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AGRONOMES ET TERRITOIRES
Biologie, Ecologie, Agronomie Collection dirigée par Richard Moreau professeur honoraire à l'Université de Paris XIL correspondant national de l'Académie d'Agriculture de France Cette collection rassemble des synthèses, qui font le point des connaissances sur des situations ou des problèmes précis, des études approfondies exposant des hypothèses ou des enjeux autour de questions nouvelles ou cruciales pour l'avenir des milieux naturels et de I'homme, et des monographies. Elle est ouverte à tous les domaines des Sciences naturelles et de la Vie. Déjà parus Claude MONNIER, L 'agriculture française en proie à l'écologisme, 2005. Arnaud MAUL, Approche évolutionniste de la sexualité hUn'laine,2005. Laurent HERZ, Dictionnaire des animaux et des civilisations, 2004. Michel DUPUY, Les cheminements de l'écologie en Europe, 2004. René MONET, Environnement, l 'hypothèque démographique, 2004. IgnacePITTET,Paysan dans la tourmente.Pour une économiesolidaire,2004. Ibrahim NAHAL, La désertification dans le monde. Causes - Processus Conséquences - Lutte, 2004. Paul CAZAYUS, La mémoire et les oublis, Tome 1, Psychologie, 2004 Paul CAZAYUS, La mémoire et les oublis, Tome II, Pathologie et psychopathologie, 2004. PREVOST Philippe, Une terre à cultiver, 2004. LÉONARD Jean-Pierre, Forêt vivante ou désert boisé, 2004. DU MESNIL DU BUISSON François, Penser la recherche scientifique: l'exemple de la physiologie animale, 2003. MERIAUX Suzanne, Science et poésie. Deux voies de la connaissance, 2003. LE GAL René, Pour comprendre la génétique. La mouche dans les petits pois,2003. ROQUES Nathalie, Dormir avec son bébé, 2003. BERNARD- WEIL Elie, Stratégies paradoxales en bio-médecine et sciences humaines,2002. GUERIN Jean-Louis, Jardin d'alliances pour le XXIè siècle, 2002. VINCENT Louis-Marie, NIBART Gilles, L'identité du vivant ou une autre logique du vivant, 2002. HUET Maurice, Quel climat, quelle santé ?, 2002. ROQUES Nathalie, Au sein du monde. Une observation critique de la conception moderne de l'allaitement maternel en France, 2001. ROBIN Nicolas, Clônes, avez-vous donc une âme?,
2001.
BREDIF Hervé, BOUDINOT Pierre, Quelles forêts pour demain? Eléments de stratégie pour une approche rénovée du développement durable, 2001. LAMBERT Denis-Clair, La santé, clé du développement économique. Europe de l'Est et Tiers Mondes, 2001.
Deuxième édition des entretiens du Pradel
AGRONOMES ET TERRITOIRES
Actes du colloque 12 et 13 septembre 2002
L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE
L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE
L'Harmattan Italia Via Degli Artisti 15 10124 Torino ITALIE
~L'Hannattan,2005 ISBN: 2-7475-7997-2 EAN 9782747579971
TABLE DES MATIERES
Les e11;jeuxdu territoire Penser la terre dans la France d'aujourd'hui (Jean VIARD) La géoagronomie, un nouveau territoire ?(Georges BERTRAND) Changement climatique, gestion des ressources et territoires (Bernard SEGUIN) Lesfilières agricoles territorialisées (Lucien BOURGEOIS) Les nouveaux liens sociaux au territoire (Christian DEVERRE) Territoire: Agronomie, géographie, écologie, où en est-on? Point de vue d'un agronome de la recherche publique (Jean
9 11 25
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73
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35 49 57 71
Apropos de l'écologie (Henri DECAMPS). 79 Le regard d'un géographe(Jean RENARD) 85 Territoire: Des démarches pluridisciplinaires de recherche Environnement et territoire,. La déforestation en forêt des Mikea (sud-ouest de Madagascar): thématiqque et questions de recherche (Chantal BLANC-P AMARD et alii) 95 Quels dispositifs pour une gestion concertée des ressources dans les écosystèmes pastoraux? Une équipe d'agronomes, écologues et zootechniciens construit des propositions de recherches (PierreLou is OSTY et alii) 119 Vers une approche agro-ethnologique au service de la gestion des territoires ruraux (DEPIGNY et alii) ComjJrendre l'organisation spatiale des exploitations et des territoires: une recherchelformation (Sylvie LARDON et alii) 145 Territoire: des concepts et des méthodes 159 Entre forme et sens: le territoire comme objet géographique (Hervé GUMUS CHIAN) 161 Le système de culture: Différents niveaux d'organisation territoriale à distinguer et articuler (François PAPY et al.) 171 Les unités agro-physionomiques: des entités spatiales pour l'analyse des usages agricoles du territoire (Pascal THINON) 183 Activités agricoles, territoires et questions d'environnement: Quelles entités d'action? (Stéphane BELLON et alii) 199 Le bassin d'approvisionnement: territoire de la gestion agronomique de la qualité des productions végétales (Marianne LE BAIL) 213
De l'assolement observé à l'assolage à expliquer: agronomes et géographes à la croisée des préoccupations environnementales et paysagères (Marc BENOIT et alii) 229 L'agriculture banale a-t-elle une place dans le projet agriurbain ?(André FLEURY et al.) 243 Des entités spatiales à l'usage des agronomes: les terroirs viticoles (Emmanuelle VAUDOUR et al.) 255 Différentes manières de concevoir les usages agricoles de I 'espace(Anne MATHIEU et al.) 269 Caractériser les pratiques d'élevage et les conceptions des éleveurs pour comprendre l'usage d'un territoire local (Jacques LA
SSE
UR)
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Le système irrigué comme territoire (Thierry RUF) 295 D'une agriculture modernisée à une agriculture territorialisée Quelle place pour l'expertise agronomique dans les politiques décentralisées? (Pierre-Antoine LANDEL) 309 Expériences de Recherche, de Développement et de Formation sur et pour le territoire 323 En zone vulnérable, quelles unités intermédiaires d'analyse pour l'agronome et pour le géographe ?(Stéphane BELLON et alii) 325 L'agriculture périurbaine à la croisée des territoires. Situation et enjeux autour de Montpellier (Françoise JARRIGE) 345 Variabilité spatiale et temporelle des exploitations et usages agricoles sur un territoire: première étude de cas en Auvergne et perspectives de recherche sur la multifonctionnalité de l'agriculture (Hélène RAPEY et alii) 363 Comment évaluer les contraintes spatiales à l'utilisation des prairies et les marges de manœuvre des exploitations face à des demandes environnementales? Un exemple d'OLAE en Vendée (A lai n HA
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Le schéma d'Organisation territoriale de l'exploitation agricole Un outil dans l'étude des relations agriculture-environnentent (Christophe SOULARD et alii) 395 Agronomes et territoires: réflexions et perspectives 419 La liaison entre agriculture et élevage: de nouvelles fonctions et de nouveaux modes d'organisation à l'échelle des territoires (GiIles LEMAIRE) 421 Les agronomes entre agriculteurs et usagers du paysage (JeanPierre DEFFO NTAINES) 435 6
L'agriculture, l'artificialisation du milieu naturel et la demande soc
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Quels agronomes pour quels territoires? Le territoire, un concept porteur d'intégration et de marginalisation au sein de la discipline (Patri ck CARON) 467 Agronomes et territoires Les trois métiers des agronomes (Michel SEB
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Les enjeux du territoire Des chercheurs de diverses disciplines du CNRS et de l'INRA et un responsable d'une instance professionnelle agricoles croisent leurs regards sur le territoire et l'agriculture. Ils définissent un contexte et désignent de nouveaux enjeux.
Penser la terre dans la France d'aujourd'hui Jean VIARD 1
Résumé Nos modes de vie, notre imaginaire des lieux, nos métiers ont changé; nous sommes entrés dans la société de la personne, de l'individu réalisé, mais aussi du risque, de l'imprévisibilité à long terme. La science avance, la richesse est produite par des cerveaux, la culture se replie et le politique se fissure. Aujourd'hui, avec la mobilité généralisée, le territoire se constitue de plus en plus comme une durée, où le lointain est plus proche que le proche. La ville et l'urbanité s'étalent. Dans notre société de la dualité d'usage des territoires, à usage d'habitat et de loisir, de la généralisation de l'urbanité, du décalage. de la vieille société paysanne masculine localisée avec la nouvelle société de mobilité largement féminisée, quelle sera la place du monde agricole? Il lui appartient de réfléchir à de nouvelles compétences de mise en scène, à la gestion du vivant, à l'honneur de son métier, au plaisir de nourrir; à la qualité des produits. .. En dépend toute sa place sociale. Mots clés: Monde paysan Modernité - Territoire Mobilité Agriculteurs - Citoyenneté. -
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Abstract Our lifestyle, our concept of place and of work have changed: we live in a world centred on the person, on the complete individual. But in this world we have to live with risk, with the unpredictable future. Science has progressed, our brains have produced new riches, but our sense of culture has regressed and our political structures are showing cracks. Today, with widespread mobility, the concept of territory has altered to the point where what is far seems closer than what is near. Weare witnessing the effects of urban sprawl. In today' s society, there are conflicting images of the countryside: it is a place to live and enjoy leisure activities, a place where the old 'masculinedominated' rural population comes face to face with the new 'feminineinfluenced' mobile population. And what is the place of agriculture in all this? The time has come for thinking about new ways to develop and manage
1 Directeur
de recherche
CNRS.
nature, to acknowledge the role of the farmer and the farm labourer, to savour the fruits of the land, to offer quality produce. . .. And thus enhance the place of the farmer in our society. ](ey-words : rural society, modern life, concept of territory, mobility, farmers, citizenship Que peut-on dire aujourd'hui des enjeux liés à la terre de France, au territoire-sol? Qu'est-ce qui change et quelles en sont les permanences? Quelle est la place de la terre ouverte par le sillon, la place de la terre regardée, de la terre caressée? L'usage amoureux des lieux ne prend-il pas le pas sur la production de produit? Toutes ces questions sont liées à l'évolution de nos modes de vie, à notre imaginaire des lieux, à la transformation des métiers. Rares sont les périodes où la société, la représentation du proche et du lointain, les différences du masculin et du féminin, les techniques et les savoirs ont autant changé que depuis un demi-siècle. Nous ne pouvons tout explorer en un temps limité. Mais acceptons l'hypothèse de changements fondamentaux de paradigmes, sur les relations naturelculture, sur la place du travail, sur la position des femmes, sur la sédentarité et sur les grands mythes du futur. Nous entrons dans la société planétaire de la personne où nos patries sont plus des identités que des territoires, où l'avenir même de l'espèce humaine sur la terre n'est plus garanti, où les progrès fulgurants des techniques et des savoirs bousculent les certitudes les plus solides, y compris par la manipulation de la nature elle-même. Mais que l'homme saura-t-il en faire? Atteindra-t-il le seuil éthique nécessaire à ces nouveaux pouvoirs? Saura-t-il les mettre en partage? Ou l'arme de la manipulation biologique sera-t-elle l'arme des siècles à venir? Nous n'en savons rien. Et pourtant il faut penser, agir et espérer. Longtemps le court terme fut pour les populations une difficulté supérieure au long terme. Nous avons pour ainsi dire inversé l'ordre des risques, du moins dans l'humanité développée. Se nourrir demain est quasiment certain pour deux tiers de l'humanité, la vie sur la Terre en 2500 est plus douteuse. L'identité française en 2050 est presque déjà là, en 2500 c'est plus discutable. L'usage des territoires de 2050 est aussi largement déjà là car nous avons intégré la mobilité et la vitesse, l'instantanéité planétaire dans nos quotidiens. Mais en 2500 ? Installer ses enfants avant de mourir fut longtemps un objectif de la vie; aujourd'hui, le plus souvent, nous héritons quand nous sommes nous-mêmes retraités. Connaître ses arrière-petitsenfants devient banal. Je ne dis pas cela pour ouvrir une vaste parabole sur les temps du monde. Juste pour soutenir mon propos par un arrière-fond de bouleversements, pleins d'espérance mais aussi de dangers qui nous ont fait entrer dans la 12
société de la personne, de l'individu réalisé, mais aussi du risque, de l'imprévisibilité à long terme. Paradoxe de notre deuxième modernité.
1 - Le temps et l'espace se donnent à voir autrement Je dirai, d'abord, que notre façon de lire les sociétés change fondamentalement, et ces grands changements s'opèrent au niveau des structures imaginaires, qui interviennent fortement dans ce qu'on voit ou qu'on ne voit pas. Nous pouvons aborder ce phénomène par plusieurs entrées. Après seulement, nous nous rapprocherons des changements concrets d'usages et de pratiques. La première entrée est que le futur comme valeur positive a reculé ces trente dernières années: c'est la conséquence d'un monde où on a moins d'espérance sur l'avenir, et où, par contrecoup, le passé prend alors beaucoup (trop ?) de place. Cela bouleverse certaines grilles de lecture, en
valorisant les choses anciennes, ou ce qui est perçu comme ancien - le repli sur le local et le national notamment - et, par contrecoup, en rejetant le rationnel, la science, les études scientifiques... Cela a de multiples conséquences, on le constate au niveau du politique. On pourrait dire: la science continue à avancer, la culture se replie et le politique se fissure. La deuxième entrée, qui se situe aussi au niveau de l'imaginaire, mais déjà plus proche des pratiques, est que le territoire, qui était un espace, se constitue de plus en plus comme une durée. Les lieux sont à un temps les uns des autres: à 3 heures de Paris, à 20 minutes d'Aubenas, et tout se pense en
temps et ce "territoire-temps" a un centre - là où je suis - et moins de frontières. Ces frontières sont en outre fluctuantes, évolutives, différenciées.
Notre culture du territoire - de la frontière communale, nationale - se mue en frontières fluctuantes autour de centres, qui ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Henri Mendras dit que la Patrie est devenue une identité plus qu'un territoire [2] ; une idée à méditer. J'appelle cela la société d'archipel [5], pour montrer, qu'en fait, notre rapport au territoire aujourd'hui est une addition d'archipels qui n'ont pas la même centralité ni les mêmes frontières. Si on applique le modèle jusqu'au bout, chacun a son archipel territorial où il se sent chez lui. Ces archipels, à certains endroits, se superposent, se juxtaposent, s'opposent... Cette entrée par le temps, qui est une vieille question philosophique, est en train de devenir une catégorie centrale du politique: on le voit dans les villes avec les bureaux du temps. C'est un enjeu important parce que la ville a aujourd'hui entre trente et quarante kilomètres de diamètre: l'enjeu, c'est d'être à une demi-heure du centre-ville, c'est le temps que je mets pour accéder au lycée, au supermarché... Le temps que je mets en voiture (trente 13
kilomètres) est le même que mettait, à pied, mon père pour aller travailler mais aussi le serf du Moyen Âge: cinq kilomètres, c'était la dimension moyenne d'un territoire communal. Cette question du temps et de la vitesse entraîne une tout autre organisation de l'espace Ge rappelle que 70 % des agriculteurs sont à moins d'une heure d'un centre-ville). Ce rôle nouveau de la durée n'est pas simplement un problème des gens des villes. Il est aussi celui des gens des campagnes. Il y a des campagnes qui se vident, il y a des campagnes qui se vident moins, il y a des campagnes qui se peuplent, et la proximité avec la ville est un des critères de cette sélection. Donc, il y a une ville diffuse, et il y a une campagne qui se transforme de ce fait même. Le grand changement, c'est que la mobilité est rentrée partout dans le quotidien. Ce sont d'ailleurs les femmes d'agriculteurs qui parcourent le plus de kilomètres. C'est la grande invention des trente dernières années: on fait trente kilomètres par jour et par Français (de plus de six ans), quand, dans les années cinquante, on en faisait cinq par jour et par Français. Ce développement des mobilités, paradoxalement, diminue les migrations. On ne cesse de parler de migrations. Or, les migrations (les grandes), sur notre planète, régressent. Hervé Le Bras montre qu'alors qu'on en a si peur, elles diminuent. Et l'on se rend compte que, plus on est dans des espaces de mobilité, moins il y a de migrations permanentes et définitives. Plus alors, on peut avoir des relations longues avec "ses" territoires au-delà des évolutions du monde de la production et du travail. On revient en vacances, on tente d'y habiter. On est alors, pour une part sans cesse croissante d'entre nous, dans un rapport de déplacement alternants dans l'infranational,comme pour l'international. 12 % des terriens visitent chaque année un autre pays que le leur, mais seulement 2,5 % vivent à l'étranger. Ceci n'est pas forcément la représentation commune - celle-là est construite avec la mémoire de l'exode rural et des rapatriements postcoloniaux - mais c'est un élément très important à garder en mémoire. On voit bien, pour ne prendre qu'un exemple, que depuis que l'Europe s'est élargie vers l'Est, les migrations ont diminué et seuls les séjours de six à huit mois, pour gagner de l'argent, ont augmenté. Dans un espace de mobilité et de croissance, la migration définitive, d'une certaine façon, régresse. On avait aussi observé ceci au moment de l'entrée du Portugal dans l'Union européenne. Le départ définitif de sa région, sa ville, son pays, n'est pas un désir spontané massif. L'homme est d'abord culture, symboles, souvenirs. Troisième entrée concernant l'imaginaire: le lointain est aujourd'hui plus proche que le proche. On sait mieux, ce matin, ce qui s'est passé aux EtatsUnis que ce qui se passe dans le village voisin, dans la rue voisine. On s'éloigne du voisin et on se rapproche du lointain. D'une certaine façon, là encore, cela modifie la perception de la proximité; en termes politiques, cela donne un affaiblissement profond de l'agora, une crise de la citoyenneté. . 14
D'où. le discours politique de replâtrage sur la proximité, sur" la France d'en bas ", une expression que je n'aime pas. Nos sociétés ont été historiquement
tellement liées par le proche -la rue, le quartier, le village, l'usine - qu'elles ont tendance à inventer la proximité pour pallier aux nouvelles relations créatrices et sélectives entre lointain et mobilité. Ces trois entrées sont de grands bouleversements, auxquels s'ajoute une révolution sur le vivant: on est en train de passer de la sélection des espèces à la manipulation du vivant. Le monde agricole en souffre parce que c'est par là que la mise en scène de cette révolution biologique a commencé: OGM, clonage, etc., cristallisent un débat qui n'était pas philosophiquement et politiquement construit. Il faut ajouter à tout cela des remarques à propos du travail: nous travaillons en moyenne 63 000 heures dans notre vie et nous allons vivre 700 000 heures. 63 000 heures, c'est le temps légal en France pour avoir droit à la retraite. Nos parents, nos grands-parents, dans les milieux populaires, en 1900 par exemple, ont travaillé 200 000 heures et la vie durait en moyenne 500 000 heures. Cela signifie que le temps de travail, qui représentait 40 % de la vie sur terre dans un pays développé comme le nôtre, occupe aujourd'hui moins de 10 % de la vie d'un homme. On a gagné 100 000 heures de vie en une seule génération. Aujourd'hui, nous gagnons 6 heures de vie par jour. 50 % des petites filles qui naissent aujourd'hui atteindront 100 ans en France. Leur espérance de vie moyenne, c'est 100 ans! Cela veut dire que penser une société à 100 ans devient nécessaire puisqu'il y a des gens qui naissent aujourd'hui et qui connaîtront cette société-là. ,
Toutes ces mutations du temps - en durée, en structure, en qualité, évidemment - nous transforment, nous bouleversent énormément. Il faut se rendre compte aussi qu'au sein d'une vie consacrée à 10 % au travail salarié, nous avons 18,8 ans d'études pour 40 ans de travail, c'est-à-dire une année
d'études pour deux années de travail - alors qu'en 1900, on commençait à travailler à Il ans et souvent avant -, tout en considérant que 85 % de mamans travaillent. Ainsi, si les hommes travaillent moitié moins depuis la guerre, les femmes travaillent deux fois plus. Au-delà des chiffres qui ne sont jamais que des moyennes et des faits, cela bouleverse la place légitime de la valeur du travail long, cela pose la question du désir des autres temps, y compris pour se consacrer à désjrer l'autre. Enfin, ces mutations bousculent les équilibres des genres comme on dit aujourd'hui. Ceci est sans doute l'élément le plus novateur sur le long terme. Le couple formé par l'homme fort et la femme mère à protéger est ébranlé, dans le quotidien, dans le travail, dans la cité. Et ceci concerne particulièrement le monde paysan qui est resté un monde d'hommes. En particulier parce que les agriculteurs sont entrés depuis quarante ans dans une logique dominée par la production de quantité de denrées. Des denrées qui vont être achetées à l'unité par des femmes qui font de la cuisine par 15
affection. Comment leur vendre du désir alimentaire? C'est une question centrale de l'avenir de l'agriculture. Celle-ci s'est repliée sur le produit et sur la quantité de production, sur un monde d'hommes, qui doit passer vers le monde des femmes, parce que les femmes tiennent encore, à côté du travail, la question alimentaire. Daniel Cohen donne une représentation complémentaire forte de ces grandes tendances: 60 % des gens en France aujourd'hui, comme en 1900, travaillent à produire les biens et les services dont nous avons besoin. Les métiers ont changé, le commerce, la production des biens, le chauffage, les maisons... mais le nombre d'actifs de ce nécessaire reste constant. Seulement, en 1900, il y avait 40 % de pauvres ruraux, d'errants, de saisonniers, qui faisaient le ramassage, la cueillette, le charbon de bois... Cette classe rurale pauvre a disparu - absorbée par l'usine et l'école- et a été remplacée par une classe nouvelle qui entretient nos corps. Ce qu'on a inventé au siècle dernier, c'est 40 % d'emplois pour l'éducation, la santé, la culture, le sport, le tourisme. 40 % du travail vise à entretenir le corps et l'esprit des autres là où hier il n'y avait bien souvent que les prêtres. Cette rupture dans les civilisations rassemble tout ce que nous avons essayé de décrire rapidement. Elle accentue l'écart entre les mondes qui y ont accédé et ceux qui ne l'ont pas (encore ?) atteinte.
2 - A qui appartient l'espace? Pour en venir à l'agriculture, notons qu'aujourd'hui 50 % du sol de France est tenu par les agriculteurs. La moitié de ces surfaces est tenue en sociétés, c'est-à-dire que le paysan propriétaire, pour sa part, ne tient plus que 25 % du sol de France. Les parcs naturels régionaux détiennent 10 % des sols de France, et vont probablement rapidement parvenir à 20 %. Il reste 680 000 fermes éparses, souvent non contiguës; presque 50 % d'entre elles sont dans la France de l'Ouest ou le Bassin parisien, c'est-à-dire que le monde agricole n'a rien d'homogène sur le territoire. Sur 100 agriculteurs, il y en a 1 dans le Sud de la France, 48 dans la France de l'Ouest. Donc, les représentations d'homogénéité qu'on en a sont erronées. Mais dans le même temps, on est passé, en vingt-cinq ans, de 7 millions de jardins privatifs à 12 millions. 53 % des Français possèdent un jardin, d'agrément ou agricole. 25 % des fruits et légumes sont auto produits. C'est un élément essentiel, notamment pour les pauvres, pour ceux qui ne sont pas pris dans le filet du social et qui accèdent au sol. Mais cela veut dire aussi qu'en France, la moitié de la population a les mains dans la terre, pioche, sarclette, écoute les nouvelles agricoles, etc. Même si ce n'est pas pour le consommer en tant que produit alimentaire, le jardin entraîne des grands 16
changements. 680 000 fennes, 12 millions de jardins, cela résume un double mouvement, un glissement du sol et de son travail vers la civilisation urbaine, un nouveau triomphe de la terre dont les agriculteurs ne sont plus les héros. Alors comment se représente-t-on la campagne? Eh bien d'abord comme un paysage naturellement pour plus de 80 % d'entre nous. Presque autant de ruraux disent la même chose et 40 % des agriculteurs aussi, c'est-à-dire que la campagne de production agricole n'est plus la représentation dominante des campagnes. C'est là une première rupture absolument essentielle. Apparue dans les années soixante, elle s'est développée comme chez les Anglo-Saxons, chez qui cette notion de paysage a presque un siècle. La campagne, comme nous l'avons analysé avec Bertrand Hervieu [1] est pour la majorité d'entre nous symbole de beauté et de liberté, la ville incarnant le travail et le loisir. Cette liberté-là est celle de l'individu qui sort du contrôle social, ce n'est pas la liberté de Max Weber et de George Duby, celle de " la ville qui rend libre", celle qui a pennis l'émancipation des anciens ordres aristocratiques. La ville rendait libre depuis le Moyen Âge, parce qu'elle affranchissait du seigneur et faisait entrer dans l'espace de la cité/citoyenneté. Aujourd'hui, la campagne rend libre parce qu'elle libère du contrôle social. C'est d'ailleurs pour cela que les gens qui vont à la campagne rêvent souvent plus d'isolement que de sociabilité. Ils ne retournent pas vers un Eden perdu. Ils cherchent du hors-sol social, une campagne pour être entre soi, à l'abri des murs et des haies. Il s'agit là d'un nouveau modèle d'utilisation de la campagne en dehors du contrôle social. Cette lecture a été récemment reprise et développée par Jean-Didier Urbain [4]. Ce n'est pas le seul usage nouveau de la campagne, mais c' en est une nouvelle dimension forte. Derrière ces représentations, il y a bien sûr des pratiques sociales. 50 % des Français habitent à côté de ce qu'on appelait la ville en 1950, c'est-à-dire dans un périurbain plus ou moins large, plus ou moins profond. Et beaucoup plus de Français ont le sentiment de vivre à la campagne que ce que les statistiques nous disent. Car là où l'un nous parle du sentiment qu'il a de son lieu de vie, les autres classent les communes par taille. De toute manière, ces dix dernières années, 3 millions de gens sont sortis des villes d'hier et même le " rural profond" a, pour la première fois depuis un siècle, regagné un peu de population: 300 000 personnes dans les cantons les plus dépeuplés, même s'il reste encore quelques cantons en voie de vieillissement absolu et de mort humaine et sociale, mais, de plus en plus rares. Il s'agit là de bouleversements de très longue période qui nous font comprendre que l'urbanité a maintenant largement quitté la ville, qu'elle s'est généralisée à la part de la planète qui regarde le journal de 20 heures: 95 % des agriculteurs regardent la télévision à 20 heures comme les gens des villes. Le monde du journal de 20 heures, c'est la quasi-totalité de la société 17
française et européenne, plus de la moitié de la planète, le monde restant étant dans une autre histoire-temps. On peut prendre d'autres indicateurs de ces mutations: par exemple, une forte majorité des agriculteurs font aujourd'hui leurs courses au supermarché, et dans la plupart des familles, les enfants, de plus en plus souvent les femmes, travaillent" hors champs" et de plus souvent, en ville. Tout cela signifie que l'urbanité se développe bien sûr à la ville, qui a son mode d'organisation de l'habitat, mais aussi à la campagne qui a un autre mode d'organisation de l'habitat. L'agriculture est entrée dans l'urbanité et la question de l'étalement de la ville est aussi celle de l'intégration du monde agricole au monde de la ville, y compris dans le territoire. La reconquête de la ville passe aujourd'hui par cette question de la place de l'agriculture, de la nature, etc., à l'intérieur du tissu urbain, dans cette hypermobilité qui sélectionne les territoires sans homogénéité, parce que la population ne se diffuse pas de la même manière autour de Metz et autour d'Aix-enProvence, parce que la France touristique se peuple beaucoup plus vite que la France non touristique (le Sud a doublé sa population en vingt ans), parce que le processus est en train d'atteindre la Bretagne, le nord de Rennes (pas encore Bordeaux mais cela ne saurait tarder), parce que le processus de dépopulation continue dans l'Est et le Nord. La France n'est d'ailleurs pas un cas unique de ce type de bouleversements.
3 - Quel monde paysan? Le monde paysan a été bouleversé trois fois en un siècle. Tout d'abord, la Troisième République a été fondée, pour en finir avec un siècle de guerre civile et d'insécurité, sur l'alliance du paysan propriétaire et du bourgeois des villes. C'est le pacte républicain qui a fait que le paysan est devenu propriétaire, chef de famille, soldat, conseiller municipal. C'est le cœur d'un dispositif politique, d'un imaginaire politique, qui va de Méline à Chirac. Par certains côtés, Chirac est encore très près de ce modèle, mais ce vieux fond est en train de se défaire, évidemment. La France est le seul pays à avoir eu un modèle de la paysannerie dans la modernité, une paysannerie à qui on demandait d'assurer la stabilité politique; on a exclu les pauvres des campagnes et on a découpé les communes, le Sénat, les cantons, etc. Cela a permis qu'il n'y ait pas de révolution pendant un siècle. Je rappelle qu'aujourd'hui encore, 50 % des conseillers généraux sont des agriculteurs (beaucoup retraités); 100 députés dépendent du monde agricole pour leurs élections. L'action d'Edgar Pisani a correspondu à un deuxième pacte. On a dit aux paysans: maintenant, vous allez produire des quantités car nous ne pouvons plus compter sur les colonies pour nourrir les Français (et on avait 18
durement appris pendant la guerre le risque alimentaire lié aux importations). On produisit alors des quantités pour assurer l'indépendance nationale. L'Europe fut quasiment fondée sur le modèle français de rapport à la terre, ce qui a donné lieu à la politique agricole commune. On fonda, par le sol, une espérance politique commune pour la Paix et contre le communisme. Or, il se trouve que le communisme s'est effondré et que cette fondation est en crise profonde. Puis l'agriculture, d'abord productrice de quantité, a commencé à être remise en question avec l'apparition de surproductions dès 1984. Depuis il est légitime, comme le fait toujours Edgar Pisani, de s'interroger sur les relations entre une agriculture marchande et une agriculture ménagère [3]. Derrière, ces problématiques que vous connaissez, il y a de nouveaux usages des sols, de nouvelles idées du rapport entre paysans et territoires, un nouvel imaginaire de la campagne. La campagne est à la fois elle-mêlne dans sa propre histoire, mais aussi le lieu de la nature, le territoire qui n'est pas la ville dense et où donc on peut vivre hors des contraintes de la cité. .Ne confondons pas les usages résidentiels ou de vacances essentiellement de type périurbain, mais pas toujours, avec une nouvelle vague néorurale post soixante-huitarde. Si les lieux sont parfois les mêmes, la France des autoroutes et des TGV est passée par là pour marier jour après jour la plupart des campagnes avec les cités. Le territoire vitesse a pris le pouvoir. Les vacances à la campagne se passent principalement dans le département et la région d'habitat, forme de prolongement de la périurbanisation dans un modèle plus aisé, birésidentiel. La campagne, c'est tout au long de l'année, dans la proximité. C'est donc une relation profonde et continue qui structure fortement les territoires, y compris le territoire électif souvent. Ce mode d'usage se fait beaucoup avec une lecture naturelle de la campagne, une lecture écologique. Cette lecture écologique est à l'origine la projection d'une pensée protestante sur le rapport au vivant. Par ailleurs, on a une culture plus dominée par une pensée catholique, centrée sur le travail et sur les signes manifestes du travail de l'homme, donc sur l'église et sur le village, sur le patrimoine. Le monde protestant a, lui, un rapport à la nature plus près du sacré. Cette culture protestante s'est développée aux Etats-Unis puis est revenue par l'Angleterre et l'Allemagne. En outre, quand on observe l'électorat Chasse, pêche, nature et tradition, on constate que ce sont surtout des hommes ruraux - souvent plus que des agriculteurs - qui défendent à leur manière l'ancienne culture rurale populaire; le cœur de l'écologie, par contre, est majoritairement porté par des femmes urbaines: les filles de l'exode rural, en quelque sorte, qui projettent sur la campagne cet exode rural que leurs mères ont voulu, et qui se retrouvent dans le projet politique qui relie par la nature le territoire dont elles sont parties. 19
Et attention, dans la même commune, le bourgeois urbain qui s'installe à dix kilomètres de la ville, le fils du village qui construit la maison neuve, le consultant qui a posé là sa famille et parcourt le monde, tous ne partagent pas le même territoire même s'ils habitent le même lieu. Leur diversité génère en réalité une nouvelle diversité, celle-là même qui fait passer la société du village à l'urbanité. 4 - Retour au métier de la terre dans ces campagnes archipels .
Au regard de tous ces bouleversements,revenons aux enjeux agricoles et
à la place qui leur reste au sein du monde rural et du territoire. Rappelons que les agriculteurs dans les villages représentent en moyenne 10 % de la population. Dans un village moyen, il y a 30 % d'ouvriers, 30 % de retraités, 20 % de cadres. Les cadres ont doublé dans les villages en vingt ans, les commerçants n'y habitent pas plus qu'avant et les agriculteurs bien sûr diminuent. Les agriculteurs en âge de prendre une succession sont environ 6000. Or, il faudrait 12 000 successions pour maintenir seulement le nombre actuel d'exploitations. Les paysans ne produisent donc plus assez de successeurs et c'est d'ailleurs le groupe social qui a le moins envie que ses enfants soient paysans! Dans la France d'aujourd'hui, les gens des villes sont plus favorables au fait que leur enfant devienne paysan: ils ne se rendent peut-être pas bien compte des difficultés du métier... mais c'est une indication importante en termes d'imaginaire. D'autant que nous savons par ailleurs que nous sommes entrés dans une époque où le travail physique du corps est moins honorable qu'hier. C'est aussi vrai pour les bouchers, les charcutiers, les maçons. Quand un jeune a passé vingt ans de sa vie à écouter quelqu'un parler, il n'a même pas été initié au travail physique du corps. L'homme fort et physique, marqué par son métier, est moins désirant et moins désiré par les dames, et quand les dames s'arrêtent de désirer un groupe social, le groupe social change de métier; cela s'est déjà vu au moment de l'exode rural de la fin du XIXe siècle. L'ouvrier à casquette de danseur était vu comme séduisant, bon amoureux et bon amant, et le paysan était vu comme lourdaud. La production des stéréotypes érotiques est une des catégories d'actions politiques et sociales trop souvent sous-estimée sur toutes ces questions. Posons alors quelques constats qui peuvent nous éclairer sur les perspectives du monde agricole. D'abord, la ville s'étale et continuera à s'étaler dans toutes les sociétés et l'urbanité s'étale encore plus que la ville physique. Cela est lié à nos sociétés de mobilité et au déplacement des lieux de création de la richesse. Aujourd'hui, l'essentiel de la richesse est produit dans les villes. Pendant longtemps, la richesse était produite dans les terres. C'est pour cela que les terres grasses et profondes étaient des régions plus 20
riches. Ensuite, la richesse est venue des mines et des usines. Maintenant, la richesse est produite par des cerveaux, dans le cadre d'une économie cognitive urbaine. La ville est la machine qui produit cette richesse et où se concentrent le travail et son apprentissage. Logiquement, on a donc tendance à habiter à côté de son lieu de travail, en partie à côté de la ville donc. Et la très grande ville est le lieu de la jeunesse et du célibat parce que c'est le lieu des études et du loisir. La majorité des logements de Paris sont ainsi habités par des personnes seules. On étudie et on se séduit en ville, on se reproduit autour des villes et on revient parfois en ville après. Cette présentation schématique nous dit bien que notre dynamique d'usage des territoires s'inscrit dans une nouvelle logique, celle des trajets de vie. Et ceux qui sont astreints à la sédentarité sont à contre-rythme de la mobilité moderne. Dès qu'on a des enfants, on rêve d'une maison avec jardin, on rêve d'un barbecue, on rêve de cette société où le lien social se construit dans le temps libre avec au cœur de nos pratiques sociales le logement. Le lien social s'est largement privatisé. En dix ans, par exemple, le nombre de dîners chez les copains en semaine a augmenté à Paris de 60%, alors que, dans les années soixante-dix, la maison était le lieu des repas familiaux, de la parentèle. Les groupes sociaux dominants ont tous des chambres d'amis, les groupes sociaux moyens rarement et les groupes sociaux populaires jamais. On voit bien que cette capacité à ce que le logement devienne le cœur d'un lien social privatif est très liée aux questions qu'on se pose parce que cette tribu amicale rêve de quoi? D'un jardin, d'un barbecue, pour faire tribu, et pour faire tribu, le territoire idéal du logement, c'est le périurbain. Et ce qui vaut pour I'habitat régulier vaut pour les courts séjours et les week-ends, voire une partie des vacances. 65 % des séjours de vacances se passent chez les parents et des amis: la première destination des vacances, c'est l'amitié, c'est la famille souvent dans sa propre région. Cette privatisation des liens sociaux a donc des effets sur le territoire, sur l'usage des lieux, en ville comme à la campagne. On aboutit à la démocratisation des anciennes pratiques des élites: avoir un pied en ville et un pied à la campagne, soit avec un habitat périurbain très confortable qui est majoritaire, soit avec une résidence secondaire: Il %des logements sont des résidences secondaires, en moyenne utilisées 45 jours par an par au moins trois familles. Et la campagne retrouve ainsi cette classe de propriétaires résidants ou semi-résidants non exploitants qu'elle avait en partie perdus durant le siècle du triomphe du paysan propriétaire exploitant. Nouveaux usages, nouvelles propriétés, nouvelles représentations, nouvel imaginaire... Alors oui, le monde agricole va encore être contraint au changement. D'abord en redécouvrant que sa place sociale n'est pas réductible à des quantités produites. Le symbole du paysan dans notre société est bien souvent la vente directe, le marché, le produit du terroir. Cette paysannerie que l'on voit, celle qui tient les marchés, est perçue par les professionnels 21
comme marginale; or elle incarne de plus en plus la figure du paysan, c'est lui la parole de la paysannerie française vis-à-vis des populations. Pisani parlait de l'agriculture marchande et n1énagère. Il y a là, à l'intérieur du monde agricole, un enjeu gigantesque de reconquête imaginaire de la production, en acceptant que cette forme de paysannerie soit partie prenante de ses porte-parole. S'il n'y arrive pas, la perception" écolo-urbaineliberté" que j'ai évoquée deviendra dominante. Le monde agricole doit comprendre cette rupture, avec une difficulté majeure qui est la suivante: alors que la société change si vite, 80 % des agriculteurs vivent et meurent là où ils sont nés et là où ils seront enterrés. Leur vitesse de mutation culturelle n'est donc pas la même que celle de l'ensemble de la société: L'immense mutation technique des cinquante dernières années s'est faite avec une fidélité profonde au niveau culturel, notamment parce qu'il n'y a pas de déplacement géographique. Parallèlement, et dans la même perspective du positionnement social et culturel de la paysannerie, celle-ci devra rénover son rapport au féminin, c'est-à-dire la maîtrise du désir de nourrir, qui représente une chaîne symbolique fondamentale. La paysannerie pour défendre sa place symbolique, ses droits aux aides et même ses droits au territoire, va devoir mener une politique de relation et de communication pour intégrer nos sociétés médiatiques modernes. Enfin, les enjeux agricoles sont désormais de niveau planétaire. Le Sud a besoin de vendre ses fruits et légumes, une vache qui vient d'Amérique latine peut être meilleure et moins chère... Là encore, le territoire même du métier va être amené à changer. Le paysan de demain n'aura pas forcément à exploiter uniquement le sol sur lequel il est installé. Il fera aussi de la
consultance, comme parfois il le fait déjà - une partie des producteurs de tomates de Provence-Alpes-Côte d'Azur n'ont-ils pas des affaires au Maroc? Les rapports entre le paysan et le sol dans le siècle qui nous attend risque d'être beaucoup plus complexe qu'aujourd'hui. La grande question alors du monde paysan est et sera: ce changement, on le subit, ou on l'accompagne, ou on le précède? En ce moment, massivement, les paysans disent accepter le changement parce qu'ils n'ont pas le choix. Ce n'était pas le cas dans les années soixante, ni avec le CNJA, ni avec la Jeunesse agricole chrétienne
-
l'autonomie
des femmes paysannes,
toutes ces réflexions
très
profondes du monde agricole dans les mouvements catholiques de l'aprèsguerre. Dans les années cinquante, les jeunes agriculteurs étaient porteurs et partenaires de l'innovation. Quel nouveau contrat peut aujourd'hui être passé entre la société, son sol et sa paysannerie? La question demeure ouverte. Dans notre. société de la dualité d'usage des territoires, de la généralisation de l'urbanité, du décalage de la vieille société paysanne masculine localisée avec la nouvelle société de mobilité largement féminisée, le monde paysan, à nouveau est aux portes du changement. Le 22
futur n'est jamais écrit. Tout dépendra de la construction des imaginaires, de la construction du politique, de la reconquête des agriculteurs sur l'imaginaire du territoire rural. Il y a un immense besoin de capacité de mise en scène, de réflexion sur la gestion du vivant, sur l'honneur du métier, sur le plaisir de nourrir; sur la qualité des produits... Pour finir simplement, je dirai que si 20 % des agriculteurs ont voté Front national lors de l'élection présidentielle de 2002, c'est-à-dire presque autant que les ouvriers, c'est que le politique est le lieu où s'inscrivent toutes ces ruptures. Cela veut dire que les hommes qui ont fait peu d'études, les hommes dont la force des muscles était le principal vecteur de production, de domination des femmes et du politique, ces hommes qui manifestent, qui dominent les femmes, ces hommes qui par là même sont dans une vieille histoire de 1'homme qui construit sa vie à la force du poignet, ces hommes-là sont en souffrance et en désarroi dans une société qui glisse vers la puissance dominante du cerveau, transformant le corps en objet esthétique et ludique. C'est cela aussi qu'exprime le vote d'extrême droite. Observons le politique comme un lieu qui nous permet de voir ce qui ne s'exprime pas toujours. Il y a des périodes où le politique se met à tanguer à certains endroits. En ce moment, il tangue dans les campagnes, à soixante kilomètres des villes, comme il tangue dans les anciennes cités ouvrières. On n'a pas su refonder le pacte républicain de Gambetta, on n'a pas refondé un modèle territorial pour nos communautés mobiles mais localisées. On a besoin d'un nouveau Jules Ferry. On parle tout le temps de décentralisation: or plus on décentralise, plus l'abstention grandit. Comment alors reconstruire de l'agora, comment reconstruire de la citoyenneté, à quelles échelles de territoire pour faire sens dans une société de mobilité? Nous avons là à relever un défi fondamental qui est de réinscrire la citoyenneté dans un nouveau modèle territorial. Est-ce que le grand débat sur la décentralisation va en donner les moyens? Je ne donnerai pas un avis tran~hé, mais je crains que nous ne soyons que dans une réorganisation interne du monde des notables. Puisse l'avenir me donner tort. Références bibliographiques (1) l'Aube, (2) (3) l'Aube, (4) (5)
HERVIEU Bertrand, VIARD Jean, Au bonheur des can1pagnes, 1996. MENDRAS Henri, La France que je vois, Autrement, 2002. PISANI Edgard, Pour une agriculture marchande et ménagère, 1994. URBAIN Jean-Didier, Paradis verts, Payot, 2002. VIARD Jean, La Société d'archipel, l'Aube, 1994.
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La géoagronomie, un nouveau territoire? Georges BERTRAND
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Résumé Le retour, et le recours, au territoire est-il un repli frileux sur une valeur refuge? Une fuite en avant à contre-filière ? Ou bien une révolution copernicienne pour une nouvelle agronomie en quête de redéploiement scientifique et d'ouverture culturelle? La géographie, qui se définit comme science du territoire, est-elle en première ligne? Depuis leurs origines l'agronomie et la géographie ont suivi, avec des hauts et des bas, un cheminement de conserve sur un même territoire. Le nouveau rapprochement qui s'opère autour de la géoagronomie soulève de multiples questions qui nous confrontent à la complexité-diversité de territoires où l'agriculture n'occupe plus une position dominante: une naturalité toujours présente mais de moins en moins naturelle, l'émiettement des grands agrosystèmes traditionnels et l'apparition de terroirs dits de reconquête, l'émergence. du paysage porteur de valeurs essentiellement citadines, l'indispensable dépassement de la biodiversité par la géodiversité globale du territoire, l'obligation de sortir de la parcelle et de l'exploitation agricole pour maîtriser les jeux d'échelle dans le temps comme dans l'espace. La géoagronomie peut représenter, sinon un nouveau paradigme du moins un simple biais à la fois épistémologique, méthodologique et didactique qui pourrait, en s'inspirant, par exemple, du système pluridimensionnel GTP (Géosystème - Territoire - Paysage), impulser la géoagronomie dans une dialectique territoire-filière impliquant, dans un même mouvement, les pays du Nord et les pays du Sud. Le géographe n'a pas de réponses à donner. Il pose des questions. Ce champ se rattache à la géographie par les objets d'étude, les structures spatiales, la dynamique des phénomènes et les activités dans le territoire. Mais son analyse est dans l'agronon1ie car les facteurs de structuration du territoire sont recherchés dans le fonctionnement et la dynamique des systèmes techniques aux différents niveaux oÙ s'organise l'activité agricole. (J.-P. Deffontaines) (3) Après le grand bond de l'interdisciplinarité tous azimuts auquel nous avons tous participé, il y a comme une insatisfaction et un vide. Les 1
G. Bertrand:
Professeur
étnérite de géographie.
Maison de la Recherche
GEODE - UMR 5402 CNRS
questions vives qui se dessinent et les méthodes pour les aborder nous renvoient aux disciplines mais les débordent toujours autant. Se pose alors de façon concrète la mise en forme de systèmes transversaux, circumdisciplinaires, bien circonscrits, construits et finalisés, sinon permanents du moins dotés d'une certaine durabilité. Illes faut plus aisés à mettre en œuvre et surtout plus efficaces que les enchevêtrements interdisciplinaires traditionnels. La géoagronomie, dont J.-P. Deffontaines nous propose de suivre les premiers sentiers, ne défriche-t-elle pas un nouveau territoire de recherche qui, tout à la fois, transcende les deux disciplines concernées et contribue à discipliner la prolixité interdisciplinaire? Ce pari, qui ne peut que nous enrichir, mérite d'être relevé. L'agronomie est, consubstantiellement, une science doublée d'un art qui s'enracine dans le territoire. La parcelle agricole, lieu des techniques et des pratiques, en est l'unité fonctionnelle de base et, souvent, la référence privilégiée, voire unique. Le tout est de sortir de la parcelle. Or, l'agronomie contemporaine a un problème existentiel avec un territoire devenu plus urbain que rural et plus rural qu'agricole. La parcelle et l'exploitation agricoles, les terroirs ainsi que toutes les formes d'emprises agricoles, ne sont plus que des éléments parmi d'autres d'une mosaïque géographique morcelée et instable, soumise à de multiples stratégies économiques et valeurs culturelles contradictoires. L'agronome est de moins en moins seul sur sa parcelle. Il lui faut s'ouvrir à la complexité du territoire. Le retour, et le recours, au territoire, n'est pas univoque. Il exprime des cas de figure multiples et contradictoires. S'agit-il d'un repli frileux sur une valeur refuge: le champ bucolique? S'agit-il de rompre le fil de la filière et d'une fuite en avant, à contre-filière? S'agit-il d'une avancée raisonnée dans la tradition de l'agronomie classique? Ou bien s'agit-il des prémisses d'une révolution copernicienne, annonciatrice d'une nouvelle fonne d'agronomie, en quête de redéploiement scientifique et, plus encore, d'ouverture culturelle. A la recherche d'une meilleure adéquation avec la globalisation et la mondialisation des questions sociales et environnementales ? Il Y a certainement un peu de tout cela: du technologique et du culturel, de la méthode et de la pratique, du patrimoine et du prospectif, de l'agronomique et de l'interdisciplinaire. Dont du géographique. La géographie, qui se définit généralement comme une science du territoire est-elle, pour une fois, en première ligne? Y aurait-il avec l'agronomie une certaine convergence épistémologique qui pourrait augurer d'une future confluence conceptuelle et méthodologique? Dans une sorte d'entre-deux disciplinaire. Sans pour autant se couper des autres disciplines. Vers une « science diagonale» au sens de R. Caillois. Mais ici le but final importe moins que l'intention et la démarche. Au centre du débat il yale territoire. Mais de quel territoire s'agit-il? L'ambiguïté de ce terme n'a cessé de croître. Il s'emmêle, sans se 26
superposer, avec les notions d'espace, d'environnement, de paysage, voire avec des concepts scientifiques tels que l'écosystème, le géosystème, l'agrosystème. Nous n'entrerons pas dans des querelles byzantines. Le territoire ne se taille pas à la mesure d'une discipline voire d'un objectif particulier. Il n'y a pas plus un territoire de l'agronome qu'il n'y a un territoire du géographe. Seul existe le territoire des hommes aujourd'hui dilaté à la planète entière. Avec, à la base, cette nouvelle donne qui constitue le leitmotiv de notre propos: nulle part l'agricole, voire le rural, n'est l'unique moteur et cela jusqu'à l'échelle de la moindre parcelle ou du moindre troupeau. D'où cette affirmation de B.Vissac (15) que nous faisons nôtre: notre questionnement est celui de la contribution de l'agriculture au développement d'un territoire plutôt que du développement de l'agriculture dans un territoire. C'est déjà une première approche de la géoagronomie. 1 - L'agronomie un même territoire
et la géographie:
un cheminement
de conserve sur
L'analyse des rapports historiques entre les deux disciplines est ici hors de propos (2). Par contre, il est indispensable de mettre en perspective la prise en considération commune du «géographique ». Par cet adjectif substantivé nous désignons cette dimension d'essence territoriale dont la géographie s'est fait une spécialité mais qui n'a jamais été absente de l'agronomie. Jusqu'au milieu du XXe siècle, la campagne française, sous les apparences d'un ordre éternel des chan1ps, a constitué un socle territorial plus ou moins stable et un patrimoine scientifique commun à plusieurs générations de chercheurs. Citons quelques noms parmi d'autres: M.Bloch, P. Deffontaines, A. Demolon, R. Dion, D. Faucher, G. Haudricourt, L. Febvre, A. Meynier, etc. Les thèmes abordés font la part belle au territoire, à son organisation, à sa mise en valeur: structures agraires des finages et parcellaires des terroirs, techniques et pratiques agricoles, analyses des différentes révolutions agricoles . Avec le souci minutieux du terrain et de l'enquête, au plus près des réalités humaines. L'agronomie française était imprégnée d'une culture générale historico-géographique très territorialisée et très régionalisée qu'elle a en grande partie perdue. A ce jour, demeurent de nombreuses filiations qui ne sont pas seulement professionnelles. Les Trente Glorieuses marquent, sinon une rupture, du moins une distension des liens. Paradoxalement, alors que l'aménagement du territoire est au cœur de la reconstruction économique et sociale, on assiste à un double mouvement de remembrement brutal du territoire et à un démembrement des disciplines et des recherches. De plus en plus artificialisé et homogénéisé, le territoire est géré sur des bases productivistes de court terme. L'indispensable approfondissement des disciplines et l'apparition de 27
nouvelles spécialisations concourent au compartimentage des interprétations scientifiques. Les technologies, de plus en plus « avancées », tendent à se substituer à la méthode et l'épistémologie est passée de mode. L'émergence en France, vers les années 1970, de l'écologie de synthèse ne corrige que très partiellement ce parcellement des savoirs agronomiques dans la mesure où l'écosystème, d'essence naturaliste, s'arrête souvent sur les marges de l'espace cultivé (5). Pendant ce même temps, la géographie s'épuise en débats internes et se morcelle. La géographie physique s'étiole. La géographie rurale devient une branche de la géographie sociale, dans l'ombre de la ville. Aujourd'hui l'interdisciplinarité, en dépit de ses flottements (9), a rapproché les hommes et les idées. ,Le territoire, si malmené, est de retour. Après le temps des filières s'agit-il du temps des territoires? Substitution et/ou complémentarité? Ce n'est pas au géographe de répondre mais il a beaucoup de questions à poser. 2 - Le vertige de la conlplexité (M. Sébillotte) : quelques questions vives sur le territoire. La complexité est à la base (E. Morin). Nous n'avons plus le choix. Les problèmes que les agronomes se posent et que les non-agronomes leur posent transgressent de plus en plus largement le champ traditionnel de l'agronomie. En fait, ils n'ont plus de frontières. Tout en développant de profondes racines agronomiques. Parmi ces questions multiformes et toujours enchevêtrées, nous n'avons retenu que celles qui portent directement sur le territoire. Sans épuiser le sujet. 1).Des natures pas très naturelles mais une naturalité omniprésente mal assumée. Il n'y a pas de territoire, et pratiquement d'agriculture, sans terre; sans cette part de naturel qu'impliquent le vivant et les grands cycles biogéochimiques. Les catastrophes naturelles et les changements et/ou oscillations climatiques, l'épuisement de certaines sources naturelles, sont là pour nous le rappeler. Pourtant, la question de la nature au quotidien ne paraît plus essentielle. Elle est occultée par l'économicisme ambiant et, paradoxalement, masquée par l'émergence des toutes puissantes biotechnologies. De fait, il est de plus en plus difficile de faire un bon usage de la nature(7). Après avoir surmonté un déterminisme naturel honteux (2), il faut aujourd'hui dépasser les réticences, effacer les lacunes en évitant le mélange des genres. Entre les conceptions métaphysiques de la Nature, opposables à l'Homme, et les processus bio-physiques qui fondent les productions végétales et animales conduites par les sociétés humaines, il y a de multiples transitions et manières d'aborder le sujet. Avec différentes combinatoires entre faits naturels et faits sociaux. L'anthropisation tend à devenir le 28
processus dominant... mais une part de nature persiste toujours. Le concept de naturalité tel qu'il est avancé par I.Lecomte (8) mérite d'être approfondi: « la naturalité d'un système écologique s'apprécie le long d'un gradient. La véritable naturalité peut être estimée en fonction de l'influence des activités humaines sur l'évolution du système considéré ». La recherche de modèles d'anthropisation-artificialisation doit être systématisée à toutes les échelles temporo-spatiales. C'est un grand pas de plus sur la voie déjà tracée du « profil cultural» (S. Hénin). 2) L'espace agricole de la fin de l' agrosystèn1e au renouveau des terroirs. La mosaïque agricole avec ses parcelles, ses terroirs et ses pays, fonctionnait sur la base d'un système territorial généralisé et organisé, sinon indépendant du moins autonome. Aujourd'hui, cet agrosystème tend à devenir une sorte de kaléidoscope agité par d'incessantes secousses, agricoles et non agricoles, et dévoré par de plus en plus larges empiétements urbains. Tout en entretenant encore la plus grande partie du territoire, avec difficulté il est vrai, l'agriculture est repoussée sur les marges du système économique et social ainsi que du système écologique. Son territoire est de moins en moins un agrosystème auto-organisé et cohérent. Comme le déplorent déjà B. Hervieu et E. Pisani dans Le Monde du 12 mars 1996, aux territoires succèdent des bassins céréaliers, porcins, allaitants, laitiers qui font de nos territoires un puzzle aux pièces disparates. Cette rupture du continuum territorial et de sa logique fonctionnelle est lourde de conséquences écologiques, économiques, voire psychologiques: rupture ou dénaturation des stocks et des flux de matière et d'énergie, difficultés d'exploitation, isolement et « ensauvagement ». Les contraintes imposées aux agrosystèmes traditionnels n'annoncent pourtant pas lafin des terroirs. Si certains de ceux-ci s'effacent, remplacés par la friche, le béton ou le bitume, d'autres résistent, se consolident ou se créent autour de productions de qualité. Les terroirs viticoles ont depuis longtemps donné l'exemple. Les terroirs de reconquête se tTIultiplient et les chercheurs retrouvent l'importance de la cOlnposante physique de l'effet terroir (4). 3) Ne pas se tromper de paysage: le paysage-territoire à la fois paysagedécor et paysage-outil. L'irruption du paysage et des valeurs esthétiques et patrimoniales qui lui sont attachées bouleverse notre vision du territoire. Ce n'est qu'un début. Du territoire, le paysage n'est pas seulement l'apparence. Il en constitue 1'architecture matérielle, visible par tous, et il en exprime la permanence patrimoniale. Il est la mémoire longue des campagnes. Dimensions un peu trop oubliées par l'agronomie classique qui s'est focalisée sur la production dans l'espace et sur l'espace de production. Le paysage tel qu'il est aujourd'hui perçu et vécu exprime un sorte de revanche culturelle d'origine urbaine contre les excès d'un désenchantement et d'une laïcisation du territoire. L'angélus de Millet tinte à nouveau sur la 29
campagne française, symbole d'un pseudo-retour à une pseudo-nature. Même agrémenté, ce paysage agricole n'est pas un jardin et il ne relève pas de techniques jardinatoires. Le paysagisme n'est qu'une nouvelle dimension d'un territoire qui demeure encore pour longtemps dessiné par la production et qui doit à cette dernière son équilibre d'artifice et son charme d'artefact. Si les paysages extraordinaires méritent une attention particulière ils ne doivent pas masquer la multitude des paysages dits «ordinaires» qui constituent, de fait, l'extraordinaire harmonie et diversité des campagnes (10). 4) De la biodiversité à la géodiversité territoriales: les géosystèmes et les jeux d'échelle temporo-spatiaux. Dès les années 1950, alors que le botaniste H. Gaussen stigmatisait l'absence de dÙnension biologique en géographie, le géographe D. Faucher définissait, dans l'introduction de sa Géographie agraire, l'agriculture comnle une biologie. Avec l'appui grandissant de la biologie et de l'écologie, l'agronomie est devenue l'une des grandes sciences du vivant. L'écosystème a bien rempli sa mission. Mais l'agronome ne peut en rester là. Il est en permanence confronté à la complexité spatiale et temporelle du territoire: relief, climat, eaux courantes ou stagnantes, sols, qui interfèrent au sein du milieu cultivé. Les éléments abiotiques sont en interaction permanente avec les composantes biotiques et anthropiques. L'agrosystème est un géosystème tronqué et modifié pour produire une récolte (2). La combinaison entre tous ces éléments change dans le temps et dans l'espace. Pour maîtriser ce jeu d'échelle essentiel à la compréhension de l'espace agricole et rural, l'agronome doit s'extraire de la parcelle et de l'exploitation agricole. Il lui faut, plus que jamais, appréhender la structure et le fonctionnement des systèmes territoriaux à toutes les échelles d'espace et de temps. 5) Le temps et les états du territoire. La durabilité ne sera qu'un motvalise tant que les chercheurs n'auront pas analysé les multiples temporalités du territoire: durées, périodisations, rythmes, y compris crises et catastrophes. Le territoire n'existe concrètement, aussi bien pour l'agriculteur que pour le scientifique, qu'à travers ses états (instantanés, quotidiens, saisonniers, annuels, interannuels, etc.) et leur succession. Les journées du PIREVS (Programme Interdisciplinaire de Recherche sur Environnement, Vie et Sociétés) du CNRS (Toulouse, 1998) font le point des recherches sur les temps de l'environnement et leurs répercussions sur le fonctionnement des territoires (1). En concevant, a priori, le territoire comme un espace-temps, on évite l'écueil de références temporelles disparates puisées dans d'autres disciplines. Des notions de base de l'agronomie telles que la potentialité, la fertilité, la ressource, peuvent être ainsi recadrées dans un territoire donné, pour un système de production donné et dans un temps donné, en fonction d'une société donnée. Il reste à l'agronolue à se doter d'un outil territorial efficace. 30
3 - Vers une géoagronomie, Caillois)
l'utopie
d'une science diagonale (R.
Le titre est provocateur. L'idée est utopique. Il ne s'agit que de se projeter au plus loin pour agir au plus près. L'inventaire des questions vives, pourtant très incomplet, nous laisse en présence de fragments de territoires (parcelles, terroirs, bassins, paysages, espaces dits naturels. ..) et d'éléments spatiaux disparates (sols, végétation naturelle ou cultivée, eaux...). Comment rendre compte, dans un même mouvement, de l'unité du fait territorial et de son caractère multifonctionnel dans le temps et dans l'espace ? N'est-ce pas changer le vertige de M. Sébillotte en mirage? La question n'est pas seulement de l'ordre de la méthode mais d'un paradigme, bien plus large, comme le recommande E. Landais, qu'un simple paradigme expérimental (6). Si ce mot effraie par son ambition, parlons humblement de biais comme le berger de A.Leroy qui ajuste la gestion de son troupeau et de son pâturage à partir de techniques et de pratiques toujours réinventées (3, p. 157). Pour valoriser au mieux le territoire, nous proposons au débat un système d'analyse à trois niveaux: épistémologique, méthodologique, didactique. 1) L'élargissement préalable du champ épistémologique: du profil cultural au profil culturel. Des publications vivifiantes, par exemple dans le Courrier de l'environnement de l'INRA, viennent secouer l'édifice agronomique et proposer de nouvelles voies de réflexion, autocritiques et ouvertes sur une interdisciplinarité réévaluée. Ce réveil épistémologique concerne très directement le rôle et la place de l'agronome sur le territoire. La première urgence est, y compris pour les non-agronomes, de définir un nouveau champ sémantique et conceptuel qui ne sera pas sans rappeler le débat critique livré, il y a quelques décennies, autour de la notion de fertilité. Toute l'approche environnementale du territoire est concernée et aucune discipline en particulier n'en possède les clés. Par exemple, que signifient ressource naturelle, potentialité, durabilité, irréversibilité, renouvelabilité, etc., hors de tout système de références socio-culturel enraciné dans un espace-temps donné? S. Hénin en proposant le profil cultural comme l'interface agronomique entre le naturel et le social a définitivement changé le regard de l'agronolne sur le champ cultivé. Aujourd'hui, les évolutionsrévolutions subies à la fois par l'agriculture et par le territoire nous amènent à concevoir des outils qui embrassent le Inonde non-agricole et nonagronomique. Sans oublier les spécificités des pays du Sud. La littérature agronomique, celle des sciences sociales, voire la littérature scientifique, ne suffisent plus. Con1poser demande une tension entre local et global, voisin et lointain, récit et règle, l'unicité du verbe et le pluralisme inanalysable des sens, n10nothéisme et paganisn1e, l'autoroute internationale et les villages retirés, la science et les littératures (14). 31
2) Une méthode multidimensionnelle pour appréhender le territoire tel qu'en lui-même: la contribution du système tripolaire GTP (1). Les analyses sectorielles, de plus en plus spécialisées et finalisées fournissent une masse envahissante de faits d'observation et de résultats d'expérimentations. Pour aussi indispensables qu'elles sont, elles ne peuvent suffire à saisir la structure et le fonctionnement interactifs du territoire. Si elles font office de connaissance des processus elles ne s'élèvent jamais jusqu'à l'intelligence du système-territoire. L'écosystème constitue le meilleur exemple de concept rassembleur et téléologique concernant le monde vivant. Toutefois, il ne peut exprimer toute la complexité-diversité du territoire que ce soit dans ses aspects abiotiques (relief, modelés, climat...), socio-économiques et, à plus forte raison, culturels (artialisation, patrimonialisation...). De plus, il faut prendre en compte la diversité des approches et des finalités qui se développent et souvent s'opposent sur un même territoire. La méthode ne peut se fonder sur un concept unique et univoque. D'où la proposition de traiter du territoire à travers un système tripolaire qui ménage trois entrées principales dans un même territoire (il peut y en avoir d'autres) : -
le géosystème-sourcetraitant des objets et des processus bio-physiques
qui, pour l'essentiel, sont déjà plus ou moins anthropisés ; -
le paysage-ressourcement appréhendant la ditnension sensible et
symbolique au travers des représentations socio-culturelles ; -
le territoire-ressource qui prend en compte les structures et les
fonctionnements liés aux activités socio-économiques, compte tenu des données géosystémiques et paysagères. A ces trois concepts ou notions de base correspondent trois grilles spatiotemporelles spécifiques, sans emboîtement de principe, ce qui permet de mettre en évidence les contradictions, discordances et déphasages qui sont à l'origine de conflits territoriaux où l'agriculture a sa part et que l'agronome doit contribuer à démêler. Une telle démarche scientifique, aux frontières de l'agronomie et de la géographie, permet de situer l'activité agricole et l'intervention de l'agronome dans les mouvements de plus en plus saccadés des sociétés et des territoires. 3) Pour une didactique du territoire. Cet élargissement de la pensée et de la méthode est déjà largement amorcé grâce aux efforts pédagogiques engagés, en particulier par l'enseignement agricole. Celui-ci a intégré la double dimension économique et écologique désormais indissociable dans la problématique environnement ale et, encore plus nettement, dans celle du développement durable qui commence à prendre de mieux en mieux en compte les agronomies des pays du Sud. La dimension territoriale n'est pas absente mais elle n'est traitée qu'au travers de la production et de la productivité (quand ce n'est pas du productivisme). L'analyse naturaliste des géosystèmes anthropisés et l'analyse socio-culturelle des représentations 32
paysagères sont en train de faire évoluer les contenus traditionnels de l'enseignement agronomique. C'est le cas des travaux exemplaires de Y. Michelin à l'ENITA de Clermont-Ferrand (14) et de L. Lelli à l'ENFA de Toulouse (10). Nous renvoyons à leurs travaux pionniers. L'extrait des Sentiers d'un géoagronon1e de J.-P. Deffontaines placé en épigraphe de cette communication trace des perspectives qui ne concernent pas seulement l'agronomie. Il reste à prolonger cette proposition en l'ouvrant encore davantage. La question n'est pas de ramener sur l'agronomie toutes sortes d'apports extérieurs. C'est de permettre à l'agronomie de sortir de l'agronomie, de se reconstruire et de se redéployer vers de nouveaux horizons... qui ne sont pas tous géographiques. Sans rien perdre de la dimension agronomique. S'agissant... de la gestion de l'espace rural, n10ins que jamais, on ne peut prétendre la penser à travers les seuls systèmes techniques, mais on ne peut pas non plus la penser sans eux (13). L'agronomie est déjà une science interdisciplinaire mais est-ce la bonne ? Cette interrogation de D. Moriss (12), teintée d'humour britannique, doit, elle aussi, être prolongée... mais est-ce la bonne... pour affronter les questions territoriales et environnementales de demain, celles des pays du Sud comme celles des pays du Nord? La géoagronomie, soucieuse à la fois de dimension territoriale et de dimension sociale et culturelle n'est peut-être pas la bonne réponse, et surtout pas la seule. Mais elle est l'une des bonnes questions à poser à la communauté des agronomes assemblée sur le territoire d'Olivier de Serres. Références bibliographiques (1)- Barrué M. et Bertrand G. (éd.), Les temps de l'environnement, Journées du PIREVS, Toulouse, 1997, Presses Universitaires du Mirail, 544 p., et Bertrand C. et G., Le géosystème : un espace-temps anthropisé. Esquisse d'une temporalité environnementale, Idem, pp. 65-76. (2)- Bertrand C. et G., Pour une histoire écologique de la France rurale, in Duby G. et Wallon A., Histoire de la France rurale, Le Seuil, Paris, vol. 1, 1975, pp. 35-116. (3)- Deffontaines J.-P., 1998, Les sentiers d'un géoagronome, Arguments, Paris, 360 p., p. 69. (4)- Dorioz J. M. et al., La composante milieu physique dans l'effet terroir pour la production fromagère, Le Courrier de l'environnement de l'INRA, 2000, na 40, pp. 47-55. (5)- Hubert B., A propos du Causse Mejan, Nature - Sciences - Sociétés, Elsevier, Paris, 2002, pp. 67-69. (6)- Landais E., 1998, Agriculture durable et nouveau contrat social, Le Courrier de l'environnement de l'INRA, na 33, 1998, pp. 5-22. 33
(7)- Larrère C. et R., Du bon usage de la nature, 1997, Aubier, ColI. Alto, Paris, 355 p. (8)- Lecomte J., Réflexions sur la naturalité, Le Courrier de l'environnement, INRA, 1999, na 37, pp. 5-10. (9)- Legrand P., Repères dans le paysage agricole français, Le Courrier de l'environnement de l'INRA, na 33, 1998, p. 81. (10)- Lelli L., Le paysage ordinaire: l'exemple du Nord-Comminges (Haute-Garonne, France). Essai méthodologique et pratique, Thèse de doctorat, Géode - Université de Toulouse-Le Mirail, 2000, 325 p. (11)- Michelin Y. et al., Le paysage dans un projet de territoire. Démarche et méthode expérimentées en Limousin, Chambre d'Agriculture de la Haute-Vienne, 2002, 67 p. (12)- Moriss D., La place de l'agronomie dans la recherche environnementale, 1998, Dossier de l'environnement, INRA, na 17, pp. 6770. (13)- Osty P.-L. et al., Comment analyser les transformations de l'activité productrice des agriculteurs? Propositions à partir des systèmes techniques de production, Etud. Rech. Syst. Agraires, Dev. INRA, 1998, na 31, pp. 397413. (14)- Serres M., 1983, Les cinq sens, Grasset, Paris, p. 262. (15)- Vissac B., 1989, in MarchaI J. Y., Quand les agronolnes s'en vont aux champs, L'Espace Géographique, na 3, 1990-1991, p. 217.
34
Changement climatique, gestion des ressources et territoires Bernard SEGUINl Résumé L'évaluation de l'impact du changement climatique sur la gestion des ressources et les territoires doit prendre en compte, en premier lieu, l'impact prévisible sur la production végétale à partir des connaissances disponibles sur l'écophysiologie des cultures, appliquées à la simulation des effets des scénarios climatiques (incluant l'augmentation du C02 atmosphérique). En s'appuyant sur une présentation générale des conséquences attendues, et par ailleurs des observations concernant les évolutions récentes du climat et de ses conséquences sur la phénologie de certaines cultures pérennes (arbres fruitiers et vigne), ces effets sont précisés pour les grandes catégories de production au niveau de la France (grandes cultures annuelles, prairies et élevage, cultures pérennes). Ils conduisent à identifier les modalités d'adaptation au niveau des systèmes de culture pratiqués actuellement et dans le même contexte géographique. Au delà cependant, il convient de considérer un deuxième niveau, qui pourrait passer par un déplacement des systèmes de production en latitude ou en altitude et l'introduction de nouvelles espèces, puis celui correspondant à l'adaptation au niveau des territoires, dont les déterminants seront évoqués en conclusion. Mots-clés: Agriculture, production agricole, systèmes de culture, territoires, écophysiologie, changement climatique
Abstract: Climatic change, resources management and territories The evaluation of the impact of climatic change upon resources management and territories needs to firstly consider the predictible impact upon plant functioning, by using the available knowledge on crop ecophysiology applied to simulate the effects of clilnate scenarios, including the increase of atmospheric C02. The predicted consequences are firstly presented in general terms, then detailed for
1
INRA
Unité Agroclitn,
Site Agroparc,
dOlnaine Saint-Paul,
84914 Avignon
Cedex 9
each main type of production in France ( annual crops, pastures and perennial crops), taking into account recent observations about the evolution of climate and related consequences on crop phenology (especially fruit trees and vine). They lead to indentify the main lines for the adaptation at the level of present cropping systems, considered as geographically stable. However, this level. needs to be completed by a second one, corresponding to a possible shift in latitude or altitude, as well as the introduction of new crops. Ultimately, a third level of adaptation will correspond to the evolution of territories and land use, whose determinants will be discussed in the conclusion. ](eywords : Agriculture,agricultural productivity, cropping systems, territories, ecophysiology, clin1atic change Introduction2 Les aspects généraux de l'impact du changement climatique sur la production agricole ont fait l'objet ces dernières années de plusieurs ouvrages (voir en particulier (4), (9) et (10), complétés par la synthèse effectuée par Soussana (13) ) qui permettent d'avoir une vision exhaustive des processus mis en jeu et de leurs caractéristiques par grands groupes de production et grandes zones géographiques à l'échelle mondiale. Au niveau de la production agricole française, l'article de Delécolle et al (1) a permis de présenter un premier diagnostic.L'objectif de cette comlTIunication est de reprendre ces éléments, en les actualisant avec des observations sur le passé récent et en analysant les conséquences pour la gestion des ressources et les évolutions des territoires qui pourraient résulter du changement climatique. 1 - Les impacts du changement climatique sur la production végétale Ces impacts peuvent s'évaluer en s'appuyant sur l'ensemble des connaissances disponibles dans le domaine de l'écophysiologie, intégrées au sein des modèles de fonctionnement des couverts végétaux qui traduisent l'effet du climat sur les fonctions élémentaires. Il est nécessaire d'y adjoindre l'effet additionnel de l'augmentation du C02 atmosphérique, qui a fait l'objet, durant les vingt dernières années, d'un ensemble de travaux à caractère expérimental, au laboratoire en conditions contrôlées (enceintes 2
Ce texte s'inspire pour une grande pati de la cotntnunication préparée pour le colloque' EtTet de sene, organisée par l'Acadétnie des sciences du 16 au 18 octobre 2002 tnpact et solutions: quelle crédibilité? ' à l'Institut de France à Paris, qui fera l'objet d'une publication sous le titre :adaptation des systètnes de production agricole au changetnent clitnatique', à paraître dans le nutnéro thélnatique des COlnptesrendus Geoscience-vol335 (2003).,
36
climatisées et serres) ou dans les conditions naturelles en utilisant des dispositifs d'enrichissement en C02 spécialement mis au point à cet effet (11). En considérant comme données d'entrée les climats prévus par les scénarios correspondant, en gros, à l'hypothèse d'un doublement du C02 pour la fin de ce siècle, ces travaux permettent de prévoir les grandes lignes suivantes: une stimulation de la photosynthèse de l'ordre de 20 à 30 %, conduisant à une augmentation résultante de l'assimilation nette de l'ordre de 10 à 20% en prenant en compte l'augmentation de la respiration liée à l'effet de l'augmentation de la température à l'inverse, un raccourcissement du cycle, de par cette même action du facteur thermique, pendant lequel le couvert végétal peut absorber l'énergie lumineuse par la photosynthèse - enfin, de l'amélioration de l'efficience de l'eau par suite de la diminution de la conductance stomatique sous l'effet de l'augmentation du C02. Au bout du compte, le bilan résultant au niveau de la production de biomasse peut prendre des aspects variés, en fonction du type de couvert (par exemple, l'influence de l'élévation du C02 sur le fonctionnement photosynthétique est plus forte pour les couverts en C3 que pour ceux en C4) et des conditions climatiques associées aux conditions culturales pour les plantes cultivées. Il faut souligner que ces grandes lignes ne tiennent pas compte des effets possibles au niveau des bilans hydriques et minéraux (en particulier azotés) et de leur interaction, pas plus que des modifications éventuelles d'autres facteurs climatiques qui jouent également sur le fonctionnement écophysiologique, tels que le rayonnement solaire, 1'humidité relative de l'air ou la vitesse du vent. Cette remarque restrictive, liée aux insuffisances actuelles des scénarios climatiques, doit d'ailleurs être élargie, à ce stade de l'exposé, à un ensemble de limites qui apparaît pour le moment au niveau de ces scénarios par rapport à l'objectif d'estimation des impacts sur la production végétale. Outre l'incertitude encore grande sur la pluviométrie, et ses conséquences de premier ordre sur l'alimentation en eau des couverts végétaux, ces limites sont liées pour l'essentiel à la seule disponibilité de prédictions sur la valeur moyenne des variables climatiques, sans que soient évaluées avec une finesse suffisante en termes d'échelle temporelle les caractéristiques de variabilité d'une part, de valeurs extrêmes de l'autre. On peut citer, à ce niveau, et en en restant au seul facteur thermique, l'importance d'épisodes très brefs de gel pour les températures basses ou d'échaudage pour les valeurs élevées. Si elles conduisent à moduler quelque peu la vraisemblance des impacts décrits schématiquement ci-dessus, sans cependant la remettre en cause à 37
notre sens, ces remarques soulignent également l'attente vis-à-vis des progrès des connaissances en modélisation du climat, qui évoluent cependant rapidement actuellement. A ce propos, il faut signaler qu'une autre demande, portant cette fois sur la résolution spatiale, est en voie d'être satisfaite, puisque les scénarios actuellement élaborés au CNRM permettent actuellement de descendre à une maille élémentaire de 50 km ( au lieu des 200 km accessibles précédemment) (8). 2 - Les impacts sur la production des cultures en France A - Le cas des grandes cultures et des prairies Les éléments de réponse qui viennent d'être présentés au niveau du fonctionnement écophysiologique des couverts végétaux ont pu être traduits en termes de conséquences sur la production des grandes cultures et des prairies, qui occupent une part prépondérante de la superficie agricole utile en France. Au niveau des grandes cultures, les résultats des simulations effectuées avec les modèles de culture CERES et STICS sur le blé et maïs présentés dans (1) permettent de conclure à des effets légèrement positifs sur le premier (avec des augmentations de rendement allant de 2.5 % à 5.7 % pour les sites de Versailles, Toulouse et Avignon, suivant que le blé est irrigué ou non), et des effets plus variables sur le maïs (+ 10 % à Versailles sans irrigation, - 16 % à Avignon sans irrigation). Dans tous les cas, l'efficience de l'eau serait améliorée, avec une réduction simulée de la consommation en eau allant de 0 à 16 % (tableau 1). Culture 1
blé
maïs
2
blé
Consommation en eau - 1.7
Lieu
Rendement
Versailles
+ 5.7
Avignon (irr)
+ 2.5
-5.4
Versailles
+ 10.6
-12.4
Avignon (irr)
- 16.1
-16.2
Toulouse (irr)
+ 4.0
-5.8
Versailles
+ 2.9
0
38
résultats1 : scénario transitoire GISS, année 2030, 460 ppm, moyennes sur 30 années résultats2: scénario ARPEGE- Climat, anomalies sur 7 ans, modèle STICS, effet C02 non pris en compte,moyennes sur 16 amlées Tableau 1. Variations simulées des rendements et des consommations eau de cultures de blé et de n'lais en différents lieux (exprimées pourcentages des valeurs simulées en conditions actuelles (d'après (1))
en en
Au niveau des prairies (13), la conjugaison de travaux expérimentaux (sous serre et en enrichissement naturel à l'extérieur) et de modélisation à partir du modèle d'écosystème prairial PASIM conduit à envisager, dans les conditions du Massif Central, une augmentation de la production de biomasse aérienne de l'ordre de 25 % (dont 18 % attribuables au seul doublement de C02 ), ce résultat devant être complété par un effet positif sur les protéines du foin récolté (+ Il %). En tennes de système d'élevage, la valorisation de cette augmentation de production supposerait une augmentation du chargement animal (en gros de 20%) ou une augmentation de la saison de pâturage de l'ordre de trois semaines, pennettant d'accroitre respectivement l'ingestion et la production de viande de 7 à 20 % pour la première et de 2 à 20 % pour la seconde. Il faut ajouter à ces effets globaux une modification attendue de la composition botanique (en faveur des légumineuses fixatrices d'azote lorsque la prairie est bien exploitée ou des dicotylédones non fixatrices dans le cas inverse), avec un effet sur la biodiversité qui serait cependant faible d'après les résultats expérimentaux. Il faut cependant souligner que ces résultats doivent être relativisés, dans la mesure où les impacts sur l'alimentation hydrique sont encore mal cernés (avec les incertitudes sur la pluviométrie, non seulel11enten valeur annuelle, mais aussi dans sa répartition saisonnière) et ses interactions complexes avec la fertilisation azotée. C'est un des points essentiels sur lesquels doivent porter les travaux dans ce domaine, qui par ailleurs doivent être complétés par l'étude des impacts sur la qualité du produit récolté (travaux en cours sur le blé dur, qui montrent que la teneur en protéines des grains serait diminuée). Enfin, et bien que ce point important soit souligné régulièrement, l'effet du changement climatique sur les maladies et ravageurs d'une part, les mauvaises herbes d'autre part, a fait seulement l'objet de considérations générales et doit absolument être approfondi dans le futur proche pour qu'une esquisse plus complète de la question soit présentée.
39
B
- Retour
vers le passé récent
Les éléments présentés ci-dessus résultent essentiellement de la considération de scénarios encore soumis à beaucoup d'incertitudes. Cependant, la mise en évidence récente d'un réchauffement significatif non seulement à l'échelle globale, mais également au niveau du territoire français (7), sur le siècle passé, amène à rechercher des confirmations de ces projections à partir des observations sur l'évolution récente des productions correspondantes. Sachant que l'augmentation du C02 est actuellement d'un ordre de grandeur plus faible que celui envisagé pour la fin du siècle (+ 30 % au lieu du doublement), c'est essentiellement l'effet d'une élévation de température de l'ordre de IOC (plus précisément 0.9°C sur la température moyenne, avec 0.6°C sur la minimale et I.2°C sur la maximale) que l'on peut essayer d'évaluer. Compte-tenu de la difficulté à récupérer des données fiables sur une aussi longue période, et par ailleurs de l'énorme progrès des performances agronomiques, particulièrement dans la deuxième partie du siècle, il apparaît surtout souhaitable de se concentrer sur celle-ci, sachant qu'une grande partie du réchauffement paraît s'être concentrée sur les dix dernières années. Si les agriculteurs (et les éleveurs) font état d'une modification des calendriers culturaux qui pourrait être liée à cette particularité climatique, il n'a pas encore été possible de l'apprécier de manière objective, pas plus que d'évaluer son poids éventuel dans l'évolution récente des rendements. Par contre, l'analyse des données phénologiques sur les arbres fruitiers et la vigne (cultures a priori beaucoup moins dépendantes sur ce point des décisions culturales) a permis de mettre en évidence des avancements significatifs de stades tels que la floraison des arbres fruitiers (une dizaine de jours en trente ans sur des pommiers dans le sud-est) ou la date de vendange pour la vigne (presqu'un mois dans la même région au cours des cinquante dernières années). (fig I et 2)
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Ctift Balandran : GOLDEN DELICIOUS - Stade F1. 24/04
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19/04
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1~04 09/04 04/04 30/03 25/03 20/03
1973 1975 1977 1979 1981 1983 1985 1987 1989 1991 1993 1995 1997 1999 2001
Fig 1. Evolution des dates de floraison du pommier Golden delicious à Balandran (région de Nimes. Observations CTIFL) (d'après Domergue 2001 (2))
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Fig 2. Evolution des dates de vendange à Chateauneuf-du-pape (d'après Ganichot 2002(3 ) )
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En premier lieu, ces observations permettent de confirmer la tendance générale des mesures climatiques (ce qui n'est pas inutile, car les modifications d'emplacement des stations, de leurs capteurs et systèmes d'enregistrement et, par ailleurs, de l'extension des situations d'ilôt urbain peuvent amener au scepticisme de certains sur les procédures de reconstruction, même les plus sophistiquées, des séries climatiques). Au delà, elles sont utiles pour caler les modèles phénologiques utilisés dans les modèles de culture en général et les appliquer en particulier à ces cultures pérennes pour évaluer l'impact du réchauffement sur leur parcours phénologique. L'intérêt manifeste de ces données a conduit à élaborer un projet de bases de données, pouvant rassembler les partenaires concernés, rassemblant les séries historiques et devant actualiser la collecte future (base Phénoclim gérée par l'INRA Avignon). 2 - Les impacts sur la phénologie des arbres fruitiers et de la vigne L'influence du climat sur ces cultures pérennes (12) nécessite de prendre en compte successivement une période automnale qui correspond schématiquement à un besoin en froid, puis la période post-Ievée de dormance où les besoins en chaleur prennent le relais. L'antagonisme de ces deux actions successives explique, par exemple, que pour certaines espèces comme le pommier, les dates de :Qoraison soient finalement assez voisines entre le nord et le sud de la France. Dans le cas des arbres fruitiers, l'application des scénarios de réchauffement climatique à la vallée du Rhône a permis de prévoir une avancée de la date de floraison finalement faible (de l'ordre de deux à trois jours) par rapport à ce qui est constaté actuellement dans le sud de la vallée (région de Nimes), mais plus marquée (une dizaine de jours) au nord ( région de Valence). La date de floraison joue un rôle important dans la production, car les conditions climatiques influent directement, à ce stade, sur la réussite de la fructification (il est possible d'observer, sur certaines variétés de pêcher, des chutes de jeunes fruits en lien avec des températures basses à cette période). Dans le cas le plus extrême (le gel), il apparaît possible, suivant les espèces et la localisation géographique, que les risques soient accrus par le réchauffement climatique (fig 3). Ceci peut paraître paradoxal: mais, si le risque purement climatique est bien réduit, le risque biologique augmente plus fortement du fait de l'avance de végétation qui expose au gel des organes floraux à des stades plus précoces, et donc plus fragiles. Dans le même ordre d'idées, la probabilité d'occurrence plus forte d'hivers doux amène à des inquiétudes sur le comportement de certains cultivars d'abricotier, qui pourraient connaître des problèmes majeurs de mise à fleur (nécroses des bourgeons floraux). 42
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.Fig 3. Evaluation du pourcentage de dégâts de gel sur les productions fruitières pour différents scénarios climatiques (Avignon) d'après Domergue (2) Dans le cas de la vigne, les scénarios de réchauffement climatique conduisent à une même accélération de la phénologie (fig 4). Pour le cépage Syrah dans la région de Montpellier, ils se traduisent par une avancée du débourrement de fin février actuellement au 10 février dans le cas d'un réchauffement moyen de 2°, et à début février dans l'hypothèse de 4°. Puis une avancée du 12 juin au 24 mai, et au 2 mai pour la date de floraison .Enfin du 13 août au 23 juillet et au 4 juillet pour la date de véraison. En dehors des problèmes éventuels de gel, analogues à ceux des arbres fruitiers, cette avance pourrait avoir des conséquences en termes de qualité à la vendange, dans la mesure où elle décalerait la période de maturation vers des conditions thermiques plus chaudes en cours de nuit (avec des températures minimales supérieures à 18°), alors qu'actuellement elles sont tempérées (entre 14 et 18°) et que ces températures fraîches 43
apparaissent comme un facteur de qualité en zone méditerranéenne. Il s'agit là d'un cas particulier, et des travaux plus complets sont nécessaires pour pouvoir établir avec plus de certitude les impacts du réchauffement sur le potentiel de qualité à la récolte. D'ores et déjà cependant, on peut envisager que l'étroit ajustement entre le milieu (sol, climat) et les techniques culturales qui est à la base du concept de terroir viticole, envisagé sous le seul aspect biotechnique, soit modifié par la nouvelle 'donne' climatique.
Fig 4. Simulations de la phénologie de la vigne (cépage Syrah) en région de Montpellier (d'après Lebon (5)) 3 - Conséquences pour les ressources et les territoires Cette question a, pour le moment, fait surtout l'objet de considérations portant sur les systèmes de culture tels qu'ils sont pratiqués actuellement, en considérant implicitement leur stabilité géographique. A ce niveau, il s'agit essentiellement de mobiliser l'expertise agronomique au sens large pour les adapter aux conditions climatiques modifiées. Cela passe, en premier lieu, par le recours au matériel génétique approprié, mieux adapté aux températures plus élevées, et valorisant au mieux l'augmentation de la photosynthèse et de l'efficience de l'eau, tout en minimisant l'effet du raccourcissement du cycle. Puis par la mise au point d'itinéraires techniques révisés, incluant les apports d'intrants (irrigation, fertilisation). Par ailleurs, ces systèmes de culture devront prendre en compte l'impact du changement climatique sur les maladies et ravageurs d'une part, les mauvaises herbes de l'autre, dont nous avons indiqué qu'ils devraient faire l'objet d'études approfondies dans les années à venir. Enfin, il faudra évaluer plus précisément l'impact environnemental de ces systèmes de culture, pour compléter la définition de leur adaptation. 44
De façon générale, on peut estimer que l'adaptation des grandes cultures pourrait s'effectuer sans trop de problèmes, dans la mesure où les années passées ont montré leurs capacités à évoluer rapidement en fonction, en particulier, des contraintes économiques résultant de la PAC (Politique Agricole Commune) au niveau européen. De même pour les prairies et l'élevage. Il faut cependant relativiser cette vision optimiste sur une capacité d'ajustement rapide (quelques années), en soulignant une fois de plus les incertitudes actuelles sur la pluviométrie et le bilan hydrique. Pour les cultures pérennes, si le diagnostic sur l'adaptation des systèmes de culture reste identique dans ses grandes lignes, la capacité d'adaptation paraît moins forte. Elle nécessite de prendre en compte une durée plus longue, de l'ordre de dix à vingt années. Dans le cas de la viticulture, elle suppose également de prendre en compte une évolution des techniques de vinification, permettant de corriger les modifications de qualité du produit à la récolte. Au delà de ce premier niveau, il doit être envisagé cependant un deuxième niveau d'adaptation, passant par un déplacement géographique des zones de production. Dans le passé lointain, c'est essentiellement cette solution qui a été retenue pour s'adapter aux fluctuations climatiques ( en interaction avec les fluctuations économiques) (3) , avant que les progrès de l'agronomie ne permettent de disposer d'une plasticité plus grande vis-à-vis de ces contraintes. A l'heure actuelle, il n'apparaît pas réellement de signe d'évolution allant déjà dans ce sens. S'il est bien fait état d'ajustements du choix de variétés ou du glissement de calendriers culturaux comme nous l'avons indiqué plus haut, il n'apparaît pas encore de signé tangible de déplacement géographique des systèmes de production. Et pourtant, le réchauffement observé équivaut, sur le siècle, à un déplacement vers le nord de l'ordre de 180 km ou en altitude de l'ordre de 150 m (7) . Ce qui traduit la plasticité déjà évoquée, mais jusqu'où ou jusqu'à quand? On peut donc légitimement envisager l'éventualité de la remontée (vers le nord ou en altitude) de certaines cultures, ou l'introduction de nouvelles cultures au sud. A l'heure actuelle, ces modalités d'adaptation sont encore peu explorées, mais il apparaît souhaitable de les envisager, en évaluant les potentialités agroclimatiques revues dans le contexte des conditions prévues par les scénarios climatiques. Conclusion
En conclusion, il nous paraît intéressant d'évoquer un troisième niveau d'adaptation, portant sur l'occupation du sol, et plus généralement les territoires. Si les deux premiers niveaux que nous avons considérés précedemment s'appuyaient essentiellement sur les conditions 45
biotechniques, la réalité de leur mise en œuvre passe par la prise en compte de déterminants tout autant significatifs: - dans l'hypothèse de déplacements géographiques, le lien avec le caractère local: s'il apparaît possible, a priori, de cultiver du blé ou du maïs dans des régions différentes, cela n'irait pas de soi pour les productions plus typées dont une grande partie de la valeur ajoutée provient de l'existence d'une zone d'appellation ou d'un terroir - de façon plus générale, le poids du facteur économique: dans un contexte climatique modifié, l'ajustement à attendre des zones de production, au niveau des régions, mais aussi à l'échelle mondiale, conditionnera fortement la réalisation de ces possibilités techniques, dans un marché dont les aspects concurrentiels seront fortement perturbés. - enfin, le poids de plus en plus fort du contexte environnement al au niveau des agricultures développées comme c'est le cas en Europe pourrait également influer fortement, cette fois au niveau des fonctions dévolues à l'agriculture. Dans le cadre de cette multifonctionnalité apparue récemment, il est en particulier possible de penser à une affectation des terrains agricoles qui serait en partie conditionnée par l'objectif de limitation de l'effet de serre à l'échelle mondiale (stockage de carbone, utilisation de biocarburants, mais aussi limitation des émissions d'oxyde nitreux et de méthane). Dans cette éventualité, causes et effets du changement climatique se rejoindraient pour fermer la boucle, mais il apparaît bien difficile aujourd'hui d'aller au delà de poser la question!
Références
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Les filières agricoles territorialisées Lucien BOURGEOIS (1) Résumé Pour des motifs de sécurité alimentaire, la production agricole n'a pas subi le même type de délocalisation que certaines activités industrielles. Le territoire, loin d'être un handicap, peut même devenir le principal atout de la production française et européenne. Encore faut-il que la politique agricole favorise le lien entre production et territoire. Abstract For strategic reasons of food security, agricultural production has not been relocated like other industrial activities. Far from being a disadvantage, having productions attached to territories can be a trump card for France and Europe... on condition that agricultural policy provides opportunities to strengthen the link between production and territory. Dans un cadre aussi chargé d'histoire que le domaine du PRADEL, on ne peut pas traiter cette question du rapport entre production agricole et territoire sans un retour en arrière sur les deux derniers siècles. Nous verrons que la division internationale du travail a trouvé des limites évidentes dans le domaine alimentaire à cause de la nécessité d'assurer un minimum de sécurité des approvisionnements. Nous verrons aussi que dans la construction européenne et même dans la localisation de la production en France, la spécialisation n'a pas été aussi importante qu'on ne le pensait. Nous verrons enfin quels enseignements en tirer pour l'avenir en utilisant les résultats de la prospective DATAR Agriculture et Territoires 2015. 1 - La sécurité alimentaire,
un objectif incontournable
Dès la fin du XVIIlème siècle, la question de la spécialisation internationale a été posée pour la production agricole. Les premiers débats théoriques célèbres entre Malthus et Ricardo sont restés dans toutes les mémoires. On a tendance à penser que David Ricardo a largement remporté la victoire en obtenant que le Royaume-Uni supprime les taxes à l'importation sur le blé en 1846. Comme les pays du continent européen ont
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Asselnblée
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des Chalnbres
d'agriculture
suivi la même voie entre 1860 et 1880, on a pu penser que cette stratégie s'est généralisée depuis longtemps à l'ensemble des pays industrialisés. Mais comme l'a montré fort bien Paul Bairoch dans tous ses écrits, la réalité observée a été très différente et les périodes protectionnistes ont été beaucoup plus fréquentes que les périodes d'ouverture des frontières. Qui plus est, la croissance observée n'a pas été plus importante dans les périodes de libéralisation des marchés que dans les périodes d'encadrement. Au titre des idées reçues, on pourrait facilement croire que les Etats-Unis ont toujours été libéraux. Cela n'a pas du tout été le cas. Fiedrich List, un économiste allemand, a fait des observations très perspicaces à ce sujet dès le début du XIXe siècle. Il avait vécu aux Etats-Unis pendant quelques années. Il a écrit dans son livre trop ignoré Système national d'éconolnie politique: Adam SMITH et J-B. SAY avaient déclaré que les Etats-Unis étaient voués à l'agriculture comme la Pologne. Quand on vit que les EtatsUnis cherchaient leur salut sur l'industrie, cette jeune nation que l'Ecole (libérale) avait chérie jusque là comme la prunelle de ses yeux devint l'objet du blâme le plus énergique chez les théoriciens de toute l'Europe...En faisant naître artificiellement des manufactures, les Etats-Unis portaient préjudice non seulement aux pays de plus ancienne culture, 1nais surtout à eux-mêmes. (Fiedrich LIST p. 213). Les Etats-Unis, par construction politique, n'ont pas choisi la voie du libéralisme pour se protéger des produits manufacturés anglais. Cette stratégie a été renforcée encore après la guerre de Secession. C'est le Nord industriel protectionniste qui a gagné cette guerre contre un Sud agricole libre-échangiste. En Europe, au début du XIXe siècle, c'était l'Angleterre qui avait le niveau de productivité agricole le plus élevé. A la fin du siècle, l'Allemagne protectionniste avait largement dépassé le niveau de l'Angleterre libérale. Ajoutons aussi que les expériences libérales de cette époque étaient très liées à l'expansion coloniale. Quand l'Angleterre baissait les taxes sur le blé, c'était pour faciliter l'entrée de marchandises anglaises délocalisées dans les colonies de peuplement. Quand la France a renoncé à produire du colza sur son territoire, c'était pour permettre à des firmes françaises de produire de l'huile à partir des arachides des colonies africaines. Mais même ces expériences de délocalisation contrôlée ont été mises à mal par les crises économiques de la fin du XIXe, et surtout celle de 1929 ainsi que par les guerres mondiales. Les guerres mondiales ont fait apparaître la dépendance de nos économies en matière de sécurité alimentaire. On peut attendre des mois ou des années avant de remplacer une bicyclette ou une automobile, on ne peut pas se passer de manger pendant plusieurs jours. Les crises ont fait apparaître les fragilités sociales de nos sociétés. Si un trop grand nombre d'exploitations tombent en faillite, cela peut avoir des conséquences sur les 50
équilibres politiques d'un territoire ou d'un nation. C'est ce que les dirigeants de la Ille République ont très bien compris en France à la fin du XIXe en confiant à Jules Méline le soin de prendre les mesures qui convenaient pour consolider la construction républicaine après l'épisode Napoléon III (Viard, Hervieu, l'Archipel paysan). Sur le Continent européen l'ouverture des frontières de 1860 a rapidelnent été stoppée dans les années 1880. Pour l'Angleterre, il faudra attendre le lendemain de la crise de 1929 pour qu'ils rétablissent les taxes à l'importation sur les céréales (1932). Faut-il rappeler les affres des tickets de rationnement de la deuxième guerre mondiale qui ont largement contribué à remettre en mémoire les problèmes de sécurité alimentaire. Si l'on ajoute à cela que la guerre froide avait coupé l'Europe en deux parties inégales sur le plan agricole. Du côté Ouest, un espace avec des terres agricoles et une population très nombreuse, du côté Est les greniers à blé traditionnels de l'Europe avec une population peu nombreuse. Il n'est pas étonnant que la PAC ait eu pour objectif d'inciter les agriculteurs à produire "à tout prix" pour assurer l'approvisionnement régulier de consommateurs exigeants. 2 - La PAC n'a pas spécialisé les territoires agricoles en Europe Phénomène plus étonnant, la spécialisation européenne qui était envisagée par les pères de l'Europe entre une France agricole et une Allemagne industrielle ne s'est pas produite. Tout s'est passé comme si la construction européenne effective avait veillé à organiser une certaine forme de sécurité alimentaire au niveau de chacun des membres de l'Europe (Bourgeois, Servolin 2002). Grâce au niveau des prix qui a été fixé pour la première campagne de céréales, aux montants compensatoires monétaires et aux mesures d'aides diverses et variées, la production agricole s'est maintenue en. Allemagne au point d'en faire aujourd'hui le quatrième exportateur mondial de produits agro-alimentaires. Faut-il regretter cette évolution au motif que cela a empêché la France d'exploiter tout son potentiel pour produire la nourriture de la majeure partie de l'Europe? Il n'est pas inutile de se souvenir de la réflexion de Frédricht List à propos des Etats-Unis et de constater que si ce pays n'avait pas eu une politique industrielle dynamique, il ne serait jamais devenu la première puissance mondiale. De la même manière, si la France n'était pas devenue aussi le quatrième exportateur mondial de produits industriels, il y a peu de chance que nous ayons eu le même niveau de vie que l'Allemagne. Il n'y a pas d'exemples dans l'histoire de pays qui se soit développé à partir de ses exportations de matières premières agricoles.
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3 - Même entre départements beaucoup accrue
français, la spécialisation ne s'est pas
Chose plus curieuse encore, si l'on regarde les évolutions à l'intérieur de la France, il est frappant de constater que l'on n'a pas assisté à une spécialisation régionale très importante. Chacun a à l'esprit, la concentration de la production de porcs et de volailles dans le Grand Ouest et en particulier en Bretagne. Mais il s'agit de productions moins liées au sol que les autres et hors réglementation communautaire. On s'aperçoit au contraire que pour toutes les productions réglementées par la PAC, la spécialisation territoriale s'est peu accentuée (Bourgeois, Desriers 2002). L'exemple le plus caractéristique est évidemment le secteur laitier. Depuis l'instauration des quotas en 1984, chaque département s'est efforcé de garder son potentiel de production. Là encore faut-il regretter des évolutions dénoncées COlnmearchaïques et anti-économiques par certains. Ce n'est pas évident au tenne du travail de prospective que nous avons fait avec une équipe réunie par la DATAR sur le thème Agriculture et Territoires 20i5. Il apparaît en effet que pour les matières premières indifférenciées, on se heurtera à une concurrence de plus en plus vive de la part des pays d'Amérique du Sud, d'Océanie et à l'avenir des pays d'Europe de l'Est et de Russie. Il sera très difficile pour un pays industrialisé à haut niveau de vie de rémunérer le coût de la main d'œuvre et des infrastructures sociales traduit en particulier dans le prix du foncier par des matières premières. On peut chercher à reconquérir de la valeur ajoutée par une différenciation sur les caractéristiques intrinsèques du produit en produisant des variétés particulières, des cépages particuliers ou des processus de fabrication particuliers. Les stratégies peuvent se révéler efficaces mais on constate de plus en plus que même dans ces catégories, on n'est pas à l'abri d'une forte concurrence internationale. Le secteur des vins de cépage est particulièrement emblématique des évolutions défavorables en ce domaine. La seule vraie protection est la liaison du produit et du territoire. Encore faut-il que les mécanismes de propriété intellectuelle soient efficaces comme on a pu l'observer dans les différends entre la France et les USA sur l'appellation Chablis ou Cha111pagne. On peut facilement copier un produit, un cépage ou un processus de fabrication, on ne peut pas copier un territoire.
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4 - Le territoire, argument de vente. On a I'habitude de penser que le prix du foncier agricole et les charges de structures sont un frein à la compétitivité de l'agriculture française par rapport aux marchés internationaux. Si l'on se contente de comparer les coûts de production entre matières premières indifférenciées, il est sûr que c'est un handicap pour la production française et européenne. En partant de ces analyses, on voit actuellement de plus en plus d'hommes politiques penser qu'il faut accompagner le déclin de l'agriculture européenne et gérer "la restructuration" comme on a géré celle de la sidérurgie ou celle des chantiers navals quitte à y mettre le prix en matière de subventions pendant un certain temps. Ne pourrait-on pas changer d'angle de vue en partant du territoire plus que du produit. Le territoire devient alors une opportunité. Le prix du foncier est certes un coût de production mais il est aussi la manifestation que nous vivons dans un pays à haut niveau de vie avec des consommateurs solvables à proximité. Rappelons à ce sujet que dans un rayon de 1 000 km autour de Metz une étude de l'INED a montré qu'il y avait 25% de la richesse mondiale. Aucune autre zone. du monde n'offre une telle concentration de richesse. Après avoir exploré les différents scénarios d'Agriculture et Territoires 2015, il nous apparaît nécessaire de remettre le territoire au centre du débat. Vu du côté du produit, le territoire est une contrainte. Or une contrainte subie devient toujours une charge de structure supplémentaire alors qu'une contrainte anticipée peut devenir un argument de vente protégé s'il est en adéquation avec la demande des consommateurs. Qui plus est c'est le degré d'exigence des consommateurs les plus proches qui devient alors le meilleur argument de notoriété pour les consommateurs les plus lointains. Même si on part du territoire, on revient au produit agricole! 5 - Les Etats-Ullis ne sont pas prêts à sacrifier leur agriculture nom de la division internationale du travail
au
Nous ne voudrions pas cependant réduire le débat sur la politique agricole à un débat franco-français qui ignorerait les grands problèmes actuels de la mondialisation des marchés. Là encore plutôt que de céder aux effets de mode et aux grandes déclarations politiques dans les rendez-vous réguliers de l'OMC, examinons les faits. Sur le marché des céréales par exemple on peut constater que la production mondiale augmente régulièrement en particulier dans les pays comme l'Inde et la Chine parce qu'ils sont les deux pays les plus peuplés du 53
monde. Ils n'ont pas de problèmes de débouchés intérieurs. En revanche, les exportations mondiales stagnent depuis plus de 20 ans. Cela signifie donc que le marché mondial se marginalise et que la division internationale du travail régresse au bénéfice d'une progression de la sécurité alimentaire de chaque pays. On comprend aisément que cette stratégie soit celle des pays comme l'Inde et la Chine mais quelle n'est pas notre surprise de constater que c'est encore celle des Etats-Unis. On pourrait penser en effet que ce pays qui est devenu, en particulier depuis la chute du mur de Berlin, la seule grande puissance mondiale pouvait se permettre de faire produire moins cher ailleurs une partie de ce qui lui est nécessaire. Ce n'est pas la solution qui vient d'être adoptée par le gouvernement américain. Devant la concurrence actuelle de l'Amérique du Sud et de l'Océanie qui tiraient les prix à la baisse, le gouvernement vient de faire voter une loi qui évite aux exploitations américaines de disparaître. Certes, ce n'est pas une mesure habituelle de fermeture des frontières comme pour l'acier mais il s'agit quand même d'une mesure protectionniste. La concomitance des décisions pour l'acier et pour l'alimentation montre bien que la première puissance du monde ne peut pas se permettre de dépendre de l'étranger aussi bien pour sa nourriture que pour la matière première indispensable pour l'industrie automobile et pour l'arlnement. Même pour des raisons stratégiques de sécurité alimentaire, le salut passe par le territoire national. Si l'on y ajoute les contraintes de développement rural, de paysage, d'environnement, on voit bien que l'entrée territoire est plus porteuse d'avenir que l'entrée produit. N'en déplaise aux économistes classiques plus préoccupés par l'offre que par la demande! Or si l'on veut éviter les crises, il faut réaliser un équilibre entre la création de la richesse et sa répartition. De ce point de vue, l'alimentation reste un enjeu social plus sensible que d'autres secteurs à cause de ses répercussions immédiates sur la survie des populations concernées. La sécurité alimentaire gardera encore longtemps tout son sens au niveau territorial tant que des constructions politiques parfaitement sécurisées n'auront pas été mises en place. Même dans ce cas le territoire pourra être un atout supplémentaire pour valoriser la production.
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Les nouveaux liens sociaux au territoire Christian DEVERRE1 Résumé L'essor des préoccupations concernant les effets des activités agricoles sur la qualité de l'environnement remet en cause le mouvement de spécialisation spatiale et sociale établi par le processus de modernisation agricole. Basé sur l'objectif de maximisation de la production alimentaire, ce processus a été soutenu par d'importants aménagements structurels des territoires (irrigation, drainage, remembrements) et par une législation qui a assuré la prééminence des droits des producteurs agricoles sur l'espace rural au détriment des autres usagers. Dans les domaines scientifique et technique, l'agronomie et l 'éconoluie rurale ont joué un rôle dominant dans l'établissement de cette différenciation spatiale et sociale. Les préoccupations environnementales remettent en cause à la fois la mono fonctionnalité de l'usage des territoires et l'appropriation prioritaire par les producteurs agricoles. La multifonctionnalité des territoires s'accompagne de l'établissement de nouveaux systèmes de relations entre agriculteurs et autres usagers de l'espace rural. Dans cette conjoncture, l'agronomie doit aussi composer avec d'autres disciplines scientifiques, comme l'écologie, dans l'orientation des techniques agricoles. La remise en cause du processus de spécialisation productive spatiale et sociale donne de manière croissante aux territoires ruraux le statut de biens publics, mais les forces du marché peuvent également entraîner une nouvelle tendance à la spécialisation et à la privatisation environnementales. Mots-clés: territoire rural, lien social, lnodernisation agricole, environnement, agronomie. Abstract The growth of concerns about the effects of agricultural activities on the quality of environment questions the trend towards social and spatial specialisation established by the process of agricultural modernisation. This process aimed at the maximisation of food production. It was supported by important territorial planning and infrastructures (irrigation systems, land reclamation, land consolidation) and by laws which provided farmers with pre-eminent rights of access to rural space to the detriment of other potential users. In the scientific and technical fields, agronomy and rural economy
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INRA Avignon
played a dominant part in establishing this spatial and social specialisation. Environmental concerns question both the monofunctionality of territorial use and the priority of farmers' rights of access. The multifunctionality of territories goes with the institutionalisation of new relation systems between farmers and other rural space stakeholders. In these circumstances, agronomy has to come to terms with other scientific disciplines, such as ecology, in the field of technical recommendations. This questioning of productive spatial and social specialisation increasingly provides rural territories with the status of public goods. But market forces can also lead to new environmental specialisation and land privatisation. [(eywords: rural territory, social tie, agricultural 111odernisation, environment, agronomy. Introduction
J'ai pour habitude, dans la relecture de mes écrits, de faire la chasse au terme nouveau. Outre le fait que ce que l'on baptise souvent hâtivement nouveau se révèle, à un examen plus approfondi, pas si nouveau que cela, l'usage de ce mot est également un moyen commode de ne pas nommer plus substantiellement l'objet ou le phénomène analysé. Et voici que le titre que j'ai moi-même choisi pour cette présentation inclut le terme banni. La raison de cette rupture de tabou tient à l'embarras que j'éprouve à caractériser par un (ou des) nomes) précis la forme (ou les formes) des liens sociaux qui m'apparai(ssen)t émerger entre différents groupes d'agents autour des territoires ruraux, notamment à l'occasion de l'essor des politiques environnementales. Pour expliquer cet embarras, reprenons les fondamentaux. Pour Enlile Durkheim (7), le passage de la solidarité mécanique qui caractérise les sociétés archaïques à la solidarité organique des sociétés modernes fut le produit de la différenciation des individus qui elle-même résulte de la division du travail social. C'est la reconnaissance mutuelle de rôles et de fonctions différentes et complélnentaires à l'intérieur du système social qui fonde les liens sociaux de la solidarité organique. Chaque rôle et fonction sont régis par un système de droits et d'obligations envers les autres agents, droits et obligations relevant pour Durkheim de formes de droit restitutif, en opposition au droit répressif des liens sociaux de la similitude, la solidarité mécanique. Le mouvement de division du travail social s'accentue à mesure que la société se densifie (accroissement du nombre des individus et des échanges entre eux) et l'expansion corrélative du nombre de règles de droit restitutif ou coopératif (civil, comlnercial, administratif.. .) peut être considérée comme un indicateur du progrès.
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Au niveau spatial, la différentiation des individus et la division du travail social se traduisent par le principe de mise à distance, principe énoncé par Georg Simmel (23) et étudié empiriquement par l'écologie urbaine de l'école de Chicago (12). L'espace de la solidarité organique est en conséquence lui aussi fragmenté, individualisé. Ses territoires se spécialisent, sans pour autant s'autonomiser : suivant le même modèle que les règles de droit et d'obligations entre agents, la circulation des personnes, des biens et de l'argent y est intense, régie par chacune des fonctionnalités reconnues aux différentes fractions de' l'espace. Pour évolutionniste qu'elle soit, cette représentation de l'évolution des liens sociaux dans les sociétés modernes et ses implications territoriales rendent assez bien compte de l'évolution des activités agricoles et des territoires ruraux dans la période dite de la modernisation. J'y reviendrai dans un moment. Néanmoins, depuis quelques années, l'image se brouille, le lTIodèleparaît s'emmêler. De la pollution à la « malbouffe » en passant par la destruction des milieux, les activités agricoles sont soumises à de profondes critiques qui remettent en cause en grande partie le système de droits et d'obligations des agriculteurs établi à l'époque des Trente Glorieuses (4). On assiste à la multiplication des dispositions juridiques d'encadrement des pratiques et techniques au titre de justifications diverses, de la sécurité alimentaire à la protection de la biodiversité, des eaux ou contre les risques. Ces justifications sont portées par des groupes et agents eux aussi très divers qui revendiquent la redéfinition des obligations des détenteurs de droits sur les différentes fractions de l'espace rural. Ceci rend de plus en plus difficile à saisir le rôle ou la fonction attendue par la société de ses agriculteurs. La fortune du terme multifonctionnalité en témoigne. En ce qui concerne les territoires ruraux, le nombre croissant de zonages superposés répondant à ces justifications conduit à s'interroger sur le mouvement de mise à distance: tout se passe comme si l'empilement succédait à la juxtaposition, et c'est avec bonheur que les Systèmes d'Informations Géographiques remplacent les cartes à une seule dimension. Comment donc caractériser les liens sociaux qui s'établissent dans ce contexte autrement que par la pauvreté de l'adjectif nouveaux? 1 - Le dispositif de la modernisation
agricole
Pour tenter d'apporter des éléments de réponse à cette question, il m'apparaît utile de faire un retour sur la période dite de modernisation agricole et d'utiliser comme grille de lecture de ce mouvement les notions de dispositif et de hio-politique développées par Michel Foucault.
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La notion de dispositif, même si elle est présente dans de nombreuses œuvres de Michel Foucault, n'est vraiment théorisée que dans ses derniers travaux, en parti,culier dans le premier tome de son Histoire de la Sexualité (9). Pour lui, la nature du dispositif est d'être un ensemble résolunlent hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglen1entaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques
(...J Le
dispositif
lui-nlêlne, c'est le réseau que
l'on peut établir entre ces éléments (10, p. 299). Cet ensemble organisé d'éléments hétérogènes constitue une formation qui, à un moment historique donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante.(ibid.) Le processus de modernisation de l'agriculture française au lendelnain de la Seconde Guerre Mondiale (et même quelques années auparavant) peutêtre appréhendé globalement au travers de cette notion de dispositif. L'urgence stratégique dominante, c'est à l'époque de fournir en toute sécurité une alimentation abondante et bon marché à une population ouvrière en expansion mise au service de la reconquête de la puissance nationale (3). L'agriculture métropolitaine -mais aussi coloniale- se voit alors complètement remodelée par la conjonction organisée d'un ensemble impressionnant de ces éléments hétérogènes dont parle Michel Foucault. Ces éléments sont suffisamment connus pour ne pas les reprendre en détails (11) et je n'examinerai ici que deux catégories avant de revenir sur la nature des liens sociaux établis par cette période de modernisation agricole: les aménagements architecturaux et les énoncés scientifiques. Si les géographes et historiens ont depuis longtemps insisté sur le fait que les activités humaines, et en particulier les activités agricoles, ont constamment modelé et remodelé les paysages (6, 20), il est incontestable que les équipements architecturaux du dispositif de modernisation de l'agriculture ont été colossaux. On peut citer à cet égard les nombreuses opérations de remembrement, le développement des infrastructures d'irrigation et de drainage ou les entreprises à grande échelle d'amendement des sols «pauvres ». La levée des contraintes -le terme est fréquemnlent utilisé à cette époque- imposées par 1'histoire agraire, le climat ou les milieux entraîne une redéfinition radicale de la différentiation territoriale. En conséquence, les cartographies des pédologues ne se contentent plus de dresser l'inventaire des types de sols -ce qui conduisait à identifier des terroirs ayant telle ou telle vocation- ; elles parlent désormais de potentialités agricoles, c'est à dire des utilisations possibles des sols après aménagelnent. Le sec peut devenir humide grâce à la Compagnie du Bas-Rhône ou l'Office du Niger, l'humide peut devenir sec par les équipements de drainage appropriés. Certes, certaines données du milieu ne peuvent être aussi 60
commodément corrigées, comme l'altitude: on parlera alors de handicaps, appelant des mesures spéciales, un traitement à part. Je vais retenir ce couple potentialités-handicaps pour introduire une autre notion empruntée à Michel Foucault, celle de bio-politique. Au travers de ce terme, il désigne l'ensemble des entreprises d'optimisation du fonctionnement des populations (humaines) de l'époque moderne, de la médecine publique aux grands travaux hygiénistes, en passant par la résorption et/ou la mise à l'écart des catégories sociales pourvues de handicaps comme les fous, les délinquants ou les pauvres. Si les dispositifs caractérisant la bio-politique n'excluent pas la répression -notamment par le biais de l'enfermement (8)-, ils apparaissent plus souvent sous la forme de techniques positives du pouvoir, visant à assurer les. meilleures conditions de croissance et de productivité des populations. Elles s'appuient pour ce faire sur le développement de la rationalité et sur des connaissances scientifiques et techniques (en particulier, dans les cas étudiés par Michel Foucault, sur la médecine et l' économie politique). .
L'objectif stratégique du dispositif de la modernisation agricole, centré sur la sécurité de l'approvisionnement alimentaire de la classe ouvrière, s'intègre bien dans les orientations de la bio-politique. Et ses effets territoriaux, au travers des aménagements architecturaux, peuvent être considérés comme une prise sur le sol par des groupes d'experts scientifiques et techniques (le génie rural) comparable à la prise sur les corps de la médecine ou sur les esprits de la psychiatrie. Déjà, au XIXème siècle, les travaux hygiénistes avaient donné lieu à de telles prises sur les éléments physiques, comme l'endiguement des fleuves pour éviter la propagation des miasmes des eaux vagabondes (10, pp. 207-228). Dans cette prise sur le sol à finalité de production agricole et sur les agents qui l'utilisent, deux disciplines scientifiques ont joué un rôle important par la production d'énoncés normatifs qui ont donné aux aménagements architecturaux leur efficacité économique et sociale: l'agronomie, dans sa définition largo sensu, et l'économie rurale. Par l'élaboration de modèles raisonnés associant les propriétés pédoclimatiques des parcelles agricoles, leurs améliorations et amendements potentiels, les choix de cultures et de variétés végétales ou anitnales adéquats, les formes de travail du sol et les successions appropriées, les agronomes contribuèrent à proposer des itinéraires techniques pour optimiser les rendements des productions. Les économistes ruraux, souvent issus des mêmes formations q\le les précédents, explorèrent les espaces de validité de ces modèles en fonction de l'organisation qu'ils impliquaient des facteurs de production et des substitutions possibles entre eux. Croisés avec les données 61
des rendements et de l'état des marchés -existant ou souhaitables- et un niveau de revenu standard jugé équitable pour un ménage agricole2, ces travaux permirent, pour chaque type de système de culture (ou d'élevage) et chaque zone pédo-clitnatique adéquate, de définir la structure optimale (superficie, parcellaire, équipement. . .) des exploitations agricoles, terme qui remplace la ferme d'antan. Sans être imposés par voie d'obligation, par droit répressif, ces énoncés scientifiques, ces modèles normatifs de l'agronomie et de l'économie rurale furent traduits et diffusés au travers de l'appareil parapublic de formation, de vulgarisation et de conseil qui se met également en place à l'époque. Et toute une série de dispositions légales et administratives les reprennent pour sélectionner parmi les aspirants agriculteurs ceux qui peuvent bénéficier des soutiens publics en matière d'investissement et d'accès au foncier. Ainsi schématiquement -et seulement partiellement- résumé, le dispositif de modernisation de l'agriculture a contribué à modeler le système des droits et obligations des différents groupes participant à sa finalité stratégique, à commencer par celui des agriculteurs. Ceux pamli les producteurs de produits agricoles qui acceptèrent de participer activement à l'entreprise d'optimisation de l'usage des sols se virent reconnaître les droits d'accès au soutien public, que ce soutien se traduise par des flux financiers, des ressources humaines ou des prééminences foncières. Ces droits fonciers peuvent être caractérisés par la mise à distance des détenteurs passés ou potentiels d'autres droits, à comnlencer par les propriétaires: le statut du fermage, le contrôle des Sociétés d'Aménagement Foncier et d'Equipement Rural, les modalités d'accès aux prêts fonciers bonifiés, les catégories des Plans d'Occupation des Sols, tout l'arsenal d'administration des terres agricoles a tendu à écarter des décisions les concernant ceux qui ne participaient pas à l'entreprise d'optitnisation. Même si elles s'avérèrent parfois plus conflictuelles, les opérations de remembrement consacrèrent également la priorité de l'obligation productive sur les droits des propriétaires minoritaires et des riverains. Seuls les usages liés aux besoins du développement industriel et urbain (infrastructures, lotissements. . .) prenaient le pas sur cette prééminence agricole. Il faut cependant souligner que cette mise à distance des autres groupes sociaux de l'usage des terres désignées comme étant à finalité agricole n'est accordée aux agriculteurs qu'au prix de leur insertion affirmée dans le mouvement de la division du travail social. Les engrais, les semences (végétales ou animales), les machines, le capital, proviennent de l'extérieur de l'exploitation; la spécialisation réduit comme peau de chagrin la part de 2 Ce choix de l'agriculture falniliale, qui donnera naissance à la faIneuse « exploitation agricole à 2 UTH », tire sa source pour sa part des « propositions philosophiques, Inorales, philanthropiques» du dispositif de Inoden1Îsation que nous n'abordons pas ici. 62
l'autoconsommation; les savoirs et les savoir-faire sont partagés avec l'appareil d'accompagnement; jusqu'à la comptabilité des ménages qui est parfois confiée aux centres de gestion. La part des produits commercialisés destinée à l'industrie et aux grands distributeurs allant croissant, les contrats d'intégration limitent l'activité commerciale propre des agriculteurs. On est bien là dans le double mouvement de spécialisation territoriale -au sens physique comme social- et d'approfondissement de la division sociale du travail. 2 - L'émergence dans l'espace rural
des dispositifs des politiques
environnemelltales
Il semble que l'on assiste dorénavant à un renversement de ce double mouvement. Au niveau territorial, la prééminence de l'usage productif des terres agricoles est de plus en plus fortement contesté au titre des externalités -comme le disent les économistes pour lesquels le paradigme de la maximisation reste central- auxquelles les pratiques d'optimisation des rendements ont conduit. Que ce soit dans le dOlnaine de la qualité des eaux ou de la protection de la biodiversité, pour prendre ces exemples, de nouveaux territoires sont configurés , qui réduisent ou gomment la distance établie précédemment entre terres agricoles et non agricoles. Le bassin versant ou le biotope d'une population d'oiseaux réunissent terres arables, prairies, forêts, réserves naturelles, mais aussi espace bâti, routes et autres réseaux. .. Et dans ce mouvement de réduction de la distance, les agriculteurs sont de manière croissante appelés à réintégrer dans leurs systèmes techniques des éléments externalisés, dont l'administration avait été attribuée à d'autres agents dans le cadre de la division du travail social. Les distributeurs d'eau potable, dont les équipements d'épuration n'arrivent plus à satisfaire les normes publiques, exigent la réduction des flux d'intrants, le recyclage des déchets agricoles ou d'élevage au sein des exploitations. Les collectivités locales, lasses d'endiguer les rivières, demandent la reconversion de terres drainées en prairies humides. Des conservatoires naturels, impuissants sur leurs seules réserves à maintenir les espèces dont ils ont pris la charge, poussent à la réimplantation des haies et à la reconstitution des bocages balayés par les remembrements. Et je ne ferai ici que mention des autres pressions qui, au titre cette fois de la sécurité sanitaire des aliments, réclament la réduction des traitements pesticides, le développement de techniques de lutte intégrée. Toutes ces pressions sur les activités agricoles, qui remettent en cause les cloisonnements territoriaux, poussent donc aussi à la réintégration au sein de 63
l'exploitation d'éléments du travail social auparavant dévolus à d'autres. Peut-on dans ces conditions considérer que «l'intemalisation» des conséquences environnementales de l'activité agricole remet en cause, au moins partiellement, le processus de division du travail social (5) ? Et dans ce cas, comment qualifier l'évolution concomitante des liens sociaux entre les différents agents et groupes intervenant sur les territoires ruraux? Lorsque l'on observe ce qui se passe sur le terrain, on se trouve face à des mouvements paradoxaux. D'un côté en effet, la maîtrise par les agriculteurs d'impacts environnement aux de leurs pratiques peut les conduire à s'autonomiser -au moins relativement- d'un certain nombre d'autres agents, notamment des firmes d' approvisionnetnents en intrants ou en aliments de bétail, des agences d'équipement hydraulique... Mais dans le même temps, l'adoption des nouvelles pratiques est accompagnée, surveillée, évaluée par de nouveaux agents au travers des nombreux « comités de pilotage» qui les entourent. Je ne prendrai comme exemple que l'entrée d'associations environnementalistes ou de consommateurs dans les Commissions Départementales d'Orientation Agricole chargées de l'approbation et du suivi des Contrats Territoriaux d'Exploitation ou maintenant des Contrats d'Agriculture Durable. Mais pour prendre toute la mesure de cette évolution paradoxale, il me paraît une nouvelle fois utile de faire appel à la notion de dispositif et d'inventorier l'ensemble des éléments hétérogènes qui forment les réseaux des politiques environnementales dans l'espace rural et de qualifier la ou les fonction(s) stratégique(s) dominante(s) qu'elles sont amenées à remplir. Cette identification des fonctions stratégiques dominantes, si elle ne pose pas de problème particulier quand on isole tel ou tel objectif environnemental, en pose beaucoup plus si l'on se pose globalement le problème et que l'on émet l'hypothèse d'une convergence de l'ensemble des objectifs des politiques sectorielles autour de notions du type du développen1ent durable. J'avais déjà abordé ces questions il y a quelques années (4) au travers de la métaphore de l'archipel. La multiplication des îles environnementales (la qualité des eaux, la protection de la biodiversité, la prévention de tel ou tel risque naturel. . .) peut-elle être considérée comme un continent en formation ou n'est-elle que la manifestation de hot spots, de points chauds localisés et restant séparés, aussi nombreux qu'ils puissent être? Il ne m'appartient pas d'apporter moi-même une réponse à cette question, mais de la chercher dans l'examen de la mise en œuvre des politiques environnementales. Or, force est de constater que, au-delà des discours unificateurs organisés autour du développetnent durable ou de la multifonctionnalité, la sectorialisation reste largement la règle et que la convergence n'apparaît pas comme l'hypothèse la plus envisageable à 64
moyen terme. J'en prendrai pour exemple le récent Sché111ade services collectifs des espaces naturels et ruraux (2000) qui additionne plusieurs dizaines de fonctions associées à autant d'objectifs et faisant chacune l'objet d'une cartographie propre. Aucune réponse n'y est vraiment apportée au fait que ces fonctions et objectifs puissent se recouper partiellement sur un même espace. Le responsable d'un Parc Naturel Régional évoquait récemment devant moi le sentiment que l'ensemble dont il avait la charge se trouvait littéralement haché par les divers dispositifs des politiques territoriales. Certes, chacune des fonctions stratégiques des divers dispositifs des politiques environnementales peut être pensée dans la perspective d'une extension de la bio-politique à de nouveaux domaines et à de nouveaux sujets, mais le projet d'ensemble n'est pas visible, la portée de chacun d'eux est différente. Certains ressortent de 1'hygiènisme classique, tandis que d'autres, notamment lorsqu'ils prennent en considération des justifications bio- ou -éco-centriques (14) constituent une extension de la bio-politique de l'optimisation des populations humaines vers celle du vivant en général, voire au-delà lorsque l'on revendique de penser COl1uneun fleuve ou penser comme une montagne (16, pp. 168-172). Chacun des réseaux d'éléments hétérogènes qui constituent les différents dispositifs est en partie imperméable aux autres et il n'est pas possible de superposer l'organisation des valeurs, connaissances, institutions décisions et propositions morales, disons, de l'administration d'une zone vulnérable ou d'un site Natura 2000. Avant de revenir sur les conséquences de cette pluralité de dispositifs émergents sur les liens sociaux autour des territoires ruraux, je voudrais évoquer ma perception de la place de l'agronomie dans cette configuration contemporaine. De nombreux agronolues ont perçu les enjeux pour leur discipline que constitue la prise en cOlupte des conséquences environnementales des actes techniques de conduite des cultures et, sans cacher les difficultés, considèrent avec optimisme ses capacités à y apporter des réponses, notamment sur la base de son ouverture pluridisciplinaire et de ses acquis en matière de modélisation systémique (2, 15, 18). J'aurai pour ma part quelques réserves à apporter à cet optimislue. Le problème n'est en effet pas seulement d'apporter des réponses pertinentes à des enjeux identifiés, mais d'insérer les énoncés scientifiques produits dans les dispositifs prenant en charge ces enjeux. Or, plusieurs éléments me paraissent assez radicalement différents dans le contexte actuel par rapport à celui de la modernisation agricole. Je ne reprendrai ici que ceux que j'ai introduits dans l'ébauche d'analyse de ce dispositif de modernisation. L'étroite association de l'agronomie et de l'économie rurale ne paraît plus aller de soi. Outre le fait qu'ils sont maintenant issus de forrnations différentes de celles des agronomes, la manière dont les économistes traitent 65
les questions d'environnement, même s'ils le font parfois à reculons comme en témoigne la notion d'externalité, peut les amener à être plus rétifs à s'approprier les modèles agronomiques. Si l'optimum de Pareto accordait assez aisément maximisation des rendements et maximisation du bien être général, ce dernier peut dorénavant contrarier le premier -conduisant par exemple à l'introduction du principe pollueur-payeur- , voire à l'éliminer, comme dans le cas où la valeur accordée à un milieu peu ou pas anthropisé serait supérieure à celle de la production agricole. A contrario, le coût de la réduction de certains impacts environnementaux envisagés par le génie agronomique pourrait s'avérer trop élevé par rapport aux pertes productives. Par ailleurs, l'articulation entre les éléments architecturaux des dispositifs des politiques environnementales et les énoncés scientifiques agronomiques ne va pas de soi non plus. La traduction du biotope d'une espèce ou du bassin versant d'une rivière en objets faisant sens pour la science qui étudie la conduite des champs cultivés(15) s'annonce plus incommode que celle d'un périmètre irrigué ou d'une commune reInembrée construits précisément pour améliorer les conditions de la production agricole. Outre le fait que les échelles territoriales ne sont plus les mêmes, qu'elles ne coïncident plus avec des entités faisant sens pour l'agronome comme pour l'agriculteur et qu'elles intègrent bien d'autres éléments que les champs cultivés, les objets même que ces dispositifs identifient comme pivots sont au moins périphériques, sinon complètement étrangers à ceux de l'agronomie, comlne les bords de champs, les fossés, les arbres isolés, les souches ou les broussailles. Enfin, pour participer d'un réseau, encore faut-il y être invité, et il n'est pas certain que les agronomes et leurs connaissances soient mobilisées dans tous les dispositifs impliquant les activités agricoles. Comme mentionné plus haut, rien n'indique que la sectorialisation des politiques environnementales serait dépassée et que l'intégration systémique des objectifs productifs et environnementaux soit la priorité de chacune d'elles. Certes, les premières politiques agri-environnementales ont largement recyclé des éléments du dispositif de la modernisation, mais certains signes indiquent que toutes celles qui suivent et suivront ne feront pas de même. D'autres centres d'expertise, articulés à d'autres communautés et disciplines scientifiques, s'affirment qui peuvent concurrencer la place centrale de l'agronomie, y compris dans ses champs d'excellence. Une enquête en cours sur les ressources mobilisées par les opérateurs chargés d'élaborer les documents d'objectifs sur les sites de la directive Habitats en France fait ainsi apparaître des organismes comme l'Atelier Technique des Espaces Naturels ou Espaces Naturels de France comme des centres d'expertise non seulement des milieux naturels, mais aussi des mesures de gestion des territoires. Autre exemple, même s'il peut apparaître un peu anecdotique: le progralnme du colloque sur « agriculture et biodiversité» organisé par la Ligue de 66
Protection des Oiseaux en octobre 2002, parrainé par les Ministères de l'Ecologie et de l'Agriculture et le Centre National pour l'Aménagement des Structures des Exploitations Agricoles, ne mentionne aucun agronome parmi les intervenants, et l'exposé sur le travail du sol et la biodiversité en grandes cultures est assuré conjointement par un agriculteur de l'Aisne et un représentant de l'Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage. Pour revenir maintenant à la question de la nature de l'évolution des liens sociaux et des formes de solidarité autour des territoires ruraux, le constat de la pluralité des dispositifs environnementaux nuance fortement 1'hypothèse émise au début de cette partie d'une remise en cause du mouvement de division du travail social. Si les agriculteurs en effet sont poussés à réintégrer dans leurs pratiques des éléments qu'ils avaient externalisés, ils le font sous l'injonction et le contrôle d'agents qui établissent avec eux sur chacun des objectifs sectoriels des relations contractuelles et contribuent à redéfinir leur(s) système(s) de droits et d'obligation au sein de la société. La prolifération des cahiers des charges -publics ou privés-, le plus souvent contractuels, que souscrivent les agriculteurs au titre de te ou tel objectif environnemental-ou de cocktail d'objectifs, comme dans le cas des Contrats Territoriaux d'Exploitation- participe de l'expansion des règles de droit restitutif et coopératif, indice de densité de leurs liens avec d'autres agents et groupes SOCIaux. En s'enchevêtrant avec les anciennes, ces nouvelles règles sont à la source d'une certaine confusion dont la notion de multifonctionnalité tend à rendre compte. Cependant, c'est peut-être le maintien dans les analyses de la catégorie de pensée agriculteur, forgée par le dispositif de Inodernisation (22), qui pose problème. La redistribution différentiée selon les territoires et les dispositifs environnementaux des droits et obligations est sans doute porteuse d'un éclatement de cette catégorie, éclatement qui reste encore à concevoir et qualifier. Le récent inventaire de la variété des termes aujourd'hui qualificatifs des agricultures (19) fournit peut-être la lexicologie dans laquelle se forgeront les catégories de la prochaine division du travail social dans le dOlnaine. Certains sociologues (13, 17) ont proposé de qualifier de publicisation le phénomène de multiplication des agents et groupes revendiquant de nouveaux droits de regard et d'usage sur les territoires ruraux. Ce terme rend assez exactement compte à la fois de ce phénomène et du discours que tiennent.ces agents et groupes pour légitimer leurs demandes. Il est d'ailleurs symptomatique qu'en retour, ce soit au nom des droits de la propriété privée que se forgent les coalitions qui s'opposent à l'essor des dispositifs émergents d'administration environnementale des territoires, comme on a pu le voir avec le Groupe des 9 face à Natura 2000 (1). Cependant, il importe de 67
rappeler que c'est aussi au titre de justifications d'intérêt public qu'ont été mis en place les droits d'usage prééminents de la catégorie des agriculteurs sur l'espace rural à l'époque de la modernisation. Il n'est pas certain que la redistribution des droits et obligations fonciers portés par les dispositifs émergents ne conduira pas à engendrer de nouvelles prééminences. J'en prendrai pour exemple la revendication par les Conservatoires d'Espaces Naturels en France d'une remise en cause de règles du statut du fermage sur les territoires dont ils ont en charge la gestion. Conclusion
Un autre des dangers de l'emploi du terme « nouveau» est la tentation de considérer des phénomènes émergents comme porteurs inéluctables de réorganisations radicales des systèmes précédents. Peut-être n'ai-je pas évité ce danger dans les propos qui précèdent. Il convient donc en conclusion d'apporter les réserves nécessaires pour ne pas tomber sous le coup de la critique d'amplifier les effets de tel ou tel dispositif dont la construction est loin d'être stabilisée. On peut objecter en effet la force de résistance du dispositif de modernisation, aux structures bien établies et dont les ressorts d'innovation sont bien loin d'être épuisés. Les débats sur les Organismes Génétiquement Modifiés en sont une illustration, où les environnementalistes se trouvent parfois à front renversé par rapport à certaines de leurs aspirations (comIne la réduction des intrants ou les économies d'énergie). Sans doute cette situation tient-elle d'ailleurs au fait que les argumentaires des controverses dans ce domaine s'appuient les uns et les autres sur des justifications relevant des objectifs de la bio-politique. Quoi qu'il en soit, la pérennité des dispositifs des politiques environnementales n'est actuellement pas assurée et certains de leurs objectifs sont recyclables dans l'ancien. Il reste qu'il ne faut pas confondre les objectifs et ceux qui les portent, et il n'est pas certain que ces derniers seraient aussi facilement recyclables ou intégrables. On peut également identifier d'autres mouvements qui remettent en cause les structures du dispositif de modernisation agricole dans les pays postindustriels sans pour autant intégrer explicitement les objectifs des politiques environnementales. Il s'agit ici bien évidemment des revendications liées à la libéralisation des échanges et au démantèlement des droits à subventions et à protection dont jouissent les agriculteurs. Les incertitudes des conséquences d'une telle dérégulation sont très fortes et le déséquilibre des financements actuels entre la garantie et l'orientation de la Politique Agricole Commune peut faire douter de la capacité de la seconde à compenser les effets de la disparition de la première. Néanmoins, on peut aussi faire l'hypothèse que l'affaiblissement d'une grande partie des 68
agriculteurs lié au démantèlement de la protection peut accentuer le processus de redéfinition des droits et obligations des utilisateurs des territoires ruraux et assurer davantage de place à tel ou tel des dispositifs émergents dans le domaine environnemental. Ce qui peut changer dans cette perspective, c'est leur prise en charge par de nouveaux agents, davantage privés que publics ou associatifs, en particulier des firmes ayant choisi de faire des biens environnementaux des biens marchands. On ne serait là que dans la poursuite de la Grande Transformation capitaliste, dans l'extension du domaine de la production marchande (21). Des acquisitions foncières de la firme Vittel dans son périmètre de captage aux investissements des grandes firmes pharmaceutiques et de génie génétique dans des réserves de biodiversité en Amérique Centrale, les prémisses d'une telle évolution ne manquent pas d'exister. Dans ce cadre, les agriculteurs ne deviendront pas les jardiniers de la nature, mais les salariés des bio-industries.
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Territoire: Agronomie, géographie, écologie, où en est-on? Trois chercheurs de trois disciplines s'interrogent sur les conditions dans lesquelles la din1ension territoriale est prise en cOlnpte dans leurs domaine disciplinaire respectif.
Territoire:
agronomie, écologie, géographie, où en est-on? Point de vue d'un agronome de la recherche publique par Jean BOIFFIN 1
Résumé Les agronomes se réfèrent de plus en plus souvent à la notion de territoire, mais celle-ci n'est pas pour autant un objet d'interactions majeures avec les écologues et les géographes. La note ci-jointe en analyse les raisons, et identifie différents facteurs qui rendent prévisible et souhaitable un rapprochement de ces trois communautés scientifiques pour appréhender les dynamiques territoriales. Quelques exemples de thèmes redevables d'une telle collaboration sont avancés, pour alimenter le dialogue à venir.
Abstract: Territory: agronomy, ecology, geography, whera are we ? Some views from a public-sector research agronomist More and more research works in agronomy refer to the concept of territory. However, when it comes to territory and territorial dynamics, interactions between agronomy, geography and ecology remain scarce. This short paper identifies some reasons for this situation: agronomists rejection of local agronomy, other disciplines' ignorance of agronomy, and constraints and biases induced by agronomy's productivist approach in the past decades. By contrast, the potential for cooperation is high, due to a number of factors: need for addressing environmental issues in agriculture; increasing constraints on agricultural practices, especially the use of industrial inputs; and debate on the multifunctionality of agriculture and/or rural space. Finally, we propose some examples of issues that could be a subject of common interest and collaborative work between agronomy, ecology and geography. Le territoire a-t-il été, et est-il aujourd'hui un sujet de rencontre et de collaboration entre agronomes, écologues et géographes? Précisons tout d'abord le domaine scientifique et technique auquel se réfèrent les quelques
1
INRA, Direction
Cedex 07.
Scientifique
« Agriculture,
activités,
tenitoires
», 147, rue de l'Université,
75338 Paris
éléments de réponse qui suivent. Sous le vocable agronolnie, nous entendons ici la discipline qui étudie les relations entre le peuplement végétal, le milieu et les interventions qui leur sont appliquées, en vue de définir des modalités de gestion durable des espaces cultivés. De façon expéditive et si l'on s'en tient d'une part à cette définition restreinte de l'agronomie, d'autre part à une acception du terme territoire elle aussi plus exigeante et restrictive qu'espace géré, la réponse est plutôt négative. Au-delà des travaux pionniers de J.P. DEFFONT AINES, au delà de références au territoire de plus en plus souvent exprimées dans les travaux des agronomes, on ne peut faire état d'un flux significatif et régulier de publications scientifiques, de proj ets de recherche et a fortiori de structures collaboratives, qui répondent à des critères objectifs d'implication conjointe de ces communautés autour de la notion de territoire. L'analyse de cette situation conduit à prévoir qu'elle devrait se modifier dans le sens d'une interaction accrue, puis à proposer quelques pistes de travail qui pourraient être un support de rapprochement entre les trois communautés scientifiques. 1 - Les raisons d'une faible interaction
Sans chercher à les classer ou à les ordonner, ni surtout à être exhaustif, on peut avancer quelques éléments explicatifs, les uns plutôt de conjoncture scientifique, les autres relevant du contexte socio-économique et politique qui a conditionné l'évolution de l'agronomie dans les deux ou trois dernières décennies. Dans la première catégorie, on relèvera tout d'abord le souci, pour l'agronomie, d'échapper à la qualification de science de localité. Il a incité la recherche à se concentrer sur l'étude de processus invariants quel que soit le lieu, et à dé-régionaliser son dispositif. A contrario, les approches à caractère régional suscitaient, de la part des chercheurs, la crainte de s'enliser dans une infinité d'études de cas à caractère monographique. Ces réticences en partie justifiées ont probablement contribué à masquer l'intérêt, si ce n'est l'existence même, de sujets de recherche sur les territoires et les dynamiques territoriales, qui justement avaient une portée générique. En sens inverse, on notera aussi la faible sollicitation externe de l'agronomie sur ces sujets de recherches: ceux qui, parmi les géographes et/ou les écologues du paysage, ont développé ou utilisé la notion de territoire, n'ont guère fait appel aux agronomes. On peut aisément s'en convaincre en consultant la bibliographie des ouvrages de référence en la matière. On peut d'ailleurs se demander si le souci légitime d'échapper au ruralisme n'a pas conduit leurs auteurs à l'excès inverse: une certaine sous-estimation de la place des systèmes de production agricole et de leurs évolutions dans les dynamiques territoriales et, leur sein, dans les dynamiques écologiques. 74
Mais un facteur de cloisonnement majeur a sans doute été le poids du
productivisme agricole sur l'agronomie et les recherches en agronomie tout au moins en métropole. On veut dire par là, non pas que les chercheurs en agronomie ont été des militants du productivisme, mais que leurs orientations de recherche ont été marquées par la primauté de la finalité de production, avec un certain nombre de corollaires «anti-territoriaux ». Citons-en trois: - le fait que les interactions entre agriculture et autres activités aient été plutôt appréhendées dans le cadre de filières que dans le cadre de territoires. Cela se traduit notamment, dans la structure des partenariats de recherchedéveloppement et d'application, par la prédominance des collaborations avec les instituts techniques de filières; - la prépondérance, dans les approches de terrain, des niveaux d'organisation station et parcelle, c'est à dire des entités spatiales les plus homogènes vis à vis des différents facteurs de production; - l'occultation par l'usage intensif des intrants, en particulier phytosanitaires, de processus à caractère fortement spatial, dont la prise en compte aurait immanquablement amené les agronomes à travailler avec des écologues et des géographes, notamment à l'échelle du paysage: ainsi l'épidélniologie des bio-agresseurs des cultures, était en quelque sorte rendue sans objet, dans un contexte de traitement chimique préventif et spatialement uniforme. 2 - Les évolutions envisageables
Cette situation de relativement faible interaction autour de la notion de territoire va-t-elle se modifier? Là encore sans prétendre à l'exhaustivité, on peut indiquer trois moteurs d'évolution des problématiques de l'agronomie, dont le point commun est de rendre nécessaires des approches pluri ou transdisciplinaires des activités agricoles, et de leur insertion dans des territoires ou des dynamiques territoriales. Un premier est la nécessité de traiter les problèmes d'environnement liés à l'agriculture, qu'elle en soit cause, victime ou gestionnaire potentiel.
Dans de nombreux cas - de façon exemplaire celui de la qualité de l'eau - il s'avère que leur résolution ne relève pas seulement des bonnes pratiques agricoles. On entend par là un ensemble de mesures subordonnées aux finalités de production (incluant des mesures, de protection directe de la santé des agriculteurs et des consommateurs), et mises en œuvre au niveau des parcelles, des troupeaux ou des bâtiments. Au delà de ces mesures, qui se cantonnent à une logique de respect ou de préservation de l'environnement, il faut recourir à une gestion agri-environnementale qui soit à la fois dédiée à l'environnement, intégrée et spatialisée. Cette gestion implique en effet des aménagements ou mesures spécifiques sur des sites 75
appropriés. De surcroît, elle s'applique à des entités spatiales qui ne coïncident pas avec les parcelles ou exploitations agricoles, et sont souvent beaucoup plus larges, l'exemple évident étant celui du bassin hydrologique. Elle doit donc être collective, et être conçue et mise en œuvre de concert avec d'autres occupants ou acteurs que l'agriculture elle même: on a bien là
certains des ingrédients d'une gestion non seulement spatiale, mais territoriale au sens le plus exigeant du terme. Même s'ils se cantonnaient au cadre de l'agriculture raisonnée et des bonnes pratiques agricoles, les agronomes seraient de toutes façons confrontés à un deuxième moteur de territorialisation et d' écologisation de l'agronomie.: les restrictions croissantes, pour des raisons à la fois économiques et réglementaires, à l'usage des intrants d'origine industrielle, et tout particulièrement des pesticides. Ces restrictions appellent l'élaboration de méthodes dites de protection intégrée basées sur la connaissance et la maîtrise des processus spatiotemporels de développetuent des populations de parasites, de ravageurs et d'adventices. Elles appellent aussi à constituer les bases d'une gestion spatiale raisonnée, à l'échelle régionale si ce n'est continentale ou planétaire, des innovations variétales ou phytosanitaires, de façon à éviter ou retarder soit le contournement des résistances variétales, soit l'apparition précoce de résistances aux produits phytosanitaires. On retrouve cette nécessité d'approches conjointes d'agronomie, d'écologie du paysage et de biogéographie pour analyser l'impact de la dissémination des organismes génétiquement tuodifiés : ce point est illustré par les collaborations exemplaires qui se sont nouées récemment entre agronomes et écologues sur la modélisation des flux de gènes dans les agroécosystètues. Plus globalement un troisième moteur de rapprochement entre agronomes, écologues et géographes, autour ou dans le cadre de la notion de territoire, est la remise en question des fondements de la Politique Agricole Commune et des critères d'attribution des soutiens publics à l'agriculture. Cette remise en question n'est d'ailleurs que la partie la plus apparente d'une redéfinition du statut de l'agriculture dans les sociétés développées, dont les corollaires sont le découplage des aides directes par rapport aux quantités produites, l'instauration d'une certaine dose d'éco-conditiotmalité, la baisse des prix unitaires des produits de masse, et la réorientation d'une partie des soutiens vers le développement rural. La question qui se pose alors est celle d'un éventuel recouplage des soutiens publics à des fonctions autres que la production, notamment environnementales et territoriales, qui pourraient être remplies par l'agriculture conjointement avec celle de production. Il faut alors s'assurer de la possibilité réelle d'exercice par l'agriculteur de ces fonctions autres (c'est le débat entre multifonctionnalité de l'agriculture et multifonctionnalité de l'espace rural), et donc de leur possibilité 76
d'intégration aux systèmes de culture et de production: quelles pratiques, quels systèmes, quelle agronomie pour les fonctions non productives de l'agriculture, par exemple des fonctions de recyclage des produits résiduaires d'origine urbaine ou industrielle, de séquestration du carbone, de gestion de la biodiversité, de prévention des catastrophes naturelles, etc... ? 3 - Quelques pistes pour un travail conjoint
Aucune de ces évolutions vitales pour l'agronomie ne peut être assumée par elle toute seule, et ceci presque par définition. Il faut dès lors souhaiter qu'agronomes, écologues et géographes prennent conscience de leurs intérêts mutuels à un travail en comInun, et pour cela qu'ils identifient des questions de recherche communes. On peut suggérer que chaque communauté scientifique y contribue en proposant des «questions candidates », à la fois importantes pour elle-même et susceptibles d'intéresser les autres. A titre d'ébauche pour le compte des agronomes, on avance ci-dessous trois exemples: - Comment évolue et va évoluer la localisation des systèmes de production agricole, en fonction des déterminants majeurs que sont les politiques agricoles et les marchés, mais aussi les politiques environnementales, les autres changements d'occupations des sols, les changeInents climatiques et écologiques? Quels sont les Îlnpacts écologiques, économiques et sociaux des déplacements en cours et à venir?
- Dans quels systèmes d'interaction
avec les autres activités et occupations
de l'espace les exploitations agricoles se trouvent elles, en fonction de leur localisation et de leurs caractéristiques technico-économiques? Ces interactions jouent-elles ou peuvent-elles jouer un rôle actif vis à vis de certaines dynamiques territoriales positives ou négatives? On pense, dans notre contexte européen, aux interactions agriculture-tourisme, à l'agriculture péri-urbaine, au!' interactions forêt-agriculture. On pense aussi aux interactions agriculture-agriculture, par exemple celles entre systèmes de production végétale et systèmes d'élevage sur lesquelles G. Lemaire, dans ce même ouvrage, nous invite à porter un nouveau regard, dans le cadre élargi d'une approche territoriale. On devra aussi, en prolongement des questions précédentes, se demander comment ces diverses interactions sont amenées à se modifier, compte tenu de l'évolution de l'occupation du territoire, et dans un contexte de changement global, en particulier climatique. - Quelles sont les conséquences de ces interactions pour l'agriculture et ses pratiques, en termes de contraintes ou d'opportunités? Dans quelle mesure les couverts végétaux, leur conduite et leur répartition spatiale peuvent-ils être utilisés, non seulement en tant que variables d'ajustement comIne le sont actuellement les jachères, mais aussi comme outils d'aménagements et de 77
gestion de l'espace? Peut-on concevoir une innovation agronomique à visée écologique et territoriale, spécifiquement adaptée par exeluple à des contextes péri -urbains ou de transition prairie-forêt, à des finalités de dépollution, de gestion spatialisée des cycles biogéochimiques, de construction et d'entretien de paysages? En cas de réponse positive, quelles peuvent être les modalités d'expression et de valorisation de ces systèmes et pratiques agri-environnementaux au plein sens du mot, en termes de cahiers des charges, de contrats individuels ou collectifs, de clauses dans les baux ruraux ou transactions foncières, etc... Les difficultés et surtout les malentendus qui compromettent la mise en œuvre des CTE conduisent à insister sur le fait que l' objectif n'est pas ici un dispositif de relégitimation des aides, mais bien la définition et la mise en oeuvre concrète, de fonctions et services territoriaux - y compris dans certains cas de gestion écologique justifiant objectivement une rémunération appropriée. Cette esquisse de questionnement est beaucoup trop incomplète, insuffisamment hiérarchisée et peu affinée pour attendre des comnlunautés interlocutrices de l'agronomie un écho explicite et immédiat. Plus encore que des sujets identifiés, on a souhaité par là leur suggérer une démarche de rapprochement qui partirait de questions partagées, plutôt que de lieux ou régions qui seraient arbitrairement fixées comme terrains d'études communs, même si in fine il faut bien se placer quelque part pour collaborer sur de telles questions.
78
A propos de l'écologie. Henri DECAMPS! Quand un écologue parle de territoire, il pense plutôt à la zone qu'un animal se réserve et dont il interdit l'accès à ses congénères. Il pense rarement d'emblée à l'étendue de la surface terrestre sur laquelle vit un groupe humain ou à l'étendue de pays sur laquelle s'exerce une autorité, une juridiction. Ce réflexe est révélateur des origines naturalistes de l'écologie et de ses difficultés à intégrer l'homme et la société dans ses raisonnements. Pourtant, les raisons ne manquent pas pour justifier l'intervention d'un écologue dans des entretiens intitulés agrono111eset territoires. Citons par exemple cette définition par Stéphane Hénin de l'agronomie: une écologie appliquée à la production des peuplelnents des plantes cultivées et à l'aménagement des terrains agricoles; citons encore, cette remarque de Jean-Pierre Deffontaines à propos des sources de Vittel: une eau 111inérale est indissociable de son territoire et sa production ne peut pas ignorer les diverses activités que supporte ce territoire. Le sÙnple arrêt de la pollution de l'eau par les nitrates conduit à une re111iseen question du lnodèle agricole local ce qui, à l'échelle du périmètre aboutit à une 111odificationdu paysage; citons enfin, la façon dont la convention européelme voit le paysage: une partie du territoire telle qu'elle est perçue par les populations, dont le caractère résulte de l'action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations (1). En fait, si l'écologie parle peu de territoire, elle est de plus en plus confrontée aux problèmes qui se posent à l'échelle même du territoire. Et de plus en plus impliquée, sommée même d'appliquer ses connaissances à la lutte contre les inondations, les incendies, les pollutions, les pullulations, etc. Bien sûr, les écologues ne sont pas les seuls à être ainsi sollicités et projetés dans les débats publics. Mais ce sont peut être ceux qui, tout en se croyant les mieux préparés, se retrouvent en fait les plus désemparés. Préparés puisque, en quelques décennies, de réels progrès ont été accomplis dans la connaissance des processus écologiques et biologiques, dans l'évaluation économique des biens et des services de la nature, dans l'usage de nouvelles techniques et de nouvelles méthodes. Mais aussi désemparés: par l'ampleur des problèmes liés à notre environnement, par les amalgames et les ambiguïtés à propos du terme même d'écologie: une science? une philosophie? un parti politique? Les deux dernières lectures Mc Arthur de la Société Anléricaine d'Ecologie 1
Conespondant
de l'Acadélnie
d'Agriculture.
témoignent par leurs titres de ces interrogations, tant celle de Robert O'Neill (2) : Est-il temps d'enterrer le concept d'écosystèn'le ? (avec les honneurs militaires, bien sÛr)? que celle de Stephen Carpenter (3) Les avenirs écologiques: construire une écologie du présent qui se prolonge. Les écologues ont parfaitement réalisé que si leurs connaissances sont nécessaires, elles ne sont en aucun cas suffisantes. Ils savent que leur efficacité dépend d'une prise en compte approfondie des aspects sociaux et éthiques des questions environnementales. Or, de nos jours, l'écologie aspire à l'efficacité. Du moins quand elle s'efforce de prévoir les conséquences des actions passées et actuelles sur nos environnements à venir. Alors, comment s'y prend elle? Ou, plutôt, comment essaie-t-elle de s'y prendre? d'abord, en diversifiant ses points de vue, cotume en témoigne l'émergence de la biologie de la conservation, de l'écologie du paysage, de l'écologie de la restauration; ensuite, en renouvelant son approche de l'incertitude, si caractéristique des prévisions en matière d'envirotmement ; enfin, en s'essayant au dialogue interdisciplinaire avec, notamment le classique passage de la frontière entre les Sciences de la Nature et les Sciences de l'Homme et de la Société. Donc, diversification des points de vue, traitement de l'incertitude, dialogue interdisciplinaire, je m'appuierai sur ces trois questions pour évoquer les collaborations possibles entre agronomie, géographie et écologie. Diversification des points de vue.- On assiste depuis deux décennies environ à des redéploiements au sein même de l'écologie,- certains parlent de sous-disciplines. Leur but? - approfondir certains aspects de la connaissance écologique, et les adapter à la résolution des problèn1es d'environnement. Il s'agit par exemple de la biologie de la conservation, de l'écologie du paysage, de l'écologie de la restauration, de l'alnénagelnent des écosystèmes... Chacune de ces sous-disciplines a ses concepts, ses méthodes, son jargon, ses revues scientifiques. Leurs membres se regroupent en associations et tiennent congrès régulièrement. Ils se retrouvent sur certains thèmes de prédilection, parmi lesquels: les approches multiéchelles, la biodiversité, 1'hétérogénéité, les dynamiques chaotiques, l'intégrité des écosystèmes, l'homme partie intégrante des systèmes écologiques. Mais en même temps qu'à cette diversification des points de vue au sein de l'écologie, on assiste à une diffusion de la connaissance écologique chez les professionnels de l'environnement... une connaissance qui se trouve ainsi appropriée et, souvent, enrichie. On voit par exemple les paysagistes, 80
les ingénieurs, les gestionnaires, les architectes, revendiquer une responsabilité écologique et intégrer dans leurs travaux: le fonctionnement des écosystèmes, la protection des habitats et des espèces, la durabilité environnementale, etc. Je me demande si ce double processus de diversification et de diffusion, dans la mesure où il affecte aussi l'agronomie et la géographie, et à condition d'être orienté, ne nous livre pas une clé pour une meilleure synergie entre nos disciplines. Le traitement de l'incertitude.- Une grande part d'incertitude caractérise les prévisions en matière d'environnement: 1) parce que ces prévisions s'appuient sur des facteurs - par. exemple climatiques et technologiques qui changent eux mêmes de manière imprévisible; 2) parce que ces prévisions induisent des changements dans les cOlnportements qui, en retour, influencent les dynamiques à venir; 3) parce que les systèmes socioenvironnementaux traversent des périodes de crise, où les changements s'accélèrent soudainement, sans qu'il soit possible d'adapter les prévisions, ou trop tard. Face à ces incertitudes, l'écologie s'est appuyée sur des approches à la fois théoriques et phénoménologiques. Non sans succès d'ailleurs, n1ais non sans limites. Ainsi à propos de l'eutrophisation des lacs, les mécanisn1es ont été expliqués, les causes identifiées, le déroulement des processus compris, de même qu'ont été comprises les interactions entre ces processus aux différentes échelles du bassin versant, des sédiments, de la pleine eau. Mais cette compréhension acquise, et quelques guérisons de lacs obtenues, on se heurte toujours à la difficulté de contrôler les apports diffus depuis les territoires des bassins versants. Dans ces conditions, les écologues sont alnenés à construire des scénarios; c'est à dire des avenirs plausibles compatibles avec l'état des connaissances, et qu'il s'agit de comparer. De telles constructions peuvent se révéler utiles, par exemple à propos de l'évolution de la biodiversité, ou des conséquences écologiques des changements d'occupation des terres. Utiles, parce que les scénarios portent à l'action, contrairement au simple constat de l'existence d'incertitudes: les scientifiques y sont invités à faire preuve d'imagination, mais aussi de cohérence avec les connaissances du moment. Mais utiles à condition que s'établissent des coopérations avec les spécialistes d'autres disciplines, de ces spécialistes entre eux, et avec les personnes impliquées dans l'avenir des systèmes environnementaux en question.
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Cette construction de scénarios apparaît comme une approche prometteuse digne d'être explorée sur des exemples concrets, en impliquant des agronomes, des géographes et des écologues. Le dialogue entre les disciplines.- L'écologie en prend conscience lentement nIais sûrement: elle ne peut se construire utilement qu'en dialoguant avec d'autres disciplines. Elle a donc beaucoup à recevoir. Mais alors, que peut-elle apporter, précisément pour prévoir des avenirs incertains ou ambigus? Autrement dit, quel usage faire de l'écologie lorsqu'il s'agit d'identifier les conséquences des actions passées et actuelles sur l'environnement. Deux questions méritent ici d'être évoquées: 1) Comment des processus à pas de temps différents, les uns à évolution lente et les autres à évolution rapide, interfèrent pour déterminer la dynamique des systèmes environnement aux ? Pour reprendre l'exemple de l'eutrophisation, comment la lente accumulation des phosphates et des nitrates dans le sol et dans les sédiments interfère-t-elle avec la soudaineté des relargages, des dépassements de seuils, des basculements, des changements de pratiques? 2) Quelles sont toutes les conséquences biologiques possibles de telle ou telle décision d'intervention (ou de non-intervention) sur un système environnemental? Et dans quelle mesure peut-on s'attendre à des surprises, notamment sur le long tenne ? Ces questions renvoient à l'élaboration des scénarios. Justement, n'est ce pas dans l'invention de tels scénarios que nous avons le plus à attendre les uns des autres? Nous, par exemple les agronomes, les géographes et les écologues, mais pas seulement. Pas seulement, parce que d'autres disciplines doivent aussi être convoquées et parce que nous travaillons sur des systèmes dont les dynamiques obéissent à des règles changeantes dans l'espace et dans le temps, des systèmes qui répondent à des contraintes à la fois biophysiques, humaines et sociales (4). Dans ce contexte, il peut être utile d'énumérer quelques uns des concepts clés de l'écologie tels qu'ils ont été récemment définis par James Karr (5). Ces concepts clés pennettent de mesurer ce que l'écologie peut apporter dans un échange interdisciplinaire: système et échelle, intégrité, processus, variabilité et valeurs extrêmes, configuration spatiale, paysages, connections, complexité et diversité, 82
perturbation, cycles et trajectoires, résilience et résistance, incertitude et surprise. Ces concepts clés de l'écologie, ne sont-ils pas aussi ceux de l'agronomie et de la géographie ? Avec sans doute des acceptions différentes de la part des uns et des autres. Des différences et des nuances que nous devrions analyser davantage comme base d'un dialogue utile. Références
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83
Le regard d'un géographe Jean RENARD! Le sujet pr.op.osé est ambitieux, d'autant qu'il est delnandé n.on seulement de faire le p.oint sur la discipline géographie mais aussi de c.onsidérer les c.ollab.orati.ons actuelles .ou s.ouhaitables entre les tr.ois appr.oches. Or, en 1985, J.P. Deff.ontaines, à m.on sens l'un des agr.on.omes le plus pr.oche des gé.ographes, rappelait, p.our le regretter, l'inexistence des relations avec les géographes(l ). La première questi.on à se p.oser est de préciser ce qu'est le territ.oire p.our les gé.ographes et ensuite d'examiner si le territ.oire des gé.ographes a quelque ch.ose à v.oir avec la même expressi.on utilisée par les agr.on.omes et les éc.ol.ogues
1
- Le
territoire des géographes:
un problème de définition et
d'échelle A-la recherche d'une définition Apparemment rien de plus simple puisque la gé.ographie décrit et analyse la répartiti.on et l'extensi.on dans l'espace des f.ormes d'.occupati.on humaine, et que le territ.oire est l'expressi.on d'un espace .organisé et structuré. Dans ce sens un territ.oire est d.onc un m.orceau de l'espace gé.ographique qui a une certaine étendue, des limites et d.ont les éléments c.onstitutifs s.ont .organisés et f.orment structure du fait des acti.ons d'un gr.oupe s.ocial qui l'.occupe et l'utilise. L'anthr.op.ol.ogue M. G.odelier en a d.onné une définiti.on qui recueille l'assentiment des gé.ographes l.orsqu'il rappelle que l'.on désigne par territoire une portion de la nature et donc de l'espace sur laquelle une société déterminée revendique et garantit à tout ou partie de ses n1elnbres des droits stables d'accès, de contrôle et d'usage portant sur tout ou partie des ressources qui sy trouvent et qu'elle est désireuse d'exploiter. Un territ.oire est délimité, il a un pérhnètre, ce qui justifie l'idée que les territ.oires s.ont juxtap.osés dans l'espace. Les déc.oupages p.olitiques et administratifs rép.ondent à cette l.ogique de la juxtap.ositi.on. A chaque échelle du p.ouv.oir .ou de l'administrati.on l'espace s'.organise s.ous la f.orme d'un puzzle aux fr.ontières claires et nettes. P.our les individus et les s.ociétés
1 professeur éluérite de géographie, l'Acadéluie d'Agriculture
université
de Nantes, UMR du CNRS 6590, Conespondant
de
locales, familles, clans, tribus, peuples, il y a aussi des délimitations et des frontières. Dès que l'on en sort, on est ailleurs. Est-ce à dire que les territoires forment une mosaïque régulière? Ou bien peuvent ils se recouvrir et avoir des zones d'intersection? B
- Quelques
interrogations
en préalable
Qu'est-ce qui fonde les traits visibles, les paysages - autre expression ambigüe et passe-partout - qui font qu'un morceau d'espace, qu'une portion de l'étendue terrestre, acquièrent dans la vision que s'en font les acteurs, les habitants ou les observateurs, un aspect de territoire? Est-ce seulement un agencement original, particulier dans la disposition des éléments physiques et humains, c'est-à-dire un paysage, qui fondent un territoire? Et la destruction d'un paysage a-t-il alors une signification sur l'appartenance à un territoire. ? On ne reconnaît plus son espace de vie. Est-ce la reconnaissance par les habitants de la conscience d'une identité particulière qui fait qu'ici on n'est pas comme les autres qui sont d'ailleurs? Est-ce un sentiment d'appartenance plus ou moins reconnu, ressenti qui fait que l'on se retrouve avoir les mêmes réactions, des comportements voisins, des pratiques originales? Est-ce une histoire commune et partagée qui a soudé les habitants autour de souvenirs, de mythes, de valeurs partagées? Est-ce à dire que l'appartenance à un même territoire prime sur l'appartenance à un groupe ou à une classe sociale? Le fait d'être vendéen, basque, corse ou breton est-il plus important que celui d'être ouvrier ou aristocrate, prolétaire ou bourgeois ?
Ou bien est-ce simplement le résultat d'un découpage pour l'action et d'exercice du pouvoir? C'est-à-dire un espace du politique, que ce soit la commune, la paroisse, le comté, le département, la circonscription électorale, une voïvodie, une province ou une satrapie. Et quelles relations peut-on définir entre, d'une part, les territoires du politique, s'appuyant sur des délimitations adlninistratives, venues d'en haut, ressortissant d'une même autorité, et d'autre part, les territoires du quotidien des individus, des familles, des groupes sociaux. Y-a-t-il recouvrement ou non? Et sinon quelles significations, quels problèmes, quels conflits peuvent apparaître entre ces types de découpages de l'espace? Le territoire est-il rattaché à une échelle géographique particulière, ou bien y-a-t-il empilement d'échelles, et à chaque échelle y-a-t-il un fonctionnement des éléments sous la forme d'un système? En d'autres termes la maison, le champ, le quartier, le pays, la région, sont-ils ces différents niveaux de reconnaissance de telTitoires ?
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Quelles relations peut-on établir entre ces territoires et ce que G. Di Meo baptise les formations socio-spatiales ? C - La polysémie de l'expression
Ceci étant, il est vrai que le terme de territoire, au cœur de la discipline, est ambigu parce qu'il est employé dans des acceptions diverses et variées. C'est un "mot-valise", une expression devenue à la mode. Un ouvrage récent porte comme titre L'invention du territoire (P. Alliès) Le territoire envahit tous les discours, et toutes les sciences sociales s'elllparent de l'espace. L'économie devient spatiale, et les notions géographiques de distance, échelle, configuration, interfèrent avec les instances historiques ou économiques habituellement explicatives. On parle volontiers d'aménagement du ou des territoires, c'est-à-dire d'une recherche d'une meilleure disposition ou répartition des choses et des hommes, afin d'en améliorer le fonctionnement, mais aussi de reterritorialisation, de déterritorialisation, comllle dans l'Afrique du sud de l'apartheid, voire d'abolition du territoire à propos des évènements en Palestine (C. Salmon, in le Monde diplomatique, mai 2002). La notion de territoire est à la fois juridique, sociale, économique et culturelle, elle est aussi du domaine des représentations. On retrouve dans son emploi, et avec la même confusion des échelles, les dérives que l'on a connues autrefois avec le terme de région. Comme la région, le territoire est donc un mot vague, aux sens divers selon les auteurs, et utilisé un peu à tort et à travers. Ce flou entretenu par les géographes est une première difficulté pour savoir où l'on en est. Les dictionnaires de géographie et les tentatives multiples pour définir plus précisément les termes utilisés témoignent de ces incertitudes. Absent du dictionnaire de géographie de P. George en 1984, dans l'ouvrage les n10ts de la géographie une page entière lui est consacré, et il est d'abord considéré comme une maille de gestion de l'espace.(2) Polysémique, le terme de territoire est utilisé par les géographes à plusieurs échelles, et il est nécessaire de les distinguer. Du même lllot latin territorium, un doublet est né. D'une part, le territoire qui désigne la terre considérée d'un point de vue politique, en ce sens un territoire est un espace constituant une maille administrative. D'autre part, le terroir, qui évoque un espace de terre aux caractéristiques physiques homogènes. Il correspond à une échelle plus grande. Le terroir est alors une portion de territoire. Preuve de la nécessité d'y voir clair dans la discipline, en 1993 la rencontre annuelle des géographes ruralistes s'est tenue à Dijon et elle s'est faite autour de terroirs et territoires, et de l'interrogation de la fin ou du renouveau des terroirs, avec une étude de terrain des paysages et terroirs 87
viticoles. Un compte-rendu des travaux et réflexions a été publié dans les Cahiers nantais(3). 2 - Les différentes géographes
acceptions
du concept de territoire
chez les
A - Territoire ou territoires? Un rapide survol des publications récentes des géographes sur la thématique des territoires montre le très grand nombre de réflexions et la diversité des approches. Un gros effort de conceptualisation a été fait dans l'ouvrage de G Di Méo, Géographie sociale et territoires, paru en 1998. Il distingue quatre instances ou modalités sociales à l'origine de la diversité des constructions territoriales: Le territoire peut être l'expression d'un pouvoir politique et conçu comme une maille administrative ou à fondement juridique; il peut être conçu et délimité par des traits socio-économiques et lié à la présence d'un système productif. La traduction concrète en est les systèmes productifs localisés ou le district industriel, ou encore les espaces d'innovation (cf le FIG de Saint-Dié 2001 sur la géo de l'innovation) ; le territoire peut être assimilé aux espaces identitaires définis et circonscrits par les comportenlents, les pratiques et les représentations de populations enracinées et qui ont la conscience d'un sentiment d'appartenance. Le territoire est alors à base patritnoniale et culturelle. Les approches des géographes se confondent ici aisélnent avec celles des ethnologues. c'est la démarche illustrée dans les travaux de J.Bonnemaison (4) et rappelée ci-dessus par l'extrait de M. Godelier; il peut enfin reposer sur un fondement dit géographique, c'est à dire naturaliste. C'est le pays des géographes vidaliens, dans lequel les agronomes et écologues peuvent se retrouver. Le géographe yexalnine les facteurs et les explications de type déterministe dans la mesure où des relations claires et simples se manifestent entre la nature et les sociétés localisées. Deux faits complémentaires à relever: 1 - Ces différentes acceptions du concept de territoire se combinent et constituent des structures territoriales elnboîtées, ce sont les définitions du quartier rural de R. Brunet ou les formations socio-spatiales de G. Di Meo 2 - Un même espace géographique peut accueillir des territoires de groupes sociaux superposés ou juxtaposés dans le mêlne espace. Ce cas a été illustré par les travaux de J.Gallais à propos du delta du Niger. Plusieurs populations 88
interprètent et utilisent le même espace de façon différente. Dans ce cas précis, quatre ethnies construisent quatre territoires emboîtés: les touaregs nomades, pour eux le territoire ce sont les terrains de parcours; les peuls, éleveurs qui se déplacent peu; les haoussas, paysans sédentaires pratiquant une agriculture vivrière, et intégrant l'élevage bovin des peuls; les touaregs Kel Geres, associant agriculture et économie pastorale mais chez qui seuls les bergers pratiquent la transhumance. Chaque ethnie a son propre rapport au territoire, mais tous se retrouvent à utiliser le même espace de la boucle du delta intérieur. Les rapports entre géographie, agronomie et écologie peuvent être illustrés par deux entrées particulières qui font problème et qui sont d'actualité chez les géographes, d'une part l'actuelle recomposition des territoires ou des mailles du politique, d'autre part la question des terroirs. B - Le territoire en tant que maille ou espace de compétences Le territoire entendu comme maille administrative ou juridique est le thème actuellement le plus analysé (5). Dans ce sens, un territoire est une certaine étendue qui dépend d'un pouvoir, d'une juridiction, d'un Etat, et donc la notion de dépendance est inhérente à celle de ressort, de domaine de compétence de nature administrative. Le processus contemporain de l'intercommunalité, de la recomposition des territoires de l'action publique autour de la notion de pays, la fièvre législative depuis 1992 pour repenser les mailles administratives: commune, communautés de communes, pays, agglomérations, région, etc... Tout ceci contribue à expliquer l'intérêt des géographes pour repenser et réactualiser la notion de territoire, et l'aménagement des territoires. Ces tentatives multiples de recomposition des territoires ne prennent sens que par les dynamiques socio-spatiales, en particulier les évolutions du contenu social des populations rurales, l'effet de mobilité, les nouvelles relations ville-campagne (6). Preuve de l'actualité de cette thématique est la parution de la nouvelle revue de la DATAR, baptisée Territoires 2020, dont le numéro 1 en janvier 2000 s'ouvre par une présentation de ce qu'est le territoire pour les différentes disciplines des sciences sociales. Pour JP. Laborie qui présente le point de vue des géographes, il s'interroge sur ce nouvel engouement pour les territoires et pourquoi des territoires partout? Quelles significations accorder à ce retour des territoires? Il l'associe volontiers au retour des travaux sur le développement local et en ce sens le pays, nouvel espace pertinent de l'aménagement et de projets de développement, serait le lieu d'articulation entre le local et le global.
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Le dernier numéro de Territoires 2020, le nOS, s'ouvre par un débat contradictoire entre un géographe, F. Giraut, et un aménageur de la DATAR, N. Portier, sur les pays, en tant qu'espace ou mieux territoire, ce dernier étant un espace organisé faisant système. Ces débats sur les territoires en tant que recherche des mailles d'aménagement, de développement, d'appartenance et d'administration les plus pertinentes ou les plus opératoires, et qui rappellent les débats autour de la notion de région des années soixante, se font à échelle moyenne et me semble-t-il n'impliquent pas directement les relations entre géographie et agronomie. Même si, dans le débat, il y a eu pour certains comme un retour nostalgique au pays des géographes du début du vingtième siècle avec la querelle entre Gallois et Vidal de la Blache autour des petits pays à base naturaliste, les fameux 400 pays évoqués un temps par C. Pasqua lors de la mise en place de la loi sur les pays en 1995. Pour l'agronolnie des façons de produire, pour reprendre l'expression utilisée par IP Deffontaines (7), ces pays possèdent une réelle unité qui les distinguent des pays voisins, et Beauce, Perche, Bocage vendéen, pays de Retz, Livradois ou Thiérache, ont chacun des résonances agronomiques et paysagères. En effet, si la géographie est une science sociale, elle inscrit ses analyses sur un espace physique, et elle a donc un versant naturaliste. C'est par ce versant qu'elle se retrouve, dans les unités territoriales à grande échelle, en relation avec l'agronomie et l'écologie, en particulier autour de la notion de terroir mais aussi de quartier rural, cette dernière notion illustrée notamment par les travaux de R. Brunet sur les phénomènes de discon~inuité. (8) C - Du territoire au terroir A l'origine du territoire comme du terroir, il y a la même notion de terre, nous le rappelions ci-dessus. Mais l'un a pris un sens administratif tandis que l'autre est resté attaché à la terre. Comme le rappelait le linguiste B De Cornulier (9) l'un a pris un goÛt de bureau et l'autre un goÛt de terre,. l'un est plutôt dédié à la bureaucratie et l'autre à la production agricole. C'est plus autour de la notion de terroir, dérivée de la même origine que le territoire, que se constitue le point de rencontre privilégié, me semble-t-il, entre géographie et agronomie. Même si là aussi l'acception est floue et le terme utilisé avec des sens différents entre géographes. Rappelons que pour les membres de la commission de géographie rurale (cf le lexique de géographie rurale établi par la commission à la fin des années soixante) le terroir est un espace caractérisé par une certaine qualité des sols et de la pente assurant une relative unité des potentialités biologiques. Il y a eu longtemps confusion avec le finage, espace aménagé, utilisé et délitnité par et pour une communauté agricole. Mais pour les géographes ruraux 90
tropicalistes, le terme de terroir est utilisé dans le sens du finage (cf l'atlas des terroirs établi par G. Sautter et P. Pélissier en Afrique occidentale). C'est aussi le sens que lui donne les historiens qui parlent volontiers du terroir d'un village, au sens du territoire qui dépend de la communauté. Au sens le plus usité, un terroir pour le géographe est une certaine étendue qui possède du fait de sa configuration géographique et des particularités du milieu physique un certain nombre de caractéristiques et d'homogénéité. C'est une unité agronomique à grande échelle qui offre des aptitudes agricoles particulières, ceci en raison de la nature des sols, de l'exposition, de l'existence d'un climat local lié aux configurations morphologiques. Les géographes ont longtemps accordé aux terroirs des vertus explicatives des organisations agraires rencontrées. On a pu parler d'aptitude, voire de vocation agricole. Le sol fait l'homme. C'était aller un peu loin. Les agriculteurs, selon les lieux, les densités, les civilisations, les technologies, ont pu apprécier très différemment des terroirs proches ou identiques. Tout un large pan de la géographie classique a contribué à multiplier les nuances et démontré les capacités d'adaptation des hommes. Les formes de diffusion moderne du modèle productiviste, et la constitution de vastes exploitations d'un seul tenant, tendent à nier le rôle des terroirs et à faire fi de l'hétérogénéité agronomique au profit d'une rationalisation des parcellaires pour le moteur et la machine. Il y a eu comme un affranchissement des terroirs(lO) et on a pu parler de lafin des terroirs. Alors que l'agriculture traditionnelle était en symbiose avec son territoire, c'est à dire que ses caractères étaient associés aux particularités des Inilieux physiques et humains, et qu'il existait si ce n'est un réel déterminisme, à tout le moins de fortes relations, l'agriculture productiviste d'aujourd'hui tend à rompre ces liens. l'artificialisation du processus de production vis-à-vis du milieu naturel, la spécialisation des exploitations, la multiplication des hors sols, la mise en place des filières, tout conduit à une déterritorialisation. on peut produire n'importe quoi, n'importe où, ou presque. C'est la fin des repères, des territoires et de la géographie. Or cette banalisation et cette hOlTIogénéisation fait naître semble-t-il comme un mouvement de balancier. On assiste comme à un renouveau des terroirs, et à un retour au territoire, ce par le biais de la recherche de la qualité. On parle désormais volontiers de produits de terroir, ce pour qualifier un produit qui par ses spécificité reconnues permet de délimiter un territoire à l'intérieur duquel un produit est homogène. Le produit sera d'autre part désigné par le nom du territoire lequel perdra sa fonction géographique pour gagner une fonction de signe de qualité. La récente loi d'orientation agricole a mis en avant les fameux contrats territoriaux d'exploitation qui sont un ultime avatar des nombreuses 91
procédures des mesures agro-environnementales aux plans de développement durable, en passant par la reconnaissance de labels, des appellations d'origine, ou d'indications géographiques protégées - mises en place pour favoriser sur des espaces géographiques délitnités le maintien des paysages et des outils de production dans un objectif de durabilité. Il y a donc comme un retour à l'enracinement territorial des productions par rapport aux filières de production. En ce sens on peut parler d'un retour des terroirs. Le rapprochement entre géographie, agronomie et écologie se fait donc par le biais de la reconnaissance dans les politiques publiques de nouveaux territoires pertinents d'action, différents des délimitations administratives traditionnelles. C'est par exemple la reconnaissance des bassins versants pour les politiques de la gestion de l'eau, ou des péritnètres de restructuration foncière en fonction des réalités physionomiques et paysagères et non plus à l'échelle communale, ou encore des mesures agrienvironnementales propres aux zones humides et de nouveaux espaces de protection définis par leurs caractéristiques naturelles. Conclusion. Le territoire est toujours un construit social. Il ne saurait y avoir des territoires en soi. Or, l'emploi de ce mot en géographie est ambigu parce qu'il recouvre des sens variés, et qu'il est utilisé à des échelles différentes selon les auteurs. A tout le moins il est des territoires prescrits et des territoires vécus. La fièvre contemporaine de recomposition des espaces dans la France d'aujourd'hui impulsée par l'Etat, et la reterritorialisation de l'agriculture autour de la qualité et des terroirs, ne facilite pas les choses. Pour mieux se comprendre entre disciplines, un effort de précision du vocabulaire est nécessaire. Références bibliographiques (1) Deffontaines (JP) - Etude de l'activité agricole et analyse du paysage. L'espace géographique, 1985, n° l, p.38 (2) Brunet (R) - Les mots de la géographie, dictionnaire critique, Reclus, la Documentation française, 1992, p. 436 (3) Terroirs et territoires, Cahiers nantais, Université de Nantes, n043, janv. 1995, 189 p.
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(4) Bonnemaison (J) - Les fondements géographiques d'une identité. L'archipel des Vanuatu, 2 vol, 1996, Paris, Ed de l'ORSTOM Bonnemaison (J), Cambrézy (L), Quint y-Bourgeois (L) dir. - Les territoires de l'identité: le territoire, lien ou frontière? 1999, Paris, Ed de l'Harmattan. (5) L'information géographique, vol. 66,juin 2002, Recompositions territoriales. (6) Renard (J) Recompositions des espaces ruraux et nouvelles territorialités, Colloque de Toulouse, déco 1996, AIP-INRA, Nouvelles fonctions de l'agriculture et de l'espace rural. (7) Deffontaines (JP) - Introduction à une agronomie en questionnement. CR de l'Académie d'Agriculture de France, vo187, n04, 2001, pp. 115-119. (8) Brunet (R) - La notion de quartier rural, BAGF, n02, 1968,pp.11S-123 et Le quartier rural, structure régionale. Revue de géographie des Pyrénées et du sud-ouest, 1969, fasc.1, pp. 81-100 Pour R Brunet, que nous suivons volontiers, un quartier rural "est un ensenlble hOlnogène d'assez petite din1ension, à l'intérieur duquel les aspects physiques, les systèmes de culture, le paysage agraire et les problèn1es socio-démographiques sont de n1êlnenature, ou en tous cas, entretiennent le même type de rapports" (9) De Comulier (B) - Remarques sur la notion de territoire, Territoires, Séminaire le lien social, MSH A. Guépin, Nantes, 1999, pp. 7-14 (10) Brunet (P) Le terroir, fin ou renouveau d'une notion, Cahiers nantais, n043, 7-12
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Territoire: Des démarches pluridisciplinaires de recherche Comment les recherches sur la dynan1ique des territoires en pays du nord et du sud mobilisent-elles la pluridisciplinarité? Conunent conduisent-elles à territorialiser la recherche?
Environnement et territoire La déforestation en forêt des Mikea (sud-ouest de Madagascar) : thématique et questions de recherche par Chantal Blanc-Pamard (géographe CNRS), Pierre Milleville (agronome IRD)Michel Grouzis (écologue IRD), Florent Lasry (géomaticien), Christine Aubry (agronome INRA), Samuel Razanaka (phytogéographe CNRE) Résumé Le programme GEREM (Gestion des espaces ruraux et environnement à Madagascar), via la collaboration entre trois disciplines (agronomie, écologie et géographie), a fait émerger la déforestation COlnlneun problème d'environnement, au sens où les connaissances scientifiques acquises donnent l'alerte sur l'ampleur du phénomène, son caractère irréversible et sur la perte de biodiversité qui en résulte. Dans la forêt des Mikea, Inassif forestier de 1500 km2 situé dans le sud-ouest de Madagascar, les surfaces déboisées ont quadruplé depuis la fin des années 1980. La déforestation est à imputer, en grande partie, au développement de la culture du InaÏs sur abattis-brûlis, appelée localement hatsalry. Consacrée au couplage d'une question d'environnement (déforestation) et d'une question agronomique (performances et durabilité des systèmes de culture sur abattis-brûlis), la recherche s'est élargie aux stratégies d'acteurs. La notion de territoire s'est imposée progressivement à l'ensemble de l'équipe de recherche. S'il constitue un objet d'évidence de la géographie (et ce dès l'engagement de la recherche), il n'en va pas de même en écologie et en agronomie, lorsque priorité est donnée à la compréhension de processus et de comportements que l'on peut appréhender à l'échelle locale. Le souci de spatialisation des phénomènes résulte d'une étape ultérieure de la recherche, visant à prendre la mesure de leur importance, ainsi qu'à valider à d'autres échelles les résultats établis localement. La notion de territoire traduit enfin, au-delà de la spatialisation, la recoilllaissance du rôle et de la place des acteurs dans l'exploitation et la dynamique des milieux.
Le double processus d'émergence d'un problèlne d'environnement et de sa traduction en questions de recherche caractérise la posture adoptée dans le
programme GEREM. C'est bien le couplage agraire environnement, ainsi -
que la combinaison des notions de temps et de territoire, qui ont permis, au sein de l'équipe de recherche, la mise en commun de questions scientifiques et la conception de produits d'interface disciplinaire. Abstract :ENVIRONMENT AND TERRITORY Forest transformation among the Mikea (southwest Madagascar): Researcll theme and questions The Madagascar Rural Spaces and Environmental Management Program (GEREM), in conjunction with three disciplines (Agronolny, Ecology and Geography), has brought deforestation to the fore as an environmental problem in that acquired scientific knowledge has sounded the alarm on the extent of the phenomenon, its irreversible character, and the consequent loss of biodiversity. In the Mikea forest, an area encolnpassing some 1500km2 located in southwest Madagascar, the deforested area has quadrupled since the end of the 1980s. Deforestation is attributed in large part to maize development in a slash-and-burn cultivation system locally known as hatsalcy. Initially focused on a pair of environmental (deforestation) and agronomic (performance and sustainability of shifting cultivation) research questions, our project expanded to include the strategies of actors. The notion of territory increasingly asserted itself to the research group. Although a subject of clear interest to geographers, this is not so for ecologists and agronomists whose pritnary interest is in understanding processes and behaviors that one can detect at the local scale. A concern for spatializing phenomenon takes place at a later stage when attempting to measure its importance and validating local findings at other scales. Here the notion of territory enlarges the concept of spatiality to enCOlnpass the role and place of actors in natural resource use and dynamics. The two-fold process of defining an environment problem and delineating a series of research questions characterized the approach adopted in the GEREM program. It is the coupling of agrarian-environmental concerns and combining the ideas of time and territory, that has permitted the research group to pose common scientific research questions and to conceptualize its interdisciplinary findings.
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Introduction
Avec 13 millions d'hectares, la forêt ne recouvre plus que 20 % environ du territoire de Madagascar. La déforestation, engagée depuis longtemps, atteint des proportions alarmantes. Chaque année, quelque 200 000 hectares de forêt disparaîtraient. Ce processus s'est récemment accéléré, tout particulièrement dans le sud et le sud-ouest de l'île. Dans la forêt des Mikea, massif forestier de 1500 km2, les surfaces déboisées ont quadruplé depuis la fin des années 1980. La déforestation est à imputer, en grande partie, au développement de la culture du maïs sur abattis-brûlis, appelée localement hatsaky. Cette agriculture pionnière se développe rapidenlent aux dépens de la forêt, sous l'effet de plusieurs facteurs: une pression démographique accrue par l'arrivée de migrants, une saturation foncière des terres les plus fertiles, le relâchement du contrôle par l'Etat des défrichements forestiers. Enfin et surtout, culture vivrière à l'origine, le maïs est devenu une culture principalement commerciale, pour répondre aux besoins du marché national et de celui de l'île de la Réunion. La culture du InaÏs, ainsi stimulée, ne cesse de gagner sur la forêt. Le projet GEREM (Gestion des espaces ruraux et environnelnent à Madagascar)!, engagé en 1996 dans le sud-ouest du pays, s'est donné pour objectif de rendre compte des interrelations entre systèlnes de production et systèmes écologiques, dans des milieux affectés de mutations agraires rapides, et d'un processus accéléré de déforestation, en raison de l'expansion de la culture pionnière du maïs sur abattis-brûlis. Consacrée au couplage d'une question d'environnement (déforestation) et d'une question agronomique (performances et durabilité des systèmes de culture sur abattisbrûlis), la recherche s'est élargie rapidement aux stratégies d'acteurs. Il s'agissait donc, en mobilisant des chercheurs relevant des sciences de la nature (écologie), des sciences biotechniques (agronomie) et des sciences sociales (géographie), d'explorer les réseaux de déterlnination entre activités humaines, processus de production et dynamiques du milieu. Il convenait en particulier de ne pas s'en tenir à une évaluation d'in1pacts, mais d'examiner aussi en retour les réponses des acteurs aux transforlnations des milieux. Le terme gestion adopté dans l'intitulé du programme traduit, d'une part la reconnaissance du caractère organisé de l'espace rural et de son exploitation par des acteurs, d'autre part l'objectif, pour l'équipe de recherche, de contribuer à la conception d'alternatives en la matière. Le site de la forêt des Mikea, situé à une centaine de kilomètres de Tuléar, a été retenu pour son l Conduit en partenariat entre l'IRD et le CNRE (Centre National de Recherches sur l'Environnelnent), avec la collaboration de chercheurs du CNRS et de l'INRA, ce progrmnlne a établi des liens avec les Universités d'Antananarivo et de Tuléar. Il a bénéficié d'un appui financier du cOlnité SEAH du Progralrune Environnelnent, Vie et Sociétés (PIREVS) du CNRS.
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exemplarité, compte tenu de l'ampleur et de la rapidité des dynaluiques à l'œuvre (figures la et 1b). 1 - Un terrain, des disciplines En accord avec la thématique d'ensemble du programme, chaque discipline est conduite à préciser ses propres questions, et à recueillir sur le terrain l'information nécessaire, en adoptant des niveaux d'analyse et des méthodes appropriés. Comme dans la plupart des pays du Sud, les données disponibles se révèlent fragluentaires et très insuffisantes, en quantité comme en qualité, pour alimenter la recherche, qui doit de ce fait produire et construire son information. Dans une première phase, l'accent a donc été luis sur la compréhension des processus et l'acquisition des indispensables références. Le choix d'un petit espace rural s'est alors imposé, comIne cadre d'analyses particulières. et d'exercice de la pluridisciplinarité. Il s'est agi du fokontany2 lié au village d'Analabo, riverain lors de sa fondation en 1940 du lnassif forestier de l'ouest. Cet espace restreint rassemblait des situations variées (hatsalcy et abandons culturaux anciens et récents), permettant d'appréhender dans leur dynamique spatio-temporelle et de relier entre eux des faits relevant de différentes catégories (socio-démographiques, agraires, agronomiques, écologiques). Un tel objectif rendait nécessaire une certaine unité de lieu et le choix de sites pour partie communs. Par la suite, les investigations ont été étendues à de plus amples espaces, en particulier au territoire de la commune rurale3 d'Analamisampy (figure 2). Des questions spécifiques relevant des différentes disciplines ou d'interfaces entre ces disciplines ont pu ainsi être traitées:
- Les
travaux d'écologie
végétale ont permis de caractériser
les écosystèmes
forestiers, en relation avec le type de sol. Ils ont tout particulièrement porté sur la compréhension des dynamiques temporelles de la végétation et des paramètres édaphiques, en relation avec la pratique de la culture sur abattisbrûlis. Durant la phase culturale, l'accent a été mis sur la question de l'enherbement, en spécifiant l'évolution au cours du temps des peuplements d'adventices en termes de successions floristiques, de spectre biologique, de recouvrement et de phytomasse (6). Le suivi conjoint, par l'écologue et l'agronome, de stations culturales d'ancienneté croissante de mise en culture, montre clairement que l' enherbement constitue une contrainte de plus en plus forte pour la conduite de la culture et qu'il exerce un effet dépressif 2 Fokontany : cellule adlninistrative de base regroupant généralelnent plusieurs villages et halneaux. 3 A Madagascar, la COllllnune regroupe un enselnble defokontany et est d'une taille cOlnparable à celle du canton français. La COlnlnune d'Analalnismnpy rasselnble ainsi 17 fokontany et 82 villages.
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majeur sur le rendement du maïs (12) (figure 3). L'étude de la dynamique post-culturale de la végétation et du milieu édaphique, conduite sur une série d'abandons culturaux de 2 à 30 ans, montre que d'Ünportants changements apparaissent dans la succession, marquée par une régression progressive de la richesse floristique (7). L'examen des trajectoires, établies à l'aide d'une analyse multivariée des paramètres biologiques et édaphiques, indique que l'évolution de la végétation après 30 ans conduit à une formation mixte ligneux-herbacées, ouverte, à caractère savanicole, contrairelnent à ce qui prévaut dans les systèmes d'abattis-brûlis des zones tropicales humides, caractérisés par une dynamique de reconstitution forestière au cours de la phase post-culturale. - Les agronomes se sont attachés, d'une part à l'étude de la conduite des systèmes de culture (13), à l'évolution et à la variabilité des rendelnents du maïs (14), d'autre part au fonctionnement des unités de production familiales sur les fronts pionniers. Les premiers de ces travaux ont été conduits selon différentes procédures d'enquête et d'expérimentation. Au cours de la phase culturale, longue de 5 à 8 ans ou plus, le rendement en grain du maïs subit une chute sensible dès la troisième ou quatrième année, en raison de la pression croissante des adventices et de la dégradation des paramètres physico-chimiques de la fertilité des sols. De l'ordre de 1500 kg/ha durant les premières années de culture, les rendements se situent ainsi à des niveaux généralement inférieurs à 500 kg/ha à partir de la cinquièlne année, tandis que les besoins en travail augmentent et qu'il devient difficile de contrôler efficacement l'enherbement dans ce contexte de culture manuelle extensive. Les paysans préfèrent donc abandonner plus ou moins précocement les sites de culture et poursuivre plus avant les défrichements, afin de maintenir à un niveau élevé la productivité de leur travail (la dépense en travail à l'unité de surface étant très limitée durant les premières années de culture) et de s'assurer pour l'avenir d'un contrôle foncier sur de grands espaces. Néanmoins, l'éloignement progressif vers l'ouest des fronts de défrichement pousse de plus en plus d'agriculteurs à remettre en culture d'anciens abandons, mais à l'aide d'autres teclmiques que celles de l'abattis-brûlis. En effet, le maintien d'une strate herbacée dans les friches explique que le hatsaky ne constitue pas un système de culture durable en tant que tel (12). Il caractérise seulement la première étape, celle de la conquête pionnière de l'espace forestier. Plusieurs essais Inontrent qu'un travail du sol et une fertilisation légère pennettent d'obtenir, lors de la remise en culture des friches, des rendements très satisfaisants en arachide et en maïs. - La caractérisation et la catégorisation des unités de production sur les fronts pionniers ont été réalisées par des enquêtes portant sur 1'histoire de l'unité de production et de la famille, la constitution actuelle du système de 101
production et les perspectives envisagées par l'agriculteur et sa famille (1). 9 types de fonctionnement ont pu être distingués, à partir de plusieurs critères dont: la taille de l'exploitation et son inscription dans le territoire: de moins de 5 à plus de 100 ha, les exploitations sont généralement bipolaires, un pôle étant situé en front pionnier, avec comme seule culture le maïs sur abattis-brûlis, l'autre sur des terres anciennement défrichées (et partiellement remises en culture avec luanioc et maïs) à proximité des habitations. Certaines exploitations possèdent aussi des cultures (coton en particulier) sur les terres d'origine alluviale (dits de baiboho), mises en valeur depuis longtemps dans la partie est. L'importance du troupeau bovin: les troupeaux bovins sont peu nombreux, d'effectifs importants seulement dans deux types d'exploitations de grande taille, les autres n'ayant au mieux qu'un troupeau réduit à moins de 5 têtes. Les terres en friches sont considérées comme espace pastoral par les possesseurs de troupeaux. Par ailleurs, l'attelage et les boeufs de trait, fort utiles pour le transport de l'eau et des récoltes, sont systématiques dans les exploitations de plusieurs types, et minoritaires voire exceptionnels dans d'autres. La main d'œuvre mobilisable: elle est la clé de la capacité de défriche d'une exploitation4: les plus gros défricheurs sont ceux qui peuvent avoir accès, du fait de leurs capacités financières, à une Inain d'œuvre salariée temporaire importante pendant la saison sèche. Le suivi d'un échantillon d'unités de production montre de grandes disparités quant à la part du maïs dans l' alin1entation familiale, aux revenus monétaires et au temps de travail. Par ailleurs, le hatsalry ne constitue jamais la seule activité des exploitants: salariat agricole chez les plus gros, coupe de bois en forêt, petit commerce et transport, voire vente de produits forestiers de chasse et de cueillette, constituent des sources de rémunération souvent plus importantes. L'apport majeur de cette connaissance des unités de production est d'organiser la diversité des acteurs de la déforestation et d'identifier les catégories de défricheurs les plus actifs: 45 à 55% de la surface défrichée annuellement sur l'ensemble de la commune d' Analamisalnpy serait ainsi le fait de 17 à 20 gros producteurs. - Les études géographiques ont traité de I'histoire du peuplelnent, des stratégies d'acteurs, de leurs perceptions et représentations, de l'organisation du paysage. Dans la mesure où la déforestation est bien visible dans le paysage, celui-ci tient une place importante, d'une part comme expression du réel (d'où l'utilité de la télédétection aérienne et satellitaire), de l'autre 4
En lnoyenne
un hOlrune seul défriche entre 2,5 et 3 ha par lnois en travaillant
102
à telnps plein.
comme construction sociale, résultat des interactions entre dynamiques écologiques, techniques et sociales. L'étude a concerné plus particulièrement Analabo, un terroir d'agriculture extensive en situation pionnière, et les villages et campements que ses habitants ont créés. La pratique du hatsalry a produit, sur de grandes étendues, un paysage très particulier qui ne cesse d'étonner par son ampleur et sa répétitivité. L'espace défriché se structure à travers les représentations que se font les protagonistes de la dynamique et de l'orientation des essarts qui les concernent directement. On assiste, en forêt, à l'émergence d'un territoire dès lors que la société attribue à cet espace des toponymes associés à la pratique des défrichements. La recherche a porté sur les aspects dynamiques de l'occupation du sol, plus particulièrement la progression du front de culture et les arrangements spatiaux qui en découlent, en associant l'analyse des dynamiques agraires à celle des mécanismes sociaux. Les membres des clans fondateurs jouent un rôle de premier plan pour l'accès à la forêt, car ce sont eux les tonlpon-tany (maîtres de la terre), et c'est à eux que s'adressent les nouveaux venus pour se faire attribuer une portion de forêt. L'histoire du village d'Ampasikibo, créé en 1922, est riche d'enseignelnents sur la dynamique pionnière. Un travail sur la généalogie du clan fondateur Lazafara pennet de suivre la dynamique de l'organisation de l'espace, de repérer les modalités d'accueil et d'installation des étrangers et de mesurer le jeu des alliances lnatrimoniales (3). Les villages et campements créés au cours du temps se sont structurés par les liens de parenté, puis se sont développés par des relations matrimoniales dans un objectif de consolidation d'un territoire en forêt. Les pratiques sociales des clans fondateurs témoignent de l'efficacité du système dans le contrôle et la construction d'un territoire. Cet ordre social, que cherchent à instaurer les premiers occupants, rencontre les appétits d'autres exploitants expansionnistes, agroéleveurs le plus souvent, qui leur disputent l'espace disponible à l'intérieur de leur territoire. La figure 4 résume une séquence historique: celle de la construction du territoire, de 1922 à 2001, à partir d'Ampasikibo puis d'Analabo. Soit six périodes, de la mise en valeur commencée en savane dans les almées 1920 avec l'élevage, puis le pois du Cap et le coton, à l'exploitation de la forêt pour le bois puis, dès les années 1970, pour la culture du maïs sur abattisbrûlis. Les premiers villages se sont installés le long de la RN9 dans les années 1920. Ils ont commandé eux-mêmes d'autres établissements, orientés vers l'élément essentiel que représente la forêt à l'ouest, qui, à leur tour, ont fondé des campements. Le front de défrichement est situé en 2001 à 18 km de la RN9 contre 7 km en 1973. Les habitants des fronts pionniers représentent 13 % de la population totale de la COlnmune rurale d'Analamisampy. Une stratégie obsédante de course à la forêt, une poursuite de la culture du maïs sur les hatsalry pendant quatre, cinq années, voire plus, et l'amorce 103
d'une agriculture permanente sur les terres conquises en forêt sont, en 2001, les caractères principaux de la dynamique du système agraire en forêt. Dans la mesure où le défrichement vaut appropriation du sol, sur le front pionnier où les terres sont en accès libre, les stratégies vont bon train. Les défrichements se poursuivent toujours plus loin à l'ouest, mais la pénétration en forêt se traduit par de lourdes contraintes comIne l'éloignen1ent croissant de la RN9 et des points d'eau permanents. L'accès inégal à la forêt est devenu un facteur de différenciation entre exploitants. La perturbation environnementale forte que constitue la destruction de la forêt s'accompagne d'une recomposition des rapports sociaux, économiques et fonciers. Cette étude géographique, localisée à l'échelle d'un terroir, a été élargie, par des enquêtes extensives, à d'autres fronts pionniers, dans les limites de la commune rurale et hors de celle-ci, afin d'appréhender l'ampleur du phénomène d'agriculture sur abattis-brûlis, son avenir, ses acteurs (autochtones et migrants) et leurs stratégies, les réponses apportées à la fin proche de la forêt" utile" (4, 5). Si chacun construit son propre objet de recherche, le souci d'aborder des objets conjoints, à l'interface de plusieurs disciplines, impose néanmoins, pour partie, le choix de sites communs et une certaine uniforlnisation des échelles de travail et des rythmes de collecte de l'infonnation. Par-delà la spécificité des questions et des approches, la référence à l'espace pennet aux différentes disciplines de prendre la mesure de leurs objets d'étude en termes de localisation, d'extension et de dynamique spatio-temporelle des phénomènes. A ce titre, l'imagerie satellitale constitue un matériau précieux de dialogue et de confrontation des résultats.
2 - Territoires,
A
- Des
nouveaux objets, nouvelles méthodes
références partagées
Les diagnostics scientifiques, établis à travers les grilles de caractérisation des chercheurs, rejoignent assez précisément les nomenclatures et perceptions paysannes. C'est vrai pour la reconnaissance des différents types de sols et de formations végétales" naturelles" (éléments relativement stables du milieu), ça l'est aussi pour des objets qui évoluent plus ou Inoins vite au cours du temps (cultures récentes/anciennes en rapport avec l'abondance des adventices, classes d'abandons culturaux). Les dénominations des praticiens peuvent ainsi constituer des outils de catégorisation communs à plusieurs disciplines. Dans le système de culture sur abattis-brûlis, la variable clef est l'âge de la parcelle. La plupart des agriculteurs désignent par hatsabao les deux 104
premières années qui ne nécessitent aucun sarclage, et par 1110ndrales années suivantes, où le contrôle des adventices est reconnu comme nécessaire. A travers leurs grilles d'observation, l'agronome et l'écologue peuvent montrer que l'envahissement par les adventices devient effectivement sensible dès la troisième année de culture, et qu'il augmente ensuite progressivement. Un travail à l'échelle de la forêt des Mikea signale des variations dans la dénomination des stades du cycle cultural et dans la durée de la phase culturale suivant la forme et l'intensité que prennent localement les défrichements. Cette terminologie agraire non encore fixée téllloigne d'une histoire agraire récente.
B - Les territoires du temps Dans de telles situations pionnières, le temps construit le territoire. Celui -ci est en perpétuelle mouvance, se transfoffilant dans ses limites, son contenu, son organisation et sa fonctionnalité. Ses utilisateurs, agents de ces transformations, doivent aussi s'y adapter, en modifiant leurs pratiques et/ou en introduisant de nouveaux changements territoriaux, dans un contexte de forte incertitude et de déficit de références. Une perspective temporelle s'impose donc à toutes les disciplines, les conduisant à retenir des lllodalités de découpage du temps et de l'espace fondées sur les pratiques des acteurs et les dynamiques du milieu. Le front pionnier est affaire de vitesses et aussi de durées, de pas de temps différents: itinéraire de défriche, phase culturale et évolution du milieu cultivé, phase post-culturale et processus de savanisation, progression des fronts pionniers et du peuplelllent,... La recherche, poursuivie sur plusieurs années, perlllet de saisir les différentes dynamiques dans leurs manifestations et leurs processus, et d'en reconstituer les étapes et la transcription spatiale sur de plus longues durées (plusieurs décennies). L'exploitation des photographies aériennes de 1949 et d' itnages satellites à différentes périodes (1986, 1997, 1999 et 2001), combinée aux travaux de terrain et à une reconnaissance aérienne à basse altitude, a permis de préciser la dynamique et les modalités de la déforestation dans la partie centrale de la forêt des Mikea (10). Les défrichelllents, engagés véritablement en 1971, ont affecté près de 55 % de la forêt primaire au cours des trente années suivantes (figure 5). Mais ce rythme s'est considérablement accéléré au cours du temps, puisque passant, sur l'espace témoin considéré, d'une moyenne annuelle de 5,9 km2 entre 1971 et 1986, à 19,3 km2 entre 1986 et 2001, et atteignant même 34,9 km2 par an entre 1999 et 2001. La vitesse de déforestation a sextuplé par rapport à la première période, et l'existence même de la forêt des Mikea se trouve donc comprolllise à brève échéance. 105
L'analyse des trois dernières images satellites Inontre que le front de défrichement ne progresse pas de façon linéaire. Des agriculteurs anticipent sur cette avancée, en ouvrant des essarts à l'intérieur de l'espace forestier, afin d'être les premiers à s'attribuer des lots de terre de grande taille qui ne pourront ultérieurement leur être contestés; ces îlots se trouveront plus tard inclus dans la zone uniformément cultivée. Par ailleurs, les défrichements apparaissent épouser finement les limites de deux types de forêt identifiées, en évitant soigneusement la forêt basse, dont les sols sont jugés d'une aptitude culturale médiocre. Ces espaces forestiers de " deuxième choix" sont néanmoins progressivement défrichés par la suite, à mesure que progresse le front de défrichement et que la forêt haute a disparu. On constate enfin que la plus grande partie des espaces cultivés en 1997 ne l'était plus en 2001, laissant place à des abandons culturaux, et que les agriculteurs ont commencé à créer des parcelles de manioc sur les friches les plus anciennes. En quatre ans, l'emprise des cultures a considérablement augmenté, conséquence' de la densification de l'occupation humaine, liée à la création de nouveaux villages à proximité des limites forestières. Au cours du temps, l'emprise spatiale des abandons culturaux s'est considérablement accrue. Ils deviennent un nouvel objet de recherche, dans la mesure ou des enjeux décisifs leur sont liés. En effet, chacun perçoit que les possibilités de poursuite des défrichements en forêt se raréfient, avec l'éloignement des fronts de défrichement et la péjoration des conditions de culture du maïs (sols de plus en plus pauvres, pluviométrie limitée). L'avenir réside donc, pour la plupart des paysans, dans la reprise des friches, afin d'y installer des systèmes de culture durables. Mais les agriculteurs manquent de références techniques sur cette question, et sont conduits à expérimenter différentes modalités techniques permettant de cultiver ces friches en assurant un contrôle satisfaisant de l' enherbement sans dépense en travail excessive. La recherche se trouve de ce fait impliquée dans la mise au point de ces alternatives techniques, mais aussi dans les options de gestion future de ces espaces. C - Recompositions territoriales Compte tenu de ces dynamiques, la configuration territoriale se transforme en effet profondément (figure 6). La zone de baiboho située à l'est, affectée depuis longtemps par une forte saturation foncière, n'évolue qu'à travers l'importance relative qu'y tierulent les différentes cultures5 et le contrôle foncier exercé respectivelnent par les petites exploitations et les gros 5
La crise que traverse
des surfaces consacrées
la filière cotolmière
se traduit depuis plusieurs
au coton.
106
alu1ées par une réduction
sensible
producteurs. A l'ouest de la RN9 par contre, les changements apparaissent radicaux, avec la disparition des espaces forestiers, le déplacement des hatsaky, l'expansion des abandons culturaux, la création de blocs de cultures en savanes. A l'échelle de la commune, la superficie de forêt défrichée depuis une trentaine d'années peut être estimée en 2001 à 237 km2 (soit 32 % de la surface du territoire communal), se répartissant en 48 km2 d'abandons culturaux anciens, 115 km2 d'abandons culturaux récents, 27 km2 de hatsalry anciens et 47 km2 de hatsalry récents. Il en résulte une expansion de l'ordre de 58 % de l'espace pastoral (les terres de culture pouvant être fréquentées par les troupeaux durant la saison sèche, les friches comme les savanes l'étant toute l'année). Cette transformation territoriale ne concerne que les fokontany de l'ouest, qui profitent donc de parcours beaucoup plus étendus que par le passé, et donc d'une possibilité, au moins théorique, d'accroissement important de leur cheptel. Ceux de l'est, par contre, conservent quasiment le même espace de parcours que par le passé. On pouvait ainsi évaluer, en 2001, les surfaces de parcours disponibles (incluant les zones de culture) à 2,5 hectares par tête de bovin à l'est, et à 4,6 hectares par tête à l'ouest. La référence au territoire communal s'est, on le voit, peu à peu imposée à l'équipe de recherche. Il convenait d'abord d'élargir l'espace de référence initial (le fokontany d' Analabo), afin de valider les résultats acquis et de prendre en considération d'autres situations, différant de la première par les conditions de milieu ou/et les aspects socio-démographiques et l'histoire de la dynamique pionnière. Il était en outre indispensable d'appréhender les phénomènes étudiés sur des espaces d'activité de communautés clairement identifiables. Le territoire communal représente à cet égard une entité d'importance particulière, intermédiaire entre le terroir et la région. Constituée d'un ensemble de fokontany, la commune s'est en effet vue attribuer depuis quelques années par les pouvoirs publics des responsabilités accrues en matière de gestion décentralisée des ressources naturelles et du foncier. Il nous est donc apparu nécessaire, à cette échelle spécifique, de collecter des compléments d'information, de réaliser des bilans, et de constituer un système d'information géographique prenant notamluent en compte les faits de peuplement et d'occupation des terres. Ce travail, par nature interdisciplinaire, a été réalisé en phase finale du programnle, et a largement profité des cOlmaissances acquises antérieureluent. Un ensemble de cartes thématiques constitue pour l'équipe de recherche un cadre privilégié de partage des connaissances, un niveau d'analyse spécifique, et un outil relais à partir duquel de nouvelles opérations de recherche deviennent possibles. Ces documents représentent par ailleurs, pour les acteurs locaux, une source d'information précieuse, utile à la prise de décision. Il reste que dans un contexte affecté de dynamiques aussi rapides et 107
massives, les données deviennent vite obsolètes, et que se pose donc la question cruciale de leur actualisation.
Conclusion
Par le passé, les disciplines des sciences de la nature (écologie), des sciences biotechniques (agronomie) et des sciences sociales (géographie), se sont rarement rencontrées aux mêmes échelles d'observation. Avec les questions d'environnement, on peut dire que oui. Elles entraînent en effet un repositionnement des disciplines d'une autre nature que les questions relevant spécifiquement des domaines agraire et rural (9, Il,2). Le programme GEREM, via la collaboration entre ces disciplines, a fait émerger la déforestation comme un problème d'environnement, au sens où les connaissances scientifiques acquises donnent l'alerte sur l'ampleur du phénomène, son caractère irréversible et sur la perte de biodiversité qui en résulte. Les acteurs de cette déforestation, quant à eux, qui considèrent la forêt comme une ressource quasi illitnitée, ne traduisent dans leurs discours et leurs pratiques que des préoccupations liées aux difficultés de la mise en valeur de cette ressource. Un tel décalage entre les représentations d'un problème est source de réflexion commune sur le temps et la notion de développement durable. Un problème d'environnelnent n'est pas en soi une question de recherche. S'y intéresser implique d'identifier des questions de recherche disciplinaires, puis de les mettre en commun pour révéler de nouveaux objets pertinents pour l'action (8). Ceux-ci apparaissent orientés vers la recherche concertée de solutions à des problèmes complexes d'environnement. Pour l'agronomie et l'écologie, il convient ainsi de ne pas s'en tenir aux échelles de la station et de la parcelle, mais d'aborder aussi le devenir des phases culturale et postculturale dans leurs dimensions spatiales, et d'apprécier à l'échelle territoriale les alternatives de type intensif/extensif et la question de la durabilité. La notion de territoire s'est donc imposée progressivelnent à l'ensemble de l'équipe de recherche. S'il constitue un objet d'évidence de la géographie (et ce dès l'engagement de la recherche), il n'en va pas de même en écologie et en agronomie, lorsque priorité est donnée à la compréhension de processus et de comportements que l'on peut appréhender à l'échelle locale. Le souci de spatialisation des phénomènes résulte alors souvent d'une étape ultérieure de la recherche, visant à prendre la mesure de leur importance, ainsi qu'à 108
valider à d'autres échelles les résultats établis localement. La notion de territoire traduit enfin, au-delà de la spatialisation, la reconnaissance du rôle et de la place des acteurs dans l'exploitation et la dynamique des milieux.
Le double processus d'émergence d'un problème d'environnement et de sa traduction en questions de recherche caractérise la posture adoptée dans le
programme GEREM. C'est bien le couplage agraire - environnement, ainsi que la combinaison des notions de temps et de territoire, qui ont permis, au sein de l'équipe de recherche, la mise en commun de questions scientifiques et la conception de produits d'interface disciplinaire.
REFERENCES
BIBLIOGRAPHIQUES
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