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French Pages 150 [107] Year 2007
Une politique mondiale pour
Nourrir le monde
Springer Paris Berlin Heidelberg New York Hong Kong London Milan Tokyo
Ouvrage collectif dirigé par Edgard Pisani avec la collaboration de Marc Lebiez
Une politique mondiale pour
Nourrir le monde
ISBN-13 : 978-2-287-71810-6 Springer Paris Berlin Heidelberg New York
© Springer-Verlag France, 2007 Imprimé en France Springer-Verlag France est membre du groupe Springer Science + Business Media Cet ouvrage est soumis au copyright. Tous droits réservés, notamment la reproduction et la représentation la traduction, la réimpression, l’exposé, la reproduction des illustrations et des tableaux, la transmission par voie d’enregistrement sonore ou visuel, la reproduction par microfilm ou tout autre moyen ainsi que la conservation des banques de données. La loi française sur le copyright du 9 septembre 1965 dans la version en vigueur n’autorise une reproduction intégrale ou partielle que dans certains cas, et en principe moyennant le paiement de droits. Toute représentation, reproduction, contrefaçon ou conservation dans une banque de données par quelque procédé que ce soit est sanctionnée par la loi pénale sur le copyright. L’utilisation dans cet ouvrage de désignations, dénominations commerciales, marques de fabrique, etc. même sans spécification ne signifie pas que ces termes soient libres de la législation sur les marques de fabrique et la protection des marques et qu’ils puissent être utilisés par chacun. La maison d’édition décline toute responsabilité quant à l’exactitude des indications de dosage et des modes d’emploi. Dans chaque cas, il incombe à l’usager de vérifier les informations données par comparaison à la littérature existante.
SPIN : 12046027 Maquette de couverture : Jean-François Montmarché
Sommaire
Comment s’est fait ce livre........................................................... Marc Lebiez
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Parabole ........................................................................................ Edgard Pisani
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Analyses et propositions La situation alimentaire de quelques pays en développement ... Valentin Beauval
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La « crise agricole » et les organisations internationales ............. Bruno Vindel
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Agriculture, fournisseurs, filières ................................................. Jean-Christophe Kroll
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Quelques données......................................................................... Lucien Bourgeois
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L’expérience d’un agriculteur....................................................... Jean-Jacques Blain
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L’état des agricultures et les négociations internationales .......... Valentin Beauval
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À quelles conditions l’agriculture peut-elle répondre aux divers besoins du monde ?....................................................................... Philippe Collomb
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Conclusions Synthèse ........................................................................................ Marc Lebiez
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Partir des besoins.......................................................................... Edgard Pisani
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Comment s’est fait ce livre Marc Lebiez
Si la réflexion politique doit partir des besoins à satisfaire et non des institutions dont on se demanderait à quoi les faire servir, la première des questions est sans doute de savoir si et à quelles conditions le monde pourra nourrir le monde. Cette question, Edgard Pisani l’a posée à deux douzaines d’experts que leurs travaux ou leur action ont fait reconnaître parmi les mieux placés pour y répondre. De séminaire en séminaire, s’est ainsi constitué un groupe informel qu’on pourrait nommer, en hommage à son initiateur, « Collectif Edgard-Pisani ». Les débats furent libres et vifs, sous la présidence souriante mais ferme de celui à qui ses soixante ans de vie politique ont conféré une autorité morale et intellectuelle qu’aucun des participants n’aurait eu l’idée de remettre en cause. Les positions étaient loin d’être identiques ; elles ne se contredisaient pas non plus, du moins sur les analyses fondamentales. Conscients de s’adresser à des égaux, les participants n’avaient rien d’autre à prouver que la justesse de leurs vues, unis dans la volonté commune de faire progresser la pensée. Grâce à quoi, ce travail collectif a porté ses fruits. Comment partager ceux-ci ? Des comptes rendus ont été rédigés de chacune des séances de travail, mais leur lecture risquait fort d’ennuyer ceux qui n’avaient pas connu l’émotion de ces heures de dialogue. Décision fut donc prise de concevoir un ouvrage qui fasse sentir ce que ce travail avait eu de collectif, tout en apportant à ses lecteurs des idées claires et utilisables. Certains des participants rédigèrent des contributions que ce livre rapporte. Il ne faudrait pas croire que la parole des autres aurait été perdue. Au contraire, elle a fécondé la réflexion de tous. Ce livre, c’est sa nature et son destin, est écrit et sera lu en silence ; mais son lecteur est invité à imaginer une grande table autour de laquelle deux douzaines de passionnés tentent ensemble d’y voir plus clair. Il faut qu’au moins apparaissent leurs noms. Les voici. Bernard Bachelier Jean-Jacques Blain Marion Barral Lucien Bourgeois Valentin Beauval Bruno Bourges Xavier Beulin Bernard Cazals
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Une politique mondiale pour nourrir le monde
Philippe Collomb Jean-Christophe Debar Hervé Gaymard Bertrand Hervieu Jean-Christophe Kroll Christiane Lambert Olivier Lapierre
Marcel Mazoyer Bruno Parmentier Hervé Plagnol Nicolas Rech Laurence Roudart Rémi Toussain Bruno Vindel
Parabole Edgard Pisani
Chargé de donner une idée des agricultures des divers continents, des problèmes qu’elles connaissent et de ceux qu’elles posent, un journaliste économique note, qu’allant à leur découverte, il a eu le privilège de parcourir en quelques semaines toute l’histoire agricole et alimentaire de l’humanité depuis les origines : chasse, pêche, cueillette, puis élevage, culture, irrigation, villagisation, jacqueries, famines, puis grandes fermes industrielles mais aussi lopins de quelques dizaines d’ares sur lesquels deux, trois cents millions de familles survivent aujourd’hui. Visitant, en Occident, des fermes familiales modernes et des campagnes colonisées par des entreprises latifondiaires, il en a, non sans surprise, comparé les mérites économiques, sociaux, environnementaux. Se posant en Afrique, il a découvert que la famine, la misère y sont surtout rurales. Traversant l’Atlantique, il a appris que, défrichant des centaines de milliers d’hectares de la forêt amazonienne, le Brésil porte une atteinte grave aux écosystèmes du monde mais aussi qu’il bouleverse le marché mondial du coton. Allant plus avant, il a appris que, si les riches cotonniers du Texas sont protégés par leur gouvernement, les pauvres paysans du Mali ne savent plus comment poursuivre leur courageux effort. Invité plus tard en Chine, s’arrêtant dans une grande ville côtière, il apprend que vingt millions de ruraux migrent chaque année vers les zones urbaines où on ne sait plus quoi faire d’eux car, s’automatisant, l’industrie commence à débaucher. Il note que les déserts s’étendent, que la montée des océans et l’urbanisation menacent les plaines les plus fertiles du monde, que l’eau manque souvent alors que l’irrigation est l’un des facteurs essentiels des équilibres alimentaires mondiaux. Il note les immenses besoins en carburant de l’agriculture moderne alors que l’énergie renchérit, mais aussi que l’épuisement des ressources pétrolières menace la production alimentaire parce qu’on se met à cultiver pour produire des biocarburants. Aboutissant à Genève, il constate l’incapacité à se mettre d’accord des experts agricoles des près de deux cents pays qu’y a réunis l’Organisation mondiale du commerce. La composition des « groupes » contradictoires qui s’y constituent fait que les pays les moins bien pourvus concluent, au gré des sessions, des accords d’infortune pour tenter de grignoter quelques avantages illusoires.
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Une politique mondiale pour nourrir le monde
Il découvre que chaque diplomate-expert se préoccupe plus des intérêts immédiats de son pays que des équilibres alimentaires mondiaux, de la sauvegarde de la nature et de l’avenir des paysans sans terre et sans travail. Frappé par le procès qu’on instruit contre les politiques agricoles de Bruxelles et Washington, il fouille ses dossiers et constate qu’elles aboutissent à ce que les subventions publiques représentent jusqu’à 80 % du revenu net des producteurs alors que ceux-ci ont baissé de 20 % en fort peu de temps et, qu’en France, la valeur globale de la production « départ ferme » ne représente pas 25 % du prix des produits (transformés et emballés, il est vrai) vendus à l’étal des détaillants. Ainsi les politiques dites agricoles ont-elles profité aux consommateurs et, plus encore, aux entreprises industrielles et commerciales. Il note enfin que l’évolution du monde qu’il étudie est moins conduite par les gouvernements, seraient-ils associés, que par une vingtaine, une cinquantaine de grands groupes industriels et de négoce qui soumettent les marchés à leurs accords et concurrences. Il écrit en conclusion : « Notre avenir est menacé par l’explosion démographique car le monde n’est sans doute pas capable de nourrir tout ce monde ; il est menacé par la misère, le désarroi, les migrations des sociétés rurales que le développement économique urbain n’embauche plus guère, par la nécessité où nous sommes de faire de l’agriculture une productrice de carburants, par les attaques de toutes sortes auxquelles nous nous livrons contre la nature. Y a-t-il quelque part dans le monde, un lieu où l’on pense tous ces problèmes en même temps ? Le système institutionnel, l’économie elle-même ne sont-ils pas, en l’état, inaptes à satisfaire les besoins du monde ? Mais, au fait, sont-ils disposés à les penser globalement ? » Le temps est venu de prendre acte du fait que l’économie marchande et son système institutionnel sont incapables à eux seuls de satisfaire les besoins agricoles complexes du monde. Le temps est venu d’approcher autrement les problèmes qu’ils posent : les subsistances ne doivent plus être séparées de l’environnement que leur production moderne menace, ni des sociétés rurales innombrables que l’industrialisation dissémine et que les tissus urbains ne peuvent accueillir davantage. Le temps est venu de se demander à quelles conditions, dans quel cadre, au-delà de leur production, les agricultures pourront satisfaire durablement les besoins du monde. Celui-ci doit désormais être pensé comme un système car tout y participe à un équilibre général aujourd’hui menacé. Il est temps que nous cessions de rafistoler nos institutions et d’amender nos politiques, et adoptions une autre méthode ; qu’enfin nous fassions un inventaire méthodique de tous les besoins et ressources actuels et prévisibles du monde. Il n’est pas d’autre méthode qui permette de définir des principes et des règles, d’établir des politiques et de mettre en place un système institutionnel qui fonde l’unité du monde sur le respect de sa diversité.
Analyses et propositions
La situation alimentaire de quelques pays en développement Valentin Beauval
Afrique de l’Ouest – zone UEMOA Dans cette région, la plupart des produits agricoles importés sont moins taxés que ne le permettent les accords OMC. La taxe maximale y est de 20 % alors que le Nigéria va jusqu’à 50 %. Sauf exception comme en Guinée, les responsables politiques des pays de la zone UEMOA font passer l’intérêt des consommateurs urbains avant celui des ruraux. Le lobby des importateurs de denrées vivrières a souvent plus de poids auprès des décideurs que celui des organisations paysannes. La dépendance alimentaire est plus grave dans les pays côtiers que dans les pays enclavés. Autant dire que le combat pour la souveraineté alimentaire se joue autant dans chacun de ces pays qu’à l’OMC. Toutefois, un nouveau droit international reconnaissant la souveraineté alimentaire renforcerait le pouvoir de négociation des organisations paysannes africaines face à leurs gouvernements. Ceux-ci disent à leurs opinions publiques que la faible taxation aux frontières du riz ou du maïs leur serait imposée par les bailleurs de fonds. En fait, ils vont souvent bien au-delà. Le Sénégal et la Mauritanie sont des exemples très décourageants car plus de la moitié des denrées vivrières consommées par leurs habitants sont importées. Le faible potentiel agricole de ces deux pays n’explique pas tout. Brisures de riz, blé, lait ou maïs sont faiblement taxés et entrent en très grande quantité, en raison de la croissance démographique et aussi de coutumes alimentaires faisant peu de cas des céréales traditionnelles comme le mil et le sorgho. Les denrées importées arrivent dans les zones rurales les plus reculées de ces deux pays. Même en moyenne Casamance, une des zones les moins déshéritées du Sénégal, les paysans achètent avec le produit de leurs ventes de coton-graine le riz et le pain (100 % farine de blé importé) pendant une bonne partie de l’année. Malgré les discours officiels, la souveraineté alimentaire et la défense des intérêts des producteurs de mil, maïs et sorgho ne sont pas des préoccupations majeures.
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Une politique mondiale pour nourrir le monde
Le Bénin et la Gambie sont caractérisés par leurs frontières longues et poreuses avec des pays plus vastes1. La stratégie nationale officieuse est de peu taxer les produits agricoles importés pour les revendre aux pays voisins ! Une majorité de ruraux de l’Ouémé, au sud-est du Bénin, vivent davantage du commerce transfrontalier que de leurs productions vivrières. Dans des pays enclavés et très pauvres comme le Niger, le problème essentiel n’est pas la faible taxation des produits agricoles importés. Les facteurs induisant la malnutrition et la faim sont le manque de pouvoir d’achat, une démographie très forte et une production vivrière par habitant de plus en plus souvent insuffisante, du fait de la fragilité du milieu (sols peu fertiles, pluviométrie insuffisante, érosion) et du manque d’appui aux agricultures paysannes (guère de crédit pour les équipements agricoles, très peu de recherche variétale sur les principales cultures vivrières). Avec plus de 12 millions d’habitants, le Burkina importe moins de 200 000 tonnes de riz et blé, et produit de 3 à 4 millions de tonnes de céréales. Mil, sorgho, maïs et tubercules locaux sont toujours très prisés dans ce pays dont les habitants restent très attachés à leurs traditions agricoles et alimentaires. Globalement et en moyenne, les paysans produisent assez de céréales pour nourrir les habitants. Le Sud et, surtout, le Sud-Ouest sont habituellement excédentaires. En revanche, la malnutrition et la faim sont fréquentes sur le plateau Mossi et dans la région de Dédougou, pour les raisons démographiques et pédoclimatiques évoquées à propos du Niger. Sur le plan qualitatif et nutritionnel, le diagnostic du ministère de la Santé est bien moins favorable que celui du ministère de l’Agriculture. Dans ces conditions, mettre autant l’accent sur le coton dans les zones centre et sud, avec des systèmes de production généralement peu durables, fait courir un risque à moyen terme pour la sécurité alimentaire globale, surtout si la population du Burkina Faso double dans les trente prochaines années. En termes de sécurité alimentaire, la situation malienne est moins favorable que celle du Burkina. Ce pays de plus de 13 millions d’habitants parvient rarement à produire plus de 3 millions de tonnes de céréales. La population consomme beaucoup de riz d’où des importations en croissance, surtout en 2004-2005, année de mauvaise récolte céréalière. En 2006, elles devraient être de 268 000 tonnes, l’équivalent de ce que produit la principale zone rizicole, l’Office du Niger, au nord de Ségou. Le sud du Mali – le pays du coton – est légèrement excédentaire en céréales et, certaines années, les commerçants de Sikasso exportent vers le Niger du sorgho, du mil et du maïs. En revanche, la 1 La Gambie est enclavée dans le Sénégal ; le Bénin longe le géant nigérian, vingt-cinq fois plus peuplé.
La situation alimentaire de quelques pays en développement
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situation alimentaire des vastes zones situées au nord d’une ligne KayesMopti est en général médiocre et comparable à celle du Niger et des districts les plus pauvres du Burkina. Vu la croissance démographique de ces régions et leurs limitations pédoclimatiques, l’insécurité alimentaire risque fort de s’aggraver. La taxation du riz importé est, en général, supérieure à celle du Sénégal mais elle a été supprimée en 2005, année de très mauvaise récolte céréalière. La poudre de lait importée est trop faiblement taxée et la production laitière intérieure ne peut être compétitive dans ce pays qui a pourtant un cheptel bovin très important. Les organisations paysannes sont assez bien structurées mais leur poids politique reste faible face à celui des commerçants et des importateurs.
Autres exemples africains La Guinée Bissau importe beaucoup de riz qu’elle finance traditionnellement avec ses exportations de noix de cajou (anacarde). C’est une chance pour l’environnement car l’anacardier protège très bien les sols. Cependant, la dépendance alimentaire est forte et les importations de riz semblent augmenter avec la croissance démographique, encore qu’il soit difficile de les évaluer vu l’importance du commerce informel transfrontalier. La production laitière de l’Ouganda est souvent citée en exemple. Comme le gouvernement actuel est dominé par des éleveurs de bovins, la poudre de lait du marché mondial n’entre pas dans le pays, sachant que, pour éviter tout problème avec les bailleurs internationaux et l’OMC, aucun texte officiel ne mentionne cette interdiction officieuse. En conséquence, la filière lait locale est florissante ! Madagascar est très pauvre et la malnutrition est présente en ville et dans la majorité des zones rurales : les trois-quarts des paysans achètent du riz lors de la soudure. Ce pays, exportateur de riz il y a quelques décennies, importe désormais 10 % du riz blanc qu’il consomme. Ce recul s’explique par la conjonction d’une forte croissance démographique et de graves problèmes environnementaux, avec une quasiabsence de soutien aux agricultures familiales. Le riz est pourtant l’aliment de base dans une grande partie de l’île. Malgré cette évolution inquiétante, Madagascar constitue un cas de figure intéressant pour la régulation des entrées de riz et les arbitrages entre les intérêts des ruraux excédentaires en riz et ceux des urbains les plus pauvres. Les responsables locaux de la Banque mondiale admettent dans certains écrits la nécessité de taxer et de réguler l’entrée de riz dans le pays. Cela s’explique en partie par la personnalité du président Ravalomanane, agromanager qui a réussi dans la production et
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transformation laitière, et qui investit beaucoup dans la production et la transformation du riz. Ce président est venu au pouvoir en 2002 avec l’appui des États-Unis, alors que la France a soutenu jusqu’au bout Ratsiraka, dictateur et mauvais gestionnaire. Les producteurs malgaches de riz, en particulier ceux qui ont des excédents importants, bénéficient de la situation. Toutefois, une mauvaise récolte et une forte limitation des importations de riz ont induit, il y a deux ans, une trop forte hausse des prix intérieurs du riz et un vif mécontentement urbain.
Amérique centrale et Caraïbe Haïti est un cauchemar pour qui croit à la souveraineté alimentaire. Les déchets des agricultures industrielles subventionnées des États-Unis y arrivent à des prix très bas et nourrissent les pauvres des bidonvilles, lesquels se révolteraient si l’on arrêtait ces importations. Le parti d’Aristide en joue démagogiquement. La majorité des ruraux ne croient plus en leurs agricultures et cherchent à rejoindre le tiers des Haïtiens qui vivent hors de l’île. Les agricultures vivrières d’Amérique centrale sont fortement pénalisées par l’accord de libre commerce signé avec les États-Unis en 2005. L’option d’accroître les cultures d’exportation est mise en avant mais les agricultures familiales sont mal armées face aux normes sanitaires américaines renforcées par la loi bioterrorisme voulue par le président Bush après septembre 2001 : si le contrôle sanitaire d’une production exportée aux États-Unis s’avère positif, la destruction des denrées est à la charge de l’organisme qui exporte. Une difficulté supplémentaire pour de petites organisations paysannes... Les gouvernements successifs du Costa Rica ont maintenu quelques programmes favorables à leur agriculture familiale mais cela s’apparente à du saupoudrage social. Leur choix fondamental semble être de délaisser les denrées vivrières de base (même le haricot et le maïs !) au profit du tourisme rural et des cultures d’exportation à meilleure valeur ajoutée : ananas, plantes ornementales, banane industrielle, tubercules destinés aux Latinos des États-Unis. Suite à l’accord de libre commerce signé avec les États-Unis, la taxation à l’entrée du Costa Rica est très faible pour le maïs américain, les haricots nicaraguayens ou argentins. Les agricultures vivrières des zones montagneuses sont marginalisées et le consommateur tico mange en moyenne annuelle 20 kg de poulet industriel produit avec du maïs OGM américain et seulement 7 kg de haricots. Il y a 20 ans, la proportion était exactement inverse ! L’obésité a fortement augmenté et devient, comme aux États-Unis, un problème de santé publique.
La situation alimentaire de quelques pays en développement
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Sans un renforcement des organisations paysannes et des partenariats avec la société civile, comment renverser le cours des choses ? Comme pour le Sénégal, le combat pour la souveraineté alimentaire se joue surtout dans le pays, par la promotion des produits fermiers et des recettes traditionnelles, ou la formation des citoyens sur leur mode de consommation alimentaire.
Maghreb La Tunisie protège encore fortement ses produits agricoles stratégiques, blé dur, blé tendre, viande ovine, lait. Les prix intérieurs de ces denrées sont fixés par le gouvernement et sont souvent le double des prix mondiaux. Ce souverainisme est facilité par la situation financière du pays : non endetté auprès du FMI, il peut bouder les grands bailleurs de fonds internationaux. En conséquence, les agriculteurs tunisiens mécanisés des plaines assez arrosées du nord du pays obtiennent des marges à l’hectare intéressantes. Cette politique réduit probablement la migration vers les villes des petits agriculteurs des zones accidentées et peu mécanisables.
La « crise agricole » et les organisations internationales Bruno Vindel
Il est convenu de dire que le dossier agricole bloquerait les négociations commerciales internationales à l’OMC. Égoïstes et indifférents aux distorsions qu’ils imposent au marché, les pays riches ne penseraient qu’à préserver les rentes indues que leurs agriculteurs ont réussi à capter au détriment des contribuables et des consommateurs. Soutenir ainsi les agriculteurs des pays développés freinerait la libéralisation des marchés agricoles, et ferait ainsi obstacle au développement des plus pauvres. Ces arguments ont l’avantage de la simplicité. Ils sont donc largement repris, voire amplifiés : qui ne serait scandalisé par ces nantis qui refusent de partager avec les plus pauvres ? On s’abandonne aux délices de la compassion et l’on pointe d’un doigt accusateur les agricultures des pays développés. Ce n’est pas ainsi que l’on facilitera les réformes ! D’autant qu’il n’y a là qu’une série de sophismes qui puisent leur vraisemblance dans leur abstraction et leur schématisme.
L’agriculture est-elle un secteur comme les autres ? L’actuelle doxa internationale est issue des allégations de la Banque mondiale sur un prétendu effet délétère du protectionnisme agricole des pays riches sur le développement des plus pauvres. La doctrine néoclassique avait alors été défendue par l’artillerie lourde de modèles économiques brassant des milliers de données. La Banque mondiale fut rejointe dans cette orientation par le Fonds monétaire international (FMI) et la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (cnuced). Parallèlement, l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) recevait en 1987, lors du lancement du cycle de l’Uruguay, un « mandat ministériel sur les échanges » pour analyser les relations entre politiques agricoles et commerce. On l’interrogeait sur l’effet des mesures protectionnistes sur les échanges, ce qui est assez banal, mais aussi, ce qui l’est moins, sur l’effet des politiques agricoles
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nationales sur le commerce mondial. Pour répondre à cette question, alors innovante, l’OCDE mobilisa de nombreux économistes, pour la plupart imprégnés de la théorie économique du bien-être, qui élaborèrent la méthodologie des « équivalents subvention à la production » (ESP) et des « équivalents subvention à la consommation » (ESC). Le secrétariat de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) doit observer une certaine réserve dans le cours des négociations mais il n’est pas neutre dans le débat d’idées. Enfin, des ONG internationales comme Oxfam – qui, en 2004, comptait environ 4 000 employés répartis dans le monde entier, contre 9 300 pour la Banque mondiale – usent d’un ton très ferme pour propager cette doxa. On en verra une illustration dans la déclaration commune des dirigeants du FMI, de la Banque mondiale et de l’OCDE à la veille de la réunion ministérielle de l’OMC, à Cancún, en septembre 2003. Ils estiment que les négociations de Doha constituent un pilier central de la stratégie globale pour atteindre les objectifs du millénaire : une stratégie pour réduire la pauvreté pour donner aux pauvres l’opportunité de s’aider eux-mêmes.
Le troisième paragraphe est encore plus explicite : L’agriculture revêt une importance particulière pour les perspectives économiques de nombreux pays en développement, et réformer les pratiques courantes du commerce agricole mondial porte peut être les espoirs les plus immédiats pour améliorer les moyens d’existence des pauvres du monde entier. En effet, les pays développés imposent des barrières tarifaires sur les produits agricoles qui sont de 8 à 10 fois plus élevées que celles imposées aux biens industriels. Nombre d’entre eux continuent à utiliser diverses formes de subvention à l’exportation qui dépriment les prix mondiaux et empêchent les agriculteurs des pays les plus pauvres d’accéder aux marchés... Les soutiens à l’agriculture coûtent aux ménages de l’Europe, des États-Unis et du Japon plus de mille dollars par an. L’essentiel de ce soutien fait diminuer les revenus ruraux dans les pays en développement, tout en bénéficiant principalement aux agriculteurs les plus riches des pays développés, et contribue peu à l’atteinte des objectifs environnementaux et ruraux que les pays développés s’efforcent de poursuivre.
Bref, le développement des pays pauvres ne pourrait venir que de l’exportation de produits agricoles ; l’agriculture serait un secteur comme les autres qu’il s’agirait désormais, après une longue période d’exception, de banaliser. On constate que la libéralisation commerciale des biens industriels a produit de la richesse, on en déduit que la libéralisation des biens agricoles doit en produire également. C’est oublier que le secteur agricole présente des caractéristiques, dont toutes ne lui sont pas spécifiques mais qui se conjuguent pour lui conférer une place à part : facteur de production non délocalisable, décalage entre décision de production et mise en marché, absence de réelles économies d’échelle, offre atomisée
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face à une demande concentrée, produits périssables, importance des aléas climatiques et sanitaires face à une demande rigide. Ces spécificités sont mal intégrées, ou pas du tout, dans les raisonnements supposés démontrer l’intérêt de la libéralisation commerciale agricole.
Les limites des modèles économiques mondiaux Ces modèles sont le plus souvent présentés comme des faits objectifs et des mesures non équivoques des gains mondiaux de bien-être. Ainsi, dans les débats qui précédèrent la réunion ministérielle de Cancún en 2003, vit-on avancer des gains considérables avec des prix agricoles en hausse sur tous les marchés mondiaux. Le modèle GTAP annonçait que la libéralisation complète de l’agriculture produirait 41,6 milliards de dollars pour les pays développés, 32 pour les pays en transition et 11,9 pour les pays en développement. Ces gains étaient en outre censés bénéficier à tous les pays du monde. Légitimés par leur formalisation mathématique, de tels modèles ont renforcé l’opinion que la libéralisation du secteur agricole résoudrait de nombreux problèmes économiques mondiaux, à commencer par la pauvreté. Or, les modèles ne doivent être pris que pour ce qu’ils sont, d’utiles aides à la décision par la comparaison entre différents scénarios. Ils doivent être interprétés à la lumière des hypothèses, nécessairement simplificatrices, sur lesquelles ils sont bâtis. C’est ainsi que, dans le modèle Linkage de la Banque mondiale, la parfaite mobilité de la terre et les fortes élasticités de l’offre agricole justifient les importants gains dus à la libéralisation. L’allocation fluide des facteurs de production est censée répondre aux besoins d’exportations sans pousser à la hausse le prix des terres. Les élasticités supposées – grâce auxquelles la diminution tarifaire provoque une augmentation de commerce – sont plus élevées dans Linkage que dans la plupart des autres modèles ; l’écart atteint 75 % pour les produits agricoles et 26 % pour les produits alimentaires. Dans ces conditions, l’impact des variations de l’accès au marché agricole est systématiquement plus fort que celui d’une diminution du soutien national. Ni les crédits exports américains, ni les entreprises commerciales d’État, ni l’aide alimentaire, ni la plupart des autres instruments de soutien à l’exportation n’apparaissent dans les modèles. Cette absence fait que l’évaluation du volet export des négociations est limitée aux seules subventions directes à l’exportation, à savoir les restitutions européennes. Dès lors, les modèles concluent sans surprise à un impact relativement faible du volet export par rapport à la réforme de l’accès au marché. On voit comment la construction des modèles a pour effet de surestimer les gains de la libéralisation agricole.
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Une politique mondiale pour nourrir le monde
Outre la limite fondamentale qui consiste à raisonner en équilibre et en concurrence pure et parfaite, les résultats des modèles sont sensibles aux valeurs des élasticités aux prix de l’offre et de la demande, à l’introduction de coefficients de progrès technique qui font augmenter la productivité en fonction du degré de libéralisation, ou encore aux spécifications relatives à l’emploi. En d’autres termes, plus généraux, les modèles « standard » présupposent un équilibre instantané de la production et de la consommation ; ils ne prennent en compte ni le temps de la production agricole, ni les erreurs d’anticipation des producteurs agricoles, ni les considérations de risque. Enfin, il est fallacieux d’agréger les différents pays dans des groupes aussi peu homogènes que les « pays en développement » où le Brésil voisine avec les pays sahéliens. Depuis 2003, de nombreux travaux ont apporté des corrections substantielles aux modèles existants, ou ont affiné les représentations de certains instruments de politique agricole. Il en est ainsi de l’utilisation des « droits appliqués » dans la réalité à la place des « droits consolidés » à l’OMC, ou encore de la prise en compte des préférences commerciales dont bénéficient déjà les pays ACP et les pays les moins avancés vis-à-vis de l’Europe, et que la libéralisation éroderait. Plus on affine les modèles pour les rapprocher de la réalité, plus les gains à attendre de la libéralisation s’amenuisent. Apparaissent même des perdants : les pays les moins avancés – ceux-là mêmes dont le cycle de Doha est censé améliorer la situation ! Les raisons en sont multiples : érosion des préférences commerciales dont ces pays bénéficient actuellement ; manque de compétitivité de leurs filières agricoles, qui les empêcherait de tirer parti de l’ouverture des marchés solvables et les exposerait à la concurrence des importations ; accroissement possible des prix mondiaux des denrées de base, touchant les pays importateurs nets de produits alimentaires. Du côté des gagnants, les bénéfices des consommateurs surpasseraient sans doute les pertes des producteurs agricoles, mais ils pourraient fort bien être captés par les firmes intermédiaires. Bref, on ne voit pas que la libéralisation de l’agriculture soit à même de procurer des gains aussi importants que celle des services et, plus généralement, la facilitation des échanges.
La critique des politiques agricoles et ses contradictions Cette approche de la libéralisation agricole par les modèles standard repose sur la théorie néoclassique dans laquelle libéraliser apparaît naturel car il est plus facile de se procurer par l’échange ce que l’on ne
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sait pas faire, ou bien que l’on fait à un coût relativement plus élevé, plutôt que de gaspiller des ressources à le produire. Basé sur la parabole de Ricardo et sur les avantages comparatifs, le raisonnement libéral implique la réduction des protections aux frontières (et des subventions à l’exportation) ainsi que des soutiens directs à la production. Le discours en vogue à l’OCDE juge le soutien des prix agricoles inutile, inefficient et inéquitable. Inutile parce qu’un tel soutien renchérit les aliments pour les consommateurs alors que les revenus des ménages agricoles sont diversifiés, ce qui réduit les risques pour ceuxci. Il n’y aurait donc aucune raison de soutenir le revenu des agriculteurs plus ceux des autres catégories socioprofessionnelles. Cet argument est tout à fait spécieux. Même s’il est vrai que s’est accrue la part des revenus des ménages agricoles de source extérieure à l’agriculture, la cause en est au moins autant la baisse des prix, donc des revenus agricoles, qu’une orientation volontaire vers la pluriactivité, souvent plus subie que voulue. La charge de travail et la spécificité de certaines productions font d’ailleurs que la diversification de l’activité économique n’est pas une solution universelle. Quelles sont, dans les pays en développement, les possibilités effectives de diversification des revenus des ménages agricoles ? Le soutien serait aussi inefficient car il ne profite pas au seul agriculteur mais aussi à toute la filière, et notamment aux fournisseurs de l’agriculture et aux propriétaires fonciers. Personne ne doute que les politiques agricoles de l’Union européenne ou des États-Unis aient conduit à des agricultures productivistes, consommatrices de nombreux intrants. Rien ne permet d’affirmer, en revanche, qu’une orientation plus libérale n’aurait pas conduit à la même chose, ou à pire. Notons d’ailleurs que la capitalisation des soutiens dans le prix du foncier résulte souvent des modèles eux-mêmes, qui affectent les soutiens à la terre. Il serait enfin inéquitable car ce sont les plus gros qui profitent le plus de soutiens généralement basés sur des quantités produites ou des hectares. Cette critique, qui ne porte que sur les soutiens directs au revenu, est paradoxale, venant de libéraux qui tiennent pour nécessaire « l’ajustement structurel », c’est-à-dire l’évolution des structures de production dans le sens d’une disparition des moins efficaces. Au nom de quoi soutenir davantage des exploitations qu’on juge destinées à disparaître à terme ? Et l’on attend la preuve que le marché serait un instrument de répartition équitable des revenus. Le discours de l’OCDE consent toutefois à l’existence de politiques agricoles, pourvu qu’elles soient ciblées sur des objectifs relevant de la « ruralité » : aide découplée au revenu, donc dans un but social (on se doute que de telles aides auront aussi un effet sur la production) ou rémunération publique de l’entretien des paysages et des zones à haute valeur environnementale.
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On voit que ce discours est fondé sur des considérations plus théoriques que pratiques. Il contient en outre une grave contradiction. En prônant l’expression maximale des avantages comparatifs, il conduit à la spécialisation productive. S’agissant des produits agricoles et des biens alimentaires, cette spécialisation accroît les risques pesant sur la disponibilité des denrées, ne serait-ce qu’aux plans sanitaire et climatique. Or c’est en premier lieu le risque qui rend imparfait le fonctionnement des marchés. En outre, les libéraux minimisent les jointures entre la production de biens et les dimensions environnementales et territoriales de l’activité. Comment imaginer des producteurs ne vivant que des transferts publics justifiés par leur seule présence dans les territoires ruraux, des producteurs dont l’activité productrice serait tellement accessoire qu’elle pourrait se faire durablement à perte ? De telles aides coûteraient à la collectivité et l’on voit mal comment mesurer en termes monétaires, puis budgétaires, la demande commune en agréments environnementaux. On voit au demeurant que, si une approche de soutien public basée sur la ruralité est concevable pour les pays développés, elle serait complètement inadaptée aux pays en développement. Le manque de ressources budgétaires, la très faible proportion d’agriculteurs accédant au système bancaire, la permanence de la préoccupation de sécurité alimentaire, tant nationale que pour les ménages, y rendent illusoire toute politique agricole qui ne serait pas fondée sur un soutien et une stabilisation des prix.
Une caractéristique fondamentale des marchés agricoles : l’instabilité Dans une étude méthodologiquement intéressante qu’elle a publiée en juin 2006, l’OCDE tente d’associer des modèles macro-économiques à des modèles de ménage. Tout en reconnaissant l’existence de gagnants et de perdants, elle conclut que la réduction de tout soutien et de la diminution des tarifs douaniers produira des gains substantiels. Les perdants seraient surtout des commercial farmers (par opposition aux subsistance farmers), mais ne serait concernée qu’une fraction minime de la population agricole mondiale. Concernant l’Afrique subsaharienne, qui perd sur tous les tableaux, l’OCDE recommande des investissements publics dirigés vers la formation, la recherche et la vulgarisation, les services de santé et de sécurité sanitaire, les infrastructures. Comme, dans le vaste ajustement structurel qui est ici entrevu, les « filets sociaux de sécurité » peuvent ne pas être en place, il faudra « considérer l’établissement de telles mesures » ! Le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) a montré que les rigidités de l’offre agricole et de simples considérations de risque suffisent à rendre aléatoires
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les gains de la libéralisation, sinon à les transformer en pertes généralisées à très court terme. Si, dans un même pays, les différentes catégories de ménages sont touchées de façon contrastée, c’est toujours au détriment des plus pauvres. De façon générale, les marchés sont imparfaits. Outre que de nombreux coûts de transactions perturbent le signal-prix, l’asymétrie des moyens d’action et d’information entre les agents économiques déséquilibre la concurrence. En matière agricole, ces caractéristiques se doublent d’une instabilité, à la fois plus forte que pour les autres produits, et plus difficile à interpréter. L’hypothèse dite aléatoire, qui explique cette instabilité par les phénomènes naturels, est facilement acceptée car très intuitive. Mais la question est plus large : les phénomènes climatiques ou sanitaires agissentils sur des surfaces ou sur des effectifs d’animaux assez grands pour que ces variations de production suffisent à expliquer les fluctuations du marché ? Elle justifie l’explication de l’instabilité par le fonctionnement même du marché. Dans cette hypothèse « chaotique », la rencontre des erreurs d’anticipation des producteurs face à une demande rigide, qui peut être renforcée par les erreurs d’anticipation des négociants, rend tout équilibre instable. Le système n’explose pas car les producteurs réagissent, diminuent leur production excédentaire ou relancent une partie de la production en déficit, ce qui ramène à une situation temporairement plus paisible, après le moment de crise. Il est vraisemblable que les deux causes d’instabilité – les aléas climatiques et sanitaires, et le fonctionnement propre du marché – s’entremêlent. Dans ces conditions, on risque fort d’augmenter les turbulences si, comme il est dans la logique même de la libéralisation, on provoque la confrontation d’un nombre plus grand d’acteurs, dont chacun multiplie les erreurs. De fait, les deux dernières décennies, marquées par le début puis la montée en puissance de la mondialisation, ont vu s’aggraver l’instabilité des cours agricoles mondiaux, tandis que le niveau moyen des prix se détériorait sur longue période. Les études et les modèles prospectifs des grandes institutions internationales négligent cet aspect des choses et concluent invariablement qu’en cas de libéralisation le prix de presque tous les produits s’élèverait un peu avant de se stabiliser à moyen terme. Comment juger réalistes de telles prévisions ?
Des producteurs aux consommateurs : le rôle des firmes Les études et modélisations sont généralement fondées sur l’hypothèse simplificatrice d’une relation directe entre les producteurs et les
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consommateurs, avec une transmission intégrale des signaux de prix. Même pour les industries agro-alimentaires, la transmission des prix est parfaite. Ce faisant, les analystes négligent le rôle grandissant des firmes, de négoce ou de transformation, utilisatrices de matières premières agricoles, et leur pouvoir sur un marché où elles sont souvent en situation d’oligopsones. Au tournant des années 1980, ce sont les firmes, en quête de nouveaux moteurs de croissance, qui ont prôné la dérégulation et réclamé l’abaissement puis la suppression des barrières aux échanges. Cette position fut relayée par plusieurs États, au premier rang desquels les États-Unis, et par les institutions financières internationales. Au même moment, la crise de la dette des pays en développement fit déclencher les ajustements structurels censés conduire à l’assainissement budgétaire et financier de ces États. L’option de la libéralisation généralisée des marchés agricoles s’imposa et l’on démantela progressivement les différents mécanismes de régulation. Comme ils fonctionnaient mal, les accords internationaux de produits de base furent les plus faciles à supprimer mais, malgré les résistances de certains États, on s’en prit aussi aux organismes de stabilisation des prix dans les pays en développement. Restaient les politiques agricoles des pays développés, dont la réforme procède du même mouvement général et passe par la négociation commerciale multilatérale à l’OMC. Au reste, les libéraux ne jugent pas achevé ce processus de réforme. Les firmes ont évidemment un intérêt collectif à la baisse des prix des matières premières agricoles. Elles y trouvent profit puisque les baisses ne sont pas complètement ni durablement répercutées aux consommateurs ; elles y voient également l’occasion de concentrations et de restructurations susceptibles de leur faire acquérir une taille suffisante pour résister à la concurrence. Ce phénomène est renforcé par la dérégulation des marchés des capitaux et l’instantanéité des moyens de communication, qui ont permis à des fonds de placement de jouer un rôle de premier plan dans les bourses des denrées agricoles. Ainsi les marchés agricoles mondiaux sont-ils désormais dominés par un petit nombre de grands opérateurs, dont les partenaires financiers sont capables de jouer de l’instabilité structurelle de ces marchés, quitte à l’accroître. Ce cadre des échanges internationaux apparaît donc sensiblement plus complexe que ce qui se dit à l’OMC. Pour ce qui concerne les denrées tropicales, cette concentration de géants de taille mondiale, qui pèsent souvent plus lourd que les pays producteurs désormais privés d’instruments de régulation, n’est pas de nature à stabiliser les cours. Comment les agriculteurs concernés trouveraient-ils les moyens de sortir de la
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pauvreté ? Comment le démantèlement des politiques agricoles des pays développés apporterait-il la stabilisation et les gains de bien-être calculés par les modèles ?
L’OMC : choc des idéologies économiques et des États concurrents La pensée économique dominante fait fi des spécificités de l’agriculture et des marchés agricoles, et elle propose une solution unique pour tous les pays, quel que soit leur niveau de développement, moyennant des « filets de sécurité » à peine esquissés. C’est au cours du cycle de l’Uruguay, qui s’est soldé par les accords de Marrakech en 1994, que la communauté internationale a inclus l’agriculture dans le champ de la nouvelle organisation mondiale du commerce. À cette époque, les États-Unis jouèrent un rôle majeur dans la propagation des idées libérales en matière agricole, face à une Union européenne qui devait de toute façon remettre en cause sa politique agricole commune. Un troisième acteur, le groupe de Cairns, dit encore « groupe des agro-exportateurs loyaux » (Australie, Nouvelle-Zélande, Canada, Argentine, Brésil, Thaïlande), s’est constitué dans le but de faire ouvrir les marchés des autres partenaires, de réduire leurs soutiens internes et de supprimer leurs subventions à l’exportation. Ces pays soutenaient les États-Unis dans tout ce qui pourrait amoindrir la PAC. Les travaux de l’OCDE et de la Banque mondiale leur fournirent des arguments apparemment irréfutables en faveur d’une libéralisation agricole radicale et des réformes des politiques internes des pays développés. Cette conjonction étonnera moins si l’on remarque que nombre de fonctionnaires de ces organisations internationales sont issus des mêmes universités anglo-saxonnes que les chercheurs ayant conduit les études, ou des mêmes administrations nationales que certains négociateurs. Du reste, les États-Unis s’appliquèrent à eux-mêmes des recettes libérales avec le Farm Bill de 1996, recettes sur lesquelles ils revinrent dès 1998. Les autres États parties prenantes aux négociations jouèrent un rôle mineur dans le cycle de l’Uruguay. Après l’échec du lancement d’un nouveau cycle à Seattle, puis son démarrage effectif à Doha, les choses changèrent radicalement d’aspect dans les quelques semaines précédant la réunion interministérielle de l’OMC à Cancún, au cours de l’été 2003. Emmenés par le Brésil, une vingtaine de pays constituèrent un nouveau groupe, dont l’irruption bouleversa l’accord UE-USA qui se préparait. Le G 20 est très offensif sur la question de l’ouverture des marchés, ce qui reflète surtout les stratégies agro-exportatrices de certains pays d’Amérique latine, au premier rang desquels le Brésil et l’Argentine, qui
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visent les marchés solvables de l’Union européenne pour leurs productions agricoles « tempérées » : viande bovine et de poulet, maïs, soja, sucre et éthanol. Les deux autres grands pays membres du G 20, l’Inde et la Chine, ne sont pas des agro-exportateurs puissants, et les prospectives sur leurs agricultures laissent même penser qu’ils pourraient devenir importateurs de denrées alimentaires de base. Ce qui les réunit au Brésil et à l’Argentine, outre le caractère de pays émergent et la dimension politique, est une commune opposition aux politiques agricoles des pays développés, et en particulier à la PAC, considérées comme l’élément perturbateur des marchés mondiaux. C’est sans doute cette même défiance qui a conduit les pays en développement non émergents (le G 90) à se rapprocher du G 20, à Hongkong, en décembre 2005. Leur dossier emblématique est celui du coton qui, certes, illustre à l’envi les excès des politiques agricoles des pays développés, en l’occurrence les États-Unis. Cette alliance entre agro-exportateurs agressifs et importateurs nets de denrées alimentaires matérialise l’influence de la doxa libérale, propagée depuis une quinzaine d’années par les organisations internationales, ainsi que l’inadéquation du cadre de négociation actuel avec sa règle « one size fits all » face à laquelle toute prise en compte de la diversité des situations est considérée comme une dangereuse exception. La catégorie des pays en développement n’a plus guère de sens. Dans une grande variété des trajectoires de développement et des choix politiques qui les fondent, sont apparus des pays émergents, capables de remarquables performances économiques, qui se distinguent des pays à faible revenu, et des pays moins avancés. Parmi ces deux dernières catégories, on identifie en outre des pays à déficit vivrier. Or, les règles de négociation à l’OMC sont telles que seule la catégorie PMA est reconnue ; l’institution accepte que des dispositions particulières lui soient appliquées mais n’admet aucune autre différenciation.
Confrontation des agricultures : les perdants sont les plus vulnérables Une large ouverture des marchés mettrait en contact, et en concurrence, des agricultures dont la productivité physique varie de 1 à 1 000. Dans ces conditions, des importations massives de produits vivriers en provenance de pays à coûts de production très faibles, ou de pays ayant subventionné leurs exportations, ruineraient en peu de temps les agriculteurs des pays les plus faibles. La situation dépend certes du niveau de structuration et de développement des filières concernées, mais le manque de ressources financières et de compétences techniques est aussi général que les incomplétudes des marchés.
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Pour limiter les effets nocifs d’une telle confrontation, sur des marchés non régulés, d’agricultures aux capacités très différentes, les négociateurs à l’OMC ont défini trois types de solution : la détermination de « produits spéciaux », que les pays en développement pourraient exclure au moins en partie des engagements de libéralisation ; la définition de « mécanismes de sauvegarde spéciale » en cas d’augmentation brutale des importations ou d’évolution brutale des prix ; la flexibilité de l’article XXIV du GATT relatif aux zones de libre-échange, en particulier sur la question de l’asymétrie de la libéralisation. Les formulations donnent lieu à des interprétations plus ou moins restrictives, sans qu’on soit assuré que ces modalités protégeraient efficacement les plus vulnérables. On présente les engagements de libéralisation comme des a priori non négociables, puis on fait de la sécurité alimentaire, de la garantie des moyens de subsistance et des besoins de développement autant d’exceptions à ce programme. Ce sont pourtant des aspects cruciaux du développement. La différenciation passe à l’intérieur même des pays, entre une frange de producteurs dotés des moyens de rester compétitifs sur les marchés auxquels ils sont liés, et un grand nombre d’agriculteurs familiaux ou de travailleurs agricoles sans terre. Ceux-ci n’ont qu’une faible capacité d’adaptation financière, humaine et sociale, et vivent dans des environnements physique et institutionnel défavorables. Quel sens a alors le discours de ces économistes internationaux qui préconisent des améliorations de productivité, des transformations locales de matière première agricole, des efforts de qualité, ou encore des diversifications de productions ? Le caractère structurel de toutes ces solutions fait qu’elles ne sauraient suivre le rythme de la libéralisation commerciale. Or le problème social de la segmentation entre agriculteurs et le problème économique de la transition des agricultures sont précisément ceux que les prochaines décennies devront résoudre. Et ils sont énormes : ils concernent toute l’Afrique sub-saharienne, les agricultures familiales chinoises, indiennes, indonésiennes, les travailleurs sans terre d’Amérique du Sud. Une ouverture mal maîtrisée des marchés, qui aurait pour effet d’accélérer ces transitions, risquerait fort de bouleverser les équilibres précaires du travail et de la sécurité alimentaire, voire les conditions sociales et la sécurité civile.
Quelles politiques agricoles ? Les « tigres d’Asie » ont utilisé, ces 25 dernières années, un habile mélange de tarifs douaniers, de soutiens au crédit et à l’épargne populaire, en même temps qu’ils investissaient massivement dans la formation des individus. En matière agricole, ils ont abrité le prix du riz, leur
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principale ressource alimentaire, contre les fluctuations des cours internationaux. En assurant aux riziculteurs un niveau élevé de protection, on a favorisé le développement rural ; la croissance en zone rurale fut ainsi plus équitablement redistributrice que la croissance urbaine. Mettre les pays encore en développement dans la quasi-impossibilité d’utiliser des instruments tarifaires serait les conduire à des résultats inverses. Le même raisonnement vaut pour les agricultures des pays développés, sachant que celles-ci doivent s’adapter en permanence à ces problématiques mondiales majeures que sont la satisfaction des besoins alimentaires, le maintien des ressources naturelles et le développement économique et social des pays pauvres. Pour reprendre les termes d’Amartya Sen, « nous vivons dans un monde indivis ». Le Nord ne peut plus ignorer ce qui se passe au Sud. Sa politique agricole a nécessairement des effets sur les agricultures du Sud. C’est bien en termes de développement qu’il faut ici raisonner, et pas uniquement de distorsion des marchés internationaux. Ceux-ci sont un moyen et non une fin. Or la demande globale adressée à l’agriculture, tant en termes de denrées alimentaires que d’énergies renouvelables, augmentera durant les prochaines décennies tandis que l’on pourrait connaître une pénurie d’eau, avec le changement climatique, et d’énergie fossile, dont sont gourmandes les agricultures performantes. Les pays développés ont, plus que les pays en développement, les moyens de gérer et de financer leurs mutations agricoles. La Politique agricole commune a rompu 2003 avec le passé. La mise en place d’aides directes au revenu, découplées de la production, pourrait limiter les effets concurrentiels externes. Sans doute faudra-t-il, comme elle s’y était conditionnellement engagée à Hongkong en décembre 2005, que l’Union européenne renonce aux restitutions à l’exportation, sa présence sur les marchés internationaux ne devant être fondée que sur sa compétitivité. En revanche, le maintien de capacités productives en Europe reste stratégique pour plusieurs raisons : sécurité alimentaire alors que s’accroît la demande en biomasse à des fins énergétiques ; maîtrise des questions sanitaires face à de nouvelles épizooties ; importance de l’agriculture pour le dynamisme économique, culturel et social, des zones rurales. Voilà qui justifie le maintien d’une protection douanière, certes nuancée par rapport aux produits et à leurs origines. Si l’Union européenne a bien progressé dans la réforme de sa politique agricole, beaucoup reste à faire du côté américain, où perdure un empilement d’aides à la production, dont certaines (les marketing loans) constituent aussi un soutien indirect à l’exportation. On voit là qu’arrivent au bout de leur logique ces négociations commerciales multilatérales qui s’attachent à leur cadre conceptuel – catégorisation des soutiens internes, accès aux marchés et concurrence à l’exportation –
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sans s’intéresser aux modalités de mise en œuvre des politiques agricoles. On peut donc conclure à la nécessité de politiques agricoles inspirées par la théorie de la régulation plutôt que par la doctrine libérale. Une telle approche, nécessairement casuistique, doit prendre en compte à la fois les spécificités des pays et leur degré de développement, et les spécificités des produits. Suivant l’importance relative de la population agricole d’un pays ou la plus ou moins grande acuité des problèmes environnementaux, il faudra bien accepter ce que la théorie économique qualifie d’inefficace. Les mêmes instruments ne sauraient servir dans le secteur du lait et dans celui du cacao, sachant que les réglementations sanitaires font partie intégrante de la panoplie des politiques agricoles. La régulation est plus complexe que l’orientation libérale. Elle nécessite des institutions internationales réformées mais elle est à même de réconcilier les acteurs économiques du secteur privé et les pouvoirs publics, seuls en mesure, s’ils sont vertueux, de veiller au bien public.
Conclusion Banalisation de l’agriculture par les organisations internationales ; optimisme des modèles économiques standard aux résultats affichés sans nuance ; critiques des libéraux contre toute politique agricole de soutien des prix et de protection – telles sont les orientations actuelles des négociations commerciales à l’OMC. On y néglige les spécificités de l’agriculture, les stratégies des opérateurs économiques, les trajectoires historiques du développement, la différence d’adaptabilité des diverses agricultures du monde. Les politiques agricoles ne sont plus analysées par rapport à leurs effets sur la satisfaction des besoins alimentaires, les revenus des agriculteurs ou l’économie interne des pays, mais au regard d’un critère unique, leurs effets sur le commerce international. Face à des risques environnementaux pouvant conduire à des tensions sur les facteurs de production, alors que les marchés agricoles internationaux resteront selon toute vraisemblance instables, le XXIe siècle commençant a besoin de politiques agricoles à la fois spécifiques et cohérentes, inspirées par la théorie de la régulation. L’actuel schéma de la négociation de Doha, suspendue fin juillet 2006, pourrait, en revanche, provoquer beaucoup de dégâts dans les agricultures du monde, avec la disparition irréversible de capacités de production.
Agriculture, fournisseurs, filières Les implications politiques d’une régulation des échanges Jean-Christophe Kroll
le piège des chiffres et des mots L’inéluctable déclin de l’agriculture Pour beaucoup d’économistes libéraux, la question est entendue : l’agriculture des pays développés représente moins de 2 % de l’activité économique (0,9 % du PIB aux États-Unis, 1,6 % dans l’Union européenne des Quinze) et ne justifie plus les soutiens budgétaires importants que les États persistent à lui consacrer. Seule la sensibilité des politiques à leur intérêt électoral et au soutien des groupes de pression agrariens plutôt qu’à la défense de l’intérêt général expliquerait la persistance de tels archaïsmes. Les choix de politique agricole se résumeraient ainsi à un banal achat de voix, tandis que le jeu démocratique se réduirait à un élémentaire calcul économique d’optimisation des avantages/coûts électoraux. Il serait certes naïf d’ignorer le jeu des ambitions politiques individuelles mais ce serait se priver d’outils d’analyse pertinents qu’en rester à cette conception nihiliste de la politique. D’abord, parce que cette conception est une négation de l’action politique : en supposant une incapacité rédhibitoire des sociétés à élaborer collectivement les réponses aux problèmes qu’elles rencontrent, elle justifie toutes les résignations et tous les renoncements. Ce n’est pas là notre conception de la politique. Mais, en outre, cette représentation des choses repose sur un certain nombre de présupposés commodes mais simplistes qu’il convient de dépasser.
Des indicateurs économiques ambigus La représentation dominante du déclin de l’agriculture dans l’activité économique n’est qu’une vérité économique toute relative, celle de quelques pays développés. Dans beaucoup de pays en développement, le poids de l’agriculture dans l’activité économique reste déterminant,
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de l’ordre de 40 à 50 % du PIB. Le constat que le poids de l’agriculture décroît avec le développement économique ne peut donc faire oublier la situation qui perdure dans la majorité des pays du monde. D’autant que cette mesure mérite d’être discutée. Elle s’intéresse essentiellement à la production agricole marchande, celle qui s’échange sur les marchés, ce qui pose la question méthodologique – dans les pays en développement mais peut-être aussi dans les pays développés – de l’évaluation de la production agricole non marchande et de la production qui s’écoule dans des circuits informels échappant à toute statistique. Dans quelle mesure les indicateurs économiques courants rendent-ils compte de la réalité de l’activité productive ? La question ne peut être ignorée quand on s’intéresse aux questions agricoles et alimentaires, en raison notamment des enjeux patrimoniaux : les indicateurs économiques usuels de production et de productivité sont exclusivement conçus en terme de flux et ignorent tout de l’enrichissement ou de l’appauvrissement patrimonial des sociétés. En d’autres termes, la reproduction des écosystèmes cultivés n’a aucune valeur en agriculture : les critères de performance sont les mêmes pour une agriculture minière qui consomme les ressources naturelles, que pour une agriculture ménagère qui les restaure. D’ailleurs, lorsque l’on raisonne en terme de population active les proportions changent. Dans tous les pays, le poids de la population active agricole dans la population active totale est bien supérieur au poids de l’agriculture dans la production marchande. Les économistes expliquent ce décalage par la faible productivité chronique de l’agriculture. Ils devraient s’interroger sur la persistance durable de ce « retard » de productivité, dans l’espace et dans le temps, y compris dans les pays disposant des agricultures les plus modernes. Ne pourrait-on renverser la proposition, pour considérer que la faible productivité chronique de l’agriculture, y compris dans les pays développés, n’est que la traduction de l’imperfection des indicateurs utilisés pour évaluer la productivité agricole, les prix en tout premier lieu ? La faible productivité de l’agriculture apparaîtrait alors simplement comme l’effet de l’ignorance de sa production patrimoniale ou comme l’expression de la dissymétrie des rapports de marché, qui la met en position défavorable pour défendre ses prix et sa part dans le partage de la valeur au sein des filières de production et de transformation. Un constat simple corrobore cette dernière hypothèse : le chiffre d’affaires de l’agriculture américaine est de l’ordre de 200 milliards de dollars quand celui du premier groupe de distribution de produits alimentaires, Wal-Mart, est de 250 milliards. Comment imaginer que les deux millions d’agriculteurs américains, ou même les 400 000 qui dégagent un chiffre d’affaires supérieur à 100 000 dollars, aient une
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cohésion et une organisation politique qui les mettent en mesure d’imposer leur intérêt aux grands distributeurs ? Si les politiques agricoles sont ce qu’elles sont, c’est donc que les grands distributeurs y trouvent aussi leur compte.
Préciser les concepts Apparaît ici un piège sémantique : ce que l’on appelle par habitude la « politique agricole » est bien plus qu’une simple politique pour l’agriculture. Il s’agit en fait d’une politique agricole et alimentaire, qui ne concerne pas seulement un petit pourcentage d’actifs agricoles mais tous les consommateurs et, partant, l’ensemble des acteurs économiques qui concourent à l’élaboration et à la commercialisation des produits alimentaires au sein des différentes filières. Une part importante des aides dites « agricoles » ne va d’ailleurs pas aux agriculteurs mais au secteur d’aval. Quand l’Union européenne déclenche une intervention sur la poudre de lait, sur le beurre ou sur la viande, ce sont les industries laitières et les industries d’abattage qui sont concernées en premier chef. Aux ÉtatsUnis, près de la moitié des dépenses du département d’État à l’Agriculture sont consacrées aux subventions à la consommation alimentaire des couches défavorisées (food stamps) et à la sécurité des consommateurs. Le secteur agricole et alimentaire constitue un ensemble organisé destiné à assurer l’approvisionnement des consommateurs à partir de la production agricole, et c’est en totalité qu’il est concerné par ce que l’on appelle couramment, mais certainement à tort, la « politique agricole ». Dans cet ensemble, l’agriculture n’est qu’un maillon dont le poids économique est devenu minoritaire dans les pays développés : la production agricole proprement dite représente désormais, en Europe et aux États-Unis, moins d’un cinquième de la valeur finale des produits alimentaires. On peut s’amuser à calculer, comme aiment à le faire les journalistes, combien chaque agriculteur, chaque vache ou chaque cochon coûte à l’État. Un tel ratio n’a aucun sens. Calcule-t-on ce qu’une souris d’un laboratoire coûte à l’État ? Le travail de l’économiste consiste plutôt à analyser la répartition des aides publiques au sein des différentes filières, par le jeu notamment des systèmes de prix ; à chercher comment elles modifient la compétitivité et la capacité d’investissement des différents maillons de la chaîne ; à évaluer dans quelle mesure elles profitent au consommateur final. Dans ce processus complexe de répartition, rien n’indique a priori que ceux qui perçoivent les aides initiales soient ceux qui, in fine, en bénéficient le plus. En 1992, l’Union européenne a réformé sa politique agricole et baissé les prix d’orientation des marchés de 15 à 35 % selon les productions. Ces baisses ont
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été compensées par des aides directes versées aux agriculteurs. Les soutiens à l’agriculture ont donc augmenté sans que les producteurs agricoles y gagnent rien : ils sont supposés récupérer en subventions ce qu’ils perdent en recettes. En revanche, les coûts d’approvisionnement des firmes d’aval ont bel et bien baissé de 15 à 35 %, ce qui constitue un soutien efficace à leur compétitivité. Les premiers bénéficiaires de la réforme, ce sont donc les entreprises d’aval de transformation et de distribution, et non pas l’agriculture, comme on l’a prétendu. Dans des marchés concurrentiels, la baisse des prix doit, in fine, bénéficier au consommateur. Il n’en a pourtant rien été puisque les prix à la consommation sont restés insensibles à la baisse des prix des productions agricoles. Cela laisse à penser que les marchés agricoles et alimentaires ne sont pas aussi concurrentiels que l’imagine le législateur quand il réforme la politique agricole pour approvisionner le consommateur à moindre coût.
Des rapports d’échange dissymétriques Quelques chiffres Tous les producteurs agricoles américains réunis pèsent moins dans l’économie mondiale, que le premier groupe de distribution de produits alimentaires. L’Europe compte 3,2 millions d’agriculteurs et 160 millions d’acheteurs au détail de produits alimentaires. Cette atomicité de l’offre et de la demande a de quoi rassurer les adeptes d’une concurrence libre et non faussée. Mais c’est oublier que, des uns aux autres, le passage est contrôlé par un très petit nombre de centrales d’achat : une centaine, dont les dix plus grosses réalisent 40 % de l’approvisionnement des ventes au détail. Elles tiennent entre leurs mains le sort de 3,2 millions d’agriculteurs et sont en situation de piloter la consommation de 160 millions d’acheteurs.
Le pilotage de l’offre dans les pays développés Pourtant, il est commun, dans les pays développés, et notamment en Europe, de stigmatiser les mauvaises pratiques des agriculteurs, qui ignorent les nouvelles attentes de la société en matière d’environnement, de qualité des aliments, de bien-être animal. Et les experts en marketing de conclure qu’il faut passer d’une organisation de la mise en marché contrainte par l’offre (vendre ce qui se produit) à une organisation tirée par la demande (produire ce qui se vend). C’est oublier que la demande adressée aux agriculteurs ne provient pas directement des consommateurs, mais des acheteurs de matières premières agricoles pour la trans-
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formation en produits alimentaires élaborés selon des plans marketing très sophistiqués, assortis d’exigences précises en matière de résistance au transport, d’aptitude à la transformation industrielle ou d’homogénéité des produits. Et, contrairement aux idées reçues, Les agriculteurs des pays développés ont, pour l’essentiel, su adapter leur manière de produire aux exigences de la demande, aussi bien en matière de qualité des produits (sachant que la qualité de l’industriel n’est pas celle du gastronome) que de baisse des coûts de production. On ne peut confondre la demande d’une frange limitée de consommateurs avertis pour des produits de luxe, issus de filières artisanales courtes, avec une forte typicité, avec l’essentiel de la demande que doit satisfaire l’agriculture, qui porte sur des matières premières standardisées, à moindre coût, pour l’élaboration de produits conçus par et pour la grande distribution. L’aval de l’agriculture a donc un pouvoir de marché important dans la négociation du partage de la valeur, mais également un pouvoir important de prescription sur la définition des produits dont l’impact sur les manières de produire des agriculteurs ne peut être ignoré.
Les pays en développement : paysanneries aux abois Ce pilotage de la production agricole par l’aval est d’abord le fait des pays développés et fortement urbanisés, où les intermédiaires entre producteurs et consommateurs se sont multipliés, en même temps que les activités de transformation, de conditionnement et de service qui contribuent à l’élaboration des produits alimentaires consommés. Mais les grands groupes de transformation et de distribution alimentaire opèrent aussi dans les pays en développement, et de plus en plus, grâce à l’intégration des minorités riches et solvables dans le modèle de consommation des pays développés. La masse de la population pauvre reste évidemment exclue de ce circuit de consommation, dès lors que le prix du hamburger standard dépasse le dollar journalier dont ne disposent même pas le quart des habitants de la planète pour se nourrir. Est-ce à dire que les circuits plus traditionnels permettent des rapports d’échange plus équitables pour les paysans ? Rien n’est moins sûr. D’abord parce que les circuits réputés traditionnels ne le sont bien souvent que de nom. Dans beaucoup de pays en développement, l’exposition à la concurrence internationale, souvent combinée à des politiques nationales de contrôle des prix et de taxation, fait porter aux paysans le fardeau de l’industrialisation naissante – quand elle existe – et du fonctionnement de l’administration. Cette politique a été théorisée par l’économiste anglais Ricardo au début du XIXe siècle, et appliquée par la Grande-Bretagne à partir de 1848 : diminuer les prix agri-
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coles pour faire baisser les salaires et consolider les profits. Mais, à la grande différence de la nation britannique, les pays en développement ne contrôlent pas un espace colonial ou commercial leur permettant de s’approvisionner à moindre coût. La pression qui s’exerce sur l’agriculture, la crise agricole qu’elle provoque, contraignent les paysans et les ruraux ruinés à émigrer vers les pôles urbains qui connaissent une explosion spectaculaire, sans que les activités manufacturières des villes suffisent à fournir un emploi à ces nouveaux migrants. S’établissent ainsi, entre les producteurs agricoles et les consommateurs urbains, de nouveaux intermédiaires commerçants qui ont les moyens financiers d’exercer un pouvoir de marché déterminant, comme on le voit avec le mécanisme de la soudure. Les paysans pauvres ont besoin d’argent à très court terme pour assurer la survie quotidienne de leur famille. Ils vendent donc massivement dès la récolte, pour obtenir le numéraire indispensable. L’offre est alors abondante et les prix bas. Les commerçants qui disposent de capacités de financement peuvent alors s’approvisionner à bon prix et stocker. Ils revendront la même marchandise au prix fort, parfois aux mêmes paysans, au moment de la soudure, lorsque les réserves familiales seront épuisées et que la nouvelle récolte tardera à venir. La capacité de financement constitue ici une dissymétrie de pouvoir de marché évidente, entre celui qui est obligé de vendre pour assurer sa survie, et l’acheteur qui a la possibilité de stocker pour spéculer.
L’instabilité chronique des marchés Apparaissent alors les limites des notions d’ajustement de l’offre et de la demande, comme mécanisme propre à assurer le bon fonctionnement des échanges. Ce mécanisme d’ajustement par le marché n’est, somme toute, qu’une trivialité car il est exclu de produire durablement plus que l’on ne consomme ou de consommer plus que l’on ne produit. La vraie question est de savoir s’il s’agit d’un ajustement instantané, qui entraîne une instabilité des cours au profit des spéculateurs, ou d’un ajustement de moyen ou long terme entre les volumes produits et les besoins de consommation. Sur la longue période, l’Histoire montre que, livrés à eux-mêmes, les marchés agricoles sont source d’instabilités chroniques qui peuvent déboucher sur des crises alimentaires et des famines. C’est pourquoi tous les pouvoirs forts depuis la plus haute Antiquité ont mis en place des politiques d’intervention sur les marchés, pour réguler les flux, assurer la continuité des approvisionnements et la paix sociale. C’est pourquoi aussi les sociétés traditionnelles ont inventé des systèmes de dons et contre-dons, afin de réguler, hors des échanges marchands, l’approvisionnement alimentaire des plus pauvres. C’est
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pourquoi de telles interventions perdurent dans les sociétés modernes, ainsi que l’illustre aux États-Unis la distribution aux pauvres de bons d’achats alimentaires.
Le pot de terre contre le pot de fer D’une manière générale, donc, les agricultures paysannes des pays en développement comme celles des pays développés sont en situation d’infériorité dans la négociation commerciale, en raison de leur faible pouvoir financier, de leur petite dimension économique, de l’extrême dispersion de l’offre, face à des acheteurs fortement concentrés, bien organisés, disposant de solides assises financières. De fait, la plupart des agricultures du monde restent composées d’exploitations familiales, qui fonctionnent selon une logique de petite production marchande, dont l’objectif n’est pas d’accumuler des profits mais d’assurer la reproduction des moyens de subsistance et des revenus de la famille. C’est ce qu’illustre la médiocrité des taux de rentabilité du capital investi en agriculture, même dans les pays développés. Prédominent en agriculture des patrimoines familiaux qui se valorisent et se transmettent selon une logique qui échappe en partie aux règles de l’économie marchande. Certes, il existe de grandes exploitations capitalistes qui s’assurent des profits substantiels grâce à des rentes particulières, parfois illégales, liées à l’exploitation de la main-d’œuvre, ou du milieu naturel : déforestation, détournement des ressources en eau, épuisement des sols et des nappes phréatiques. Mais, de même que les kolkhozes ont échoué dans leurs ambitions économiques, les grandes exploitations capitalistes tardent à montrer leur supériorité économique sur les exploitations familiales, dont les capacités de résistance et d’adaptation perdurent par-delà les crises, en raison notamment de la capacité des familles paysannes à se contenter de peu. Même dans un pays aussi riche que la France, 45 % des agriculteurs professionnels obtiennent un résultat disponible par actif inférieur au salaire minimum défini par la législation du travail salarié. Et l’on inclut dans cette évaluation les aides publiques, sans lesquelles 84 % des exploitations agricoles professionnelles françaises dégageraient un revenu disponible par actif inférieur au SMIC, dont 58 % avec un revenu par actif négatif. Voilà qui relativise le montant des « rentes » que les agriculteurs sont censés recevoir en compensation de leur docilité politique ! Cela n’exclut pas qu’une frange privilégiée d’entre eux profite largement de la redistribution des fonds publics. Mais il s’agit là d’une question de répartition interne entre les différentes catégories d’agriculteurs, pas de la question d’une rente indue versée à l’agriculture.
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La nécessaire régulation des marchés La coexistence entre abondance et pénurie Il est courant, en Europe, d’évoquer le poids des excédents agricoles et le coût que représentent leur dénaturation ou leur exportation. Aux États-Unis, les excédents agricoles sont encore plus importants mais ils sont considérés comme utiles car l’exportation, même subventionnée, est perçue comme une vocation historique d’une agriculture qui se targue d’être la plus compétitive du monde. L’existence de surplus importants accrédite en Europe l’idée que toute politique agricole serait dépassée, qu’il serait préférable de s’approvisionner à moindre coût sur les marchés mondiaux et de réorienter l’agriculture européenne vers la production de quelques produits de luxe et de services environnementaux ou récréatifs divers. Dans le même temps, la FAO dénombre plus de 800 millions de personnes qui souffrent de la faim dans le monde. L’abondance dont jouissent les pays développés est donc toute relative, et résulte d’abord d’une répartition extrêmement inégalitaire du pouvoir d’achat entre les différents citoyens du monde. C’est que le marché, par définition, ne s’intéresse qu’à la demande solvable. Cette évidence devrait suffire à convaincre qu’une politique agricole et alimentaire ne peut se réduire à une libéralisation des marchés. Une part importante de l’alimentation reste aujourd’hui produite hors marché, dans le cadre d’exploitations vivrières. Si l’on veut développer la production du secteur vivrier, pour faire face à l’explosion des besoins dans les décennies à venir, il faut bien que la politique agricole s’intéresse aussi à l’organisation de la production. Il est vrai que les problèmes sont étroitement liés, car les exploitations vivrières ne sont pas totalement autarciques et coupées du marché. Elles vendent, le plus souvent dans de très mauvaises conditions, une partie de leur production, pour acheter le minimum de biens nécessaires à la reproduction de leur système de production. Le secteur vivrier cohabite d’ailleurs souvent avec un secteur de culture de rente intégré au marché. Ainsi, les modalités de fonctionnement des marchés ne définissent pas seulement les conditions de reproduction de l’activité marchande, mais, indirectement, les conditions de reproduction de l’ensemble de l’activité productive agricole. Cela devrait suffire à justifier de ne pas laisser l’avenir de la production alimentaire se jouer en fonction des seuls aléas d’ajustement spontané, à très court terme, de l’offre et de la demande solvable. Le marché est un outil de la politique agricole et alimentaire, pas une fin en soi. Si l’objectif est d’assurer une ration alimentaire suffisante à tout être humain, il est aventureux, pour y parvenir, de s’en remettre au seul jeu spontané du marché. Celui-ci doit être organisé et encadré pour veiller
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à ce qu’il concoure bien à la sécurité alimentaire, et non à la destruction de capacités de production – vivrière, en particulier – indispensables à la satisfaction des besoins.
Stockage et coordination logistique La volatilité des marchés agricoles est un phénomène bien connu des économistes ruraux. Elle peut conduire à de brutales fluctuations de prix. Cet « effet King », mis en évidence il y a plus de deux siècles par un statisticien anglais, vient de ce que la demande est peu élastique alors que l’offre est en partie aléatoire. De faibles variations des volumes produits provoquent alors des écarts de prix importants. Or il faut s’alimenter tous les jours. Lorsque le prix du drap flambe, il est possible de faire durer les vieux vêtements. Lorsque le prix du fer s’emballe, il est possible de réparer les vieux outils. En matière d’alimentation, il n’est pas possible de différer la consommation lorsque les prix explosent. C’est pourquoi la régulation de l’offre alimentaire, son stockage et sa redistribution sont une affaire d’État, comme on l’a compris très tôt dans l’Histoire. Sur les marchés alimentaires, la spéculation peut devenir funeste, quand les famines conduisent à la disparition des paysans et à la destruction de capacités de production nécessaires à la satisfaction des besoins, quand on en vient à consommer les semences et à hypothéquer ainsi les récoltes à venir. Car c’est encore un paradoxe de l’économie alimentaire contemporaine : ce sont les producteurs, les paysans pauvres, qui sont touchés les premiers par la malnutrition. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, l’intervention de l’État dans la régulation des échanges agricoles et alimentaires est ancienne et durable. Chaque fois qu’on prétend réformer les politiques pour rendre les arbitrages aux marchés, le démantèlement des dispositifs d’intervention s’accompagne de la mise en place d’un nouveau dispositif de compensation. On baisse les prix en Europe mais on instaure des aides compensatoires directes découplées. On découples les aides directes aux États-Unis, mais on met en place un système de paiements contracycliques. Envisage-t-on de le supprimer, c’est pour mettre à la place un nouveau système d’assurance-revenu, subventionné par les pouvoirs publics. Cela ne signifie pas que toutes les politiques agricoles se valent, mais qu’il serait illusoire de croire possible un pilotage des politiques agricoles et alimentaires par le seul marché.
Soutenir les prix pour soutenir l’investissement C’est entendu, chaque fois qu’ils en ont les moyens, les États interviennent pour coordonner le stockage, la mise en marché et la distribution des denrées alimentaires de base. Cette intervention pose la ques-
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tion du soutien des prix : dès lors qu’on intervient pour neutraliser les effets destructeurs des chutes trop brutales de prix, à quel niveau définir le prix plancher à partir duquel se déclenche l’intervention, comment arbitrer entre les intérêts des producteurs et ceux des consommateurs ? En la matière, il convient de dépasser une vision simpliste opposant frontalement les intérêts des producteurs à ceux des consommateurs. Les catégories de « producteurs » et de « consommateurs » sont des constructions économiques abstraites. Dans la réalité, ce sont souvent les mêmes individus qui produisent et qui consomment. C’est immédiat en production vivrière, où tout soutien à la production, y compris marchande, est un soutien à la consommation. Or, dans beaucoup de pays pauvres, les familles paysannes constituent une part importante des consommateurs potentiels, souvent parmi les plus mal lotis dans le partage du pouvoir d’achat. En outre, l’opposition d’intérêts entre producteurs et consommateurs relève d’une appréciation strictement statique des rapports d’échange. En fait, les choses bougent : le soutien des prix renforce la capacité d’épargne et de financement des producteurs, ce qui leur permet d’investir dans des capacités de production nouvelles. En résultent des gains de productivité qui, lorsqu’ils sont équitablement partagés, améliorent certes le revenu des agriculteurs mais font aussi baisser les coûts de production, donc les prix agricoles. En ce sens, le soutien des prix à court terme est un investissement que les consommateurs récupèrent à moyen ou long terme sous forme de baisse des prix. C’est le chemin qu’ont suivi les pays développés, de part et d’autre de l’Atlantique. À partir des années trente, se sont mises en place, aux États-Unis puis en Europe avec la Politique agricole commune, des politiques d’intervention actives des pouvoirs publics pour stabiliser et soutenir les prix. Audelà de la gestion immédiate des crises, elles ont eu pour effet d’augmenter de manière spectaculaire les capacités de production et d’exportation. Paradoxalement, ce sont les productions au départ les plus soutenues (céréales, lait, soja) qui ont vu leur prix baisser le plus significativement sur la longue période. Le paradoxe n’est qu’apparent et s’explique facilement par la dynamique des gains de productivité. Le soutien des prix a ainsi constitué un facteur déterminant pour consolider les capacités concurrentielles des agricultures américaines et européennes. Il peut être légitime de s’interroger sur le maintien de ce soutien sans limites, lorsque l’autosuffisance est dépassée et qu’il alimente des exportations qui trouvent difficilement des débouchés solvables. En revanche, on ne voit pas de quel droit il faudrait interdire aux pays en développement des outils de politique agricole et alimentaire qui ont plutôt bien réussi dans les pays développés.
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Le partage de la valeur, au cœur des enjeux Le partage de la valeur entre les différents opérateurs de la filière constitue une question économique essentielle. Il oriente les capacités d’investissement et la compétitivité des différents maillons de la chaîne alimentaire. Le soutien des prix agricoles renforce l’efficacité productive de l’agriculture. La baisse des prix agricoles et les aides directes aux producteurs renforcent la compétitivité des opérateurs de la transformation et de la distribution. Le passage d’une politique à l’autre n’est d’ailleurs pas fortuit. Le soutien des prix suppose, en effet, une protection du marché national. Il correspond, aux États-Unis puis en Europe, à une phase de consolidation de la compétitivité de l’agriculture, de l’agro-alimentaire et de la distribution, d’abord centrée sur le développement du marché intérieur, dont la dimension peut s’accroître avec la création de zones régionales de libre-échange comme le « marché commun » européen. Lorsque les entreprises les plus dynamiques ont musclé leur compétitivité sur les marchés intérieurs et qu’elles développent leur activité vers l’extérieur, la baisse des prix agricoles, compensée par de nouvelles aides découplées, et l’accès à des approvisionnements importés à moindre coût viennent opportunément consolider leur compétitivité internationale. La délocalisation des activités dans les zones d’approvisionnement à moindres coûts constitue le stade ultime du processus. C’est alors que les producteurs agricoles qui ont joué la carte de l’internationalisation découvrent qu’ils sont devenus inutiles. Dans cette logique, appartiendrait-il aux firmes multinationales d’assurer la sécurité alimentaire de la planète ? Ce qui est bon pour Conagra, Nestlé, Wal-Mart Store ou Carrefour, est-il nécessairement bon pour l’humanité ? Dans une telle configuration, on serait rendu bien loin des marchés concurrentiels dont les vertus sont si chères aux libéraux, et la « main invisible » censée guider les égoïsmes individuels vers le bien commun risque d’être prise de graves tremblements. Qui ne mesure en effet les risques d’une telle aventure ? Au nom de quoi faudrait-il confier aux firmes une fonction qui n’est pas la leur ? Ce sont les États qui font les politiques, pas les entreprises. Dans notre économie de marché mondialisée, les entreprises ont pour objectif de maximiser les dividendes de leurs actionnaires, sûrement pas d’assurer la sécurité alimentaire de la planète. À chacun ses fonctions : la maximisation des profits pour les entreprises, dans le cadre des règles fiscales, sociales, et morales définies par la collectivité ; aux États, la mise en œuvre des politiques, au besoin dans le cadre d’interventions internationales concertées. Dans une économie internationale de plus en plus ouverte, l’intervention des États dans la régulation des filières de production, de transformation et de distribution agricoles et alimentaires reste d’autant plus indispensable que se constituent à l’échelle internationale des groupes
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extrêmement puissants et concentrés, qui sont en mesure de peser sur les échanges et sur les prix nationaux et internationaux, ainsi que sur la situation alimentaire des pays. Face aux dissymétries de pouvoir de marché qui opposent la masse atomisée des producteurs agricoles à des structures de transformation et de distribution de plus en plus concentrées, les pouvoirs publics ont un rôle indispensable de régulation à exercer, pour veiller à ce que la répartition de la valeur au sein des filières laisse une capacité de financement suffisante aux producteurs agricoles, pour renouveler et améliorer leurs capacités de production dans des conditions sociales et environnementales satisfaisantes. Il ne peut y avoir de développement agricole et de sécurité alimentaire durable sans un renouvellement satisfaisant des écosystèmes cultivés, sans le respect de normes d’organisation du travail acceptables par la société. Pour agir, l’État dispose de divers leviers d’action : le soutien des prix et la protection aux frontières, les subventions directes à la production et à l’investissement, le soutien à la formation et à la vulgarisation des techniques innovantes, la réglementation et la fiscalité, la contractualisation avec les opérateurs... C’est la combinaison judicieuse de ces différents moyens d’action qui fait l’efficacité d’une politique agricole et alimentaire. Étant donné la diversité des situations agricoles et alimentaires dans les différents pays du monde, et la complexité des questions à résoudre, il serait illusoire et dangereux de faire entrer les politiques agricoles et alimentaires dans un moule unique, en privant les pays qui en ont besoin des leviers d’action, dont la protection aux frontières, nécessaires pour résoudre leurs problèmes alimentaires. Parmi les multiples outils de politique agricole et alimentaire, la régulation des marchés et du partage de la valeur entre les différents acteurs qui concourent à la production alimentaire reste essentielle. C’est pourquoi les politiques agricoles doivent déroger aux règles de la libre concurrence, pour pallier, par l’organisation, les défaillances du marché. Les producteurs agricoles doivent pouvoir organiser leur offre avec le soutien des pouvoirs publics, pour valoriser leurs produits. Dans les filières à forte valeur ajoutée, l’État peut se limiter à garantir les accords contractuels passés entre les différents opérateurs. Mais, pour les grandes matières premières de base, où les marges à répartir sont plus réduites et le partage de la valeur plus conflictuel, l’intervention de l’État doit pouvoir aller jusqu’à la mise en place de prix minimum, garantis par voie contractuelle ou par intervention publique directe.
L’échange international : importance et limites Dès lors qu’on accepte le principe d’une régulation des marchés, organisée par pays ou par grandes régions, on accepte le principe de prix intérieurs qui ne soient pas dictés par le cours de transactions interna-
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tionales. Dans l’absolu, on ne devrait pas parler de « prix mondiaux » car cela supposerait l’existence d’un marché mondial efficient. Il existe, certes, des échanges internationaux importants mais ils ne portent que sur des volumes limités, tandis que l’essentiel de la production s’échange sur les marchés intérieurs. Ce qu’on appelle le « marché mondial » n’est qu’un marché d’excédents, avec des cours relativement bas, calés sur les coûts d’opportunité d’échange d’un surplus résiduel. Et ces coûts d’opportunité, liés à l’ajustement à court terme des offres et des demandes internationales, n’ont rien à voir avec les coûts de production. Dans un marché efficient, les prix doivent couvrir le coût marginal de production, c’est-à-dire le coût de production des derniers agriculteurs nécessaires pour satisfaire la demande solvable. Dans l’échange international, les cours tendent au contraire à s’aligner sur les coûts de production des exportateurs les plus compétitifs. En production laitière ce sont les prix export de la Nouvelle-Zélande qui font les cours mondiaux. Or la Nouvelle-Zélande assure moins de 5 % de la production mondiale. Qui peut prétendre qu’elle serait capable d’assurer à elle seule la totalité de la production mondiale de produits laitiers à son prix d’exportation actuel ? L’existence d’échanges internationaux importants ne suffit pas à conclure que le cours des transactions internationales serait un critère satisfaisant pour orienter les prix intérieurs. Cela relativise la question du dumping et des subventions à l’export. Si les subventions à l’export ont été si destructrices, c’est d’abord parce qu’on a interdit aux pays importateurs de se protéger : suite aux injonctions du FMI et de la Banque mondiale, la plupart des pays en voie de développement appliquent des droits de douanes réels bien inférieurs au tarif consolidé à l’OMC. À partir du moment où la protection redevient possible, les subventions à l’exportation jouent, via les droits de douanes, comme des transferts au profit des pays importateurs. Dès lors, si les pays riches souhaitent faire de la surenchère entre eux pour abonder les recettes douanières des pays pauvres, c’est leur affaire ! Contrairement à ce qu’on dit couramment, en effet, la suppression des subventions à l’export n’a pas pour objet principal d’aider les pays en voie de développement, mais de mettre de l’ordre dans la compétition coûteuse entre pays exportateurs. Même avec une maîtrise des productions, qui ne signifie pas maîtrise des aléas, l’échange international de surplus peut être utile, dès lors qu’il ne casse pas les marchés intérieurs. On ne peut ignorer la situation de pays fortement dépendants de leurs approvisionnements extérieurs, qui, même avec une politique de soutien à la production locale, ont besoin de l’échange international pour trouver les denrées nécessaires à la satisfaction des besoins de leur population ; ils doivent pouvoir trouver ces
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denrées à un prix accessible, quitte à les revendre plus cher sur le marché intérieur et à subventionner la consommation des plus pauvres. Ne versons pas dans des politiques malthusiennes d’autosuffisance stricte, comme le demandent certaines ONG tiers-mondistes qui font de la suppression des subventions à l’exportation le levier principal, sinon exclusif, du développement du Sud ! Compte tenu des besoins alimentaires à satisfaire dans les prochaines décennies, la planète a besoin de tous ses agriculteurs. L’existence de surplus exportables n’a rien de scandaleux dès lors que ces exportations ne se font pas contre l’agriculture locale, mais en complémentarité avec elle. Cela n’interdit pas la conclusion d’accords internationaux destinés à ordonner la concurrence entre les grands exportateurs. Mais l’utilité de ce type d’accord ne justifie nullement d’inféoder les diverses politiques agricoles et alimentaires aux seules exigences d’organisation de la concurrence internationale.
Conclusion Une politique commerciale ne peut pas tenir lieu de politique agricole. Face à l’ampleur des besoins à satisfaire, il est illusoire de croire que l’agriculture commerçante des grands pays exportateurs sera capable de nourrir l’humanité et que le seul jeu des marchés permettra d’atteindre la sécurité alimentaire dans les prochaines décennies. La capacité exportatrice des agricultures commerçantes reste limitée : 10 à 15 % de la production mondiale, pour les principales productions. Pour satisfaire les besoins prévus en 2050, il faudrait décupler les capacités exportatrices des grands exportateurs, ce qui paraît bien improbable. Quand bien même cela s’avérerait possible, ces exportations ne trouveraient pas d’acquéreurs faute de clients solvables. Il faut donc mobiliser les capacités de production des agricultures les plus pauvres, celles où les réserves de productivité physique sont les plus importantes. Cela requiert des politiques régionales de soutien à la capitalisation en agriculture, y compris vivrière. Cette capitalisation suppose de soutenir les prix, pour que les surplus marchands de l’agriculture autorisent l’accumulation de nouveaux moyens de productions. En d’autres termes, les agricultures à faible productivité doivent être protégées et accompagnées dans leur effort d’accumulation et de développement de la production. Dans les pays développés, l’impression de sécurité ne permet pas de conclure à l’inutilité des politiques publiques qui ont permis d’atteindre cet objectif. Elle ne devrait pas entretenir l’illusion que la question agricole et alimentaire serait définitivement résolue. Elle l’a en grande partie été, en effet, par le développement de systèmes de production extrê-
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mement gourmands en énergie fossile, et souvent au détriment du patrimoine écologique. L’explosion des coûts énergétiques et la compétition qui s’engage entre la production alimentaire et celle de bioénergie préparent des tensions nouvelles. Dans un univers mondialisé, la géopolitique aura aussi son importance, et avec elle la sécurité de l’approvisionnement alimentaire. Dans ce contexte, tout laisse à penser que les enjeux des politiques agricoles et alimentaires ne se mesurent pas au seul poids de la production agricole dans la production nationale. Demain comme hier, les politiques agricoles et alimentaires resteront une affaire d’État, et l’intervention régulatrice des pouvoirs publics dans la régulation des marchés une nécessité.
Quelques données Lucien Bourgeois
Les risques sur l’alimentation On mange trois fois par jour et il faut un an pour produire un grain de blé. Les crises qui découlent de ce décalage nécessitent une réponse collective pour éviter des pénuries durables. C’est pourquoi tous les pays ont absolument besoin d’une politique alimentaire, laquelle ne doit pas être assimilée à une politique agricole, au sens où il faudrait considérer les agriculteurs comme une espèce à part qui devrait être privilégiée. Dans cet esprit, les premiers concepteurs de la PAC avaient fixé comme objectif d’assurer une parité de revenu aux travailleurs de la terre, mais ils tenaient pour tout aussi important l’objectif d’assurer aux consommateurs un approvisionnement régulier à des prix acceptables.
La population du monde et son alimentation En 50 ans, la population du monde vient de doubler, passant de 3 à 6 milliards. Malgré cette croissance sans équivalent dans l’histoire de l’humanité, la production agricole a augmenté encore plus rapidement. Les famines qui se sont produites ont principalement touché des pays en guerre. En revanche, restent encore 850 millions de personnes en état de sous-nutrition en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud principalement. Malgré les programmes des Nations unies, ce chiffre ne baisse pas vraiment depuis vingt ans ; il est vrai que, comme la population mondiale augmente, ces 850 millions représentent de moins en moins en valeur relative. Comptons aussi les deux milliards de pauvres qui ne peuvent bénéficier de la diversité nécessaire et n’ont pas accès aux protéines animales. Néanmoins, l’équilibre a été atteint dans la majorité des cas, victoire souvent passée inaperçue en Europe parce que nous étions plus habitués à regarder vers l’Afrique que vers l’Asie, où ce défi a été relevé avec le plus d’efficacité. La Chine et l’Inde, qui regroupent à elles deux le tiers de l’humanité, ont encouragé leurs producteurs nationaux en les
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protégeant des importations, en consentant des investissements collectifs pour améliorer l’irrigation et le stockage des excédents, en facilitant l’accès au crédit, en stimulant le progrès technique. La Chine est devenue en quelques décennies le premier producteur mondial de céréales et de viandes, dont elle produit désormais plus que les États-Unis et l’Union européenne réunis. Malgré un ralentissement de la progression démographique mondiale plus net que prévu, il faut s’attendre à une nouvelle progression de 3 milliards de personnes d’ici 2050. Or les réserves de terres cultivables ne sont pas infinies. Il en reste en Amérique du Sud, en Afrique et en Russie mais l’extension des villes, des infrastructures de communication et des activités économiques fait disparaître des surfaces importantes de terres agricoles, souvent parmi les plus fertiles. Les besoins en eau de l’industrie et surtout des ménages urbains concurrencent de plus en plus ceux que requiert l’irrigation. L’usage et l’abus de produits industriels destinés à augmenter les rendements vont se heurter au renchérissement du prix de l’énergie fossile. Il n’est pas impossible que les efforts réalisés dans le cadre du protocole de Kyoto soient couronnés de succès. L’expérience montre que le défi alimentaire peut être relevé. Avant d’être technique ou budgétaire, c’est un problème politique. L’Europe de l’Ouest qui avait peu de terres agricoles disponibles et beaucoup d’habitants en a fait la preuve depuis la Seconde Guerre mondiale ; la Chine réussit à nourrir plus d’un milliard d’habitants avec 130 millions d’hectares. Dans tous ces cas, cela a été possible en assurant aux agriculteurs une forme de sécurité suffisante sur les marchés pour qu’ils puissent se mobiliser essentiellement sur les progrès de productivité.
Production mondiale de céréales et population 275
Céréales
250
254
1961 = 100
225
210 200 175
Population
150 125 100 1961
1965
1969
1973
1977
801 - Chambres d'Agriculture - APCA-Études économiques
1981
1985
1989
1993
1997
2001
2005 source : FAO
Quelques données
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Aujourd’hui encore, dans le monde, plus de 40 % des actifs sont des actifs agricoles. Il ne faudrait pas en déduire qu’il s’agirait d’agriculteurs : cela signifie en fait que plus de deux hommes sur cinq n’ont pas d’autre solution pour survivre que de cultiver quelques arpents.
Les marchés mondiaux de produits agricoles Les produits transformés représentent désormais 60 % des échanges mondiaux des produits agroalimentaires. Cela met en évidence un des paradoxes des discussions à l’OMC : il serait temps que les pays industrialisés se mettent à produire dans l’agriculture pour laisser les pays en développement exporter davantage et obtenir ainsi une monnaie d’échange pour importer des produits industriels. En réalité, on retrouve là une version revisitée du vieux pacte colonial. Jusqu’en 1985, les céréales étaient le premier marché mondial de produits agroalimentaires. Elles ne sont plus qu’en quatrième position après les fruits et légumes, les oléagineux et les viandes. La différence n’est pas négligeable : sur le premier marché mondial que sont les fruits et légumes, les exportations sont plus de deux fois supérieures à celles de céréales. Pour les oléagineux, la valeur est supérieure de 50 % et pour les viandes de 30 %. Cette évolution a commencé dès 1960. À cette époque, les céréales représentaient un sixième des échanges mondiaux ; ce pourcentage a été divisé par deux. L’envolée des années 1970-1980 apparaît comme une exception temporaire, tandis que les autres grands marchés prennent de l’importance. C’est tout à fait clair pour les fruits et légumes, les oléoprotéagineux et les vins et spiritueux ; ce l’est un peu moins en fin de période pour les viandes et les produits laitiers qui semblent stopper leur croissance sans toutefois perdre du terrain. Comme celle des autres matières premières, la part des produits tropicaux dans les échanges baisse rapidement. Si la part du cacao fluctue autour de 2 %, celles du café, du sucre et du thé régressent, pour atteindre un niveau quatre fois moindre qu’en 1960 ; ces quatre produits sont passés de 16 % du marché mondial à 6 %. En revanche, la part des produits transformés augmente dans le commerce mondial à l’exception des conserves de viandes. Le cornedbeef popularisé par l’armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale a perdu des parts de marché depuis les années soixante. Mais ce sont surtout les légumes congelés qui en ont gagné. La brusque montée du prix du pétrole remettra peut-être en cause ce type d’évolution. Ces évolutions du marché mondial confirment que l’avenir n’est pas favorable aux exportateurs de matières premières ; il est étonnant que les négociateurs internationaux paraissent ignorer ces données. Elles
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montrent aussi que la sécurité alimentaire n’est pas un vain mot et que le pourcentage de la production qui transite par le marché mondial reste faible pour des produits comme le blé et, encore plus, le riz qui sont la base de l’alimentation dans de nombreux pays. Il en va de même pour les viandes à cause des fréquentes épizooties et de l’exigence majeure de fraîcheur du produit. Face à ces évolutions, nos pays ont réagi avec succès. Cela fait longtemps que les exportations françaises portent essentiellement sur des produits transformés (73 % en 2005). En 1980, le solde positif des céréales était à peu près équivalent au solde positif des vins et spiritueux. En 2005, ce dernier est deux fois plus important. Si l’on distingue entre exportations vers l’Union européenne et vers les pays tiers, le rapport n’est plus du double mais du quadruple en faveur des vins. C’est ce qui explique que la balance commerciale agroalimentaire entre l’Australie et la France soit positive en notre faveur, et qu’il en aille de même avec les États-Unis. En 1994, les échanges franco-américains étaient à peu près équilibrés car nous importions du soja que nous payions avec notre vin. Aujourd’hui, ces échanges sont excédentaires de 1,5 milliard d’euros à notre profit car nos importations de soja n’ont pas progressé tandis que nos exportations de vins augmentaient beaucoup. Rappelons enfin que la valeur économique s’élève avec la rareté du produit. Ce n’est pas pour rien que les grandes routes commerciales ont été ouvertes pour des produits de luxe comme la soie ou les épices. Les produits alimentaires n’échappent pas à la règle : il n’y a pas d’argent à gagner sur des produits indifférenciés. On ne peut faire de profits que sur des produits « uniques » dont le consommateur est friand et qu’il est prêt à payer cher.
Échanges mondiaux agroalimentaires
en % du commerce mondial de produits agroalimentaires
70 65
Produits des IAA
60
60
55 50 45
Produits agricoles
40
40
35 30 1967
1973
1979
741 - Chambres d'Agriculture - APCA-Études économiques
1985
1991
1997
2003 source : CEPII
Quelques données
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Commerce mondial de produits agroalimentaires 101,5
Fruits et légumes
71,2
Oléoprotéagineux
61,1
en milliards de dollars
Viandes
47,0 45,6 40,0
Céréales Vins et spiritueux Produits laitiers + œufs Sucre Café Cacao Bananes Thé Coton
11,3 11,7 9,1 5,1 3,3 0,7
(Total mondial 2004 : 604,9)
source : FAO
146b - Chambres d'Agriculture - APCA-Études économiques
Part dans le commerce mondial 10 % 9% 8% 7%
en %
6% 5%
Café
4% 3%
Sucre Cacao
2% 1% 0%
1,9 1,5 0,5
Thé
1961 1964 1967 1970 1973 1976 1979 1982 1985 1988 1991 1994 1997 2000 2003 146l - Chambres d'Agriculture - APCA-Études économiques
source : FAO
États-Unis et Union européenne : plus de ressemblance que de divergence Friedrich List faisait remarquer une évidence souvent perdue de vue par ses confrères Adam Smith et Jean-Baptiste Say : les États-Unis n’ont jamais voulu se spécialiser sur les produits agricoles, alors qu’ils disposaient de terres abondantes. Ils étaient colonisés par les Britanniques qui auraient bien voulu continuer à s’approvisionner en matières premières agricoles à bas coût et à leur vendre des produits industriels. Ils se sont constitués en s’opposant à ce schéma colonial, à cette division internationale du travail que d’aucuns présentent comme « naturelle ».
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Ils ont adopté au contraire une politique protectionniste propre à permettre l’émergence d’entreprises industrielles capables de supporter la concurrence des produits d’importation anglais. Ce n’est pas après avoir gagné leur guerre d’indépendance qu’ils allaient renoncer à cet objectif initial. Les États du Sud étaient gouvernés par de grands propriétaires fonciers qui utilisaient des esclaves pour produire du coton ; ils ne voulaient pas de cette politique qui pénalisait leur volonté exportatrice et donnait un monopole à leurs acheteurs nationaux. Avec des coûts de production faibles, ils auraient préféré une politique plus ouverte sur les marchés extérieurs. Ils ont été battus et c’est le Nord industriel qui a gagné la guerre de Sécession. Dès 1875, les États-Unis étaient devenus la première puissance industrielle mondiale, avant la Grande-Bretagne et même avant l’Allemagne qui l’avait distancée grâce à une politique protectionniste. La Première Guerre mondiale a obligé les pays européens à un recours plus important aux importations agricoles. C’est en 1916 que la France a importé pour la première fois de la viande d’Argentine, pour approvisionner ses soldats. Pendant cette période, les agriculteurs américains ont pris l’habitude de produire plus pour satisfaire cette demande européenne. Cela explique que leur situation se soit détériorée au fur et à mesure que le potentiel de production européen se reconstituait, dans les années qui ont suivi la guerre. La crise de 1929 a eu des effets dramatiques dans le secteur agricole aussi. Il fallut la détermination de Franklin Roosevelt pour imposer les solutions radicales qui s’imposaient : contrôle des échanges extérieurs pour éviter que des importations intempestives ne viennent détruire l’équilibre des marchés agricoles en cas de crise ; stockage des excédents de récolte par des mécanismes publics ; régulation de la production agricole par le gel de terres en cas d’excédent structurel ; mesures agro-environnementales contre l’érosion. Cette politique agricole adoptée en 1933 n’a guère été modifiée depuis plus de 70 ans. Les grands principes sont restés les mêmes et ils ont inspiré les Européens. C’est dans cette perspective que la France a créé l’Office du blé en 1936. Plus encore que la Première, la Seconde Guerre mondiale a entraîné de graves pénuries. La systématisation des tickets de rationnement a sensibilisé les Européens à la sécurité alimentaire. Après la guerre, l’Europe a eu largement recours aux importations de blé américain, ce qui a posé des problèmes financiers en partie résolus par le plan Marshall. Il fallut se rendre à l’évidence et mettre fin à la dépendance extérieure. La Guerre froide a provoqué le sursaut nécessaire pour amener les pays européens à adopter une démarche collective pour gérer les crises agricoles. La PAC a repris les grands principes de Roosevelt ; elle a si bien copié le système américain qu’elle a utilisé dans ses méca-
Quelques données
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nismes le prix de la bourse de Chicago : les importations qui parvenaient en Europe subissaient une taxe variable calculée par différence entre le prix intérieur européen et le prix constaté à Chicago. Comme l’Europe était au départ très déficitaire, elle n’a pas mis en place de régulation de la production. Lorsqu’elle est devenue excédentaire en céréales, au début des années quatre-vingts, elle a tourné la difficulté en jouant la stratégie du « passager clandestin » : continuer à produire plus et exporter les surplus avec des subventions. Après la chute du Mur de Berlin, les États-Unis ont cessé de se montrer compréhensifs et l’Union européenne a dû à son tour prendre des mesures de gel des terres ; c’est la réforme de la PAC de 1992. Cela a permis dans un premier temps de conclure les négociations du GATT par l’accord de Marrakech signé en 1994. Mais les négociations du cycle de Doha ont donné lieu au navrant spectacle de l’incapacité des deux principales puissances économiques de s’entendre sur un sujet aussi sérieux que la sécurité alimentaire du monde. Les Américains se sont lancés dans une guerre des subventions tandis que les Européens se laissaient berner par le discours à usage externe des Américains sur l’inutilité des politiques agricoles et démantelaient une partie de leurs outils d’intervention sur les marchés, pensant se faire ainsi une virginité à bon compte pour imposer leur loi sur les marchés des produits industriels de haute technologie. Souhaitons que l’Union européenne et les États-Unis prennent rapidement conscience de leur communauté culturelle sur ces politiques agricoles ! Les États-Unis ont un territoire agricole utilisable deux fois plus important que l’Union des Vingt-cinq alors que leur population est inférieure de 150 millions de personnes. La surface moyenne d’une exploitation américaine est d’environ 200 hectares quand elle n’est que d’à peine 20 de ce côté de l’Atlantique. À ceux qui se contentent d’une vision sommaire la cause semble entendue : les États-Unis ont une vocation exportatrice de produits agricoles, domaine dans lequel l’Union européenne n’a rien à gagner. Or, selon l’OMC, l’Union européenne a exporté en 2005 plus de produits agroalimentaires que les États-Unis, même si l’on ne tient pas compte de ses échanges internes, qui représentent 33 % du marché mondial. C’est la première fois que cela se produit : en 1980, les ÉtatsUnis réalisaient 17 % des exportations mondiales et l’Union européenne 10 % ; en 2005, les premiers ont perdu 7 points et la seconde est restée au même niveau. L’Union reste cependant le premier importateur mondial avec 13 % pour la partie extracommunautaire et 28 % pour la partie intracom-
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munautaire. Cela laisse apparaître un déficit important de 29 milliards de dollars. Mais les États-Unis connaissent aussi, désormais, un déficit qui atteint 13 milliards de dollars dans ce secteur où l’on croyait qu’ils excellaient. Alors que le déficit européen se réduit d’année en année, le déficit américain s’accroît rapidement. Cela s’explique, en particulier, par l’évolution des importations agroalimentaires : depuis 1980, la part de l’Europe dans les importations mondiales a régressé de huit points alors que celle des États-Unis a augmenté de deux points. Ajoutons à cela que, depuis 1998, les échanges agroalimentaires euroaméricains sont déséquilibrés au profit de l’Union européenne. C’est que les Américains exportent surtout des matières premières comme le soja, dont le marché est limité et la recette variable, tandis que les Européens exportent des produits transformés, dont la demande s’accroît. Ainsi en va-t-il des vins, champagnes ou cognacs français, grâce à quoi notre solde positif dépasse désormais 1,5 milliard d’euros et s’accroît chaque année. Certains expliquent ces évolutions étonnantes par les aides de la PAC qui fausseraient la concurrence en dopant artificiellement les exportations européennes. Outre que l’Union européenne a fortement réduit ses aides à l’exportation, celles-ci ne concernent que des produits peu transformés comme les céréales, la poudre de lait, le beurre ou certaines viandes : aucun des produits exportés vers les États-Unis. L’explication principale est autre, elle tient au fait que, comme pour les produits industriels, l’avenir pour les exportations de nos pays industrialisés est aux produits à haute valeur ajoutée, pour lesquels l’Union européenne est mieux spécialisée que les États-Unis.
en milliards d'USD courants
Échanges agroalimentaires des USA avec l'UE 19 17 14 12 9 7 4 2 -1
15,2 Importations 7,6 Exportations
-4 -6 -9 -11 1974
Solde -7,6 1977
1980
1983
1986
1989
1992
1995
1998
2001
2004 source : UBIFRANCE
376 - Chambres d'Agriculture - APCA-Études économiques
L’expérience d’un agriculteur Jean-Jacques Blain
Les négociations internationales Agriculteur est le plus vieux métier du monde, après celui de chasseurcueilleur, ce dernier relevant d’ailleurs de la même finalité. Cela ne veut pas dire qu’il est immuable mais cela témoigne d’une vraie spécificité et d’un caractère vital. C’est la racine des sociétés et cela justifie une analyse prenant en compte ce caractère nourricier de l’homme et des civilisations. La libéralisation économique des conditions de production et des échanges agricoles accentue la concurrence internationale et, par conséquent, les spécialisations régionale ou continentale en fonction des conditions locales (climatiques, coûts sociaux, infrastructures, contraintes réglementaires ou environnementales). Mais il serait inquiétant de miser sur une occupation territoriale du monde extrêmement segmentée, avec d’un côté des mégalopoles, de l’autre des zones agricoles dédiées à une activité spécifique et enfin des grandes zones « sans potentiel » ni pour l’urbanisation ni pour nourrir le monde et, au mieux, cantonnées au rôle d’espace naturel. La spécialisation industrielle relative des pays est certes une tendance inéluctable. Mais, de façon particulière, le domaine agricole a l’originalité de ne pouvoir être dissocié de l’occupation globale de l’espace. Cette dimension doit donc être prise en compte. De ce fait, l’OMC doit équilibrer son raisonnement économique avec des objectifs d’occupation territoriale mondiale un minimum harmonieuse. L’agriculture d’un côté, l’urbanisation de l’autre, méritent donc d’être gérées avec un plan politique d’ensemble. Les enjeux de cette occupation sont environnementaux et sociaux.
À quelles conditions le monde pourra-t-il vraiment nourrir le monde ? L’Europe, et en particulier la France, a été un des pays du monde qui a su multiplier sa capacité de production sur une base existante par le seul effet, ou presque, de la modernisation et de l’organisation. Ici, pas
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de défrichage massif, de désertification humaine, de déséquilibres environnementaux incontrôlés et irrémédiables, mais un processus valorisant les structures initiales. Est ainsi démontré que le monde peut accroître sa production très substantiellement sur des bases existantes. Notre modèle, en revanche, est entaché d’une image d’agriculture artificiellement soutenue, difficile à évacuer même si on peut la relativiser. Un autre puissant levier de ce développement – très « politiquement correct », celui-ci – a été l’organisation de l’agriculture « de l’intérieur » (c’est la fibre de la coopération agricole qui parle). C’est le levier majeur dans la potentialisation de la production par un cercle vertueux et progressiste sans radicalisme. Cela rejoint une autre idée : le développement (ou la régression) agricole est largement lié à l’aspiration et la motivation des populations. Je n’ai pas une vision planétaire du différentiel de dynamisme agricole entre régions, mais j’ai vu en France et au Mexique que la modernisation, la résistance ou la décrépitude d’une région en matière agricole tient presque autant à des facteurs socioculturels qu’économiques. En pratique, l’émulation agricole locale est un facteur d’ancrage de cette activité, même quand les conditions agronomiques sont médiocres. À l’inverse, la désaffection culturelle et politique tue le métier d’agriculteur en quelques générations, même dans des régions à fort potentiel. Je militerais donc volontiers pour un projet de dynamisation de ce métier, afin d’entretenir ou de stimuler la fierté de s’y consacrer. Ce n’est pas tant une question d’argent que d’énergie ou de considération sociétale et politique. Et c’est une valeur dont il faut enrayer la chute actuelle, autant dans nos pays développés que dans les autres. Il y va de l’avenir de l’agriculture que l’OMC peut définitivement décourager par des décisions maladroites.
L’avenir du monde paysan et les équilibres sociaux mondiaux L’urbanisation majoritaire vers quoi on semble se diriger est un grave facteur d’instabilité politique et sociale pour l’avenir. Mais ce n’est qu’une intuition, qui reflète peut-être une vision passéiste. Cette idée a-t-elle été étayée par des spécialistes ? De même que l’OMC s’est donné pour objectif d’enrichir les pays de façon plus homogène par la promotion des échanges commerciaux mondiaux, il faudrait se donner pour objectif de ralentir l’urbanisation afin de maintenir une occupation humaine rurale sur tous les continents. La notion de cadre politique territorial pour l’agriculture retrouverait alors toute sa valeur. C’est la même logique que la gestion des infrastructures de transports terrestres
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que chaque État gère avec un plan conducteur tenant largement compte de l’occupation objective du territoire et pas seulement de l’offre et de la demande. Cette notion déborde la notion d’entretien de l’espace et du paysage chère à l’Europe occidentale. Il s’agit de contenir l’urbanisation dans des limites acceptables, notion à laquelle les pays émergents et à démographie élevée peuvent être sensibles.
L’agriculture entre marché, progrès et fragilité du vivant Je suis circonspect sur la recevabilité marketing de la notion d’exception de l’agriculture. Mieux vaudrait parler de normalité pour une activité tenant à l’aménagement du territoire mondial. N’oublions pas le marché, les consommateurs, les entreprises agroalimentaires, les filières. La demande croissante en produits frais, l’organisation en flux tendu qui devient une norme, le renchérissement de l’énergie et la méfiance sécuritaire grandissante, une fois les estomacs normalement pleins, favorisera la production régionale. C’est un facteur grandissant de rééquilibrage des flux mondiaux, même s’il ne fait guère encore le poids face aux arguments portant sur le coût de production de masse. L’innovation est un facteur universel et historique de dynamisation des métiers. C’est une clef de la motivation des hommes, la curiosité ayant toujours été le moteur du progrès et des ambitions humaines. Cette notion doit d’autant moins être oubliée qu’elle peut réunir les agriculteurs et l’agroalimentaire dans des projets. L’innovation agricole n’est pas seulement technologique, même si elle doit aussi l’être, sans honte ni reproches. Elle prend souvent aussi des aspects organisationnels, sociologiques.
La marginalisation des problèmes et sociétés agricoles Cette marginalisation est d’abord démographique : on passe des masses rurales aux masses urbaines. Elle est aussi culturelle : l’élite est citadine, depuis maintenant plusieurs générations. On est passé de réflexions intimes sur l’agriculture à des débats polémiques et tribaux sur tel ou tel modèle d’agriculture d’un côté, et à une communication publicitaire sur les produits décalée des réalités de l’autre côté. La marginalisation démographique se renforce ainsi d’une marginalisation des discours et le consommateur-citoyen n’a plus de repères hors l’émotion et le porte-monnaie. Ce n’est pas une tendance particulière aux pays développés : la crise médiatique de la grippe aviaire a eu plus d’effets
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sur la consommation en Algérie et nombre de pays à pouvoir d’achat faible, qu’en France, sans aucun rapport, bien sûr, avec l’impact biologique effectif. Mais il ne faut pas être pessimiste. Si les effectifs urbains ne reflueront pas, culturellement nous sommes dans le creux de la vague, car la mutation est très récente. Une nouvelle expérience collective naîtra de la nouvelle relation à la nourriture et à l’occupation de l’espace, et une vision plus mûre de l’agriculture peut émerger dans une ou deux générations. Comment étayer cette idée, certes très instinctive pour indiquer à nos dirigeants que le sens actuel de l’opinion publique ne doit pas être pris pour le sens de l’Histoire ? Je ne mettrais pas en avant le terme de dépendance mais celui de dynamique. Les filières sont et resteront diverses : des petites et des grosses, des multinationales et des locales, des industrielles et des artisanales. La tendance est, comme dans toute activité humaine, à la segmentation entre les deux extrêmes, car ils sont complémentaires pour faire face aux exigences diverses et apparemment contradictoires de l’homme moderne. Quoi qu’il en soit, les filières sont indispensables et motrices de l’agriculture. Il ne faut pas pour autant négliger la vocation vivrière rapprochée et traditionnelle ; elles perdurera modestement, ne serait-ce que par le progrès de l’urbanisation. Mieux que dépendante, l’agriculture, hors vivrière, a besoin de filières dynamiques. Une filière, quelle qu’elle soit, s’organise en maillons, qui vont aussi se concurrencer dans la captation de la valeur ajoutée. Cependant, concurrent ne veut pas dire ennemi mais, dans le cas présent, intérêts communs, arbitrés et partagés. La relation contractuelle sur la durée ou l’organisation coopérative ont fait leurs preuves et, même si la bataille est parfois rude, on n’a rien inventé de mieux pour faire collaborer intelligemment agriculteurs et filières. Une politique mondiale pour l’agriculture doit donc penser à la stimulation des agriculteurs et des filières, dans leurs variétés structurelles et géographiques. Pour les filières, les aides et autres subventions sont contre-productives. Cette opinion brutale est crédible car émise par le camp des entrepreneurs. Soit ces soutiens financiers détournent l’attention du vrai projet professionnel, soit ils sont détournés de leur finalité originelle. Ces perversions ne sont sans doute pas systématiques mais suffisamment récurrentes pour casser les dynamismes économiques que ces aides sont censées pourtant stimuler. Cela n’est d’ailleurs pas un jugement vis-à-vis de pays en développement car j’ai la même appréciation dans nos pays développés. Reste un mythe, entretenu par les demandeurs parfois, les politiques souvent, chacun y trouvant une raison d’exister.
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En revanche, ces filières ont bien besoin d’infrastructures collectives comme les transports et la santé, d’un cadre juridique et réglementaire cohérent, d’hommes formés, de lois sociales, de pôles d’émulation et de rencontres régionaux. C’est là-dessus que les pouvoirs publics doivent concentrer les moyens. Ensuite, il faut laisser la filière, artisanale ou industrielle, s’organiser, arbitrer et assumer ses choix économiques. La maturité, le développement durable, naîtra de cette responsabilisation économique des décisionnaires. Ce principe fondamental justifie une déclaration de politique générale. Ma suggestion n’est pas de moins intervenir dans la dynamisation des filières, au contraire. Mais d’intervenir en termes de pouvoirs publics nationaux ou de soutien mondial en amont.
L’état des agricultures et les négociations internationales Valentin Beauval
Les agricultures des PVD : exemple de l’Afrique subsaharienne1 La population de l’Afrique subsaharienne est estimée à 750 millions d’habitants dont les deux tiers sont encore des agriculteurs familiaux. Malgré les migrations vers les villes africaines ou vers les pays développés et malgré l’augmentation de la pluriactivité, la population agricole de ces régions rurales représente encore 60 % de la population totale ; c’est parmi elle que la proportion de pauvres et de personnes sous-alimentées est la plus importante dans les grands ensembles géographiques du monde. Très diverses selon les conditions écologiques, historiques, culturelles, ces agricultures familiales ont préservé des liens forts entre activités sociales et économiques au sein des familles et des villages. Ces liens et la forte solidarité qui caractérise fréquemment ces sociétés ont permis d’amortir les crises sociales, économiques et politiques. Sauf en cas d’accidents climatiques ou de guerres, elles sont souvent parvenues à accroître leurs productions afin de satisfaire les besoins alimentaires de base de populations croissantes suite à la très forte fécondité et à la réduction de la mortalité enfantine, laquelle doit être mise à l’actif des programmes de santé. Les agricultures familiales africaines sont souvent considérées comme des variables d’ajustement vu leur faible productivité et les difficultés à y investir pour stimuler la croissance. Pourtant, plusieurs d’entre elles – en particulier dans les zones maraîchères, rizicoles ou cotonnières – ont réalisé, ces dernières décennies, des évolutions très positives au sein de leurs unités de production familiales. 1 Ce premier paragraphe s’inspire d’une note rédigée par J.-C. Devèze, animateur au sein de l’AFD d’un groupe de travail sur le devenir des agricultures familiales africaines.
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Toutefois, ces agricultures ont de plus en plus de mal à préserver leur cohésion sociale et les ressources naturelles. Elles sont en effet handicapées par plusieurs facteurs : la stagnation de leur productivité et de leurs rendements, ce qui les handicape de plus en plus dans une économie mondiale libéralisée ; les prix peu rémunérateurs de leurs produits concurrencés par ceux d’autres pays ayant des agricultures motorisées, souvent subventionnées par leurs gouvernements ; un environnement peu favorable en matière de services sociaux, d’infrastructure, de crédits à la production ; leur faible poids politique malgré leur prédominance démographique ; les difficultés d’absorption de leur main-d’œuvre fortement excédentaire par d’autres secteurs d’activités de leurs pays. Vu ces handicaps, de nombreux agriculteurs et agricultrices ne peuvent proposer un avenir digne à leurs enfants et sont confrontés à une multiplication des conflits intrafamiliaux, intergénérationnels, ethniques, religieux, politiques. S’y ajoutent une aggravation de la désertification, des déboisements anarchiques, le surpâturage ; une dépendance alimentaire et économique accrue ; avec pour conséquence une accélération des migrations vers les villes de ces pays et les pays du Nord dans des conditions de plus en plus catastrophiques. Dans ces conditions, une forte croissance démographique est une contrainte majeure et la réduction de la fécondité devrait être, dans le respect des traditions culturelles, une priorité. Rappelons que les transitions démographiques se sont faites sur de longues périodes dans les pays actuellement industrialisés, avec une augmentation de l’offre d’emploi du secteur industriel, des migrations vers l’Amérique des populations pauvres mais aussi la mise en œuvre de véritables politiques agricoles. Pour diverses raisons – urbains souhaitant s’alimenter à bas prix, baisse des taxes aux frontières pour les produits importés, désengagement de l’état, faiblesse des ministères de l’Agriculture, désintérêt des bailleurs de fonds pour ce secteur difficile – de telles transitions n’ont pas été mises en œuvre dans les zones rurales africaines. La volonté de mettre en place des politiques agricoles favorables aux agriculteurs et agricultrices s’estompe en effet fréquemment devant de telles difficultés et les représentants des agricultures familiales ont encore du mal à se faire entendre dans les enceintes nationales et internationales pour attirer l’attention sur leurs difficultés et proposer leur vision de l’avenir. On sait pourtant que si des politiques publiques cohérentes et appropriées ne sont pas rapidement définies et appliquées, de nombreux ruraux continueront à quitter leur village pour des migrations temporaires ou définitives, souvent hasardeuses et douloureuses. Cela n’est pas vrai que des zones rurales d’Afrique subsaharienne, mais tout autant des zones de montagne d’Amérique latine et d’Asie, les agricultures d’Haïti, de Madagascar, etc.
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L’état de l’agriculture française Richement doté par la nature, notre pays a un potentiel agricole largement supérieur aux besoins alimentaires de sa population. Il a donc développé une agriculture exportatrice vers l’UE et vers d’autres pays du monde. Il dispose aussi de nombreux savoirs traditionnels pour la transformation des produits agricoles et, pour certains de ceux-ci, d’une image de qualité toujours reconnue dans le monde. Nos exportations peuvent se diviser en deux groupes : les produits peu ou pas transformés, comme les céréales ou les volailles industrielles, et les produits transformés avec des signes reconnus de qualité : vins et spiritueux, fromages et autres produits laitiers. Pour le premier groupe de produits, nos importantes exportations masquent un énorme déficit en protéines végétales, lequel nous rend trop dépendant des producteurs américains de soja. Le bilan économique est contesté vu le coût en devises du soja importé et la faible valeur ajoutée par hectare hors aide PAC des grandes cultures. Le bilan écologique est médiocre car nous n’avons plus assez de légumineuses dans nos rotations céréalières et, dans plusieurs de nos régions agricoles, des modes de production trop intensifs ont induit des externalités négatives : concentration excessive des élevages, érosion ou dégradation des sols, mauvaise gestion de l’eau d’irrigation, pollutions en pesticides et en nitrates. Pour le second groupe de produits, le bilan est plus positif mais la concurrence internationale est de plus en plus forte. La conjoncture est donc moins favorable que dans les années soixante à quatre-vingts. Sur les inquiétudes précédentes se greffe un malaise induit par les réformes de la PAC réalisées depuis 1995 afin d’adapter notre politique agricole à l’intégration de l’agriculture à l’OMC. Ce malaise s’explique par la chute des prix de beaucoup de nos produits largement en dessous des coûts de revient des régions européennes les plus privilégiées, et par les incertitudes pesant sur le devenir des aides versées par les contribuables européens, lesquelles ont pris une part excessive dans la formation des revenus des paysans. Le système des DPU, qui permet de toucher des aides sans produire, a perturbé les paysans qui sentent que cela n’est ni éthique ni viable. La répartition des aides PAC pose également question. En France, le maintien des avantages acquis a primé sur la prise en compte des aspects sociaux ou environnementaux. Bref, les agriculteurs manquent de visibilité, alors que notre activité s’inscrit dans le temps et a besoin de stabilité. La conséquence directe en est une forte chute du nombre d’installations de jeunes agriculteurs, les politiques agricoles successives n’ayant pas assez soutenu l’installation de jeunes non issus du milieu agricole ni des exploitations novatrices qualifiées trop rapidement de hors normes.
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Malgré les atouts agricoles de notre pays et les perspectives favorables à moyen et long terme vu l’accroissement de la demande mondiale de produits alimentaires, la morosité gagne dans certaines zones rurales et pourrait amplifier les votes extrêmes.
Les négociations internationales récentes et leurs effets L’option de libéraliser les échanges agricoles prise à Marrakech en 1994 est une erreur car elle a mis en concurrence des agricultures ayant des productivités trop différentes ; on tend ainsi à marginaliser le milliard d’actifs agricoles travaillant à la main. La boîte verte est une hypocrisie conçue par les états-Unis et l’Union européenne. La fongibilité des multiples formes d’aide en fait une forme de concurrence déloyale vite identifiée par les pays du Sud. Ainsi le dumping économique de l’Union européenne et des états-Unis est dénoncé par d’autres grands pays agricoles. Certains de ces pays ne sont pas en reste et font du dumping social ou écologique2. Les formes de dumping mises en œuvre par les grands pays agricoles et les écarts de productivité entre agricultures manuelles et motorisées conjuguent leurs effets pour marginaliser les agricultures des PMA et des PVD sans véritables politiques agricoles. Les conséquences ne sont que trop visibles dans maintes campagnes de ces pays : faim et malnutrition, paupérisation, migrations. Un bilan économique, social et environnemental de la libéralisation du commerce agricole doit donc être très rapidement réalisé. Si, comme le pense la Confédération paysanne, le négatif l’emporte largement, il faudra mettre en œuvre des politiques alternatives. Les aspects sociaux et environnementaux doivent absolument être pris en compte au sein de l’OMC ou d’une nouvelle instance gérant le commerce et ces deux aspects. Le principe de souveraineté alimentaire doit également être respecté et un pays (ou un groupe de pays) doit pouvoir ne pas appliquer aux produits agricoles qu’il estime stratégiques la libéralisation prônée par les puissants. Les États-Unis utilisent cette formule lorsqu’ils négocient des accord bilatéraux. En 2005, les pays d’Amérique centrale qui ont négocié un accord de libre commerce avec 2 La destruction des forêts tropicales d’Amérique latine est une catastrophe sur le plan de la biodiversité et du transfert dans l’atmosphère du carbone qui y est stocké. Lors de la mise en culture, le bilan est plus nuancé sur le plan du CO2. En effet, l’implantation de grands pâturages au nord de l’Amazonie ou le semis direct sur couverture végétale pratiqué au sud et au sud-ouest du Brésil peuvent présenter un meilleur bilan carbone qu’une forêt en équilibre ou qu’un itinéraire technique avec labour dans le Bassin parisien. Il ne sera donc pas facile de négocier sur ces sujets avec les Brésiliens et les Argentins.
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leur puissant voisin n’avaient, dès l’ouverture des négociations, pas la possibilité de contester les importantes aides du Farm Bill concernant une dizaine de grands produits agricoles des états-Unis.
À quelles conditions le monde pourra-t-il nourrir le monde ? Le monde comptera de 8 à 9 milliards d’humains à l’horizon 2050 et devra produire deux fois plus de calories alimentaires et de protéines végétales ou animales qu’il n’en produit aujourd’hui. Il n’y parviendra pas si les modèles alimentaires de type américain ou européen dominent3. Des facteurs de production aussi essentiels que la terre et l’eau font déjà défaut dans de nombreuses régions et pour certaines populations du globe, au Maghreb et au Proche-Orient, dans plusieurs pays d’Afrique noire, à Haïti, dans des zones où la forte urbanisation crée une concurrence entre urbains et ruraux pour l’accès à l’eau et à la terre. Vu la croissance démographique de ces pays, les problèmes s’aggraveront dans un futur proche si les États et la communauté internationale ne se mobilisent pas. Les échanges commerciaux avec d’autres zones plus privilégiées de la planète pourraient théoriquement régler une partie du problème mais la demande de ces pays ou couches de population n’est souvent pas solvable et l’aide alimentaire est une solution ambiguë. Il est donc indispensable de réduire la croissance démographique dans le respect des cultures et, parallèlement, d’aider les agriculteurs de ces pays à s’organiser pour défendre leurs intérêts et à optimiser leurs ressources limitées en terre, eau et autres facteurs de production. Un protectionnisme raisonné aux frontières et des aides pour les couches urbaines défavorisées sont également nécessaires. Les agricultures seront parallèlement appelées à développer les secteurs fibres et énergie mais la priorité doit rester, pour les terres arables du moins, l’alimentation humaine.
Agriculture industrielle ou agriculture paysanne/familiale/à taille humaine ? L’avenir du monde paysan et les équilibres sociaux mondiaux Dans les pays du groupe de Cairns et les pays de l’Est européen se développent des latifundia. Cette dynamique peut esquisser un scénario au terme duquel vingt millions d’entreprises agricoles répondraient aux 3 Tout dépend des modèles alimentaires. Plus ils seront carnés et plus la sécurité alimentaire du monde sera difficile à atteindre : il faut de 4 à 15 calories ou protéines végétales pour produire une calorie ou une protéine animale. Entre le modèle indien surtout végétal et le modèle américain trop carné, il faudra trouver un équilibre.
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besoins quantitatifs globaux du monde. Dans cette hypothèse, deux ou trois milliards de paysans seraient contraints de quitter leurs villages pour chercher en ville ce que la terre ne leur donnerait plus. Des entreprises industrielles disposeraient d’une main-d’œuvre bon marché, surabondante, au détriment des équilibres mondiaux. L’urbanisation poserait de considérables problèmes d’équipement, de financement, d’équilibre social, d’emploi, d’ordre public. Ces migrations sont déjà largement amorcées. Face à cela, que faire ? À la Confédération paysanne et à Via Campesina, nous croyons qu’il faut défendre des agricultures paysannes où la production repose davantage sur le travail familial que sur des salariés. Pour peu que les politiques agricoles lui soient favorables, ce modèle a fait ses preuves partout. Sachant combien ces agricultures paysannes se préoccupent de reproduction et de transmission, on peut penser que ce modèle gère plus durablement les écosystèmes et conserve de fortes dimensions sociales et culturelles. En termes économiques, l’absence d’effets d’échelle dans de nombreuses productions agricoles fait qu’il n’est pas inférieur au modèle latifundiaire en terme de valeur ajoutée produite à l’hectare ; il lui est même souvent supérieur. Dans les pays où la terre est très mal répartie, comme dans de nombreuses régions d’Amérique latine, des réformes agraires bien pensées et réellement accompagnées s’imposent.
L’agriculture entre marché, progrès et fragilités du vivant Je partage cette analyse d’Edgard Pisani : Ayant favorisé le développement et la distribution de la production, le marché ne saurait être responsable ni de la satisfaction des besoins de tous, ni du respect de la nature. Ces problèmes sont désormais essentiels.
En conséquence, il faut définir des codes de conduite, prévoir des interventions et reconnaître la souveraineté alimentaire d’un pays ou groupe de pays. La diversité naturelle, historique, sociale, économique du monde doit être prise en compte ; le bien commun impose à la communauté internationale de traiter l’agriculture, l’alimentation, les sociétés rurales et les milieux naturels comme une exception, et d’établir des règles qui définissent celle-ci sans contredire la dynamique économique globale. En application du principe de souveraineté alimentaire, les produits agricoles stratégiques bénéficieraient d’une exception dans les négociations de l’OMC. Cette exception se justifie par plusieurs spécificités de l’agriculture : l’importance stratégique de la sécurité alimentaire (les aliments sont avec
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l’eau les biens les plus vitaux pour les humains) ; son rôle dans l’aménagement des territoires, l’occupation des espaces et la beauté des paysages ; son articulation avec les aspects socioculturels (maintien de la diversité culturelle de notre planète) et environnementaux (gestion de l’eau, de la biodiversité, du carbone).
La PAC. Quel bilan ? Quelle réforme ? Là encore, je partage la position formulée par Edgard Pisani : Prisonnière de débats institutionnels, d’intérêts immédiats, d’une chicane budgétaire, de querelles diplomatiques et d’un affrontement idéologique autant que stratégique, la politique agricole européenne est en procès. Inadaptée, faute d’avoir été repensée à temps, elle est en train de disparaître ; le découplage des aides la réduit à un système de subsides artificiels et pervers.
La PAC a certes permis à l’Europe de dépasser l’autosuffisance alimentaire et de devenir le deuxième exportateur mondial de produits agricoles. Elle a favorisé le développement spectaculaire des industries et du négoce agroalimentaires. Le bilan pour les citoyens européens est plus controversé. La forte baisse des prix aux producteurs a certes induit une baisse des prix aux consommateurs mais ce sont les transformateurs (agro-industries) et surtout les distributeurs qui ont le plus bénéficié des aides versées par les contribuables. En outre, la PAC a conduit en quarante ans à la division par trois du nombre des unités agricoles de production des Quinze. Hélas, aiguillonnée par la compétition avec les agricultures américaines, l’Union européenne se laisse convaincre par des modes de production dont l’innocuité alimentaire, environnementale ou sociale n’est pas assurée. Pour concevoir des politiques alternatives, il faut prendre en compte les demandes sociétales, partir des besoins auxquels les agricultures du monde doivent répondre. Il faut aussi analyser les effets des politiques agricoles européenne et américaine sur l’agriculture des pays émergents ou en développement. Pour repenser la PAC, la Confédération paysanne propose quatre volets complémentaires et indissociables : définition et application de prix rémunérateurs ; maîtrise des productions et organisation des marchés ; répartition des productions entre les producteurs ; accompagnement et développement d’une agriculture durable. Pour le premier volet, le prix directeur de chaque production agricole jugée stratégique par les citoyens européens serait établi sur la base des coûts de production des fermes de référence situées dans les zones les plus favorisées de l’Union, zones réalisant au moins 30 % de la production européenne. Pour le blé, ce prix directeur départ produc-
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teurs de l’Union serait de l’ordre de 130-140 euros la tonne, contre seulement 90-100 en 2004 et 2005. Des aides compensatoires seraient versées pour les zones géographiquement moins favorisées mais néanmoins jugées aptes pour la production considérée, ainsi que pour les petites structures d’exploitation. Selon les premiers calculs, les prix internes UE des produits agricoles considérés comme stratégiques étant plus élevés, le montant moyen par actif agricole des aides compensatoires serait de 50 % inférieur à la situation actuelle. Cela permettrait à l’Union de financer davantage de programmes non agricoles. Les exportations hors UE des produits agricoles bénéficiant d’un prix directeur seraient réalisées à un prix voisin de celui-ci et sans restitutions afin de ne pas pénaliser les autres agricultures du monde. Les compensations géographiques et structurelles4 seraient réduites ou annulées en cas de non-respect des règles environnementales et sociales ou de dépassement des tailles maximales autorisées par atelier. Maîtrise des productions au sein de l’UE, prix intérieurs plus élevés de nos produits et absence de restitution à l’exportation réduiraient sensiblement l’impact des agricultures de l’UE sur la baisse des prix mondiaux des produits agricoles.
Relations des agriculteurs avec les filières alimentaires Producteurs de matières premières généralement périssables, les agriculteurs sont trop souvent le maillon le plus fragile des filières alimentaires, qu’il s’agisse de microfilières avec de nombreux petits intermédiaires captant la valeur ajoutée comme dans beaucoup de PVD ou de filières agro-industrielles comme dans les grands pays agricoles. Conscients de cet état de fait, les agriculteurs français se sont investis dans l’élaboration d’outils économiques coopératifs. Les résultats ont souvent été positifs mais les coopératives appliquent de plus en plus souvent les règles capitalistes classiques – je pense par exemple aux primes de quantité accordées aux plus gros livreurs de lait – et se différencient dès lors assez peu des industriels privés. 4 Ces compensations répondent à l’objectif d’assurer un revenu jugé minimal par pays à tous les paysans de l’Union européenne alors que la diversité de conditions géographiques et structurelles provoque des écarts importants. Cependant, elles n’ont pas pour objectif d’égaliser les revenus. Les écarts de revenu dus au fonctionnement et plus globalement aux différences de performances entre les exploitations ne sont pas compensés. De plus, ces compensations ne s’appliqueraient pas aux régions jugées agro-écologiquement inaptes pour la production considérée. Une modulation des aides géographiques prenant en compte les actifs agricoles (et donc l’emploi) permettrait de relier les deux formes de compensation.
L’état des agricultures et les négociations internationales
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Certaines coopératives ont mis en place des outils industriels performants mais leur poids économique est de plus en plus faible face aux cinq centrales d’achat des « grandes surfaces », qui imposent leurs draconiennes conditions financières. Prétendre établir durablement des relations commerciales équitables avec ces géants financiers apparaît à beaucoup comme un leurre – même si le commerce équitable devient un argument commercial pour certaines enseignes ! Face à cela, de plus en plus d’agriculteurs se tournent vers des formules basées sur des signes de qualité et des circuits courts avec des relations directes entre producteurs et consommateurs : vente directe à domicile ou sur les marchés (plus de la moitié des viticulteurs angevins pratiquent ces formes de commercialisation) ; magasins offrant des produits fermiers ou bios ; diverses formules basées sur un contrat entre producteurs et consommateurs (les « Jardins de cocagne », les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), les formules d’achat chez le producteur de viande bovine en cagette de 10 à 15 kg, etc.). Dans des régions où la production de telle ou telle denrée agricole est largement supérieure à la consommation locale (c’est le cas de la viande bovine en Anjou), ces formules ne peuvent résoudre tous les problèmes. Elles apportent cependant une bouffée d’oxygène aux paysans qui y recourent.
À quelles conditions l’agriculture peut-elle répondre aux divers besoins du monde ? Philippe Collomb
Prologue Il faut revenir soixante ans en arrière pour trouver une réponse cohérente et complète à cette question1. Elle est venue de la première conférence des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (Hot Springs, 1943). D’inspiration keynésienne, son plan avait pour objectifs une augmentation déterminante de la production agricole, la diffusion des techniques, le développement de la consommation de vivres, la facilitation des échanges d’excédents et l’engagement des États à procurer une alimentation suffisante aux populations ; et pour moyens, une coopération internationale active, le plein emploi, l’ouverture des frontières, l’abondance. Franklin D. Roosevelt y voyait un prolongement de son Agricultural Adjustment Act à l’ensemble du monde2. Il répondait à une situation alimentaire très déficitaire : selon la Société des Nations, en 1937, plus d’un milliard d’êtres humains étaient sous-alimentés. C’est encore le cas pour 8 à 900 millions d’entre eux mais le monde compte 6,5 milliards d’habitants et sa richesse est incomparable avec celle de l’époque. On pourrait croire impossible la solution de ce problème, en dépit des engagements solennels du dernier Sommet mondial de l’alimentation (FAO, Rome, 1996). Entre-temps, l’humanité a connu sa plus forte croissance démographique relative en 1965-1970 (2,04 % par an), et sa plus forte croissance absolue annuelle en 1985-1990 (87 millions). En 1976, la pour1 La brillante et colossale capitalisation de données agro-écologiques, de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (OAA/FAO), a donné les « capacités de charges démographiques du monde ». Ce rapport est un cri d’alarme – mais dépourvu de propositions. 2 Mayer, A, Cépède, M, et al., André Mayer 1875-1956, Comité d’honneur et Comité d’organisation en mémoire d’André Mayer. Imprimerie F Paillart, Abbeville : FAO ; 1957. 82 p.
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suite d’une croissance à 2,1 % la menait à 36 milliards en 2070. Coment ne pas verser dans la science-fiction ?3 Les bonnes et les mauvaises questions ont tellement abondé en 50 ans que nous devons en aborder certaines.
La révolution énergétique sera-t-elle capable de répondre aux besoins d’une planète peuplée de 6 milliards d’hommes ? L. Brown, président du Worldwatch Institute soutenu par des fondations privées, a répondu régulièrement à cette question, depuis 1984 à l’occasion de la parution annuelle de « L’état de la planète », mais en particulier peu avant le Sommet mondial « Environnement et développement » (Rio de Janeiro, 1992), avec la phrase sans appel : La satisfaction des besoins alimentaires dépend de la capacité de photosynthèse des végétaux. Voilà le facteur qui, biologiquement, cassera les courbes démographiques et stabilisera la population mondiale autour de huit milliards d’individus.
Il explique dans un autre de ses ouvrages4 qu’il « n’est plus guère possible aujourd’hui d’agrandir les superficies cultivées ». En désaccord sur ce point avec le géographe L.D. Stamp5, peu de chercheurs soutiendraient aujourd’hui ses conclusions. F. Ramade6 était plus restrictif encore sur le fond : Le problème majeur auquel notre espèce se trouve confrontée, n’est pas d’assurer la survie du maximum d’hommes, supportable par l’écosphère mais de réguler leur nombre autour d’une valeur optimale compatible avec un développement durable. Dans cette hypothèse, après avoir atteint dans quelques décennies son niveau maximum, la population mondiale devrait décliner pour se stabiliser à une valeur nettement plus faible que l’actuelle, de nombreux écologistes considérant que guère plus de deux milliards d’hommes pourraient vivre selon les normes européennes sans compromettre la pérennité de la biosphère7.
On connaît mieux maintenant la phylogenèse humaine et les productivités primaires et secondaires. Après avoir utilisé des cadavres de gros animaux, du lait, du miel, l’homme a vécu de chasse et de pêche, enfin d’une chaîne trophique de 4 maillons ou plus, avec des rendements énergétiques faibles entre maillons. À la veille du Néolithique, il avait amélioré ses techniques cynégétiques et appris à brûler la forêt 3 Pawley, W, H. L’année 2070, in Etudes de la FAO sur l’alimentation et la population, Collection FAO : développement économique et social. Rome : FAO ; mai 1976. p. 189-202. 4 Brown, L, et al. L’état de la planète. Paris : Economica, Worldwatch Institute ; 1997. p. 46. 5 Stamp, L, D. Land for tomorrow. Bloomington : Indiana University Press ; 1952. 6 Ramade, F, Professeur d’écologie et de zoologie de l’université de Paris-Sud (Orsay). 7 Ramade, F. Écologie des ressources naturelles. Paris : Masson ; 1981. 322 p.
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pour accroître les savanes à productivité secondaire forte, mais il ne constituait pas une menace écologique. On a peu de données pour évaluer les capacités de charge démographique de l’époque, mais il semble8 que 5 ou 8 millions d’humains vivaient d’une Terre qui aurait pu être dix fois plus peuplée : la mortalité freinait l’expansion humaine. Au Néolithique, le monde est retourné à la base de la production avec l’exploitation directe des plantes. Chaque pas en arrière a raccourci la chaîne trophique avec une offre considérablement élargie, pour finir à une chaîne à deux maillions : la graine et l’homme. Les possibilités d’existence s’en sont trouvées multipliées par 10 à 100 à chaque nouvelle réduction de la chaîne. L’ingénierie hydraulique et foncière, la révolution des engrais, la sélection de variété, les semences améliorées ont encore multiplié l’offre. Le système de production asiatique est à l’origine des principaux succès de la lutte contre l’insécurité alimentaire à la fin du XXe siècle, avec son maraîchage céréalier peu mécanisé, ses régimes alimentaires quasi végétariens. Économiquement et humainement renouvelable, malgré ses sommets de densités rurales, c’est le système modal de production agricole et d’alimentation de l’humanité. Généralisé au monde, il permettrait d’atteindre globalement une population stabilisée à un niveau supérieur à 10 milliards, sans affecter la pérennité de la biosphère ; objectif que les chercheurs jugent accessible. Le modèle occidental ne peut tenir ce rôle : il n’est ni généralisable à l’ensemble de l’humanité, ni durable. Il serait impossible de généraliser les consommations occidentales en viande, graisse animale ou sucre rapide. Il faut 4 à 12 calories d’origine végétale (CAOV) pour produire une calorie animale. Il faut compter 2,4 CAOV pour apporter une calorie ingérable dans l’assiette d’un consommateur de pays développé, contre 1,5 CAOV pour un pays en développement, et aux extrêmes, 1 CAOV au Zaïre, 4 en Uruguay. Les ordres de grandeur des moyens nécessaires changeraient trop radicalement. Le modèle de consommation occidental d’énergie ne peut être généralisé à l’ensemble de la planète9 et l’Occident ignore le modèle qu’il lui substituera en 2021-2026. Enfin, certains pays dotés de vastes espaces développent à grande échelle l’emprise de cultures destinées à la production d’énergie, au détri8 Murphy EM. Food and population: a global concern. Washington : Population Reference Bureau ; 1981. 14 p. Biraben, J-N. « L’évolution du nombre d’hommes », Population & Sociétés, n° 394. Paris : INED, octobre 2003, 4 p. 9 Collomb, Ph. « Population, développement et ressources naturelles », in La population mondiale : géants démographiques et défis internationaux, Série Travaux et Documents, Cahier n° 149. Paris : INED ; 2003. 40 p.
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ment des cultures vivrières, pratique qui ne peut être généralisée. Si sa rentabilité économique promet de croître rapidement, dans un contexte de crise de l’énergie, le risque de tension alimentaire sera proportionnel aux superficies ainsi détournées : privés de leurs terres et insolvables, les paysans n’auront plus accès aux vivres.
Pourquoi ne pas transformer les déserts en jardins ? 10 En 1976, alors que la poursuite d’une croissance annuelle à 2,1 % menait la population mondiale à 36 milliards en 2070, on pensait que des innovations techniques prévisibles avant cent ans, (pourraient) résoudre le problème de l’aridité par le dessalement de l’eau de mer à des coûts assez bas pour rendre l’irrigation économique, avec une énergie assez bon marché pour permettre de pomper l’eau à des centaines de kilomètres et l’amener jusqu’à des hauteurs considérables.
Ce, à des coûts comparables à celui du débarquement d’un homme sur la lune, deux ou trois fois par an... Le mirage de la fusion nucléaire alimentait les espoirs et masquait les prouesses très réelles des hommes de l’époque. Le Colorado, fleuve indomptable jusqu’à l’édification du barrage Hoover, en 1931-1935, fut maîtrisé et canalisé. Il ne parvient plus à son delta, au Mexique, qu’à l’état résiduel et pollué. La maîtrise de ses eaux a permis, en particulier, l’irrigation d’une partie de la Californie et la transformation de grandes zones désertiques en d’immenses vergers, distribués en de gros domaines irrigués de 1 000 hectares ou plus. Même constat pour l’un des plus grands fleuves d’Asie, dont parfois les eaux ne parviennent pas à l’embouchure. Là aussi, il s’agit d’irrigation, mais au profit d’une multitude de petites unités de production. Dans les deux cas, la limite n’est pas respectée : la bonne gestion proscrit des prélèvements annuels supérieurs aux précipitations de l’année ; pour l’un comme pour l’autre, la préservation du capital hydrogéologique régional n’est plus assurée. Les écosystèmes fluviaux ne sont pas isolés et les échanges avec les océans ont une grande importance. Aux États-Unis, les intérêts de la grande agro-industrie priment sur ceux de la collectivité. En Asie, des rapports tendus entre population dense et ressources naturelles insuffisantes contraignent la collectivité à prendre le risque de dégradations écologiques irréversibles et préjudiciables à la population. La Chine achève le barrage des Trois-Gorges, sur le Yang-Tseu-Kiang. Elle en attend la compensation de pertes de sols quasi uniques au monde 10 Pawley, W, H, 1976, Ibid.
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par désertification, urbanisation, voiries, industrialisation. Mais l’opération a aussi un motif écologique : la protection de l’homme, avec la maîtrise de l’un des fleuves les plus meurtriers du monde, qui a été à l’origine de très nombreuses catastrophes depuis des millénaires. Elle a également un motif énergétique : le besoin du peuple chinois, si aguerri au travail physique, est gigantesque en matière énergétique. Les spécialistes de l’environnement s’inquiètent des effets de cette construction. Il est vrai que des programmes de plantations conduits depuis les années cinquante, en amont sur les bassins versants, ont réduit les pertes de sols par ravinement, mais le fleuve charrie encore des quantités prodigieuses de limons ; ce qui fait craindre un engorgement à terme du barrage et un raccourcissement de sa longévité. Malgré sa politique démographique extrêmement rigoureuse, les interactions entre la population, le développement et l’environnement (Interactions PDE) font que la Chine est encore sur le fil du rasoir. La nature donne un exemple de transformation intégrale de fleuve en biomasse terrestre : l’Okavango, au Botswana, s’épuise en un gigantesque delta intérieur, foyer de vie foisonnante, qui clôt son cours dans le Ngamiland. Il faut voir là le produit d’une genèse écologique d’une grande richesse, non une perte de biodiversité. Sans aller jusqu’à fertiliser les déserts, on peut mettre en production de nouvelles terres. La répartition des hommes témoigne toutefois du lien étroit entre population et richesse des sols. Les hauts plateaux andins, l’Amérique centrale ont été des hauts lieux de civilisation et de fortes densités, contrairement au bassin, chaud et largement doté d’eau, de l’Amazonie. Les nombreux volcans de la frange occidentale apportent des sols riches en matières minérales, alors que la plus grande partie de l’Amazonie ne donne que les sols les plus pauvres du monde. Des contrastes de même nature séparent l’île volcanique très peuplée de Java, aux sols riches, d’autres îles indonésiennes qui, comme Bornéo et Sumatra, sont dotées de sols pauvres et faiblement peuplées. Très rares sont les terres riches laissées incultes. L’invention des engrais artificiels a été la plus grande révolution depuis les débuts de l’agriculture, mais l’ouverture de nouvelles terres demandera plus de travail, d’engrais, d’énergie, que celle des terres anciennes, sans oublier la maîtrise de l’eau.
Comment fait-on pour que les paysans acceptent de travailler ? Posée par Mikhaïl Gorbatchev à Edgard Pisani en 1987, cette question surprend tout connaisseur de l’agriculture. Marshall Sahlins a décrit, dans Âge de pierre, âge d’abondance, l’oisiveté des populations
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de chasseurs, pêcheurs, cueilleurs des temps anciens. Il n’en va pas de même dans le monde de l’après Seconde Guerre mondiale : le travail agricole est très intense, surtout dans les sociétés collectivistes. Mais la question reste à l’ordre du jour pour bon nombre de chefs d’État, qui attendent des retombées financières de l’agriculture l’établissement de l’administration et l’acquisition des moyens nécessaires à l’industrialisation...
La population la plus jeune n’est-elle pas la plus apte à satisfaire ses besoins ? Cette question, posée en 1972 par le ministre brésilien des Armées, a justifié dix rencontres contradictoires. Le modèle de base était le suivant : « Au base-ball, les meilleurs résultats cumulés sur dix ans aux États-Unis sont ceux des équipes les plus jeunes » On a parfois vu, dans les résistances aux politiques de limitation des naissances préconisées par des pays développés, des visions stratégiques expansionnistes. C’est ainsi que l’on a interprété le propos du président Houari Boumediene à la troisième Conférence mondiale sur la population, selon qui la politique antinataliste des Occidentaux était destinée à « affaiblir le tiers-monde ». Il serait absurde de nier toute nature stratégique aux représentations humaines de la taille d’une nation mais la natalité relève de la culture. Des pays arabes ont repoussé les pressions malthusiennes internationales, en dépit de fécondités élevées et de structures par âges jeunes. Leur sécurité alimentaire précoce a reposé sur des politiques agricoles et alimentaires fortes. Cet affrontement international est lourd de conséquences. On attribue la chute du gouvernement d’Indira Gandhi, sinon son assassinat, à son programme de limitation des naissances et à des cas de stérilisation sous contrainte11.
Une réforme foncière porte-t-elle des gains de productivité ? Il y a eu des réformes foncières dans de nombreux pays en proie à des déficits vivriers. L’expérience du Japon est l’une des plus riches, en raison de ses faibles disponibilités en terres eu égard à sa population12. Des mesures y ont été prises pour mobiliser les terres « vacantes » dans l’attente spécu11 Gwatkin, R. « Political will and family planning: The implications of India’s emergency experience », Population and Development Review, mars 1979. 12 La profession agricole japonaise a mené, en 1970-1980, une enquête comparative en Allemagne, France et Grande-Bretagne, auprès de notaires spécialisés dans les successions agricoles, afin de déterminer les appareils législatifs les plus efficaces pour contourner la règle du partage égalitaire des biens entre enfants et éviter la fragmentation des domaines.
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lative d’une hausse des cours du foncier13. Plusieurs pays se sont dotés d’une loi autorisant l’État à confisquer les terres laissées incultes durant un certain nombre d’années. Il s’agit parfois de pays où quelques gros domaines extensifs mobilisent la plupart des terres cultivables, face à de très nombreuses petites exploitations familiales, dans un contexte de forte tension foncière. Très généralement, le développement de la petite agriculture, suite aux réformes foncières, a donné lieu à une augmentation de la valeur ajoutée de la production agricole par hectare. Les terres incultes mises à part, il reste des terres vacantes dans presque tous les pays du monde, des terres vacantes en permanence sur tous les continents par exemple dans les pays d’Europe continentale, des terres maintenues en jachère en Europe continentale, des terres de parcours par exemple au Sahel, momentanément confiées à la transhumance quand une pâture lève, mais qui retournent à la gestion du chef de village, du chef de terre ou du chef de famille élargie14, des terres exploitées sous forme collectives appartenant à des communautés rurales. Sans parler de la jachère, pratique écologique du pauvre pour la préservation des sols, ces terres sont gardées pour le service des plus pauvres. Toute personne du terroir peut y avoir accès. Il demeure que l’exploitation des terres reste souvent extensive en partie du fait de leur concentration dans les mains de peu d’agriculteurs. Parfois près de la moitié des terres disponibles d’un pays, ou plus, sont détenues par près de 10 % des propriétaires, ou moins (Australie, Afrique du Sud, Argentine, Brésil, Colombie, Guatemala, Mexique, Nouvelle-Zélande, Pérou, Uruguay, Zimbabwe, etc.). Des superficies importantes restent vacantes au sein de grandes exploitations. Une intensification de la production agricole est nécessaire et suppose une augmentation de la productivité à l’hectare des terres du monde. Or, à l’examen des comptes d’exploitation disponibles dans différents pays, il semble qu’il n’y ait pas d’exemple où, à productivité agroécologique comparable, la valeur ajoutée par hectare d’une petite agriculture maraîchère à forts intrants en travail physique humain, à faibles intrants en rémunération du travail et pétrole, et à fort ratio superficie récoltée/superficie arable, ne soit largement supérieure à la valeur ajoutée à l’hectare d’une grande exploitation15. Avec une préparation 13 Berque, A. « Le Japon – gestion de l’espace et changement social », Nouvelle bibliothèque scientifique. Paris : Flammarion ; 1976. 369 p. 14 Une fois les troupeaux partis, la fumure, les fientes d’animaux restées sur la terre en juste paiement faisant partie du contrat d’usage, les agriculteurs retournent la terre, enfouissent leurs graines et attendent la pluie. 15 Néanmoins, en agriculture pluviale et milieu aride ou semi-aride, la valeur ajoutée à l’hectare des grandes exploitations peut être supérieure à celle de la petite exploitation maraîchère, car la force de travail se porte sur les seules terres de l’exploitation qui ont reçu des pluies. Plus l’exploitation est petite, moins elle a de chances de bénéficier de ce privilège.
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des terres constante et adaptée, le travail physique humain préserve les sols. Jusqu’à présent, la réforme foncière a été conduite le plus à fond et le plus efficacement en Asie – à commencer par le Japon – avec des succès incontestables en terme de productivité agricole. Ainsi pourraiton éviter, ailleurs, une extension de l’agriculture à des terres marginales peu adaptées à la culture, qui serait coûteuse et peut-être peu durable. Ces cinq questions occultaient une interrogation de fond sur le concept de pénurie alimentaire, qui supposait un travail sémantique préalable. Ainsi, la FAO a mis en place un système d’alerte aux pénuries alimentaires exceptionnelles, qui signale les crises alimentaires graves16. Selon l’étude que nous avons conduite, et qui portait sur 122 pays (mais excluait, en particulier, Cuba, la Mongolie et la république démocratique de Corée), 70 pays ont connu des situations d’urgence alimentaire en 25 ans. Beaucoup d’entre eux ont reçu des aides répétées du Programme alimentaire mondial (PAM) pour 10, voire 20 des 25 années examinées. Ces pénuries étaient-elles vraiment exceptionnelles ? Pour en casser la récurrence, il faudrait identifier et classer les déterminants de ces crises, et apporter à chaque cas les solutions les plus adaptées.
Comment l’agriculture a satisfait les besoins Les facteurs les plus liés à la couverture des besoins Le monde a gagné un combat décisif contre la sous-alimentation chronique durant les dernières décennies du XXe siècle. Quels facteurs ont suscité les plus fortes réponses de la sécurité alimentaire, ont le plus contribué à la sécurité alimentaire ? Les avis sont partagés. Pour certains, une population jeune est un facteur de développement, à cause de sa créativité et de son adaptabilité. Mais la majeure partie des observateurs jugent qu’un fort accroissement de population entrave le développement. Pour saisir le rôle joué par les facteurs démographiques, on doit descendre au plus bas de l’échelle sociale, là où la trésorerie alimentaire est la plus ajustée, là où la quête d’eau, d’aliments de base, de principes curatifs, mobilise les énergies. Il ne peut alors échapper qu’une bouche supplémentaire à nourrir, sans apport complémentaire en travail, peut représenter une formidable épreuve. Certes, des corrélations négatives lient la sécurité alimentaire – en d’autres termes, la couverture des besoins par les disponibilités alimentaires – et la 16 La FAO est aussi à l’origine de prospectives de capacités de charge démographique maximum de la planète en 2000, publiées en 1982 ; ce qui lui a permis de mettre en garde la communauté internationale contre l’imminence de graves ruptures dans les relations entre population et subsistance dans le monde (Afghanistan, Rwanda).
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fécondité ou l’accroissement démographique, mais le facteur démographique majeur de l’insécurité alimentaire est le ratio de population dépendante jeune, défini comme le rapport entre les populations de 0-14 ans et de 15-64 ans. Un ratio de population égal à 1 signale déjà presque un déficit alimentaire. Plus le ratio augmente, plus la couverture diminue. Son augmentation est fortement liée à la pauvreté et les populations qui y sont confrontées n’ont en général pas les moyens d’y remédier. La baisse de ce ratio a été une condition de la victoire contre l’insécurité alimentaire. Elle n’a pas été obtenue par un coup de baguette magique, plusieurs générations y ont contribué, pour une efficacité sur le très long terme. La solution aux grandes crises alimentaires est donc à chercher parmi les facteurs structurels du développement rural assez actifs sur le très long terme pour contrecarrer les effets des facteurs démographiques. La communauté internationale a été très loin de l’effort qu’elle aurait pu consentir dans l’expression d’une véritable solidarité face à une adversité séculaire. Plus le ratio diminue, plus la couverture s’améliore. Sa baisse constitue donc une rente de situation, avec de moindres charges pour les adultes actifs des ménages, et une augmentation de la force de travail relative, de l’épargne et de l’investissement. Dans une époque marquée par des affrontements internationaux et par la recherche de politiques économiques propres à réduire les effets de la colonisation, certains peuples ont perçu très tôt la nécessité de fortement réduire le nombre de leurs naissances, pour ouvrir la possibilité d’un développement dans un avenir lointain. On le sait pour les Chinois et les Indiens mais ce fut aussi le cas pour d’autres pays, d’Asie, d’Amérique latine ou d’Afrique. Dans les conditions techniques, économiques et politiques locales, la force de travail, insuffisante relativement aux populations jeunes, ne pouvait apporter la sécurité alimentaire. Des politiques malthusiennes très contraignantes ont donc été mises en œuvre. Dans certains cas, les souffrances de la sous-alimentation séculaire, amplifiées par des sécheresse et des inondations récurrentes, étaient présentes à l’esprit des populations et leur consentement de celles-ci a été net, mais les méthodes employées furent souvent d’une violence inacceptable, sans que la coopération ni la solidarité internationale n’interviennent pour alléger la misère. Elles auraient même plutôt contribué à imposer de telles mesures. « Une naissance supplémentaire est une naissance de trop », telle était la devise affichée au début des années soixante-dix par la plus grande agence de développement. La répartition spatiale des populations a souvent fait l’objet d’un travail politique et social. Décisifs là où l’urbanisation a été entravée, les progrès ont été le résultat de politiques de population mises en œuvre en particulier par la Chine, l’Inde et l’Indonésie. Ce sont les trois pays
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dont les gains de sécurité alimentaire ont été les plus rapides, alors qu’ils partaient de niveaux parmi les plus faibles. On y a parfois imposé le retour dans les contrées rurales d’origine ; d’autres fois, on a incité les paysans à rester au champ en favorisant les conditions d’exercice de leur métier ; parfois on a retiré les avantages sociaux et même, voir les cartes d’alimentation, aux familles de plus de deux, voire d’un enfant. La croissance des rendements céréaliers a aussi été décisive dans le combat contre l’insécurité alimentaire mais pouvait-on se satisfaire de la croissance dans les grands domaines ? Devait-elle concerner la plupart des unités de production ? Le lien est clair, entre résorption de l’analphabétisme et sécurité alimentaire. Le développement de l’industrie, des infrastructures, des services a aussi joué un grand rôle, tout en résultant des marges extraites du développement agricole. Au bout du compte, on ne saurait dire dans quel sens le lien causal a joué. L’application des premières intensifications a été très concluante. Tous les appareils de production agricole se sont mis à l’épandage d’engrais, d’amendements et de pesticides, et la sécurité alimentaire y a beaucoup gagné, mais la plupart des pays en sont restés à des épandages extrêmement faibles. Nous allons clore le chapitre des ingrédients de la sécurité alimentaire avec l’intensité du travail physique humain. L’agriculture ne pourrait nourrir l’humanité sans une grande quantité d’énergie qui vient du soleil : les chloroplastes des végétaux synthétisent les molécules alimentaires, à partir d’énergie solaire, d’eau, de sels minéraux. C’est la photosynthèse. Une seconde source est l’énergie physique humaine, qui est encore plus utilisée que celle des animaux de trait, le tracteur n’ayant encore qu’un rôle marginal. La sécurité alimentaire a grandement progressé grâce à des travaux d’intérêt collectif d’aménagement foncier et hydraulique, peu rémunérés, qui ont renforcé le plein emploi17. Ainsi fit la Chine après 1950. Cette ingénierie a jalonné l’histoire des peuples et la construction des États, des Andes aux Philippines, du Yémen au Mexique18. La France méridionale n’était qu’un jardin jusqu’aux terrasses des terres hautes des Pyrénées ou des Alpes19. Ainsi l’agriculture produit-elle plus d’énergie qu’elle n’en consomme. Son rendement énergétique – le rapport entre la valeur énergétique de la production végétale utilisée par l’homme et celle des produits nécessaires pour obtenir cette production végétale – avoisine 50 mais peut 17 Mc Netting, R, C. Smallholders, Householders – Farm Families and the Ecology of Intensive, Sustainable Agriculture, Stanford : Stanford University Press ; 1993, 390 p. 18 Mazoyer, M, Roudart, L. Histoire des agricultures du monde – Du néolithique à la crise contemporaine. Paris : Seuil ; 1997. 533 p. 19 Young, A. Travels in France and Italy During the Years 1787, 1788 and 1789, 1791, 258 p.
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atteindre 100 ou même 200 calories végétales produites pour une calorie en intrants coûteux consommés par l’agriculture20. Dans les pays développés ou exportateurs de céréales, l’énergie dépensée peut dépasser l’énergie produite. Avec la motorisation, l’irrigation, les engrais et pesticides, les aliments composés pour animaux, on peut dépenser trois calories pour en produire une seule. L’agro-industrie ne pourra répondre à tous les besoins du monde car la généralisation de telles dépenses accélérerait l’épuisement des réserves mondiales et susciterait des conflits entre les activités utilisatrices de pétrole. Cette transition énergétique montrerait d’emblée la nécessité de préserver le pétrole, par exemple pour la pétrochimie pour laquelle il est irremplaçable ; les cours seraient prohibitifs pour la plupart des agricultures des pays en développement. Faute de définition rapide d’une filière de remplacement, dont la mise en place requerrait quinze ou vingt ans et qui serait porteuse d’un renchérissement des coûts de l’énergie, le recours à des biocarburants a toute chance d’être activé, ce qui va réduire inéluctablement les disponibilités en terre et en eau pour la production vivrière. Bref, ce lien entre sécurité alimentaire et quantité de travail physique humain désigne un acteur principal : la petite agriculture non mécanisée.
Autres facteurs de la couverture des besoins Moins décisifs, d’autres facteurs relèvent du développement, et d’abord du régime alimentaire, avec la proportion de calories d’origine animale. Signe d’une bonne couverture des besoins, un régime riche en protéines est aussi un indicateur de développement général qui n’est pas à la portée de toute l’humanité : il faut de 4 à 9, voire 12 calories végétales, pour produire une calorie animale21. Le combat contre l’insécurité a été remporté là où le régime est maigre en viande. Un autre facteur est le produit de l’agriculture par actif agricole22. Le lien avec la couverture des besoins est l’une des formulations les plus 20 Humains et animaux de trait se nourrissent de produits végétaux issus de la fonction chlorophyllienne. En l’absence de motorisation, d’épandages d’engrais ou d’amendements, de produits phytosanitaires, d’aliments composés pour les animaux, d’irrigation requérant des pompes à moteur, de matériel agricole produit par l’industrie, d’éclairage électrique – toutes techniques gourmandes en énergie, les dépenses d’énergie restent faibles. Cf. Collomb, Ph, 2003, ibid. 21 Il peut aussi être associé à la pauvreté et au déficit alimentaire. Certains peuples de bergers des hauts plateaux montagneux du monde se nourrissent en grande partie de produits animaux, lait, fromage, yoghourt, viandes, qu’ils complètent d’orge échangée contre la laine qu’ils tirent de leurs troupeaux ; mais ils ne couvrent qu’incomplètement leurs besoins. 22 Il s’agit du Real Gross Domestic Product dans l’agriculture, en dollars constants (corrigé selon la formule Laspeyre) et à parité de pouvoir d’achat.
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convenues du développement rural : plus les paysans produisent, plus leur alimentation couvre leurs besoins. On obtient un résultat voisin avec le produit par habitant, toutes activités nationales confondues. C’était prévisible : l’évolution de la couverture va de pair avec celle de l’économie nationale. Dans les deux cas, la corrélation est faible car le produit est mal réparti entre les populations.
Facteurs modérément liés à la couverture des besoins La proportion de terres irriguées n’est pas un facteur concluant de la sécurité alimentaire23. Ce sont surtout les grosses unités de production qui ont bénéficié de l’irrigation, ce qui fait que la proportion de terres irriguées a surtout participé à la détermination de la production commercialisée et des exportations céréalières. La révolution verte n’a que peu valorisé le travail des petites unités de production. Un autre facteur présumé de sécurité alimentaire est la production de racines ou tubercules dont la robustesse permet aux agriculteurs pauvres du Sud de subvenir à leurs besoins. Le résultat obtenu est contre-intuitif : plus la proportion de calories produites en manioc, igname ou taro est forte, moins les besoins sont couverts. C’est que le produit agricole par actif est d’autant plus faible que la proportion de calories produites en racines et tubercules est élevée. Ces productions ne sont fortes que dans les pays les plus pauvres. De plus ces plantes ne sont cultivées que dans de petites structures, et leurs superficies totales nationales augmentent peu ou diminuent. En outre, les pays concernés soutiennent surtout les céréales, de plus en plus consommées par les citadins ; et la recherche en amélioration de ces cultivars de racines ou de tubercules n’a guère été entreprise. On voit donc la sécurité alimentaire surdéterminée par le renforcement de la production familiale et par le plein-emploi, plus que par le développement de la masse totale des produits agricoles.
Situations, tendances et mutations à venir Situations et tendances Au sommet de l’échelle des produits agricoles nationaux, l’agriculture des pays développés, gourmande en pétrole car le tracteur y a remplacé l’homme, couvre des besoins exigeants en calories d’origine végétale. 23 Borlaug, N, E. L’humanité et la civilisation devant une nouvelle croisée des chemins, Conférence McDougall, FAO, 8 novembre 1971, 28 p.
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Les exportations compensent les importations venant d’un marché international alimenté surtout par les États-Unis et l’Union européenne. L’agro-industrie tend à y remplacer l’agriculture familiale, avec des rendements souvent élevés. Mais la durabilité de cette agriculture n’est pas assurée car la productivité dépend largement des cours du pétrole ; en outre, elle dégrade les nappes : à force d’accroître des prélèvements en eau superficielle ou souterraine supérieurs aux apports, on va vers la désertification. Ce n’est pas elle qui couvre les besoins mondiaux mais l’agriculture familiale, qui compte 9 agriculteurs sur 10. En majorité, la population du monde s’alimente elle-même24. Au bas de l’échelle, une quinzaine de pays réunissent tous les facteurs de croissance forte des besoins. De 400 millions d’habitants en 1995, ils dépasseront le milliard en 2050. D’ici là, leurs besoins auront été multipliés par 9 sachant que leur ratio des jeunes va encore s’élever. Leur situation alimentaire va donc se dégrader. Faute de solvabilité, ils ne pourront pas importer de vivres. Au Sud, les prix des produits agricoles suivent une baisse de longue durée, et l’agriculture ne reçoit pas le bon prix en échange de ses produits. La reproduction des biens de production humains, écologiques ou matériels, n’est pas assurée. La dynamique démographique est marquée par une telle inertie que même si la croissance ralentit en valeur relative ou absolue, la population continuera d’augmenter encore longtemps : il y aura plus de 9 milliards d’hommes en 2050. La sous-alimentation et la malnutrition resteront à éliminer et la production devra doubler25.
Mutations à venir L’ouverture des économies nationales est engagée. Des négociations sont en cours sur le commerce, avec deux objectifs : la réduction des subventions à l’exportation et la diminution des barrières douanières. Les ÉtatsUnis et l’Union européenne sont particulièrement sollicités mais les règles s’appliquent à tous les pays. Des dérogations peuvent être adoptées : pour préserver des produits sensibles ou pour protéger une fragile agriculture de subsistance ; une dérogation supplémentaire s’appliquerait aux produits spéciaux et préserverait le niveau de vie. Mais ces mesures sont transitoires et le répit doit être utilisé pour augmenter la productivité. À terme, la petite agriculture est menacée si les gains de 24 Diouf, J, Wolfensohn, D, W. « Preface », in Dixon, J, Gulliver, A, Gibbon, D, eds. Farming Systems and Poverty – Improving Farmers Livelihoods in a Changing World, Rome, Washington : FAO and World Bank ; 2001, 412 p. 25 Collomb, Ph. Une voie étroite pour la sécurité alimentaire d’ici à 2050. FAO/Economica ; 1999. 197 p.
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productivité sont trop faibles or la rémunération du travail peut être insuffisante aux yeux des paysans, avec un risque de désaffection et de migration vers les villes. La concentration urbaine s’accentue. La désaffection des campagnes et la saturation des sites urbains ont des effets sanitaires, sociaux et alimentaires incontestables en raison des modifications de régime. La désertification gagne sur tous les continents au détriment des terres cultivables. À cause de la pauvreté, mais aussi de la surexploitation des sols. La ponction sur les nappes phréatiques a des effets désastreux. La crise de l’énergie menace. De grands pays révisent à la baisse leurs perspectives de production de pétrole. La prospection pétrolière s’intensifie. Les stratégies occidentales au Moyen-Orient sont guidées par les besoins des pays riches ; les tensions sur l’approvisionnement ne mènent pas toujours aux meilleures politiques internationales. Les irrégularités climatiques s’amplifient, multipliant les désastres naturels, en particulier dans les zones d’agriculture marginale. Les émissions de CO2 sont en partie responsables du réchauffement de la planète et de l’effet de serre, mais n’oublions pas que le méthane produit par les animaux d’élevage est égal au gaz d’échappement des voitures. Face à ces mutations, prospective et prévention s’imposent. De nouveaux équilibres sont à trouver. Une instance internationale devra gérer les interactions entre population, développement et environnement. Les biens communs disparaissent et avec eux les populations qui en tiraient leur subsistance. Les chimpanzés et les bonobos, nos lointains cousins dont le patrimoine génétique diffère si peu du nôtre – lignée génétique de laquelle partirent au moins trois tentatives de peuplement du monde26 – seront-ils là longtemps ? L’humanité peut avoir un besoin impérieux et urgent de leurs gènes spécifiques. Pour plusieurs raisons, ces mutations concernent toute l’agriculture, à commencer par la petite et celle des pays déficitaires, fragiles face à l’agro-industrie. Les États freinent l’évolution des prix, qui ne suivent pas l’inflation. Ils peuvent le faire grâce aux denrées fournies à bas prix par une agroindustrie forte des subventions à l’exportation. Ces mesures, destinées à préserver la paix sociale urbaine, ont des effets dévastateurs car la baisse tendancielle des prix agricoles va contre la reproduction des forces de production. L’extension des exploitations destinées à l’approvisionnement des populations urbaines absorbe de grosses superficies de bonnes terres. Plus riche en protéines, l’alimentation urbaine est plus exigeante en terre et en eau. 26 Deux de ces tentatives ont échoué sans explication bien identifiée, mais après une longévité qui restera très longtemps, et peut-être toujours, supérieure à celle de l’Homo sapiens sapiens.
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La petite agriculture doit brûler les étapes, créer ses sols, assurer la maîtrise hydraulique, créer des microclimats propices27. Un surcroît de fragilité est malvenu. Les populations à croissance rapide sont pauvres et majoritairement agricoles. On le voit en Amérique latine, le surcroît de besoins dû à la croissance de la population est surtout à la charge de l’agriculture familiale, laquelle ne dispose pas des réserves de terres nécessaires et perd les siennes à mesure que s’amplifie sa pauvreté, qui la repousse vers les sols marginaux où elle devient un sous-prolétariat. Un fort effectif de jeunes par rapport au nombre d’actifs constitue une menace de déficit vivrier et de déclin pour l’agriculture familiale. La grandeur d’un pays favorise son développement rural28. Tant les infrastructures que l’effort de recherche y sont plus développés. La petite agriculture familiale peut répondre aux besoins29, grâce à ses forts intrants en travail humain, ses salaires très faibles, ses méthodes frustes d’intensification et d’aménagement, sa nature génératrice de plein-emploi, ses faibles exigences en énergie fossile, ses capacités d’adaptation et ses faibles nuisances30. En somme, elle est la plus durable, à moins qu’une trop grande pauvreté ne la conduise à passer outre la maintenance des sols. Le défi alimentaire ne pourra être relevé sans le défrichage d’une fraction des 60 % de terres utilisables mais non encore cultivées31. Dans l’hypothèse où la production extensive des grandes propriétés serait maintenue, moins du quart de ces superficies devrait être mis en exploitation. Le perte de diversité génétique due à cette anthropisation supplémentaire, qui ne concerne pas les forêts, ne devrait pas faire courir le risque d’une catastrophe écologique majeure. Mais tous les pays n’ont 27 Établissement d’une parcelle d’étang pour 20 parcelles de culture comme le stipulait le modèle chinois ; plantations linéaires d’arbres coupe-vent ; élaboration de systèmes de prévention des irrégularités climatiques ; établissement de structures de veille des irrégularités climatiques ; construction d’ouvrages en prévision de crues ou de sécheresse ; transfert des forêts dans les zones de montagne ; mise en culture de terres nouvelles. Cf. Collomb Ph. 1984, La mort de l’orme séculaire. Crise agricole et migration dans l’Ouest audois des années cinquante. Paris, Institut national d’études démographiques, Travaux et Documents, n° 105-106, 1 040 p. 28 Une langue commune, une autonomie politique ancienne, des infrastructures commerciales, financières et de transport, une élite dotée d’un haut niveau d’éducation donnent à la population d’un grand pays des traditions, des savoirs, des techniques de production, des complémentarités, des économies d’échelle, des échanges..., dont sont dépourvus les petits pays. 29 Mc, Netting, R, C. Smallholders, Householders – Farm Families and the Ecology of Intensive, Sustainable Agriculture, Stanford University Press ; 1993. 390 p. 30 La situation tend à se dégrader quand l’introduction des engrais naturels dans la rotation devient insuffisante, faute de terres, et que trop d’engrais chimiques migrent dans la nappe phréatique. 31 Roudart, L. Global agro-ecological zones study. Rome : FAO, IIASA, ISRIC ; 2002. 11 p. Cf. FAO, World agriculture: towards 2015/2030, an FAO perspective, ed. Jelle Bruinsma, FAO Earthcan, Rome, 432 p.
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pas de « communs » inexploités en suffisance. Restent des terres résiduelles. Encore faut-il que cette agriculture familiale ne soit pas mise à mal par une agro-industrie, elle-même menacée. L’OMC devrait donc lui concéder un statut d’exception à étendre à l’alimentation, aux sociétés rurales et aux milieux naturels.
Quelques clarifications d’ordre politique Faut-il une politique agricole ? Une nation doit protéger ses producteurs de denrées alimentaires de proximité, notamment pour la fraîcheur des produits périssables et la qualité alimentaire des produits frais riches en vitamines. C’est l’une des raisons qui justifient que l’on assure aux agriculteurs du pays un traitement privilégié. Celui-ci doit s’intégrer dans une politique de soutien des prix nationaux, destinée à assurer ce ravitaillement régulier sans lequel on risque de se heurter à des difficultés sanitaires et même des troubles sociaux. Les importations vivrières représentent-elles pour autant une dépendance internationale qui constitue un danger véritable en cas de guerre ? Pas nécessairement. Les guerres affectent surtout les appareils de production et de commercialisation agricole. Ainsi, en France, les importations de denrées de base n’étaient pas considérables avant la dernière guerre. On importait certes du riz, par exemple, mais pas en très grande quantité. En revanche, les structures de production agricole et de distribution ont été fortement perturbées par la guerre. Les enquêtes alimentaires semestrielles, en particulier celle de l’automne 1942, montrent que les productions étaient loin d’atteindre leur niveau d’avant-guerre. La croissance des haies a été forte durant le deuxième conflit mondial, leur largeur pouvant atteindre huit mètres. Quand on sait que le tracteur ne pouvait pénétrer dans la plupart des parcelles du pays au sud de la Loire, on peut voir là un signe de sous-activité, dans lequel certains chercheurs ont décelé une résistance passive de l’agriculture du Sud. Certes, l’État français a vivement incité les Français au retour à la terre pour produire en autarcie des denrées alimentaires, et aussi des matières premières de remplacement pour certaines industries. Mais l’appui à l’effort de guerre allemand a été important. Avec les quotas, l’occupant réquisitionnait les denrées à la source. Cela suffit à expliquer l’instauration de tickets de rationnement.
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Comme la plupart des pays en développement n’ont pas la solvabilité nécessaire pour importer leurs aliments de base, les politiques agricoles et alimentaires conduiront-elles à exploiter toutes les terres agricoles nationales disponibles ? Un développement durable de l’agriculture mondiale n’exige pas de donner des armes inconsidérées aux tenants de la hard ecology chère à certains peuples qui ont acquis assez récemment d’immenses terres au détriment de populations de chasseurs, qui affectionnent particulièrement la disposition de grands espaces en propriété, et qui établissent sur ces terres une agro-industrie dont l’ambition première d’alimenter le monde est apparue dès les commissions spécialisées de la Conférence de Hot Springs ! Les travaux scientifiques de référence montrent certes qu’il sera nécessaire d’accroître les superficies mises en cultures, mais seulement pour une fraction minoritaire des terres disponibles. Ils sont en outre unanimes à considérer qu’il sera indispensable de mieux exploiter les terres cultivées. L’effort devra porter sur la productivité à l’hectare bien plus que sur l’augmentation quantitative des hectares mis en culture. Les politiques agricoles et alimentaires de l’Inde et de la Chine peuventelles être comparées ? Entre 1950 et 1990, ni la Chine ni l’Inde n’étaient solvables pour importer des denrées de base. Les circonstances ont contraint leurs populations à produire par elles-mêmes le nécessaire. Ce n’est que depuis une bonne dizaine d’années qu’elles pourraient, si elles le voulaient, importer une part de leur nourriture pour compenser leurs déficits vivriers. En réalité, elles exportent des denrées alimentaires, à cause, en particulier, de la révolution verte et des rendements ainsi obtenus dans les grandes exploitations avec une bonne ingénierie hydraulique. Mais il ne semble pas qu’entre 1950 et 1990 les agriculteurs chinois aient eu le sentiment de bénéficier d’une sécurité suffisante sur les marchés pour pouvoir se mobiliser essentiellement sur les progrès de productivité. Les quotas qui leur étaient imposés étaient à trop bas prix pour qu’on puisse les considérer comme des éléments d’un marché ouvert. Les résultats remarquables observés de 1972 à 1996, en termes de taux de couverture des besoins par les disponibilités, traduisent néanmoins de sensibles améliorations de sécurité alimentaire des populations. Les inégalités de distribution des terres et des eaux d’irrigation entre les agriculteurs de l’Inde, rendent hasardeuse toute comparaison en terme de sécurité alimentaire entre l’Inde et la Chine.
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Dans ces conditions, comment interpréter le niveau faible des échanges de céréales dans les échanges agroalimentaires mondiaux ? Les céréales ne sontelles pas en quatrième position derrière les fruits et les légumes, les oléagineux et les viandes (voir Lucien Bourgeois) ? Pour une part non négligeable, il faut voir là le résultat de l’augmentation du pouvoir d’achat des populations aux revenus les plus élevés, qui peuvent ainsi se procurer les denrées alimentaires les plus onéreuses. De manière générale, l’alimentation des populations nanties connaît une amélioration substantielle de sa qualité et une augmentation de son coût. Pour une autre part, il faut incriminer le maintien de la pauvreté du paysannat mondial qui, faute d’emploi hors agriculture, alimente les populations nationales en ne disposant que des moyens les plus sommaires et les moins coûteux, et en se voyant imposer des cours faibles en échange des denrées de base qu’ils produisent. Protectionnisme et soutien aux exportations sont-ils incompatibles ? Loin de là ! Des visées protectionnistes n’interdisent pas les subventions à l’exportation des denrées agricoles, comme le montre l’exemple des États-Unis. Leurs grosses firmes internationales du type de la United Fruit Company, qui acquièrent à faible prix les produits de l’agriculture mondiale, ne manquent pas d’importance dans le domaine des échanges internationaux. Les ressources naturelles des États-Unis confèrent à ce pays une rente de situation considérable sur le plan de la productivité agricole de ses unités de production, et lui donnent des capacités pour faire face à la concurrence internationale, capacités qu’il a exploitées. La transformation du Colorado en biomasse avec ses vergers a certes été un acte à visée nationale, mais aussi l’acquisition d’une puissance commerciale incontestable. C’est en cela que l’on peut considérer que les États-Unis ont manifesté leur volonté de devenir un grand pays exportateur de produits agricoles. Ils ont cru à l’utilité de soutenir leurs exportations agricoles, pour le soja bien sûr mais aussi, par exemple, pour le blé dur. On oublie trop souvent qu’entre 1985 et 1995, l’Union soviétique et certains de ses satellites ont bénéficié du blé américain à des prix de dumping. Les difficultés alimentaires qu’ont connues ces pays dans la deuxième moitié des années quatre-vingts ne sont d’ailleurs pas pour rien dans l’écroulement des régimes communistes et dans la chute du Mur de Berlin. Ainsi quatre ingrédients d’une politique offensive d’exportation se trouvent-ils combinés par certains pays : fortes disponibilités en terres et en eaux ; capitalisation considérable sur le très long terme de soutiens structurels (fonciers et hydrauliques) et infrastructurels de la production agricole ; protectionnisme aux motifs les plus divers ; subventions
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des exportations. Face à cette logistique économique « stratégique », les pays principalement agricoles peuvent opposer en général leur frugalité, avec quatre types de rente de situation traditionnelle du pauvre, qui sont d’une efficacité économique indéniable, peut-être dangereuses pour l’Occident, mais qui peuvent être néfastes pour la préservation des ressources. Citons en particulier : de très faibles rémunérations du travail ; de fortes économies sur les intrants incorporés dans la production ; des infrastructures limitées à celles tirées de travaux d’intérêts collectifs de nature participative ; une absence de recherche agronomique adaptée aux contextes locaux. Certains de ces pays poursuivent au mieux les avantages d’une capitalisation qui porte l’empreinte des millénaires, capitalisation foncière, petits aménagements hydrauliques, recherche, etc.
Conditions à remplir L’agriculture ne peut pas répondre aux besoins du monde en l’état actuel. À preuve, l’impossibilité rémanente de réduire le nombre de malnourris et de sous-alimentés. Une autre agriculture le pourrait sans doute mais la voie sera étroite et difficile : dix-sept conditions nous séparent d’une agriculture durable dans une procédure de développement durable (ADRD) étendue aux zones marginales. Autant dire que les méthodes propres à réaliser ces conditions sont encore à trouver ; la conférence de Porto Alegre a défini le modus operandi avec une approche participative décentralisée et associative pour des diagnostics partagés et des actions locales solidaires32. On revient à une démarche prônée dans les années soixante-dix : penser globalement – c’est à l’ordre du jour avec la « gouvernance de la planète » – et agir localement, comme l’imposent la diversité de l’agriculture et la conduite de travaux participatifs d’intérêt collectif pour l’intensification de l’agriculture et la préservation de l’environnement. Énumérons donc ces conditions. Pour répondre à ses différents besoins, dans une conjoncture de pauvreté, de mondialisation, de renchérissement de l’énergie et de changement climatique, le monde devra maîtriser les interactions entre population, développement et environnement et, pour ce faire, mettre en œuvre une gouvernance globale. Il y a urgence car certains peuples sont hors d’état de répondre aux besoins fondamentaux ; ils ne peuvent maîtriser leur destin sans la solidarité internationale. Y manquer pourrait avoir de graves conséquences ; certains pourraient être tentés par des aventures militaires ou écologiques en cas de tension extrême sur 32 Mahler, P-J. Après Porto Alegre, Quelles pistes pour relancer l’ADRD ? Consultation de la FAO, 24 avril 2006, 6 p.
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les ressources. Tout est lié dans le développement planétaire33. Une bonne gouvernance suppose l’intégration de nombreux facteurs – agriculture, nutrition, santé, éducation, développement social34 – dont chacun justifie l’existence d’une organisation internationale différente, sans lien fonctionnel avec les autres. La gouvernance de la planète est donc du ressort d’une instance supérieure. L’étude des interactions ferait partie de sa charge comme le contentieux, qu’il concerne les droits des réfugiés et des minorités, les territoires frontaliers ou l’usage des fleuves internationaux. Soutenus par la société civile, les États auraient à s’unir pour que les Nations unies disposent d’un Cerveau international d’analyse de la gouvernance du monde, chargé de coordonner les activités des agences et des programmes du système des Nations unies appelées à participer à ses activités ; de définir des priorités ; de réunir les fonds nécessaires à la conduite des opérations ; de réserver les fonds disponibles pour les missions prioritaires retenues sur le très long terme. Les opérations de terrain ne pourraient être conduites que par des organisations non gouvernementales que ce cerveau coordonnerait et qui seraient reconnues et acceptées localement. La croissance des populations et des besoins, porteuse de conflits sur des ressources naturelles finies, rend nécessaire une telle institution. Il n’y a pas d’agriculture sans paix ; on ne peut édifier la paix sur des ventres vides. Les nations et la communauté internationale devront coopérer contre la faim, qu’elle vienne des structures démographiques ou du défaut de reconnaissance des sociétés humaines et de respect des différences. Cela suppose l’acceptation du statu quo territorial, la 33 Des incohérences peuvent engendrer l’insécurité alimentaire ; non au sein de certains champs disciplinaires, mais à leurs frontières, là où interviennent les interactions : – entre économie et développement, là où à défaut d’application des règles, il n’y a plus de marché ; – entre sécurité et économie, là où seul un travail physique massif donne accès à l’alimentation ; – entre environnement et lois foncières, là où seule la terre inapte promeut la productivité à l’hectare ; – entre genre et développement, là où seuls les hommes sont chefs d’entreprise, et ont du crédit ; – entre développement et population, là où la surabondance de jeunes interdit l’accès à la sécurité alimentaire ; – entre développement et politique de santé, là où le sida décime spécifiquement les actifs agricoles ; – entre agriculture et développement social, là où l’éducation de base est faible et diminue ; – entre coopération et éthique, là où seuls les cultivars des sociétés riches font l’objet de recherche ; – entre aide et développement, là où l’aide bilatérale devient vectrice d’ajustement politique imposé. 34 Ainsi la Conférence des Nations unies sur le développement social (Copenhague 1995) préconisait-elle le plein emploi comme élément de base d’une politique alimentaire.
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recherche de solutions négociées aux contentieux territoriaux, la compensation des spoliations en moyens structurels de développement. L’éducation de base est nécessaire à toute promotion de l’agriculture. L’esprit de la Conférence des Nations unies sur l’éducation (Jomtien, 1990) devra être réactivé, en particulier en Afrique où l’éducation de base régresse. L’agriculture est affectée d’irrégularités climatiques qui semblent s’amplifier, menacer les zones marginales35 et creuser les déficits vivriers. Cette évolution peut être tempérée par le développement de microclimats favorables à l’agriculture : reboisement des zones non cultivables et des zones de montagne ; aménagement des fleuves pour la maîtrise de l’eau ; protection des sols, des eaux et du couvert végétal ; construction de barrages, digues et canaux ; terrassement et plantation d’arbres coupe-vent ; multiplication des plans d’eau épars, mares, étangs, lacs. Même s’ils restent limités, les effets climatiques de ces actions seront favorables à l’agriculture. La condition principale, dans ce domaine du changement global sera de tempérer le réchauffement, afin de réduire la hausse du niveau des mers qui va être responsable de pertes importantes de sols, de diminuer la fonte des glaciers qui va réduire le débit des fleuves qui sont à l’origine de grandes civilisations du monde et qui approvisionnent en eau la majorité de la population mondiale, ce qui suppose en particulier de restreindre les émissions de gaz à effet de serre. Il faudra arrêter la désertification et la faire régresser sur tous les continents. Le plus gros reste à faire pour la maîtrise de l’eau. Les coupes dépassent les capacités de reproduction des forêts en raison de l’exploitation minière du bois de qualité et de l’extension de la consommation du bois de chauffe. La déforestation est un facteur de la désertification et favorise le changement climatique. Le renouvellement du patrimoine forestier, la lutte contre la pénurie de bois de chauffe sont du ressort de l’agriculture, mais peu d’entre elles peuvent affronter ces questions de façon structurelle et systématique. De la fourniture d’énergie de remplacement au bois et du reboisement dépendront en partie, l’agriculture, les sols et le climat de demain. Les trois quarts de la diversité des cultures ont disparu depuis 1900. L’excessive homozygotie des variétés sur lesquelles est fondée la production alimentaire fait peser un risque de catastrophe globale. Moins de cinq cultivars assurent la majeure partie de cultures vivrières importantes de grands pays, le maximum étant observé pour le blé, qui repose sur 35 Bazzaz, F, Sombroeck, W. Changements du climat et production agricole. Paris : FAO/Polytechnica ; 1997. 406 p. Kasperson, J, X, Kasperson, R, E, Turner, B, L. Regions at risk – Comparisons of threatened environments, UNU Studies on Critical Environmental Regions. Tokyo-New York-Paris : United Nations University Press ; 1995. 588 p.
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une seule variété dans un grand pays exportateur. Cette uniformisation favorise la généralisation à de vastes territoires d’accidents localisés. En outre, la diminution du patrimoine génétique disponible entrave les travaux des sélectionneurs. Avec la croissance des besoins et la raréfaction des espaces disponibles pour des agricultures traditionnelles, les biotechnologies pourraient devenir un passage obligé pour l’approvisionnement alimentaire de l’humanité, or elles apportent aussi leur lot de risques écologiques : prolifération de plantes qui se sont croisées naturellement avec des plantes transgéniques, modifications de structure et de taille des populations d’insectes, sélection d’agents pathogènes par les plantes résistantes. On ne peut donc recourir au génie génétique sans instaurer une biovigilance nationale et internationale. Le maintien de la biodiversité préconisé par l’agenda 21 prend une tout autre signification avec les biotechnologies : il faut assurer la maintenance, voire l’extension, de réserves de biosphère comme celles qu’a établie l’Unesco, dans une perspective de sécurité à long terme, afin de garder des potentialités de réponses à des désastres majeurs. La sauvegarde du fonds génétique végétal et animal international est une condition essentielle à l’agriculture. Certains pays en développement, des États forts, ont su freiner la concentration urbaine et encourager leurs paysans à poursuivre l’agriculture. L’exemple devrait être suivi là où l’activité est exclusivement agricole, où les importations sont entravées par l’insolvabilité, où l’emploi non agricole stagne, où les infrastructures urbaines sont trop coûteuses à établir pour qu’on puisse accueillir les nouveaux arrivants. C’est du plein emploi des ressources renouvelables que vient la richesse des nations. Une autre condition, de nature économique et politique, consistera à prémunir l’agriculture contre une concurrence déloyale qui la condamne à la désaffection au profit de produits importés moins chers, qui contribue à changer les habitudes alimentaires et à faire baisser les rémunérations du travail agricole local. La commercialisation agricole ne devrait pas être entravée par des importations de denrées alimentaires, offertes à des prix sans concurrence, vu l’importance des subventions versées par des pays exportateurs dont l’agriculture dépend largement du pétrole et de la motorisation. Un autre danger tient à la dépréciation du travail agricole36, par rapport aux autres activités nationales, en particulier à l’administration et aux services. Cette dépréciation est d’autant plus grave que, comme l’a montré Quesnay37, c’est 36 Mazoyer, M., Roudart, L. 1997, ibid. 37 Quesnay, F. La physiocratie. Paris : INED ; 1958 (première édition en 1756).
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d’une juste rémunération du travail de production, la production agricole ayant un statut très particulier à cet égard en raison de son intrant principal gratuit, l’énergie solaire pour la photosynthèse ainsi que des capacités d’investissement qui lui sont associées que les nations tirent leur richesse et le monde son développement. Comme l’agriculture familiale assure le plus gros de l’alimentation du monde – même si elle n’approvisionne que faiblement le marché international – et que les vertus de l’agro-industrie risquent de n’avoir qu’un temps, la communauté internationale doit allouer à l’agriculture familiale un statut d’exception. L’agriculture doit disposer des biens qui lui sont nécessaires : communications, transports, information, marchés, semences adaptées, services. Autant dire que la coopération, la mutualité, le syndicat de défense de la production agricole conditionnent sa montée en charge. Elle ne pourra élaborer cet environnement et ces structures sans recevoir une bonne rémunération en échange de ses produits, seul moyen d’assurer la reproduction des forces de production. Pour augmenter la production agricole à la mesure des besoins, les rendements devront progresser, ceux des exploitations les plus productives et surtout ceux de l’agriculture familiale. Or beaucoup de pays n’ont pas encore franchi ces premières étapes de l’intensification agricole qui coûtent peu mais améliorent très sensiblement les rendements, avec réponse immédiate et couverture rapide des frais. L’engrais compense l’épuisement des sols trop sollicités, il permet de diminuer le temps de repos de la terre, ce qui est précieux quand celle-ci manque. Voilà un vaste potentiel de gain de productivité. Mais, faute de production locale d’engrais, le Sud doit importer ; et les prix sont dissuasifs pour les agriculteurs alors que les premières aides pour lancer la machine sont peu coûteuses. Depuis quarante ans, de nouvelles variétés sont apparues avec des blés nains, des maïs hybrides, du super-riz. Ces semences améliorées ont été porteuses de fortes augmentations de rendement, surtout dans les grosses exploitations irriguées. Associées à de lourdes charges en engrais et à l’usage d’agents de protection contre les pathologies et les animaux nuisibles, ces facteurs ont constitué ce qu’il est convenu d’appeler la révolution verte. Mais l’agriculture familiale, qui représente neuf agriculteurs sur dix, n’y a eu qu’un accès limité alors même que sa valorisation est une condition première de la satisfaction des besoins. Les facteurs de cette valorisation vont du travail paysan – irrigation, façons culturales plus avisées et plus expertes dans la chronologie et l’intensité des interventions au cours des cycles des végétaux, utilisation plus fréquente d’engrais verts – aux travaux de la faune, en particulier des vers de terre qui ameublissent les sols. Plus qu’une révolution technique,
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c’est une révolution des esprits, que M. Griffon a qualifiée de « révolution doublement verte ». Concernant aussi bien la culture elle-même que son environnement, elle est à la portée de l’agriculture familiale. On voit ici les avantages à tirer de la coopération entre pays du Sud ou entre pays du Nord et du Sud. On distingue ainsi l’importance de la recherche – recherche de nouveaux cultivars, recherche de nouvelles races animales, recherche sur le développement et sur les interactions entre la population, le développement et l’environnement (interactions PDE) – , mais surtout l’urgence d’une recherche pratiquée selon un modus operandi un peu particulier : une recherche mue par les besoins du Sud, conduite par les pays demandeurs, soutenue si nécessaire par les institutions de recherche qui ont capitalisé dans les différents domaines impliqués, et mise en œuvre par des organisations non gouvernementales à la demande de pays donateurs. Ainsi serait opéré un transfert vers le Sud, de la responsabilité des recherches sur le Sud 38. Ce transfert est d’ores et déjà engagé. La compétence en matière de transfert technique et de stimulation de la recherche « à la racine » est en particulier le fait de deux pays du monde : la Belgique, sa ccoopération, et son université de Louvain-la-Neuve, et le Canada, ses unités, l’Agence canadienne pour le développement international (ACDI), le Centre de recherche en développement international (CRDI), et son université de Montréal en collaboration avec l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Les opérations canadiennes de transfert de capacités scientifiques et techniques en Afrique sont d’ailleurs d’autant mieux accueillies que ce pays ne pâtit pas d’un passé colonial. La France se distingue actuellement dans le domaine, avec son programme Pripode39, financé par le ministère français des Affaires étrangères (DGCID) et mis en œuvre par le Comité international pour la coopération dans les recherches nationales en démographie (CICRED). La productivité devra être augmentée aussi par des voies encore peu explorées. Dans nombre de pays, la majorité des terres disponibles sont exploitées dans de grands domaines, de façon extensive. Or, comme l’a montré la Banque mondiale dès les années soixante-dix, la productivité par hectare des grands domaines est inférieure à celle des petits, d’où perte de rendement et perte d’emploi. Certaines réformes agraires sont célèbres en Amérique latine mais c’est en Asie qu’elles furent réalisées le plus en profondeur. Au Japon, une réforme capitaliste répartit deux millions d’hectares et transforma chaque cultivateur en proprié38 Les pays qui ne disposent que de peu de moyens techniques, financiers et humains devront évaluer leurs besoins les plus urgents et unir leurs efforts de recherche pour les satisfaire. 39 Programme pour la recherche internationale sur la population, le développement et l’environnement.
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taire. Ainsi disparut toute forme d’exploitation non régulière des sols ; la frugalité et les capacités de travail de la population firent le reste : la réussite de l’agriculture nippone. La Chine, dès l’arrivée au pouvoir du régime socialiste, opéra une collectivisation des terres qui servit de base à une mobilisation de masse pour l’aménagement des cours d’eau naturels, des canaux, des écluses, rendu nécessaire par leurs capacités dévastatrices que l’on tente de contenir depuis le ve siècle avant notre ère. Quelques autres pays ont procédé à l’expropriation légale des terres maintenues longtemps incultes. La réforme agraire a souvent donné lieu à des conflits violents. L’accès des jeunes paysans sans terre au foncier passe désormais plutôt par le défrichage de terres nouvelles que par l’intensification de terres cultivables et restées incultes sur les grands domaines. Qu’elles soient issues de grandes propriétés ou prises sur les biens communs nationaux, des terres inexploitées devront être mises en culture afin d’améliorer la productivité par hectare du patrimoine foncier de l’humanité en agriculture durable. Cette condition en appelle une autre : la sécurité de la tenure foncière. Or les systèmes fonciers traditionnels, parfois contradictoires entre règles coutumières, islamiques et autres, ne la garantissent que modérément, et restent vivaces, car ils assurent au plus grand nombre un accès minimum à la terre. Ils intègrent des populations dans les zones de migration rurale, avec des prêts aux allochtones, mais la croissance démographique diminue les espaces libres, là où les ressources naturelles étaient abondantes. Politiquement dangereuse, la privatisation des terres n’est pas la solution miracle pour faire d’un système traditionnel extensif, un système productif. Seules des adaptations progressives permettront de bien articuler prérogatives locales et dispositifs législatifs institutionnels40. Mais le système traditionnel peut même être dirimant : pour assurer à l’entreprise d’irrigation le paiement des droits, il faut que la fonction de chef d’exploitation soit stable. L’agriculture familiale est tributaire du régime pluviométrique. Une des conditions de son développement est donc la recherche et la diffusion de semences améliorées, adaptées à l’agriculture pluviale, ce qui exige des investissements lourds. On ne pourra s’en tenir aux céréales produites par les pays développés car de nombreuses espèces végétales sont restées orphelines de toute recherche : céréales mais racines et tubercules sur lesquels repose l’alimentation des populations pauvres et/ou rurales. Les importations ne concernent en effet que les pays en déve40 Drabo, I, Ilboudo, F, Tallet, B. Dynamique des populations, disponibilités en terres et adaptation des régimes fonciers : Le Burkina Faso, Une étude de cas. Paris : CICRED, FAO, Paris ; 2003. 113 p.
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loppement les plus riches et ne sont liées à la croissance démographique que pour les pays producteurs de pétrole41. L’irrigation n’est que peu liée à la couverture des besoins car les céréales produites en terres irriguées ne représentent qu’une faible part des céréales récoltées dans les pays en développement. On observe néanmoins de fortes baisses des nappes phréatiques dans la plupart des grandes zones irriguées du Tiers-Monde. Les capacités d’irrigation s’épuisent à mesure que les pompages s’intensifient, il ne faut donc pas trop attendre de ce facteur d’intensification. La maîtrise des eaux de surface reste à acquérir. La Chine vient de progresser d’un bond en aménageant le cours du troisième plus long fleuve du monde, le Yangtseu-Kiang. Mais l’avenir est dans la petite et moyenne exploitation des ressources en eau, l’aménagement de fleuves, la construction de digues, de canaux, de réseaux d’irrigation, qui restent à effectuer dans de très nombreux pays pauvres. Une autre condition est que les surfaces cultivées s’accroissent. Des terres nouvelles devront compenser les pertes par désertification, urbanisation, voirie ou industrialisation. Nombreux sont les pays qui disposent de terres hermes à défricher et à allouer aux paysans sans terre. Une solution durable peut venir des versants, si des terrasses sont aménagées. Le quart des 25 millions de km2 disponibles suffirait pour répondre aux besoins d’ici à 2050. Mais les ouvertures de terres ont rarement réussi, faute d’infrastructures d’accompagnement et de travaux d’intérêt collectif importants42. En pays pauvre, la sécurité alimentaire suppose le plein-emploi or les conditions précédentes exigent généralement que soient réalisés des travaux d’intérêt collectif ou des travaux participatifs importants, pour la valorisation des fonds eux-mêmes ou pour l’aménagement rural et la protection des ressources naturelles. Le plein-emploi garantit l’accès aux vivres. Trouver un produit de substitution au pétrole est une condition urgente pour que l’agriculture puisse satisfaire les besoins. Il faudra ensuite attendre de quinze à vingt ans pour que soit mise en place toute la structure d’exploitation. Les biocarburants pourraient devenir le carburant du pauvre, lorsqu’une filière de substitution au pétrole aura été définie. Mais ils ne seront pas la filière de remplacement du pétrole, pour un monde dont les consommations sont très élevées et croissent 41 Collomb, Ph. « Transition démographique, transition alimentaire – I. La logique économique des importations de céréales, Population, 1989, 3. p. 583-612. II. De la logique démographique des importations de céréales, à la logique alimentaire », Population, 4-5, p. 777-807. 42 Clavier, P. Réforme agraire et agriculture paysanne : au-delà de l’accès à la terre, un accompagnement nécessaire – Expérience et enseignements du projet Bagé, Brésil, Agronomes et vétérinaires sans frontières (VSF-CICDA), n° 17. Nogent-sur-Marne, Les éditions du groupe initiatives ; 2006. 41 p., [email protected]
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de façon exponentielle43. En attendant un remplaçant du pétrole, la production de biocarburants occupera vraisemblablement une quantité croissante de terres de qualité au-delà des frontières du Brésil et de l’Indonésie, au détriment de la production vivrière. C’est pourquoi il est urgent d’accélérer la recherche d’un remplaçant au pétrole.
Épilogue Pour que le monde perdure, les besoins fondamentaux des sociétés qui le composent devront être satisfaits. Or nombre d’entre elles n’ont pas franchi les étapes de leur primodéveloppement rural, alors que cela n’entraverait nullement le développement général et que les critères techniques de production agricole économiquement et humainement renouvelable pourraient être respectés dans la plupart des cas. Les disponibilités naturelles de la planète devraient suffire pour satisfaire les besoins jusqu’à la stabilisation de la population, mais ce nouveau développement exige des conditions impératives : intensification de l’agriculture, augmentation des surfaces cultivées, économie d’énergie fossile et d’énergie alimentaire – alimentations moins riches en viandes, en graisses, en sucres rapides, faisant plus de place aux protéines végétales et aux sucres lents. Comme la capitalisation, en infrastructures par exemple, en est à des stades extrêmement divers, la coopération et la solidarité internationales devront apporter des moyens, sachant que certains pays sont dans l’incapacité totale de subvenir à leurs besoins, pour des raisons plus structurelles que conjoncturelles. L’agriculture contribuerait ainsi à l’édification d’un monde durable. L’existence de marges de manœuvre est précieuse pour faciliter la gouvernance d’une planète lourdement chargée. Il n’en est pas moins urgent de créer une institution en charge de cette gouvernance. Elle devra éviter les effets catastrophiques qui peuvent résulter des interactions entre population, développement et environnement – ainsi des effets à long terme de prélèvements d’eau supérieurs aux apports. L’aventurisme d’un seul pays, aux prises avec ses propres incohérences dans la gouvernance de ressources naturelles insuffisantes, peut casser l’édifice. Les moyens à mettre en œuvre sont limités, les terres nouvelles à ouvrir à la culture sont pauvres et les gros aménagements fluviaux 43 Bien qu’il faille beaucoup plus d’énergie aux États-Unis pour produire l’éthanol que ce biocarburant n’en fournit, et bien que le Brésil produise cette source d’énergie à bien moindre coût, l’administration actuelle subventionne la production américaine d’éthanol et maintient ses barrières commerciales sur l’importation de ce carburant. Si les contribuables occidentaux avaient pleine conscience de l’importance de la ponction fiscale exercée pour soutenir leur secteur agricole, leurs gouvernements auraient fort à faire pour les convaincre du bien-fondé d’une telle fiscalité.
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restant à opérer n’auront pas de retombées économiques fortes. Comme les solutions techniques apparaissent plus sûres et sont généralement moins coûteuses, elles sont préférées à celles qui touchent à la valorisation du capital humain et à la durabilité des avancées. Avec la montée des tensions sur les ressources, les tentations seront grandes de s’en remettre aux promesses du génie génétique, dont on sait qu’il embrasse toutes les composantes de la chaîne liant les ressources naturelles au contenu de l’assiette du consommateur. Les risques de catastrophe apparaissent donc nombreux et croissants. Voilà pourquoi il est urgent de créer des outils internationaux d’évaluation et de prévention des risques. Toute évaluation et toute prévention s’appuie sur une connaissance minimum des situations et de leur dynamique, donc sur la recherche ; et, dans le cas précis, sur une recherche à laquelle devraient participer les parties impliquées. Ainsi le transfert vers le Sud de la responsabilité des recherches sur le Sud est-il inéluctable. Des mutations lourdes s’annoncent : exode agricole, concentration urbaine, appauvrissement de l’agriculture, crise de l’énergie, changement global affectant les zones marginales. Le changement s’accélère, les échéances raccourcissent ; les sociétés devront s’adapter. La gouvernance des mutations rapides est plus aisée quand les situations du moment sont claires et les changements nécessaires bien connus et prêts à être mis en œuvre. Tel n’est pas le cas, avec entre 800 et 900 millions de sous-alimentés. La crainte des États surarmés étouffe de multiples conflits sur les ressources frontalières, sur l’exploitation des nappes phréatiques et des fleuves internationaux. L’intérêt global est indistinct, les diversités sont écrasées, la crise de l’énergie menace, l’agriculture mondiale peine à reproduire sa force de production. Voilà des signaux prémonitoires de catastrophe ! Or il en va des sociétés humaines comme des sociétés végétales ou animales, de la vie humaine comme de la vie végétale ou animale, de la génétique humaine comme de la génétique végétale ou animale : rien d’inutile, seulement des potentialités peu prisées, des facteurs d’adaptation momentanément en sommeil.
À quelles conditions l’agriculture peut-elle répondre aux besoins du monde ? 101 Tableau annexe – Les facteurs de la sécurité alimentaire.
Les facteurs les plus liés à la sécurité alimentaire Premier facteur
Le ratio de population dépendante jeune
Deuxième facteur
L’urbanisation (%)
Troisième facteur
Le rendement céréalier (2)
Quatrième facteur
La population de moins de 15 ans alphabétisée (3)
Cinquième facteur
Poids d’engrais à l’hectare (kg)
Sixième facteur
L’intensité du travail physique humain (4)
Les facteurs liés à la sécurité alimentaire Septième facteur
La proportion en viande de calories du régime(5)
Huitième facteur
Le produit de l’agriculture par actif agricole (6)
Neuvième facteur
Le produit de l’agriculture par habitant (id)
Les facteurs peu liés à la sécurité alimentaire Dixième facteur
La proportion de terres irriguées (%)
Onzième facteur
La proportion de calories de racines ou tubercules (7)
(1) Classés par ordre décroissant de corrélation avec le taux de couverture des besoins. (2) En quintal de céréales (toutes céréales confondues). (3) Population de moins de 15 ans alphabétisée/population totale de moins de 15 ans (en %). (4) Nombres de jours de 24 heures par année. (5) Calories en viandes/calories présentes dans le régime alimentaire (%). (6) « Real Gross Domestic Product » dans l’agriculture, en dollars constants (corrigé selon la formule Laspeyre) et à parité de pouvoir d’achat. (7) Calories en racines et tubercules/Calories présentes dans le régime alimentaire (%).
Glossaire Chaîne trophique : La multitude d’êtres vivants qui peuplent une communauté est unie par des liens de nature alimentaire. L’ensemble de ces liens constitue une chaîne trophique. Celle-ci assure le transfert d’énergie sous forme biochimique entre les divers organismes. Les chaînes trophiques dans lesquelles figure l’homme peuvent être courtes, lorsqu’il consomme des céréales, ou longues, lorsqu’il consomme de gros poissons prédateurs. Dans ce cas, l’énergie alimentaire provient d’un végétal passé à de petits organismes, puis à des organismes de taille de plus en plus grande, pour arriver par exemple jusqu’au thon. Productivité primaire : La productivité primaire est la production de matière végétale par unité de temps et unité de surface. Elle s’exprime soit en matière sèche produite, soit en masse d’équivalent-carbone. Productivité secondaire : La productivité secondaire est la production des consommateurs exprimée en unité de masse par unité de temps et unité de surface. Elle se mesure en général à l’échelle d’un écosystème. Ratio : Le rapport entre les effectifs de population de 0-14 ans et de 15-64 ans. Rendement énergétique : Ce n’est pas un rendement au sens de la thermodynamique. Le rendement énergétique est le rapport entre la valeur énergétique des extrants (de la production végétale utilisée par l’homme) et la valeur énergétique des produits nécessaires pour obtenir cette production végétale (uniquement les intrants coûteux). Il exprime seulement l’efficacité productive de l’énergie coûteuse utilisée par l’agriculture. Les termes « efficacité énergétique », « intensité énergétique » sont des synonymes du terme « rendement énergétique ». Taux (le)... Couverture (la)... : Il s’agit du taux de couverture des besoins, par les disponibilités nationales en énergie alimentaire.
Conclusions
Synthèse Marc Lebiez
L’impératif Nourrir l’humanité, une demande incompressible 6,5 milliards d’êtres humains à court terme ; 9 à moyen terme La misère et la faim sont rurales Nourrir, c’est-à-dire Produire une quantité suffisante de nourriture Disponible toute l’année Distribuée partout Achetée (même des distributions gratuites sont payées par quelqu’un)
Le moyen proposé au nom du libre-échange Un marché mondial unifié Cela suppose l’existence d’un prix mondial par produit Cela requiert une industrialisation des modes de production agricole Mécanisation Gigantisme des méthodes et des exploitations Usage massif d’intrants, d’eau, d’énergie Cela passe par une financiarisation Cela promet une quantité globale produite suffisante
Objections contre ces moyens La diversité naturelle et culturelle des modes de production Va contre l’unification des marchés L’unification pousse à une standardisation des modes de consommation Sur le modèle occidental (au détriment de la diversité des traditions culturelles)
Le prix mondial n’est qu’un prix d’excédents La majeure partie de la production agricole mondiale n’est pas exportée
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La logique financière pousse à des productions agricoles non alimentaires (biocarburants) au détriment des subsistances Usage massif de carburant, d’eau, de terres
Effets nocifs de l’industrialisation de l’agriculture Sur les hommes Les paysans transformés en ouvriers agricoles mal payés et déresponsabilisés
Sur la nature Surconsommation d’eau, d’énergie, de terres Déforestation et désertification Atteintes à l’environnement dues à un usage excessif d’intrants Risques climatiques
Vulnérabilité accrue aux menaces Plus la culture d’une certaine espèce est concentrée dans une zone étroite, plus grande est la vulnérabilité aux aléas climatiques La concentration des élevages accroît la vulnérabilité aux épizooties
Impasses du libre-échange en matière agricole Cercle vicieux de la production infinie La standardisation des modes de consommation sur le modèle occidental incite à une surconsommation de viande qui accroît considérablement les besoins, au point de rendre inatteignable l’objectif de sécurité alimentaire.
Cercle vicieux des paysans ruinés La rationalité du libre-échange est d’organiser la division du travail en détruisant les emplois les moins rentables au profit des plus rentables. Appliquée à l’agriculture, elle détruirait plusieurs milliards d’emplois. En conséquence, les milliards de paysans devenus insolvables ne peuvent plus acheter leur nourriture. Ces milliards de miséreux Survivent dans des bidonvilles jusqu’à des révoltes, des actes terroristes S’engagent dans l’industrie pour des salaires très faibles qui ruinent toute l’industrie mondiale Émigrent massivement vers les pays riches (ou moins pauvres)
Une contrainte : reconnaître la diversité Le politique national, communautaire, mondial, doit adapter les critères à la diversité des productions et des producteurs.
Synthèse
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Favoriser l’entreprise familiale agricole Plus productive que l’agriculture industrielle Moins consommatrice de terre, d’eau, d’intrants Moins polluante Plus consommatrice de main-d’œuvre
Un moyen : des institutions internationales rénovées Sortir l’agriculture de la logique commerciale de l’OMC La logique libre-échangiste de l’OMC ne s’applique que pour des productions de type industriel, c’est-à-dire pour lesquelles La notion de prix mondial a un sens La masse globale a un sens Des économies d’échelle sont possibles La quantité des achats, variable et adaptable à l’offre, peut faire jouer la concurrence
La gouvernance mondiale de l’agriculture passe par une modification du champ de compétence entre OMC, FAO, Cnuced...
Un objectif Nourrir le monde en évitant le péril majeur que serait la réduction à la misère de 3 milliards d’êtres humains.
Partir des besoins Edgard Pisani
Approche méthodologique d’une gouvernance agro-ruro-alimentaire mondiale fondée sur l’évaluation des besoins du monde
Une espèce humaine dévorante, envahissante, conquérante, irrespectueuse Les démesures de l’homme sont responsables des difficultés du monde. Qu’elles soient démographiques, économiques, techniques ou scientifiques, elles ont pour effet de détruire les équilibres naturels, d’accroître artificiellement les consommations, d’inciter à une recherche devenue instrument de pouvoir sur la Nature. L’Organisation mondiale du commerce est en crise parce que, s’en tenant à son mandat, elle tend à favoriser les échanges – et donc les consommations – sans égard pour la nature ni les sociétés rurales. Consacré à la production agricole, à l’alimentation, aux milieux naturels et aux sociétés rurales, ce manifeste présente les divers déséquilibres que le monde connaît du fait de ses évolutions ; les besoins d’aujourd’hui et de demain que l’agriculture a fonction de satisfaire ; les conditions actuelles et futures auxquelles elle pourrait y parvenir et, partant de là, les objectifs, les règles et institutions d’une gouvernance mondiale cohérente et diverse, actuelle et capable d’évoluer.
Équilibre besoins-ressources Besoins La population mondiale est de six milliards deux cent millions d’êtres, dont près d’un milliard souffrent de sous-alimentation ; elle dépassera les neuf milliards. Elle aura doublé en à peine plus d’un siècle. À mesure que le niveau de vie augmente, la consommation carnée se substitue à la végétale alors qu’une calorie animale résulte de la transformation de cinq à dix calories végétales. La consommation d’aliments riches en
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protéines peut entraîner de forts accroissements des besoins en calories d’origine végétale, ne serait-ce que pour l’alimentation des animaux. Les besoins alimentaires auront plus que doublé au cours des trente ou quarante ans qui viennent, tandis que des besoins nouveaux s’expriment, dont on ne peut faire fi. Ils peuvent être importants et représenter des spéculations plus profitables que l’alimentation ; ainsi de l’énergie et des fibres.
Facteurs de production L’évolution des climats menace l’agriculture de vastes zones, l’urbanisation et la montée du niveau de la mer détruisent des quantités significatives de terres, parmi les plus fertiles du monde. La désertification rend arides de grands espaces peu fertiles mais susceptibles d’être cultivés. L’eau devient un bien rare alors que les deux tiers de celle qui est potable sont consacrés à l’irrigation ; nous assistons à l’épuisement de nappes et de fleuves et à des guerres de l’eau entre pays ou entre usages. L’énergie risque de devenir un bien rare et cher alors que l’agriculture moderne en est grande consommatrice. Les progrès scientifiques et techniques accomplis n’étant pas utilisés dans plus de la moitié du monde, leur vulgarisation est prometteuse ; de nouveaux sont possibles qu’il serait imprudent d’évaluer.
Bilan Compte tenu des évolutions contradictoires des facteurs de production et de la croissance des besoins, nul ne peut assurer que le monde sera toujours capable de nourrir le monde. Toutefois, des politiques foncières et des politiques de l’eau peuvent accroître sensiblement la productivité à l’hectare, rehausser les capacités de charge démographique des terres agricoles et repousser ainsi les limites du peuplement – comme cela s’est produit depuis des milliers d’années.
Les choix cardinaux Peu satisfaits du présent, inquiets de l’avenir, ne pouvant nous référer au passé, nous devons inventer et faire des choix. Abordant les alternatives de ce temps, ne les tranchons pas en ne retenant que l’un de leurs deux termes ; pesant leurs mérites comme leurs inconvénients, découvrons que l’équilibre qu’il convient de réaliser entre eux peut ne pas être le même sur tous les continents et dans toutes les conjonctures.
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Instant et durée Dans les matières qui nous intéressent plus qu’en toutes autres il serait sage de soumettre toute innovation à l’épreuve d’une analyse prospective. Il n’est pas plus de loi qui puisse être adoptée pour répondre à un événement que de découverte qui puisse être exploitée sans longue expérimentation. Les firmes et leurs chercheurs pressent les administrations de donner leur nihil obstat, les lobbies pressent les politiques d’adopter des mesures qui les arrangent. Il aurait fallu des lustres pour établir l’innocuité des OGM en matière d’environnement, pour étudier les effets des vaccins sur la mortalité infantile et même sur l’évolution démographique du monde. On ne s’en est pas soucié et, faute d’une politique délibérée de planning familial, on a sauvé la vie de millions d’enfants que la mort de faim attendait. Happés par la hâte des chercheurs, des législateurs et des marchands, renonçant à anticiper les conséquences de nos innovations, nous avançons à tâtons vers un avenir que nous rendons plus incertain qu’il ne l’est déjà. Il ne s’agit pas de donner aux conservateurs le droit d’empêcher le progrès mais de prendre le temps de vérifier les mérites et d’apprécier objectivement les risques des nouveautés. La mode ne saurait justifier l’emploi d’une nouveauté.
Unité et diversité du monde La liberté des échanges étant érigée en Table de la Loi, les conditions naturelles, les pratiques qu’elles ont fait naître, le niveau des salaires étant considérés comme particularités sans importance, on tend à ouvrir tous les marchés à tous les produits, au risque de faire disparaître des productions dont on a besoin pour apaiser les faims du monde. Ainsi risquet-on de faire apparaître comme insupportable, parce que dangereuse, l’idée même de mondialisation. Pour des raisons objectives autant que pour des motifs sociaux et psychologiques, le temps est venu de mille médiations qui, diverses et susceptibles d’évoluer, sont nécessaires à la sauvegarde de la diversité comme de l’unité du monde. L’unité n’a de sens que dans la diversité de ses parties, non dans leur uniformisation.
« Paris et le désert français » Écrit il y a un demi-siècle, n’ayant ému que de rares spécialistes, le livre de Jean-François Gravier était prémonitoire. Il faudrait aujourd’hui écrire un Cent métropoles invivables et les déserts du monde. Partant des évolutions passées et nous livrant à des anticipations, il nous faudrait dessiner le scénario de l’inacceptable. Nous poser la question de savoir non pas si, mais comment nous en épargner les graves conséquences.
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Ainsi nous faut-il pratiquer l’aménagement des territoires, et pas seulement par la réalisation d’infrastructures et de commodités culturelles dans une perspective d’équilibre des activités et des peuplements. Équilibre, non uniformisation !
Travail et profits Le dernier choix à accomplir est à la fois le plus clair et le plus difficile du fait de sa portée symbolique. L’évolution des systèmes de production met face à face la petite unité de production familiale agricole et l’entreprise agro-alimentaire capitaliste. La première pense travail quand la seconde pense profits. Ce serait commettre une erreur que de réduire le problème à ce conflit d’intérêts, car il met tout en cause. Pour s’en faire une idée juste, il faut confronter les effets de ce choix sur les problèmes fonciers, sur les coûts et volumes de production, la qualité des produits, la gestion des marchés et celle des industries agro-alimentaires, sur les investissements. Mais aussi sur l’emploi, l’environnement, l’aménagement des territoires. Ce n’est pas assez : faisant une synthèse, il faut être capable d’évaluer l’importance relative de tous ces aspects et, tout compte fait, vouloir suggérer des politiques. Procédure novatrice dans un monde soumis à la loi du marché et aux subtilités diplomatiques. Connaissance indispensable à une gestion rationnelle du monde. Mais où en sommes-nous ? On ignore trop souvent une réalité de notre temps que la Banque mondiale et la FAO ont pourtant reconnue : c’est encore la petite production familiale agricole qui alimente la majeure partie du monde en développement.
Modes et structures de production : réalités et objectifs Leur évolution En Europe occidentale, le nombre des unités agricoles de production a été réduit des trois-quarts. Dans les vastes plaines centrales des États-Unis, moins de dix pour cent des farms assurent plus de quatre-vingts pour cent de la production. Au Brésil, en Europe de l’Est se constituent des fermes industrielles qui, hautement mécanisées, utilisent fort peu de maind’œuvre. En Afrique, de magnifiques plantations sont entourées d’immenses terres en brousse ; comme on n’a pas favorisé le développement de l’agriculture familiale, la faim est un phénomène essentiellement rural. La production agricole nécessaire au monde peut-elle, au demeurant, être assurée par quelques millions d’exploitations industrielles ? Quels effets aurait une telle évolution sur les équilibres du monde ?
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Effets Même si des pays aux vastes espaces comme le Canada ou l’Australie utilisent peu de produits chimiques, les exploitations de type industriel tendent à consommer beaucoup d’énergie et de grandes quantités de produits chimiques. Ce faisant, elles perturbent l’environnement naturel, déciment les sociétés rurales et provoquent des migrations qui accablent les sites urbains. Ceux-ci, surencombrés, ont à résoudre des problèmes de plus en plus graves d’accueil, d’emploi, de sécurité, d’administration sociale, de financement. La disparition progressive des unités familiales aurait pour effet le foisonnement d’un sous-prolétariat ni rural ni urbain qui, comptant deux à trois milliards de personnes à l’échelle du monde, poserait des problèmes au regard desquels les pires désordres passés apparaîtraient mineurs. La paix et la prospérité du monde requièrent que, de Brest à Shanghai, de l’Alaska à la Terre de feu, de la Méditerranée au cap de Bonne Espérance, chaque région invente sa politique foncière, technique, sociale, de recherche, de formation humaine, d’organisation commerciale, de financement, dont le but soit le développement d’entreprises agricoles qui, donnant à travailler et à vivre à quelques familles paysannes, respectent l’environnement, assurent le maintien de sociétés rurales vivantes et évitent ainsi des migrations aux conséquences inenvisageables.
L’entreprise agricole, paysanne, moderne. Oui, mais comment ? Sauf rares exceptions, les paysans n’ont pas la capacité de résister au mouvement actuel. Les prix agricoles les confinent dans une attitude de défense sans grand espoir. N’a-t-on pas annoncé un monde sans paysans ? Nous avons donc à choisir entre un monde sans paysans mais avec une foule immense de sans-travail, sans-terre, sans-bien, sans-lendemain, et la difficile invention d’une agriculture paysanne moderne. Conquise par des plantations consacrée aux produits d’exportation et ne comptant guère de fermes vivrières, imaginons l’Afrique de demain, sa population accrue de deux cent millions d’êtres en un quart de siècle. Imaginons une Chine où des centaines de millions de lopins d’un acre seraient désertés par des cultivateurs migrant vers des villes incapables de les accueillir. Imaginons l’Indonésie et l’Amérique du Sud ! Et pourtant 30 % des terres indonésiennes qui ne sont pas encore cultivées pourraient l’être. Posant de difficiles problèmes, les solutions alternatives exigent de grands efforts car il ne s’agit pas de millions de grandes exploitations mais bien de centaines de millions d’unités familiales : problèmes des terres et des capitaux que leur acquisition exige, de l’installation, de
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Une politique mondiale pour nourrir le monde
l’équipement des fermes, de la formation des chefs d’entreprises familiales, de l’organisation économique et professionnelle nécessaire au dialogue entre producteurs et acheteurs, des moyens de stockage, des marchés locaux, de transports, d’exportations. Il s’agit de tout cela car, à la différence des grandes unités à caractère industriel, les unités familiales ne font que produire. Le scénario est difficile à élaborer et à mettre sur pied mais imaginons la réalité inverse, celle des plantations et des migrations ! Abandonnant le « laissez faire les choses » et le fatalisme face à la faim et l’émigration, le temps est venu que des équipes interdisciplinaires, autochtones et internationales de chercheurs, d’organisateurs, d’éducateurs, de sociologues, de financiers, de managers soient créées et soutenues, se mettent à l’ouvrage et inventent les manières de faire naître dans le monde des centaines de milliers d’entreprises paysannes modernes. À cette ambitieuse politique s’oppose l’insupportable situation de continents qui, exportateurs de matières premières et de travailleurs non formés, sombreraient dans la misère, dans ces guerres civiles qui sont les jacqueries modernes de paysans sans terres, ou dans les migrations et les désordres urbains. Il n’y a sans doute pas de tâche plus importante au monde. De plus urgente non plus, car l’adoption des principes de cette politique puis sa conception, son élaboration et sa mise en œuvre prendront un temps assez long pour que quelques centaines de millions de culs-terreux soient devenus des banlieusards sans logis.
Gouvernance mondiale et système international Il y a deux différences essentielles entre gouvernance et gouvernement : la première n’administre pas et doit donc respecter la diversité de ceux auxquels elle fixe des règles. Cette définition est essentielle dès lors qu’a été constatée l’extraordinaire diversité des agricultures et du besoin que le monde a de toutes ses agricultures. Il faut que la gouvernance mondiale respecte le droit de chaque entité politique à la sécurité alimentaire et le fait qu’à de mêmes objectifs communs puissent répondre des règles tenant compte des différences naturelles et culturelles. Il faut qu’elle prenne en considération le fait que le prix peut d’autant moins être le seul régulateur que les marchés agricoles sont des marchés d’excédents ne représentant, dans la plupart des cas, que quelques points pour cent de la production mondiale totale. Il faut qu’elle consacre le fait que l’activité agricole ne peut être considérée sous le seul angle de la production et que doivent être prises en compte ses fonctions environnementale et sociale. Ainsi, sa compétence quasi exclu-
Partir des besoins
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sivement commerciale met-elle en cause le rôle que l’OMC tend à jouer dans la gouvernance agro-ruro-alimentaire mondial. C’est le système international tout entier qu’il faut repenser. La FAO n’est pas le lieu de la réflexion systémique et stratégique qu’exige la complexité de ce qui concerne l’agriculture et l’alimentation. Il n’est pas d’organisation qui pense globalement les problèmes de développement alors que ceux-ci sont le partage de près des deux tiers de l’humanité et alors que la Banque mondiale ne peut être que le bras séculier d’un projet qui, concernant l’avenir du monde et de l’humanité, la dépasse. À défaut de réformer le système international, il convient que l’OMC soit guidée, en ces matières, par un conseil agro-ruro-alimentaire dont ne puissent être défiées les orientations.
Conclusions Pour des raisons tant sociales qu’économiques, le monde a besoin de toutes ses agricultures dans leur diversité. La production agricole ne peut donc être l’objet d’une gouvernance qui ignore les dimensions sociales de l’activité agricole. La production agricole dépend de la nature, elle doit donc la respecter, l’entretenir. La part que la population rurale occupe dans la population globale et le risque de voir la modernisation agricole telle qu’aujourd’hui envisagée provoquer des migrations massives, incitent, dans le cadre de politiques cohérentes de développement, à favoriser l’entreprise agricole paysanne moderne, réalité économique enracinée, équilibrée et responsable. Telle qu’elle a été définie et telle que sa crise actuelle la révèle, l’Organisation mondiale du commerce ne peut, sans nouvelle définition de ses objectifs, critères et méthodes, assurer la gouvernance de l’agriculture.