Souvenirs Obscurs D'un Juif Polonais Né en France [PDF]

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Zitiervorschau

combats

. SEUIL

SOUVENIRS OBSCURS

PIERRE GOLDMAN

SOUVENIRS OBSCURS D'UN JUIF POLONAIS NÉ EN FRANCE

ÉDITIONS DU SEUIL 27 rue Jacob, Paris VIe

© Editions du Seuil, 1975.

La loi du

Il mars J 9S7 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 42S et suivants du Code pénal.

A Philippe Boucher. A Catherine Lévy.

J'ai écrit, formulé, modulé le texte de ce livre en écoutant des cassettes de musique cubaine spécia­ lement enregistrées pour moi par Chris Marker. Je tiens à en faire mention par un remerciement public : d'une certaine façon, Chris Marker a participé à la réalisation de ce récit.

«

Car poussière tu fus, et poussière tu redeviendras. » La Genèse, 3 (Berechit).

«

Je suis devenu communiste parce que je suis juif. » Uopold Trepper, Le Grand Jeu.

« Muchos afios después, frente al pelot6n de fusi­ lamiento, el coronel Aureliano Buendia habia de recordar aquella tarde remota en que su padre Io llev6 a conocer el hielo. »

Gabriel Garcia Mârquez, Cien aiios de soledad. «

El son es Io mâs sublime para el alma divertir. » liiacio Pii\eiro, Suavecito .

«

En di maman zombi barré moin. » Chant populaire guadeloupéen.

« Si pasa Io peor, si te ocurre Io peor que te pueda ocurrir. Lo peor. Si realmente creen que tu Io hiciste. Si te estan esperando para aplastarte con el peso de la pena mas gorda que puedan inventar para apiastarte. Ponte en Io peor. Lo peor que puedas pensar, Io mas gordo, Io ûltimo, Io mas grave. Si te pasa Io que ni siquiera se puede decir qué sea, todavia, a pesar de eso l. que pasa? A pesar de eso, no pasaria nada. Nada. Nada. »

Luis Martin-Santos, Tiempo de Silencio « Caballero mi negra me estâ esperando Y yo la quiero abrazar. »

Beny Moré, Soy campesino.

EXTRAIT DE L'ACTE D'ACCUSATION

Considérant que des pièces et de l'instruction résultent les faits suivants : Pierre GOLDMAN est né à Lyon en 1944 des relations d'un couple d'israélites résistants. En 1945, sa mère part en Pologne et il est, par la suite, légitimé par le mariage de son père avec la demoiselle A MBRUNN Ruth. En 1963, ayant rompu avec ses parents, il s'inscrit à la Sorbonne et se consacre à la lutte syndicale et politique au sein d'organisations de gauche. A partir de 1966, il a une importante activité révolutionnaire tantôt en France, tantôt dans divers pays étrangers, Tchécoslovaquie, Pologne, Belgique, Amérique latine. Il a négligé de rejoindre en France son corps d'affectation pour effectuer son service militaire et il est considéré comme insoumis. Après avoir participé à Paris aux événements de Mai 1968, il s'est rendu au Venezuela et est revenu en France en octobre 1969, où il a vécu sous une fausse identité. Ses amis et sa famille lui procurent quelques subsides et, sans argent, il s'engage alors dans la voie des agressions. Il a considéré ces vols non comme des actions de récupération de biens bourgeois, mais comme des opérations purement alimentaires, admettant que ces pratiques étaient malgré tout assez éloignées de son idéal révolutionnaire. Lors de son interpellation, le 8 avril 1970, il est en possession d'un passeport vénézuélien falsifié et d'une carte d'identité également vénézué­ lienne entièrement contrefaite, pièces qu'il déclare s'être procurées au Venezuela. De plus, chez les amis qui l'hébergent, sont découverts un pistolet Herstal 9 mm et un pistolet Walther P 38 qu'il reconnaît détenir irrégulièrement. Les autres faits qui lui sont reprochés sont les suivants : 1° Vol au préjudice des époux FARMACHI; le 4 décembre 1969, vers 20 heures, GOLDMAN se présentait à la pharmacie exploitée rue Ernest-et-Henri-Rousselle, à Paris, par les époux FARMACHI, pour acheter des savonnettes. Il déclarait qu'il allait chercher de l'argent et revenir. Il s'agissait pour lui de vérifier l'heure de fermeture de l'officine et voir si le tiroir-caisse contenait de l'argent. Il revenait quelques instants plus tard, au moment où le pharmacien

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baissait son rideau de fer. Il se fit servir trois savonnettes et lorsque la pharmacienne ouvrit le tiroir-caisse, il en exigea le contenu en brandissant un pistolet. Le sieur Farmachi croyant avoir à faire à un mauvais plaisant tenta de s'interposer, mais GOLDMAN le repoussait en lui portant un coup de pied dans le tibia et arma son arme qu'il dirigea sur lui. Le couple lui remit alors le contenu de la caisse, soit environ 2 500 francs, qu'il empocha tout en continuant à le tenir en joue, puis passant sous le rideau de fer, prit la fuite. Après avoir nié, GOLDMAN a reconnu les faits. Il a prétendu que son arme n'était pas approvisionnée et qu'il avait donné un coup de pied au sieur Farmachi et armé son pistolet parce que ce dernier lui avait porté un coup de manivelle, ce que conteste formellement celui-ci. Après avoir admis qu'il avait commis ce vol pour se procurer de l'argent, il a allégué que la somme ainsi obtenue était destinée à un camarade dont il refusait de dire le nom. Toutefois il n'aurait remis à ce dernier qu'une somme de 500 francs, conservant et dépensant le reste. 2° Vol, homicides volontaires et tentatives, 6 boulevard Richard-Lenoir à Paris. Le 19 décembre 1969 vers 20 h 10, Raymond TROCARD, rentrant de son travail en voiture, garait son véhicule boulevard Richard-Lenoir et pénétrait dans la pharmacie située au numéro 6, exploitée par la demoi­ selle DELAUNAY assistée de la dame Aubert, sa préparatrice, pour acheter un médicament. Il constata que les deux femmes, prêtes à partir puisqu'elles avaient revêtu leurs manteaux, avaient l'air apeuré. Elles sortaient d'un bureau situé derrière le comptoir suivies par un individu tenant dans la main droite un pistolet de fort calibre. Sous la menace de cette arme, l'homme contraignit le sieur Trocard à passer avec les deux pharmaciennes dans le bureau. Mlle Delaunay lui ayant murmuré que leur agresseur voulait de l'argent, le témoin se débarrassa d'un geste qui passa inaperçu de son portefeuille, en le lançant dans un placard, où il fut ultérieurement retrouvé. Le malfaiteur, tenant sous la menace de son arme les trois victimes, leur fit comprendre qu'il voulait de l'argent. Le sieur Trocard répondit qu'il n'avait que 5 francs et tendit sa pièce vers l'homme. Ce dernier tira aussitôt sur lui un coup de feu qui l'atteignit à la tête. En s'effondrant il entendit une femme crier « non, non, non », perçut une deuxième déto­ nation et s'évanouit pour ne revenir à lui que le lendemain. Deux témoins, les époux Carel, qui s'étaient présentés à la pharmacie en même temps que le sieur Trocard, avaient aperçu l'homme pousser devant lui le témoin. Comprenant qu'il s'agissait d'une agression, ils avaient été chercher du secours au café voisin, le « Jean-Bart ». Un gardien de la paix, en civil et sans arme, QUINET Gérard, se précipita alors vers la pharmacie. Il entendit plusieurs coups de feu au moment où il entrait

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dans l'officine. Il vit un homme, qui portait une sacoche à la main, diriger une arme vers lui. Il tenta de saisir celle-ci, mai� l'homme se dégagea et s'enfuit. Le gardien de la paix se lança à sa poursuite et le rejoignit à une tren­ taine de mètres. Une lutte s'engageait entre les deux hommes, qui roulaient à terre. Le malfaiteur se relevait aussitôt, sortait de son pantalon un autre pistolet et tirait à bout portant sur le sieur Quinet, qui atteint au ventre, s'écroulait. Il voyait l'homme ramasser la sacoche et le premier revolver, tombés à terre, et prendre la fuite en direction de la place de la Bastille, où se tenait la f ête foraine. Les cadavres des deux femmes devaient être découverts dans la phar­ macie. L'autopsie concluait qu'elles avaient été tuées par balles. Le sieur Trocard était atteint d'une importante incapacité de travail, qui n'a pu être évaluée car celui-ci s'est noyé accidentellement le 19 mai 1970. Le sieur Quinet a subi une incapacité de travail de 13 mois et reste atteint d'une incapacité permanente partielle de 40 %. En mars 1970, une information parvenait à la police. D'après elle, l'auteur du double meurtre serait un nommé « Goldi », déjà recherché et vivant à Paris sous une identité d'emprunt. Épris d'armes à feu, il était susceptible d'en détenir plusieurs et, utilisant ses connaissances en la matière, aurait fait modifier les pistolets ayant servi à l'agression. GOLDMAN était arrêté le 8 avril 1970. Alors qu'aucune question ne lui était posée, il déclarait spontanément qu'il n'avait rien à voir dans la tuerie du boulevard Richard-Lenoir, tout en admettant qu'il s'était intéressé à cette affaire parce qu'il risquait d'être suspecté d'en être l'auteur, car son signalement était identique à celui du meurtrier. Il indiquait que le 19 décembre 1969 il se trouvait entre 19 et 2 1 heures chez un ami antillais, Joël Lautric, demeurant 47 rue de Turenne à Paris, et qu'à l'occasion des vols qu'il avait commis il n'avait jamais fait usage de son arme, même lorsqu'il avait rencontré de la résistance. Les différents témoins l'ont reconnu comme l'auteur des faits du 19 décembre 1969. Cette identification a été réalisée alors que GOLDMAN avait été placé au milieu d'un groupe de plusieurs personnes. Par ailleurs, les allégations de GOLDMAN en ce qui concerne son emploi du temps du 19 décembre ne sont nullement convaincantes. Vers 19 h 30, à proximité du métro Saint-Paul, il aurait rencontré un camarade antillais et deux jeunes filles qui lui auraient appris qu'ils revenaient de chez le sieur Lautric, demeurant à proximité, rue de Turenne. Il se serait rendu chez ce dernier, où il serait resté jusqu'à 21 h 30. Il y aurait rencontré LAUTRIC Annick et le fiancé de cette dernière, CAPRICE Alain. Le sieur LAUTRIC, après avoir déclaré qu'il lui était impossible de préciser le jour où GOLDMAN était venu le voir, a indiqué que cette visite se situait bien le 19 décembre. Par contre sa sœur et CAPRICE Alain ont affirmé n'avoir jamais rencontré GOLDMAN chez Lautric dans les conditions indiquées.

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Quant aux témoins rencontrés près du métro Saint-Paul, ils ne peuvent fixer exactement la date de la rencontre. Après le 19 décembre 1969, GOLDMAN, d'après ses familiers, se serait intéressé assidfiment à l'affaire du boulevard Richard-Lenoir, changeant fréquemment de tenue vestimentaire et manifestant un « véritable état panique » à la demoiselle X., qui l'hébergeait, lorsque celle-ci lui avait fait savoir qu'elle le soupçonnait fort d'être l'auteur de ces faits. L'ensemble des éléments ainsi recueillis, et en particulier les déclarations formelles, précises et concordantes des témoins, permettent de considérer que GOLDMAN en est bien l'auteur. 3° Vol au préjudice des Établissements VOG. Le 20 décembre 1969, aux environs de 19 h 30, GOLDMAN et deux hommes de race noire, sur lesquels il n'a voulu donner aucun renseignement, pénétraient dans l'immeuble situé 34 rue Tronchet à Paris, où sont installés les magasins de vêtements de haute couture exploités par la société Vog et Métallur­ gique. Les trois hommes étaient munis de pistolets. Ils montaient au deuxième étage. Les deux hommes de race noire neutralisaient les membres du per­ sonnel qu'ils rencontraient pendant que GOLDMAN pénétrait dans le bureau du directeur, DREYFUS Michel, et contraignait ce dernier à le conduire dans le bureau où se trouvait la caisse. Il s'emparait ainsi d'une somme de 22 675 francs. Les malfaiteurs prenaient alors la fuite après avoir arraché les fils du téléphone et emporté la clé de la porte palière. GOLDMAN a reconnu les faits, mais a refusé de donner l'identité de ses complices. Il a prétendu que son arme n'était pas approvisionnée. Après les faits, il avait partagé avec ses camarades le produit du vol. 4° Vol au préjudice de la Caisse d'Allocations Familiales. Ayant épuisé les sommes dérobées le 20 décembre au préjudice des Établissements VOG, GOLDMAN décidait de s'attaquer à un payeur de la Caisse d'Allocations Familiales avec un complice de race noire, dont il a prétendu ignorer l'identité. Le 16 janvier 1970, vers 7 h 45, les deux hommes attaquaient le sieur MARIE René, payeur de la Caisse d'Allocations Familiales, alors qu'il visitait les allocataires de l'immeuble 11 bis passage Ramey, à Paris. Dissi­ mulé dans un couloir, GOLDMAN, armé, se précipitait sur lui, alors qu'il descendait l'escalier, et tentait de lui arracher sa sacoche. Le sieur Marie le repoussait. GOLDMAN, aidé par son complice qui le rejoignait, frappait le payeur à coups de crosse, de pied et de poing sur la tête et sur le corps, puis les deux hommes prenaient la fuite, après s'être emparé de la sacoche. Ne perdant pas son sang-froid, la victime dégainait l'arme adminis-

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trative dont il était porteur et tirait trois coups de feu, sans l'atteindre. sur GOLDMAN, qui, à un certain moment, le mettait en joue lui aussi, mais ne tirait pas. Transporté à l'hôpital Lariboisière, le sieur Marie atteint d'un héma­ tome avec ecchymose de la région frontale gauche et souffrant de douleurs au crâne et à l'abdomen, a subi une incapacité totale de travail personnel de 20 jours et demeure atteint d'une incapacité permanente de S % selon les experts et 7 % selon la Sécurité Sociale. Le produit du vol, évalué à 7 800 francs, a été partagé entre les deux auteurs. GOLDMAN a reconnu les faits. II a prétendu que son pistolet n'était pas approvisionné et que c'était son complice, dont il refusait de donner l'identité, qui s'était emparé de la sacoche. Il est considéré par ses proches et ses camarades comme très intelligent mais exalté, contestataire et violent, replié sur lui-même et en révolte permanente avec la société et la famille. Les médecins psychiatres ont constaté qu'il avait une personnalité fragile, connaissant des périodes subnormales séparées par des accès paroxystiques ayant pu aller jusqu'à revêtir un aspect dissociatif. En raison de sa fragilité, il peut être dangereux dans une certaine mesure. Il est, en temps normal, accessible à une sanction pénale, mais sa réadap­ tation est liée à l'évolution de ses troubles de personnalité. L'examen médico-psychologique a mis en évidence un niveau intellec­ tuel supérieur, mais sa personnalité comporte des éléments d'instabilité et d'anxiété très importants sans doute en relation avec des difficultés familiales particulières. Son casier judiciaire ne comporte qu'une condamnation pour insou­ mission. Dit que des pièces et de l'instruction résultent charges suffisantes contre GOLDMAN Pierre: 1° d'avoir à PARIS le 4 décembre 1969, en tout cas depuis moins de dix ans, frauduleusement soustrait une somme de deux mille cinq cents francs au préjudice du sieur FARMACHI Serge et de son épouse née CHAMI­ NAUD Jacqueline avec ces circonstances que ladite soustraction fraudu­ leuse a été commise: - son auteur étant porteur d'une arme apparente ou cachée - la nuit - dans un lieu habité ou servant à l'habitation - à l'aide de violence sur la personne de FARMACHI Serge. 2° d'avoir à PARIS le 19 décembre 1969, en tout cas depuis moins de dix ans, volontairement donné la mort à DELAUNAY Simone, avec

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cette circonstance que ledit homicide volontaire a précédé, accompagné ou suivi, les crimes d'homicide volontaire, de tentatives d'homicides volontaires et de vol qualifié, ci-dessous spécifiés sous les numéros 3.4.5.6. 3° d'avoir à PARIS le 19 décembre 1969, en tout cas depuis moins de dix ans, volontairement donné la mort à DUBOST Jeanine épouse AUBERT, avec cette circonstance que ledit homicide volontaire a précédé, accompagné ou suivi, les crimes d'homicide volontaire ci-dessus spécifiés sous le numéro 2 de tentatives d'homicides volontaires et de vol qualifié ci-dessous spécifiés sous les numéros 4.5.6. 4° d'avoir à PARIS le 19 décembre 1969, en tout cas depuis moins de dix ans, tenté de donner volontairement la mort à TROCARD Raymond, laquelle tentative manifestée par un commencement d'exécution, n'a été suspendue ou n'a manqué son effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur, avec cette circonstance que ladite tentative d'homicide volontaire a précédé, accompagné ou suivi, les crimes d'homi­ cides volontaires ci-dessus spécifiés sous les numéros 2, 3, les crimes de tentative d'homicide volontaire et de vol qualifié ci-dessous spécifiés sous les numéros 5, 6. 5° d'avoir à PARIS le 19 décembre 1969, en tout cas depuis moins de dix ans, tenté de donner volontairement la mort à QUINET Gérard, laquelle tentative manifestée par un commencement d'exécution n'a été suspendue ou n'a manqué son effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur, avec cette circonstance que ladite tentative d'homicide volontaire a précédé, accompagné ou suivi, les crimes d'homi­ cides volontaires et de tentative d'homicide volontaire ci-dessus spécifiés sous les numéros 2. 3. 4. et le crime de vol qualifié ci-dessous spécifié sous le numéro 6 . 6 ° d'avoir à PARIS le 1 9 décembre 1969, e n tout cas depuis moins d e deux ans , frauduleusement soustrait une sacoche en cuir e t son contenu au préjudice de DELAUNAY Simone, avec ces circonstances que ladite soustraction frauduleuse a été commise : - son auteur étant porteur d'une arme apparente ou cachée - la nuit - dans un lieu habité ou servant à l'habitation. 7° d'avoir à PARIS le 20 décembre 1969, en tout cas depuis moins de dix ans, ensemble et de concert avec deux individus non identifiés, fraudu­ leusement soustrait une somme de vingt-deux mille six cent soixante­ quinze francs au préjudice de la société Vog et Métallurgique, avec ces circonstances que ladite soustraction frauduleuse a été commise :

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- ses auteurs ou l'un d'eux étant porteurs d'une arme apparente ou cachée - la nuit - par deux ou plusieurs personnes - dans un lieu habité ou servant à l'habitation. 8° d'avoir à PARIS le 16 janvier 1970, en tout cas depuis moins de dix ans, ensemble et de concert avec un individu non identifié, frauduleu­ sement soustrait une somme de sept mille huit cent quatre-vingt dix­ sept francs trente-cinq centimes au préjudice du sieur MARIE René et de la Caisse Centrale d'Allocations Familiales de la région parisienne, avec ces circonstances que ladite soustraction frauduleuse a été commise : - ses auteurs ou l'un d'eux étant porteurs d'une arme apparente ou cachée - à l'aide de violences sur la personne de MARIE René - lesdites violences sur la personne de MARIE René ayant laissé des traces de blessures ou de contusions - par deux ou plusieurs personnes - dans un lieu habité ou servant à l'habitation. 9° d'avoir à PARIS au cours des années 1969 et 1970, en tout cas depuis moins de trois ans, détenu sans autorisation un pistolet automatique HERSTAL T 199 092 calibre 9 mm, un pistolet automatique WALTHER P 38 5 161 calibre 9 mm et un certain nombre de cartouches du même calibre, armes et munitions de la 1 •• catégorie. 10° d'avoir à PARIS, au cours des années 1969 et 1970, en tout cas depuis moins de trois ans, fait usage de documents délivrés par les autorités administratives publiques en vue de constater une identité, en l'espèce : un passeport et une carte d'identité vénézuéliens, contrefaits, falsifiés ou altérés. Faits de nature à être punis des peines afflictives ou infamantes prévues par les articles 2, 195, 304 paragraphe 1-379-38 1 paragraphe 1-382-3861°-390 du Code pénal, et délits connexes prévus et punis par les articles 153 du Code pénal, 15 et 28 du décret-loi du 18 avril 1939 - modifié par l'ordon­ nance du 7 octobre 1958. Vu les articles 181, 183, 184, 194, 197, 198, 199, 200, 206, 2 10, 2 1 1, 2 14, 2 15, 2 16, 2 17 et 2 18 du Code de procédure pénale, prononce la mise en accusation de GOLDMAN Pierre et le renvoie devant la Cour d'assises siégeant à Paris pour y être jugé. En conséquence, ORDONNE que par tout huissier de justice ou par tout agent de la force publique le nommé GOLDMAN Pierre, né le 22 juin 1944 à Lyon, fils de Alter Moise et de AMBRUNN Ruth, sans profession définie, sans domicile fixe, détenu actuellement à Fresnes (MD des 1 1 avril et 13 mai 1970)

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sera pris au corps, conduit à la Maison d' Arrêt près de la Cour d'assises du département de Paris et écroué sur le registre d'écrou de ladite Maison d'Arrêt. Ordonne que le présent arrêt sera exécuté à la diligence de Mon­ sieur le Procureur Général.

J'ai pris du plaisir à ce procès. Ce plaisir interdisait à la peine qui m'en arrivait de me toucher. (Il y eut, aussi, de la douleur, et j'en conserve la blessure, secrète.) De ce plaisir, il ne me convient pas de parler. (Mais, d'une certaine façon, j'en parlerai.) Disons simplement qu'il m'a fait complice de l'appareil chargé de m'infliger une peine et empêcha que je fasse éclater la mascarade judiciaire, tragique cependant, qui était présidée, sinon conduite, par André Braunschweig. Parce qu'en fait il n'y eut pas de procès. Ce qu'il y eut, c'est une construction inconsistante et secondaire destinée à justifier, à légi­ timer, à sanctionner non pas l'instruction, qui n'eut pas plus lieu que le procès, mais la conviction et le travail policiers. Ainsi, au bout de cette chaîne judiciaire, la conviction intime de mes juges - jurés et magistrats - reflétait seulement celle de l'homme qui avait convaincu initialement les policiers dans l'anonymat d'une délation crapuleuse. De sorte que cette conviction, parée des ornements grandioses du discours juridique, qui fonde la nature sacrée des décisions de justice criminelle sur le recueillement, le silence, la sincérité et la conscience des juges, était habitée de la scélératesse sordide d'un délateur qui se trompait sur l'essentiel. Pour écrire ce texte, j'ai dû surmonter le dégoût d'écrire. J'ai dû surmonter le dégoût de cette affaire : le dégoût qu'il y soit encore publiquement question de moi. (Mon plaisir du procès ne fut pas de sa publicité, mais du face à face solitaire qu'il impliquait.) Je n'aspirais qu'à disparaître dans l'ombre et le silence de la réclusion. Qu'elle fût à vie m'importait peu : je n'étais pas spécialement amant de la vie. Il m'était cependant intolérable d'être dépossédé, non pas de ma liberté 19

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au sens judiciaire, pénal, matériel, mais de moi-même : ce que je ne pouvais supporter, c'était d'être pris pour un autre dans cette accu­ sation, dans cette condamnation. Si j'écris, donc, c'est pour assurer personnellement fa lutte pour mon acquittement. En un sens, mon propos n'est même pas de convaincre qui que ce soit de mon innocence. C'est d'ailleurs pratiquement impossible : de cette innocence, je ne peux fournir de moyen probant. Je suis dans l'innocence comme l' �tre de la métaphysique est en face de la connais­ sance. Et devant l'un de mes juges d'instruction - M. Diemer - j'ai vraiment pensé que j'étais comme l' �tre en face de la connaissance. C'est devant ce juge que j'ai eu cette vision de l'affaire et c'est à ce moment que j'ai vraiment commencé à m'intéresser à ce procès, et, en général, à la machine judiciaire. C'est à cet instant que j'ai décidé de cesser d'être étranger à cette affaire, que j'ai résolu d'y avoir une participation qui, finalement, fut un rôle. Le juge Diemer cherchait à comprendre. Il se posait la question de la réalité de ma culpabilité et, partant, de la possibilité de mon innocence. Il voulait me chercher sous le fatras de langue policière où le sens du dossier était écrasé. Et, bien sûr, il y eut, il y eut d'abord, il y eut principalement cette étrange sympathie qui circula entre lui et moi, et m'incita à rompre le silence que j'observais jusqu'alors : j'avais le désir de m'adresser au juge Diemer, de lui parler. Le désir de le convaincre. Mon innocence, je la sais et je la suis, et je ne peux la communiquer à mes juges qui, en l'occurrence, ont précisément charge non seulement de juger, mais, surtout, de connaître. Il y a comme de la divinité dans cet état, dans cette relation. Et cette divinité - qui est aussi une absurdité - fait face à celle des juges, des jurés : ils sont ceux qui ont le pouvoir absolu de décider de ma vie, et même de ma mort, sur seule décision de leur conscience. Mais leur divinité provisoire est une fausse divinité rabougrie, petite : ils ne s'élèvent pas au niveau de grandeur que suppose le texte de loi qui fixe leur pouvoir. Et cette grandeur, ce pouvoir divins - dans cette justice qui est aussi une imitation de la Justice divine - ils ne pouvaient y accéder qu'en m'arrachant à l'état de transcendance où j'étais face à eux, en reconnaissant mon innocence, en m'acquittant : divins, ils ne pouvaient l'être qu'en me restituant à l'humanité, en éclairant le mystère de mon innocence. 20

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(Cette situation, cette sensation de divinité dans l'innocence est un plaisir périlleux, un piège. Et la machine judiciaire, dans la procédure et dans l'emprisonnement, est pleine de ces (menus) plaisirs où l'in­ culpé, l'accusé, le condamné, le réclusionnaire apaise et abolit la douleur d'être privé de liberté dans des satisfactions qui substituent aux désirs et plaisirs de la liberté, de la vie en liberté, une autre vie, où est aménagé un autre plaisir de vivre. Si cette substitution n'est pas effectuée, il ne reste que l'existence sépulcrale, le suicide, la folie, la longue survie agonique, la misère et l'amertume carcérales, ou une mort sanglante et violente.)

Il n'est nullement question que je masque la dimension spécifi­ quement judiciaire de l'affaire sous la relation intime où je l'ai vécue, éprouvée, assumée. Mais il m'est impossible d'omettre cette relation, parce qu'elle constitue - en dépit de sa subjectivité - une partie, un élément important de l'affaire en tant que telle.

Lors de mon procès, il y eut cette espèce de paradoxe : on y parlait de moi - dans une certaine mesure, on y parla plus de moi que des faits en tant que tels - et j'avais absolument refusé de parler de moi, de concourir à ce discours qui cherchait à capter, à capturer ce qui dans ce que j'étais, mais pour ces chasseurs de causes épris d'effets pouvait rendre intelligibles les meurtres dont j'étais accusé. Je voulais être jugé sur les faits. Je refusais qu'on prétendît les déduire de ma supposée personnalité. En outre, il me répugnait de me rendre complice de ce regard indécent et vicieux posé sur ma vie. Pourtant, et ce fut un échec de mon attitude, j'ai été condamné en raison de l'image qui avait été tracée de moi et qui expliquait à mes juges la raison de ce double meurtre qui m'était imputé. De preuve matérielle de ma culpabilité, il n'en fut pas question, nous le verrons. Et le réquisitoire de l'avocat général Langlois eut pour fin d'éclairer la vraisemblance de ma culpabilité : tel que j'étais dans sa description, 21

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tel qu'il me dessinait, il était logique - psychologiquement que je fusse l'assassin du boulevard Richard-Lenoir. Aussi ai-je décidé de me départir de cette répugnance à parler de moi : puisque aussi bien je ne peux éviter d'être l'objet d'un dévoi­ lement public, puisque ce dévoilement possède l'efficacité de pouvoir influencer mes juges, de les aveugler dans leur vision des faits, puisque, jugé non seulement sur les faits mais en tant qu'homme, je risque à nouveau d'être préjugé - l'image de l'homme déformera encore l'image des faits - je vais parler de moi. Cela ne signifie nullement que je parlerai vraiment de moi ni que j'en fournirai une analyse, une connaissance. Cela signifie tout au plus que je m'attacherai à détruire une image fausse et que je parlerai, sinon de moi, du moins des sen­ sations et réflexions que je m'inspire. L'essentiel, bien sûr, je ne le dirai pas, et j'aime trop l'avocat général Langlois pour vouloir cesser d'être une énigme (Langlois : « Quand vous aurez disparu de l'horizon public, vous resterez une énigme »). Pour les policiers, il était important de me dépeindre en extrémiste, en quasi-terroriste marginal et solitaire, animé d'un total mépris de la vie, dangereux, violent. L'enquête de moralité se termine ainsi : « Rentré en France (après un séjour dans la guérilla vénézuélienne), il est apparu à ses amis comme un garçon exalté, agressif, révolté contre la société " bourgeoise capitaliste ", mythomane. Sa passion des armes à feu, son goût immodéré pour l'alcool, ses conceptions de la "lutte des classes" ont fait dire aux personnes qui l'ont connu qu'il était un individu "dangereux " » (Peu avant cette conclusion, le policier rédacteur de cette conclusion reproduisait les grandes lignes d'un projet de guérilla urbaine qui m'avait été saisi et notait : « Ainsi, dans ce plan, Goldman envisage les moyens d' " abattre " la société bourgeoise, semblant se soucier peu, en définitive, des vies humaines. ») Il faut noter qu'en fait d'amis, les policiers n'ont entendu que des personnes qui avaient été interrogées ou gardées à vue dans le cadre de l'affaire, sur lesquelles existaient des possibilités de pression (soit que ces personnes m'aient hébergé, soit qu'elles aient reconnu m'avoir vu armé, etc.) : sur la plupart de ces personnes - en fait, des témoins pesait la menace - fictive ou réelle - d'une inculpation pour recel de malfaiteur (ou recel d'armes). Par exemple : les policiers ont suggéré �

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à plusieurs de ces " amis " une réponse positive à la question de ma supposée mythomanie. (Et de fait, certaines personnes m'ont taxé de mythomanie.) Mon père lui-même, d'après le texte - non signé - de sa déclaration, me dit mythomane. Il se trouve, quant à lui, qu'il ignorait complètement le sens et l'existence de cette expression (le français n'est pas la langue maternelle de mon père) avant que je ne la lui explique lors d'une visite qu'il me fit à Fresnes (où je lui parlai de ses prétendues déclarations). Pour les autres, il semble que les policiers eurent deux raisons de me vouloir mythomane (mais les experts psychiatres - pas plus que l'acte d'accusation - ne retinrent la mythomanie; en outre, dans le total des personnes entendues à mon sujet, une minorité me qualifie ainsi). La première : ils craignaient et craignent toujours que je révèle le nom de mon délateur. Si je suis un mythomane avéré, leur riposte sera simple : c'est un mythomane. La deuxième : le seul moyen pour telle ou telle de mes relations embourbées dans des aveux complaisants de justifier leur incrédulité quant à mon état de malfaiteur (qu'elles auraient dû dénoncer), fut de dire qu'elles croyaient que j'étais mytho­ mane. Certains, toutefois, me jugeaient sincèrement mythomane. D'autres voulurent ainsi me disculper, tant de ce que j'avais reconnu (les agressions) que de ce que je niais (les meurtres, dont beaucoup crurent que je les avais finalement avoués, à cause d'un article de journal ambigu et d'une rumeur qui circula après). Pour le reste, qui forme d'ailleurs l'essentiel du portrait tracé par les policiers (avec prudence : ils n'avancent que réfugiés derrière les dires de prétendus amis), je vais m'en expliquer maintenant. Je ne raconterai pas ma vie. J'en raconterai ce que j'en sens important. Ce qui n'implique pas que cela le soit vraiment. Disons que je vais enfin satisfaire aux exigences de la procédure et répondre à la question portant sur mon curriculum vitae, posée à tout prévenu d'une affaire criminelle comme préalable à l'enquête dite de moralité ou de person­ nalité. J'avais en effet refusé de le faire lors de l'instruction. Ce qu'ici je vais écrire n'est pas de pensée : je ne pense pas, j'y suis et j'ignore si je suis ce que j'écris. Et d'avoir commis trois crimes, trois vols à main armée, d'être innocent des meurtres qu'on m'impute, d'avoir été dans ces cinq ans de haute surveillance, dans ces cinq ans de solitude, me lave de l'infamie d'écrire.

PREMIÈRE PARTIE

Curriculum vitae

Je suis né le 22 juin 1944 à Lyon, en France, en France occupée par les nazis (longtemps j'ai pensé que j'étais né et mort le 22 juin 1944). Je suis juif. Je suis d'origine juive et je suis juif. Mon père, Alter Mojsze, exerçait à Lyon des responsabilités militaires au sein des organisations de résistance juives liées au parti communiste. Ma mère appartenait à la direction de ces mêmes organisations. Il n'y a pas de preuve légale du fait que ma mère est ma mère (et pourtant elle l'est), il n'y a pas de preuve légale de ma naissance réelle : légalement je ne suis pas son fils puisque, reconnu par une autre femme (juive), celle que mon père épousa en 1949, je suis, pour la loi, né d'elle. (Ma mère, après la guerre, m'avait reconnu. J'ignore si elle le fit sous son vrai nom, mais la trace de cette reconnaissance a disparu. Je suis d'ailleurs heureux d'être le fils légal de la femme de mon père : ainsi je peux dire que mon grand-père fut à Verdun. Officier d'artillerie dans l'année allemande. Et j'aime cette terrible absurdité juive, si chargée de sens.) Actuellement pourvu d'un acte de naissance qui fausse mon identité (la femme qu'on y dit m'avoir enfanté n'est pas ma mère réelle), je suis né sous une fausse identité. Je suis né Juif et en danger de mort. Je n'avais pas l'âge de combattre, mais, à peine en vie, j'eus l'âge de pouvoir périr dans les crématoires de Pologne. Les enfants étaient les premiers à être assassinés. Mon père est né (en 1909) dans une famille juive de Pologne, pauvre. Son père était mort avant qu'il ne naquît. A 15 ans il fuit l'antisé­ miti;;me et la misère. Il vient en France parce qu'il a lu un livre de Victor Hugo, Quatre-vingt treize, traduit en yiddish. Arrivé en France, il est déçu : ce n'est pas un pays vraiment conforme aux idéaux de 1789 et le racisme n'y est pas mort. Mon père repart en Allemagne. Il en revient vite, horrifié par ce qu'il y pressent. Il dit : d'Allemagne je

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serais revenu (en France) en rampant. Il ne veut pas exercer de métier juif. Il s'engage comme mineur. S'engage ensuite - par devancement d'appel - dans les Chasseurs d'Afrique (Se régiment) pour gagner la nationalité française. (De l'Algérie il dit : on m'a proposé d'y rester, j'aurais pu y prospérer comme tailleur. Mais le climat de violence raciale dans les relations entre les gens m'écœurait profondément.) Il rentre en France et travaille comme ouvrier tailleur. Il est revenu à un métier juif, un métier de Juif polonais. (Si je parle de mon père, c'est, évidemment, que je ne peux parler de Jfioi- sans parler de lui.) Il est très sportif (un Juif doit faire du sport, être fort physiquement) et pratique (le basket) dans un club d'ouvriers immigrés, un club pro­ gressiste (c'est-à-dire proche du parti communiste) qui fournira aux FTP-MOI 1 quelques-uns de leurs plus redoutables combattants (dont Marcel Rayman, ce Juif absolu, saint et sacré) : le YASK ( Yiddishe Arberter Sporting Kloub). Mon père était devenu (jeune) communiste à l'époque où l'Armée rouge assiégeait Varsovie, l'Armée rouge dirigée par Trotsky que les ouvriers juifs (les ouvriers progressistes) de la capitale polonaise attendaient avec espoir et passion, Trotsky qu'ils appelaient Laibèlè - diminutif yiddish (affectueux) de Léon. (Cette passion des ouvriers juifs de Varsovie pèsera dramatiquement sur l'antisémitisme polonais : les Juifs avaient souhaité la victoire des Russes sur la Pologne.) Puis, quand les dirigeants bolcheviks que mon père avait adulés furent insultés, accusés, vilipendés, calomniés, avilis par Staline et les staliniens, il cessa d'être militant. Il voulait garder les mains pures et n'avoir pas à se renier, à renier. Il devint un simple sympathisant. Quand les premiers combats de la guerre d'Espagne éclatèrent, il se trouvait à Barcelone, avec une délégation sportive de la FSGT. Il assista aux fusillades, du balcon d'un hôtel. Fut rapatrié par un croiseur. Par la suite, il chercha, un soir, à s'enga­ ger dans l'unité française des Brigades internationales. (Il y avait un centre de recrutement à Belleville, dans un café juif.) Il semble qu'on lui fit valoir qu'il était par trop réservé à l'égard du Parti pour faire un bon volontaire. En 1 939 il est mobilisé (2e DLM). Le jour de l 'offensive allemande (10 mai 1 940), il est en permission à Paris. Il 1. MOI: Main-d'œuvre immigrée. Dirigé par les communistes, ce mouvement organisait les ouvriers immigrés et les regroupait en sections linguistiques.

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rejoint le Front et retrouve son unité. Il se bat, il est cité pour sa bra­ voure et décoré - au Front - de la croix de guerre. Il tue des (fascistes) allemands. Avec haine, avec joie, sans doute. Tailleur et sportif, il fait la guerre et il la fait bien. Il a mérité sa nationalité française et il n'a jamais été aussi juif qu'à ce moment. Démobilisé, il passe en zone non occupée (à Lyon) et milite au sein de la résistance juive. 1 942, les Allemands occupent la zone sud, Lyon. Il se lance dans la lutte armée. Le Parti le charge d'organiser le travail militaire parmi les organisations juives qu'il contrôle et influence. En titre, il dirige et fonde les Groupes de combat de l'UJRE (Union des Juifs pour la résistance et l'entraide). Les groupes de combat de l'UJRE : une organisation plus large que les FTP juifs (de la MOI, à laquelle mon père appartenait également). Ses membres conservent une activité professionnelle (mais exercée sous de faux papiers), ils ne consacrent pas tout leur temps au combat. Progressivement, ils s'initient à la lutte armée, jusqu'à passer du travail de propagande clandestine aux opérations de guérilla urbaine semblables à celles menées à bien par les FTP (ces groupes de combat firent des opérations combinées avec les FTP). Mon père est, de toute façon, complètement clandestin à partir de 1 942 et aussi, alors, un cadre permanent, pro­ fessionnel. (Il a adhéré au Parti en raison de ses responsabilités.) Il a des liens étroits avec les chefs lyonnais des FTP juifs. Il appartient, comme eux, au groupe qui dirige les diverses formations juives d'ex­ trême gauche qui mènent une lutte armée. Cette résistance est une résistance antifasciste autant que patriotique, internationaliste autant que nationale. Son action ne consiste pas à recueillir des renseignements ni à préparer le débarquement, mais à mener des actions d'anéantis­ sement contre les occupants nazis. Les fascistes français sont éga­ lement combattus. Des collaborateurs, des miliciens, des policiers, un magistrat, sont tués, abattus, exécutés. Pour ces Juifs pauvres de Pologne (principalement, mais aussi d'autres pays slaves), le communisme, c'était croire en la lettre et espérer en l'appel de Marx, ce fils de Juif allemand converti qui fut souvent - non pas politiquement mais personnellement - anti­ sémite : les prolétaires n'ont pas de patrie, prolétaires de tous les pays, unissez-vous! Dans le communisme, c'est de fraternité internationale qu'ils rêvaient, d'un internationalisme et d'un socialisme où le peuple

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juif, leur identité juive, ne seraient pas abolis. Nul ne fut plus juif que ces nouveaux Asmonéens, ces nouveaux Macchabées, ces fils du peuple du Livre qui empoignèrent les armes pour écrire l'histoire sacrée de la révolte juive. Mais qui conserve la mémoire de ces géants, le souvenir de leur combat, puisqu'ils figurent, dans les diverses hagiographies consacrées à la résistance, comme Polonais, Roumains, Hongrois... sauf dans certains ouvrages de diffusion restreinte, presque confidentielle, destinés aux Juifs 1 ?

Ma mère : née à Lodz, en Pologne, cité de filatures, avec une popu­ lation juive importante. Son père est un Juif rigoureusement pieux, orthodoxe. Sa vie est de respecter la lettre du Livre, de la respecter absolument. Il consacre son temps à la prière, à l'étude du Talmud. Quand une femme est impure (quand elle saigne du sexe), elle doit lui parler sans porter sur lui un regard qui souillerait. A 1 5 ans, ma mère s'enfuit chez un cousin, un rabbin sioniste et socialisant qui l'oriente vers les communistes. (Ma mère est devenue athée.) Elle commence à militer et, très vite, est emprisonnée dans les geôles du fasciste Pil­ sudski. Neuf mois. Son père, déchiré mais rigide, la renie. Il est déchiré mais il est dans la Loi. (Mais sa mère lui rend visite, secrètement, bouleversée, écrasée.) Elle gagne Vars.ovie. Menacée d'une nouvelle arrestation, elle quitte illégalement la Pologne. A cette époque, les communistes polonais ont une forte vocation internationaliste qui redouble les tendances émigrantes du prolétariat de leur pays. Ma mère gagne l'Allemagne, Berlin (elle ne reverra plus ses parents). Elle y milite, suit les cours de l'Université rouge. Part ensuite en France, où elle va travailler dans l'immigration polonaise au sein de la MOI. Elle s'y unit à un communiste polonais (non juif), Bolek. En 1 933, leur naît une fille, ma sœur. 1 936, Bolek part pour l'Espagne. Il y est élu chef de la 3oe 1. Parmi lesquels : Les Juifs dans la Résistance française, David Diamant, Le Pavillon Roger Maria éditeur; Un franc-tireur juif raconte, Abraham Lissner, Ed. UJRE, 14, rue de Paradis, Paris ioe. Et deux ouvrages de plus ample diffusion : La Résistance organisée des Juifs en France, J. Ravine, Julliard éd., et L'A/fiche

rouge, Garnier-Raymond, Balland.

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compagnie de mitrailleuses lourdes Jaroslaw Dabrowski. Gravement blessé au Front, il sera, après la défaite des Républicains, emprisonné par les autorités françaises. L'administration vichyste le livrera ensuite aux nazis et, déporté en Allemagne, il y sera fusillé. Ma mère, à cette époque, est intégrée à l 'appareil du PCF. Elle est permanente. En 1939, elle est internée comme communiste (dans un camp). En mars 1942, à la suite d'un accord entre le gouvernement mexicain et Vichy, elle est autorisée à émigrer au Mexique comme épouse d'un ancien officier des Brigades internationales. Elle profite d'une permis­ sion de dix heures (qui lui a été accordée afin qu'elle règle les formalités de son départ) pour s'évader, et rejoindre des camarades du Parti. On l'affecte à la résistance juive d'obédience communiste. Je ne sais comment elle a rencontré mon père. Je ne sais si elle l'a aimé. Je ne sais si mon père l'a aimée. J'ignore si mon père m'a voulu. Je sais que ma mère me voulait absol\Jment. Je suis né. Je suis né de l'ombre, je suis né dans l'ombre et mon désir fut longtemps qu'on ne m'arrache pas à l'ombre où je suis.

Dans mon berceau il y avait des tracts et des armes qu'on y dissi­ mulait. Peu après ma naissance, ma mère fut appelée à Grenoble pour y remplacer un responsable que les Allemands avaient fusillé. Elle m'emmena avec elle. De cette époque je n'ai pas de souvenir, mais je conserve, je le sais, la marque de ce combat et j'ai erré pour en retrouver la saveur. Si j'ai voulu être mort, si j'ai vécu dans la mort, c'est aussi que j'ai voulu, désiré, obscurément, dans l'opacité d'une passion viscérale, vivre un temps impossible où j'étais mort parce que je n'étais pas né, un temps où, né, je n'existais cependant pas encore tout à fait. Vint la Libération. Mon père laisse ma mère (ou elle le laisse, ou ils se séparent). Je ne sais pourquoi. On ne me l'a jamais dit. Mon père demandait probablement à ma mère de cesser de consacrer sa vie au Parti. Mais je reste chez ma mère. Mon père m'a dit : je voulais me défaire de toi, ne pas t'aimer, ne pas m'attacher à toi. Ma mère travaille à l'ambassade ou au consulat de Pologne.

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En 1947 (ou 48), pour diverses raisons, elle doit quitter la France. Ça, je m'en souviens. On allait partir en Pologne, le soir. Mon père, accompagné de camarades de résistance, est venu m'enlever, profitant d'une absence de ma mère. Qui ne pouvait protester : légalement elle ne pouvait fournir la preuve que j 'étais son fils. De plus elle était communiste, polonaise et indésirable en France. Je ne sais si mon père m'a repris parce qu'il m'aimait. Je sais qu'il ne voulait pas que son fils vive dans un pays où des millions de Juifs avaient été exterminés, un pays antisémite, antisémite et stalinien. Un pays maudit. C'est tout ce que je sais. Mon père n'exprime pas ses sentiments.

(Ce qui me retenait d'écrire, c'était la sensation qu'il s'agissait d'un acte obscène où je risquais d'être aimé ou haï publiquement, possédé, la sensation, homme public, d'être le masculin, ainsi, d'une femme publique.)

Jusqu'en 1950, j'habitai chez diverses personnes, chez une sœur de mon père principalement. Un jour (de juin 1949) mon père épousa une Juive allemande. L'appartement (de ma tante, de mon oncle) était, ce matin-là, plein de fleurs blanches. J'interrogeai ma cousine qui me fit croire qu'elle se mariait. Je pleurai Ue l'aimais, elle avait 16 ans) et elle me dit qu'il s'agissait seulement du mariage de mon père. J'en fus rassuré et indif­ férent. Il y eut une fête (pour moi il n'y eut rien). Comme chaque soir on me coucha tôt. Vint une femme qui m'annonça qu'elle était ma nouvelle mère et me raconta un conte pour enfants. J'ignorais, de toute façon, le sens de la maternité. Je m'endormis en pensant au cours du temps, dont le terme était la mort : je n'avais pas d'autre songe. En 1950 mon père me prit (chez lui). Je conserve de ce départ le souvenir précis d'une terrible tristesse. Ce fut le premier départ, la première coupure dont je souffris clairement. Je ne fus, enfant, ni heureux ni malheureux. (Mon enfance fut une longue rêverie inerte qu'anima, seul, le spectacle d'Auschwitz, d'Os-

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wiecim, en Pologne. Je découvris aussi le temps que ramenait le vrom­ bissement cérémoniel des sirènes qui, à Varsovie, marquent, certaines années, la commémoration du début de la Seconde Guerre mondiale.) J'allais à l'école et rien ne m'y intéressait. Des lycées où l'on m'admit je fus pratiquement exclu chaque année. Dès 1 956, je fus interne. J'aimais l'internat, cette sorte de chaleur carcérale et virile. Je passais mon temps à rêver sans qu'aucun cours puisse m'arracher à cette indifférence. En 1 959, j'allai au lycée d'Evreux. (J'avais été exclu du lycée Michelet et j'avais ressenti douloureusement cette séparation. Je voulais interrompre mes études - et partir comme mousse. Cette exclusion signifiait un redoublement et perdre une année me semblait une catastrophe, mais, seulement, sous le rapport du temps : c'était comme si, en vivant un an de plus la même chose, je vivais un an de moins.) J'y découvris le fascisme. Ou plutôt : qu'il y avait des fas­ cistes, que cette espèce n'était pas morte avec la défaite de l'Axe et la libération de la France. Ce retour du temps fut décisif. J'avais grandi dans la mémoire de la Résistance, d'une certaine Résistance (celle des communistes juifs) et, avant même de connaître le sens des mots Alésia, Saint-Louis, Napoléon, Verdun, je savais Marcel Rayman et ses camarades, dont mon père ne me parlait jamais cependant ; il me parlait seulement de Robespierre et de Danton. (�tre ou ne pas être français n'avait jamais été, pour moi, une question : je ne me la posais pas. Je crois que j'ai toujours su que j'étais simplement un Juif polonais né en France.) Je croyais que les fascistes, mal absolu, avaient disparu de l'espace réel. Que leur existence était aussi incongrue que celle d'êtres revenus du fond des temps. A Evreux, je rencontrai des jeunes qui défendaient le régime de Vichy (des professeurs aussi) et des fascistes actifs, membres de Jeune Nation. C'était l'époque du retour de De Gaulle, du début des menées ultra en Algérie. J'adhérai à l'Union des jeunesses communistes. J'avais, à cette époque, séjourné trois étés en Pologne et je n'en aimais pas le socialisme, ou, plutôt, la forme de socialisme. En même temps, pour moi, la lutte antifasciste était profondément liée à l'image du Parti communiste. Rapidement, je fus en désaccord avec la ligne du Parti. Je la jugeais plus timorée qu'erronée : je n'avais pas (encore) les moyens de la juger erronée. J'apprenais le marxisme dans Politzer (dont je savais qu'il avait été philosophe et homme de combat, un 33

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penseur et l'un des premiers communistes à prendre les armes. Je savais que cet agrégé avait été fusillé. Je savais qu'il était juif). Je rêvais de guerre civile, de guerre antifasciste, d'un vrai retour du temps, de l'histoire. C'est pourquoi j'aimais tant la Pologne. J'y étais dans un autre temps. Varsovie était une ville en partie reconstruite selon l'archi· tecture d'avant-guerre (la vieille ville - Stary Miasto) et, dans les nouveaux quartiers aux lourdes bâtisses soviétiques, où quelques ruines conservées comme des reliques rappelaient les destructions de la guerre, en perpétuaient la présence, j'errais à la recherche de la ville où mon père avait été un Juif opprimé. Au fond, je suis né à Varsovie, et j'y suis né avant guerre. J'allai dans l'ancien quartier juif, qui n'existait plus, je vis le cimetière où se livrèrent les derniers combats de l'insurrection du ghetto et où nul homme ne pouvait pénétrer s'il n'avait la tête couverte. Et il m'était significatif que ces Juifs eussent livré leur ultime bataille dans un cimetière, comme si cela devait être l'unique endroit où leur mort eftt un sens de vie. Je me rassasiais, je me pénétrais, je me hantais de films et d'histoires . de guerre, d'images de l'holocauste. Et je commençai à aimer les hôtels désuets où on dinait et dansait, les cabarets baroques de Pologne, parce qu'ils me semblaient surgir d'une autre histoire, parce que j 'y étais plus jeune et plus vieux de toute une vie. C'est en Pologne que je cessai de haïr la violence (mais je conservais toujours, en mon tréfonds, une répulsion rabbinique pour la force brutale). Enfant, j'avais horreur de tout exercice physique, je restais dans cette rêverie fragile où j'étais dans un autre temps, passé et à venir. On m'envoyait aux Éclaireurs de France et j'eus du dégoftt pour l'aspect paramilitaire de leurs saines activités. Je repoussais toute action qui eftt troublé la fantaisie de mes rêves. Cependant, nulle répugnance ne l'emporta jamais dans mes aversions sur mon horreur de l'humiliation et de l'offense. Je méditais des forces secrètes, des vengeances terribles. Et quand il m'arrivait d'être provoqué ou attaqué, si frêle, craintif et maladroit que je fusse, je ripostais toujours. Je respectais cet enseignement que me donna mon père, un jour. En Pologne, je fus pris du goftt de l'action, envahi du rêve et du désir de l'histoire, et je voulais que cette histoire soit de violence, m'y libérer de la meurtrissure d'être juif. Je pourchassais aussi, je

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crois, le temps de mon père, le temps de ma mère. J'appris comment périrent mes grands-parents maternels et ce fut une révélation oil je tressaillis profondément. Je vis ma mère en pleurer. Son père était mort en récitant le texte des écritures bibliques, digne, dans une par­ faite correspondance avec sa Loi. Au milieu de l 'assassinat bestial et brutal et germanique montait son chant sacré et ancestral, d'un hébreu mouillé de gorge yiddish et ils vidèrent leurs armes sur son corps de Juif savant épris de divinité et d'éternité, si fragile et si fort, qu 'enve­ loppait, tel un linceul, le châle de prière, le talith rituel. Les fascistes riaient. (Sa femme périt plus tard, abattue par un SS alors qu'elle tentait d'empêcher la déportation de ses petits-enfants - mes cousins - qui seront assassinés à Chelmno.) Je connus la haine et je n'eus plus d'autre désir que de connaître une guerre extatique, d'y côtoyer la mort, d'en exorciser la frayeur, d'y éprouver un bonheur où la vie serait réchauffée, incendiée du contact avec le néant. Le père de ma mère je le fus aussi. désormais, quelque part.

Parcelles de mon enfance. Je me souviens de /'inauguration de la rue du groupe Manouchian, située en face de notre appartement, et de la foule de camarades de mon père qui vinrent ensuite se réunir chez nous. Je me souviens que mon père, dans les discussions graves, s 'adressait en yiddish à ma belle-mère, et qu 'elle lui répondait en allemand. Je me souviens de la mort de Staline et qu 'une violente discussion opposa mon père à un membre de ma famille, membre - aussi - du parti communiste, parce que mon père, après l 'affaire des blouses blanches, ne partagea pas le deuil des staliniens (mais il assista au meeting funèbre parce qu 'il y avait eu Stalingrad et la voix de Staline quand les hordes fascistes assiégeaient Moscou et le bombardement par l 'aviation rouge des positions allemandes dans le ghetto de Varsovie et les FTP et / 'Armée rouge qui avançait dans cette nuit et il se leva chaque fois que le nom de Staline fut prononcé, comme toute la salle). Je me souvieru de la bataille de Dien Bien Phu et qu 'un voisin pleura en apprenant la chute du camp retranché et qu 'il m 'était complètement indifférent que l 'armée française ait perdu cette bataille. Je me souviens de la mort du général (du maréchal) de Lattre et 35

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qu 'on nous donna un jour de congé afin de pouvoir assister aux funé­ railles et je n 'allai pas aux funérailles et j 'étais content de ne pas aller à / 'école et la mort de De Lattre (de Tassigny) n 'avait aucun sens pour moi (j'étais dans une autre histoire). Je me souviens d'un Premier Mai violent où la police ouvrit le feu sur un cortège et je me souviens que mon père et moi nous trouvions à proximité et que j 'étais effrayé d'entendre les détonations et les hurle­ ments et que mon père marchait d'un pas tranquille et qu 'il me serra durement le bras et me dit de n 'avoir pas peur, qu 'il ne fallait jamais avoir peur ni trembler. Je me souviens de /a.finale de la coupe du monde de football en 1954 et je me souviens que les policiers suisses qu 'on voyait sur /'écran avaient des casques identiques à ceux de la Wehrmacht et que la foule allemande hurlait en allemand et qu 'à la victoire de l'équipe allemande mon père fut pris de fureur et qu 'au moment où retentit l'hymne alle­ mand Deutschland über Alles il cassa le poste de télévision. Je me souviens de / 'expédition de Suez en 1956 et, je crois, j 'y appris alors vraiment / 'existence d'Israël, qu 'on appelait, chez nous, Eretz, simplement. Je me souviens de / 'insurrection de Budapest et de l'intervention soviétique et je me souviens que j 'étais partagé entre une sympathie pour les insurgés - qui me venait des gens et des images - et une profonde hostilité parce que je sus que des Juifs y avaient été abattus et qu 'entre 1940 et 1944 la Hongrie avait été fasciste. Je me souviens d'avoir appris /'Octobre polonais, en 1956, et que j 'allais pouvoir me rendre en Pologne pour voir ma mère. De ma mère je ne me souvenais plus. En Pologne j'allai en train et le train avait cette importance, dans la plaine allemande puis slave, avec ces soldats d'un monde autre, d'Europe centrale socialiste, d'être l'image d'un parcours dans le retour du temps. Ma mère m'attendait à la frontière polonaise ou, plus précisément, à Katowice. Je l 'entendis hurler mon prénom avant de la voir. Elle parlait français. Je ne la reconnus pas mais je la reconnus parce qu 'elle était la seule Juive dans cette blondeur polonaise, dans cette blondeur rose et grise où éclatait sa chevelure noire, hébrafque, sa peau comme d'un désert. Je fus contre elle et je pensais que c 'était ma mère et que ça n 'avait aucun sens et j 'avais envie de pleurer mais 36

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je ne pleurai pas. Elle pleura. Je fus plein des odeurs de la Pologne socialiste, que j 'aime encore, d'eau de Cologne polonaise accouplée aux senteurs de vodka et de charcuterie et de campagne et de ville et de chemin de fer et du papier des livres et journaux et du pain noir et du pain doux et des cornichons sucrés. J 'arrivai à Varsovie, m 'installai dans le studio de ma mère, moderne, élégant, et j 'eus l'impression d'y avoir toujours vécu. LA bibliothèque était pleine de livres qui racontaient la guerre d'Espagne, la Résistance antifasciste, et je les lus avec délice en mangeant du pain polonais (noir, doux) , des corni­ chons polonais (sucrés) et en buvant du thé russe. Je suis né athée et je suis né juif. Ma longue obsession de la mort G'ai passé trente et un ans à penser à la mort) prend source dans mon premier souffle. Je ne sais pas d'instant - dans mon souvenir où je n'aie eu cette lancinance de penser à la mort. Je savais, sans doute, que je venais de la mort, et, à peine dans la vie, je me préparais à y retourner. Je vivais dans cette attente (biblique). Pourtant; je devais avoir 12 ans, je me mis à croire au Dieu des chrétiens (sans, étrangement, croire précisément au Christ). J'avais découvert des chrétiens, des catholiques, des voisins, des amis de mon âge, pleinement français. (Du moins me semblaient-ils tels et je les saisissais comme des étrangers auxquels j'étais étranger. lis étaient, en fait, pleinement bretons, et, pour moi, être breton c'était être complètement français.) Ils m'avaient gentiment converti. Je priais. Ce fut un secret. (Il efit été terrible que mon père apprît ma croyance, il hait les convers. Moi aussi. Mais, bien entendu, il n'y eut pas d'autre conversion que celle de mon esprit : je ne fus pas baptisé, il s'agissait d'une conversion solitaire.) Je dus croire l'espace de quelques mois. Un jour, pendant l'été 1957, je me trouvais à Vienne et j'entrai dans une cathédrale, en uniforme des Éclaireurs de France. Et dans le silence médiéval de cette architecture glacée, je fus tendu de désir : je bandais. Et je décidai derechef que Dieu n'existait pas et je redevins athée et je redevins juif, à supposer que j'eusse jamais cessé de l'être. Quelques jours plus tard, je partis en Pologne, cette terre catholique où j'allais mesurer la profondeur et l'étendue de mon état de Juif. A Évreux, je compris que j'étais inculte, que j'étais insensible à

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la littérature et à l'art français. Racine et Corneille n'éveillaient en moi qu'un ennui implacable. J'étais, moi, ce Juif dont Maurras disait qu'il ne pouvait accéder à la beauté des tragédies et de la poésie raciniennes. Mais j'aimais - sensuellement - Baudelaire. Je mesurai aussi, ce fut ma première expérience de ce plaisir, la volupté des instants de libération et de révolte. Vers la fin de l'année scolaire 1959-1960, je participai activement à une mutinerie d'élèves, d'internes. Ce fut une mutinerie contre la discipline qu'imposait un surveillant général roide et pervers. Nous déclenchâmes l'action à minuit, de nos dortoirs, en lançant des pétards-crapauds (du haut des fenêtres) dans la cour de l'internat (on en écouta les détonations dans la ville : le lycée la surplombait). Puis nous nous mîmes à hurler des slogans vengeurs et homicides (Cyrac assassin, Cyrac au poteau, fusillez Cyrac). Nous étions déchaînés et désenchaînés de la disci­ pline de troupeau, nous étions une meute, nous étions libres. Je jouissais. Cela dura deux jours, l'élan fut brisé par les moyens tradi­ tionnels. Mais durant ces deux jours nous filmes libres et cette saveur nous était enivrante : on nous craignait et nous ne respections plus nul rêglement. On m'enferma ensuite dans l'infirmerie de l'internat, pour que j'y attende ma comparution devant le conseil de discipline. Ce fut ma première détention préventive. Je me souviens, bien s'Br, de ce premier jugement, et je m'en souvins devant les Assises. Je fus exclu définitivement du lycée. J'avais vécu deux ans dans cet internat et j'y étais attaché par des fibres de plaisir quotidien et simple. Devoir m'y arracher me rendit fou d'une douleur furieuse. Quand je montai dans la salle d'études de l'internat pour y chercher mes affaires - mon père m'attendait dans le hall du bâtiment principal, il avait été convoqué en prévision de l'issue du conseil de discipline - je fus pris d'une violente crise et brisai une bonne partie du mobilier de la salle. Puis je partis en courant - l'internat était situé sur une colline, je redescendis donc vers le bâtiment principal - pour fuir. Les professeurs du conseil de disci­ pline, alertés, vinrent à ma rencontre. Je les évitai d'une feinte et traversai une porte vitrée que j'avais cru pousser dans le sens de l'ouverture - en réalité il fallait la tirer. On déclara que j'avais tenté de me suicider, qu'il s'agissait d'un acte manqué. Je dis à mon père que je voulais rester à Évreux et que c'était la raison de ma fuite et

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CUlUUCULUM VITAE de ma fureur. Il accéda à mon désir et m'émancipa sur-le-champ. Je devais préparer le brevet. En fait, je passais mon temps dans les nombreux bars et cabarets de cette ville faite en partie - à l'époque pour la soldatesque américaine. Je fréquentais des gangsters j uifs, des proxénètes (me semble-t-il) et quelques jeunes voyous motorisés dont l'univers était régi par les chants d'Elvis Presley. Je commençai la révision des matières inscrites au brevet quelques heures avant l'examen. Je le ratai. Mais peu m'importait, car j'étais admis à passer en seconde. Je partis pour Varsovie où je connus la fille d'un noble polonais. Elle était belle et majeure. Je m'en épris. Je ne pouvais la posséder (c'était la première fois que je pénétrais une femme) sans penser à mon père, à mes aîeux, pour qui une telle relation - en leur temps e6t été impossible ou extrêmement périlleuse. Je baisais une belle Polonaise blonde et noble. Je la baisais en Pologne. Je la baisais dans la douce nuit de l'été de Pologne, ce pays d'hiver où les chaleurs sont spécialement bouleversantes. (C'est à Évreux que j'eus la transparence définitive que je n'étais pas vraiment français. J'étais dans un train secondaire, entouré de paysans normands. Je les regardai et pensai que je n'étais pas français. Et j'avais toujours su que je n'étais pas polonais.)

1960-1961. Classe de seconde à Étampes. 21 avril, le putsch. J'espère cette invasion, une guerre civile, je suis rempli d'images de guerre d'Espagne. La nuit du dimanche 22 au lundi 23, je la passe dans le local du parti communiste, à Montrouge. Vers minuit, après que le discours de Debré eut provoqué en moi un frisson de plaisir - j'y voyais (sentais) le signe d'un orage majeur et historique -j'ai informé mon père que j'allais répondre à l'appel du Parti et de la CGT, que la radio avait répercuté et d!ffusé. Il est couché et me dit : « Ils vont se rendre, c'est du cinéma, de toute façon, s'il faut être là je serai là. » Et il s'endort. Mais je sens qu'il est heureux de ma décision. J'attendis les parachutistes toute la nuit, et des armes pour les combattre, qui, pas plus que les parachutistes, ne nous arrivèrent. Ce fut une nuit d'attente impatiente et exaltée. Je pensais que nous étions près d'Orly et que nous serions les premiers à nous battre. Le matin, déçu, exténué aussi, je regagne le lycée. Je dors toute la journée. La nuit (du lundi au

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SOUVENIRS OBSCURS mardi), je suis envahi de la frayeur de périr au combat et j 'ai un moment de lâcheté imaginée, l'envie de renoncer (à cette guerre qui n'eut pas lieu). Mais je me lève victorieux de ma peur passagère, résolu. J'apprends que le putsch est fini, que les généraux se sont rendus ou sont passés dans la clandestinité. J'en suis triste. (Plus jamais je ne connaîtrai ce veule abandon d'envisager de préférer vivre à mourir violemment. J'allais avoir Varsovie, été

17 ans.)

1961. Je suis initié à la vodka.

1961-1962. Classe de première à Compiègne. Je suis choqué de la passivité de la gauche organisée envers l'OAS et que la lutte efficace soit surtout conduite par les équipes spéciales du gouvernement. J'ai, pour les policiers pogromistes des ratonnades d'octobre 1961, une haine farouche et juive. Je ne comprends pas que les victimes assas­ sinées de Charonne ne soient pas vengées. A Compiègne, je rencontre le fils d'un FI'P juif tombé en août 1944. Il est interne, comme moi. Nous prévoyons la formation d'un groupe clandestin qui mènerait de violentes et meurtrières actions antifascistes. Nous recrutons un autre interne. Nos projets : voler des armes (nous savons où), tuer quelques personnalités connues pour leurs sympathies OAS. La guerre d'Algérie se termine avant que nous ne passions à l'action. (Nous avions confié notre intention à une personne qui travaillait avec le Front univer­ sitaire antifasciste, avec le FLN aussi, et qui, horrifiée, nous avait suppliés de ne rien faire. Était-il possible qu'une action sorte de notre rêve ? Oui, je crois.) Je passe la première partie du baccalauréat. J'aime une jeune fille, elle m'aime, on s'aime, elle ne m'aime plus, c'est vers la fin de l'été. J'en ressens une morsure de soleil funèbre dans la chair et l'âme. Un deuil total coule dans mes veines. Je suis tout à la pensée de la mort. Je décide que l'amour n'a d'autre sens que de masquer, embellir, travestir et adoucir la présence et l'inéluctabilité de la mort, une lâcheté, qu'il est un ersatz d'éternité, misérable. Que la douleur d'une rupture est seulement d'annoncer et révéler, dans la mort de l'amour et la fin d'un temps, la mort et la fin du temps. Je n'aimerai plus (c'est ce que je décide alors).

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(Il faut que je parle de R. Il revenait des commandos de l'air, c'était un slave nihiliste et lyrique. Quand je le rencontrai, j'étais au bar d'un café où se retrouvait la jeunesse lycéenne de Compiègne et j'y écoutais de la musique tzigane. Il rentra avec un chien-loup, un berger alle­ mand et me dit c'est un chien de SS et je lui dis non, il m'aurait sauté à la gorge, je suis juif, juif polonais, et on a bu de la vodka et il y eut cette c;ympathie et nous devînmes amis et nous passions notre temps à errer dans les rues et les bals à chercher des affrontements et, un soir, nous provoquâmes trois jeunes blousons noirs, sur un pont, lui, R., donna un coup de tête efficace, moi je me fis briser une dent sur-le-champ, je me battais mal, je tombai et l'un des blousons noirs sortit un couteau et R. s'enfuit et ils me mirent la lame sur la gorge pour que je leur dise qui était R. et je ne leur dis pas et ils se conten­ tèrent de me rouer de coups. R. n'était pas antisémite, ni raciste. Fascisant, il avait poursuivi le rêve d'une guerre absurde, qu'il aimait telle, et il l'avait faite, et il aimait Éluard et il aimait chanter qu'il était un homme des troupes d'assaut et que le diable marchait avec lui. Il disait : nous battre, nous entretu�r dans une fraternité subtile et secrète, un acte d'amour. C'est comme ça. Six ans plus tard, quand j'allais partir en Amérique latine, je le cherchai pour qu'il m'offrît sa tenue de combat, je voulais la porter au maquis, mais il avait disparu. J'aimais qu'il m'aime, j 'aimais le respect qu'il avait de moi et qui avait fleuri d'une extrémité opposée, irréconciliable, j'aimais qu'il ait circulé cette pure relation d'homme à homme entre nous.) Je ne pouvais plus supporter d'être élève. Je trouvai un poste de surveillant, de maître d'internat, à Chauny. Je préparai, seul, le bacca­ lauréat. Je le réussis. J'avais 19 ans. Je rentrai à Paris où je rencontrai un ami polonais (Juif et fils d'un héros de l'insurrection du ghetto de Varsovie). Le soir du 14juillet 1963, je me retrouvai avec lui place des Écoles, devant la librairie des Étudiants communistes. Il y avait un bal. Je vis que l'UEC1 organisait un voyage en Sardaigne. J'y partis avec J., mon ami de Pologne. 1 . Union desétudiants communistes.

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En Sardaigne, je rencontrai des militants de l'UEC et m'initiai aux débats qui animaient alors cette organisation, très librement. J'étais, à l'époque, profondément sartrien. Je décidai néanmoins d'adhérer à l'UEC. Rentré à Paris je fus terrassé, alors que je me trouvais, à Belleville, dans un appartement proche de l'endroit où j'avais vécu jusqu'à mon installation - en 1950 - chez mon père, par une violente et doulou­ reuse mélancolie du temps et de la mort. Je ne sentais qu'à la mort et cela m'était insupportable parce que cela m'abolissait le moindre plaisir, si quotidien, banal et futile (fftt-il). Le temps m'était donné dans une fulgurante vision rétrécie où j'avais l'atroce vertige de la fatalité de mon vieillissement et de ma disparition. Tout perdit sa saveur. Je n'éprouvais aucune joie, aucune tristesse, j'étais incapable de faire quoi que ce soit qui ne me renvoie à cette obsession de mort. Je ne pouvais regarder les jeunes, je ne pouvais regarder les adultes, je ne pouvais regarder les vieux, je ne pouvais regarder le ciel, je ne pouvais regarder le soleil, je ne pouvais regarder les femmes, je ne pouvais entendre de musique, voir de film, fumer de cigarette, boire d'alcool sans que cela ne me fît immédiatement souffrir de la mort, sans que cela ne me mît en contact avec la mort. fyles raisonnements logiques (affronter la mort dans la sérénité lucide d'un regard philosophique) échouaient contre la souffrance de déraison qui me montait du corps, me fouaillait les entrailles. C'était une pensée de la mort, mais devenue sentiment funèbre, intolérable, vive écorchure désespérée où le goût d'exister s'éteint totalement. Un soir, une femme me sourit dans le métro et j'en fus soudainement apaisé et je recommençai à prendre quelque plaisir à vivre (il n'y eut rien d'autre que ce sourire entre cette femme et moi). Mais j'étais blessé, profondément, et je ne le sus que plus tard, beaucoup plus tard, après ces années de prison, quand, du verdict, me survint une sorte d 'éblouissance. Je m'inscris à la Sorbonne. Je demande à suivre l'enseignement par correspondance : il m'est impossible d'écouter un cours, d'être élève, dans un amphithéâtre. La collectivité universitaire entassée dans les salles de faculté, je la ressens comme un pullulement, une promiscuité répugnante qui violente la solitude où je me suis enfoui. La condition d'étudiant me fait horreur. 42

CURRICULUM VITAE Je ne parviens pas à me cultiver, à lire, à apprendre. Tel n'est d'ailleurs pas mon objet. Je n'habite nulle part, allant de chambre en chambre , toujours hébergé. Je ne travaille pas, on me donne de l'argent, que je demande, sous forme d'emprunt que je ne rembourse jamais. Je prends un plaisir amer à installer cette destruction entre moi et les autres, à saccager mon image. Ainsi, dans cette vie, je me préserve de l'estime comme d'une chaleur visqueuse. Je crois que j'ai décidé de regarder passer le temps les yeux grands ouverts, d'attendre, simple­ ment, qu'il passe, sans que rien ne vienne troubler le regard que sur ce passage blessant je porte. J'ai décidé aussi, et c'est un pacte avec deux amis, mais un pacte silencieux, de rater ma vie. Le désir de la réussir m'inspire un profond dégoQt. Je veux lutter pour que ma vie n'ait aucun sens, sinon celui d'avoir à trépasser. Pourtant et cependant, je milite. Je participe aux discussions et polémiques idéologiques. Je m'exerce aux subtilités du débat marxiste. Je parle. Et, rapidement, je m'oriente vers l'organisation de la lutte contre les groupements d'extrême droite (parce que j'y suis incité par la haine, parce qu'il me semble qu'ainsi, j'échappe à l'abjection, à l'ignominie du pur maniement de concepts.qui fait l'essentiel de notre activité : dans cette lutte antifasciste dérisoire et substitutive j'évite un peu des souillures de notre génération impuissante, castrée, privée d'histoire). C'est ce qu'on appellera le service d'ordre de l'UEC. On attaque les distributeurs de tracts fascistes ou monarchistes. En retour ils nous attaquent. En octobre 1964, je commence à faire du karaté, pour accorder un peu mon corps à mon esprit. (Issu d'une lignée de rabbins et de tailleurs humiliés, meurtris, assassinés, dont je porte la marque indélébile et pérenne, je pratique des mouvements de samouraî et je pense que le Japon traditionnel fut aux côtés des fascistes alle­ mands. Je suis complètement étranger à cet exercice martial, à cette culture, et il faut que je me brise pour m'y plier, pour y entrer.) Il y a, entre 1963 et 1965, des manifestations, deux congrès, des réunions, un projet de formation d'une unité de jeunes volontaires européens qui combattraient aux côtés des révolutionnaires congolais (qui n'aura pas de suite), quelques femmes quelques heures, des films, rien, une nouvelle période funèbre, et ce temps âpre que je regarde. (Mon inertie sociale, mon incapacité à entrer dans un circuit univer­ sitaire ou professionnel précis, mon incapacité à organiser mon temps,

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à demeurer quelque part, est une frayeur occultée de ce qui, dans toute pratique définie, est une façon d'accepter, dans un projet qui implique une vision de l'avenir, le temps. Le temps dont je croyais avoir exorcisé la douleur.) En 1964, je suis élu membre du Comité national de l'UEC. En 1965, les militants qui défendent la ligne du Parti reprennent la direction de l'UEC (qui, depuis quelques années, était entrée en dissi­ dence, larvée puis ouverte). Je n'ai, bien entendu, passé aucun examen. (Elle serait totalement inintelligente la personne qui, de ce que j'énonce, déduirait que je suis tout entier dans une subjectivité obscure et que ma vie politique y est réduite. Il y a d'abord que je hais la servi­ tude que parent les discours d'erreur - toute servitude. Il y a aussi que j'ai toujours maintenu mes jugements et analyses politiques dans une intacte autonomie. Il n'en demeure pas moins que nul n'est actif dans l'histoire, dans une pratique, sans aimer l'action ou l'activité qu'il y déploie, et qu'ainsi, vouloir abattre le vieux monde est, aussi, une façon d'être un amant de l'histoire : que la révolution soit dite accoucheuse de nouvelle société l'indique assez.) C'est alors qu'à la fin de l'été 1965, qui me fut normalement triste, je fus saisi d'une fête qui venait de Cuba. Dans le plaisir de cette musique et de cette danse et de contempler ces êtres venus des Caraïbes et d'entendre ce parler hispanique si spécial, me vint la langueur de n'être pas dans cet espace, d'en être privé. Et je voulus m'y rendre et m'y battre et je sentais que la mort pourrait m'y être douce et je m'épris de ces peuples et de ce langage et de cette culture et je pensais qu'il me serait enfin possible de combattre dans l'amour et pas seu­ lement dans la haine et l'indifférence. Il fallait aussi que j'expérimente le plaisir de recevoir cette musique dans un état de péril extrême, que je l'éprouve dans une vie précisément hantée et exaltée d'une réelle menace de mort. Mon seul but désormais fut de trouver le moyen d'entrer dans une guérilla latino-américaine des Caralbes. (Qu'on ne s'y trompe pas, mais peu importe qu'on s'y trompe : je sais la nature objective de l'impérialisme, la nécessité de la lutte armée 44

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et sa théorie. Mais cela ne suffit pas à constituer le désir de partir et de combattre et de risquer d'en mourir. J'ajoute que l'objet de ce récit n'est ni théorique ni politique.) Je me retirai à Antony, dans une espèce d'exil du quartier Latin et de l'UEC. J'y rencontrai un, des Antillais (de Guadeloupe) et je me sentis bien. Hormis quelques exceptionnelles activités politiques destinées à organiser telle ou telle action antifasciste de protection, de riposte ou d'agression, je demeurai dans ce nouvel univers, guadeloupéen, où je commençai bientôt à me mouvoir avec familiarité. En avril 1966, je quitte la France, sans argent, avec mon seul passe­ port, pour la Belgique où j'espère trouver un cargo qui me transporte en Amérique latine. Je compte effectuer la traversée comme marin et déserter à l'endroit propice. Un ami, lié à des révolutionnaires latino­ américains, m'a donné un contact au Mexique, un autre en Colombie. Il m'avertit que je risque non seulement d'être tué ou torturé, mais surtout qu'on m'arrache les testicules. Pour lui, je suis une espèce de fou d'aller m'exposer aux rigueurs déchaînées de telles polices. Anvers : chaque jour je vais à l'embauche au bureau de l'Union des marins norvégiens, le seul qui engage n'importe qui pourvu qu'il y ait, sur un navire, un poste vacant. Je vis et dors - somnole - dans un café de hippies ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La nuit je me couche sur une banquette du café, dans la lumière du néon et le vacarme d'une musique sans saveur, pour moi, mais qui hurle. Veu­ lerie, saleté, débilité, lâcheté, petitesse, puanteur de ces révoltés. Qu'il m'est pesant, lourd, grossier, rigide, ridicule, le rythme de leur musique. Je me sens dans une pourriture qui m'incite à la purification de combats profonds. Anvers : de tristes et fades putains dans des rez-de-chaussée sor­ dides. Les moules et les frites. Le quartier juif comme une parcelle d'Europe centrale. Les boîtes de nuit, sinistres. Et ces magasins où sont vendus, sur les quais, à l'entrée du port, des articles de l'autre monde, d'Amérique, et qui en sont comme la présence au bord de cette Europe que termine Anvers. L'Amérique, il suffit d'un de ces bateaux et ces bateaux je les vois tous les jours et cela excite mon désir de partir. Anvers : des homosexuels roses et dodus et bien mis et respectables qui attendent des marins grecs et les emmènent je ne sais où après 45

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une obligatoire et traditionnelle station dans un tasse des quais. D'Anvers j'appelle un ami, mon ami le plus essentiel, O., un nègre de Guadeloupe. Il arrive un après-midi où je suis déjà engagé et employé sur un cargo norvégien qui doit appareiller le lendemain (le revoir une dernière fois, ai-je pensé, je suis certain de ne plus revenir en Europe) et nous passons une soirée silencieuse et bouleversée dans des bars congolais, parce que les cabarets et autres lieux de plaisir de la ville, quand ils sont belges, refusent l'entrée aux Noirs, aux Nord-Africains, aux Espagnols parfois. Mais il est bon d'être seuls dans ces bars tristes, d'y écouter une musique africaine qui annonce celle des Caraibes et qui, d'ailleurs, en est la reproduction, la version congolaise. Nous cherchons une putain, en vain, qui accepte un Noir (venu en Belgique, il voulait y forniquer avec une native). Je l'embrasse et regagne mon cargo G'y suis employé comme garçon de cuisine). Je ne parviens pas à éprouver à ce départ le sentiment d'une rupture décisive. Je pense que je quitte l'Europe. Mais le temps n'en est pas aboli, ni son ordinaire saveur. Je ne suis pas sorti de moi. Je suis pourtant dans un autre lieu, mais je n'en suis pas désorienté parce qu'à tout lieu je suis étranger. L'équipage est composé, en majorité, d'Espagnols qui parlent l'espagnol d'Espagne. Le chef cuisinier est norvégien. Le premier jour de travail m'épuise, je suis harassé, je n'arrive pas à ne pas penser, je travaille de mes mains, j'épluche des patates, je lave d'énormes gamelles, je lave, je frotte, je transporte des viandes lourdes, entières et saignantes, froides ou tièdes, de bœuf, de porc, mais je reste un intel­ lectuel qui passe son temps à penser. (Ou plutôt à gamberger : gam­ berger n'est pas seulement la forme argotique du verbe penser, en disant gamberger je ne dis pas ce que je dis en disant penser.) J'ai le mal de mer, les premiers jours, c'est terrible. Mais je m'y ferai et ce malaise disparaîtra. Je pense que je suis juif, bachelier, marxiste, amateur de rumba, en quête d'une guérilla lointaine, et que je travaille dans la cuisine d'un cargo norvégien. Avec le coq je parle anglais. Ma première soirée en mer, je la passe à boire un vin épais et sucré en compagnie d'Espagnols qui fêtent un anniversaire. Le plus musclé d'entre eux se met à pleurer longuement au tenne d'une joyeuse mélodie andalouse. Quelqu'un lui dit en anglais, puis en espagnol, 46

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qu'il est un homme. Je m'enivre. Au mal de mer s'ajoute le mal d'alcool, dont je me vide dans les embruns glacés. La mer est noire. Je ne vois plus l'Europe. Je suis en plein océan. La nuit y a un charme de silence, de fraîcheur et d'étranget6. J'y frissonne du ciel et du monde. Je dors lourdement, totalement. Progressivement, je prends un certain plaisir à mon travail. Je découvre ainsi la nécessité de ce plaisir et qu'il est fait d'attachement quotidien. Plaisir de répétition, de manger après l'effort, plaisir, sur­ tout, de la douche qui purifie. Plaisir du repos, de la fin du labeur. J'apprends le sommeil de mer, scandé par la houle et la rumeur cadencée, lancinante, des machines (les cabines de l'équipage sont proches de la salle des machines). Et un matin il y eut une chaleur nouvelle, singulière, un nouveau ciel, et l'eau avait une autre couleur et l'air une saveur différente et le soleil n'était plus le même qui me jetait dans un bien-être inconnu mais où je reconnus mes rêves. Nous étions dans les Caraïbes. Je vis, dans l'eau claire, limpide, bleue ou verte, des requins auxquels nous jetions des quartiers de viande rouge pour nous divertir des morsures sauvages qu'ils y faisaient. Je vis les Bahamas où nous restâmes une journée pour y ravitailler le bateau en pétrole. Je les vis de la mer, nous n'y descendîmes pas, mais ces premières Antilles m'impressionnèrent et j'étais dans une voluptueuse douceur d'en apercevoir les palmeraies et les plages blanches. J'écoutais la radio de La Havane et je pensais que nous en étions proches et j'étais ému de ces discours que je ne comprenais pas vraiment et de cette musique qu'à Paris j'avais dansée et qu'ici je recevais avec le double plaisir d'en Stre proche et qu'elle m'incitât à mourir sans peine. L'air, l'espace, tout était rempli de la chaleur complète du soleil. Nous arrivâmes, une nuit, en vue de l'Amérique continentale G'avais pris ce cargo parce que son itinéraire le conduisait dans le Sud des États-Unis, donc à proximité de l'Amérique latine). Je n'en vis d'abord que les lumières, le lointain scintillement. J'étais ému de cette lente approche qui glissait vers la terre, sur la mer, et je compris le charme fort de voyager ainsi, de découvrir par ce moyen un pays inconnu et ce que c'était d'y arriver vraiment. Comme une image transparente de 47

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l'espace et du temps. Un pilote américain monta à bord : nous étions dans les eaux américaines. (Peu après les Bahamas, nous avions été survolés par un chasseur de l'US Air Force qui nous avait sommés de hisser le pavillon, pour identifier notre cargo.) Nous accostâmes et effectuâmes les manœuvres appropriées. J'étais excité et nonchalant du regard des gens qui, du quai, nous observaient. Nous venions de loin, nos torses ruisselaient et nous étions des hommes assoiffés de femmes. J'étais fasciné de ne pas être ce que je paraissais et je pensais à des débats ardus sur tel texte de Unine, dans le sous-sol enfumé d'une librairie communiste, je pensais à mon père et qu'il n'avait pas été marin mais mineur et chasseur d'Afrique. Je pensais que j'étais un philosophe, dépourvu de diplômes, certes, mais, profondément, un philosophe. Mes premières impressions furent de sentir et comprendre que j'étais vraiment sur un autre continent et d'en être intimement remué. Les dockers étaient des Noirs, des Noirs américains. La ville s'ap­ pelait Mobile et nous étions en Alabama. Dès que les formalités de débarquement furent remplies (un fonctionnaire de l'immigration s'étonna que, Juif, je fusse marin sur un cargo norvégien), je descendis à terre avec un jeune Finlandais de l'équipage etje saisis pleinement la qualité différente de l'atmosphère. Je bus quelques bières froides dans un bar d'allure coloniale où je fus servi par une négresse souriante vêtue d'un uniforme blanc. Je lui parlai, elle ne répondit pas. Nous quittâmes le bar, quelque peu grisés par ces bières redoutables, et je m'emplis des senteurs chaudes, fraîches, tièdes, moites et nocturnes de cette ville du Sud, comme tropicale. Nous n'avions pas assez d'argent pour aller au bordel. Il y eut ensuite Tampa, en Floride, et, avant d'y accoster, nous vîmes, je vis Miami. Nous arrivâmes à la Nouvelle-Orléans où nous devions rester quelquesjours. Je demandai au capitaine une permission de 48 heures qui me fut accordée. Par contre, il refusa de me donner les 100 dollars que je lui réclamai à titre d'acompte sur ma paie. Je n'eus que 20 dollars. Je ne renonçai pas néanmoins à mon propos, qui était de gagner en auto-stop la frontière mexicaine et de la franchir clan­ destinement Qe capitaine conservait les passeports des membres de l'équipage, nous n'étions munis que d'un permis de débarquer délivré par les autorités US d'immigration : crewman landing permit). 48

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(La veille, j'avais erré dans la ville, dans Bourbon Street, écouté de vieux musiciens noirs dans une espèce de musée désuet où l'alcool était interdit.) Je descendis sur le quai. Un marin complice s'était chargé de m'ap­ porter quelques affaires (vêtements, linge) afin que je n'attire pas l'at­ tention. Je le rejoignis dans un bar d'où j'appelai un taxi. Il me trans­ porta au début du highway qui menait au Texas. Ma première étape était Beaumont. J'y arrivai dans le camion d'un Noir quelque peu stupéfait qu'en pleine nuit je lui aie demandé de me prendre à son bord. Il me laissa à l'entrée de la ville, pour éviter tout incident que ma présence dans son véhicule aurait pu créer. Je couchai à Beaumont dans un hôtel confortable et frais aux vieilles boiseries qui m'évo­ quèrent le temps de l'esclavage. Je gagnai ensuite Houston, puis San Antonio. Je rencontrai des soldats en uniforme qui me parlaient de la guerre du Vietnam et me demandaient si les Français aimaient vraiment lécher le sexe des femmes. A Laredo je passai tranquillement la frontière (un grand pont sur le Rio Grande), profitant d'une inattention des services mexicains. (Du côté américain, je n'eus aucun problème. Je ne me souviens plus comment je fis. Sans doute montrai-je mon permis de débarquer en expliquant que je voulais seulement passer un jour à Nuevo Laredo pour y voir une corrida et des putains.) Un jeune Mexicain qui cir­ culait librement entre les deux côtés m'avait conseillé. J'étais donc au Mexique, en Amérique latine, à quelques mètres des États-Unis, dans un autre univers pourtant, et je perçus immédia­ tement la violence et l'ampleur de cette différence. Mais il y avait une seconde frontière : pour pénétrer plus avant à l'intérieur du Mexique, il fallait passer un contrôle extrêmement sévère. Après une tentative par la route, qui échoua, je décidai de prendre le train pour Monterrey, mais dans un wagon de 3e classe occupé exclusivement par des jour­ naliers mexicains et que la police parcourait sans demander à personne ses papiers. Je fus toutefois repéré (mon apparence n'était pas celle d'un ouvrier agricole mexicain) et les policiers, après m'avoir demandé mon passeport et constaté que j'en étais dépourvu, m'invitèrent à les suivre au wagon-restaurant. Ils étaient affables et me parlèrent gen­ timent de la nullité de la France en football. Ils m'invitèrent à boire et à manger un sandwich. Je leur expliquai qu'on m'avait volé mon 49

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passeport dans un bordel de Nuevo Laredo et que j'allais à Monterrey pour en réclamer un autre au consulat de France. Ils tne dirent qu'ils devaient me ramener à la frontière, mais que tout allait s'arranger. Nous allâmes jusqu'à Monterrey et je descendis avec eux. Nous attendîmes au buffet de la gare, une heure ou deux, le train qui devait nous ramener à Nuevo Laredo. Retour à la frontière. Un policier mexicain me demande si j'ai de l'argent et combien. Il veut 100 dollars. Je ne les ai pas. Je suis donc contraint de regagner les États-Unis où je suis arrêté et interrogé, avec une extrême courtoisie qui m'amuse. On me transporte par avion à San Antonio et je suis conduit à la prison de la ville. C'est une prison moderne, pourvue d'air conditionné. Le gardien du greffe porte un nom allemand - que je lis sur sa chemise - et me regarde avec une joie haineuse. Je suis emmené à je ne sais quel étage, en ascenseur. Je me souviens qu'il y avait avec moi un malfaiteur qua­ dragénaire, au visage dur et brun, qui avait laissé au greffe une impor­ tante liasse de dollars. Il était très élégant et semblait issu d'un thriller. Nous étions trois et le troisième était un jeune Mexicain au visage ensanglanté à qui un gardien blond et gigantesque demandait son nom dans un espagnol abîmé d'un lourd et pénible accent américain. Mutisme farouche du Mexicain (qui venait, me dit-on1, de poignarder je ne sais qui). Il ne s'agissait pas pour ce gardien d'obtenir un rensei­ gnement mais de détendre ou consoler ce gosse qui risquait la peine de mort. Moi je ne risquais rien, une simple expulsion, et, fasciné, je regardais le jeune Mexicain homicide. (Plus tard, à Fresnes, je me souvins avec précision de cette première prison, quand, lors de mon incarcération, on me regarda avec des yeux qui, posés sur mon corps, y voyaient déjà le supplice auquel il risquait d'être voué, avec ces yeux qui fixent les hommes susceptibles d'être étendus, un matin, sur la planche de la guillotine.) 1 . Les impressions relatives à ma brève incan:6ration dans deux prisons des USA sont fondées sur ce qu'on m'y a dit de tel ou tel détenu, sur ce que tel ou tel détenu m'a dit de sa situation pénale. La prison étant par excellence un univers où règne la mythomanie, l'affabulation, l'imposture, il n'est pas impossible que mes souvenirs reposent sur des informations mensongères et que j'aie � partiellement mystifié. Ce qui n'a d'ailleurs aucune importance : l'essentiel de ce court séjour réside dans la sensation, la vision subjective que j'en eus. Il est d'autre part possible que ma mémoire n'ait pas conservé ou ait transformé certains faits et détails.

so

CURRICULUM VITAE J'arrivai à un étage de détention. Les cellules étaient fermées par des grilles : je pouvais donc y voir les prisonniers. On m'installa dans la coursive (dans le couloir) sur un matelas, pour m'éviter la promiscuité des détenus. Dans une cellule, il y avait une douzaine de Mexicains qui devaient être expulsés le lendemain et qui me firent des invites verbales dont je. compris qu'elles étaient obscènes. Je conversai avec un jeune Américain tatoué qui avait refusé, me dit-il, de partir au Vietnam parce qu'il avait peur d'y être tué ou blessé, simplement, et qu'aux risques de la guerre il préférait la détention à vie. J'essayai de capter la nature exceptionnelle de cette incarcération, de penser que j'étais en prison et que c'était une expérience, une aventure. Je n'y parvins pas. Rien n'avait changé, je restais dans une vie identique, je n'étais pas passé au-delà des choses ordinaires. Le lendemain, je fus transporté à l'aéroport par un policier armé d'un puissant revolver qu'il me montra en disant tranquillement - avec bonhomie, avec un sourire gentil - que si je tentais de me sauver (je n'étais pas menotté) il me tirerait une balle dans la tête. Je sus qu'il avait fait la guerre en Corée. Nous attendîmes le vol pour la Nouvelle-Orléans dans la cafeteria de l'aéroport. Il me paya un café et me laissa aller me raser dans les toilettes. Il apprécia ce souci de propreté. Il m'en estima. Il était rassuré parce que j'avais éprouvé le besoin de me raser. Et, si j'en profitais pour fuir, il pouvait m'abattre d'une balle dans la tête. L'hôtesse, dans l'avion, était très belle et me regardait avec dégodt mais politesse. A la Nouvelle-Orléans, le policier à la gentillesse meurtrière me remit à deux de ses collègues - mais leur uniforme était différent - qui me transportèrent à la prison. Parish Prison, c'était son nom. Je pensai à Louis Armstrong. C'est aux États-Unis, précisément dans ces États du Sud, que je mesurai et compris que les Noirs américains formaient un autre peuple, une autre nation dans la nation et le peuple américains. Je pensais à mes rapports avec les Antillais, que mon meilleur ami était un nègre des Antilles : sur cette terre, j'étais complètement séparé des nègres par une distance abyssale, silencieuse, muette, vide, mais palpable et infranchissable. Et dans mes papiers personnels j'avais la photo de mon ami, celle d'une négresse. Dès les formalités d'écrou je fus séparé des Noirs, mis avec les

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SOUVENIRS OBSCURS Blancs. J'étais blanc et il y avait dans cette prison un quartier blanc et un quartier noir. C'était un bâtiment vétuste, de l'époque coloniale, étouffant et moite, où fonctionnaient des ventilateurs mécaniques impuissants qui produisaient un bruissement pénible. Je fus installé au rez-de-chaussée. La détention était petite. Un mince couloir, des cellules étroites, grillagées. Dans chaque cellule : de quatre à six détenus, quatre lits superposés par deux (dans les cellules occupées par six personnes, deux prisonniers couchaient par terre, sur des paillasses). En cellule, nous ne restions qu'à des heures déterminées : repas du matin, déjeuner, sieste, repas du soir et, après le dîner et l'extinction des feux, la nuit. Le matin et l'après-midi, nous étions dans une grande salle commune où nous regardions la télévision, placée dans le couloir central et dont une grille nous séparait. Nous jouions aux cartes, aux échecs, aux dames. Certains, tels des schizo­ phrènes catatoniques, arpentaient indéfiniment la salle, d'un pas mécanique et obsédé que je reconnus plus tard, quand je le pratiquai dans ma cellule de haute-surveillance, à Fresnes. Une douche fonc­ tionnait en permanence. Nous étions tous en caleçons et T-shirts. Je remarquai qu'aucun Américain ne portait de slip et on me dit qu'en porter était considéré comme un signe de féminité. Quand nous avions regagné nos cellules, les pédés, isolés et séparés des autres détenus, étaient conduits à la douche. Les hanches ceintes de serviette� élégantes, il avançaient, provocants, en faisant des gestes de putain. Grâce à certains gardiens complaisants, il arrivait qu'un détenu, cramponné à la grille, reçoive d'un pédé une caresse buccale qui vidait son sexe. Dans une cellule, proche de la mienne, un jeune criminel profon­ dément religieux se masturbait en plein jour sans que le regard des autres trouble son impudique frénésie. Dans ma cellule, celui qui régentait, le plus dur, était un Juif au corps simiesque et colossal, trapu cependant, qui m'accueillit avec fraternité. J'eus donc un lit et nul ne tenta de m'humilier ou de m'offen­ ser. Ce Juif, originaire d'un pays slave, comme moi, était en prison pour hold-hup. Je voyais donc un homme qui avait pratiqué le vol à main armée - je n'en avais jamais vu auparavant - et j 'en eus une sensation bizarre. Il risquait une vingtaine d'années, c'était un récidiviste, et l'emprisonnement lui était indifférent. Cette indif-

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férence me stupéfiait. Je ne parvenais pas à la comprendre, je voyais comme une catastrophe, comme un malheur atroce, le fait de passer plus d'un mois en prison, je le voyais comme une amputation du temps, une insupportable mutilation de la vie, du temps de vivre, du temps de vie. Une mort dans la vie. II souriait à (de) mon effroi. Je devais comprendre le sens de ce sourire quatre ans plus tard, quand, à mon tour, je fus vraiment enfermé. Les autres : l'un d'eux avait déjà été condamné à quinze ou vingt ans (attaques de banques). C'était un gangster robuste et flegmatique, chauve. Un autre s'atten­ dait à une peine de cinq ans pour détention de marihuana. Et j'étais horrifié qu'on risquât cinq ans pour un délit aussi futile. Je pensais que je ne pourrais jamais passer cinq ans en prison, que je préférerais mourir. L'idée de rester un mois dans cette geôle m'angoissait, je ne la tolérais pas. II y avait aussi un homme veule au corps parcouru de tatouages, qui couchait contre la tinette et que les occupants de la cellule méprisaient. Ils l'avaient chargé des travaux de nettoyage, de rangement. II faisait les lits. Personne ne lui adressait la parole. II avait, me dit-on, violé un adolescent. De sa probable et future exécution, les autres parlaient devant lui. Il n'était pas encore condamné mais nul ne doutait qu'il le serait, ni qu'il düt l'être. J'appris que les exécutions avaient lieu à Bâton-Rouge. Je regardais cet homme calme et tourmenté à la fois et je pensais qu'il serait condamné à mort et exécuté. Sa peau était grasse et grise et fiasque. II était toujours torse nu et n'urinait jamais devant nous. Les jours de parloir, les détenus du quartier blanc se mettaient aux fenêtres des cellules et insultaient sauvagement les négresses, nombreuses, qui venaient voir leurs fils, frères, amis ou époux. Je fus heureux que le Juif ne le fît pas. Je lui en parlai et il me répondit que c'était des histoires de goye. Les autres me demandaient s'il était vrai qu'en France les femmes n'aimaient que les nègres. Je me sentis lâche de continuer à parler à ces racistes fanatiques et orduriers. Pourtant je leur parlais, et pas seulement pour les informer de ma position quant à leur haine des nègres. J'étais un Blanc dans le quartier blanc. II y avait un prévôt ou plutôt un prisonnier de confiance, réclu­ sionnaire à vie me semble-t-il, qui était emprisonné depuis une dizaine d'années. Sa cellule était ouverte et il y disposait de tout ou presque. 53

SOUVENIRS OBSCURS Il était chargé de la cantine (il avait été condamné pour meurtre). C'était un cajun et, parce qu'on lui avait dit que j'étais français, il vint me parler. Je lui dis que j'étais juif, que je m'appelais Goldman, nom familier aux Américains : je sentais que, pour un Français de Louisiane, je ne pouvais être un Français de France. J'aurais eu le sentiment de le tromper en dissimulant mon identité. Je restai quelques jours dans cette prison, quatre ou six, je ne me souviens plus, mais il me semble que j'y fus profondément. En un sens, c'est

à cet instant, dans le quartier blanc de la prison de la

Nouvelle-Orléans, que je commençai à gravir le chemin qui me conduisit aux Prisons de Fresnes, pour des agressions à main armée commises en compagnie de malfaiteurs noirs. On vint me chercher, un soir, et je connus le plaisir de sortir d'une prison, qui m'enivra un peu, pour bref qu'ait été le temps que j'y avais passé. Je fus transporté dans un baraquement au bord du Mississippi et j'y attendis le passage de mon cargo (qui, entre-temps, était resté bloqué à Bâton-Rouge). De l'Amérique j'emportais ces dernières images : des boîtes de bière embuées, de Seven Up, une espèce de cabane tapissée de photos de pin-up extraites de Play-Boy. Le cargo norvégien fut annoncé, ralentit au milieu du fleuve, un canot m'y amena. Je gravis une échelle que des marins avaient ins­ tallée et je fus sur le pont, puis sur le second pont, devant le capitaine (un Danois sportif, blond, impeccable et taciturne, viril). Il me dit simplement, en anglais, quelque chose comme « Alors » ou « Je vous écoute » ( Weil). Je lui expliquai que je n'avais pas choisi son bateau, mais le premier navire qui pilt m'emporter en Amérique. Que j'avais voulu retrouver à Monterrey une Mexicaine que j'avais aimée en France. Il me demanda si j'étais disposé à reprendre mon travail. Oui, lui dis-je. Je regagnai le carré des marins. Nous nous arrêtâmes encore aux Bahamas et je fus tenté de sauter silencieusement de ma cabine pour gagner à la nage les rives de cette Antille. La présence de possibles requins m'en dissuada.

Je quittai le cargo dans le nord de la Scandinavie (à Bergen), par un temps de soleil de minuit qui m'étonna. Je rentrai en France (en passant par la Suède, le Danemark, l'Allemagne) et je retrouvai

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CUJUUCULUM VITAE mon père. Il pleura : je gâchais ma vie, qu'au moins je résilie mon sursis, parte à l'armée. Déchiré par ces larmes, les premières que j'aie jamais vues dans ses yeux - et je n'en reverrais plus -, j'accédai

à son désir. Il m'accompagna à la caserne de Reuilly où je fis les démarches nécessaires. Je demandai à être versé dans les parachu­ tistes. Je voulais que ce service, si je devais l'accomplir, me plonge dans un monde totalement adverse, étranger, où je ne serais moi-même que dans un secret profond. J'ignorais cependant quelle décision j'allais prendre le jour venu, et je l'ignorai jusqu'au moment où je la pris. J'attendais. En septembre, j'organisai le service d'ordre d'un festival de l'UNEF qui se déroulait à la faculté de Nanterre. Il s'agissait d'assurer la protection d'une délégation de Vietnamiens progressistes. De ce contact, nous nous sentions purifiés. Il y avait aussi une délégation cubaine, un orchestre d'étudiants. Je formai alors le projet de me rendre à La Havane. A l'issue du festival, nous fûmes fêtés par les étudiants vietnamiens, que nous avions accompagnés tous les jours, sur qui nous avions veillé la nuit. Au nom de mes camarades, je dis que si cet honneur nous était un jour accordé, nous combattrions avec bonheur aux côtés des révolutionnaires contre les troupes américaines. J'eus un sanglot public en prononçant ces paroles graves. (Il y eut, au cours de ce festival, un incident. Un pensionnaire de la résidence universitaire, que nous avions identifié, avait volé la caisse d'une soirée culturelle. Je fus chargé par les organisateurs de récupérer cet argent. Je me munis d'un pistolet. Accompagné d'un camarade, je conduisis le voleur dans la chambre qu'il occupait. Je sortis mon arme et exigeai qu'il nous restituât la somme dérobée. Ce qu'il fit. Ainsi, le premier argent :qu'armé d'un pistolet je pris, fut de l'argent qu'un autre avait volé et que, pour le compte d'une organisation honnête, je récupérai. Et c'est pour atténuer, je crois, le déshonneur de cet acte policier que j'effectuai cette récupération comme un hold-up.) C'est à cette époque que je commençai à parler créole, que je commençai aussi à aimer l'ambiance des bars fréquentés par la pègre et le lumpen antillais. Je fus appelé à effectuer mes trois jours. Jusqu'au dernier moment,

SS

SOUVENIRS OBSCURS je ne sus si j'allais y aller. Finalement je m'y rendis. Je pénétrai dans la salle du Fort de Vincennes affectée

à cette période préliminaire

et j'y fus suffoqué de nausée. Je pensai qu'il me serait impossible d'effectuer ce service. Je ressortis, pris un taxi et allai sur les boulevards où je vis un film pornographique. Je reçus bientôt ma feuille de route (j'avais envoyé une lettre d'excuse pour justifier mon absence aux trois jours). J'étais affecté à une unité de l'ALAT1, près de Nancy. La veille de mon départ, je mangeai chez mon père. Toute la famille, en mon honneur, était présente. Je fis mes adieux et allai rejoindre un ami guadeloupéen, U., avec qui je vis un film de Jerry Lewis. Je riais aux éclats. Le lendemain, je décidai de ne pas me rendre à Nancy et empruntai l'argent nécessaire à l'achat d'un billet d'avion pour Prague. Un jour après, j'arrivai à Prague. A nouveau, en quittant la France, je pensai que je n'y reviendrais plus. J'étais donc insoumis. Appelé à revêtir l'uniforme, je me dérobais à ce devoir. Je sentais que je trahissais la preuve que je devais fournir à la France de mon appartenance à la communauté nationale. J'étais un Juif qui refusait le rite de l'intégration dans la nationalité. Et je

trahissais mon père, sous-lieutenant de réserve, médaillé militaire. Hormis l'amertume et la tristesse de lui causer de la douleur, de bafouer son patriotisme de Juif immigré (et naturalisé d'avoir été soldat français), je me souciais peu de cette trahison. Je n'avais pas de preuve à donner - on me la demandait depuis toujours, en silence, depuis que j'étais né et bien que je fusse né, en France, en un temps où il m'était refusé de naître Français - je n'avais pas de preuve à donner parce que, profondément, je n'avais jamais été Français. J'étais seulement un Juif exilé sans terre promise. Exilé indéfiniment, infiniment, définitivement. Je n'étais pas prolétaire, mais je n'avais pas de patrie, pas d'autre patrie que cet exil absolu, cet exil juif diasporique. J'aimais dans Prague que cette ville fût d'avant-guerre, plus que Varsovie. Je passais mon temps dans les cafés et bars du centre de la ville. Je bus des bières somptueuses en compagnie de nègres congolais et haïtiens. Je ne connus pas de Tchèques, ou plutôt je ne leur parlais 1 . Aviation légère de l'armée de terre.

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CURRICULUM VITAE pas. J'aimais la ville mais ses habitants m'étaient indifférents. Le socialisme qui y régnait m'apparaissait sinistre et seul l'alcool pouvait en colorer quelque peu la sensation. J'étais logé, en tant que membre de I'UNEF, par l'UIE1. L'un de mes amis y représentait les étudiants français. Les services de I'UIE me donnaient des sommes d'argent qu'un ouvrier tchèque eilt enviées et je les dépensais sans remords à manger de la cuisine bulgare et à m'enivrer dans des cabarets absurdes

où régnait un ennui sophistiqué. Prague était hanté des plaisirs de l'Occident mais n'en offrait qu'une version servile, touchante cepen­ dant. Je fus surpris, pas vraiment, du racisme qui accueillait les étudiants africains et latino-américains. Je ne tentai pas de parcourir l'itinéraire culturel de la Prague historique. Cela ne m'intéressait pas. (Trois ans auparavant, deux amis, un couple, m'avaient emmené en Italie. Tandis qu'ils restaient des heures, frappés d'extase, devant les retables et autres beautés culturelles de la région florentine, je m'en­ fermais dans ma chambre d'hôtel et y lisais des romans policiers.) Dans l'hôtel où je demeurais, la plupart des pensionnaires étaient originaires d'Afrique (noire et maghrébine) et d'Amérique latine. Nous passions de tristes soirées

à écouter de la musique cubaine et congo­

laise. J'avais tenté de prendre contact avec des révolutionnaires latino-américains, en vain. Je résolus de gagner la Pologne, d'aller chez ma mère. Je sentais (ou désirais) qu'elle seule pouvait m'aider vraiment, qu'elle comprendrait, qu'il était important que mon départ pour l'Amérique latine passe par son intermédiaire. Avant de quitter Prague, je jouai du bongo dans un orchestre congolais, lors de la célébration d'un mariage. J'emportai donc de Prague un souvenir important.

Je revins en Pologne. C'était la première fois, depuis plus de cinq ans, que je revoyais ce pays. J'arrivai chez ma mère, la saluai, l'em­ brassai. Il ne s'était rien passé. Nous étions, elle et moi, dans ces retours et ces séparations. Elle me prépara un petit déjeuner copieux, polonais. Je bus du thé brûlant et sucré, de la vodka. J'appris que ma sœur allait émigrer en Israël. Je dis à ma mère que j'étais venu la voir parce que je voulais qu'elle m'aide à rejoindre les rangs d'une guérilla latino-américaine. Bouleversée, elle contemplait cette répétition 1. Union internationale des étudiants.

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·

SOUVENIRS OBSCURS absurde et pourtant logique de sa vie. Elle savait que je l'aimais pro­ fondément dans ce désir d'une autre Espagne, d'une autre Résistance, dans cette passion d'être comme les hommes qu'elle avait aimés. Tout recommençait. Elle ne pleura pas. Elle caressa mes cheveux en disant que son fils était fou et promit qu'elle allait tout faire pour que je puisse réaliser ce rêve qui me venait d'elle. A Varsovie, chez clic, j'étais bien. J'y passai quelques mois, fréquentant des fils et filles de vieux combattants juifs de l'aventure stalinienne, qui avaient été en Espagne, en France, dans la lutte antifasciste. J'allais souvent voir une vieille amie de ma mère (non juive) que j'aimais beaucoup. Une quinzaine d'années de camp sibérien n'avaient pas entamé sa foi communiste. Simplement, cette foi était devenue un sens tragique. Je connus une Juive émouvante et fragile, fille de ministre, mais je ne pus l'aimer : j'étais frappé d'un sentiment d'inceste. Je lui dis, un soir, qu'un jour nous nous reverrions et qu'alors nous aurions cessé d'être jeunes. Je l'emmenais dans des restaurants où les orchestres jouaient des tangos surannés avec des accents de musique tzigane. Et je sentais, je pres­ sentais qu'un orage antisémite allait éclater en Pologne. Finalement, je rencontrai un exilé latino-américain. Nous réchauf­ fions la froidure polonaise de fêtes quotidiennes où nous buvions du vin tunisien, du rhum cubain. Entre deux guarachas rauques et voluptueuses, nous échangions des propos importants sur le sens mortel de la joie et du plaisir. Il avait l'amertume d'avoir séjourné plusieurs années en prison et je pensais que l'incarcération était une blessure profonde, définitive, qu'aucun bonheur ne pouvait effacer. Un jour, je lui dis que j 'étais venu en Pologne pour y trouver le che­ min d'un maquis latino-américain. li était très lié à des révolutionnai­ res vénézuéliens, à Régis Debray aussi. Il leur écrivit. A Régis, j 'écrivis quelques lignes où je précisai que je ne voulais pas entrer dans le vieillissement sans avoir connu le feu d'un combat réel, qu'aucune jeunesse n'avait de sens qui ne risquât de mourir violemment et qu'à ma jeunesse je voulais donner un sens qui ne fllt pas de me vautrer dans le plaisir de vivre. Régis ne reçut jamais cette lettre : il était déjà en Bolivie, mais nous l'ignorions. (J'avais rencontré Régis en oc­ tobre 1966 et lui avais fait part de mon désir. A cette époque, il revenait d'un premier voyage en Bolivie, je ne le savais pas, mais il lui était

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CURRICULUM VITAE difficile de faire quoi que ce soit pour faciliter mon départ. Plus tard, je lui en voulus sourdement d'avoir côtoyé un dieu et de m'avoir laissé dans l'existence profane.) Je partis, un soir. Ma mère vint à la gare, accompagnée de mon ami latino-américain. Quand le train s'ébranla, elle pleura doucement. Je ne l'ai plus revue et je crois qu'elle pensait qu'elle ne me reverrait plus. Que sa vie était faite d'hommes qui partaient vers la violence et y disparaissaient. Dans cette violence, elle avait été. Elle n'y était plus, sauf à s'en souvenir dans le deuil et à me voir telle une figure qui, dans le présent, surgissait de son passé. Pour la première fois je compris que j'aimais ma mère, cette femme, que j'étais son fils et que cet amour était de toujours partir et que notre proximité absolue était dans cette errance qui me séparait d'elle et où je la cherchais. J'arrivai à Bruxelles. (A Berlin-Est, j'avais contemplé ces mornes Allemands raides et disciplinés, et j'avais pensé qu'ils payaient vraiment, eux, qu'ils expiaient. Je vis aussi, au buffet d'une gare monumentale, une mulâ­ tresse berlinoise aux formes rigides, dont la parfaite germanité me stupéfia. Je la regardai comme une absurdité extraordinaire. Son parler allemand était celui des autres serveuses, blondes et grasses, ou maigres, brunes parfois, et j'y vis le signe profond d'une démence délirante de l'histoire. Je vis Tiergarten où se livrèrent les derniers combats de la guerre antifasciste et, de ces ruines maintenues, j'éprouvai une jouis­ sance pétrifiée. Je pensais avec bonheur, mais un bonheur glacé, aux flammes qui avaient embrasé la capitale du Reich. Je vis le mur, le mur fameux, et je ne m'en émus point. Sur chaque visage allemand je cherchais un regard de SS. Parfois ils souriaient, rarement, et ce sourire, à mes yeux, s'ouvrait comme une blessure. J'étais avec un autre Juif qui revenait de Varsovie et se rendait en France. Nous parlions en français. Dans le métro, un grand Allemand, félin, nous aborda et nous dit qu'il avait connu la France. Il y avait été parachu­ tiste pendant la guerre, il n'avait pas tué de Juifs, il n'avait pas tué de résistants, il n'avait pas torturé, il n'avait pas fusillé, disait-il. Il nous demanda des Gauloises et nous parla des femmes de Paris. Je commis le crime de ne pas le tuer.) A Bruxelles, je rencontrai un Haïtien que j'avais connu

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à Prague.

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Je logeais, chez un de ses amis, à la résidence étudiante de l'ULB1, clandestinement. Je trouvai un travail temporaire chez un Polonais exilé qui s'occupait de recherche des personnes disparues pendant la guerre. J'avais obtenu cet emploi grâce à ma connaissance de la langue polonaise. Bientôt, le responsable de cette étrange officine, dont je ne sus jamais la nature exacte, n'eut plus besoin de mes services. Je restai quelques semaines à l'ULB - où j'appris le créole d'Haïti - puis m'installai chez un autre Haïtien, dans la ville, qui partagea avec moi ses pauvres ressources, sa nourriture. Unjour, je repartis pour Anvers où j'essayai de contracter un nouvel engagement sur un cargo norvégien, pour, en plusieurs traversées transatlantiques, gagner l'argent qui · me permettrait de payer mon voyage à La Havane. Mais ma précédente mésaventure m'avait valu d'être interdit dans la marine marchande norvégienne. J'allai donc en Hollande avec l'espoir d'y embarquer sur un navire cubain dont on m'avait signalé la présence à Rotterdam. Ce ne fut pas possible. Je me retrouvai, une nuit, à la gare de Rotterdam, cette ville impeccable et claire, peuplée de Néerlandais hygiéniques. Dans la journée, j'avais travaillé dans une usine qui employait des étudiants envoyés par un organisme de travail intérimaire Ge voulais gagner de quoi payer mon retour à Bruxelles). J'en étais sorti effrayé par l'ennui total et écrasant de ce labeur. J'avais sans cesse empoigné des bouteilles vides, de Coca ou Pepsi-Cola, qui avançaient sur une espèce de tapis mécanique, chenillé et bruyant. Pendant huit heures je n'avais été que ce geste insupportable, hébété, abrutissant. (Mais j'avais dans la tête des images de bière fraîche au bord d'une piscine tropicale.) Quand j'arrivai à la gare (de Rotterdam}, les trains étaient partis, la gare fermée, et on me dit qu'il fallait que j'attende le lendemain. Je me préparai donc à passer la nuit dehors lorsque je rencontrai un jeune marin hollandais, blond et trouble, mince, frêle, adolescent, qui m'offrit de l'accompagner à Amsterdam où, disait-il, il m'obtiendrait un engagement sur un tramp-ship. Ainsi je parcourrais le monde et gagnerais suffisamment d'argent pour, ensuite, me rendre à La Havane. Il m'invita à le suivre dans divers cabarets et dancings. Il était porteur d'une somme relativement importante. 1. Université libre de Bruxelles.

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CURRICULUM VITAE Nous terminâmes la nuit dans une boîte capverdienne. La musique y était comme antillais.e, on y parlait une sorte de créole et cette double saveur ' me fut douce. Je dansai avec une jeune femme qui était une putain juive et qui me parla yiddish et polonais. J'en éprouvai un sentiment étrange. Elle me regardait d'un sourire blême, gentil, comme d'une enfance endeuillée. Nous quittâmes cette boîte, le jeune Hollandais et moi, et je constatai qu'un mulâtre capverdien nous suivait. Il vint vers le Hollandais et ils s'embrassèrent, se caressèrent. Ils négocièrent je ne sais quoi et se quittèrent. Le jeune marin blond revint (je l'attendais en compagnie d'une prostituée qui m'avait abordé) et nous partîmes pour Amsterdam. Je formai le projet de le dévaliser violemment, en quelque endroit propice, mais il s'en rendit compte, sans doute, et, à Amsterdam, je le perdis. Je revins à Bruxelles où j'appris que de sanglantes émeutes avaient éclaté à Pointe-à-Pitre et qu'il était question d'un complot contre la süreté de l'État où étaient impliqués de jeunes militants guadelou­ péens, partisans de l'indépendance. Je fus intimement frappé qu'il y eüt dans cette affaire un slave raciste :flanqué d'un berger allemand. Je-décidai de rentrer en France : je craignais que certains de mes amis aient été arrêtés ou inquiétés, qu'ils soient recherchés. Je franchis la frontière clandestinement et ce fut la première frontière que je passai ainsi. Je n'en ressentis nulle émotion spéciale. Mais, en territoire français, j'étais l'objet, pour insoumission, d'un avis de recherche et, en y pénétrant, j'entrai dans l'illégalité. (Est-ce à ce moment précis que, je ne sais où, en moi, j'allai vers la nuit réclusionnaire comme vers un gouffre qui lentement m'aspirait ?) La guerre des Six Jours venait d'éclater et l'armée d'Israël, avec ses parachutistes et ses commandos, ses blindés, ses chasseurs, enivrait la plupart des Juifs d'être si efficace, foudroyante. Il n'y avait plus de lâcheté, de passivité juives. Il n'y en avait jamais eu, mais les goyes l'ignoraient et il avait fallu que la force juive revêtît l'allure des guer­ riers d'Occident pour qu'enfin, hélas, l'antisémitisme changeât de thème. Cette guerre m'était indifférente bien que j'y fusse, en quelque sorte, profondément impliqué et qu'elle me passionnât aussi. Je ne pouvais envisager sans désespoir la disparition de l'État d'Israël et je ressentais dans une nausée écorchée et haineuse les appels mortifères qui mon-

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SOUVENIRS OBSCURS taient en hurlements hystériques des radios arabes. Mais, à Israël comme à toute terre, j'étais étranger. J'étais trop juif pour être ou me sentir Israélien. J'étais trop juif pour, en un sol, m'enraciner. Dans ma pensée, dans ma chair, Israël était seulement un autre endroit de la Diaspora juive, un autre exil. J'arrivai à Paris aux premiers jours de cette guerre et, boulevard Saint-Michel, je traversai une manifestation sioniste, enthousiaste et pleine d'une joyeuse fureur déchaînée. Le temps était chaud. Une heure plus tard, je me trouvais chez des amis guadeloupéens. Je rencontrai aussi deux camarades juifs, marxistes-léninistes et sup­ posément antisionistes, qui se réjouissaient sournoisement de la puissance et de l'habileté guerrière des troupes de Dayan. Je souris de cette complicité terrible et occulte que nous partagions dans le secret de notre juiverie. C'était simple. Des Juifs se battaient, combattaient, gagnaient. Ils lavaient le peuple juif de l'infamante accusation de lâcheté. Moi je pensais aux combattants sacrés du ghetto, à leur courage absolu. Je pensais aux Juifs des Brigades, aux Juifs du groupe Manouchian-Boczov, aux Juifs de !'Orchestre rouge, aux Juifs des services spéciaux du Komintern stalinien, à Komar1, à Joffé, à Borodine. Et je pensais à la joie de mon père qui, sans vergogne, vibrait au triomphe des armes juives. On me demanda si j'étais sioniste etje trouvai cette question stupide, incongrue. Je répondis que, sioniste, je servirais dans l'année israé­ lienne et serais au cœur de cette guerre. Je résolus de gagner Cuba le plus rapidement possible. (J'avais noué des contacts précis avec des camarades guadeloupéens et, dans la chaleur parisienne, nous préparions de violents incendies insurrec­ tionnels, de sanglantes opérations libératrices. Nous- avions formé un groupe qui n'existait pas et il s'agissait de porter en Guadeloupe le fer d'une guerre d'indépendance. Je considérai comme une simple possi­ bilité ma participation à ces hypothétiques combats où je ne voulais être qu'un homme de main qui dissimulerait sa couleur dans la nuit, un fantôme qui rôderait dans les savanes, près des cimetières. Je 1. Ancien officier des Brigades internationales (chef de brigade). Général de l'Arm6e polonaise (populaiie).

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CUIUUCULUM VITAE

doutais, au fond, du sérieux de ces projets et je préférais rejoindre un groupe expérimenté, engagé dans une lutte réelle, aguerri. Une musique violente, antillaise, scandait nos discussions, nos réunions, et le tam­ bour y régnait. Nous mangions des mangues et du poisson pimenté que nous arrosions de rhum, dans des chambres étouffantes.) Je revis des malfaiteurs antillais et je me proposai, pour obtenir l'ar­ gent de mon voyage à Cuba, de commettre un hold-up. On m'indiqua une affaire et j 'en vécus les préparatifs dans une attente excitée, solen­ nelle. Cette agression ne fut pas menée

à bien, pour diverses raisons.

Je demeurai quelques jours, une semaine, en plein Pigalle, dans un immeuble où logeaient surtout des prostituées. Chaque nuit j'allais dans les rues du quartier et j'éprouvais une joie subtile au risque d'un contrôle d'identité qui aurait irrémédiablement compromis mon départ : j'étais dépourvu de papiers. J'aimais regarder les putains, cette ambiance. Un soir, dans un bar antillais, je vis un légionnaire allemand, abondamment décoré, danser avec un travesti noir, sur une musique africaine, amoureusement. Je trouvai une certaine importance à ce spectacle. Je connus une Guadeloupéenne qu'une équipe de proxénètes antillais voulait contraindre à la prostitution. C'était une femme du peuple, elle travaillait dans un hôpital. Je l'emmenai dans une chambre où j'étais alors réfugié. Et j'allai voir, dans un bar où ils se réunissaient et qui était proche d'un hôtel de passe, les hommes qui la pour­ chassaient. J'étais armé. Des paroles de gangster sortirent de ma bouche et je les avertis que j'opposerais à leurs tentatives une violence qui ne craindrait pas le meurtre. J'eus le vertige de ce jeu disloqué où je brisais le centre de ma nature. J'éclatais dans une diversité qui donnait une densité nouvelle à mes années de lycée, à la culture qui m'avait, malgré mon indifférence, imprégné. Avec cette fille, je vivais chastement. Un soir, nous bQmes du cham­ pagne et notre réciproque chasteté prit fin dans une étreinte lugubre et désincarnée, triste. Elle me demanda de lui trouver des clients, de vieux ou jeunes Blancs qu'elle connaîtrait comme une call-girl. Je refusai avec horreur. Mais j'eus parfois le remords de n'avoir pu être, aussi, l'espace d'un temps, proxénète. Cela aurait ajouté, pensais-je, à la parure ni1;1Iticolore de mon existence.

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SOUVENIRS OBSCURS Je pris goftt au rhum, à la br6lure savoureuse et tropicale qu'il répandait dans mon corps. Dans le rhum, j'étais bien. Je recevais plus complètemept le souffle du soleil. Je rêvais de crépuscules pourpres et torrides. Je parvins finalement à réunir l'argent d'un passage pour La Havane : je le reçus d'amis à qui j'avais confié mon désir de partir et ma situation d'insoumis. Ils ignoraient que j'avais résilié mon sursis. Je me procurai un passeport, faux. Je devais voyager sur un cargo est-allemand et j'aimais ce signe singulier. Quand je quittai les eaux territoriales françaises, j'eus encore la pensée d'un départ définitif. La mer était grise, sale. Pendant la traversée, j'appris l'espagnol etje lus /'Orchestre rouge1. Ce livre me passionna : des Juifs qui m'avaient hanté, qui me hantaient, il parlait avec pertinence et finesse. Je me liai avec un vieil Allemand triste, le médecin du bord, etje fus surpris, ému, de la sympathie qu'il m'inspira. Nous avions de longues discussions paisibles sur la vie, la mort, l'amertume. Jamais nous ne parlions de la guerre, de l'exter­ mination, de l'holocauste. Quand il me raconta son temps de guerre, inoffensif et douloureux, je le crus. J'éprouvais pour lui une espèce de tendresse mélancolique, illuminée d'une chaleur fragile. Je lui dis un jour que j'étais juif. Nous entrâmes, un après-midi, dans la baie de La Havane.

J'aimai La Havane, immédiatement. (Mais cet amour nul adjectif ne pourra le transcrire en langage transparent. Mon récit sera donc empli d'absence où l'indicible, masqué, enseveli, et j'en suis le tombeau, n'aura d'autre écriture qu'une simple relation inessentielle, pas toujours, brève. Je dirai toutefois que le chant des tumbas me transportait dans une violence splendide où mort et plaisir, enfin réunis, m'apaisaient d'être privé d'éternité. Dans cette musique, la mort devenait un désir sensuel et j'en avais un appétit intensifié de combattre. Je fus étonné : la distance fondamen­ tale que je portais comme une essence définitive n'interdisait pas que je pénètre à l'intérieur de cette extase, bien qu'elle n'y disparftt nul1 . Gilles Perrault.

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CURRICULUM VITAE lement. J'ajouterai que les noms des deux principaux instruments de percussion afrocubains signifient aussi testicules, y compris dans le sens de courage, et tombeau : timbales et tumba.) Le premier soir, j'allai danser sur une plage, dans une résidence luxueuse qui avait appartenu à des milliardaires, où des étudiants festoyaient je ne sais quoi. Plusieurs orchestres animaient cette nuit. La musique était belle, bonne (mais il faudrait dire estaba buena, rica,

sabrosa) . Dès mon arrivée, j'avais plongé dans la langue cubaine. Je parlais avec facilité et je savourais comme des fruits, comme le sexe d'une femme, les sonorités souples et rythmées de l'accent cubain. W., le Vénézuélien que j'étais venu rechercher, n'était pas

à La

Havane. Je m'installai chez l'épouse d'un camarade français. Je séjournai ensuite dans un hôtel de la vieille ville, près du Capitole, puis à l'ancien Hilton, nommé Habana Libre. Je passais mon temps en compagnie de musiciens noirs dans des boîtes de nuit, dans la rue, dans des bars. (Dans une rumba sublime, le chœur dit simplement, inlassablement, la muerte, et le maître du chant répond es muy natural. Ces paroles simples et profondes, le roulement cassé des tumbas en accentuent l'érotique résonance.) Je connus des femmes dont la science amoureuse était d'aimer comme on danse la rumba. Je connus des révolutionnaires guadeloupéens. Je connus des révolutionnaires congolais et Je leur proposai de m'employer pour toute mission qui leur conviendrait. Nous fîmes quelques projets. Je connus une Juive de Lithuanie qui vivait à Cuba depuis des années. Il y eut, soudainement, la mort du Che. Je me rendis, place de la Révolution, à la veillée funèbre où le peuple de La Havane était appelé à célébrer la mémoire du Libertador assassiné. La nuit était chaude, lourde, antillaise, mais on y frissonnait. L'immense visage tragique du Che, beau, nous contemplait comme d'un au-delà où il semblait main­ tenant qu'il avait toujours été. Quand, de cette foule bouleversée, au terme de la cérémonie, monta l'Internationale, je tremblai violemment. J'avais envie de pleurer et en même temps je me sentais dans une dureté

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SOUVENIRS OBSCURS extrême. Je me figeai au garde-à-vous et, rituellement, levai le poing. C'était la première fois, de ma vie que je faisais ce geste. (Quand les cendres de Jean Moulin furent transportées au Panthéon, j'étais, je m'en souviens précisément en écrivant ces lignes, au balcon du siège de l'UNEF1• Autour de moi, quelques militants goguenards contemplaient avec ironie le défilé solennel, les saint-cyriens, les flambeaux. La voix de Malraux s'éleva, grandiose. Je fus saisi de ce qu'elle transmettait et je me sentis dans une jeunesse misérable, expulsée des espaces souverains qui scintillaient dans le discours de Malraux.) Un soir, enfin, je rencontrai W. C'était dans le patio d'un grand hôtel ocre, de structure hispanique et coloniale. Je lui dis que j'étais l'ami de A., que je voulais me battre. Je lui mentionnai cette phrase où le Che, dans son Message aux peuples du monde, envisageait qu'un Européen (même un Européen, écrivait-il) pilt mourir dans une lutte armée et désirer la gloire de cette mort. (Dans l'espagnol parfait qu'utilisait le Che, gloire signifiait aussi, comme dans la langue du Siècle d'Or, félicité, extase.) W. sourit. Il me répondit brièvement que cela n'était pas impossible. Il me ferait signe, rapidement.

Le lendemain, dans une villa sans lumière, la nuit, je rencontrai Y. Il m'expliqua que le groupe qu'il dirigeait W. en faisait partie était faible, très faible en effectifs et en moyens. Je compris cependant qu'il était composé de combattants prestigieux et endurcis. Je compris qui était Y. Il m'avertit que le terme de cette entreprise pouvait, plus que la victoire, être la torture, la mort, l'échec surtout. Je lui dis que cela me convenait, ou plutôt que cela ne changeait nullement mon désir de partir, de combattre. Que j'étais disponible pour toute aven­ ture (révolutionnaire), si désespérée filt-elle, pourvu qu'elle me jetât dans un affrontement authentique, historique. Dès lors je fus membre du groupe. -

Quelques jours plus tard, j'étais à Prague. Puis j'allai en Belgique et gagnai clandestinement la France. Je fus surpris d'éprouver à ce retour, à l'Europe, à la France, à Paris, une façon de plaisir où j'identifiai la trace d'une nostalgie tenace.

1. Rue Souftlot.

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CURRICULUM VITAE Je devais attendre à Paris qu'on me contacte, qu'on m'indique les moyens et la date de mon départ pour le Venezuela. Je voyais le monde et les gens comme un homme appelé à franchir la banalité du temps et des choses. Je me préparais à l'initiation. J'allais, je ne savais quand, mais cela aurait lieu, engager ma vie dans un risque mortel. J'allais, croyais-je, échapper à l'infernal circuit du même, où, depuis toujours, j'étais englué, embourbé, planté. Cet espoir donnait à mon attente une dimension enfouie qui transformait secrètement le sens des actes et des gestes que j'effectuais, les paroles que je pro­ nonçais, mes sensations. J'ignorais le contenu exact de la ligne politique du groupe auquel j'appartenais. Je l'avoue, je le confesse, je le dis : peu m'importait. (Je m'intéressais pourtant aux débats de doctrine qui portaient sur la conduite de la lutte armée en Amérique latine et mes capacités théo­ riques n'étaient pas amoindries. Mais il n'était pas question qu'à cet objet je les exerce.) Dès mon retour à Paris, je cherchai O. Je le revis. Il avait épousé le discours d'une certaine révolte qui venait de Harlem. Dans cette idéologie, notre amitié était impossible : elle manifestait publiquement l'image dangereuse d'une fraternité entre Noir et Blanc. Nous etùnes dès lors d'étranges rapports, unis et déployés dans un déchirement. Nos dialogues étaient longs et âpres, peuplés de paroles douloureuses. Nous découvrîmes (nous pensions) que notre relation pouvait seu­ lement être tragique. Nous ne pouvions sortir de nos couleurs pour nous rejoindre, nous réunir en un lieu où elles auraient été abolies. Il y avait notre amitié : elle était dans la subjectivité et le sentiment, l'im­ pulsion. Il y avait aussi l'Histoire, la face objective de notre rapport, nos couleurs qui étaient les signes de mondes différents où la pure vérité intime de notre lien était écrasée, coupée de son accomplis­ sement. Nous rêvions d'un ciel où nous aurions été réconciliés de cette coupure. Nous disions parfois que notre relation était sublime, qu'elle existait dans une sorte de transcendance, désengluée des oppositions terrestres, où nous surmontions ce conflit. Notre amitié survécut, se trempa à cette épreuve qui la pourvut d'un métal définitif. Je vécus parmi des Guadeloupéens (principalement) le temps qui

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SOUVENIRS OBSCURS précéda mon départ au Venezuela. (Il me semblait qu'amsi j'étais déjà, encore, dans les Caraïbes.) J'organisais souvent des fêtes où nous dansions et buvions. J'allais fréquemment dans des boîtes de nuit antillaises ou antillaises et africaines. (Je ne cherchais pas chez les Guadeloupéens une appartenance, un enracinement qui m'aurait délivré de l'exil, de la séparation. Je ne jouissais précisément que de mon exclusion fondamentale et qu'en cet espace noir où je me sentais bien, je fusse comme un autre étrange, un être venu de sphères indé­ finies, sans nature déterminée.) Avec la plupart des Antillais que je connaissais, j'avais des rapports de cordiale camaraderie. Avec quelques-uns, des liens d'amitié, profonds. Parmi eux, U., dont je ne me souviens pas qu'il m'ait jamais parlé autrement qu'en créole, et Joël Lautric. Joël Lautric, que je nomme parce qu'en cette affaire son patronyme fut publiquement prononcé, diffusé. Joël Lautric chez qui je passerais la funeste soirée du 19 décembre 1969, au moment même où se commettait le double meurtre dont je suis accusé. De Joël je me bornerai à dire qu'il était mon ami. Il y eut un événement chargé d'un sens qui ne devait révéler sa pesanteur qu'après ma condamnation à la réclusion à vie, après que je fus parvenu à faire un peu de lumière dans le grouillement de signes qui surgirent alors de ces années masquées. Nous sortions souvent ensemble. Nos rapports étaient silencieux, chauds pourtant. Ils se développaient dans les fêtes, la musique, la danse, notre commune passion pour le langage des tumbas, le rhum : ou plutôt, ils se signifiaient ainsi mais n'étaient pas réduits à ces signes. Ce que nous percevions ensemble sous la fête et ses rites voluptueux, c'était la présence de la mort. Nous parlions peu, mais pour énoncer des paroles essentielles. Un soir nous allâmes au cinéma, sur les Champs-Élysées. Nous vîmes un film américain qui s'appelait De sang-froid. Le film se terminait par l'exécution, la pendaison de deux assassins. La scène était décrite avec grande précision, avec un réalisme de documentaire.

Elle avait lieu dans / 'enceinte d'une prison du Sud des États- Unis.

Je fus fasciné, profondément impressionné. Je le dis à Joël, je lui dis sourdement que j 'avais la sensation d'être maudit et qu'un jour je connaîtrais l'échafaud.

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CURRICULUM VITAE

Pendant une semaine, je demeurai frappé du spectacle de cette exécution. Je ne mangeais pas. Je ne dansais plus et j'étais insensible aux musiques antillaises qui, en temps normal, me procuraient du plaisir. J'étais dans une espèce d'hébétude, de deuil, d'inanition. Anémié, je pensai un moment que j'étais atteint et rongé d'un mal secret, incurable. Comme une leucémie. C'était vrai, je le sais aujour­ d'hui, mais il ne s'agissait pas d'une affection physiologique. Fina­ lement, je sortis de cet univers funèbre et me remis à vivre comme avant. Ce qui m'avait bouleversé dans le rite de l'exécution, je le savais clairement, c'était qu'il présentait une image limpide de la mort et du temps, de l'inéluctabilité du temps et de la mort, de leur fatalité. La marche du condamné vers le supplice, après qu'on l'eut réveillé

de son sommeil et informé, était la représentation pure d'une attente de la mort dépouillée des masques opiacés et balsamiques où s'anéantit l'angoisse. L'absence d'espoir du condamné était totale. Il était totalement devant la mort, il ne pouvait plus en dissimuler ni oublier la fatidique nécessité, s'en divertir ni détourner. Et de cette mort il était séparé par un temps. Ce temps bref et ritualisé, je le voyais comme la plus haute expérience philosophique possible : son impla­ cable brièveté révélait l'essence de l'attente mortelle où nous étions tous, et dans cette cérémonie léthale je saisissais une intuition parfaite et unique de la vie. Il me semble qu'alors, inconsciemment, je désirai avec passion cette suprême confrontation. J'étais marqué. Je venais d'entrer dans la malédiction. Ce fut important, mais ce ne fut pas tout. J'étais trop morcelé en plusieurs existences, mon sens était trop multiple pour que ce pacte terrible, qu'au fond de moi je scellai dans l'envofttement, suffit à expliquer la part importante que j'allais prendre, deux ans plus tard, à la fausse accusation qui me valut d'encourir la peine de mort. J'étais arrivé en France vers la fin du mois de novembre. De temps en temps, je recevais un message de mes camarades vénézuéliens. Je devais attendre. Ils m'aviseraient au moment opportun. J'ignorais complètement quelle serait la date de mon départ, par quels moyens je gagnerais le Venezuela. Parfois, quand ils me laissaient dans une longue attente de leurs signes, je tombais dans un tourment terrifié

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SOUVENIRS OBSCURS qu'ils disparussent et m'abandonnent, m'oublient. Me laissent. Ce départ était mon but exclusif et j'y tendais toute ma vie. Vint mai 1968 . Je fus d'abord surpris de cette émeute inattendue et qu'elle fQt si massive. Je m'en tins écarté. Par mesure de sécurité, bien sOr, mais aussi parce que j'étais déjà en Amérique latine, bien que je fusse à Paris. La révolte étudiante prit de l'ampleur. Au mouvement qui avait surgi des facultés s'ajoutait maintenant la présence déterminante des ouvriers. Ils s'étaient mis en grève générale. Je fus excité mais je ne peux dissimuler que je respirais dans cette révolte des efiluves obscènes. II me semblait que les étudiants répandaient dans les rues, à la Sorbonne, le flot malsain d'un symptôme hystérique. Sous des formes ludiques et masturbatoires, ils satisfaisaient leur désir d'his­ toire. Je fus choqué qu'ils ne prennent que la parole et s'en réjouissent. A l'action ils substituaient le verbe. Je fus choqué qu'ils mettent l'imagination au pouvoir. Cette prise de pouvoir était une prise de pouvoir imaginaire. Mon opinion était qu'ils méconnaissaient grave­ ment la tactique du gouvernement et que cette tactique était subtile, efficace. Ils se croyaient dans la violence, dans l'insurrection, mais c'était des pavés qu'ils lançaient, non des grenades. CRS SS, disaient­ ils. Ce cri névrotique, je le jugeais ridicule. Les CRS n'étaient pas des SS, eux n'étaient pas des partisans. L'art du régime ne fut pas d'être violent. Il fut plutôt de savoir maintenir l'affrontement dans des limites pacifiques, d'où l'emploi des armes était banni, tandis que les révoltés s'imaginaient en pleine insurrection et assouvissaient ainsi, fictivement, leur rêve de révolution. J'espérais pourtant que de cet onanisme collectif, délirant, sortirait une situation révolutionnaire. La présence des ouvriers, leur grève, étaient en effet d'un ordre différent. Je connaissais quelques militants très impliqués dans la conduite des combats étudiants. J'allai voir l'un d'eux, il appartenait au Mouvement du 22 mars, et je lui proposai une action armée. Je lui dis qu'il fallait qu'éclate l'état de paix où demeurait malgré tout la situation. II suffisait d'accéder à une violence sérieuse, véritable, d'ouvrir le feu sur les forces de l'ordre, pour venger les étudiantes violées, par exemple, ou, surtout, pour défendre la Sorbonne. Qu'on décide de faire de la Sorbonne un bastion qui ne se rendrait pas et assurerait par la violence armée la défense de

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CURRICULUM VITAE ses franchises. A cette violence surprenante, le gouvernement oppose­ rait une réponse militaire et la situation en serait bénéfiquement aggravée, radicalisée. Ainsi serait créée la possibilité d'une communi­ cation avec les ouvriers, une brèche serait ouverte dans la paix qui, sous les apparences de la violence et de l'émeute, régissait encore la vie politique. Il fallait donner au peuple une preuve de sang, substituer au discours indécent qui suintait du quartier Latin la démonstration écarlate d'une solidarité authentique où serait scellée l'unit6 des étudiants et des travailleurs. Je pensais que l'axe central de la tactique gouvernementale était de maintenir à tout prix cette paix désordonnée qui passait pour une guerre civile et à laquelle il contribuait à donner cette fausse apparence. Je fus regardé comme un fou, un mythomane. Il m'arriva de traverser le quartier Latin au moment des tumultes les plus durs et je m'amusais d'y voir les manifestants se prendre pour des combattants. J'allai, une nuit, à la Sorbonne. L'excitation qui y régnait me parut pornographique. Cette ambiance m'offusquait. La mort d'un militant et l'assassinat d'iu! ouvrier n'entraînèrent aucune riposte appropriée. Dans les manifestations et les défilés, on hurla désormais : « Où sont nos morts ? ». Au risque de choquer, qui m'est d'ailleurs indiffé­ rent, je dirai que ce slogan m'inspira un dégoftt profond. J'y voyais le signe de la nature infantile du mouvement étudiant. Il restait dans l'enfance politique mais réclamait que son jeu fftt pris au sérieux et que, du sérieux historique, on lui attribuât les ornements distinctifs : des morts. J'avoue également que la clameur qui avait marqué la solidarité des gens de Mai avec Daniel Cohn-Bendit - « Nous sommes tous des Juifs allemands » - et qui aurait pu (ou dft) m'émouvoir, ne me toucha nullement. Je pensais au contraire, avec irritation : les cons, ça aussi ils veulent l'être ! De Gaulle partit en Allemagne et revint. Il parla. Ce qu'il disait était simple. Dans son discours impitoyable, il rappelait que les forces qu'il représentait, la force, étaient capables de guerre et d'histoire. Il renvoyait ses adversaires à l'impuissance et au rêve. A la castration. C'était un défi et nul ne le releva. Le pouvoir avait chassé l'imagina­ tion. La fête prit fin.

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SOUVENIRS OBSCURS Qu'on m'entende bien. Je ne viens pas d'effectuer une analyse des événements de Mai 68 . Je ne prétends pas que ce que j'en pensais alors était politiquement juste. J'ai simplement évoqué le sentiment que j'en eus, l'impression. Non que je me désintéresse des vérités que saisit la raison. Bien plutôt, je considère la capture théorique de l'être comme un noble exercice. (Mais, de la vision scientifique de ce qui est, rien ne pourra justifier le projet d'en révolutionner la nature et l'ordonnance, sinon un besoin ou un désir qui naît de la faim, de la servitude, d'autres états insupportables qui engendrent la volonté de changements radicaux. D'aucuns ont voulu légitimer autre part la nécessité (morale) de la révolution. Ils en ont fait un développement de l'essence humaine qui, dans l'oppression et l'exploi­ tation, serait séparée de son être. Ainsi, tels des Juges, ils ont inventé une filiation entre le Vrai et le Bien, l'être et l'idéal, l'être et le devoir être : la révolution est l'accomplissement de l'être, elle est donc le mouvement du Vrai. Mais rien d'humain n'est inhumain et l'être n'est pas privé de ce qu'il n'est pas : s'il ne l'est pas, c'est qu'il n'est pas de son être de l'être, mais seulement de pouvoir l'être. (Qu'on me pardonne ces propos de philosophe : j'aime la philosophie.) Je veux signifier par là que nulle qualité ne manque à l'être qui ne soit d'être ressentie, vécue, soufferte comme une absence, dans un appétit subjectif (qui vient cependant de choses objectives). La liberté n'est pas l'être originel perdu de l'homme. L'homme n'est pas fait pour être libre : il y a seulement la passion de se libérer d'un esclavage, matériel ou moral, qui entrave la satisfaction d'aspirations et besoins précis et déterminés, variables, historiques. Et cette libération n'a d'autre légitimité que son besoin passionnel et l'absence de raison, l'injustice (au sens de non-justesse) des discours mensongers, faux, qu'emploient et secrètent les oppresseurs pour occulter leur domination et la faire accepter à ceux qui en pâtissent. L'atrocité d'une oppression n'appartient pas à l'essence objective de cette oppression : elle est (l'oppression) atroce à vivre, à subir, à tolérer. Son injustice réside dans la nature erronée, fallacieuse, des justifications morales, idéolo­ giques, religieuses ou autres qui l'habillent et la dissimulent. Cela suffit pour décréter qu'une oppression est injuste, qu'une lutte est juste. On aura compris que je ne crois pas plus au Bien et au Mal des Juges qu'à leurs versions progressistes et politiques. J'ajoute que je

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CURllICULUM VITAE crois en ce qu'on a appelé l'antihumanisme théorique fondamental du matérialisme historique et dialectique. Je pense précisément qu'il permet de rendre à l'entreprise révolutionnaire l'origine humaine, subjective, de sa valeur. 11 va de soi que je ne partage pas les idées politiques de Louis Althusser, ou plus exactement les périlleuses conclusions politiques qu'il a tirées de ses analyses théoriques. 11 n'est pas non plus question que j'expose ici mon opposition à certains concepts qu'a déployés cet éminent penseur. Je tenais malgré tout à évoquer son nom et sa présence : c'est en lisant Contradiction et Surdétermi­ nation et Sur la dialectique matérialiste que je cessai d'être sartrien.

(Il était nécessaire que je le dise.)



On me prévint, peu après le début de l'été et la célébration de mon vingt-quatrième anniversaire, que je partirais bientôt. Je devais me procurer un faux passeport et me tenir prêt : on me dirait au dernier moment quelle était ma destination et le parcours que j'em­ prunterais pour m'y rendre. Je volai un passeport, le fis falsifier et attendis. J'avais, durant ces mois d'hiver et de printemps, mené une vie sans pureté, molle parfois, et j'étais resté dans la répétition de mon identité. (Je n'ai pas fait le récit de cette impureté, de cette mollesse.) Une intime douleur permanente me sauvait cependant de la fange où je me sentais, de la bassesse. Je pensais, en quittant la France, qu'au Venezuela je connaîtrais des épreuves majeures qui me change­ raient. Changer ou mourir, telle était aussi mon obsession. Parvenir à ne plus être ce que j'étais. M'arracher à cette perpétuelle reproduc­ tion marécageuse où je me reconnaissais avec frayeur et révulsion. Je pensais également qu'il était important que je périsse avant l'âge de 30 ans et qu'il fallait que je meure purifié des scories honteuses que je charriais. J'arrivai dans un pays des Caraibes. Mon séjour y fut bref. Un jour, un matin, j'appris que nous partirions dans la nuit : nous allions pénétrer au Venezuela et il n'était pas certain que nous y arrivions sains et saufs. On me donna une arme, un pistolet allemand. Je fus quelque peu tendu. J'entrais dans un temps de réels périls. Je regardai le soleil. Dans sa blancheur, je lus la possibilité concrète

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SOUVENIRS OBSCURS de ma disparition. Je ne voulais pas risquer de mourir sans être béni du contact d'une femme. J'allai au bordel. J'en conserve ce souvenir : je portais, passé dans la ceinture de mon pantalon, le pistolet que je venais de recevoir, et il fallait que la prostituée qui attendait, nue, que je me déshabille, ne le vît pas. Je réussis à lui dissimuler mon arme. De mon séjour au Venezuela je peux, je veux seulement dire que j'y restai quatorze mois dans une clandestinité complète, au sein du groupe armé que j'avais rejoint. (Il faut pourtant que j'en parle un peu, puisqu'il en fut tant question dans l'imagerie qui, lors de mon procès, se développa à ce sujet.) Nous échouâmes. Nous ne ffunes pas inactifs, mais nous ne par­ vînmes pas à organiser une nouvelle guérilla, à sauver la lutte armée du déclin mortel où elle se trouvait. Je n'eus pas l'occasion d'ouvrir le feu, de faire usage des armes qu'il m'arriva, en diverses circonstances, de porter. Un de nos camarades tomba, assassiné. Il était vêtu lorsqu'ils le tuèrent d'une chemise et d'un pantalon que je lui avais donnés, qu'avant j'avais portés. Quand j'appris sa mort, du silence coula dans mes veines. Je connus L., le plus prestigieux combattant du groupe. Il avait mon âge. Des années de combat, en ville, dans la montagne, avaient aguerri à l'extrême ses instincts et son sommeil était celui d'un fauve : nul ne pouvait approcher, filt-ce avec d'infinies précautions, de l'endroit où il dormait, sans qu'il se dresse aussitôt une arme à la main Pour lui,. je serais mort avec plaisir, pour rien. Certaines journées oi nous devions rester enfermés dans un refuge que nous occupâmes u1 certain temps, je lui enseignais le français dans un texte de Rimbaud Une saison en enfer. En échange, il m'initiait aux rudiments théorique de la lutte de partisans. Plus tard, après que j'eus été arrêté et incar céré, je reçus de lui quelques lettres. Je conserve l'une d'elles comm un document sacré : il m'y écrit qu'il est content de m'avoir comm1 ami. Y. était un homme capable de rester des heures immobile, insen· sible aux piqûres acharnées des moustiques asphodèles. Il me parlai de Prométhée, des stoïciens. Je le vis un jour - nous étions prochei d'un possible danger - armer sa mitraillette avec un sourire de joie Il figurait parmi les initiateurs de la lutte armée et son passé comportai\

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de redoutables exploits. Après le verdict, il m'écrivit pour m'exprimer son amitié. Ses lettres font partie de l'armure qui interdit à la peine prononcée contre moi de m'atteindre. W. était à mes yeux le plus grand écrivain d'Amérique latine, encore qu'il n'eût jamais rien écrit, pour cela même peut-être. Nous décou­ vrîmes que nous étions frères. Nous parlions souvent, de tout, longue­ ment, et ces dialogues étaient hantés de l'impuissance à féconder une guerre de libération. Nous parlions aussi de l'amour et de la mort, del amor. II lui arrivait parfois d'écouter inlassablement de la musique classique en lisant Faust. Je me retirais alors dans ma chambre et, installé dans un hamac, avec un transistor muni d'un écouteur, je captais des émissions locales qui diffusaient des cumbias. Un soir, j'eus avec W. une grave discussion : il s'agissait de l'épitaphe qu'on graverait sur ma tombe ou des paroles solennelles qu'à ma mort on prononcerait. Je lui dis qu'il suffirait d'indiquer que mon plaisir le plus simple avait été de savourer, en lisant le Monde. des tomates en salade. Il approuva mon choix. Je connus une longue solitude réchauffée par l'affection d'une chienne. Chaque matin, à mon réveil, qu'elle attendait, elle me couvrait de caresses : elle me léchait, se frottait contre moi avec une tendresse affolée. Je fus ému : cette bête m 'aimait. Reconnaissant, je la cajolais. J'eus le plaisir de pénétrer armé dans une enceinte universitaire et de jouer, un soir, de la tumba dans l'orchestre d'un bouge. Lors des festivités carnavalesques, je me trouvais à Caracas, dépour­ vu de papiers. II était dangereux que je sorte. Je le fis néanmoins pour aller, dans un grand cabaret en plein air, écouter un célèbre orchestre portoricain qui interprétait de la musique cubaine. Je lus Cien Anos de Soledad. Je le relis encore, toujours, et ne m'en lasse point. Je vécus chez des gens du peuple, pauvres. Je les aimais, ils m'ai­ maient. Ils ignoraient totalement d'où je venais, de quelle terre. Ils me cachaient. Quand je quittai ce refuge, la femme pleura. II n'est pas convenant que je m'exprime plus sur les mois que j'ai passés au Venezuela. Qu'on sache toutefois que j'y ai noué des liens qu'aucun fer ne peut trancher. Que j'y fus captivé par le bonheur de certains instants : il inoculait aux plaisirs ordinaires une jouissance qui en exaltait la sensation. 75

SOUVENIRS OBSCURS Je quittai le Venezuela vers la fin du mois de septembre 1969. On m'avait procuré des faux papiers.

Je devais passer par Bogota, Carthagène et Barranquilla. A Bogota, je fus brusquement plongé dans un temps, un climat européens. Il faisait frais. Cette ville a des allures pragoises qui surprennent. J'allais au bordel, frénétiquement, dans six bordels, du plus sordide au plus luxueux. Je découvris qu'en ce pays les filles de joie utilisaient un mouvement pelvien qui m'était totalement inconnu, et qui aspirait, pressait, exprimait avec une violente douceur.

A Carthagène je restai plusieurs jours. J'aimai l'ambiance antillaise de cette cité portuaire, historique, afrohispanique. J'y connus une jeune prostituée dont je m'épris un peu. Notre dernière étreinte ne fut pas vénale. Je pensai, un moment, l'emmener en France. Mais je lui tus mon intention. Il n'était d'ailleurs pas certain qu'elle accepte ma proposition. Elle ne vint pas au rendez-vous que je lui avais fixé dans un hôtel de Barranquilla. Je voulais en effet la revoir avant de quitter l'Amérique, comme pour aviver l'amertume de mon départ. L'aéroport de Barranquilla était infesté de moustiques. Leurs piqdres me furent pourtant agréables : elles marquaient mon corps de traces qui symbolisaient une partie de ce que j'avais connu au Vene­ zuela. Notre avion fit escale à San Juan de Puerto Rico. Dans le bar de la salle de transit - l'aéroport était désert, nous étions en pleine nuit je bus un daiquiri qui me fit songer à Cuba. De l'avion, j'avais vu la ville, ses grands hôtels américains, et j'avais pensé à La Havane d'avant la Révolution. Je remontai dans l'avion en m'imprégnant avec une sorte de désespoir de la chaleur caratôe, nocturne, qui régnait sur Puerto-Rico. Nouvelle escale à Madrid. De l'Espagne, je ne vis que le hall de raéroport. J'y achetai des cigares cubains et en fumai un avec une certaine délectation. J'en étais privé depuis quatorze mois (à cause de l'absence de relations diplomatiques et commerciales entre le Vene­ zuela et Cuba).

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CURRICULUM VITAE L'air était vif, pas froid cependant. J'arrivai à Paris, à Orly, le 1 er octobre 1969. Je me souviens que dans la file d'attente, au moment du contrôle des passeports, j'échangeai quelques propos avec un Cubain de Miami. J'étais ému, tendu aussi. Je compris que, d'une certaine façon, j'aimais Paris. Je pris un taxi et me rendis immédiatement chez un ami guade­ loupéen. J'étais donc de retour à Paris. Je revenais chargé du souvenir de quelques faits et actes qui avaient introduit de la nouveauté dans ma vie. Je pensais que cela m'avait transformé profondément. En réalité, on le verra, cela n'avait nullement arraché de moi la nature qui y était inscrite. Cette nature fragmentée et diverse, bariolée, s'était seulement enrichie d'une autre blessure. J'avais rêvé de mourir sur une plage chaude entre le soleil et la mer. J'étais vivant. J'avais rêvé de revenir tel un guerrier marqué d'ultimes et tragiques épreuves qui m'auraient définitivement coupé du monde des autres. Je n'avais pas guerroyé. J'avais rêvé de connaître le feu d'actions exceptionnelles et d'y fournir la preuve que j'étais digne des héros qui appartenaient à la sombre mémoire recueillie de ma mère, de mon père. Mon séjour n'avait pas été dépourvu de risques importants, mais ses péripéties ne m'autorisaient nullement à considérer que j'avais accédé à la bravoure révolutionnaire. Il fallait que j'expie ces crimes. Il fallait que j'en expie d'autres. Je revis mon père. Du Venezuela je lui avais envoyé une lettre, unique, où je lui disais simplement que j'allais devenir un homme et que je menais une dure existence qui porterait ses fruits parce qu'elle drainait les derniers grains de pureté que je renfermais. Il m'accueillit avec émotion. Ma belle-mère également. (Je mentionne ici que j'ai toujours aimé mon père. Je ne l'avais pas encore écrit : c'est qu'il me semblait que c'était évident. Quant à ma belle-mère, ma mère légale dans la langue juridique, notre problème ne fut point que je ne l'aimais pas mais que je l'aimais aussi. Le contraire eQt été plus simple. Je n'en parlerai plus.) Je revis mes frères et sœur (issus de l'union entre mon père et ma

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SOUVENIRS OBSCURS belle-mère). Je fus surpris de découvrir que ma sœur avait 19 ans, qu'elle étudiait la médecine, savait danser, avait un amant, militait et croyait que le développement des forces productives s'était arrêté en 1939. Mes frères étaient âgés de 16 et 18 ans. Ils étaient jeunes, fins, enjoués, plaisants. Ils aimaient la musique pop et portaient chacun une longue chevelure. Il me semble qu'ils étaient lycéens, à moins que le plus âgé ne fût déjà bachelier. Je fus quelque peu ému, étonné, qu'ils m'aiment et se souviennent de moi, que pour eux je sois un frère. Je ne les avais pas vus depuis des années et quand je les avais quittés, ils n'étaient que des enfants. Je me demandai si j'aimais mes frères, ma sœur. Je conclus que je les aimais bien. Je revis O. Nous passions de longs moments à parler, à ne rien dire aussi. J'allai, le soir de mon arrivée, dans une boîte de nuit. J'y rencontrai une Portoricaine, belle. Je la séduisis. Elle me troublait. Son parler espagnol était moins achevé que le mien, mêlé d'accent américain. Elle croyait que j'étais vénézuélien. J'étais ravi de pouvoir dissimuler mon identité sous cette fausse apparence. Je jouais. Elle repartit à New York au bout de quelques jours. Je revis également U., ce Guadeloupéen dont j'ai écrit précédem­ ment qu'il était un de mes amis les plus importants. Je trouvai, par l'intermédiaire d'une relation, un studio. Je m'y installai, rue de la Butte-aux-Cailles. En France, je me sentais dans un péril plus grand qu'au Venezuela. J'étais seul. Je n'étais plus protégé par la chaude sécurité, implacable et experte, du groupe auquel j'avais appartenu. Mon père voulait que je me rende aux autorités militaires, que je choisisse un avocat et effectue mon temps de prison. Il m'apprit que j'avais été condamné à un an de prison par défaut et que, réguliè­ rement, les gendarmes venaient chez lui s'enquérir de moi. (Je ren­ contrais mon père dans des cafés proches de la porte d'Orléans.) Dès lors je cessai de le voir. La perspective de l'emprisonnement m'effrayait et j'étais excité par l'illégalité de ma situation en France. (En quittant Orly, j'étais passé devant la prison de Fresnes. Je la regardai et je pensai encore que jamais je ne pourrais endurer l'incar-

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CURRICULUM VITAE cération. J'avais 25 ans. Il me restait cinq ans à vivre : cinq ans me séparaient en effet de la trentaine et je me souvenais que je désirais ne pas dépasser cet âge. Dans mon système fantasmatique. fantomatique. l'âge de 30 ans marquait la fin de la jeunesse, du temps de vivre, parce que l'horizon qu'on contemplait de la trentaine était la quarantaine, âge d'où la perspective était la cinquantaine, qui ouvrait à la vision de la soixantaine, à la vision de la fin. Cette folle arithmétique se résumait donc à considérer qu'à 30 ans on entrait en contact direct avec l'âge de 60 ans. J'avais, d'une part, la passion, l'obsession de regarder le temps sans le revêtir d'oripeaux qui en masquent le cours fatal et lancinant. Je cherchais, d'autre part, à le fuir, à m'en échapper dans la mort. Je ne voulais pas survivre à ma jeunesse. C'est pour cette double raison que la prison m'horrifiait et me fascinait également : elle était, à mes yeux, un lieu où le détenu se trouvait impitoyablement confronté au temps, à la nudité de son mouvement. Un supplice donc, mais aussi une expérience privilégiée, directe, de la temporalité. Un supplice : les années y passaient, visibles, on y était transporté dans le vieillis­ sement sans avoir vécu la jeunesse qui en précédait la venue (la prison comme mort dans la vie, les années de prison comme années mortes dans un univers où tout renvoie au compte du temps). C'était comme si un homme entré en prison à 25 ans et qui en ressortait à 35 ans, par exemple, était passé directement de l'âge de 25 ans à l'âge de 35 ans. Telles étaient mes pensées. Une expérience (philosophique, à l'image de l'exécution capitale) : le prisonnier, me semblait-il, n'avait rien d'autre à faire qu'à regarder le temps : cette nécessité, il ne pouvait la fuir parce qu'il était dans un infernal calcul des années, un calcul qui appartenait à l'essence même de la vie carcérale. Je donnerai un exemple de l'ampleur de mon effroi : lorsque mon père fêta ses 60 ans, il exprima le désir que je me rende au dîner qui célébrait cet anniversaire. J'y allai armé d'un pistolet automatique, en prévision d'une éventuelle incursion de gendarmes qu'auraient informés des voisins délateurs ou exagérément patriotes. Le lecteur comprendra qu'à peine revenu en France, je continuai à progresser dans le chemin qui me conduirait à l'enfermement réclu­ sionnaire.)

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Mon intention était d'organiser un groupe qui pratiquerait une guérilla urbaine. Il s'agissait d'initier progressivement ses membres à l'action armée. Nous ferions des hold-up, enlèverions des personna­ lités -je pensais, entre autres, à certains écrivains -, occuperions des édifices, de façon brève et fulgurante, des amphithéâtres par exemple, attaquerions des policiers et des commissariats, sans ouvrir le feu, pour dérober leurs armes et nous en procurer. Je voulais déchirer, briser le cours paisible des relations politiques de ce pays, y introduire la violence, la provoquer. J'étais fasciné, profondément, par l'idée d'une lutte armée qui se déroulerait en France. J'allai voir quelques amis politiques. Je leur parlai et ils me regardaient en silence, comme on regarde un dément. Je compris qu'ils considéraient que, du Vene­ zuela, j'étais revenu frappé de folie. Dans la mélancolie, j'abandonnai mes projets. (Ces projets, j'en ai fait, en prison, la critique théorique et politique. J'étais, certes, dans l'erreur, dans l'errance aussi. Mais il n'est pas inimportant que j'aie, à l'époque, conçu de telles actions.) J'étais en possession d'une importante somme d'argent qui devait me permettre de vivre, normalement, un an. Il était en effet question que je regagne un jour le Venezuela. Cet argent, je m'en débarrassai en trois semaines au moyen de dépenses somptuaires ou généreuses. J'en donnai à des amis. Je consommais, dans des boîtes luxueuses, du champagne et de la vodka et j'y conviais certaines personnes. Je finissais la plupart de mes nuits en compagnie de prostituées que je payais avec largesse. Je fis un voyage en Suisse afin de m'y procurer une arme de poing. En vain. Je trouvai finalement un pistolet, à Paris. Il me coûta un prix élevé. Il s'agissait d'un Herstal noir. J'avais choisi cette arme parce qu'elle était celle qu'utilisaient le plus volontiers les partisans urbains du Venezuela. J'acquis en même temps deux chargeurs qui contenaient chacun treize cartouches (de calibre 9 mm). Je m'exerçais réguliè­ rement au tir chez l'armurier Gastine-Reinette. Je ne tirais jamais en présence d'autres clients. Il me semblait en effet que le faire eftt été un acte impudique. J'étais affublé de vêtements élégants, pour la première fois de ma 80

CURRICULUM VITAE vie. J'y voyais un déguisement, une nouvelle façon de me cacher aux autres, et je m'en réjouissais. Je me faisais raser sur les Champs-Élysées et savourais le contact bénéfique des serviettes chaudes. Quand, dans l'après-midi, une de mes chemises semblait moite; j'en achetais une autre. Je fus bientôt complètement dépourvu d'argent. Je me préparai donc à commettre des agressions. Je recherchai des complices. J'aurais aimé travailler avec d'authentiques brigands, des voyous, mais je n'en connaissais aucun. J'allai voir quelques militants qui vivaient dans le déchirement hagard de l'après-Mai. J'essuyai de leur part un refus non pas scan­ dalisé, ni lâche, mais effrayé : leurs yeux disaient que j'étais un malade profondément atteint, incurable. L'un d'eux accepta. Cela ne fut suivi d'aucun acte. J'expliquerai plus loin pour quelle raison. J'appellerai cet homme X 3 . Je m'adressai à des malfaiteurs antillais. Je compris qu'ils n'étaient pas disposés à courir les risques de l'attaque à main armée. Ces risques, je les jugeais minimes, futiles. Faire un hold-up n'était pas combattre. II y avait, certes, la possibilité d'un affrontement inopiné avec la police. Froidement, je m'y préparais. (Je ne dis pas que j'aurais ouvert le feu sur la police. II est vain et présomptueux d'énoncer de tels propos : seul l'accomplissement d'un acte autorise son auteur à dire qu'il en a été capable.) J'avoue que la pensée d'une fusillade dans les rues de Paris me plongeait dans une rêverie émue. Lors d'un interro­ gatoire, après mon arrestation, une personne a dit que je rêvais de tomber les armes à la main, après un échange de coups de feu avec les forces de l'ordre. Ce n'est pas inexact. Qu'on songe seulement que je poursuivais (aussi) un objectif métaphysique : ne pas survivre à ma jeunesse. Je l'ai déjà dit, je le répète. (Me tuer ? Je ne répondrai pas à cette inintelligente question.) Peu avant d'engager ma vie dans cette voie indigne des idéaux hérolques qui avaient hanté mon enfance et mon adolescence, qui m'obsédaient encore, j'avais tenté, en vain, d'obtenir de révolutionnaires latino-américains qu'ils me confient une mission particulièrement dangereuse. J'appris que la Pologne (socialiste) avait connu une nouvelle fureur antisémite. Je m'enquis du sort de ma mère. Elle était restée à Varsovie,

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SOUVENIRS OBSCURS n'avait pas été inquiétée. Sans doute parce qu'elle était la veuve d'une personnalité héroique non juive. La plupart de ses relations avaient émigré. J'aimais la fidélité désespérée de ma mère, bien que je n'ap­ prouvasse nullement son choix : elle serait jusqu'au bout dans la tragédie absurde de la génération stalinienne. J'étais bouleversé que ma mère, si Juive, restât dans ce pays funeste à notre peuple dispersé. Mais, à son attitude, je trouvais de la grandeur. Je ne lui fis parvenir aucun message, ou, plutôt, je ne lui écrivis pas. Elle apprit seulement que j'étais à Paris. J'imaginai des hold-up. Mais j'étais seul. Un jour, le 4 décembre

1969, un ami vint me voir. Il était dans un désarroi extrême. Il devait sortir, le soir même, avec une femme qu'il voulait séduire. Il était impossible qu'il lui dise simplement qu'il l'aimait et qu'il désirait qu'elle l'aimât. Il fallait que cette entreprise amoureuse s'effectuât à travers un processus matériel, rituel, qui en permît l'accomplissement. Il fallait qu'il revête un costume, porte une chemise de prix, l'invite à dîner, l'amène à quelque spectacle, danser. A cette condition il pourrait lui parler, elle pourrait l'entendre, lui répondre. Il s'agissait donc des moyens d'une révélation. Il n'avait pas un centime. En outre, son linge, ses meilleurs habits se trouvaient dans un pressing. Il me demanda de lui procurer de l'argent. Je fus sensible à sa détresse. Il me restait quelques heures, deux heures, pour trouver de l'argent. Je rentrai chez moi ou, plus précisément, dans le studio que j'occupais. Je m'habillai avec élégance, me rasai avec soin. Sur mes joues je passai une eau de toilette coûteuse. Je me munis du pistolet Herstal, des deux chargeurs. J'en engageai un dans la crosse, plaçai l'autre dans la poche de mon pantalon, la poche revolver en l'occurrence. Je sortis. La nuit tombait. Je pensais au flamboiement des soirées vénézuéliennes du littoral caraïbe, à leur douceur parfumée. Je pensais à mes longs dialogues avec W. Je pensais à ma mère et que j'allais devenir un gangster. Un gangster. J'allais, sur mon sens essentiel, jeter une nouvelle couleur qui en dis­ simulerait la vérité. Je jouissais douloureusement de cette meurtrière occultation.

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CURRICULUM VITAB J'entrai, après une courte inspection du quartier où j'habitais, dans une pharmacie. Je vis une femme qui semblait sympathique, bonne. Je lui achetai un tube de corydrane. (A mon retour du Venezuela, j'avais découvert qu'il m'était impossible de trouver le sommeil. L'alcool même ne m'y aidait point. Aussi, après quelques nuits de veille, lorsque écrasé par une brutale et soudaine léthargie je m'assoupissais, j'avalais un cachet de corydrane afin de rester éveillé : je ne voulais dormir qu'au moment où cela me convenait. Je prenais en moyenne deux cachets par semaine.) La pharmacienne me servit avec un sourire aimable. Je vis, lorsque je la payai, qu'il y avait une certaine somme d'argent dans le tiroir­ caisse qu'elle venait d'ouvrir. Mais je ne voulais pas l'agresser, elle : il me répugnait d'attaquer directement une femme, et cette répugnance était physique, trouble, qui me faisait ressentir comme un viol la perspective d'une telle agression. J'avais perçu que son époux était présent dans l'arrière-boutique. Je résolus d'attendre qu'il fût là. Je compris qu'ils allaient bientôt fermer. Cela me convenait. Je dis que je voulais acheter des savonnettes et que je reviendrais dans quelques instants : je devais aller chercher de l'argent chez moi, à côté. Elle me dit qu'ils allaient fermer le rideau de fer et qu'il me suffirait de passer par l'ouverture restreinte que laissait ce rideau qui n'arrivait pas jusqu'au sol. J'ai écrit plus haut que cela me convenait : je pouvais ainsi opérer sans qu'on me voie de la rue. C'était important et cet enseignement, je le tenais des leçons, rudimentaires mais précises, que le guérillCTo L. m'avait inculquées au Venezuela. Je sortis. En fait, je possédais suffisamment d'argent pour payer ces savonnettes. J'allai au coin de la rue, y fumai une cigarette, revins, pénétrai, en me baissant, dans l'officine. La rue était sombre, isolée. Le pharmacien me reçut. Il avait une mine affable. Dans la main, il portait une perche terminée par un crochet avec laquelle il venait probablement de fermer le rideau de fer. Il l'avait d'ailleurs un peu relevé pour me laisser un passage plus aisé. La pharmacienne avait préparé les savonnettes. L'ambiance était de cordialité commerciale, gentille. · Je sortis mon arme. Je serrai les dents. J'étais tendu (mais calme intérieurement). Je voulais durcir mon visage, me durcir. Ma position interdisait au pharmacien qu'il pftt se précipiter vers la sortie.

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SOUVENIRS OBSCURS Je réclamai l'argent. Je lus un regard de surprise incrédule, muette, dans les yeux des pharmaciens. L'homme s'avança vers moi. Je me souvins mécani­ quement des en5eignements de L. Ne jamais se laisser approcher lors d'une attaque à main armée. Je reculai et portai un coup de pied au pharmacien. Je suis persuadé, je l'ai dit à l'instruction et répété au procès, qu'il avait d'abord abattu sur moi sa perche terminée par le fer d'un crochet et que, d'une esquive, je l'avais évitée, recevant néan­ moins son impact, inoffensif, sur l'épaule gauche. J'armai mon pistolet. Pour ce faire, je tirai en arrière le chien du Herstal. Mon arme était pourvue d'un magasin empli de treiu car­ touches, mais je n'en avais engagé aucune dans la chambre du canon. Je dis au pharmacien que s'il persistait à vouloir m'approcher, je le tuerais. La femme dit, avec une gentillesse blessée, qu'elle allait tout me donner. Qu'ils étaient pauvres. Je rétorquai qu'ils n'étaient pas plus pauvres que moi. Mais je pensais à ma misère morale.

J'ai toujours été convaincu qu 'il y avait, posé sur le comptoir, un numéro du Nouvel Observateur. Je pense qu'il s'agit d'une hallu­ cination. La femme me donna l'argent. J'avais contraint son époux à la rejoindre. (Pendant la durée de ce que je viens d'énoncer, elle était restée derrière le comptoir.) J'enfouis les liasses, en les froissant, dans la poche.de ma gabardine ou plutôt du caban que je portais. De l'autre main je tenais le couple en respect. Mais le canon de mon arme était braqué vers l'homme. En partant, je leur dis que je n'avais pas coupé les fils du téléphone et qu'ils pouvaient appeler la police. Cette phrase importante et inso­ lite, nul ne la releva lors de l'instruction, du procès. Mais il me semble que le juge Diemer et l'avocat général Langlois en comprirent le sens. A vrai dire, j'en suis certain. Je sortis à reculons sans les quitter du regard, l'arme en main. J'effectuai rapidement le bref parcours qui me séparait de l'im­ meuble où je demeurais. J'avais dit à la pharmacienne que j'habitais à proximité. C'était vrai. Arrivé chez moi, je comptai l'argent : 2 SOO francs. Peu m'importait la somme.

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CURlllCULUM VITAE J'allai voir mon ami, lui remis les 500 francs qu'il m'avait demand6s. Je fus content de sa joie et le laissai à ses amours. Elles furent heu­ reuses. Je sortis et dépensai le quart de cc qui me restait dans diverses boîtes de nuit. Quand j'arrivai chez moi, le lendemain, j'y trouvais G., un camarade vénézuélien. Nous nous embrassâmes. Il venait s'exiler en Europe, temporairement. C'était un guérillero connu, extrêmement courageux. Il était petit, massif, athlétique, très musclé. Le lendemain, j'achetai un pardessus en pure laine peignée chez un commerçant juif dont le magasin se trouvait en face du domicile d'un de mes amis guadeloupéens. Cet homme avait un fort accent yiddish. Je pensai à mon père. J'étais accompagné de G. Je lus, dans France-Soir, le récit, bref, de l'agression que j'avais commise. On y parlait d'un jeune malfaiteur élégant. Je fus, un instant, brisé. Je pensai à ma mère. J'étais un gangster. Des larmes montèrent de mon corps, qui n'en sortirent pas. Le soir, la nuit, je dépensai la totalité de l'argent qui me restait en compagnie d'amis, puis d'une putain. Je n'avais plus rien.

Le produit de ce vol m'avait duré trois jours.

Il est temps que je parle de l'homme qu'à mon procès j'ai dénommé X 2, celui qui m'a livré à la police. Je l'avais connu en Mai 68 , par l'intermédiaire d'un grand ami, P. A cette époque, il était quelque peu occupé à parcourir l'émeute étu­ diante, à y assommer des policiers ou autres représentants des forces de l'ordre. C'était un homme d'environ 30 ans. Il avait l'allure d'une crapule bestiale, brutale, un corps taillé dans le roc, une musculature de statue. Avait servi en Algérie dans un régiment de choc. Était quasiment analphabète. Je n'avais, avec lui, rien de commun. Absolu­ ment rien. Je me liai pourtant à cet homme et je le voyais souvent, presque tous les jours. J'étais intéressé, touché par la différence mons­ trueuse qui nous séparait. Pour diverses raisons, j 'avais confiance en lui. Ces raisons, je les tairai. Je l'informai de l'agression que j'avais commise. Il ne s'agissait aucunement d'une stupide vantardise. Ma confidence avait un sens précis, que je tairai également. J'ai dit précédemment que je parlerai de X 3. X 3 était un ami, un

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SOUVENIRS OBSCURS camarade. Je le connaissais depuis six ans et notre amitié était pro­ fonde. J'eus, en une circonstance que je ne préciserai pas, à choisir entre lui et X 2. Je choisis X 2. C'est pour cette raison qu'avec X 3 je ne commis pas les agressions qu'il avait accepté de perpétrer avec moi. J'indique que je n'avais aucun doute, aucun, sur la capacité de X 3 à m'accompagner dans ces équipées prévues. C'était en outre un excellent voleur de voitures, un redoutable chauffeur (les trois hold-up que j'ai commis, je les ai effectués à pied). Un militant aussi, très proche de moi. Je dois mentionner que si, à X 2, j'avais préféré X 3, je n'aurais probablement jamais été arrêté. (Qu'on sache également que X 2 et X 3 sont français, blancs.) A mon arrivée en France, je m'étais immédiatement enquis de Joël Lautric. J'appris qu'il avait regagné la Guadeloupe. Je voulais le voir et le lui fis savoir. Il revint en France. Nous nous voyions pra­ tiquement chaque jour. Je préciserai aussi que, lors d'une soirée chez des amis français, j'avais rencontré une femme, une jeune femme de 21 ans. Elle me fut présentée par un ami guadeloupéen. C'était une Antillaise. (J'ignore pour quelle raison, mais, à cette soirée, j'avais éprouvé le besoin impérieux de venir armé. J'étais vêtu d'un costume et j'avais passé mon Herstal dans la ceinture de mon pantalon, mais sous la chemise, elle­ même rentrée dans le pantalon, selon un usage vénézuélien. De cette façon, je pouvais ôter la veste de mon costume.) Je conversai avec cette femme, K. Je dansai peu. J'avais décidé de ne pas connaître, en France, de négresse. Il régnait alors dans le milieu antillais une espèce d'ambiance inspirée par les chants de la Soul Music (I'm Black and l'm Proud, Black is beautiful, etc.) et je m'en sentais complètement exclu. Je ne désirais pas non plus tenter d'y entrer. Je ne dansais jamais de Soul Music. J'aimais ces chants, ces rythmes, mais il m'eût semblé incongru de les danser. D'autre part, j'avais décrété qu'il était bon qu'aucune relation amoureuse entre un Blanc et une Noire n'offrît au regard le spectacle public de sa possi­ bilité. Je pensais contribuer ainsi, humblement, à la libération des peuples noirs. Il se trouva cependant que je fus séduit par K. Je voulais que nos

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CURRICULUM VITAE relations demeurent dans la nuit. Je passai donc quelques nuits en sa compagnie. L'étroitesse de sa chambre, de sa couche, elle habitait dans une résidence universitaire, me semblait accentuer, intensifier la suave impression que j'avais de m'y réfugier du monde et des périls qui m'y guettaient. Je parvins un jour à trouver deux malfaiteurs, des Noirs, disposés à perpétrer un vol à main armée en ma compagnie. Je les contacterais, leur dis-je. De temps en temps, nous nous rencontrions, faisions tel ou tel projet d'agression. (J'évitais les bars du lumpen antillais. Il eût été dangereux que je m'y aventure : ils étaient truffés d'indicateurs et je pensais qu'au moindre hold-t.ap où un Blanc opérerait avec des Noirs, ces indicateurs, qui me connaissaient, penseraient à moi.) Ces hypothèses criminelles que nous formulions, j'en évoquerai deux. J'avais envisagé de commettre un hold-up chez Jacques Lacan. Je m'informai de la disposition des lieux. Fis un plan (on l'a retrouvé dans mes papiers, il figure au dossier, j'ai refusé d'en indiquer le sens). Ce qui m'intéressait dans cette agression, c'était qu'elle eût lieu chez un psychanalyste génial. Je pensais, lors de ce hold-up, contraindre les clients à réciter, dans la pièce qui servait d'antichambre à l'antre du maître, des vers d'Artaud que je leur aurais indiqués. J'aurais inter­ pellé Lacan avec une exquise courtoisie, avec déférence, en lui disant que l'arme que je brandissais n'était pas un symbole phallique, que sa frayeur ne me semblait pas être le signe d'une angoisse de castration, à supposer qu'il eût peur. (Je l'aurais en effet informé que j'étais disposé à le tuer au moindre geste.) Je me rendis en compagnie d'un Noir, un soir, chez Lacan, rue de Lille. Mon comparse était armé d'un poignard. J'avais tenu à ce qu'il utilise cette arme plutôt qu'un pistolet. Nous avions prévu de faire irruption chez le psychanalyste peu avant qu'il ne termine ses entre­ vues. Nous allâmes donc rue de Lille. Nous rencontrâmes Lacan, accompagné de sa secrétaire, alors que nous montions l'escalier. Je le vis descendre avec majesté. Mon comparse m'indiqua qu'il fallait l'agresser sur-le-champ : nous supposions en effet que sa secrétaire emportait dans son sac l'argent de la journée. Nous pouvions aussi les contraindre à regagner le cabinet de consultation, à nous y livrer l'argent que nous convoitions.

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SOUVENIRS OBSCURS Mais lorsque je vis ce penseur aux cheveux blancs, je fus saisi, frappé, impressionné : jamais je ne pourrais diriger une arme sur lui. Je le dis à mon comparse et nous partîmes. Je fis un autre projet : agresser, dans l'hôtel particulier qu'il occu­ pait, I'écrivain gauchiste Edern Hallier. Je savais qu'il était l'époux de la fille d'un milliardaire. Nous aurions contraint sa femme à nous remettre une importante somme d'argent : il était question de séques­ trer Edern Hallier chez lui, de Je garder en otage menacé de mort, tandis que j'accompagnerais sa femme à la banque où elle conservait sa fortune. Je ne dirai pas pourquoi je dus renoncer à ce projet, ni quels tourments je réservais à Edern Hallier. (Il importe que je fournisse ici une double précision : le hold-up que j'avais entrepris de commettre chez

Lacan était inspiré par la fasci­

nation. L'agression que je voulus perpétrer chez Edern Hallier était inspiré par la haine, une haine instinctive.) Durant tout le mois de décembre, glacé par l'hiver, je fus sans argent. En fait, peu m'importait. Il fallait cependant que je m'en procure. Je désirais pouvoir continuer à me rendre de temps en temps dans telle ou telle boîte de nuit où je recevais une musique cubaine qui m'exta­ siait, y boire du rhum. Au rhum je demandais de m'imbiber de cette musique, de la faire couler en moi. En prévision d'un hold-up non solitaire, je m'étais procuré un P 38. Le Walther P 38 est une arme qui fut fabriquée en 1938, aux fins d'être employée par la Wehrmacht comme pistolet régle­ mentaire. J'informe le lecteur qu'à cet endroitj'entreprends la narration précise de mon innocence dans l'affaire Richard-Lenoir, qui eut lieu le 1 9 décembre 1969 vers 20 heures. Cette innocence, j'en détaillerai communément le contenu factuel. Mon récit pourra donc sembler banal, émaillé de pensées, sensations, faits et gestes dépourvus d'in­ térêt : dépouillée des voiles qui la transforment en secret tragique, l'innocence est seulement un fait sans importance. Le jeudi 18 décembre 1969, je fus pris d'une atroce douleur dentaire, dans la nuit. Elle me rendait fou. Je me trouvais dans mon studio, en compagnie de U. G., mon camarade vénézuélien, y était aussi. Je me rendis à l'hôpital de la Salpêtrière où on me donna un suppositoire -

opiacé. Je précise ici, il me semble que c'est important, qu'au moment 88

CURRICULUM VITAE où j'avais rencontré W., l'homme qui à La Havane me permit de m'unir à une guérilla, je souffrais d'une rage identique (de la même dent) qu'avivait la volupté tropicale où j'étais et qui m'en séparait (le soir même j'avais délaissé une plantureuse jeune fille : mon mal interdisait que j'éprouve le désir de passer ma bouche sur son corps). Aussitôt que je sus que W. envisageait la possibilité de ma partici­ pation à leur combat, la douleur déclina, fut moins sensible. (Cette dent, je l'ai fait arracher après mon arrestation, en prison.) Je me réveillai le lendemain, sans avoir vraiment dormi, sinon de la somno­ lence de ce suppositoire quasi soporifique. Il était 14 heures et le temps était froid, très froid. Je me rendis dans un bar de l'Odéon et y rencontrai X 2. Nous restâmes quelques heures ensemble. J'étais muni d'une sacoche noire dans laquelle il vit mon Herstal. J'avais laissé le P 38 dans mon logement. Ce P 38 allemand, je ne voulais pas l'utiliser. Il était seu­ lement destiné à armer un de mes éventuels comparses. Je n'aimais pas ce pistolet. X 2 vit donc mon Herstal : il m'avait en effet demandé de lui donner quelques cartouches et j'en pris huit d'un de mes chargeurs (sans le sortir de ma sacoche). Je l'informai que j'avais, à 19 heures, un rendez-vous au métro Saint-Paul où je devais rencontrer un comparse, en vue d'agresser une crémerie en gros. Je le quittai vers 18 heures, ou 17 heures 30. Je me rendis à pied au métro Saint-Paul, après avoir quelque peu erré dans Paris, pour tuer le temps. J'aime l'hiver parisien. Quand j'arrivai au métro Saint-Paul, il était 19 heures. Il y avait une fête foraine. Ma douleur buccale redevint intolérable et le froid l'incisait comme une lame impitoyable. J'attendis jusqu'à 19 heures 30, je crois. Je me rendis sur les lieux (rue Saint-Paul) et constatai qu'il s'agissait, non d'un établissement important, mais d'une simple crémerie qui pratiquait la vente au détail. Une femme se trouvait derrière le comptoir. Je pensai, un bref instant, commettre une agression. Je demandai à la femme, qui m'avait servi un yoghourt bulgare, à quelle heure elle fermait son magasin. Dans quelques minutes, répondit-elle. Je décidai de ne pas agresser cette femme seule. J'ai déjà dit pourquoi il m'était impossible de commettre 89

SOUVENIRS OBSCURS une telle action. D'autre part, un vol de cette nature, fftt-il à main armée, me semblait, en raison de l'objectif, misérable. J'avais fixé une certaine limite à ma déchéance. En remontant vers Saint-Paul, j'entrai dans une espèce de morne friperie spécialisée dans la vente de vêtements américains. Le vendeur y parlait avec une femme qui s'exprimait avec l'accent hongrois. Il me sembla qu'elle était juive. Je regardai les chemises américaines. J'aimais en porter : cela me rappelait, à cause de leur coupe, de leur style, mon séjour dans le Sud des États-Unis, à Cuba, au Venezuela. Il fallait aussi que mon apparence correspondît à la fausse identité que j'avais adoptée. Je me souvins que j'étais en plein quartier juif. J'avais pensé m'emparer de la caisse, mais je ne le fis pas. Ce vol e1lt été mesquin, minable, autant que celui que j'avais, quelques minutes plus tôt, renoncé à perpétrer dans la crémerie. Je revins au métro Saint-Paul et m'engouffrai dans la station pour en recevoir la chaleur. Je pénétrai dans une cabine et téléphonai à P., l'ami de X 2. Je lui indiquai où je me trouvais. Il était, je pense, 19 heures 45. En sortant de la cabine, je rencontrai Roger Bigard, un camarade guadeloupéen. Il était accompagné d'une mulâtresse. Il me la présenta. C'était la nièce de Gaston Monnerville. Avec Bigard, j'échangeai quelques propos en créole. Je lui demandai s'il revenait de chez Joël (Lautric), qui habitait rue de Turenne, et si Joël était chez lui. Il me répondit qu'il venait précisément de le quitter et que Joël était couché. Je me rendis chez Lautric. Je croisai un Juif orthodoxe, un Juif pieux, vêtu d'un caftan, barbu. Je pensai à mon grand-père maternel. Je sonnai chez Joël. Sa sœur vint m'ouvrir et me tourna le dos. Elle ne m'aimait guère. Elle était jolie. Je gagnai la chambre de Joël. Il y somnolait, étendu sur son lit. La lumière était éteinte. Je lui demandai si je pouvais mettre un disque sur l'électrophone. Il s'agissait d'un morceau cubain que j'affectionnais profondément. J'avais connu, à La Havane, le musicien qui y joue de la tumba. Ce disque, je l'avais offert, peu avant mon départ pour le Venezuela, à Alain Caprice. Alain Caprice était le concubin de la sœur de Joël. La sœur de Joël était la concubine d'Alain Caprice.

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CURRICULUM VITAE J'écoutai donc cette descarga1 qui n'avait jamais cessé de me ravir. Un moment, je me sentis à La Havane, dans la salle, fraîche et obscure, du cabaret Las Vegas. Je demandai à Caprice de me prêter ce disque. Il refusa. Nous discutâmes, violemment, encore qu'aucune insulte ne fftt prononcée. Caprice se retira dans la chambre qu'il occupait avec la sœur de Joël. Cette chambre était contiguë à celle de Joël, qui en fait était une salle de séjour, la pièce principale de l'appartement. Je reprochai amèrement à Joël de n'avoir pas pris, dans cette dis­ pute, mon parti. Il me semblait qu'il aurait dQ ainsi manifester son amitié. Je demandai un cachet d'aspirine pour calmer ma douleur. La sœur de Joël me l'apporta, en silence. Dans la cuisine, je mangeai mon yoghourt bulgare. Je saluai Joël, sortis, repris le métro et rentrai chez moi où je trouvai U. et G. (mon camarade vénézuélien). J'avalai quelques remèdes antialgiques et m'endormis. Je me réveillai tôt pourtant. Je descendis, vers 10 heures, acheter le journal, France-Soir, et j'appris qu'un homme de couleur, un mulâtre, avait, dans une officine du boulevard Richard-Lenoir, tué deux pharmaciennes, blessé gra­ vement un client et un agent de police qui, en civil et hors service, avait tenté de l'arrêter. L'agresseur avait ouvert le feu dix fois. Il me sembla que cette pharmacie était proche de l'immeuble où, chez mon parrain, j'avais habité quelques mois, après que mon père m'eut enlevé à ma mère. Je me souvins que, du balcon de l'appar­ tement de mon parrain, j'avais assisté, en compagnie de mon père, au défilé du 1er mai qui s'était terminé par une fusillade, et que mon père m'avait alors donné une sévère leçon de calme et de courage. (J'appris après mon arrestation qu'il s'agissait du même immeuble.) Je décidai de commettre un hold-up le soir même et de m'y faire assister par deux malfaiteurs noirs. Je pensai aussi qu'il faudrait que j'évite les lieux fréquentés par les hors-la-loi antillais, que des rafles allaient certainement y être effectuées. 1. Jam-session cubaine.

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SOUVENIRS OBSCURS J'allai voir les deux voleurs noirs qu'on m'avait présentés et je leur soumis le plan d'un hold-up. Il s'agissait des Établissements Vog, un vaste magasin de haute couture situé près de la Madeleine, rue Tron­ chet, à l'angle de la rue des Mathurins. Ils me donnèrent leur accord. Je savais que le directeur de cet établissement était juif. Il s'appelait Dreyfus. Je pensai au capitaine. Je fus troublé d'avoir à attaquer un Juif. Il me semblait que je commettais un acte sacrilège. Je pensai aussi, je pensais à mon père, qu'il m'eilt été impossible d'agresser un confectionneur juif originaire de Pologne. A 1 9 heures, je me trouvais devant les magasins Fauchon, place de la Madeleine. J'y contemplai longuement les fruits tropicaux, les mangues surtout. J'étais fiévreux, mon mal de dents était redevenu aigu, j'avais froid. Les quelques cachets que j'avais pris n'atténuaient pas cette douleur perçante. Mes complices arrivèrent. Nous nous rendîmes devant les Établis­ sements Vog. Une foule raffinée s'y pressait, que nous voyions à travers les grandes vitrines. Je remarquai, non loin, à un carrefour, un policier qui réglait la circulation. Nous attendîmes la fermeture du magasin, que les lumières s'y éteignent. Nous montâmes l'escalier jusqu'au deuxième étage, où se trouvaient les burelftlX. de la Société Vog. A l'un des Noirs, dans l'escalier, j'avais remis mon P 38. L'autre possédait une arme, un 7,65. Je ne me masquai pas le visage. Un de mes comparses le fit. Son compagnon enfonça sur son crâne un bonnet rouge. Au moment où j'arrivai devant la porte (entrouverte) des bureaux, une femme en sortit. Je la repoussai à l'intérieur, j'avais sorti mon Herstal. Dans l'entrée, il y avait plusieurs femmes. A l'une je demandai où se trouvait le directeur, son bureau. Je vis son visage figé, étonné. Elle m'indiqua, d'un geste, la porte directoriale. J'y pénétrai, seul, laissant les deux Noirs rassembler et surveiller les employées (qui s'apprêtaient à partir). M. Dreyfus était en train de converser avec trois femmes. Il se tenait derrière son bureau. 92

CURRICULUM VITAE Je dis qu'il s'agissait d'un hold-up. L'une des femmes, sceptique, amusée me sembla-t-il, me demanda s'il n'était pas plutôt question du tournage d'un western. J'eus envie de lui répondre qu'elle se trompait, que c�était une série noire - je pensais aux Noirs - mais je lui dis simplement que je pouvais, pour lui démontrer l'effectivité de mon propos, tirer une balle dans lé plafond. Je fis manœuvrer la culasse de mon pistolet, engageant ainsi une cartouche dans le canon. La femme ne souriait plus. Pour effectuer ce geste, j'avais maintenu contre mon corps, en l'y pressant du bras, la sacoche sans poignée, noire, que je portais et que j'avais apportée afin d'y mettre l'argent volé. M. Dreyfus m'invita au calme et me dit qu'il allait me conduire au bureau de la comptable, mais qu'elle n'avait pas terminé de compter l'argent des différentes caisses. Je lui dis, en entrouvrant la porte, qu'il serait imprudent qu'il esquisse quelque résistance, car j'étais accompagné. Il vit mes deux acolytes, que je lui montrai. Je fis sortir M. Dreyfus et remis les trois femmes aux deux Noirs. L'un d'eux posa sa main sur l'épaule d'une des femmes, pour la faire avancer, avec douceur. Elle eut un violent sursaut de répugnance. Je contraignis M. Dreyfus à m'accompagner afin qu'il m'indique où se trouvait la caissière, ou, plus précisément, la caissière principale (c'est improprement que je l'ai nommée, il y a quelques lignes, comptable). Nous descendîmes les marches d'un escalier intérieur. Nous fftmes sur une espèce de galerie, de coursive qui surplombait le hall d,u magasin. J'y aperçus un Africain qui effectuait des travaux de nettoyage. Il me sembla que M. Dreyfus voulait l'alerter. J'accentuai la pression de mon arme dans ses reins. Je voyais la rue Tronchet. On pouvait nous voir. Je maintins donc mon pistolet dans la sacoche qui s'ouvrait, en son bord supérieur, sur toute sa longueur, horizon­ talement : l'arme pouvait y être empoignée de façon dissimulée et son canon en dépasser (la fermeture du bord supérieur mordait sur le bord latéral). Il y avait un garde-fou qui cachait mon geste aux éventuelles personnes qui auraient pu nous apercevoir de la rue, à travers les grandes baies vitrées. J'utilisais aussi cette technique pour éviter que la caissière principale, au cas où elle surgirait et avancerait vers nous, ne vît ni ne comprît que je menaçais son patron : elle pouvait en effet apparaître à une distance qui m'interdirait de la neutraliser à moins d'ouvrir le feu. Il n'était pas question que j'abatte une personne

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SOUVENIRS OBSCURS désarmée, encore moins une femme. J'obligeai M. Dreyfus à ouvrir chaque porte que j'apercevais. Un moment, il me regarda et je crois qu'il comprit que j'étais juif. J'éprouvai une sensation pénible. Nous arrivâmes enfin dans le bureau que je cherchais. La caissière ne vit pas immédiatement mon arme. Elle dit je n'ai pas fini de compter monsieur le Directeur, je lui dis je vais compter pour vous, l'argent en liasses était devant elle, sur une table, elle était assise, Dreyfus lui dit donnez-lui tout, je pris tout et plaçai les billets dans ma sacoche, il me dit laissez-moi finir de compter pour l'assurance, je lui dis je vous téléphonerai pour vous indiquer le montant du vol. Je les fis remonter. L'Africain qui nettoyait le magasin était toujours là, il n'avait rien perçu de cette scène. Je revins au deuxième étage. Je vis l'un de mes acolytes, celui qui était masqué - mais on voyait une partie de son visage noir et ses mains n'étaient pas gantées - figé, souple, élégant, tenant son arme, le pistolet Walther P 38, à deux mains, le canon légèrement dirigé vers le haut. J'eus un moment de plaisir : je trouvai, j'éprouvai une beauté singulière à ce spectacle. L'un des Noirs arracha les fils du standard téléphonique. Je demandai à M. Dreyfus de me remettre la clé de la porte palière. Il la prit d'un trousseau et passa un certain temps à l'en extraire. Il était calme. Les Noirs n'avaient pas prononcé un seul mot. Je partis en avertissant M. Dreyfus d'attendre un certain temps avant d'alerter la police, avant, surtout, d'ameuter les passants. Il pouvait en effet se précipiter aux fenêtres et y pousser des cris d'alarme qui auraient rendu notre retraite périlleuse :

il y avait deux étages à

descendre et un policier en uniforme, armé, se trouvait à proximité, à l'angle de la rue. (Le vestiaire où nous avions placé les employées ne fermait pas à clé.) Je dis à M. Dreyfus qu'ainsi il éviterait une fusillade. Nous sortîmes, je fermai la porte, empochai la clé. Nous descendîmes normalement. Nous quittâmes l'immeuble. Nous avions fait quelques mètres quand les premiers cris reten-

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CURRICULUM VITAE tirent, poussés par les employées. Je dis à mes comparses d'avancer sans courir, pour ne pas attirer l'attention. Nous avions emprunté la rue Godot-de-Mauroy, pour éviter la présence du policier qui sc trouvait à l'autre extrémité de la rue Tronchet. Nous filmes sur le boulevard, animé. Dans le métro, je glissai sur une marche et mon pistolet tomba par terre. Je le ramassai tranquillement devant des ouvriers immigrés, arabes ou portugais, qui me contemplèrent en silence. Je pense qu'ils me prirent pour un policier. A moins qu'il ne sc soit agi d'une forme de solidarité et qu'ils aient compris que j'étais un hors-la-loi. C'était une heure d'assez grande affluence. Je montai dans une rame, pris rendez-vous avec mes complices pour leur remettre leur part, rentrai chez moi. Personne ne s'y trouvait. Je comptai l'argent que je venais de voler. Il y avait environ 23 000 francs. Je me baignai, revêtis d'autres habits et allai voir K. Je portais une chemise faite pour les climats tropicaux. Je l'emmenai au cinéma, puis dans une boîte de Montparnasse qui avait la particularité de plonger les clients dans une obscurité presque totale. La musique y était parfois cubaine, bien qu'il s'agît d'un lieu principalement fréquenté par des Occidentaux. Je me rendis ensuite dans deux boîtes partiellement consacrées aux divertissements de la pègre antillaise. J'avais pourtant décidé de ne pas le faire à cause du double meurtre du boulevard Richard­ Lenoir, dont la presse écrivait qu'il avait été commis par un mulâtre. Je passai la nuit avec K. J'étais bien. Le lendemain, je me rendis au drugstore et y achetai une corbeille de fruits tropicaux. Je voulais les offrir à K. Je le fis. Ce geste, pour aucune femme je ne l'avais fait auparavant. Je fus surpris. Cette liaison durait. J'aimais qu'elle ffit surtout nocturne. Mais sa douceur, et la découverte que je commençais à m'y attacher, m'effrayèrent. Il fallait que je tranche cette relation, ce lien qui menaçait l'aridité désertique de ma solitude. Je dis à K. qu'un jour j'arriverais au bout et qu'alors je verrais ses yeux. Je lui dis que je n'oublierais jamais ses yeux.

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SOUVENIRS OBSCURS Je l'informai que j'allais bientôt disparaître de sa vie. Le 22 décembre 1969, un lundi, la presse annonça que l'assassin du boulevard Richard-Lenoir n'était pas un homme de couleur. Il s'agissait d'un individu de type méditerranéen, mesurant 1,70 m, vêtu d'un manteau gris, porteur d'une sacoche, armé d'un pistolet 9 mm. Les policiers disaient qu'il avait tué pour rien. Que c'était un fauve, un fou, capable de tuer encore, que sa capture serait difficile : il défendrait chèrement sa vie, il n'avait plus rien à perdre. Mon récit entre à cet instant dans une autre fatalité dont je fus aussi l'artisan. Le lecteur doit, s'il veut en capter le sens, y appliquer un double regard. Cette fatalité n'était pas d'un destin, ni d'une puissance divine. Elle venait de moi, encore que j'en fusse le vassal. J'étais poussé vers ce double homicide : je ne l'avais pas commis mais il me sollicitait d'un réseau de signes où j'allais m'emprisonner. Je l'ignorais, mais je sentais qu'un souffie étrange m'aspirait vers le gouffre de ces meurtres. (Du hold-up commis dans le magasin Vog, il me revint environ 8 000 francs. Je procédai rapidement à la dépense de cet argent inimportant. Il me dura six jours. Il fallait, pour qu'ils aient un sens, que mes vols soient absurdes. Je n'ai pas, je n'ai jamais eu le goQt de la fortune, du luxe. Cette somme disparut en rhum, en douloureuses soirées, nuits, où l'alcool ne pouvait plus m'unir au plaisir de la musique, de la danse. Je ne pouvais. désormais, accéder à nulle joie : une distance glacée m'en séparait. J'étais déjà autre part. J'étais enfermé. Ma solitude devint un espace hivernal où, figée, une âpre pierraille ensanglantait mes sentiments. Je me détachai de K. Où j'étais, elle ne pouvait plus m'atteindre. Nous devions, peu après le Nouvel An, cesser de nous voir.) Dès que le nouveau signalement du coupable eut été diffusé, le jour même, X 2 me confia qu'il était certain que j'étais cet assassin : à 19 heures, il le savait, je me trouvais, le soir du 19 décembre, au métro Saint-Paul, en quête d'une agression, porteur d'une arme capable de tirer dix balles, le Herstal, muni d'une sacoche, revêtu d'un pardessus gris anthracite, furieux aussi, presque dément, de la douleur dentaire qui m'affectait. D'autre part, il semble qu'il

plaisait à X 2 que je fusse ce tueur. 96

CUIUUCULUM VITAE Cet homme qui avait combattu, dans une unité d'élite, des maquisards algériens, me supposait un passé sanglant. Il savait que j'avais séjourné dans une guérilla. Il ignorait que je n'y avais tué que des moustiques, le temps. Dans son âme abrutie, les guérilleros étaient seulement d'impitoyables et cruels assassins. J'opposai un démenti formel à ses allégations. Il y vit, avec admiration, la preuve de mon aptitude au meurtre : je savais garder le silence, je niais, donc j'étais coupable. Séduit par ce massacre implacable, il désirait que j'en fusse l'auteur : son existence misérable s'en trouvait rehaussée, comme ennoblie. Il avait fait part de sa conviction à P., l'homme à qui j'avais télé­ phoné du métro Saint-Paul. Je dis à P. que je n'étais pas le double meurtrier du boulevard Richard-Lenoir. P. fut troublé. Il me connaissait assez bien. Il savait la nature funèbre de mon tourment, de ma solitude. Il pensa que j'avais pu, par un te] crime, signifier, signer mon obsession. Qu'il n'était pas impossible que le désespoir solitaire où je vivais eût glacé en moi toute pitié. Il me dit que, sincèrement, il me croyait capable d'avoir ainsi donné la mort. Je pense qu'il me percevait comme un mort vivant, qu'il en était fasciné, qu'au fond il aurait aimé, lui aussi, que je sois un tueur. Je le revis. Je n'oublierai jamais cette scène, notre dialogue. (Je précise que P. appartenait à la catégorie des quelques per­ sonnes qui figuraient parmi mes amis intimes.) J'étais Jas, exténué, triste, amer, blessé, cassé. Je sentais la caresse fatidique, macabre, de cette affaire. Nous marchions sur un boulevard, la nuit était tombée. Un vent soufflait qui pénétrait mon corps et y jetait du froid, mais, ce vent, je le saisissais comme un pur symbole. P. me demanda solennellement si, oui ou non, j'étais l'assassin du boulevard Richard-Lenoir. Il croirait en ma réponse. Il suffisait que je lui réitère mes précédentes dénégations. Je restai, un long moment, silencieux. Je lui demandai simplement, ensuite, si je risquais d'être condamné à mort et exécuté. Il me dit qu'on ne guillotinait plus, mais que je serais condamné à la réclusion à vie. Il me dit qu'il fallait que je quitte la France, il m'en pria, il me donnerait de l'argent. 97

SOUVENIRS OBSCURS Je refusai. Il me demanda si j'étais armé. J'étais armé. Son regard se fit étranger. Il s'éloigna de moi comme d'vn lépreux. Dans le même temps, je m'attachai à convaincre quelques autres personnes de mon innocence. X 2 avait en effet joyeusement informé certains de mes amis de sa terrible certitude. L'un d'eux en parla à G., mon camarade vénézuélien. G. voulait savoir. Ma culpabilité pouvait mettre en péril la sécurité de son séjour en France. Lors d'une fête que j'organisai - elle fut lugubre - la veille de Noël, je lui présentai Lautric. Je dis à G. que le 19 décembre, entre 20 et 21 heures, je me trouvais chez Lautric. Joël confirma mes propos. G. demeura sceptique. Il m'avait vu, ce jour-là, partir avec une sacoche, un Herstal. Il semble également que les noires émanations que j'exhalais lui firent admettre la possibilité de ma culpabilité. Il voulut une preuve de mon innocence : je devais me rendre devant la pharmacie, y rester un certain temps. J'acceptai. Il y vit un défi inspiré par une audace inconsciente. Il partit et rompit tout lien avec moi. Je commençai à me passionner pour cette affaire. Je lus avec avidité tout ce qui s'y rapportait. Je conclus que j'y étais étranger, non pas seulement d'en être innocent, mais, absolument, parce qu'il m'était impossible de m'y reconnaître, de m'y identifier : je n'aurais pu, moi, commettre un tel acte. Il me semble que j'eus alors le désir - que je n'identifiai pas - d'être accusé de ces meurtres : dans cette accusation, je serais un étranger absolu. J'avais, dans ma vie, revêtu divers oripeaux. Aucun ne devait être plus contraire à mon identité que l'accusation capitale dont on commençait à m'affubler. Je serais désormais un secret absolu qui échapperait aux regards des autres. Telle une lueur de pureté divine, mon innocence, l'épreuve expiatoire qu'elle impliquerait, sauverait ma vie de l'infernal pourrissement où elle était enfouie. J'en sortirais, enfin, purifié. Et j'allais accéder à un exercice mystique : je serais un noumène. Qu'on m'entende bien. Ce discours, que je formule ici,et maintenant, je ne le tenais pas. A personne je ne dis que j'étais l'auteur de la tuerie du boulevard Richard-Lenoir. Quand on m'interrogeait, j'affirmais mon innocence, énergiquement. Le seul indice de l'ambiguïté oùj 'étais, face à ces meurtres qui ne m'appartenaient pas, se manifesta à cette

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CURRICULUM VITAE époque dans le silence que j 'avais opposé à la question décisive de P. X 2 avait en P. une confiance aveugle, une confiance de chien. Dès les premiers jours de la nouvelle année, je commençai à fré­ quenter quotidiennement les bars du Jumpen antillais, à Belleville, à Barbès. Je n'ignorais pas que c'était extrêmement périlleux pour ma sécurité. J'avais, à Belleville, une étrange sensation : j'étais dans un quartier où je pouvais, en quelques mètres, passer d'un monde à l'autre qui m'étaient également familiers. Il m'arrivait souvent de rester longtemps dans des cafés et restaurants israélites où je savourais le plaisir d'être immédiatement reconnu comme Juif. Je traversais la rue, j'étais dans un bar antillais : on m'y connaissait comme un Blanc étrange qui parlait créole, un voleur aussi, et qui pratiquait ses forfaits en compagnie de Noirs. J'essayais, sans y parvenir, de me réchauffer un peu. Le rhum brûlait seulement mon ventre, ma gorge, mais laissait mon âme dans le froid. Je crois que j'étais dans une sourde attente du malheur, de l'arrestation, de l'enfermement. Quelques affaires criminelles - des agressions - me furent pro­ posées, que je refusai. Elles ne me convenaient pas. En outre, il me semble que je n'étais plus vraiment disposé à commettre de vols à main armée. J'en commis un pourtant, le dernier, le 16 janvier 1970. La veille, un camarade vint me voir, qui se trouvait dans une situation difficile. Il fallait absolument qu'il acquitte une dette. J'aimais beau­ coup cet homme. Il me demandait de l'argent, je lui en trouverais. J'allai voir une personne que je savais susceptible de m'indiquer une agression. Elle le fit. Il s'agissait d'attaquer, le lendemain, un payeur d'allocations familiales. Je me rendis - passage Ramey - sur les lieux. La personne m'avait décrit le payeur, m'en avait donné un signa­ lement assez précis. Je me mis en contact avec un malfaiteur noir. Lui soumis un plan. Il suffisait qu'il m'accompagne et arrache la sacoche. Je me chargerais de neutraliser le payeur. Mon comparse demanda une arme. Je lui dis qu'il était inutile qu'il s'en munît. Le payeur était armé, je le savais, mais je ne pensais pas que cela poserait un problème sérieux. Moi aussij'étais amié, etje le surprendrais. (Quelques jours auparavant, j'avais, dans un café, rencontré le dirigeant occulte d'une très active organisation gauchiste, N. J'avais connu ce marxiste-léniniste rigoureux à une époque où la lecture d'Éluard, d'Emmanuel Levinas, du jeune Marx, lui arrachait des

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SOUVENIRS OBSCURS sanglots d'extase. Il m'accueillit avec émotion. Il était juif et je n'avais cessé de le considérer comme un talmudiste égaré dans la glose doc­ trinale des textes maoïstes. Il me dit qu'on disait que j'étais devenu proxénète. Je lui confiai que j'étais non pas proxénète, mais voleur, ou, plutôt, que je vivais de rapines à main armée. Je lui fis part de mon sentiment de dégoftt écrasé. Je lui dis que mes acolytes étaient des Noirs (il me demanda avec qui je travaillais) et que j'en avais la sen­ sation d'être sauvé d'une déchéance complète : j'avais connu, dans le crime, des instants exclusifs, purs, de totale fraternité, silencieuse, muette, qui m'avaient uni à des nègres anonymes et armés. Je lui demandai de m'intégrer secrètement à son organisation : j'y for­ merais un noyau militaire. Bien qu'il restât évasif, il ne refusa pas explicitement cette idée. Elle l'intéressait. Il me fixa rendez-vous pour le lendemain, afin que nous en discutions plus longuement. J'étais content.

Le jour suivant, je n'allai pas au rendez-vous qu'il m'avait donné. Dans la nuit, j'avais rencontré des camarades vénézuéliens, de passage en France, qui m'avaient indiqué que mon retour au Venezuela serait bientôt possible. Ils m'invitèrent à les suivre dans un pays européen où ils comptaient s'installer provisoirement. Je ne le fis pas. J'attendrais en France. Ces camarades avaient été informés par G. du soupçon gravissime qui pesait sur moi. Je leur dis que j'étais innocent. Il est vrai qu'ils se souciaient peu de cette question. En tout état de cause, ils me crurent.) Après une nuit de veille, je me rendis passage Ramey. Je rencontrai mon complice dans un café proche des lieux où nous comptions opérer. Il était 7 heures du matin. Il faisait froid. Je portais des lunettes à verres factices, une moustache, une casquette. (Depuis le hold-up commis chez Vog, je modifiais mon apparence. Je devais, le soir même, retrouver mon visage normal.) Nous bûmes un café. J'achetai l 'Hu­ manité. Pourquoi ? Je l'ignore. C'était la première fois, depuis des années, que j'achetais ce journal. On devait le retrouver sur les lieux de l'agression. Nous attendîmes l'arrivée du payeur. Pour ne pas attirer l'attention, nous fîmes un tour dans le quartier. Quand nous revînmes passage Ramey, je vis - il sortait d'un immeuble - un homme qui semblait correspondre au signalement qu'on m'avait donné. Il pénétra dans un 100

CURRICULUM VITAE deuxième immeuble. Nous l'y suivîmes, attendîmes dans un renfon­ cement du couloir d'entrée, d'une courette ensuite. La lumière (de la minuterie) s'était éteinte. Nous eûmes la confirmation qu'il s'agissait bien du payeur : nous entendîmes des allocataires l'accueillir ainsi. Il redescendit. Il avait allumé. Quand il déboucha de l'escalier, je me précipitai vers lui, braquai mon arme, le Herstal, vers son visage, d'une certaine distance cependant. Je lui dis ne bouge pas ou je te tue. Il leva les mains et, immédiatement, se mit à hurler au voleur. Je lui donnai un coup de pied dans la poitrine, qu'amortit l'épaisse canadienne qu'il portait. Je lui assenai alors quelques coups de crosse sur le haut du front. Il avait le crâne recouvert d'une casquette. Ces coups de crosse, je les donnai sans cesser de tenir mon arme comme pour le tir. Je n'avais pas engagé de cartouche dans le canon. Il s'agrippa à moi. C'était un homme robuste et massif, trapu. Nous roulâmes sur le sol, comme on dit. J'étais sur lui. Il empoigna le canon de mon arme, pour me l'arracher. Je le frappai alors avec violence. Je vis mon comparse surgir et s'emparer de la sacoche (la lumière s'était éteinte depuis un moment). Le payeur n'avait pas cessé de pousser des cris. Sa canadienne me sembla difficile à déboutonner. Il paraissait assommé. Je ne pris pas la peine de le désarmer : il eût fallu que je le fouille. Ses hurlements avaient pu alerter des passants. Je sortis dans le pas­ sage et j'y vis quelques personnes. Je manœuvrai la culasse de mon pistolet et le passai dans ma ceinture, contre le ventre, à gauche, la

crosse tournée vers la droite. Une détonation retentit. Je me jetai à terre, mel redressai, fis face, un genou sur le sol, à mon adversaire. J'avais sorti mon arme et la dirigeai vers le payeur. Il avait ouvert le feu une deuxième fois, une troisième fois, et je sentis une brûlure au genou. J'avais le payeur dans ma ligne de tir. Il était allongé et tirait comme à l'exercice. Quand il me vit en position de riposter à son tir, il se réfugia derrière je ne sais plus quoi. J'aurais pu le tuer : il était étendu, je le dominais. J'avais commencé d'appuyer sur la détente du Herstal (qu'il faut presser jusqu'au bout pour actionner le chien du pistolet) et arrêté, soudainement, mon geste homicide mais défensif. Je sais que j 'aurais pu tuer cet homme, vider sur son corps le char­ geur de mon arme, et je sais qu'au dernier moment une force quel­ conque m'en empêcha. Je me relevai et partis. Je courus. Il me suivit, à distance, prudemment, en utilisant un sifilet d'alarme. Je 101

SOUVENIRS OBSCURS conservai le doigt sur la détente de mon arme, que je dissimulais dans ma poche. Quand j'arrivai au métro, je ralentis : j'y vis en effet plu­ sieurs policiers, vêtus de treillis bleus et qui portaient des calots. J'entrai dans la 'Station. Je réussis de justesse à monter dans une rame. Le quai était bondé d'une foule de travailleurs. Je saignais du genou. A cet endroit, mon pantalon était déchiré en étoile : la balle du payeur l'avait ainsi découpé, alors que, supposai-je, je lui présentais une cible de profil. Je pensai que j'avais porté ce pantalon, de toile tropicale, au Venezuela. Je pensai aussi que j'avais effectué, face au tir du payeur, les gestes exacts que m'avait enseignés L. Mais L. aurait tiré et tué son adversaire. Je pensai qu'on avait voulu me tuer et que je n'avais éprouvé aucune espèce de sensation. Aucune. Durant cet épisode, j'avais été un corps vide, mécanique. J'ignorais ce qu'il était advenu de mon complice. Nous avions prévu un rendez-vous, en cas de difficulté. Je le rencontrai au métro Châtelet. Il avait la sacoche. Dans une cabine téléphonique, nous fîmes un rapide partage. Nous avions dérobé environ 8 000 francs. Il m'en revint la moitié. Je rentrai chez moi, rue de la Butte-aux-Cailles. J'y constatai que la balle du payeur avait seulement frôlé mon genou, qui en conservait une éraflure. Je pris un bain. Je résolus de quitter la France. J'eus, brusquement, l'envie, le désir de revoir K. Je lui téléphonai. Elle n'avait pas le temps de me rencontrer avant mon départ.

Le soir même, je gagnai l'Angleterre (auparavant, j'avais remis à mon ami la somme qu'il m'avait demandée : 750 francs). A Londres, je trouvai des amis qui me proposèrent de vivre avec eux, chez eux, d'y attendre mon prochain départ pour l'Amérique latine. Je refusai. Je revins en France et dépensai, en trois jours, la totalité de l'argent que je possédais. Je quittai mon studio de la rue de la Butte-aux-Cailles et allai m'installer chez une famille guadeloupéenne - je m'y sentais bien à quelques mètres de l'immeuble où j'avais vécu six ans (de 1950 à 1956). 102

CURRICULUM VITAE Je passais mes jours et mes nuits dans des bars du lumpen noir, africain et antillais. J'y buvais du rhum, écoutais de violentes mélodies nommées léroses, dont le tambour, frappé à la main, et les voix de vieux nègre, forment la texture essentielle. Je fis un voyage en Italie. J'y rencontrai une amie latino-américaine. J'aurais pu y demeurer. Elle me le proposa. Je revins en France. De retour à Paris, je cherchai à entrer en contact avec N. J'avais, à cet effet, rédigé quelques notes, un projet de constitution d'un noyau de guérilla urbaine (il fut saisi dans mes affaires et figure au dossier). Je vis quelques-uns de ses camarades. Mais N. restait introuvable. Le samedi 4 avril 1970, j'appris que X 2 s'était entretenu, quelques jours auparavant, avec des policiers de la 4e Brigade territoriale. X 2 connaissait le numéro d'appel de l'appartement où je demeurais, l'un des bars antillais où j'allais quotidiennement. Apparemment, il n'avait rien dit aux policiers qui me concernât personnellement : cet entretien datait d'environ une semaine. Si X 2 m'avait mis en cause, les policiers m'auraient déjà interpellé. Néan­ moins, j'appliquai les mesures et précautions qu'en telle circonstance il est d'usage de respecter. (Le fait que X 2 n'ait rien dit de moi lors de son premier entretien n'impliquait en effet nullement qu'il persisterait dans cette attitude : il était désormais en contact avec la police. D'autre part, les policiers pouvaient avoir différé mon arrestation pour me suivre et, ainsi, identifier éventuellement mes complices, tel ou tel repaire où ils pouvaient espérer découvrir des éléments intéressants. Je précise ici que, de mon père, de ma mère, de leurs camarades, de mes amis vénézuéliens, de mon séjour en Amérique latine, j'avais reçu d'excellentes leçons en matière de sécurité. Au Venezuela, j'avais su les pratiquer avec succès, y compris en des circonstances où je m'étais trouvé isolé, privé de l'efficace et salutaire entourage de mes com­ pagnons. Je n'étais pas, en ce domaine, un novice.) Le dimanche 5 avril, j'allai dans un bar antillais que connaissait X 2. J'y restai quelques instants. Je me rendis ensuite chez un de mes meilleurs amis, E., qui m'avait secondé à la direction du service d'ordre de l'UEC, qui, ensuite, avait assuré la conduite et l'organisation d'un service d'ordre gauchiste. J'avais, pour E., une grande affection. J'étais

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SOUVENIRS OBSCURS resté un certain temps sans le voir. Nous eftmes une discussion écor­ chée. Il me regardait comme on regarde un ami qui, déjà, n'est plus là. Je lui confiai qu'il me semblait que la police me recherchait. J'allai ensuite voir une relation, fortunée et bien disposée à mon égard, lui demandai de me prendre un billet d'avion pour un pays des Antilles anglophones où vivait un de mes amis. Je lui demandai également de l'argent et un passeport, que je falsifierais rapidement. On me répondit que tout serait prêt dans quelques jours.

Le soir du S avril, je quittai l'appartement où j'étais hébergé. Pour ne pas attirer l'attention, au cas où les policiers auraient surveillé l'immeuble - il me sembla précisément qu'ils le faisaient et la lecture du dossier me le confirma par la suite - je descendis sans valise. J'emportai seulement trois disques que j'aimais spécialement. Je n'étais pas armé. J'allai me réfugier dans la chambre d'un camarade. Le lundi 6, je ne fis rien.

Le mardi 7, je me rendis chez un ami qui demeurait au quartier Latin. En passant rue Monsieur-le-Prince, je rencontrai un musicien cubain que j'avais connu à La Havane. Je fus heureux de le voir, de lui parler. Il était de passage en France. Cet homme était un des meilleurs joueurs de tumba de son pays, spécialisé dans l'interprétation du guaguanco. Je passai la nuit du

7 au 8 avril 1970 à écouter, inlassablement, les

trois disques que j'avais emportés comme seules affaires.

Le premier était un album d'Otis Redding. Le deuxième, un enregistrement du carnaval de Santiago de Cuba. Le troisième, une série de descargas. Je les écoutais, halluciné, en buvant du vin rouge. Il me sembla inconvenant de boire du vin en écoutant ces chants, cette musique. Je sentais que c'était la fin et le début. Cette phrase est banale : je ne peux cependant désigner autrement l'état où je me trouvais. Je me levai à 14 heures. J'avais dormi lourdement, abruti, mais non enivré, par le vin rouge. Je me rasai. Je sortis et allai voir un ami latino-américain. Je quittai cet ami vers 17 heures. J'errai un peu dans les rues de Paris et me dirigeai vers l'Odéon. Mon propos était d'aller voir un vieil ami, Marc Kravetz, que j'avais connu à l'époque de l 'UEC, à l'époque où je militais, que j'avais revu à La Havane, à mon

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CURRICULUM VITAE retour de La Havane, régulièrement, à mon retour, également, du Venezuela, de temps en temps. Je voulais le saluer avant de regagner les Caraïbes. Il habitait rue de l'Odéon, près du bar où je rencontrais généralement

X 2. Je passais devant ce bar lorsque je fus arrêté. Je marchais alors sur la chaussée quand je fus brutalement plaqué au sol par des individus qui surgirent derrière moi. Je pensai un instant qu'il s'agissait d'une agression exécutée par quelques fascistes rancuniers qui m'auraient reconnu. On me retourna et je compris qu'il s'agissait de policiers. L'un de ces hommes, le plus âgé, dit passez-lui les bracelets. Un de ses collègues m'entrava les mains, derrière le dos, en utilisant des menottes qu'il sortit de sa ceinture. Celui qui avait ordonné qu'on m'enchaîne me fouilla, j'étais toujours étendu sur le dos, et trouva mon passeport vénézuélien. Il le feuilleta rapidement et dit c'est bien lui. Ils m'emmenèrent vers une camionnette banalisée. De plusieurs cafés, des consommateurs étaient sortis et me regardaient. Je pensai simplement que j'avais, cette fois, franchi une frontière décisive. Ce que j'éprouvai et pensai, ressentis, nulle expression ne peut mieux le traduire que cette phrase argotique : j'y suis. Je demande au lecteur de pénétrer subtilement le sens, en cette formule, du je, du y, du verbe être. Ces paroles, je ne les pensai pas, cependant, parce que j'en ignorais l'existence : c'est en prison que je les appris et pus nommer le sentiment qu'à mon arrestation j'avais éprouvé. L'usage judiciaire est que le curriculum vitae d'un inculpé prenne fin à son arrestation. La pratique des juges est parfois lourde d'une pro­ fonde signifiance. J'ai omis de préciser que je reçus la révélation de la musique antil­ laise lorsque j'étais enfant : on m'amenait régulièrement aux séances des Musigrains, destinées à instruire les jeunes dans le goût de la musique classique. J'y dormais toujours d'un total ennui. Lors de la dernière séance de je ne sais plus quelle année musicale, il y eut une représentation folklorique destinée, dans l 'esprit des organisateurs, à nous amuser de musique légère. Une troqpe antillaise y partici105

SOUVENIRS OBSCURS pait et je me réveillai, dans le plaisir, de ma somnolence habituelle. J'ajouterai également que la première fois que je séjournai dans une clinique psychiatrique - j'y étais allé non pour me soigner, mais pour visiter un ami qui en était l'administrateur - je me munis d'un pis­ tolet. Je dois enfin souligner qu'une nuit de mai 1962, je remplaçai mon père, avec son accord, lors d'une garde montée par d'anciens FTP juifs au domicile d'une personnalité communiste de la Résistance menacée par l'OAS. J'étais armé d'une carabine.

Au 36 maintenant on va parler sérieusement t 'es un truand moi je suis un poulet je suis pas un truand ta gueule je suis pas le commissaire Maigret comment c 'est ton nom Condore vous voyez bien me force pas à être méchant j'aime pas frapper les gens comment c 'est ton nom Goldman voilà c 'est mieux Go/di où t 'habites rue de la Butte-aux-Cailles tu mens saloperie on en vient t 'y habites plus où t 'as passé la nuit tu verras si tu parleras pas tout à l'heure si t 'étais qu 'un truand ordure mais y a plus grave crapule. L'inspecteur Goussard avait, dans la camionnette, commencé mon interrogatoire. J'étais intéressé. C'était un autre monde. (J'ignorais bien entendu qu'il s'appelait Goussard.) Nous arrivâmes dans la cour de la préfecture de police. Les inspec­ teurs qui m'avaient arrêté étaient ravis. A des collègues qu'ils croi­ sèrent ils dirent on vient de faire une petite sauterie. Je fus amené dans les locaux de la Brigade criminelle. (Mais je ne savais pas que je m'y trouvais.) Fouille. Fouille à poil, dit Goussard. Tandis que je me déshabillais ils me regardaient, tous. Goussard dit t'as vu où t'es ici t'es à la Criminelle t'as compris. Goussard est un homme trapu, aux cheveux poivre et sel, qui porte moustache et nœud papillon. Il fume la pipe. Il me confia à un jeune policier blond que je pris pour un Polonais j'appris ensuite qu'il était corse - et qui m'emmena dans une autre pièce. Il avait l'air novice, timoré, timide. Je lui demandai le sens des paroles de Goussard (t'es à la Criminelle t'as compris). Il hésita puis m'indiqua que cela signifiait que j'étais soupçonné de meurtre.

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CURRICULUM VITAE J'avais compris. C'était arrivé. J'entendis un inspecteur - il téléphonait, à proximité, d'un taxi­ phone intérieur - dire on vient de sauter le mec de Richard-Lenoir. Un autre policier vint dans la pièce, me contempla avec curiosité et dit c'est toi le tueur t'as pourtant pas une gueule de mulâtre. Le temps passa. On me fit pénétrer dans une vaste pièce. Une dizaine de policiers s'y trouvaient, debout. On m'attacha les mains avec des menottes. Derrière un bureau directorial, un homme qui souriait de plaisir. Je lui trouvai une face intelligente et affable, perverse. C'était le commissaire Leclerc. Ils m'interrogèrent sur mon curriculum vitae, mes moyens d'exis­ tence. Avais-je commis des agressions ? Non, jamais, répondis-je. Le policier qui se trouvait à mes côtés, un homme aux allures de catcheur engraissé, me demanda si, pour vivre, je me prostituais. Pour ce faire, il employa une expression ordurière. Où avais-je passé mes dernières nuits, depuis dimanche soir ? Il semblait que cela les intéressait spécialement. Un inspecteur, jeune, m'emmena dans une autre pièce. Il me frappa, mais ses coups étaient retenus par une frayeur palpable, à moins qu'il ne s'agît du respect qu'il avait de la procédure pénale. Je fus ramené devant le commissaire Leclerc, les policiers qui l'entouraient. J'appris qu'ils avaient arrêté la famille guadeloupéenne chez qui j'avais demeuré un certain temps. On a embarqué tous les négros, dit Goussard. Dans l'appartement, les policiers avaient trouvé la valise que j'y avais laissée, le Herstal, les deux chargeurs. J'en assumai la respon­ sabilité. Est-ce que je fréquentais le secteur de la Bastille, demanda Leclerc. En fait, cette phrase, qui figure au dossier, il ne la prononça pas. Il dit : La Bastille vous connaissez ? Écoutez, dis-je, je vous dis tout de su�te que je n'ai rien à voir dans cette boucherie. Présentez-moi l'agent de police et qu'on en finisse. Il m'innocentera. Il t'a déjà reconnu, aboya Goussard. Goussard aboie vraiment. 107

SOUVENIRS OBSCURS J'eus l'immédiate sensation qu'il disait vrai. Il me sembla que j'étais au centre d'une machine qui allait m'écraser, doucement. Je donnai le nom et l'adresse de Lautric (ce fut le seul nom, la seule adresse que je donnai) : il pourrait confirmer mon innocence. Peut­ être, précisai-je. Je n'étais pas certain qu'il le ferait. Je dormis normalement. Le lendemain, je fus, toute la matinée, interrogé par des policiers de la 4e Brigade territoriale, intéressés précisément par les agressions que j'avais commises. Je niais. Le policier qui procédait à mon inter­ rogatoire souriait. Il était aimable. Il semblait que mes dénégations l'indifféraient, l'amusaient aussi. La veille, je l'avais pourtant vu s'irriter avec violence de mes protestations d'innocence quant aux meurtres qu'on m'imputait. Je sus plus tard - au cours du procès qu'il avait recueilli les confidences délatoires et partiellement calom­ nieuses de X 2, qu'il en avait eu la primeur. Il m'était sympathique, enregistrait mes propos sans les modifier, sans les transcrite dans la langue policière, qui les rend étranges, étrangers. Il m'offrait des cigarettes. Vers le milieu de l'après-midi, on vint me chercher pour la présen­ tation aux témoins. Sur un banc, dans le couloir qui longe les bureaux de la Criminelle, je vis quelques relations, camarades. Leur présence confirma les soupçons que je nourrissais déjà à l'encontre de X 2. Il y avait aussi Lautric. Il me regarda comme d'un ailleurs. Je n'étais plus du monde normal. Non loin de lui, un homme me fixait, intensément. Je ne le connaissais pas. Goussard me fit entrer dans une pièce. Il me présenta un rasoir électrique et me dit rase-toi. C'était un vieux modèle, à une tête, et je lui objectai que ma barbe en gripperait le mécanisme, qu'il m'était impossible d'utiliser cet appareil. Il me proposa un autre rasoir de fabrication plus récente. Je dis que c'était inutile, je me présenterais tel quel. Ça ne changera rien, rétorqua Goussard, de toute façon t'es marron. Il me poussa dans une seconde pièce qu'une simple porte, pourvue d'une glace sans tain, séparait de la première. Des policiers s'y trouvaient. Je remarquai que l'un d'eux portait, passé dans la ceinture, sans étui, un Herstal. Ils me demandèrent de 108

CURRICULUM VITAE choisir un numéro, de me le passer autour du cou, de choisir une place. Un des inspecteurs, quand nous nous alignâmes face à la porte, dit tu vas voir je vais encore être reconnu. De la première pièce, un homme photographia le groupe que nous formions. La porte fut refermée. Je m'étais placé juste en face de la glace sans tain. Quelques instants passèrent. La porte s'ouvrit. Entra l'homme qui, peu auparavant, alors que j'avançais dans le couloir, m'avait fixé avec insistance. Il se planta devant moi, il souriait, et dit c'est lui le salaud c'est lui c'est cette petite crapule qui m'a mis une bastos dans le ventre quelle tronche. Il avait l'air heureux. Une partie de ces propos s'adressaient aux deux agents préposés à ma garde. L'un d'eux lui dit, fraternel­ lement, t'étais pas enfouraillé collègue, et il répondit non mais main­ tenant je sors plus sans mon calibre. Il avait, ce héros, un visage d'abruti, rose. Je n'étais pas vraiment surpris, encore que je fusse malgré tout choqué, secoué. Un autre homme me désigna ensuite comme l'assassin du boulevard Richard-Lenoir. Je n'avais pas faim (on me proposa des sandwiches) et je passai une nuit sans rêve. Je dormis. Le lendemain on me transporta, dans la matinée, rue de la Butte­ aux-Cailles, pour la perquisition d'usage. Je voyais Paris, les rues, le boulevard Saint-Michel, d'une voiture où j'étais enchaîné, enfermé. Je pensais que j'étais vraiment séparé du monde, des autres, maintenant. J'en avais la sensation matérielle. Dans l'après-midi, trois autres témoins prétendirent qu'ils me reconnaissaient, que j'étais le tueur du boulevard Richard-Lenoir. L'un d'eux, Trocard, le client qui avait été blessé dans l'officine, avait l'air profondément satisfait. Les deux autres, deux jeunes filles, palpitaient en me désignant. Visiblement leur joie était grande. Elles étaient réjouies. Je n'avais pas été rasé. Le commissaire Leclerc, à l'issue d'une de mes dépositions, fit entrer un homme dans la pièce où je me trouvais, qui me regarda longuement. Après qu'il fut sorti - il n'avait pas prononcé un mot 109

SOUVENIRS OBSCURS Leclerc me dit voilà l'homme dont vous avez implacablement abattu la femme alors qu'elle implorait votre pitié il venait de l'épouser. Leclerc me vouvoyait. Goussard, lors d'un interrogatoire, me dit qu'il n'avait rien contre les Israélites, qu'il connaissait des Israélites qui étaient des gens très bien. Je crus un moment qu'il allait m'informer qu'il en avait sauvé pendant la guerre. Quand il trouva le projet de guérilla urbaine que j'avais rédigé à l'intention de N. (qui en ignora toujours l'existence), il m'insulta : tu es la plus belle crapule que j'aie connue en trente ans de carrière. Jobard, le commissaire divisionnaire, passa rapidement. Alors, demanda-t-il. Pas très bavard, dit Leclerc. Jobard me regarda et dit : on va parler sérieusement tout à l'heure. Il pénétra ensuite dans son bureau et je ne le revis qu'au moment du procès. Je vis ma photo dans un journal que lisait un agent de police. Eh oui mon pote t'as ta gueule dans les canards t'as même une sale gueule, dit-il. Le soir du 10 avril, j'étais dans la cage affectée aux gardés à vue qu'on isole, je demandai à voir Leclerc. On me fit descendre, il s'apprêtait à partir. Il se fit gentil, compréhensif. D'un bras il m'entoura les épaules. Il me fit entrer dans le bureau du divisionnaire, de Jobard. Dans l'autre pièce, les policiers avaient l'air excités, contents. Leclerc m'offrit un cigare. Je vis, sur une table, des exem­ plaires d'une revue maoïste. J'étais seul avec Leclerc. Je lui avouai les trois .agressions que j'avais commises. Je lui précisai que je ne voulais pas mélanger le vrai et le faux, qu'ainsi je voulais mieux défendre mon innocence dans l'affaire Richard-Lenoir. J'essayai de le convaincre de mon innocence. Il fut déçu, surpris, irrité. Il me dit d'arracher de mon esprit l'hor­ reur de ces meurtres, de les considérer dans leur banalité d'agression qu'un incident, imprévu mais presque normal, avait rendue san­ glante : quelque part le mécanisme de l'agression s'était déréglé. C'était tout. Je compris ce qu'on disait quand on disait qu'un policier était un grand flic. Je compris que Leclerc était un grand flic. Nous ressortîmes. Le policier abject et musclé, gras, qui m'avait demandé si je me prostituais, dit, avec un sourire excrémentiel,

ça fait du bien de se soulager, t'en avais besoin.

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CURRICULUM VITAE Leclerc dit il a rien dit. Il enregistra brièvement mes déclarations sur les hold-up. Me demanda l'identité de mes complices. Je dis que je ne donnerais pas leurs noms. L'un des policiers dit faut être assisté quand on est au trou pas vrai remarque ça m'étonnerait qu'ils pensent à toi tes potes tu vas prendre perpète. Goussard dit (de la pièce où nous étions, on aper­ cevait un restaurant célèbre) tu vois ce restaurant t'y mangeras pas avant au moins vingt-cinq ans on raccourcit plus maintenant avec Charlot t'étais bon pour la bascule. Au terme de mon ultime interrogatoire, Goussard dit on va te tailler un sacré costard aux Assiettes c'est toujours les poulets qui sont crus les bavards c'est de la merde. Je ne sais plus à quel moment j'eus un instant d'hallucination : n'avais-je pas commis ces meurtres ? N'en avais-je pas absolument refoulé le souvenir au point d'avoir oublié que je les avais commis ? J'en parlai à Leclerc. Je lui dis que je ne pouvais avoir commis ce double homicide, à moins d'être affecté d'un total dédoublement de personnalité. Je conclus que c'était invraisemblable, impossible : je n'étais pas fou. On m'amena au dépôt. J'y fus regardé comme un futur supplicié ou un homme appelé à passer en prison la majeure partie de sa vie. On prit mes empreintes, des mains, de chaque doigt, des pieds. On me mesura. On nota mes signes particuliers. Un des policiers qui travaillent au dépôt et y assurent la surveil­ lance des détenus me dit c'est toi le tueur t'as un petit cou il passera bien dans la lunette. Un autre entrouvrit la porte de la cellule collective où je me trouvais et dit où il est Goldman c'est toi les Allemands ils auraient dQ te foutre au four y a pas assez de youpins qui ont cramé pourriture de youde. Je me levai, m'avançai, l'insultai, lui, son père, sa mère. Il avait refermé. Je fus présenté à un juge. La greffière était jolie. Il ne s'agissait pas du juge qui instruirait mon affaire - il m'en prévint - mais d'un magistrat qui le substituait. Il m'inculpa d'homicides volontaires, tentatives d'homicides volontaires, vol. La greffière m'informa oue

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SOUVENIRS OBSCURS mes parents me proposaient un avocat (ils n'avaient pas, en effet, le pouvoir légal de le nommer). Je le désignai. Je remarquai qu'il portait un nom juif, un nom de Juif polonais ou russe. Le soir je fus conduit à Fresnes dans un fourgon sans ouverture. J'étais enfermé dans une des cages individuelles que comporte ce genre de véhicule vétuste. A Fresnes, je passai par le vestiaire-fouille, le vestiaire-fouille des Prisons de Fresnes. J'y laissai ma valise, mes affaires : je pouvais seulement garder un pantalon, une veste, un pardessus, toutes les chemises et le linge que je désirais. On me demanda ma religion, pour en porter mention sur la carte d'identité intérieure qu'on me délivra, et je dis sans religion. Je pris une douche et j'y pris du plaisir. On me remit cuvette en plastique, couvert, assiettes, couvertures. Je passai ma première nuit de prison dans une cellule d'attente située en première division. Nous étions six. Je ne pensai, pendant la nuit, ni au passé ni à l'avenir. Je ne pensai à rien. Des images parcouraient cependant ma mémoire, mortes, d'Amérique latine, de Paris, de Pologne.

Le lendemain on nous rasa. Les coiffeurs affectés à cette opération étaient des prisonniers, vêtus de blouses grises, qui utilisaient des sabres, des rasoirs de salon de coiffure. Un surveillant hurla ici il y a plus de macs. Il était ivre. Un gradé le rappela à l'ordre, discrète­ ment, je crois. On nous aligna, tous les arrivants, en colonne par un. Un surveil­ lant nous avertit que nous allions voir le sous-directeur pour l'audience préliminaire. Qu'il faudrait nous mettre au garde-à-vous quand nous entendrions crier fixe. Un homme arriva, le surveillant cria fixe, je ne bougeai pas. Le sous-directeur, quand on me fit entrer dans son bureau, me dit alors vous défrayez la chronique, je dis je suis innocent, il dit on dit ça vous paierez les conséquences de vos crimes faites-le sortir. Quelques instants plus tard, je me trouvai dans une cellule, propre, du rez-de-chaussée de la deuxième division, une cellule de Super Haute Surveillance1• Je n'y éprouvai aucun sentiment d'étrangeté. 1. A Fresnes, l'administration fait une distinction entre le régime de Haute S urvcillancc et celui de Super Haute Surveillance. Ce dernier est plus strict.

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CURRICULUM VITAE Il me sembla plutôt que j'étais, après un long voyage, arrivé chez moi. Pourtant, le lendemain, lorsque je me réveillai, je pensai que c'était un cauchemar, que j'allais vraiment me réveiller, libre. . Ce n'était pas un cauchemar.

Est-ce qu 'on peut dire la prison? Est-ce qu 'on peut dire le silence, est-ce qu 'on peut dire les larmes lentes et secrètes après 1 'extinction des Jeux, parfois, est-ce qu 'on peut dire l 'amitié des voyous et des assassins, des voleurs, est-ce qu 'on peut dire la détresse, la fierté, la superbe des vieux caïds enfermés, qui répètent inlassablement la litanie de leurs exploits passés, ou qui n 'en parlent jamais, est-ce qu 'on peut dire l 'attente et le temps, est-ce qu 'on peut dire le claquement quotidien des barres de fer sur les barreaux, quand les matons en effectuent la sonde, est-ce qu 'on peut dire Monsieur le Directeur j 'ai l 'honneur de solliciter de votre haute bienveillance, est-ce qu 'on peut dire Goldman avocat, Goldman parloir, Goldman extrait, Goldman dentiste, Goldman échange-foui/le, Goldman passager­ hôpital, Goldman visite médicale, Goldman prétoire, est-ce qu 'on peut dire les femmes qu 'on regarde du fourgon cellulaire, et qui tordent le plexus de douceur, de douleur, est-ce qu 'on peut dire les revues porno­ graphiques je veux pas oublier comment c 'est/ait un sexe d'unefemme, est-ce qu 'on peut dire /' humiliation de se masturber, est-ce qu 'on peut dire la terreur de l 'absence progressive de désir, d'érection, est-ce qu'on peut dire les avocates, bonjour maitre, elle a un sexe sous sa robe, est-ce qu 'on peut dire l 'excitation des transports au Palais, avec escorte spéciale, réservés aux prévenus considérés comme dange­ reux, est-ce qu 'on peut dire le regard des gendarmes, c 'est un tueur, est-ce qu 'on peut dire le regard des autres détenus, est-ce qu 'on peut dire SHS, HS, MS, AS, DPS, Super Haute Surveillance, Haute Surveillance, Mœurs Spéciales, À Surveiller, Détenu Particulièrement Signalé, est-ce qu 'on peut dire les durs qui reviennent du parloir brisés, éteints, silencieux, parce que leur femme ne viendra plus, est-ce qu 'on peut dire les portes des cellules qui retentissent, la nuit, sous les coups furieux d 'un détenu affolé qui n 'en peut plus, est-ce qu 'on peut dire les Dendaisons, est-ce qu 'on peut dire y 'en a un qui s 'est accroché il est 113

SOUVENIRS OBSCURS

mort en déchargeant, est-ce qu 'on peut dire les promenades, est-ce qu 'on peutdire les dimanches et lesjours defête, pas de courrier, pas d'avocats, pas de parloirs, rien, est-ce qu 'on peut dire les matons, la haine et la sympathie, le mépris, l 'estime, la méfiance, est-ce qu 'on peut dire chef ça va pas en ce moment je deviens fou, est-ce qu 'on peut dire l 'amère chaleur et la chair de poule de ces misérables dialogues qui consolent, le soir, au moment de la fermeture des portes, après le courrier, avant la nuit, est-ce qu 'on peut dire descendez de la fenêtre non j 'ai le droit de respirer, est-ce qu 'on peut dire la prochaine fois que j ' vous prends à parler au tuyau j ' vous aligne, alignez-moi si vous voulez vous voulez peut-être que je parle aux murs, est-ce qu 'on peut dire le sang qu 'on va donner quatre fois par an pour boire un quart de vin et respirer l'odeur des femmes, des infirmières, est-ce qu 'on peut dire les cellules de Super Haute Surveillance, l'isolement, la solitude? Est-ce qu 'on peut dire la solitude? Est-ce qu 'on peut dire la saveur insipide de toute nourriture, y compris celle qui vient du colis annuel, est-ce qu 'on peut dire la saveur carcérale du caviar, des mangues, des figues, du foie gras, des lan­ goustes, du chorizo, du fromage aux fines herbes, leur goût de prison? Est-ce qu 'on peut dire les histoires de voyous? Est-ce qu 'on peut dire il a dit à l 'autre c 'est vrai t 'es un homme je vais pas te gifler on gifle pas les hommes je vais juste t 'enfiler une dans le chignon et il lui a tiré une balle de 45 dans la tête et là-dessus ça a duré des années y a eu je sais plus combien de morts t 'as compris toi tous ces colis (ces morts) pour une frangine avec les macs y a toujours des embrouilles? Est-ce qu 'on peut dire j 'étais juste venu pour discuter il m 'a.filé des coups de crosse sur la tronche il m 'a insultéj ' me suis cassé j 'ai été m 'enfouraillerj ' suis revenu etj ' les lui ai données (je l'ai tué) j 'pouvais pas laisser ça comme ça il m 'avait mal parlé le pire c 'est qu ' c 'était un brave garçon (un homme, un vrai voyou) c 'est la vie? Est-ce qu 'on peut dire cet enculé il est mort comme un enculé ils lui ont cassé les dents à coups de crosse il était à genoux ils lui ont mis le calibre dans la bouche comme un vié (une verge) et ilpleurait / 'enculé il s 'est mangé tout un chargeur? Est-ce qu 'on peut dire les chansons de taulards? 1 14

CURRICULUM VITAE

Est-ce qu 'on peut dire mort aux vaches mort aux condés vivent les enfants de Cayenne à bas ceux de la Sûreté pas de chance pas de pitié pour tous les enculés qui nous ont enfermés, est-ce qu'on peut dire c 'est un bateau qui part pour Tataouine il est chargé de nombreux ma/­ heureux, est-ce qu 'on peut dire il voit se dresser / 'échafaud il voit dans le jour qui se lève briller le sinistre couteau / 'Apache va payer de sa tête sa dernière heure vient d'arriver pendant qu 'on lui fait sa toilette un remords le fait frissonner, est-ce qu 'on peut dire dans une sombreprison aux murailles noircies un groupe de prisonniers lentement tourne en rond ils ont la tête basse sous l 'habit d'infamie, est-ce qu 'on peut dire j'ai le cafard il est là qui me perce comme avec un poignard, est-ce qu 'on peut dire toutes les belles dames pleines de perles et d' diamants quand elles nous croisent ont des airs méprisants oui mais demain peut-être ce soir dans nos musettes elles viendront nous voir elles guincheront comme des filles en s 'enroulant dans nos quilles, est-ce qu 'on peut dire m 'sieur le docteur est-ce grave ma blessure ouij ' com­ prends y a plus d'espoir le coupable j 'en sais rien j ' vous /' jure c 'est / ' métier la rue le trottoir le coupable au fait j ' vais vous /' dire c 'est les hommes avec leur amour, est-ce qu 'on peut dire opium poison de rêve, est-ce qu 'on peut dire c 'est toi seul que j ' préfère maintenant dit-elle en lui mordant les lèvres jusqu 'au sang et mordu par le venin du mal il succomba c 'était fatal il quitta lâchement l 'atelier les amis sa vieille maman dans les bouges maintenant il joue avec des filles des voyous, est-ce qu 'on peut dire c 'est aujourd'hui dimanche tiens ma jolie maman voici des roses blanches? Est-ce qu 'on peut direj' vois paspourquoi les caves qu 'ont d' la monnaie ils peuvent aller s ' la faire belle aux Bahamas à Acapulco et pas moi et moi si j' vais au charbon j' pourrais juste me payer des vacances à Drancy alors j' préfère faire le voyou même si j' passe une bonne partie de ma vie au trou vous comprenez chef vous avezjamais été aux Bahamas et quand vous aurez la retraite vous irez à la pêche et rideau? Est-ce qu 'on peut dire ce mec il afait la guerre l'Algérie il est plein de bananes soi-disant qu 'il avait des couilles comme des ananas dehors c 'était plein de roulade ça défouraillait à tout va seulement quand il s 'est fait serrer par les condés il s 'est mis à table il a jeté ses amis ces mecs-là ils veulent pas s ' les manger les années de ratière alors ce lascar il a des couilles au cul mais c 'est pas les siennes? 1 15

SOUVENIRS OBSCURS

Est-ce qu 'on peut dire au placard vaut mieux pas que tu bandes pour une frangine parce que là c 'est terminé la prison tu te la fais double et tufinis par barrer en couilles? Est-ce qu 'on peut dire la Veuve? Est-ce qu 'on peut dire il marchait toujours au pas de la Légion quand on le voyait on avait l'impression d'entendre lafanfare du ier Étranger, est-ce qu 'on peut dire il parlait toujours de Dieu, est-ce qu 'on peut dire ça y est ils les ont raccourcis ce matin l'autre aussi paraît qu 'ils sont morts comme des hommes, est-ce qu 'on peut dire l'air des matons, ras­ sasié et gêné, comme des honnêtes gens après l 'éjaculation dans la couche d'une putain, est-ce qu 'onpeut dire Chef c 'est vrai qu 'ils y ont passé ce matin oui tous les deux vous allez à la douche maintenant ou après la promenade, est-ce qu 'on peut dire tu demanderas à ton bavard qu 'il te raconte tout de A à Z c 'est vrai qu 'ils te laissent pasfinir la cigarette? Est-ce qu 'on peut dire elle savait que j'avais un flic sur la soie (que j'étais recherché pour le meurtre d'un flic) elle m 'a dit si je pouvais je te cacherais dans mon ventre on était en train de baiser si je prends la tête (si je suis condamné à mort) quand je serai devant leur enculée de machine je penserai à ce qu 'elle m 'a dit et je partirai sans tristesse l'avocat général aucune femme lui dirajamais ça, est-ce qu 'on peut dire Pierrot le proc a demandé la tête j'aifait mon paquetage ce soir je serai à la Santé je te laisse mes papiers personnels tu les enverras à l'avocat, est-ce qu 'on peut dire le maton il avait pas débouclé la grille je pouvais même pas faire la bise à X quand il a refermé la lourde le maton j'ai pleuré ça faisait une éternité que j'avais pas pleuré ça coulait tout dou­ cement, est-ce qu 'on peut dire Pierrot j'ai pris perpète je suis heureux quelle embellie (quelle chance) ? Est-ce qu 'on peut dire te casse pas la tête ça passera tout passe?

Je ne parlerai pas de ce que j 'ai vécu, éprouvé, connu, compris en prison. Je n 'aime pas la narration des souvenirs de prison. En outre, je considère qu'une telle narration conâtitue pour la machine répressive une source de documentation, de renseignement. Il me répugne d'accroître, en leur fournissant un tel matériel, la con­ naissance des juges, criminologues, sociologues, leur science des choses

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CURRICULUM VITAE carcérales, pénales, mt-ce involontairement, fussent-ils, ces savants, progressistes ou révolutionnaires, syndiqués. Je décrirai donc ces longues années en un bref parcours qui retiendra seulement les éléments qui importent à la compréhension de mon propos fondamental : je suis innocent. J'évoquerai également quelques aspects de ces cinq ans d'enfer­ mement, afin de mieux situer l'état où j'étais quand vint ma com­ parution devant les Assises de Paris, l'état où je suis encore, bien qu'il soit quelque peu différent. Mon emprisonnement, je voulus en faire une vie normale. Je m'attachai à organiser un discours et une pratique de défense qui me permettent de survivre, de ne pas désespérer. Je décrétai que je n'avais pas, jamais, eu le goût des voluptés ordinaires de la liberté, du bonheur, le goût de vivre : on ne m'avait donc pas arraché à des plaisirs qui, absents, rendent intolérable, douloureuse, l'incarcéra­ tion. J'étais un Juif polonais, mon échine était raide, j'étais originel­ lement préparé au malheur, apte à l'affronter, et Fresnes n'était pas Auschwitz. J'avais grandi dans l'évocation et le souvenir de bagnes autrement rigoureux. Au Venezuela, j'avais risqué des châtiments majeurs et implacables. Et, de tout temps, j'avais prévu qu'un jour je me trouverais dans une situation qui interpellerait décisivement mon courage moral. Je souffrais seulement d'être empêché de pouvoir repartir en Amérique latine, de pouvoir y aller chercher un nouveau combat. Mais je pensais- qu'un jour je sortirais et que j'aurais encore la force de lutter, de mourir. Ce désir de combattre, je le conservais au fond de moi comme un joyau, un diamant : il signifiait que j'aimais, dans la liberté, non pas les veules félicités où l'on se vautre, mais d'y risquer la mort dans une essentielle rébellion. Je m'habituai à l'idée que ma jeunesse agoniserait, trépasserait en prison. J'aurais 30 ans, bientôt, et je fêterais cet anniversaire dans une cellule. Il fallut, pour m'accoutumer lentement à cette perspective, que je me brise, que je mate, que j'étrangle en moi la hantise du vieil­ lissement. Cette hantise, l'univers carcéral l'augmente et l'aiguise, qui est réglé par une arithmétique vertigineuse où la numération des années devient une banale énumération qui forme le tissu de l'attente conti­ nuelle du prisonnier. Il n'est pas, en prison, d'instant qui ne renvoie à 1 17

SOUVENIRS OBSCURS l a vision du temps qui passe. Je dus me convaincre que ces années étaient aussi des années de vie, et non point une parenthèse de mort, un séjour dans la tombe. J'y parvins, plus ou moins. Je décidai que cet emprisonnement serait une ascèse où je me délivrerais des souillures purulentes qui m'étouffaient. J'aspirais à la pureté et je voulais me ciseler une autre nature, qui conserverait cependant l'essence enfouie de mes désirs. J'entrepris de transformer mon incarcération en expérience, riche, importante : il fallait que je puisse dire que j'étais heureux de cette épreuve, que j'accédais par ce moyen à une connaissance privilégiée. (Je pense effectivement que je n'échangerais pas ces années de prison contre un autre temps.) Je résolus d'étudier la philosophie et que cette étude soit sanc­ tionnée par des diplômes universitaires. Il me sembla en effet que la prison, l'isolement permanent où je me trouvais, cellulaire et quasi monacal, était le seul endroit où je pouvais le faire sans déchoir. La présence, autour de moi, de criminels, de meurtriers, de voleurs, de proxénètes, de trafiquants de drogue, avec qui je communiquais par divers moyens, facilitait ma lecture des écrits métaphysiques et l'in­ tensifiait. Je pense qu'il y eut un intime rapport entre l'excellence de mes études et mon contact permanent avec la population carcérale. Je jouissais d'une double appartenance et je m'en réjouissais. D'une part je philosophais, j'étais dans Kant, dans Hegel, dans Platon. D'autre part, dans un même temps, dans un même espace, j'étais parmi des voyous dont je savais les mœurs et parlais le langage. Je n'étais pas vraiment un philosophe, je n'étais pas vraiment un voyou. Cette absence de détermination me comblait. J'ai, en prison, surtout recherché, aimé, le commerce et la compagnie des hommes qu'on qualifie de malfaiteurs professionnels d'envergure. Je me liai aussi à de jeunes fauves de la malfaisance, qu'animent non pas l'appétit des luxes et richesses de la bourgeoisie, mais le pur plaisir sauvage de l'action criminelle, du vol à main armée. Je reçus, je reçois de bandits accomplis l'accolade rituelle qui marque l'estime, et je m'en trouve profondément honoré. Je dois dire que je découvris que les voyous authentiques étaient essentiellement des hommes qui avaient résolu dans le crime l'incom­ patibilité entre le travail asservi et la vie, entre la peine, le labeur, et le

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CURRICULUM VITAE plaisir. On comprendra aisément qu'en tant que philosophe révolté, j'aie été intéressé par cette intuition qui fonde les vraies carrières cri­ minelles. J'ai toujours été soumis au régime de la Super Haute Surveillance. Pendant deux ans, j'effectuai seul mon heure de promenade quo­ tidienne. Il y eut une mutinerie et nous filmes, les détenus placés en Super Haute Surveillance, autorisés à sortir deux par deux. Il y eut, en juillet 1974, une tentative de mutinerie, une grève des surveillants. Nous effectuâmes désormais notre promenade trois par trois, parfois quatre par quatre. J'avais décidé de cultiver mon corps autant que mon esprit : il fallait qu'il demeure apte au combat, apte à l'amour. Je consacrais chaque jour un certain temps aux exercices physiques. Ce fut un dur dressage (formule hégélienne, me semble-t-il). Je fis également des études d'espagnol ; j'aimais, j'aime cette langue, passionnément, et je ne voulus pas en perdre la connaissance. Je soli­ loquais longuement en espagnol, je m'imprégnais de la saveur du parler vénézuélien. Longtemps mon seul livre fut Sobre Heroes y

tumbas (Ernesto Sâbato). Le personnage de Fernando Vidal me fascinait. J'y voyais une image de ma propre existence, de mes rêves. En février 1 973, je séjournai, une semaine, au mitard. (On m'avait trouvé, lors d'une fouille, des piles de .poste à transistors miniaturisé, dissimulées dans un savon de Marseille.) Un nouveau sous-directeur, remarquable, me permit d'y emporter un texte de Hegel que j'étudiais alors. Ma lecture en fut exceptionnelle, profondément joyeuse. (Avec ce sous-directeur, F., j'eus le type de relations que j'affectionne à l'extrême. Nous communiquions de positions opposées et notre dialogue n'abolissait jamais le rigide fossé qui nous séparait. Pourtant, sous notre opposition objective, qu'aucune complaisance n'altéra jamais, une estime réciproque se développa, émouvante : la radicale adversité de nos situations et conditions différentes n'en diminua jamais la vivacité.) Neuf mois après mon incarcération, je reçus la visite de ma belle­ mère. Je n'avais pas, auparavant, obtenu de permis de communiquer. Je n'en avais pas non plus demandé. J'étais d'ailleurs condamné à une

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SOUVENIRS OBSCURS peine de neuf mois de prison, prononcée, pour insoumission, par le Tribunal permanent des Forces armées, et il n'entrait pas dans les attributions du magistrat qui instruisait alors mon affaire, M. Martin, de délivrer un te1 permis. Elle me demanda si je n'avais pas froid, si la nourriture n'était pas trop mauvaise. Je lui dis que ce n'était ·pas un camp de concentration nazi, ni même le camp français où, en tant qu'allemande, elle avait été enfermée en 1939. Elle sourit. Je lui dis que c'était comme une sorte d'internat un peu rigoureux, que j'avais parfois l'impression de retrouver, en prison, des relents de pension, de ces lycées où j'avais passé mon adolescence. Mon père vint au bout de deux ans. Il avait d'abord fallu qu'il soit convaincu de mon innocence dans les meurtres qu'on m'imputait, et, aussi, que je lui fournisse des preuves de changement. Il apprécia que je consacre mon temps de prison à l'étude, que je n'y sois pas oisif, que j'aie réussi des examens. De mon innocence, il fut immédiatement convaincu quand je lui en fis le serment sur la mémoire d'un de ses camarades assassiné, décapité, en 1 944, par la Justice vichyste. (Le magistrat qui présida à cette infamie fut abattu, à Lyon, par une équipe de FTP juifs déguisés en gestapistes. Je tiens cette opération pour l'une des plus sublimes de la Résistance. Elle inspire généralement une indignation horrifiée aux historiens de cette époque, tel Robert Aron qui la qualifie d'assas­ sinat, ou est passée sous silence. J'ai l'extrême honneur d'en avoir · recueilli le récit détaillé de la bouche d'un homme qui y participa activement.) Lors de sa première visite, mon père me dit alors ça va écoute mon petit gars c'est rien on en a vu d'autres. Il me demanda aussi, en pré­ cisant qu'il n'avait aucun doute à cet égard, si, face aux policiers, j e m'étais conduit avec dignité. Je lui dis que mes complices n'avaient pas été identifiés. Il fut ravi, heureux. (Il serait d'ailleurs ignoble que je tire la moindre fierté de mon silence : je n'ai pas été torturé.) J'avais déjà accompli deux ans de prison quand j'écrivis à ma mère. Je l'informai brièvement de ma situation. J'étais emprisonné pour trois vols à main armée - je les avais commis - et deux homicides volontaires, tentatives d'homicides, vol - j'en étais innocent. Rien qui filt anormal, lui précisai-je, dans le cours de nos existences tour-

120

CURRICULUM VITAE mentées. Je lui demandai de n'en concevoir aucune inquiétude. Pour l'assurer de mon innocence, je lui fis le même serment qu'à mon père. Elle avait été très liée au jeune partisan dont j'invoquais la mémoire, à son principal vengeur. Elle me crut aussitôt. Il y eut les amis. Solitaires au début, isolés. Ils ne furent pas nom­ breux en effet ceux qui, lors de mon arrestation, formèrent autour de moi un bloc soudé, compact et fraternel, viscéral. J'avais connu la plupart d'entre eux à l'époque où, dans l'UEC, je militais au sein de la tendance dite d'opposition de gauche non trotskyste. Ils furent là dès le premier jour, dès les premières heures. Ils m'assistèrent, ils m'assistent encore. Ce qui les unissait, plus qu'un lien politique, c'était le sentiment que quelque chose de grave allait se passer, qui les impliquait. Il y eut, après les délais qu'imposent les traditionnelles mesures de sécurité, mes camarades vénézuéliens. Je reçus un soir une lettre de W., de L. Leur message était simple : j'étais leur frère, ils étaient avec moi. C'était tout et c'était vraiment tout pour moi et je m'alimentais à leur solidarité, j'y puisais une force qui venait de la pureté et de l'acier. Quand j'étais arrivé dans ma cellule, de nombreux gauchistes étaient incarcérés, qui se trouvaient trois étages au-dessus de moi. Ils savaient qui j'étais, ils savaient que j'étais là. Aucun ne m'adressa la parole. (Mais trois anarchistes espagnols, dès qu'ils surent que j'étais au­ dessous d'eux, me parlèrent immédiatement.) Un soir, après l'extinction des feux, un membre du groupe VLR1, Yves H., m'appela comme avec méfiance, réservé. Nous engageâmes un long dialogue. J'en fus remué. Geismar, qui se trouvait en première division, me fit parvenir un message de solidarité. J'appris qu'une rumeur calomnieuse, propagée par un de mes anciens camarades, de mes plus anciens camarades, courait dans certain milieu gauchiste lié au mouvement de la Gauche prolétarienne : j'avais dénoncé une dizaine d'Antillais et, lors de mon arrestation, je m'étais laissé interpeller lâchement, bien que je fusse armé de deux pistolets, par un seul policier. J'étais un provocateur. 1. Vive la révolution ! 121

SOUVENIRS OBSCURS J'appris également qu'un ancien ami, qui occupait quelques respon­ sabilités au sein de la OP, accueillit mon arrestation avec gogue­ nardise : je l'avais cherché, j'allais prendre perpète, je ne l'aurais pas volé, j'étais un minable et j'étais coupable. (Après le procès, les deux personnes que je viens d'évoquer démentirent avoir tenu un tel lan­ gage.) Deux ans après mon arrestation, Krivine manifesta concrètement sa solidarité. Je dois dire que je n'avais jamais douté qu'il le ferait un jour. Il avait soumis sa décision (un témoignage en ma faveur) à l'approbation du Bureau politique de son organisation. Un des révolutionnaires guadeloupéens que j'avais connu à La Havane, et revu en France, me fit savoir qu'il ne cessait pas de me considérer comme un ami. Il y eut, dans l 'Humanité, un article diffamatoire, qui ne me surprit nullement, mais qui blessa profondément mon père, ses amis, ma mère, ceux des miens qui appartenaient au Parti ou en étaient sympathi­ sants. Son auteur reprenait des propos fallacieux qu'avait publiés sur moi une feuille fasciste. Il faisait sienne, également, la thèse de la police. J'engageai une procédure en diffamation et j'en sortis vainqueur. Il y eut la solidarité des vieux camarades de mon père, des camarades de ma mère. Elle me bouleversa : je sentais qu'elle m'anoblissait, qu'elle m'élevait hors de la bourbe, de la dégradation et me trans­ portait dans un au-delà de la justice légale qui était essentiel et où j'étais acquitté, absous. Il y eut le rabbin, l'aumônier israélite des Prisons de Fresnes, Léon Fima. Peu avant les cérémonies annuelles du Grand Pardon, en 1970, à l'automne, je lui écrivis pour lui indiquer que je tenais, absolument, à conserver en prison mon identité de Juif. J'ajoutais dans ma lettre que l'absurdité de l'expérience que je vivais, l'épreuve d'être faussement accusé de meurtres, impliquait une forme de malheur spécifiquement juive. Il vint me voir. C'était un rabbin oranais et je reçus de ses visites régulières, dévouées, une chaude fraternité qui me réconforta. Il me semblait surgir, ce Juif savoureux et savl!nt, des récits de ma mère qui me racontait les rabbins sublimes de son enfance. Un jour de désespoir, supplicié par la douleur de ne pouvoir manifester mon innocence, de ne pouvoir l'expulser du secret où elle 122

CURRICULUM VITAE gisait au fond de moi, je lui fis une lettre où, sur le martyre de notre peuple au temps de l'holocauste, je jurais que j'étais innocent. Ce serment, il fallait qu'il s'en souvienne quoi qu'il arrive, écrivais-je. Je lui demandai toutefois de ne jamais révéler la teneur de cette missive : je considérais qu'une telle révélation, dans une enceinte judiciaire, en profanerait la nature sacrée. Il n'eut plus aucun doute sur mon innocence et en devint un défenseur acharné, passionné. (Lors du procès, il me demanda en vain de faire état de cette lettre : je pensais qu'aucun goye ne pourrait en comprendre le sens.) Chaque année, deux fois l'an, je me rendais aux cérémonies judaï­ ques où je rencontrais les autres Juifs emprisonnés à Fresnes. Du plus anonyme cambrioleur au voyou renommé, tous me signifièrent leur fraternelle solidarité. La plupart d'entre eux étaient originaires d'Algérie et je pensais que j'étais infiniment plus proche des Juifs de ces contrées que des Juifs français de vieille souche alsacienne, bor­ delaise ou provençale. Je revêtais, pendant la célébration du culte, le talith et je ne pouvais le faire sans penser à mon aïeul assassiné. Je pensais aussi qu'il avait fallu que je sois captif, et victime d'une injuste accusation d'homicides, pour couvrir ma tête du châle rituel, ancestral. Je connus deux étés ensoleillés où ma cellule devint sépulcre : vivant, j'y étais enseveli. En 1971, peu après l'anniversaire de ma naissance, le 22 juin, j'eus en effet un nouvel accès, violent, d'obsession funèbre. Mon appareil intellectuel fut envahi, dominé par l'intuition de la fatalité de la mort. Le combat que je menai contre cette irrésis­ tible angoisse fut extrêmement dur. J'étais enfermé, mon existence cellulaire avivait cette souffrance que je ne pouvais dompter, où la métaphysique spirituelle devenait chair lancinante, s'incarnait dans une angoisse totale. Il n'y avait pas d'issue, aucune, sinon de savoir qu'un matin je me réveillerais apaisé de cette complète morsure. Il n'y avait pas d'issue parce que la mort arriverait comme arriverait l'heure suivante, le soir, le lendemain. Cette irrémédiable venue, rien ne pouvait en exorciser l'atrocité ni l'héroïsme ni la gloire. Des héros on dit souvent qu'ils sont immortels, qu'ils ne meurent pas, qu'ils vivent dans la mémoire des peuples. Des grands hommes on dit qu'ils survivent dans l'œuvre qu'ils ont laissée. Mais ils meurent pourtant, ils disparaissent, et je considérais ces discours avec mépris, comme des 123

SOUVENIRS OBSCURS voiles magnifiques qu'on jette sur la mort pour en masquer l'essence solitaire, pour en charmer la pure tragédie. Mourir c'était simplement ne pas être né et n'avoir plus à naître. C'était rien. J'avais été mort depuis le fond des temps, et à cette mort je retournerais. Je me pris cependant à rêver d'éternité, dans un fugace moment de faiblesse. Un soir de canicule, je me couchai contre les dalles froides de ma cellule et j'appelai Dieu, le Dieu d'Israël. Je n'en reçus aucun signe et j'en fus étrangement apaisé. J'avais soif d'éternité mais d'une éternité où ne disparaîtraient pas le corps et les joies qu'il donne à l'âme. Ces plaisirs pourtant, si l'éternité existait, ils n'existeraient pas : la présence de la mort, l'iné­ luctable fatalité de sa venue est au centre de tout plaisir, de toute félicité. Il n'y avait donc nul moyen de résoudre cette déchirure. Il fallait seulement attendre la mort, l'attendre sans jamais en détourner le regard. Ma pensée de la mort se vida bientôt des sensations qui la blessaient, mais elle ne m'abandonna pas. J'y fus au contraire constam­ ment. Elle avait simplement évacué la douleur que l'angoisse y avait introduite. L'été

1972 fut celui de ma plus grande proximité avec la déraison.

J'imaginai soudain que j'avais fait aux experts psychiatres des confi­ dences délatoires. Je succombai à un tourment tel que je voulus me tuer : son extrême intensité dépassait toutes les souffrances que j'avais connues auparavant. Nulle angoisse ne pouvait s'y comparer. J'avais décidé de me suicider au cas où mes craintes se vérifieraient. Lors d'une entrevue avec un des experts psychiatres, je compris qu'il s'agissait d'un délire et que j'avais côtoyé l'abîme de la folie. Je fis alors une découverte banale mais importante : je m'infligeais une peine, un châtiment implacable. Je m'étais jugé et j'exécutais sur moi un verdict d'une rigoureuse sévérité. Je sortis délivré de cette épreuve. Je compris que la sentence des juges, quelle qu'elle dût être, ne pourrait jamais m'atteindre. Un tribunal siégeait en moi, régi par une loi impi­ toyable, et je n'y étais frappé qu'en face de mes rêves, de mes idéaux. La justice ne pouvait me châtier parce que, dans mes crimes, je m'étais déjà puni. Ils n'étaient pas, ces crimes, l'infraction d'avoir frauduleu­ sement soustrait de l'argent à main armée. Je m'y étais plutôt puni de n'avoir pas été mon père, partisan, de n'avoir pas été Marcel Ray. man, de n'avoir pas lutté aux côtés de Che, de Marighella, de n'avoi

124

CURRICULUM VITAE pas recherché Borman, pour le tuer. Dans cette misère où je m'étais noyé brillait pourtant, seule, la flamme précieuse d'avoir, lors d'actions armées, pour mineures qu'elles aient été, connu des instants d'intime correspondance avec des Noirs que j 'avais initiés à la violence dans le vol. J'eus avec les psychiatres désignés pour m'expertiser d'excellentes relations qui me surprirent. Il n'entre pas dans mon propos de formuler ici un jugement sur leurs conclusions, mais certaines phrases qui y figurent sont parti­ culièrement subtiles, pertinentes. Je ne les mentionnerai pas, bien entendu. L'un de ces docteurs, une femme en l'occurrence, Mme Boi­ telle, me vit longuement, à plusieurs reprises. Nous parlions. Déléguée par la machine judiciaire, elle me fit pourtant du bien. Pour lui signifier la très grande estime où je la tenais, et l'émotion qu'elle comportait, je lui offris, peu avant le procès, quelques fleurs dessé­ chées qui avaient poussé dans l'espace de la prison. En 1971, je désignai Émile Pollak comme avocat. Je le vis, nous parlâmes brièvement, il me fascina. Je pensai que j'aurais au moins connu le plaisir d'entendre ce maître défendre ma cause, même si le plaidoyer qu'il prononcerait ne devait pas entraîner la conviction des juges. En 1972, Marianne Merleau-Ponty accepta de participer à ma défense. Sa présence mettait un terme à l'exclusion dont j 'étais frappé dans la mouvance gauchiste : elle avait été l'avocate, spécialement recherchée, de la plupart des extrémistes emprisonnés. Parmi mes autres défenseurs : Gilbert Klajnman (il cessa plus tard d'exercer la profession d'avocat) et Françoise Rozelaar-Vigier. En 1974, j'appris qu'un de mes anciens camarades de l'UEC, Étienne Grumbach, était devenu avocat. Je le désignai. Nous renouâ­ mes un dialogue interrompu depuis huit ans et que nous n'avions jamais vraiment entamé.

DEUXIÈME

PARTIE

L'affaire Richard-Lenoir

Dès que ce fut possible, je commandai une copie du dossier. Ma lecture en fut à la fois passionnée et révulsée : j 'y étais sali, avili, calomnié par des personnes qui, parfois, avaient été mes amis. Cepen­ dant je fus profondément intéressé par la nature fallacieuse de son contenu : sous les descriptions abondantes du tueur du boulevard Richard-Lenoir, il fallait que je cherche les signes de mon innocence, les traces de non-correspondance, de non-coïncidence entre ces descrip­ tions et moi. Je commençai à être excité par la démonstration de mon innocence. Je commençai à m'intéresser au propos des magistrats qui nomment l 'instruction une manifestation de la vérité. J'y vis un exercice philosophique dont l 'enjeu était vital, voire mortel, ce qui lui donnait du sérieux, de la gravité : arracher la gangue d'apparences trompeuses qui occultait mon innocence. Je pris goût à la gangue française dans la langue juridique et son obsession centrale : capter avec précision les objets, situations et faits qu'elle a pour mission de rendre clairs. Un moment survint où il me devint intolérable d'être pris pour un autre (je ne cessais pas cependant de jouir de cette absur­ dité qui assouvissait mon aspiration à la transcendance). Mais le secret de mon innocence, quand il advenait qu'il se transforme en angoisse, me tourmentait douloureusement. Je fus également stupéfait, et en quelque sorte ravi, de l'origine insensée de la conviction de X 2 : l'une des raisons principales de sa croyance en ma culpabilité cons­ tituait précisément la preuve de mon innocence. En effet, X 2 était persuadé que j'avais utilisé le Herstal, qu'il m'avait vu emporter vers Saint-Paul dans l'après-midi du 19 décembre 1969, pour effectuer le double assassinat qui l'avait tant séduit. Or le meurtrier avait utilisé deux armes : un P 38 et un MAC 50. D'autre part, le signalement 129

SOUVENIRS OBSCURS diffusé le 22 décembre 1 969 par la police, qui avait incité X 2 à m'accuser, mentionnait que l'assassin était vêtu de gris. Or, ce jour-là, j'étais bien vêtu de gris, mais je portais un manteau en laine peignée, ce que X 2 savait, ce qui, aussi, avait conforté sa conviction erronée : le dossier (me) révélait que le tueur, selon l'agent Quinet, était revêtu d'un imperméable. J'ai écrit au début de ce texte que l'instruction n'avait pas eu lieu. Je dois préciser que la responsabilité n'en incombe nullement aux trois magistrats qui instruisirent mon affaire. On m'avait instamment recommandé de garder un silence total. Tout se jouerait, se passerait, aurait lieu aux Assises. Je n'avais pas à fournir la preuve de mon innocence. Modeste, humble, naïf, peu instruit des choses judiciaires, j'acceptai ce conseil. Cette attitude, elle me choqua initialement, puis j'en endossai, j'en assumai la responsabilité. Quand le juge Diemer fut chargé de mon affaire, j'eus le désir de rompre le silence. (Cela correspondait d'ailleurs au souhait de Me Pollak, qui n'avait jamais approuvé que j'observe un tel silence.) Il m'était, ce juge, profondément sympathique. Et, surtout, je trouvais qu'il était à la

hauteur de l'espèce de dimension philosophique de l'instruction, de la recherche de vérité qu'elle impliquait. Vérité qui n'était pas de savoir si l'être était ce qu'il était ou n'était pas ce qu'il était, mais, plus simplement, ou plus dramatiquement, de savoir si j'étais coupable ou innocent. L'issue de cette quête était capitale : ma vie en dépendait. Diemer, il le dit plusieurs fois, était intrigué, captivé par l'énigme qui gisait au fond de ce dossier. Il voulait l'extirper de la nuit où elle était écrasée sous le discours copieux des témoignages. Il voulait savoir qui j'étais. Il ne croyait pas que j'étais ce que j'étais dans l'opinion, la vision, l'image qui émanaient des déclarations faites à la police par mes anciennes relations. Comme je l'ai déjà écrit, c'est alors que je m'incorporai vraiment à cette affaire, que je voulus déchirer les sombres tentures, teintures, qui dissimulaient mon innocence. Il m'arriva de vouloir m'entretenir avec Diemer sans qu'aucun avocat assiste à notre entrevue. La procédure l'interdisait. Je sentis aussi que j'étais, dans ce processus judiciaire, au centre d'une expérience importante. Que j'y gagnais vraiment mon statut de philosophe, qu'une licence venait pourtant de sanctionner. On m'autorisera aussi à dire que j'eus l'impression de vivre une situation 130

L 'AFFAIRE RICHARD-LENOIR kafkaienne : Juif et innocent, il m'arrivait de rêver que, libre, j'errais dans

la ville,

y

rencontrais

mes

amis,

sans

pourtant

cesser d'être, dans cette liberté rêvée, onirique, incarcéré. J'ajoute que j'entrepris la lecture du

Procès

: je ne pus la terminer, elle

m'était trop douloureuse, j'en ressentais une intolérable angoisse. Diemer partit : il avait été nomm6 conseiller à la Cour. Je lui écrivis pourtant, de temps en temps. Un autre juge, Floch, le remplaça. Je le vis une ou deux fois. Il me sembla excellent, extrêmement subtil, comme détaché des pompes sérieuses de l'apparat judiciaire, profondément cultivé, redoutable aussi, mais équitable. L'instruction se terminait et nous n'eilmes pas l'occasion de nouer des rapports plus définis. Il

importe

également

que j'évoque

la

greffière

qui

assista

MM. Diemer et Floch : j'aimais sa présence taciturne mais aimable, émaillée de pertinentes et souriantes observations. Mme Longpré me fut sympathique. Cette sympathie n'est pas vaine : elle inscrit dans l'implacable univers judiciaire, carcéral, de brefs instants de chaleur, fragiles, qui y tremblent tels de maigres flammes qui réconfortent dans la froidure pénale. J'avais lu le dossier plusieurs fois. Je m'efforçais d'y appliquer une

lecture profonde

qui en arrachât les indices de l'erreur tragique où se

déployaient les témoignages. Je fus surtout motivé par la critique des témoignages visuels. Non seulement parce qu'ils étaient la pièce centrale du dispositif de l'accusation, mais aussi parce qu'ils mettaient en jeu l'éssence du regard, de la perception : ces hommes, ces femmes avaient, prétendaient-ils, dévisagé l'assassin. Ils affirmaient que j'étais cet assassin. Moi, je je

savais

savais que j'étais innocent, je savais

leur erreur,

l'incapacité de leur regard, de leur mémoire. Mais il fallait

que j'en apporte la preuve. C'est précisément ce qui m'incita à batailler pour mon innocence : il était question de fournir une preuve, non pas de mon existence, mais d'une inexistence, celle de ma culpabilité. Je devais montrer, démontrer que je n'étais pas ce tueur. Je devais démonter l'accusation. Je ne me désintéressais nullement de la présence en cette affaire, en ce dossier, de la fonction bourgeoise de la Justice. Je pressentais que j'allais en être victime. Mais je voulais jouer le jeu : plutôt que de crier à mes juges que j'étais l'objet d'une accusation idéologique,

131

SOUVENIRS OBSCURS je voulais d'abord m'attaquer au matériel empirique de cette accusa­ tion, le réfuter en tant que tel. Ainsi je mettais mes juges au pied du mur, je leur laissais l'initiative de démasquer la nature politique et policière de la procédure. En outre, il me répugnait de plonger dans les hystériques simplicités du gauchisme judiciaire : l'accusation ne se réduisait pas à m'incriminer comme gauchiste. Son appareil investigateur comportait des éléments précis qui, hormis toute référence idéologique, indiquaient techniquement que je pouvais être coupable. La nature bourgeoise de la Justice, s'il est vrai qu'elle s'exerce décisivement, n'occupe pas la totalité du domaine judiciaire, bien qu'elle en commande le fonctionnement. J'ai résumé ainsi ma position avant et pendant le procès : je n'ai jamais dit que les policiers disaient que j'étais coupable parce que j'étais gauchiste ; je n'ai jamais dit que j'étais innocent parce que j'étais gauchiste. Pourtant, ce procès fut principalement politique, policier, idéologique : les témoignages n'y eurent aucune importance, on ne s'intéressa pas à leur évidente nullité. Je fus condamné comme gauchiste : je n'étais pas gauchiste. Je fus condamné parce qu'un ancien mercenaire des troupes coloniales, qui avait rôdé sur les barricades de Mai 68, m'avait décrit comme un féroce Katangais, un guérillero sanglant, un tueur : j'ai expliqué combien je fus radicalement étranger à Mai et que mon séjour dans la guérilla vénézuélienne, s'il ne fut pas complètement inactif, n'avait pas été néanmoins celui d'un véritable guerrier révolutionnaire. (Lesquels guerriers, il est presque inconve­ nant de le préciser, ne sont des tueurs que dans l'âme et la conscience des jurés, des policiers.) Mais je tenais à entrer dans l'espace judiciaire, dans la Loi, dans son langage, son mécanisme, son jeu. Il s'agissait, aussi, d'un souci épistémologique : nul ne peut s'élever à l'abstraction des concepts qui saisissent la totalité d'un objet sans en avoir auparavant inspecté la région empirique, vécue, pour, ensuite, s'en extraire, s'en abstraire. L'expérience vécue, interne, n'est pas une condition suffisante de la connaissance, il est même périlleux d'y rester englué. Elle en est cependant une condition nécessaire, sans quôi l'abstraction du savoir serait incapable d'opérer la synthèse qui marque l'accomplisse­ ment de sa connaissance enfin concrète, complète.

132

L'AFFAIRE RICHARD-LENOIR

En décembre 1 973, je reçus le réquisitoire de fin d'instruction, rédigé par le substitut Amarger. Pour cet homme, ma culpabilité ne faisait aucun doute. Je notai que cet excellent magistrat commençait ainsi mon curriculum vitae : « Né sous l'Occupation des amours passagères d'un couple d'israé­ lites résistants » (c'est moi qui souligne). Qu'il sache seulement, ce magistrat, que cette phrase crapuleuse lui valut la haine de mon père, la mienne. Qu'il sache qu'en 1943 les amours, non pas d'israélites résistants, mais de partisans juifs de la résistance antifasciste et patriotique, étaient particulièrement aptes à être provisoires. Qu'ils étaient aussi une façon d'assurer la survie, au milieu de l'extermination, dans la procréation, du peuple juif. Qu'il sache que ces amours n'étaient passagères que d'être marquées du risque constant de la mort, et qu'elles en avaient préci­ sément une signification sacrée de permanence, de pérennité, qui était d'assurer la pérennité et la permanence du peuple juif. Qu'il sache que mes parents ne s'aimèrent pas dans un hôtel de passe. Qu'il sache qu'il leur était impossible de légaliser leurs amours. Qu'il sache ou se souvienne que l'immense majorité des magistrats travaillaient alors dans la légalité antisémite. Qu'il sache que je le méprise, tout malfaiteur et criminel que j'aie été, que mon père, médaillé militaire, sous-lieutenant FFI, le méprise, que ma mère, communiste polonaise, Juive, résistante, le méprise. Qu'il sache qu'il nous est complètement indifférent de savoir s'il a fait de la résistance ou non. Qu'il sache que je l'outrage, que je l'offense, que je l'insulte à magistrat. J'entrepris avec une espèce d'ardeur euphorique la rédaction d'un mémoire. Ce réquisitoire m'avait en effet comblé de joie, excité : il était, à mes yeux, inepte, débile, nul, inconsistant.

II est donc temps de pénétrer dans la contrée légale, spécifiquement judiciaire de cette affaire. J'y suis contraint par cette dérisoire néces­ sité : la démonstration de mon innocence. Dérisoire parce qu'il eût été plus simple qu'enfin confronté à la Justice bourgeoise pour un crime capital, je sois coupable et puisse le clamer. Dérisoire parce qu'en un sens peu m'importe le jugement de la Justice. Il se 1 33

SOUVENIRS OBSCURS trouve que je suis innocent. Cette situation possède une dimension sublime, je l'ai écrit, par quoi elle ressortit à une certaine divinité. Elle est, aussi, quelque peu ridicule, tragi-comique : cette innocence proclamée, mais non clamée ni hurlée, elle est saisie comme le discours d'un fou qui, sans être cru, affirme avec désespoir qu'il n'est pas fou. Les pages qui suivent constituent une tentative pour analyser, réfuter les charges qui pèsent sur moi. Écrasantes, dit-on. Elles n•ont jamais écrasé que la vérité absolue de mon innocence. Elles ne m'ont jamais écrasé, elles ne m'écraseront jamais, dussé-je pourrir, mourir en prison. Il me plaît d'être seulement coupable d'être innocent. Je n'infligerai pas au lecteur le texte du mémoire important que j'avais rédigé. Son langage était celui du parler juridique, policier, judiciaire. Quelque peu abrupt. Aussi n'en reproduirai-je qu'un condensé épuré, indispensable à la démonstration de l'inanité des charges retenues contre moi. Je tiens cependant à souligner que je l'avais intitulé : Mémoire sur l'affaire Richard-Lenoir ou Souvenir de mon innocence. Je savais que j'allais être condamné. Nulle présomp­ tion vaniteuse n'entre dans cette affirmation. Je savais que j'allais être condamné parce que je savais que la patiente analyse, fftt-elle scientifique, des témoignages adverses, se heurterait au mécanisme, à la mécanique implacable du rouage essentiel de la machine qui juge : le

système de la conviction intime, qui est seulement l'apologie et la

logique idéologiques des préjugés moraux, culturels, politiques, sociaux, qui hantent et déterminent l'âme et la conscience des jurés, des juges, source décisive des sentences criminelles. Mais cette source est, généralement, un reflet inerte où pèsent les déterminations qui viennent de l'idéologie dominante : une eau marécageuse qui aveugle les magistrats, professionnels ou provisoires, qui y sont embourbés alors même qu'ils s 'imaginent dans la splendeur limpide du recueille­ ment de leur conscience, pourvue du suprême devoir de juger et savoir, pouvoir. Il peut arriver, et je souhaite que cela m'arrive (c'est par cette justice bourgeoise que je veux être acquitté) que les juges parviennent à émerger de cette tourbe obscure et s•arrachent aux idées qui, inconsciemment, les animent : il s'agit alors de l'exer­ cice de leur autonomie relative au sein de l'institution judiciaire. Il n'en demeure pas moins que mon affaire sollicitait spécialement les préjugés et l'aveuglement de mes juges. Nous le verrons quand il

134

L'AFFAIRE RICHARD-LENOill

s'agira d'étudier la nature et le fonctionnement du procès. Mon argumentation, les preuves ou indices de mon innocence qu'à présent je dois tenter de fournir, sera dépouillée de lyrisme, de parures stylistiques, esthétiques. Nulle émotion n'y fleurira. Je n'y saignerai pas des entrailles. Il s'agit seulement, dans une langue aride, sèche, lourde parfois, d'analyser les propos qui m'ont fait condamner à la réclusion à vie. Cette analyse pourra sembler fastidieuse. Il faut pourtant que j'y procède : lors de mon procès, les témoignages à charge ne furent pas examinés, scrutés, détaillés. Ils se réduisirent à leur simple et ultime conclusion accusatrice : cet homme (moi) est bien le tueur du boulevard Richard-Lenoir. L'innocence peut faire lobjet d'un discours tragique, poétique, métaphysique. Cela appartient à la relation intime où elle est vécue. Sa démonstration est un combat : elle côtoie en permanence l'univers policier, sordide, banal, où les mots n'ont d'autre objet que la description ou la synthèse cri­ tique, commune, des éléments d'une énigme criminelle. L'art en est nécessairement absent. Qu'on me pardonne la trivialité du commentaire que je vais entreprendre : à la divinité de l'innocence cachée, je préfère, maintenant, la liberté recouvrée de l'innocence reconnue.

L'agent Quinet était le témoin primordial. Je m'attachai d'abord à montrer qu'il n'avait pu dévisager l'agresseur autant qu'il l'affirmait. En effet, les témoins de son intervention, unanimes, précisaient qu'il était entré dans l'officine au moment où le meurtrier en sortait. (Quinet avait été informé par un témoin, qui y avait assisté de l'ex­ térieur, qu'une agression se déroulait dans la pharmacie proche du café où il se trouvait alors en compagnie de sa cousine. Il s'était aussitôt élancé pour tenter d'appréhender l'agresseur. Les témoins de son intervention étaient des consommateurs qui, à prudente dis­ tance, avaient contemplé la scène qui l'avait opposé au tueur. Sa cousine figurait parmi ces témoins.) Leur première empoignade, brève, avait eu lieu devant la pharmacie. L'agresseur s'était dégagé, avait pris la fuite. Quinet l'avait poursuivi, rejoint sur le terre-plein du bou­ levard Richard-Lenoir. Ils y avaient lutté et l'agresseur lui avait alors tiré une balle dans le ventre. 135

SOUVENIRS OBSCURS Quinet lui-même, interrogé à son chevet d'hôpital, deux jours après les faits, avait confirmé cette version. Par la suite, il transforma considérablement la description de son action : il avait pénétré dans la pharmacie. Il avait constaté qu'elle était normalement éclairée (il avait constaté: son esprit policier, dans ce péril mortel, n'avait pas cessé de fonctionner sur le mode du constat et de la constatation). Il avait vu un homme, derrière le comptoir, tirer en direction du sol. Il s'était avancé jusqu'au comptoir. Cet homme s'était alors adressé à lui, avait braqué un pistolet dans sa direction, proféré une menace de mort conditionnelle (ne bouge pas ou je te tue) puis avait contourné le comptoir, échappé à une première étreinte de Quinet, pris la fuite. Cette nouvelle version, qui accentuait l'héroisme de Quinet et, surtout, l'autorisait à dire qu'il avait pu, dans l'officine, dévisager son adversaire en pleine lumière, elle était non seulement contradictoire avec les premiers témoignages, mais, surtout, invraisemblable. Il était en effet incompréhensible que l'agresseur, qui venait d'abattre trois personnes, n'ait pas mis à profit l'espace et le temps qui, dalis1'officine, le séparait de Quinet, pour ouvrir le feu sur lui. A cette objection, Quinet, témoin fort préoccupé d'argumenter l'accusation, répondit ainsi : l'assassin n'avait pas tiré parce que son arme devait être vide. Il ajouta qu'au cas où cette arme aurait été approvisionnée, l'agresseur l'aurait certainement abattu, car, disait-il, il constituait pour le cou­ pable un témoin à charge et cet homme n'avait pas hésité à tirer quelques instants auparavant sur trois personnes. Certes, l'expertise balistique l'avait démontré : le double meurtrier avait vidé son chargeur dans la pharmacie. Mais il possédait une deuxième arme et il l'utilisa sans la moindre hésitation contre Quinet sur le terre-plein, alors qu'il n'avait ni le temps ni la distance qui, dans la pharmacie, lui auraient facilité ce geste homicide, à supposer que la description de Quinet fftt vraie. Pour quelle étrange raison n'avait-il donc pas tiré sur Quinet dans l'officine, alors que l'agent s'avançait sur lui ? L'agresseur n'ignorait certainement pas que le magasin de son arme était vide. S'il est exact qu'il utilisait alors un P 38 (expertise balistique), il avait été automatiquement averti de l'épuisement de son chargeur : lorsque le tireur a percuté sa dernière cartouche, la culasse de cette arme reste bloquée dans son recul, ouverte. L'assassin, 1 36

L 'AFFAIRE RICHARD-LENOIR ainsi prévenu, pouvait donc, facilement et rapidement, extraire son deuxième pistolet, l'armer et faire feu sur Quinet, qui ne pouvait l'en empêcher étant donné la distance qui, selon les dires de l'agent, les séparait. Ce point est important. Non seulement il indique que l'agent Quinet a pu affabuler, mais, surtout, il implique que cet essentiel témoin n'a peut-être pas vraiment aperçu les traits de son adversaire : s'il n'a pas pénétré dans l'officine, il n'a pu dévisager clairement le meurtrier. Cet adversaire, il avait lutté avec lui en un corps à corps mortel et un tel combat n'entraîne nullement la nécessité d'un face à face, d'un dévisagement. D'autant que l'agent Quinet avait poursuivi l'agresseur, l'avait ceinturé, par derrière logiquement : il n'est donc pas obligatoire qu'il ait pu en détailler les traits lorsque le meurtrier s'était retourné et lui avait logé une balle dans le ventre. On ne se bat pas comme on fait l'amour et cette étreinte n'était guère érotique. En outre, violente, brève, implacable, elle s'était déroulée dans la nuit, sur un boulevard faiblement éclairé par de pâles réverbères. Quinet, enivré par les douces senteurs de la gloire, décoré et sacré héros par ses chefs, n'avait-il pas orné son rôle de rajouts qui en exaltaient et rehaussaient l'héroïsme, la vaillance ? Le deuxième point qui retint mon attention était la confidence qu'avait faite Quinet à sa cousine (et à d'autres personnes qui l'ac­ compagnaient) après qu'il eut été blessé : je suis foutu, c'est un mulâtre qui a fait le coup. Je notai que ce propos avait l'indéniable accent de vérité de l'ultime déclaration d'un moribond qui pense exhaler son dernier soufile et laisse à ses proches le soin de le venger en leur fournissant la description de son meurtrier. La cousine de Quinet avait rapporté ces dernières paroles d'ago­ nisant à la police. Elle avait maintenu, un mois après les faits - après que l'agent héroïque eut transformé le signalement de son agresseur que son cousin avait initialement mis en cause un mulâtre. Un autre témoin avait confirmé la déposition de la cousine de Quinet. J'émis une double hypothèse : Il était infiniment probable que l'agent Quinet avait fait cette déclaration. Il était possible qu'il eftt ainsi désigné un homme qui, sans

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SOUVENIRS OBSCURS être un mulâtre, présentait cependant des caractéristiques faciales telles (chevelure frisée, teint foncé, lèvres épaisses) que l'agent Quinet, blessé, dans le trouble, le choc. et la confusion des sens et du langage qu'entraîne aussi une blessure par balle, n'avait pas trouvé d'autre terme pour décrire son agresseur. Il s'agissait sans doute d'un phé­ nomène de non-correspondance entre l'objet perçu et le terme employé pour le nommer, dü au bouleversement traumatique qui déréglait alors l'entendement, la perception, la parole de Quinet. Mais cette confusion, à moins qu'on suppose à Quinet des fantasmes d'intel­ lectuel de gauche ou de sudiste alabamien, avait certainement retenu des éléments signalétiques qui en expliquaient l'expression : ces éléments plus ou moins « négroldes », ils ne correspondent pas à mon faciès (je n'ai pas les cheveux frisés, ni le teint foncé; mes lèvres, sans être minces, ne sont pas épaisses). Le terme de mulâtre est trop précis, trop particulier, pour que plusieurs témoins aient pu inventer que l'agent Quinet l'avait utilisé. A moins, écrivais-je, qu'il eüt parlé d'un métèque. Il me semblait que c'était le seul terme que les témoins avaient pu traduire par l'expression « mulâtre ». J'aboutis à cette conclusion après une brève incursion linguistique. On verra que sa subtile com­ plexité était parfaitement accordée à la sordide réalité de cette affaire : l'avocat Boiteau, qui représentait Quinet lors du procès, émit tran­ quillement la même hypothèse. Quant à moi, je soulignai que si Quinet avait nommément mis en cause un métèque, cela jetait une lumière suspecte sui; son objectivité ultérieure à mon égard, encore que cette expression eüt l'indéniable avantage d'être parfaitement conforme au langage raciste des policiers ordinaires, fussent-ils syndiqués et républicains. J'indiquai aussi qu'un témoin avait formellement vu l'agresseur tenir son arme dans la main gauche. Ce témoin avait perçu la scène de l'agression sans être directement menacé : l'assassin ne l'avait pas vu. Donc sa perception était moins troublée par la frayeur ou l'émotion et il était vraisemblable que sa remarque avait capté un détail exact : on ne remarque pas spécialement un droitier, mais un gaucher attire l'attention. Je ne suis pas gaucher. Quinet, avant mon arrestation, n'avait jamais indiqué dans quelle main l'assassin tenait son arme. Après mon incarcération il précisa, il se souvint que le coupable tenait son pistolet dans la main droite.

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L'AFFAIRE RICHARD-LENOIR De même, il précisa qu'il n'avait jamais mis en cause un mulâtre. Jamais. Il n'avait certes pas répété les propos qu'il avait, selon sa cousine, tenus après avoir été blessé et alors qu'il pensait agoniser. Mais il n'avait du moins pas dit, à aucun moment, qu'il ne les avait jamais formulés. En outre, Quinet avait mentionné dans ses premières dépositions qu'il lui avait semblé qu'un deuxième homme, probablement ou sup­ posément complice de l'agresseur, faisait le guet à proximité de la pharmacie. Il n'avait jamais indiqué qu'il pftt s'agir d'un homme de couleur. Interrogé à ce sujet après mon incarcération, il ne se pro­ nonça pas : il ne savait pas, cet homme était peut-être un mulâtre ou un Noir, cela n'était pas exclu. On distingue pourtant un Noir d'un Blanc, encore que dans le cas de l'agent Quinet cela soit improbable. J'y vis un acharnement suspect de Quinet; il subodorait qu'il faudrait qu'il s'explique davantage, devant les Assises, sur les premiers propos qu'on lui avait prêtés (c'est un mulâtre). Sa cousine n'avait pas été réinterrogée. En laissant entendre qu'il y avaitpeut-être, ce soir-là, près de la pharmacie, un malfaiteur de couleur, Quinet remplissait un double objectif : il donnait en quelque sorte une espèce d'explication à ses paroles de blessé, qui avait incriminé un mulâtre ; il rendait plausible ma culpabilité (j'étais constamment accompagné d'Antillais, le policier Quinet ne pouvait l'ignorer). Cette histoire de mulâtre a pesé, consciemment ou non, dans l'esprit et la conviction des enquêteurs, policiers et magistrats : d'une manière ou d'une.autre il y a du mulâtre dans cette affaire et Goldman est un homme entouré de nègres, de Guadeloupéens. Un de mes juges d'ins­ truction, qui n'exclut pas ma culpabilité, ni mon innocence, émit l'hypothèse que le soir du 19 décembre 1969 j'avais pu perpétrer cette sanglante agression en compagnie d'un Guadeloupéen. Cette sup­ position erronée fut étayée par une lettre anonyme qui accusait for­ mellement un de mes amis guadeloupéens. D'autre part, Lautric, à l'issue d'un de ses interrogatoires, entendit un policier lui dire : c'est Goldman qui a fait le coup de Richard­ Lenoir; il était accompagné d'un Noir. On se souvient également que lors de ma garde à vue un policier me lança : c'est toi le tueur, t'as pourtant pas une gueule de mulâtre. On pourrait aussi penser à un lien irrationnel qui, inconsciemment, 139

SOUVENms OBSCURS aurait établi, étayé la conviction des policiers et enquêteurs : Richard­ Le NOIR, c'est un MULATRE qui a fait le coup, Goldman est toujours avec des NOIRS. Victime des fantasmes morbides de cer­ taines de mes rotations, de l'image de mort que je présentais, je serais aussi, ainsi, victime d'un processus inconscient (structuré comme un langage1, comme chacun le sait). Tragiquement châtié d'avoir envisagé l'agression d'une divinité de la psychanalyse. Mais la procédure judi­ ciaire, si elle accepte (et recourt à) la psychiatrie scientiste, positiviste, n'est pas disposée à assimiler les subtilités de l'univers lacanien. Quinet avait donné un signalement assez abstrait de son agresseur : type méditerranéen, 1 m 70, 1 m 75, paraissant âgé de 35 ans environ, corpulence moyenne, cheveux noirs, teint basané, visage allongé, teint mat, vêtu d'une veste ou d'un imperméable gris. Ce signalement comporte une seule précision : visage allongé. Le reste est un cadre signalétique général, non personnalisé, vide de tout détail concret et qui peut décrire la physionomie de centaines de personnes. Il se trouve que le seul dé.tait qu'il comporte est opposé à mes caractéristiques faciales : je n'ai pas le visage allongé. Je n'ai pas non plus le teint basané, mat simplement. Lorsqu'il prétendra me reconnaître, Quinet se livrera à une longue comparaison : « Je suis certain de ne pas me tromper ; c'est exac­ tement le même visage, les mêmes yeux sournois, le même nez allongé et très apparent dans le visage, le même teint, la même couleur de cheveux, la même taille, la même corpulence. En un mot, il s'agit du seul et même homme. » Cette ultime précision venait à point : on aurait pu penser que l'agent Quinet, au terme de cet étrange et répété emploi du même qui aurait suscité le plaisir de Parménide en personne, n'établissait pas une identification (c'est lui), mais une ressemblance (le même ceci, le même cela). Pour absolument certaine qu'elle se présente, cette reconnaissance n'en est pas moins complètement insensée : Quinet, pour justifier sa certitude, énumère des détails qu'il découvre sur mon visage mais qui ne figuraient nullement dans ses déclarations antérieures. Il avait parlé du visage allongé de l'assassin, il n'en parle plus : c'est maintenant son nez qui était (comme le mien) allongé et très apparent dans le visage, mais qui, en l'occurrence, ne 1. Lacan : « L'inconscient est structur6 comme un langage. » Phrase historique s'il en est.

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lui était pas apparu puisque à aucun moment il n'en avait fait état. Les yeux du coupable, il ne les avait pas évoqués : qu'importe, ils étaient sournois, comme les miens1• L'âge apparent ou réel de l'agres­ seur : il n'y fait plus allusion. Il est vrai qu'en décembre 1969 j'avais 25 ans et demi, qu'en avril 1970 j'allais avoir 26 ans : il était difficile d'affirmer que je paraissais âgé de 30 à 35 ans (précédentes dépositions de Quinet). Cette incohérence possède pourtant une profonde cohérence : Quinet, lorsqu'il est mis en ma présence, me voit pour la première fois. Il décrit l'assassin en détaillant ce qu'il dévisage alors sur ma figure, qu'il ne connaît pas mais prétend (ou doit) reconnaître. Les carac­ téristiques physionomiques qu'il indique à cet instant, pour être évidemment miennes, ont cette importante particularité de n'être pas celles qu'il avait vaguement esquissées dans l'imprécise image qu'il avait fournie de son agresseur. En bref : mon visage n'est pas celui qu'il avait aperçu, sinon perçu, mais il est pourtant le visage de l'assassin. Pourquoi ? Parce que, dira Langlois au cours de son réquisitoire (mais il évoquait un autre témoignage), l'imprécision, l'inexactitude, est un signe d'authenticité, de vie. Disons plus simplement que cela signifie que l'erreur est donc en matière judiciaire l'essentiel critère de vérité. Disons, plus gravement, que la parole d'un policier est sacrée, d'autant plus sacrée quand ce policier est un héros. Qu'on me pardonne : l'héroïsme n'est pas seu­ lement le sens civique ; il est aussi un acte de courage physique. En ce sens, il appartient aux saints comme aux démons. Il y eut des SS héroîques, des gangsters aussi. Il y eut des policiers qui se soulevèrent héroïquement en août 1944 contre l'occupant nazi. Un grand nombre d'entre eux avaient servi­ lement convoyé vers l'antichambre des camps de la mort des milliers de Juifs qui devaient périr massacrés par les nazis. L'héroïsme n'est en aucun cas un critère de justice, de justesse. Encore moins un critère épistémologique. Il est vrai que la Justice, bien qu'elle se prenne pour une science, se soucie peu d'épistémologie, des conditions de sa scientificité. Elle juge. 1 . Lo fait que l'agent Quinet qualifie mes yeux de sournois peut signifier, signifie très probablement qu il savait que je niais etre l'auteur du double meurtre. Qu il '

savait quej'étais le suspect arrêtépar lapolice. 141

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Trocard était, en réalité, le témoin fondamental. Le seul dont il était indéniable qu'il avait pu dévisager le coupable : Trocard est ce client qui fit irruption dans l'officine alors que l'agression y était en cours, qui fut blessé par le meurtrier d'une balle dans la mâchoire. D'autre part, c'est Trocard qui avait décrit l'agresseur comme un homme de type méditerranéen, exclu ainsi l'hypothèse du mulâtre. Ce dossier comporte une série de témoignages extrêmement fantai­ sistes et inconsistants. Trocard, pivot de l'assise signalétique de l'inves­ tigation policière, fut remarquable dans l'ineptie et les variations contradictoires de ses dépositions et descriptions diverses. En outre, son inaptitude en matière de physionomie côtoie une sorte de sommité dans l'énormité. Le 20 décembre 1 969, il déclare que l'agresseur était un peu plus grand que lui, qu'il avait une figure allongée, mince, le teint très basané, un type méditerranéen, non nord-africain mais plutôt espagnol ou portugais. Trocard avait remarqué son nez mince et qu'il portait une casquette (il est le seul à avoir remarqué ce détail), un imperméable gris foncé. Le 20 janvier 1970, on lui présente la photo d'un suspect algérien particulièrement typé. L'attention de Trocard est attirée par cet homme : il a, dit-il, la même forme de visage1, un nez très ressemblant. J'ai vu la photo du suspect, elle figure au dossier : son visage n'est pas allongé, il n'est pas mince. Mince, son nez ne l'est pas non plus. Tl."ocard conforte son impression de grande ressemblance en préci­ sant que le suspect (algérien) qu'on lui présente n'a pas, lui semble-t-il, le type nord-africain. Il se souvient aussi que la taille de l'agresseur était légèrement inférieure à la sienne : auparavant, il déclarait que le coupable était un peu plus grand que lui. Huit jours plus tard, on le confronte avec ce suspect. Il remarque alors (sans doute à l'accent) qu'il s'agit d'un Nord-Africain (à mon avis, dit-il) et qu'il ne peut donc s'agir de l'agresseur qui lui avait « paru être un Méditerranéen moins typé ». 1. Que le coupable. 142

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Le 10 avril 1 970, Trocard me « reconnaît ». Il précise que mon regard et la forme de mon nez attirent tout particulièrement son attention et éveillent en lui des souvenirs qui le confirment dans sa certitude de ne pas se tromper. Il ajoute qu'il a « reconnu instanta­ nément » mon visage et surtout mon regard et mon nez. Il n'a aucun doute. Il veut entendre ma voix : le timbre de celle du tueur, il ne l'a jamais oublié. On me fait parler. Il « reconnaît » ma voix. Résumons ces quelques insanités. Trocard n'avaitjamais mentionné que le regard du meurtrier avait attiré son attention : il me « recon­ naît » à mon regard. Il avait précisé que le nez du coupable était mince : il me « reconnaît » à mon nez, nez sémite s'il en est, juif, dépourvu de minceur. Cela ne dérange nullement Trocard, cela ne dérangera pas mes juges. Si Trocard, lorsqu'il me « reconnaît », se déclare frappé par (mon regard et) mon nez, c'est tout simplement qu'en général, du moins le supposé-je, mon nez est ce qui attire d'abord l'attention des gens qui le voient pour la première fois, ce qui était le cas de Trocard le 10 avril 1970, pour l'excellente raison que je suis innocent. Ce que confirme le fait que, du visage de l'agres­ seur, il avait retenu son nez mince, soit un nez totalement différent du mien. Je zézaie. Selon Trocard, l'assassin a prononcé, lors de leur face à face, quelques paroles qui pouvaient révéler ce défaut de pronon­ ciation (toi aussi va par là, etc.). Il n'a pas oublié la voix de l'agresseur. Il n'en avait toutefois jamais parlé, ni du fait qu'il zézayait. Aucune importance : Trocard « reconnaît » ma voix. Trocard, lorsqu'il est appelé à m' « identifier », a lu des journaux qui relatent mon arrestation et, amplement, la conviction des policiers, certains, écrivent les journalistes, de tenir le coupable. Il a lu Paris­ Jour et / 'Aurore qui font état de cette conviction policière et, étrange­ ment, parlent de plusieurs témoins qui m'auraient déjà « identifié » (en fait, deux : Quinet et le sinistre Pluvinage, médecin-expert). Quand il pénètre dans les locaux de la Brigade criminelle, il sait par conséquent qu'un agent héroïque et un médecin-expert ont « reconnu » le « coupable ». Que les policiers sont persuadés du bien-fondé de ces « reconnaissances ». Pour lui, cette « reconnaissance » sera proba­ blement une simple devinette : le coupable, déjà identifié par deux témoins, figure dans le groupe qu'on lui présente. Je suis, au sein de 143

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ce groupe, le seul Méditerranéen au teint mat. Je ne suis pas rasé. Trocard me désigne. Il a accompli son devoir d'honnête citoyen. Les policiers, soucieux à l'extrême d'impartialité, lui demandent s'il a lu les journaux, vu ma photo. Oui, répond Trocard. Mais il affirme qu'il n'a nullement été influencé par les photos parues dans la presse. Des articles il ne parle pas. Les photos étaient peu nettes, dit-il. Il omet de signaler que celle de /'Aurore me présente vêtu d'un manteau à la coupe caractéristique, que je portais encore lorsque je lui fus présenté. Quelque peu intellectuel et philosophe, je me permets d'émettre un doute radical sur la capacité d'un témoin à déterminer lui-même s'il a été ou non influencé par des articles, une photo : le propre d'une telle influence est en effet de s'exercer inconsciemment. La Justice se veut, se prétend scientifique. Qu'elle soit fondée sur le règne tout-puissant de la toute-puissance de la conscience et de la perception des témoins, ne la dispense nullement d'omettre ce fait décisif : les acquis les plus importants du savoir contemporain ont démontré la pesanteur des processus inconscients. Mais la Justice patauge dans un ersatz de cartésianisme (pouvoir de la conscience, valeur de ses énoncés) et de positivisme (la perception est une sorte d'appareil enregistreur, qui grave des impressions). Elle y patauge, dis-je : je doute en effet qu'elle ait saisi quoi que ce soit aux pro­ fondeurs de ces doctrines. Elle en est seulement accoutrée comme d'une robe qui habille sa non-scientificité. Elle y est articulée comme à l'air du temps. Trocard devait périr noyé, non pas dans le flot de sa criminelle aberration, mais, simplement, dans le cours d'une rivière où il s'était imprudemment aventuré. Peu avant sa mort, il eut le temps d'accen­ tuer la nature insensée de ses dépositions. Le 1 3 mai 1970, il déclara, pour la première fois, que l'assassin tenait son pistolet dans la main droite. L'assassin que certains témoins de l'agression avaient, dès les premiers moments de l'enquête, décrit comme gaucher (un témoin avait vu l'agresseur tenir son arme dans la main gauche ; d'autres l'avaient vu utiliser cette main pour porter sa sacoche). Cette affaire est décidément pleinement absurde : non seulement on m'y fit passer pour gauchiste, mais on voulut à tout prix que l'assassin n'ait pas été gaucher. 144

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Il ajoute, il confirme, il répète qu'il m'a « reconnu » à mon nez mon nez sémite - et, imperturbable, rappelle qu'il avait remarqué que l'agresseur avait un nez mince. Il fait enfin, sur interrogation du juge Martin, cette déclaration scandaleuse (pour moi, qui sais que je suis innocent) : « J'ai 60 ans, si j'avais la moindre hésitation au sujet de l'identification de mon agresseur, je le dirais. » Pure affirmation morale, subjective, sans aucune valeur probante, mais qui pèsera lourdement dans la machine qui fabrique la conviction intime des juges. J'aurais d'ailleurs pu rétorquer à ces propos solennels, par exemple : j'ai 26 ans, je n'aime pas la vie, j'ai même perdu le goftt de la liberté, si j'étais coupable je le dirais. Notons qu'il convient d'émettre un doute sérieux sur l'argument qui consiste à établir un lien entre l'âge de 60 ans et la loyauté d'une terrible accusation. Il est des sexagénaires qui n'hésiteraient pas à envoyer à l'échafaud un jeune suspect de 26 ans, quand bien même ne seraient­ ils pas absolument certains de sa culpabilité, ou à réchauffer leur amère vieillesse à la pensée que la jeunesse de l'accusé pourrira dans quelque bagne perpétuel, si le jeune en question a l'incontestable désavantage d'être métèque, « gauchiste » et gangster avoué : j'avais reconnu trois vols à main armée, ce que Trocard, à cette date, ne pouvait ignorer. Cette éventuelle attitude n'est d'ailleurs pas le privi­ lège de l'âge : nous verrons, en examinant les témoignages de Mlles Lecoq et Ioualitène, qu'on peut aussi vouloir réchauffer une amère jeunesse. Je ne dis pas que tel était le cas de Trocard, mais comment savoir? Comment savoir, puisque dans les procédures criminelles, seul l'accusé est passé au crible des expertises psychologiques et psychiatriques, au crible grossier de l'enquête de personnalité policière? Qui sait ce qu'aurait révélé une telle recherche du passé, des opinions, de la personnalité d'un Trocard, par exemple ? Ce qu'elle aurait révélé de son objectivité possible ou impossible à mon égard ? J'ignore qui était Trocard, mais lui n'ignorait pas qui j'étais, ou du moins le portrait qu'on avait tracé de moi, que les policiers avaient trac'é de moi, que la presse avait répercuté. Trocard, né en 1 910, a eu l'âge d'homme à une époque où être antisémite était un acte lourd de conséquences - et très courant. 145

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Peut-être ne l'a-t-il pas été plus que la moyenne des gens. Peut-être a-t-il fait de la résistance (ce qui n'exclurait d'ailleurs pas absolument, hélas, les premières hypothèses). Peut-être a-t-il sauvé des Juifs pendant la guerre, peut-être a-t-il-certains-de-mes-bons-amis-sont­ israélites. Il n'en demeure pas moins que toutes ces questions sont importantes et qu'elles ne reçoivent pas de réponse, parce que seul l'inculpé est l'objet d'enquêtes serrées, « très poussées et détaillées » (formule policière placée en tête du curriculum vitae). C'est grave parce que cela implique au fond que seul l'inculpé est susceptible de ne pas dire la vérité. Inculpé dont on prétend connaître enfance, passé, milieu familial, convictions politiques, écrivain préféré, relations amoureuses, etc. (A une de mes relations féminines, un officier de police demanda si ma façon de faire l'amour ne comportait pas d'anomalies ou autres perversités.) D'autres points confirment l'irrecevabilité ou, disons, le caractère douteux du témoignage de Trocard. Le teint basané : Trocard a parlé, dans sa première déposition, au lendemain des faits, du teint très basané de l'agresseur. Mis en présence du suspect algérien, qui est susceptible d'avoir un teint basané, il ne se réfère plus à la couleur de la peau du coupable. Trocard a vu l'agresseur sous l'éclairage assez fort d'une pharmacie : cet éclairage a pour effet de pâlir le teint ; s'il a remarqué que son agresseur avait le teint très basané, c'est qu'il devait, cet agresseur, être extrêmement basané (une espèce de mulâtre...). Trocard, qui était incapable d'identifier un Nord-Africain (dont il avait ensuite reconnu qu'il était typé) pouvait-il distinguer un mulâtre d'un Méditerranéen basané ? Porteur d'une casquette de surcroît (selon le seul Trocard), donc dissimulant éventuellement une chevelure crépue ou frisée. Quand Trocard me « reconnaît », il ne parle pas du teint basané de l'agresseur pour justifier sa reconnaissance. Mais, le 1 3 mai 1970, devant le juge Martin, il s'en ressouvient. Or, comme je l'ai déjà écrit, mon teint n'est pas très basané, mais seulement mat. Et, à l'époque, il était pâli par l'insomnie, les nuits (blanches) passées dans les boîtes de nuit (noires). Aussi : Trocard, contrairement aux autres témoins, a vu l'agresseur porteur d'une casquette en toile cirée, « plate ». Détail peut-être exact : il serait incompréhensible qu'il l'ait inventé. S'il l'a inventé, cela réduit considérablement la valeur de son témoignage. S'il ne l'a 146

L'AFFAIRE RICHARD-LENOIR pas inventé, cela réduit considérablement la valeur des autres témoi­ gnages. Au cas cependant où ce détail serait retenu comme exact, je précise que l'enquête a établi que je n'ai jamais porté semblable casquette. Il faut aussi considérer que le port d'une casquette par un malfaiteur est destiné à modifier son aspect, à éviter une reconnais­ sance. Un homme vu ou aperçu avec une casquette ne se présente pas de la même façon que s'il avait la tête nue : la forme de la chevelure, le haut du crâne sont des éléments importants de la physionomie d'un individu. Il en découle que Trocard, si l'agresseur portait une casquette, n'a pu vraiment saisir la totalité du visage de son adversaire, ce qui de toute façon rendait plus ou moins difficile qu'il puisse l'identifier. De cette casquette, Trocard se souvient qu'elle laissait apparaître des pattes un peu frisées (ce qui implique qu'elle devait être très enfoncée sur le crâne du coupable) : mes cheveux sont absolument raides. Trocard a toujours insisté sur le type méditerranéen, grec, portugais ou espagnol, mais non nord-africain, de l'agresseur. Je possède un type sémite très prononcé et, en général, les Juifs d'Afrique du Nord m'ont toujours dit que j'avais l'aspect d'un séfarad (Juif originaire des pays arabes ou musulmans, ou encore Juif - hollandais, français, américain - dont les ancêtres ont fui la péninsule Ibérique au moment de l'inquisition). Il me semble que j'ai beaucoup plus le type méditer­ ranéen nord-africain, oriental, que méditerranéen grec, portugais ou espagnol. Pour en terminer avec ces questions de physionomie aux étranges relents, j'ajouterai qu'il m'arriva souvent, pendant la guerre d'Algérie, d'être interpellé par la police lors de contrôles anti-FLN, puis anti-OAS. Le physionomisme légendaire (et historique) des policiers parisiens en matière de type sémite - juif et arabe démontre à quel point mon visage est proche du type nord-africain, musulman ou juif. Trocard a répété que l'assassin pouvait être grec, espagnol ou por­ tugais. Il a précisé qu'il « s'exprimait bien en français », qu'il « parlait correctement le français ». Toutes expressions qui sont utilisées pour désigner la manière (correcte) de parler d'un étranger, de quelqu'un dont la langue maternelle n'est pas le français. Pourtant il n'hésite pas à « reconnaître » ma voix, sans préciser toutefois que je parle, comme l'agresseur, correctement le français. Or, s'il est vrai qu'en un sens je suis (un) étranger, qu'au sens symbolique ma langue maternelle est

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le yiddish1, je suis né en France et la première langue que j'ai parlée est le français. Je le parle sans la moindre trace d'accent. Enfin, nul ne sait quel était l'état de la vision de Trocard (myopie, vision affaiblie par l'âge, etc.) et c'est bien dommage, encore qu'il ressorte de l'ensemble de ses dépositions que - c'est le moins qu'on puisse dire - ladite vision était quelque peu versatile. Trocard aurait fait rêver Hegel : caméléon, il voyait des caméléons. Des dépositions de Quinet et Trocard, il appert que l'agresseur pouvait être un mulâtre. Quinet, qui l'a déclaré à sa cousine dans des conditions qui font apparaître ses paroles comme, en quelque sorte, ses dernières volontés (je suis foutu, etc.) et qui, de toute façon, n'a pu détailler, dévisager son adversaire autant qu'il le prétend, est peut-être revenu sur cette déclaration d'homme qui croit livrer son ultime conviction, parce que, par exemple, le commissaire qui l'entendait lui rapporta un signalement complètement opposé à celui qu'il avait fourni : celui donné par Trocard. Mais les signalements de Trocard, nous avons vu qu'ils signalaient surtout leur aberrance. Et combien il était peu instruit des différentes particularités physiques ethniques : d'un Nord-Africain il avait dit qu'il lui paraissait ressembler à son agresseur parce qu'il n'avait pas, ce Nord-Africain, le type nord­ africain. En outre : Quinet ne parle pas, jamais, de la casquette du cou­ pable, quand il semble possible qu'il en ait porté une. A moins qu'au contraire cette histoire de casquette ne renvoie à la perception délirante et affabulatrice de Trocard. Dans les deux cas, la conséquence est identiqu� : l'inanité de ces deux témoignages. Pour en revenir à la possibilité d'une casquette - admettons un instant que Trocard ait eu raison - nous avons vu que, très enfoncée sur le crâne, elle dissi­ mulait donc ce qui aurait pu contribuer à définir l'agresseur comme un mulâtre : la chevelure (une chevelure peut-être plus crépue que les pattes, légèrement frisées selon Trocard). N'oublions pas non plus qu'un teint qui apparaît très basané sous l'éclairage violent (néon) d'une pharmacie, ne peut être qu'extrêmement basané, foncé, tel celui d'un mulâtre, dans la lumière normale du jour. Retenons aussi que, dans l'obscurité de la nuit et de cette nuit, qu'éclairaient fai-

1. J'ai appris le yiddish en prison.

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L'AFFAIRE RICHARD-LENOIR blement des réverbères (diverses dépositions le confirment), tous les chats pouvaient être gris et un mulâtre coiffé d'une casquette enfoncée jusqu'aux yeux paraître un Méditerranéen très basané aux témoins qui le virent. Quant aux témoins qui ont rapporté aux enquêteurs les premiers propos de Quinet blessé (c'est un mulâtre), Moinet les 19 et 20 décembre 1969, Adam le 2 février 1970, c'est-à-dire après que l'agent Quinet se fut rétracté sur ce point, ils n'ont plus jamais été réinter­ rogés après mon arrestation.

Le docteur Pluvinage, médecin, médecin-expert près les Tribunaux, n'avait pas été interrogé sous forme de procès-verbal. Dans un rapport de police du 8 janvier 1970 figuraient quelques lignes qui évoquaient ses déclarations : Le or Pluvinage Roger, établi et demeurant 6 boulevard Richard­ Lenoir, avait quant à lui vu l'auteur du coup de feu prendre la fuite ; il se trouvait à ce moment-là à la fenêtre de son appar­ tement et avait eu son attention attirée par un1 coup de feu. Après que le gardien se soit effondré au sol, son agresseur avait ramassé un objet tombé à terre, puis contournant le square avait disparu vers la place de la Bastille. Le or Pluvinage a communiqué comme suit le signalement du malfaiteur : un homme jeune, élancé, mince, taille 1 m 70 environ, vêtu de sombre. La police n'avait pas jugé bon de convoquer ce témoin. Elle le fit cependant venir lors de mon arrestation afin qu'il se prononce sur ma culpabilité. Le 9 avril 1 970, Pluvinage, sans aucune hésitation, me « reconnaît ». Il déclare qu'il m'a reconnu immédiatement, sans aucun risque d 'erreur. Mon allure générale est exactement la même. « Ma physionomie » qu'il avait vue très rapidement à la lueur d'un réverbère et des lumières de laflteforaine, dit-il, est absolument identique2• Plu1 . Soulign6 par moi. 2. A celle de l'agres9CUl'. Je le précise; Pluvinagc, comme d'autres témoins (cf. Trocard) ne le fait pas. Ces omissions grammaticales sont significatives. 149

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vinage se rappelle qu'il était, lors des faits, assis devant la fenêtre de sa salle à manger, située au quatrième étage de l'immeuble où se trouve la pharmacie. Il avait d'abord entendu une série de détonations, mais n'y avait prêté qu'une demi-attention à cause de la proximité de la fête foraine et de ses tirs. Il regardait en direction du terre-plein du boulevard lorsqu'il avait aperçu un individu qui s'enfuyait en courant, poursuivi par un autre homme. Il avait vu le fuyard tirer un coup de feu sur son poursuivant à très courte distance. Il avait ouvert sa fenêtre pour mieux suivre l'action et c'est alors qu'il avait pu distinguer le visage de l'assassin. Lorsqu'il m'est confronté, Pluvinage déclare, entre autres, qu'il a pu dévisager l'assassin lorsqu'il est passé sous un réverbère du terre­ plein, très rapidement mais très distinctement. Par conséquent, précise­ t-il, sa reconnaissance est formelle. Il ajoute qu'il se considère comme un témoin neutre et objectif dans cette affaire et qu'il n'a donc aucune raison de m'en vouloir. Le 1 3 mai 1 970, devant le juge Martin, Pluvinage déclare que le 19 décembre 1969, sitôt après les informations radiophoniques, soit peu après 20 heures 1 5, il avait, alors qu'il se trouvait dans sa salle à manger, entendu des détonations. Il avait été surpris, car il n'avait pas entendu, après ces détonations, le bruit d'impact des projectiles contre la tôle des stands de fête foraine. Il avait fait du tir dans le passé et, au bruit des détonations, il avait reconnu une arme de fort calibre. Il s'était mis à la fenêtre de sa salle à manger pour regarder ce qui se passait sur le boulevard. Il avait alors vu un individu qui s'enfuyait, venant de la pharmacie. Il avait éga­ lement remarqué plusieurs personnes qui venaient du café Jean Bart et qui cherchaient à gagner le terre-plein central, à rejoindre le fuyard. Alors que le fuyard, précisait Pluvinage, avait dépassé les grilles du petit square se trouvant sur le terre-plein central, il avait fait feu sur un second individu qui cherchait à le ceinturer. Lequel s'était effondré près de l'arbre le plus proche de la grille. Dans sa fuite, l'agresseur était passé près d'un lampadaire situé sous les fenêtres de l'appartement de Pluvinage. Il était de plus éclairé par les boutiques de la fête foraine. Pluvinage avait donc pu très nettement distinguer cet individu et ses traits. Il avait fait part à sa concierge de ce qu'il avait vu. Quelques jours 150

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plus tard, un inspecteur de la Brigade criminelle était venu le voir et il lui avait donné de vive voix toutes les indications sus-mentionnées. Pluvinage terminait en précisant qu'il n'avait eu aucune hésitation lorsqu'il m'avait « reconnu ». Il tenait enfin à signaler qu'il avait fait pendant plusieurs années un travail de microscopie nécessitant une grande précision de la vision : de ce fait, il était habitué à photographier le moindre détail. Par ailleurs, disait-il, il était médecin-expert près les Tribunaux et de ce fait (bis), compte tenu de la gravité des incul­ pations qui pouvaient résulter de sa reconnaissance, il n'aurait jamais reconnu un individu s'il n'avait été formellement certain. C'est pour­ quoi il avait tenu à témoigner. Pluvinage était formel, il le répétait. Il fournissait une dernière précision : il estimait à 20 mètres maximum la distance où se trouvait l'assassin lorsqu'il l'avait vu en pleine lumière. S'il est un témoignage qui me permet de considérer que je suis au cœur d'une hallucinante expérience, à la fois absurde et logique, c'est-à-dire conforme à ce que l'on peut attendre de la moyenne des gens dits honorables dans cette société c'est, par excellence, celui de Pluvinage. Pluvinage, médecin-expert, qui n'a « aucune raison de m'en vouloir ». S'il est un témoignage absolument formel et entouré de toutes sortes de garanties « sociales » et « scientifiques », c'est celui de Pluvinage, médecin-expert, expert en microscopie et physionomie. S'il est un témoignage totalement nul, incohérent, scandaleux, à la limite d'une inculpation, visiblement et immédiatement irrecevable c'est celui de Pluvinage. S'il est un témoin dont j 'aurais aimé qu'on sonde le passé et les opinions politiques, c'est Pluvinage. Pluvinage œil-de-lynx, spécialiste du faciès. Dans la première déclaration qu'il fait à un inspecteur - après s'être initialement confié, non pas aux policiers, mais à sa concierge, ce destinataire naturel et idéal du témoignage d'un médecin-expert près les Tribunaux - Pluvinage ne fournit aucun détail signalétique concret. Il se borne à décrire une silhouette, la seule chose qu'il ait probablement vue. Et cette silhouette, au moins sur ce point, ne cor­ respond pas à la mienne : je ne suis pas élancé. Notons en passant que si Pluvinage a vu l'agresseur élancé, alors qu'ille contemplait du haut 151

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de son quatrième étage, cet homme devait être très élancé : une telle distance, altitude, tasse plutôt les objets perçus. A supposer bien silr que Pluvinage ait vu autre chose que son désir, sa passion de voir. On a les désirs et les passions qu'on peut. Pour en revenir à la question de la silhouette, il faut dire que même si elle correspondait à la mienne - ce qui n'est pas le cas - cela n'aurait aucune valeur : des silhouettes identiques sont chose courante, très courante. Cette imprécision totale du signalement donné aux policiers, et enregistré comme tel, n'empêche nullement Pluvinage de me « recon­ naître » sans hésitation, d'être absolument formel, de dire qu'il n'y a aucun risque d'erreur, etc. II déclare, et ce pour la première fois, après que je lui ai été présenté, qu'il avait vu très rapidement la physionomie de l'assassin à la lueur d'un réverbère et que cette physionomie, aperçue alors, est identique à la mienne ; qu'il avait pu dévisager l'agresseur très rapidement mais très distinctement, comme si on pouvait dévisager quelqu'un à la fois très rapidement et très distinctement à la lueur d'un réverbère. Comme si un homme, fût-il SAS Malko Linge, pouvait, du quatrième étage d'un immeuble, dévisager distinctement un inconnu qui fuit en courant. Pluvinage estime à 20 mètres la distance qui le séparait de l'assassin : c'est faux. Du quatrième étage du 6 boulevard Richard-Lenoir au terre-plein où s'est déroulée · la scène, il y a environ 40 mètres (ce point fut irréfutablement confirmé lors du procès). Pluvinage tient à préciser que son travail au microscope l'a habitué à photographier les moindres détails : je veux bien admettre que Pluvinage scrute les êtres et le monde à travers un microscope, voire à travers le microcosme de sa mauvaise foi. Mais, en l 'occurrence, c'est une longue-vue qu'il aurait fallu qu'il edt pour pouvoir dévisager l'agresseur aussi distinctement qu'il le dit. II est évident, manifeste, que Pluvinage n'a pas enregistré, malgré son experte perception, la physionomie de l'agresseur. Qu'il ne pou­ vait le faire tel qu'il était situé. Et pourtant : il répète chez l e juge Martin qu'il a pu très nettement distinguer l'agresseur et ses traits. II ment. La fantaisie de Pluvinage éclate aussi dans ses déclarations sur les coups de feu. On peut s'étonner qu'un homme qui reconnaît qu'il 1 52

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écoutait la radio (mais peut-être ne l'écoutait-il plus), qui mentionne que sa fenêtre était fermée, qui se trouvait au quatrième étage de l'immeuble où, au rez-de-chaussée, dans une officine, se déroulait une fusillade, en entende les coups de feu et les distingue du bruit et des tirs de la fête foraine. Précisément, quant à ces coups de feu, il y a un crescendo dans l'insensé. En premier lieu, l'attention de Pluvinage est attirée par un coup de feu. Et le texte de sa déclaration indique sans aucun doute qu'il s'agit du coup de feu solitaire tiré sur le terre-plein. Le 9 avril 1970, mis en ma présence, Pluvinage agrémente et augmente : il avait tout d'abord entendu une série de détonations (donc, celles qui avaient retenti dans l'officine) mais n'y avait prêté qu'une demi­ attention à cause de la proximité d'un tir forain. Cette demi-attention se transforme en surprise le 13 mai 1 970. Cette version nouvelle, Pluvinage la justifie ainsi : il avait fait du tir dans le passé, il avait donc reconnu une arme de gros calibre. Il n'avait pas, d'autre part, entendu, après ces détonations, le bruit d'impact sur les tôles du tir forain. Or, Pluvinage avait précédemment expliqué le caractère limité de sa réaction aux coups de feu qu'il prétend avoir entendus par le fait que la présence du tir forain rendait banal leur retentisse­ ment ! Et puis, il faudrait qu'il se décide : d'une part il a reconnu une arme de gros calibre, d'autre part il s'étonne que ces coups de feu n'aient pas été suivis du bruit de leur impact sur les tôles des stands de tir. Mais, dans ces stands, on n'utilise jamais des munitions de gros calibre, seulement des projectiles de 22 long ou court. Dont l'impact ne consiste d'ailleurs certainement pas en un bruit percep­ tible, au sein de la rumeur foraine, du haut d'un quatrième étage. Pluvinage a donc non seulement l'œil d'un lynx au microscope entre les dents mais aussi l'oreille fantastique d'un redoutable chasseur de fauves. Pas d'un chasseur de faux, en tout cas. Fenêtres fermées - de son propre aveu, il ne les ouvre qu'au moment du coup de feu tiré sur le terre-plein, or il s'agit ici des détonations, donc de la fusillade dans l 'officine - il écoute peut-être encore la radio, il y a le bruit de la fête foraine, sa rumeur, les tirs de carabine qui y éclatent, le bruit de la circulation, il est au quatrième étage de son immeuble, mais lui, Pluvinage, juché sur son observatoire de médecin-expert, remarque, oui, remarque que les détonations 1 53

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ne sont pas suivies de l'impact des projectiles sur les tôles des stands. On peut se demander légitimement, sinon légalement, si Pluvinage a vraiment assisté à la scène qu'il décrit, s'il a fourni son témoignage en toute objectivité ou si, n'ayant pas initialement éprouvé le besoin de témoigner devant quelqu'un d'autre que sa concierge - ceci alors qu'il est expert près les Tribunaux et domicilié dans l'immeuble du crime - si, n'ayant témoigné devant la police qu'après qu'un inspec­ teur, probablement informé par la concierge, lui eut rendu visite, le D' Pluvinage a bien rapporté un témoignage authentique ou s'il s'est contenté de donner à sa déclaration le contenu de ce que tout le monde pouvait savoir par la presse ou le voisinage qui, en l'occurrence, est le voisinage de l'affaire. Car Pluvinage ne témoigne qu'après un certain laps de temps. Il ne témoigne pas spontanément. Il est amené à témoigner à la suite de confidences faites à sa concierge. Il ne fournit pas de signalement. Tout ceci n'empêche pas notre médecin-expert de déclarer qu'il a tenu à témoigner, parce que, médecin-expert et formellement certain, il ne saurait accuser faussement quelqu'un. Or, nous savons que Pluvinage n'a d'abord tenu à témoigner que devant sa concierge, nous ne le dirons jamais assez. Je veux bien que les concierges, parfois, servent la police, mais il est bizarre qu'un expert judiciaire, qui se prétend aussi consciencieux que Pluvinage, ait réservé à sa concierge la primeur de son témoignage alors qu'il habitait l'immeuble du crime. Des détails, Pluvinage en donnera de plus en plus : dans ses deux premières versions il se borne à déclarer qu'il a assisté à la scène du terre-plein. Soit. Mais, chez le juge Martin, Pluvinage possède des souvenirs plus précis (plus il avance dans le temps, plus il se souvient). Notamment : i1 situe exactement l'arbre près duquel l'agent Quinet est tombé et ce, pour la première fois. Aussi : dans ses deux premières déclarations, il ne voit pas Quinet essayer de ceinturer l'agresseur. Le 9 avril 1 970, il déclare avoir vu l'assassin tirer sur son poursuivant un coup de feu à très courte distance. Donc pas à bout touchant et avant que l'agent n'ait rejoint, ceinturé� empoigné le fuyard : ce qui est contraire à ce que l'enquête policière, mais surtout balistique, démontre irréfutablement. On peut discuter les conclusions des policiers, pas celles basées sur l'expertise du pr Ceccaldi, qui 154

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est scientifiquement fondée. Elle est d'ailleurs le critère décisif de la synthèse judiciaire réunie sur cette question de la distance du tir. Alors, qu'a vu Pluvinage qui a si mal noté ce détail que son œil­ microscope, sinon microscopique, aurait dft lui permettre de photo­ graphier (selon sa propre expression) ? Pluvinage a également « remarqué » plusieurs personnes qui venaient du Jean-Bart et qui cherchaient à rejoindre le fuyard. Outre que c'est un détail inédit dans ses dépositions, il est le seul de tous les témoins à l'avoir remarqué : tous les clients du Jean-Bart concernés par cette question reconnaissent, tous sans exception, qu'ils se sont bornés à suivre Quinet du regard, qu'ils étaient restés à une impor­ tante et prudente distance de l'agent quand il s'était élancé vers la pharmacie et, aussi, lorsqu'il lutta contre l'assassin. Autre propos affabulateur de notre expert. Au fait, pourquoi, à défaut d'expertise psychiatrique, n'a-t-on pas soumis Pluvinage à une expertiS'e ophtal­ mologique ? Pluvinage se dit objectif, précise toujours, (spontanément), qu'il n'a aucune raison de m'en vouloir, qu'il se considère comme absolu­ ment neutre. Le fait même de ces déclarations, qui ne répondent à aucune question, sinon à celles que Pluvinage peut se poser ou supposer qu'on va lui poser, est extrêmement suspect : pourquoi ces propos de Pluvinage à qui, répétons-le, on ne demande rien ? Serait-ce qu'en quelque recoin de sa « conscience », ou de son inconscience, subsiste un sentiment de culpabilité diffus, un Pluvinage effrayé de l'énormité criminelle de ses déclarations : les allégations de Pluvinage quant à sa certitude formelle et à sa neutralité seraient ainsi une défense d'autant plus rigide et inébranlable qu'en réalité il pressentirait que ses déposi­ tions sont fallacieuses. Notons pour terminer que notre paladin du microscope avoue qu'après avoir entendu les détonations, il a ouvert la fenêtre pour mieux suivre l 'action. Pluvinage, médecin intègre s'il en est, plutôt que d'accourir au secours des blessés éventuels dont il aurait dû supposer l'existence (en se rendant compte, par exemple, que les coups de feu n'étaient pas suivis du bruit provoqué par l'impact des projec­ tiles sur les tôles du tir forain), préfère se mettre à sa fenêtre pour mieux suivre l'action, ce sont ses propres termes, c'est-à-dire le 1SS

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spectacle. Et quand il voit Quinet s'effondrer (il ne peut savoir s'il est blessé ou mort) il ne descend pas tout de suite, puisqu'il a encore le temps d'enregistrer avec force détails (erronés) la fuite de l'assassin. Voilà un médecin qui, pour être expert et assermenté, manifeste une étrange préférence pour la fonction de témoin-spectateur, voyeur, alors que son rôle était de se précipiter au secours des victimes possibles. Sans doute voulait-il graver dans sa mémoire - photo­ graphier - les détails qui lui permettraient de témoigner devant sa concierge. Pluvinage est le témoin idéal : il est médecin, âgé sans être un vieillard, assermenté, expert près les Tribunaux. Il est formel. Il est cependant incontestable qu'il n'a pu - dans les conditions où il prétend l'avoir vu - avoir dévisagé l'assassin de façon telle qu'il pîlt ensuite l'identifier. Il ne dit pas dans sa première déposition qu'il serait capable de reconnaître le coupable. On ne lui présente pas le suspect algérien1• Ses déclarations constituent un ensemble d'affabulations plus ou moins étendues. Pluvinage, témoin idéal, insoupçonnable, affabule à l'évidence et de façon éclatante : si son témoignage n'est pas recevable en raison de son manque de sérieux (il s'agit d'un expert judiciaire !), comment accorder un quelconque crédit aux autres témoignages puisque Pluvinage est aussi formel, voire plus que les autres, dans la fausse accusation qu'il porte contre moi 'l Pluvinage : un indice parfait de l'inanité des témoignages dans cette affaire. ·

Le quatrième témoin, Lecoq Nadine, avait fait sa première déclara­ tion le 27 décembre 1969. Elle avait aperçu deux hommes qui se battaient. Ils étaient tombés. L'un d'eux s'était relevé, était parti en courant vers la place de la Bastille. C'est alors qu'il était passé devant elle. 1. Ce suspect ne fut présenté qu'à Trocard et Quinet : est-ce à dire que les policiers doutaient du sérieux des autres témoins?

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L 'AFFAIRE RICHARD-LENOIR Il mesurait 1 m 70 environ, avait les cheveux noirs, assez longs. coiffés en arrière, avec des pattes. Son teint était plutôt foncé, de type méditerranéen. Il était vêtu d'un imperméable foncé, de genre italien, sans doute bleu marine. Il avait une sacoche à la main gauche, semblait-il à Lecoq. Cette sacoche, avait-elle observé, était de couleur

marron, avec une fermeture centrale et deux pattes de cuir sur les côtés. Ayant appris l'agression par la radio, Lecoq avait jugé bon de venir apporter son témoignage à la police. (En réalité, elle avait été convo­ quée par les policiers.) Le 10 avril 1 970, Lecoq me « reconnaît » sans hésiter. Elle est certaine de ne pas se tromper : les traits de mon visage, notamment mon nez et mon allure générale, sont absolument identiques à ceux de l'assassin. Cet assassin, elle avait pu le dévisager parfaitement alors qu'il s'enfuyait en courant, derrière les baraques foraines implantées du côté des numéros pairs du boulevard. Il était passé devant elle à quelques mètres seulement : c'est pourquoi elle avait pu

graver ses traits dans sa mémoire. Il tenait une sacoche en cuir marron avec rabat fermant par une fermeture métallique au milieu et une languette de cuir de chaque côté. Cette sacoche comportait une poignée. Elle ajoutait qu'à la date des faits, « je » portais une chevelure plus abondante. Sur interrogation, elle précisait qu'elle n'avait lu aucun journal traitant de l'arrestation de l'individu (moi) qu'elle venait de désigner. Sa reconnaissance n'était donc influencée par aucun élément exté­ rieur. Quelques instants plus tard, Nadine Lecoq m'est confrontée. Elle me « reconnaît » formellement : « j' » étais passé devant elle à 2 ou 3 mètres seulement, en « m' » enfuyant. Elle avait donc eu tout le temps nécessaire pour « me » dévisager parfaitement. Elle était absolument certaine de ne pas se tromper. Le 1 3 mai 1 970, devant le juge Martin, elle précisait que l'assassin (« moi ») était passé à 1 m 50 ou 2 mètres d'elle. Elle avait remarqué (notamment) qu'il avait le teint foncé, basané, qu'il portait des cheveux assez longs. Elle ignorait alors qu'une agression venait d'être commise : elle n'avait donc pas fait de commentaire sur le moment,

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disait-elle, car il arrivait souvent que des gens se battent dans le quartier. Le soir, chez elle, par la radio, vers 23 heures, elle avait appris, lors d'un bulletin d'informations, l'agression qui s'était produite vers 20 heures 1 5. Elle avait fait aussitôt un rapprochement avec la scène dont elle avait été le témoin. Elle en avait parlé par la suite autour d'elle et la police avait dû l'apprendre. Elle avait donc été convoquée à la Brigade criminelle. Elle avait dit aux policiers qu'elle reconnaîtrait l'assassin. Au mois d'avril 1970, elle avait été convoquée à la Brigade cri­ minelle. On l'avait fait entrer dans une pièce qui était séparée d'une autre pièce, voisine, par une porte munie d'une glace. Les policiers lui avaient demandé de regarder à travers la glace et de leur dire si elle reconnaissait, parmi les hommes qui lui étaient présentés, le fuyard qu'elle avait décrit. Elle avait aussitôt reconnu l'un d'entre eux. Elle tenait à signaler qu'elle n'avait eu aucune hésitation. Elle ajoutait qu'elle avait vu cet homme d'assez près pour être capable de le recon­ naître. Lecoq concluait en rapportant que je lui avais dit que je ne l'avais jamais vue. A ceci, elle avait répondu qu'il était possible que « je » ne l'aie pas vue, car « je » m'enfuyais en courant et « je » n'avais donc pas pu lui prêter attention. Elle précisait enfin qu'elle n'avait aucun intérêt à ne pas dire la vérité et à reconnaîtrefaussement quelqu'un.

Il convient de relever que Lecoq, âgée au moment des faits de 17 ans et 10 mois, n'a témoigné qu'à la suite de « conversations » avec des voisins, lesquelles, rapportées à la police, lui ont valu d'être convoquée à la Brigade criminelle. Ce qui ne l'empêche pas d'affirmer qu'elle ajugé bon de venir apporter son témoignage. Elle témoigne le 27 décembre 1969, huit jours après les faits. Le signalement qu'elle fournit est on ne peut plus vague, on ne peut plus limité à ce qu'en avaient rapporté la presse et la radio. Avec, malgré tout (malgré rien), quelques détails qui ne figurent pas dans les autres témoignages. 1 58

L ' AFFAIRE IUCHAJU>-LBNOIR

Lecoq a vu le meurtrier porteur de cheveux noirs, assez longs, a remarqué qu'ils étaient coiffés en arrière. Elle est le seul témoin à avoir noté le type de coiffure du coupable. Je n'ai jamais coiffé mes cheveux en arrière. En décembre 1969 et, en général, à toute époque, j'ai toujours eu les cheveux courts, très courts par rapport aux canons de la mode qui régnait déjà en 1969. Toutes personnes m'ayant fréquenté pendant la période incriminée auraient pu le confirmer : elles n'ont pas été inter­ rogées, jamais, sur ce point. Lecoq dit de l'assassin qu'il avait le teint plutôt foncé, de type médi­ terranéen. Question : avoir le teint foncé est-il une particularité médi­ terranéenne ? On utilise plutôt cette expression pour désigner un homme de couleur, un mulâtre par exemple, ou un Nord-Africain (ou un Oriental) métissé de noir. Il est d'ailleurs étrange qu'immé­ diatement après avoir dit : « Son teint était plutôt foncé », Lecoq ajoute « de type méditerranéen ». Car : il y a, certes, des Méditer­ ranéens qui ont le teint foncé, mais le teint foncé n'entre pas spécia­ lement dans les caractéristiques physionomiques du Méditerranéen. Or, tout se passe dans la phrase de Lecoq comme si elle déduisait de son teint foncé l'origine méditerranéenne du coupable, ce qui est illogique. Cela appelle deux questions : entre « son teint était plutôt foncé » et les mots « de type méditerranéen », y aurait-il plus qu'une virgule, une interrogation suggestive de l'inspecteur Goussard par exemple ? Possible et probable : le texte et la lettre des procès-verbaux ne traduisent pas, jamais, le « récit réel » des interrogatoires. D'autre part, Goussard, en possession de divers témoignages qui évoquaient un homme de type méditerranéen, a très bien pu orienter la réponse de Lecoq. En tout état de cause, si mon teint est mat, il n'est pas foncé. Deuxième question : pourquoi n'ont pas été interrogées les per­ sonnes à qui Lecoq s'était confiée, avait confié ce qu'elle avait vu le soir du 19 décembre 1969 ? On aurait ainsi pu savoir si, dans son premier bavardage de voisinage qui avait entraîné sa convocation à la Brigade criminelle, Lecoq avait parlé d'un mulâtre (au teint foncé) ou d'un Méditerranéen. On aurait aussi pu savoir si sa description de l'agresseur n'avait pas plutôt suivi fidèlement l'évolution du signa­ lement diffusé par les journaux. Il semble en effet que Lecoq réunisse 1 59

SOUVENIRS OBSCURS

en une bizarre synthèse contradictoire les deux types de signalement : teint plutôt foncé (mulâtre) et type méditerranéen. Elle répétera d'ailleurs, le 13 mai 1970, devant le juge Martin, que l'agresseur avait le teint foncé (disparition de « plutôt ») et basané : cette dernière expression, pour éventuellement synonyme qu'elle soit de la première (foncé), n'est pratiquement pas employée dans le français courant pour désigner ce qui est visé par le mot foncé. Lorsque, le 10 avril 1970, Lecoq prétend me reconnaître, elle indique que « j' » avais une chevelure plus abondante à l'époque des faits. Or, je le répète, le 19 décembre 1969, je portais les cheveux encore plus courts qu'au moment où elle me voit (pour la première fois), c'est­ à-dire le 10 avril 1970. Pour s'en assurer, le juge Martin aurait pu - et dû - interroger les personnes qui m'avaient vu dans la journée du 19 décembre, ou dans les jours précédant cette date. En effet, il ne pouvait mettre en doute mon alibi (ma rencontre avec Bigard et Elizabeth Monnerville, mon passage chez Lautric, ma discussion avec Caprice) qu'en supposant que j'avais bien rencontré ces personnes, mais la veille ou l'avant-veille du double meurtre, et non dans la soirée du 19 décembre. Caprice et Lautric avaient été formels au moins sur ce point : la scène que j'avais évoquée pour m'innocenter avait eu lieu dans la semaine qui précédait les fêtes de Noël. Il suffisait donc au juge Martin de questionner ces personnes sur la longueur de mes cheveux à cette époque. Elles auraient très certainement répondu que mes cheveux étaient taillés très court. Cette réponse aurait été déci­ sive : si j'avais les cheveux courts dans les jours qui précédaient immé­ diatement le 19 décembre 1969, les déclarations de Lecoq, tout accu­ satrices qu'elles fussent, m'innocentaient. Martin aurait pu, par le même procédé, constater que je ne pouvais, le 19 décembre 1969, posséder une chevelure peignée en arrière : outre le fait que je n'ai jamais utilisé une telle coiffure (mes cheveux y sont rétifs), si mes cheveux étaient courts, très courts, peu avant le 19 décembre, il leur était non seulement impossible d'être abondants, mais aussi d'être coiffés en arrière le soir des faits. Plus simplement, toute personne interrogée à ce sujet aurait confirmé que ma coiffure ne correspondait pas à celle qu'avait décrite Lecoq. Le juge Martin s'est complètement désintéressé de cette question. Considérait-il qu'il s'agissait d'un détail sans importance ? Pensait-il 160

L 'AFFAIRE RICHARD-LENOIR

que Lecoq pouvait, sur ce point, se tromper ? Dans un cas comme dans l'autre, la carence est grave. D'autre part, cette question ne saurait être tenue pour mineure : si je ne peux peigner mes cheveux en arrière ni ne les ai jamais peignés ainsi, s'ils étaient courts et coiffés vers l'avant dans les jours immédiatement antérieurs au double meurtre, c'est un sérieux indice de mon innocence (au cas où on accorderait crédit au signalement donné par Lecoq). D'autre part, si Lecoq se trompe sur ce point (si on suppose qu'elle a mal perçu la coiffure du tueur), comment décider dans quel domaine elle ne se trompe pas ? En réalité, la « reconnaissance » opérée par Lecoq n'est jamais appuyée sur un signalement antérieur précis, ni même vague, mais consiste en fait à dire : c'est lui, il n'y a aucun doute, etc. Par exemple, le 10 avril 1970, elle déclare qu'elle est certaine de ne pas se tromper car les traits de mon visage et notamment mon nez (il s'agit décidément d'une typique histoire juive où j'occupe, hélas, la place du Juif innocent) ainsi que mon allure générale « sont abso­ lument identiques » (à ceux de l'individu qu'elle avait vu s'enfuir). Mais : dans les dépositions qu'elle avait faites avant mon arrestation, elle ne fournissait aucun détail signalétique de cette nature, ne parlait pas des traits du meurtrier, ne parlait guère de son allure générale - de sa taille seulement - ne parlait pas de son nez, qui aurait dû la frapper puisque le nez se remarque comme le nez au milieu de la figure. De Lecoq il faut dire ce que nous avons déjà dit d'autres témoins : si elle parle de mon nez avec insistance (« notamment le nez ») et précise que ce détail (qu'elle n'avait jamais mentionné) lui permet de m' « iden­ tifier », c'est tout simplement l'indice le plus probant qu'elle me voit pour la première fois au moment où elle fait cette déclaration. Elle est frappée pàr mon nez parce que je possède un nez judaïque qui retient l'attention des gens qui me voient. Si l'attention de Lecoq n'a pas été retenue par le nez de l'agresseur, c'est que je ne suis pas cet agresseur. Si j'étais l'agresseur (chose que j'imagine pour le pur besoin de la démonstration logique : je ne pouvais pas être l'agresseur, cela m'était impossible, autant qu'à un poisson de parler et à Lecoq de méditer la gravité de sa légèreté), elle aurait remarqué le nez de l'agresseur. Lorsqu'elle dépose devant le juge Martin, le 1 3 mai 1970, Lecoq ne parle pas du nez du meurtrier. Comme Quinet, Lecoq remplit le vide 161

SOUVENIRS OBSCURS

de ses souvenirs en y mettant, lorsqu'elle· me dévisage, les détails signalétiques qu'elle aperçoit sur moi. Tout ceci indique assez que je ne suis pas l'homme qu'a vu Lecoq le soir du 19 décembre 1969. Mais précisément, l'a-t-elle vu? A-t-elle pu dévisager le coupable aussi parfaitement qu'elle le dit ? Lecoq mentionne dans ses différentes dépositions que l'assassin s'enfuyait en courant, qu'il est passé devant elle à 2 ou 3 mètres (10 avril 1970), puis à 1 m 50 ou 2 mètres (13 mai 1970), ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Elle précise également que le fuyard était passé (en courant) derrière les baraques foraines, soit du côté le moins éclairé du boulevard : il ne jouissait pas en effet de la lumière des stands. Tout ceci n'empêche aucunement Lecoq de rapporter une série de détails (description très précise de la sacoche, de l'imperméable et de la coiffure du coupable) qui, pour être plausibles ou possibles, n'en sont pas moins très difficiles à fixer dans la mémoire en un espace de temps aussi bref. Pourtant, Lecoq ne craint pas d'affirmer qu'elle a eu « tout le temps nécessaire » pour « dévisager parfaitement » l'agresseur. Ceci alors qu'il passait en courant, qu'il fuyait en courant, sur une allée sombre. Cette déclaration est d'ailleurs une des plus pures perles de stupidité de ce dossier qui constitue pourtant un trésor en la matière. La description que Lecoq donne de la sacoche du meurtrier est extrêmement détaillée et il est vraisemblable qu'à cet enaroit (entre autres) elle affabule, invente. De toute façon, si elle a pu si bien exa­ miner la sacoche d'un fuyard qui courait dans la nuit sur une voie peu éclairée, c'est qu'elle n'a pas observé son visage, contrairement à ses dires et conformément au fait qu'elle n'en a retenu aucun détail, hormis son teint (foncé) et ses cheveux (noirs, abondants, coiffés en arrière). Quant à cette sacoche qu'elle décrit avec une telle minutie, il n'est venu à l'idée d'aucun policier, d'aucun magistrat, de poser à son sujet la question suivante : il ressort de l'investigation judiciaire que la sacoche qu'emportait l'assassin dans sa fuite était celle de la phar­ macienne, à qui il l'avait volée ; les policiers possédaient la description de cette sacoche ; il suffisait donc, pour mesurer le bien-fondé des déclarations de Lecoq, d'effectuer une comparaison entre la sacoche de la pharmacienne, telle qu'elle avait été décrite par sa sœur et autres personnes proches de la défunte, et la sacoche dont Lecoq détaillait 162

L'AFFAIRE RICHARD-LENOIR

si abondamment la forme, la matière, la couleur, la structure. Cette comparaison ne fut jamais effectuée : elle aurait pourtant fourni l'évidence du caractère affabulatoire des dépositions de Lecoq. Lecoq ignorait, quand il est passé devant elle, que l'homme qu'elle avait croisé était l'auteur de la tuerie qui venait d'avoir lieu. Elle ne l'a appris que le soir vers 23 heures, par la radio. Par conséquent, Lecoq, pour habituée qu'elle soit à dévisager (parfaitement) des inconnus dans la rue, le soir, à la Bastille, boulevard Richard-Lenoir, ne pouvait avoir conservé dans sa mémoire les traits d'un inconnu dont la présence dans son esprit (si l'on peut dire) n'était associée à rien d'extraor­ dinaire. Elle-même dit : « Ignorant qu'une agression venait d'être commise, je n'ai pas fait de commentaire sur le moment, car fi arrive souvent que des gens se battent dans le quartier. » Donc : quand Lecoq voit l'individu qui s'enfuit en courant, cela ne saurait la frapper particulièrement puisqu'elle relie cette fuite à quelque chose de banal dans le quartier. Qu'après avoir appris par la radio (à 23 heures) la nouvelle de la tuerie, Lecoq ait aussitôt fait un rapprochement avec ce dont elle avait été le témoin, ne change rien au fait qu'au moment où elle assistait à la fuite de l'assassin, elle ne pouvait être impressionnée par cette fuite, par cet homme : au contraire, de son propre aveu, cela lui semblait banal. Lorsqu'elle apprend à quoi elle a assisté en fait, cette nouvelle « perspective » ne peut en aucun cas suffire à réveiller magiquement une mémoire dans laquelle aucun détail sérieux, concret, n'a été gravé parce que le porteur de cette mémoire, l' « esprit » de Nadine Lecoq, n'a pas été impressionné, elle l'a confessé, par le passage de cet homme. Passage qui n'a pas été lié à quelque chose ou événement qui en permette et perpétue le souvenir précis dans la mémoire de Lecoq. Et, rappelons-le, dans les conditions où Lecoq avait vu le meurtrier (courant dans la nuit, etc.) elle ne pouvait de toute façon pas l'observer, à .moins d'être douée d'exceptionnelles qualités, quasiment surhumaines, ce dont très sincèrement je me permets de douter sérieusement. (Il est toutefois probable qu'elle a vraiment assisté à la fuite de l'assassin mais qui sait? Qui sait, puisqu'elle appartient, elle aussi, au voisinage des faits, donc peut avoir fondé ses dires sur le bavar­ dage plus ou moins bien informé qui, dans le voisinage, a suivi le crime.) 1 63

SOUVENIRS OBSCURS

Il semble qu'en réalité la nouvelle de la tuerie, apprise à 23 heures par Lecoq, loin de réveiller sa mémoire, ait plutôt fouetté son ima­ gination qui, seule, pouvait suppléer à l'impossibilité où Lecoq se trouvait d'enregistrer autant de détails qu'elle l'affirme. Le dévisa­ gement opéré par Lecoq, pour parfait qu'il se prétende, ne lui a pas permis de fournir un signalement précis du coupable. A en croire l'abondance de détails qu'elle fournit sur la sacoche du coupable, c'est plutôt cet objet qu'elle aurait, pour ainsi dire, dévisagé. Lecoq, née en février 1952, donc mineure de 18 ans au moment des faits et de son témoignage, m'a « formellement reconnu ». Elle est certaine de ne pas se tromper (comme tous les témoins à charge). Elle tient à préciser qu'elle n'a eu aucune hésitation lorsque les policiers lui ont demandé si elle reconnaissait l'agresseur dans le groupe de six hommes qu'on lui présentait. Reconnaissait : cette formule, telle qu'elle est ici employée, est ambiguë. Cette expression sous-entend en effet que le coupable figure dans le groupe qu'on présente au témoin et qu'il faut le reconnaître, deviner qui il est. Sur interrogation (décidément les policiers étaient très soucieux de la régularité de cette reconnaissance), Lecoq déclare qu'elle n'a lu aucun journal traitant de l'arrestation de l'individu, etc. Par consé­ quent, dit-elle, sa reconnaissance n'a été influencée par aucun élément extérieur. Il est bon de savoir que les policiers de la Brigade criminelle, experts s'il en est en matière judicaire et criminelle, reconnaissent qu'une identification peut être influencée par un élément extérieur, ce qu'in­ dique la question qu'ils posent à Lecoq. Quant au fait que Lecoq prétende n'avoir lu aucun journal, il s'agit d'une affirmation impossible à infirmer ou confirmer. Il aurait fallu savoir si Lecoq lit ou non le journal tous les matins, en général. Question qu'on ne lui a jamais posée, bien entendu, qu'on n'a pas posée à son entourage. Il est aussi possible que Lecoq, toute à la jouissance du rôle qu'elle tenait dans cette gravissime affaire, Lecoq que je voyais palpiter, ait été effrayée par la question du policier qui l'interrogeait sur ce point : cette question, selon la réponse qu'elle y fournirait, pouvait mettre en doute cette « reconnaissance » si impor­ tante pour elle (« je n'ai aucun intérêt à ne pas dire la vérité, à recon­ naître faussement quelqu'un »). Dans ce cas, dans cette pure et simple 164

L'AFFAIRE lUCHARD-LENOIR

hypothèse, rappelons-le, elle peut avoir menti et avoir en fait lu un, des ou tous les journaux relatant mon arrestation. Par ce mensonge, elle sauvait la possibilité du plaisir futur et si doux d'une exécution capitale dont, sans y assister, malheureusement, elle pourrait cepen­ dant dire et surtout sentir qu'elle y aurait aussi contribué. Fin de cette indémontrable hypothèse. Il est par contre une hypothèse qu'on peut formuler sans grand risque d'erreur : Lecoq a sans doute écouté la radio. Cette question, nul ne la lui a posée. Or, par la radio, elle peut avoir pris connaissance de la certitude du héros Quinet, du médecin-expert assermenté Plu­ vinage, des soi-disant autres témoins imaginés par les journalistes (faussement informés, par les policiers très probaOlement), de la certi­ tude des enquêteurs. En outre, Lecoq habitait dans le voisinage de l'affaire : il est probable que ses voisins et relations écoutaient la radio, lisaient les journaux et, informés de son rôle de témoin dans l'affaire, ont pu lui rapporter les « reconnaissances » relatées par la presse ou la radio. Lecoq était donc sans doute prévenue de ce qui s'était passé dans la journée du 9 avril 1970 à la Brigade criminelle. On peut donc supposer que, lorsqu'elle se rend à la Brigade criminelle, le IO avril 1970 vers 1 1 heures du matin, pour y apporter son témoignage, Lecoq va seu­ lement « reconnaître » un « coupable » déjà formellement identifié par deux témoins « qualifiés » (Quinet, Pluvinage}, par d'autres témoins (fausse nouvelle de la presse). Elle va donc se livrer à une espèce de devinette devant les policiers dont, la presse l'a écrit, la conviction est, à ce moment, déjà établie : parmi ces hommes, (devinez) qui est l'assassin (déjà « identifié » par Quinet et Pluvinage) ? Lecoq, comme nous l'avons vu précédemment, déclare qu'elle n'a aucun intérêt à ne pas dire la vérité et à reconnaître faussement quel­ qu'un. Ceci alors que personne ne lui demande rien en l'occurrence. Sans vouloir psychanalyser à l'extrême, on peut envisager qu'il s'agit là d'une défense qui signifie le contraire exact des propos qu'elle contient. Pour terminer : Lecoq a vu l'agresseur porter sa sacoche dans la main gauche. Il était donc peut-être gaucher, car on porte en général une sacoche dans la main usuelle. Pas toujours, il est vrai. Fin du chapitre Lecoq, témoin aussi formel que les autres, aussi 165

SOUVENIRS OBSCURS prétendument neutre et objectif, impartial. Aussi fantaisiste et insensé dans ses déclarations erronées.

Cinquième témoin à charge, Ioualitène Annie avait tenu spontané­ ment à rapporter, le 12 janvier 1970, les faits dont elle avait été témoin le 19 décembre 1969. Ce soir-là, vers 20 heures, alors qu'elle se promenait sur le boulevard Richard-Lenoir, côté des numéros impairs, elle avait aperçu, sur sa gauche, deux hommes qui luttaient sur le terre-plein du boulevard. Celui qu'elle avait su par la suite être l'agent Quinet avait un genou à terre et tentait de retenir par le bas de sa gabardine un autre homme qui était debout et qui cherchait à s'enfuir. Elle avait vu ce dernier donner un coup avec sa main sur l'avant-bras de son adversaire, qui avait dft lâcher prise. Il s'était aussitôt enfui en courant. Le fuyard était passé près d'elle en la bousculant. Elle l'avait invectivé. Il l'avait regardée et avait continué sa course. Elle en donnait le signalement suivant : 35 ans (environ), 1 m 70 (environ), corpulence moyenne, cheveux noirs yeux sombres et un peu globuleux.

ondulés, teint basané,

Elle n'avait remarqué que sa gabardine, boutonnée au milieu, ainsi que des chaussures « yéyé » en cuir noir, à bouts carrés. Il tenait constamment sa main droite dans la poche de sa gabar­ dine.

Il avait le visage grêlé de petits trous ressemblant à des cicatrices d'acné. Son nez lui avait paru également bizarre, mais elle ne pouvait dire pour quelle raison. Elle n'avait pas remarqué s'il portait une sacoche. Elle n'avait pas entendu le coup de feu qu'il avait tiré sur l'agent Quinet. Elle pensait qu'elle serait en mesure de le reconnaître. Le 10 avril 1970, Ioualitène, après examen, me « reconnaissait ». Elle avait surtout été impressionnée, disait-elle, par les yeux et le nez du coupable et elle avait à nouveau été frappée par ces particularités en « me revoyant » au sein d'un groupe de plusieurs personnes.

D'autre part, ma taille, mon gabarit, mon allure générale étaient absolument identiques à ceux de l'homme qu'elle avait croisé, qui l'avait bousculée.

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L'APPAIRE RICHARD-LENOIR Elle était certaine de ne pas se tromper. loualitène tient spontanément à rapporter, 24 jours après leur déroulement, les faits auxquels elle a assisté. Cette spontanéité a mis plus de trois semaines à s'exercer. Pourquoi une si longue attente ? Nul ne le sait, nul ne lui a demandé d'en fournir la raison. Elle donne des détails qu'aucun témoin n'a consigné dans sa mé­ moire, pas même le protagoniste de la scène qu'elle décrit, l'agent Quinet : d'après loualitène, au moment où l'assassin se lève pour s'enfuir, Quinet tente de le retenir par le pan de sa gabardine et l'agresseur lui donne alors sur l'avant-bras un coup avec sa main. Quinet se trouve alors, selon elle, un genou à terre. Ces détails sont formellement contredits par Quinet en personne. D'ailleurs, au moment où le meurtrier prend la fuite, au terme du combat qui l'a opposé à Quinet, ce dernier gît à terre, atteint d'une balle dans le ventre, et, par conséquent, est incapable de tenter encore un geste pour retenir le coupable, fftt-ce par le pan de sa gabardine, à supposer qu'il en ait pf>rté une : tous les autres témoins l'ont vu habillé d'un imper­ méable. Tous ces détails, visiblement inventés, exclusivité de loualitène, et, de toute façon, incompatibles avec la matérialité des faits (quand l'agresseur se relève Quinet est déjà gravement blessé, il est étendu sur le sol) témoignent de la grande faculté d'imagination du témoin Ioualitène. Autre preuve du caractère affabulatoire de son témoignage : elle n 'entend pas le coup de feu, bien qu'elle ait assisté, dit-elle, au combat entre l'agent et l'assassin. Elle voit l'agresseur frapper de la main l'avant-bras de Quinet, comme si le tueur s'était dégagé ainsi, alors qu'en fait il s'est libéré de l'étreinte de Quinet en lui logeant une balle dans le ventre. Comment est-il possible que ce témoin si attentif (et spontané) n'ait pas entendu le coup de feu ? Sourde peut-être ? Mais pas aveugle, ni myope, à en croire la terrible précision de ses déclarations. Elle a eu, en effet, le temps de se rendre compte que le coupable - qui s'enfuyait en courant, l'a bousculée puis a repris sa course, après l'avoir regardée cependant - que cet agresseur, aussi fugace que fugitif, portait des souliers noirs à bouts carrés, de type « yéyé », avait les cheveux 1 67

SOUVENIRS OBSCURS

ondulés, le regard sombre, un peu globuleux, un nez bizarre, sans qu'elle puisse dire en quoi ce nez était bizarre. Qu'il avait également le teint basané et un visage grêlé de trous semblant être des cicatrices d'acné. De ce signalement, il faut retenir que je n'ai pas les yeux un peu globuleux (nous verrons comment l'avocat général Langlois utilisa magistralement cette dissemblance), que je n'ai pas le teint basané, que je n'ai pas les cheveux ondulés, que je n'ai pas un visage grêlé de petits trous, que je n'ai jamais eu un tel visage (ce que les enquêteurs et magistrats auraient pu formellement établir s'ils avaient interrogé, sur ce point, mes relations : je parle des petits trous qui grêlaient, selon Ioualitène, la figure du fuyard). Ce qui n'empêche pas Ioualitène, comme tous les autres témoins à charge, de me « reconnaître » sans hésiter. Elle aussi, lorsqu'elle m'identifie, déclare qu'elle est frappée par mon nez, nez qui, chez l'agresseur, avait retenu son attention. Mais Ioualitène avait seulement dit de ce nez qu'il était bizarre, sans expliquer en quoi. Je ne pense pas qu'on puisse dire de mon nez qu'il est bizarre. Si Ioualitène, lorsqu'elle me « reconnaît », le IO avril 1970, remarque plus particulièrement mon nez, c'est qu'elle me voit alors pour la première fois et que je possède un nez qui se remarque, sinon remarquable. Elle note mon regard sombre : elle avait remarqué un tel regard dans le visage du fuyard. Disons qu'elle le remarque parce qu'il est, effectivement, sombre, et, aussi, plutôt apparent dans mon visage. Il brillait en outre de l'éclat particulier des heures, diurnes et nocturnes, de garde à vue. Quant au visage grêlé de trous, d'acné, lui semblait-il, qu'elle avait, affirmait-elle, observé chez le fuyard, non seulement elle ne tient pas compte dans sa « reconnaissance » du fait que je ne possède aucune cicatrice d'acné sur le visage, mais, en plus, elle oublie qu'elle avait été frappée par cet élément de la physionomie de l'agresseur : elle n'en parle pas, en effet, pour conforter sa certitude. Peut-être pense-t-elle que ces cicatrices se sont cicatrisées, ne laissant pas plus de traces sur mon visage que dans sa mémoire ? De même, elle n'est aucunement troublée par le fait évident que ma chevelure n'est visiblement pas apte à l'ondulation. Apparemment, le juge Martin n'a pas été non plus troublé par ces 168

L 'AFFAIRE RICHARD-LENOIR

flagrantes contradictions entre ma physionomie et le portrait de l'agresseur qu'avait fourni Ioualitène avant le 10 avril 1970. Il ne la convoque même pas à l'instruction. A moins que, convoquée, la spontanée Ioualitène n'ait pas jugé bon de répéter devant ce magistrat le témoignage insolite qu'elle avait apporté aux policiers. Terminons en rappelant que cette Ioualitène au regard aigu n'a pas vu l'agresseur porteur d'une sacoche, ce qui jette une très suspecte lumière sur la qualité de ses dépositions. Elle n'a pas non plus entendu le coup de feu tiré par le tueur bien qu'elle ait, dit-elle, assisté au combat entre Quinet et son adversaire. Elle a par contre « remarqué » les souliers de l'assassin, leur couleur, et même la forme de leur extrémité. Chose réellement difficile puisqu'il s'agissait d'un homme qui s'enfuyait en courant. A l'en croire, elle l'aurait néanmoins observé de la tête aux pieds ou des pieds à la tête. Rappelons également qu'elle avait estimé que l'agresseur semblait âgé d'environ 35 ans. Le 19 décembre 1969, j'avais 25 ans et demi. Le témoignage d'Ioualitène Annie ne témoigne que de son aberrante fantaisie et légèreté.

J'évoquerai brièvement les autres témoignages : leurs auteurs ne furent pas en mesure de se prononcer quant à ma culpabilité. Leurs dépositions ne sont cependant pas dépourvues d'intérêt. Christiane Moinet se trouvait avec son cousin, Gérard Quinet, dans le café Jean Bart (ils y consommaient au bar), lorsqu'un témoin, qui, de l'extérieur, avait assisté à l'agression, fit irruption dans le café pour y chercher du secours. C'est alors que le gardien Quinet (en tenue civile et sans arme) s'était précipité en courant vers la pharmacie, située à 80 mètres de l'établissement. Moinet était sortie du café, sans avancer vers la pharmacie, avait vu son cousin croiser l'agresseur au moment où il sortait de l'officine. Elle avait assisté au combat entre son cousin et l'assassin. Elle s'était approchée quand, blessé, son cousin s'était effondré, après que l'agresseur eut pris la fuite. Elle indiquait que l'agent Quinet lui avait dit que son agresseur était un mulâtre et qu'il serait capable de le reconnaître. 169

SOUVENIRS OBSCURS Personnellement, elle ne pouvait donner qu'un bien vague signale­ ment de l'assassin : elle ne l'avait vu qu'un court instant et d'assez loin. Elle ne pouvait même pas confirmer qu'il s'agissait d'un individu de race noire. Elle estimait sa taille à

1

m

70 environ. De la distance

où elle se trouvait, elle n'avait pu voir son visage.

Moinet, dont ilfaut répéter inlassablement qu 'elle ne fat plus jamais réentendue par les enquêteurs, policiers et magistrats elle ne devait -

réapparaître qu'au cours du procès - est un témoin mesuré et plau­ sible : elle ne prétend pas avoir vu ce qu'elle ne pouvait voir. Elle n'a pas été invitée à « reconnaître » l'agresseur. De quoi les enquêteurs ont-ils eu peur ? Ils craignaient probablement que Moinet,

cousine de Quinet, témoin

de son « ultime déclaration » (Quinet croyait être à l'article de la mort) persiste à dire qu'elle avait entendu son cousin mettre en cause un mulâtre. Si, interrogée, elle avait confirmé ces propos de Quinet (« c'est un mulâtre »), il est évident que les policiers auraient été extrêmement embarrassés, contraints de reconnaître qu'en réalité ils ne possédaient pas de témoignages sérieux quant au signalement du coupable. Moinet est en fait un témoin capital. Nous verrons quelles furent, aux Assises, les conséquences de son témoignage (elle l'a maintenu). De sa déposition, retenons également qu'elle précise que le boule­ vard Richard-Lenoir était assez mal éclairé : cela obscurcit quelque peu la clarté lumineuse qui émane prétendument des descriptions fournies par les témoins à charge, la soi-disant clarté de leur certitude que je suis l'homme qu'ils disent avoir, parfaitement ou nettement, dévisagé. Pour terminer, notons que Moinet dit aux policiers qu'elle est incapable de confirmer que l'agresseur était un homme de couleur : cela suppose qu'aux premiers moments de l'enquête, il s'agissait bien, dans l'esprit des policiers, d'un mulâtre.

Jean-Claude Carel allait entrer dans l'officine quand son attention avait été attirée par la présence d'un individu à l'intérieur. Cet homme

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L'AFPAlllB RICHARD-LENOIR tenait un pistolet à la main gauclJe. Carel précisait qu'il n'avait vu le malfaiteur que de dos. Il en donnait le signalement suivant : jeune, mince, vêtu d'un pardessus ou d'une gabardine, un vêtement long, de couleur sombre. Les propos que je viens d'évoquer figurent dans un rapport de police qui rapporte ses déclarations. Le 8 janvier 1970, Carel était entendu sous forme d'audition signée. Il affirmait que l'agresseur, selon lui, tenait son pistolet dans la main gauche. Il déclarait que l'agent Quinet �tait arrivé devant l'officine au moment où l'agresseur en sortait. Qu'il avait suivi Quinet à une distance de 20 à 30 mètres et l'avait vu arriver devant la boutique à / 'instant même où en sortait l'homme qu'il avait vu l'arme à la main. Il ajoutait qu'il lui était impossible de communiquer aux policiers un signalement précis de l'agresseur : il ne l'avait vu que de dos et il serait incapable de le reconnaître. Il répétait qu'à son avis l'agresseur était gaucher parce qu'il tenait, dans la boutique, son arme dans la main gauche et portait, à sa sortie, la sacoche dans la même main. Il précisait que sa femme (elle était avec lui alors qu'il s'apprêtait à entrer dans la pharmacie) ne pourrait fournir aucun détail supplémen­ taire attendu qu'elle avait eu très peur et n'avait pas gardé bonne souvenance du détail des faits. Carel n'indiquait pas s'il avait été, lui aussi, saisi de frayeur. Le 10 avril 1970, mis en présence du groupe de six hommes où je figurais, Carel a son attention attirée par deux personnages qui se trouvent côte à côte et qui portent les numéros 8 et 9. Il est incapable d'opérer un choix entre ces deux hommes (je suis l'un d'eux). Tout ce qu'il peut dire, c'est que leur silhouette et la forme générale de leur constitution physique ressemblent à celles de l'individu qu'il a aperçu le jour des faits. Comme il l 'avait déclaré le 8 janvier 1970, il ne pouvait opérer une reconnaissance formelle étant donné les conditions dans lesquelles il avait vu l'agresseur. Le 13 mai 1970, devant le juge Martin, Carel déclarait qu'ils allaient, lui et sa femme, entrer dans la boutique lorsque son épouse avait poussé un cri, lui-même s'était arrêté devant le spectacle qu'il voyait à l'intérieur : un homme se tenait dans la partie gauche de la phar­ macie, à hauteur des comptoirs, et il poussait une personne devant lui. L'homme avait un pistolet à la main. D'après sa position, Carel avait

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SOUVENIRS OBSCURS déduit qu'il devait tenir son arme dans la main gauche. Carel était incapable de dire si le gardien Quinet était entré ou non dans la phar­ macie : il s'était en effet, Carel, attardé quelques instants au café pour donner quelques explications aux gens. Il y a dans les dépositions de Carel deux points (très) importants. 1. Il a vu l'agresseur gaucher et, comme nous l'avons dit précédem­ ment, on ne s'explique pas qu'il ait pu être frappé par ce détail s'il ne correspondait pas à la réalité : Carel a pu d'autant mieux observer la scène qu'il en était un témoin non menacé. Cette scène, il la qualifie de spectacle et en fournit une description qui atteste qu'il en a incontes­ tablement été témoin. C'est précisément Carel qui a permis l'interven­ tion de Quinet : il s'était précipité, en courant, au café Jean Bart pour y chercher du secours. Lorsqu'il comparaît devant Martin, après mon inculpation, après qu'on eut constaté que je n'étais pas gaucher, Carel, sans vraiment revenir sur ses précédentes dépositions, utilise une formule ambiguë pour évoquer cette question : il dit que d 'après la position de l 'agres­

seur, il avait déduit qu'il devait tenir son arme dans la main gauche. Il s'agissait donc seulement d'une hypothèse, comme l'indiquent l'emploi du verbe devoir, ainsi que la mise au plus-que-parfait de sa déduction et la prudence du mot d'après. Or, Carel était, avant mon arrestation, formel quant au fait que l'agresseur était gaucher. Étrange revirement. X 2 avait informé les policiers que je fréquentais régulièrement un stand de tir, que j'y pratiquais le tir au pistolet. Des enquêteurs de la Brigade criminelle interrogèrent le moniteur de tir du stand en ques­ tion : il confirma qu'il m'avait connu comme client assidu. Les poli­ ciers, il faut le noter, ne lui demandèrent jamais si j'étais gaucher. Jamais. Ce moniteur était pourtant particulièrement qualifié pour dire si j'utilisais la main gauch.e pour tirer au pistolet. 2. Carel a toujours précisé, dans ses déclarations antérieures à mon arrestation, que l'agent Quinet n'avait pas pénétré dans l'officine : l'agresseur en sortait au moment où Quinet arrivait devant la pharmacie. Après mon incarcération, il déclare, devant le juge Martin, qu'il ne peut pas dire si Quinet était entré ou non dans la pharmacie (Quinet prétend y être entré). Le juge Martin ne demande évidemment pas

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L ' AFFAIRE RICH.ARD·LENOIR à Carel pourquoi il fait cette déclaration complètement nouvelle, contradictoire avec celles qu'il a faites précédemment au sujet de l'intervention de l'héroîque agent de police. Ce point est pourtant capital puisqu'il permet de mesurer l'exactitude et la vraisemblance des propos de Quinet. Si le juge Martin avait posé cette question, il faudrait nécessairement admettre que Carel a tenu, au moins une fois, des propos erronés. Mais le juge Martin ne posera pas une telle question. Il est probablement satisfait d'une déposition qui s'accorde avec la version Quinet modifiée D 57 et D 267 (cotes du dossier), revue, corrigée et augmentée. Il reste un témoin qui contredit cette version : la propre cousine de Quinet, Christiane Moinet. Moinet n'est pas convoquée par le magistrat instructeur. Notons pour conclure que le signalement fourni par Carel concer­ nait une simple silhouette vue de dos. Le fait que l'attention de Carel ait été retenue, le 10 avril 1970, par ma silhouette et celle d'un policier ne signifie rien ou signifie seulement qu'on ne pouvait pas ne pas me remarquer dans ce groupe, non parce que je suis coupable, mais parce que tout m'y désignait artificiellement à l'attention des témoins. Je traiterai plus loin de cette question. Observons enfin que le témoin Carel a déclaré à plusieurs reprises qu'il serait incapable de recon­ naître l'agresseur car il ne l'avait vu que de dos : il me remarque de face.

Le 13 février 1970, Joseph-Georges Charbit déclarait aux policiers qu'alors qu'il se rendait au Jean Bart, il s'était arrêté à quelques mètres de la pharmacie pour allumer une cigarette. Au même instant son attention avait été attirée par le bruit d'une « galopade » et il avait vu deux hommes sortir de la pharmacie en courant. Il avait remarqué que le malfaiteur tenait un cartable ou porte-documents sous le bras gauche. Il n'avait pas vu d'arme entre ses mains. Il n'avait pas discerné le visage du malfaiteur et il ne pouvait en donner un signalement très précis : il s'agissait d'un homme de taille moyenne, de corpulence assez forte. A la manière dont il courait, Charbit avait pensé qu'il s'agissait d'un homme assez jeune, entre 30 et 40 ans. Charbit déclarait, sur interrogation, qu'il serait incapable de reconnaître l'agresseur si éventuellement il lui était présenté. 1 73

SOUVENIRS OBScURS Charbit, comme Carel, a pu voir l'agresseur d'assez près, sans être directement menacé par lui. Il est intéressant de noter qu'il exclut pouvoir reconnaître le coupable au cas où on le lui présenterait. D'autre part, Charbit, comme Carel, a vu l'agresseur porter un cartable ou porte-documents sous le bras gauche. Cela n'implique pas obligatoirement que l'agresseur était gaucher (ce n'en est pas une

preuve). mais, attendu que le tueur n'avait plus d'arme à la main, il est plausible que, gaucher, il ait utilisé son bras usuel (son bras gauche) pour porter la sacoche. Ce qui confirmerait (et serait confirmé par) la déposition de Carel qui, lui, a vu l'agresseur tenir son pistolet dans la main gauche et sortir de l'officine avec le porte-documents dans la même main.

Le

8 janvier 1970, un rapport de police (Brigade criminelle) relatait

une déclaration non signée d'André Adam, probablement recueillie immédiatement après les faits. Adam est l'un des consommateurs du Jean Bart qui a assisté au combat entre Quinet et le meurtrier. Il était écrit dans ce rapport qu'Adam s'était porté rapidement au secoùrs de Gérard Quinet, lequel paraissait atteint à l'abdomen. Quinet avait fait savoir à Adam et aux personnes qui l'accompagnaient que le meurtrier était un mulâtre. Adam décrivait ainsi le malfaiteur : taille moyenne,

1 m 70, assez 30 à 35 ans environ. Le 2 février 1970, Adam, entendu par la police sous forme de

trapu, âgé de

déposition signée, déclarait qu'alors qu'il transportait Quinet blessé vers le café Jean Bart, en compagnie d'autres personnes, l'agent leur avait dit : « Le fumier, il m'a eu, j'ai une balle dans le ventre, je suis foutu. » Quinet, indiquait Adam, leur avait dit également que son agresseur était un mulâtre ou plutôt une sorte de mulâtre. Adam déclarait qu'il ne serait pas en mesure de reconnaître le meurtrier s'il lui était présenté. Le 2 février 1 970, Adam déclare que l'agent Quinet, plutôt que d'un mulâtre, avait parlé d'une sorte de mulâtre. Or, Adam tient ces propos à une époque où la presse a largement rapporté le changement dans le signalement de l'agresseur, le passage du mulâtre au Méditer174

L'AFFAIRE RICHARD-LENOIR ranéen basané. Peu après les faits, Adam, le rapport de police du 8 janvier 1970 l'atteste, affirmait que l'agent Quinet avait mis en cause un mulâtre. Il n'était pas question à cette date de « plutôt une sorte de mulâtre ». Cette précision, le policier chargé du rapport l'aurait très certainement consignée, étant donné qu'elle aurait atténué les premières déclarations enregistrées par la police (Moinet) et aurait donc permis d'effacer plus ou moins la discordance initiale entre les signalements fournis respectivement par Quinet et Trocard. On peut faire l'hypothèse suivante : Adam, influencé par le nouveau signalement, déclare, le 2 février 1970, que l'agent Quinet avait parlé d'un mulâtre « ou plutôt d'une sorte de mulâtre », parce qu'en ajoutant cette précision restrictive (une sorte de mulâtre), il se rap­ proche du signalement actuel de l'agresseur (Méditerranéen basané ou très basané) sans vraiment renier tout à fait ses précédentes déclarations. Tant il est vrai que la marge est faible entre un mulâtre, une sorte de mulâtre et un Méditerranéen très basané, boulevard Richard-Lenoir, le soir. Notons également qu'André Adam déclare explicitement : « Gérard

nous a dit que son agresseur était un mulâtre. » Cela suppose que plusieurs personnes ont entendu cette confidence importante au moment où Quinet l'a faite, c'est-à-dire quand on l'a transporté au Jean Bart. Il ressort du dossier que parmi ces personnes figuraient Christiane Moinet et André Adam. Il n'apparaît pas cependant avec évidence des divers témoignages que seules ces deux personnes ont effectué ce transport et, conséquemment, entendu ces propos. Il aurait été intéressant de savoir exactement combien de personnes avaient éventuellement entendu ces paroles : identifiées et inter­ rogées, leurs dépositions, si elles avaient confirmé que l'agent Quinet avait évoqué un mulâtre, auraient considérablement transformé la perspective de cette affaire.

Interrogé le

20 décembre 1969, Alphonse Boissier déclarait qu'il

se trouvait, lors des faits, à 50 mètres environ du terre-plein et n 'avait pas pu voir tous les détails de la lutte (entre Quinet et l'assassin) et de la fuite de l'agresseur. Selon Boissier, le meurtrier était assez grand, entre 1 m 75 et 1 m 80. Il était mince, habillé d'une veste foncée.

175

SOUVENIRS OBSCURS Boissier n'avait pas vu s'il était possesseur d'objets. Il ne portait pas de chapeau. Boissier ne pouvait pas préciser le type de l'individu car pratiqu1tment il ne l'avait vu que de dos. Boissier disait également qu'avant d'être emmené à l'hôpital Quinet aurait déclaré à des clients du café (où il avait été transporté) que l'agresseur était un mulâtre. Le 9 avril 1970, Boissier était mis en présence d'un groupe de six personnes qui portaient chacune un numéro. Parmi ce groupe, son attention avait été attirée par l'individu qui portait le n° 9 (moi). Il n'était pas en mesure de reconnaître la physionomie du meurtrier, qu'il avait aperçu au moment où il allait être ceinturé sur le terre­ plein, mais il avait pu voir son allure générale : ma silhouette corres· pondait exactement à celle de l'auteur des faits ; ma taille, ma corpu· lence et mon allure générale étaient absolument identiques à celle� de l'assassin. Boissier n'a pratiquement pas vu l'agresseur, sinon de dos et 50 mètres environ.

à

Ce qui ne l'empêche pas d'estimer que ma silhouette correspond exactement à celle de l'assassin. Ma silhouette vue de face. Il déclare que ma taille, ma corpulence et mon allure générale correspondent

absolument à celles de l'agresseur : il avait précisé le lendemain des faits que le meurtrier mesurait entre 1 m 75 et 1 m 80. Je mesure 1 m 70. Le fait qu'en dépit de ces évidentes impossibilités Boissier « recon­ naisse » en moi une silhouette, taille, allure, corpulence « absolument identiques » à celles du coupable, ne laisse pas d'étonner : pour que Boissier, qui n'était pas en mesure de reconnaître quoi que ce soit, me « reconnaisse » (à la silhouette, etc.), il fallait qu'au sein du groupe qui lui était présenté, j'attire particulièrement - et artificiellement l'attention. D'ailleurs, pourquoi n'a-t-on pas présenté aux personnes qui de leur propre aveu n'avaient pu enregistrer qu'une silhouette furtive de l'agresseur, une silhouette vue de dos, un groupe d'hommes leur tournant le dos ? D'autre part, le procès-verbal exact de la déposition faite par Boissier lorsqu'il « reconnaît » ma silhouette comporte la formule suivante : « Je viens d'être mis en présence d'un groupe de six per-

176

L'AFFAIRE RICHARD·LENOIR sonnes ... Parmi ce groupe mon attention a été attirée par... le n° 9. En effet, bien que je ne suis pas en mesure de reconnaître la physio­ nomie du meurtrier1, etc. » Le mode présent employé ici par Boissier, au moment où on lui montre le groupe de policiers auxquels je suis mêlé, indique assez qu'il était convaincu (par qui, par quoi...) que l'assassin se trouvait parmi les hommes qu'il avait à examiner. Enfin, le

20 décembre 1969, le lendemain des faits, Boissier disait à

que l'agent Quinet, avant son transport à l'hôpital, aurait déclaré des clients du Jean Bart que son agresseur était un mulâtre.

Ces clients, on peut supposer qu'ils existent et on peut supposer qu'ils ont pu effectivement, eux aussi, entendre Quinet mettre en cause un mulâtre. Ils n'ont pas été interrogés. Sans doute parce que les policiers, dans l'ambiance qui a suivi immédiatement le crime, ont surtout retenu les témoignages des personnes qui étaient suscep­ tibles de leur fournir un signalement du coupable. Cela signifie que toutes les personnes qui ont éventuellement entendu Quinet accuser un homme de couleur n'ont pas été entendues. Cela signifie aussi que leur audition, après la rétraction de Quinet, aurait été catastrophique pour l'héroïque agent : elle pouvait autoriser les enquêteurs à mettre en doute la parole de Quinet.

Le deuxième point que je développais dans mon mémoire était la critique de ma présentation aux témoins. Dans son réquisitoire, le substitut Amarger écrivait : . . . Goldman a été présenté aux témoins dans des conditions matérielles excluant tout risque de les influencer. Chaque fois furent constitués des groupes de six personnes composés de l'inculpé et de cinq hommes pris parmi quatorze fonctionnaires, comme lui rasés de près et présentant des caractéristiques physiques et vestimentaires se rapprochant des siennes. La composition des groupes variait constamment ainsi que l'empla1. Souligné par moi. 177

SOUVENIRS OBSCURS

cernent du suspect qui choisissait librement son numéro. Chaque témoin était introduit seul dans une pièce voisine et, sans qu'au­ cune indication d'aucune sorte ne lui soit donnée par quiconque, regardait les hommes à leur insu à travers une glace sans tain. Il quittait ensuite les lieux par une autre porte et sans avoir eu contact avec les autres témoins. Le 9 avril 1970, le commissaire divisionnaire Gustave Jobard, chef de la Brigade criminelle, formulait ainsi la mission qu'il confiait à deux de ses subordonnés : Nous, Gustave Jobard, commissaire divisionnaire ... chargeons le commissaire de police Leclerc, assisté de l'officier de police Goussard, de présenter le nommé Goldman Pierre à M. Trocard... au gardien de la paix Quinet Gérard et autres témoins suscep­ tibles de reconnaître l'auteur des faits. Des groupes composés d'officiers de police de la direction de la Police judiciaire présentant des éléments signalétiques voisins de ceux de Go/dman1, seront constitués à cet effet et ce dernier sera présenté au sein de ces groupes. Goldman étant, en outre, porteur d'un pardessus et démuni de cravate, les officiers de police participants seront invités à revêtir leur imperméable ou pardessus et à retirer leur cravate. Goldman sera, de plus, rasé soigneusement afin que rien ne puisse le désigner artificielle­ ment à /'attention des témoins2• Des photographies des groupes ainsi constitués seront prises avant chaque présentation. Le 4 mai 1 970, Quinet déclarait au juge Martin : ... Au début d'avril les policiers de la Brigade criminelle m'ont convoqué à Paris. Ils m'ont présenté une planche photographique comportant six photos de différents individus. Il s'agit de la planche que vous me présentez et qui figure au dossier. Mon l . Souligné par moi. 2. Souligné par moi.

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L'AFPAlllE lllCHAIU>-LENOlll attention a été aussitôt1 attirée par l'individu figurant sur le cliché n° 4. J'ai dit aux policiers que l'individu représenté par cette photo ressemblait à mon agresseur, mais que toutefois mon agresseur était plus âgé que sur cette photographie. Néan­ moins, il y avait une ressemblance assez frappante entre mon agresseur et cet homme. Aussi j'ai demandé à être confronté à cet individu. Les policiers, au bout d'un certain temps, m 'ont

fait entrer dans une pièce où il y avait six ou sept individus sur un même rang. Plus exactement, ces individus se trouvaient dans une pièce et moi je me trouvais dans une pièce voisine d'où je pouvais les voir à travers une vitre. Ces hommes portaient chacun un numéro. lis avaient tous la même tenue ou à peu près, et rien nepouvait distinguer l'un ou l'autreplus spécialement... Je suis certain que je ne commets pas d'erreur au sujet de cet individu,

car je l'ai reconnu au milieu d'un groupe de six ou sept personnes et rien ne le désignait à mon attention... si j'ai reconnu mon agresseur, c'est parce que c'était bien lui. Sur la présentation du groupe au sein duquel ils m'avaient « reconnu », les autres témoins à charge faisaient à la même date, devant le même magistrat, les déclarations suivantes : : Ces hommes étaient tous habillés décemment, rasés, et il n'y avait rien dans la tenue de l'un d'eux qui puisse attirer mon attention et qui puisse distinguer l'un des autres. Trocard : Ces hommes étaient tous habillés décemment, rasés, et il n'y avait rien dans la tenue de l'un d'eux qui puisse attirer mon attention et qui puisse distinguer l'un des autres. Lecoq : Ces hommes étaient habillés de façon différente mais il n'y avait rien dans leur tenue ou dans leur aspect extérieur qui distinguait l'un d'entre eux des autres. Ioualitène n'avait pas comparu devant le juge Martin.

Pluvinage

Aucune des déclarations retranscrites ci-dessus - extraites de 1. Souligné par moi, comme tous les passages en italiques extraits de dépositions reproduites ici.

179

SOUVENIRS OBSCURS dépositions concernant l'ensemble du rôle de leurs auteurs dans cette affaire - ne sont précédées de la mention S.I. (Sur Interrogation) qui indique que lesdites déclarations sont faites en réponse à une question du magistrat instructeur. Il est important qu'un Jobard, éminent spécialiste des affaires criminelles, ait éprouvé le besoin d'entourer ma présentation aux témoins de toutes sortes de garanties qui en attestent l'objectivité, l'impartialité. Il est très important que Jobard écrive textuellement : « Goldman sera, de plus, rasé soigneusement, afin que rien ne puisse le désigner

artificiellement à l'attention des témoins. » Très important, parce que cela implique la reconnaissance par Jobard que l'attention des témoins peut être artificiellement attirée. C'est ce qui s'est passé. Pour en apporter la preuve, j'aurais dft disposer des « photogra­ phies des groupes ainsi constitués ». Mais personne n'en dispose car, paraît-il, l'appareil a souffert d'un « défaut de fonctionnement ». C'est du moins ce que prétend la police. Sans m'aventurer à nier la réalité de ce défaut de fonctionnement (étrange et répété), je constate en tout cas qu'il vient à point : si l'appareil avait fonctionné, on aurait pu voir un spectacle peu conforme à la prudence rigoureuse annoncée par Jobard. Je n'étais pas rasé depuis le matin du

8 avril (on était dans

l'après-midi du 9 avril) et cela apparaît nettement sur les photos de presse, dont je me souviens qu'elles furent prises après les premières « reconnaissances ». On aurait pu aussi voir sur cette photo ce que Goussard, chargé d'exécuter la mission de Jobard, entend par « des officiers de police de la direction de la Police judiciaire présentant des éléments signalétiques voisins de ceux de Goldman ». (Les photos de ces policiers figurent maintenant au dossier, après commission rogatoire du juge Diemer, mais il ne s'agit pas de la photo en question.) Car, entendons-nous bien : si Jobard prend la peine et le soin de réclamer des personnes présentant un type voisin du mien, cela signifie qu'en toute rigueur, fftt-elle policière, ces personnes doivent avoir le type méditerranéen, ceci afin de ne pas me désigner artificiel­ lement à l'attention des témoins, témoins à la recherche d'un individu de type méditerranéen. Or les policiers choisis (ou pris par hasard) pour m'entourer étaient tous, à l'exception d'un seul, une seule fois,

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L'AFFAIRE RICHARD-LENOIR de type non méditerranéen. Si bien qu'en réalité, dans ce groupe, j'étais le seul Méditerranéen typé. Il suffit, pour le constater, de se reporter aux photos individuelles des policiers ayant formé le groupe en question. J'ai relaté dans un autre chapitre comment s'était déroulée la scène de mon prétendu rasage et pourquoi je n'avais pas été rasé, pourquoi je n'avais pas non plus insisté pour être rasé, comment Goussard avait réagi à mon indifférence ambiguë et partielle : de toute façon, disait-il, cela ne changerait rien. Je n'ai pas été rasé, ni entouré de personnes présentant un type signalétique voisin du mien. Mes vêtements étaient froissés, mon visage portait la marque de la garde à vue, ce qui pouvait durcir mon regard. Je n'avais pu ni me laver ni me peigner. Comme l'écrivait un journaliste de France-Soir (1 1 avril 1970) : « Avant de quitter la Bri­ gade criminelle où il venait d'être interrogé très longuement, Pierre Goldman, pas rasé, le visage fatigué par

38 heures de veille, les vête­

ments fripés . » Ceci est d'ailleurs attesté par les photos parues dans la presse. Deux types de photos ont été publiées par les journaux. Sur l'une on voit mon seul visage. Sur l'autre je suis représenté marchant ..

entre deux agents de police. Il s'agit en fait du même cliché, et il y apparaît nettement que je ne suis pas rasé. Cette photo a été prise après que j'ai été prétendument rasé, dans l'après-midi du 9 avril. Il est possible que ceci (dont je suis certain) puisse être prouvé : qu'on interroge le photographe qui a pris le cliché paru dans la presse. Nul n'eut cette idée lors du procès où, pourtant, il fut amplement question de mon rasage ou non-rasage. Je précise que l'agent Quinet a été le premier témoin auquel j'ai été présenté pour l'ensemble des affaires qui me sont reprochées. Nous verrons que cela n'est pas dépourvu d'importance, bien au contraire, puisque le 10 avril 1970, les témoins Trocard, loualitène et Lecoq ne pouvaient ignorer la certitude formelle de Quinet. En conséquence : la façon dont on m'a présenté aux témoins favorisait à l'extrême une reconnaissance artificielle et erronée puis­ que aucune des garanties et précautions prévues par Jobard n'a été respectée, mis à part le fait que les officiers de police qui m'entouraient ont dQ se démunir de cravate. Encore faut-il noter à ce sujet deux points importants. 181

SOUVENIRS OBSCURS

1. Ils étaient tous porteurs, sous leur imperméable ou pardessus, d'une veste (ou d'un veston) : je ne portais ni veste ni veston sous mon manteau, les photos prises par la presse l'attestent formellement. 2. Ils étaient tous porteurs d'une chemise faite pour le port de cravate, ce qui n'était pas mon cas (j'avais une chemise de sport) ; il était donc visible qu'ils avaient été intentionnellement démunis de cravate. Dans la valise que les policiers m'avaient saisie, il y avait des chemises propres et des cravates. Pourquoi ne m'ont-ils pas proposé de revêtir une chemise et une cravate ? Autre point : le manteau que je portais avait souffert de mon arrestation ( « énergique », déclara lors du procès un des policiers qui

y avait participé) et cela était visible. Ce genre de « présentation du suspect » en vue d'une éventuelle reconnaissance par les témoins est d'ailleurs éminemment douteux : il se présente comme une devinette. En effet, les témoins convoqués savent qu'on va leur présenter un groupe au sein duquel figure un suspect. Pour les témoins appelés à me « reconnaître » le 10 avril, il ne fait aucun doute qu'ils savaient, soit par la radio, soit par la presse ou la simple rumeur publique, que la police était convaincue de tenir le coupable. Quant à Quinet, il n'est pas impossible que les policiers lui aient aussi confié qu'ils pensaient avoir le coupable entre leurs mains, à cause de la nature et de la forme du renseignement « ano­ nyme » qui leur permit de m'arrêter. Dans ces conditions, la « recon­ naissance » opérée par les témoins est une simple devinette qui se présente sur le mode suivant : regardez bien ce groupe, l'assassin s'y trouve (sous-entendu indiqué, c'est une hypothèse, par les policiers, ou impliqué par le conditionnement journalistique auquel étaient soumis les témoins du 10 avril), le reconnaissez-vous ? C'est-à-dire : recon­ naissez-vous dans ce groupe l'homme que nous avons arrêté et dont nous sommes convaincus qu'il est l'assassin, l'homme qui a déjà été « reconnu » par Quinet (agent de police héroique) et Pluvinage (médecin-expert)? Il était extrêmement facile aux témoins d'être alors influencés. D'autant plus que dans ce groupe de policiers au type très neutre et Français moyen,. j'apparaissais avec ma tête de métèque, mes vêtements fripés, mes souliers sales, ma barbe patibulaire, comme le seul suspect possible (toutes choses qui ont dft également peser dans

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L'AFFAIRE RICHARD-LENOIR

l'« identification » opérée par Quinet et Pluvinage). Je reviendrai plus loin sur cette question. Mais tout a commencé par la « reconnaissance » effectuée par Quinet. De fait, Quinet est la base de l'édifice erroné de l'accusation : si Quinet ne m'avait pas accusé, il est probable que les autres témoins, principalement ceux du 10 avril, n'auraient pas « reconnu » en moi l'auteur de la tuerie du 19 décembre 1969. Or Quinet, si les autres témoins sont (peut-être) de bonne foi, ment sur un point, fait des déclarations extrêmement douteuses sur d'autres points. Des clichés ont été présentés à Quinet le 1er avril 1970 (le procès­ verbal en fait foi, théoriquement). Parmi ces clichés figurait une photo me représentant à l'âge d'environ 1 5 ans. II y a lieu ici de s'étonner que l'agent Quinet ait eu son « attention aussitôt attirée » par celle des photos qui me représentait, de s'étonner qu'il ait trouvé une « grande ressemblance » entre cette photo et le meurtrier, bien que ce dernier filt plus âgé dans la réalité que sur la photo, disait-il. Quinet parle de ressemblance frappante et demande à être confronté avec l'individu qui a attiré immédiatement son attention. Dans la réalité, si on accorde crédit à la procédure, huit jours se sont écoulés entre l'instant où Quinet fait cette demande aux policiers et le moment où je lui suis présenté au sein d'un groupe d'officiers de police. Mais si l'on reprend la phrase qu'a formulée Quinet devant le juge Martin, les policiers, semble-t-il, lui ont présenté le groupe où je me trouvais « au bout d'un certain temps » ; avec une nuance telle dans la phrase que cela implique un laps de temps compris dans une même journée. Scrutons en effet la phrase de Quinet : « [Au début d'avril les policiers ... m'ont convoqué à Paris... Aussi j'ai demandé à être confronté avec cet individu pour voir s'il s'agissait ou non de mon agresseur.] Les policiers, au bout d'un certain temps, m 'ont fait entrer dans une pièce où il y avait 6 ou 7 individus, etc. » L'analyse de cette phrase et des termes qui la précèdent indique que c'est dans une même unité de temps que, d'après Quinet, les policiers l'ont convoqué, lui ont présenté des photos parmi lesquelles il m'a « reconnu » une « ressemblance frappante » avec l'agresseur, et l'ont fait entrer dans une pièce de confrontation, etc. La phrase de Quinet est en effet liée aux autres, n'en est nullement séparée par une indication qui permettrait de comprendre qu'une semaine s'est écoulée entre les deux moments : il ne dit pas qu'il a

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SOUVENIRS OBSCURS

quitté la Brigade criminelle. Il écrit ou plutôt déclare : « Au bout d'un certain temps, les policiers m'ont fait entrer dans une pièce, etc », ce qui laisse entendre qu'il n'a pas quitté entre-temps les locaux de la Brigade criminelle. Il peut s'agir d'une lourdeur d'expression de Quinet. Elle est cependant troublante et il faudrait qu'il s'en explique. Il n'en demeure pas moins qu'il y a une contradiction possible entre le dossier, la procédure écrite, et les déclarations de Quinet quant au laps de temps qui a séparé le moment où il m'a « reconnu » de celui où il a trouvé à ma photo « une ressemblance frappante » avec Je double tueur. On peut légitimement se demander si l'ambiguïté de la formule de Quinet ne signifie pas plutôt qu'on lui a en fait présenté ma photo peu avant qu'il n'ait été conduit devant le groupe anonyme où je figurais. Ce qui n'exclurait pas qu'il ait également vu, huit jours avant, le cliché dont il parle. Il y a plus grave quant à cette photo. Il s'agit d'une photographie qui avait été apposée sur mon passeport en juin ou juillet 1960. Mais elle datait d'un an ou deux : j'en suis certain à cause du pull-over que j'y porte - je me souviens parfaitement, pour des raisons senti­ mentales précises, ne pas l'avoir conservé après l'été 1959. Je suis donc âgé sur cette photo de 14 ou 1 5 ans, et non pas de 1 6 ans, comme le disent les policiers qui confondent date de délivrance du passeport et date de prise du cliché. Je pose, il faut poser deux questions : 1 . Quinet, qui a vu son agresseur beaucoup plusfurtivement qu'il ne le prétend et au cours d'un corps à corps violent, la nuit, sur une allée assez mal éclairée, a-t-il une mémoire si prodigieuse qu'il puisse reconnaître cet agresseur, dont il disait qu'il avait entre 30 et 35 ans, sur une photo où figure un adolescent âgé de 14 ou 1 5 ans ? C'est incroyable. Même si on avait présenté à Quinet la photo du vrai coupable à l'âge de 14-15 ans, il aurait été incapable de le reconnaître. Le cliché m'a été présenté, par un avocat, tel qu'il le fut à Quinet (sur une planche photographique où mon portrait était entouré d'autres photos d'identité) : je ne m'y suis pas reconnu immédiatement. Et je défie quiconque de le faire, à moins de m'avoir connu à cet âge ou d'être informé que je figure parmi ces clichés. 2. Pourquoi les policiers, qui disposaient des photos d'identité que j'ai remises à la PJ lors de la demande de passeport que j'ai effectuée en avril 1966, n'ont pas présenté ces clichés à Quinet, alors qu'ils me

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L 'AFFAIRE RICHARD·LENOIR représentaient à l'âge d'environ 22 ans, soit 3 ans et demi plus jeune qu'à l'époque des faits 'l Il est impossible que la PJ ne dispose pas de ces photos. Pour quelle très étrange raison les policiers, dans une affaire aussi grave, ont-ils présenté à Quinet une photo où j'étais âgé de 14-15 ans alors qu'ils disposaient certainement d'un cliché datant de

1966? Il n'y a pas de réponse à cette essentielle question et on peut seule­ ment envisager celle-ci : les policiers, convaincus a priori de ma culpabilité - nous verrons pourquoi dans la section relative au renseignement confidentiel - ont voulu entourer la « reconnaissance » de Quinet de précautions telles que son impartialité, sa certitude ne puissent être mises en doute. Pour ce faire, ils lui ont présenté une photo vieille de onze ou douze ans, l'incitant d'une manière ou d'une autre à me « reconnaître ». Quoi de plus impressionnant en effet qu'une « reconnaissance » effectuée sur la photo d'un homme qui y est âgé de 14 ou 1 5 ans, alors qu'au moment des faits il avait 25 ans et demi : Goldman a été si formellement identifié que l'agent Quinet l'a même reconnu sur une photo vieille de onze-douze ans ! Effective­ ment, c'est frappant de certitude. A ceci près que c'est également frappant d'impossibilité et d'extravagance. Les policiers auraient dû méditer le dicton populaire : trop c'est trop. Il semble en l'occurrence que, s'ils ont bien médité quelque chose, ce n'est pas ça. Quand on présente à un témoin capital la photo d'un suspect capital, on lui en présente toujours la photo la plus récente. Et que les policiers ne viennent pas dire que cette photo d'adolescent était la seule qu'ils possédaient : outre le fait sus-mentionné qu'en avril 1966 j'avais fait une demande de passeport, j'étais certainement fiché aux RG depuis 1963 - en tout cas - à cause de mon activité politique plus ou moins subversive. Et je ne ferai pas aux services compétents et concernés l'injure de supposer qu'ils n'avaient pas accompagné ma fiche d'une photo postérieure à 1963 ou, du moins, qui ne soit pas antérieure à cette date. Nous étions photographiés par les hommes des RG à chaque manifestation : j'étais responsable du service d'ordre de l'UEC et de l'UNEF parisienne et connu comme tel. D'ailleurs, les policiers prétendent-ils m'avoir reconnu sur la voie publique, le 8 avril 1970, grâce à la photo qu'ils ont présentée à Quinet et où j'étais âgé de 14-15 ans ? En outre, ils reconnaissent eux-mêmes, le dossier

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SOUVENIRS OBSCURS l'atteste, qu'après avoir « recueilli » le renseignement qui me désignait comme le tueur du boulevard Richard-Lenoir, ils ont eu recours pour m'identifier aux services de police spécialisés dans la surveillance des activistes d'extrême gauche. Pour conclure sur ce point : je pense que le fait que les policiers ont présenté à Quinet une telle photo, entourée de cinq autres clichés, et qu'il ait trouvé une « ressemblance frappante » entre mon visage adolescent et celui de son agresseur (son attention a été « aussitôt attirée », mais pas la mienne quand j'ai vu ce cliché au milieu des cinq autres !) indique une manœuvre extrêmement troublante, pour ne pas dire plus (je ne le dis pas), une irrégularité. Mais nous arrivons maintenant au centre de la mauvaise foi, de la malhonnêteté du héros Quinet - au moins sur un point. Quinet dit qu'il est « certain de ne pas commettre d'erreur », car il m'a « reconnu au milieu d'un groupe de six ou sept personnes » et rien ne m'y désignait, affi.rme-t-il, à son attention. S'il m'a « reconnu », ajoute-t-il, c'est que j'étais bien son agresseur. On peut d'abord s'étonner que la certitude de Quinet s'appuie sur le fait qu'il m'a « reconnu » au milieu d'un groupe de six ou sept personnes. Est-ce à dire que si Quinet m'avait vu sans que je sois au milieu d'un groupe, il ne m'aurait pas « reconnu », moi, son prétendu agresseur ? Il semble d'autre part étrange qu'ici l'agent Quinet se défende, justifie sa certitude par un argument d'avocat général, comme s'il sentait que quelque chose est douteux dans cette identification. En réalité, il ne le sent pas, il le sait : il ne m 'a pas reconnu. Sans doute convaincu, par ses collègues de la PJ, que j'étais le coupable, Quinet m'a désigné sans m'avoir « reconnu ». Je rappelle que, quelques instants avant que j'entre dans la pièce qui allait servir de scène à ma présentation aux témoins, alors que j 'étais amené enchaîné vers cette pièce, encadré par deux agents de police et conduit par l'inspecteur Goussard, j'ai remarqué plusieurs personnes sur le banc situé dans le couloir qui longe les locaux de la Brigade criminelle. J'ai remarqué ces personnes parce que je les connaissais. Parmi elles, notamment, se trouvait mon ami Joël Lautric. Sa présence, à cette heure, dans le couloir de la Brigade criminelle, est incontestable : il suffit de se reporter aux horaires de son audition, à l'heure de ma présentation à Quinet. J'ai remarqué aussi, non loin de Joël, un inconnu qui me regardait avec

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L'AFFAIRE RICHARD-LENOIR

insistance. Quelques minutes plus tard, j'apprenais que cet inconnu était l'agent Quinet et qu'il m'accusait d'être le tueur du boulevard Richard-Lenoir : il me le disait lui-même en des termes argotiques que j'ai reproduits ailleurs. Parmi ces termes : « Quelle tronche ! ». J'observai à ce sujet que cette expression possède un double sens : 1. tête, visage, figure,

2. demi-sel sans envergure, voyou « bidon », cave qui s'essaie lamentablement au banditisme. Il m'est impossible de déterminer rigoureusement si Quinet adressait ce vocable à mon visage ou à mes piètres qualités de malfaiteur. Il semble malgré tout qu'il prétendait ainsi qualifier mon visage : le deuxième sens du mot « tronche » est en effet principalement employé par les gangsters, tandis que le premier (tête, visage) est communément utilisé par toute personne parlant plus ou moins argot. J'en déduis que cette exclamation (quelle tronche !) exprima involontairement la surprise de Quinet devant un visage qu 'il voyait pour la premièrefois. Quinet ne mentionne jamais qu'il m'a vu dans le couloir de la Bri­ gade criminelle, menotté et amené par Goussard. Goussard dont il savait qu'il était chargé de l'affaire, Goussard qui l'avait interrogé lors de l'enquête. Dans ses déclarations, Quinet est formel : on l'a fait entrer dans une pièce, et là il m'a « reconnu » au milieu d'un groupe au sein duquel rien ne me désignait particulièrement, etc. Pourtant, Quinet m'a vu et fixé avant que je ne pénètre dans la pièce de pré­ sentation. Et il ne pouvait douter un seul instant de ma condition de suspect. Il ne pouvait pas ne pas comprendre sur-le-champ que j'étais le suspect qu'on voulait lui présenter : il savait pourquoi il avait été convoqué et connaissait Goussard, son rôle dans l'enquête. Si j'étais

vraiment coupable, Quinet, me voyant, n 'aurait pas manqué, sinon de manifester par une réaction quelconque sa rencontre avec l'homme qui l'avait blessé, du moins de dire aux policiers, après ou avant que je lui sois présenté au milieu d'un groupe, que de toutefaçon il m 'avait immé­ diatement reconnu. Nul ne lui eût tenu rigueur de cette reconnaissance « individuelle » qui aurait d'ailleurs eu d'indéniables accents de vérité. Or, Quinet passe sous silence le fait qu'il m'a vu lorsque je gagnais les locaux où j 'allais lui être présenté. Quinet m'a vu avancer, il n'a pas réagi, il ne mentionne à aucun moment le fait qu'il m'a aperçu avant de me désigner comme coupable : c'est la preuve for-

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SOUVENIRS OBSCURS melle qu'il ne m'a pas « reconnu » lorsqu'il m'a « identifié » au sein du groupe où je figurais. Quinet peut prétendre qu'il ne m'a pas vu avancer dans les couloirs de la Brigade criminelle, menotté et précédé par Goussard, dans ce cas il ment et cela indique les mêmes conséquences : il ne m'a pas « reconnu » lorsqu'il m'a vu et peut-être a-t-il alors seulement pris connaissance de l'individu qu'il devait « reconnaître » au milieu d'un groupe de plusieurs personnes. Je suis absolument formel quant au fait que l'agent Quinet m'a vu avancer vers les locaux de la Brigade criminelle et m'a regardé. Je m'en souviens parfaitement car il était placé à proximité de Lautric. Mais, bien entendu, la conviction formelle d'un accusé n'est d'aucune utilité dans cette affaire, aussi apporté-je une assise matérielle à mon assertion : que mes juges se transportent dans le couloir de la Brigade criminelle et refassent le chemin que j 'ai parcouru de la cellule de garde à vue du dernier étage, sous les combles, jusqu'à la pièce où j'ai été présenté aux témoins. Ils verront ainsi que l'agent Quinet, qui attendait sur un banc situé à proximité immédiate des locaux de la Brigade criminelle, ne pouvait pas ne pas me voir passer. (La Cour qui m'a jugé et condamné n'a évidemment pas envisagé d'effectuer un tel transport.) Il reste que l'agent Quinet peut prétendre qu'il n'a pas attendu sur ce banc, ou qu'il a été isolé en attendant que je sois amené dans la pièce de confrontation. Il reste qu'au cours de mon procès il s'est contenté de nier ce fait en invoquant son âme et conscience et en m'accusant de mentir. Il n'a cependant pas expliqué dans quelles conditions et où il avait attendu que je lui sois présenté. li est vrai que personne n'a songé à lui poser une telle question. Je n'accuse pas Quinet de savoir que je suis innocent, ni d'incriminer en toute conscience un homme dont il penserait qu'il peut être innocent. Au contraire et plutôt, je pense que l'agent Quinet est convaincu de ma culpabilité parce qu'on l'en a convaincu, étant donné la teneur du renseignement anonyme qui a incité les policiers à se lancer sur ma piste et leur a permis de m'appréhender. Je traiterai de cette question décisive dans une autre partie. Je pense qu'il est probable que les policiers ont fait partager leur conviction à Quinet, d'une manière ou d'une autre. Je pense que l'agent Quinet, plutôt que d'innocenter un « assassin » par ses hésitations ou incapacité à le reconnaître, a préféré

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L'AFFAIRE RICHARD-LENOIR me désigner : il m'avait vu arriver en compagnie de Goussard, il savait donc, dès lors, que j'étais le suspect, l'homme que les policiers considéraient avec certitude comme l'assassin du boulevard Richard­ Lenoir. Je ne dis pas, surtout pas, que les policiers ont dit (par exemple) à Quinet : « Regarde bien le type qu'on va amener, c'est lui. » Je dis que l'agent Quinet m'a vu arriver, a su conséquemment que j'étais le suspect n° 1 . Je dis que je suis innocent et je dis qu'il savait très pro­ bablement que les policiers étaient certains de ma culpabilité. Je dis que l'agent Quinet ne m'a pas « reconnu » tout en prenant connaissance du visage et de l'individu qu'il allait « reconnaître ». Ceci pour -

deuxième acte d'héroïsme civique ou de civisme héroïque du gardien Quinet - empêcher qu 'un « assassin » n 'échappe, une deuxième fois, à la Justice, parce que lui, Quinet, ne l 'a pas reconnu. Car, n'en doutons pas, Quinet, dont nous avons analysé le témoignage imprécis et parfois extravagant, savait très bien dans son for intérieur qu'il n'était pas en mesure de reconnaître le coupable, contrairement à ses affirmations, mais conformément à la nature et au contenu de ses dépositions. La « reconnaissance » opérée par Quinet est capitale, car elle est la base sur quoi se sont édifiées les édifiantes et peu scrupuleuses assu­ rances des témoins du deuxième jour de garde à vue, des témoins qui m'ont « reconnu » le 1 0 avril (ne parlons pas de Pluvinage, il eût reconnu n'importe qui à condition que le suspect soit bien mis en évidence dans le « groupe anonyme », ce qui était mon cas). Ces témoins savaient tous en effet que l'homme qu'on allait leur présenter au milieu d'autres individus avait été « reconnu », « confondu » (c'est vraiment le cas de le dire) par l'héroique gardien de la paix (et un héros ne ment pas, mentir ce n'est pas bien, un héros c'est le bien) : cela ne pouvait que les influencer, amenuiser les scrupules de leur « âme et conscience » ou de ce qui leur en tenait lieu. Il faut préciser également que cette « reconnaissance » opérée par les divers témoins est extrêmement suspecte sur le point suivant : ils déclarent tous et tous à peu près dans les mêmes termes, et sans qu'ap­ paremment on leur ait demandé quoi que ce soit à ce sujet, que rien ne distinguait plus particulièrement tel ou tel dans le groupe où ils m'ont « reconnu ». Donc, en clair, que leur « reconnaissance » n'a été influencée ni guidée par rien d'artificiel. Que les mesures annoncées et exigées par Jobard pour donner aux éventuelles identifications un 189

SOUVENIRS OBSCURS caractère sérieux et probant avaient été respectées. Étonnons-nous de ce bel et bizarre ensemble. Étonnons-nous surtout que, sur ce point, il y ait un mensonge général caractérisé : je n'étais pas rasé et j'oc­ cupais pratiquement toujours la même place, en face de la glace sans tain U'avais choisi cette place) et en outre, le deuxième jour, Goussard ne m'a même pas proposé de me raser. Si bien que les témoins qui m'ont « reconnu » le 10 avril (Trocard, Lecoq, Ioualitène) m'ont vu avec une barbe de deux jours et demi. Je sais bien qu'on mettra ma parole en doute : que vaut la parole d'un accusé, accusé a priori de mentir ? Pourtant, outre que les personnes m'ayant vu ce jour-là (relations appelées à témoigner, etc.) pourront peut-être confirmer mes dires, il reste que la seule preuve de la régularité de ma présentation aux témoins, donc de la véracité de leurs unanimes affirmations, a disparu. Ou plutôt n 'a pas été présentée pour des raisons dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles ne laissent pas d'être étranges. En définitive : pourquoi les policiers ont-ils utilisé la technique de présentation dite du « groupe anonyme » sans satisfaire à aucune des précautions dont on doit entourer ce type de présentation ou de mise en scène ? Et ceci, bien que Jobard ait pris la peine d'énoncer ces précautions, de les ordonner ? Peut-être, simple hypothèse, parce que les témoins, si je leur avais été présenté seul, ne m'auraient pas « reconnu », alors qu'au milieu d'un groupe de type européen, métèque patibulaire et pas rasé, j 'avais toutes les chances d'être reconnu par des témoins peu scrupuleux et excités par l'importance de l'enjeu. Car le témoin auquel on présente un homme seul sait que cet homme est un (le) suspect. Mais l'alternative pour lui est simplement : c'est lui ou ce n'est pas lui. Mis en présence d'un groupe de plusieurs personnes, le témoin, plus ou moins inconsciemment, est placé devant une autre alternative : il doit trouver, parmi les hommes qui lui sont présentés, non pas le suspect mais le coupable, sur le mode d'une quasi-devinette. L'opération qui consiste à entourer un suspect d'autres individus transforme subtilement la question initiale (c'est lui ou c'est pas lui), question qui devient : lequel est-ce, où est-il ? Alors qu'en fait et en théorie la question est ou devrait être : y a-t-il parmi ces hommes un homme que vous identifiez comme le coupable ? La mise en scène de la présentation change la nature de cette question, inconsciemment, insensiblement. Et cela ressort de l'énoncé même de

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L'AFFAIRE RICHARD-LENOIR la question. Plusieurs témoins ont rapporté ainsi au juge Martin la question que les policiers leur ont posée : « Reconnaissez-vous parmi ces gens-là la personne que vous avez vue le soir du crime, etc. » Ces

termes supposent que le coupable se trouve parmi le groupe ainsi pré­ senté. D'abord parce que l'emploi du verbe reconnaitre signifie évi­ demment qu'il y a au sein du groupe une personne (le coupable) connue et que le problème est de la reconnaître : on ne reconnait en effet que ce que l'on connait déjà. Ensuite, si cela n'était pas le sens de la question posée, celle-ci aurait été formulée différemment. Par exemple « Est-ce qu'il y a selon vous parmi ces hommes ... etc. », ou : « l'un de ces hommes est-il à votre avis ... ». En bref : les policiers, du moins peut-on le penser, ont dft demander aux témoins . « Alors, vous le recon­ naissez ? », ou « Alors, vous le voyez? ». Ce qui ressort de la façon dont la question qui leur fut posée verbalement est retranscrite dans la procédure écrite (on sait en outre que le langage utilisé par les policiers diffère toujours de celui qui figure aux procès-verbaux qui le rap­ portent). Exemple, Lecoq : « Les policiers m'ont demandé de regarder à travers la glace et de leur dire si je reconnaissais l'individu dont j'avais fait état dans ma déclaration parmi le groupe des hommes qm m'étaient présentés. » Sous-entendu et impliqué : cet homme est là, le reconnaissez-vous? Pour conclure : ma présentation aux témoins, loin de remplir les conditions d'objectivité nécessaires - explicitement reconnues néces­ saires par Jobard qui a éprouvé le besoin de les préciser dans un ordre de mission - a plutôt été systématiquement dépourvue de toutes les mesures et précautions qui devaient interdire que l'attention des témoins soit artificiellement attirée sur moi, selon les propres termes de Jobard. Donc ces identifications n 'ont aucune valeur. ·

Pourtant, dira-t-on, vous avez été présenté dans les mêmes conditions aux témoins de deux affaires (Vog pharmacie Farmachi) •

ils vous ont reconnu et vous avez reconnu ces affaires. Certes. Mais : 1 . L'irrégularité d'une présentation aux témoins, son caractère douteux ne fonctionnent et ne s'exercent qu'au cas où le suspect est innocent. Quand il est coupable, qu'il soit ou non rasé, si les témoins l'ont vraiment vu, ils le reconnaissent. J'ai été reconnu dans les affaires

Vog et Farmachi parce que j'étais coupable et que les témoins se 191

SOUVENIRS OBSCURS souvenaient de mes traits. J'ai été « reconnu » dans l'affaire Richard­ Lenoir, en dépit de mon innocence, parce que tout, dans ma présen­ tation aux témoins, les incitait à me désigner. 2. Bien que je sois coupable du vol à main armée commis dans les bureaux du magasin Vog, certaines employées qui m'avaient pourtant incontestablement et nettement vu et perçu ne m'ont pas formellement reconnu. 3. L'ordre de mission du chef de la Brigade criminelle concernait ' exclusivement ma présentation aux témoins de l'affaire Richard-Lenoir. Il ne lui incombait pas d'en délivrer un aux policiers de la 4e Brigade territoriale, chargés de l'enquête sur les trois hold-up que j'ai commis et reconnus. Il demeure que le chef de cette brigade n'a pas rédigé un tel ordre de mission. Il demeure que ma présentation aux témoins des affaires Vog et Farmachi a été effectuée dans les locaux de la Brigade criminelle en présence de policiers de ladite brigade. Notons encore et enfin combien est étrange le fait que la totalité des témoins à charge de l'affaire Richard-Lenoir aient éprouvé la nécessité de justifier à la place des policiers la régularité des conditions dans lesquelles je leur ai été présenté, et ce, avec un remarquable ensemble.

L 'alibi. Mon alibi. J'en ai fait la relation exacte dans un autre chapitre. Avant d'en rappeler brièvement la teneur, je précise qu'en un sens cette question me paraît inimportante et absurde, qu'il me répugne aussi d'en traiter. Inimportante. Je ne suis pas innocent parce que j'étais chez Joël Lautric au moment de la tuerie du boulevard Richard-Lenoir. Je suis innocent parce que je suis innocent. Il se trouve qu'effectivement j'étais · chez Lautric au moment des faits qui me sont injustement imputés. Mais je n'admets pas cependant qu'un prévenu doive fournir son emploi du temps pour être innocenté. Cela implique en effet a priori qu'il a à faire la preuve de son innocence. J'estime qu'il revient plutôt à l'accusation de fournir la preuve de la culpabilité d'un inculpé. Preuve qui, à aucun moment, n'a été fournie contre moi.

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Absurde. Les policiers (et certains magistrats) ont vu dans cette preuve que, spontanément, je proposais de mon innocence, une preuve de culpabilité : de chez Lautric (rue de Turenne) à la pharmacie Delaunay, il y a environ 1 0 minutes (aller et retour). Nous verrons plus loin ce qu'il en est. J'ai reconnu ma présence dans le quartier : signe de culpabilité. Mais si j'étais coupable, aurais-je fourni un alibi qui indique ma pré­ sence dans le quartier du crime peu avant les faits, à moins d'être totalement débile et naïf? Totalement débite et naïf, le commissaire Leclerc ne pense certainement pas que je le sois puisqu'il a déclaré à mon sujet, lors du procès, qu'il avait « compris immédiatement qu'il avait affaire à un malfaiteur exceptionnellement intelligent, rompu à la dialectique et à la tactique des interrogatoires1• » D'autre part, c'est précisément parce que X 2 connaissait ma pré­ sence dans le quartier de la Bastille (et son objet : commettre une agression) qu'il a été incité à me croire coupable. Cela signifie que ma présence dans ce quartier à une heure voisine de la tuerie n'est pas un indice de ma culpabilité mais indique au contraire et seulement de quel malentendu j'ai été l'objet, dès le 22 décembre 1 969 (jour où X 2 me fit part de ses soupçons). Ce qu'indique et explique ma présence dans le quartier Saint-Paul entre 1 9 et 20 heures, le 19 décembre 1 969, c'est mon innocence et les fondements erronés de la conviction de X 2. J'en parlerai quand j'aborderai la question du renseignement confi­ dentiel livré par X 2. A titre d'exemple de l'inepte exploitation de cet alibi, ces lignes de Goussard, de Goussard qui se distingue ici par un acharnement partial qui frôle l'irresponsabilité et, en tout cas, montre son inintelligence. Il écrit dans son rapport général d'enquête du 1 7 février 1 97 1 (la paren­ thèse est de Goussard, les crochets sont de moi) :

Il [moi] a, de plus, admis s'être trouvé en un lieu guère éloigné de la pharmacie dans un temps voisin du crime, en possession d'une arme (P 38) analogue à celle utilisée [dans la tuerie] et 1. Souligné par moi. Je lui laisse bien entendu l'entière responsabilité de propos.

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ces

SOUVENIRS OBSCURS avec l'intention de commettre une agression chez un commerçant. Rappelons que Goldman a reconnu avoir, ce soir-là, dissimulé l'arme dans une sacoche de cuir noir et que plusieurs témoins ont remarqué que l'individu qui s'enfuyait était porteur d'une sacoche en cuir noir. 1 . Je n'ai jamais reconnu avoir été armé ce soir-là d'un

P 38. Le

dossier en fait irréfutablement foi. 2. J'ai bien reconnu que, ce soir-là, je me préparais à commettre une agression et que j'étais armé d'un

Herstal que je portais dans une

sacoche noire. Conséquemment : a. si je portais une sacoche noire avant vingt heures, je suis innocent : celle du tueur provenait de l'agression qu'il avait perpétrée dans la pharmacie ; donc il ne la portait pas avant cette agression (commise peu après 20 heures) ; b. encore une fois, si j'étais coupable, aurais-je eu la complète stupidité de parler d'une sacoche, de révéler que j'étais armé ce soir-là, en vue d'une agression, tout en niant ma culpabilité ?

Il me répugne d 'évoquer cet alibi. A la limite, cette question concerne seulement Joël (Lautric) et moi, notre amitié, que l'imprécision (compréhensible) de ses déclarations n'a pas ébranlée. Je relate donc (à nouveau), pour en faciliter le bref examen, mon. alibi (j'abomine cette expression). Le vendredi 19 décembre 1 969, je me rends au métro Saint-Paul en vue d'y commettre une agression contre une crémerie en gros. Je dois opérer avec un comparse qui m'a précisément donné rendez-vous à cet endroit. Je l'attends jusqu'à 1 9 heures 30. Il ne vient pas. Je me rends sur les lieux (rue Saint-Paul). Constate qu'il s'agit d'un détaillant, renonce à l'agresser. J'entre, un peu plus loin, dans une friperie qui vend des vêtements américains usagés, envisage une agression, y renonce. Je regagne le métro Saint-Paul. Il doit être 19 heures 45 quand je pénètre dans la station. J'entre dans une cabine téléphonique et appelle P., l'ami de X 2. Quand je sors de cette cabine, je rencontre Roger Bigard, un camarade guadeloupéen. Il est accompagné d'une Antillaise. Il me la présente : c'est la nièce de Gaston Monnerville. Élizabeth de son prénom. J'informe Bigard que je souffre d'une dent. Je lui demande s'il vient

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L 'AFFAIRE RICHARD·LENOIR

de chez Lautric (domicilié à proximité) et si ce dernier est chez lui. Réponse affirmative de Bigard. Je gagne le domicile de Lautric (il s'agit d'un logement comportant deux pièces, cuisine, salle d'eau). Je sonne à sa porte. Sa sœur m'ouvre. Nos relations étant réciproquement dépourvues de sympathie, nous n'échangeons aucune parole. Je vais dans la chambre de Joël. Il est couché et somnole. Je lui demande si je peux mettre un disque (cubain) sur l'électrophone. Réponse affirma­ tive. Je mets ce disque. Arrive Caprice, concubin de la sœur de Lautric, Annick. Ce disque lui appartient (je le lui ai offert). Je lui demande de me le prêter. Il refuse. Suit une discussion plus ou moins violente. Caprice regagne la pièce qu'il partage avec la sœur de Lautric. Je reproche alors à Joël sa neutralité dans cette discussion. Je demande une aspirine pour apaiser mon mal de dents. La sœur de Joël me l'apporte. Je vais l'avaler avec un verre d'eau dans la cuisine. Je salue Joël, regagne le métro, rentre chez moi (rue de la Butte-aux-Cailles). A mon avis, j'ai quitté Joël à 21 heures etje suis arrivé chez lui vers 1 9 heures cinquante. Interrogé par les policiers, le 14 avril 1 970, Bigard se souvient qu'un vendredi soir avant Noël 1969, il m'a rencontré entre 19 et 20 heures. Il venait d'entrer dans la station de métro Saint-Paul, accompagné de deu'f jeunes filles : Mlles Monnerville et Kress. Il se souvient que je sortais d'une cabine téléphonique. Il se souvient que j'avais une rage de dents. Il se souvient que je portais une sacoche ou un porte-documents. Il se souvient de m'avoir informé qu'il venait de chez Lautric et que je lui avais fait part de mon intention de m'y rendre. Il précise qu'il était arrivé chez Lautric vers 18 heures 30. Il pense qu'il a pu me rencontrer vers 1 9 heures 1 5. Il est incapable de préciser de quel vendredi il s'agit. Le 8 juillet 1 970, il confirme devant le juge Martin la déposition qu'il a faite à la police. Il mentionne que la demoiselle Kress, en raison d'un différend qui les avait opposés, marchait en avant, ce qui explique que je ne l'aie pas rencontrée. Le 9 avril 1 970, Lautric est entendu par les policiers. Il déclare que je suis très certainement venu chez lui au cours du mois de décembre 1 969. 195

SOUVENIRS OBSCURS

Il croit se souvenir que je lui ai rendu visite dans la semaine qui a précédé Noël. li se souvient que je souffrais d'une dent. Interrogé à nouveau le 14 avril 1 970, Lautric apprend des policiers que j'avais précisé, dans mon alibi, avoir rencontré, avant de me rendre chez lui, Bigard et la fille d'une personnalité antillaise, lesquels venaient de le quitter. On apprend également à Lautric que j'avais précisé que notre rencontre avait eu lieu le 1 9 décembre 1 969. Toutes précisions qui n 'avaient pas étéfournies à Joël lors de son premier interrogatoire. Devant ces précisions, Lautric déclare qu'il pense, sans pouvoir l'affirmer, que je suis bien venu chez lui le 1 9 décembre 1 969. Ses repères : c'était, il s'en souvient, la semaine avant Noël, il se reposait pour pouvoir ensuite aller danser ; or ce jour-là ne pouvait être qu'un vendredi car c'est le vendredi qu'il allait danser. A son avis, Bigard, Kress, Élizabeth Monnerville avaient quitté son domicile vers 19 heures-19 heures 15. Trois ou quatre minutes après, dit-il, je me présentais. Il précise que sa sœur et Caprice se trouvaient dans l'appartement. Il dit que l'incident qui m'a opposé à Caprice avait eu lieu, non pas ce jour, mais quelques jours auparavant. Il dit que je lui avais demandé de sortir avec moi et qu'il avait refusé parce qu'il avait rendez-vous avec une jeune femme. Il se souvient que je portais une sacoche. Il évalue à une heure, peut-être davantage, la durée de ma station chez lui (j'aurais donc quitté son domicile vers 20 heures 1 5-20 heures 30). Il conclut en disant que l'ancienneté de cet épisode et le fait qu'il ne porte jamais de montre explique ! 'imprécision de ses déclarations, excuse leur éventuelle inexactitude. Interrogé le IO novembre 1 970 par le juge Martin, il déclare que Bigard, lors d'une conversation, lui a dit qu 'il m 'avait bien rencontré le 19 décembre 1969 (avant 20 heures) . Il croit, il le répète, que c'est bien le 1 9 décembre 1 969 que je suis venu chez lui. 196

L'AFFAIRE RICHARD-LENOIR

Il se souvient que c 'était le jour où Bigard, Kress et Monnerville Élizabeth lui avaient rendu visite. Il évalue ainsi mon arrivée chez lui : un quart d'heure après le départ des personnes sus-mentionnées. Il confirme que sa sœur et Caprice se trouvaient à son domicile. Il pense que je suis resté chez lui une heure trente. Il déclare que sa sœur lui a confirmé m 'avoir donné de /'aspirine le jour de la visite de Bigard et de ses deux amies. Il répète que j'étais porteur, ce soir-là, d'une sacoche. Il ajoute qu'au cours du mois de janvier 1 970, lors d'une fête orga­ nisée chez moi, je lui avais fait part des soupçons nourris à mon encontre par certaines personnes et relatifs à mon éventuelle culpa­ bilité dans l'affaire Richard-Lenoir : je lui avais demandé de se sou­ venir de la soirée du 19 décembre 1 969 et d'indiquer s'il se rappelait que j'étais, ce soir-là, chez lui, au moment des faits en question. Il avait alors, après brève réflexion, confirmé que cela était vrai. Il affirme qu'il avait évoqué cette scène lors de son deuxième inter­ rogatoire par les policiers. Il s'étonne que le procès-verbal de cette audition n'en fasse pas état. Confronté au policier qui avait recueilli sa déposition, il maintient ses dires. Le policier y oppose un démenti formel : si cette déclaration ne figure pas au procès-verbal, c'est que Lautric ne l'a pas faite. Interrogé par les policiers le 1 4 avril 1970, Caprice confirme qu'un soir, dans les jours qui ont précédé Noël 1969, un incident l'avait opposé à moi au sujet d'un disque. Il avait refusé de me prêter ce disque car, dit-il, il n 'avait aucune confiance en moi. Il est incapable de se souvenir si cet incident s'est produit le jour de la tuerie du boulevard Richard-Lenoir. Il n'a pas tellement été surpris de me voir impliqué dans une affaire si grave. Il déclare : « En effet, j'ai eu l'occasion de le (moi) voir exposer ses conceptions politiques à différentes reprises et, dans ses propos, il apparaissait clairement qu'il n'avait aucun souci des vies humaines1 pour réaliser les objectifs qui lui paraissent souhai1. Souligné par moi.

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SOUVENIRS OBSCURS

tables. C'était un extrémiste. Transposées sur le plan du droit commun, ses conceptions pouvaient aboutir à une affaire telle que celle de la pharmacie du boulevard Richard-Lenoir. » Caprice avait précisé peu avant que, selon lui, mon tempérament n'était pas celui d'un véritable révolutionnaire : je lui avais confié un jour mon intention de rejoindre un groupe de guérilleros vénézué­ liens ; il ne l'avait pas cru, j'étais, d'après lui, un affabulateur. Le 8 juillet 1970, il confirme l'essentiel de ces propos devant le juge Martin, et conclut ainsi sa déposition : « J'ai tout d'abord été un peu surpris en apprenant l'arrestation et les motifs de l'arrestation de Goldman. Puis, en y réfléchissant, j'ai trouvé qu'il y avait beaucoup de coïncidences concernant Goldman dans cette affaire. En effet, d'après ce que j'ai su, il a déclaré qu'il était au métro Saint-Paul, à une heure qui avoisinait celle du crime. Il a déclaré qu'il était venu ensuite chez nous, 47 rue de Turenne. Or notre domicile, le métro Saint-Paul et la pharmacie du boulevard Richard-Lenoir se trouvent situés à peu de distance les uns des autres. Cela fait bien des coïncidences, et moi, je ne crois pas aux coincidences1• » Le 9 mai 1 973, interrogé à Pointe-à-Pitre sur commission rogatoire du juge Floch, Caprice déclare qu'il se souvient bien que j'ai rendu visite à Lautric en décembre 1969, que j'avais mal à une dent, que la sœur de Lautric (son épouse à la date de cette audition) m'avait donné de l'aspirine. Il s'en souvient non parce qu'il a assisté à cette scène, mais parce qu'il en a été informé par des conversations qu'il a eues après mon arrestation avec Lautric et sa sœur : ce jour-là, dit-il, il ne se trouvait pas dans l'appartement de Lautric (qu'il partageait, en compagnie de la sœur de Lautric, avec ce dernier). Annik Lautric, sœur de Joël, déclare aux policiers, le 1 4 avril 1970, qu'elle est incapable de préciser à quelle date remonte ma dernière visite chez son frère. Elle se souvient qu'au cours du mois de décembre 1969, un incident m'a opposé à Caprice et qu'il concernait un disque. Elle mentionne que je lui ai déplu dès qu'elle m'a connu. 1. caprice est devenu, par la suite, inspecteur de police.

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L'AFFAIRE RICHARD-LENOIR

Le 1 9 mai 1 973, elle déclare, à Pointe-à-Pitre (commission rogatoire du juge Floch), qu'elle ne se rappelle pas que j'aie un jour souffert d'une rage de dents, lors d'une visite effectuée en décembre 1969 au domicile de son frère, ni a fortiori m'avoir donné un cachet d'aspirine pour l'apaiser. Confrontée aux déclarations de son frère Joël qui prétend le contraire, à celles de son époux Caprice qui confirme celles de Joël, elle n'exclut pas la possibilité d'une telle rage de dents, ni de m'avoir donné un cachet d'aspirine. Elle est incapable de préciser si cette scène a eu lieu au mois de décembre 1 969. Elle rappelle / 'antipathie qu'elle a toujours éprouvée à mon égard.

Interrogée par les policiers le 14 avril 1 969, Danièle Kress déclare que la visite en question a vraisemblablement eu lieu un mercredi ou un jeudi, moins probablement un vendredi soir. Elle pense que cette visite a eu lieu soit dans la semaine du 8 au 14 décembre, soit dans celle du 15 au 21. Elle s'était rendue chez Lautric en compagnie de Bigard et Elizabeth Monnerville, après la fin des cours qu'elle suivait alors dans une Institution pour jeunes filles. Or ces cours finissent à 17 heures le mercredi et le jeudi, mais se prolongent le vendredi jusqu 'à 18 ou 19 heures, en raison de devoirs surveillés. Elle pense donc qu'il ne s'agit pas d'un vendredi : elle évalue en effet à 18 heures environ l'heure de son arrivée chez Lautric. Le 8 juillet 1970, elle précise ses déclarations antérieures devant le juge Martin. Elle pense que cette visite a eu lieu un mercredi ou un vendredi avant les vacances de Noël. Sans nier absolument qu'il s'agisse d'un vendredi, elle pense, avec une quasi-certitude, que c'était plutôt un mercredi, pour les raisons suivantes : - Bigard et Elizabeth Monnerville étaient venus la chercher à la sortie de son cours. Elle reconstitue le trajet qu'ils ont effectué (à pied) jusqu'au domicile de Lautric et en évalue la durée à une heure environ (elle fournit des précisions, station chez Bigard, rue de la Roquette, dans un café, etc.). - Elle conclut qu'il ne peut s'agir d'un vendredi car ce jour-là 1 99

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ses cours se terminaient entre 18 et 19 heures et, fixant son arrivée chez Lautric avant 19 heures, elle exclut, en raison de la durée du trajet effectué entre son cours et le domicile de Lautric (une heure), qu'elle ait pu arriver chez Lautric un vendredi avant 1 9 heures. Elle confirme qu 'un différend l 'avait opposée à Bigard et qu 'elle ne se trouvait pas avec lui lorsqu 'il avait pénétré dans la station de métro Saint-Paul. Elle mentionne que, ce jour-là, elle était rentrée tôt chez elle. D'autre part, elle précise qu 'à son arrivée chez Lautric la nuit n 'était pas encore tombée. Elizabeth Monnerville est entendue (pour la première fois) le 14 mai 1973 : trois ans et demi environ après les faits. Elle déclare qu'un soir de décembre 1969, elle s'était effectivement rendue chez Lautric en compagnie de Kress et de Bigard. Elle pense qu'ils étaient arrivés au domicile de Lautric vers 1 7 heures, plutôt que vers 1 8 heures. La nuit était complètement tombée. Elle affirme que Lautric ne se trouvait pas chez lui. Elle a souvenance de la scène du métro (rencontre avec moi). Elle est incapable de préciser jour et semaine de cet épisode. Mise en ma présence, elle me reconnaît.

Éclairer cet embrouillamini fastidieux est quelque peu malaisé. Nul n 'essaya de le faire vraiment. Il n'est pourtant pas impossible d'arracher à ces imprécises déclarations des signes extrêmement sérieux de la véracité de mes dires. Avant tout, il importe de préciser qu'aucun des témoins cités n'était particulièrement fondé à conserver le souvenir de cette soirée. J'étais par contre spécialement motivé à en graver les détails dans ma mémoire : a. je devais commettre une agression ce soir-là ; b. je souffrais d'une violente rage de dents; c. j'avais été sensibilisé par l'incident relatif au disque : j'avais connu à Cuba le musicien (Tata Güines) qui y joue de la tumba, 200

L'AFFAIRE RICHAlU>-LENOIR

je le fréquentais assiddment à La Havane, c'est un des plus grands joueurs de tumba du monde et il fut une époque où il était incontes­ tablement le meilleur spécialiste de cet instrument de percussion ; d. ce vendredi était la veille du hold-up que j'ai commis chez Vog ; e. dès le lundi 22 décembre 1969, j'ai dû argumenter mon innocence pour répondre aux soupçons de X 2. X 2 ne connaissait pas Lautric, mais ce n'était pas le cas de P. (que X 2 avait informé des soupçons qu'il nourrissait à mon égard). J'indiquai à P., le 22 décembre 1969, qu'au moment des faits je me trouvais chez Lautric ; f. le 24 décembre 1969, lors d'une fête, chez moi, je demandai à Lautric de confirmer à G. (le Vénézuélien qui séjournait alors dans mon studio) mon innocence dans l'affaire Richard-Lenoir. Lautric le fit (je rappelle que G. avait également été informé des soupçons de X 2 par une tierce personne). Le dossier atteste formellement l'existence de cette soirée, sa date. Lors du procès, Lautric a reconnu que c'est bien lors de cette fête, et non en janvier 1 970, que j'avais fait appel à son témoignage pour me disculper aux yeux d'un camarade. La scène du métro (ma rencontre avec Bigard, Elizabeth Monner­ ville et Kress) est indéniablement établie (Goussard n'hésite pas cependant à écrire, dans son rapport général, que la réalité de cette rencontre est infirmée par Kress : or, Bigard et Kress ont expliqué parfaitement pourquoi cette dernière n'avait pas assisté à cette scène). Est également incontestablement établi que je souffrais d'une rage de dents le jour où j'ai rencontré Bigard dans la station de métro Saint-Paul, que je souffrais d'une rage de dents lors de ma visite à Lautric. Tout aussi établi est le fait que ma visite chez Lautric a eu lieu le jour où j'ai rencontré Bigard dans le métro, après cette rencontre. Je portais ce jour-là, et à cette heure, une sacoche : cela ressort évidemment des dépositions de Bigard et Lautric. Nul ne peut contester que ma rencontre avec Bigard a eu lieu avant 20 heures. Il n'est pas non plus possible de nier que cette scène a eu lieu avant Noël 1969. Ce qui fait donc problème, c'est la détermination du jour et de l'heure exacts de cet épisode. 201

SOUVENIRS OBSCURS

Ni Caprice, ni Annik Lautric n'infirment mes affirmations. Ils se , bornent à déclarer qu'ils sont incapables de préciser si mes dires sont véridiques. Les témoignages des deux personnes sus-mentionnées n'ont aucune valeur : ils sont entachés d'une partialité évidente puisque, dans leurs déclarations, ces deux personnes laissent clairement apparaître la profonde antipathie qu'elles éprouvent à mon égard. Il est donc plausible de considérer que leur imprécision est motivée par la volonté de me nuire. Caprice, témoin, donc supposé parler sans haine, va jusqu'à exprimer un avis affirmatif sur ma culpabilité alors qu'on lui demande précisément de témoigner sur l'innocence que je proclame. Il exprime en outre cet avis en des termes qui ne laissent aucun doute sur les sentiments d'hostilité qui originent sa conviction. Bigard déclare que notre rencontre dans le métro Saint-Paul a eu lieu un vendredi, sans pouvoir en déterminer la date exacte. Il précise toutefois qu'il s'agissait d'un vendredi de décembre 1969. Mais, selon Lautric, il aurait confirmé à ce dernier qu'il s'agissait bien du vendredi 19 décembre 1969. Lautric pense que la visite que j'invoque a effectivement eu lieu le 19 décembre 1969. Il fonde sa croyance sur des repères assez précis. Quant à l'heure de mon arrivée à son domicile, la durée de la station que j'y ai effectuée, elle exclut, au cas où la croyance de Lautric serait fondée, que je puisse être le tueur du boulevard Richard­ Lenoir. Il se souvient avoir confirmé mon alibi en janvier 1970 : en réalité, cette scène a eu lieu le 24 décembre 1969, soit cinq jours après la soirée en question. Je peux le prouver et Lautric l'a admis lors de mon procès. Le fait que Lautric et Caprice ne confirment pas mes dires quant à l'incident concernant le disque est dépourvu de valeur : cet incident n'offre pas grand intérêt pour la précision de mon alibi et j'ai expliqué pourquoi il était plus naturel que je m'en souvienne exactement. Les déclarations de Monnerville Elizabeth s'annulent d'elles-mêmes. Interrogée plus de trois ans après les faits, elle affirme que Lautric n'était pas présent lors de la visite qu'elle avait effectuée à son domicile en compagnie de Bigard et de Kress : la présence de Lautric chez lui, à ce moment, est incontestable. 202

L 'AFFAIRE RICHARD-LENOIR On peut s'étonner qu'Elizabeth Monnerville n'ait été interrogée qu'en mai 1973. Elle se trouvait, certes, en Guadeloupe à l'époque de mon arrestation. Mais, jusqu'à nouvel ordre (non colonial), cette île est un département français, du moins en théorie, et le juge Martin pouvait immédiatement délivrer une commission rogatoire pour qu'elle soit entendue peu après mon arrestation : son témoignage aurait, peut-être, été plus précis. Il pouvait être important. En réalité, l'effort des enquêteurs porta principalement sur les dépositions de Kress, pour procéder à la réfutation de mon alibi. Kress avait en effet exclu plus ou moins que cet épisode ait eu lieu un vendredi. Ses arguments : le vendredi, elle sortait de son cours après 18 heures. Or, elle était arrivée chez Lautric avant 19 heures et la durée du trajet entre son cours et la rue de Turenne (une heure) excluait que cette visite ait eu lieu un vendredi. Par contre, le mercredi, elle quittait son cours à 17 heures. Les policiers se livrèrent à une enquête. Ils établirent : 1 . Que le vendredi, les élèves de l'institution scolaire où étudiait Kress à l'époque, étaient retenues par des devoirs surveillés jusqu'à

18 heures. Mais la directrice de cette Institution précisa que ces devoirs ne pouvaient se prolonger au-delà de 18 heures et que les élèves pouvaient partir avant 18 heures si eJJes avaient terminé leurs travaux. Ce qui contredit les propos de Kress. 2. Que le 19 décembre 1 969, le jour avait très probablement décliné à 1 6 heures 50, qu 'ilfaisait complètement nuit à 17 heures 20 (déduction opérée après comparaison avec la journée du 19 décembre 1970). Le substitut Amarger en tira la conclusion suivante : puisque Kress affirmait qu'au moment de son arrivée chez Lautric, il ne faisait pas encore complètement nuit, cela signifiait qu'elle était arrivée chez ce dernier avant 1 8 heures. Donc, il ne pouvait s'agir d'un vendredi, jour où elle quittait son cours à 18 heures. D'autre part, affirmait-il, Kress ne se souvenait pas d'avoir quitté son cours avant 1 8 heures le vendredi de la semaine en question (le substitut Amarger accordait donc crédit au dire de la directrice du cours : les élèves pouvaient partir avant

1 8 heures, ne restaient jamais au-delà de 1 8 heures le vendredi, etc.). Ce dossier comporte un certain nombre de déductions aveugles, fantaisistes, aberrantes : celle du substitut Amager l 'est tout particu­ lièrement.

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SOUVENIRS OBSCURS

En effet : si Kress prétend qu'à son arrivée chez Lautric, la nuit n 'était pas encore complète, cela signifie qu'elle y est arrivée avant 17 heures 20 (heure où la nuit devint complète). Attendu que le mercredi elle quittait son cours à 17 heures et qu'elle avait évalué à une heure le temps qu'elle avait mis pour se rendre chez Lautric, cela implique, à l'en croire, qu'elle était arrivée au domicile de ce dernier vers 18 heures, pour autant qu'on considère exact le fait, affirmé par elle, que cette visite avait eu lieu un mercredi. Vers 18 heures, le 19 décembre 1969, il faisait complètement nuit (établi par les vérifications policières). Donc, soit la jeune Kress est arrivée chez Lautric avant 17 heures 20, soit elle se trompe en disant qu'à son arrivée la nuit n'était pas complètement tombée. Le substitut Amarger utilise donc un argument complètement erroné pour justifier que la visite de Kress ait eu lieu un mercredi, argument qui a cette étrange particularité d'argumenter en fait le contraire de ce qu'il vise à démontrer : admettre que la nuit n'était pas complètement tombée lorsque Danièle Kress était arrivée chez Lautric revient à supposer qu'elle était arrivée chez Lautric un mercredi avant 17 heures 20. Ce qui est impossible puisque Kress évalue à une heure la durée du trajet qu'elle a effectué entre son départ du cours où elle étudiait (départ qu'elle situe un mercredi) et le moment où elle est arrivée chez Lautric. Elle ne pouvait en effet arriver chez Lautric un mercredi avant 17 heures 20 si, quittant son cours à 1 7 heures (un mercredi), il lui avait fallu une heure pour se rendre chez Lautric. Le plus probable est que Kress se trompe en affirmant que la nuit n'était pas complète lorsqu'elle était arrivée chez Lautric : elle précise d'ailleurs que cette arrivée a eu lieu avant 19 heures et après 18 heures (la nuit était donc tombée). Il est donc parfaitement possible que Danièle Kress ait rendu visite (cette visite) à Lautric un vendredi : la directrice de son cours a précisé que les élèves pouvaient, le vendredi, partir entre 17 et 18 heures (contrairement aux dires de Kress), ce qui laissait très largement à Kress le temps d'être chez Lautric entre 1 8 et 19 heures (pas après 19 heures, pas avant 1 8 heures) ; quant aux autres critères utilisés pour situer sa visite un mercredi et non pas un vendredi, nous avons précé­ demment constaté leur ineptie. 204

L 'AFFAIRE RICHARD-LENOIR

Les seules déclarations sérieuses sont donc celles de Bigard et Lautric. Précisons que Lautric (aspirant de réserve) a été perquisi­ tionné dès que j'eus révélé qu'il était en mesure de fournir une preuve de mon innocence : la police l'a donc traité a priori comme suspectl. Il appert des déclarations de Lautric que ma visite a été probable­ ment, très probablement effectuée le 19 décembre 1969. Lautric n'émet toutefois cette opinion qu'avec certaines réserves justifiées par l'im­ précision de ses souvenirs. Il n'en demeure pas moins que policiers et enquêteurs pensent, sont persuadés, que le 19 décembre 1969, vers 19 heures, je me trouvais dans le quartier Saint-Paul : ils y voient précisément un grave indice de ma culpabilité. Ils confirment donc que j'ai bien rencontré Bigard ce jour-là. Ce qui suppose que j'ai également visité Lautric à la même date. Le président Braunschweig l'a d'ailleurs admis au cours de mon procès. C'est en vérité difficile à contester. Je suis donc innocent : 1. Si j'ai bien rencontré Bigard le 19 décembre 1969 muni d'une sacoche, avant 20 heures (il est indéniable en tout cas que cette rencontre, si elle a bien eu lieu à cette date, s'est déroulée avant 20 heures), je ne peux être l'agresseur de la pharmacie Delaunay : le tueur n'est entré en possession de cette sacoche qu'après 20 heures. 2. Pour nier mon innocence, il faut envisager que j'ai commis l'agression meurtrière entre le moment où j'ai quitté Bigard et celui où je suis arrivé chez Lautric. Mais si je me suis bien rendu chez Lautric le 19 décembre 1969, cela m'innocente évidemment ; il fixe à environ quatre minutes (deuxième audition) ou quinze minutes (troisième audition) le temps qui a séparé le départ de Bigard de mon arrivée chez lui, il évalue à une heure ou plus ma station chez lui. Or Bigard a indéniablement quitté Lautric avant 19 heures 45, en tout cas avant 20 heures (dépositions de Bigard et Kress : Bigard déclare m'avoir rencontré vers 19 heures 1 5, Kress être arrivée chez Lautric avant 19 heures et être rentrée tôt chez elle). Conséquence : en admettant que je sois arrivé vers 19 heures 30 chez Lautric, si j'y suis 1. Je>el a été, lors de cette perquisition, tenu en joue par des policiers armés et insulté (sale nègre, etc.).

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resté une heure ou plus (Lautric), je ne peux avoir commis le crime qui m'est imputé. Il reste que les magistrats peuvent supposer qu'ayant quitté Bigard vers 19 heures 45 (ce que je déclare), j'aie, avant de me rendre chez Lautric, perpétré l'agression du boulevard Richard-Lenoir. Cette supposition a été émise (et à mon avis admise) par le président Braun­ schweig. Dix minutes suffisent, disent les policiers, a répété Braun­ schweig, pour aller du métro Saint-Paul à la pharmacie Delaunay et se rendre ensuite chez Lautric, rue de Turenne. Possible, très possible. Mais pour un promeneur. Pas pour un homme qui commet un hold-up, est interrompu dans son agression par un client, parle à ce client, le blesse, abat deux pharmaciennes en vidant un chargeur complet, se heurte à un homme qui tente de l'appréhender, lutte avec lui, lui tire une balle dans le ventre après avoir sorti un second pistolet. Ces quelques détails ont, semble-t-il, échappé à mes juges. Or Lautric est formel : je suis arrivé chez lui peu après le départ de Bigard, donc avant 20 heures, donc je suis innocent (le hold-up et l'effusion de sang qui l'a suivi se sont déroulés entre 20 heures et 20 heures 10). D'autre part, on se souvient que, selon Lautric, je lui avais demandé de sortir avec moi : est-ce le comportement d'un homme qui vient de commettre un double meurtre, une double tentative de meurtre ? Certes pas, d'autant moins que, pour moi et Lautric, sortir signifiait aller danser. Il faut donc en revenir à une autre hypothèse : j'ai bien rendu visite à Lautric, mais pas le vendredi 19 décembre 1969 (hypothèse plus ou moins exclue par Braunschweig). (Notons que cette hypothèse, loin de constituer une charge, signi­ fierait seulement que je n'étais pas chez Lautric le jour de la tuerie qu'on m'impute, mais ne signifierait pas que je me trouvais dans la pharmacie Delaunay. Elle empêcherait par contre l'accusation de considérer mon alibi comme un indice de culpabilité, ce qui explique d'ailleurs qu'elle n'ait pas vraiment cherché à le réfuter.) Quant à cette hypothèse : il a été formellement et matériellement établi que, dans la nuit du 1 8 au 19 décembre 1969, je m'étais rendu dans un hôpital proche de mon domicile pour demander un calmant afin d'apais_er une violente rage de dents. Une telle démarche, sa nature d'urgence, indique assez que cette rage de dents venaitde surgir. Si mon 206

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mal de dent avait été antérieur à cette nuit, il aurait été inutile que je me présente, en pleine nuit, dans un hôpital : j'aurais eu recours, dans la journée précédente, aux services d'un pharmacien (il y avait une pharmacie à 20 mètres de mon domicile). En conséquence, les dires de Bigard et de Lautric quant à ma rage de dents confirment qu'il s'agissait très probablement du 19 décembre et, en tout cas, pas d'un jour antérieur à cette date. Il ne pouvait s'agir non plus du 20 dé­ cembre : vers 20 heures, ce jour-là, je commettais un hold-up. Il est d'autre part impossible de supposer que cette visite a eu lieu après le 22 décembre (semaine de Noël), l'ensemble des témoignages l'exclut. J'ajoute que je possède, moi, un repère quant à l'heure de ma « rencontre » avec la tenancière de la crémerie que j'avais envisagé d'agresser : elle m'avait déclaré qu'elle allait bientôt fermer sa boutique. Ce qui implique que cet épisode est antérieur à 20 heures. Cette commerçante, interrogée, a d'ailleurs indiqué, après qu'on lui eut présenté ma photo, qu'elle se rappelait m'avoir vu en décembre 1969, sans pouvoir préciser, naturellement, quel jour de ce mois je m'étais présenté chez elle. En fait, s'il est vrai que mon alibi ne peut être formellement confirmé, il ressort toutefois des témoignages et de leur analyse qu'il est vrai­ semblable. J'ai montré que, dans certains cas, sa prétendue réfutation entraînait au contraire sa confirmation (substitut Amarger). Les policiers (rapport d'enquête de Goussard) ont écrit qu'il ne pouvait être ni confirmé ni infirmé. L'utiliser pour m'accuser, j'en ai également fait la démonstration, revient plutôt à m'innocenter. En fait, le sens véritable de cet épisode, de cette soirée, réside dans l'analyse des déclarations faites par X 2 aux policiers qui m'ont identifié et appréhendé. X 2 qui sait, lui, qui sait parfaitement que le vendredi 19 décembre 1969 je me trouvais aux alentours de Saint­ Paul, entre 19 et 20 heures. Je pense que les policiers ne le contestent nullement, qui y voient au contraire une preuve de ma culpabilité.

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J'évoquerai très rapidement, avant d'aborder l'essentielle question du Renseignement confidentiel, le problème des armes. Deux pistolets m'ont été saisis : 1. Un Walther P 38 modèle HP (High Power}, calibre 9 mm. 2. Un Herstal FN (Fabrique nationale) Browning's Patent, calibre 9 mm. Conclusions du pr Ceccaldi, qui a procédé à l'expertise de ce Herstal : « Le pistolet automatique de calibre 9 mm Parabellum, marque « FN », modèle 1935, n° T. 199.092, est en bon état de fonc­ tionnement; il est classé dans la première catégorie 1• Les recherches effectuées en vue de retrouver son utilisation lors d'affaires antérieures connues de nous, n'ont apporté à ce jour aucun résultat positif. » Il faut noter que cette conclusion, dépourvue de toute allusion à l'af­ faire du boulevard Richard-Lenoir, implique qu'ilétaitexc/udansl'esprit du pr Ceccaldi que le meurtrier ait utilisé un Herstal : il avait déterminé, avec les réserves d'usage, que les meurtres et tentatives de meurtre avaient été perpétrés au moyen d'un P38 et d'un PASO (MAC 50). D'ailleurs, le pr Ceccaldi, la lecture de l'expertise le confirme, n ·a pas été requis pour examiner si le Herstal avait servi dans l 'affaire Richard-Lenoir. Cela n'empêche aucunement le substitut Amarger d'écrire à la page 53 de son réquisitoire : « . . . Il n'est pas exclu que, conformément aux renseignements recueillis par les policiers, l'inculpé, expert dans la technique des armes, ait fait modifier le pistolet après le crime, de même il n 'est pas impossible qu 'il ait fait apporter des modifications au pistolet Herstal2• Cette tâche lui aurait d'ailleurs été facilitée par ses relations avec des éléments subversifs ... » Attendu que le pr Ceccaldi ne mentionne à aucun moment que mon Herstal a pu subir une quelconque modification, on peut mesurer le sérieux et l'objectivité du substitut en question, lequel substitue plutôt la partialité à l'impartialité dont il devrait user avec rigueur. Les conclusions du P' Ceccaldi quant au P38 sont particulièrement importantes : nous verrons dans la partie relative au Renseignement confidentiel comment les policiers ont exploité fallacieusement ces 1. Armes dites de guerre. 2. Souligné par moi, ainsi que les autres passages soulignés, extraits du rapport

Cea:aldi.

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L' AFFAIU RICHARD-LENOIR

conclusions et cherché à créer un doute appuyé sur le fait que l'assassin a utilisé une arme de ce type. Le P' Ceccaldi écrit : « Le pistolet automatique allemand de calibre 9 mm Parabellum, n° 7 161, est une arme de guerre reconstituée avec les trois éléments interchangeables de deux pistolets : la carcasse et le canon d'un pistolet de modèle P38 portant le numéro apparent 7 161, la culasse mobile d'un pistolet de marque Walther, modèle HP, n° 4 948 (visible après démontage), prototype adopté en 1938 par l'armée allemande sous l'appellation P38. « Les pièces constituant les scellés de l'arme saisie ne semblent pas avoir subi de modifications, mais il est impossible d'établir si certaines d'entre elles ont fait l'objet ou non d'un échange avec celles d'une arme de même modèle. « Cette arme n'a tiré ni percuté aucune des balles et des douilles découvertes à la suite de l'agression commise le 19 décembre 1969 dans une pharmacie, 6 boulevard Richard-Lenoir à Paris XIe ... » La conclusion du pr Ceccaldi est formelle : cette arme n'est pas celle de la tuerie du boulevard Richard-Lenoir. Il s'agit pourtant d'une arme composite (je l'ignorais). Ne serait-ce pas, en l'occurrence, le signe d'une modification que j'aurais effectuée pour maquiller un pistolet homicide ? Hypothèse absolument dépourvue de fondement. Ce pistolet, composé d'éléments divers, comporte : - canon et carcasse provenant d'un même pistolet (même numéro), - culasse mobile provenant d'un autre pistolet (numéro différent). Il est exclu que cette composition procède d'un maquillage criminel. En effet, le canon d'un pistolet est l'élément qui permet principalement (pas exclusivement) à l'expert de déterminer si une arme de poing a tiré des projectiles (meurtriers ou non) pour autant qu'il détienne ces projectiles et les ait examinés : le canon est par consé­ quent ce dont un assassin débarrasse en premier lieu son arme s'il veut en effacer les traces homicides tout en la conservant. Mon P 38 possède carcasse et canon issus d'une même arme. Donc si on suppose que, dans mon P 38 composite, il existe la trace d'une modification criminelle destinée à éviter une identification balistique, des éléments représentant une arme initiale supposément homicide, il est absolument exclu qu'il s'agisse du canon et de la

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SOUVENIRS OBSCURS

carcasse : le canon a été examiné et innocenté, la carcasse, son numéro l'indique, correspond au canon. Ces deux éléments appartiennent à un même pistolet. Ce qui implique que mon P 38 est un pistolet dont la seule culasse mobile a été changée. Chose formellement confirmée par le P' Cec­ caldi, qui écrit dans son rapport : « Hormis l'échange de la culasse mobile, les diverses pièces constitutives de l'arme examinée ici ne paraissent pas avoir subi de modifications. » La culasse mobile d'un pistolet n 'est pas un élément permettant l 'identification d'une arme homicide. Son changement n'indique pas, en conséquence, un maquillage criminel. Reste une hypothèse : le P 38 meurtrier est représenté, dans cette arme composite, par la culasse mobile (qui porte un numéro différent de celui du canon et de la carcasse, donc provient d'un autre pistolet). Cette hypothèse est absurde : elle implique que le meurtrier, pour que son arme ne soit pas identifiée, n'en aurait conservé que la culasse mobile ! Il est vrai que le P' Ceccaldi n 'exclut pas que les pièces constituant les trois éléments qui forment mon P 38 (carcasse et canon, culasse mobile) aient été (é)changées, encore qu'il lui semble qu'elles n'ont subi aucune modification. Mais cela importe peu : - S'il s'agit de pièces telles que détente, pontet, poignée, support­ glissière de culasse mobile, aucune d'elles ne permet l'identification scientifique d'une arme homicide, donc leur éventuelle modification ou suppression par échange ne saurait être considérée comme sus­ pecte. - S'il s'agit de pièces susceptibles de permettre une telle identi­ fication (extracteur, éjecteur, percuteur), leur modification ou suppres­ sion par échange est vaine si elle ne s'accompagne pas de la suppression par échange du canon. Ce qui renvoie à l'absurdité de l'hypothèse d'un P 38 que j'aurais maquillé pour en interdire l'identification : il faudrait en effet supposer à nouveau que, du P 38 homicide, je n'aurais conservé que la culasse mobile (puisque, canon et carcasse provenant d'un même pistolet,

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il est exclu, à cause du canon, élément d'identification, que cela soit ce pistolet que j'aurais voulu modifier). J'ajoute pour conclure que le juge Diemer - dont il est notoire (y compris, et peut-être surtout, parmi les pensionnaires des quartiers de haute surveillance) qu'il est particulièrement savant en matière crimi­ nelle - a toujours affirmé qu'il excluait formellement que le P 38 qu'on m'avait saisi soit une arme maquillée.

J'aborde maintenant une section décisive le commentaire du Renseignement confidentiel qui a permis aux policiers de m'appré­ hender. J'ai écrit dans les premières pages de ce récit qu'il n'y avait eu ni procès ni instruction. J'ajoute qu'en fait il n'y eut pas vraiment d'inter­ rogatoire de garde à vue. Il y eut seulement l'entretien entre X 2 (mon délateur) et des poli­ ciers. Avant de procéder à l'étude du contenu de ce Renseignement confidentiel, je vais retranscrire la forme sous laquelle il fut consigné, traduit dans la procédure (en supprimant les passages dénués d'inté­ rêt).

28 mars 1970. Compte rendu d'enquête. Identification d'un nommé Goldman Pierre soupçonné d'agressions à main armée et homicides volontaires et tentatives. (Référence, affaire d'initiative.) 4c Brigade territoriale. ... Cet individu est susceptible d'avoir commis depuis plusieurs mois, dans la région parisienne, un nombre relativement impor­ tant d'agressions à main armée. Il semble avoir prédilection pour s'attacher les services d'hommes de couleur lors de ses méfaits. Il se serait plus volontiers attaqué à des commerçants détaillants1, 1. Souligné par moi, ainsi que tous les passages soulignés dans les extraits de textes ou rapports policiers.

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le plus souvent à des pharmaciens,· il aurait généralement opéré en fin de soirée, peu avant que ces commerçants ne ferment bou­ tique... Entre autres forfaits, on pourrait fort le soupçonner d'être celui qui a perpétré l'agression, le 19 décembre 1969, contre une pharmacie, 6 boulevard Richard-Lenoir... C'est dans la première semaine de ce mois que nous avons recueilli les pre­ mières indications relatives à un certain Pierrot, qui nous était signalé comme un « braqueur » particulièrement audacieux qui, pour son travail, disposait de deux pistolets automatiques de calibre 9 mm . . . Une fois, il avait avoué avoir eu quelque difficulté avec un pharmacien qui venait de baisser un rideau de fer et qui avait tenté une réaction avec la manivelle qu'il avait en main. Mais une autre fois, il avait dû convenir que cela s'était encore plus mal passé, tout en paraissant se targuer du fait qu 'il n 'avait pas admis que se renouvelât « le coup de la manivelle » et qu'il avait tiré. C'était encore dans une pharmacie, et c'était vers la fin du mois de décembre, et vers la Bastille... Une autre fois encore, il s'était vanté d'une agression qui avait bien réussi, au cours de laquelle il avait pris deux millions et demi. Il était alors accompagné de deux Noirs... De l'individu, on nous avait donné un signalement extrêmement précis bien sûr, mais aussi de quoi arriver à percer sa personnalité et à parvenir bientôt à l'identifier, et encore à le situer dans ses fréquentations et relations, ce qui allait finalement nous être particulièrement utile pour la poursuite de l'enquête... Il s'était vanté de voyages en Amérique latine notam­ ment, dont il aurait rapporté un passeport qui lui permettait de vivre sous un nom d'emprunt... Il devait avoir trouvé refuge dans un studio sous-loué dans un immeuble neuf, dans une petite rue tranquille proche de la place d'Italie ... Il fréquentait très fréquem­ ment certains milieux de Belleville. C'est donc dans ce quartier que nous avons commencé nos investigations. Et très vite, nous avons situé un établissement antillais. . . LA Bananeraie. Cela nous a permis, grâce à quelques renseignements et à des filatures, d'identifier deux amis de ce Pierrot... [Untel... Machin. ) ... Il a été plus difficile d'obtenir le nom du second car il demeure à cette adresse... dans un appartement qui est sous-loué par ses beaux-parents, M. et Mme V. On y dispose du numéro d'appel... 212

L 'AFFAIRE RICHARD-LENOIR

Comme il nous avait été indiqué que des individus de race blanche y étaient aussi reçus, nous avons, vers le milieu du mois, effectué

plusieurs surveillances à proximité de cet immeuble... Elles sont restées vaines, comme le sont restées celles que nous avons également faites sur le boulevard de Belleville près de la Bana­ neraie, bar-restaurant fréquenté presque exclusivement par des originaires des Antilles. Nous n'avons pu rencontrer l'individu qui nous avait été signalé, mais nous avons pu néanmoins apprendre qu'il lui arrivait aussi de fréquenter le quartier Latin, pour y retrouver des Antillais et des Sud-Américains, étudiants vrais ou supposés.

Enquête place d'Italie. Dans ce quartier, nous avons dû patiemment exploiter les rensei­ gnements qui nous avaient été donnés pour arriver : 14 rue de la Butte-aux-Cailles à Paris, XllI0 Nous nous sommes discrètement inquiétés de lui dans le voisinage. Nous avons pu apprendre que cet individu n'avait pas d'horaire régulier, qu'il partait de chez lui le matin vers 9, I O, voire 1 1 heures, qu'il s'en allait portant sous le bras un petit porte-documents noir, qu'il ne parlait à personne de l'immeuble et recevait peu de courrier, mais parfois quelques visites. Nous n'avons découvert cette adresse que depuis quelques jours. Des surveillances ont été faites, mais elles sont encore restées négatives. •

...



Identification de Goldman. Pour parvenir à l'identification de cet individu, nous nous sommes orientés vers les services de notre administration plus spécialement chargés de la surveillance des milieux politiques ou activistes. C'est ainsi que nous avons pu, après de multiples éliminations, comparaisons et recoupements, identifier un certain GOLDMAN Pierre ... lequel avait fait partie de cette équipe minoritaire ... équipe dite des Katangais. Il a été, dans un dossier administratif vieux de dix ans, retrouvé une photographie de cet individu qui paraît bien être le prénommé Pierrot dont jusqu'ici nous avons parlé. 213

SOUVENIRS OBSCURS

Enquête vers le quartier LAtin. ... Il devrait y avoir pas mal de relations du côté du boulevard Saint-Germain, ou vers Saint-Sulpice. Il pourrait surtout fréquenter certains cafés ou bars proches du carrefour de l'Odéon, vers la rue du Four, la rue Princesse, la rue Monsieur-le-Prince (notamment /'Escale), la place de l'Odéon. Présomption des affaires à mettre à charge de Pierre Goldman. Il en est une bien sûr qui est venue à l'esprit de tout un chacun dès la première information dont nous avons bénéficié. Il s'agit de l'agression contre la pharmacie de Mme Simone Delaunay, boulevard Richard-Lenoir, no 6, à Paris XIe. Il y avait un agres­ seur qui était armé d un sinon deux pistolets automatiques de fort calibre. Il est une autre agression qui paraît bien être celle dont nous a parlé notre informateur... elle a eu lieu le 20 décembre 1969, au lendemain de lapharmacie tragique, contre les magasins et bureaux de la Société Vog, 34 rue Tronchet à Paris IXe. En ce qui concerne la troisième agression dont il nous avait été parlé, elle n'a encore pas pu être sélectionnée parmi les affaires similaires qui ont été commises dans les pharmacies. '

28 mars 1970. Jobard, commissaire divisionnaire à la Brigade criminelle :

Sommes informés par M. Sautereau, commissaire principal... que, selon des informations confidentielles recueillies par son service... (suit un résumé du compte rendu de la 4° BT).

Le 1 7 février 197 1 , dix mois environ après mon arrestation, Gous­ sard écrivait dans son rapport d'enquête (synthèse de l'investigation policière transmise au magistrat instructeur) : Au début du mois de mars 1970, un informateur désirant garder l'anonymat se présentait à la Brigade criminelle et fournissait quelques éléments pouvant orienter utilement l'enquête. Selon 214

L 'AFFAIRE RICHARD-LENOIR

ses dires, l'auteur du double homicide était un individu répondant au surnom de « Goldi », déjà recherché par la police et logeant à Paris sous un nom d'emprunt. Par ailleurs, l'intéressé, fervent adepte des armes, était susceptible d'en détenir plusieurs et, très au courant des méthodes balistiques, aurait fait modifier le ou les pistolets utilisés lors de l'agression afin de rendre impossible toute identification ultérieure. Le pseudonyme « Goldi » n'apparaissait pas au Fichier des surnoms de notre direction et, sans plus amples renseignements, il était difficile de poursuivre les recherches. C'est alors que, trois semaines plus tard, des indications beaucoup plus précises, qui corroboraient les premières, étaient commu­ niquées à la 4e BT. En fait, le surnommé « Goldi », de son prénom Pierre, était un individu d'origine israélite, fréquentant les débits de boisson du quartier de l'Odéon et qui pouvait, soit être hébergé par des amis complaisants habitant le xxe arrondissement, soit avoir trouvé refuge dans un immeuble situé dans le secteur place d'Italie... Toujours d'après la même source, l'intéressé était en possession de deux pistolets automatiques de 9 mm ... L'exploitation de ces divers éléments permettait d'identifier le pseudo « Goldi » comme étant en réalité Goldman Pierre. Une brève analyse suffit à montrer à quel travestissement se sont livrés les policiers pour masquer l'identité de X 2, et aussi, la teneur des informations qu'il a fournies. Disons en premier lieu qu'il n'y a pas eu de premier renseignement confidentiel recueilli par la Brigade criminelle début mars 1970, contrairement à ce qu'écrit et prétend Goussard en février 1971, soit dix mois environ après mon arrestation. Ce renseignement inédit ne figure pas dans la procédure. Attendu la gravité de l'affaire, s'il avait vraiment été recueilli début mars 1970, il serait consigné à cette date dans le dossier comme le fut celui transmis par la 4e BT, le 28 mars 1970, aux policiers de la Brigade criminelle. Quant à la date indiquée par le compte rendu d'enquête de la 4e BT, elle est également fausse. Ce compte rendu précise en effet que l'information qui a permis aux policiers de m'identifier remonte à la première semaine de mars 1970. 215

SOUVENIRS OBSCURS

A qui ces policiers prétendent-ils faire croire qu'en possession, dans les premiers jours de mars 1970, d'un « signalement extrêmement précis » de ma personne, « de quoi arriver aussi à percer ma person­ nalité » (tu parles), en possession vers la mi-mars de l'adresse d'un bar que je « fréquentais très fréquemment » (redondance policière), de l'adresse d'un de mes amis (Untel), que je voyais tous les jours, de l'adresse et du numéro de téléphone d'un autre (Machin) chez qui je demeurais provisoirement à cette époque (l'enquête l'a établi), ils ne m'aient néanmoins pas arrêté avant le 8 avril 1970 ? (J'indique à tout hasard que c'est X 2 qui a fourni aux policiers le numéro de téléphone de Machin et qu'ils ne l'ont pas découvert grâce à « quelques rensei­ gnements et filatures ».) Qu'ils ne rétorquent pas qu'ils ont différé mon arrestation pour effectuer certaines filatures qui leur auraient permis d'identifier éventuellement mes acolytes ou situer tel ou tel repaire : la lecture de la partie du dossier relative à leur enquête préliminaire et aux conditions de mon arrestation, atteste formellement que leur propos était de m'appréhender le plus rapidement possible. D'ailleurs, l'ineffable Goussard confirme avec une extraordinaire ingénuité (c'est un euphémisme) ce que je viens d'énoncer. Dans sa relation du renseignement confidentiel qu'aurait prétendument recueilli la Brigade criminelle début mars 1970, il écrit textuellement : Trois semaines plus tard, des indications beaucoup plus précises... « étaient communiquées à la 4e BT. » De fait, c'est entre les 25 et 28 mars 1 970 que la 4e BT reçut les confidences de X 2. Je pourrais également démontrer qu'il est faux que les policiers de la 4e BT ont dû se livrer à une patiente enquête pour donner un nom au « Pierrot » dont parlait leur informateur. Je ne le ferai pas : il faudrait en effet que je révèle à cette fin des détails qui ébranleraient considérablement l'anonymat de X 2. On peut simplement s'étonner que l'informateur de la 4e BT leur ait donné de moi un « signalement très précis » et « de quoi arriver à percer ma personnalité » sans toutefois leur indiquer mon patronyme. On peut également s'étonner que les policiers de la 4e BT n'aient pu m'identifier qu'après avoir appris des « services spécialisés dans la surveillance des activistes » que j'avais appartenu ou groupe dit des « Katangais », qui a sévi à la Sorbonne en Mai 1968 : il est ...

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notoire que je n'ai joué aucun rôle dans l'occupation de la Sorbonne en 1968. Les policiers concernés par cette occupation le savent parfaitement et Jobard l'a confirmé au cours de mon procès. Travestissement normal, dira-t-on, dont l'objet est de dissimuler, de protéger l'identité et l'anonymat du délateur. Sans doute. Mais, également, travestissement destiné à interdire que ce délateur soit un jour cité et explique ce qu'il a vraiment dit aux policiers : ce qui serait catastrophique pour ces derniers et jetterait une lumière (une ombre) trouble et troublante sur certaines de leurs méthodes et pratiques. Je rappelle pourquoi j'ai nommé X 2 mon délateur (et calomnia­ teur) : j'intitule X 1 le coupable, avec cette précision que si j'ignore qui est X 1 , je connais très bien X 2. 0 combien ! L'analyse du contenu des renseignements donnés à la 4° BT par X 2, l'analyse de leur transcription appellent plusieurs commen­ taires : Dans ces renseignements, il est question de deux pistolets automa­ tiques de calibre 9 mm (m'appartenant). Cette précision ne pouvait qu'intéresser au plus haut point les enquêteurs : ils étaient les seuls à savoir (hormis le coupable, les magistrats et les experts affectés à cette affaire) que le tueur avait utilisé deux pistolets (9 mm) lors de la tuerie. La presse n'en avait parlé à aucun moment. On peut donc supposer que les policiers ont demandé à X 2 quelles armes j'utilisais : l'expertise balistique, ils le savaient, avait conclu que le tueur avait ouvert le feu avec un P 38 (dans l'officine) et un MAC 50, dit PA 50 (sur le terre-plein). Je suis certain que X 2 leur a répondu que je possédais un P 38 et un Herstal GP (grande puissance) : il me voyait presque quoti­ diennement, était au courant de mes activités illicites (par définition, puisqu'il les a révélées aux policiers) et connaissait mes armes. X 2 savait en toute certitude que je ne possédais que deux pistolets. Il est d'ailleurs significatif que le compte rendu de sa délation fasse seulement état de deux pistolets. Pour quelle étrange raison le nom de ces deux pistolets n'apparaît pas dans la transcription des indications de X 2 ? 217

SOUVENIRS OBSCURS

On découvre quant à cette question une série d'inquiétantes manœuvres dans l'enquête : 1 . Les policiers, lorsqu'ils procèdent à mon interrogatoire, me demandent, le dossier l'atteste, si je possède ou ai possédé un P 38. Ils savent que je ne le détiens plus (nous reviendrons sur ce point). 2. Ils ne m'interrogent jamais sur le PA 50 qu'en tant que cou­ pable ou suspect je suis pourtant supposé détenir ou avoir détenu. Le dossier l'atteste également. 3. Ils demandent par contre à la plupart de mes relations si elles m'ont vu en possession d'un PA 50 ou si je leur ai un jour parlé d'une telle arme. Ils vont jusqu'à présenter à ces personnes un PA 50, afin qu'elles se prononcent.

Je pose donc deux questions : 1. Est-ce que les policiers savaient que je n 'avais jamais possédé de PA 50? Est-ce qu'ils le savaient, parce que X 2 le leur avait assuré et qu'ils avaient d'excellentes raisons d'accorder crédit à X 2 quant aux armes que je détenais ou avais détenues dans la période incri­ minée ? 2. Est-ce qu'en demandant à mes relations si elles m'avaient vu en possession d'un PA 50, ou entendu m'y référer, les policiers n'espéraient pas profiter d'une réponse affirmative, due soit à la complaisance de personnes susceptibles d'être inculpées (ou auxquelles on fit entrevoir cette menace), soit à l'ignorance desdites personnes en matière d'armes de poing ? (Aucune des personnes ainsi question­ nées n'a répondu affirmativement à la question portant sur le PA 50. Un certain nombre d'entre elles ont reconnu m'avoir vu porter ou manipuler P 38 ou Herstal.) Ces questions, je préfère, pour l'instant, les laisser sans réponse : y répondre signifierait que les policiers, dès leur audition des confi­ dences de X 2, pouvaient très sérieusement mettre en doute le bien­ fondé de sa conviction, donc mesurer à quel point j'étais non pas coupable mais innocent. Suggérons une réponse aux policiers : l'expertise balistique, si elle peut, après examen des projectiles qu'elle a charge d'étudier, déter­ miner avec un maximum de probabilité le type d'arme utilisée dans 218

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une affaire de meurtre par balles, prévoit toujours une marge d'err.eur possible : certains pistolets possèdent le même « rifting1 ». Il est toutefois pratiquement certain que le coupable a utilisé un PA 50 : on a retrouvé dans l'officine un étui fabriqué spécialement pour le port et l'usage de ce pistolet par les fonctionnaires de la police. L'expertise balistique peut par contre déterminer avec certitude si un pistolet qu'on lui présente a ou non été employé dans un homi­ cide. Il m'a été saisi deux pistolets (conformément aux dires de X 2) : un pistolet P 38 et un Herstal. L'expert a déterminé formellement que ces armes n'avaient tiré ni percuté aucun des projectiles retrouvés sur les lieux de l'affaire qui nous occupe. Il était d'ailleurs exclu qu'un Herstal ait été utilisé par le double assassin, et les policiers le savaient (expertise balistique). Quant au P 38 qu'on a retrouvé (chez Untel), il s'agit d'une arme composée d'éléments provenant de deux pistolets (P 38) différents, mais cette structure composite, l 'expertise est formelle, n 'indique pas le maquillage d'une arme homicide. Au sujet de ce P 38, les policiers se sont précisément livrés à une étrange mascarade. Le 10 avril 1 970, apparaît un « nouveau renseignement confiden­ tiel » exprimé en ces termes : Mentionnons que selon de nouveaux renseignements confidentiels recueillis par nos enquêteurs en liaison avec la 4° BT de la Police judiciaire, des pistolets appartenant au nommé Goldman seraient actuellement détenus par l'un de ses amis antillais, un sieur Untel. Selon les précisions fournies par l'informateur, Goldman aurait récemment cherché à modifier l'une de ces armes ... C'est signé Jobard. Je rappelle en passant que le sieur Untel avait déjà été identifié à la date du 28 mars 1 970, le compte rendu de la 4e BT en fait foi. Je précise que X 2. s'il ignorait son nom, savait qu'il demeurait à 1. Empreintes laissées sur une balle par les stries du canon, caractéristiques de percussion, éjection, extraction, relevées sur une douille.

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proximité de la Bananeraie et que je lui avais confié mon .P 38. Mais ce point n'est guère important. Sont en revanche très importantes les misérables et révélatrices divergences qui apparaissent entre ce prétendu nouveau renseignement confidentiel du 1 0 avril 1970 et la façon dont Goussard l'évoque, et en trahit le sens réel, en février 197 1 . En effet, dans le rapport de synthèse qu'il remet au juge Diemer en février 1971 donc en cours d'instruction - Goussard écrit : -

... Un nom et une adresse nous étaient alors communiqués (le IO avril 1970)1 à savoir : Untel... avec l'indication que le sus­ ' nommé... pouvait notamment détenir de ce dernier (moi) une arme de gros calibre récemment modifiée. Ce renseignement confidentiel corroborait l'indication qui nous était déjà parvenue, à savoir que pour éviter toute identification scientifique ultérieure, Goldman avait fait modifier diverses pièces des armes avec lesquelles il avait tiré. Notons tout d'abord que Goussard ment (et dément le rapport de la 4e BT) en écrivant que le nom et l'adresse d'Untel furent commu­ niqués aux policiers le 10 avril 1970, ce qui confirme la remarque faite plus haut au sujet du « nouveau renseignement » recueilli par Jobard. Notons surtout que, dans le texte original du « nouveau rensei­ gnement » recueilli le 10 avril 1970, que Goussard évoque en février 1971, Jobard écrivait que j 'aurais récemment cherché à modifier une des armes recélées par Untel par changement de pièces : donc, logiquement, cette arme, si elle était découverte, devait apparaître non modifiée, et permettre aux policiers d'obtenir une preuve matérielle. Or, Goussard transforme ainsi le contenu du renseignement du 1 0 avril 1970 : Untel pouvait détenir une arme récemment modifiée (donc déjà modifiée). Il ajoute que cela corroborait les dires du premier informateur (l'informateur fictif qu'il invente en 1971), à savoir que pour éviter toute identification scientifique ultérieure, j'avais 1. Les parenthèses sont de moi.

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fait modifier diverses pièces des armes avec lesquelles j'avais tiré (je cite Goussard bien entendu). Très joli. A ceci près qu 'à aucun moment le seul renseignement confidentiel qui figure dans la procédure (celui recueilli par la 4° BT) ne précise que son auteur indiquait que j'avais fait modifier mes armes. Cela entraîne deux observations : 1 . Lorsque Jobard, le 10 avril, prétend que le « renseignement » que ses hommes viennent de recueillir concerne des armes m'apparte­ nant, il ne traduit pas son objectif réel : Goussard le révèle bien qui, dans son rapport de 1971, parle d'une arme que pouvait détenir Untel. Et de fait, c'est une arme, mon P 38, qui a été retrouvée chez Untel, et c'est cette arme et non des armes que les policiers cherchaient. Il semble que le pluriel utilisé par Jobard dans l'exposé du « renseigne­ ment recueilli le 10 avril 1970 » vise à accréditer l'idée que je possédais plusieurs pistolets, plus de deux (donc éventuellement un PA 50), contrairement aux dires de X 2 qui n'en mentionnait que deux (à cette date, les policiers avaient déjà saisi mon Herstal). Goussard utilisera, en 1971, le même procédé en affirmant que l'imaginaire informateur initial, dont il fait état à cette date, avait indiqué aux policiers de la Brigade criminelle que je détenais plusieurs pistolets. Ce qui ne l'empêche pas - il est décidément d'une extrême ingénuité - de mentionner ensuite que l'informateur de la 4° BT, auquel il se réfère également dans son rapport de 1971, avait révélé que je possédais deux pistolets ! 2. Est-ce que le changement de formulation opéré par Goussard (« une arme récemment modifiée », « il avait fait modifier », etc.) n'est pas dû au fait qu'en février 1971, il est indéniable que mes deux armes n'ont tiré ni percuté aucun des projectiles homicides, bien que l'une d'elles, le P 38, soit, non pas modifiée criminellement, mais innocem­ ment composite ? La réponse est si évidente qu'il est inutile de la préciser : Goussard, au mépris de /'expertise balistique, veut faire accroire que la structure composite de mon P 38 est suspecte, procède d'un maquillage destiné à effacer la preuve matérielle de ma culpabilité. Cette partialité suspecte et acharnée a un sens : remplacer l'absence de preuves concrètes par de fallacieuses présomptions. 221

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Reste le contenu du renseignement recueilli par la 4c BT, seul et unique renseignement confidentiel initial en réalité. Remarquons d'abord qu'il comporte un indice sérieux du caractère affabulatoire des propos de X 2. Selon X 2, j'aurais tiré dans la phar­ macie pour que ne se renouvelle pas « le coup de la manivelle » (X 2 fait ici allusion non pas à la manivelle, mais à la perche que le pharmacien que j'ai attaqué le 4 décembre 1969 avait utilisée pour me frapper ou m'impressionner) : il est incontestablement établi que le tueur du boulevard Richard-Lenoir n'a pas ouvert le feu pour se défendre d'un coup de manivelle. Les policiers supposent seulement qu'il a tiré parce qu'il avait mal interprété un geste de Trocard : ce dernier, il l'a expliqué lui-même, a tendu la main vers l'agresseur pour lui donner une pièce de cinq francs, et il est probable que le coupable a cru alors que Trocard voulait le désarmer. Pour le reste, trêve de plaisanterie : X 2 n'a pas déclaré que je m'attaquais de préférence à des détaillants, principalement des pharmaciens (formule destinée à augmenter la vraisemblance de ma culpllbilité), etc. X 2 a livré très précisément et nommément quatre affaires : 1. la pharmacie Farmachi, 2. la pharmacie du boulevard Richard-Lenoir, 3. Vog, 4. le payeur des Allocations familiales. On doit ici noter qu'en tout état de cause, il était absolument légi­ time que les déclarations de X 2 retiennent l'attention des policiers. En effet, trois de ces affaires n'avaient pas défrayé la chronique et leur caractère mineur interdisait aux policiers de supposer que X 2 affa­ bulait en m'accusant d'y avoir participé : pour qu'il m'attribue des agressions pratiquement inconnues du public, il fallait qu'il ait effec­ tivement une connaissance spéciale de ces affaires, du rôle que j'y avais joué (mais X 2 se trompait sur l'identité de mes comparses : il croyait les connaître, il ne les connaissait pas). D'autre part, toutes ces affaires (y compris celle du boulevard Richard-Lenoir) possédaient un trait commun : elles avaient été com­ mises par un homme de type méditerranéen armé d'un pistolet de fort calibre, ne disposant pas d'un véhicule pour assurer sa fuite (comme dit le Code pénal), assisté par des complices à deux reprises, mais ayant 222

L'AFFAIRE RICHARD-LENOIR

agi solitairement dans une pharmacie (celle que j'ai agressée le

4 décembre 1969). Le fait que l'agression d'une pharmacie, en décembre, figurât parmi les affaires dénoncées par X 2, renforçait évidemment l'excitation des policiers. Mais ce qui a dft passionner les enquêteurs, c'est qu'un de ces hold­ up avait été perpétré le lendemain de la tuerie du boulevard Richard­ Lenoir (agression commise contre la société Vog) par un Méditer­ ranéen vêtu de sombre. porteur d 'une sacoche, armé d 'un pistolet de calibre important et accompagné par deux Noirs. (La présence de deux agresseurs noirs pouvait expliquer les premiers propos de Quinet (c'est un mulâtre) : il avait pu confondre le tueur et un éventuel complice de couleur qui faisait le guet.) Cet intérêt passionné, X 2 devait le porter, je suppose, à son comble en précisant que je possédais deux pistolets dont un P 38. Et c'est à cet endroit précis que je soupçonne fortement les policiers d'avoir tempéré leur incontestable honnêteté initiale d'une certaine dose de mauvaise foi. On doit supposer en effet qu'à ce moment de leur interrogatoire, ils ont dft poser un certain nombre de questions précises à X 2. On doit le supposer parce qu'on doit supposer que les policiers sont des fonctionnaires sérieux qui ne se contentent pas de racontars. Je précise ici que, lors de mon procès, les policiers de la Criminelle ont nié connaître l'identité de X 2, nié l'avoir interrogé. Chose d'autant moins probable que le juge Martin a déclaré un jour en ma présence que Poiblanc, successeur de Jobard à la tête de la Criminelle, connaissait X 2. Admettons cependant l'hypothèse on ne peut plus hypothétique que la 4e BT ait refusé à la Brigade criminelle d'entendre X 2, ceci afin de protéger l'anonymat de leur indicateur et sacrifier à l'imagerie de la guerre des polices (la 4e BT et la Brigade criminelle ont étroi­ tement collaboré lors de mon arrestation et de ma garde à vue : le dossier le démontre irréfutablement). Il n'en demeure pas moins qu'ils ont dft être en tout cas informés par les policiers de la Criminelle des éléments de l'affaire, ceci afin de procéder à l'interrogatoire d'un homme qui, ne l'oublions pas, ajoutait à sa déclaration le fait (inventé par lui) que je lui avais confié être le double tueur du boulevard Richard-Lenoir.

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De toute façon, quels qu'aient été ces policiers (et je sais qu'il s'agissait d'enquêteurs de la Brigade criminelle), ils ont sans doute posé les questions suivantes à X 2 : En premier lieu : quelles armes utilisait Goldman ? Réponse de X 2, j'en suis absolument certain : P 38 et Herstal GP (calibre 9 mm). Pas de MAC 50 (ou PA 50) ? ont dft demander les policiers. Non, a répondu X 2 (qui connaissait parfaitement cette arme, pistolet réglementaire de l'armée française). Peu importe ma certitude subjective, rétorqueront les policiers. Donnez des preuves, ajouteront telles personnes qui baignent dans l'univers de la conviction intime des jugements criminels, mais n'ac­ cordent aucun crédit à celle des accusés. Des preuves, je ne peux certes en fournir. Je peux par contre poser à nouveau cette question : pourquoi les policiers ne m 'ont-ils JAMAIS demandé si je possédais ou avais possédé un MAC 50? Et je dis que je considère cet oubli comme un signe, un indice, une espèce de lapsus de l'enquête policière qui révèle le contenu réel des propos que leur a tenus X 2 sur mes armes et qu'ils se sont bien gardés de faire figurer dans le compte rendu de sa délation : ces propos auraient indiqué mon innocence. Deuxième question qu'ont dft poser les enquêteurs à X 2 : pourquoi pensez-vous que Goldman (ou Pierrot) est coupable, outre le fait qu'il vous l'a dit (je peux être mythomane, la police a souvent affaire à des mythomanes ; d'ailleurs on a cherché à me présenter comme mytho­ mane) ? Encore une fois, je sais ce qu'a répondu X 2. Je le sais parce qu'il m'a ainsi argumenté ses soupçons dès le 22 décembre 1969 : j'ai vu Goldman peu avant 19 heures, le jour des faits, il se préparait à com­ mettre une agression rue Saint-Paul (donc à proximité de la Bastille, ce qui, outre ses phantasmes, avait normalement frappé X 2, qui savait aussi que, quinze jours plus tôt, j'avais attaqué une pharmacie) , il était porteur d'une sacoche et d'un Herstal 1 3 coups, il était dépourvu d'argent, vêtu d'un manteau gris en laine. Cette réponse constitue la preuve de mon innocence et j 'accuse les policiers de n 'avoir pas alors compris de quel malentendu terrible j 'étais l 'objet : 224

L'AFFAIRE RICHARD-LENOIR 1 . X 2 ignorait que le tueur avait utilisé deux pistolets (la presse n'en avait pas parlé). Il savait que dix balles avaient été tirées dans cette affaire (fait rapporté par la presse). Le Herstal est un des rares pis­ tolets capables de tirer dix balles sans être rechargé. Ce point, il me l'avait confié, l'avait décisivement incité à me croire coupable. Or si je portais un Herstal le 19 décembre 1969, peu avant 19 heures, je suis innocent : l'assassin a utilisé un P 38 et un PA 50. En outre, détenteur d'un Herstal chargé de treize cartouches, et dont l'enquête a établi que j'en étais quasiment amoureux, il était peu plausible que j 'aie eu recours à une autre arme ; d'autant moins plausible que X 2 savait que cet après-midi-là, en début de soirée, j'étais porteur de deux chargeurs : j'avais extrait de l'un de ces chargeurs quelques cartouches qu'il m'avait demandées. (Non seulement ce délit de X 2 détention de munitions de guerre - est prescrit à l'heure où j'écris ces lignes, mais -

je ne pense pas que cette indication, que je fournis ainsi, intéresse outre mesure les policiers.) 2. X 2 m'a vu avant 19 heures (le 19 décembre 1969) porteur d'une sacoche et ce fait l'a également incité (il me l'a dit) à croire en ma cul­ pabilité. Le tueur portait bien une sacoche, mais après avoir perpétré son forfait : il l'avait dérobée dans l'officine. (Certains journaux, pas tous, ont bien rapporté que la sacoche du tueur était celle d'une des pharmaciennes, mais X 2, abruti et pratiquement analphabète, était incapable de vraiment lire un article, et encore moins d'en faire une synthèse logique.) D'autre part, ce que X 2 a dft confier aux policiers, et ce qu'ont confirmé les locataires de l'immeuble où j'ai vécu jusqu'au début du mois de janvier 1970, j 'utilisais constamment un porte­ documents noir et je l'utilisais avant le 19 décembre 1969. 3. Je portais, le jour du double meurtre qui m'est imputé, un manteau en laine peignée, de couleur gris anthracite. (Les témoins de l'affaire Vog confirment en tout cas que j'en étais revêtu le lendemain.) Je suis donc innocent : Quinet a toujours formellement affirmé que l'homme avec qui il avait lutté portait un imperméable en nylon ou autre matière synthétique. On peut contester (et je conteste) les dires de Quinet sur tout autre point, mais il est indéniable qu'il était fondé à retenir et pouvoir décrire la nature du pardessus porté par l'agresseur, puisqu'il avait affronté cet agresseur dans un corps à corps. D'autre part, il a été établi que le 19 décembre 1969, je souffrais d'une rage de

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dents. Que je possédais un manteau à cette date (on m'a vu porteur de cc manteau le 20 décembre 1969 : il est impossible que je l'aie acheté ce jour puisque j'étais dépourvu du moindre argent, d'où la « néces­ sité » de commettre un hold-up) : est-il vraisemblable que par ce jour de froid extrême j'aie revêtu un imperméable en tissu léger alors que je souffrais d'une rage de dents très violente ? Je conclus que le sens de cette enquête a été falsifié dès son origine, qu'elle s'est embourbée initialement dans le magma fécal des propos d'un délateur crapuleux qui était convaincu de ma culpabilité pour des raisons qui constituent précisément la preuve de mon innocence. On aura compris qu'il était légitime que je qualifie mon expérience d'absurde et kafkaienne. J'ajoute, au risque d'outrager tel magistrat, que toute cette affaire porte la marque indélébile des matières abjectes qui composent l'âme et la conviction intime de l'infâme canaille qui m'a livré à la police, cet homme au corps taillé dans le roc, trempé au feu guerrier d'un service militaire particulièrement rude, mais qui s'est prêté à la délation avec la plus vile des complaisances.

J'ai toujours refusé de révéler l'identité de X 2. Je ne la révélerai pas. Pourquoi ? Parce que. Je précise que si d'aventure je la révélais un jour, il serait absolument impossible aux policiers de nier mes affirmations. D'autre part, je trouve étrange que des policiers puissent entendre secrètement un informateur et que ne puissent pas le faire des magistrats qui sont pourtant leurs supérieurs hiérarchiques. S'agit-il d'une division du travail judiciaire qui permettrait aux magistrats de laisser aux policiers le commerce des « informateurs anonymes » afin de n'avoir pas à humer les eflluves qu'ils exhalent ? Je dis que ce droit d�s policiers à protéger l'anonymat des personnes qui sont le pivot et la base de leurs enquêtes est un droit qui transforme le droit en droit policier et qui fait d'un témoin essentiel une simple source de renseignements confidentiels : n'appert-il pas qu'il me connaissait très bien (il avait fourni aux policiers « de quoi arriver à percer ma personnalité » ... ) ? Il est temps, il est grand temps, e t mon innocence absolue m'au­ torise à le dire, à le proclamer, à le clamer, il est temps que je dise 226

L 'AFFAIRB RICHARD-LENOIR.

qu'en écrivant précédemment que X 2 avait entraîné a priori la con.: viction des policiers, j'usais d'une métaphore : il a surtout entraîné les policiers à considérer que, faute du vrai coupable, je faisais un coupable parfait, vraisemblable, capable du fait. En conséquence, il est désormais difficiie d'attribuer à la bonne foi ou au souci légitime, encore que parfaitement illégal, d'obtenir à tout prix des preuves contre un assassin supposé tel avec certitude, les éventuelles pressions qu'ont exercées les policiers sur le policier Quinet. Sur le policier Quinet dont j'ai suffisamment montré et expliqué comment et combien la formelle accusation qu'il formulait contre moi avait influencé les autres témoins. N'oublions pas que, pour élevés qu'ils puissent être, les scrupules des policiers peuvent au moins avoir été amoindris par le fait qu'en France, tout auteur de vol à main armée est passible de la réclusion à vie et même de la peine de mort, y compris si cette agression n'a pas comporté la moindre effusion de sang : article 381 du Code pénal, loi n° 50- 14433 du 23 novembre 1950. N'oublions pas que j'ai commis trois vols à main armée. N'oublions pas que les policiers sont notoirement partisans d'une rigoureuse application de la loi. N'oublions pas qu'en 1970, les policiers se consacraient aussi à la chasse aux gauchistes et que, pour eux, j'étais l'achétype du gauchiste, un gauchiste armé, un gauchiste qui avait séjourné dans une guérilla, un gauchiste qui avait fait une incursion dans le crime (le vol à main armée). N'oublions pas que les policiers, par essence historique et histo­ riquement enracinée, n'ont guère de tendresse pour les métèques. II est donc temps que je dise, ici et maintenant, qu'innocent, Juif entouré de nègres, activiste d'extrême gauche sinon gauchiste, j'ai été l'objet de procédés, racistes, idéologiques, policiers1 • II est temps que je montre en quoi et comment mon procès a concentré et résumé, en dépit de son grandiose apparat et de son

1. A tout hasard : lors de leur audition, certaines de mes relations ont été l'objet d'insultes racistes. En présence de Leclerc. Dont on sait pourtant qu'il n'est pas raciste. La preuve : quand ils rentrent dans un bar, ses hommes ne font aucune distinction entre Juifs et Arabes ... (affaire du Thélème).

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apparente sérénité, la nature raciste, idéologique, policière qui a imprégné cette affaire dès son origine. Il est temps que je sorte du jeu et du mécanisme où j'avais voulu entrer : je n'ai pas la vocation d'une victime et mon aptitude fonda­ mentale à être accusé n'abolit pas ma farouche détermination à être acquitté. Je ne joue pas, je ne joue plus le jeu parce que l'indépendance relative que j'attendais de l'éminent magistrat qui a requis contre moi (Lan­ glois), que j'attendais du non moins éminent magistrat qui m'a fait condamner (Braunschweig), a seulement consisté à parer d'enlu­ minures splendides et subtiles (Langlois), de dorures libérales (Brauns­ chweig), la source et l'essence racistes, idéologiques, policières de la fausse accusation de meurtres qui a entraîné ma criminelle condam­ nation à la réclusion criminelle à vie.

Avant d'évoquer le procès, je dois revenir sur quelques points de mon récit, fournir des précisions supplémentaires. L'essentiel, je ne l'ai pas dit. J'en avais initialement prévenu le lecteur. Cela ne signifie pas que les souvenirs que j 'ai reproduits sont dépourvus d'essentialité. Bien au contraire, certains épisodes de ce livre appartiennent à la texture intime de ma vie. D'aucuns pourront penser, en me lisant, que ma relation aux Noirs fut ambiguë. Possible. Que mes rapports avec les Noirs se sont limités à la fête et au crime. A cette éventuelle pensée, j'opposerai qu'il y a des fêtes sublimes, profondes, extatiques. Je considère telle descarga cubaine comme plus belle que la plus grandiose des symphonies pour la pure et simple raison que j'en jouis et que la musique classique ne me touche pas. Quand je parle du langage des tumbas, je ne sacrifie nullement à quelque préciosité linguistique : lorsque, dans une rumba guaguanc6 ou une descarga, l'homme qui tient la tumba va exécuter une improvisation, un solo, on lui crie : j habla ! Quant à mes relations avec les malfaiteurs, le lumpen, les bandits noirs, je demande au lecteur subtil de se souvenir que la criminalité noire est une criminalité de colonisés ou d'opprimés, qu'elle est 228

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toujours (aussi) un acte politique, une rébellion, si opaque soit-il, cet acte, à son propre auteur. J'ajoute que, tout simplement, j'aime les mœurs, la culture, les peuples des Caraïbes : je m'y sens bien. J'ai (évidemment) eu des rapports politiques très précis avec des révolutionnaires antillais : il" m'a semblé particulièrement inopportun de les détailler. Quelques exégètes traqueront dans mon discours une façon de racisme masqué : il n'y a pas trace dans mon récit d'importantes et fondamentales conversations avec des Noirs, qui auraient porté sur le sens de l'Histoire, Hegel ou les concepts de la dialectique. Je les tranquillise donc : j'ai longuement disserté avec mes camarades antil­ lais des structures de la dialectique et de la dialectique des structures. Je me suis longuement référé, dans ce texte, à mon obsession de la mort. J'ai voulu en montrer la nature métaphysique, montrer qu'elle n'était pas une fascination morbide. Il était important que je le fasse : l'incompréhension, la fausse interprétation de cette inquiétude philosophique intervint décisivement dans les phantasmes de certaines personnes qui me crurent coupable, a pu intervenir dans la conviction de certains de mes juges (qui en connaissaient précisément l'existence). Cette obsession, l'avocat général Langlois, les avocats de la partie civile concernés par l'affaire Richard-Lenoir, eurent l'extrême loyauté de ne pas l'utiliser dans leur argumentation (ils pouvaient le faire, ils la connaissaient également). Dans l'espèce de contre-curriculum vitae que j'ai rédigé (et qui constitue aussi un contre-dossier, puisque j'y ai inclu la narration de mes forfaits), j'ai révélé, reconnu plusieurs faits que j'avais niés au cours de l'instruction de mon affaire, au cours du procès. J'avais nié avoir séjourné à Cuba. Je ne voulais pas qu'on puisse utiliser ce séjour pour, à travers la sordidité de mon affaire, salir la révolution cubaine de la moindre éclaboussure, pour minime et insi­ gnifiante qu'elle fût. Qu'on se souvienne en effet qu'à l'époque de mon arrestation, le ministère de l'intérieur était occupé par Raymond Marcellin, lequel n'hésitait pas, dans ses diatribes, à rendre la révolu­ tion cubaine responsable de l'effervescence gauchiste : n'affirma-t-il pas un jour que des extrémistes français avaient reçu à Cuba une instruction militaire destinée à les préparer à la guérilla urbaine 'l Il 229

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fit interdire la revue Tricontinentale pour des raisons analogues. Les policiers avaient écrit dans leur rapport général que j'avais probable­ ment suivi un entraînement militaire à Cuba. Ils s'appuyaient sur la déposition d'une de mes relations particulièrement susceptible d'être inculpée (recel d'armes et munitions de guerre), et qui, par ces dires affabulatoires (qu'il m'attribuait faussement) gagnait la mansuétude policière (il aurait cependant été injuste que cet homme soit inculpé : il ignorait effectivement que j'avais déposé, dissimulé une arme dans son appartement). Je n'ai suivi aucun cours à Cuba, ni politique, ni militaire. Les quelques personnes qui m'y ont connu savent que j'y ai passé mon temps à célébrer dans une ïete continuelle un départ qui, croyais-je, devait marquer mon entrée dans les rigueurs de la guerre révolution­ naire. Lorsque je fus arrêté, le régime réprimait la subversion gauchiste. Incarcéré pour une affaire criminelle de droit commun, oublié, rejeté, exclu, méprisé, calomnié parfois, renié, délaissé (en ce temps­ là) par la plupart des gauchistes organisés, je ne cessai cependant de m'employer à interdire que la propagande gouvernementale ou réac­ tionnaire piit exploiter efficacement mon affaire contre l'extrême gauche dont j'étais issu. J'y parvins. (Certains prisonniers portent un tatouage ainsi formulé : pardonner oui, oublier jamais.) J'avais prétendu que mes armes n'étaient jamais, lors de mes agressions, approvisionnées en munitions. C'était faux, le contraire était d'ailleurs évident et un magistrat attentif aurait pu démontrer matériellement, irréfutablement, la nature mensongère de cette dénégation. Je ne révélerai pas, cela va de soi, par quel moyen il aurait pu fournir une telle preuve. Je fais toutefois observer qu'en réalité j'ai confessé mon mensonge à l'avocat général Langlois, par des paroles clairement allusives qui lui étaient exclusivement adressées. Quand il fut question des propos que j'avais tenus à un expert-psychiatre (mes « braquages », c'était un'e sorte de suicide), je conclus ainsi l'explica­ tion que je lui en avais donnée (on m'attendait du côté de l'agrégation de philosophie, je me suis retrouvé au quartier de haute surveillance des prisons de Fresnes) : « J'ajouterais bien que mes hold-up étaient suicidaires parce que mes pistolets n'étaient jamais chargés, mais vous trouverez sans doute que j'exagère et vous aurez raison ». 230

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Pourquoi avais-je prétendu que mes armes étaient toujours dépour­ vues de cartouches ? Je ne répondrai pas à cette question. Mais je précise que cela n'était pas pour diminuer les présomptions qui pesaient contre moi. Au contraire, j'ai toujours pensé qu'il était préférable, pour la démonstration de mon innocence, de reconnaître que mes armes étaient chargées. J'avais également menti sur deux points importants, très importants. J'avais reconnu, lors de ma garde à vue, que j'étais·entré, le 19 dé­ cembre 1969, vers 19 heures 30, dans une friperie de la rue Saint-Paul, que j'avais alors envisagé d'y commettre une agression, que j'avais renoncé à la perpétrer. J'avais fait cet aveu parce que je voulais dire précisément la vérité sur cette soirée et que de cette vérité sortissent des traces probantes de mon innocence. Je m'aperçus ensuite que toute vérité que j'énonçais comme indice de mon innocence était retournée, retenue comme signe de ma culpabilité. Pour échapper à cet absurde circuit, je pratiquai donc un mensonge partiel. Il en va de même pour l'affaire Vog. Je n'avais pas précisé aux poli­ ciers que j'avais longuement préparé cette agression. Je le fis lors de l'instruction. J'utilisai cette déclaration mensongère pour démontrer qu'il était insensé que j'aie pu commettre un hold-up le 19 dé­ cembre 1969, si j'avais projeté et planifié depuis quelque temps l'agression que je menai à bien le 20 décembre. Mais j'ai décidé dans ce livre de vraiment expliciter mon innocence, comment et pourquoi X 2 m'a soupçonné sérieusement et quelles furent les bases de sa conviction erronée. Il savait que le 19 dé­ cembre 1969 j'étais totalement démuni d'argent et voulais, pour remédier à cet état, commettre un vol à main année. Or X 2 est la clé de mon innocence, de toute cette affaire. Sa conviction et les raisons qu'il fournit aux policiers pour la justifier, constituent la base et l'origine de la méprise dont je suis l'objet. Il faut donc que je me présente maintenant devant la Justice sans qu'aucun artifice vienne ternir, assombrir la limpidité de mon innocence. Je précise néanmoins que s'il est vrai que j'ai décidé, le matin du 20 décembre 1969, de commettre une agression contre la société et les magasins Vog, il est cependant évident que, pour improvisée qu'elle fût, je l'avais, non pas minutieusement organisée, mais concrètement envisagée bien avant cette date. Il s'agissait d'un simple projet, mais 231

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suffisamment préparé pour que je pusse le réaliser à tout moment. J'avais nié connaître le nom de M. Dreyfus, PDG des Établissements Vog (M. Dreyfus rapporta que je l'avais appelé par son nom). Je le connaissais. Non que cette affaire m'eftt été indiquée par quelque familier des lieux, mais parce que j'avais, comme je l'ai justement déclaré aux policiers et magistrats, découvert personnellement la possibilité de commettre un hold-up contre ce magasin, ou plutôt ses bureaux, et qu'après m'être renseigné, j'avais très facilement appris le nom de son PDG. Je voulais connaître son patronyme pour l'inter­ peller nommément et, ainsi, l'impressionner, lui faire croire que j'étais très renseigné sur les locaux, les habitudes de cet établissement. Ce qui était faux et fut d'ailleurs confirmé par certain détail du déroulement de ce hold-up, qui atteste que je n'étais pas vraiment informé de la disposition des lieux. Il est par contre exact que j'ignorais (et ignore encore) l'identité des malfaiteurs qui m'ont accompagné lors des hold-up commis contre la société Vog et le payeur des Allocations familiales du passage Ramey. Je connaissais seulement leurs surnoms. Je l'ai dit à un de mes juges d'instruction. Il m'a rétorqué qu'en possession de ces surnoms, il parviendrait aisément à les faire identifier par la police. Certes. (Il m'avait fait cette réponse pour établir que mon mutisme n'était pas dft à l'ignorance, mais au refus de collaborer avec la Justice. Refus qui ne le choquait d'ailleurs aucunement.) Enfin, victime d'une fausse image de moi, élaborée par certaines de mes relations, entretenue par l'ambiguïté et l'opacité de mon attitude, utilisée par les policiers qui en firent une caricature grossière, déve­ loppée ensuite au cours de mon procès grâce au silence total que j'y ai observé sur ma vie, son contenu subjectif, j'ai voulu restituer mon identité. Il fallait donc que je rompe ce silence funeste. L'objet de la Justice est, aussi, de saisir la vérité. Dans mon cas, il était finalement impossible que cet objectif soit atteint à moins que je n'y contribue en dévoilant, malgré ma répugnance à le faire, quelques aspects importants de mon existence, de ma conception de la vie, de la lutte politique, du monde et des choses, de la criminalité où j'avais échoué. Lors de mon procès j'ai été méconnu, incompris. Mon innocence, sa vérité, a été méconnue, incomprise, ignorée. On y a travesti le sens et l'essence de mon histoire. J'ai quelque peu collaboré à cette erreur. 232

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J'ai, ainsi, collaboré avec la Justice. La condamnation qui m'a frappé, et qui impliqua une irresponsable et scandaleuse absence de profon­ deur, de gravité dans le prétendu recueillement solennel de mes juges, exigeait que je mette un terme à mon involontaire complicité avec la machine judiciaire. Il fallait que je dise la vérité de mon innocence, que je· la décrive et l'analyse. Il me semble que je l'ai fait. Pour cette raison, ma relation du procès sera épurée à l'extrême, rapide. Non seulement parce qu'il n'a pas eu lieu, mais parce qu'il fut seulement la répétition résumée du travail policier. Plus de 58 mois de détention, de prévention, d'instruction, se réduisirent à confirmer sommairement la frivole insanité de témoignages à charge dont l'évi­ dente ineptie ne fut pas examinée, jamais, avec la rigueur et la patience nécessaires. Pour qu'un tel travail fût possible, il aurait fallu que le procès dépasse, abandonne le champ traditionnel où il exerçait sa pratique, exécutait les rites naturels de la mécanique judiciaire, observait les usages qui régissent la scène de la Justice criminelle. Il aurait fallu que la Justice d'Assises y soit abolie, disparaisse, ne fonctionne pas. Elle a fonctionné. Et mon procès fut un condensé transparent de la nature et du fonctionnement de cette Justice.

TROISIÈME PARTIE

Le procès

Vers la fin du mois de décembre 1974, je fus transporté au Palais de Justice pour l'interrogatoire préliminaire effectué par le président des Assises, conformément à la procédure pénale. Les prisonniers prévenus d'affaires criminelles appellent cette formalité d'une façon plus simple : aller reconnaître le président. J'allai donc reconnaître le président Braunschweig, le connaître. Notre dialogue fut bref, courtois. Je lui trouvai une certaine ressem­ blance avec Lacan. Il fut aimable, m'interrogea rapidement sur mes relations avec ma famille (est-ce que mes parents venaient me voir), mes études (disposais-je de tous les moyens nécessaires pour les mener à bien), et procéda à l'énoncé des formules réglementaires : il m'in­ forma de la date et de la durée de mon procès. Je signai une feuille que me présenta un greffier abrupt et moustachu, totalement dépourvu d'affabilité : c'était le greffier (réputé) de la cour d'Assises. Braunschweig ne fit aucune allusion au fond de l'affaire. Il n'était nullement tenu de s'y référer. Mais, généralement, les présidents d'Assises, lors de cet entretien, en disent quelques mots à l'accusé, qui les guette avidement pour se faire une idée de l'opinion du magis­ trat qui présidera la Cour. J'eus une impression de malaise. Un mois me séparait de ce procès, de la publicité et du retentis­ sement qui, je le savais, l'accompagneraient. Je souffrais d'avoir à sortir de l'ombre tranquille de ma cellule, mais je m'étais accoutumé à cette pénible perspective. Je décidai d'oublier totalement cette affaire, de ne pas préparer le procès. Je ne consultais pas, n'étudiais plus mon volulD.ineux dossier. Je m'en étais d'ailleurs débarrassé pour n'avoir pas la tentation de m'y plonger encore. Je remis à l'un de mes avocats le mémoire que j'avais rédigé. Je passai ces quelques semaines dans une 237

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attente plus ou moins paisible, encore que tendue. J'occupais mes loi­ sirs à lire des romans d'espionnage. Vers le début du mois d'octobre, le responsable du quartier des prisons de Fresnes affecté à l'instruction scolaire (et universitaire) des détenus, sélectionnés, qui y effectuaient des études, m'avait proposé d'enseigner l'espagnol et la philosophie à deux groupes de prisonniers : ils n'avaient pas de professeurs spécialisés dans ces deux matières. J'acceptai. Ce responsable, le sous-directeur B., m'était extrêmement sympathique et cela me permettait de sortir de ma cellule plusieurs après-midi par semaine, d'échapper ainsi à l'enfermement cellulaire quotidien. Cela me divertissait de l'appréhension du procès et me permettait, aussi, d'exercer la fonction d'enseignant dans des condi­ tions qui étaient compatibles avec mon aversion pour le professorat : j'enseignais, mais, ces cours, je les donnais à des prisonniers, à des exclus, des réprouvés, des compagnons d'infortune impliqués dans des crimes ou délits divers. Le fait que mon enseignement s'adressât à des hommes qui avaient, pour la plupart, pratiqué le vol, simple ou à main armée, atténuait l'indignité de ma position de professeur délégué par l'administration pénitentiaire pour contribuer à la réinsertion des prisonniers dans la société : cette société, mes diplômes universitaires, la culture qu'ils impliquaient, ne m'avaient en effet nullement entraîné à la considérer avec sympathie ou complaisance. Peu avant l'ouverture du procès, je fis une lettre, que j'adressai à l'un de nies avocats. J'y expliquai mon refus de tout témoignage de moralité. Il est d'usage que les accusés fassent citer à leur procès telles personnes honorables qui viennent témoigner de leurs qualités. Le seul que j'aurais accepté, celui de mes camarades vénézuéliens, j'en exclus finalement l'éventualité. L'un d'eux, qui pouvait le faire sans être légalement inquiété (il n'était plus dans la clandestinité), me proposa de venir à Paris afin de signifier publiquement la solidarité du groupe auquel j'avais appartenu. D'autre part, Régis Debray, qui était son ami, pouvait exprimer cette solidarité au nom de la totalité de mes camarades : il connaissait la plupart d'entre eux. J'avais un moment prévu qu'il le fasse. En définitive, je décidai de n'avoir pas recours à cette fraternité qui me bouleversait. Je refusai absolument de souiller cette dimension sacrée de ma vie, qui en était l'oasis de pureté, en 1'6voquant dans une affaire de droit commun : penser à ce mélange

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sacrilège me précipitait dans une révulsion tourmentée, profonde. J'écrivis donc une lettre, que je reproduis ici : elle n'est pas sans importance. Elle exprime exactement quels étaient alors mes sen­ timents, ma conception du procès. J'ai décidé de ne faire citer aucun témoin pour ma défense. D 'une part, je considère que ma totale innocence est évidente pour qui considère cette affaire en profondeur. En conséquence,je compte me présenter avec cette seule innocence, sans aucun des moyens utilisés traditionnellement dans ce genre de procès et qui en augmentent la pompe, l'aspect théâtral, toutes choses qui me répugnent. D 'autre part, en ce qui concerne ma moralité, il n 'est pas moins évident qu 'au regard de la loi et de la morale sociale, j'en suis quelque peu dépourvu puisque j'ai commis trois vols à main armée. Il serait donc dérisoire que telle ou telle personne, fût-elle presti· gieuse et hautement honorable, vint déclarer à la Cour que j 'étais un homme submergé de qualités morales. A ce sujet, je ne peux opposer à mon passé que le présent, ce que j'ai fait pendant ma détention, les diplômes que j'ai obtenus en prison. En outre, il n 'est pas question que j'utilise, ne serait-ce que de façon minime, des témoignages de moralité pour étayer mon innocence daru l 'affaire Richard-Lenoir. Je suis innocent parce queje suis innocent. Et non parce que diverses personnes viendraient souligner tel trait de mon caractère, de mon comportement, etc. li est d'ailleurs notoire que nombre d'assassins redoutables étaient des hommes par ailleurs très gentils, apparemment d'excellente moralité et de nature paisible. En bref, je tiens à ce que l 'affaire soit jugée sur le fond et j 'entends contribuer dans la mesure de mes possibilités à dépouiller ce procès de tout artifice qui en voilerait l'essentiel. Nous verrons que cette lettre, la conception qu'elle impliquait, fut complètement incomprise par mes juges. Je sus, deux semaines avant le procès, que la majorité de la presse d'extrême gauche allait en rendre compte abondamment, exprimer sa solidarité. J'en fus touché, mais cela procédait d'un malentendu. 239

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Certes, quelques-uns des militants qui travaillaient dans telle ou telle publication révolutionnaire ou gauchiste (Krivine, Kravetz) étaient mes amis. Pourtant, il me semblait scabreux d'apparaître comme un miroir, un symbole de notre génération. Cette génération dramatique et absurde, j'y avais appartenu intégralement, mais je m'en étais . enfui, volontairement, avec acharnement. Et, surtout, je ne voulais pas, à aucun prix, qu'on pût assimiler, à travers mon exemple, le gauchisme, ou l'extrémisme révolutionnaire, aux errances dont je revendiquais et assumais la responsabilité solitaire. Je dois dire pourtant que, face à ce mouvement de solidarité émou­ vant, je pensais que si j'étais, sans aucun doute, un homme jugé pour des méfaits criminels, il n'en demeurait pas moins que j'avais éprouvé la sévérité, la dureté de l'incarcération, que je risquais ma vie (je ne veux pas dire ma tête) devant un tribunal bourgeois. Hormis Régis Debray, qui n'appartenait pas vraiment à notre mouvance, et Michèle Firk, qui ne fut pas jugée mais périt au combat (je salue sa mémoire, cette Juive révolutionnaire fut digne de nos héros), j'étais le premier militant de cette génération issue de l'après-guerre d'Algérie, de l'époque où l'UEC fabriquait les futurs gauchistes, à vraiment encourir un châtiment majeur de la Justice ennemie. Je pensais qu'en dépit de la nature criminelle des faits qui me valaient cette comparution (je veux dire : mes trois hold-up), j'occupais une sorte de position privi­ légiée. J'étais coupable d'agressions à main armée, mais, ces agressions, il était notoire qu'aucune juridiction officielle ne pouvait les juger : seuls des révolutionnaires pouvaient émettre une opinion sur ma dé­ viance, mon passage au vol à main armée. Et mon innocence impliquait aussi que je symbolisais l'aptitude de ma génération à être accusée de crimes qu�elle n'avait pas commis. D'autre part, je pensais à certains archanges de la rigueur marxiste­ léniniste, prolétarienne, qui avaient considéré avec mépris l'évidente nature passionnelle, viscérale, de ma vie politique et je souriais, me réjouissais de les voir maintenant dans un éclectisme empli de veules désirs, en quête de plaisirs qui étaient seulement la version gau­ chiste des félicités éculées de la bourgeoisie et qu'ils habillaient · d'un langage qui en travestissait l'origine. Moi, j'avais parcouru l'itinéraire de la débauche, sans doute plus qu'aucun gauchiste, j'avais connu bordels et orgies, mais je n'avais jamais qualifié ces tristes 240

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réjouissances d' « activation d'une sexualité éclatée » ou de « célébra­ tion ludique d'une subjectivité libérée ». II était évident que mon procès serait politique. C'était inévitable. II m'était extrêmement pénible de favoriser ainsi l'amalgame entre crime et gauchisme. II ne m'appartenait pas d'empêcher que s'exerce la solidarité de mes camarades. Mais, je le répète, elle contribua à produire un malentendu. Par exemple, le jour où s'ouvrit mon procès, Marc K.ravetz écrivit un article important dans Libération. Marc était (est) mon ami. Non seulement un ami intime, un camarade également, mais aussi un ami qui avait été à mes côtés dès mon arrestation. II était donc spécialement autorisé à parler. Le contenu de son article était irréprochable : il ne dissimulait nullement la différence qui me séparait des gauchistes. Malgré tout, il invitait ses lecteurs à voir en moi un reflet de leur propre histoire. C'était sans doute légitime. Mais, dès lors, j'apparus comme le représentant du gauchisme, son extrême accomplissement, et cela dénatura quelque peu le sens du procès, son ambiance. La responsabilité n'en incombe évidemment pas à Marc : qui, en effet, hormis quelques journalistes subtils, dont Philippe Boucher, pouvait comprendre que cette solidarité indiquait plutôt que je n'étais pas un gauchiste typique, qu'elle signifiait seulement que mes anciens camarades ne m'avaient pas renié ? On allait juger un enfant de Mai 68, écrivirent certains journalistes. J'étais essentiellement le contraire d'un enfant de Mai 68, Marc l'avait indiqué sans ambiguïté, et, pour me comprendre, il fallait comprendre cette différence, cette scission avec ma génération poli­ tique. La mascarade préparait les pompes de sa représentation absurde.

Vint le lundi 9 décembre. La presse avait déjà évoqué, annoncé mon procès (le Point, France-Soir, l'Humanité, /'Aurore) . L'article de France-Soir m'émut. Je fus quelque peu surpris que Jean Laborde (/'Aurore) ne déchaînât pas contre moi des foudres réactionnaires, partiales. Je craignais ce chroniqueur judiciaire. Pour conservateur qu'il soit, il est indéniablement compétent et redoutable. Je demandai à Marianne Merleau-Ponty de venir me visiter le samedi soir. Je tenais à ce qu'elle soit la dernière personne que je voie 241

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avant cet ultime dimanche : il serait sinistre, comme tous les dimanches de prison, mais il serait aussi chargé de tension parce qu'il était la veille de ma comparution. Lundi matin, je me levai tendu, calme pourtant, durci, comme pour une action armée. J'allai me doucher. Le sous-directeur F. m'avait autorisé, exceptionnellement, à le faire chaque jour pendant la durée du procès. Je bus deux bières, pour me détendre : elles ne m'enivrèrent pas. Je revêtis un costume de coupe classique ; j'avais exigé qu'il fût ainsi. Un camarade de mon père me l'avait taillé sur mesure. Chemise. Cravate. J'étais, comme à mon retour du Venezuela, comme au moment de ma première agression, inhabituellement élégant. Mes cheveux étaient courts, très courts. Non seulement pour présenter à mes juges une image exacte de l'apparence quej 'avais le 19 décembre 1969 et, éventuellement, que cela püt démentir certains témoignages, par le moyen de questions que le président pouvait poser aux per­ sonnes qui m'avaient alors rencontré -, mais aussi pour, en quelque sorte, offrir l 'image symbolique de ma non-appartenance aux mœurs gauchistes. Le sous-directeur F. vint me serrer la main. Transport au Palais. L'escorte était plus importante que lors de mes autres extractions1. J'étais sorti de l'ombre, j'en étais blessé, mais j'étais résolu à me battre. Arrivée au Palais. Je ne restai pas à la Souricière (lieu où sont encagés les prévenus ou accusés appelés à l'instruction ou mandés pour être jugés). On me fit monter directement dans la pièce qui sert d'antichambre à la cour d'Assises. Vint Marianne, puis Christian Erien, collaborateur de Pollak, avec qui j'avais noué des liens de sympathie. Marianne m'embrassa. Faites entrer, dit un gendarme. La pièce était pleine de gendarmes républicains. J'étais menotté. On me désentrava les mains et je pénétrai dans la salle de la cour d'Assises, dans le box des accusés. La salle était bondée, conformément à la théâtralité de la Justice, à son apparat. C'est vrai, c'est un choc et on en reçoit durement l'impact. Ce choc, la description peut seulement en être banale. On sort de l'enfermement, de l'isolement et de la solitude cellulaires des années -

1. Transport d'un détenu au palais de justice pour une instruction ou une audience (vocabulaire judiciaire).

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d'emprisonnement, de leur sombre calme angoissé, et on est jeté dans un éclat blessant qui éblouit et offusque. Je ne sais plus si la Cour avait déjà pris place à l'espèce de vaste comptoir boisé où elle siège. L'espace affecté aux journalistes, situé en face de moi, était entièrement occupé. J'y vis Marc. De chaque côté de la salle, à proximité immédiate du box où j'étais et du lieu destiné à la presse, il y avait des sortes de loges, comme au théâtre, réservées à certains invités. Dans cette dis­ position, la scène était représentée par la Cour. Le parterre, également réservé aux personnes qui avaient pu se procurer une invitation, une place assise, faisait face à la scène, à la Cour. J'y reconnus quelques amis, des membres de ma famille. J'y vis des camarades de mon père, de ma mère. Je vis mes meilleurs amis, ceux qui n'avaient cessé de me soutenir depuis mon incarcération. Il me sembla qu'il leur était insupportable de me voir dans ce box, que leur angoisse dépassait la mienne. Quand je les fixais, ils évitaient mon regard. Un moment, je contemplai Marc, longuement. Il m'adressa un regard douloureux, soutenu. Je sais qu'il avait la même sensation que moi : c'était l'ultime AG (Assemblée générale) de l'ancienne UEC, de l'ancienne UNEF. Et, au fond, nul ne doutait plus parmi mes intimes, mes camarades, que notre époque militante d'avant Mai devait se conclure dans cette enceinte et que j'y fusse au banc des accusés, accusé de deux meurtres et tentatives, de trois hold-up. Nul ne doutait que de tout temps, obscurément, ils avaient su ou pressenti que cela arriverait et m'arri­ verait. Nul ne doutait que j'étais innocent des crimes sanglants qu'on m'imputait et qu'il était comme naturel que j'aie commis trois hold-up. Dans le fond de la salle, les personnes qui n'avaient pas de place assise, entassées. Le poulailler. J'y reconnus aussi · certains amis, camarades ou relations. De fait, ils étaient tous là : c'était la fin d'une génération qui allait être célébrée dans le rite judiciaire. J'aperçus également un homme qui, à l'époque où je militais, était un fasciste actif. Je vis Simone Signoret. Sa présence me remua particulièrement. Je savais qu'elle n'était pas due à une quelconque attirance pour le spectacle judiciaire; pour la splendeur factice des tragi-comédies qu'on joue aux Assises. Je la regardai, elle me regarda. Elle avait un visage bouleversé. Je pensai, en la voyant, à deux films que j'avais 243

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aimés, où je l'avais aimée. Casque d'or, dont j'avais compris le sens et la beauté du fond de mon expérience carcérale, des années après l'avoir vu. Le Jour et / 'Heure, que j'avais vu à Varsovie en compagnie de ma mère, ma mère qui avait pleuré et avait dit mon fils c'était exactement comme ça cette actrice c'est moi. Je ne pouvais regarder Simone Signoret sans penser à ma mère. Elle en fut, d'une certaine façon, la présence symbolique dans ce pro­ cès. Je vis l'avocat général Langlois. Je compris immédiatement que cet homme possédait une envergure exceptionnelle, instinctivement. Son maintien, son apparence, ses gestes, son visage indiquaient, signifiaient la hauteur du combat qu'il mènerait contre moi. On procéda au tirage au sort des jurés. J'avais demandé à l'un de mes avocats d'en récuser quelques-uns, au su de leur profession. Il me semblait que cette profession les inclinerait peu à la compré­ hension : ils étaient tous susceptibles d'être dévalisés à main armée. Innocent, j'avais absolument tenu à ne pas récuser la seule femme du jury. Je pense aujourd'hui, après certaines déductions et révéla­ tions, qu'elle fut favorable à une sentence capitale. Je regardai les jurés, tentai de déceler sur leur visage quelque signe qui pût m'indiquer leur état d'esprit. Leur visage était fermé, hostile. Celui de lecteurs du Parisien libéré, cette feuille antijuive qui diffuse aussi des appels haineux et fascisants contre les criminels et délinquants, les voleurs de toute sorte, les prisonniers. Et consacre la quasi-totalité de son espace à la relation de faits divers, hold-up et autres forfaits. Ce journal est un facteur criminogène : il instruit dans le crime les jeunes délinquants qui lisent avec avidité les articles qui y décrivent le déroulement de telle ou telle attaque à main armée ; il . contribue, par l'hystérie mortifère qu'il entretient contre les prison­ niers, à accentuer cette terrible haine du cave qui pèse décisivement sur la main récidiviste qui tient une arme à feu. Un juré était jeune, barbu. Je ne parvins pas à me former une opi­ nion sur lui. Un autre me fut sympathique. Il était corse. Il avait l'air digne, conscient de la dramatique gravité de sa fonction. J'ignore quel fut son vote lors des délibérations. Je me souviens qu'au moment du tumulte qui suivit le verdict, il opposa à la fureur de la foule une 244

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attitude dépourvue de crainte, impassible, et je criai alors à mes camarades de ne pas l'insulter. Lecture de l'acte de renvoi (acte d'accusation). Le début de ce qui m'y concerne est excellent : Goldman Pierre est né le 22 juin 1944 des relations d'un couple de résistants israélites. Sa formulation était prudente, fort éloignée de la partialité du réquisitoire qu'avait rédigé le substitut Amarger. Lecture du curriculum vitae par le président Braunschweig. Il n'en effectua pas la lecture intégrale et fit une synthèse loyale, équitable, des diverses dépositions qui le composaient. Il en émanait donc une image plus nuancée que celle qu'avait initialement esquissée l'inspecteur chargé, peu après mon arrestation, d'enquêter sur ma personnalité (cette enquête constitue précisément le curriculum vitae). Il n'en demeurait pas moins que le portrait qui s'y dessinait était celui qu'avaient tracé les policiers. Cette lecture me fut pénible : elle révélait nécessairement certaines déclarations qui offensaient mon intimité, ma solitude, ma pudeur. Mais la sélection opérée par Braunschweig m'épargna quelques désagréables insanités proférées à mon encontre par diverses relations. Je lui en sus gré. Il lut la lettre que lui avait adressée le directeur des prisons de Fresnes. En fait, il ne s'agissait pas d'une lettre spécialement écrite pour mon procès, mais d'un rapport d'observation que le directeur de Fresnes rédige pour tout détenu appelé à comparaître devant les Assises, pour autant que ce détenu ait effectué des études durant son incarcération. Ce rapport était élogieux, encore qu'il soulignât que mon attitude n'avait pas été « excellente » mais « digne, exempte de toute attitude utilitaire ou hypocrite ». Il rappelait que j'avais supporté (courageusement, écrivait-il) plus de 4 ans d'isolement, de solitude. Il mentionnait que je donnais, bénévolement, depuis le 3 octobre 1974, des cours d'espagnol et de philosophie à mes codétenus des classes de 3e et terminale, au Quartier socio-éducatif de la prison. Il concluait en disant que ma personnalité n'était pas celle d'un criminel profes­ sionnel et que mon insertion normale dans la société était d'ores et déjà possible. Mais, surtout, il rappelait que j'avais usé de mon influence (sur mes camarades) pour empêcher l'extension d'une tentative de mutinerie qui avait éclaté à Fresnes en juillet 1974.

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Je tins à m'expliquer sur ce point, mais je fus mal entendu. Si j'avais déployé toute mon énergie pour que cette tentative de mutinerie n'aboutisse pas - et j'avais été soutenu dans mes efforts par la totalité de mes camarades de la Super Haute Surveillance - ce n'était nulle­ ment par sympathie pour l'administration pénitentiaire, ni parce que j'étais devenu un prisonnier modèle, en proie à la rédemption (la rédemption ne put jamais être mon problème : je n'avais jamais vraiment été un gangster et mon salut ne pouvait venir que d'un retour à la pratique militante). Mon attitude, à l'égard de cette tentative de mutinerie, fut intégralement politique. Je pensais (et savais) que divers membres du personnel pénitentiaire, syndiqués ou non, voulurent, quand éclatèrent les mutineries de Clairvaux et Nîmes, fomenter, provoquer par divers moyens un mouvement de prisonniers qu'aurait facilité l'effervescence qui régnait alors dans le monde carcéral. Il s'agissait pour eux d'entraîner l'occupation et la surveillance de la détention par les gendarmes et les CRS : cela ne manquerait pas, pensaient-ils, de produire des incidents violents, voire sanglants. Ils pensaient ainsi utiliser les prisonniers comme masse de manœuvre inconsciente qui leur permettrait de faire valoir leurs revendications, notamment celles relatives à la sécurité de leur travail et à l'alignement de leur salaire sur celui des policiers. Dès lors, tout mouvement violent de prisonniers, pour justifié qu'il pfit être, servait les intérêts des surveillants, faisait le jeu des troubles intentions de certains de leurs représentants ou délégués. Ce jeu pouvait être tragique : il y avait eu des morts lors des mutineries survenues à Nîmes et à Clairvaux, un détenu avait été tué par balle à la prison de La Chataudière. Et les forces de l'ordre, qui assuraient le service intérieur de la prison après que les surveillants se furent mis en grève, étaient armées de fusils pourvus de lance-grenades. Ces fusils étaient munis de chargeurs approvisionnés. Quant aux grenades offensives que portaient gendarmes ou CRS, elles sont meurtrières dans une enceinte fermée et il était clair qu'ils n'hésiteraient pas à les utiliser contre nous au moindre mouvement d'agitation. Fresnes n'était pas le quartier Latin, les détenus enfermés dans cette prison n'étaient pas des étudiants gauchistes. J'étais absolument convaincu de la justesse de mon raisonnement. Je le suis encore et l'hostilité, violente ou sournoise, que manifes246

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tèrent certains surveillants à mon encontre, après l'échec de cette mutinerie, confirma ma certitude. Mais cette lettre, que le président n'était pas tenu de lire, la publicité faite aux diplômes universitaires que j'avais obtenus en prison, à mon travail de professeur bénévole, les dispositions des experts­ psychiatres, qui conclurent à ma profonde évolution, contribuèrent à créer une ambiance, un climat négatifs : on jugeait l'homme, on ne jugeait pas les faits. Cette ambiance comporta une grave consé­ quence. Il s'agit désormais, sourdement, du problème de mon amen­ dement, et non pas de la question centrale du procès : étais-je ou non innocent des meurtres et tentatives qu 'on m 'imputait? Le procès fut dénaturé d'entrée, d'emblée, par cette problématique qui y avait fait une subreptice irruption et qui en faussait le sens, le détournait de son objectif principal. Car, pour moi, l'important n'était pas d'être libéré, de me soustraire aux rigueurs de la loi. Peu m'importait la peine qu'on m'infligerait pour les hold-up que j'avais commis, reconnus, assumés. Peu m'im­ portait qu'elle pftt être aussi sévère qu'un verdict qui aurait sanc­ tionné affirmativement l'accusation capitale dont j'étais l'objet. A une sentence de culpabilité dans l'affaire Richard-Lenoir qui, grâce à des circonstances atténuantes très largement accordées, m'aurait condamné à 20 ans de réclusion, je préférais une peine de réclusion à vie pour les hold-up (légalement possible) mais assortie de mon acquit­ tement du chef de meurtres et tentatives de meurtres. Ce n'est pas la seule pudeur qui me fit refuser témoignages de moralité ou évocation de mon enfance : je voulais seulement qu'on reconnaisse que je n'avais pas tué ces deux femmes, blessé Quinet et Trocard. Que ce n 'était pas moi. Rien ne fut plus incompris par mes juges.

Dès la première audience, j'exigeai qu'on cite X 2. J'expliquai que cet homme détenait la clé de mon innocence. Braunschweig me somma de livrer son nom. Je refusai en invoquant un commandement de mon père, profondément enraciné en moi, qui m'interdisait de pratiquer la délation. Ce commandement, je l'avais reçu dans mon

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enfance et j'en savais le sens. Je savais d'où mon père tenait sa haine de la délation. Mes propos furent accueillis avec scepticisme ou ironie. On y vit de la naïveté ou de l'insolence. Langlois dit qu'il s'agissait d'un bluff. Pottecher déclara publiquement qu'il me croyait (le matin du procès, j'avais écouté craintivement son commentaire : il ne m'était pas favorable). J'en fus ému. Je me souvins de sa voix incomparable, elle surgissait de mes années d'enfance : mon père avait suivi avec passion le compte rendu qu'il avait fait, je ne sais plus en quelle année, du procès des SS Oberg et Knochen1• Il y avait pourtant dans la salle quelques personnes qui savaient que cette répugnance à citer des personnes, y compris quand leur audition pouvait m'être favorable, n'était nullement feinte. En premier lieu, les policiers. Et mes avocats, qui connaissaient le dossier. Exemple : lors de ma garde à vue, on me demanda quel manteau je portais le soir du 19 décembre 1969. Un pardessus gris en laine peignée, répondis-je. C'était capital : cela m'innocentait au cas où vérification aurait été faite de l'exactitude de mes dires. Lautric, par exemple, pouvait, à cette date, se souvenir de ce manteau. Les policiers me demandèrent où il se trouvait. Je dis que je l'avais récem­ ment donné à une relation. A qui 'l demanda le commissaire Leclerc. Je refusai de répondre. Sourires ironiques et incrédules des policiers. Ce manteau, à l'évidence, n'existait pas. D'ailleurs, pouvait-il exister puisque j'étais coupable '/ Il se trouve qu'il fut ensuite irréfutablement établi que : 1. J'avais bel et bien donné ce manteau à la date indiquée par moi. 2. L'homme à qui je l'avais donné était interdit de séjour à l'époque de mon interrogatoire, mais vivait cependant à Paris. 3. Ce manteau était bien de couleur grise, en laine peignée. Il fut tout aussi irréfutablement établi que la police interpella néanmoins cet homme quatre jours après mon arrestation, le vit porteur d'un manteau gris en laine peignée, lui demanda (Jobard très exactement) s'il s'agissait du mien, ce à quoi l'homme répondit

1. Condamnés à mort et, bien sûr, graciés : ils n'avaient pas tué de policier, mais seulement organisé le meurtre de centaines de Juifs, de résistants, d'otages.

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affirmativement, et s'empressa aussitôt de ne pas saisir ce pardessus important. Les policiers ont pourtant saisi dans mon affaire deux imperméables qui ne m'appartenaient plus. L'un de ces vêtements fut saisi à une personne qui le portait, dès qu'elle eut révélé que je lui en avais fait don. Il est vrai que ces imperméables pouvaient accréditer la vraisem­ blance de ma culpabilité : Quinet avait déclaré que le coupable était vêtu d'un imperméable. Jobard fut appelé à déposer sur la question de l'informateur confi­ dentiel. En arrivant dans le prétoire, il me regarda d'un œil extrê­ mement significatif. Ce regard était un avertissement et, aussi, un appel à ma complicité : ne révèle pas le nom de X 2 et, surtout, ne le fais pas révéler par tes amis de Libération, on t'en saura gré. Jobard était on ne peut mieux placé pour savoir à quel péril précis les policiers seraient exposés si ce nom était révélé. Je jouis de cette hermétique complicité qui échappa, je crois, à tous, à moins que Langlois ne comprît à ce moment que l'histoire de X 2 n'était pas un bluff. Je sais en effet qu'il finit par le comprendre (je le sais en toute certitude) à un instant très précis des débats. Ce qui ne signifie pas, évidemment, qu'il accepta ma thèse (X 2 clé de mon innocence), mais plutôt qu'il mesura finalement l'origine extrêmement trouble de cette affaire, la nature sordide du renseignement confidentiel qui avait mis les policiers sur ma trace. Jobard savait qu'il pouvait compter sur moi. Jobard ne ricanait pas quand je disais que j'avais toute délation, si minime soit-elle, en horreur. Après avoir prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, il prétendit qu'il ignorait l'identité de X 2 mais qu'il le ferait rechercher si ordre lui en était donné par la Cour au cas où je dévoilerais cette identité. C'était un double mensonge. Le deuxième jour du procès, dès l'ouverture de l'audience, je fis une déclaration préliminaire. J'expliquai comment X 2 avait cru en ma culpabilité pour des raisons qui constituaient la preuve de mon inno­ cence. Je conclus en disant qu'il suivait sans doute le procès (j'aurais pu ajouter qu'une de ses telations y assistait pour lui) et savait que 249

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j'étais innocent : il savait maintenant quelles armes avait employées l'assassin du boulevard Richard-Lenoir. En conséquence, il était désormais inutile de le convoquer : il nierait, même si je le citais à comparaître, avoir jamais justifié sa conviction erronée au moyen des arguments que j'avais rapportés à la Cour. En réalité, ce n'était nullement pour ce motif, par ailleurs par­ faitement fondé, que je renonçai à exiger la comparution de X 2. Je savais que, de toute façon et contrairement à ce qu'avait prétendu Jobard, les policiers, quand bien même aurais-je donné son nom, ne l'auraient pas recherché. Et, par principe, il n'était pas question que je révèle ce nom. Je voulais seulement attirer l'attention de la Cour sur l'importance de ce personnage anonyme : un témoin essentiel (il m'avait vu armé et porteur d'une sacoche peu avant les faits) était transformé en source de renseignement confidentiel. Les experts-psychiatres vinrent déposer. Langlois posa une question particulièrement subtile (aucun journal ne la reproduisit). Je mesurais de plus en plus que j'avais affaire à un adversaire extraordinaire, exceptionnellement intelligent. Mais, contrairement à certains, je fus toujours persuadé qu'il n'abandonnerait pas l'accusation et que son réquisitoire serait implacable1• Le Berre. Le Berre, ce policier qui, lors de ma garde à vue, m'avait été sympathique. C'est lui qui, affirma-t-il, avait enregistré les propos de X 2. Il n'était pas question qu'il révèle son identité. C'était une personne, pas néces­ sairement un homme, dit-il. Il opposa un démenti formel à mes allégations : X 2 n'avait pas parlé nommément de mes pistolets, il n'avait pas évoqué le rendez-vous au métro Saint-Paul ni n'avait mentionné m'avoir rencontré, peu avant ce rendez-vous, armé d'un Herstal et porteur d'une sacoche noire. Le Berre, ex-inspecteur de la 4° BT, n'appartenait plus à la police lorsqu'il comparut (il était à la retraite) et, sincèrement, je me demandai s'il avait vraiment été le policier qui avait recueilli les dires de X 2. Je n'en étais pas certain, je n'en suis toujours pas persuadé. 1 . L'appartenance de Langlois au Syndicat de la Magistrature, dont j'étais informé, me confortait tout particulièrement dans la conviction qu'il ferait tout pour obtenir ma condamnation.

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A un moment précis, très précis, lors d'une audience, je le regardai fixement (il était assis parmi le public, les invités) : il comprit et détourna violemment la tête. Haine à mon encontre ? Dégoftt de soi ? Je ne sais. Témoins des agressions que j'avais commises. M. Farmachi. Mme Farmachi, émouvante, gentille, bonne, comme gênée d'avoir à témoigner contre un homme passible d'un châtiment rigoureux. Elle souriait tristement. Un moment, alors qu'une discussion s'engageait entre le président et elle sur un point de l'agression (date à laquelle la vente de la Corydrane fut soumise à une ordonnance), elle s'adressa à moi, me parla, soUicita mon avis pour que je tranche cette controverse. Les journalistes sourirent de ce débat judiciaire qui se déroulait directement entre la victime et son agresseur, en marge du procès légal, officiel. Les témoins de Vog. Dreyfus, visiblement ému, fit un témoignage digne, mesuré. L'agression que j'avais perpétrée dans son établissement avait eu lieu le 20 décembre 1969, le lendemain de l'affaire Richard-Lenoir. Le président aurait pu, aurait dû lui poser un certain nombre d'impor­ tantes questions. Quel manteau portais-je ? Est-ce que j'utilisais le Herstal (qui était exposé dans une espèce de vitrine, face aux témoins) ? Il ne le fit pas. Peut-être supposa-t-il qu'il n'était pas impossible que je me sois procuré manteau et Herstal au lendemain du double meurtre ? Dreyfus, lors de l'enquête qui avait suivi mon arrestation, avait reconnu le Herstal. Certaines employées de Vog (spécialistes en matière de confection) avaient indiqué que je portais, le soir de ce hold-up, un manteau gris, en laine. Deux vendeuses, jolies, qui avaient assisté à l'agression et étaient appelées à témoigner, me sourirent quand elles durent se tourner vers moi pour m'identifier. J'en fus heureux et leur souris, moi aussi. Marie, le payeur d' Allocations familiales, fut haineux, hargneux. Comme on dit en argot, il roulait. Son regard, ses gestes, ses mimiques, disaient qu'il aurait aimé m'avoir entre les mains pour se livrer à une vengeance personnelle. (A l'issue d'une instruction chez le juge Martin, il avait grommelé donnez-le-moi j' saurais bien le faire

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SOUVENIRS OBSCURS

parler.) Il avait voulu me tuer pour défendre 8 000 F qui ne lui appartenaient pas. J'aurais pu, moi, le tuer, et il me haïssait, lui. Il me devait la vie, ce con. Il était visible qu'il regrettait m'avoir manqué. Pourtant, avait-il dit aux enquêteurs, il s'entraînait régulièrement au tir. Il avait même cru qu'il m'avait touché quand je m'étais jeté à terre. C'est au moment où je lui avais fait face, un genou sur le sol, et l'avais mis en joue, qu'il avait compris son erreur. J'eus vraiment envie de lui dire que j'aurais pu lui loger la plupart des balles de mon Herstal dans le corps, le tuer. J'eus envie de dire que je n'étais pas un tueur, même quand des Marie m'incitaient particulièrement à le devenir. Je ne le dis pas. Je niais que mes armes étaient chargées lors de mes équipées frauduleuses. Lors d'une suspension d'audience, je reçus la visite d'un jeune avocat que j'avais connu neuf ans auparavant : nous pratiquions le karaté dans un même club. Il était juif et s'appelait Francis Chouraqui. Nous nous embrassâmes. Nous nous étions très peu connus, mais une fraternité viscérale nous unit aussitôt : elle exprimait qu'un Juif était accusé de meurtres qu'il n'avait pas commis. Et je reçus la présence de Francis comme un signe de la résonance profondément juive de mon procès. On entra, le troisième jour, dans l'affaire Richard-Lenoir. (Les commentaires de la presse me surprenaient. Blanchard, dans France­ Soir, comprenait quel était le fond des questions que je posais. Les articles de Macaigne le Figaro ne me laissaient pas indifférent. Pottecher me touchait, qui ne dissimulait pas l'opinion favorable qu'il avait quant à mon innocence.) Jobard, lorsqu'il vint déposer sur l'enquête policière, se démasqua. Il répondit à un article paru le matin dans Libération, où Marc (se) demandait si la police n'avait pas fabriqué un coupable. Il était en effet étonnant qu'un haut fonctionnaire de la police (Jobard était devenu sous-directeur de la PJ) prenne la peine de s'adresser à un journal gauchiste. D'autant plus étonnant que le mépris où Jobard tenait les gauchistes était notoire. Il protesta de la bonne foi des policiers. Il reconnut que je n'avais pas participé à l'occupation de la Sor-

-

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LE PROC� bonne en Mai 68 : il en avait personnellement dirigé l'évacuation. Il confirma que le renseignement confidentiel avait été recueilli par la 4e BT. (Preuve formelle des mensonges de Goussard, qui devait répéter, peu après, que la Brigade criminelle avait, antérieurement à la 4° BT, reçu une information désignant un certain « Goldi » comme auteur de la tuerie du boulevard Richard-Lenoir.) Il déclara que les policiers avaient été totalement impartiaux et qu'ils s'en remettaient à la décision de la Cour. A la limite, cela signifiait qu'ils n'avaient aucune opinion sur ma culpabilité ou mon innocence. Ils s'étaient contentés de fournir des éléments, à charge comme à décharge, qui devaient permettre aux juges de se prononcer. Ce fut le plus magnifique mensonge

de

ce

procès :

une

défense révélatrice qui confirmait l'hypothèse formulée par Libéra­ tion. Toutes ces déclarations empreintes de neutralité étaient autant d'invites à me bien conduire, à garder le silence. Il y eut un instant exceptionnellement intense entre Langlois, Jobard et moi. Nul ne pouvait en comprendre le sens, hormis nous trois. Nul ne le comprit. Je n'en dirai rien, bien entendu. Je le reconnais : ce face à face avec Jobard, avec Langlois, ce face à face solitaire me fascinait. J'y éprouvais un dur plaisir. Je dis à Jobard que je voulais qu'il m'acquitte, lui aussi, lui plus que les autres.

Leclerc. Il était devenu chef de la Brigade anti-gang. Son visage s'était émacié, sa silhouette, un peu replète à l'époque de mon arres­ tation, s'était affinée, durcie. Il déposa conformément à sa nature : il déposa en grand flic. Goussard. Lui, je l'attendais. Non seulement à cause de l'aversion qu'il m'inspirait, mais parce que j'étais certain que, d'une façon ou d'une autre, sa profonde simplicité, sa grande inintelligence le trahiraient. Sa prestation fut on ne peut plus lamentable, misérable.

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SOUVENIRS OBSCURS

J'avais déclaré, peu avant, que je n'avais pas été rasé lorsqu'on m'avait présenté à Quinet, contrairement aux instructions formelles (et écrites) données par Jobard. C'était un point très important. Jobard avait chargé Leclerc de veiller à ce que je sois rasé. Leclerc avait confié cette tâche à Goussard. C'est donc à Goussard qu'il revint de s'expliquer sur cette question. De ses explications, quelque peu confuses et contradictoires, il ressortit clairement que je n'étais pas rasé lorsqu'on me présenta à Quinet (au milieu d'un groupe d'inspecteurs). Goussard n'avait pas changé. Il ne put s'empêcher de faire une allusion ordurière, encore que dissimulée, à la corporation des avocats. Il dit, pour faire accroire que la personne qui m'avait livré aux policiers pouvait avoir agi par sens civique (éclat de rire général dans l'assis­ tance, sourire des magistrats) que, récemment, un av0cat lui avait donné des renseignements dans une affaire de mœurs. Traduit en langage clair, cela signifiait, dans la bouche de Goussard, que les avocats (du moins ceux qui défendaient des criminels) étaient des gens tarés, dégénérés, aux mœurs douteuses. i..ès avocats présents (ils étaient nombreux à suivre les débats) le comprirent, qui murmurèrent. Il me semble que Braunschweig fut également choqué. Lorsque j'affirmai que l'agent Quinet m'avait vu avancer, précédé par Goussard, encadré par deux gardiens de la paix, peu avant que je lui sois présenté et qu'il me « reconnaisse », le président Braunschweig demanda à Quinet de répondre à mes propos. (Goussard les avait bien sûr démentis.) Quinet, assis au banc de la partie civile, jura que je mentais. Je lui rappelai les formules argotiques qu'il avait utilisées pour me qualifier au moment où il m'avait été confronté. Il était sans importance qu'il confirme avoir prononcé ces paroles : elles n'en­ levaient rien à sa prétendue conviction. Je les avais rappelées pour indiquer la précision de mon souvenir. Il nia énergiquement avoir tenu un tel langage. A l'en croire, il s'était seulement exprimé dans les termes consignés au procès-verbal " de la déclaration qu'il avait faite à ce moment. Lors d'une suspension de séance, on m'informa que Goussard avait déclaré qu'il ne me laisserait pas gagner. La Cour vit et entendit les témoins à charge. 254

LE PROCÈS

Lecoq confirma la précision extraordinaire de la description qu'elle avait faite de la sacoche du tueur. Elle me « reconnut ». Braunschweig ne lut pas les dépositions qu'elle avait faites avant mon arrestation et où elle omettait de signaler le nez du coupable, nez qui avait particulièrement retenu son attention dans mon visage lorsqu'elle m'avait désigné, le 9 avril 1970. Braunschweig ne lui demanda pas pourquoi elle avait mis huit jours à fournir son témoignage aux policiers, pourquoi elle avait attendu pour le faire que ces derniers la convoquent. Pluvinage. Visage bilieux, tics nerveux, voix inquiète. A l'excep­ tionnelle puissance de sa vision, il ajouta qu'il avait remarqué les yeux du coupàÎ>le, enfonçés dans les orbites. Cette remarque inédite, il la formula en me contemplant, lorsque Braunschweig lui demanda s'il me reconnaissait. Il me « reconnaissait ». Formellement. Il avait vu l'assassin d'une distance de 20 mètres. Seulement. Braunschweig lui fit gentiment observer, d'un ton impitoyable cepen­ dant, qu'un bref calcul, opéré grâce au relevé des lieux établi par l'identité judiciaire, réfutait indubitablement l'évaluation de Pluvi­ nage : entre son appartement et le terre-plein du boulevard Richard­ Lenoir, il y avait 40 mètres. Pluvinage fut troublé, navré. Il me semble qu'il sentit que la salle, unanime, y compris ceux qui y représentaient l'accusation (Langlois, parties civiles), n'accordait aucun crédit à son témoignage. L'invrai­ semblance de ses dires était évidente. Un journal le signala le lende­ main. Mais il est grave que ce témoignage, qui s'anéantissait dans sa propre absurdité, ait finalement été réduit à un incident comique, destiné à amuser, à détendre la lourde ambiance des audiences d'Assises. La question que la Cour (et le ministère public) aurait dû se poser : comment était-il possible qu'un Pluvinage, qui, de toute évidence, n'avait pu voir ce qu'il disait avoir vu, perçu et aperçu, m'ait néanmoins « reconnu » ? Il est infiniment regrettable que cette question n'ait pas été posée : c 'était toute la question. Regrettable aussi que l'attention de la Cour n'ait retenu, dans le problème de ma présentation aux témoins, que la question de mon rasage ou non-rasage. Il était en effet indéniable qu'une autre précau255

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tion recommandée par Jobard n'avait pas été respectée. Les policiers qui m'entouraient ne présentaient pas des éléments signalétiques voisins des miens et leurs photos d'identité, qui figuraient au dossier après que le juge Diemer l'eut exigé par commission rogatoire, l'attestaient formellement. Jobard fit produire une photo qui avait été prise au dépôt le lende­ main du terme de mes 48 heures de garde à vue. Braunschweig, après l'avoir examinée, conclut que je n'y portais pas une barbe de trois jours. Je n'irai pas jusqu'à prétendre sournoisement que cette photo peut avoir été arrangée (chose techniquement possible), mais je fais remarquer qu'en matière de photo tout est question de tirage : sur les différents clichés parus dans la presse, ma barbe est inégalement visible. De même, Braunschweig prétendit, au sujet de la photo qui avait attiré l'attention de Quinet avant qu'il me « reconnaisse » en chair et en os (celle qui me représentait âgé de 14-15 ans), que j'y étais parfai­ tement reconnaissa�le. Ce qu'omettait gravement Braunschweig, c'est qu'il savait, lui, que cette photo me représentait. Moinet, la cousine de Quinet, très confuse, gênée, répéta qu'elle avait bien entendu son cousin parler d'un mulâtre quand elle était venue le secourir, mais qu'elle était alors bouleversée et qu'elle avait voulu dire qu'il avait mis en cause quelque étranger> Espagnol, Portugais ou autre Méditerranéen basané. Un autre témoin confirma que l'agent Quinet avait évoqué un mulâtre dans les minutes qui avaient suivi sa lutte avec le tueur. Ou plutôt un genre de mulâtre. (Ce témoin avait déjà effectué ce glissement de sens lors de l'enquête, après que l'agent Quinet eut adopté la « thèse » du Méditerranéen basané. C'était une relation de Quinet : il le voyait souvent au Jean-Bart et l'appelait par son prénom.) Un journaliste, qui avait couvert l'affaire pour France-Soir, déclara qu'immédiatement après la commission de ce fait divers sanglant, toutes les personnes présentes sur les lieux se faisaient l'écho des propos de Quinet : l'assassin est un mulâtre. Mon père vint déposer. Je serrai les dents, violemment, pour qu'aucune larme ne coule de mes yeux. Il s'exprima, face à ce tribunal, avec un très fort accent yiddish que je ne lui connaissais pas, qu'il n'avait pas en temps ordinaire. C'était un signe. Il parla. Dit qu'à 256

LE PROCÈS

l'époque où j'étais né ce n'était pas le moment d'avoir des enfants. Cette phrase, il me l'adressa avec un sanglot dans la voix. Je lui dis, en yiddish, d'arrêter, de partir. Je fus brusquement envahi d'une haine totale contre les jurés, une haine qui frôlait le racisme. Je savais qu'ils ne pouvaient pas comprendre et la nécessité où se trouvait mon père d'avoir à leur parler m'apparaissait profondément humiliante.

4e jour du procès. Ioualitène. La spontanéité de son témoignage avait mis, à nouveau, un certain temps à s'exercer : elle n'était pas présente lors de l'appel des témoins (effectué à l'ouverture de la première audience). Elle se présenta donc le quatrième jour. S'approcha de la barre. Fit un signe de croix. Prêta serment. Dit que le fuyard qu'elle avait vu avait des yeux bizartot'ques. Me « reconnut ». Me « reconnut » à mon nez long et à mon teint mat. Je lui dis, en aparté, que j'avais le nez long, le teint mat et que j'étais circoncis. Braunschweig, qui n'avait pas entendu, me demanda de répéter à haute voix ce que j'avais dit au témoin. Je le fis. Ioualitène déclara qu'alors qu'elle attendait son car, elle avait vu deux hommes lutter : un agent de la circulation et un individu. Cela signifiait très simplement qu'elle mentait : Quinet était en civil. Mes avocats se dressèrent. L'instant était décisif : un témoin pris en flagrant délit de faux témoignage. L'avocat général Langlois déclara qu'il trouvait ce témoignage parfait. Braunschweig n'émit aucune opinion. Parfait, ce témoignage l'était, certes. Il montrait encore de quelle machination j'avais été l'objet. Pourquoi Ioualitène, qui n'avait incontestablement rien vu (elle avait mis 23 jours à apporter son témoignage aux policiers), m'avait cependant « reconnu » ? Qui posa cette question ? Quelques journalistes. Mes avocats, dans leur plaidoirie. Mais c'était inutile, ni Braunschweig, ni la majorité (quasi unanime)

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du jury, ni Langlois ne se la posèrent : les jeux du jeu judiciaire étaient faits. J'avais fait citer un psycho-sociologue, Pagès, pour qu'il fasse devant la Cour une critique scientifique du témoignage visuel. Il irrita Braunschweig, qui perdit quelque peu son sang-froid habituel : la Justice supporte mal l'enseignement de la Science. Il est vrai qu'elle se prend pour une science. Il est vrai qu'elle n'est pas scientifique. L'irritation de Braunschweig s'accentua quand Pagès expliqua que l'élaboration collective qui fondait certains témoignages fantaisistes se poursuivait jusque dans la salle où on enfermait les témoins avant qu'ils soient appelés à déposer. Il avait entendu Ioualitène répéter sa déposition : elle disait qu'elle attendait son car, qu'elle devait prendre à 20 heures, lorsqu'elle avait été heurtée par un « grand type baraqué ». En bref, cela signifiait que Ioualitène n'avait pas assisté à la fuite du tueur (qui avait eu lieu après 20 heures). Les gens sensés l'avaient déjà compris. Qu'importe, si Ioualitène déclarait sous la foi du serment qu'elle avait assisté à cette fuite, c'est qu'elle y avait vraiment assisté. C'est du moins ce qu'il ressortit des propos colériques de Braunsch­ weig. Conséquemment, Pagès, homme de science réputé, était un affabulateur. Un autre témoin, une de mes relations, confirma les propos de Pagès : Ioualitène avait dit dans la salle des témoins que sa rencontre avec le fuyard avait eu lieu avant 20 heures. Braunschweig n'y attacha aucune importance. Je compris très clairement à cet instant qu'il n'y aurait pas de délibérations, qu'il serait seulement délibéré de la peine à m'appliquer. A vrai dire, il y avait 58 mois que je le savais. Une des dépositions que je fis lors de ma garde à vue l'atteste précisément. Quinet, solennel, se leva pour témoigner. Partie civile, il était dispensé du serment. Il pouvait donc parler avec haine. Il parla cependant sans crainte. Mais il ne dit pas la vérité1• Il était toujours aussi rose et abruti, mais le héros était devenu grassouillet. 1. « Jurez de parler sans haine et sans crainte, de dire la vérité, rien que la vérité », tel est le serment que le président exige préalablement des témoins.

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(Le deuxième jour du procès, un travailleur algérien était venu déposer dans l'affaire du payeur. Il était désorienté, cherchait instincti­ vement le banc des accusés et s'exprimait avec un très fort accent maghrébin. J'avais alors regardé Quinet : il manifestait une claire hilarité raciste de policier, naturelle. Cela m'avait confirmé dans ce que j'avais déduit logiquement1 : Quinet était raciste. Il aurait été très difficile qu'il ne le rot pas.) Il se leva donc et jura, théâtralement, en invoquant son âme et conscience, que j'étais bien l'homme qu'il avait vu dans l'officine, qu'il avait ensuite affronté sur le terre-plein : un homme qui vous tire dessus on ne l'oublie pas (certains savants affirment le contraire, mais ils ne sont pas juges). Il avait vu le tueur (« moi ») en pleine lumière. Il prétendait être entré dans la pharmacie. Un de mes avocats rappela l'écrasante unanimité des premiers témoignages, dont le sien au début, qui infirmaient cette allégation. L'âme et la conscience de Quinet disaient qu'il avait bien pénétré dans l'officine. Le mulâtre ? A cet endroit, il balbutia quelque peu : il avait peut­ être utilisé cette expression, mais il avait voulu dire un Méditerranéen basané. (Lors de l'instruction, Quinet avait « tenu à préciser » qu'il n'avait jamais mis en cause un mulâtre.) Braunschweig ne s'étonna aucunement de cet étrange propos qui constituait la preuve qu'il pouvait arriver à Quinet de ne pas dire la vérité. Trocard, par son aberration en matière signalétique, qui ressortait évidemment de ses dépositions, pour peu qu'on les lise vraiment, n'avait-il pas orienté l'enquête sur une fausse piste ? La fantaisie manifeste de ses descriptions n'avait-elle pas permis que des témoins peu scrupuleux, passionnément désireux de témoigner, décrivent et désignent un Méditerranéen basané alors que le coupable était, peut­ être, un mulâtre ? Ces questions, Braunschweig ne les posa pas. Il me semble pourtant qu'elles étaient pertinentes. Langlois mit un terme à ces éventuelles suppositions en déclarant 1. Et, j'ose le dire, a priori.

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qu'en décembre 1969, je revenais du Venezuela : j'avais donc le teint hâlé et on pouvait me prendre pour un mulâtre. A ceci près que cela faisait alors trois mois que j'étais revenu en France, que mon teint était plutôt pâle (insomnies, nuits blanches). A ceci près qu'il ne m'advint jamais, au Venezuela, d'être pris pour un mulâtre, pour bronzé que je fusse à cette époque. A ceci près que nul ne me prit jamais pour un mulâtre dans les premiers jours de mon retour à Paris. A ceci près que mon séjour au Venezuela n'avait pas consisté à effectuer de longues séances estivales de bronzage tropézien. Est-ce que l'héroïque agent avait remarqué que je n'étais pas rasé, lorsqu'il m'avait « reconnu » ? Aucunement. Il n'invoqua plus son âme et conscience, mais l'excellence des méthodes de la Criminelle : croyez-moi à la Criminelle ils connaissent leur travail et ils le font bien. Un policier rendait hommage à d'autres policiers. Tout le procès résidait dans ce cercle. Il dit qu 'il m 'avait reconnu au numéro qu 'on lui avait désigné. Ce lapsus absolument révélateur ne troubla nullement la Cour (ni Lan­ glois) : Quinet était protégé par son héroïsme, son âme, sa conscience. Il répéta qu'il m'avait « reconnu » à mon nez. Qu'il n'ait jamais, avant mon arrestation, fait mention de cet élément signalétique de l'assassin, n'intrigua pas Braunschweig. Lautric, arrivé par avion de Guadeloupe, témoigna1• Je fus ému, très ému de le voir au milieu de cette enceinte judiciaire. Il portait un costume strict, élégant. Son visage était amaigri, las, marqué sans doute par le voyage en avion, le décalage horaire. Troublé, probablement, de me voir dans ce box. Je pensais à nos fêtes. Je pensais à ce que je lui avais confié après avoir vu, en sa compagnie, ce film qui m'avait bouleversé et fasciné : je suis maudit, un jour je connaîtrai l'échafaud. Il me salua du regard. 1 . Il ne vivait plus en France et la police ne s'était pas enquis de sa nouvelle adresse. Quand il exprima, par un télégramme envoyé en cours de procès, le désir de venir témoigner, il reçut un coup de téléphone qui lui déconseillait, en des termes extrêmement grossiers, de venir témoigner. Ce coup de téléphone émanait d'un haut fonctionnaire de la PJ.

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Peu m'importait ce qu'il allait dire. J'étais heureux de le voir, de le revoir. Il confirma que je lui avais rendû visite dans la soirée du 19 dé­ cembre 1969. Fut incapable de préciser, à quelques minutes près, l'horaire du début de cette visite. Il pensait que c'était bien entre 19 et 20 heures, mais ne pouvait l'affirmer. Braunschweig admit qu'il était très probable que j'avais rendu visite à Lautric, le jour des faits, aux alentours de 20 heures. Mais, dit-il, tout était une question de minutes. J'avais pu commettre l'agres­ sion sanglante et me rendre ensuite chez Lautric. Je sus alors que Braunschweig n'avait rien compris, rien, au difficile fouillis de déclarations concernant mon alibi. (J'ai expliqué dans une partie consacrée à cette question qu'admettre ma présence chez Lautric le 19 décembre 1969 impliquait nécessairement la reconnais­ sance formelle de mon innocence.) II demanda à Joël quel vêtement je portais le 19 décembre 1969. Un imperméable, répondit Joël, sans certitude cependant. II se trompait et cela m'accusait. Braunschweig ne lui demanda pas quelle coupe de cheveux j'avais. Grave carence : si j'avais les cheveux aussi courts le 19 décembre 1969 qu'en ce 12 décembre 1974, je n'étais pas l'homme qu'avaient décrit certains témoins à charge. Lautric confirma que c'était bien le 24 décembre 1969, et non en janvier 1970, qu'il s'était précisément souvenu de ma présence chez lui au moment de l'affaire incriminée et qu'il m'avait alors innocenté devant un tiers. C'était fini, et il me plaisait que Joël fût la dernière personne à témoigner. Parce que je savais que, de fait, c'était fini.

Première plaidoirie des parties civiles. Piedlièvre, pour Marie et la Caisse centrale des Allocations fami­ liales. Aucun intérêt. Hargne mesquine, petitesse. Vous voyez Gold­ man vêtu d'un costume qui vient d'un bon faiseur mais imaginez-le avec une casquette et un imperméable la mine patibulaire dans l'ombre 261

SOUVENIRS OBSCURS

armé d'un pistolet je ne comprends pas que ce gangster crapuleux puisse fasciner il a été traité avec égards par la police parce que c'était un intellectuel puisque la prison lui réussit et qu'il y passe tant d'exa­ mens qu'il y reste le plus longtemps possible. Virinque. Il représentait la sœur de la pharmacienne assassinée. Son discours fut digne, loyal. Il y régnait une atmosphère dostoïevs­ kienne. Il termina en me conjurant d'entrer dans la voie royale du repentir : c'était la condition de mon salut. Il n'avait cessé de faire appel à mon mysticisme. L'audience du vendredi 1 3 décembre s'ouvrit par la plaidoirie de Boiteau, avocat de Quinet. Boiteau, je le redoutais. Il m'impressionnait. C'est l'avocat traditionnel de la police dans les affaires graves. Il avait plaidé contre des hommes qui avaient été condamnés à mort et guillotinés. Contre d'autres qui avaient frôlé l'échafaud. Son allure était sévère, un sourire glacé animait son visage. C'était sans aucun doute un excellent avocat, intelligent. Il m'étonna : son plaidoyer ne fut jamais vil, haineux, policier. Il s'employa à démontrer ma culpabilité. Il fit remarquer qu'un homme qui exécutait des hold-up sans disposer d'un véhicule était un homme audacieux et dangereux : un homme qui comptait sur son pistolet pour assurer sa fuite, sa retraite, un homme qui n'hésitait pas à ouvrir le feu. De son argumentation, je retiens deux points importants : 1 . Il admit que le coupable (moi selon lui) pouvait ête gaucher (conformément à des témoignages difficiles à contester) : un tireur expérimenté pouvait utiliser indifféremment main gauche et main droite pour tenir son pistolet. L'enquête avait établi que je m'entraî­ nais régulièrement au tir, j'étais un ancien guérillero, etc. 2. Quinet avait sans doute parlé, peu après le coup de feu qui l'avait blessé, non pas d'un mulâtre, mais d'un métèque. Sur le premier point : à moins d'être ambidextre et d'avoir bras gauche et bras droit pourvus d'une force égale, un tireur n'utilise que sa main usuelle. La secousse provoquée par le recul de la culasse d'un pistolet interdit tout précision au tireur s'il n'utilise pas celui de ses poignets qui est le plus fort. Mon poignet et mon bras gauches sont plus faibles que mon poignet et mon bras droits. En outre, je ne suis pas ambidextre. On ne s'explique donc pas pourquoi j'aurais, ce soir· 262

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là, tenu mon arme dans la main gauche. En réalité, cet argument de Boiteau revient à m'innocenter. Sur le deuxième point : Quinet est donc raciste et sa « reconnais­ sance » n'avait pu être aussi impartiale que l'exige la loi et qu'il le prétendait.

Langlois se leva. Je le regardai, il me regarda. Je le regardais. Il me regardait. Une partie importante de son réquisitoire me fut exclusivement adressée. J'en compris le sens. Il m'arriva de sourire à la somptuosité de son argumentation. Il commença par éliminer toute référence politique : il allait seu­ lement parler des faits criminels qui m'étaient imputés. Les hold-up que j'avais reconnus : une solution lamentable à des problèmes tragiques. Il me signifiait, par cette expression (tragiques), qu'il ne m 'accusait pas, au fond, de les avoir perpétrés : je n'en étais pas vraiment responsable, j'avais subi une tragédie que j'avais résolue dans le vol à main armée. Il se livra ensuite à une appréciation des témoignages. C'est à ce moment qu'il dit que l'imprécision était le signe de la vie, de l'authen­ ticité. Exemple : Ioualitène avait dit que le coupable avait les yeux globuleux. Certes, mes yeux n'étaient pas globuleux, mais, éventuel­ lement exorbités par la tension de l'action, ils pouvaient sembler tels. Preuve implacable de sa démonstration : l'affaire Farmachi. J'avais reconnu cette agression et �me Farrnachi avait évoqué les yeux un peu globuleux du coupable. C'était un sophisme splendide, d'une extrême subtilité, qui porta. Effectivement, Mme Farmachi m'avait vu des yeux un peu globuleux. Mais ce n'est pas parce que Mme Far· machi m'a reconnu que je suis coupable (du hold-up commis dans sa pharmacie). Elle aurait pu ne pas me reconnaître. Je n'en aurais pas moins été coupable. D'autre part, Mme Farrnachi n'avait pas donné de détails incompatibles avec ma physionomie réelle : elle n'avait pas dit, comme Ioualitène, que le visage de l'agresseur était grêlé de petits trous. Des yeux peuvent sembler globuleux à cause de la tension qui les exorbite. Mais si on voit un visage grêlé, de deux choses l'une : ou on affabule, et dans ce cas on n'a rien vu, ou le visage est réellement 263

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grêlé et je ne suis pas l'assassin. En outre, la démonstration de Langlois comportait un défaut majeur ; elle réduisait le témoignage visuel à une vision purement subjective, à une vision qui n'enregistrait qu'une apparence. Par conséquent, l'avocat général démontrait involontai­ rement l'irrecevabilité du témoignage visuel. L'essentiel du réquisitoire tint dans la péroraison finale. Lorsque Trocard avait tendu la main vers « moi », expliqua Langlois, mon passé était intervenu, j'étais un homme habitué aux situations diffi­ ciles, « j' » avais cru qu'il voulait « me » désarmer, « j' »avais eu un réflexe de combattant, « j' »avais tiré, pour tuer. Mais « j ' »étais aussi un théoricien, un intellectuel et, épouvanté par ce meurtre (l'idée d'avoir tué vous était insupportable, dit Langlois), «j' »avais supprimé les témoins. Cela procédait d'une lucidité meurtrière, glaciale. A ce moment précis, Langlois exprimait exactement les fantasmes dont j'avais été l'objet et la victime. Sa construction purement psycho­ logique ébranla même deux de mes amis ; je les regardai : ils étaient blêmes, hagards, écrasés. J'eus, un brefinstant, le désir d'être coupable, de mériter ce réquisitoire génial qui me fascinait parce qu'il me propo­ sait une impossible image de moi qui, quelque part, obscurément, m'avait fasciné en 1969, me fascinait encore. Mais j'étais innocent. Langlois demanda une peine qui ne soit pas inférieure à la détention criminelle à vie. II n'excluait donc pas la peine de mort, bien qu'il fdt notoire qu'il n'en était pas un partisan acharné. Quand il eut fini de parler, je compris comment j'avais contribué à ma propre perte, à l'écrasement de mon innocence sous cette masca­ rade tragique : Goldman est le tueur fou, le tueur froid du boulevard Richard-Lenoir, fou et froid au point de commettre un hold-up le lendemain du massacre qu'il avait perpétré. La nuit où j'étais encore se déchira, s'ouvrit, je m'emplis de limpidité. Dès lors peu m'importait le verdict, il y avait eu cette clarté fulgurante, cette vision où je m'étais enfin connu. II me sembla aussi que, dans ma relation muette à l'avocat général, j'avais côtoyé quelque chose de sublime. J'étais autre part.

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Pollak plaida. Je voulus être près de lui. Je me déplaçai vers l'endroit d'où il parlait. A mesure qu'il formulait son discours, je sentais combien j'étais attaché à cet homme et, aussi, que nous n'étions pas vraiment dans cette salle. Son visage exceptionnel et transfiguré, comme celui, dans une tragédie, d'un acteur, semblait me parler d'un ciel, d'un rêve, d'un souvenir. Son regard étincelait, noir, d'un éclat terrible qui portait la pesanteur et la présence d'une passion mystique. Il s'adressa à moi et dit qu'il était convaincu de mon innocence, il engagea dans sa conviction ce qu'il avait de plus essentiel, de plus sacré. Je sus qu'il disait vrai, qu'il avait compris. Quand il termina, je l'embrassai pour signifier publiquement le sentiment que j'éprouvais à son égard. Je n'avais rien à ajouter pour ma défense, je le dis à Braunschweig. En réalité, j'aurais pu parler longuement. Mais il aurait fallu que je parle pendant des heures, des jours. Que je dise ce que j'ai écrit dans ce livre. La Cour se retira pour délibérer. On m'emmena dans la pièce réservée à l'attente des accusés. J'y bus une bière, un café. Marianne était là, Christian Erien, Françoise. Je pensais à ma mère, à mon père, à tout, à Langlois. Francis Chouraqui vint me voir. Nous parlâmes de karaté. Je lui demandai qu'il m'explique un mouvement. Il le fit. Faites entrer l'accusé. J'étais moins tendu que devant le conseil de discipline du lycée d' Évreux, moins tendu qu'à l'approche imminente des résultats d'un examen, moins tendu qu'au prétoire de discipline des prisons de Fresnes. Avant que je ne pénètre dans la salle, Francis me dit Mazeltov. En hébreu cette formule signifie Bonne chance, en général. En yiddish on emploie cet hébraisme pour féliciter les époux, lors d'une cérémonie nuptiale. Quand Braunschweig énonça qu'à toutes les questions sur la culpabilité la Cour avait répondu oui, je compris que mon innocence dans l'affaire Richard-Lenoir n'avait pas été reconnue. Quand il annonça qu'à la question sur les circonstances atténuantes (il aurait dû dire les questions : les vols à main armée sont passibles de la peine de mort) la Cour avait répondu oui, je sus que je n'allais pas être condamné à mort. 265

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Je regardai Langlois. Marianne. Marc. Ma meilleure amie (qui était assise parmi les journalistes). Dès les premières phrases de Braunschweig, Philippe Boucher s'était levé, s'était dressé, pâle, défait, bouleversé. Je le regardai. Je regardai Simone Signoret. Pollak était écrasé, las, écorché et je savais son écorchure. A l'énoncé textuel du verdict, éclata la « longue houle de fureur et de vrai désespoir » dont parla Philippe Boucher. Le prétoire fut envahi. Je vis des anciens camarades que je n'avais pas vus depuis huit ans, neuf ans. Je me dirigeai vers Gilbert, l'embrassai. Il me regarda comme si nous étions séparés par un abîme définitif. Mon père fut devant moi. Pas une larme dans ses yeux. Il resta muet, son visage était implacable, infiniment dur. Je l'embrassai. Il se précipita vers les jurés. Je sus que je venais de voir mon père tel qu'il avait été dans la haine du combat antifasciste. Des camarades bondirent dans le box. La sœur d'un de mes meil­ leurs amis s'approcha de moi, sans oser me toucher. Elle me regardait d'un air horrifié, hagard. Je lui murmurai je m'en fous je n'aime pas la vie. Je vis la femme d'un dirigeant de la Ligue communiste. Le visage douloureux, elle me regardait comme un mort, comme un camarade qui allait disparaître à jamais. Devant moi : la plupart des membres du service d'ordre que j'avais dirigé. C'était vraiment la fin d'une époque, son baisser de rideau symbo­ lique. Nombre de mes camarades pleuraient. Braunschweig vint vers moi et me dit Goldman je ne peux trahir le secret des délibérations mais je peux vous dire que cette décision a été prise en toute conscience et sérénité. Je lui dis écoutez monsieur Braunschweig peu m'importe la réclusion à vie je n'aime pas la vie j'ai grandi dans l'évocation d'Auschwitz pour moi Fresnes c'est

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un internat un peu rigoureux au Venezuela si j'avais été arrêté on m'aurait tué ou torturé ou je serais actuellement en prison pour je ne sais combien d'années la prison j'ai toujours su que je risquais d'y séjourner longtemps ce que je ne supporte pas c'est l'infamie de cette accusation de cette condamnation je suis innocent. Les gendarmes m'entraînèrent hors de la salle. L'un d'eux me dit vous êtes un homme Goldman. Je revins dans la salle pour l'audience civile. Braunschweig décida de la reporter. Je m'adressai à Langlois et lui dis que nulle personne ne m'avait jamais fasciné comme il m'avait fasciné, lui. Je le remerciai de n'avoir pas porté de coup bas (le dossier permettait qu'il le fît). Je rendis hommage à Braunschweig. Je terminai en disant que l'absurdité de cette sentence était conforme à mon aptitude fonda­ mentale à être accusé. Langlois me dit qu'il viendrait me voirl. Je parlai un moment avec Philippe Boucher et le remerciai pour ses articles. Je lui serrai longuement la main. On m'emmena. Dans l'escalier que j'empruntai pour redescendre à la Souricière, je rencontrai Langlois. Il me serra la main. Les gendarmes qui m'escor­ taient en furent stupéfaits. Je fis le trajet du Palais de Justice à Fresnes dans une simple voiture : je voyais donc les rues, les gens. Je commençai à comprendre, à saisir que j'étais condamné à la réclusion à vie. Quand j'arrivai à Fresnes, en pleine nuit, mon corps et mon esprit se vidèrent de tout plaisir : je fus écrasé par la peine qui venait d'être prononcée contre moi, je la sentis. Les matons me regardaient sans rien dire. Le silence total de la prison, son silence nocturne, les longues coursives, leur lumière jaune, accentuèrent mon malaise, ma soudaine tristesse. Je regagnai ma cellule et écrivis immédiatement une lettre à Caracas : je venais d'être condamné à la réclusion à vie, mais cela n'entamait pas ma force. 1.

Je l'attends encore. 267

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J'avais voulu que mon procès ne fdt pas politique. J'avais voulu que cette Justice bourgeoise m'acquitte du chef de meurtres et tentatives. Pourtant, ce procès, présidé par un magistrat libéral, où le ministère public était occupé par un membre du Syndicat de la Magistrature, fut un archétype caricatural de l'essence de la Justice bourgeoise. Son ambiance fut raciste. Et il est significatif que la seule presse d'extrême droite en salua le verdict avec approbation : cet enthou­ siasme fascisant fut l'écho et le miroir du procès, le définit exactement. Raciste, ce procès le fut évidemment1• A la limite, il suffirait que j'invoque, pour le démontrer, les impressions de mon père, de ses amis, des Juifs et des Noirs qui y assistèrent, leur sentiment. J'étais juif et j'étais un Juif qu'aucun désir d'intégration ou d'assi­ milation n'animait. La majorité de mes amis étaient antillais et cela ressortit clairement des débats. Mais le racisme du procès s'exprima autre part. Il s'exprima dans les effiuves signalétiques dont j'eus à affronter les relents putrides pendant plusieurs jours. En effet, à quoi se résume le c 'est un mulâtre de Quinet, le c 'est un Méditerranéen basané, espagnol ou portugais, de Trocard, le c 'est un Méditerranéen basané de Quinet, Lecoq, Ioualitène ? A quoi se résume le c 'est Goldman je le reconnais à ses yeux sournois et à son nez de Quinet ? A quoi se résume le c 'est Goldman je le reconnais à ses yeux et à son nez de Trocard, Ioualitène ? A quoi se résume le c 'est Goldman je le reconnais à son nez et à son teintfoncé de Lecoq ? A quoi se résume le en fait le surnommé Go/di était un individu d'origine israélite de Goussard? A quoi se résume le c'est Goldmanje le reconnais à se3 yeux enfoncés de Pluvinage, le sij'ai dit un mulâtre c'est queje voulais dire un étranger, un Méditerranéen basané, de Quinet? A quoi se résume le Quinet a sans doute parlé d'un métèque de Boiteau? A quoi se résume ce passage d'un coupable mulâtre à un coupable juif entouré de nègres? A ces quelques lignes de Céline : « Tout de même, il suffit de 1. Après le verdict, une des personnalités qui avaient signé un appel en ma faveur reçut une lettre comportant des propos antisémites. Son auteur se présentait comme un juré ayant voté ma condamnation et désirant - pour des raisons compréhensi­ bles - conserver l'anonymat.

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regarder, d'un peu près, telle belle gueule de youtre bien typique, homme ou femme, de caractère, pour être fixé à jamais... ces yeux faux à en blêmir ... ce sourire coincé, ces babines qui se relèvent : la hyène... Et puis tout d'un coup ce regard qui se laisse aller, lourd, plombé, abruti... le sang du nègre qui passe. » Quant au réquisitoire de Langlois, il fut politique. Il fut totalement politique en dépit des paroles qui l'introduisirent et par quoi il prévint qu'il allait exclure toute référence politique de son argumentation. Le simple fait qu'il demanda une peine qui ne soit pas inférieure à la détention criminelle à vie pourrait le confirmer : cette peine n 'est pas prévue dans le droit commun, elle sanctionne seulement les crimes contre la sûreté de l'État. Par cette expression, Langlois trahissait la nature de son propos. Il est possible également qu'il m'ait alors adressé un signe : Goldman je ne vous tiens pas pour un malfaiteur crapuleux. Politique et idéologique, ce réquisitoire le fut concrètement parce qu'il se borna, dans sa péroraison, à reprendre la thèse psychologique des policiers en la parant de subtils et magnifiques oripeaux : Goldman a tiré parce qu'il était un combattant, un ex-guérillero ; il a tué parce qu'il était un intellectuel, un théoricien à l'intelligence glacée. (Les policiers étayaient la plausibilité de ma culpabilité en me décrivant comme un terroriste, un intellectuel de gauche épris de violence et d'armes à feu.) Langlois a déduit intégralement non pas la vérité, mais la vraisem­ blance de ma culpabilité, d'une image, d'un portrait qui falsifiait ma véritable identité. Il savait que cette image policière était celle qu'avaient retenue les jurés : elle suintait suffisamment du curriculum vitae qu'avait lu Braunschweig. Il avait, au terme des débats, demandé à Braunschweig que les jurés, lors des délibérations, prennent connais­ sance du projet de guérilla urbaine qu'on m'avait saisi et qui figurait au dossier (Braunschweig ne l'avait pas évoqué publiquement). Pour comprendre comment s'exerça l'efficacité de la construction fictive de Langlois, l'efficience de son illogique déduction, il faut procéder à une (brève) analyse théorique de l'articulation entre connaissance et jugement (de l'accusé) dans le processus judiciaire. Dans toute procédure criminelle, le magistrat instructeur s'attache (s'attaque) à dresser un portrait de l'inculpé. C'est un des actes primor269

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diaux de la procédure, baptisé enquête de personnalité, de moralité ou, plus couramment, curriculum vitae. En même temps, l'inculpé est l'objet d'expertises psychiatrique et médico-psychologique. L'enquête de personnalité est effectuée par un policier. Les exper­ tises par des psychiatres. Ainsi la Justice satisfait sa prétention de connaître la personne qu'elle va juger. La Justice juge (selon son langage) l'homme (on ne dit jamais la femme) qui a commis telle infraction et non seulement l'infraction. En fait, cette connaissance est nulle, vide, bien qu'elle se présente comme un savoir total. Le policier chargé de l'enquête de personnalité interroge membres de la famille, voisins, instituteurs, professeurs, relations, camarades, amis. L'image qui est donc donnée de l'inculpé consiste seulement en des opinions, des dires. Purement empirique, subjectif, ce matériel sert pourtant de base à la fausse synthèse poli­ cière : fausse synthèse parce que l'enquêteur se contentera de condenser, additionner les divers éléments de sa récolte, de son enquête. Bien entendu, dans nombre de cas, les policiers orientent, suggèrent des réponses. Ce qui leur est facilité par la pression naturelle qu'exerce toute grave affaire criminelle sur les personnes qui y sont mêlées, d'une manière ou d'une autre, et qui vivent ce contact avec frayeur ou angoisse ou inquiétude. D'où l'imposture fondamentale où s'assoit cependant le processus de jugement : l'homme qu'ils croient juger, les juges n'en possèdent qu'une image extrêmement fictive, simple, artificielle, superficielle. Le travail de connaissance de la personne qui sera jugée pour une infraction criminelle est réparti entre policiers et psychiatres. La tâche des psychiatres - qui, comme les policiers, sont commis par le magis­ trat instructeur - se présente comme une analyse scientifique. Ils doivent répondre, au terme de l'examen psychiatrique, aux questions suivantes : 1 . L'examen du sujet révèle-t-il chez lui des anomalies mentales ou psychiques 1 Le cas échéant, les décrire et préciser à quelles affections elles se rattachent. 2. L'infraction qui est reprochée au sujet est-elle ou non en relation avec de telles anomalies 1 3. Le sujet présente-t-il un état dangereux 1 4. Le sujet est-il accessible à une sanction pénale 1 270

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S. Le sujet est-il réadaptable 1 Quant à l'examen médico-psychologique, il a pour objet : - d'analyser l'état actuel de la personnalité de l'inculpé ; - de dire quels sont, du point de vue psychologique, les éléments individuels, héréditaires ou acquis, de tempérament, de caractère, d'humeur, et les facteurs ambiants familiaux et sociaux dont l'action peut être décelée dans la structure mentale, le degré d'évolution et les formes de réactivité de l'intéressé ; - de procéder à toutes investigations médico-biologiques qui paraîtraient utiles. Dans l'édifice judiciaire, dans la machine judiciaire, les psychiatres fonctionnent comme des fournisseurs de connaissance, des enquêteurs scientifiques : ils sont une garantie et une caution de vérité. La Justice poursuit son rêve : réaliser l'unité du savoir et du jugement. C'est à cette condition qu'elle sera (se pensera) pleinement juste, au sens où ses décisions de jugement - qui ressortissent à l'ordre de la Valeur, de la Morale, de l'idéal, de la Loi, etc. - s'articuleront et se fonderont sur une connaissance, une raison. Lien totalement dépourvu de pouvoir, en réalité, puisque aussi bien le fait que le jugement côtoie une prétendue connaissance n'annule ni n'efface la nature morale (arbitraire) de l'acte de juger, qui, d'être relié à un domaine où il est question de raison et de vérité, n'en est pas moins l'accomplis­ sement d'une sentence judicative, et non cognitive. Mais, de ce contact avec la science, la Justice retirera une couleur (une allure) de connaissance, une couleur (une allure) de vérité : elle aura quelque chose à voir avec la question du vrai et du faux, sans cesser de se mouvoir cependant dans l'ordre du bien et du mal, du crime et du châtiment. L'ultime rêve qui habite cette Justice qui se prend pour une connaissance, pour plus qu'une connaissance, pour une philo­ sophie achevée : que le Bien et le Vrai soient accouplés dans ses décisions, que la vérité et la justice y soient unies. Et les questions posées aux psychiatres traduisent bien le souci scientifique de la machine judiciaire. Expertise psychiatrique : La question 1 a pour objet de déterminer le degré de responsabilité de l'inculpé. En effet : pour qu'on soit coupable il faut d'abord être responsable des actes commis. Ce n'est d'ailleurs pas évident en soi. 271

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Cela renvoie plutôt à toute une doctrine de la Justice, nourrie - dans sa partie criminologique - de pensée cartésienne autant que de positivisme. Par quoi la Justice est bien liée à une idéologie, à une culture spécifiques. En fait, ce que révèle cette question, c'est uni! conception de la culpabilité et du châtiment fondée sur la notion de responsabilité. (Et cette conception n'est pas naturelle, universelle : par exemple, dans certaines pratiques et doctrines criminologiques, fascistes notamment, on prône précisément l'exécution des déments.) Voilà donc une autre imposture judiciaire : nul ne sera tenu pour coupable d'un acte dont il ne sera pas responsable, d'un acte commis sous l'impulsion d'une force irrésistible. Nous sommes à la fois en pleine métaphysique et en pleine morale, et c'est loin d'être un hasard : le criminel ne sera puni que s'il a eu le choix, que s'il a pu faire un choix moral. Il ne s'agit pas seulement de protéger la société (qui serait également défendue par l'internement d'un fou ; l'internement des criminels jugés fous est aussi un emprisonnement, il est simplement supposé que cet emprisonnement n'est pas une peine,· en URSS, on interne dans des hôpitaux psychiatriques les « criminels » politiques), mais d'infliger une peine, quelque chose de pénible, une punition, un châtiment, à celui ou celle qui, placé devant un choix moral, a failli. On oublie trop cet aspect de la répression pénale : ce qui est visé par la peine, c'est le sujet, le sujet moral. La peine n'implique pas seule­ ment la nécessité (fondamentale) de protéger l'organisation sociale, elle cherche aussi à faire du mal au criminel, à celui qui a choisi le mal. Imposture, disions-nous, parce qu'à l'évidence l'examen psychia­ trique, tel qu'il est requis par les juges, suppose la mise au jour de déter­ minations (l'étiologie de la personnalité, etc.) qui, précisément, excluent la notion de responsabilité, de choix moral. Non que nous voulions dire - ce serait une autre abstraction absurde - que toute causalité exclut la responsabilité, le libre arbitre. Ce que nous disons plutôt c'est que reconnaître à un criminel qu'il avait la possibilité de ne pas commettre son crime - reconnaître donc sa responsabilité ne nous semble nullement expliquer, justifier qu'il faille plus le punir qu'un irresponsable (nous ne défendons pas la thèse utopique de l'im­ punité, telle n'est pas ici la question : il s'agit seulement d'examiner l'appareil justificatif de la Justice). Et s'il est considéré dans la Loi que l'individu responsable est accessible au châtiment (ils disent « à une 272

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sanction pénale »), c'est bien parce que la peine est conçue comme une punition, le prix de souffrance que doit payer le criminel : la notion juridique de responsabilité baigne entièrement dans la morale, elle est la caution métaphysique (soi-disant scientifique) de la notion de culpabilité. Ce qui est puni, c'est une faute (culpabilité) dont le cri­ minel répond (responsabilité). C'est ce que nous voulions signifier quand nous disions que l'expertise psychiatrique - en tant que caution scientifique - n'était qu'une imposture. Pas obligatoirement une imposture en tant que telle (une expertise peut être - ou pourrait être - effectivement scientifique, fournir une connaissance du prévenu, encore que cela soit rare), mais, en tout cas et dans ce qui nous occupe, une imposture en tant qu'il s'agit d'habiller de science une démarche essentiellement morale. Et nous pouvons comprendre maintenant pourquoi la sphère de l'analyse psychiatrique, comme mise au jour d'une causalité de la per­ sonnalité du criminel, exclut la responsabilité bien qu'elle ait pour objet de la déterminer : du côté de la connaissance psychiatrique, la responsabilité est seulement la détermination de la capacité de l'in­ dividu à maîtriser des passions, des impulsions, la détermination de sa marge de liberté au sens psychique, psychologique ; du côté de la machine judiciaire, il s'agit de responsabilité morale : l'expertise psychiatrique - située dans le domaine scientifique - sera utilisée par les juges dans un déplacement de sens où les notions scientifiques, psychologiques, deviendront des notions morales, mais camouflées par leur origine scientifique. (Il est important de noter que le discours juridique, entièrement hanté de morale, est, en apparence, vide de références éthiques. La nature morale - de jugement - de la loi, il faut l'aller chercher sous le langage où elle s'exprime, comme si ce fondement moral allait de soi.) En fait, cette première question posée à l'expert psychiatre ne vise pas seulement à déterminer simplement si le sujet est ou n'est pas responsable : visant à évaluer son degré de responsabilité, elle a pour objet de déceler éventuellement chez l'inculpé des anomalies (mentales ou psychiques) qui pourraient atténuer la responsabilité du criminel ou l'aggraver si ces anomalies impliquent une dangerosité compatible avec la responsabilité - atténuer conséquemment la peine qui lui sera 273

SOUVENIRS OBSCURS infligée et, surtout, éclairer le crime (ou sa possibilité) au jour de la logique psychologique (telle est sa structure mentale qu'il est plausible qu'il ait commis ce crime). C'est ce qu'implique la deuxième question. Quant à la troisième question posée aux experts psychiatres, elle est destinée à fixer le taux de dangerosité du sujet : aux hommes de science, la Justice demande un verdict qui servira à doser la peine infligée. C'est l'homme qui est jugé et c'est à la science, à la science au service de la machine judiciaire, de dire qui est cet homme. La question 4 est celle de la raison ou déraison du sujet : il sera accessible à une sanction pénale s'il n'est pas fou. Quant à la dernière question, elle ramasse dans sa formulation la parenté entre Je verdict scientifique et la sentence pénale, indique assez que l'enfermement asilaire et l'incarcération pénitentiaire poursuivent un même objet (défense de l'organisation sociale) par des moyens et avec des attendus différents. Les juges posent aux psychiatres une question redoutable : déclaré non réadaptable ou incurable, le sujet verra s'ouvrir devant lui la perspective d'une réclusion ou d'un enfer­ mement majeurs. Ici la science (psychiatrique) sert à définir la sévérité, la longueur du temps qu'il convient d'enfermer ou d'incarcérer le prévenu. La Justice n'inflige pas seulement une peine, elle prévoit - en s'appuyant sur des « données scientifiques » - l'avenir de la personne qu'elle va sanctionner. Des questions posées dans l'examen médico-psychologique, il faut dire également qu'elles renvoient à la doctrine judiciaire qui veut juger l'homme dans son ensemble et non seulement son crime. « Analyser l'état actuel de la personnalité de l'inculpé » : commencer à évaluer les possibilités d'amendement, de réadaptation du prévenu. « Sonder (du point de vue psychologique) les éléments individuels, héréditaires ou acquis, de tempérament, de caractère, d'humeur et les facteurs ambiants familiaux dont l'action peut être décelée dans la structure mentale, le degré d'évolution et les formes de réactivité de l'intéressé » : peu importe aux juges la pertinence scientifique de la différence entre psychiatrie et psychologie, ils ne se posent nullement la question de leur compatibilité. Ce recours à une psychologie posi­ tiviste (tempérament, caractère, humeur, facteurs ambiants familiaux) vient compléter le matériel de connaissance de base du juge. Il a

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à

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comprendre des faits, il veut pouvoir les relier à une psychologie. Nous avons vu combien cela peut dénaturer un jugement. J'ai parlé de ces diverses expertises - j'en ai parlé en général, il ne s'agit pas des expertises qui m'ont été faites, sur lesquelles je me suis exprimé autre part - parce que dans mon affaire la question de savoir l'a emporté (aurait dû) sur la question de juger : (innocent et) me déclarant innocent du crime capital qui m'était reproché, la tâche des juges était une tâche de connaître. Elle est toujours telle, mais dans mon cas c'était le problème principal. Ce qui a accentué le rapport spécial qui s'est instauré entre les juges et moi : j'étais vraiment un objet de connaissance - dans l'innocence que je proclamais, parce que je niais être et avoir fait ce qu'ils disaient que j'avais été et fait - et cette situation fut décisive parce qu'à l'absence de preuves déter­ minantes, matérielles, on a remédié en établissant une relation com­ plètement arbitraire entre ce que j'étais (pour l'accusation, pour certains) et l'acte qu'on me reprochait. Je n'ai pas été jugé parce que j'ai été préjugé, parce que le verdict a seulement consisté à faire découler de mon être supposé (de ma personnalité, etc.) un acte criminel et homicide qui - selon l'accusation - en était l'effet qua­ siment naturel, et, en tout cas, plausible. 11 fallait à l'accusation que je puisse être la cause d'un tel acte. Une fois trouvée cette cause, l'effet s'en détachait avec logique : plutôt que d'établir la réalité du fait, on l'a transformé en effet, et de cet effet on a cherché la cause - ma per­ sonnalité - et on est revenu au fait, à l'effet. C'est ce qu'on appelle être jugé capable du fait, coupable parce que capable. capable du fait et coupable d'un tel effet. Juger l'homme, c'est, aussi, cette technique, qui est une technique policière et qui commence avec le travail policier. Dans son effort pour connaître un fait matériel (un crime), la Justice est seulement un savoir mineur, un savoir technique. Elle cherche à savoir comment les faits se sont déroulés (empiriquement), elle cherche à reconstituer leur ·matérialité. (A ce niveau, pourtant, il y a, quand le juge déborde l'espace restreint de la fonction où il est un rouage, un fonctionnaire qui fonctionne dans la machine, il y a comme une imitation par la justice de l'acte littéraire. Non que le juge écrive un roman, où tout est issu de l'imagination : simplement, l'effort du juge pour reconstituer des faits et des actes, pour les capter et les transcrire dans un texte,

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dans une langue spéciale, la langue des procès-verbaux, tient profon­ dément du rapport entre !'écrivain et l'objet qu'il cherche à recons­ tituer ou à décrire. Il y a dans l'acte judiciaire une dimension lit­ téraire qui ressortit à la nécessité où sont juges et prévenus de fournir une relation des faits incriminés.) En tant qu'elle prétend rattacher ce fait (le crime) à une causalité (personnelle, familiale, sociale), la Justice s'élève à la prétention d'un savoir majeur : c'est toute la personne jugée qu'elle cherche à connaître. On (m') a donc (policiers, magistrats) présenté une image de ma prétendue personnalité. J'avais, quant à moi, refusé de fournir la moindre indication sur ma vie (tout prévenu est tenu de fournir ces renseignements pour l'établissement du curriculum vitae). Ce portrait dressé par les policiers (mais qui recueillent les avis de personnes ayant connu le prévenu) est d'une importance capitale : il est lu par le président au début du procès. Ce qui signifie que les jurés - ces juges - n'auront d'autre connaissance - pour forger leur opinion que cette vision policière. Vision policière, parce que le policier qui recueille les témoignages (non signés en ce qui concerne les curriculum vitae établis à Paris, sauf lorsqu'ils sont enregistrés par des gendarmes à l'occasion de commissions rogatoires délivrées à une juridiction provinciale, ou par un magistrat) peut parfaitement orienter, influencer les dépositions, créer un climat, une ambiance (ils notent, en outre, les dépositions à la main, sur un carnet ou autre feuillet : ces interro­ gatoires n'ont pas lieu dans les locaux de la police, mais chez les gens interrogés). Les policiers le savent (et savent l'importance de cet acte de l'instruction) qui disent couramment, lors des interrogatoires de garde à vue : « On va te faire un sale papier, on va te tailler un costard », etc. Enfin la nature policière du procès, de la Justice qu'on y a rendue, réside dans le fait que la totalité de la procédure, du procès, fut seulement la confirmation, le redoublement du fondement policier des témoignages à charge, la reproduction de l'origine décisive de la construction policière : la délation anonyme et confidentielle de X 2. De la nature idéologique du procès, je dirai simplement qu'elle fonctionna dans le système de la conviction intime. Je le dirai simple­ ment parce qu'il n'est pas question que je me livre ici à une étude doctorale qui exigerait plus de temps, un autre espace.

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En effet, l'essence bourgeoise de la Justice ne se réduit pas à ses aspects empiriques, manifestes, qui éclatent à l'occasion de tel ou tel procès, dans les privilèges qui sont accordés aux riches, aux puissants, aux patrons, aux délinquants financiers. Lajustice bourgeoise n'est pas seulement définie par son propos évident de protéger la propriété. On peut même dire qu'il s'agit là d'un aspect (essentiel mais) non spécifique de cette Justice : toute Justice de classe (y compris la Justice socialiste) protège la propriété (étatique dans le cas d'une Justice prolétarienne1). L'essence bourgeoise de la Justice, comme toute essence de classe, il faut la déceler sous les apparences qui en occultent le fonctionnement : cette essence n'est pas évidente, directement perceptible. Elle consiste · principalement dans la nature idéologique déterminée du système judiciaire : les notions fondamentales de conviction intime, de recueillement silencieux, d'âme et conscience des juges et témoins, signifient que cette Justice fait appel, pour fonder ses verdicts, à ce qu'il y a de plus subjectif, de plus arbitraire, de plus inconscient, de plus accessible à l'influence de l 'idéologie dominante, l'idéologie bourgeoise2. Or cette idéologie me condamnait irrémédiablement, a priori : j'étais le symbole extrême de ce qu'elle abominait. Pour cette raison il est vain de déclarer, comme le fit Braunschweig (lors d'une entrevue radiophonique), que juges et jurés abandonnaient leurs préjugés en entrant dans la salle de délibérations. Le propre d'un préjugé est de s'exercer inconsciemment. L'essence d'une influence inconsciente est précisément qu'il n'est pas possible de s'en arracher par un décret de conscience. La nature de toute idéologie dominante consiste dans l 'illusion où est son adepte d'en avoir fait le choix conscient et lucide, de pouvoir, par l'exercice magique du libre arbitre, s'en extraire à tout moment. Le système de la conviction intime et du jury populaire est issu des idéaux de la Révolution de 1789 : cette révolution fut une fausse 1. Les juridictions socialistes prot!gent aussi les biens priv6s et répriment les vols effectu6s contre les personnes. 2. Le système arbitraire de la convjction intime peut fonctionner sous d'autres régimes où d'autres idéologies dominent, et un innocent en etre victime.

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révolution populaire, une vraie révolution bourgeoise. Son idéologie était celle de la toute-puissance des idées : idéologie bourgeoise par excellence. C'est donc essentiellement dans le caractère faussement populaire du système du jury, dans le pouvoir illégitime de la conviction intime qui y règne en maître, qu'il faut chercher les raisons principales de l'absence de jugement dont j'ai été l'objet, la victime, le sujet parfois, les raisons de l'injuste condamnation qui m'a frappé au moyen du glaive naturel de la Justice bourgeoise.

Il y eut, après le verdict, la campagne de presse, les signatures de personnalités, tout ce nouveau tumulte qui m'arrachait à l'intimité de ma solitude, m'émouvait, mais, également, blessait profondément ma passion du silence et de l'ombre. II y eut les dizaines, les centaines de lettres que je reçus. Il y eut la solidarité des Juifs. De Juifs qui se tenaient pour Juifs et de Juifs qui ne se tenaient pas pour Juifs. De Juifs communistes et de Juifs conservateurs. De Juifs sionistes, antisionistes et non sionistes. Tous, dans ce procès, avaient senti qu'ils étaient juifs, que j'y avais été totalement juif, pour moi, pour les Juifs, pour les autres. (Je précise que ma position quant au problème juif, donc, corol­ lairement, à l'heure actuelle, quant à la question palestinienne et israélienne, est, plus ou moins . celle de Uopold Trepper : il faudrait, pour expliciter mon point de vue, que j'écrive des milliers de pages. Je préfère recourir à ce géant qui figure parmi les divinités que je vénère.) Cette solidarité purement juive me bouleversa : j'en eus, un instant, un accès de mysticisme judaïque. J'étais un criminel, un voleur, mais, accusé faussement de meurtres, condamné injustement, j'avais, un moment, représenté les Juifs face à la Justice des goyes1• 1. Mon ami Rabi exprima cette solidarité dans l'Arche, revue mensuelle du Fonds social juif unifié (pratiquement : revue de l'establishment juif). Dans le courrier des lecteun du numéro suivant (février 1975). on pouvait lire une lettre indignée d'un certain docteur C. Kaphan : j'étais un lâche criminel, je devais rester une honte pour les Juifs, il y avait peut-être un doute quant à ma culpabilité dans

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LE PROCi!s

Il y eut la colère massive des gauchistes, les comités, les meetings. Je ne reniais pas cette solidarité, mais j'y étais encore dépossédé de mon identité, possédé. J'étouffais de cette étreinte chaleureuse qui meurtrissait l'intime froidure de ma solitude. J'y mis un terme par un communiqué. Il y eut, surtout, le 14 janvier 1975, une lettre de K., cette jeune Antillaise que j'avais connue en décembre 1969. Nous correspondîmes. Je fus, une nuit, envahi d'un amour violent pour cette femme qui surgissait d'un temps décisif de mon passé. Je luttai désespérément pour détruire cet amour, l'anéantir, l'éva­ cuer de ma chair, de mon âme. Je n'y parvins pas. Je lui avais dit, le 21 décembre 1969, qu'un jour j'arriverais au bout et qu'alors je verrais ses yeux. Que je n'oublierais jamais ses yeux. J'étais arrivé au bout, je voyais ses yeux, je ne les avais pas oubliés. Je lui écrivis que je l'aimais, voulais l'épouser, vivre avec elle, vivre. (J'avais décrété, auparavant, qu'au cas très improbable où je me marierais un jour, j 'épouserais une Juive.) Je lui dis que nous aurions des enfants. Je pensais qu'ils ne seraient pas des Juifs basanés au sang nègre, mais des nègres qui auraient du sang juif. C'est alors que j'entrepris la rédaction de ce livre. J'ai déjà dit l'aversion que m'inspirait l'acte d'écrire et d'être l'objet et le sujet de cette écriture. Une autre raison m'avait toujours interdit d'écrire : je voulais écrire ma vie dans la vie, l'y inscrire, qu'elle soit un roman. Elle ne le fut pas et de l'avoir écrite sans la romancer ne la transforme pas en roman. Au terme de ce récit, je devrais me tuer, expier ainsi cette révélation où j'ai dû m'écrire afin de sauver ma vie d'une accusation fausse et infamante. Je ne le fais l'affaire Richard-Lenoir, mais ce doute ne m'était pas obligatoirement favorable et de toute façon le fait que j'aie commis trois hold-up était suffisant pour que la société ait le droit de me condamner à la réclusion à vie; en outre, il était injurieux pour la mémoire du capitaine Dreyfus d'évoquer son affaire à mon sujet. Sur cette lettre : 1. J'en remercie le docteur Kaphan, elle m'a procuré un intense bonheur. 2. Je lui accorde qu'il est un bon Français. 3. Il est vrai qu'évoquer l'af­ faire Dreyfus à mon sujet est injurieux pour la mémoire du capitaine. Et vice versa.

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pas : mon désir de liberté est principalement inspiré par l'amour d'une femme. Elle m'a ramené dans la vie. Je veux l'y rejoindre. Sinon, le calvaire de l'innocence perpétuelle et recluse m'eût parfai­ tement convenu.

Table

Extrait de l'acte d'accusation

11

Préface

19

1 . Curriculum vitae

25

2. L'affaire Richard-Lenoir

127

3. Le procès

235

IMP. FIRMIN-DIDOT S.A. - PARIS-MESNIL D.L. 3e TR. 1975. No 3700-2 (8038).

COLLECTION COMBATS

DIRIGÉE PAR CLAUDE DURAND (DERNIERS TITRES PAltUS) 1972 Alain Labrousse L'Expéritnce chilitnne Philippe Gavi Le Triangle indien David Cooper Mort de la famille Roy Medvedev Le Stalinisme Jean-Edern Hallier La Cause des Peuples Denis Langlois Guide du· militant

1973 Jiri Pelikan Ici Prague, l'opposition intérieure parle Herbert Marcuse Contre-révolution et révolte Daniel Pennac Le Service militaire au service de qui? Pierre Daix Ce que je sais de Soljénitsyne Alberto Jacoviello L'Hypothèse chinoise Juliette Minces Les Travailleurs étrangers en France Ch. Piaget, Ed. Maire et al. Lip 73 Yvonne Huriez Pour Thierry Jon Halliday/Gavan McCormack Le Nouvel Impérialisme japonais

1974 Régis Debray La Critique des armes 1 Armando Uribe Le Livre noir de l'intervention américaine au Chili

Denis Langlois Les Dossiers noirs de la justice française Régis Debray Les Epreuves du feu (La Critique des armes 2) Andrei Sakharov Sakharov parle Maria Isabel Barreno/Maria Teresa Horta Maria Velho da Costa Nouvelles Lettres portugaises Julen Agirre Opération c Ogro > Comment et pourquoi nous avons exécuté Carrero Blanco

1975 Alain Bouc Mao Tsé-toung ou la Révolution approfondie Claude Boris Les Tigres de papier Guy Courtieu L'Entreprise, société féodale André Glucksmann La Cuisinière et le Mangeur d'hommes François Gèze et Alain Labrousse A rgentine, révolution et contre-révolution Malka Weksler/Evelyne Guedj Quand les femmes se disent Georges Falconnet/Nadine Lefaucheur La Fabrication des mâles Pierre Goldman Souvenirs obscurs d'un Juif polonais né en France Régis Debray Les Rendez-vous manqués

Parce q u' i l a été j u g é capable d ' avo i r com m i s , l e 1 9 d é c e m ­ b re 1 969, u n s a n g l a n t h o l d - u p b o u l evard R i c h a r d - Le n o i r, à Pari s , P i e rre G o l d m a n e n a été d é c l a ré coupable p a r u n j u ry d ' As s i s es et con d a m n é à la ré c l u s i o n c ri m i n e l l e à v i e . Ce procès, en décem bre 1 974, a fa it g r a n d b r u i t . La l e ctu re d u verd i ct m i t la s a l l e d ' a u d i e n c e en é m e u t e . De m u l t i p l e s pét i t i o n s c i rcu l è rent, d e s c o m i tés d e défe n s e se créèrent, l a j u stice j u gée se s e ntit outra g é e , o n s ' i nterro g e a s u r l a faço n d o n t se forg e l a c o n v i ct i o n i nt i m e des m a g i strats et d e s j u ré s , et j u s q u e s u r l e s fo n d e m e nts d e c ette i n stituti o n rép u b l i c a i n e : l ' a ptitude à j u g e r s a n s préj u g é s , e n l e u r â m e et c o n s c i e n c e , d ' h o n nêtes c i toye n s t i ré s a u sort . U n g r a n d s i l e n ce l o rs d e to u t ce procès et a p rès : c e l u i d e l ' a c c u s é , q u i s ' i nterd i t d ' u n b o u t à l ' a u tre d e p a r l e r d e l u i , q u i d e m a n d a s e u l e m ent q u ' o n n e parlât pas d avantage à s a p l ac e . M a i s c ' est s u r u n e c o n n a i s s a n ce s u ppo sée d e l u i - m ê m e , s u r u ne i d é e d e l u i ,, q u ' o n l ' a c o n d a m n é a l ors. Auj o u rd ' h u i , a p rès c i n q a n s d e p r i s o n , i l ne veut p l u s être cet autre à q u i on l ' a i d e ntifié p o u r l e s b e so i n s d ' u n e s e ntence : vo i c i , p a r s o n c ' est-à- d i re l u i - m ê m e - écriva i n - n é d e s u r­ té m o i n n° 1 c roît - l a vérité d e G o l d m a n P i e rre , J u i f p o l o n a i s né e n Fra n c e , et de s o n affa i re q u i n e f a i t q u e com m e n cer. «

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C O L L E CT I O N D I R I G É E PA R C LA U D E D U R A N D Imprimé en France 10-75.2