écrit Derrida : Des professeurs investis d'un grand prestige, c'est-à-dire aussi d'un grand pouvoir académique, partent en campagne contre ce qui leur paraît menacer les assises mêmes de ce pouvoir, son discours, son axiomatique, ses procédures rhétoriques, ses limites théoriques et territoriales, etc. Au cours de cette campagne, ils font feu de tout bois, oublient les règles élémentaires de la lecture et la probité philologique au nom desquelles ils prétendent se battre. Ils croient pouvoir identifier l'ennemi commun : la déconstruction 15.

La guerre ne se limite pas au territoire américain. Ruth Barcan Marcus, ennemie déclarée de l'école de Yale, va jusqu'à écrire à Laurent Fabius, ministre de l'Industrie et de la Recherche, pour protester contre ce qu'elle croit être la « nomination » de Derrida au poste de directeur du Collège international de philosophie. Elle affirme : Fonder un « Collège international de philosophie » sous la direction de Derrida est une sorte de plaisanterie ou, plus sérieusement, soulève la question de savoir si le ministère d'État est victime d'une fraude intellectuelle. La plupart de ceux qui sont informés en philosophie et dans ses attaches interdisciplinaires [sic] seraient d'accord avec Foucault lorsqu'il décrit Derrida comme quelqu'un qui pratique un « obscurantisme terroriste » 16.

Le ministre se contente de communiquer une copie de la lettre à l'intéressé, en lui recommandant de « ne jamais descendre un escalier devant cette dame ». Avec ou sans Mrs. Marcus, la mise en place du Collège international de philosophie est délicate. Au début de l'année 1984, le CIPh, comme on l'appelle souvent, a réellement démarré ses activités. Soixante-dix groupes de travail ou séminaires se sont mis en place. Mais comme l'explique Derrida dans la très longue lettre qu'il adresse à tous les responsables du projet, « ces premiers succès n'ont été possibles que grâce à un travail exceptionnellement lourd, écrasant pour beaucoup d'entre nous ». Les tensions permanentes n'y sont pas étrangères. Dans l'espoir d'y remédier,

Derrida propose un changement important du règlement intérieur : selon lui, le directeur du Collège proprement dit devrait également coiffer le Haut Conseil de réflexion. Cette suggestion suscite une réponse acerbe de JeanPierre Faye. Derrida ne plaide pourtant pas pour accroître son pouvoir personnel. Comme il l'explique à la fin de sa lettre : Le 10 octobre 1984, un an après mon élection, je renoncerai à mes responsabilités de directeur. J'ai d'ores et déjà décidé de le faire dans tous les cas, où que nous en soyons alors du processus envisagé. […] Ces décisions s'imposent à moi pour des raisons déontologiques, à elles seules suffisantes, et pour des raisons personnelles : surcharge, dispersion excessive, fatigue, désir de réserver quelques forces à un autre type de travail, après trois ans, somme toute, au service du Collège 17.

Tout au long de cette année, malgré le succès que connaissent beaucoup de ses activités, le Collège international de philosophie reste pour Derrida une cause de soucis. Les tâches administratives lui semblent d'autant plus pesantes que les difficultés avec Jean-Pierre Faye n'ont pu trouver de solution, malgré plusieurs tentatives de rapprochement. Mais plus profondément, c'est l'esprit même du CIPh qui ne correspond pas à ses vœux. Comme le raconte René Major : « Au début, Derrida était le centre et l'âme du Collège, mais il ne l'est pas resté longtemps. Il venait assister, avec Lyotard et d'autres responsables prestigieux, à un grand nombre de séances. Mais rapidement, et même encore plus rapidement que pour d'autres institutions, le CIPh a été gagné – ou repris – par les défauts qui nous étaient insupportables ailleurs. Nous avions rêvé d'un système plus libre, plus ouvert et plus international que celui qui n'a pas tardé à s'imposer 18. » Lorsque le Collège fêtera ses vingt ans, Derrida ne craindra pas de demander crûment s'il a fait mieux que « survivre ». Le CIPh qui s'est maintenu et développé est-il celui dont ils avaient rêvé ? « Il faut toujours tenter de savoir de quel prix on paie la durée et quelles sont les limites des concessions ou des compromis ou des compromissions acceptables 19. » Pardelà les arguments théoriques, il convient de ne pas l'oublier : le tempérament de Derrida n'est pas étranger à cette rapide prise de distance, qui se répétera plus tard avec plusieurs autres projets. J'ai beaucoup aimé le Collège, puisque je suis de ceux qui en ont rêvé et qui l'ont fondé. Mais assez vite, je ne pouvais plus rester au Collège. D'abord, la direction est trop lourde. Et même, en général, je suis trop peu communautaire pour supporter le clan. Donc, je me suis vite retiré en gardant ma sympathie, ma solidarité, mon amitié pour le Collège et pour beaucoup de ses membres. Mais ça ne me convenait pas à moi comme espace 20.

Ces réticences de fond n'empêcheront pas Derrida de manifester sa solidarité avec le Collège international de philosophie à chaque fois que celui-ci connaîtra des difficultés ou sera menacé dans son existence. Dans le cas de Jacques Derrida comme dans bien d'autres, les États-Unis servent de plaque tournante pour l'internationalisation. D'abord limitées aux principales langues européennes, les traductions de ses livres se multiplient, un peu partout à travers le monde. Et dès cette époque les voyages se font de plus en plus nombreux. En cette seule année 1984, en plus de Yale où il se rend deux fois, il prononce des conférences, donne des séminaires et participe à des colloques à New York, Berkeley, Irvine, Cornell, Miami, Ohio, Tokyo, Francfort, Toronto, Bologne, Urbino, Rome, Seattle et Lisbonne 21. Intervenant sur les sujets les plus divers, il transforme la situation dans laquelle il se trouve en point de départ de son discours. L'ici et maintenant devient son premier moteur. Le début de la conférence « Psyché, invention de l'autre », qu'il prononce à Cornell et à Harvard, est à cet égard hautement révélateur : Que vais-je pouvoir inventer encore ? Voilà peut-être un incipit inventif pour une conférence. Imaginez : un orateur ose se présenter ainsi devant ses hôtes. Il semble alors ne pas savoir ce qu'il va dire. Il déclare avec insolence qu'il se prépare à improviser. Il va devoir inventer sur place, et il se demande encore : que vais-je bien devoir inventer ? Mais simultanément il semble sous-entendre, non sans outrecuidance, que le discours d'improvisation restera imprévisible, c'est-à-dire comme d'habitude, « encore nouveau », original, singulier, en un mot inventif. Et de fait un tel orateur romprait assez avec les règles, le consensus, la politesse, la rhétorique de la modestie, bref avec toutes les conventions de la socialité, pour avoir au moins inventé quelque chose dès la première phrase de son introduction 22.

Si abondante que soit la production de Derrida, si enthousiaste que soit l'accueil qu'on lui réserve un peu partout, il a l'impression de ne pas travailler, « au sens noble » du terme 23. Et surtout, il ne se sent pas bien, physiquement parlant. Comme il l'écrit à Sarah Kofman en septembre 1984 : J'ai eu (encore !) un été très difficile et je n'avais pas envie de gémir par écrit (ennuis de santé assez graves pour moi : le médecin a envisagé les pires hypothèses. Certaines sont éliminées grâce à une échographie du pancréas et du foie. Reste l'estomac. J'ai calé devant la fibroscopie, qu'on fera à Paris. J'avais maigri de 6 kilos – et j'avais 8 et 6 de tension…). Je vais mieux et poursuivrai les examens la semaine prochaine 24.

La mort de Paul de Man et la rupture avec Sylviane ne sont sans doute pas étrangères à ces « sinistres pressentiments » qui le rongent pendant des mois. On finit par diagnostiquer un gros calcul qui nécessite l'ablation de la

vésicule biliaire, à la fin du mois de décembre. C'est sa première opération et sa première hospitalisation, choses éprouvantes pour « quelqu'un que, de surcroît, le monde médical terrifie 25 ». Les médecins recommandent à Derrida de modérer un peu ses activités, notamment en terme de voyages. Mais ce conseil restera presque sans effets. Parmi bien d'autres, les questions éditoriales le tracassent. Comme les responsables chez Flammarion n'ont pas l'intention de traduire Allegories of Reading de Paul de Man, Derrida ne veut pas leur confier le livre qu'il a luimême consacré à son ami. Au début de l'année 1985, comme il a l'impression de ne plus vraiment avoir d'éditeur, il évoque avec Michel Deguy, membre du comité de lecture de Gallimard depuis 1962, la possibilité de proposer les deux volumes à l'auguste maison 26. Il sait pourtant, par Jean Ristat notamment, qu'on ne l'apprécie guère rue Sébastien-Bottin. Deguy se montre plus que positif. Mais pour que le projet soit accepté, il lui faut trouver des alliés. Il pense que Mémoires pour Paul de Man « devrait intéresser aussi, voire spécialement, ce qu'on appelle un “historien”. » L'allusion à leur ancien camarade Pierre Nora n'est que trop claire. Mais ce dernier n'a marqué aucun enthousiasme. Quant à Deguy, même s'il se sent « passablement seul », il se dit prêt à aller « jusqu'au bout 27 ». Par-delà le livre sur de Man, il aimerait faire entrer Derrida chez Gallimard. Ce dernier, pourtant, ne se fait plus d'illusions. Michel Deguy lui notifiera le refus officiel, deux mois plus tard. Dans son livre Le Comité, publié en 1988, il reviendra sur l'épisode en termes vifs : Je téléphonai à Pierre [Nora] – et longuement – puisqu'il me refusa un entretien ad hoc. Je savais qu'en deuxième lecture il nous fallait son soutien, et, quasi, sa décision. […] La plupart de ses ennemis dans le monde universitaire et intellectuel, principalement chez les heideggériens de stricte obédience, font comme si tout ce que pense Jacques Derrida était « ridicule ». Pouffer sur une petite citation, c'est faire la preuve. Je savais, bien sûr, que Pierre Nora et ses conseillers ne se comptaient pas au nombre des zélateurs du « derridisme ». C'est pourquoi je voulais m'assurer de son appui objectif […]. C'était peut-être oublier trop vite, et entre autres obstacles, qu'il est très difficile à des contemporains, à des amis, et qui avaient ensemble passé une partie de leur jeunesse à Louis-le-Grand, puis à la Sorbonne, de reconnaître la valeur de l'un d'entre eux, qui furent égaux, et de contribuer à son destin historique. Pierre Nora refusa de s'intéresser au projet, et conclut en m'avisant que j'avais à « me débrouiller seul » 28.

L'affaire prend tout son sens quelques mois plus tard, avec la parution chez Gallimard, dans la collection « Le monde actuel », du livre de Luc Ferry et Alain Renaut intitulé La Pensée 68, essai sur l'anti-humanisme

contemporain. Dédié à Tzvetan Todorov, ce pamphlet – qui va connaître un succès considérable – a été largement téléguidé par Marcel Gauchet et François Furet, les principaux animateurs de la revue Le Débat 29. Pour Derrida, Ferry et Renaut ne sont pas des inconnus : ils étaient déjà intervenus ensemble au colloque de Cerisy sur « Les Fins de l'homme » ; après leur conférence, la discussion avait été des plus tendues. S'efforçant d'établir « l'unité d'inspiration, par-delà les polémiques et les divergences » d'un courant de pensée anti-humaniste, La Pensée 68 veut procéder « au démontage sans complaisance du marxisme français, de l'heideggérianisme français et du freudisme à la française » avant d'en appeler « au renouveau d'une authentique philosophie critique 30 ». Foucault, Derrida, Lyotard, Bourdieu, Althusser et Lacan sont les cibles principales de cette entreprise de liquidation, dont les présupposés idéologiques sont assez clairs. Le quatrième chapitre est entièrement consacré à Derrida, dont l'œuvre est décrite comme une « répétition hyperbolique » de Heidegger. Pour Ferry et Renaut, tout peut se résumer en quelques formules simplissimes : « Si […] Foucault = Heidegger + Nietzsche, et si l'on peut écrire […] que Lacan = Heidegger + Freud, l'heideggérianisme français se laisse spécifier par la formule Derrida = Heidegger + le style de Derrida 31. » Adieu les analyses de Rousseau, Hegel, Husserl, Levinas et tant d'autres : à en croire les deux auteurs, il n'existe entre Derrida et son modèle pas « d'autre écart que rhétorique » : L'heideggérianisme français se sera ainsi exclusivement consacré à une entreprise de symbolisation de la différence ontologique. Français, et même bien français, il ne l'aura été que par son goût et son aptitude talentueuse pour la production de variations littéraires sur un thème philosophique d'emprunt, simple et d'ailleurs assez pauvre. Très étroitement liés à certaines particularités françaises de l'accès au discours philosophique (la dissertation, la khâgne, l'agrégation), ce goût et cette aptitude ont pu être mis au service d'une des plus étonnantes entreprises de répétition que l'histoire intellectuelle aura connues 32.

Malgré la grossièreté de l'analyse, le livre marquera suffisamment les esprits pour que Derrida y revienne, vingt-cinq ans après sa parution, dans De quoi demain…, ses dialogues avec Élisabeth Roudinesco 33. Il est vrai que c'est au moment de la parution de La Pensée 68 qu'Élisabeth Roudinesco et lui se sont réconciliés, après des années de méfiance. Ainsi raconte-t-elle : « Depuis que je l'avais attaqué, au deuxième colloque de Cluny, en rapprochant imprudemment ses thèses de celles de Carl Gustav Jung, Derrida me battait froid. Lors des réunions de “Confrontation”, à chaque fois que je prenais la parole, il ne cachait pas son agacement. Mais

le premier volume de l'Histoire de la psychanalyse en France était paru en 1982, je travaillais au second dans lequel je sentais qu'il allait occuper une place essentielle : nous devions donc dépasser ce vieux conflit. Dès notre première rencontre à Ris-Orangis, en mars 1985, il m'a demandé de quelle manière j'allais le faire intervenir dans mon livre. Je lui ai dit qu'il comptait parmi les plus grands lecteurs de Freud, énumérant tous ceux de ses textes où il était présent. Et il y avait aussi ses rapports avec Lacan, Leclaire, Abraham et Torok, sans oublier René Major… Nos conversations ont été de plus en plus libres. Il m'a notamment raconté en détail l'indiscrétion de Lacan, à propos de son fils Pierre 34. » Derrida demande à relire tous les passages qui le concernent, mais il ne leur apporte que d'infimes retouches. De son côté, Élisabeth Roudinesco met en évidence dans son récit la position très singulière de Derrida : Plus j'avance et plus je me rends compte de l'importance que vous avez eue pour l'histoire française de la psychanalyse de la deuxième moitié du siècle. Je crois que, dans le rapport que vous entretenez à la « question Freud », votre place (et non pas vos théories) est comparable à celle de Breton avant-guerre : une interrogation contradictoire et perpétuelle. Et finalement vous êtes le seul à avoir interrogé l'œuvre de Lacan, autrement que dans le mime, la répétition, l'adoration ou le simple rejet 35.

À l'égard de Louis Althusser, autre cible de La Pensée 68, la fidélité de Derrida ne se dément pas. En juillet 1983, Althusser a quitté discrètement la clinique de Soisy pour son appartement de la rue Lucien-Leuwen, dans le 20e arrondissement. La situation reste pourtant très délicate : « Quand le placement d'office a été levé, explique Étienne Balibar, il y a eu une sorte de scandale, amplifié par Le Figaro. Comme son adresse avait été publiée, nous étions très inquiets. Dans l'entrée de l'immeuble, on avait indiqué un faux nom : Berger. Psychiquement, Althusser restait des plus fragiles et les retours à la clinique étaient fréquents. Je me souviens d'une phase d'exaltation maniaque pendant laquelle Derrida est intervenu de manière décisive. Althusser nous avait annoncé qu'il voulait faire son grand retour, en louant la Mutualité pour y organiser une rencontre sur “le communisme aujourd'hui”. Cette initiative nous terrifiait, car elle allait réveiller toutes les haines. Mais Louis ne voulait rien entendre. Derrida et moi, nous savions par expérience qu'il n'y avait pas d'autre solution que de le faire hospitaliser avant que la phase dépressive ne commence. Mais pour éviter les lourdeurs et les risques d'un internement durable, il fallait persuader Althusser de demander lui-même son hospitalisation. Malgré tous mes efforts, je n'avais

pas réussi à le persuader. Derrida y est parvenu, en un seul rendez-vous, ce qui en dit long sur leurs relations. Honnêtement, je crois que personne d'autre n'aurait pu y parvenir 36. » Malgré des responsabilités de plus en plus lourdes et des voyages de plus en nombreux, Derrida continue régulièrement d'aller voir Althusser. Parfois, ils vont se promener ensemble au cimetière du Père-Lachaise, à deux pas de chez lui. Les échanges entre eux sont plus libres et plus profonds qu'autrefois. Althusser s'est mis à lire ou relire Nietzsche, Husserl et Heidegger. Quand il est assez en forme, il en discute volontiers avec Derrida, comme ce dernier le racontera dans son entretien avec Michael Sprinker : Il y a toujours eu chez Althusser une fascination dont il n'a jamais donné de signe public pour Husserl et pour Heidegger. […] Heidegger est pour Althusser, si je peux me permettre de le dire sous cette forme un peu brutale, le grand penseur inévitable de ce siècle. […] Combien de fois m'a-t-il dit, ces dernières années à l'hôpital encore : « Écoute, il faut que tu me parles de Heidegger. Il faut que tu m'enseignes Heidegger. » […] Heidegger était une grande référence (orale) pour lui et jamais il n'a été de ceux qui ont cherché à dénigrer ou à disqualifier la pensée de Heidegger, même pour les raisons politiques que vous savez. Mais vous savez bien qu'une certaine configuration, voire une fascination-répulsion réciproque du marxisme et du heideggérianisme est un des phénomènes les plus significatifs de ce siècle et nous n'avons pas fini de le méditer, à supposer que nous ayons sérieusement commencé à le faire 37.

En mars 1985, au moment même où Michel Deguy tentait vainement de le faire entrer chez Gallimard, Derrida a repris contact avec Michel Delorme, le patron des éditions Galilée. C'est lui qui avait publié en 1981 les actes du colloque Les fins de l'homme ; et c'est chez lui, de manière très naturelle, qu'était paru deux ans plus tard le texte de la conférence que Derrida y avait prononcée, D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie. Mais il s'agit maintenant de bien autre chose. Comme l'écrit Derrida à Jean-Luc Nancy, Delorme propose de reprendre l'ensemble de la collection « La philosophie en effet », dans de meilleures conditions que chez Flammarion. Il se dit prêt à publier sans discussion quatre livres par an, sauf s'il s'agit d'ouvrages collectifs ou de très gros volumes qu'il faudrait alors négocier au cas par cas. Derrida souhaite en parler au plus vite avec Sarah, Jean-Luc et Philippe. Personnellement, il ne verrait « que des avantages à ce déplacement, qui serait aussi un retour 38 ». Les trois codirecteurs partagent l'analyse de Derrida. Et le changement ne tarde pas à se concrétiser. Le 15 juillet 1985, Charles-Henri Flammarion

prend acte, sans amertume, de leur volonté de mettre fin à la collection dont ils étaient responsables chez Flammarion. Je comprends cette décision, j'y souscris, et je tiens à vous remercier du travail de réflexion et d'édition que vous avez mené et songé à nous confier. Il est vrai que ce travail a rencontré quelques difficultés, dont la solution n'a pas toujours été satisfaisante. […] Il n'en reste pas moins que ces dix ans auront permis la publication d'ouvrages importants qui ont marqué ou sont appelés à marquer le champ philosophique. Il est vrai également que la situation intellectuelle comme la conjoncture éditoriale se sont modifiées et qu'elles appellent peut-être de nouvelles réflexions 39.

Pour Derrida lui-même, par-delà la collection, le passage chez Galilée n'est pas un détail. Une vraie relation de confiance et de complicité ne tarde pas à s'établir avec Michel Delorme. Aux antipodes des grandes maisons, Galilée est un modèle de « contre-institution » comme Derrida les aime, un espace de liberté où il pourra publier ce qu'il veut, comme il le veut, à un rythme de plus en plus soutenu. Certes, Delorme n'est pas réellement un lecteur, et moins encore un interlocuteur philosophique, mais sans doute n'est-ce pas non plus ce que cherche Derrida. Du remarquable catalogue de sciences humaines que va constituer Galilée, son œuvre sera indiscutablement le centre : une quarantaine de livres de lui vont être publiés entre 1986 et 2004. Mais Derrida s'y trouve en bonne compagnie. Outre Sarah Kofman, Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe et toutes celles et tous ceux qu'ils accueillent dans leur collection, Galilée publie de nombreux auteurs de qualité tels Étienne Balibar, Jean Baudrillard, André Gorz, Jean-François Lyotard, Paul Virilio et bien d'autres. L'un des premiers livres de Derrida chez Galilée, Parages, rassemble quatre textes écrits et publiés entre 1975 et 1979 : « Pas », « Survivre », « Titre à préciser » et « La loi du genre ». Tous les quatre, ils abordent les fictions de Maurice Blanchot, et particulièrement L'Arrêt de mort et La Folie du jour. Comme l'explique Derrida dans l'introduction du volume : D'autres œuvres de Blanchot m'accompagnent depuis longtemps, celles que l'on situe, aussi improprement, dans les domaines de la critique littéraire ou de la philosophie. […] Mais les fictions me restaient inaccessibles, comme plongées dans une brume d'où ne me parvenaient que de fascinantes lueurs, et parfois, mais à intervalles irréguliers, la lumière d'un phare invisible sur la côte. Je ne dirai pas que de cette réserve désormais les voici sorties, bien au contraire. Mais dans leur dissimulation même, dans l'éloignement de l'inaccessible, comme tel, parce qu'elles donnent sur lui en lui donnant des noms, elles se sont de nouveau présentées à moi 40.

Même si les deux hommes ne se sont pas revus depuis 1968 et si les échanges de lettres sont assez rares, ils sont unis par une « amitié de

pensée » qui reste, pour l'un comme pour l'autre, « une grâce de la vie 41 ». Blanchot l'écrit à Derrida au lendemain d'un coup de téléphone, en août 1985 : « Vous entendre, vous avoir entendu était un événement si émouvant que je n'ai guère su y répondre. Il n'importe peut-être. Depuis toujours, tout est sous-entendu entre nous. Cela touche au plus profond et se dit, ne se disant pas 42. » Il le lui redit six mois plus tard, après avoir reçu Parages : « Pour ce don qui m'a été fait, non sans péril pour vous-même, par ce livre et par vos livres et par tout ce qui les déborde en même temps, je ne saurais assez exprimer ma gratitude – celle enfin d'avoir été quelque temps votre contemporain 43. » Au même moment paraît le petit livre Schibboleth, pour Paul Celan, texte d'une conférence prononcée en 1984 à Seattle. Cette lecture très personnelle d'un poète qui importe de plus en plus à Derrida tourne largement autour du vocable qui donne son titre au livre : Schibboleth, un mot hébreu qui, au-delà de ses multiples sens, a pris la valeur d'un mot de passe, celui qui permet ou empêche de franchir une frontière étroitement surveillée : Les Éphraïmites avaient été vaincus par l'armée de Jeptah ; et pour empêcher les soldats de s'échapper en passant la rivière […], on demandait à chaque personne de dire schibboleth. Or, les Éphraïmites étaient connus pour leur incapacité à prononcer correctement le schi de schibboleth, qui devenait dès lors pour eux un nom imprononçable. Ils disaient sibboleth et sur cette frontière invisible entre schi et si, ils se dénonçaient à la sentinelle au risque de leur vie. Ils dénonçaient leur différence en se rendant indifférents à la différence diacritique entre schi et si ; ils se marquaient de ne pas pouvoir re-marquer une marque ainsi codée 44.

Intraduisible au-delà de toute question de sens, le mot schibboleth est pour Derrida une métaphore parfaite de la poésie – mais il y retrouve bien d'autres thèmes qui lui sont chers : l'exclusion et l'alliance, le secret et la circoncision. Comme souvent, son approche est loin d'enchanter les spécialistes de l'écrivain, ces « experts » à propos desquels il a ironisé quelques mois plus tôt en parlant de Joyce 45. Le grand philologue Jean Bollack, très lié à Derrida au début des années 1970, reconnaît que leurs relations se sont gâtées à l'époque de Schibboleth : « Nous sommes intervenus l'un et l'autre au colloque Celan de Seattle. Entre nous, le ton restait très cordial, mais nos approches étaient inconciliables. Depuis 1959, j'avais été ami avec Paul Celan, comme avec Peter Szondi. Après la mort de Celan, j'ai eu le sentiment d'une dette. Vers 1980, j'ai commencé à travailler de toutes mes forces sur ses textes. J'ai mis des années à apprendre le “celanien”. Et il m'a semblé que la lecture que proposait Derrida était trop

aventureuse. Je lui ai écrit qu'on ne pouvait pas jouer ce jeu-là avec des textes comme ceux de Celan, qu'il fallait davantage tenir compte des structures que ce langage poétique s'était imposées. J'aurais aimé me pencher avec lui sur les phrases mêmes qu'il citait pour tenter de les comprendre dans leur contexte. Malheureusement, Derrida avait organisé son existence d'une façon qui ne permettait pas ou plus ce genre d'échange 46. » Parages et Schibboleth, tout comme Ulysse gramophone qui paraît quelques mois plus tard, sont des livres exigeants, au rythme très particulier, qui ne relèvent ni de la philosophie ni de la critique littéraire. Perdus, perplexes ou indifférents, la plupart des journalistes restent silencieux et les lecteurs se raréfient. Dans L'Autre Journal, Catherine David résume bien l'opinion qui prévaut désormais : La rumeur est sans pitié : Derrida a franchi les limites. On ne parvient plus à le lire. Même les philosophes ne le comprennent plus. Certains l'avouent avec un sourire ambigu. D'aucuns se demandent ce qu'il cherche, ce penseur qui fit les beaux jours de la mode intellectuelle française en mettant la linguistique au cœur de la philosophie et qui se fourvoie avec insistance dans un hermétisme déconcertant. […] Ses livres ont toujours été difficiles, mais au moins, autrefois, on savait de quoi il retournait : de philosophie. Depuis, disons, La Carte postale, on ne sait plus. Il prétend que la philosophie passe aussi par les lettres d'amour, les timbres, les cabines téléphoniques. Il mélange tout ! N'en parlons plus… 47.

Pour sa part, Catherine David est persuadée que, s'il est difficile de commenter Derrida, on peut parfaitement le lire : Pour cela, il faut accepter de lire comme on rêve, sans mode d'emploi, avec des sauts, des chutes, des passages à vide, des questions ouvertes. Avec patience… […] Il ne s'agit pas, comme pour une lecture ordinaire, de « comprendre ». […] Il s'agit d'autre chose, un cheminement méticuleux de la pensée, une contemplation du détail, de la lettre, du temps silencieux. […] En cette époque éprise de lignes droites et de chemins courts, alors que le sens commun a rétabli son empire sur le royaume de la pensée, la lenteur et la courbe, telles que Derrida les magnifie, sont devenues la forme moderne du courage philosophique.

Si en France on ne se soucie guère de Derrida, aux États-Unis sa notoriété continue à grandir. Des départements de français, la déconstruction est passée à ceux de littérature comparée, puis d'anglais, ce qui lui a permis d'étendre considérablement son rayonnement. Mais les résistances se développent à la même vitesse. Le 9 février 1986, The New York Times Magazine part en guerre contre l'école de Yale et Derrida, « l'homme qui inventa la déconstruction ». « The Tiranny of the Yale Critics », annonce la couverture. Le ton de l'article est à l'avenant : « Depuis la fin des années 1970, un groupe que certains surnomment la “mafia

herméneutique” a vu son influence s'étendre toujours davantage sur les études littéraires à Yale. […] Plusieurs des critiques les plus en vue y ont adopté la façon de penser de Derrida, s'efforçant de disséminer son nom et son style en même temps que les leurs 48. » À cette époque, l'école de Yale n'est pourtant plus qu'un souvenir. Depuis la mort de Paul de Man, l'université de New Haven avait perdu pour Derrida son principal attrait. Seule la présence de Hillis Miller l'y retenait encore. Mais dès l'été 1985, ce dernier lui a confié qu'il ne comptait pas rester à Yale. « Après la disparition de Paul de Man, explique Hillis Miller, j'ai senti qu'une page était tournée. La lutte contre ce que nous représentions ne cessait de s'amplifier. Nous ne parvenions plus à obtenir la titularisation d'aucun de nos proches. Même inviter Derrida posait de plus en plus de problèmes. J'ai eu le sentiment que les prochaines années seraient bien moins agréables et intéressantes que celles que nous avions vécues. Murray Krieger, un personnage remarquable, me proposait de rejoindre Irvine, une université récente au sud de Los Angeles. Il était professeur d'anglais et de littérature comparée, mais surtout il dirigeait l'institut de Critical Theory. J'étais tenté d'accepter son offre, mais je n'avais pas encore pris ma décision. En août 1985, j'ai ai parlé avec Jacques, dans le jardin de RisOrangis. Je l'entends encore me dire : “Si tu vas à Irvine, je serai heureux d'y venir moi aussi. Ce sera comme un bain de jouvence.” Il avait une tendance à quitter les institutions, de peur d'y être associé trop durablement et d'en devenir prisonnier. Mais sans doute y avait-il aussi, plus ou moins consciemment, le désir d'une “conquête de l'Ouest”… Quand je lui ai parlé de la possibilité de faire venir Derrida à Irvine, Murray Krieger a réagi avec enthousiasme, comprenant l'aura que cette venue allait donner à l'ensemble des Humanities. Et comme il était très ami avec William Lillyman, le vicechancelier de l'université, les obstacles administratifs ont pu être levés en un rien de temps. Quand j'ai posé la question de la rémunération de Derrida, Lillyman m'a immédiatement demandé ce qu'il touchait à Yale, avant d'ajouter : “Nous pouvons augmenter cette somme de 50 % et le titulariser pour un tiers-temps comme un professeur de rang exceptionnel.” Le transfert a donc pu se concrétiser dès 1986 49. » C'est au moment de son passage à Irvine que Derrida prend la décision d'enseigner désormais en anglais, ce qui va lui permettre de s'adresser à des auditoires beaucoup plus vastes. Quand il s'agit d'une conférence un peu solennelle, par exemple dans le cadre d'un colloque, il lit un texte traduit au

préalable. Mais pour les séminaires, cette procédure serait beaucoup trop lourde. Derrida se contente donc d'annoter la version française et s'autotraduit en direct, de façon un peu lente les premiers temps, mais bientôt avec une grande fluidité. Il n'empêche : ce changement de langue continue à lui poser problème, théoriquement plus encore que pratiquement. Samuel Weber s'en souvient : « Un jour, un de ses auditeurs a voulu le rassurer : “Votre anglais est excellent, on comprend tout.” Et Derrida lui a répondu : “C'est bien le problème, je ne parviens qu'à me faire comprendre.” Lui qui jouait en virtuose des ressources de la langue française a longtemps souffert de ne pouvoir que “communiquer” dès qu'il s'exprimait en anglais. Mais sa maîtrise s'est faite de plus en plus raffinée. Les dernières années, il était capable de consacrer une conférence aux nuances entre maybe et perhaps 50. » Même s'ils sont beaucoup moins à l'aise en anglais que lui, Derrida pousse aussi Sarah Kofman, Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe à prendre pied aux États-Unis. La situation lui semble beaucoup plus ouverte qu'en France, maintenant que la French Theory est à la mode. Il voudrait que leur carrière en bénéficie et n'hésite jamais à écrire des lettres de recommandation aussi chaleureuses qu'efficaces. En 1985, Jean-Luc Nancy vient pendant deux ans enseigner à l'université de San Diego, non loin d'Irvine, ce qui facilitera les rencontres. Pour soutenir la publication de Typography de Lacoue-Labarthe à Harvard University Press, Derrida écrit une préface de quarante pages, affirmant son admiration pour « la force et l'exigence » de cette pensée : Ce que je partage avec Lacoue-Labarthe, nous le partageons aussi tous deux, quoique différemment, avec Jean-Luc Nancy. Mais je m'empresse de le rappeler, malgré tant de trajets et de travaux communs entre eux deux et entre nous trois, l'expérience de chacun reste, dans sa singulière proximité, absolument différente, et c'est, malgré sa fatale impureté, le secret de l'idiome. Le secret, c'est-à-dire en premier lieu la séparation, le sans-rapport, l'interruption. Le plus urgent, j'essaierai de m'y employer, ce serait de rompre ici avec les airs de famille, d'éviter les tentations généalogiques, les projections assimilations ou identifications 51.

Juste après avoir lu ce superbe texte, Philippe Lacoue-Labarthe envoie à Derrida une lettre émue. La puissance des pages que son ami vient de lui consacrer le laisse presque sans voix. Le seul mot qui me vient est que je suis bouleversé. Au-delà du « simple » narcissisme, que je ne nie pas pourtant : c'est la première fois que je vois quelqu'un me lire, et ce quelqu'un est toi, non seulement ce que tu représentes, mais celui envers qui ma dette dans les choses de la pensée est sans mesure et, tu le sais, que je considère obstinément comme un maître à l'école de qui je me sens toujours, même si je n'ai pas vraiment été en position d'être ton élève. Mais au-delà de

ce narcissisme-là, à cause de ce que tu donnes à ces textes pour lesquels, malgré l'apparence du ton, je me suis toujours senti si peu sûr. Tu leur fais une confiance que je n'aurais pas cru possible et je viens de commencer à comprendre ce qu'ils cherchaient à dire et que je ne savais pas dire 52.

La période est aussi marquée par des rencontres avec plusieurs jeunes philosophes promis à un bel avenir. Bernard Stiegler a pris contact avec Derrida dans des circonstances tout à fait particulières. Comme il le racontera dans le petit livre Passer à l'acte, c'est pendant un long séjour en prison, près de Toulouse, qu'il entame des études de linguistique, puis de philosophie avec le soutien de Gérard Granel. « Ces cinq ans d'incarcération ont été la chance de ma vie, expliquet-il. Comme le temps était la seule chose dont je disposais, j'ai pu faire une lecture méthodique de quelques grandes œuvres philosophiques, celles de Platon, Aristote et Heidegger, mais aussi de Derrida. De la grammatologie m'est apparu comme un texte supra-humain. Après quelque temps, j'étais tellement passionné par Derrida que Granel m'a incité à lui écrire. J'ai mis un moment à me décider, car depuis que j'étais en prison, j'avais choisi une attitude qui me semblait salutaire : ne rien attendre de l'extérieur. J'avais donc très peur qu'il ne me réponde pas et que cela me ronge. Or, il m'a répondu sur-le-champ et de manière très généreuse. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois à Paris en octobre 1982, pendant une de mes premières permissions. Malgré tous ses efforts pour me mettre à l'aise, j'étais paralysé par l'émotion, stupéfait de me retrouver face à l'auteur d'un texte si déterminant pour moi 53. » Pendant ses derniers mois de détention, Stiegler lui adresse le texte sur Platon qu'il rédige et qui deviendra son mémoire de maîtrise. Derrida est immédiatement impressionné par la qualité de ce travail. Dans ses lettres, Stiegler ajoute des confidences bien de nature à toucher Derrida, si peu de temps après sa brève incarcération à Prague. Il lui confie notamment qu'il appréhende sa sortie définitive plus encore qu'il ne la désire : « Je suis actuellement entré au cœur de mon travail, où je me sens presque à l'aise, et cette libération je le crains va casser tous mes efforts pour me rendre disponible aux textes autant que cela est possible – et à cet égard, la prison est très vertueuse 54. » Après la sortie de Stiegler, début 1983, Derrida continue d'accompagner son travail philosophique. Mais au grand étonnement de celui qui l'admirait comme un maître inaccessible, l'auteur de De la grammatologie s'intéresse tout autant à son avenir professionnel, l'aidant de son mieux à se socialiser.

Dès 1984, Bernard Stiegler est élu pour six ans directeur de programme de recherche au Collège international de philosophie. En 1986, il s'inscrit en thèse avec Derrida en même temps que sa compagne d'alors, Catherine Malabou, ancienne élève de l'École normale supérieure Fontenay-SaintCloud et agrégée de philosophie. Depuis qu'il a été élu aux Hautes Études, Derrida est en mesure de diriger des thèses, ce qu'il fait de manière remarquablement attentive. Mais pour ses étudiants, dans le contexte institutionnel français, la situation est loin d'être sans risques. Comme l'explique Catherine Malabou : « S'approcher de Derrida, et a fortiori préparer sa thèse avec lui, c'était un peu en finir avec l'Université. En France, tous ceux qui ont travaillé avec lui ont été sanctionnés. Aujourd'hui encore, l'étiquette de derridienne continue à me coller à la peau, même si mon travail n'a plus grand-chose à voir avec le sien. À chaque fois que je suis passée devant un jury, j'ai eu droit à quelques questions sur lui, généralement malveillantes. Bien sûr, Derrida s'était parfois montré provocateur, par rapport à l'Inspection générale ou au jury d'agrégation notamment, mais je crois que ce qui gênait surtout c'est l'indépendance par rapport à l'institution qu'il a toujours incarnée. Et cette indépendance est précisément ce que j'ai aimé chez lui. Jamais, je n'ai rencontré quelqu'un d'aussi peu craintif par rapport aux possibles représailles ou à la respectabilité sociale. Il ne supportait pas que l'obédience institutionnelle pût prendre le pas sur la pensée, que la norme l'emportât sur l'exigence intellectuelle. Plus profondément, il y a quelque chose dans la déconstruction elle-même qui tend à être combattu : c'est un mode d'approche qui génère l'inquiétude 55. » Pour Jacques Derrida, la déconstruction reste d'abord une manière de penser la philosophie. Il ne s'agit pas d'une doctrine, mais d'une façon d'analyser la généalogie de l'histoire de la philosophie, « ses concepts, ses présupposés, son axiomatique et de le faire non seulement de façon théorique mais également en interrogeant ses institutions, ses pratiques sociales et politiques, bref la culture politique de l'Occident 56 ». Cette définition plutôt restrictive n'empêche pas Derrida de s'ouvrir à de nouveaux domaines et de se lancer dans des expériences risquées. Depuis que beaucoup ont déserté le champ politique, il l'aborde de façon de plus en plus directe. En 1984, la conférence « No apocalypse, not now » traite de la menace d'une guerre nucléaire et se penche de manière attentive

sur les discours de l'administration Reagan. Écrit pour accompagner une exposition itinérante contre l'Apartheid, « Le dernier mot du racisme » analyse les particularités du régime sud-africain et les complicités internationales dont il profite. C'est une cause qui touche particulièrement Derrida. En 1986, il donne une longue et forte contribution au livre Pour Nelson Mandela dans lequel quinze écrivains – dont Nadine Gordimer, Susan Sontag, Hélène Cixous, Kateb Yacine et Maurice Blanchot – saluent l'un des plus anciens prisonniers politiques de la planète. Dans ce texte, « Admiration de Nelson Mandela », Derrida va bien audelà d'un simple hommage. Il propose une véritable analyse de ce que la personne, l'attitude et les écrits de l'ancien leader de l'ANC ont de plus spécifique. « Pourquoi force-t-il aussi l'admiration ? » se demande-t-il. C'est d'abord parce que « l'expérience ou la passion politique de Mandela ne se sépare jamais d'une réflexion théorique : sur l'histoire, la culture, le droit surtout 57. » Ce que Derrida trouve en Nelson Mandela, c'est une figure dont il rêve depuis la guerre d'Algérie : un homme capable de retourner contre les tenants de l'Apartheid le modèle démocratique anglais, une sorte de déconstructeur en acte. « À tous les sens de ce terme, Mandela reste donc un homme de loi. Il en a toujours appelé au droit même si, en apparence, il lui a fallu s'opposer à telle ou telle légalité déterminée, et même si certains juges ont fait de lui, à un moment donné, un hors-la-loi 58. » La distinction qu'établit Mandela entre l'obéissance à la loi et l'obéissance à la conscience, plus impérieuse encore, est proche à bien des égards de l'opposition entre le droit et la justice que Derrida développera quelques années plus tard dans Force de loi. À cette époque, Derrida commence aussi à évoquer des questions théologiques et religieuses qui vont prendre une place grandissante dans son travail. En juin 1986, il ouvre le colloque sur « Absence et négativité » organisé par The Hebrew University et The Institute for Advanced Studies de Jérusalem avec une conférence intitulée « Comment ne pas parler ». Traitant de la théologie négative et de l'œuvre de Denys l'Aréopagite – dit le Pseudo-Denys –, Derrida dialogue aussi avec son ancien élève Jean-Luc Marion, l'auteur de L'Idole et la distance et de Dieu sans l'être. Très tôt, des rapprochements ont été faits, sur un mode plutôt critique, entre le travail de Derrida et la théologie négative, un mouvement dont il admet qu'il l'a toujours fasciné :

J'avais beau récuser l'assimilation d'une pensée de la trace ou de la différance à quelque théologie négative, ma réponse valait une promesse : un jour, il faudra cesser d'ajourner, un jour il faudra tenter de s'expliquer directement à ce sujet et parler enfin de la « théologie négative » elle-même, à supposer qu'une telle chose existe. […] Ayant déjà promis, comme malgré moi, je ne savais pas comment je pourrais tenir cette promesse. […] Surtout, je ne savais pas où et quand je le ferais. L'an prochain à Jérusalem, me disais-je peut-être pour différer indéfiniment l'accomplissement de la promesse. Mais aussi pour me faire savoir à moi-même, et j'ai bien reçu le message, que le jour où j'irais en effet à Jérusalem, il ne serait plus possible d'ajourner. Il faudra le faire 59.

Cette conférence d'une grande richesse prépare à bien des égards Circonfession. Dans une note, Derrida reconnaît d'ailleurs qu'il s'agit du discours le plus « autobiographique » qu'il ait jamais risqué : « Si je devais un jour me raconter, rien dans ce récit ne commencerait à parler de la chose même si je ne butais sur ce fait : je n'ai encore jamais pu, faute de capacité, de compétence ou d'auto-autorisation, parler de ce que ma naissance, comme on dit, aurait dû me donner de plus proche : le Juif, l'Arabe 60. » Plusieurs des interventions de Derrida, en ce milieu des années 1980, concernent le champ esthétique. Il propose une « lecture » en forme de dialogue pour accompagner Droit de regards, un récit photographique érotique et muet de Marie-Françoise Plissart que certains redécouvriront plus tard à la lumière de la Queer Theory 61. Il rédige une nouvelle étude sur Antonin Artaud, « Forcener le subjectile », se penchant sur les dessins et les portraits rassemblés et présentés par Paule Thévenin 62. Il se risque pour la première fois à écrire sur Shakespeare, lorsque son ami Daniel Mesguich met en scène Roméo et Juliette, en 1986, au théâtre Gérard-Philipe de SaintDenis 63. Même s'il avoue un respect « intimidé » devant l'œuvre shakespearienne, il aimerait, dit-il, devenir un jour un « Shakespeare expert 64 ». Il réalisera en partie ce programme avec Spectres de Marx, où la présence de Hamlet est presque aussi forte que celle de Marx. Fin 1984, Derrida intervient aussi dans l'exposition audacieuse que JeanFrançois Lyotard et Thierry Chaput préparent au Centre Pompidou sous le titre « Les Immatériaux ». L'un des espaces propose des « Épreuves d'écriture » à une vingtaine d'auteurs parmi lesquels Daniel Buren, Michel Butor, François Châtelet, Maurice Roche et Jacques Roubaud. Voulant « sonder les effets des “nouvelles machines” sur la formation de la pensée », Lyotard leur propose un dispositif d'écriture interactif. Chacun d'eux doit choisir un certain nombre de mots à l'intérieur d'une liste et rédiger de courts textes, avant de réagir aux interventions des autres. Mais

si le concept paraît stimulant, la technologie est encore balbutiante. Non sans difficulté, on installe à Ris-Orangis un imposant ordinateur équipé d'un modem et accompagné d'un simple manuel d'initiation. Quand cette machine fait son entrée dans la maison, Derrida a l'impression qu'on vient d'y introduire un monstre. C'est son premier contact avec l'informatique et, malgré sa bonne volonté, il aura le plus grand mal à s'en servir 65. Le projet le plus insolite de cette période est celui qui va l'associer à deux des architectes les plus novateurs du moment, le Franco-Suisse Bernard Tschumi et l'Américain Peter Eisenman. Pendant les années 1970, comme d'autres architectes de sa génération, Bernard Tschumi s'est employé à trouver de nouveaux concepts en dehors de sa discipline, notamment dans les arts, les sciences et la philosophie. Dix années durant, il a privilégié les architectures de papier, exposant et publiant plus qu'il n'a bâti. Lauréat du concours international lancé en 1982 pour le parc de la Villette, une vaste zone de 55 hectares à l'emplacement des anciens abattoirs parisiens, Tschumi est décidé à marquer les esprits. De ce lieu qui doit relier la Grande Halle, la Cité de la musique, la Cité des sciences, la Géode et le Zénith, il veut faire « le premier parc du XXIe siècle », ponctuant l'espace par une trame de petits édifices rouges qu'il appelle les « Folies ». Architecte en chef de cet immense projet, Tschumi souhaite y inviter d'autres créateurs. Il pense d'abord associer Jean-François Lyotard à Paul Chemetov, mais l'auteur de La Condition postmoderne se montre plutôt méfiant. « Avec Derrida, c'est tout le contraire, se souvient Bernard Tschumi. Il marque un intérêt immédiat lorsque je l'appelle et vient me rencontrer dans la petite agence que j'ai alors près de la gare du Nord. Je lui parle de Peter Eisenman, remarquable architecte new-yorkais, né en 1932 mais encore peu connu, et je les présente l'un à l'autre quelques mois plus tard, aux États-Unis. Je reste frappé par la générosité dont a fait preuve Derrida. Si occupé soit-il, il a toujours trouvé le temps nécessaire 66. » Même s'il se méfie des transpositions trop faciles entre l'architecture et la déconstruction, Derrida est séduit par l'aventure. Il écrit un beau texte sur la démarche de Tschumi, puis accepte de collaborer avec Eisenman. Tschumi leur a confié un terrain assez exigu de trente mètres sur trente ; mais ils ont toute liberté pour y édifier une « Folie ». La première contribution de Derrida est d'ordre purement philosophique : il s'agit d'un texte sur la Chora – ou Khôra – dans le Timée de Platon, un terme à ses yeux intraduisible qui

évoque le lieu, l'espacement ou l'emplacement 67. Mais dès que la discussion devient concrète, un curieux chiasme se met en place. Derrida revient régulièrement avec des questions on ne peut plus pragmatiques – il s'inquiète de l'absence de bancs, de plantes et d'abris en cas d'intempérie –, tandis qu'Eisenman, agacé par le « conservatisme architectural » de son interlocuteur, renchérit sur le terrain conceptuel. Derrida finit par en prendre acte, suggérant lors d'une des rencontres : « Peter, je voudrais proposer quelque chose. Dans cette association, agissons comme si vous étiez le rêveur et moi l'architecte, le technicien. Vous serez donc le théoricien et moi celui qui se préoccupe des conséquences pratiques 68. » Après deux ans de discussions parfois difficiles, le projet va être abandonné, pour des raisons essentiellement budgétaires. Et il n'en restera finalement qu'un livre, Chora L Works, qui retrace les étapes de leur travail commun. Mais Derrida n'en est pas quitte avec l'architecture. Non sans déformation de ses concepts, un courant déconstructiviste s'affirme bientôt, proposant une étrange synthèse de la déconstruction derridienne et du constructivisme russe. En 1988, Philip Johnson et Mark Wigley organisent au MoMA de New York une exposition qui réunit une série d'architectes de premier plan – Zaha Hahid, Frank Gehry, Daniel Libeskind, Rem Koolhaas, Peter Eisenman, Bernard Tschumi et l'agence autrichienne CoopHimmelb(l)au – sous le titre « Deconstructivist Architecture ». Bien que Derrida ne s'en soit pas mêlé, la presse française réagit de manière négative. Jean-Pierre Le Dantec écrit que Derrida a été « vampirisé par une coterie », et Jean-Louis Cohen estime que, plutôt que de la théorie, « cet accouplement des avant-gardes russes et du philosophe français semble relever de la tératologie, ou science des monstres 69 ».

Chapitre 2 De l'affaire Heidegger à l'affaire de Man 1987-1988 Depuis son arrivée à l'École des hautes études, Derrida peut développer chaque année un thème de son choix, sans faire mine de tenir compte du programme de l'agrégation. La question qui l'occupe depuis 1984 est celle des « Nationalités et nationalismes philosophiques ». Depuis l'automne 1986, il lui a donné une inflexion particulière, en l'intitulant « Kant, le Juif, l'Allemand ». Si les enjeux sont philosophiques, ils n'ont rien d'académique : Vous aurez déjà compris que ce qui m'intéresse dans ce séminaire, c'est la modernité, le passé et l'avenir d'un certain couple, du couple judéo-allemand que je crois tout à fait unique, unique en son genre, et sans lequel il est impossible de comprendre quelque chose à l'histoire de l'Allemagne, à l'histoire du nazisme, à l'histoire du sionisme […] donc d'un assez grand nombre de choses dans l'histoire de notre temps 1.

Séance après séance, Derrida se penche patiemment sur des textes de Fichte et de Nietzsche, d'Adorno et de Hannah Arendt, mais aussi de Richard Wagner, Michelet et Tocqueville. Sans oublier Heidegger, le philosophe sur lequel il revient presque chaque année, de manière aussi passionnée que tendue. En affirmant que l'« on ne pense que dans la langue de l'autre », Derrida polémique de manière explicite avec Heidegger qui, dans le fameux entretien posthume du Spiegel, soutenait « qu'on ne pense que dans sa langue, dans sa propre langue », et voulait « démontrer le privilège, l'excellence, l'irremplaçabilité du grec et de l'allemand comme langues de la pensée ». C'est dans le droit-fil de ces réflexions qu'en mars 1987 Derrida prononce la conférence « De l'esprit » à la clôture du colloque organisé par le Collège international de philosophie sous le titre « Heidegger, questions ouvertes ». Derrida s'y intéresse au trajet du mot « esprit » (Geist) aussi bien dans les textes philosophiques les plus consacrés de Heidegger que dans le fameux

Discours du rectorat, prononcé en 1933. Comme l'explique Derrida dans un entretien, « au moment où son discours se marque de façon spectaculaire du côté du nazisme […], Heidegger reprend le mot “esprit” qu'il avait prescrit d'éviter, il lève les guillemets dont il l'avait entouré. Il limite le mouvement déconstructeur qu'il avait auparavant engagé. Il tient un discours volontariste et métaphysique qu'il suspectera par la suite 2 ». Quelques semaines après ce colloque, le procès hautement médiatisé de Klaus Barbie remet la question nazie au premier plan de l'actualité. Le 4 juillet 1987, au terme de deux mois d'audience, Barbie est condamné par la cour d'assises du Rhône à la réclusion à perpétuité pour crimes contre l'humanité. En octobre de la même année, le livre de Victor Farias, Heidegger et le nazisme, apparaît comme un événement. La question n'est pourtant pas neuve : en France, Jean-Pierre Faye, pour ne citer que lui, s'en est occupé longuement et Derrida s'est trouvé confronté à ses attaques dès 1969 3. Mais le débat sur Heidegger, comme celui sur Céline, est un serpent de mer qui remonte à la surface tous les quinze ou vingt ans. Bien qu'écrit en espagnol, c'est en France que l'ouvrage de Farias est publié en premier lieu. Il ne s'agit pas d'un simple hasard éditorial. Selon Christian Jambet, l'auteur de la préface : Heidegger est devenu depuis la guerre un philosophe français. C'est en France que sa pensée a connu le plus d'échos, c'est ici qu'elle passe pour être la philosophie la plus adéquate aux événements de la modernité. […] Sa pensée a pour de nombreux chercheurs un effet d'évidence qu'aucune autre philosophie n'a su conquérir en France, hormis le marxisme. L'ontologie s'achève en une déconstruction méthodique de la métaphysique comme telle 4.

Prenant presque le pas sur l'enquête biographique de Farias, ces propos de Christian Jambet sont aussitôt relayés et amplifiés dans les nombreux articles publiés les jours suivants. « Heidegger, militant et penseur nazi », écrit Georges-Arthur Goldschmidt dans Le Matin, le 15 octobre 1987 : « Le livre de Victor Farias va désormais empêcher de philosopher en rond et obligera les “heideggériens de Paris” à affronter les questions dont ils ont toujours su qu'elles videraient d'un seul coup de tout contenu ce qu'ils ont tenté de mettre dans leurs écrits. » « Heil Heidegger ! » titre Libération le lendemain : ici aussi, ce sont les heideggériens français que l'on cherche à atteindre, Robert Maggiori les accusant de n'avoir jamais voulu penser « le silence absolu de Heidegger sur les monstruosités du nazisme ». C'est à ce moment précis que deux nouveaux ouvrages de Derrida sont publiés chez Galilée : le petit livre De l'esprit, Heidegger et la question, ainsi que l'énorme recueil Psyché. En un malentendu sans doute inévitable,

De l'esprit est lu comme une réponse à Farias, ce qu'il ne prétend être en aucune façon. Derrida, pourtant, n'a pas l'intention de se dérober. Dans le long entretien qu'il accorde à Didier Eribon, il évoque immédiatement le livre de Farias, sur un mode très polémique : Pour l'essentiel des « faits », je n'ai encore rien trouvé dans cette enquête qui ne fût connu, depuis longtemps, de ceux qui s'intéressent sérieusement à Heidegger. Quant au dépouillement d'une certaine archive, il est bon que les résultats en soient disponibles en France. Les plus solides d'entre eux étaient déjà accessibles en Allemagne depuis les travaux de Bernd Martin et de Hugo Ott, que l'auteur met largement à contribution. Au-delà de certains aspects documentaires et de questions factuelles, qui appellent la prudence, on discutera surtout – il importe que la discussion reste ouverte – l'interprétation, disons, qui rapporte ces « faits » au « texte », à la « pensée » de Heidegger. La lecture proposée, s'il y en a une, reste insuffisante ou contestable, parfois si grossière qu'on se demande si l'enquêteur lit Heidegger depuis plus d'une heure. On dit qu'il fut son élève. Ce sont des choses qui arrivent. Quand il déclare tranquillement que Heidegger, je cite, « traduit » « un certain fonds proprement national-socialiste » en « des formes et dans un style qui certes lui appartiennent », il montre du doigt un gouffre, plus d'un gouffre, un sous chaque mot. Mais il ne s'en approche pas un instant et ne semble même pas les soupçonner 5.

Selon Derrida, il n'y a dans le livre de Farias nulle matière à sensation, sinon pour ceux qui ignorent, outre les travaux plus rigoureux des historiens antérieurs, les réflexions sur le sujet de penseurs comme Maurice Blanchot, Emmanuel Levinas, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy. Derrida assure avoir lui-même marqué des réserves dans toutes ses références à Heidegger, depuis ses premiers textes. Et il en est plus que jamais persuadé : tout en condamnant « sans équivoque et le nazisme et le silence de Heidegger après la guerre », il faut continuer à les analyser « au-delà de schémas convenus ou confortables ». Pourquoi l'archive hideuse paraît-elle insupportable et fascinante ? Précisément parce que personne n'a jamais pu réduire toute l'œuvre de pensée de Heidegger à celle d'un quelconque idéologue nazi. Ce « dossier » n'aurait pas un grand intérêt autrement. Depuis plus d'un demisiècle, aucun philosophe rigoureux n'a pu faire l'économie d'une « explication » avec Heidegger. Comment le nier ? Pourquoi dénier que tant d'œuvres « révolutionnaires », audacieuses et inquiétantes du XXe siècle, dans la philosophie et dans la littérature, se sont risquées, voire engagées dans des régions hantées par ce qui est le diabolique pour une philosophie assurée dans son humanisme libéral et démocratique de gauche ? Au lieu de l'effacer ou d'essayer de l'oublier, ne faut-il pas tenter de rendre compte de cette expérience, c'est-à-dire de notre temps ? sans croire que tout cela est désormais clair pour nous 6 ?

Derrida se retrouve bientôt au centre de la polémique, comme si décidément, par-delà Heidegger, c'était lui qui était visé. Cela fait vingt-cinq ans qu'il publie, vingt ans qu'il est célèbre dans le milieu intellectuel. Mais pour le grand public français, c'est seulement la deuxième fois – la première était l'affaire de Prague – qu'il entend parler de lui.

Victor Farias interpelle directement le philosophe dans un texte intitulé « 13 faits pour Jacques Derrida », publié dans El Pais, puis repris dans Le Nouvel Observateur et dans de nombreux journaux européens : « Que dit J. Derrida ? Les faits sont là, mais ils n'ont pas d'importance en eux-mêmes sans une réflexion philosophique correspondante. Mieux encore, Derrida n'a “rien trouvé dans cette enquête qui ne fût connu depuis longtemps”. » Farias résume alors une série d'éléments « de première importance, parfaitement inconnus » jusqu'à son livre, avant de terminer sa lettre par cette phrase : « Si Derrida savait tout cela, pourquoi ne nous en a-t-il rien dit ? Il m'aurait épargné un travail de douze ans 7. » Même si plusieurs aspects des recherches de Victor Farias sur Heidegger vont être remis en question et nuancés au cours des années suivantes, l'attaque ne manque pas de produire ses effets 8. Les passions ne sont pas retombées le 27 novembre 1987, quand Robert Maggiori publie dans Libération une double page intitulée « Derrida tient Heidegger en respect ». L'article lui-même est ambigu : Maggiori accompagne patiemment l'analyse proposée dans De l'esprit ; il souligne son intérêt et son importance avant de regretter que Derrida ne passe jamais du « constat notionnel » à l'« insurrection morale ». La conclusion se fait soudain plus brutale : Disons les choses trivialement : l'analyse de Derrida est vraiment pleine de finesse et d'acuité […], mais, s'agissant de l'analyse du « dire » heideggérien, dont l'enjeu, loin de fixer un point de doctrine ou d'éclaircir un concept, est bien de déterminer philosophiquement le nazisme, pourquoi tant de chichis ? Pourquoi des prises de position éthiques ou politiques aussi peu nettes ? Pourquoi l'œuvre de Heidegger tient-elle en respect, comme l'épée sa victime 9 ?

Derrida est profondément blessé. Par les intertitres qui rythment l'article et semblent le résumer – « sans jamais rien dénoncer », « peu d'insurrection morale » –, et surtout par le mot « chichis ». Robert Maggiori en convient aujourd'hui : « Il a été heurté par ce terme trop familier. Si j'avais écrit “précautions” ou “sophistication”, il l'aurait sans doute plus facilement accepté. Il m'a envoyé une lettre brutale juste après la parution de l'article, et ne m'a plus parlé pendant quatre ou cinq ans. Sa susceptibilité était d'autant plus grande que Libération lui importait et que j'étais un des seuls journalistes à consacrer des articles de fond à des ouvrages de philosophie. Mais la presse est toujours amenée à simplifier, ne serait-ce que dans les titres et les intertitres dont je suis loin d'être le seul responsable. Ce sont des choses qu'il n'a jamais acceptées 10. »

Une semaine plus tard, Le Monde réagit à son tour. Roger-Pol Droit consacre aux deux ouvrages de Derrida un long article, pour une fois plus clément que celui de Libération. Plus que sur la polémique lancée par Farias et Jambet, c'est sur les livres eux-mêmes qu'il met l'accent : Célèbre et méconnu, [Derrida] joue des coups déroutants, longeant les parois entre philosophie et littérature, démontant le propre, le nom, le mot – le livre aussi au point que beaucoup, comme on dit, ne suivent plus. Et pourtant ! Quelle invention, claire, incisive, joyeuse même, dans les styles du volume [Psyché] qui paraît en même temps que De l'esprit ! […] Et si, en France, on découvrait Jacques Derrida 11 ?

L'abcès est pourtant loin d'être vidé. Alors que la revue Le Débat consacre un épais numéro consacré à « Heidegger, la philosophie et le nazisme », Mireille Calle-Gruber, chargée des relations universitaires à l'Institut français de Heidelberg, invite Jacques Derrida et Philippe LacoueLabarthe à une rencontre sur le sujet avec Hans Georg Gadamer. Le débat, qui se tient le soir du 5 février 1988 devant plus d'un millier de personnes, est à bien des égards exceptionnel. Après une série d'affrontements franco-français, la question Heidegger revient enfin en Allemagne, et dans un lieu particulièrement chargé de mémoire : c'est dans cette même salle que, le 30 juin 1933, Heidegger a prononcé un discours intitulé « L'Université dans le Nouveau Reich ». Autant que pour Derrida, le public est venu voir Gadamer, déjà très âgé, qui est une vedette locale : c'est aussi la première fois que Derrida et lui se reparlent depuis leur dialogue manqué de 1981. Lorsque les intervenants entrent dans la salle, le public applaudit à l'allemande, en tapant sur les tables 12. La rencontre, qui se tient en français, va durer plus de quatre heures et être aussi sereine que le sujet le permet. Gadamer apporte d'abord le témoignage d'un contemporain sur « l'égarement » de Heidegger. Mais cette soirée lui donne aussi une occasion exceptionnelle de sortir de sa longue discrétion sur la période. Derrida commence par évoquer l'importance du livre de Victor Farias : quelles que soient les réserves qu'on puisse avoir, dit-il, « ce livre a contraint les philosophes professionnels à s'expliquer de façon plus urgente, plus immédiate ». Lacoue-Labarthe et Derrida se concentrent bientôt sur la question du silence de Heidegger après la guerre, à propos de son engagement nazi et d'Auschwitz. C'est ce silence obstinément maintenu, même devant Paul Celan, qui reste, aux yeux de Maurice Blanchot et de bien d'autres, « une blessure de la pensée ». Mais pouvait-il en être autrement ? N'aurait-il pas été trop facile de chercher à se

faire absoudre avec quelques phrases d'excuses convenues ? Derrida se lance dans une hypothèse qu'il reconnaît lui-même risquée : Je crois que, peut-être, Heidegger s'est dit : je ne pourrai prononcer de condamnation contre le nazisme que si je peux la prononcer dans un langage non seulement à la mesure de ce que j'ai déjà dit, mais aussi à la mesure de ce qui s'est passé là. Et de cela, il n'en était pas capable. […] Et je considère que le silence terrifiant, peut-être impardonnable de Heidegger, l'absence de phrases de celles que nous voulons entendre, […] cette absence-là nous laisse un héritage, nous laisse l'injonction de penser ce qu'il n'a pas pensé 13.

Les questions de la salle tentent d'amener les intervenants à s'engager davantage. Derrida souligne que, dès 1968, il avait appris par Jean Beaufret que Heidegger avait eu sa carte du parti nazi : « Ensuite, il y avait eu l'article de Hugo Ott, etc. […] Devions-nous faire autre chose que ce que nous avons fait ? Peut-être. » Philippe Lacoue-Labarthe rappelle que ces questions avaient été l'objet de longues discussions au cours du colloque de Cerisy « Les Fins de l'homme », mais que tout cela semblait compter comme rien par rapport à la scène médiatique où la polémique s'est récemment déplacée. Derrida le redit, de manière plus inquiète qu'à l'accoutumé : Il me paraissait plus important […], plus urgent d'essayer de lire les textes de Heidegger comme je peux le faire, d'enseigner Heidegger, en cherchant dans son texte de quoi tenter de comprendre le rapport qu'il pouvait y avoir entre les faits de son engagement nazi et son texte. Et je pensais que c'était là ce que je pouvais faire de mieux, et que cela demandait de la patience, beaucoup de patience. […] Je ne crois pas avoir oublié le sens d'une responsabilité que vous appelleriez éthique ou politique dans ce domaine-là 14.

De nombreux journalistes allemands et français ont assisté à la soirée, qui se prolonge le lendemain par une conférence de presse au Sole d'Oro, un restaurant fameux de Heidelberg dont les murs sont couverts de photos de Gadamer. Puis Derrida et Gadamer ont une conversation en tête à tête, s'efforçant, bien au-delà de Heidegger, d'ouvrir l'espace d'un véritable dialogue 15. Si la position de Philippe Lacoue-Labarthe peut sembler proche de celle de Derrida, lors de ce mémorable débat elle ne va pas tarder à s'en éloigner. Peu après en effet, Lacoue-Labarthe fait paraître aux éditions Christian Bourgois un livre intitulé La Fiction du politique : il s'agit d'une charge violente contre Heidegger dont la philosophie est analysée en termes d'« archi-fascisme » et de « national-esthétisme ». Selon Philippe Beck, qui préparait alors sa thèse sous la direction de Derrida, l'anti-heideggérianisme grandissant de Philippe Lacoue-Labarthe est l'un des éléments qui conduit

Derrida à s'éloigner de plus en plus de lui, en même temps qu'il se rapproche de Jean-Luc Nancy. « Philippe Lacoue-Labarthe a toujours regretté, me semble-t-il, de n'avoir pu faire partie de l'Internationale Situationniste, qui était très active à Strasbourg. Son alliance avec Derrida, outre l'admiration, réelle, partagée avec Nancy, avait quelque chose de stratégique – ce qui est normal. Sans doute espérait-il radicaliser la déconstruction, au sens politique du terme. Mais pas à n'importe quel prix, Lacoue ne faisant pas pieuse référence à Debord. Et il ne faut pas oublier sa lecture de Benjamin, partagée avec Derrida. Nancy, lui, pense avec plutôt que contre, préférant, je crois, la critique de la raison à la raison critique 16. » L'affaire Heidegger ravive aussi des conflits plus anciens, à commencer par celui qui couve depuis longtemps avec Pierre Bourdieu. S'il a salué Glas par une lettre enthousiaste, cinq ans plus tard Bourdieu s'en est pris à Derrida avec vigueur, dans les dernières pages d'un de ses livres majeurs, La Distinction. Certes, ce post-scriptum – « Éléments pour une critique “vulgaire” des critiques “pures” » – est officiellement consacré à la Critique du jugement de Kant et au « déni des catégories sociales du jugement esthétique » qui s'y laisserait lire 17. Mais derrière Kant, il est indéniable que c'est surtout à Derrida et à la lecture qu'il en propose dans le texte « Le Parergon » (repris en 1978 dans La vérité en peinture) que Bourdieu essaie de porter des coups. Selon lui, bien qu'elle mette au jour certains des présupposés cachés de la philosophie kantienne du jugement de goût, la lecture de Derrida reste « soumise aux censures de la lecture pure ». Malgré la « transgression des règles les plus formelles du commentaire orthodoxe », la remise en question des postulats philosophiques est à ses yeux plus apparente que réelle. « Le jeu suprêmement savant » auquel se livre Derrida n'est qu'une apparente transgression ; il perpétue en fait « l'existence et les pouvoirs de la lecture philosophique 18 ». Tout bien considéré, l'attaque de Bourdieu n'est pas sans rapport avec celle qu'avait lancée Michel Foucault, sept ans plus tôt, dans les dernières pages d'un autre post-scriptum, celui de la réédition de l'Histoire de la folie. Pour l'auteur de La Distinction, il s'agit aussi de déloger la philosophie de sa position de surplomb. À en croire Bourdieu, la déconstruction ne serait qu'une forme de leurre très sophistiquée. Selon lui, en effet, « la manière philosophique de parler de la philosophie déréalise tout ce qui peut être dit de la philosophie ». Si subtiles soient-elles, ou peut-être précisément parce

qu'elles le sont, « les ruptures intellectuelles les plus audacieuses de la lecture pure » ne sont qu'une « ultime voie de salut » pour une discipline menacée selon lui d'une pure et simple destruction 19. Derrida ne répond pas d'emblée à cette critique. Mais, se penchant sur la problématique kantienne du Conflit des facultés, il consacre plusieurs séances de son séminaire de 1983-1984 à une analyse détaillée du postscriptum de La Distinction, avant d'y revenir dans « Privilège », le texte qui ouvre l'épais recueil intitulé Du droit à la philosophie. Derrida s'emploie à démontrer que Bourdieu fait exactement ce qu'il lui reproche : il veut donner à la sociologie une « hégémonie absolue, c'est-à-dire philosophique sur la multiplicité des autres régions du savoir, dont la sociologie ne ferait plus simplement partie 20 ». Par un spectaculaire coup de force, Bourdieu renverse donc l'ancienne hiérarchie des savoirs en faisant de la sociologie la nouvelle discipline reine, capable de coiffer toutes les autres et de révéler leurs non-dits. Loin de la révolution annoncée, c'est une simple tentative de putsch. Ce conflit entre les deux disciplines constitue aussi une métaphore de la rivalité entre deux hommes de la même génération, formés dans les mêmes institutions. À l'origine, Bourdieu se voulait philosophe, comme Derrida, mais il s'est très tôt déplacé, passant de Husserl aux Kabyles, puis à la sociologie, sans faire tout à fait son deuil de la philosophie. Comme l'explique fort bien Didier Eribon, qui parvint à rester proche des deux hommes : Bourdieu était hanté par la figure de Derrida, et beaucoup de ses propos sur la philosophie et de ses choix apparents dans ce domaine ne s'expliquent que par ce rapport plus souterrain mais plus fondamental que ceux qu'il essayait de donner à voir pour mieux masquer la vérité, avec celui que, au fond, il considérait sans doute comme son seul égal et son seul rival, et qui était en tout cas son interlocuteur à la fois privilégié et dénié (il m'a dit un jour : « Il y a toujours quelqu'un dans sa propre génération qu'on considère depuis le début comme son rival »… avant de nommer le sien, et, bien sûr, c'était Derrida… Il suffit de lire l'annexe de La Distinction sur l'esthétique kantienne pour s'en apercevoir !) 21.

Comme souvent, Heidegger va jouer le rôle de catalyseur, ravivant des conflits anciens qui ne le concernent que de façon très indirecte. Le 10 mars 1988, Libération propose une double page sous le titre tonitruant : « Heidegger par Pierre Bourdieu : le krach de la philosophie ». Il s'agit en réalité d'une interview de Bourdieu à propos de son livre L'Ontologie politique de Martin Heidegger, reprise légèrement modifiée d'un texte de 1975. D'emblée, les allusions de Bourdieu semblent viser Derrida : « Le

livre de Farias a eu le mérite d'obliger les heideggériens à sortir de la réserve hautaine dans laquelle ils s'étaient repliés. » Habituée aux « abus de pouvoir symboliques » et au dédain de l'histoire et des sciences humaines, la philosophie est ici tenue de se confronter aux savoirs positifs. Et Bourdieu ne craint pas de lancer que « si cette philosophie, et ces philosophes-là, étaient entraînés dans le krach de la pensée heideggérienne, ce ne serait pas une perte à [s]es yeux ». Puis l'attaque se fait plus frontale, à propos de l'entretien avec Derrida paru dans Le Nouvel Observateur quelques mois plus tôt : J'ai trouvé assez drôle que Derrida, qui connaissait très bien mon texte de 1975 – il l'avait lu et je l'avais raconté à son séminaire sans susciter la moindre objection –, ait invoqué, pour récuser l'analyse sociologique, une forme d'analyse capable de dépasser l'opposition entre la compréhension interne et l'explication externe, programme que j'avais depuis longtemps proposé, et, me semble-t-il, réalisé. Il faut dire que le débat sur Heidegger l'avait mis en grande difficulté 22.

La contre-offensive sera cinglante. Le jeune philosophe anglais Geoffrey Bennington, qui séjournait alors chez Derrida, se souvient de l'avoir vu dans tous ses états ce matin-là, alors qu'il descendait prendre son petit déjeuner. « Fou de rage, Derrida m'a montré l'interview de Bourdieu dans Libération. Comme j'avais l'impression qu'il réagissait de façon trop impulsive, je lui ai suggéré d'attendre un peu avant d'envoyer sa réponse. “De toute façon, il est trop tard, le fax est déjà parti”, m'a-t-il lancé 23. » La réplique de Derrida paraît la semaine suivante. Pour lui, c'est l'occasion de faire le point sur ses rapports avec son ancien condisciple. À l'évidence, l'affaire est loin de lui sembler « drôle ». Je me permets de citer longuement ce texte qui n'a jamais été republié depuis : De tous les propos discutables (et nerveux, si nerveux !) tenus par Bourdieu, je relèverai seulement celui qui comporte la contre-vérité la plus flagrante. Je dis contre-vérité en pratiquant sans doute ce que Bourdieu appellerait sans doute une euphémisation. Oui, bien sûr, je connaissais le texte de Bourdieu. Et oui, en effet, il l'avait présenté dans mon séminaire (en fait un séminaire du Greph, qui l'intéressait beaucoup à ce moment-là […]). Mais quand Bourdieu ose dire que ce texte, il l'avait « raconté à (mon) séminaire sans susciter la moindre objection », c'est monumentalement faux, une trentaine de participants peuvent en témoigner. Je n'étais pas le seul à formuler des objections. Et elles furent nombreuses 24.

Derrida en profite pour étendre le combat et revenir, de façon à son tour très « nerveuse », sur des blessures plus anciennes : J'ai toujours trouvé les analyses de Bourdieu (et celles qu'il inspire) insuffisantes, et dans leur axiomatique philosophique […] et dans leur mise en œuvre, en particulier dès qu'elles concernent des textes philosophiques, ou surtout des textes comme ceux de Heidegger. Il n'est pas indispensable d'être « heideggérien » (qui l'est ?) ni de s'arrêter à des « conclusions

heideggériennes » pour s'apercevoir que la conceptualité qui sous-tend le travail de Bourdieu est pré-heideggérienne. Elle n'a jamais été mise à l'épreuve des « questions » que pose Heidegger. […] Et j'ai si peu oublié ou négligé le texte de Bourdieu que c'est aussi à lui que je pensais (par exemple) en disant qu'il faut aller au-delà de l'opposition entre lecture interne et lecture externe. Car je crois que les deux lectures sont, chez Bourdieu, juxtaposées, et à peu près aussi insuffisantes l'une que l'autre. En fait, sa lecture « interne », si on pouvait encore la distinguer, me paraît plus courte que l'autre. Et non seulement dans le cas de Heidegger. Mais aussi de choses françaises et plus proches de nous. Si je ne l'ai pas écrit aussi directement jusqu'ici, pas plus que je n'ai répondu à tant de méprises de La Distinction qui l'auraient bien mérité, ce n'est pas pour éviter des textes gênants, mais par un réflexe (sans doute vieux et démodé, voire encore trop « distingué ») de fidélité ou de pudeur dans l'amitié blessée. C'est vrai, je préfère souvent le silence […]. Me voici libéré de ma réserve grâce à cette dernière agression.

Quant à la fin de la lettre, elle relève assez clairement de la dénégation : Encore un mot : le débat sur Heidegger ne m'a jamais mis en « grande difficulté », comme le prétend Bourdieu dans un geste dont la rhétorique me paraît relever pour le coup de la sociologie électorale ; et ma sérénité n'en a jamais été affectée. Car enfin, je ne suis pas tout à fait étranger – et non seulement par mon dernier livre – à ce qui a provoqué et compliqué ledit débat. Depuis très longtemps, et encore récemment. Ceux qui me lisent un peu le savent bien.

Cette page de Libération est complétée par une mise au point courte et sobre de Bourdieu. Embarrassé par les proportions que prend le conflit, il dit regretter que « certains mots malheureux » de son interview aient pu blesser Derrida. Et s'il déplore les « anathèmes prophétiques » dont vient d'user l'auteur de De l'esprit, il préfère, au nom de leur « vieille amitié », ne pas envenimer encore les choses. De fait, les deux hommes ne tarderont pas à se retrouver, livrant ensemble de nombreux combats tout au long des années 1990. Le conflit de fond réapparaîtra pourtant dans Esquisse pour une auto-analyse, texte posthume de Bourdieu, où les piques contre Derrida sont nombreuses. Dès les premières pages, Bourdieu y rappelle que, dans sa jeunesse, il était élève de Normale Sup, avec la philosophie pour spécialité, et donc « au sommet de la hiérarchie scolaire, à une époque où la philosophie pouvait paraître triomphante ». Elle était alors « la discipline reine », insiste-t-il, avant de reconnaître : « Il m'est arrivé souvent de me définir, un peu pour rire, comme leader d'un mouvement de libération des sciences sociales contre l'impérialisme de la philosophie 25. » Exactement contemporaine de l'affaire Heidegger, l'affaire Paul de Man tombe au plus mal pour Derrida tant elle favorise les amalgames faciles. Mais si le débat heideggérien est essentiellement français, la polémique sur Paul de Man concerne avant tout les États-Unis.

Tout commence pourtant en Belgique, avec les recherches d'un jeune chercheur flamand, Ortwin de Graef. Ce dernier le raconte : « J'ai entamé ma thèse à l'université de Louvain en 1986. Mon projet était d'écrire une étude sur les travaux critiques et théoriques de Paul de Man, mais je savais qu'il était originaire d'Anvers et j'avais entendu parler de son oncle, le fameux Henri de Man, un politicien socialiste important de l'entre-deuxguerres qui avait ensuite collaboré avec les Allemands. Même si c'était un peu secondaire par rapport à mon sujet, j'étais curieux de lire les premières publications de Paul de Man, avant son départ aux États-Unis. Aux Archives de la vie culturelle flamande, il y avait un dossier sur lui. Je suis d'abord tombé sur quelques articles parus en 1942 dans le journal Het Vlaamsche Land. En novembre 1986, j'ai écrit à la revue Yale French Studies pour savoir si une publication sur le sujet pouvait les intéresser, mais ma lettre est restée sans réponse. Au printemps 1987, je suis tombé sur l'épais dossier du Soir volé : 170 articles parus entre le 24 décembre 1940 et le 28 novembre 1942 dans le plus grand quotidien belge francophone, alors étroitement contrôlé par l'Occupant. J'ai pris connaissance de ces textes, dont beaucoup étaient assez anodins mais quelques-uns beaucoup plus chargés, sans savoir au juste ce que j'allais en faire. Au mois de juillet, un colloque littéraire international a eu lieu à Louvain, et j'y ai présenté une communication sur le travail théorique de Paul de Man. Parmi les autres intervenants, il y avait Sam Weber et Gayatri Spivak à qui j'ai parlé de mes découvertes récentes. Dès son retour, Sam Weber a mis Derrida au courant. Et ce dernier a immédiatement marqué le plus vif intérêt pour la question. À la hâte, juste avant de partir au service militaire, je lui ai fait parvenir une série de photocopies, en privilégiant les textes les plus marqués sur le plan idéologique 26. » Dès la fin du mois d'août 1987, Derrida est convaincu que l'ensemble de ces articles doit être rendu public, aussi vite et aussi largement que possible. Il fallait créer les conditions nécessaires pour que chacun pût les lire et les interpréter en toute liberté. La discussion ne devrait connaître aucune limite. Chacun devrait être en mesure de prendre ses responsabilités. Car on pouvait imaginer d'avance l'effet qu'allaient produire ces « révélations », au moins dans l'université américaine. Il ne fallait pas être devin pour prévoir même tout le spectre des réactions à venir 27.

Derrida suggère de profiter du colloque sur les institutions académiques et la politique (« Our Academic Contract : The Conflict of the Faculties in America ») qui doit avoir lieu quelques semaines plus tard à l'université d'Alabama, à Tuscaloosa, pour en discuter avec les intervenants, parmi

lesquels il y a plusieurs anciens étudiants et collègues de Paul de Man. Derrida est très secoué par cette découverte. L'air lugubre, il distribue des copies d'un certain nombre des articles parus dans Le Soir, dont celui qui s'intitule « Les Juifs dans la littérature actuelle ». Le 10 octobre, les participants ont « une discussion de plus de trois heures : à la fois sur le fond des choses et sur les décisions à prendre 28 ». Beaucoup sont sous le choc, ne sachant comment réagir. Mais Derrida est catégorique : tout le matériel doit être publié et il faut qu'il le soit par eux, les proches de Paul de Man 29. Richard Rand, l'organisateur du colloque, partage cette analyse, insistant pour agir au plus vite : « En tant qu'ancien journaliste, j'ai senti tout de suite que l'affaire allait exploser. Je pensais qu'il fallait publier rapidement les principaux documents dans l'Oxford Literary Review, prouvant ainsi notre bonne foi. Mais cette stratégie a été mise à mal par d'autres gens, qui n'étaient pas présents à la rencontre en Alabama. Ils pensaient qu'il fallait agir avec plus de précautions, sans se précipiter. Derrida s'est malheureusement laissé convaincre. Cela reste pour moi une occasion manquée, et je crois qu'elle a été très préjudiciable 30. » La rumeur ne tarde pas à se répandre et « l'affaire » éclate de la pire façon. Le 1er décembre 1987, le New York Times annonce à la une : « Yale Scholar's Articles Found in Nazi Paper ». Non signé, l'article multiplie les erreurs et les approximations sur Paul de Man et sur la situation politique belge pendant l'Occupation. L'affaire prend des proportions considérables à travers tous les États-Unis, puis dans des pays où le nom de Paul de Man n'était connu jusqu'alors que de quelques spécialistes. La presse allemande se montre particulièrement virulente, tandis qu'en Suède Paul de Man est désigné comme « le Waldheim du postmodernisme 31 ». Mais les textes litigieux demeurent inaccessibles : ils ne seront publiés qu'à l'automne 1988 32. L'une des clés de l'affaire de Man et des proportions absurdes qu'elle va prendre tient à la séparation étanche entre deux mondes : la Belgique, où étaient parus les articles de jeunesse mais où l'on ne sait à peu près rien de la gloire acquise ensuite par le maître de l'école de Yale et moins encore du contenu de son œuvre, les États-Unis, où s'est accomplie la carrière de Paul de Man mais où l'on ignore tout des complexités de la situation belge sous l'Occupation allemande.

Le plus étonnant est que ces articles de jeunesse de Paul de Man soient restés ignorés si longtemps. Ils étaient parus sous son vrai nom, deux années durant, dans le plus grand quotidien belge, et étaient donc facilement accessibles. Selon Jean-Marie Apostolidès, professeur à Stanford, l'affaire aurait d'ailleurs fort bien pu éclater quelques années plus tôt : « Je dois être le premier, aux États-Unis, à avoir eu connaissance de ces articles, racontet-il. J'achevais alors mon livre Les Métamorphoses de Tintin et, comme Hergé avait publié dans Le Soir sous l'Occupation, j'avais fait venir ces journaux à la bibliothèque Widener de Harvard. Un après-midi, vers la fin de l'année 1982, Jeffrey Mehlman s'est approché de moi dans la salle de lecture, alors que je lisais une des reliures du Soir de guerre. Il avait été longtemps proche de Derrida, avant de s'intéresser aux articles de jeunesse de Maurice Blanchot. Je lui ai dit : “Puisque tu t'intéresses au passé trouble des intellectuels, regarde ce que je viens de trouver sur Paul de Man.” Et je lui ai montré certains passages significatifs des articles que j'avais lus les jours précédents, sans y attacher d'importance particulière. Contrairement à moi, il a senti tout de suite que ces textes feraient l'effet d'une bombe. Cependant, il venait lui-même de Yale, avait connu et travaillé avec Paul de Man, et souhaitait entrer à Harvard. Il m'a encouragé à dévoiler l'affaire moi-même. Si j'ai refusé, c'est parce que ces articles me paraissaient conformistes et insignifiants et que Paul de Man, figure à mes yeux secondaire de la critique littéraire, ne méritait pas une telle polémique. Mais je lui ai promis de garder encore une ou deux semaines les journaux avant de les renvoyer en Belgique. Au cas où il aurait voulu les éplucher en détail, il avait la référence, il lui suffisait de les redemander lors de sa visite suivante à la bibliothèque. À mon avis, il n'en a rien fait, même s'il a immédiatement compris les tenants et aboutissants de l'affaire, avec ce que je venais de lui montrer. J'ai aussi mentionné ces articles à Barbara Johnson, autre proche de Derrida, mais elle n'y a guère prêté attention : l'Histoire ne l'intéressait pas 33. » Force est de reconnaître que la piste Paul de Man était très facile à remonter pour quiconque connaissait un peu l'histoire de la Belgique pendant l'entre-deux-guerres et sous l'Occupation. Il aurait suffi de l'interroger sur ses liens avec son oncle Henri de Man (1885-1953), auteur du célèbre ouvrage Au-delà du marxisme, qui fut président du parti ouvrier belge à partir de 1938, avant de se rallier au nazisme sous l'Occupation. Henri de Man était un personnage de première importance, dont l'influence

pendant les années 1930 s'étendait bien au-delà des frontières belges. Son ancien compagnon de lutte politique, Paul-Henri Spaak, a pu dire : « Ses erreurs, qui furent grandes, qui firent de lui un réprouvé et un exilé, ne peuvent m'empêcher de dire qu'il est le plus authentique penseur socialiste du XXe siècle, et l'un des rares hommes qui, en quelques occasions, m'a donné la sensation du génie 34. » Quant à l'historien Zeev Sternhell, il lui accorde une place essentielle dans son livre Ni droite ni gauche, l'idéologie fasciste en France, expliquant que le « planisme » d'Henri de Man « constitue pour la pensée socialiste de l'époque, la tentative la plus approfondie de l'entre-deux guerres. Il s'agit là d'une expérience originale, d'une très grande importance sur le plan de la théorie politique 35 ». Mais le passé de Paul de Man aurait pu revenir par un autre biais. Car le célèbre critique Georges Poulet, auteur des Études sur le temps humain, professeur à Johns Hopkins et à Zurich, était le frère cadet de Robert Poulet, collaborateur belge beaucoup plus radical que Paul de Man : arrêté et condamné à mort en 1945, Robert Poulet vit ensuite sa peine commuée en exil. Il paraît donc impensable que Georges Poulet n'ait pas su ce qu'avait été, au moins dans ses grandes lignes, « la guerre de Paul de Man ». Si l'affaire n'a pas éclaté de son vivant, c'est donc aussi parce que nul ne le souhaitait, tant qu'il dirigeait le meilleur département de littérature comparée des États-Unis. Tous ceux qui ont connu de Man insistent sur sa discrétion en ce qui concerne sa vie avant l'arrivée aux États-Unis. Il avait trouvé sa vocation en Amérique : ce qui précédait ne comptait pas. Comme Geoffrey Hartman l'interrogeait un jour sur la minceur de sa bibliographie avant 1953, lui disant qu'il avait quand même dû publier des choses avant cette date », de Man avait répondu laconiquement : « Rien d'autre que du journalisme 36. » À la fin de l'année 1987, le scandale déclenché par le New York Times prend des proportions considérables. Et comme dans l'affaire Heidegger, la polémique s'étend bientôt à la déconstruction tout entière. Si de Man est mort depuis quatre ans, Derrida et ses proches sont bien vivants et on ne peut plus présents sur la scène. Pour tous les détracteurs de l'école de Yale et de l'œuvre de Derrida, l'occasion paraît inespérée. Jeffrey Mehlman, professeur de français à l'université de Boston, va jusqu'à déclarer qu'il y a « des raisons de voir la déconstruction dans son ensemble comme un vaste projet d'amnistie pour les politiques de collaboration pendant la Seconde

Guerre mondiale 37 ». Cet amalgame aussi absurde qu'ignoble sera repris pendant les semaines suivantes : The New Republic consacre un article au thème « Fascists and Deconstructionists », tandis que le LA Times évoque « The (de) Man who put the con in deconstruction ». Derrida réagit à chaud, alors que la campagne de presse est loin d'être terminée. En janvier 1988, un mois à peine après l'article du New York Times, il entreprend la rédaction d'une minutieuse analyse de l'affaire. Si le titre est poétique – « Comme le bruit de la mer au fond d'un coquillage : la guerre de Paul de Man » –, le texte lui-même est on ne peut plus combatif et beaucoup plus direct que tous les travaux antérieurs de Derrida. Comme l'impose la situation, ce long article paraît en premier lieu aux États-Unis, traduit par son amie Peggy Kamuf, qui est dès cette époque l'une de ses traductrices les plus fidèles 38. Avant d'être une analyse, « Comme le bruit de la mer… » se présente comme un récit. Derrida, qui disait peu après la mort de Paul de Man n'avoir jamais su raconter une histoire, se trouve cette fois contraint de le faire. Évoquant sa découverte du dossier du Soir, il ne cherche pas à cacher le désarroi qui a d'abord été le sien : Dès la première lecture, j'ai cru reconnaître, hélas !, ce que j'appellerai grossièrement une configuration idéologique, des schémas discursifs, une logique et un stock d'arguments très marqués. Par situation et par entraînement, j'ai appris depuis mon enfance à les détecter sans difficulté. Étrange coïncidence, il se trouve de surcroît que tous ces thèmes font l'objet des séminaires que je donne depuis quatre ans et de mon dernier livre sur Heidegger et le nazisme. Mes sentiments furent d'abord ceux d'une blessure, d'une stupeur et d'une tristesse que je ne veux ni dissimuler ni exhiber 39.

Sans craindre les précisions historiques, Derrida restitue dans leur contexte les articles publiés pendant la guerre dans Le Soir par Paul de Man – ils sont pour la plupart anodins –, avant de s'arrêter sur le plus problématique de la série : « Les Juifs dans la littérature actuelle ». Rien de ce que je m'apprête à en dire, en l'analysant d'aussi près que possible, n'effacera la blessure qui fut aussitôt la mienne quand j'y ai perçu, le souffle coupé, ce que les journaux ont le plus fréquemment relevé comme de l'antisémitisme avéré, un antisémitisme plus grave que jamais dans une telle situation, un antisémitisme qui ne serait pas loin de pousser aux exclusions, voire aux déportations les plus sinistres 40.

Cela n'empêche pas Derrida d'entreprendre une « lecture rapprochée » de l'article en question, avec une ingéniosité et une générosité quelque peu excessives. Quand le jeune de Man écrit : « L'antisémitisme vulgaire se plaît volontiers à considérer les phénomènes culturels de l'après-guerre

(d'après la guerre de 14-18) comme dégénérés et décadents, parce qu'enjuivés », l'auteur de L'écriture et la différence prête à la phrase un jeu subtil d'arrière-pensées : Il s'agit donc bien de condamner l'antisémitisme vulgaire. C'est l'intention première, déclarée et appuyée. Mais railler l'antisémitisme vulgaire, est-ce railler la vulgarité de l'antisémitisme ? Cette dernière modulation syntaxique laisse la voie ouverte à deux interprétations. Condamner l'antisémitisme vulgaire, cela peut laisser entendre qu'il y a un antisémitisme distingué, au nom duquel on peut juger le vulgaire. Mais cela peut vouloir dire autre chose, et cette lecture peut toujours contaminer l'autre clandestinement : condamner l'« antisémitisme vulgaire », surtout si on ne parle jamais de l'autre, c'est condamner l'antisémitisme lui-même en tant qu'il est vulgaire, toujours et essentiellement vulgaire. De Man ne le dit pas non plus. L'eût-il pensé, ce que je n'exclurai jamais, il ne pouvait le dire clairement dans ce contexte 41.

En écrivant ce long plaidoyer pour de Man, Derrida devine les risques qu'il court. Il le fait par fidélité à son ami disparu et par souci de justice, donnant toute leur portée à ses conférences de 1984 sur la promesse qui « n'a de sens et de gravité qu'à la mort de l'autre » : « Je ne pouvais pas savoir qu'un jour, dans l'expérience d'une telle blessure, j'aurais à répondre pour Paul de Man […] à parler encore, de-lui-pour-lui, quand, risquant d'être accusé dans sa mémoire ou dans son héritage, il n'est plus là pour parler en son propre nom 42. » Mais « Comme le bruit de la mer au fond d'un coquillage » est aussi un acte de légitime défense. Car ces articles de jeunesse de Paul de Man ont offert aux ennemis de Derrida la chance d'une offensive radicale contre lui. Saisissant ce qui leur apparaît comme une aubaine, les opposants de toujours – philosophes positivistes, humanistes conservateurs et marxistes gauchisants – unissent soudain leurs forces pour se débarrasser d'un homme et d'une théorie qui les dérangent depuis longtemps. Derrida commence par ironiser avant de passer à la contre-attaque : On peut encore se demander, avec la même indulgence souriante : mais enfin qu'est-ce que « la » déconstruction a à faire avec ce qui fut écrit en 1940-1942 par un tout jeune homme dans un journal belge ? N'est-il pas ridicule et malhonnête d'étendre à une « théorie », elle-même simplifiée et homogénéisée, ainsi qu'à tous ceux qu'elle intéresse et qui la développent, le procès qu'on voudrait faire à un homme pour des textes écrits dans des journaux belges il y a quarantecinq ans et qu'on n'a d'ailleurs, une fois encore, pour ainsi dire pas lus ? […] Pourquoi fait-on semblant de ne pas voir que la déconstruction est tout sauf un nihilisme ou un scepticisme, comme on le dit encore souvent malgré tant de textes qui démontrent le contraire explicitement, thématiquement, et depuis plus de vingt ans ? Pourquoi crier à l'irrationalisme dès que quelqu'un pose une question sur la raison, sur ses formes, son histoire, ses mutations ? À l'anti-humanisme dès la première question sur l'essence de l'homme et sur la construction de son concept ? […] Bref, de quoi a-t-on peur ? À qui veut-on faire peur 43 ?

Comme souvent, c'est dans les notes de bas de page que Derrida se montre le plus direct et le plus offensif. Il s'en prend avec une particulière vigueur à un article de Jon Wiener intitulé « Deconstructing de Man » et paru dans The Nation. Depuis son titre et jusqu'à sa dernière phrase, cet article haineux et plein d'erreurs rassemble à peu près toutes les fautes de lecture que j'ai évoquées jusqu'ici. On frémit à la pensée que son auteur enseigne l'histoire dans une université. Tentant de transférer sur la déconstruction et sa « politique » (telles qu'il les imagine) un flot de calomnies ou d'insinuations diffamatoires, il ose parler de de Man comme d'un « academic Waldheim » […]. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que l'article de Jon Wiener ait servi de modèle. L'auteur est pourtant célèbre pour ses méprises dans The Nation : ce journal a dû plus d'une fois publier de sévères et accablantes mises au point après les interventions de ce malencontreux collaborateur 44.

L'affaire de Man crée des remous considérables un peu partout dans les universités américaines, provoquant de nombreux déchirements, même à l'intérieur du milieu derridien. Le 26 avril 1988, David Carroll, un fidèle de la première heure, adresse une longue lettre ouverte à Derrida. Ce n'est pas sur le fond, mais sur la stratégie adoptée qu'il exprime son désaccord. Il ne parvient pas à comprendre pourquoi Derrida a poussé aussi loin la défense de Paul de Man, acceptant de prendre sur lui les attaques et même « d'assumer le pire de ce qu'il a écrit et en un sens d'en endosser la responsabilité », alors que de tels écrits sont diamétralement opposés à toutes ses convictions et options politiques 45. Derrida est trop à vif pour accepter ces critiques, si modérées soient-elles. Annotant rageusement le texte de David Carroll, il a l'impression que son ancien étudiant n'a pas été capable de le lire. Pendant des années, les relations des deux hommes en seront profondément affectées. Les choses seront à peine plus faciles avec Avital Ronell : « Nous avons eu de vifs désaccords au moment de l'affaire de Man. Il voulait rassembler les siens, faire bloc à tout prix. Cela ne m'apparaissait pas comme une bonne stratégie. Défendre absolument et presque aveuglément les textes de jeunesse de Paul de Man n'aurait pas dû être considéré comme un devoir par ceux qui se réclamaient de Derrida. Mais à ce moment-là, il supportait encore moins que d'habitude les nuances de désaccord interne. Il n'y a malheureusement eu personne d'assez fort pour le persuader d'adopter une autre stratégie, moins agressive et plus adéquate au contexte américain. La façon dont il a répondu, dans “Comme le bruit de la mer… ”, a encore aggravé la situation. On y a vu un exercice de manipulation textuelle, comme si la sophistication des lectures déconstructrices conduisait

finalement à cela : trouver des excuses à des articles antisémites, faire dire n'importe quoi à un texte pour le blanchir des accusations de nazisme ! Toute cette affaire a été un désastre. Par certains traits, on ne s'en est jamais remis 46. » Dans les mois qui suivent la parution de « Comme le bruit de la mer… », la rédaction de la revue Critical Inquiry reçoit de nombreuses lettres, très violentes pour la plupart. « Il n'est pas excessif d'affirmer que votre article a provoqué plus de discussions et conduit à des réactions plus extrêmes qu'aucun texte que nous nous souvenons avoir publié », écrit l'un des responsables de la revue à Derrida 47. Six de ces commentaires sont retenus pour parution dans Critical Inquiry, mais comme ils mettent parfois brutalement en cause Derrida, ils lui sont envoyés suffisamment à temps pour qu'il ait la possibilité de réagir. Dans les derniers jours de 1988, il écrit une longue réponse collective. Aussitôt traduit par Peggy Kamuf sous le titre « Biodegradables. Seven diary fragments », cet article d'une soixantaine de pages restera inédit en français tant il est lié au contexte américain. Touché au vif, Derrida y réagit avec dureté contre ceux qui ont émis des critiques ou des doutes, de quelque ordre qu'ils soient. Lui qui a été mis à la porte de l'école en 1942, au moment même où Paul de Man publiait ses articles dans Le Soir, reconnaît qu'il « supporte très mal toutes les leçons de vigilance qu'on peut prétendre [lui] donner à ce sujet 48 ». Il faudra attendre le 10 mars 1990 pour qu'une discussion plus sereine et plus approfondie puisse avoir lieu à Paris, dans le cadre des samedis du Collège international de philosophie. Michel Deguy, Élisabeth de Fontenay, Alexander Garcia Düttmann et Marie-Louise Mallet réagissent chacun aux Mémoires pour Paul de Man, avant que Derrida leur réponde de façon attentive, sans rejeter d'emblée les objections que certains lui ont adressées. Il le reconnaît, ces questions restent pour lui « des épreuves difficiles ». Dialoguant avec Élisabeth de Fontenay, il s'interroge sur le silence observé par Paul de Man, y compris avec lui : Je ne sais pas pourquoi il ne m'a rien dit, à moi, et pourquoi il en a à peine parlé à d'autres, à si peu de personnes. […] Je n'ai pas de réponse, je ne sais pas, j'ai seulement des hypothèses. J'ai rencontré de Man en 1966, nous avons été très liés à partir de 1975 quand j'allais tous les ans à Yale pour trois ou quatre semaines. Paul de Man est alors devenu, il reste pour moi un ami très cher, mais nous nous connaissions peu, nous connaissions peu nos « vies », cela arrive !

C'est l'occasion pour Derrida de préciser sa conception de l'amitié, et la place essentielle qu'il réserve au secret. Il ne croit pas que la condition de

l'amitié soit la familiarité « ou ce qu'on appelle tranquillement la proximité ou la connaissance de l'autre ». Nos « échanges », pour se servir de ce mot ridicule, furent toujours très discrets. Les signes de l'amitié étaient clairement donnés, mais nous nous disions peu de choses. L'un et l'autre. Quand je dis : peut-être avais-je toujours su ou peut-être pense-t-il que j'avais toujours su, je ne peux pas exclure qu'il se soit dit, en somme : ces choses sont assez connues (car on sait maintenant qu'il en a parlé à d'autres), elles sont peut-être en train de courir dans la rumeur, peut-être que Jacques Derrida les sait, il n'en parle pas, ce sont des choses qui datent de trente ans, n'en parlons pas. C'est possible. Vous savez comment les choses se passent « dans la société » : quelqu'un a un secret, mais il est surtout au secret, il est le seul à ne pas savoir que tout le monde sait. […] Pourquoi n'ai-je jamais posé de question ? Je savais que Paul de Man avait une histoire compliquée : il avait quitté la Belgique juste après la guerre, son installation en Amérique avait été mouvementée, en tout cas sur le plan académique. Un jour il m'a dit : « Si vous voulez connaître ma vie » – voilà des choses que nous nous disions – « lisez le roman d'Henri Thomas, Le Parjure. » […] Je l'achète, je le lis, je suis bouleversé. Il n'était pas du tout question de la Belgique, cela se passait plus tard, aux États-Unis. J'ai écrit à de Man pour lui dire mon émotion. Pas de réponse de sa part. Lui-même, il m'a dit un jour, faisant allusion à Glas et à La Carte postale : « Il y a des livres de vous dont je ne peux pas vous parler. Je ne vous en dirai rien. » L'amitié compte avec certains silences, avec le non-dit et le secret qui ne lui sont pas nécessairement mortels 49.

C'est au cours de cette même rencontre au Collège international de philosophie que, pour la première fois à ma connaissance, Derrida aborde la thématique de l'impardonnable, qui prendra une place si déterminante dans sa pensée : Je ne sais jamais qui a le droit de demander un aveu, s'il y a jamais de l'aveu, et surtout, qui a le droit de pardonner, de dire « je pardonne ». La phrase « je pardonne » me paraît aussi impossible, ou du moins impossible à assumer avec quelque assurance que ce soit, aussi impossible que la demande d'aveu – et peut-être que l'aveu même. J'ai pourtant écrit « impardonnable ». Je ne suis pas sûr d'avoir bien fait et en tout cas je n'en suis pas heureux.

D'autres polémiques marquent cette période décidément difficile. Paru en Allemagne en 1985, le livre de Jürgen Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, est traduit chez Gallimard en avril 1988. Deux de ces douze conférences sont consacrées à l'auteur de L'écriture et la différence. Mais puisque, selon Habermas, « Derrida ne se distingue guère par son goût de l'argumentation », il annonce d'emblée que son analyse va s'appuyer sur les travaux de ses disciples « qui se sont faits dans le contexte anglo-saxon d'argumentation 50 ». C'est surtout On Deconstruction de Jonathan Culler qui lui sert de référence. Comme Habermas est depuis toujours un pourfendeur de Heidegger, la filiation qu'il établit entre Derrida et lui n'a rien d'un compliment. À l'en

croire, les deux démarches se superposent presque parfaitement : « la mélodie bien connue de l'autodépassement de la métaphysique donne aussi le ton de l'entreprise derridienne ; la Destruktion est appelée déconstruction 51 ». Selon Habermas, qui semble ici bien proche de La Pensée 68 de Ferry et Renaut, il n'y aurait donc rien de nouveau chez Derrida, mis à part le ton, mais celui-ci conduit à un nivellement on ne peut plus préjudiciable de la différence entre la philosophie et la littérature : Libéré de l'obligation de résoudre des problèmes – comme le recommande Derrida – et détournée à des fins de critique littéraire, la pensée philosophique n'est pas seulement privée de son sérieux, mais encore de sa productivité et de son efficacité. Inversement, la faculté de juger de la critique littéraire perd elle aussi de sa puissance, dès lors qu'elle est chargée de critiquer la métaphysique au lieu de tenter de s'approprier les contenus de l'expérience esthétique, comme le croient les partisans de Derrida dans les départements littéraires des universités américaines. En assimilant faussement les deux entreprises, on prive l'une et l'autre de leur substance 52.

La notoriété de Habermas et sa grande influence en Allemagne imposent à Derrida de répondre, d'autant que des articles très violents contre lui viennent de paraître dans la presse allemande à l'occasion de l'affaire de Man. Dans le Frankfurter Rundschau, Manfred Frank dit sa crainte de voir les jeunes Allemands tomber « entre les mains des Français », étendant le soupçon de fascisme ou de pré-fascisme « néo-darwinien » à toute l'« Internationale française » de Derrida, Deleuze et Lyotard 53. Selon Alexander Garcia Düttmann – qui fut étudiant à Francfort avant de compter parmi les proches de Derrida –, Habermas mettait explicitement ses étudiants en garde contre l'influence de Derrida, décrivant à cette époque sa pensée comme nihiliste, obscurantiste et politiquement douteuse. Dans une longue note ajoutée lors de la publication de l'édition française de Mémoires pour Paul de Man, Derrida commence par s'indigner de la méthode de Habermas, rappelant que, dans l'un des deux chapitres qui lui sont consacrés, il est critiqué pendant trente pages « sans une seule référence à aucun de [s]es textes », alors qu'il est « nommément désigné […] comme l'auteur des thèses prétendument discutées ». Après avoir souligné une série d'erreurs d'interprétation, Derrida porte une attaque plus frontale contre les principes mêmes de la philosophie de Habermas : C'est toujours au nom de l'éthique, d'une éthique prétendument démocratique de la discussion, c'est toujours au nom de la communication transparente et du « consensus » que se produisent les manquements les plus brutaux aux règles élémentaires de la discussion (la lecture différenciée ou l'écoute de l'autre, la preuve, l'argumentation, l'analyse et la citation). C'est toujours le discours moraliste du consensus – du moins celui qui feint d'en appeler sincèrement

au consensus – qui produit en fait la transgression indécente des normes classiques de la raison et de la démocratie 54.

Tout ces thèmes sont au cœur d'un autre texte important de l'année 1988 : « Vers une éthique de la discussion ». Il s'agit de la postface du livre Limited Inc. qui rassemble les pièces de la controverse particulièrement brutale qui l'a opposé dix ans auparavant à John R. Searle. Revenant sur le texte de Searle, « Réitération des différences : réponse à Derrida », et sur la cinglante réplique qu'il lui avait apportée, « Limited Inc abc… », Derrida s'efforce d'analyser « les symptômes que cette “scène” polémique peut encore donner à lire » par-delà les contenus théoriques précis qui étaient alors en jeu 55. De plus en plus, Derrida reconnaît la part de violence qui est à l'œuvre dans les discussions académiques ou intellectuelles, y compris dans sa propre démarche. Il l'expliquera dans un entretien tardif avec Évelyne Grossman : Quand j'essaie de penser, de travailler ou d'écrire et quand je crois que quelque chose de « vrai » doit être avancé dans l'espace public, sur la scène publique, eh bien, aucune force au monde ne m'en empêcherait. Ce n'est pas une question de courage, mais quand je crois que quelque chose doit être dit ou pensé, fût-ce d'une manière « vraie » mais encore irrecevable, aucune puissance au monde ne pourrait me décourager de le dire. […] Il m'est arrivé quelquefois d'écrire des textes dont je savais qu'ils allaient heurter. Ils étaient par exemple critiques à l'égard de LéviStrauss ou de Lacan – je connais tout de même assez bien le milieu pour savoir que cela allait faire des histoires – eh bien, il m'était impossible de garder cela pour moi. Cela, c'est une loi, c'est comme une pulsion et une loi : je ne peux pas ne pas le dire. Soit dit aussi entre nous, il m'est arrivé, dans les moments où j'écrivais ce genre de textes de contestation un peu provocante dans certains milieux, d'écrire quelque chose et puis, au moment où je m'endormais un peu, dans un demi-sommeil, il y avait quelqu'un en moi, plus lucide ou plus vigilant que l'autre, qui disait : « Mais tu es complètement fou, tu devrais pas faire ça, tu devrais pas écrire ça. Tu vois bien ce qui va se passer… » Et puis, quand j'ouvre les yeux et que je me mets au travail, je le fais. Je désobéis à ce conseil de prudence. C'est cela que j'appelle la pulsion de vérité : ça doit être avoué 56.

Les deux années de combats incessants que Derrida vient de connaître marquent toutefois une sorte de point de rupture. La période qui va suivre se caractérise par de nouvelles alliances et l'émergence d'un Derrida d'allure plus apaisée. Comme en réponse aux accusations, les questions éthiques et politiques vont bientôt passer à l'avant-plan.

Chapitre 3 Mémoire vive 1988-1990 Entre les obligations de toute sorte, les voyages et le courrier qui s'accumule, Derrida est de plus en plus débordé. Comme le note Avital Ronell, n'occupant pas un poste de professeur d'université en France, il n'a ni assistant ni secrétaire pour l'aider dans son travail, si bien qu'il lui faut « chercher, photocopier, collationner et s'occuper de tout lui-même » : « Je le vois encore, trimbalant son carton bourré de livres, pour aller se soumettre à l'audition d'une commission […]. Il était, certains jours, son propre prolétariat, du moins d'après les standards universitaires américains 1. » Malgré sa puissance de travail, il arrive que Derrida ne suffise plus à la tâche. Pendant l'automne 1987, il sympathise avec Elisabeth Weber, une jeune femme qui prépare la traduction allemande d'Ulysse gramophone et vient plusieurs fois lui soumettre les difficultés qu'elle rencontre, à la fin de son séminaire. « Quelques mois plus tard, alors que j'achevais ma thèse de doctorat, il m'a demandé si cela m'intéressait de l'aider un peu, notamment pour la correspondance. À partir du début de l'année 1988, je suis allée à Ris-Orangis tous les dimanches pour travailler à ses côtés. Le matin, Derrida me dictait les réponses aux lettres qui s'étaient accumulées pendant la semaine. Les après-midi étaient d'habitude consacrés aux papers, manuscrits et livres qu'il avait reçus, ainsi qu'à l'organisation de sa bibliothèque 2. » Mais le rôle d'Elisabeth Weber ne tarde pas à s'amplifier. Comme elle l'explique : « Après quelque temps, il m'a également confié les finitions et corrections de plusieurs livres : Limited Inc., qui rassemblait les pièces de la polémique avec Searle, et le gros recueil d'entretiens Points de suspension. L'initiative de ce projet vient de moi, si mes souvenirs sont bons. Nous

avons discuté en détail le choix des interviews, à partir de la sélection que j'avais établie. Je me suis aussi occupée de la préparation du manuscrit Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, son mémoire de maîtrise pour lequel Françoise Dastur, Jean-Luc Marion et Didier Franck avaient marqué un vif intérêt et qui devait paraître aux PUF en 1990. Ma tâche a consisté surtout à vérifier les citations en allemand, à les retrouver dans les œuvres complètes de Husserl – qui n'existaient pas encore dans les années 1950 –, à corriger leur traduction quand c'était nécessaire, et à ajouter les références des traductions récemment publiées en français. J'ai travaillé pour lui jusqu'en septembre 1991, quand j'ai obtenu un poste à l'université de Californie, Santa Barbara. Mais nous avons continué de nous voir de manière amicale à chacun de mes séjours en France. » Une autre collaboration importante va lier Derrida à un jeune professeur de l'université de Sussex à Brighton, Geoffrey Bennington. Passionné par l'œuvre de Derrida depuis la fin des années 1970, il lui a d'abord servi d'interprète lors de ses voyages à Oxford, avant de veiller sur la qualité des traductions anglaises. Mais Derrida va bientôt faire appel à lui pour un projet plus important. « En janvier 1988, j'avais fait paraître dans l'Oxford Literary Review un long article assez mordant, où je rendais compte de plusieurs livres récents sur lui. Il m'a dit avoir beaucoup apprécié ce texte. Quelque temps plus tard, il m'a proposé d'écrire le livre que les éditions du Seuil voulaient lui consacrer dans la collection “Les Contemporains”. J'étais flatté, j'osais à peine y croire. Pour des raisons politiques, Derrida tenait à ce que ce ne soit pas un Français et un derridien déjà identifié qui écrive cet ouvrage. C'est moi qui ai suggéré, lors d'un déjeuner avec Denis Roche, le directeur de la collection, que Derrida lui-même intervienne dans le volume : peut-être est-ce le souvenir du Roland Barthes par Roland Barthes qui m'y a fait penser. Très vite m'est venue l'idée que j'écrirais une analyse de son œuvre sans aucune citation de lui. J'y ai travaillé en 1988, pendant un congé sabbatique, passant pas mal de temps à élaborer une sorte de “logiciel Derrida” avec mon ordinateur. Je voulais établir une véritable base de données, à partir de laquelle j'écrirais mon texte. Plus j'avançais, plus j'étais frappé par la cohérence et la solidité de son œuvre. Sa façon d'écrire, et de se situer par rapport à la philosophie, place le commentateur dans une position très difficile. Derrida propose non seulement une lecture de beaucoup d'œuvres majeures de l'histoire de la philosophie, mais aussi une

relecture de ses propres textes. À plusieurs reprises, j'ai retrouvé dans ses livres, allusivement formulées, des idées que je croyais avoir découvertes tout seul. Je lui ai remis “Derridabase” au début de l'année 1989. Après un temps qui m'a paru très long, il m'a téléphoné et m'en a dit grand bien. Mais il restait très mystérieux sur ce qu'il était en train d'écrire. Je connaissais seulement la contrainte matérielle qu'il s'était fixée : cinquante-neuf paragraphes – il était dans sa cinquante-neuvième année – aussi longs que le permettait MacWrite, le programme informatique qu'il utilisait. J'ignorais encore tout du sujet 3. » Entre Bennington et Derrida, se met en place une forme de duel entre deux modes d'écriture. Circonfession est d'abord une réponse à la tentative de « Geoff » de constituer une base de données « qui permette à tout lecteur, sans aucune citation, de retrouver […] toutes les propositions, tous les lieux, à partir d'une sorte d'index surformalisé 4 ». Inquiet de se voir ainsi mis en boîte, Derrida veut écrire un texte qui échappe à la cartographie systématique établie par Bennington. À côté d'un corpus dont le critique « n'a pas gardé un seul fragment intact 5 », il réintroduit le corps, y compris son propre pénis. Au moment même où l'exposé méthodique de Geoffrey Bennington fait de lui un philosophe quasi recevable, voici que Derrida s'emploie à déconstruire de l'intérieur l'ouvrage qui lui est consacré. Pour son texte, Derrida reprend les notes sur la circoncision commencées dans ses carnets de 1976-1977 (peu après Glas) et de 1980-1981 (juste après La Carte postale). Il rêvait alors d'écrire Le livre d'Élie, « un roman en quatre colonnes, à quatre niveaux de discours 6 », même si l'apparence du livre ne le refléterait pas forcément de manière aussi immédiate que dans Glas. Quelque chose de ce projet subsistera dans Circonfession où se tressent quatre motifs principaux : la méditation au chevet de la mère mourante, l'anamnèse autobiographique, les extraits des carnets sur la circoncision, les citations des Confessions de saint Augustin. L'écriture se fait par vagues pendant toute l'année 1989 et les premiers mois de 1990. C'est comme une réponse intime à la maladie de sa mère, mais aussi comme une façon de se retrouver après les pénibles polémiques des deux années qui viennent de s'écouler. Née en 1901, et donc déjà très âgée, Georgette Safar est grabataire et atteinte de la maladie d'Alzheimer. Pendant son interminable agonie, Jacques vient à Nice dès qu'il le peut, corrigeant parfois les épreuves de ses livres à son chevet. Le reste du temps, il lui téléphone presque tous les

jours. Depuis la fin de l'année 1988 et une attaque qui a failli l'emporter, elle est « dans une singulière léthargie, entre la vie et la mort, vraiment, “hospitalisée à domicile”, ne [l]e reconnaissant plus, parlant, voyant, entendant à peine 7 ». Veillée funèbre démesurée, Circonfession est l'un des textes les plus risqués de Jacques Derrida et sans doute le plus émouvant. En écrivant ces cinquante-neuf périodes impossibles à citer sans les tronquer, il voudrait […] confier au bas de ce livre ce que furent les dernières phrases plus ou moins intelligibles de ma mère, encore vivante au moment où j'écris ceci, mais déjà incapable de mémoire, de la mémoire en tout cas de mon nom, un nom devenu pour elle à tout le moins imprononçable, et j'écris ici au moment où ma mère ne me reconnaît plus et où, capable encore de prononcer ou d'articuler, un peu, elle ne m'appelle plus et pour elle et donc de son vivant je n'ai plus de nom […] l'autre jour à Nice alors que lui demandai si elle avait mal (« oui ») puis où, c'était le 5 février 1989, elle eut dans une rhétorique qui n'avait jamais pu être la sienne l'audace de ce trait dont hélas elle ne saura jamais rien, n'a sans doute rien su, et qui trouant la nuit répond à ma demande : « J'ai mal à ma mère », comme si elle parlait pour moi, à la fois dans ma direction et à ma place […] 8.

Georgette Safar s'éteindra au début du mois de décembre 1991. Et comme Jacques l'écrit à son vieil ami Michel Monory, qu'il revoit de loin en loin, « cette longue, longue mort de trois ans n'adoucit pas le deuil et en vérité n'y prépare pas 9 ». Exactement contemporain de Circonfession est le texte Mémoires d'aveugle, lui aussi très autobiographique et lui aussi placé sous le signe de la douleur. À l'origine, il s'agit seulement de concevoir une exposition pour le Louvre, sélectionnant une série de dessins avant de les commenter. La proposition l'intéresse et l'inquiète à la fois ; il n'a encore aucune idée du « parti pris » qui sera le sien. Mais en juin 1989, Derrida est victime d'un épisode de paralysie faciale qui immobilise notamment son œil gauche. On imagine sa panique. Au début du mois de juillet, il est contraint d'annuler un rendez-vous au Cabinet des dessins avec les trois conservateurs qui doivent l'aider à choisir les images. Depuis treize jours, je souffre d'une paralysie faciale d'origine virale, dite a frigore (défiguration, le nerf facial enflammé, le côté gauche du visage frappé de rigidité, l'œil gauche fixe et terrible à voir dans un miroir, la paupière ne se ferme plus normalement : privation du « clin d'œil » donc, de cet instant d'aveuglement qui assure à la vue sa respiration). Le 5 juillet, la guérison de cette affection banale vient de s'amorcer. Elle se confirme après deux semaines de terreur […]. Le 11 juillet, donc, je suis guéri (sentiment de conversion ou de reconversion, la paupière cligne de nouveau, mon visage reste hanté par un fantôme de défiguration), c'est le

premier rendez-vous au Louvre. Le soir même, alors que je rentre chez moi en voiture, le thème de l'exposition s'impose à moi 10.

Le 16 juillet, Derrida fait un rêve mettant en scène des aveugles qui s'en prennent à lui. Il en est de plus en plus persuadé : « Le dessin est aveugle, sinon le dessinateur ou la dessinatrice. En tant que telle et dans son moment propre, l'opération du dessin aurait quelque chose à voir avec l'aveuglement. » Cette conviction deviendra le sujet de l'exposition et du catalogue qui l'accompagne. L'année 1989 est marquée par un autre choc, qui affecte Derrida beaucoup plus qu'on pourrait le croire. Après l'agrégation de philosophie, son fils Pierre a très vite écrit sa thèse, sous la direction de Louis Marin. Et grâce à Didier Franck, qui vient de créer une collection philosophique aux Éditions de Minuit, elle est aussitôt publiée sous le titre Guillaume d'Ockham, le Singulier. Mais c'est sous le nom de Pierre Alféri, celui de sa grand-mère maternelle, que le jeune homme choisit de la faire paraître. Dans la bibliothèque de Derrida, le livre porte cette jolie dédicace : « Pour toi, papa, à qui je dois beaucoup plus qu'un nom. Pour toi, maman, à qui je dois beaucoup plus qu'un nom. » De la part de Pierre, il ne s'agit pas du tout d'une décision impulsive. « Dès l'adolescence, explique-t-il, j'ai eu le sentiment que le nom Derrida n'était pas vraiment le mien, qu'il était comme déjà pris. En publiant sous le même nom que mon père, j'aurais eu l'impression d'être un bernardl'hermite. Bien sûr, je n'avais pas la naïveté de croire qu'il me suffisait de signer Pierre Alféri pour qu'on ne sache pas qui j'étais. Mais ça me laissait quand même une petite surface de liberté. Je n'ai pas consulté Jacques et au début, il a plutôt mal pris cette décision. De toute façon, même si elle pouvait passer pour un acte hostile, j'étais prêt à l'assumer, car j'avais l'impression de n'avoir aucun autre choix. J'ai conservé cette signature pour tous mes autres ouvrages. “Pierre Alféri” n'est pas un simple pseudonyme ; c'est devenu un nom d'usage courant, suivant la formule de rigueur 11. » Pour Jacques Derrida, la question de la signature est depuis longtemps un thème essentiel. Il ne parvient pas à comprendre que son fils aîné ait voulu changer de nom. À ses yeux, il s'agit presque d'un reniement. Et lorsque Emmanuel Levinas lui dira qu'il trouve cette décision « très noble », il en sera déconcerté 12. Dans ses entretiens avec Maurizio Ferraris, Derrida confiera : « Il y a toujours une inadéquation à l'idée même de paternité. On

ne peut signer ni un fils ni une œuvre. Être père, c'est faire l'expérience extrêmement joyeuse et douloureuse du fait qu'on n'est pas le père. […] La paternité n'est pas un état ni une propriété 13. » Et il insistera plus encore sur la question « du nom qu'on reçoit ou du nom qu'on se donne » dans le petit livre Passions, la transformant en un thème philosophique à part entière : Supposez que X, quelque chose ou quelqu'un (une trace, une œuvre, une institution, un enfant) porte votre nom, c'est-à-dire votre titre. Traduction naïve ou fantasme courant : vous avez donné votre nom à X, donc tout ce qui revient à X, de façon directe ou détournée, en ligne droite ou oblique, vous revient, comme un bénéfice pour votre narcissisme. […] Inversement, supposez que X ne veuille pas de votre nom ou de votre titre ; supposez que, pour une raison ou une autre, X s'en affranchisse et se choisisse un autre nom, opérant une sorte de sevrage réitéré du sevrage originaire ; alors votre narcissisme, doublement blessé, s'en trouvera par là même d'autant enrichi : ce qui porte, a porté, aura porté votre nom paraît assez libre, puissant, créateur et autonome pour vivre seul et se passer radicalement de vous et de votre nom. Il revient à votre nom, au secret de votre nom, de pouvoir disparaître en votre nom 14.

L'évolution de son fils aîné inquiète Derrida pour d'autres raisons. Il l'a toujours admiré, a été émerveillé par ses succès précoces et s'est réjoui de le voir s'orienter vers la philosophie. Mais, un peu comme Jacques l'avait fait au Mans, Pierre craque nerveusement au milieu de son année de stage. Et très vite il décide de quitter la philosophie pour s'orienter vers la littérature, ce qui ne rassure pas son père, aussi traditionnel que bien d'autres quand il s'agit de ses enfants. Derrida l'explique à Michel Monory : « Pierre, qui n'en pouvait plus, a esquissé une sortie, si je comprends bien, hors de l'enseignement. Il a une bourse du CNL pour l'année, écrit, s'occupe de mille choses et paraît peu se soucier de profession 15. » « Quand j'ai arrêté la philo, reconnaît Pierre, il s'est vivement inquiété pour mon avenir professionnel. D'abord, il considérait que professeur d'université était un beau métier. Plus profondément, il devait aussi regretter que je m'éloigne de la philosophie et que je cesse quasiment d'en lire. Même ses propres livres, je dois reconnaître que je les ai lus de manière très partielle et assez intermittente. Je me sentais débordé par le rythme de plus en plus rapide de ses publications : j'en avais à peine commencé un que j'en recevais déjà un ou deux autres. Mon parcours philosophique personnel avait été très peu derridien : les textes qui m'ont le plus intéressé ne passaient pas du tout par lui. Après des études d'ethnologie, mon frère Jean a pratiqué la philosophie plus que moi, mais lui aussi est allé dans des zones presque entièrement préservées des commentaires derridiens. Il n'est pas devenu professeur et s'est trouvé son propre terrain, poursuivant des recherches personnelles, en particulier sur Plotin et le néo-platonisme 16. »

Pendant les années suivantes, Pierre Alféri crée avec Olivier Cadiot la Revue de littérature générale et publie une dizaine d'ouvrages aux éditions P.O.L. ; parmi eux Le Cinéma des familles, un roman nourri de nombreux détails autobiographiques dont Derrida recommandera la lecture à plusieurs de ses proches. Mais la situation professionnelle de son fils aîné continue à le préoccuper. « J'ai exercé toutes sortes de petits métiers, raconte Pierre. J'ai été libraire, j'ai travaillé dans l'édition, j'ai écrit des paroles de chanson. Quand j'ai traduit plusieurs parties de la Bible, pour les éditions Bayard, ce n'était pas qu'un plaisir d'écriture, c'était aussi ma principale source de revenus… Si le modèle paternel a joué dans mon orientation, c'est en reprenant son désir d'être écrivain. À ma façon, j'ai peut-être prolongé son désir. Un soir, il est venu à la Fondation Cartier, à une performance que j'avais réalisée avec Rodolphe Burger. Il y avait des images projetées, des lectures, de la musique. À la fin, il est venu me féliciter et m'a dit : “Au fond, on fait un peu la même chose.” Il était conscient de pratiquer de plus en plus la philosophie en artiste. Il se sentait souvent plus proche des écrivains, des peintres ou des architectes que des universitaires 17. » Aux professeurs de philosophie, Derrida continue pourtant d'avoir affaire, pas toujours de façon heureuse. Une Commission de réflexion sur les contenus de l'enseignement a été créée à la fin de l'année 1988 par Lionel Jospin, alors ministre de l'Éducation nationale. Présidée par Pierre Bourdieu et François Gros, elle est chargée de réviser les savoirs enseignés en renforçant leur cohérence. C'est dans ce cadre qu'est mise en place la Commission de philosophie et d'épistémologie, coprésidée par Jacques Bouveresse et Jacques Derrida, et composée de Jacques Brunschwig, Jean Dhombres, Catherine Malabou et Jean-Jacques Rosat. Ce petit groupe se réunit durant six mois, de janvier à juin 1989. Aux yeux de Derrida, il s'agit de prolonger le travail entamé en 1974 avec le Greph et continué au début des années 1980 avec le Collège international de philosophie. Mais pour faire aboutir les idées qui lui tiennent à cœur, l'un des défis est de parvenir à s'entendre avec Bouveresse : depuis des années, ce dernier l'a régulièrement attaqué ; à propos du CIPh, il a eu des mots très durs. Il n'empêche, les deux hommes ont accepté de travailler ensemble, persuadés l'un et l'autre qu'une réforme est indispensable. Dans une note sans date, Derrida évoque de manière très directe le travail de la commission :

La question et la tâche étaient les suivantes : entre Jacques Bouveresse et moi, ce n'est un mystère pour personne, entre nous deux et les autres membres de la commission – Dhombres, Brunschwig, Malabou et Rosat –, la proximité philosophique n'est pas ce qui saute d'abord aux yeux, ni la ressemblance des styles, des pratiques, des méthodes, des objets philosophiques, sans parler de la diversité des situations professionnelles. Cette diversité a même été la règle de notre rassemblement. Entre certains d'entre nous, on a pu même, en d'autres occasions, parler de conflit. La question et la tâche étaient donc : que voulons-nous en commun aujourd'hui ? Sur quoi pouvons-nous nous entendre pour continuer la discussion et pour proposer de continuer la discussion ? Et donc le travail philosophique ? Sur quoi la plus grande diversité de philosophes et de citoyens de ce pays – que nous essaierons de représenter du mieux que nous pourrons – pourrait-elle s'entendre pour identifier des problèmes, former des hypothèses, engager une discussion, pour souscrire en un mot aux principes d'une discussion 18 ?

Catherine Malabou le confirme : « Au début, Bouveresse et Derrida étaient tous les deux sur leurs gardes. Mais finalement, les choses se sont bien passées entre eux. Ils partageaient le même constat et sont facilement tombés d'accord sur un ensemble de propositions. Un soir, ils ont même pu parler du fond de leurs divergences : puisque l'école de Vienne et le travail de Wittgenstein étaient à certains égards proches de la déconstruction, pourquoi Derrida ne s'y était-il jamais intéressé ? Ils ont gardé de bons rapports jusqu'à la fin de ce projet difficile 19. » Parmi les propositions de la commission qu'ils président, il y a le fait d'inscrire une série de questions clairement définies dans le programme de la classe de philosophie. Cette manière de préciser les attentes devrait remédier aux résultats médiocres de trop de candidats au baccalauréat et à la crainte que la discipline suscite chez bon nombre d'entre eux. « Si la grande majorité des copies de “bac” ne satisfait pas aujourd'hui à des exigences philosophiques minimales, c'est principalement parce que les élèves, ayant dû tout prévoir, n'ont rien pu préparer, et manquant généralement des connaissances de base sur les questions qui leurs sont posées et de la familiarité la plus élémentaire avec les problèmes donnés, ne comprennent pas ce qu'on leur demande, et n'ont de toute façon pas les outils théoriques pour y répondre 20. » Si mesurées soient-elles, ces propositions suscitent de vives polémiques. Une pétition opposée au rapport recueille mille deux cents signatures. Le 18 octobre 1990, une séance particulièrement houleuse se tient à l'amphithéâtre Poincaré, rue Descartes. Les professeurs présents se battent contre le contenu du rapport, mais aussi contre Derrida lui-même, avec des attaques très agressives. Catherine Malabou se souvient de ces moments difficiles. « La Société française de philosophie et l'Association française des professeurs de philosophie ont été les pires détracteurs du projet, ce qui

a finalement conduit à sa mise au placard. Jacques savait qu'il avait beaucoup d'ennemis à l'Inspection générale, mais il n'a pas compris pourquoi les professeurs de philosophie refusaient de relativiser la dissertation et d'envisager l'extension de la philosophie aux classes de seconde et de première. Comme un syndicaliste lâché par sa base, il s'est battu pour des gens qui ne l'ont nullement soutenu. Après ce rapport, il était écœuré et bien décidé à ne plus jamais s'occuper de ce genre de choses 21. » Jacques Bouveresse ressort de l'aventure tout aussi déconfit : « Sur le contenu, je persiste à penser que nos propositions étaient parfaitement raisonnables. Peu de temps avant sa mort, Derrida a dit, dans une émission de télévision, qu'il fallait se résigner à admettre que la corporation des professeurs de philosophie était, en fait, profondément réactionnaire. J'imagine sans peine ce que cette déclaration a dû lui coûter 22. » Tout aussi pénible, une autre crise est survenue quelques mois auparavant, pendant la préparation du colloque « Lacan avec les philosophes », qui doit se tenir à l'Unesco en mai 1990, à l'initiative du Collège international de philosophie. Lancée par Alain Badiou, la polémique porte sur la place de Derrida dans la postérité de Lacan. Dans la lettre qu'il adresse à René Major le 12 décembre 1989, Badiou lui demande de changer le titre annoncé pour sa communication : « Depuis Lacan. Y a-til une psychanalyse derridienne ? » La présence dans un titre du nom de Derrida, « unique philosophe vivant à être mentionné dans l'étendue entière du colloque », lui paraît de nature à « saturer la signification » de tous leurs travaux 23. Major et Derrida sont ulcérés par une exigence qui relève à leurs yeux de la censure. Les choses s'enveniment bientôt. Plusieurs participants menacent de se retirer du comité d'organisation si le titre controversé est maintenu. Philippe Lacoue-Labarthe, qui préside le CIPh cette année-là, tient beaucoup à la présence d'Alain Badiou, dont il se sent assez proche politiquement. Un compromis est finalement trouvé, Major acceptant de remplacer la seconde partie de son titre, « Y a-t-il une psychanalyse derridienne ? », par un simple trait horizontal. Commentant cette biffure insolite, il fera de l'incident le point de départ de sa communication. Le colloque a lieu du 24 au 27 mai 1990 dans le grand auditorium de l'Unesco et connaît un énorme succès. La séance de clôture est assurée par Derrida. Sous le titre « Pour l'amour de Lacan », il y retrace l'histoire de ses

rapports mouvementés avec l'auteur des Écrits, de manière tantôt ironique et tantôt admirative : « Et si je disais maintenant : “Voyez-vous, je crois que nous nous sommes beaucoup aimés, Lacan et moi…”, je suis à peu près sûr que beaucoup ici ne le supporteraient pas. C'est pourquoi je ne sais pas encore si je vais le dire 24. » Près de dix ans se sont écoulés depuis la disparition de Lacan et le contexte idéologique qui prévaut désormais l'a rapproché de lui : Qu'il s'agisse de philosophie, de psychanalyse ou de théorie en général, ce que la plate restauration en cours tente de recouvrir, de dénier ou de censurer, c'est que rien de ce qui a pu transformer l'espace de la pensée au cours des dernières décennies n'aurait été possible sans quelque explication avec Lacan, sans la provocation lacanienne, de quelque façon qu'on la reçoive ou qu'on la discute 25.

Dans sa conférence, Derrida fait allusion sans le nommer au récent roman à clés de Julia Kristeva intitulé Les Samouraïs. Lacan y est devenu Lauzun, et Derrida, Saïda. S'ils sont traités l'un et l'autre de « produits frelatés bons pour l'exportation », Derrida y est l'objet de davantage de sarcasmes. L'attaque est frontale ; le procédé du roman à clés la rend plus blessante encore : Saïda profita de Mai pour se donner du courage et s'emparer du temps. Ses méditations, inspirées de Finnegans Wake et de Heidegger, agaçaient les philosophes et clouaient le bec aux littéraires, les deux corporations n'en étant pas moins renvoyées à leur stupidité transcendantale. Tous restaient pincés, nul n'était séduit. La messe durait à peu près trois heures, parfois même en double séance, deux fois trois : six heures. On comptait les survivants à la sortie. Ils allaient devenir les premiers fans de la théorie de la « condestruction » : mot composé pour faire comprendre qu'il ne fallait jamais construire sans détruire. Peu élégant, le concept ne sonnait pas français, il parut même franchement métèque […], ça voulait dire quoi au juste, la « condestruction » ? Eh bien, le naguère timide Saïda dispersait chaque mot en d'infimes composantes, et, de ces grains, faisait pousser des tiges de caoutchouc flexibles avec lesquelles il tissait ses propres rêves, sa littérature à lui, un peu lourde, mais d'autant plus profonde qu'inaccessible. Ce fut le début de son aura de gourou, qui allait submerger les États-Unis et ses féministes, toutes « condestructives » par affection pour Saïda et par mécontentement endogène 26.

Une seconde crise a lieu quelques semaines après le colloque. Badiou est furieux que Major et Derrida aient multiplié dans leurs interventions les allusions à la controverse qui les a opposés. Estimant que trop de privilèges ont été accordés à Derrida pour que les actes ne soient pas déséquilibrés, il souhaite retirer son texte. Après une nouvelle médiation de Philippe Lacoue-Labarthe, une réunion rassemblant tous les intéressés a lieu le 10 août 1990. Une fois encore, un compromis est mis au point : Badiou

accepte de maintenir son texte, à condition que l'ensemble des lettres et documents relatifs à la polémique soit publié en annexe de l'ouvrage. Cette histoire ne serait qu'anecdotique si elle n'avait créé une brouille plus que passagère entre Lacoue-Labarthe et Derrida. Selon Philippe Beck, qui connaissait bien l'ensemble des protagonistes, « Badiou était alors isolé. Il avait besoin de conclure des alliances et s'est beaucoup rapproché de Lacoue à ce moment-là, dans la perspective d'une critique de Heidegger. Lacoue, qui critiquait d'ailleurs Badiou sur certains points importants, était déchiré entre la déconstruction patiente et attentive de Derrida et le geste polémique et philosophique de Badiou. Il a donc choisi de se rendre solidaire de ce dernier plutôt que de René Major, ce que Derrida ne lui a pas pardonné. Mais il y avait chez Lacoue, au moins à l'époque, une primauté de la critique politique au cœur de la poétique. Le fait que Badiou et Derrida se sont rapprochés beaucoup plus tard donne évidemment une étrange couleur à l'affaire 27. » Mais cette histoire n'a bien sûr été qu'un déclencheur. Bien d'autres éléments préparaient cette crise entre deux hommes liés d'une grande amitié depuis près de vingt ans. À partir de La Fiction du politique, Philippe s'est pris d'une sorte de rage contre Heidegger. Il ne trouve plus de mots assez durs pour en parler. Sans le lui dire explicitement, il en veut à Derrida de ne pas l'avoir assez condamné. Sans doute l'affaire de Man l'a-t-elle aussi agacé. La question de la judéité est entre les penseurs un vrai point de tension. Philippe Lacoue-Labarthe n'est pas juif, mais au fil des ans il est devenu de plus en plus philosémite. Il a le sentiment de vivre le traumatisme de la Shoah dans sa chair, presque autant que Sarah Kofman 28. Derrida, pour sa part, se refuse à faire d'Auschwitz une singularité absolue. Lors d'un débat au Collège international de philosophie, le 11 mars 1990, il rappelle et précise sa position sur le sujet, revenant sur le débat qui s'est tenu à Cerisy dix ans auparavant, après la communication de Jean-François Lyotard. Quand […] j'ai dit mon inquiétude devant le recentrement de toute la pensée de la Shoah, du génocide, de l'extermination autour de l'unique Auschwitz, ce n'était pas pour relativiser Auschwitz. Déjà, la Shoah, cela n'est pas seulement Auschwitz. Ce n'était pas pour relativiser Auschwitz et l'extermination des Juifs en Europe, c'était avec le respect infini, la mémoire, la douleur sans fond que peut provoquer en nous cette extermination, pour en tirer au moins la leçon que d'autres exterminations ont eu lieu, ont lieu, peuvent avoir lieu ; et là aussi la question du « nous » reste ouverte ; et si on la fermait, si on stoppait la maille à ce moment-là, ce serait très grave pour des raisons que je n'ai pas besoin de développer. C'est tout. Ce n'était pas du tout en vue de relativiser ou de secondariser Auschwitz […]. Pas du tout, au contraire. Je crois que le

respect pour le martyre juif sous le nazisme impose de ne pas recentrer tous les martyres possibles autour de celui-là 29.

Mais par-delà toute question philosophique ou politique, des éléments personnels ont joué un rôle décisif dans l'affrontement des deux hommes. Derrida supporte mal les aspects autodestructeurs de Lacoue-Labarthe. Alors qu'il respire avec de plus en plus de difficultés, il fume sans arrêt, du matin au soir, donnant parfois l'impression de quelqu'un qui vit ses derniers jours. Le problème d'alcool est devenu plus préoccupant encore. Jean-Luc Nancy le raconte avec tristesse : « Philippe a commencé à boire, sans que nous nous en rendions compte. Il buvait en se cachant, du vin blanc et du whisky surtout. Son alcoolisme est devenu de plus en plus grave, de plus en plus manifeste, et a beaucoup pesé sur son caractère. Rien ni personne n'a pu l'aider 30. » Leurs amis communs assistent, impuissants, à l'éloignement de Derrida et de Lacoue-Labarthe. Samuel Weber s'en souvient : « Peu à peu, leurs rapports sont devenus plus distants, et les heurts se sont faits plus fréquents. Pourtant, bien des éléments les rapprochaient. Philippe était plus poète et plus artiste que Jean-Luc, lequel était plus philosophe et plus sérieux. Mais Philippe était aussi plus tragique, plus dépressif. Peut-être réveillait-il trop les propres angoisses de Jacques 31. » Selon Philippe Beck, « Derrida était un Méditerranéen torturé. Lacoue-Labarthe représentait beaucoup de choses qui le fascinaient : l'austérité, l'intransigeance politique, la proximité avec la poésie. Le vrai rêve de Lacoue était sans doute d'ordre littéraire : il pensait que Derrida avait “trouvé la prose”, selon la formule de Badiou, et rêvait d'inventer la poésie d'après Hölderlin et Celan. Rêve qui avait une signification politique, évidemment 32. » Au moment où il s'éloigne de Philippe Lacoue-Labarthe, Derrida se rapproche de Jean-Luc Nancy. Ce dernier souffre depuis longtemps de problèmes cardiaques, mais n'a jamais voulu s'en soucier. Il faut une grande crise, pendant l'été 1989, pour qu'il prenne enfin conscience de la gravité de son état. Derrida, qui n'a pas l'habitude de se ménager, implore son ami de le faire : « Repose-toi, ne travaille pas trop en voyageant, fais-le pour moi, écris paisiblement, comme nous en avons besoin, au calme, rue CharlesGrad… 33. » Régulièrement, il redit à Nancy à quel point sa pensée, ses textes et son amitié lui importent : « Veille comme moi sur ton cœur. Il faut

marcher, ne pas fumer (fumer moins), apprendre à prendre c'est-à-dire à se donner le temps, beaucoup, beaucoup de temps… 34. » Le 19 juillet 1990, Nancy informe Derrida qu'il va devoir subir bientôt une greffe du cœur : si rien n'est fait, il n'a plus que six ou sept mois à vivre. « À la fois pour me ménager et pour être prêt à subir une transplantation, au moment où un cœur serait disponible, je n'avais plus le droit de quitter Strasbourg, raconte Jean-Luc Nancy. Jacques a fait un aller-retour spécialement pour me rendre visite, ce qui m'a fait très plaisir mais aussi assez peur. L'attente de la greffe a indéniablement précipité notre rapprochement. Il me téléphonait tout le temps. C'était quelque chose de très impressionnant, qui a frappé tous mes proches. J'avais dit à Jacques en plaisantant : “Je suis quand même le meilleur derridien. Ton concept de greffe, je l'ai pris à la lettre” 35. » Alexander Düttmann confirme à quel point Derrida se préoccupait de son ami pendant cette pénible période d'attente : « Peu avant qu'il subisse sa greffe du cœur, Derrida m'a dit : il faut parler de Jean-Luc Nancy, il faut mettre en valeur son travail. Il a suggéré à Peggy Kamuf de lui consacrer un numéro spécial de la revue Paragraph et a écrit une première version de “Le toucher”, un long article qui deviendrait plus tard tout un livre. Comme si, plus que n'importe quel autre, c'était Jean-Luc qu'il avait choisi comme héritier. Parce qu'il n'était pas dans le mimétisme. Parce que sa pensée était proche et singulière à la fois, créant une ouverture du côté du christianisme 36. » Au printemps 1991, Jacques est en Californie pour plusieurs semaines quand Jean-Luc lui annonce qu'on va l'opérer le soir-même. Bouleversé d'être si loin de celui qui est devenu son plus proche ami, Derrida lui répond impulsivement : « Ne t'inquiète pas, je me réveillerai avec toi 37. » L'opération est une réussite. Pendant les années suivantes, malgré les graves ennuis de santé dont il souffrira, Jean-Luc Nancy aura une vie plus active que tous les autres greffés du cœur. Un deuil important a frappé Derrida pendant l'automne 1990. Le 22 octobre 1990, Louis Althusser est mort à l'hôpital de La Verrière, dans les Yvelines. Les deux hommes ont été liés pendant près de quarante ans, sur un mode dont on a pu mesurer la complexité. À l'enterrement, dans le petit cimetière de Viroflay, c'est à Derrida qu'il appartient de prendre la parole devant les derniers fidèles. S'il ne veut pas dissimuler ce qui a pu les séparer et quelquefois les opposer, il redit combien cette relation lui a été chère.

Et bien sûr ce qui reste le plus présent à mes yeux, le plus vivant aujourd'hui, le plus proche et le plus précieux, c'est le visage, le si beau visage au grand front de Louis, son sourire, tout ce qui en lui, dans les moments de paix, il y en eut, il y en eut, beaucoup d'entre vous le savent, rayonnait de bonté, de demande et de don d'amour […] 38.

Cinq ans plus tôt, Althusser avait été profondément blessé par un billet où Claude Sarraute, dans Le Monde, le comparait au Japonais cannibale Issei Sagawa qui, après avoir tué et mangé une jeune Hollandaise, avait bénéficié d'un non-lieu pour démence. C'est peu de temps plus tard qu'Althusser commence à écrire son autobiographie, L'avenir dure longtemps. Dès le début de son récit, il évoque les « effets équivoques de l'ordonnance de non-lieu » dont il a bénéficié. « Car c'est sous la pierre tombale du non-lieu, du silence et de la mort publique que j'ai été contraint de survivre et d'apprendre à vivre 39. » Le titre choisi se révélera prémonitoire : en 1992, cette publication posthume aura un immense retentissement. Au cours des années suivantes, l'édition de nombreux inédits d'Althusser amènera une réévaluation complète de son œuvre et de son destin. Document quasi clinique en même temps qu'essai d'autoanalyse, L'avenir dure longtemps propose aussi, par petites touches, un extraordinaire hommage posthume au « géant qu'est Derrida », « le plus radical de tous », « le seul grand de notre temps, et peut-être pour longtemps le dernier ».

Chapitre 4 Portrait du philosophe à soixante ans En 1992, Jacques Derrida accorde à Osvaldo Muñoz un entretien qui se conclut par un traditionnel « questionnaire de Proust ». Si ce texte, destiné au quotidien ElPais, est finalement resté inédit, c'est peut-être parce que Derrida l'a jugé un peu trop révélateur. Quel est pour vous le comble de la misère ? : Perdre la mémoire. Où aimeriez-vous vivre ? : En un lieu où je puisse tout le temps revenir, c'est-à-dire dont je puisse partir. Pour quelle faute avez-vous le plus d'indulgence ? : Garder un secret qu'on ne devrait pas garder. Héros de roman préféré : Bartleby. Vos héroïnes favorites dans la vie réelle ? : Là, je garde le secret. Votre qualité préférée chez l'homme ? : Savoir avouer sa peur. Votre qualité préférée chez la femme ? : La pensée. Votre vertu préférée ? : La fidélité. Votre occupation préférée : Écouter. Qui auriez-vous aimé être ? : Un autre qui se souviendrait un peu de moi. Le principal trait de mon caractère ? : Une certaine légèreté. Mon rêve de bonheur ? : Continuer à rêver. Quel serait mon plus grand malheur ? : Mourir après ceux que j'aime. Ce que je voudrais être : Un poète. Ce que je déteste par-dessus tout ? : La complaisance et la vulgarité. La réforme que j'admire le plus : Ce qui touche à la différence sexuelle. Le don de la nature que je voudrais avoir : Le génie musical. Comment j'aimerais mourir : Par surprise absolue. Ma devise : Préférer dire oui 1.

Les convictions et les apories, les angoisses, les espoirs et les failles, la volonté d'occuper toutes les places, la poésie, la mémoire et le secret, en un sens tout est là. « Jacques vivait en surrégime permanent, explique son fils Pierre. Trop de conférences et de voyages, trop d'engagements et d'obligations, trop de textes et de livres à écrire. C'était une plainte quasi quotidienne sur la surcharge de ses activités, comme une basse continue. En même temps, s'il était toujours sur la brèche, il s'en accommodait, il allait de l'avant. Il lui

fallait répondre, et le plus souvent dans l'urgence 2. » À l'opposé du Bartleby de Melville et de son célèbre I would prefer not to, Derrida est l'homme qui préfère dire « oui ». Il en a fait un mode de vie, une façon d'être. Plus les années passent, plus il y a de projets en attente, de lettres en souffrance, et de voyages qui s'annoncent. Il « déborde », écrit Michel Deguy, l'un des rares à l'avoir suivi d'un bout à l'autre de sa carrière. « Le trop est sa mesure. Mais trop quoi ? Trop long par exemple. Quand on annonce une “participation” de Jacques Derrida, le sourire des amis insinue : “Combien de temps va-t-il parler ?” On ne sait jamais. S'il a dit qu'il serait bref, vous feriez bien de lui ménager deux ou trois heures… 3. » Excessif et entier, Derrida l'est aussi dans ses relations, dans ses emballements comme dans ses ressentiments. Sa gentillesse, sa disponibilité, son écoute amicale ont parfois pour revers de brusques et intenses colères. Il suffit d'un désaccord ou d'une indélicatesse pour tomber en disgrâce, dans le camp des ennemis. « Il se sentait très vite blessé, assure son fils Jean. Il y avait des blessures que le moindre incident suffisait à raviver. Quand quelqu'un l'avait froissé, ou attaqué dans un texte, il s'en souvenait pour toujours 4. » Dans ces cas-là, il peut se montrer dur et implacable, jusqu'à l'injustice. Claire Nancy témoigne : « Fragile et tourmenté, Derrida voyait parfois le monde comme un terrain de football. Un jour, il m'a tracé une sorte de carte du monde : il y avait les pays où on le reconnaissait, ceux où ses ennemis étaient dominants et enfin ceux où on l'ignorait encore 5. » Cette occupation d'un terrain où il est à la fois attaquant et défenseur le rend prudent, méfiant, et même un peu paranoïaque. Quels que soient les succès, ce sont les menaces qu'il perçoit. Et même quand il est dans la position du maître, il garde l'image de la victime qu'il a été plus d'une fois, notamment sur le terrain institutionnel. « Il y avait quelque chose d'enfantin dans son attitude, reconnaît Bernard Stiegler. Une demande d'amour infinie. » Mais ce besoin permanent de se sentir aimé n'a rien d'unilatéral. Derrida est aussi terriblement sentimental et généreux à l'extrême. Il se montre attentif à ceux qu'il côtoie, à leur vie et à celle de leurs proches. Si occupé soit-il, il prend des nouvelles des uns et des autres par écrit ou par téléphone, témoignant d'une vraie empathie. Il se montre sincèrement affecté par leurs épreuves et sait s'émouvoir de leurs joies. Le jour où Alan Bass lui montre une photo de sa petite fille âgée de quelques mois, Derrida

s'émerveille : « Profitez-en, ça passe si vite. » Lui-même a souffert de voir ses enfants s'éloigner de la maison trop rapidement à son goût. Beaucoup de proches, comme Samuel Weber ou Martine Meskel, sa nièce, se rappellent aussi ses éclats de rire. Derrida, contrairement à ce qu'il affirme dans certains textes, adore raconter des histoires, mais elles le font tellement rire, surtout les blagues juives, qu'il est souvent incapable de les amener jusqu'à leur chute. « Le rire était pour lui comme une autre version de l'aporie. C'était une dimension importante de sa personnalité, à côté de la mélancolie, affirme Samuel Weber. Je me souviens d'une histoire qu'il aimait raconter et qui me semble très révélatrice de ses angoisses : Un homme va chez le médecin et fait de nombreuses analyses. Quand il revient quelques jours plus tard, le médecin lui dit : “Rassurez-vous, tout va bien, tout va très bien… On va juste faire encore quelques petits tests…” “Ah bon, dit le patient… Mais quand ?” “Eh bien, disons demain matin, à la première heure.” Ça le faisait beaucoup rire. C'est la version burlesque de son angoisse permanente de la mort 6. » Mais à mesure de la montée de sa gloire et de son autorité, ce goût du rire trouve moins facilement sa place. En public, Derrida se montre plus sérieux, pour répondre aux attentes qu'il suscite. En privé, son caractère est souvent sombre. Élisabeth Roudinesco reste frappée par son incroyable tendance à culpabiliser, comme s'il se sentait responsable de tout ce qui arrive : « Quinze jours avant sa mort, évoquant le questionnaire que Bernard Pivot proposait à “Apostrophes”, il me dit : “Quand j'arriverai devant saint Pierre, voilà ce que je dirai : “je demande pardon” et “les paysages sont beaux”. Souvenez-vous de cela” 7. » Derrida est de plus en plus hanté par le temps qui passe et la pensée de la mort se fait toujours plus obsédante. « La vie aura été si courte », répète-t-il, en usant de ce futur antérieur qui lui correspond si bien. Il y a chez lui comme une urgence à produire sans cesse quelque chose, à multiplier les projets, à laisser des traces. À celles et à ceux qui, comme Claire Nancy, lui reprochent parfois de trop publier, il répond : « Je ne peux pas m'en empêcher. C'est ma manière de lutter contre la mort. » Même si l'idée de la mort ne le quitte pas, Derrida est à bien des égards un grand vivant. Jean-Luc Nancy insiste pour dire à quel point « la présence de Jacques était forte, séduisante, prenante, impressionnante – pas seulement comme présence d'une grande stature, mais comme sensibilité

tendre et inquiète, comme attention en éveil, comme disponibilité et réserve mêlées. Lui qui a tant déconstruit la “présence” était présent de façon débordante 8. » Dans un beau texte d'hommage, « Jupiter parmi nous », Denis Kambouchner a insisté lui aussi sur l'évidence de ce premier effet physique que la lecture pourrait aujourd'hui faire oublier : Derrida était un corps remarquable : traits, voix, peau, regard, chevelure, épaules et gestuelle. […] Ce corps vous affectait sur un mode intense et caractéristique. […] Écouter Derrida, parler avec lui, c'était rencontrer non le Verbe ou l'une quelconque de ses répliques, mais, sous les espèces d'une pure capacité de déchiffrement et d'indication, une intelligence d'espèce jupitérienne (nous n'avons pas de mot grec pour cela). Non un Jupiter ostensible, tonnant et majestueux, mais un Jupiter intérieur, supérieurement informé et précis dans son vouloir, avec en même temps la vie du désir, la simple affection, le défi à la fatigue, l'imagination toujours éveillée, le tourment jamais éloigné, et l'affirmation réfléchie jusque dans la maladie 9.

Lorsqu'il était étudiant, Derrida se disait fragile et mangeait à la table des “régimes”. Depuis, sa santé est excellente, ce qui ne l'empêche pas d'être hypocondriaque et de s'affoler à la moindre alerte. Il a le rythme cardiaque d'un coureur cycliste ou d'un marathonien, moins de cinquante pulsations par minute, ce qui lui donne une capacité physique et une force de récupération hors du commun. Il surveille son alimentation et n'est pas spécialement amateur de vin, ce qui ne l'empêche pas d'être épaté par les connaissances en ce domaine de son ami René Major. Dès l'époque de Koléa, il a renoncé aux cigarettes, leur préférant de petits cigarillos. Sous la pression de son fils Jean, il a fini par y renoncer et est passé à la pipe, qu'il oublie souvent d'allumer, mais avec laquelle il se laisse volontiers photographier. En fait, s'il est d'une grande sobriété, le souci constant de sa santé n'y est pas étranger. Il a tant de projets, tant de livres à écrire, qu'il aimerait vivre très vieux. Jean-Luc Nancy a toujours été impressionné par le tonus de Derrida, lors des voyages transatlantiques. Après un repos sommaire, ignorant le décalage horaire, il est capable de donner une longue conférence, de participer à un débat et d'accorder une interview, avant de faire bonne figure à la réception qui suit presque immanquablement. Pendant un voyage à Mexico pour le Collège international de philosophie, Derrida avoue à Nancy : « En arrivant, j'étais vraiment sonné. J'ai essayé de dormir un peu dans la voiture qui était venue me chercher