Pierre Michel, L'Athéisme Radical D'octave Mirbeau [PDF]

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Zitiervorschau

L’ATHÉISME RADICAL D’OCTAVE MIRBEAU Journaliste, critique d’art, romancier et dramaturge, Octave Mirbeau (18481917) a passé son enfance dans une famille petite-bourgeoise du Perche ornais et a fait, ses études secondaires au collège des jésuites de Vannes, livré par son père à ceux qu’il appellera plus tard des « pétrisseurs d’âmes », avant d’en être chassé, quelques semaines avant la fin de l’année scolaire de 1863, dans des conditions plus que suspectes, qu’il transposera dans son roman de 1890, Sébastien Roch1. De ces quatre années de « véritable enfer2 », de cette jeunesse passée en un milieu social étroitement conformiste et compressif et entre les mains de pseudo-éducateurs qui, en toute impunité, se livrent au « meurtre » des « âmes d’enfants » qui leur sont confiées3, Mirbeau a toujours conservé « la haine de l’éducation religieuse », comme il le rappellera dans sa réponse de 1902 à une enquête de La Revue blanche : De cette éducation, qui ne repose que sur le mensonge et sur la peur, j’ai conservé très longtemps toutes les terreurs de la morale catholique. Et c’est après beaucoup de luttes, au prix d’efforts douloureux, que je suis parvenu à me libérer de ces superstitions abominables par quoi on enchaîne l’esprit de l’enfant pour mieux dominer l’homme plus tard. Je n’ai qu’une haine au cœur, mais elle est profonde et vivace : la haine de l’éducation religieuse. / Il existe, dans certains pays, des fabriques de monstres. On prend, à sa naissance, un enfant normalement conformé, et on le soumet à des régimes variés et savants de torture et de déformation pour atrophier ses membres et, en quelque sorte, déshumaniser son corps. On peut voir de ces spécimens hideusement réussis dans les exhibitions américaines et dans les pèlerinages de Lourdes et de Sainte-Anne d’Auray. / Les jésuites, en général tous les prêtres, font pour l’esprit de l’enfant ce que ces impresarii de cirques laïques et de pèlerinages religieux font pour son corps. Les

1

Voir notre réédition de ce roman, parue en février 2011 à L’Age d’Homme, Lausanne. Octave Mirbeau, lettre à Alfred Bansard du 9 mars 1862 (Correspondance générale, L’Age d’Homme, 2

Lausanne, 2003, t. 1, p. 45). 3

Mirbeau y voit, dans l’aliénation du héros éponyme par les jésuites et le viol de son corps et de son esprit, « le meurtre d’une âme d’enfant ».

maisons d’éducation religieuse, ce sont des maisons où se pratiquent ces crimes de lèse-humanité. Elles sont une honte et un danger permanent 4.

Très tôt, à la lumière de ses observations et de ses édifiantes expériences, ses yeux se sont ouverts et il s’est révolté contre cette entreprise de déshumanisation : c’est cette révolte qui, à l’instar de celle de Bolorec, le taiseux compagnon de Sébastien Roch, qui ne rêve que d’étriper les jésuites, lui épargnera le triste destin du petit Sébastien, séduit et violé par son maître d’études, le père de Kern. Dès son adolescence, comme le révèlent ses lettres de jeunesse à Alfred Bansard des Bois 5, Mirbeau est – et il le restera toute sa vie – un athée radical, un matérialiste impitoyablement lucide, un anticlérical sans concessions et un antichrétien convaincu. À la différence des républicains scientistes de la Troisième République, il ne se contentera jamais d’éliminer Dieu tout en continuant à faire quand même comme s’il existait, histoire de laïciser la morale chrétienne et de ne pas menacer les fondements du désordre social dont ils profitent. Il a essayé au contraire de regarder lucidement en face la condition désespérante de l’homme sans Dieu et de tirer logiquement toutes les conséquences pratiques de cette élimination, tant dans son engagement de citoyen et ses combats éthiques, politiques et sociaux que dans son métier d’écrivain confronté aux genres traditionnels que sont le conte, le roman et le théâtre. Après avoir dégagé les caractéristiques de son athéisme, nous en présenterons les principales conséquences, dans ses divers combats aussi bien que dans sa façon de concevoir la littérature en général et le genre romanesque en particulier. 1. Un triple scandale Très tôt Mirbeau s’est indigné face à ce qui lui paraît constituer un triple scandale dont, pourtant, les humains semblent s’accommoder tant bien que mal, sans s’en indigner outre mesure : * D’abord, tous les êtres vivants sont, dès leur naissance, des condamnés à mort en sursis, dont la condamnation, totalement arbitraire, ne leur a jamais été signifiée, 4

La Revue blanche, 1er juin 1902 (texte recueilli dans sa Correspondance générale, 2009, t. III, p.

832). 5

Octave Mirbeau, Lettres à Alfred Bansard des Bois, Montpellier, Éditions du Limon, 1989, préfacées et annotées par Pierre Michel. Elles ont été insérées dans le tome I de la Correspondance générale de Mirbeau (Lausanne, L’Age d’Homme, 2003).

mais dont l’exécution est inéluctable et sanglante, sans que la date en soit pour autant fixée à l’avance. * Ensuite, tous sont condamnés à s’entretuer et à s’entredévorer pour pouvoir survivre, dans un univers qui n’est qu’un terrifiant jardin des supplices, où règne l’impitoyable « loi du meurtre6 », comme le constate avec horreur l’anonyme narrateur du roman précisément intitulé Le Jardin des supplices (1899), au terme de son initiation : « Les Portes de vie ne s’ouvrent jamais que sur de la mort, ne s’ouvrent jamais que sur les palais et sur les jardins de la mort… Et l’univers m’apparaît comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices… Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d’horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie7… » * Enfin, ces sanglants sacrifices perpétrés sur toute la surface de la Terre n’obéissent à aucune règle éthique (les héros et les saints sont logés à la même enseigne que les pires crapules, les innocents sont aussi bien sacrifiés que les criminels) et n’ont pas d’autre but que de perpétuer la vie qui, dépourvue de toute autre finalité, apparaît dès lors comme à la fois absurde et monstrueuse. Comme l’écrit l’un des narrateurs de Dans le ciel (1892-1893), l’univers est bien un « crime8 », mais il s’agit d’un crime sans criminel contre lequel on puisse se révolter — ce qui constituerait du moins un soulagement et pourrait de surcroît conférer à sa misérable existence terrestre une dignité qui lui fait singulièrement défaut —, ou dont on puisse solliciter la pitié, avec quelques chances d’obtenir une grâce ou un sursis. De fait, dans un tel univers, où rien ne rime à rien et qui est livré au meurtre à grande échelle, on serait bien en peine d’imaginer sérieusement une puissance supérieure qui puisse lui donner un sens : un dieu qui serait omniscient et prévoyant et qui endosserait la responsabilité de l’organisation de ce qui, en réalité, loin d’être un cosmos, n’est qu’un monstrueux chaos. À plus forte raison serait-il totalement saugrenu d’affirmer que cet hypothétique dieu ne peut être que bon par définition, à l’instar de celui des chrétiens, puisque la sanglante réalité est en totale contradiction avec l’hypothèse et la dément catégoriquement. De fait, il serait bien plus logique et 6

Octave Mirbeau, « La Loi du meurtre », L’Écho de Paris, 24 mai 1892. L’essentiel du texte sera inséré dans le Frontispice du Jardin des supplices (1899). 7 Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, deuxième partie, chapitre X (Éditions du Boucher, 2003, p. 209). 8 Pour Georges, rien ne saurait expliquer ni excuser « [...] ce malentendu, ce crime : l’univers » (Dans le ciel, Éditions du Boucher, 2003, p. 48).

conforme aux faits d’imaginer la divinité sous la forme d’un « maniaque et tout-puissant bandit, qui ne se plai[r]ait qu’à tuer et qui, habillé de tempêtes et couronné d’éclairs, se promen[er]ait, en hurlant, à travers les espaces, ou bien s’embusqu[er]ait derrière un astre pour brandir sa foudre d’une main et son glaive de l’autre 9 », comme le petit Sébastien Roch se représente le dieu vengeur des jésuites en écoutant, ahuri, ses maîtres ensoutanés ; mais ce ne serait pas vraiment consolant... Pour Mirbeau, les représentations de Dieu et les mythes et légendes qui s’y rattachent ne sont que des superstitions dignes d’un « pensionnaire patenté de Charenton10 » : le dieu des religions instituées n'est qu'une « chimère », comme le proclame l’abbé Jules11, inventée et instrumentalisée par les dominants pour mieux écraser les faibles, dont ils exploitent la crédulité foncière et le besoin d’espérance, si profondément enraciné12. Cependant, pas plus que Sartre ou Camus, Mirbeau ne perd son temps à essayer de prouver, par des arguments philosophiques, l’inanité de leur croyance à ceux qui éprouvent un besoin irrationnel de croire en Dieu, car, pour lui, son inexistence relève de l’évidence et devrait sauter aux yeux de quiconque regarde le monde tel qu’il va, sans essayer de s’aveugler en se berçant d’illusions supposées consolantes, que ce soient celles des anciennes religions ou les formes nouvelles d’idéalisme tout aussi mystificateur, dont il convient de se délivrer tout autant, nous y reviendrons : celles qui, par exemple, mythifient la Révolution ou la Science, le Progrès ou l’Argent, et qui, ce faisant, justifient les pires abus ou les pires atrocités au nom d’un de ces idéaux bien trop commodes pour être honnêtes. Dès lors qu’on a pris conscience de l’absurdité de l’univers en l’absence de tout ordre transcendant, il convient au contraire de tâcher de conformer sa vie à cette Weltanschuung émancipatrice et d’affirmer sa liberté, durement conquise au prix d’arrachements souvent douloureux, en entrant en révolte contre une condition humaine si intolérablement vouée à la souffrance sous toutes ses formes : révolté métaphysique avant d’être en révolte contre la société bourgeoise, Mirbeau est 9

Octave Mirbeau, Sébastien Roch, L’Age d’Homme, Lausanne, 2011, p. 134. Pour sa part, Sébastien, comme la quasi-totalité des croyants, « se refusait à admettre pour Dieu ce démon sanguinaire et il continuait d’aimer son Dieu à lui, un Dieu charmant, un Jésus pâle et blond, à la main pleine de fleurs, à la bouche pleine de sourires, qui laissait tomber sur les enfants, sans cesse, un regard de bonté infinie et d’intarissable pitié » (ibid., p. 134). 10 Octave Mirbeau, lettre à Alfred Bansard du 1er juin 1867 (Correspondance générale, t. I, p. 89). 11 « Dieu est une chimère », enseigne Jules à son neveu (L’Abbé Jules, L’Age d’Homme, 2010, p. 228). 12 Le jeune Mirbeau de dix-neuf ans écrit par exemple : « C’est dans ces cérémonies [religieuses] que se développent dans toutes leurs formes et dans toutes leurs cruautés, l’ignorance, l’abrutissement et l’exploitation de la naïveté humaine » (Correspondance générale, t. I, p. 88).

bien, avant la lettre, un exemple de ce que Camus, dans Le Mythe de Sisyphe, appellera « un homme absurde », c’est-à-dire celui qui tire rigoureusement, dans la pratique de sa vie, toutes les conséquences de sa prise de conscience de l’absurde et de l’inanité des croyances religieuses et de leurs succédanés laïques. 2. Engagement citoyen C’est ainsi que, dans son engagement au sein de la cité, Mirbeau s’est comporté en athée logique et rigoureux. Il n’a pas essayé de substituer à l’ancienne foi de nouvelles croyances alternatives qui auraient été, à ses yeux, tout aussi mystificatrices et dangereuses. Ainsi, tout en appelant de ses vœux le grand chambardement, il ne croit pas pour autant au « grand soir », car il se méfie des utopies au nom desquelles, en toute bonne conscience, on massacre allègrement son prochain. Certes, l’utopie est aussi le moteur de l’action, la part de rêve sans laquelle il serait bien difficile de s’engager dans des combats éthiques ou politiques et de prendre des risques ; et il est bien vrai, d’autre part, que si le progrès social est rédhibitoirement taxé d’utopie par les dominants, c’est parce que l’accusation sert de commode cache-sexe pour préserver à tout prix l’organisation sociale dont ils sont les bénéficiaires. Mais il n’en reste pas moins que l’utopie recèle aussi bien des graves dangers potentiels, pour peu que des illuminés, facilement manipulés et fanatisés, prennent leurs rêves au pied de la lettre et veuillent, hic et nunc, les imposer à leur communauté. Par opposition à l’aveugle espérance de ceux qui attendent des lendemains qui risquent fort de vite déchanter, il convient, comme Mirbeau, de rester lucide et de tenir compte des réalités si l’on veut élaborer des projets qui aient quelques chances d’apporter un réel progrès. De même, à la grande différence des socialistes, qualifiés de « collectivistes », qui préconisent une extension du pouvoir de l’État, considéré comme neutre, dans l’espoir de réduire les injustices sociales, Mirbeau se déchaîne contre ce qu’il appelle le « collectivisme », qui repose sur le culte mystificateur de l’État, présenté comme un instrument bénéfique au progrès social, car il ne subodore dans ce socialisme étatique qu’« une effroyable aggravation de l’État » et « la mise en tutelle violente et morne de toutes les forces individuelles d’un pays, de toutes ses énergies vivantes, de tout son sol, de tout son outillage, de toute son intellectualité, par un État plus compressif qu’aucun

autre, par une discipline d’État plus étouffante et qui n’a d’autre nom, dans la langue, que l’esclavage d’État13 ». Il a comme une prémonition de ce que sera le stalinisme ! Et cette utopie-là, où l’on divinise l’État et où on lui sacrifie « l’intellectualité » de tout un peuple, fait terriblement peur à un athée radical tel que Mirbeau. Réfractaire à toute utopie et à toute croyance en la « révolution » qui règlerait tous les problèmes sociaux d’un coup de baguette magique, Mirbeau est tout aussi critique face au remède miracle que serait la « propagande par le fait » préconisée par certains anarchistes des années 1890, tellement dégoûtés par la pseudo-République antisociale, qui trahissait toutes ses promesses et donnait l’impression de pourrir sur pied, qu’ils s’imaginaient naïvement que quelques attentats, dotés de toutes les vertus qui font les bonnes révolutions, suffiraient à la faire s’écrouler. Certes, Mirbeau, converti à l’anarchisme, partageait bien leur écœurement, et il lui est arrivé de souhaiter lui aussi que « le vieux monde croule sous le poids de ses propres crimes », puisque c’est la condition préalable à la reconstruction espérée et au « rêve d’universelle harmonie » ; et c’est bien pourquoi il a fait preuve de compréhension à l’égard d’un Ravachol, par exemple, pur produit de la société moribonde, qui ne fait jamais que récolter ce qu’elle a semé14. Pourtant, lorsque, en janvier 1894, Émile Henry jette « son inexplicable bombe au milieu de tranquilles et anonymes personnes venues dans un café pour y boire un bock », Mirbeau juge cet acte tellement contraire à son éthique (« J’ai horreur du sang versé »), et de surcroît tellement inepte et contre-productif politiquement, qu’il aimerait pouvoir l’attribuer à « un ennemi mortel de l’anarchie » et à une manipulation policière, plutôt qu’à la simple « folie » d’un anarchiste proclamé qui dessert gravement la cause qu’il prétendait faire avancer15. Si bombe il doit y avoir, pour faire sauter « le vieux monde », elle devra contenir « de l’Idée et de la Pitié », « ces deux forces contre lesquelles on ne peut rien16 », ajoute-t-il dans un mouvement d’optimisme forcé. L’ennui est que, plus d’un siècle après, le vieux monde est toujours là : ni l’Idée, ni la Pitié n’ont suffi à protéger les hommes contre leur propre folie et à remplacer avantageusement les dieux défunts, et notre imprécateur désillusionné le pressentait mieux que personne... 13

Octave Mirbeau, « Questions sociales », Le Journal, 20 décembre 1896. Voir son article « Ravachol », L’Endehors, 1er mai 1892 : « La société aurait tort de se plaindre. Elle seule a engendré Ravachol. Elle a semé la misère : elle récolte la haine. C’est juste. » (recueilli dans ses Combats politiques, Librairie Séguier, 1990). 15 Octave Mirbeau, « Pour Jean Grave », Le Journal, 19 février 1894 (recueilli dans ses Combats politiques). 16 « Ravachol », L’Endehors, 1er mai 1892. 14

Il pousse si loin son exigence de lucidité qu’il refuse d'entretenir artificiellement l'espoir des opprimés, sans lequel, pourtant, il semble bien difficile d'imaginer une action collective. Par exemple, au dénouement de sa tragédie prolétarienne de 1897, Les Mauvais bergers, seule triomphe la mort, et Sarah Bernhardt, la pasionaria des corons, meurt alors qu’elle est enceinte, interdisant du même coup aux spectateurs d’imaginer qu’un fils puisse un jour reprendre le flambeau de la révolte et aboutir à l’émancipation de la classe ouvrière : tout espoir est définitivement mort. Pour Mirbeau, en effet, sous quelque forme qu’il soit accommodé à l’usage du bon peuple, l'espoir, qui, selon la sagesse des nations, est supposé faire vivre, n’est en réalité qu'« un opium17 » du peuple et il constitue bien souvent une véritable politique de l’autruche, en interdisant, comme les vieilles religions, de regarder en face l’horrifique réalité : bien que s’étant battu toute sa vie pour ses idéaux, comme s’il croyait possible de les atteindre un jour, Mirbeau est bien un désespéré18. Encore convient-il d’entendre ce mot dans un sens positif, comme le fait André Comte-Sponville. Au contraire de la vulgaire croyance et de l'aveugle espérance, qui ne sont que duperie à la portée de toutes les intelligences, le désespoir est en effet une forme d’action et il implique une force d’âme, puisqu’il suppose un refus préalable de tous les préjugés inculqués au fil des ans et qui sont enracinés dans l’environnement socioculturel : ce que Mirbeau, dans Sébastien Roch, appelle « l’empreinte19 ». Sa lucidité d’athée désespéré le pousse à désenchanter l’univers une bonne fois pour toutes et à prendre le risque de « désespérer Billancourt », comme on dira plus tard, pour mieux contribuer à l’émancipation « des souffrants de ce monde20 », exploités et aliénés par les « mauvais bergers » de toute obédience, qui diffusent un nouvel opium ad usum populi. Il se retrouve alors dans la situation du « militant matérialiste » qu’évoque Comte-Sponville : il « n'a pas de Dieu pour le soutenir, pas de Vérité pour lui donner raison, pas de Bien pour le justifier. Il se bat tout seul et fait ce qu'il peut. [...] Il est lucide et désespéré21 ». Bref, tout en se battant pour des valeurs qui lui permettent de 17

Octave Mirbeau, « Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre 1897. Voir notre essai Lucidité, désespoir et écriture, Presses Universitaires d’Angers – Société Octave Mirbeau, 2001. 19 Voir Sébastien Roch, loc. cit., p. 287. 20 C’est Émile Zola qui, en 1900, dans une lettre à Mirbeau relative au Journal d’une femme de chambre, voit en lui « le justicier qui a donné son cœur aux misérables et aux souffrants de ce monde ». 21 André Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude, Presses Universitaires de France, 1984, t. I, p. 125. 18

donner un prix, voire un sens, à sa propre vie, à défaut d’en donner à l’univers ou à la condition humaine, il est en même temps constamment obligé de se désillusionner pour éviter d’en être jamais dupe. De fait, il sait pertinemment que la Vérité et la Justice, les valeurs cardinales des dreyfusistes qu’il a toujours faites siennes, ne sont pas de ce monde et, s’il s’est servi de ces mots dûment pourvus de majuscules, c’est seulement comme d’une simple boussole dans ses combats contre le mensonge et l’injustice. Car il n’en est pas moins persuadé qu’en réalité aucun absolu n’existe, que la contradiction est en toutes choses, y compris chez l’homme, et qu’un irrépressible mouvement dialectique est à l’œuvre dans l’univers, qui transforme chaque chose en son contraire et permet, par exemple, de transmuer un progrès technique en un engin de mort 22 ou une révolution en dictature, aussi bien que d’extraire la beauté de l’horreur et de créer les plus resplendissants parterres de fleurs sur un terreau où achèvent de pourrir les cadavres des suppliciés du bagne de Canton23. Aussi bien répudie-t-il les certitudes et souligne-t-il le caractère fluctuant des notions traditionnelles du bien et du mal. Dès lors, il se retrouve traversé de contradictions, condamné à zigzaguer entre les illusions, dont les combats qu’il mène ont besoin, et le refus de ces mêmes illusions, auquel le voue son impitoyable lucidité sans laquelle rien de positif n’est concevable. Il illustre par avance l’analyse de ComteSponville, opposant la vie et la pensée : « si l'on ne peut vivre sans illusions, on peut penser sans mystifications » ; et s'il est vrai qu’« il n'y a pas de politique sans illusions, il peut exister une philosophie politique sans mystifications24 ». En bon matérialiste, Mirbeau est bien progressiste et se bat sans relâche pour un peu moins d’injustice et de mal-être, ou, comme dira Albert Camus, pour « diminuer arithmétiquement la douleur du monde25 », comme si l’homme était amendable et la société perfectible. Mais il se refuse à sombrer dans les mystifications de la propagande et les rêves souvent sanglants de l'utopisme. Selon la formule de Jaurès, au pessimisme de la raison, il oppose l’optimisme de la volonté. Mais cette espèce de dédoublement, lié à la coexistence de ces deux postulations simultanées et contradictoires, n’a pas dû être toujours facile à 22

Voir notamment La 628-E8 (1907). Voir la deuxième partie du Jardin des supplices (1899). 24 André Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude, t. I, p. 151. 25 Dans La Peste, le docteur Rieux sait pertinemment que les victoires remportées contre la mort ne sont que « provisoires », mais il ajoute, en matérialiste désespéré : « Mais ce n’est pas une raison pour cesser de lutter » (Livre de Poche, 1965, p. 103). 23

vivre. 3. Athéisme et écriture Voyons maintenant en quoi l’athéisme radical de Mirbeau a pu conditionner sa création littéraire, et notamment romanesque. Deux conséquences majeures méritent d’être soulignées : d’une part, le refus de l’omniscience et le choix de l’ambiguïté ; d’autre part, le refus de tout finalisme inhérent à un récit bien construit. 3.1 Le choix de l’ambiguïté Mirbeau est un homme qui doute constamment de lui, comme l’atteste surabondamment sa correspondance. N’ayant en lui-même et en ses moyens qu’une confiance des plus limitées, il n’a jamais prétendu être un de ces porteurs de torches chargés d’éclairer l’aveugle humanité. Comme, par ailleurs, il récuse toute prétention à l'absolu et à l'universel, il serait très mal placé pour prétendre donner des leçons et, du même coup il remet en cause sa propre autorité. Sa seule ambition d’écrivain est donc de donner à percevoir à ses lecteurs une autre vision du monde que celle qui leur a été inculquée par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église, et qui est entretenue par une presse d’abrutissement, en espérant susciter ainsi, chez certains d’entre eux – qu’il appelle des « âmes naïves » –, des questionnements susceptibles d’entraîner des doutes, des remises en cause, voire un engagement, comme on l’a vu pendant l’affaire Dreyfus. Certes, dans son abondante production journalistique, il lui arrive parfois de se laisser emporter par un enthousiasme, que certains jugent excessif, pour les « grands dieux de [son] cœur » (Claude Monet et Auguste Rodin), ou au contraire de céder à la colère et à l’indignation, et de frapper trop fort, ou à côté de la plaque, quitte à le regretter aussitôt et à battre publiquement sa coulpe 26. Mais l’affirmation de ses valeurs, de ses admirations comme de ses exécrations, n’exclut nullement les doutes lancinants et l’incertitude où il lui arrive d’être en matière de critères de jugement. Aussi a-t-il fait de l’ambiguïté un principe à la fois éthique et esthétique. Principe éthique, car il est perpétuellement déchiré, traversé de contradictions – qu’il n’a garde de camoufler – et 26

Mirbeau a ainsi fait publiquement son mea culpa pour ses critiques injustes à l’égard d’Alphonse Daudet, Ferdinand Brunetière, Joseph Reinach et Albert Besnard. Et aussi, à deux reprises, pour l’antisémitisme de ses Grimaces de 1883.

le plus souvent en proie au doute, donc bien en peine d’asséner à ses lecteurs des vérités prédigérées. Principe esthétique, car il condamne toute œuvre à thèse, qui serait la négation même du rôle de l’artiste : à la différence des militants politiques de toutes obédiences, Mirbeau n’a jamais sacrifié son éthique ni son esthétique aux prétendues exigences du combat politique, au nom d’un prétendu “réalisme” ; et, s’il se fixe bien pour objectif l’affranchissement intellectuel d’une partie de son lectorat (mais sans se faire trop d’illusions), il n’entend pas pour autant céder à la tentation de la littérature didactique, car, loin d’ouvrir les esprits, ce type d’œuvres les enferme dans les a priori idéologiques de l’auteur et rétrécit en conséquence l’horizon intellectuel du lecteur. Son œuvre littéraire en offre une illustration : à la différence d’articles rédigés dans la hâte ou le dégoût et où prime le souci de l’efficacité immédiate, ses romans et ses pièces de théâtre sont placés sous le signe de l’ambiguïté. Ainsi Mirbeau prend le plus grand soin de ne jamais y asséner de conclusions irréfutables, au risque de mettre mal à l’aise les lecteurs ou spectateurs en quête de rassurantes certitudes. Pour lui, l’œuvre idéale est celle qui, indépendamment des intentions conscientes de l’écrivain, ouvre sur le monde le plus d’aperçus et qui nous aide à jeter sur les choses un regard neuf et à y découvrir ce que, par nous-mêmes, nous n'y aurions jamais vu ni senti ; elle contribue du même coup à “éduquer” les lecteurs, à commencer par tous ceux qui n’ont jamais droit à la parole et qui constituent, pour les mauvais bergers de toute obédience, un troupeau mené à la boucherie... ou aux urnes27. Aussi ses œuvres littéraires ne sont-elles jamais univoques : c’est précisément l’ambiguïté de leur portée, et les contradictions dont elles témoignent, qui leur confèrent une permanente actualité. Citons brièvement quelques exemples : * L’Abbé Jules (1888) ne nous présente nullement un modèle d’éducation alternative, d’inspiration rousseauiste, comme les prédications de Jules pourraient le laisser supposer, car sa pédagogie est clairement contre-productive ; quant au héros éponyme, loin d’être le simple porte-parole du romancier, il est souvent odieux et incohérent et apparaît plutôt comme un contre-exemple à ne pas suivre. Le lecteur est donc laissé dans l’incertitude : est-il sage ou fou, bon ou méchant ? Aussi dérangeant est le père Pamphile qui, dans sa folie, est parvenu au comble de la sagesse qu’est le total détachement. 27

Son texte le plus célèbre et le plus diffusé en toutes langues sur Internet est son appel de 1888 à « La Grève des électeurs » (recueilli dans ses Combats politiques).

* Le Jardin des supplices (1899), ce patchwork composé de pièces et de morceaux conçus et rédigés indépendamment les uns des autres, manifeste, dans la seconde partie du récit, une fascination pour l’horreur qui affaiblit quelque peu la dénonciation des atrocités coloniales et la caricature de la vie politique française développées dans la première partie. Surtout, il met à mal les rassurantes notions de bien et de mal, de beau et de laid, de juste et de monstrueux, et déconcerte le lecteur par ses multiples transgressions des codes littéraires aussi bien que des normes morales et des conventions sociales. Depuis un siècle nombre de lecteurs en ont été tout désarçonnés et se sont demandé à quel degré de lecture il convenait de situer le texte, voire si, comme le souhaitait Flaubert, le romancier ne se payait pas carrément leur tête. * Dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), s’il est vrai que Célestine est souvent la porte-parole du romancier qui lui prête sa plume au mépris de toute vraisemblance, elle se fait aussi la complice d’un voleur et d’un antisémite forcené, Joseph, en qui elle voit de surcroît un violeur et un assassin d’enfant et qu’elle se dit prête à suivre « jusqu’au crime » (ce sont les derniers mots de son journal) : les repères moraux du lecteur sont de nouveau soumis à rude épreuve. * Dans La 628-E8 (1907), l’hymne de Mirbeau à l’automobile, facteur de progrès économique et social et instrument incomparable de découverte du monde et de soi, comporte aussi des développements inattendus, où l’écrivain humaniste, qui se met en scène dans une sorte d’ironique autofiction avant la lettre 28, se mue en un écraseur dépourvu de toute pitié et de toute humanité. * Dans sa grande comédie moliéresque de mœurs et de caractères, Les affaires sont les affaires (1903), le brasseur d’affaires Isidore Lechat est un prédateur parfaitement odieux et un nouveau riche grotesque, mais en même temps Mirbeau ne peut s’empêcher d’admirer son sens des affaires et de reconnaître qu’il joue un rôle économique paradoxalement progressiste, par opposition aux vestiges décatis de l’ancienne noblesse auxquels il est confronté. * Même sa pièce sociale Les Mauvais bergers (1897), qui pourrait paraître manichéenne au premier abord, n’échappe pas à cette volontaire ambiguïté : l’anarchiste Jean Roule et la pasionaria Madeleine sont aussi des mauvais bergers, puisqu’ils conduisent les ouvriers grévistes au sacrifice ; et, au dénouement, nous l’avons vu, seule 28

Voir notre article « Mirbeau et l’autofiction », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 121-134.

la mort triomphe, sans qu’aucune issue soit envisagée, ce qui a incité bien des critiques de l’époque à reprocher au dramaturge de ne pas proposer de solution à la « question sociale ». * Même Sébastien Roch (1890) n’est pas dépourvu d’ambiguïtés et ne saurait se réduire à un pamphlet anticlérical visant à dénoncer les crimes sexuels de prêtres catholiques couverts par leur Église et bénéficiant d’une totale impunité. Car enfin le père de Kern, le séducteur et violeur du petit Sébastien est aussi celui qui l’initie à l’art et à la littérature et lui communique le sens de la beauté, et c’est le seul de ses maîtres jésuites dont il conservera un souvenir non exempt de gratitude ; et puis, si Sébastien ne parvient pas à lui en vouloir autant qu’on s’y attendrait, c’est aussi qu’il a été initié au plaisir et qu’il a pris sur lui une part de la culpabilité. De Kern n’est pas seulement un bourreau et Sébastien n’est pas seulement une victime. Mirbeau est avant tout un inquiéteur, qui nous oblige à nous interroger sur nos habitudes et nos préjugés, mais il ne nous impose aucune alternative et, ne souhaitant exercer aucune autorité, il se distancie par rapport à lui-même et, dans ses deux derniers récits, La 628-E8 et Dingo (1913), il va jusqu’à donner de lui-même une image fort critique. 3. 2 Rejet de tout finalisme Pour les partisans des causes finales, dont se moquait Voltaire dans Candide, tout, dans l’univers, correspond à une fin dans l’esprit d’un dieu créateur et organisateur de l’univers, ce que les nouveaux finalistes d’outre-Atlantique appellent aujourd’hui the intelligent design. Mais si on élimine le grand architecte et son dessein intelligent, si on ne voit plus dans l’univers que des lois immuables découlant de la nature des choses, si la Providence laisse place au hasard et le cosmos au chaos, alors les êtres et les choses se contentent d’exister, n'ont par eux-mêmes aucun sens, ne correspondent à aucun projet, ne visent à aucune fin, et il serait bien présomptueux de s'imaginer qu'ils puissent en avoir une. Le finalisme n’apparaît plus alors que comme une dérisoire mystification visant à justifier un ordre naturel et un ordre social également injustifiables. Mirbeau s’emploie donc à mettre en lumière la fondamentale absurdité de cette croyance en un ordre supérieur et trouve des formules à la Voltaire pour tourner les nouveaux Pangloss en ridicule : « Si Dieu existait, comme le croit vraiment cet étrange animal d'Edison qui

s'imagine l'avoir découvert dans le pôle négatif, pourquoi les hommes auraient-ils d'inallaitables mamelles ? Pourquoi, dans la nature, y aurait-il des vipères et des limaces ? Pourquoi des critiques dans la littérature29 ?... » Mais, chassé par la porte, le finalisme peut très bien se réintroduire par la fenêtre de la littérature, et notamment par celle du roman de type balzacien : un récit cohérent, doté d’une structure forte, qui a un début, un milieu et une fin, qui suit un fil directeur et où

tous les événements sont organisés en vue d’une fin, qui n’est autre, évidemment, que celle du romancier, démiurge régnant en maître sur sa création et manipulant ses créatures comme le dieu des religions monothéistes manipule les siennes. Mais, dans un univers qui n'obéit à aucune finalité et où rien n'a de sens, il serait vain d'attendre de l'œuvre d'art, en général, et du roman en particulier, qu'ils nous rassurent en nous offrant une vision claire, ordonnée et totalement intelligible du monde : ce ne serait là qu'une grossière mystification, car le lecteur serait pernicieusement incité à s’imaginer que, dans la vie comme dans le roman, et tout particulièrement dans le cas extrême du roman policier, tout est rationnel, tout se tient, tous est lié logiquement, tout s’enchaîne rigoureusement, conformément à un plan préalablement élaboré. Pour éviter ce risque de produire à son tour des romans bien composés, rigoureusement structurés en fonction de finalités pré-établies, et qui, volens nolens, auraient un arrière-goût de finalisme laïcisé, Mirbeau a eu de plus en plus tendance à déconstruire le genre romanesque en recourant notamment au recyclage de textes parus antérieurement dans la presse ou déjà publiés en volume.

Les deux procédés les plus caractéristiques de la pratique mirbellienne du recyclage, la fragmentation et le collage, traduisent l’influence de son « dieu » Auguste Rodin. Ce sont les deux faces d’un même processus de décomposition-recomposition. * Dans un cas, il s’agit de décomposer un ensemble préalable, roman ou longue nouvelle, plus rarement pièce de théâtre (c’est seulement le cas des deux premières scènes de Les affaires sont les affaires), en éléments simples, publiés indépendamment, et dont plusieurs ont paru dans Le Journal sous le titre symptomatique de « Fragments ». L’approche que va avoir le lecteur de l’article de journal va être fort différente de celle du lecteur du roman, car, en découvrant un simple « fragment » dont il ignore les tenants et les aboutissants, il n’a d’autre choix que de le juger en lui-même, 29

Octave Mirbeau, « ? », L'Écho de Paris, 25 août 1890.

indépendamment des chapitres qui, dans le roman publié, précèdent et suivent le fragment, et sans être tenu de s’intéresser au passé ou au devenir des personnages. Il est ainsi plongé in medias res et peut jeter sur le texte un regard neuf, qui n’a pas été conditionné par toutes les impressions produites par les chapitres précédents. Le prix à payer, pour cette virginité du regard, c’est la brièveté de l’effet produit : en effet, la lecture du journal ne nécessite qu’un temps restreint et, sans transition, le lecteur, passant du coq à l’âne, va enchaîner avec d’autres articles sans le moindre rapport. L’image du monde qui en ressort va être éclatée et sans cohérence. Mais cela ne saurait évidemment choquer un romancier bien convaincu que rien n’a de sens dans un univers dépourvu de toute transcendance. * Dans l’autre cas, processus inverse et complémentaire, il s’agit de faire voisiner des textes d’origines différentes et de recomposer un ensemble à partir d’éléments conçus séparément. C’est notamment le cas de ces deux monstruosités littéraires que sont Le Jardin des supplices (1899), où le Frontispice, « En mission » et « Le jardin des supplices » stricto sensu ont été rédigés à des fins différentes, avec des personnages différents et dans des tons différents, et des 21 jours d’un neurasthénique (1901), où le romancier rassemble artificiellement, et en faisant bien apparaître les coutures, une cinquantaine de contes cruels prépubliés dans divers journaux depuis quinze ans. L’intérêt principal du collage, qui fait coexister des textes conçus à des époques différentes et selon des modalités différentes, c’est d’établir une franche rupture avec les normes de la composition romanesque en vigueur, sur le modèle de Balzac ou de Zola, et avec le finalisme qui lui est inhérent. Les habitudes du lectorat en sont toutes chamboulées : au lieu d’un récit cohérent et qui respecte les codes de la vraisemblance et de la crédibilité romanesque, il se trouve face à un agencement arbitraire de textes dissemblables, dont les coutures, loin d’être cachées comme il se doit pour faire croire à la « vérité » du texte, s’exhibent au contraire, faisant apparaître le travail du démiurge qu’est le romancier qui tire les ficelles. Cette juxtaposition, qui choque roidement les habitudes culturelles et les traditions romanesques et a suscité l’incompréhension de nombre de critiques, peut avoir un effet pédagogique, pour peu que, sous l’effet de la transgression, le lecteur soit amené à se poser des questions et à envisager des remises en cause de ses propres normes et valeurs. D’autre part, la réutilisation des mêmes textes dans des contextes différents permet de multiplier les

approches et les interprétations, de même que, dans les séries des toiles impressionnistes de Claude Monet, la perception du motif change en fonction de la lumière, au fil des heures et des saisons. Enfin, la cohabitation de textes d’inspirations différentes est susceptible de produire, chez le lecteur, des effets inattendus et des significations indépendantes de celles que le romancier a pu imaginer, à l’instar des assemblages auxquels procédait Auguste Rodin, par exemple Fugit amor : la contingence reprend ses droits. *

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À la différence de ceux qui tentent dérisoirement de combler le vide existentiel par des valeurs sacralisées ou divinisées – l’argent, le pouvoir, le succès, la consommation, les honneurs, le plaisir, l’amour, etc. –, Mirbeau est un véritable athée : il n’a substitué aucun dieu nouveau à ceux des vieilles religions charlatanesques démonétisées, et il a entrepris un énorme effort de démystification, de désacralisation et de dérision en vue de dessiller les yeux de ses lecteurs et de les « dés-illusionner » comme il s’est « dés-illusionné » lui-même au cours de ses années de formation. Son athéisme radical relève d’une conception de l’univers et de la condition humaine qui lui fait rejeter tout ce qui, de près ou de loin, prétend justifier le sacrifice de l’individu, de sa liberté, de son droit au bonheur et de ses potentialités d’épanouissement, à quelque abstraction supposée le dépasser et qui, par sa transcendance, donnerait un sens et une valeur à ce sacrifice même. Non seulement la croyance en Dieu et les élucubrations des religions instituées, mais aussi la foi aveugle en des substituts de la divinité absente, tels que l’utopisme révolutionnaire ou la mystification d’un progrès scientifique et technique censé résoudre tous les problèmes de l’humanité. Alors que la plupart des hommes refusent de « regarder Méduse en face » et d’assumer le désespoir inhérent à la lucidité, c’est cette lucidité sans failles qui contribue si fortement à la permanente actualité de l’œuvre littéraire et des combats éthiques de Mirbeau. Pierre MICHEL Université d’Angers Président de la Société Octave Mirbeau Rédacteur en chef des Cahiers Octave Mirbeau