Cahiers Octave Mirbeau, N° 17 [PDF]

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Zitiervorschau

CAHIERS OCTAVE MIRBEAU Rédacteur en chef : Pierre MICHEL

N° 17 2010 Édités par la Société Octave Mirbeau 10 bis, rue André-Gautier, 49000 Angers

Ce numéro a été publié avec le concours du C.N.L., de l’Académie des Sciences et de la ville d’Angers. Il a également bénéficié de l’aide financière des communes de Carrières-sous-Poissy, de Trévières et des Damps.

ANGERS

Le Jardin de Mirbeau aux Damps, Camille Pissarro (1892). (Toile vendue 2,5 millions de dollars.)

PREMIÈRE PARTIE

ÉTUDES

MIRBEAU, CHAMPSAUR ET LA GOMME Un nouveau cas de négritude ? NOUVELLES DÉCOUVERTES Dans « Un raté », un des tout premiers contes parus sous le nom de Mirbeau en 1882, le nègre Jacques Sorel s’écrie : « Je voudrais aujourd’hui reprendre mon bien ; je voudrais crier : “Mais ces vers sont à moi ; ce roman publié sous le nom de X… est à moi ; cette comédie est à moi.” On m’accuserait d’être un fou ou un voleur1. » Si les romans écrits par Mirbeau comme nègre ont pu être identifiés et, pour cinq d’entre eux, publiés en annexe de son Œuvre romanesque2, ainsi que deux recueils de contes, Amours cocasses et Noces parisiennes, il n’en va pas de même des comédies qu’il pourrait bien avoir composées au cours des douze années où il a dû vendre sa plume. Mais, en l’absence de toute piste, il n’a pas été, jusqu’à ce jour, possible de les identifier. Or voilà qu’au moment où je désespérais d’en trouver jamais, une piste a fini par se présenter : nous la devons à notre ami José Encinas qui, le 2 avril 2009, m’a informé de ce qu’il venait de dénicher dans Le Gaulois mis en ligne par Gallica. À vrai dire, il a même fait deux découvertes, mais je ne signalerai que pour mémoire la seconde, que voici. Le 22 mars 1888, Carle des Perrières, dans un article du Gaulois intitulé « Courrier de Paris », cite, en le déformant quelque peu, le vers inconnu de Rimbaud que Mirbeau citait déjà dans sa chronique du 23 février 18853, « Les Enfants pauvres » : « Éternel claquement des sabots dans les rues ». Il l’attribue à un poète besogneux et bohème, qui a fait toute sorte de métiers et qui, avant de disparaître, a composé une « pièce de vers tout à fait remarquable, qui s’appelle “Les Affamés” » – allusion probable aux « Effarés »… Et il agrémente sa citation de ce commentaire indigent : « Voulant peindre en un seul vers l’école où il avait passé son enfance, [il] avait trouvé cet alexandrin presque musical ». Nous laisserons aux rimbaldologues le soin de commenter cette nouvelle découverte et les deux transformations que Carle des Perrières fait subir au vers d’Arthur cité trois ans plus tôt par Octave (« craquement » devient « claquement » et « dans les cours » se mue en « dans les rues »), et ne nous intéresserons ici qu’à l’autre découverte de José Encinas.

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Le 24 avril 1882, dans Le Gaulois, en page 4, parmi les « Échos des théâtres », on lit avec surprise un entrefilet signé Arthur Cantel : M. Octave Mirbeau, notre collaborateur, travaille en ce moment à une comédie en quatre actes. Titre : La Gomme. Si je suis bien renseigné, le sujet de la pièce est tiré d’une petite nouvelle de lui, parue dernièrement dans Le Gaulois, sous la signature de Gardéniac.

Notons au passage la confirmation – qui n’était pas indispensable4, mais qui est toujours bonne à prendre pour clouer le bec aux esprits chagrins et autres dénigreurs de tout poil – du pseudonyme choisi par Mirbeau, pendant l’hiver 1882, pour publier, dans les colonnes du Gaulois, ses Petits poèmes parisiens signés Gardéniac. Et interrogeons-nous plutôt sur cette comédie inconnue de Mirbeau, dont c’est la seule mention à ma connaissance. La seule nouvelle parue sous la signature de Gardéniac et ayant l’envergure nécessaire pour qu’on puisse envisager d’en extraire la matière de quatre actes est « Dette d’honneur », parue près d’un mois plus tôt, le 26 mars 18825. L’histoire de ce gommeux ruiné au jeu (il a perdu la bagatelle de 350 000 francs6), qui, sur le point de se suicider, est sauvé par sa vieille et généreuse maîtresse, puis va chez son vieux père, nobliau breton à l’ancienne, le supplier de lui avancer cette somme colossale sous peine de le voir déshonoré, et qui, ce faisant, ruine son géniteur et le contraint à accepter, sur ses vieux jours, un modeste emploi, se prêterait aisément à une adaptation théâtrale et à un découpage en quatre actes. Mirbeau a-t-il renoncé à l’écrire ? Toujours est-il que la seule pièce intitulée La Gomme qui ait vu le jour est celle que son ami Félicien Champsaur – lequel a collaboré lui aussi au Gaulois en 1882 –, publiera en 1889, chez Dentu, avec des illustrations signées Caran d’Ache, Chéret, Gerbault, Louis Morin et même Félicien Rops. Aucune date de représentation n’est mentionnée, et il semble bien qu’il n’y en ait pas eu, si j’en crois Philippe Baron, qui en a vainement cherché les traces. Mais cette nouvelle Gomme ne comprend que trois actes et traite un tout autre sujet, visiblement inspiré du suicide de Mlle Feyghine, la nouvelle pensionnaire de la Comédie-Française, le 11 septembre 1882. Il semblerait donc n’y avoir a priori aucun rapport entre le projet d’Octave et la pièce publiée beaucoup plus tard par Félicien. Néanmoins, connaissant la réputation de pilleur de Champsaur, ayant appris presque au même moment, par la spécialiste dudit, Dorothée Raimbault, qu’il était soupçonné d’avoir utilisé un nègre pour une autre œuvre, et sachant enfin que Mirbeau et Champsaur se connaissaient à l’époque et avaient en commun d’avoir l’un et l’autre cité des vers inédits de Rimbaud, j’ai voulu en avoir le cœur net et examiner de plus près La Gomme dans l’espoir d’être en mesure de répondre à deux questions : était-il concevable que Champsaur ait recouru à Mirbeau comme nègre de luxe ? Ou bien peut-on imaginer que, ayant eu connaissance de son projet de comédie, voire de son manuscrit, à

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Chéret, La Gomme.

une époque où ils se fréquentaient, il s’en soit inspiré pour rédiger la pièce signée de son seul nom ? Or, après avoir lu et étudié la pièce telle qu’elle a été publiée, j’ai noté que, si la patte de Champsaur est probablement visible au troisième acte, où il recourt à des couplets mis en musique par Serpette et Massenet7, celle d’Octave ne l’est pas moins dans l’ensemble de l’œuvre. Je vais donc tâcher de dégager, dans cet article, toutes les présomptions tendant à confirmer l’hypothèse, soit d’un nouveau cas de négritude mirbellienne, soit d’un pillage en bonne et due forme – hypothèse a priori moins plausible, car Mirbeau n’eût pas manqué de protester et de réclamer son bien, comme le Jacques Sorel d’« Un raté ». Pour la clarté de la présentation, j’aborderai successivement les présomption qui tiennent au style, à la dramaturgie, aux thèmes traités, et aux personnages mis en scène, avant d’en arriver au plus important : la pièce semble être en effet la parfaite illustration de la chronique nécrologique que Mirbeau a consacrée à « Mlle Feyghine » le 13 septembre 1882, en Tout-Paris du Gaulois, le jour même où Champsaur, dans sa série des « Portraits parisiens », y publie un article sur Henry Becque, à la veille de la première des Corbeaux à la Comédie-Française.

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LE STYLE La première chose qui m’a frappé, en lisant La Gomme, c’est le nombre des points de suspension dans les répliques, ce qui est, on le sait, une des caractéristiques majeures de l’écriture mirbellienne. Par exemple, dans cette réplique de Gontard (p. 97) : « À propos de mariage, vous savez que… Chose… le Juvénal d’aujourd’hui… épouse une vieille garde. » J’ai compté 133 triplettes de ces points de suspension à l’acte I, 160 à l’acte II et 132 à l’acte III, dont une partie est pourtant occupée par des couplets chantés auxquels Mirbeau est visiblement étranger. Ils ont pour fonction de créer des pauses, particulièrement nécessaires dans les tirades (car il y a des tirades) et de mettre en lumière les tâtonnements d’une pensée qui se cherche. Deuxième caractéristique frappante : le souci de reproduire le plus fidèlement possible la langue parlée et de conférer du naturel à l’enchaînement des répliques. Comme dans les dialogues et les pièces que Mirbeau signera de son nom8, on trouve notamment : • De nombreuses phases nominales : « Certainement… certainement… avec raison… Impression… » (p. 76) ; « Rien qu’avec votre talent ?… Aussi avec votre beauté. / Comment ? Avec ma beauté ? » (p. 80) ; « Enfin, tout le tremblement. » (p. 89) ; « Oui. Eh bien ? » (p. 90) ; « Et puis, après ? » (p. 91) ; « Éreinté, ma chère, éreinté !… » (p. 95) ; « Plus fort que moi, ce désir. » (p. 95) ; « Tous toqués, ma chère ! » (p. 97) ; « Sévère, mon cher… » (p. 99) ; « Plus de mémoire, depuis le collège, plus d’imagination. » (p. 138) ; « Tous pareils… à des chiens. » (p. 158) ; « Roi de la gomme ou roi de cœur ? » (p. 181), etc. • Quelques ellipses du sujet : « Pardon… me croyais au club. » (p. 80) ; « Dînerons, vous conduirai au théâtre, souperons, ça va-t-il ? » (p. 95), etc. • Des phrases à rallonges, quand le locuteur cherche ses mots : « Tu aimes les femmes grasses, copieuses… qu’on peut trouver dans l’obscurité… » (p. 90) ; « Vous êtes tout drôle, ce soir… vous ne dites rien… et il semble que vous soyez sur des épines. » (p. 98) ; « Une affaire que j’ai oubliée… trop longue à expliquer. » (p. 103), etc. • Des phrases inachevées, que le lecteur complice est incité à compléter : « Et je suis sûr que Verdet, un artiste, vous dirait… » (p. 87) ; « La vertu de Lyonnette… » (p. 96) ; « L’amour éternel… » (p. 162), etc. • Des phrases commencées par un personnage et achevées par un autre, comme on en trouve de multiples exemples dans les romans “nègres” de Mirbeau : « Elle a des diamants merveilleux… toute une rivière… / Où il y a du poisson. » (p. 89-90) ; « […] ne pas nous commettre avec des gens qui, pour vivre, sont obligés de vendre… / Des chefs-d’œuvre ? » (p. 99) ; « Mépris avalé… / Est à moitié pardonné. » (p. 184), etc. • Un discours amoureux grotesque et hypocrite, qui préfigure celui des Amants9 : « Je vous aime. Je vous le répète, à vous, je vous aime, soyez à moi…

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C’est l’amour (Cherchant) « éternel… Oui, ma vie est à vous. Ne l’ai-je point exposée pour vous… Je vous ai aimée de tout temps. (Voyant une série de mots.) Autrefois, aujourd’hui, à jamais… Vous êtes celle que j’attendais… (Il est à court.) Je le jure !… » (p. 162). • De nombreux jeux de mots et mots d’esprit, comme on en trouve notamment dans La Maréchale et, à degré moindre, dans les romans et contes de l’époque signés Alain Bauquenne, et qui créent une connivence avec l’auditoire. Par exemple : « J’ai mangé un peu de vache enragée. / À présent, vous aimez mieux du veau… d’or. » (p. 92) ; « … une lettre à écrire au père de mon enfant. / Une circulaire ? » (p. 97) ; ou encore, à propos du duc de Trésel, il « est entré dans la famille par l’escalier de service » (p. 117-118), parce qu’on soupçonne sa mère d’avoir eu une liaison avec un domestique. • Des formules frappantes et lourdes de signification, comme on en trouve tant dans Les Affaires et Le Foyer : « La guigne t’a faite pauvre, la chance t’a faite belle » (p. 68), qui synthétise fortement le cruel dilemme auquel sont confrontées tant de jeunes femmes pauvres, dont la seule arme est la beauté, mais à condition qu’elle trouve preneur sur le marché ; « Où il y a du génie, il n’y a pas de plaisir » (p. 100), formule-choc où il n’est pas interdit de voir une préfiguration du bling-bling sarkozyen, allergique à tout ce qui dépasse son horizon borné ; « Votre nom circule. / En attendant que ce soit elle » (p. 80-81), qui met en lumière le lien étroit unissant le théâtre à la galanterie et le chemin glissant conduisant fatalement des « gloires d’artistes » aux « succès galants », comme dit Mirbeau dans son article sur Feyghine ; ou encore ce dialogue qui en dit long sur le mariage bourgeois assimilé à un viol, comme Mirbeau l’illustrera dans un roman de 1885 signé Forsan, Dans la vieille rue10, et sur la condition de femme, simple objet de possession que se disputent jalousement les mâles : « C’est toujours drôle une femme qui trompe son mari parce que son mariage a été un viol. / Non un vol… Car tout homme qui se marie vole les autres. / Un viol. » (p. 96). LA DRAMATURGIE La Gomme présente trois particularités susceptibles d’évoquer la patte mirbellienne. D’abord, le mélange des genres : par on sujet, la pièce se présente apparemment sous la forme d’une tragédie, où le dénouement, mélodramatique à souhait, semble inscrit dans la situation de départ, comme dans les romans “nègres” de l’époque11, et le sacrifice de l’innocente qui s’y donne à voir devrait donc émouvoir le spectateur ; mais celui-ci est distancié par les couplets qui le précèdent et qui tirent fâcheusement la pièce vers le vaudeville ; et, plus généralement, les répliques cocasses ou vachardes qui parsèment les deux premiers actes relèvent clairement du registre de la comédie. Comme

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s’il valait mieux rire que d’avoir à pleurer. Ou comme si le dramaturge refusait de prendre au sérieux sa propre intrigue, par trop démonstrative, et s’en distanciait par le décalage entre un fond ô combien sérieux et la manière légère d’en parler. Il en va de même dans La Maréchale, où sont intercalés des extraits cocasses du « Journal du premier cocher » et dont le modèle affiché est celui d’Alphonse Daudet, mais aussi dans le frénétique dénouement de La Belle Madame Le Vassart, remake de La Curée de Zola, et c’est là, on le sait, une forme de modernité12. Ensuite, les trois actes comportent un titre, ce qui est, certes, assez fréquent dans des romans, mais totalement inhabituel au théâtre. C’est ainsi que l’acte I est intitulé : « Le Thé de la Débutante », ce qui fait penser au chapitre III de La Maréchale, « Five o’clock » ; pour sa part, le titre de l’acte II, « Au foyer du théâtre », rappelle celui du chapitre liminaire de la même Maréchale, « Un mardi aux Français », voire celui qui ouvre L’Écuyère, « Un début au Cirque d’été » ; quant à l’acte III, intitulé « La liquidation », ce qui assimile la mise à mort de l’héroïne à une vulgaire liquidation bancaire, il n’est pas sans faire penser au titre du chapitre IX de L’Écuyère, « Une chute », où est narré le viol mortifère de la vierge Julia, que le “beau” monde est heureux de voir “tomber”, comme si le viol était déshonorant pour la victime et non pour le bourreau. Enfin, comme dans tous les dialogues et pièces de Mirbeau, on trouve des didascalies très nombreuses et précises. Le plus souvent elles soulignent l’importance des décors, porteurs de nombreux indices qui en disent long sur les usagers des lieux, comme dans Les Affaires et Le Foyer, et celle des gestes et des mimiques, par lesquels s’extériorisent les états d’âme des personnages. Mais il arrive aussi, parfois, qu’elles donnent des explications relevant précisément de la psychologie, quand le jeu des acteurs ne suffit plus pour éclairer le spectateur sur les mobiles des personnages. Par exemple : « On voit que Rhodel voudrait prendre congé et que Thérèse le retient, comme si elle se sentait, contre le duc, un besoin de protection affectueuse » (p. 78) ; « Thérèse, confuse sous le compliment du marquis, se rapproche de Rhodel, heureuse d’entendre sa voix » (p. 87) ; « Les mains dans les poches, d’un air insultant, qui veut dire simplement “Mon père a eu, à son plaisir, votre mère” » (p. 101) ; « Il aperçoit Thérèse dans une attitude de découragement, comme si un ami en qui elle croyait, de tout son cœur, l’abandonnait » (p. 103) ; « […] elle y prend, d’un geste imprévu, même par elle, un poignard. » (p. 213). Mirbeau n’est sans doute pas le seul, à l’époque, à utiliser de la sorte les didascalies en usage, mais il y a chez lui une indéniable spécificité : par leur abondance et leur précision, elles tendent à abolir quelque peu la frontière entre le narratif et le dramatique, et il en va de même, en sens inverse, de l’étonnante profusion des dialogues dans tous les contes et romans de Mirbeau, parus sous son nom ou sous pseudonyme13. Cela n’a rien d’étonnant de la part d’un professionnel

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de la plume qui s’est confronté à tous les genres, qui n’a cessé de produire parallèlement, pour la grande presse, des contes, des chroniques et des dialogues, et qui a tiré, de contes parus antérieurement, plusieurs de ses farces14, où les éléments descriptifs et narratifs sont tout naturellement devenus des didascalies. LES PERSONNAGES Voyons maintenant ce qu’il en est des personnages, à commencer par l’onomastique. L’héroïne se prénomme Thérèse, comme la baronne Courtin du Foyer, et un personnage de second plan se prénomme Germaine, comme la fille d’Isidore Lechat, dans Les affaires sont les affaires. Un gommeux se nomme Béraud, ce qui peut faire vaguement penser à Bérose et Bérouge de La Belle Madame Le Vassart. Plus significatif est sans doute le nom d’une jeune danseuse de corde, Chichinette, qui rappelle celui d’une autre danseuse de corde de L’Écuyère, Catalinette. Rien, pourtant, qui soit décisif. Quant aux types sociaux mis en scène, ils sont tout à fait comparables à ceux que Mirbeau a présentés dans ses romans “nègres” et dont on trouve encore quelques spécimens dans un chapitre du Calvaire15. À côté d’un bon échantillonnage de noceurs et de gommeux dépourvus de tous scrupules et de toute conscience éthique et esthétique et appartenant à l’aristocratie, à la bourgeoisie et au monde interlope, on trouve une actrice hongroise (qui rappelle l’écuyère finnoise, nous y reviendrons) ; un peintre mondain16, « bouffon nouveau, groom qui peint » (p. 142), comme Alexandre Mazarski dans L’Ecuyère ; un jeune compositeur de talent, honnête et amoureux, comme le sera un autre compositeur et Prix de Rome, Daniel Le Vassart, dans La Belle Madame Le Vassart ; un prince russe philosophe et progressiste à la Tolstoï ; un banquier prêt à s’offrir une jeune maîtresse gratifiante pour son image de marque ; des actrices à la cuisse légère et à la cervelle d’oiseau ; une tante qui pousse sa nièce à prendre un amant qui l’entretienne (« il faut que tu sortes, sinon, avec regret, dame !… bonsoir », p. 64), comme la contessa Giusti, qui, dans L’Écuyère, tâche à caser ses filles à n’importe quel prix ; un « lanceur » qui annonce le Jesselin du Calvaire ; un vieux marquis « un peu gaga » (p. 76). Cette convergence est, certes, digne d’être notée, mais elle ne saurait suffire, car on retrouve certainement ces mêmes types, au demeurant peu individualisés, dans beaucoup d’autres œuvres de l’époque. THÈMES ET SITUATIONS Plus intéressants sont les thèmes abordés dans La Gomme, car Mirbeau traite précisément les mêmes à cette époque, dans ses chroniques comme dans ses romans “nègres” :

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• L’abîme qui sépare les sexes et fait inévitablement de l’amour un malentendu : ainsi Thérèse « n’entend pas cette plainte intime » du compositeur Jacques Rhodel (p. 69) et s’aveugle en ne voyant en son amour timide qu’« une « fraternelle affection » (p. 71), comme la duchesse Ghislaine du roman homonyme, ou, sur un autre registre, Daniel Le Vassart. En revanche, elle se laisse séduire par « les phrases » mielleuses du gommeux Trésel, qui se lasse vite de sa conquête et la largue au bout de quatre mois. • Le comédien qui, comme Mirbeau le développera provocatoirement dans son célèbre pamphlet du 26 octobre 1882 contre la cabotinocratie, « Le Comédien », finit par perdre son âme et sa « personnalité », à force d’endosser celles de ses personnages : « Ton âme ? Tu n’as que celle des autres. » (p. 116) ; « Voilà bien les comédiens : l’esprit d’autrui. » (p. 141). • L’impressionnisme : « Le soleil enveloppe les choses dans une vibration de lumière éclatante et les montre comme à travers un prisme d’or et d’azur » (p. 129-130). • « La blague parisienne », qu’il se vantait d’avoir « attaquée » jusque dans les colonnes du Figaro17 parce qu’elle ne respecte rien et qu’elle souille et avilit tout ce qui est beau et noble : « La blague parisienne, venimeuse et rapetissante, qui sourit ou ricane, spirituellement, de ce qui est respect, croyance, amour, talent, de ce qui est grand et beau, avec évidence » (p. 124). • La condition de la femme, proie innocente et toujours sacrifiée, offerte aux appétits féroces des prédateurs mâles, « tous pareils… à des chiens » (p. 158), comme dans L’Écuyère, La Maréchale, ou Dans la vieille rue. Le musicien Rhodel met vainement Thérèse en garde : « En vous voyant, vous, si pure, si jolie et si loyale, entourée de ces hommes, les uns vicieux ou gâteux, les autres interlopes, comment ne pas s’indigner et souffrir ? Ah ! si vous aviez confiance en moi, Thérèse, vous auriez le droit de mépriser hautement et de chasser tous ces misérables courant après vous… à qui aura le premier morceau, quand vous tomberez ! » (p. 104-105). Elle a beau savoir que « les filles pauvres s’avancent, dans la vie, entre deux rangées d’hommes » et qu’« elles voient toutes les mains tendues pour les faire tomber, pas une pour les secourir » (p. 160), elle va aveuglément vers son destin tragique. Comme l’affirme cyniquement son séducteur, le duc de Trésel : « Elle a les yeux fermés pour ne pas voir que je l’ai assez affichée et qu’elle doit se tirer d’affaire… car, vous avouerez, on ne peut pas être mieux lancée… […] Comment me débarrasser de cette petite ? J’ai assez des roucoulements et des idylles. Elle m’a adoré quatre mois complets, j’avoue que je ne peux pas plus… […] Elle comprendra qu’une fille de théâtre ne meurt pas d’amour18, mais qu’elle en peut vivre19 » (pp. 173-175). Une jeune fille qui refuse le maquignonnage conjugal et n’a pas de goût pour l’amour popote n’a guère que le choix entre crever de faim ou vendre ses charmes, que ce soit au théâtre ou dans la galanterie, qui lui est consubstantiellement liée.

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• Et enfin, bien sûr, la gomme, ce « milieu factice, où tout est factice, le plaisir, le luxe et la fortune », ce monde de « pourriture » et de « corruption20 », qui est le symptôme de la décadence de la France, et que Mirbeau n’a cessé de stigmatiser dans quantité de chroniques des années 1880, notamment en 1882, dans les colonnes du Figaro et du Gaulois, et dans tous ses premiers romans, de L’Écuyère au Calvaire. Il faut entendre par là le monde des viveurs et noceurs, parasites, lâches et vicieux, qui mènent une « existence pleine de dessous honteux et de plaies cachées », mais qui, par la grâce de la naissance ou de la richesse, peuvent se permettre de dilapider sans vergogne des fortunes dont ils n’ont pas à rendre compte et qui, parce qu’ils ne se sont jamais avilis à gagner leur vie, prétendent, « par la seule force de l’habit noir21 », qui fait illusion, et avec le concours de la foule fascinée et de la presse complice22, fixer le bon ton, le chic et le « genreux » – on dirait aujourd’hui « le bling-bling ». À ce monde immonde, que Mirbeau compare à « un loup dévorant » dans L’Écuyère (p. 199), viennent se mêler des aventuriers et escrocs en tous genres, attachés aux basques des gommeux comme le rémora au ventre du requin. C’est ce que regrette douloureusement un aristocrate de la vieille école, qui a conservé le sens de l’honneur et auquel Mirbeau donne la parole dans « Le Faux monde », article qui paraît dans Le Gaulois le 22 septembre 1882 et qui vise à atténuer le choc, produit sur les lecteurs de ce quotidien monarchiste et bien-pensant, par l’article sur Mlle Feyghine, paru neuf jours plus tôt et sur lequel nous reviendrons : jugeant d’après les gommeux, dont la presse fait ses choux gras, « le public » a, selon lui, tendance à croire qu’appartenir au monde, c’est « passer sa vie à se ruiner au club ou aux courses, à entretenir des demoiselles à panaches ou à se faire entretenir par elles, à vendre son nom, à spéculer sur ses relations, à rouler du Bois au cabaret et du cabaret à l’Hippodrome, à s’associer clandestinement avec des bookmakers, des marchands de curiosités et des entremetteuses, à tromper son tailleur, son bijoutier, son tapissier et son fleuriste, et, en fin de compte, de poufs en saisies, de dégringolades en dégringolades, à bout d’expédients, ayant lassé la patience de tout le monde, à descendre en de lamentables misères, dissimulées sous l’habit à revers de soie, la cravate blanche et les souliers vernis. » Même regret, pour les mêmes raisons et en termes fort voisins, dans la bouche du prince Oderoff de La Gomme : « Le monde dont nous sommes est trop ouvert à ceux qui vendent leurs noms, tripotent avec les bookmakers, quand ce n’est pas avec leurs maîtresses, volent bijoutiers et tailleurs ; aux capitans interlopes, aux viveurs à fonds perdus, d’expédients distingués, d’escroqueries de bon ton ; aux aventuriers de club, de sport, de boudoirs ; à tous ceux enfin qui, en habit bien coupé, exploitent la facilité des mœurs. […] la décadence présente fait penser à une nation disparue dont le nom, lorsqu’on le prononce, ou lorsqu’on l’entend, s’accompagne souvent d’un sourire » (pp. 153-154). Après les avoir fréquentés par obligation, comme Mlle Feyghine, Thérèse Raïa finit par cingler

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de son mépris ces minables et ces tarés, qui n’ont pas le moindre « souci de ce qui est noble et divin » et n’ont « que l’ambition de paraître23 » et d’avoir « de beaux chevaux » et « une maîtresse » qui les « lance » : « Vous n’avez ni intelligence, ni volonté, ni esprit, ni cœur, ni simplement la bravoure des nerfs ; vous êtes de la gomme… flasque et malpropre » (p. 208) ; « Vous êtes, la plupart, des complaisants de boudoirs et des fripons de cercles ; vous exercez des missions anonymes ; vous êtes, avec l’insolence de vos titres et de votre luxe… souvent faux !… les familiers de toutes les turpitudes. Trempés d’infamie, vous pratiquez des métiers inavoués et vos consciences sont pleines de mystères crapuleux » (p. 209). Il revient au sage prince Oderoff de tirer du spectacle de ces « corsaires en gants jaunes », comme les qualifiait Balzac un demi-siècle plus tôt, une leçon aux accents crépusculaires, comme Mirbeau dans ses Grimaces de 1883 : « Quand un pays se corrompt, il sent d’abord par la tête » (p. 218). THÉRÈSE RAÏA, JULIE FEYGHINE ET JULIA FORSELL La Gomme n’est que partiellement une pièce à clefs – car, hors du couple principal, nous serions bien peine de retrouver celles des autres personnages –, mais ne s’en inspire pas moins, de toute évidence, d’un fait divers récent24, dont la presse internationale a beaucoup parlé et auquel Mirbeau et Champsaur se sont également intéressés : le suicide de l’actrice de la Comédie-Française Mlle Feyghine, le 11 septembre 1882. D’origine russe, Julie Feyghine (francisation de Julia Feigin), née en 1861, est venue à Paris poussée « par la plus impérieuse des vocations25 », et elle y vivait chez une sienne tante, Mme Damcke, quand elle a fait ses débuts dans le rôle de Kalekairi, dans la Barberine de Musset, le 27 février 1882. Ce fut un échec cuisant, et nombre de critiques se moquèrent de son accent russe, jugé déplacé dans la Maison de Molière, et de ses manières sauvages de Tzigane, jugées « baroques » et extravagantes26. Mal aimée également de ses petits camarades des Français, elle s’est laissée séduire par le jeune duc de Morny, qui lui assurait sa protection et un train de vie élevé, mais faisait du même coup de cette vierge, qui appartenait pourtant, selon Mirbeau, à « une excellente famille de mœurs austères27 », une fille galante comme les autres théâtreuses. Selon le New Julie Feyghine, dans Barberine. York Times du 1er octobre 1882, Alexandre

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Dumas fils, la rencontrant dans l’escalier de la Comédie, lui aurait déclaré qu’il regrettait qu’elle aille « si gaiement à la prostitution ». Introduite dans le monde de la gomme et de la galanterie, elle a dû, pendant des mois, faire taire son dégoût croissant, jusqu’au jour où, sur le point d’être abandonnée par son amant, plutôt que de prendre les devants en le quittant la première, comme certains le lui conseillaient, elle s’est suicidée dans l’hôtel particulier de son seigneur et maître, en se tirant un coup de revolver dans la poitrine, devant un miroir. Au commissaire de police, elle aurait eu le temps de confier, avant de mourir, qu’elle était fatiguée de vivre. Pour Mirbeau, qui, le surlendemain du drame, lui consacre sa chronique du Gaulois, sobrement intitulée « Mlle Feyghine », elle « est morte de la gomme, elle est morte de cette vie à outrance, qui ne veut que le plaisir et qui ne laisse pas de place aux abandons et aux consolations de l’amour. » Il voit en elle une « jeune fille tout en dehors, avec ses allures hardies et presque sauvages », « une plante gonflée de sève ardente », qui « pousse droit et haut au soleil de la vie », comme le sera le jeune Sébastien Roch, également victime de l’hypocrisie sociale. Quand le jeune et séduisant duc de Morny « lui murmura des paroles caressantes et douces », « elle, naïve, aimante, enthousiaste, crut comme croit une vierge qui ne sait rien de la vie », et « elle se donna tout entière, avec toute la passion qui était en elle, sans calculs ni marchandages ». Mais cette « nature d’artiste délicate et sensible », « après avoir rêvé de gloires d’artistes, ne moissonnait plus que des succès galants ». Et ceux qu’elle est condamnée à côtoyer à longueur de temps, ce sont désormais des « aventuriers sinistres de boudoirs et de cercles, qui ont la main dans toutes les infamies parisiennes et qui cachent, sous l’insolence d’un beau nom et sous des dehors brillants, les turpitudes des métiers anonymes et des existences crapuleuses ». Dès lors le dénouement sanglant était prévisible : « J’ai compris alors que Feyghine était désormais perdue et qu’elle devait mourir un jour de ce qui la faisait vivre alors ». Si elle est prête à accepter bien des sacrifices, « que de fois pourtant elle a dû être choquée, blessée par les propos et les idées de ces hommes qui l’entouraient ! Et quelles tristesses, quels désillusionnements ont dû l’assaillir,

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elle si généreuse, si fervente, si pleine de foi et de tendresse, au spectacle des scepticismes comme il faut et des irrespects bien portés, qui tuaient ce qu’il y avait en elle de primitif et de naïf, de confiant et de rêve, la poésie de l’amour et la pudeur de la femme ! » « Cela dura six mois » – dans La Gomme, seulement quatre mois – jusqu’au moment où, découvrant « que ses rêves s’en sont allés28, que ses croyances sont mortes, devant le mensonge de son bonheur, elle se tire un coup de pistolet et meurt à son tour ». Et Mirbeau de conclure : « Qui nous dit aussi qu’elle n’est pas morte de dégoût29, la pauvre Feyghine ? » Dans La Gomme, l’héroïne, Thérèse Raïa est également d’origine étrangère, hongroise en l’occurrence ; elle a aussi des allures de Tzigane (au III, elle chante même une « Complainte tzigane » mise en musique par Massenet) ; elle nous est présentée comme une vierge naïve, saine et enthousiaste, qui se vante d’avoir « grandi, selon [s]a fantaisie, ayant pour exemple, dans les montagnes, l’indépendance des torrents et, dans le ciel, la virginité des étoiles », et d’avoir « des paysages ignorés plein les yeux et des chimères plein la tête » (p. 205). À Paris, où elle est venue poussée par un irrésistible besoin de faire du théâtre, elle vit elle aussi chez sa tante, une dame Buchmann rebaptisée Boucher et originaire de Vienne, qui tente de tirer le meilleur profit de la beauté et du talent de sa nièce en la présentant à la gent mâle quaerens quem devoret, dans « Le Thé de la débutante » du premier acte. Mais Thérèse est restée un « petit chat sauvage » (p. 65), dont la ferveur détonne en ce milieu30. Elle fait ses débuts dans une adaptation théâtrale de Mademoiselle de Maupin, et, comme Feyghine, elle doit subir les critiques injustes de ceux qui daubent son accent et sa « chevelure fantasque ». Comme la jeune Russe, elle doit ensuite reprendre le rôle de Mrs Clarkson dans L’Étrangère de Dumas fils ; et, comme elle, elle est détestée par ses camarades de scène31, qui la jalousent et ne lui passent rien. Dans l’espoir de pouvoir mener une belle carrière théâtrale, en dépit du bide de sa première apparition sur scène, elle écarte la proposition de mariage de Jacques Rhodel, qui lui semble être une voie sans issue32, et se laisse, à la fin de l’acte II, embobiner par les grossières promesses du duc de Trésel, qui prétend l’y aider : « Mon amour sert votre ambition » (p. 163). Vierge, elle se donne à lui tout entière, comme elle l’avait annoncé : « Quand j’aimerai quelqu’un, je me donnerai à lui. Il n’y aura personne avant et personne après » (p. 136). Et, comme Feyghine33, elle finit par mourir de dégoût lorsqu’il s’apprête à la laisser tomber comme une vieille chaussette et à la léguer cyniquement à son futur beau-père, le banquier Savinel. Elle reprend alors à son compte plusieurs des formules mêmes de l’article de Mirbeau sur l’actrice russe : « Je n’ai pas le courage de vivre d’opprobre et de dégoût, comme le destin parisien m’y oblige, pour toucher au but rêvé… » (p. 203) ; « Je n’ai trouvé, dans vos plaisirs à outrance, ni abandons, ni consolations » (p. 207) ; « Je frissonne à la pensée de mon immense dégoût » (p. 214) ; « Je meurs… de dégoût » (p. 216). Si Thérèse est bien une réincarnation de Feyghine, le duc de Trésel, lui, évoque irrésistiblement le jeune duc Charles-Auguste de Morny (1859-1920)

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tel que le présente Mirbeau dans son article du 13 septembre 1882. Ainsi le chroniqueur précise-t-il : « Combien le duc de Morny a-t-il été gâté par les flatteries de toutes sortes ? Son nom partout s’étalait […]. Essayait-il un cheval ? Vite son portrait. Inventait-il la mode des casquettes pour bains de mer ? Aussitôt on lui dressait une statue. Un soir il était apparu au Cirque en redingote et pantalon clair. […] On se pâmait devant l’unique bouton de sa chemise. » Il en va de même du duc de Trésel, tel que l’évoque son futur beau-père : « Il est gâté par le succès de ses élégances, de la mode qu’il crée, de la redingote et du pantalon clair avec lesquels il s’est montré le premier, au cirque, de l’unique bouton d’or de sa chemise, du nœud de sa cravate et du diamant qui le retient ; il est grisé par la célébrité boulevardière du cheval qu’il essaie et que les journaux portraiturent, par les échos des reporters mondains qui chantent sa gloire en mauvais français, il est enivré par le triomphe de son chic »… (p. 199-200). Tous deux sont évidemment très ennuyés du suicide de leur maîtresse. Mais, si nous ignorons ce que Morny a pu se dire in petto34, La Gomme, duc de Trésel. Trésel, personnage de théâtre, nous révèle le fond de sa pensée de gommeux cynique, totalement dépourvu de sentiments humains : « Il n’y a que moi pour avoir de ces déveines… » (p. 216). Après quoi, comme son modèle, il pourra, sans le moindre remords, faire un beau mariage et poursuivre sa vie de parasite comme si de rien n’était. Un autre rapprochement mérite d’être tenté, littéraire celui-là. Car, enfin, le destin de Julia Feyghine ne saurait manquer d’éveiller, chez les mirbeauphiles, le souvenir d’une autre Julia, « vierge à vendre35 » elle aussi, et symboliquement baptisée Forsell (for sale), dans un roman qui paraît précisément en 1882, L’Écuyère. Certes, la publication, en avril de cette année-là, est antérieure au suicide de Feyghine. Mais, on l’a vu, dès la reprise de Barberine, en février 1882, le sort de la jeune actrice semble scellé aux yeux du journaliste, qui voit la virginale actrice bien mal embarquée dans un milieu de vices et de crapuleries en tous genres, où elle ne pourra être que déchiquetée vive, comme le sera la belle écuyère. Celle-ci ne sera ni russe, ni hongroise, mais finlandaise. Mais qu’importe le pays d’origine, puisque, sans la moindre prétention au réalisme36, L’Écuyère et La Gomme ne nous présentent une vierge exotique, éduquée selon des principes exigeants, dont la morale est saine et dont les aspirations sont élevées, que pour mieux faire contraste avec

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la décadence d’une société foncièrement « crapuleuse », sous des dehors « brillants » ? Comme Julia Feyghine et Thérèse Raïa, Julia Forsell a fait vœu de préserver sa pureté – ce qu’elle appelle « marcher entre les lys ». Comme Thérèse, qui « n’a pas encore entendu » l’amour dans « son cœur sauvage » (p. 130), elle refuse longtemps l’amour sincère, timide, respectueux et désintéressé d’un homme, Gaston de Martigues, qui, comme Jacques Rhodel dans La Gomme, pourrait pourtant lui assurer une protection, et c’est donc à ses risques et périls qu’elle préserve jalousement son indépendance, dont elle tire orgueil, jouissance et pouvoir, mais qui, du même coup, l’expose sans défense aux appétits des mâles et à la jalousie des femelles, tous coalisés contre elle. Comme ses consœurs, elle finira par se suicider, mais plus spectaculairement, et seulement après le traumatisme d’un viol, honte ineffaçable, qui fait s’effondrer « cet édifice d’honneur » savamment construit, et qui ne saurait se réparer : « Est-ce que ça se restaure, la vertu ? […] Par cette blessure, tout s’était écoulé, tout avait fui, ses joies, ses fiertés, ses forces, sa vie même. Seule la honte était demeurée, mêlée comme un venin à son sang37. » La particularité de cette mise à mort, c’est qu’elle est l’œuvre collective du “monde” : c’est un marquis à « la figure d’oiseau de proie » qui est chargé de l’exécution et qui perpètre son forfait avec la complicité des deux filles d’une contessa et la bénédiction de tout le gratin, qui villégiature à Dinard, et qui, depuis des mois, a engagé les paris. Comme par hasard, Thérèse Raïa est également la victime désignée d’un pari, passé par le duc de Trésel devant sa bande de gommeux : il « a parié de l’avoir… Oui, de la souffler à ce pauvre Rhodel », comme nous l’apprend l’acteur Lautrec (p. 117). Par jalousie à l’égard du compositeur qui passe pour être son demi-frère et qui lui est infiniment supérieur à tous points de vue, par son intelligence, son talent et sa générosité, il entreprend cyniquement de séduire la naïve actrice aimée de Rhodel, avant de l’abandonner froidement à son triste sort, avec la complicité de tout son milieu interlope. Le destin des deux personnages offre donc d’étranges similitudes. Lesquelles sont renforcées par de surprenantes analogies de détail. Ainsi, comme nous le révèle la tante de Thérèse au début de la pièce, un journaliste a « célébré cette belle fille tzigane qui, après avoir dompté des chevaux dans son pays, est venue, à Paris, dompter des hommes » (p. 60), tout comme Julia Forsell, également qualifiée à trois reprises de « dompteuse » (p. 205, p. 240 et p. 267). De même, après son humiliant échec au théâtre, un journaliste s’interroge sur l’avenir de Thérèse : « On dit aussi qu’elle est engagée au Cirque. Sera-t-elle comédienne… ou écuyère ? » (p. 117). Voilà qui ne manque pas d’étonner, car cirque et théâtre requièrent des capacités qui n’ont rien de commun et qui ne sont pas interchangeables. Mais, aux yeux des gommeux et de la presse de l’époque, le rapprochement n’en est pas moins évident, car les prédateurs peuvent y trouver des créatures à leur goût, et, pour bon nombre de ces filles

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dites faciles, la scène et le cirque ne sont jamais qu’un tremplin pour se lancer dans une carrière galante plus rémunératrice. CONCLUSION Sur la base de l’analyse de La Gomme et des rapprochements qu’elle inspire, il me semble donc éminemment probable que Mirbeau porte une grande part de responsabilité dans la conception et la rédaction de cette pièce. Et je suis fortement tenté, en guise de conclusion, d’émettre l’hypothèse scénaristique que voici. Mirbeau, de longue date, s’emploie à démythifier et stigmatiser la gomme, tant dans ses chroniques du Figaro et du Gaulois que dans des romans comme L’Écuyère, et par la suite La Maréchale ou Le Calvaire. Il a donc tout naturellement songé à porter le problème à la scène en tirant une pièce en quatre actes d’un de ses Petits poèmes parisiens signés Gardéniac, « Dette d’honneur », paru le 23 mars 1882, qui s’y prêtait tout particulièrement. C’est ce projet de pièce, provisoirement intitulée La Gomme, qui est annoncé un mois plus tard par un de ses collègues du Gaulois à qui il a dû en parler, ou qu’il a carrément chargé de lui faire un petit peu de pub. Le suicide de Julie Feyghine, quatre mois et demi plus tard, n’a pu que le renforcer dans sa résolution de régler leur compte à la gomme et aux gommeux qu’il vitupère, mais il a pu également l’inciter, en avisé gestionnaire qu’il est, à revoir son projet initial et à choisir plutôt une intrigue directement liée à l’actualité et inspirée du drame de la malheureuse victime de la gomme, ce qui serait davantage de nature à toucher un vaste public, car l’opinion a été vivement sensibilisée. Ce scénario aurait l’avantage d’expliquer trois choses, difficilement compréhensibles autrement : qu’un même titre puisse correspondre à deux projets et deux sujets différents ; que Mirbeau, comme il le fera souvent par la suite, ait amplement repris, dans sa pièce, des éléments de ses chroniques du Gaulois (notamment « Mlle Feyghine » et « Le Faux monde ») ; et qu’il ait donné à Thérèse Raïa des traits de caractère empruntés à Julia Forsell, qui était déjà, quelques mois plus tôt, inspirée aussi de Julia Feyghine. Mais s’il s’avère que Mirbeau a effectivement rédigé, à l’automne 1882, une pièce suscitée par ce fait divers à sensation, il reste à comprendre pourquoi son projet n’aboutira que sept ans plus tard et pourquoi la pièce, alors publiée chez Dentu, sera signée du seul Félicien Champsaur. Est-il envisageable que ce dernier ait simplement pillé les chroniques de son aîné pour en tirer la matière d’une pièce ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’un nouveau cas de négritude ? En 1882, pour notre héros, cela ne saurait bien évidemment êtes exclu. Il y a, on le sait, des explications générales de la négritude de Mirbeau à cette époque, et je les ai abondamment exposées38 : je n’y reviendrai donc pas. En revanche, ce qui nous manque, c‘est la connaissance du lien exis-

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tant entre Mirbeau et Champsaur, lequel, à la différence de négriers comme Émile Hervet, Alain Bauquenne, Dora Melegari ou François Deloncle, était lui-même un véritable écrivain, donc apte à diriger son nègre, si nègre il y a bien, et à juger de son travail. Si négritude il y a effectivement eu, les conditions en ont forcément été quelque peu différentes, et on est en droit de supposer, par exemple, que le négrier homme de lettres a conservé un droit de regard, ce qui pourrait, par exemple, expliquer l’addition de couplets à l’acte III, sans parler du choix des illustrations, qui s’est visiblement fait tardivement et qui lui est entièrement imputable. Mais tout cela nécessite des vérifications. Félicien Champsaur. C’est pourquoi j’ai demandé à une spécialiste de Champsaur, Dorothée Pauvert-Raimbault, de nous faire connaître la façon dont elle voit les choses. Pierre MICHEL Université d’Angers

NOTES 1. « Un raté », Paris-Journal, 19 juin 1882. Recueilli dans notre édition de ses Contes cruels, Librairie Séguier, 1990 (rééditions Les Belles Lettres, 2000 et 2009), tome II, p. 426, et accessible en ligne sur le site Internet de Scribd : http ://www.scribd.com/doc/8419113/Octave-MirbeauUn-rate-. 2. Il s’agit de L’Écuyère, La Maréchale, La Belle Madame Le Vassart, Dans la vieille rue et La Duchesse Ghislaine (romans accessibles en ligne sur le site Internet des Éditions du Boucher, http ://www.leboucher.com/pdf/mirbeau/mirbeau-romans-negres.pdf). Amours cocasses et Noces parisiennes ont été republiés en 1995 chez Nizet. Rappelons que Mirbeau a également fait le nègre pour Émile Hervet (dans ses « Salons » de 1874, 1875 et 1876, recueillis dans ses Premières chroniques esthétiques, Société Octave Mirbeau – Presses de l’Université d’Angers, 1995) et pour François Deloncle, dans ses Lettres de l’Inde de 1885 (L’Échoppe, 1992). 3. Voir l’article de Steve Murphy, « Octave Mirbeau et un vers inédit de Rimbaud », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 171-180. 4. Nombreuses sont en effet les preuves internes de la paternité de Mirbeau. Les deux plus évidentes sont la reprise d’une partie du « Petit modèle » dans « Le Petit mendiant » des Lettres de ma chaumière, 1885, et le personnage reparaissant de la comtesse de La Verdurette (voir mon article sur « Mirbeau et les personnages reparaissants », dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 5-6). 5. Il est recueilli dans notre anthologie des Petits poèmes parisiens, À l’écart, Alluyes, 1994, pp. 49-55, et accessible en ligne sur Scribd : http ://www.scribd.com/doc/15747348/OctaveMirbeau-Petits-poemes-parisiens-Dette-dhonneur-. 6. Soit environ 1 200 000 euros, voire le double, en équivalent pouvoir d’achat.

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7. En 1887, Champsaur a déjà publié chez Dentu un « ballet lyrique » en quatre actes et neuf tableaux intitulé Les Bohémiens. 8. Sur cet aspect du style de Mirbeau dialoguiste, voir Pierre Michel, Les Combats d’Octave Mirbeau, Annales littéraires de l’université de Besançon, 1995, pp. 315-318. 9. Les Amants est une farce en un acte représentée en 1901 et recueillie en 1904 dans Farces et moralités. Elle est accessible sur Internet (http ://www.scribd.com/doc/2231008/Octave-Mirbeau-Les-Amants et http ://fr.wikisource.org/wiki/Les_Amants). 10. La nuit de noces de Geneviève, assimilée à un viol, y est évoquée par une ligne de points, comme les viols de Julia Forsell, dans L’Écuyère (1882), et de Sébastien Roch dans le roman homonyme (1890). 11. Voir notamment mes préfaces à L’Écuyère, à La Belle Mme Le Vassart et à La Duchesse Ghislaine 12. C’est ainsi que Sándor Kálai, à propos de La Belle Madame Le Vassart, voit une des caractéristiques des « romans de la modernité » dans « la distance que le texte prend par rapport à lui-même » (« Sous le signe de Phèdre – La Belle Madame Le Vassart et La Curée », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 12-30). 13. Deux contes recueillis dans Noces parisiennes (volume paru en octobre 1883 sous le pseudonyme d’Alain Bauquenne) ne sont constitués que d’un dialogue : « Le Vote du budget » et « Vengeance corse ». 14. C’est notamment le cas du Portefeuille et de Scrupules (1902). Mais des ingrédients de L’Épidémie et des Affaires sont également extraits partiellement de chroniques antérieures. 15. Et pour cause : la partie du chapitre VI du Calvaire, où Jesselin présente quelques spécimens gratinés de gommeux, n’est que la reprise d’une chronique, « Nocturne parisien », parue dans Le Figaro le 31 août 1882 (Œuvre romanesque, Buchet/Chastel – Société Octave Mirbeau, 2000, t. I., pp. 231-233). 16. Il n’en est pas moins qualifié – ironiquement ? – d’« impressionniste », dans la liste des personnages. Mais ce qu’il dit de sa peinture le situe clairement dans le camp des académiques. 17. Voir son article sur « Le Figaro », dans Les Grimaces du 28 juillet 1883 (Combats littéraires, p. 70). Dans Le Calvaire (1886), Mirbeau dira de la blague qu’elle « exprime toujours l’opinion moyenne, dans un jet de salive » (Éditions du Boucher, 2003, p. 94). Même idée dans « À propos de l’Académie », le 16 juillet 1888 (Combats littéraires, p. 261). 18. « On ne meurt pas d’amour, n’est-ce pas ? », écrivait Mirbeau dans « Mlle Feyghine », rapportant le point de vue des gens à la mode et leur opposant le cas de la jeune Russe qui, elle, en est bien morte. 19. Dans « Mlle Feyghine », Mirbeau écrivait : « J’ai compris alors que Feyghine était désormais perdue et qu’elle devait mourir un jour de ce qui la faisait vivre alors ». Et, inversement, dans « Le Faux monde » (22 septembre 1882), à propos d’un honnête nobliau qui, après avoir souffert de jalousie, sst devenu un joueur professionnel : « il vit maintenant de ce qui le faisait mourir autrefois ». 20. Octave Mirbeau, « Le Faux monde », art. cit. 21. Ibidem. 22. Dans « Le Faux monde », Mirbeau explique que c’est grâce « à la complicité lâche des uns, à l’appui coupable des autres, à l’indifférence du reste », que les gommeux arrivent à « donner de l’illusion » et à faire croire qu’ils constituent « le vrai monde ». 23. « Ah ! elle est brillante à la surface, l’existence du gommeux élégant », écrit Mirbeau dans « Mlle Feyghine », loc. cit. 24. C’est également le cas de La Maréchale, qui paraît en avril 1883 et qui est aussi, partiellement, un roman à clefs. Voir Pierre Michel, « La Maréchale de Mirbeau-Bauquenne », in Les Romans à clefs, Éditions du Lérot, Tusson, 2000. 25. Octave Mirbeau, « Mlle Feyghine », loc. cit.

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26. Dans le Petit poème parisien paru le 3 mars suivant dans Le Gaulois, « Dans une baignoire », Mirbeau-Gardéniac prête ces propos à la comtesse de la Verdurette : « Voyez donc les bras comme ils sont, maigres et gauches, et ces cheveux effarés, ces yeux hagards, et cette allure… comment dirai-je ? cette allure garçonnière… Un jeune moujik. » Quant à son accent, « de Saint-Flour » selon elle, elle le met sur le compte d’un « procédé naturaliste » consistant à faire interpréter des personnages étrangers par des acteurs originaires du même pays, par exemple « les Russes par de vrais Russes ». 27. Octave Mirbeau, « Mlle Feyghine », loc. cit. 28. Les rêves de Julia Forsell, dans L’Écuyère, sont « en poudre » (p. 179). « Ses rêves de là-bas, […] qu’en restet-il aujourd’hui ? » (p. 225). 29. Jula Forsell éprouve aussi un dégoût durable du milieu qu’elle est obligée de fréquenter (p. 110, p. 194, etc.). 30. Mirbeau écrivait de Mlle Feyghine (loc. cit.) « C’est si rare de rencontrer, dans ces milieux de théâtre, où tout s’étiole et tout se fane, une plante gonflée de sève ardente […] ». 31. Dans son article sur le suicide de Feyghine, qui paraît le 13 septembre dans Le Gaulois, à côté de la chronique de Mirbeau, Pierre Giffard précise que ses camarades de la Maison de Molière ne pouvaient la souffrir. 32. « Je ne “veux” pas vous aimer », lui déclare-t-elle (p. 135), pensant qu’un mariage popote lui interdirait de poursuivre sa carrière. 33. « Elle a voulu purifier son âme en châtiant son corps, elle est morte de la nostalgie de la vertu », lit-on dans La Ilustración, española y americana, 1882, n° XXXVI, p. 188. 34. Mirbeau n’en conclut pas moins son article du 13 septembre 1882 par ce pronostic désabusé d’un surcroît de succès pour Morny : « Pauvre Feyghine, elle ne savait pas que son coup de pistolet allait faire de son amant le lion de Paris et que son cadavre […] lui vaudrait un rajeunissement de succès »… 35. « Vierge à vendre » : tel sera, en 1883, le titre du chapitre XVI de La Maréchale. 36. Le nom de famille Forsell n’est pas plus finlandais que Raïa n’est hongrois… Et il n’y a pas de montagnes en Hongrie, bien que Thérèse Raïa soit supposée en avoir respiré l’air pur… 37. L’Écuyère, chapitre IX (Quand Mirbeau faisait le nègre, Éditions du Boucher, 2004, p. 256). 38. Voir Pierre Michel, « Quelques réflexions sur la négritude », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 4-34 (accessible sur le site Internet de Scribd : http ://www.scribd.com/doc/2363537/ Pierre-Michel-Quelques-reflexions-sur-la-negritude-).

CHAMPSAUR, MIRBEAU ET RIMBAUD Pierre Michel et José Encinas ont découvert que l’« Écho des théâtres » du Gaulois (24 avril 1882) annonçait la préparation par Octave Mirbeau d’une pièce de théâtre en quatre actes intitulée La Gomme. Ce titre est également celui d’une pièce de Félicien Champsaur publiée, sept ans plus tard, en 1889 chez Dentu. C’est à partir de ce rapprochement que Pierre Michel construit l’hypothèse d’une collaboration entre Champsaur et Mirbeau pour l’écriture de ce texte. Champsaur et Mirbeau partagent de nombreux points communs. Ils fréquentent les mêmes milieux « fin-de-siècle » et les mêmes personnalités. Ils ont travaillé dans les mêmes journaux, dans la rédaction desquels ils ont pu se croiser. Écrivains-journalistes, ils développent tous les deux une écriture « hybride », qui mêle chroniques, romans, nouvelles, lettres ou journal intime… On sait, grâce à Pierre Michel, qu’ils ont échangé quelques lettres – témoignant de leur estime mutuelle – et que Mirbeau cite dans deux articles du Gaulois (9 mars 1883 et 23 février 1885) des vers inédits de Rimbaud, ainsi que Champsaur lui-même dans son article « Le Rat-Mort » pour L’Étoile française (21 décembre 1881) et dans son recueil d’articles Le Cerveau de Paris (Dentu, 1886). Pour ma part, la connaissance de la personnalité de Félicien Champsaur et de certaines de ses stratégies littéraires m’inciterait à confirmer d’emblée la thèse de la négritude de Mirbeau. C’est pourquoi, je commencerai par présenter l’étrange personnage qu’est Félicien Champsaur et sa conception toute personnelle de l’écriture et de ses pratiques, notamment l’emploi avéré d’un « nègre ». J’exposerai ensuite mon hypothèse concernant sa collaboration avec Mirbeau et le rôle de directeur artistique que j’accorde à Champsaur. J’étudierai ensuite plus précisément l’écriture de La Gomme en éclairant certains points analysés par Pierre Michel, concernant les personnages et la dramaturgie. Et je souhaiterais enfin terminer cette étude sur l’affaire des vers inédits d’Arthur Rimbaud, en rappelant l’analyse des rimbaldologues et en proposant quelques hypothèses sur l’accès de Champsaur aux manuscrits de Rimbaud. * * *

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Félicien Champsaur (1858-1934) est un personnage haut en couleurs qui débute à Paris, à la fin des années 1870, dans les quartiers de la Bohême entre le Quartier latin et Montmartre. Son mentor n’est autre qu’André Gill, le célèbre caricaturiste, qui le prend sous son aile à La Lune Rousse et le familiarise avec l’esprit fantaisiste qu’il exercera aux Hydropathes et au Chat Noir1. Ils s’amusent ensemble à brocarder les célébrités du moment dans Les Hommes d’aujourd’hui, André Gill armé de son crayon et Champsaur de sa plume2. Notre écrivain conserve de ses années de jeunesse un traitement original de l’humour, du plus spirituel au plus grivois, une fantaisie qui frôle parfois la loufoquerie et surtout une culture de l’image dessinée. La presse illustrée est un lieu d’expression qui sied parfaitement à Champsaur : le texte et l’image s’y côtoient en toute harmonie et les colonnes des journaux sont le support idéal pour aiguiser sa plume acerbe. Il fonde ses propres revues fin-de-siècle, mais finit par rejoindre le « camp ennemi3 », lorsque les grands journaux, tels que Le Figaro ou L’Événement, lui proposent des « piges » bien plus rémunératrices. Il ne perd pas pour autant son ton caustique, qui lui vaut une multitude de duels et de scandales. Ainsi que le qualifie Jean de Palacio, Champsaur est un « écrivain suspect à ses pairs comme à la postérité ». Ses romans ne sont pas moins controversés que ses articles. Dès son premier roman, Dinah Samuel, il défraye la chronique en caricaturant Sarah Bernhardt et en révélant leur courte aventure. De scandales en innovations éditoriales, Champsaur poursuit son chemin d’écrivain « moderniste ». Bien qu’il ne soit jamais reconnu par la critique, il trouve un très large public qui lui permet d’augmenter considérablement les tirages de ses ouvrages. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si son best-seller, pour lequel il s’occupe de la publicité, s’intitule L’Arriviste. Mais ce qui séduit davantage chez Félicien Champsaur, en dehors de sa personnalité audacieuse, est l’originalité de son écriture. C’est un écrivain prolifique et protéiforme : nouvelles, pantomimes, ballets, pièces de théâtre, roman à clés, de mœurs ou de science-fiction. Champsaur s’essaie à toutes les formes d’écriture possibles et invente un genre particulier, l’œuvre hybride. Lulu, roman clownesque en est un des exemples. Il s’agit d’un roman de cirque, composé d’une pantomime, d’une nouvelle, d’une opérette, d’un récit fantastique et de deux cents dessins réalisés par trente-quatre artistes différents. Félicien Champsaur donne dans ses livres illustrés sa propre interprétation du « modernisme » : une « écriture spectacle » mise en scène aussi bien par l’insertion d’images, que par les thèmes abordés et une mise en page originale. NÉGRITUDE ET PRATIQUES LITTÉRAIRES J’aimerais peindre plus en détail la personnalité de Félicien Champsaur, dont le premier trait de caractère est certainement l’arrivisme. Champsaur est un écrivain « suspect », accusé de plagier ses collègues, de les dépouiller de

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leurs idées et d’employer des « nègres ». Il apparaît pour certains comme « un parfait scélérat », « absolument capable de tout4 ». Son aplomb et son audace lui permettent en effet d’arriver à ses fins.

Félicien Champsaur arriviste5 Ce n’est que très récemment que j’ai découvert l’emploi éventuel de « nègres » par Félicien Champsaur. Si cette découverte ne m’a pas étonnée outre mesure, c’est parce que Félicien Champsaur est un écrivain ingénieux et opportuniste. Il a pour habitude de rééditer des œuvres anciennes selon des procédés plus ou moins honnêtes. L’hybridité littéraire entre sans conteste dans sa conception esthétique, mais il faut également prendre en compte l’objectif commercial de ses pratiques : la réédition d’une œuvre ancienne, sous un titre et un éditeur différents, lui permet de vendre un nouveau livre. L’emploi d’un « nègre » pourrait donc tout à fait participer de la recherche de rentabilité que manifeste notre écrivain. Ce n’est pas sans raison que Champsaur a une réputation d’arriviste, même si celle de plagiaire est abusive. C’est son camarade de jeunesse, Émile Goudeau, qui, le premier, accuse Champsaur par cette formule restée célèbre : « Rentrons nos idées ! Voilà Champsaur6 ! ». Et Harry Alis le compare au personnage de Balzac : Un vrai Lucien de Rubempré […] très au courant de tout, il écrivait des biographies de gens célèbres (Les Hommes d’aujourd’hui) ce qui lui avait permis de les connaître et surtout d’être connu d’eux7.

Léon Bloy est bien plus accusateur encore dans son roman à clés Le Désespéré, où Champsaur apparaît sous le nom de Champignolle : Il est le seul homme de lettres ayant osé publier un livre plagié de tout le monde, à peu près sans exception, et fabriqué de coupures dérobées aux livres les plus connus, sans autre changement que l’indispensable soudure d’adaptation à son sujet. On s’étonne même que cette audace ait eu des bornes et qu’il n’ait pas donné, comme de lui, Le Lac de Lamartine ou l’une des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly8.

Je n’ai cependant jamais découvert de preuves corroborant la réputation de plagiaire de Champsaur, bien qu’en effet il en ait le profil. Je peux simplement affirmer qu’il s’inspire assez librement de différents auteurs, sans que cela constitue pour autant un argument suffisant. Dans son premier roman Dinah Samuel, Félicien Champsaur emprunte l’invention de Villiers de l’IsleAdam pour les Contes cruels : « l’Affichage céleste9 ». Dans ce conte, Villiers de l’Isle-Adam imagine un savant, M. Grave, utilisant le ciel comme support publicitaire. Champsaur, quant à lui, reprend cette invention pour le compte du héros de Dinah Samuel, Patrice Montclar, qui fonde « L’Affichage stellaire », une entreprise cotée en bourse, qui loue des espaces « célestes » pour y projeter des slogans commerciaux. Cependant, dans son roman, Champsaur ne

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reproduit ni le discours de Villiers contre les déviances des avancées scientifiques, ni son style littéraire, évitant ainsi le plagiat10. Dans la même perspective, il faut également souligner l’influence de Joris-Karl Huysmans sur Champsaur. En effet, j’ai pu rapprocher certaines descriptions de Lulu, roman clownesque des pages de Huysmans consacrées à la Salomé de Gustave Moreau dans À rebours. Les images et le vocabulaire de Champsaur s’inspirent assez nettement du texte de Huysmans11. Cette inspiration ne relève cependant pas vraiment du plagiat, je l’interprète davantage comme un hommage ou une réminiscence. Il faut cependant noter que les mêmes pages de Huysmans ont été bien plus clairement plagiées par Jane de La Vaudère dans plusieurs de ses romans, ainsi que l’a révélé Jean de Palacio dans Figures et formes de la Décadence12. Les plagiats de La Vaudère sont particulièrement intéressants pour le sujet qui nous préoccupe ici. Jane de La Vaudère aurait en effet été l’une des conquêtes de Félicien Champsaur et aurait écrit certaines œuvres en collaboration avec lui13. Est-ce que les réminiscences de Huysmans dans Lulu, roman clownesque sont les traces d’une collaboration entre Jane de La Vaudère et Champsaur ? On peut se poser la question, d’autant que l’on trouve dans ce roman plusieurs dessins signés du nom de la jeune femme. Ceci nous amène à la conclusion qu’il a peut-être endossé seul la signature de certaines œuvres écrites à deux. C’est d’ailleurs le cas en ce qui concerne le texte, écrit avec son ami et collègue Pierre de Lano, « Les Noces du rêve », publié dans la Revue indépendante14 en 1888. Il s’agit d’un « ballet-pantomime en trois actes » qui réinterprète le mythe de Pygmalion. Vingt-sept ans plus tard, Champsaur republiera ce ballet au centre de son roman Le Combat des sexes15. « Les Noces du rêve » devient alors un interlude illustré, dont le deuxième auteur n’est aucunement mentionné. Cependant, le ballet-pantomime de la revue est structuré en trois actes, alors que, dans le roman, l’interlude n’en comporte que deux. On peut ainsi se demander si Champsaur n’a pas supprimé, dans la publication en volume, les passages rédigés par son confrère pour des raisons d’honnêteté intellectuelle, ou, plus probablement, pour éviter des soucis juridiques avec son ancien collègue. Ces précisions montrent ainsi que Champsaur use de pratiques discutables, dans lesquelles peut s’inscrire l’utilisation d’un « nègre ».

Félicien Champsaur et la négritude Un étrange article intitulé « L’usurier littéraire » indique qu’il existait de véritables soupçons concernant l’utilisation de « nègres » par Champsaur. Dans La Plume, Jacob Cavalcabo imagine un homme d’affaires voulant industrialiser la littérature : après l’emploi de « nègres » pour « les branches vulgaires de l’art », qui est très répandu16, il envisage de l’étendre à « l’art plus élevé ». Mais il veut aller encore plus loin et fabriquer un auteur de toutes pièces. C’est alors que l’homme d’affaires prend comme exemple Félicien Champsaur :

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CAHIERS OCTAVE MIRBEAU Aujourd’hui c’est autre chose. Où il n’y a pas d’auteur, j’en fais un. Voici comment : je flaire le goût du public. Qu’est-ce qu’il veut le public ? ça et ça. Je fais venir un de mes ouvriers, je lui dis : « Vous allez me fabriquer ça, – et comme ça. ». Il m’apporte le travail. Je le publie. C’est présenté comme étant de M. Félicien Champsaur, par exemple. Médaillons sur M. Félicien Champsaur. Réclames sur M. Félicien Champsaur, lançage de nom, de genre, de produit. M. Félicien Champsaur est. Chaque année cette marque publie un roman. Elle devient de plus en plus célèbre. La voilà quelqu’un. […] Et cependant M. Félicien Champsaur n’existe pas !

Les propos de ce journaliste ne sont pas fondés, comme en témoigne la forme fictionnelle de son texte. Cependant, cet article corrobore l’éventualité que Champsaur ait employé des « nègres ». Bien qu’il semble une vengeance du journaliste contre Champsaur, il colporte néanmoins des rumeurs existantes sur Champsaur et son travail. En ce qui concerne l’emploi de « nègres », il semble que cette pratique soit bien plus répandue à cette époque, dans le monde des lettres, que ce qu’il nous apparaît aujourd’hui. Dans son ouvrage sur Colette et Willy, Jean de la Hire, qui a été un proche de Félicien Champsaur, soulève le sujet de la négritude comme allant de soi. Or, dans son livre, de la Hire donne, à l’inverse, le rôle de « nègre » à Champsaur : « Mais Champsaur, comme chacun sait, travaillait alors au livre d’Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, qui paraît en ce moment à la Librairie Universelle…17 ». Si l’ouvrage de Jean de la Hire, Ménage d’artiste, est certainement très caricatural, voire mensonger (on a beaucoup de difficultés à envisager Champsaur auteur d’un ouvrage aussi sérieux que L’Homme et la Terre18 !), il reste cependant le témoignage d’une époque où écrire sous le nom d’un autre était certainement assez courant, et l’on comprendra aisément pourquoi les informations concernant les « nègres » des auteurs célèbres ne sont pas parvenues jusqu’à nous. Loi du silence oblige… Cependant, la personnalité de Félicien Champsaur m’incite à croire qu’il aurait bien plus volontiers le tempérament à employer des « nègres », plutôt que d’en être un lui-même. C’est ce que nous apprend Émilien Carassus dans son article sur « Maurice Barrès feuilletoniste ? », où il évoque le travail de Maurice Barrès comme nègre de Félicien Champsaur, pour deux articles du Figaro et peut-être pour des œuvres romanesques. Deux lettres de la mère de Maurice Barrès identifient les articles « L’Automne de M. Weiss » et « Brelan de critique19 » comme étant de son fils. Elle le félicite pour l’article paru dans Le Figaro le 14 novembre 1885 : À force de démarche et de curiosités, j’ai découvert ton article au Figaro (pure merveille !) dans le supplément du samedi ; outre le nom de Champsaur, j’ai vite discerné la prose et le tour d’idée de l’auteur, et nous avons pris plaisir, ton père et moi, à reconnaître les nombreux et faciles indices […]. Les gens du métier ne doivent pas reconnaître du Champsaur là-dedans !… (Dis-moi si tu le sais)20…

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Philippe Barrès, le fils de l’écrivain politicien, confirme que son père lui a également avoué de vive voix avoir été le « nègre » de Champsaur pour quelques romans. Malheureusement l’abondante correspondance entre Champsaur et Barrès ne fait pas mention de cette activité clandestine. Dans les quatre lettres datées de 1885 et traitant de sujets annexes, une seule pourrait être un indice, car elle évoque un article de Champsaur et l’organisation d’un rendez-vous entre les deux hommes : « Je ferai mon article de cette semaine sur “L’Amour moderne”. Voyons, demain soir, mardi, serez-vous libre, ou bien mercredi ? J’aimerais mieux demain21… » S’agit-il d’un rendez-vous professionnel demandant à Barrès de rédiger quelque chose sur le sujet évoqué ? L’indice est mince, mais les lettres de la famille de Barrès restent des preuves tangibles malgré le manque de documents complémentaires. La correspondance de Barrès nous révèle, en revanche, l’ascendant de Champsaur sur le jeune écrivain, qu’il soutient dès ses premiers pas littéraires. Champsaur apparaît à Maurice Barrès comme un modèle et un guide dans les affres des milieux littéraires et de la presse parisienne. Il l’aide à publier son premier roman Sous l’œil des Barbares en le proposant à son éditeur Victor Havard22, le fait entrer en même temps que lui à La Presse23 et lui commande des articles sur ses œuvres24. Il est ainsi plausible que, dévoué comme semble l’être Barrès à son aîné de quelques années et ayant rédigé deux articles pour lui, il soit allé plus loin en écrivant des romans pour Champsaur. Lesquels ? Je n’en ai aucune idée, car les sujets de prédilection de Barrès sont bien loin des œuvres modernistes, souvent vaudevillesques, de notre Champsaur. Que Félicien Champsaur ait réussi à convaincre Barrès, certes tout nouveau dans le milieu, d’être son « nègre » et qu’il puisse s’octroyer les services d’Octave Mirbeau, de dix ans son aîné et doté d’une belle expérience en matière d’écriture littéraire et journalistique, peut paraître saugrenu. Mais, c’est sans compter sur l’incroyable faconde et le charmant pouvoir de persuasion de Félicien Champsaur. En effet, sa personnalité extravagante et son arrivisme exacerbé – n’est-il pas d’ailleurs l’inventeur du terme d’« arriviste25 » ? –, qui lui ont permis « d’arriver en six mois là où d’autres ne parviennent qu’au bout de longues années, quand ils y parviennent26 », ont peut-être convaincu Octave Mirbeau. Mais, plus encore que son charme naturel, dont on ne peut malheureusement pas témoigner, Champsaur use de ses articles comme d’une valeur marchande. Il est le roi du troc et a réussi à obtenir des bronzes de Rodin et des peintures de Cézanne en échange d’articles élogieux. C’est ce qui me permet de penser qu’Octave Mirbeau aurait pu « offrir » son texte à Champsaur en remerciement de l’article du 25 novembre 1886 dans L’Événement. La lettre que Mirbeau envoie à Champsaur est d’ailleurs particulièrement emplie de gratitude et on y discerne à quel point Mirbeau se sent redevable : « Je vous suis fort reconnaissant de votre bienveillant article, et croyez que, si

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je sais haïr, je sais aussi aimer, et que je n’oublie jamais27… » Les termes de cette missive sont particulièrement emphatiques. Mirbeau la termine par une formule lourde de sens, presque un aphorisme. Ces mots sont d’autant plus significatifs que l’on sait que Mirbeau était à la recherche de reconnaissance et se sentait précisément mal aimé, comme le souligne Champsaur lui-même dans son article : On me dit que M. Mirbeau est à Noirmoutier depuis plusieurs mois, qu’il est misanthrope, qu’il se figure « que tout le monde lui en veut ». Je connais pour ma part ces inimitiés, ces rancunes que soulèvent, autour de quelqu’un, le franc dire et la foi artistique. Quoi qu’il en soit de telles craintes, je suis heureux de lui envoyer, le premier, en fermant son livre, ce témoignage d’estime28.

Les sentiments de persécution d’Octave Mirbeau expliqueraient la disproportion entre cet article élogieux et le don d’une œuvre entière en remerciement. FÉLICIEN CHAMPSAUR, ÉDITEUR ET DIRECTEUR ARTISTIQUE Mon principal argument penchant vers une collaboration entre Mirbeau et Champsaur pour La Gomme est que le talent de Champsaur réside moins dans l’écriture à proprement parler que dans la mise en page et l’illustration. Il choisit des artistes de talent et leur commande des sujets attrayants pour faire de ses manuscrits des livres illustrés modernistes. La négritude de Mirbeau pour La Gomme confirmerait donc ma thèse qui brosse Félicien Champsaur en éditeur et directeur artistique de goût. Le rôle de Champsaur dans l’aventure de La Gomme pourrait ainsi être celui d’un agent chargé de vendre la pièce à un théâtre et celui d’un éditeur choisissant les artistes et réalisant une mise en page originale en insérant images et musique. Toutefois, il faut savoir que la tâche qui consiste à trouver un théâtre pour jouer la pièce se solde par un échec cuisant face à Antoine. Mais Champsaur en fait un prétexte pour réaliser un ouvrage illustré de qualité. Faute de représentation, il met en forme un livre, dont les dessins suppléent à la scène, grâce au talent des artistes sollicités et à l’habile hybridation qu’il pratique. Le refus du Théâtre Libre prend le goût du scandale sous la plume de Champsaur. Antoine n’a pas seulement refusé la pièce de Champsaur, il a agi de façon malhonnête avec lui en niant l’accord de principe donné au préalable, sous le prétexte d’être un théâtre indépendant. L’écrivain s’est vengé en publiant les deux lettres contradictoires du directeur du Théâtre Libre. La première lettre d’Antoine que Champsaur publie dans Le Figaro en mars 1889 révèle l’engagement écrit du Théâtre Libre : Cher Monsieur Champsaur, Voici une chose convenue. – Nous donnerons vos trois actes – La Gomme – pour la représentation de février. Vous pouvez

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prendre, en conséquence, toutes les mesures relatives à l’impression et aux projets dont vous m’avez causé [sic]. Entendu, et bien à vous, Antoine.

Et pour confondre Antoine, Champsaur reproduit également sa lettre de refus, dans laquelle il explique qu’en tant que théâtre privé, il n’a pas d’engagement commercial. On peut ainsi en déduire que, suite à cet échec, Félicien Champsaur s’est consacré avec encore plus d’énergie à la réalisation d’un ouvrage dans lequel l’illustration remplace la représentation scénique, comme l’a souligné Abel Hermant dans son article pour la Revue illustrée : La Gomme n’ayant pas été jouée, M. Champsaur a pris le parti d’en publier la brochure. Mais il a pensé avec raison qu’une pièce ne se lit pas comme un roman, et qu’il y faut, même à la lecture, un peu de mise en scène et l’illusion du jeu. Au lieu de nous donner la liste des personnages, il a fait exécuter le portrait de chacun par un dessinateur approprié. C’est une ingénieuse idée, et cet album n’a dû lui apporter aucune des déceptions qui l’attendaient, s’il eût monté dans quelque théâtre cette pièce à peu près impossible à distribuer. Chéret et Caran d’Ache sont beaucoup plus intelligents que tous les acteurs. Le premier a exécuté pour La Gomme une de ses merveilleuses affiches qui sont la revanche de l’art sur la réclame […]. Seulement les divers artistes qui ont collaboré à cette illustration ont si bien compris leur rôle, que leurs dessins sont devenus les portraits, non des personnages de M. Champsaur, mais des personnalités qui lui ont servi de modèles dans la société. C’est peut-être aller un peu loin. Le droit d’un écrivain à prendre ses modèles dans la société où il vit nous paraît indiscutable, et nous approuvons sans aucune réserve M. Champsaur d’avoir exercé ce droit29.

Félicien Champsaur utilise, en effet, les illustrations pour faire de son texte un spectacle graphique. Les personnages font leur entrée en scène par l’intermédiaire des dessins. Champsaur poursuit le jeu tout au long du texte en plaçant trois dessins en début de chaque acte. Il clôt également les actes par une vignette, équivalant à un cul-de-lampe dans les romans illustrés. Les dessins figurent ainsi autant d’entrées et de sorties de personnages. L’ouvrage se termine par une illustration pleine-page en couleurs, qui donne une interprétation symboliste de la mort de Thérèse, ainsi que par un ultime dessin, qui joue le rôle du tomber de rideau. Cette vignette, qui présente un cadre

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et l’inscription « Fin », se rapproche plus volontiers, par anticipation, de l’esthétique cinématographique, à la manière de l’image finale d’un film. On sait, grâce à la correspondance de Maurice Barrès, que Champsaur s’occupe de réunir les dessins pour la pièce de théâtre et les commande lui-même aux artistes qu’il a choisis « Quand je suis sorti au bout de dix à douze minutes – le temps de m’entendre avec Caran d’Ache pour cinq dessins : il les fera – plus de M.B30. » On trouve, ainsi, dans La Gomme, cinq dessins de Caran d’Ache. Il s’agit des portraits du Prince Alexis Oderoff, du peintre Blaise Verdet, du gommeux Pierre Gontard, du banquier Savinel, et du critique de théâtre Montagnol. Ces dessins caricaturaux permettent aux lecteurs d’identifier les types incarnés par les personnages. Les illustrations de La Gomme sont certes particulièrement originaMontagnol, par Caran d’Ache. les, mais ce qui est plus novateur encore est l’insertion d’une partition musicale et de paroles de chansons dans le corps de la pièce. En effet, deux musiciens écrivent des chansons spécialement pour la pièce de Champsaur, en vue certainement d’animer la représentation théâtrale : Jules Massenet compose « Complainte tzigane31 » et Gaston Serpette « Le p’tit cadeau ». Champsaur prend le parti d’introduire les partitions au cœur du livre, interrompant ainsi le texte. Au milieu de la scène VIII de l’acte III, lors d’un dîner mondain, Alice Penthièvre, chante « Le p’tit cadeau », puis c’est au tour de Thérèse, l’héroïne, de chanter un air de son pays, « Complainte tzigane ». Selon un procédé qui lui est cher, Champsaur réalise un collage. Les paroles et la musique de la chanson deviennent des éléments à part entière du texte, qui lui permettent de mélanger écriture théâtrale et écriture musicale. Les partitions sont accompagnées d’illustrations, qui font le lien entre les deux types d’écriture. Les dessins introduisent les partitions à la manière des pages de titres ou des frontispices des livres illustrés. L’écriture musicale s’insère harmonieusement dans le texte, déjà, par ailleurs, parsemé d’illustrations. Félicien Champsaur réitérera ce mélange des

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écritures littéraire et musicale dans deux autres ouvrages : le ballet lyrique Les Bohémiens et le roman Le Bandeau, pour lesquels la mise en page est particulièrement novatrice. L’ÉCRITURE DE LA GOMME Félicien Champsaur a bien joué un rôle de directeur artistique dans la publication de cette pièce de théâtre illustrée, mais qu’en est-il de l’écriture à proprement parler ? La Gomme relate un fait divers, le suicide d’une jeune actrice russe, Julie Feyghine, dans les appartements de son amant, le célèbre duc de Morny. La pièce de théâtre a pour intrigue le drame de cette jeune fille aveuglée par la renommée et le charisme du duc et victime de l’égoïsme et de la cruauté du « roi de la gomme ». Nous rejoignons l’analyse de Pierre Michel sur l’écriture de La Gomme, notamment en ce qui concerne ses rapprochements entre l’article d’Octave Mirbeau sur « Mlle Feyghine » et les dialogues de la pièce. Pour aller dans le sens de Mirbeau rédacteur de La Gomme, j’ai décelé une certaine divergence entre le sujet de la pièce et les thèmes habituellement traités par Champsaur. Les héroïnes de notre écrivain, par exemple, sont rarement de faibles victimes maltraitées par les hommes. Au contraire, les femmes champsauresques sont entreprenantes, combatives et manipulatrices. Elles prennent en main leur destin au prix de quelques cœurs brisés, comme

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la Lulu de la pantomime qui écrase sous son talon un cœur abandonné32. La critique de la « gomme » en revanche fait partie des thèmes traités par Champsaur à plusieurs reprises, soit à travers le pouvoir du veau d’or, soit à travers des personnages méprisables, à l’image de ceux de La Gomme.

* Les personnages Les personnages de gommeux, que l’on trouve dans la pièce de théâtre, sont récurrents dans l’œuvre générale de Champsaur : le duc de Trésel, Michel de Béraud, le comte et le marquis de Mauvieuse, Savinel, Schavyl, Alice Penthièvre et Blaise Verdet. Seule Thérèse Raïa est un personnage d’exception dans l’ensemble des textes de Champsaur, si l’on excepte, bien entendu, la réédition de la pièce, sous le titre de « Morte d’Amour », dans le recueil L’Amour33. Le peintre Blaise Verdet apparaît dans le roman Miss América et la comédie « Banderilla »34. Il est cité également dans L’Amant des danseuses, comme toute la troupe de La Gomme qui figure dans « La Cordi » : Le banquier Savinel, le gros Savinel, est la gaieté du côté droit, où, autour de son exubérance enthousiaste et bon enfant, se groupent ses camarades du club, le comte de Véran, le petit duc de Trésel, le vieux marquis de Mauvieuse, toujours jeune, affirme son fils René, le baron Chotel avec le peintre Verdet, sa femme35.

Dans « Le Crépuscule du thé », autre nouvelle de L’Amant des danseuses, on retrouve Michel de Béraud, le « lanceur » de La Gomme. Dans La Faute des roses, lorsque Champsaur énumère « la haute noce » des gommeux parisiens, il cite à nouveau la troupe de La Gomme : « le marquis de Mauvieuse, Schavyl, le chroniqueur, au milieu d’un groupe d’artistes et de boulevardiers, […] Alice Penthièvre – si pareille jadis à Dinah Samuel – […] Savinel, le gros banquier, avec Lulu…36 » Le marquis de Mauvieuse et son fils, le comte René, sont les protagonistes de la nouvelle « Les Groseilles », publiée dans Entrée de clowns37. Alice Penthièvre fait également partie des personnages récurrents de Champsaur et incarne la comédienne mondaine. On la retrouve dans Dinah Samuel, la comédienne de génie – double de Sarah Bernhardt –, dont elle est une pâle copie. On la croise dans L’Amant des danseuses, dans Entrée de clowns38… Les personnages de Champsaur semblent se construire au fil des œuvres, mais incarnent avant tout des types, dont il se sert pour appuyer son discours. Cette présence de personnages dans d’autres œuvres de Champsaur suppose qu’il est intervenu dans la création des protagonistes de sa pièce, tout du moins en imposant leurs personnalités et leurs noms à Octave Mirbeau.

* La dramaturgie Outre les personnages, deux des arguments avancés par Pierre Michel concernant la mise en page de la dramaturgie pourraient également être appli-

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qués à Félicien Champsaur, comme ils l’ont été à Mirbeau : les titres donnés aux actes, comme aux chapitres d’un roman, et les didascalies. Félicien Champsaur s’est essayé à tous les genres littéraires et, notamment, tous les arts du spectacle, qu’il s’agisse du théâtre, du ballet ou de la pantomime. Il utilise lui aussi des titres pour nommer les différents actes de ses spectacles. Dans « Les Étoiles », le premier acte s’intitule « Flocons de neiges », suivi de « Pétales et corolles », « Œillets rouges », et le quatrième et dernier acte porte le titre de « Feuilles mortes ». Il en va de même pour « Les Noces du rêve » – dans le ballet-pantomime en deux actes, « Le Rêve » fait pendant à « La Réalité » – ainsi que dans Les Bohémiens, où les quatre actes et les neuf tableaux portent des titres. On retrouve dans ces différentes œuvres un très large emploi des didascalies. Les livrets des pantomimes ou des ballets sont, en effet, uniquement composés de didascalies pour décrire les gestes des acteurs. Les Bohémiens, Les Ereintés de la Vie, Lulu, pantomime en un acte ou les interludes insérés dans les romans, tels que « Les Noces du rêve » ou « Les Étoiles », sont particulièrement riches en indications scéniques. Pour certains, les indications ont d’ailleurs servi à mettre en scène le spectacle, lorsqu’il a été monté dans un théâtre. Bien que ces éléments rattachent La Gomme à l’œuvre de Champsaur, je suis convaincue, comme Pierre Michel, que Mirbeau a pu collaborer à ce texte. Les titres et les didascalies n’infirment en rien l’hypothèse de la négritude de Mirbeau. Au contraire, ils peuvent être interprétés comme des preuves du rôle de Champsaur dans ce texte, à savoir qu’il s’est particulièrement occupé de la mise en page et du paratexte. CHAMPSAUR, RIMBAUD ET VERLAINE Je terminerai cet article en apportant mon propre éclairage à la question des vers inédits de Rimbaud, que Félicien Champsaur cite dans son article « Le Rat-Mort » et dans Le Cerveau de Paris. Dans la mesure où Octave Mirbeau cite également des vers inédits de Rimbaud, il est légitime de s’interroger sur leur source, en rappelant d’abord les circonstances dans lesquelles Champsaur reproduit un extrait des Chercheuses de Poux et un vers du Sonnet du Trou du cul39. Je préciserai ensuite la nature de ses relations avec Paul Verlaine, premier diffuseur des vers du jeune poète, ainsi que son intérêt pour les manuscrits. L’Étoile Française publie en 1880 un article de Félicien Champsaur sur « Le Rat-Mort » – café de la place Pigalle que fréquentaient notamment les impressionnistes, ainsi que d’autres artistes et écrivains40. Dans cet article, Champsaur reproduit deux strophes des Chercheuses de Poux qu’il aurait entendues, récitées par Auguste Renoir41. Ce poème ne sera publié que six ans plus tard par Paul Verlaine dans Les Poètes maudits, et dans une version différente de celle donnée par Champsaur42. Les rimbaldologues émettent

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l’hypothèse d’une transmission du poème manuscrit de Rimbaud à Champsaur par l’acteur chansonnier Millanvoye, qui les avait lui-même obtenus de Jean-Louis Forain43. Ma propre hypothèse consiste à prendre Champsaur au pied de la lettre en envisageant une transmission du poème par Verlaine lui-même. En effet, Champsaur fréquentait les mêmes cafés et milieux bohêmes que le poète et aurait pu entendre les Chercheuses de poux à l’occasion d’une soirée. Cette hypothèse d’une transmission orale de Verlaine expliquerait également la variante, Champsaur retranscrivant le poème de mémoire. En effet, les relations entre Champsaur et Verlaine sont avérées. Paul Verlaine lui envoie ses œuvres dédicacées44, lui dédie Les Fêtes Galantes45 et lui consacre un sonnet, intitulé « À Félicien Champsaur46 ». Non seulement Félicien Champsaur fréquentait Verlaine et le croisait dans les cafés montmartrois, mais il était également assez proche du poète pour lui rendre certains services : Verlaine lui confie des affaires personnelles47 et se tourne vers lui lors d’embarras financiers pour réaliser une édition de poèmes choisis48. Nous pouvons émettre la même hypothèse concernant le vers extrait du Sonnet du Trou du cul, que Félicien Champsaur cite dans son recueil d’« études documentaires », Le Cerveau de Paris, en 1886. Dans ce recueil, Félicien Champsaur reprend l’article « Les Poètes décadenticulets49 », augmenté de plusieurs paragraphes, dont un notamment sur Arthur Rimbaud. Il s’agit d’une longue analyse de la poésie contemporaine, non exempte du ton sarcastique coutumier de l’écrivain. Si l’article de Champsaur est très critique et plutôt moqueur, on y décèle une profonde connaissance de son sujet. Il conclut le passage sur Rimbaud par une allusion – irrépressible pour Champsaur – à la relation intime entre Rimbaud et Verlaine : « M. Verlaine, qui, depuis quinze ans, ne peut pas être consolé, répète ce vers insignifiant de son camarade, à peine adolescent, ainsi qu’un ronron de litanie : Obscur et froncé, comme un œillet violet50… » Bien que ce sonnet, écrit par Rimbaud et Verlaine, soit resté inédit jusqu’à sa publication confidentielle en 1903 dans un recueil de poèmes de Verlaine, nous savons, grâce à Steve Murphy, Jean-Pierre Cauvin et Jean-Jacques Lefrère, que le poème circulait dans les milieux artistiques dès les années 1870. Les auteurs rapportent que Maurice Rollinat fait déjà allusion à ce sonnet dans une lettre datant de 1877, dans laquelle il écrit avoir « copié un jour au café Voltaire » cette poésie51. Dans cette édition, Verlaine publie le sonnet en précisant l’auteur de chaque strophe, révélant ainsi l’erreur de Félicien Champsaur, qui attribue injustement ce vers au seul Rimbaud. Comme pour Chercheuses de poux, Champsaur a pu entendre ce vers de la bouche même de Verlaine, ainsi qu’il le raconte, non sans ironie, dans son recueil. À cette époque, Verlaine entretenait peut-être la confusion des auteurs, n’assumant pas la paternité d’un poème aussi licencieux en l’absence de Rimbaud. Steve Murphy,

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Jean-Pierre Cauvin et Jean-Jacques Lefrère rapportent d’ailleurs qu’encore en 1922, les auteurs de ce sonnet restent une énigme pour la rédaction de la revue Littérature. Cependant, bien que je n’aie jamais croisé le nom de Bertrand Millanvoye lors de mes recherches, l’hypothèse des rimbaldologues concernant Chercheuses de poux retient aussi mon attention, notamment en raison de la disparition du manuscrit. En effet, dans l’ensemble des textes autographes détenus par Millanvoye, le début de L’Homme juste a disparu et, par la même occasion, Chercheuses de poux52, qui se trouvait au verso. Cette disparition pourrait être mise sur le compte de Félicien Champsaur, qui n’est pas à un « méfait » près, comme nous l’avons vu jusqu’ici. En effet, Champsaur, collectionneur d’objets d’art hétéroclites (des dessins de Jules Chéret aux peintures de Paul Cézanne, en passant par des statuettes japonaises ou africaines, des sculptures de Rodin ou Bourdelle et des photographies de Nadar signées), appréciait les éditions de luxe dédicacées et plus particulièrement les manuscrits et usait de tous les arguments en sa possession pour obtenir les pièces convoitées53. Il possédait notamment deux poèmes autographes d’Antoine Bourdelle, qu’il a prêtés au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1928, lors de la grande rétrospective de l’œuvre du sculpteur54. Champsaur pourrait ainsi avoir pris le poème, ou du moins avoir convaincu Bertrand Millanvoye de lui donner le manuscrit afin de le conserver comme une pièce de sa collection d’autographes. Quant à savoir si Champsaur a favorisé l’accès d’Octave Mirbeau aux vers inédits de Rimbaud, je ne pourrais me prononcer avec certitude. Mais on peut supposer que Champsaur, étant lié à Verlaine et à certaines personnalités de Montmartre, a pu servir d’intermédiaire entre Mirbeau et l’entourage de Rimbaud. S’il possédait effectivement l’autographe de Rimbaud, il se serait volontiers vanté d’augmenter sa collection d’une telle pièce et d’être l’intime d’un personnage aussi mystérieux et sulfureux que le jeune poète disparu, dévoilant ainsi l’origine des manuscrits à Mirbeau55. La citation des vers inédits de Rimbaud, ainsi que la collaboration à l’écriture de La Gomme sont les indices d’échanges étroits et riches entre Champsaur et Mirbeau. * * * En conclusion, nous pouvons considérer, avec Pierre Michel, comme une probabilité la collaboration d’Octave Mirbeau à l’écriture de La Gomme. La personnalité de Champsaur, ses pratiques littéraires, les rumeurs circulant sur son compte et l’exemple de Maurice Barrès permettent d’envisager que Champsaur a employé Mirbeau, ou que celui-ci lui a donné son texte en remerciement de son soutien. L’hypothèse la plus vraisemblable est de considérer Octave Mirbeau comme l’auteur principal du texte et Félicien Champsaur comme le directeur artistique, s’occupant de la mise en page et de l’insertion

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des partitions, du choix des artistes et de leurs dessins, ainsi que de la place des illustrations, afin de faire de cet ouvrage un « livre-spectacle », qui concurrencerait la représentation théâtrale. Dorothée PAUVERT-RAIMBAULT

NOTES 1. Champsaur est l’un des membres fondateurs des Hydropathes, qui sont à l’origine du Chat Noir et d’une multitude de groupuscules excentriques tels que les « fumistes », les « zutistes » ou les « arts incohérents ». 2. Félicien Champsaur rédige les textes des trente premiers numéros, André Gill poursuit ses caricatures jusqu’au n° 143, mais la publication échappe à ses créateurs et se perpétue jusqu’en 1899, après 470 livraisons, avec des rédacteurs aussi réputés que Paul Verlaine. 3. Félicien Champsaur est rejeté par ses amis de la bohême et exclu de La Lune rousse, lorsqu’il intègre Le Figaro, mais il leur montre son soutien en y publiant un long article sur les Hydropathes. Félicien Champsaur, « Le Quartier Latin », Le Figaro, 8 octobre 1879. 4. Léon Bloy décrit Champsaur sous le pseudonyme de Champignolle dans son roman à clés Le Désespéré, Soirat, Paris, 1887, p. 371. 5. Félicien Champsaur, L’Arriviste, Paris, Albin Michel, 1902. 6. Félix Fénéon, Le Petit Bottin des Lettres et des Arts, cité par Jean de Palacio dans la biographie de Félicien Champsaur, Dinah Samuel, rééd., op. cit., p. 535. 7. Jean Bernard, Onira, le 24 décembre 1934. En ce qui concerne les relations de Champsaur avec Alis et sa biographie, voir infra, p. 9 et note n° 47. 8. Léon Bloy, Le Désespéré, op. cit., p. 371. 9. Parue pour la première fois dans La Renaissance littéraire et artistique en 1875, cette nouvelle est publiée ensuite dans le recueil Contes cruels (1883). 10. L’emprunt de Champsaur à Villiers est encore atténué par le développement des panneaux publicitaires lumineux qui sont la réalisation réelle de l’invention « villiersienne ». 11. Je développe plus en détail ces analogies entre Lulu, roman clownesque, et À rebours dans ma thèse en cours à Paris 7, sous la direction de Mme Renonciat. Notons également la coïncidence suivante : Huysmans cite justement le conte de Villiers de l’Isle-Adam « Affichage céleste » dans le chapitre XIV d’À rebours. 12. Jean de Palacio, « La postérité d’À rebours ou le livre dans le livre », Figures et formes de la Décadence, Paris, Séguier, vol.1, pp.197-202. 13. Histoires littéraires, « Maupassant plagié (par Patrick Chadoqueau) », vol. 4, n° 15-16, 2003, p. 69. 14. « Les Noces du rêve », La Revue Indépendante, août 1888, n° 22, ballet et pantomime en trois actes par Pierre de Lano et Félicien Champsaur, non illustré. 15. Le Combat des sexes (1927) est le deuxième volet d’une trilogie sur le mariage : Le Chemin du désir, roman inédit contre le mariage tel qu’il est, Ferenczi et fils, Paris, 1926, et Les Ordures ménagères, Ferenczi et fils, Paris, 1927. 16. Jacob Cavalcabo fait dire à M. Guiscard, agent littéraire, ceci : « Jusqu’ici mon invention n’a rien de bien extraordinaire. Pour un œil superficiel même, elle ne paraîtrait pas neuve. Chacun sait, en effet, que les gros producteurs littéraires généralement se sont fait aider », « L’usurier littéraire », La Plume, n° 347-348, 1er-15 octobre 1908, p. 401. 17. Jean de la Hire, Ménage d’artistes, Willy et Colette, Paris, Bibliothèque indépendante d’édition Alphonse d’Espié, 1905 : « C’est moi, Jean de la Hire, qui suis l’auteur d’Une Passade. En 1894, quand le livre parut pour la première fois, j’avais déjà écrit les Claudine, Minne et La Môme Picrate en collaboration avec Villiers de l’Isle-Adam. J’avais apporté tous ces manuscrits à Polaire, alors à l’Opéra comme cantatrice de Wagner, et Polaire m’adressa à Gyp, qui me présenta

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à M. Henry Gauthier-Villars, lequel me recommanda à M. Pierre Veber ; encombré de travail par Cyrano de Bergerac, qu’il devait livrer dans quinze jours à Mendès, lequel vendit cette pièce à Rostand, Veber se débarrassa de moi en me priant d’aller voir Champsaur. Mais Champsaur, comme chacun sait, travaillait alors au livre d’Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, qui paraît en ce moment à la Librairie Universelle ; il me donna un mot pour Paul Adam, or Paul Adam se faisait lire justement, avant d’en prendre livraison, La Force et L’Enfant d’Austerlitz par Paul Bourget qui avait lui-même acheté les manuscrits à Alfred Capus, alors inconnu. Paul Adam eut pitié de moi et m’assura que Willy était à court de bouquin… J’allai donc voir Willy. Je fus reçu par Jules Claretie, qui, à cette époque-là, était son secrétaire… Alors… Mais l’histoire serait trop longue ! » (pp. 103-105). 18. Élysée Reclus (1830-1908) géographe et, selon son expression : « l’un des plus fervents apôtres des théories anarchistes ». Il fut condamné par défaut pour son action pendant la Commune et refusa l’amnistie, voir le catalogue de vente d’autographes Morssen, octobre 1980. 19. Félicien Champsaur « L’Automne de M. Weiss », Le Figaro, 14 novembre 1885, et « Brelan de critique », Le Figaro, 5 décembre 1885. 20. Émilien Carassus, « Maurice Barrès feuilletoniste ? », Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 70, 1970, pp. 90-97. 21. L.A.S. de Félicien Champsaur à Maurice Barrès, datée de « mai 1885 », Fonds Barrès, département des manuscrits, BNF. 22. L.A.S. de Félicien Champsaur à Maurice Barrès datée de « samedi, [juillet] 87 » écrite au dos de la lettre de l’éditeur Victor Havard : « Je voudrais bien vous être agréable pour cette affaire qui vous préoccupe. Votre ami est d’ailleurs un charmant garçon qui m’est absolument sympathique ; mais, sapristi ! Que son manuscrit me paraît dur à déchiffrer… », Fonds Barrès au département des manuscrits de la BNF. 23. L.A.S. de FC à MB « mardi, 1888 » : « … nous aurons chacun un jour de chronique à La Presse. Je voudrais causer avec toi. Nous nous entendrons pour le jour… », Fonds Barrès, BNF. 24. L.A.S. de FC à MB « 31 juillet 1888 » : « J’attends la chronique que tu m’as promise à La Presse… (à propos je te demande à La Presse ce que tu m’as promis dans une lettre bien cordiale, non des compliments camarades, mais ton sentiment critique bien franc, expliqué et prouvé, sur l’ensemble de la douzaine d’œuvres faites, sur ce que j’ai écrit, les vues, les tendances. Ce que j’ai produit, que donne-t-il tombant dans un esprit jugeur et délicat comme le tien ?… » ; L.A.S. de FC à MB « 14 [janvier] 1890 » : « Vois si, à propos de l’édition définitive de mon livre, Dinah Samuel, chez Ollendorff, et des idées de la préface, tu n’as pas le prétexte ou le sujet d’un article… », Fonds Barrès, BNF. 25. Félicien Champsaur publie un roman intitulé L’Arriviste en 1902 chez Albin Michel. C’est la première publication de l’éditeur qui est immédiatement un best-seller et lance Albin Michel dans le milieu éditorial. Le titre est le déclencheur de cette réussite : « le mot est encore inconnu, il frappe, étonne, provoque. À tel point que, bien plus tard, au moment de la mort de l’écrivain en 1934, Le Figaro lui attribuera la paternité du vocable : “Mot qu’inventa Félicien Champsaur et qui passa dans la langue française” […] », Emmanuel Aymann, Albin Michel : le roman d’un éditeur, op. cit., p. 25. Cependant, le terme est revendiqué par un autre écrivain qui a utilisé ce titre en 1894 pour une nouvelle : Alcanter de Brahm. Ce dernier écrit une lettre à la Société des Gens de Lettres pour dénoncer l’utilisation abusive de son titre par Félicien Champsaur, qui lui aurait répondu : « Il y a eu des arrivistes avant vous, il y en aura après vous… » 26. Paul Vivien, « Félicien Champsaur », L’Hydropathe, n° 3 consacré à l’écrivain, 19 février 1879, p. 2 27. Lettre n° 381, Correspondance générale d’Octave Mirbeau (1864-1888), tome I, éd. L’Âge d’Homme, 2003. 28. Félicien Champsaur, « Octave Mirbeau », Le Défilé, Paris, Victor Havard, 1887, p. 189, article publié dans L’Événement le 25 novembre 1886. 29. Abel Hermant, « Notes de Littérature », La Revue illustrée, 1er août 1889, pp. 129-130.

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30. L.A.S. de Félicien Champsaur à Maurice Barrès datée du 11 décembre 1888, Fonds Barrès au département des manuscrits, les lettres ne sont pas cotées, mais comportent une numérotation, il s’agit de la lettre n° 27 de Champsaur. Nous soulignons. 31. L’ouvrage mentionne que la musique de Massenet a été publiée à part chez M. Hartmann, éditeur de musique. 32. Félicien Champsaur, Lulu, pantomime en un acte, Paris, Dentu, 1888 ; voir à ce sujet Mireille Dottin-Orsini, « La femme-briseuse-de-cœurs », Cette femme qu’ils disent fatale, Grasset et Fasquelle, Paris, 1993, pp. 253-254. 33. Félicien Champsaur, « Morte d’Amour », L’Amour, Paris, Albin Michel, 1907. 34. Félicien Champsaur, Miss América, Paris, Ollendorff, 1885 ; « Banderilla, comédie en un acte », Le Butineur, Paris, Jean Bosc, 1907. 35. Félicien Champsaur, « La Cordi », L’Amant des danseuses, Paris, Dentu, 1888, p. 16. 36. La Faute des roses, Paris, Fasquelle, 1899, réédition en 1927, p. 170. 37. Félicien Champsaur, « Les Groseilles », Entrée de clowns, Paris, Jules Lévy, 1886. 38. On la retrouve dans « Le Dernier homme » et « Le Petit-fils de Faust » (sur cette dernière nouvelle, voir l’article d’Evanghelia Stead, «Le Faust d’un épigone par le texte et par le crayon : sur « Le Petit-fils de Faust » de Félicien Champsaur », Actes du colloque franco-allemand Faust, modernisation d’un modèle (Reims-Aaachen, 25 et 26 mai 2001), dirigés par Béatrice Dumiche et Denise Blondeau, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 142. 39. Champsaur cite deux strophes des Chercheuses de Poux dans son article « Au Rat-mort », Étoile française, 21 décembre 1880, et un vers du Sonnet du trou du cul dans Le Cerveau de Paris, Paris, Dentu, 1886. 40. Félicien Champsaur, « Le Rat-Mort », L’Etoile française, le 21 décembre 1880. Cet article sera également publié dans La Revue moderne et naturaliste, en 1880, dans L’Esprit gaulois, le 29 juin 1881 et dans La Presse parisienne, en 1882. 41. Champsaur intègrera cet article et les vers de Rimbaud à son roman Dinah Samuel, en 1882, en masquant uniquement les noms propres par des pseudonymes (Auguste Renoir devenant Paul Albreux), Dinah Samuel, Paris, Séguier, réédition en 1999, p. 293. 42. Dans la version de Paul Verlaine pour Les Poètes maudits, le premier vers diffère : « Il écoute chanter leurs haleines craintives / Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés… », Les Poètes maudits : Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, Marcelline Desbordes-Valmore, Villiers de l’Isle-Adam, Pauvre Lélian, nouvelle édition ornée de dix portraits par Luque, Paris, Léon Vanier, 1888, p. 26. Jean-Jacques Lefrère compare les deux versions : « On a souvent jugé que les “haleines plaintives / Qui pleurent” de Champsaur n’étaient qu’une version estropiée des “haleines craintives / Qui fleurent” données par Verlaine […]. Cette double variante n’a pourtant rien d’inacceptable et Rimbaud a pu trouver préférable la collocation plaintives-pleurent dans ce poème dont on a tant admiré les sonorités harmonieuses ?… » 43. Sur l’hypothèse de la transmission des manuscrits de Rimbaud voir Jean-Jacques Lefrère, « Du Rat mort aux poux », La Parade sauvage, Musée-Bibliothèque Rimbaud, n° 17-18, août 2001, Steve Murphy. 44. On a retrouvé un exemplaire de l’édition originale de Romances sans paroles, Sens, Typographie de Maurice L’Hermite, 1874, dédicacé « à Félicien Champsaur, il pleut dans mon cœur comme il pleut sur la ville, Paul Verlaine », catalogue de vente de l’hôtel Drouot du 26 novembre 1987. 45. Malheureusement, « par suite d’une erreur de disposition typographique », la dédicace a disparu. Une trace subsiste cependant dans L’Écho du monde, qui publie un article sur Félicien Champsaur, intitulé « Profils modernes », suivi des « Fêtes galantes » de Paul Verlaine, où apparaît l’hommage à Champsaur, Gabriel Mourey, « Profils modernes », suivi des « Fêtes galantes », L’Écho du Monde, 2 avril 1891. 46. « Champsaur, n’êtes-vous pas, dites, de mon avis, / Et ne trouvez-vous pas ce monde bien immonde, / Je crois qu’oui, n’en voulant pour preuve sans seconde / Que le poivre et le sel où

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vous tenez confits, / Pour nos esprits charmés à qui c’est tous profits, / Vos vers d’âpre ironie et l’amère faconde / De cette prose où sous l’allure franche et ronde / Si souvent un sarcasme exquis nous a ravis. / Et vous avez raison, poète que vous êtes ! / Marinons nos chagrins et saurons nos dégoûts / Et servons-les bien froids ; c’est rendre coup pour coups / À l’étrange société qui de nos têtes / Voulut faire son jeu de massacre et son but… / Petit bonhomme vit encore et lui dit : Zut ! », « À Félicien Champsaur », Invectives, dans Œuvres complètes de Paul Verlaine, Paris, Léon Vanier, 1901, tome III. 47. L.A.S. de Félicien Champsaur à Émile Schuffenecker, datée de décembre 1890 : « Mon cher ami, je suis très occupé en ce moment et vous êtes, je crois, près de l’hôpital Broussais, 96 rue Didot – Voudriez-vous rendre à Paul Verlaine et à moi le service d’aller prendre là les objets dont parle Verlaine sur le papier ci-joint – et de confier cela, en un paquet, livres et linge, à un cocher qui remettrait le tout à mon concierge… », lettre manuscrite accessible en ligne sur la base Joconde du Ministère de la Culture, http ://www.culture.gouv.fr/documentation/joconde/fr/pres.htm 48. Paul Verlaine, Choix de poésies, avec un portrait de l’auteur par Eugène Carrière, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1891. La correspondance de Paul Verlaine atteste du rôle de Champsaur dans cette édition : il sélectionne avec le poète les pièces à inclure et organise la séance de pose chez Eugène Carrière pour le frontispice, Lettre de Verlaine à Félicien Champsaur, datée du 19 novembre 1890, « Appendice, supplément au tome III », Correspondance de Paul Verlaine publiée sur les manuscrits originaux avec une préface et des notes par A. Van Bever, Slatkins Reprints, 1983, p. 363. La dédicace dans Les Fêtes galantes serait en remerciement de l’aide apportée à cette publication. Voir l’article de Michel Georges-Michel, « Chronique à la rose », Le Cri, le 31 octobre 1926, qui explique le rôle de Champsaur dans l’édition de Poésies choisies. 49. Félicien Champsaur, « Poètes décadenticulets », Le Figaro, 3 octobre 1885. Il y passe en revue les poètes de l’époque : Charles Morice, Haraucourt, Jean Moréas, Jean Lorrain, Mallarmé et Verlaine. 50. Le Cerveau de Paris, Dentu, 1886, p. 38. 51. Steve Murphy, Jean-Pierre Cauvin et Jean-Jacques Lefrère, « La genèse sous le manteau : les Stupra de Rimbaud… et Verlaine », Histoires littéraires, vol. 14, 2003, pp. 35-40. 52. Voir les articles de Steve Murphy : « Mirbeau et un vers inédit de Rimbaud », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, et dans Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Champion, t. 1, 1999, pp. 552-554. 53. Serena Keshavjee explique les méthodes de Champsaur pour obtenir des œuvres de Paul Gauguin : « De fait, c’est la deuxième fois que Champsaur essaie d’ajouter une œuvre de cet artiste à sa collection. Il a déjà proposé d’écrire un article de complaisance contre une céramique de Gauguin. L’artiste a refusé, estimant par principe ce genre de troc “vulgaire”, d’autant que les articles de journaux sont une “non-valeur”. » De fait, Gauguin, offusqué de constater que Champsaur souhaitait s’associer au système su donnant-donnant, mis en place entre les artistes et les critiques parisiens, affirmait dans une lettre à Schuffenecker que « cette plaie sociale de la critique de chantage doit recevoir des leçons… », « La Parisienne, portrait de 1890 par Paul-Emile Schuffenecker », La Revue du Louvre, 1997, v.47, n°2, p. 72. 54. Il s’agit du Poème du sculpteur et de L’Urne, poèmes publiés dans Antoine Bourdelle, L’Atelier perpétuel. Proses et Poésies (1882 – 1929), Paris, Paris-Musées, Editions Des Cendres, 2009. La présence de ces deux poèmes manuscrits dans l’exposition est mentionnée dans le catalogue conservé au centre de documentation du Musée Bourdelle, Paris. 55. Félicien Champsaur était en effet très fier de sa collection d’œuvre d’art, comme le montre Serena Keshavjee dans son article « La Parisienne, portrait de 1890 par Paul-Emile Schuffenecker », op. cit., p. 71.

OCTAVE MIRBEAU ET JULIETTE ADAM : LE CALVAIRE CENSURÉ LA NOUVELLE REVUE Dans La Nouvelle Revue, la censure, sous ses divers aspects et avec des objectifs variés, reste un aspect plutôt obscur de la vie de cette revue bimensuelle, qui pratiquait un journalisme engagé. Car ce qui reste et attire l’attention, ce ne sont que les traces visibles de cet acte de contrôle et d’interdiction : phénomène paradoxal par excellence. C’est la directrice de la revue, Juliette Adam (dont le nom de femme de lettres est Juliette Lamber), égérie de toute une pléiade d’écrivains, critiques littéraires, hommes politiques de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle, qui, soucieuse de l’actualité, se réserve ce droit de regard et de contrôle sur la production littéraire et politique de La Nouvelle Revue. En principe, La Nouvelle Revue avait des objectifs apparemment indépendants, mais très souvent complémentaires : éclairer l’opinion publique sur la politique intérieure et la politique extérieure, préserver et pérenniser « le droit chemin » au nom de la Patrie, prendre ses distances avec ses opposants et les juger, et enfin promouvoir de jeunes esprits, hommes ou femmes de lettres. Dans son adresse, À nos lecteurs, du premier numéro de La Nouvelle Revue, Juliette Adam lance sa thèse controversée sur l’impact de l’enlèvement par l’Allemagne de l’Alsace-Lorraine, en 1871, provinces récupérées par la France en 1919 : « Surpris par les Germains dans la négligence de nos devoirs patriotiques, et rejetés, momentanément vaincus, derrière les portes de notre histoire, nous nous y sommes ralliés, quoi qu’on dise, sans distinction de partis, sous le drapeau national. Essayons maintenant de retrouver notre puissance dans nos vertus héréditaires. Les instincts natifs de notre race nous conduiront sûrement aux vérités politiques et sociales, au progrès libérateur, si nous savons dénouer les liens du passé dont le servage féodal nous a trop longtemps enveloppés. » (NR, 1879/01, p. 10). Elle ne veut plus négliger ses « devoirs patriotiques », et elle veut réapprendre ces devoirs inconditionnels et absolus à ses lecteurs pour le « progrès libérateur ». Si un écrivain choisit un ami ou un personnage allemand, ou s’il sympathise avec l’idéologie de l’occupant,

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alors il manque à ses devoirs patriotiques. Le pouvoir de se libérer de la servitude, de s’imposer sur le plan international, est dans la conscience de chaque Français, dans les « vertus héréditaires ». L’amour de la patrie, pour la directrice de La Nouvelle Revue, est un principe donné comme intangible et qui s’impose comme une vérité indiscutable : « Le violent amour que nous avons de la Gaule, notre sentiment de fraternité latine, notre passion pour la liberté, notre obéissance aux lois codifiées par les sciences vivantes, sont-elles de la doctrine ? N’est-ce pas plutôt des dogmes que tous les cultes français reconnaissent, et auxquels, un à un ou confondus, nous ferons une large place dans une église que nous ne bâtissons point petite ? » (NR, 1879/01, p. 11).

Juliette Adam, par Jean-Pierre Bussereau.

LA CENSURE POLITIQUE Le Calvaire, roman qu’Octave Mirbeau signe pour la première fois de son vrai nom, est pré-publié en feuilleton dans La Nouvelle Revue. L’auteur a ses propres attentes de la directrice de La Nouvelle Revue : il veut qu’elle soit indépendante, que sa revue soit indépendante. Dans sa lettre ouverte à Ernest Meissonier, le 22 janvier 1886, il écrit que la politique amoindrit, use et vide l’esprit d’un artiste. De fait, le désir ardent de contribuer au raffermissement du patriotisme mène souvent à l’impasse. Juliette Adam et Octave Mirbeau ont du mal à décrire ce que cette notion recouvre, parce que l’objet de ce désir échappera toujours quelque part. Le point de vue adopté à propos du patriotisme peut donner lieu à confusions. Mirbeau, dans sa Préface à la neuvième édition du Calvaire, exprime sa souffrance pour le traitement dur de son roman : « Le Calvaire a été fort malmené par les patriotes ». Au lieu de blesser son amour-propre, de porter préjudice à ses intérêts, les remarques des patriotes comme Henry de Pène d’Argagnon1 et Juliette Adam provoquent, chez Mirbeau, l’expression d’un sentiment patriotique bien différent du leur. Trois jours après la parution du Calvaire chez Paul Ollendorff, Henry de Pène publie son article Autour d’un chapitre dans Le Gaulois du 26 novembre 1886 pour « prononcer une condamnation sévère ». Il associe Octave Mirbeau à un peintre dont la virtuosité de la palette s’exerce au détriment de la patrie. L’écrivain, aveuglé par l’artiste, fait du naturalisme sans le savoir et enterre son pays au lieu de prêter le serment de le mieux défendre : « … nous devons tremper nos cœurs, viriliser nos muscles et ne permettre à aucun rêve, à aucun sophisme

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soi-disant humanitaire, de dissoudre, dans l’encre de ses déclamations, le lingot d’or du patriotisme. » Il traite le soldat mirbellien de réfractaire et se demande si l’humanité, en faisant le tour de la civilisation, ne revient pas à la barbarie. Henry de Pène, pour qui la patrie est le plus noble objet qui puisse être offert à l’amour des hommes, recourt au même style décadent et naturaliste dans son article quand il se rappelle la scène du 18 mars 1871, où la patrie déshonorait sa défaite de ses propres mains : « On vit à Paris des soldats hideux, aux uniformes souillés de boue, aux âmes malpropres encore, trafiquer de leurs chassepots qu’ils offraient aux passants qui pour vingt sous, qui pour quarante, et ce soir-là, comme bien d’autres de mes concitoyens sans doute, je rentrai chez moi pour me jeter sur un fauteuil, accablé et sanglotant. » Il critique Mirbeau, mais il brosse lui aussi un coin de cette toile de défaite. Il est bien vrai que cette notion, ou ce sentiment, de patriotisme, est intraduisible en mots, car le langage pour l’exprimer doit être universel. Et ce sont précisément les formes non verbales d’expression – la peinture, la musique, l’architecture, la sculpture – qui permettent le mieux d’en rendre compte. Le Calvaire, l’article d’Henry de Pène, les lettres de Juliette Adam, sont tous portés par une aspiration profonde à un monde meilleur, mais leur point de vue est différent. Octave Mirbeau, réaliste déterminé, veut « désillusionner » le public, sans jamais perdre de vue le vivant, les réalités, l’existant, les faits historiques. Il veut tout dire, et surtout dire la vérité, même si elle est blessante. Juliette Adam, revancharde et féministe convaincue, applique son énergie à inspirer de l’espoir à ses lecteurs, en mettant en œuvre une sorte de thérapie positiviste. Elle veut prouver à ses lecteurs que la patrie n’est pas morte et qu’elle peut encore être sauvée. Elle passe sous silence les erreurs de sa patrie et met en relief celles de l’ennemi dans ses Lettres sur la politique extérieure de La Nouvelle Revue. Le but de l’ennemi était, selon elle, de faire absorber les autres nations par le germanisme : les races inférieures devaient se laisser guider, conduire, submerger par la civilisation supérieure. La conception du patriotisme est bien différente chez nos deux auteurs. Juliette Adam lutte dans ses articles pour rassembler en Europe, contre l’Allemagne, des forces morales. À la puissance matérielle de l’Allemagne – l’armée, la marine – elle souhaite opposer une expansion idéologique commune à plusieurs pays. Au moment du décès de Louis II, alors qu’elle s’apprête à lire le manuscrit du roman de Mirbeau, elle exprime de nouveau son opinion sur le patriotisme dans le numéro de juin 1886 de La Nouvelle Revue : « Ainsi, le protecteur de Wagner, celui qui a dépensé, sans compter, l’argent de ses peuples, pour glorifier l’inventeur de l’art musical national allemand, était fou ! Je m’en étais quelque peu douté, et j’avoue, ayant, à propos de ce qui touche de près ou de loin à mon patriotisme, des instincts féroces, que la fin tragique du roi Louis II n’a provoqué ni mon émotion ni ma tardive sympathie. » (NR, 1886/06, p. 207). Elle n’est pas touchée par la mort d’un de ses ennemis, son

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patriotisme est sans pitié et instinctif. Elle cite le récit du journal russe Svet (La Lumière), qui accuse Bismarck2 de la mort du roi Louis II3. Elle suppose qu’aucun de ses lecteurs ne compte sur elle pour défendre le prince-chancelier de cette accusation. Elle est dominée par le désir de revanche et n’accepte rien du pays ennemi, ni son art, ni sa littérature. Elle veut sortir la France de son isolement politique et culturel car le seul but de la politique bismarckienne était, à ses yeux, de mettre la France à l’écart des autres pays européens et de ne pas lui permettre de choisir ses alliances. Pour elle, c’est l’existence même de la France qui était en jeu et le meilleur allié, en cas d’agression de la « Triplice4 » contre la France, était la Russie. Vers la fin de 1887, la directrice de La Nouvelle Revue conçoit l’idée d’une Association artistique et littéraire francorusse et envoie des lettres à plusieurs artistes pour soutenir son entreprise. Parmi les signataires enthousiastes on trouve Alexandre Dumas, Pierre Loti, Paul Bourget, Alphonse Daudet, François Coppée et beaucoup d’autres5. Le but de cette association était de rompre le silence et l’isolement croissant des deux pays à cause de l’Allemagne. Cet échange culturel recherché contribuera sans doute à l’Alliance franco-russe de 1892, où les deux pays s’engagent dans une coopération militaire, économique et financière. Les arts deviennent le véritable promoteur de l’alliance. On propage et on popularise en France l’art russe et en Russie l’art français sous toutes ses formes (littérature, peinture, sculpture, architecture, musique, danse). On vient aussi en aide par tous les moyens possibles aux artistes et aux écrivains des deux nations. Octave Mirbeau, de son côté, concevait le rétablissement de la paix avec l’Allemagne à travers les opéras de Richard Wagner6. Il est bien dommage que Juliette Adam émette des réserves sur le génie de Wagner dans ses Lettres sur la politique extérieures de La Nouvelle Revue. Wagner ne décrit pas le monde, mais ses significations rendues sensibles. Il ramène ses spectateurs à vivre l’expérience d’unité imaginée et vécue par l’artiste. Il invite tous les arts à une entente mutuelle malgré la diversité des formes et l’incompatibilité apparente de leurs contenus. Le spectateur de n’importe quelle nation devient sensible à la joie extra-temporelle dérivée de l’art. Le temps et l’espace n’auraient plus de prise sur cet autre monde imaginé par l’art total. Or, pour Mirbeau et Wagner, l’art doit justement être cet intermédiaire en qui tout se tient. Cette unité imaginée désarme les esprits, elle guérit le monde de toutes les déceptions temporelles. Mirbeau sépare la politique éphémère de l’art éternel, Juliette Adam, par contre cherche leur rapprochement : « L’art a parfois de ces miséricordes, mais il ne faut pas s’y fier. On laisse toujours ses illusions dans la politique, on y laisse souvent son talent » (Correspondance générale, t. I, p. 504). L’art doit arracher le spectateur aux turpitudes terrestres. Cela ne veut pas dire que l’art, selon Mirbeau, soit dépourvu de contexte historique ou de corrélation aux choses de tous les jours. Il fait advenir l’art et le réel, non pas à travers la représentation, mais par le biais de la présentation des choses.

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Le thème du patriotisme est présenté d’une façon événementielle, et non en signes énigmatiques. L’univers du soldat au front, c’est l’univers tel quel et l’écrivain ne peut rien y ajouter. Il faut faire une distinction, chez Jean-Marie Mintié, le soldat du Calvaire, entre le devoir patriotique et le devoir humanitaire ou universel, particulièrement dans le cas de la conscience du soldat sur le champ de bataille. Il lui faut choisir entre la défense de la patrie et de sa vie en danger et le devoir humaniste qui impose le respect et l’amour du prochain. Il doit concilier ces deux impératifs contradictoires en temps de guerre. Quand il abat l’éclaireur prussien, on ne peut justifier cet acte que par la légitime défense. Pris dans une réaction de défense contre un ennemi dont le « visage respirait la force et la bonté », Jean Mintié tue, d’un coup de fusil, cet homme qu’il aimait et en qui « son âme venait de se confondre ». Quand il prend éperdument dans ses bras le cadavre de l’officier prussien, cet acte de bonté et de pitié est perçu par Juliette Adam comme odieux : « J’étreignis le cadavre du Prussien, le plantai tout droit contre moi, et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant d’où pendaient de longues baves pourprées, éperdument, je l’embrassai !… » (Le Calvaire, 169). Pour elle, aimer et embrasser un soldat étranger, qui est venu pour conquérir et tuer, est un crime de haute trahison envers le pays, puisque Jean Mintié place alors l’humanité, incarnée en cet ennemi armé, au-dessus de la patrie. Elle éprouve en son cœur meurtri une piété patriotique pour la France. Pour sa part, Romain Rolland rejoint l’idée humaniste d’Octave Mirbeau : « J’aime ma patrie comme moi-même. Elle est mon sang et ma substance. Mais je me sens frère des autres patries et je suis fils de la cité de Dieu. » Les divergences politiques entre Mirbeau et Rolland n’excluent pas leur convergence sur ce sujet : tous deux défendent le respect de tous les hommes, unis dans une amitié et une solidarité qu’ils souhaitent universelles ; et le patriotisme national est inséparable pour eux d’un sentiment plus complexe et durable, celui de la dignité humaine. Le patriotisme, tel que Mirbeau le suggère à travers son personnage, c’est une source de progrès par les arts qui transcende les frontières : les nationalistes « ne peuvent comprendre que l’Art et que la Philosophie rompent les cercles étroits des frontières et débordent sur toute l’humanité ». Mirbeau montre le chemin qui mène de la famille à la patrie, et du patriotisme à l’amour de l’humanité. On sent aussi une certaine ironie à l’égard de Mintié, quand il se rappelle le chat abattu par son père, qui prenait plaisir à tuer des animaux et lui racontait des légendes terrifiantes sur la révolution de 1848. Pense-t-il que son personnage a été inconsciemment conditionné par les jeux de la violence ? Les pratiques de son père, combinées à sa propre nature faible, l’ont préparé à vivre dans un univers régi par la violence : celui de la guerre et de l’amour. Mintié ne peut pas éliminer l’instinct agressif qui est en lui et qui le pousse parfois jusqu’à tirer un certain enivrement de la souffrance d’autrui et de la mort : « Je me rappelai le pauvre chat que mon père avait

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tué, alors que, de ses yeux charmés, il suivait dans l’espace le vol d’un papillon… Moi, stupidement, inconsciemment, j’avais tué un homme… ses deux yeux clairs, qui me regardaient tristement, sans une haine, sans un reproche, ses deux yeux qui semblaient vivants !… » (Le Calvaire, 168-169). On assiste dans cette scène à des expressions esthétiques du sublime, à une esthétisation de la violence. La violence est tue, masquée sous des paroles pathétiques, exprimant à la fois le découragement et une étrange sympathie. Le narrateur se contemple dans ses propres malheurs, tant à la guerre qu’en amour. La guerre ne peut pas être séparée de la fascination amorale pour la cruauté, elle unit bourreaux et victimes dans ce qui est véritablement un crime contre l’humanité. Tous ces crimes sont commis à cause de l’épouvante invincible Traduction russe du Calvaire, suscitée par autrui. Jean Mintié comprend que Tachkent, 1993. la lutte est la loi inexorable du monde, cette loi homicide qui fait se jeter l’un contre l’autre « les enfants d’une même race, d’une même famille ». Lui qui aime tant l’humanité voudrait « connaître la raison humaine des religions qui abêtissent, des gouvernements qui oppriment, des sociétés qui tuent ». Mais c’est là une énigme qui reste encore inexpliquée dans le chaos « d’idées incomplètes » et « de faits tronqués » de l’histoire. LA CENSURE MORALE Pour en revenir à la censure du Calvaire dans la Nouvelle Revue, elle est fonction de l’horizon d’attente d’un public qui a ses exigences politiques et sociales. Quand Juliette Adam censure un texte, ses mobiles peuvent être de deux ordres : idéologique ou féministe (ce qui, bien sûr, est aussi idéologique, mais constitue une question bien délimitée). Pour ce qui est de l’idéologie, on trouve Le Calvaire revu et analysé par son éditrice pour des raisons d’ordre moral et politique. Les tribulations épistolaires qui précèdent la publication du roman confirment que le roman est bien un cri de révolte contre la guerre, contre l’armée française, contre l’idée de patrie. Dans sa Préface à la neuvième édition du Calvaire, Mirbeau affirme qu’il ne pouvait pas parler légèrement de la guerre : « peut-être eussent-ils désiré que j’en parlasse gaiement, comme d’un vaudeville, et d’un ballet » Les “patriotes” ont détaché un court chapitre de son livre, où sont contées les douleurs d’un soldat déçu, mais ils

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n’ont pas l’air de soupçonner la dépravation des mœurs après la guerre, thème important de cette œuvre jugée « criminelle, anti-française, ou, tout au mois, imprudente ». Mirbeau affirme qu’il n’a point fait un livre sur la guerre où la patrie serait menacée. Il relate simplement des faits navrants, par exemple ceux qui ont opposé la population civile et les soldats, dont le comportement ne rassurait point les paysans, qui préféraient enterrer leurs provisions. Il raconte aussi les rêves étranges des vaincus : se laisser faire prisonniers par les Prussiens, se faire sauter la cervelle par un coup de fusil, ou se pendre. L’étude des variantes éditoriales ou de textes de l’époque, tels que la correspondance ou les articles, est alors riche d’enseignements si l’on veut comprendre l’effet produit par la censure éditoriale. Juliette Adam, dans ses lettres, invite l’auteur à pratiquer l’autocensure, mais cela ne donne aucun résultat. Mirbeau refuse de changer quoi que ce soit au chapitre incriminé, car le « rude sacrifice » en exigerait d’autres, et il ne veut pas faire un travail de récriture : « Enfin, ma chère directrice, je coupe. Et si vous saviez ce que ce mot “je coupe” contient d’héroïsme ! / Je vous demanderai seulement une chose : ce sera de passer du chapitre I au chapitre III brutalement. Nous remplacerons le chapitre II par une ligne de points, et vous voudrez bien, par un renvoi de deux lignes, expliquer cette lacune. J’aime mieux une lacune franche, que des remaniements qui feraient du tort à mon roman. Et puis, n’est-ce pas plus honnête ? » (Correspondance générale, t. I, lettre 338). Juliette Adam supprime donc elle-même le chapitre. Alors apparaît un paradoxe : cette censure est supposée exercer une fonction protectrice de ses lecteurs, mais, ironie de la vie, elle contribue, ce faisant, au succès du roman. Comme quoi, alors qu’elle est essentiellement castratrice, la censure peut également avoir parfois des fonctions bénéfiques : c’est l’une des ses ambivalences. Le roman se vend bien et l’image publique de l’écrivain change. Autre effet de cette censure : comme le cri de révolte de Mirbeau est interprété par Juliette Adam comme un outrage à l’armée et à la chère patrie, du coup, les graves erreurs de la guerre ne peuvent être évoquées dans la revue, c’est de la littérature interdite pour le lecteur de La Nouvelle Revue. En revanche, les “vices” des femmes, comme la prostitution pendant ou après la guerre en général, ne sont pas censurés. Juliette Adam est pourtant très sensible aux effets néfastes de la prostitution pour la condition des femmes à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle. Aussi censure-telle beaucoup dans le domaine des mœurs. Pourtant, curieusement, elle n’en dit mot dans ses lettres à Mirbeau, ce qui est déconcertant, car elle adresse souvent des reproches à ses jeunes protégés. Ainsi, le premier janvier 1883, a-t-elle refusé de publier le roman d’un écrivain anonyme parce qu’elle revendique le droit de vote pour les femmes, comme Lady Harberton7 : « Rien n’est plus charmant, plus spirituel, plus délicatement ému que votre roman, mais vous sauriez bien, par avance, que je ne puis l’accepter pour la revue. Ne

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savez-vous pas que je réclame pour le XXe siècle l’égalité des droits de l’homme et de la femme8 ? » Malheureusement, Juliette Adam ne révèle ni le nom de l’auteur ni le titre du roman qui auraient pu éclaircir le contexte de ses réprimandes. Quoi qu’il en soit, elle ne peut pas publier dans « sa gazette » les faits et les gestes d’une jeune fille de mœurs faciles, l’imbécillité et la conversation simplistes des mâles corrompus. Ce temps où le vote des femmes sera établi doit rester son idéal. Elle n’acceptera pas de porter atteinte à La Nouvelle Revue à cause des « jolies goguenardises » et de « l’aspect féminisé de la lorette de la Chambre ». Octave Mirbeau, dans Le Calvaire, recourt de nouveau à la présentation libre des faits pour parler cette fois de la prostitution. Les scènes de cruauté pendant la guerre sont mises en parallèle avec les scènes d’agression sexuelle (subie ou provoquée). Au moment de son amour fou, Jean Mintié rêve d’héroïsme. Le courage exceptionnel, qui lui manquait en guerre, revient en amour : « … je voudrais pour me laver de toutes ces lâchetés, je voudrais me précipiter contre les gueules embrasées de cent canons. Je me sens la force d’écraser, de mes seuls poings, des armées formidables… » (Le Calvaire, p. 251). Il n’y a pas d’action digne d’un héros qu’il n’ait le courage d’accomplir, mais l’amour, c’est une autre affaire. Cet amour, comme la guerre, est fait de rage, d’ignominie et de torture. L’évocation de la mort, thème visant l’anéantissement de l’adversaire en guerre, est plus puissante que la révélation de l’amour au moment où Jean et Juliette sont ensemble : « Que de fois, depuis, dans ses baisers de flamme, à elle, j’ai ressenti le baiser froid de la mort ! » Tout ce qui concerne le corps, le désir, les attouchements de Juliette Roux avec des partenaires masculins différents, n’est pas expurgé de La Nouvelle Revue, pourtant pudibonde. Jean Mintié, au bord de la ruine, aime Juliette d’une pitié infinie, tout comme il aimait son adversaire prussien, mais en même temps il a la tentation de labourer son visage avec ses ongles, « d’en faire jaillir du sang » pour ses actes. Il cède à sa tentation à la fin du chapitre six. L’incipit du chapitre sept est : « Je vais la tuer… » Plus cette femme est infâme, plus il l’aime. S’il la quitte elle tombera plus bas encore. Paul Bourget9, dans ses Réflexions sur l’éducation des femmes, aboutit à la même vue du problème féminin que le roman de Mirbeau : « L’état de crise – tel serait, sans aucun doute, le diagnostic d’un observateur des mœurs à qui l’on demanderait de dégager L’Académie Française reçoit M. Paul Bourget en son sein. le trait le plus caractéristique de cette époque

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d’après guerre » (Au service de l’ordre, p. 217). Le message des nombreux passages du Calvaire sur les relations amoureuses des deux protagonistes est que Juliette Roux, qui avait tant erré sur les mauvaises routes, ne comprend pas le prix du foyer, l’effet bénéfique, pour l’esprit et pour le cœur, du dévouement et de l’intelligence. Bourget et Mirbeau ont conscience des difficultés de la vie en France après les vastes destructions de la guerre de 1870 : les coups donnés à la famille, à l’ordre social et à la paix de l’esprit. La stupeur et la souffrance accumulées pendant la guerre et maintenant au cours de cette passion amoureuse créent une image monstrueuse de Juliette : « Et dans mon esprit égaré, Juliette s’impersonnalisait ; ce n’était plus une femme ayant son existence Traduction anglaise du Calvaire, particulière, c’était la Prostitution elle-même, vautrée, toute grande, sur le monde ; l’Idole Dodo Press, 2008. impure, éternellement souillée » (Le Calvaire, p. 297-298). Pour pousser le contraste à l’extrême, Mirbeau semble suggérer que l’invasion de l’Allemagne sur la France et sur d’autres nations est comme un acte terrible, qui a avili le pays. Son personnage cherche à se sauver du malheur, du déshonneur auprès de son ami Lirat, qui devient ironiquement son rival, comme il le découvre vers la fin de son aventure. Le conseil du peintre Lirat est fort ambigu : d’une part, il lui suggère de poursuivre sa carrière d’artiste, car il possède un don divin de voir, de comprendre, de sentir ce que les autres ne voient, ne comprennent et ne sentent pas ; d’autre part, il lui dit de partir au fond de la Bretagne, de passer des nuits en mer et de ne pas songer à la lecture ou à l’écriture : « Ne pensez pas, ne pensez à rien !… En ces occasions-là, la littérature et l’art sont de mauvais conseillers, ils auraient vite fait de vous ramener à l’amour… » (Le Calvaire, 255). Octave Mirbeau ne doute pas que le remède à une immense douleur se trouve dans le monde des lettres et des arts. Il le prouve par son expérience personnelle avec Judith Vimmer10, où il n’abandonne jamais l’écriture, et par son sentiment d’admiration à l’égard des opéras de Richard Wagner. L’amour, fait de boue pour une femme, et la guerre, faite de sang entre les nations, ne l’empêchent pas d’aspirer à un monde des arts restauré dans un état de pureté. Il résiste à la tentation de la revanche, abîme sans fond, où se précipitent plusieurs artistes, et met sa plume au service de la vérité et de la beauté. Le côté revanchard de Juliette Adam l’empêche d’accepter la pitié de Jean Mintié pour son ennemi, mais son côté féministe finit par approuver « certains mots

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un peu forts pour les chastes oreilles de La Nouvelle Revue », comme « sales », « sans cervelle », « sans idées ». Juliette Roux, pour un homme qui l’aime, est une femme ordinaire : « sans cervelle, sans idées, uniquement occupée de plaisirs, bornant son rêve au théâtre des Variétés et aux caresses de son Spy, son Spy ! » (Le Calvaire, p. 201) Juliette Adam aurait préféré voir un personnage féminin qui reconstruit, qui console, qui inspire, qui réconcilie et qui donne la force morale aux autres. La femme doit être l’âme de la résistance par son esprit, son cœur et son tact. Elle n’admettrait pas des jugements ou des attaques sur tout le sexe féminin. Cependant, elle ne s’en prend pas au vocabulaire utilisé, car le personnage de Juliette Roux, par son comportement, a ses propres théories sur le mode de vie, sur l’amour. Sa subordination aux hommes est basée sur un caractère jugé “immoral” : elle voit dans la famille l’antithèse de l’amour, raison pour laquelle elle n’accepte jamais les propositions de mariage de Mintié ; et cette vie, totalement à l’écart de tout engagement social et politique, c’est elle qui l’a choisie. Attitude évidemment très différente de celle des femmes-patriotes qui consacrent leur vie à défendre leur pays et dont le rôle, dans la souffrance de la crise après 1871, a été grand, comme en témoignent les publications de l’époque. Ainsi, Jules Claretie11, dans l’Histoire de la Révolution de 1870-1871, met son espoir dans les Alsaciennes-Lorraines, dolentes et martyres, pour entretenir le violent amour de la France : « En attendant, je compte sur les femmes de Lorraine et d’Alsace pour maintenir là-bas l’amour de la France dans les âmes… Devant le droit outragé, elles pratiquent le devoir avec une ardeur vaillante. » Il parle de constance virile, de pitié, de privations pour le paiement de l’énorme dette permettant de mettre fin à l’occupation du territoire12. Pauvres et riches, ces femmes de la « Souscription des femmes de France »13 contribuent, par leur offrande, à cette libération. La charité patriotique des Alsaciennes-Lorraines ne passe pas inaperçue de la directrice de La Nouvelle Revue. L’exposé de toute cette activité féminine se fait dans les salons féminins de toute la France, tels les salons de la duchesse d’Harcourt, de la vicomtesse de Renneville, de la comtesse de Valon, de Lise Troubetzkoï et, bien sûr, celui de Juliette Adam, qui écoute les discussions et les inspire parfois. Républicanisme devient synonyme de patriotisme exalté, de guerre perdue, d’idée de revanche. On demandait la continuation des hostilités, la défense nationale14 et tout l’espoir était dans l’armée. Dès lors, publier un chapitre, où l’armée compromettait l’œuvre de la revanche, n’était décidément pas possible à La Nouvelle Revue. La censure ou l’autocensure aurait affecté l’œuvre dans son ensemble, soit dans son architecture, soit dans son contenu, qu’il s’agisse de la torture physique pendant la guerre ou de la torture morale. Le sort de Jean-Marie Mintié est de « gravir jusqu’au bout le chemin de ce calvaire » double. Mais le lecteur de La Nouvelle Revue, privé du chapitre II, ne voit pas la source complexe des douloureux conflits psychiques de Jean Mintié : le refoulement, la répression,

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le remords. Il ne perçoit qu’un seul aspect de ce personnage : celui de l’amour manqué, celui du Christ qui embrasse Madeleine. Olga AMARIE Indiana University, Bloomington

NOTES 1. Henry de Pène d’Argagnon (1830-1888), écrivain et journaliste français, co-fondateur du journal littéraire et politique Le Gaulois (1868). 2. Otto Eduard Leopold von Bismarck (1er avril 1815-30 juillet 1898), le premier chancelier de l’Empire allemand, dont la devise, selon Juliette Adam, est « Rien sans moi », « Guerre et unité ». 3. Ludwig Otto Frederik Wilhelm von Wittelsbach (25 août 1845-13 juin 1886), roi de Bavière sous le nom de Louis II, mécène de Richard Wagner. C’est lui qui finance l’entreprise de la culture germanique en l’honneur de Wagner à Bayreuth (Palais des festivals de Bayreuth (Festspielhaus)). 4. Triple Alliance entre l’Empire allemand, l’Autriche-Hongrie et le Royaume d’Italie. 5. Quinze lettres d’acceptation des adhérents à l’Association artistique et littéraire créée par Juliette Adam se trouvent à la Bibliothèque Lilly de Bloomington. François Coppée ne semble pas très convaincu des dimensions de cette œuvre, mais consent par dévouement à Juliette Adam le 12 janvier 1888 : « Inscrivez-moi sur la liste du Comité russophile, qui me pardonnera, je l’espère, d’être un Commissaire platonique ». (Courtesy of the Lilly Library, Indiana University – Bloomington). 6. Wilhelm Richard Wagner (22 mai 1813-13 février 1883), compositeur allemand qu’Octave Mirbeau admire beaucoup. En écrivant Le Calvaire il écrit à Edouard Dujardin : « J’ai mille excuses à vous faire de ne vous avoir rien donné pour la Revue wagnérienne. J’ai été fort occupé, et tout à fait désorienté. Je me considère donc doublement comme votre débiteur. » (Correspondance générale, t. I, p. 538). 7. Lady Harberton, Florence Wallace Pomeroy (1843-1911), la présidente de Western Rational Dress Society (fondée en 1881 à Londres) qui proteste contre les vêtements féminins inconfortables. Elle écrit dans Women’s Penny Paper : « When men saw the way we mismanaged affairs in which we had free action and which were peculiarly our own, what wonder that they were against giving us the franchise and regarded us as inferior beings. » 8. Juliette Adam Manuscripts, Folder I, Letter 9 (Courtesy of the Lilly Library, Indiana University – Bloomington). 9. Paul Bourget (1852-1935), romancier et critique littéraire que Juliette Adam et Octave Mirbeau admirent infiniment à l’époque. Mirbeau avoue dans sa lettre à Bourget que Le Calvaire est écrit en pensant à lui : « Vous dirais-je que j’ai fait Le Calvaire en pensant à vous, toujours ?… Il n’est pas un alinéa de mon livre que je n’aie écrit et que je ne vous aie eu présent à mon cœur. “Pourvu que Bourget ressente cela”, me disais-je. Et ma grande joie, ma fierté, c’est que vous l’ayez ressenti… » (Correspondance générale, t. I, p. 618). 10. Judithe Vimmer a été la maîtresse d’Octave Mirbeau de 1880 à 1884. Elle a inspiré le personnage de Juliette Roux. 11. Arsène Arnaud Claretie (1840-1913), dit Jules Claretie, romancier, dramaturge et historien français. Il est un des signataires de L’Association artistique et littéraire de Juliette Adam. Il a été élu membre de l’Académie Française le 26 janvier 1888. 12. En plus des deux provinces d’Alsace-Lorraine, Bismarck avait exigé de la France le payement d’une rançon de 5 milliards. 13. La « Souscription des femmes de France » a été créée en janvier 1872, mais l’Allemagne impose vite son arrêt. Les femmes des provinces occupées et de la France sont comparées aux femmes de l’Évangile qui arrivent les premières pour constater le miracle de la Résurrection du Christ. Elles font encore mieux, elles cherchent à accomplir ce miracle de résurrection de la France. 14. Tous les ami(e)s de Juliette Adam avaient voté, milité de tout leur zèle contre la cession de l’Alsace-Lorraine.

LAZARE EN OCTAVIE : LE ROMAN DU MORT-VIVANT Tout commence par un récit, celui de l’apôtre Jean : Il y avait un malade, Lazare, de Béthanie, le village de Marie et de sa sœur Marthe. Marie était celle qui oignit le Seigneur de parfum et lui essuya les pieds avec ses cheveux ; c’était son frère Lazare qui était malade. Les deux sœurs envoyèrent donc dire à Jésus : « Seigneur, celui que tu aimes est malade. » […] À son arrivée, Jésus trouva Lazare dans le tombeau depuis quatre jours déjà. Béthanie était près de Jérusalem, distant d’environ quinze stades et beaucoup d’entre les Juifs étaient venus auprès de Marthe et de Marie pour les consoler au sujet de leur frère. Quand Marthe apprit que Jésus arrivait, elle alla à sa rencontre tandis que Marie restait assise à la maison. On enleva donc la pierre, Jésus leva les yeux en haut et […] s’écria d’une voix forte : « Lazare, viens dehors ! » Le mort sortit, les pieds et les mains liés de bandelettes, et son visage était enveloppé d’un suaire1.

Dans le Bible, le personnage de Lazare occupe une place particulière et sa résurrection constitue un épisode d’autant plus décisif qu’il prouve, à la fois, la toute puissance de Jésus et le destin prochain du Messie. Toutefois, la valeur eschatologique du personnage nous intéresse moins ici que son statut narratif : en effet, Lazare est celui qui, revenu du monde des morts, a vécu une expérience singulière qui lui donne un savoir à nul autre pareil. Il détient – du moins le croit-on – les réponses aux questions les plus énigmatiques que tout le monde se pose. On comprend, dans ces conditions, qu’il soit une figure emblématique de la littérature au cours des siècles. Ainsi, Zola, dont les accointances avec les sciences dures ne sont plus à démontrer, n’hésite- Duccio di Buoninsegna (1308), La Résurrection de Lazare.

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t-il pas à en faire le personnage éponyme d’une courte pièce, écrite en 1893, dans laquelle le mort-vivant se plaint d’avoir été tiré de son sommeil éternel. Alors que les évangélistes imposaient le silence au frère de Marie et Marthe, privilégiant le Verbe au détriment d’une parole trop humaine, le Maître de Médan ramène le personnage dans le giron de l’humanité, le désacralise, l’impose dans le siècle, et lui donne, in fine, une voix pour qu’il rappelle les lois de la nature à ses contemporains. Bien plus tard, au tournant des années 1940-1950, Jean Cayrol2, sans doute inspiré par le roman de Charles Vildrac, fait de Lazare l’incarnation d’une littérature marquée, presque malgré elle, par le désastre de la seconde guerre mondiale et de l’anéantissement. Là encore, l’interprétation rompt avec une lecture strictement religieuse. En recourant au texte sacré, l’auteur de Pour un romanesque lazaréen ne cherche pas tant à défendre sa foi qu’à mettre un visage sur la déréliction, à incarner la perte d’identité et le sentiment d’exil de l’homme moderne. Alors que Zola trouvait en Lazare un porte-parole susceptible de défendre ses convictions naturalistes, Cayrol use du prestige du ressuscité pour s’interroger sur son art et sur la transformation de l’humanité après le passage dans les camps. Mort, solitude ontologique et savoir : c’est à la croisée de ces approches, dans cette pluralité des propositions que nous voudrions placer Mirbeau. PRÉSENCE DE LA MORT

a) Règne de la mort Enfant d’un dix-neuvième siècle où les soubresauts de l’Histoire mettent régulièrement l’Europe à feu et à sang et où une économie défaillante peine à assurer, même après la révolution industrielle, le minimum vital aux populations, Octave Mirbeau ne pouvait faire autrement que de laisser la mort entrer dans son œuvre. La Faucheuse apparaît d’abord sous sa triste banalité, tel un processus naturel qui place le monde des animaux et des hommes sous une loi commune. C’est ainsi que, dans un conte intitulé « La Tristesse de Maît’ Pitaut », une pneumonie emporte, conjointement, une vache et un nourrisson. Dans « La Mort du père Dugué », c’est un vieillard qui, après une courte agonie, passe de vie à trépas, tandis que dans « L’Enfant mort », nous recueillons le dernier souffle du rejeton du peintre Eruez. Les romans n’échappent pas à la règle. Accidents, maladies, vieillesse, crimes : les raisons de trépasser ne manquent pas ! Et si, par hasard, la mort oublie les individus, l’État, jamais en retard d’une guerre ou d’une répression, se charge de lui fournir son contingent d’âmes. Rappelons, en vrac, les batailles qui opposent Français et Prussiens dans Le Calvaire, l’Affaire Dreyfus avec son lot de « Mort aux Juifs » dans Le

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Journal d’une femme de chambre, les pogroms de La 628-E8, les séances de tortures du Jardin des supplices… Chaque œuvre rappelle la condition mortelle des protagonistes et la lutte que chacun d’entre eux mène contre les forces obscures des Enfers, alors même que la vie n’en est qu’à ses prémices. Prenons l’exemple de Jean Mintié. Dès sa plus tendre enfance, il est plongé dans une atmosphère funèbre et semble voué à la décrépitude. La demeure familiale est ainsi doublement sous le signe de l’anéantissement, d’une part, parce qu’elle provient de la dépendance d’une abbaye détruite par la Révolution française, d’autre part, parce qu’elle est habitée par une mère moribonde. Il suffit que nous pénétrions à l’intérieur pour que nous ayons l’impression que le temps est suspendu : On n’entendit plus crier, sur le sable des allées, les roues des charrettes et des cabriolets, amenant les amis du voisinage devant le perron garni de géraniums. On verrouilla la grande grille, afin d’obliger les voitures à passer par la basse-cour. À la cuisine, les domestiques se parlaient bas et marchaient sur la pointe du pied, comme on fait dans la maison d’un mort. Le jardinier, d’après l’ordre de ma mère qui ne pouvait supporter le bruit des brouettes et les grattements des râteaux sur la terre, laissait les sauvageons pomper la sève des rosiers jaunis, l’herbe étouffer les corbeilles de fleurs et verdir les allées. Et la maison, avec le noir rideau de sapin, pareil à un catafalque, qui l’abritait à l’ouest ; avec ses fenêtres toujours closes ; avec le cadavre vivant qu’elle gardait enseveli sous ses murs carrés de vieille brique, ressemblait à un immense caveau funéraire3.

La rencontre avec Juliette ne change rien. Alors qu’il croyait fuir l’ambiance mortifère de son enfance et de la guerre en venant à Paris, le fils Mintié se retrouve exactement dans la même situation, à tel point que l’appartement, dans lequel il vit avec sa compagne, devient un nouveau tombeau : « J’avais des envies de fuir, de dire à Juliette : “Je sors, mais je serai revenu dans une heure”, et de ne pas rentrer dans cette maison où les plafonds m’étaient plus écrasants que des couvercles de cercueils […]4 ». Sa fuite ne le soulage pas davantage car il retrouve dehors ce à quoi il voulait échapper. Les dernières lignes du Calvaire sont, de ce point de vue, éloquentes : « Dans la rue, les hommes me firent l’effet de spectres fous, de squelettes très vieux qui se démantibulaient, dont les ossements, mal rattachés par des bouts de ficelle tombaient sur la pavé, avec d’étranges résonances. Je voyais les crânes osciller, en haut des colonnes vertébrales rompues, prendre sur des clavicules disjointes, les bras quitter les troncs, les troncs abandonner leurs rangées de côtes5. » Quel que soit le lieu où Jean se trouve (au Prieuré, dans les environs du Mans, à Paris, chez lui ou dans la rue), quel que soit l’endroit où il porte les yeux, il ne voit autour de lui que des cadavres ambulants et une longue procession de morts-vivants. Le monde – dans ce premier roman signé Mirbeau comme dans les autres – n’est plus soumis aux puissances de la vie, mais se trouve, en grand partie, dominé par les forces de la mort.

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b) Images de la mort6 Pour rendre cette présence plus prégnante, Mirbeau n’hésite pas à recourir aux figures familières. Celle de la Faucheuse notamment. La mère du Jean Mintié ne se précipite-t-elle pas au-devant d’un faucheur, en criant : « Mort, ô bienheureuse, prends-moi, emporte-moi !7 » ? De même, un peu plus tard, juste avant la bataille contre les Prussiens, son fils a soudain la vision de « la mort, de la Mort rouge, debout sur un char que traînaient des chevaux cabrés, et qui se précipitaient vers nous, en balançant sa faux8 ». L’Abbé Jules reprendra l’allégorie, d’une manière subtile, lors de la rencontre du curé avec Mathurine, une jeune paysanne. En effet, alors que cette dernière tente de se lever pour échapper au désir fou qui la menace, le curé, avisant à portée de main une faucille, a aussitôt l’idée de s’en saisir et de frapper. Si l’objet a été comparé quelques lignes plus haut à « un croissant de lune, tombé du firmament », convenons que la métaphore hugolienne9 a perdu de son charme : par un renversement audacieux que L’Abbé Jules ne cessera de répéter, la faucille, autrefois céleste, mais dorénavant terrestre, devient un instrument de destruction qui réveille les pires instincts. N’est pas Booz qui veut ! En décrivant le patriarche endormi au milieu de la nature (« Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens / Près des meules »), l’auteur de La Légende des siècles évoquait l’heure où Dieu se manifeste le mieux aux hommes ; il chantait l’élévation, la perpétuation de l’espèce, la vie toujours renouvelée. Mirbeau prend l’exact contrepied10 : dans un décor aussi champêtre et sous une nuit aussi sensuelle que ceux de Booz endormi, il disjoint le couple que Victor Hugo avait si délicatement uni ; il fait de son abbé un adepte du mal, qui préfère faucher plutôt que moissonner. Le rêve de Jules n’est plus celui – exalté, heureux – du patriarche biblique ; c’est un « rêve de fièvre, où les choses se succèdent, incohérentes, ironiques et douloureuses11 », un cauchemar dans lequel le monde opaque se ferme à toute espérance. Une autre figure est également convoquée : celle du fantôme ou du spectre. Citons, là encore, Le Calvaire : Les gens du pays qui, le dimanche, allaient se promener en forêt, ne passaient plus devant le Prieuré qu’avec une sorte de terreur superstitieuse, comme si cette demeure était un lieu maudit, hanté des fantômes. Bientôt même, la légende s’établit : un bûcheron raconta qu’une nuit, rentrant de

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son ouvrage, il avait vu Mme Mintié, toute blanche, échevelée, qui traversait le ciel, très haut, en se frappant la poitrine à coups de crucifix12.

La Clara du Jardin des supplices n’est pas en reste puisqu’elle a vu « des fantômes vivants, des spectres de famine déterrer des cholériques et les manger avidement13 ». Sébastien Roch de son côté s’est intéressé « aux vaches squelettaires, aux spectres de chevaux roux, au mufle barbu comme le menton des chèvres [qui] erraient, sinistres, sur la pâleur vitreuse des flaques d’eau14 ». Et l’abbé Jules ? Le narrateur nous prévient d’emblée : depuis que le fils Dervelle a pris le pouvoir sur l’évêque, la demeure épiscopale est devenue, non seulement une citadelle quasi imprenable, mais également un lieu de mystère et de terreur, dont l’aspect « sombre et mort » rappelle celui d’un vieux château abandonné. Il suffit que Jules pose les pieds à l’évêché pour qu’aussitôt la mort imprime sa marque. Nul ne s’étonnera donc d’y rencontrer – c’est du moins ce que ressentent les villageois – des « fantômes et des apparitions infernales15 ». Nul ne s’étonnera non plus que le nouveau secrétaire ressemble à s’y méprendre à « un fantôme, si noir, si grand16 » ! L’abbé Jules n’est pas un homme parmi les hommes, mais une vision de cauchemar assombrie et agrandie par le crépuscule. Il est le noir « corbeau rasant les hautes herbes17 », qui accompagne les âmes. Car, Mirbeau ne néglige pas les animaux psychopompes. On connaît l’attachement de l’écrivain pour les animaux. Son bestiaire, cependant, ne se limite pas aux quelques spécimens domestiques. À côté des moutons, dévorés à pleines dents par le charmant Dingo, ou des chiens de salon dénaturés qui ont perdu toute velléité de bestialité, il y a des bêtes plus inquiétantes qui, dans la tradition, assurent la migration des morts et sont comme autant d’intersignes. Reprenons L’Abbé Jules : « Penché au-dessus d’eux, ils s’attendaient à le voir, tout à coup, déployer d’immenses ailes membraneuses et planer sur la ville, ainsi qu’une gigantesque chauve-souris18. » Par cette assimilation de Jules à un chiroptère, Mirbeau fait de son personnage une créature chthonienne. D’ailleurs, il ne craint pas de recourir aux légendes les plus explicites de la démonologie : « On se représentait mon oncle, vêtu ainsi qu’un sorcier, évoquer des sortilèges, tandis que ses livres s’animant d’une vie sabbatique, glissaient comme des rats, miaulaient comme des chouettes, sautaient comme des crapauds autour de lui19. » Vermine, corbeau, chouette, crapaud, bouc (« As-tu jamais rêvé aux caresses d’un bouc20 ? »), rat : l’animalisation bat son plein et, surtout à travers le schème du fourmillement, suggère l’angoisse devant l’anéantissement annoncé. Loin d’être un simple secrétaire, Dervelle se pose en rival négatif de Dieu, en prince des ténèbres, en maître incontesté de la nuit21. L’exploitation thériomorphe rend visible ce qui est d’ordinaire caché. Le cheval également, sous ses airs placides, est, selon l’expression de Gilbert Durand, « isomorphe des ténèbres et de l’enfer ». Passons rapidement sur le meurtre du jeune Prussien, abattu d’un coup de fusil par Mintié : la scène

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est suffisamment connue pour que nous n’ayons pas besoin de nous y attarder. Arrêtons-nous, en revanche, sur un autre roman : L’Écuyère. La relation fusionnelle que la cavalière entretient avec sa monture n’est pas que professionnelle. Primitivement, le cheval est le symbole de la fuite du temps ; il représente les ténèbres domptées22. Mirbeau multiplie les indices : « on songeait malgré soi, note-t-il lors de la première représentation de Julia Forsell, à quelque vision, fille du rêve, de cheval ailé, de Pégase ». Cinq lignes plus loin, il précise : « le tonnerre grondait23 ». La violence de la foudre, comme l’allusion au rejeton de Méduse, accentue l’atmosphère délétère de L’Écuyère et annonce la mort prochaine de la jeune femme. En vérité, la jument de race Orloff24, porte Julia loin des vivants, vers le royaume des trépassés. Elle esquisse déjà les premiers pas d’une marche qui mènera l’amazone jusqu’à sa dernière demeure. Il existe une dernière façon de figurer la mort : la femme. Surprenant ? Pas tant que cela, si on se souvient que Lirat affuble le portrait qu’il peint, non seulement d’un ventre qui s’étale et déborde, mais également d’une tête de mort. Certains parleront de gynécophobie ; d’autres, parmi lesquels Pierre Michel, rappelleront que, chez notre auteur, « l’instinct sexuel tout puissant n’est qu’un piège dressé par la mort ». En ce qui nous concerne, il s’agit avant tout, pour Mirbeau, de réactiver un mythe. Car, enfin, Perséphone n’est-elle pas la compagne d’Hadès, la reine des enfers autorisée à vivre six mois sur terre, alors qu’elle reste les six autres mois, auprès de son époux, dans les entrailles de la terre ? Et comment oublier la nymphe Eurydice ? Juliette n’est, en vérité, guère différente de cette dernière. Si aucun serpent ne l’a piquée à l’instar de l’épouse d’Orphée, nous restons, malgré tout, surpris de voir la traîne de sa robe la suivre « comme une couleuvre ». La présence du reptile, à ses pieds, rappelle l’épisode célèbre de la légende grecque. Et ce d’autant plus que Mintié –l’artiste fou amoureux – poursuit celle qu’il aime jusqu’aux rivages du Styx, ainsi qu’il le confie à Lirat « Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous seriez épouvanté25 ! ». LES PORTES DE LA MORT Mirbeau ne va dès lors cesser de marquer son intérêt pour ce lieu intermédiaire entre le monde des vivants et celui des morts. En maintes occasions il arpente cette frontière où Cerbère monte la garde et où Charon veille sur les âmes avant de les embarquer. Là encore, l’écrivain s’inscrit dans une longue tradition. Les Romains, en effet, imaginaient volontiers des passages pour se rendre chez Pluton. Ils situaient l’un d’eux au lac Averne. Sur les rives de cet ancien volcan, un oracle par nécromancie rendait ses sentences. C’est également là que, selon la croyance, venaient échouer les mânes avant leur ultime voyage. Strabon, auteur augustéen de Géographie, donne les principales caractéristiques du lieu, à la suite de Cicéron, Silius Italicus ou Diodore de

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Sicile : « Les flancs de ces montagnes, que nous voyons aujourd’hui défrichés et cultivés, étaient couverts anciennement d’une végétation sauvage, gigantesque, impénétrable, qui répandait sur les eaux du golfe une ombre épaisse, rendue plus ténébreuse encore par les terreurs de la superstition. Les gens du pays ajoutaient d’ailleurs ce détail fabuleux qu’aucun oiseau ne pouvait passer au-dessus du golfe sans y tomber aussitôt asphyxié par les vapeurs méphitiques qui s’en exhalent, comme il arrive dans les lieux connus sous le nom de Plutonium26. » Virgile, dans son célèbre texte L’Énéide, se fait encore plus précis : « Il était une caverne profonde, immense, dotée d’une vaste ouverture, rocailleuse, protégée par un lac noir et des bois ténébreux. Nul oiseau ne pouvait la survoler impunément, ni s’y aventurer d’un coup d’ailes : des effluves si fortes émanaient de ces gorges sombres, montant jusqu’à la voûte céleste27. » Tout en chassant les dieux païens de ses églises, la chrétienté empruntera aux Anciens cette configuration des terres infernales. Il suffit de relire les visions de Thérèse d’Avila : « Dans ce lieu si infect, d’où le moindre espoir de consolation est à jamais banni, il est impossible de s’asseoir ou de se coucher ; l’espace manque ; j’y étais enfermée comme dans un trou pratiqué dans la muraille ; les parois elles-mêmes, objet d’horreur pour la vue, vous accablent de tout leur poids ; là tout vous étouffe ; il n’y a point de lumière, mais les ténèbres les plus épaisses. » Les Fioretti de François d’Assise compléteront ce tableau, à l’occasion du récit sur la conversion d’un larron auquel sont révélées les peines éternelles : « Il fut ravi et mené en esprit sur une très haute montagne où il y avait un abîme très profond, et çà et là des rochers escarpés d’où jaillissaient des aiguilles de diverses hauteurs, en sorte que l’aspect de cet abîme était effroyable à regarder. » Sommes-nous si loin des hallucinations de Sébastien au moment où il tente d’avaler l’hostie sacrée ? Avons-nous une grande différence avec la nuit noire mirbellienne, « affreuse, pesante, où des falaises, des précipices, des chiens furieux, de grands diables féroces, de grandes flammes, dévoraient, s’agitaient et dansaient, épouvantablement28 » ? À la relecture de ces quelques descriptions, notamment celles des saints, nous avons l’impression de nous retrouver dans l’univers de Sébastien Roch, ou encore du Jardin des supplices : Le bagne est construit au bord de la rivière. Ses murs quadrangulaires enferment un terrain de plus de cent mille mètres carrés. Pas une seule fenêtre ; par une seule ouverture que l’immense porte. […] Les tours des veilleurs, les tours carrées, que termine une superposition de toits aux becs recourbés, marquent les quatre angles de la sinistre muraille. […] L’une de ces murailles plonge dans l’eau noire, fétide et profonde, ses solides assises que tapissent des algues gluantes. […] La porte du bagne s’ouvrait sur un large couloir obscur29.

Ou dans celui des 21 jours d’un neurasthénique : Ce que je leur rapproche le plus aux Pyrénées, c’est d’être des montagnes… Or, les montagnes, dont je sens pourtant aussi bien qu’un autre,

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CAHIERS OCTAVE MIRBEAU la poésie énorme et farouche, symbolisent pour moi, tout ce que l’univers peut contenir d’incurable tristesse, de noir découragement, d’atmosphère irrespirable et mortelle… […] Il me semble que les paysages de la mort, ça doit être des montagnes, et des montagnes comme celle que j’ai là, sous les yeux, en écrivant30.

Quelques lignes plus loin, le narrateur précise : En face de soi, la montagne haute et sombre ; derrière soi, la montagne sombre et haute… À droite, la montagne au pied de laquelle un lac dort ; à gauche, la montagne toujours, et un autre lac encore… Et pas de ciel… jamais de ciel, au-dessus de soi !31

La luxuriance du jardin des supplices ne doit pas nous surprendre et, en tous cas, n’invalide pas notre rapprochement. Dans les récits antiques, Pluton est également nommé Dis Pater, Père des richesses : la profusion de plantes exotiques ne fait pas oublier ni le glas qui scande la marche de Clara, ni « les spectres de crime et de famines32 », ni les tortures dignes du Tartare33. Il faut, par ailleurs, toute l’ironie du curiste des 21 jours ou l’aveuglement de ses interlocuteurs, pour voir, dans les Pyrénées, un « Paradis terrestre34 ». Le lecteur aura évidemment compris l’inversion à laquelle s’est livré une nouvelle fois Mirbeau et aura rectifié de lui-même. La ville X… (la lettre finale de l’alphabet ! l’ultime étape d’un parcours commencé avec Alpha) n’a rien d’un Éden ; c’est, au contraire, un monde dans lequel les cercueils se suivent à la file. Et pour ne laisser aucune illusion à ceux qui pourraient encore en avoir, le texte conclut : Devant soi, derrière soi, au-dessus de soi, toujours des murs et des murs et encore des murs qui vous séparent de la vie !… Jamais une éclaircie, une échappée d’horizon, une fuite vers quelque chose, et pas un oiseau… […] Non, rien que ces murs mornes et noirs où le regard se heurte sans pouvoir les franchir, où la pensée se brise sans pouvoir les traverser… Et pas de ciel non plus ; jamais de ciel !… Comprenez-vous cette terreur ?… Des nuages lourds, étouffants, qui tombent, qui tombent, couvrent les sommets, descendent dans les vallées, en rampant sur les pentes, qui disparaissent aussi, comme les sommets… Et ce sont les limbes… c’est le vide du néant… […] Et j’ai cette impression d’être enfermé vivant, non dans une prison, mais dans un caveau35.

Les « bandes silencieuses » abordent, tels des fantômes ou des limbes, ces contrées inhospitalières car la montagne est le seuil, la limite, mieux, l’espace liminaire, avant le grand basculement. Nous choisissons d’autant plus volontiers ce dernier terme (liminaire) qu’il permet de convoquer La 628-E8. La modernité de ce récit ne doit pas nous aveugler. En dédicaçant son livre à Fernand Charron, Mirbeau s’adresse, certes à celui qui a « combiné, construit, animé, d’une vie merveilleuse la merveilleuse automobile », mais également au célèbre nocher. Pour preuve : alors que M. Schwab vante les mérites du constructeur devant l’écrivain,

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« deux femmes, en longues mantes noires » passent près d’eux, « avec des pas feutrés, silencieuses, comme des vols de chauves-souris ». Leur présence est si étrange que les questions fusent aussitôt : « D’où venaient-elles ? Où allaientelles ? Étaient-ce même des femmes… N’étaient-ce pas plutôt des âmes, des âmes anciennes, les âmes nocturnes de tout ce passé36 ? » D’un seul coup, nous sommes dans les profondeurs de la terre, dans une région obscure, au milieu des canaux et « d’énormes tours […] tombées du ciel ». Résurgences du Styx et de l’abîme profond. Le propos initial de Mirbeau figure comme un avertissement au lecteur, une façon de lui signifier qu’en entrant dans le roman, il est invité à franchir de nombreuses frontières, celles qui séparent les pays (France/Belgique ; France/Allemagne, etc.), sans doute, mais aussi celle, invisible, au-delà de laquelle se trouvent l’envers (Anvers…) d’un endroit, les villes mortes (Rocroy), voire les non-villes (« Bruxelles n’est pas une ville, mais la banlieue d’une ville qu’on va construire peut-être un jour37 »). Curieusement, dans une étude largement dominée par les effets euphorisants du voyage, Lola Bermúdez pressent cette dimension mortuaire en comparant le voyageur, tenté de retrouver le bonheur d’autrefois, à un « revenant38 » ! Nous retirons volontiers les guillemets avec lesquels l’universitaire espagnole a pris soin d’encadrer le terme. UN MORT-VIVANT Qu’en est-il du personnage principal dans ces conditions ? Dans un monde où la mort règne et où les animaux comme les individus sont le plus souvent réduits à l’état de spectres, pourquoi le protagoniste ferait-il exception ? Disons-le tout net : c’est un mort-vivant, semblable à Lazare sorti de la tombe et qui retrouve la lumière le temps de remplir sa mission. Prenons le cas de Dingo. Ni chien ni loup, selon Edward Herpett, il est déjà dans un entre-deux, et ce d’autant plus qu’il vient de « ces temps ténébreux où la science balbutiait ses timides essais de classification39 ». Mais le plus troublant est ailleurs. Sous le discours savant que l’ami anglais déploie dans sa lettre, un autre, moins rationnel, se fait entendre : Dingo est un ressuscité, un Lazare à quatre pattes. Au début, l’affaire semble entendue : la feuille d’envoi a beau mentionner « chien vivant », l’animal que le bateau a transporté d’Angleterre vers la France est, assurément, crevé. Michel Contart, dans un article savant, voit, dans cette issue fatale, la seule solution plausible : À cet âge, tout chiot a un besoin vital d’une mère nourrice. Hormis les rares cas, fort contraignants par ailleurs, d’allaitement totalement et précocement artificiel, le chiot dépend absolument du lait de sa mère, ou d’une nourrice d’adoption, qu’il tête très fréquemment, toutes les deux heures environ à cet âge. […] Dans la réalité, c’est un chiot mort que Mirbeau aurait réceptionné40.

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La description confirme les inquiétudes. La boîte, dans laquelle est enfermé le chien, ressemble à s’y méprendre à « un cercueil d’enfant », avec sa couleur noire (« barbouillé de noir »), son aspect « funèbre », et nature du bois utilisé (« le sapin »). L’ouverture de la caisse ne modifie pas vraiment le jugement puisque, sitôt le couvercle soulevé, nous découvrons une sorte de boule fauve et molle « gisant sur de la paille hachée ». Faut-il indiquer que le verbe gésir, est employé d’ordinaire pour désigner les cadavres ? Dernier détail : « l’odeur écœurante de lait aigre, de sérosités fermentées, qui s’exhale de la caisse », semblable à celle des enfants charitablement élevées dans la crèche. Bref, tout paraît aller dans le mêmes sens : « être larvaire, encore noyé dans les limbes », Dingo a connu son ultime traversée. Pourtant la bête crevée ne demande qu’à être réveillée. Tel Jésus de Nazareth, le narrateur est prêt à relever le défunt et à le tirer de son cercueil. D’ailleurs le récit ne commence-t-il pas la vieille de Pâques, fête chrétienne qui commémore la résurrection du Christ ? Les sombres histoires de resurrectionnistes auxquelles songe l’écriDingo, par Jacques Nam. vain sont dépassées : il n’est plus question ici de déterrer des cadavres pour les revendre à des médecins, mais bel et bien de ramener un mort dans le monde des vivants. Sous les premières caresses de l’homme, l’animal se met à trembler, puis à pousser des plaintes et des cris. Alléluia : gisant se redresse ! Plus qu’une fable à laquelle Michel Contart réduit le récit41, Dingo est un commentaire ironique du récit lazaréen, une Pâques païenne, un retour au milieu des hommes. Retour provisoire. De fait, après avoir délivré son message, le ressuscité retournera d’où il vient : ni Lazare ni Dingo ne reçoivent l’immortalité. Dingo s’achève donc avec la disparition définitive de l’animal : Après quoi, il s’affaissa lourdement, la tête sur mes genoux, mort. Ma femme ne s’était pas réveillée. Alors, dans la pâle lueur de la veilleuse, jusqu’au matin, je revis, comme une obsession, la boîte de sapin noircie, le menu cercueil d’enfant, d’où j’avais tiré Dingo, si petit, si petit, si drôle, si drôle… Et longtemps, longtemps, silencieusement, je pleurai42.

L’aller-retour ne concerne pas que le quadrupède. Les insaisissables Prussiens du Calvaire, par exemple, sont comparés par un des soldats français à « des enragés, des sauvages, des r’venants43 ». Dans le même roman, Jean Mintié souligne que, dès son enfance, il a échappé au pire, sa mère l’arrachant « plus de vingt fois » des bras de la mort44. Dans Les 21 jours d’un neurasthénique, le narrateur s’inquiète de son propre sort : « Je me raccroche à tout cela

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pour bien me prouver à moi-même que c’est là de la vie, et que je ne suis pas mort45… » Mort ou vivant ? La question retentit comme une antienne dans L’Abbé Jules. Ici c’est Madame Dervelle qui s’interroge devant le curé Sortais : « il est peut-être mort46 ». Là, c’est son époux qui s’inquiète de son frère : « Durant six ans, il ne donna aucun signe de vie. Était-il mort ou vivant47 ? ». Le couple a d’autant plus de raison de se poser la question que nul ne sait ce qui est arrivé au curé durant son absence. Le trou noir de sa biographie permet bien des supputations, laisse la porte ouverte à bien des hypothèses. Quelle que soit la réponse que les uns et les autres donnent, il y a dans cette disparition – juste après le décès de la mère – quelque chose d’une fin. La possibilité d’un décès. Si personne ne voit Jules dans la Capitale, si aucune lettre ne lui arrive, c’est que ce dernier s’est retranché du monde des vivants. D’où la sensation d’un retour extraordinaire, plus tard. Quand il pose le pied sur le quai de la gare, l’abbé ne retourne pas uniquement chez lui ; il sort du chaos, de la gueule ouverte des enfers : Ce fut un grondement de bête furieuse, le roulement formidable d’une avalanche qui se précipitait sur nous. Je crus que tout ce vacarme, toute cette secousse dont le ciel et la terre étaient ébranlés, je crus que tout cela qui haletait, qui sifflait, qui mugissait, qui crachait de la flamme et vomissait de la fumée, je crus que tout cela était mon oncle et je fermais les yeux48.

Dans un registre différent, Sébastien revient lui aussi de l’au-delà. La ligne de points qui sépare l’avant et l’après-viol suggère sans doute l’indicible, mais il représente également la frontière entre le néant et la vie. À vrai dire, le trajet qui mène à la chambre du Père de Kern avait tout de l’habituelle descente aux enfers : « un ciel houleux », « des couloirs faiblement éclairés », « des couloirs traversés », et par-dessus tout, des marches, des escaliers descendus encore et encore. En suivant le maître d’étude et en traversant ce paysage désolé, Sébastien rejoint le royaume des ombres. Mirbeau insiste : « ombre claustrale », « ombre plus dense », « ombre du Père passait et repassait », « ombre du Père [qui oscille] comme un pendu ». La répétition vaut mieux qu’un long discours. La mort est omniprésente, le lit funèbre déjà dressé. D’ailleurs, dès qu’il entre dans la cellule, la petite victime repère l’objet de son supplice : Autour de ce jour, où l’ombre du Père passait et repassait, c’était la nuit, une nuit hallucinante, pas si profonde, cependant, que ses yeux, s’habituant à l’obscurité, n’y distinguassent des objets vagues, des profils perdus de meubles, des formes inachevées et, dans le fond, contre quelque chose qui ressemblait à un mur, quelque chose d’horizontal, de rigide et de long, qui ressemblait à un sépulcre49.

Le viol est un trépas, le surgissement d’un rien que la ponctuation inhabituelle, à défaut de mots, figure. Par cette succession de points, Mirbeau indique l’instant de l’interruption, de la cassure brusque, violente, terrible ; il

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montre le lieu où tout (parole, histoire, image) se néantise. Une existence est brisée ; le langage est absorbé, le verbe n’existe plus. Mirbeau fait de la réduction totale du mot, un silence gorgé de cris et de douleurs. Il fait de la Chose (une façon pudique de nommer une expérience sexuelle fondamentale) un Rien. Les deux mots sont les mêmes (rien dérive, en effet, du latin rem, la chose), mais, si aucun changement ne se produit en apparence, tout est, en vérité, différent : le plein bascule dans le vide. La ligne de points de suspension, le passage d’une langue à une autre, ont introduit une mutation radicale et mis à nu un passage. Bien que l’enfant se meuve comme avant, il est converti en mort-vivant. Identique et totalement dissemblable. C’est un nouveau Lazare. Souillé, corrompu50, puisque, comme le personnage de la Bible sorti de la terre par la grâce de Jésus, il porte sur lui, en lui, les traces de sa mort. Tout ne s’achève pourtant pas, car les points de suspension – au rebours du trait – ouvrent le champ des possibles et permet à Sébastien de revenir à lui et au temps de la vie. « Maintenant » : l’adverbe extirpe le malheureux du passé, tout en permettant à la chronologie de repartir. Le petit mort est ressuscité ou, comme le dit cyniquement le Père de Kern : « Je suis tombé dans l’enfer, je peux vous redonner le paradis51 ». Finissons avec un dernier cas, celui de Célestine, la femme de chambre. Assurément, celle qui tient la plume pour écrire est vivante, mais son journal est post mortem. C’est du moins une hypothèse que nous pouvons envisager, en lisant l’avertissement. En effet, si O. M. recourt, pour commencer, aux temps de l’énonciation (un présent et un passé composé), il privilégie rapidement le passé simple et l’imparfait. La rencontre, si nous en croyons le texte, remonte maintenant à loin, à une époque où Célestine « était fort jolie », où les hommes cédaient facilement à ses charmes. C’est pourquoi, nous pouvons supposer, sans faire offense à la vraisemblance, que la narratrice a disparu lorsque ses souvenirs sont publiés, et que Le Journal d’une femme de chambre est, en quelque sorte, la voix ressuscitée d’une femme qui a conclu des pactes successifs avec la Faucheuse (cf. l’épisode de Georges ou les amours de Joseph) et qui est dorénavant défunte. SAVOIR Fort de cet aller-retour, de ce passage du monde des morts vers celui du vivant, le revenant a un savoir que personne ne peut lui discuter. C’est la raison pour laquelle le maître de Dingo s’incline devant la supériorité de son animal, seul capable de discerner les honnêtes gens et les hypocrites. Échappé du Styx, relevé de la mort, le chien peut, comme le Lazare zolien, délivrer son message, c’est-à-dire mordre ceux qui n’ont pas répondu à l’appel de leur nature, et sympathiser avec ceux qui, au mieux, résistent à toutes les coercitions, ou, au pire, incarnent la nature infernale de l’homme. Naturellement, le mort-

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vivant n’a plus les mêmes références que le commun des mortels ; le passage du monde des ténèbres à celui de la lumière a, en quelque sorte, changé les polarités. D’où le principe mirbellien de l’inversion52 (nous y revenons une nouvelle fois…), qui pousse Dingo du côté de l’assassin de la petite Marguerite Radicet plutôt que du côté des villageois, à la surprise du narrateur. Dingo ne justifie pas le meurtre d’une enfant, mais il reconnaît, comme frère, un individu qui assume ce qu’il est, sans chercher à tromper son monde, et qui correspond à ce que la société veut qu’il soit. L’honnêteté du criminel – utilisons le mot, au risque de choquer – est de ne pas fuir ses responsabilités, quand la foule de son côté, ne cesse de cacher ses turpitudes et de se donner bonne conscience. Joseph Coquereux Coquereux, vu par Jacques Nam. est, aux yeux des habitants de Ponteilles, le mal, celui qu’on désigne avec délectation, quand on veut faire oublier son silence complice devant le meurtre de Madame Jaulin. Si DingoLazare s’approche de lui, l’aide à avancer, tel Simon de Cyrène portant la croix du Christ, c’est qu’il comprend le rôle futur de l’infortuné bonhomme : non pas tuer une petite fille – cela relève du traitement diégétique –, mais se charger de toutes les fautes des autres afin de dévoiler la face hideuse d’une populace, toujours prête à se repaître du sang de ceux qu’elle juge d’emblée punissables. Alors que le Crucifié était un innocent devenu coupable par la volonté de ses ennemis, Coquereux est un coupable que le lucide Dingo sait, en partie, innocent puisqu’il expose les pulsions meurtrières de toute l’humanité. Il est le monstre boiteux, expiatoire, désigné, reconnu, qui renvoie l’image d’Irma Pouillaud, cette femme qui, « par charité », a recueilli une parente orpheline afin de l’exploiter. En d’autres termes, il est le révélateur, la forme insensible, « neutre » – le mot est de Mirbeau – sur laquelle chacun peut se projeter et à partir de laquelle l’écrivain déploie son questionnement radical. Voilà ce que Dingo, et lui seul, sait : la neutralité53, l’insensibilité, l’apathie même54 de Coquereux détruit toute référence rassurante et ouvre les portes de l’Enfer, du Mal, afin que nul n’en ignore l’existence. Partant de là, le mort-vivant a une autre fonction : il montre la déréliction de l’homme, son désespoir absolu. De fait, une fois passé de l’autre côté, il ne

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peut plus communiquer avec son entourage. « T’z’imbéciles », hurle l’abbé Jules, façon de sanctionner l’impossibilité d’établir un véritable échange entre lui et sa famille. De même, quoique Sébastien « revienne » parmi les siens après son viol, il est dorénavant interdit de parole. Sa connaissance inouïe (étymologiquement : ce qu’on ne peut entendre) du réel le condamne au mutisme et à la solitude. D’ailleurs, le Père de Kern s’empresse de réduire sa victime au silence grâce à la confession. Un peu plus tard, le Père de Marel exigera de Sébastien qu’il « garde, toujours, le silence sur cette affreuse chose55 », avant de procéder, avec l’accord du Recteur, à son expulsion du collège des Jésuites. La situation est identique au sein de la cellule familiale, en particulier en présence de Monsieur Roch : Évidemment, je tiens moins de place dans ses préoccupations que le cerisier du jardin qui lui donne, chaque année, de rouges et savoureuses cerises. L’avouerai-je ? je ne souffre nullement de cette situation au moins étrange et j’en suis venu à la trouver parfaite et commode, à ne pas la souhaiter autre. Cela m’évite de parler, de jouer avec lui la comédie des sentiments filiaux qui ne sont pas dans mon cœur.

Le langage quotidien n’a plus aucun intérêt car, lesté de conventions et de sensibilité larmoyante, il s’avère impuissant à transmettre l’expérience du néant et laisse celui qui l’emploie en deçà de la vérité qu’il voudrait proférer. Que reste-t-il alors au mort-vivant ? Pour le savoir, il convient de reprendre les analyses de Jean Cayrol. Comme nous l’avons dit plus haut, en choisissant Lazare comme figure tutélaire de son œuvre, l’écrivain a mis, certes, au cœur de sa réflexion, l’anéantissement, mais il a également assimilé le livre à un testament, au témoignage d’une expérience du désastre. Autrement dit, la littérature offre au mort-vivant – sommé de se taire par la communauté qui ne supporte pas ce qu’il a à dire – un asile. Substituant Orphée à Lazare, Maurice Blanchot complète cette réflexion dans L’Espace littéraire. Pour lui, en effet, les retrouvailles d’Orphée avec Eurydice, son épouse disparue, figure la rencontre Camille Corot, Orphée ramenant Eurydice des Enfers, 1861. indispensable avec la nuit :

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CAHIERS OCTAVE MIRBEAU Mais ne pas se tourner vers Eurydice, ce ne serait pas moins trahir, être infidèle à la force sans mesure et sans prudence de son mouvement, qui ne veut pas Eurydice dans sa vérité diurne et dans son agrément quotidien, qui la veut dans son obscurité nocturne, dans son éloignement, avec son corps fermé et son visage scellé, qui veut la voir, non quand elle est visible, mais quand elle est invisible, et non comme l’intimité d’une vie familière, mais comme l’étrangeté de ce qui exclut toute intimité, non pas la faire vivre, mais avoir vivante en elle la plénitude de la mort56.

Pour Mirbeau, l’œuvre est bien la parole qui vient après. Alors que Jean Mintié n’a pas su dans sa jeunesse « s’analyser, s’interroger, chercher le pourquoi des ses actions57 », alors que la rencontre avec Juliette a provoqué, chez lui, une sorte de sidération, il réussit, en rédigeant Le Calvaire, à relater son voyage en enfer et à transmettre ce qui était, jusque-là, indicible. Dans Sébastien Roch, le passage du il (marque de la non-personne) au je (indice d’énonciation) ouvre pareillement sur les abîmes intérieurs et déleste les mots de leur banalité. En recourant à l’écriture parcellaire, fragmentaire (« Ces pages volantes dont nous détachons quelques fragments58 ») d’une Célestine dans Le Journal d’une femme de chambre, il tourne le dos à une compréhension totalisante, presque totalitaire, du réel. Il prend acte de la somme de drames59 qui composent une vie et redonne à l’univers (choses et hommes compris) la part d’obscurité que les beaux esprits lui dénient. Bref, il regarde en face la nuit et la mort, l’horreur dont nous venons et qui nous guette. Il faut revenir, encore une fois, à la malle de l’abbé Jules60. En effet, pourquoi la détruire si ce n’est parce qu’elle renferme la part ténébreuse et vraie d’un individu, la preuve irréfutable que l’enfer existe ? En la brûlant, la famille Dervelle assure sa propre tranquillité ; elle décide surtout de se voiler la face, de nier l’existence de ces Eurydice vulgaires – « des nudités prodigieuses, des seins, des ventres, des jambes en l’air » – sorties tout droit des flammes infernales et qui interpellent ceux qui sont sur terre. Qu’est-ce qu’il a pu fabriquer à Paris ? La question restera sans réponse parce que les vivants ont refusé d’écouter Lazare et ont préféré détourner les yeux plutôt que de plonger dans l’œuvre du mort-vivant. Heureusement, le narrateur – le disciple de Jules –, et Mirbeau à travers lui, n’ont pas eu ces pudeurs. Yannick LEMARIÉ Université d’Angers

NOTES 1. La Bible de Jérusalem, Jn, 11, 1-3, 17-20, 41-44. 2. On peut, pour avoir une idée plus précise de la définition de roman lazaréen, se rapporter au texte de Marie-Laure Basuyaux, « Les années 1950 : Jean Cayrol et la figure de Lazare » : http ://www.fabula.org/colloques/document61.php. 3. Toutes nos références sont prises dans Octave Mirbeau, Œuvre romanesque, 3 volumes, édition critique établie, présentée et annotée par Pierre Michel, Paris, Buchet/Chastel-Société Octave Mirbeau, 2000-2001. Le Calvaire, p. 130.

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4. Ibid., p. 227. 5. Ibid. p. 303. 6. Il faudrait évidemment développer beaucoup plus cette partie. Nous nous contenterons de donner quelques pistes, à charge pour le lecteur de compléter nos remarques. 7. Le Calvaire, p. 126. 8. Ibid., p. 156. 9. Victor Hugo, Booz endormi : « Immobile ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles / Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été / Avait en s’en allant négligemment jeté / Cette faucille d’or dans le champ des étoiles. » 10. Peut-on voir un effet de renversement dans le prénom de la jeune paysanne ? Si on extrait les quatre lettres intérieures du prénom (MaTHURine), on retrouve, quasiment, le prénom inversé de RUTH, la femme qui vient s’allonger auprès de Booz. 11. L’Abbé Jules, p. 374. 12. Le Calvaire, p. 130. 13. Le Jardin des supplices, p. 247. 14. Sébastien Roch, p. 577. 15. L’Abbé Jules, p. 361. 16. Ibid., p. 370. 17. Ibid., p. 384. 18. Ibid., p. 361. 19. Ibid., p. 454. 20. Ibid., p. 372. 21. Nous renvoyons à nos études, notamment : « L’Abbé Jules : le Verbe et la colère », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, Angers, 2008, pp. 18-34, et « L’Abbé Jules : de la révolte des fils aux zigzags de la filiation », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, Angers, 2009, pp. 19-34. 22. Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, Paris, 1992, p. 82. 23. L’Écuyère, p. 795. 24. Le choix de cette race pourrait éventuellement s’expliquer par une riche polysémie. Après tout, en entendant Orloff, nous entendons une double expulsion : Hors / off. L’explication estelle tirée par les cheveux ? En tous cas, elle confirme que le cheval est bien cet animal psychopompe qui retire l’homme du monde des vivants. 25. Le Calvaire, p. 252. 26. Strabon, Géographie, V, 4. 27. Virgile, L’Énéide, Livre 6, 237-241. 28. Sébastien Roch, p. 631. 29. Le Jardin des supplices, pp. 256 /262. 30. Les 21 jours d’un neurasthénique, p. 21. 31. Ibid., p. 22. 32. Le Jardin des supplices, p. 262. 33. Rappelons que le Tartare, chez Virgile, est entouré par un triple mur, baigné par les eaux du Phlégéton. À l’intérieur du Tartare deux fleuves : « Là l’Achéron bouillonne, et, roulant à grand bruit / Dans le Cocyte affreux vomit sa fange immonde. » 34. Les 21 jours d’un neurasthénique, p. 25. 35. Ibid., pp. 47-48. 36. La 628-E8, p. 293. 37. Ibid., p. 335. 38. Lola Bermúdez, « Les Pays-Bas dans La 628-E8 », in Éléonore Reverzy et Guy Ducrey (dir.), L’Europe en automobile. Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses Universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 2009, p. 93. 39. Dingo, p. 640.

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40 Michel Contart, Michel Contart, « Dingo vu par un vétérinaire cynophile », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, Angers, 1999, p. 159. 41. Michel Contart, « Dingo vu par un vétérinaire cynophile », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, Angers, 1999, pp. 142-168. 42. Dingo, p. 851. 43. Le Calvaire, p. 155. 44. Ibid. p. 131. 45 Les 21 jours d’un neurasthénique, p. 49. 46. L’Abbé Jules, p. 333. 47. Ibid., p. 432. 48. Ibid. p. 436. 49. Sébastien Roch, p. 655. 50. Bérangère de Grandpré notait avec raison, dans son commentaire du roman, que les deux saints (Sébastien et Roch) avaient une action anti-pesteuse. Bérangère de Grandpré, « La Figure de Saint-Sébastien de Mirbeau à Trakl », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, Angers, 2006, pp. 55-72. 51. Sébastien Roch, p. 660. 52. Il conviendrait de développer plus longuement ce principe d’inversion. Il nous semble, en effet, constituer, un fait de littérature primordial dans l’œuvre de Mirbeau. Gustave Doré, Résurrection de Lazare. Ce principe sera repris, quelques années plus tard, par Jean Genet. 53. Neuter, en latin, signifie ni l’un ni l’autre. En écrivant que Coquereux est neutre, Mirbeau le place dans un entre-deux et donc sur le frontière du vivant et du mort ! Dingo, venu des Enfers, l’a bien compris. 54. « L’apathie est l’esprit de négation appliqué à l’homme qui a choisi d’être souverain », Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, Minuit, 1949, p. 44. 55. Sébastien Roch, p. 695. 56. Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, p. 226. 57. Le Calvaire, p. 141. 58. Sébastien Roch, p. 709. 59. Le journal de la femme accumule les morts violentes. 60. Nous en avons déjà longuement parlé dans nos deux articles.

Octave Mirbeau L’Abbé Jules L’Âge d’Homme, février 2010, 288 pages ; 12 €

DE MIRBEAU À GENET LES BONNES ET LE CRIME EN LITTÉRATURE La destruction du sujet social entraîne-t-elle la dislocation du sujet littéraire ?

À la toute fin du XIXe siècle, en 1900, « la servante au grand cœur » baudelairienne n’est plus, ni la dévotion esthétique d’une Félicité flaubertienne, ni la soumission de la servante balzacienne ; chez Mirbeau en revanche, dans Le Journal d’une femme de chambre, comme plus tard en 1947, chez Genet dans Les Bonnes, la domestique a achevé d’occuper la place du personnage littéraire stéréotypé qui était le sien jusqu’alors. Procédant d’une idéalisation littéraire par inversion comique au théâtre chez Molière, le personnage du valet ou de la soubrette, dans le cadre du réalisme romanesque, était devenu un type altruiste, dont la déshumanisation était sublimée. Son exploitation n’offrait d’autre prise au lecteur que la compassion pour une figure de sainte. Désormais, pour la première fois chez Mirbeau, la destruction de l’être que la société inflige à la domestique prend la forme d’une vision aussi anéantie que percutante, où le personnage prend l’allure d’une pâte molle, vide et sans identité. Ainsi, les patronnes choisissent toujours le prénom de leur bonne indépendamment de leur véritable état-civil, comme pour marquer au fer rouge la condition de servitude à partir d’un simple prénom, impossible à partager sémantiquement avec l’univers des maîtres. Célestine doit s’appeler Marie dans une de ses places et Jeanne, chez la placeuse Madame Paulhat-Durand, doit renoncer à son prénom : « … ça n’est pas un nom de domestique… c’est un nom de jeune fille. Si vous entrez à mon service, vous n’avez pas la prétention, j’imagine, de garder ce nom de Jeanne1 ? ».

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Dans un oubli complet d’elles-mêmes, toute l’existence des employées de maison se résume à un regard qui reflète l’univers des maîtres. Cette vision qui se fait pur miroir des turpitudes des maîtres offre, dans les deux œuvres, l’occasion aux domestiques de devenir des sujets littéraires, et ce, d’une manière aussi paradoxale qu’originale. Regards creux, néantisés, auxquels on a refusé la légitimité d’une existence intrinsèque et auxquels les maîtres offrent le spectacle d’une vie théâtralisée, où l’envers du décor rend grotesque la scène des comportements sociaux, ces regards pour accéder à l’identité ne peuvent que rejeter avec violence l’univers bourgeois qu’ils reflètent. Ce cri de haine, exprimé jusqu’au Jean Genet. désir de meurtre, fonde spécifiquement la communauté de vue entre les deux écrivains, Mirbeau et Genet. La bonne est une actrice à part entière de la création artistique et, pour la première fois, le fait de tenir son journal, pour Célestine, de se livrer, pour Solange et Claire, à la « cérémonie », petite représentation théâtrale consistant à jouer, avec force costumes empruntés à la garde-robe de madame, les rôles de la bonne et de sa maîtresse, tout cela produit une identité spécifique de créateur. Seulement, ces bonnes devenues sujets littéraires, dans le déroulement d’un récit pour Célestine, dans le cadre du théâtre dans le théâtre pour Solange et Claire, ne peuvent se satisfaire des formes traditionnelles qu’elles empruntent. Sans que cela soit théorisé, ni peut-être même pensé, Mirbeau et Genet font que la prise de parole du dominé rime avec innovation littéraire, et le dénominateur commun en est la dislocation du moi, une fragmentation identitaire infligée et sublimée à la fois. Célestine rédige un journal qui, dès le titre, suggère un statut hybride. À la fois, il met en scène le personnage de la femme de chambre et il offre les réflexions morales de la narratrice, double de l’écrivain. La temporalité elle-même n’offre pas la linéarité que laisserait attendre la forme du journal, puisque le récit, centré sur les sept mois et demi passés par Célestine chez les Lanlaire en province, est majoritairement constitué de nombreux retours en arrière aux statuts très divers, souvenirs, explications, témoignages, eux-mêmes désordonnés et fragmentaires. Quant à l’occupation favorite des deux sœurs que Genet met en scène, au lieu d’affranchir la pesanteur de la servitude, elle contribue eu contraire à brouiller le réel et le factice, la vie et sa représentation, la réalité et les fantasmes, au point que, parfois, le spectateur se perd

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dans un entre-deux très troublant. Parfois, on ne sait plus si Claire jouant à Madame et appelant sa sœur Solange du nom de Claire, qui est le sien, ne finit pas par confondre sa sœur avec elle-même, se prenant au jeu de la confusion totale d’identité, entre les deux sœurs, puis entre employeur et employée. Et ce vertige va jusqu’à l’acceptation finale, authentiquement suicidaire et vraiment théâtrale, de Claire qui finit par ingurgiter le tilleul empoisonné destiné à la patronne. Confusion mentale qui permet de passer à l’acte, de surjouer son rôle au point de disparaître en même temps que le personnage dont on joue l’assassinat. Il est bien question ici, également, autant d’une question de perte d’identité sociale et psychologique que de jeu avec l’identité littéraire, jusqu’au vertige. Célestine, après avoir longtemps dénoncé les abus de ses maîtres, pendant les trois mois qu’elle évoque dans le petit café de Cherbourg où elle s’est réfugiée avec l’ancien cocher Joseph, déplore l’impertinence et l’immoralité des bonnes qu’elle en est venue à employer. Une lucidité extrême qui n’aboutit finalement pas à une posture politique progressiste, puisque Joseph est antisémite, défenseur de la patrie et de la religion et qu’elle finit par reproduire les tares qu’elle a dénoncées précédemment dans son journal. Il s’agit donc bien d’une dislocation de l’identité dans les deux cas, qui, malgré l’acuité et la justesse de la vision politique et sociale, se détourne ou se transforme de manière maléfique, du fait d’un mimétisme excessif vis-à-vis d’un monde que l’on exècre et que l’on conspue et du fait de la confusion du crime et de la volupté, la haine du bourgeois poussant au désir et à l’apologie du meurtre. Fragmentation de la personnalité chez Mirbeau, multiplication vertigineuse des images chez Genet, dans tous les cas, la dislocation du sujet aboutit à une déstructuration du sujet littéraire. Comment les regards dénonciateurs déplacent-ils le champ politique vers l’esthétique par le jeu du mimétisme ? Comment les bonnes figurent-elles la posture d’écrivains aux prises avec le rejet des formes de leur temps ? Enfin, comment le chemin de la politique vers l’art aboutit-il au crime ? Mettre à mort les maîtres, ce n’est pas si facile et cela conduit à mettre à mort les frontières entre la littérature et le réel. 1. DE LA POLITIQUE À L’ESTHÉTIQUE : LE JEU DU MIMÉTISME Un domestique, ce n’est pas un être normal, un être social… C’est quelqu’un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s’ajuster l’un à l’autre… C’est quelque chose de pire : un monstrueux hybride humain… Il n’est plus du peuple, d’où il sort ; il n’est pas non plus de la bourgeoisie où il vit et où il tend… […] L’âme toute salie, il traverse cet honnête monde bourgeois et rien que d’avoir respiré l’odeur mortelle qui monte de ces putrides cloaques, il perd à jamais, la sécurité de son esprit, et jusqu’à la forme même de son moi. (Ibid., chap. VIII, p. 203)

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Ces moments de lucidité cruelle de Célestine, au carrefour de l’introspection et de la description sociologique, marquent bien la perte d’identité caractéristique de son état. La dénonciation politique porte sur deux éléments : d’une part, l’aliénation subie par la servante ; d’autre part, la noirceur morale du monde des maîtres qui contaminent la candeur des domestiques. La servante est aliénée au sens propre du terme, privée de son être d’origine, elle en vient à imiter un modèle qui la fascine et la dégoûte à la fois. Ces jeux de mimétisme théâtral sont communs aux deux auteurs et dépassent largement les interversions de rôles que l’on peut trouver dans la comédie, au XVIIe ou au XVIIIe siècle. Chez Molière, lorsqu’un valet imite son maître, c’est pour mieux servir ses intérêts et, chez Marivaux, seule la mise à l’épreuve amoureuse justifie que les valets soient déguisés en maîtres dans Le Jeu de l’amour et du hasard où, à la fin, tout rentre dans l’ordre. En revanche, chez Mirbeau, puis plus tard chez Genet, l’imprégnation que les patrons exercent sur leurs serviteurs est d’un tout autre ordre. Célestine énonce la vérité générale suivante : « C’est un fait connu que notre esprit se modèle sur celui de nos maîtres, et ce qui se dit au salon se dit également à l’office2. » La bonne est en quelque sorte le caméléon de sa patronne, puisqu’elle a perdu, dès son entrée dans la maison, toute identité, et en quelque sorte tout passé, toute existence personnelle. Au lieu d’être un calcul ou un jeu, le mimétisme devient inéluctable et comme imposé par les patronnes, qui font le don de leurs riches parures et de leurs dessous soyeux à leurs bonnes. Mais ni l’identification avec les maîtres, ni la fascination mimétique ne sont subies jusqu’au bout. Le jeu peut devenir parodique et avoir une vertu libératrice. Lorsqu’elle évoque l’une de ses meilleures places, Célestine décrit le plaisir des valets à imiter les maîtres : « Et l’on riait, et l’on s’amusait […] à singer les réceptions de Madame. […] Je me souviens qu’un après-midi on m’obligea à revêtir un costume très chic de Monsieur, de Coco, comme nous l’appelions entre nous… Naturellement, on joua à toutes sortes de jeux risqués ; on alla même très loin dans la plaisanterie3. » Chez Genet, la pièce s’ouvre sur le jeu des deux sœurs qui jouent à la bonne et à la patronne. Leur humiliation quotidienne s’exprime en terme sordides, comme si leur existence était un déchet : Claire : Quand comprendras-tu que cette chambre ne doit pas être souillée ? Tout, mais tout ! ce qui vient de la cuisine est crachat. Et remporte tes crachats ! Mais cesse ! 4 Claire : Je vous ai dit, Claire, d’éviter les crachats. Qu’ils dorment en vous, ma fille, qu’ils y croupissent. Ah ! Ah ! vous êtes hideuse ma belle.5

Jouer l’humiliation, c’est non seulement la dénoncer en la représentant, mais se l’approprier pour l’ingurgiter, puis, pour ainsi dire, la vomir, la haine représentée se faisant alors catharsis. Curieusement, aussi bien chez Mirbeau que chez Genet, la fonction satirique de l’imitation, libératrice dans un premier temps,

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aboutit ensuite à une forme de décentrement vertigineux. Visiblement, Célestine et ses amis jouent si bien aux patrons qu’ils en imitent jusqu’aux jeux sexuels, et Célestine change d’identité générique puisqu’elle est déguisée en homme. Quant aux deux bonnes de Genet, elles transforment ce jeu en un véritable rituel, un exorcisme qu’elles intitulent la « cérémonie ». Qui plus est Genet suggérait que ce soient des acteurs masculins qui jouent ces rôles. Sacralité d’une représentation dont la valeur n’est pas simple règlement de compte social. L’opposition de classe se double de l’oppression que la sœur aînée, Solange, inflige à sa sœur cadette. Claire se venge en quelque sorte deux fois de ses souffrances, créant théâtralement un jeu de miroir aux effets multiples. Tourniquet d’identités, confusions d’images, par lesquels le jeu théâtral remplit sa fonction critique, cathartique et surtout de représentation de l’illusion. En ce sens, le jeu mimétique conteste jusqu’à la validité de son modèle. Cette contestation politique radicale des manières des maîtres, qui se fait jusqu’à la déstructuration du sujet, se renverse en posture littéraire. Toute réduite à néant qu’elle soit Célestine, en écrivant son journal, et Solange et Claire, en dirigeant leur partition théâtrale, assument une identité artistique potentiellement libératrice. 2. LA RÉVOLTE SOCIALE FRAGMENTE-T-ELLE OU UNIFIE-T-ELLE LE SUJET LITTÉRAIRE ? La parole de Célestine dans son journal, dès lors qu’elle se fait narratrice, permet une subjectivité propre, où l’observation se fait simultanément jugement. Assumant un regard sur sa propre condition et sur le monde, la femme de chambre adopte alors un point de vue unifié. Le recul et la synthèse intellectuelle créent une forme de pensée morale. Elle peut se juger elle-même et elle juge les bourgeois qu’elle sert. L’introspection est le corollaire de la dénonciation critique. Lorsqu’elle évoque la manière dont Mme Paulhat-Durand recrute d’autres bonnes, elle taxe les maîtres de « trafiquants d’esclaves6 », forme de généralisation morale qui est une preuve de l’unité du moi : « Cela me parut, à moi, un drame énorme, ces trois personnes qui étaient là silencieuses et se regardant… J’eus la sensation que j’assistais à une tragédie sociale, terrible, angoissante, pire qu’un assassinat7 ! ». Au contraire, ce sont les bourgeois, sous la plume alerte de la femme de chambre, qui sont indifférenciés : « Ah ! Les bourgeois ! Quelle comédie éternelle ! J’en ai vu et des plus différents. Ils sont tous pareils… […] Tous hypocrites, tous lâches, tous dégoûtants, chacun dans leur genre8… ». L’exploitation des domestiques est donc dénoncée au même titre que l’impossibilité pour le monde des patrons d’être un modèle. Les turpitudes des maîtres, leurs mesquineries, leur sens politique fluctuant, sont tour à tour fustigés, au même titre que l’hypocrisie religieuse. Les bonnes sœurs le plus souvent « poussent l’exploitation jusqu’au crime9 » et les maîtres sont des

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exemples « d’une collection d’humanité loufoque et déréglée10 ». La vigueur du propos semble donc bien être unifiée par un sujet quasi cartésien, à la lucidité et l’intelligence aussi amères que claires. Chez Genet également, il semble y avoir communauté de vues entre les deux sœurs, formant symptomatiquement à elles seules un groupe aux intérêts communs. Pendant un long moment, elles s’entendent pour laisser croire à Madame que Monsieur est encore en prison, créant par là une réalité truquée. Cette maîtrise du réel va plutôt dans le sens d’une unité de la subjectivité. Pourtant, le regard des bonnes, chez Mirbeau et Genet, a ceci de commun qu’elles rejettent les formes traditionnelles de la représentation. Célestine, qui a l’occasion de croiser Paul Bourget, modèle de l’auteur de romans d’analyse, inspiré de la psychologie classique rationnelle, s’empresse de dénoncer cette conception de l’âme humaine, où les domestiques n’ont point de place. Le ridicule du monde littéraire est mis en relief à plusieurs reprises et l’on ne s’étonnera pas que Célestine récuse ces modèles littéraires comme elle a récusé les modèles humains. Assumer une voix d’écrivain se fait donc dans le refus et la colère. Qu’une femme de chambre rédige son journal est une incongruité, apparemment fondée sur l’imitation des épistolières bourgeoises. En réalité, une parole neuve s’exprime, déboussolée de sa nouveauté, et en quête de normes esthétiques propres. La distorsion temporelle, les fréquents retours en arrière, voire les apartés, les intrusions dans la narration, sont autant de brèches au système reconnu de la psychologie et de la subjectivité habituelles. L’introspection ne prend plus la forme rousseauiste de l’interrogation sur soi-même, mais celle d’un étonnement progressif et continu, et dont le premier objet est l’absence de sentiment de dégoût lors du premier viol subi par Célestine à l’âge de dix ans. Interrogeant Paul Bourget en personne sur ce mystère, Célestine est repoussée parce qu’elle est une servante, dépourvue de sens moral, voire d’âme. À propos des femmes de chambre, Paul Bourget lui répond un jour : « — Je ne m’occupe pas de ces âmes-là, dit-il… Ce sont de trop petites âmes… Ce ne sont même pas des âmes… Elles ne sont pas du ressort de ma psychologie… / Je compris que, dans ce milieu, on ne commence à être une âme qu’à partir de cent mille francs de rentes11… » Un peu plus tard, se demandant si Joseph est amoureux d’elle et ayant gagné en expérience, elle ne cherche plus Les Bonnes, au théâtre Garonne.

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une parole d’autorité derrière les romans de Paul Bourget et a constitué sa propre psychologie : J’en suis revenue [de ses romans]… et ils ne m’épatent plus… Ils épatent toujours Paul Bourget… Ah ! je ne serais plus assez niaise pour lui demander des explications psychologiques, car mieux que lui, je sais ce qu’il y a derrière une portière de salon et sous une robe de dentelles… (ibid. chap. VII, p. 164).

L’observation des dessous des riches, de leurs alcôves, de leurs turpitudes derrière les discours, lui fait prendre conscience de l’impénétrabilité de toutes choses. La clarté universalisante du classicisme n’est plus de mise et les noirceurs de l’être humain sont simplement observées sans être décryptées, en un constat sec et lucide à la manière de Céline, pourtant grand admirateur de La Bruyère. En quelque sorte anarchiste en littérature, Célestine n’accorde aucune loi à l’écriture, pas plus qu’elle n’en découvre à la psychologie. La fascination pour la brutalité de Joseph qu’elle découvre en elle est un de ces mystères insolubles. Cet amour de Célestine pour un autre, qu’elle voudrait mais ne pourrait être, est la forme suprême d’aliénation… jusqu’au crime. Fascination morbide pour un être mystérieux qui inspire effroi et désir et qui n’a d‘égale que celle des bonnes de Genet pour le crime qu’elles ne parviennent pas à commettre. 3. « … JUSQU’AU CRIME ! » Cette impossible assomption du moi aboutit donc dans les deux cas à une fascination pour le crime, comme si la haine de l’exploiteur, impossible à canaliser, devait se manifester par quelque désir de meurtre déplacé en un autre objet. Thanatos est intimement lié à Éros chez les deux auteurs. Au-delà de l’ambivalence freudienne qui associe pulsion de mort et pulsion de vie, désir d’anéantissement et aliénation amoureuse, les deux textes mettent bien en scène l’impossible révolte politique et la nécessaire reconfiguration esthétique de la parole de l’opprimé en un vertige infini de l’illusion. Il serait une erreur de lire le roman de Mirbeau comme un texte à thèse. Cela reviendrait à en faire un émule de Paul Bourget, avec un point de vue idéologique diamétralement opposé. Pour Célestine, en tant qu’auteur, il est impossible d’assumer une voix autorisée et claire, ni de trouver de solution autre que la fuite à sa condition. Devenir une commerçante petite bourgeoise aux côtés d’un criminel est sa seule échappatoire et les derniers mots du récit sont bien « jusqu’au crime ! ». Formule où l’on ne saurait voir d’explicite parti pris anarchiste, puisqu’il s’agit de défendre le patriotisme d’extrême droite en se déguisant en Alsacienne ! La seule unité de la conscience, au plan politique comme au plan esthétique, serait donc celle de la haine. Le rejet d’une psychologie à la Paul Bourget, où l’unité du sujet ne fait pas problème, équivaut au rejet de la bonne conscience bourgeoise. Par delà le bien et le mal, une certaine violence de ton annonce la poétique du cri d’un Céline.

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Cette aliénation impossible à dépasser autrement que par le désir d’anéantissement est admirablement exprimée par Sartre dans son analyse des Bonnes : « Pures émanations de leurs maîtres, les domestiques comme les criminels appartiennent à l’ordre de l’Autre, à l’ordre du Mal. Elles aiment Madame : cela signifie, dans le langage de Genet, qu’elles voudraient l’une et l’autre devenir Madame, en d’autres termes, s’intégrer à l’ordre social dont elles sont les déchets. Elles haïssent Madame ; traduisez : Genet déteste la Société qui le repousse et souhaite l’anéantir12. » Cette haine qui va jusqu’à la haine de soi produit, comme chez Mirbeau, mais avec les effets de facticité propres au théâtre, une néantisation du réel à plusieurs étages, où la simulation quotidienne du meurtre, préparatoire au projet de meurtre réel de Madame, se transforme en suicide réel de Claire. Genet a inventé deux bonnes, non seulement car il s’est inspiré du fait divers des sœurs Papin, mais parce que cela permettait un jeu de démultiplication de toutes les instances de la pièce. De même que l’amour-haine a pour objet plusieurs types de dominants (patronne, sœur aînée), de même le jeu entre la simulation et le réel est à plusieurs niveaux, au point de faire se confondre le principe même d’identité. L’un et le multiple, soi-même et l’autre, in fine, se superposent. « Ainsi chacune des deux bonnes n’a d’autre fonction que d’être l’autre, soi-même comme autre : au lieu que l’unité de la conscience soit perpétuellement hantée par une dualité fantôme, c’est au contraire la dyade des bonnes qui est hantée par un fantôme d’unité13. » Finalement, l’échec et le brouillage des différentes instances, politiques, psychologiques et littéraires aboutit au fait que les meurtres, dans les deux textes, sont déréalisés. Dans Les Bonnes, le meurtre ne se fait pas et c’est un des assassins qui se suicide ; dans Le Journal d’une femme de chambre, jamais il n’est prouvé que Joseph a assassiné la petite Claire ni qu’il ait volé l’argenterie des Lanlaire. Et pourtant le désir du mal n’en est que plus intense et trouble dans les deux œuvres : d’abord un fantasme, il tient lieu de révolte politique, mis en scène esthétiquement, dans un journal et au théâtre. Sartre formule ainsi l’omnipotence de l’imaginaire : « C’est que la cérémonie a un autre sens encore : elle est Messe noire. Ce qui se joue chaque soir, c’est le meurtre de Madame. Il s’agit de commettre le pire : […] L’acte sera imaginaire puisque le Mal c’est l’imagination. Mais même dans l’imaginaire il est truqué d’avance. Les bonnes savent qu’elles n’auront pas le temps d’aller jusqu’au crime14. » CONCLUSION Ces deux textes-brûlots semblent au départ voués à servir explicitement une cause politique : dénoncer l’abus de pouvoir des patrons sur les domestiques, peindre la petitesse de leur monde et inciter à la révolte. Peu ou

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prou, un déplacement de sens et de forme se produit, puisqu’en peignant la perte d’humanité des servantes, les deux écrivains représentent une fragmentation du sujet aussi abyssale qu’indéfinie. Impossible d’être soi quand on est domestique, mais impossible aussi d’être un autre, et ce, jusqu’à la haine irréalisable des autres et du monde. Le clivage psychologique se traduit esthétiquement par un rejet des formes empruntées : la forme du journal et celle de la représentation théâtrale sont truquées et démystifiées. Seule la fascination pour le Mal demeure, une fascination toute passive et victimaire : Claire en meurt et Célestine finit soumise à la toute-puissance de Joseph. Mirbeau précurseur de Genet mériterait assurément de figurer dans l’anthologie de Bataille15. Annie RIZK

Traduction autrichienne du Journal d’une femme de chambre (2006).

NOTES 1. Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, édition Folio classique, 2007, chap. XV, p. 356. 2. Ibid. chap. V, p. 133. 3. Ibid. chap. IV, p. 106. 4. Jean Genet, Les Bonnes, édition Folio théâtre, 2005, p. 16. 5. Ibid .p. 17. 6 . Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, édition Folio classique, 2007, chap. XIV, p. 371. 7. Ibid. p. 371. 8. Ibid. chap. XII, p. 289. 9. Ibid. chap. V, p. 134. 10. Ibid. chap. VI, p. 152. 11. Ibid. chap. V, p. 134. 12. Sartre, Saint Genet comédien et martyr, Gallimard, 2004, p. 681. 13. Ibid. p. 682. 14. Ibid. p. 685. 15. Bataille, La Littérature et le mal, Folio, Essais, 2004.

Octave Mirbeau – Jules Huret Correspondance Édition établie, présentée et annotée par Pierre Michel Éditions du Lérot, 35 € (22 € pour nos adhérents)

LES RÉCITS D’UNE SOCIÉTÉ CRIMINELLE (La représentation du crime dans Les 21 jours d’un neurasthénique) Les 21 jours d’un neurasthénique, le roman de Mirbeau qui paraît après Le Journal d’une femme de chambre, fait un pas de plus dans l’expérimentation1. Le version définitive du Journal est un roman plus ou moins cohérent, où Mirbeau multiplie les effets de réel, où les personnages deviennent plus épais, mais non moins mystérieux. Les 21 jours est aussi un récit à la première personne du singulier, le narrateur est un certain Georges Vasseur, de qui on ne sait que très peu de choses, et le roman, si tant est que c’en soit vraiment un, met en scène, d’une manière métonymique, une société malade, nerveuse, fatiguée. Ce récit, on le sait bien, est la reprise d’une soixantaine de contes de l’auteur, qui ont paru auparavant dans la grande presse. Le fait de la reprise, de la recontextualisation, et, avec cela, l’interaction entre la pratique journalistique et l’écriture romanesque, vont nous permettre, tout d’abord, de mettre en lumière la position de l’auteur dans le champ littéraire français de l’époque, qui est en train de se modifier dans le contexte de la culture médiatique. Dans un deuxième temps, nous étudierons la représentation du crime dans le récit, en accordant notre attention, d’une part, à la thématique du crime, et, d’autre part, à la manière de raconter. Pour clore notre article, nous passerons brièvement en revue les différentes traditions qui se trouvent à la source d’une œuvre si singulière. LA POSITION DE MIRBEAU L’utilisation du même texte (nouvelle parue dans la grande presse, intégrée ensuite dans un roman), qui devient ainsi différent, parce qu’il est recontextualisé, nous permet de mettre en lumière la position particulière de l’auteur dans le champ littéraire. Les nouvelles de Mirbeau paraissent uniquement dans la grande presse, sans qu’il se soucie de les intégrer dans des recueils. Il commence à publier des contes dès 1882 dans Paris-Journal et Le Figaro2, et, plus tard, après la parution des Lettres de ma chaumière, dans le Gil Blas, L’Écho de Paris, Le Journal – dès 1892 – et L’Aurore. C’est l’époque de l’épanouissement de la culture médiati-

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que en France3 et le dispositif de la distribution permet à la presse de toucher pratiquement tous les Français – dont la plupart sont désormais alphabétisés – et d’accomplir le grand travail de l’acculturation. Le Figaro, L’Écho de Paris et le Gil Blas sont des journaux mondains, qui appuient « leur rédaction sur des hommes de lettres spécialisés dans la rédaction de petites chroniques et de petits contes. Tous ces journaux ont leur une composée sur deux colonnes, deux colonnes et demie, de contes et nouvelles, d’échos ou nouvelles à la main, de petites saynètes4 ». Le Journal, créé en 1892 par Ferdinand Xau, rejoint vite les trois grands, Le Petit Journal, l’archétype de la grande presse, Le Petit Parisien et Le Matin, mais c’est lui qui peut réunir les plumes les plus prestigieuses de l’époque, tandis que L’Aurore de Clemenceau est un des journaux radicaux de l’époque. À partir de la fin des années 80, Mirbeau possède la notoriété du « grand écrivain », il n’est pas étonnant donc qu’il soit convoité, entre autres, par Le Journal, qui se caractérise par une nette orientation littéraire. La presse est une importante source de revenus, mais ce qui est peut-être plus important, c’est qu’un auteur peut, grâce à elle, toucher un public très large, des centaines de milliers de lecteurs. Il peut également cultiver la brièveté, exercer l’écriture périodique5 – la périodicité étant un des traits de caractère majeurs de la culture médiatique, tant au niveau de la production qu’à celui de la réception – et aussi aborder à des thèmes qui sont très proches de l’actualité6 : « Ils [les contes] sont le creuset dans lequel s’inscrivent les allusions polémiques et le message politique. Aussi bien, le boulangisme et ses corollaires : le nationalisme, le militarisme et le revanchisme, la poussée de l’antisémitisme, l’alliance francorusse, le colonialisme, en sont-ils les lignes filigranées, quand ils ne lui servent pas carrément de cadre7. » En se trouvant ainsi au cœur du nouveau dispositif médiatique et en exploitant ses ressources (symboliques et économiques), Mirbeau réussit à avoir une position lui permettant de toucher un public large et diversifié et de lui offrir, d’une manière périodique, des œuvres brèves. Les contes de Mirbeau sont donc véhiculés, d’abord et surtout, par le support de la presse, l’auteur n’ayant pas eu l’intention de les réunir tels quels en recueil, à la différence de Maupassant, par exemple. Par contre, il existe pour lui un autre moyen d’en « tirer plus de profit » : le procédé de la recontextualisation, c’est-à-dire leur réutilisation dans un autre cadre. C’est ce qui donne naissance aux 21 jours, un “roman” qui retravaille à sa manière les principes du roman du réel : il propose un discours sur le monde contemporain, tout en témoignant tout autant de l’impossibilité d’en donner une représentation fidèle et vraie : « L’œuvre de Mirbeau, en dépit – ou à cause – de son engagement donne paradoxalement à lire cette incertitude : il ne s’agit pas tant de combattre un ennemi clairement identifié […] ou de dénoncer un mundus inversus […] que de mettre à nu la faillite de toute signification8. » La matière de base, le conte, qui était accessible au plus grand nombre, devient l’élément principal d’un récit d’expérimentation, qui déroute les lecteurs et assigne à

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l’écrivain une autre position dans le champ littéraire, cette fois dans le souschamp de la production restreinte, suivant la terminologie de Bourdieu. Le conte et sa réutilisation nous amènent donc à identifier plusieurs postures du même auteur : toucher un public large par la presse et un public restreint par le roman. Mirbeau semble être tout à fait conscient des possibilités du champ, capable d’exploiter habilement les ressources du nouveau système médiatique ; le va-et-vient entre les supports, entre la littérature et le journalisme, la périodicité, l’anticipation sur les attentes des divers récepteurs, qu’ils soient lecteurs de journaux, lecteurs de romans, ou les deux à la fois. LA REPRÉSENTATION DU CRIME Le romancier exploite aussi le potentiel qui réside dans un des thèmes de la culture médiatique : le crime. On sait, depuis les analyses de Dominique Kalifa, que la Belle Époque se caractérise par l’irrésistible essor des récits de crimes9 : le crime est la matière principale des faits divers, du roman populaire et, plus particulièrement, du roman judiciaire, et gagne également les différents supports de l’image. On peut dire sans exagération que le crime et la violence sont les éléments thématiques constants de l’œuvre de Mirbeau et fournissent la matière première des 21 jours. Dans 15 chapitres sur 23, le crime est bien présent, d’une manière ou d’une autre. Les chapitres 14, 16 et 18 contiennent deux récits de crime, tandis que, des cinq récits réunis dans le chapitre 19, quatre traitent une matière criminelle. Le côté quantitatif n’est pas le plus intéressant en lui-même, il est plus utile de regrouper d’abord les récits entre eux. On peut identifier un premier groupe qui contient des récits mettant en scène des cas d’écarts déontologiques. Jacques Dubois définit ainsi cette notion : « L’énigme policière créera un premier effet de scandale à chaque fois qu’elle placera en position de culpabilité un personnage censé avoir, en raison de son statut institutionnel ou social, un comportement au-dessus de tout soupçon. […] Nous aurons, d’une part le médecin et le prêtre, et, de l’autre, le juge, l’avocat et le policier. Les premiers ont affaire avec la vie et la mort, les seconds avec la loi et l’ordre10. » Dans le chapitre 2, le docteur Fardeau-Fardat avoue sa culpabilité : « Parce que… les temps étaient durs alors… et il fallait vivre… En avons-nous embaumé de ces pauvres bougres… qui seraient, aujourd’hui… vivants comme vous et moi ! Qu’est-ce que vous voulez ?… La mort des uns… c’est la vie des autres…11 » Le Recteur de Kernac impose à chacun des parts contributives en argent ou en denrées (chapitre 18) et vole bel et bien ses fidèles, tout comme le vicaire d’un des récits de 20e chapitre, qui exige dix francs pour exorciser un enfant mourant avant de le baptiser. En édifiant leur activité sur l’argent, les médecins et les prêtres trahissent leur profession, mais cette trahison ne se manifeste pas

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comme telle dans le récit lui-même. Ces cas révèlent d’ailleurs une société où c’est l’argent qui est devenu la première valeur métaphysique, en fondant un ordre social nouveau. Sur ce point, les récits de Mirbeau s’intègrent dans la tradition du roman balzacien, un des premiers avatars à saisir à sa manière cette donnée nouvelle de la société française. À part les cas des médecins et des prêtres, on peut mentionner un autre type d’écart déontologique : les erreurs et les abus de la Justice. L’exemple parfait est celui de Rouffiat (chapitre 16). Dans cette enquête, si c’en est une, c’est la pâleur du suspect qui sera la preuve principale : « Et ma pâleur confessait tellement le crime, elle le clamait si haut, que mon avocat lui-même ne voulut pas plaider mon innocence » (147). Ce chapitre donne un autre exemple de l’abus des acteurs de la Justice : Triceps raconte l’histoire de Jean Loqueteux ramassé par les gendarmes, jugé « dangereux, assassin peut-être, et sûrement incendiaire » (150), interrogé, emprisonné et reconnu finalement « fou officiel ». L’histoire du clochard Jean Guenille n’en est pas moins révélatrice : celui qui trouve et rapporte un portefeuille bourré de billets est condamné pour vagabondage. Ces deux personnages sont des vagabonds, sujets à une constante criminalisation, car l’un des enjeux de l’époque est de les intégrer à l’ordre12. Ces cas témoignent aussi du fait que ces individus sont jugés à partir de leurs traits physiques. Ainsi celui qui est en position d’exercer son pouvoir peut-il naturaliser un fait social (dans ce cas, le crime) : la pâleur et l’apparence physique sont considérées comme les signes de la culpabilité, Rouffiat et Jean Loqueteux sont, par leur nature même, des criminels. Les récits ne mettent pas en question ce phénomène discursif. Pourtant, l’effet du grossissement13 – un des composants de la poétique mirbellienne –, qui résulte cette fois de la multiplicité des écarts, révèle pour le lecteur un fait : il semble que, dans cette société, il n’y ait que des écarts déontologiques, c’està-dire que la logique est en quelque sorte renversée : exercer honnêtement sa profession devient anormal, c’est ce qui semble être un écart déontologique. Ceux qui ont affaire avec la vie, la mort et la Justice représentent une société en dysfonctionnement. Il faut également noter que c’est la classe des pauvres qui est exploitée par la médecine14, l’Église et la Justice : les victimes de ces écarts déontologiques sont donc les plus démunis. Les sciences, la religion et la Justice deviennent des instruments de pouvoir servant à reproduire les inégalités et à les justifier à leur manière. Les récits des narrateurs révèlent aussi le bon fonctionnement de ce que Foucault appelle la société de surveillance15 : L’Église contrôle les âmes, la médecine les corps, ceux qu’on croit fous sont internés16, les délinquants sont repérés et emprisonnés. La fin du chapitre 3 contient de plus une allusion à la réforme pénitentiaire en cours. La société prend en charge et contrôle l’existence des individus, dès leur naissance (ou avant même leur naissance, si on pense aux lois régulant la natalité dont il est question dans le chapitre 19), et cela jusqu’à leur mort.

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C’est le crime qui semble fonder les rapports des classes sociales, qui met en relation les riches (les criminels) et les pauvres (les victimes). Le récit du marquis de Portpierre adopte le point de vue de l’oppresseur pour qui tout est permis : par exemple, tuer les enfants et les animaux avec son automobile, ou faire tuer les braconniers par ses gardes, choisis « de préférence parmi les sousofficiers, d’anciens chaouchs familiers avec les tortures des bagnes, et pour qui la vie d’un homme ne compte Pas17 » (161). Le premier récit du chapitre 19, celui de l’écrivain sur la misère humaine, adopte une tonalité différente : c’est une pièce descriptive qui enregistre les moindres détails de la pauvreté autour de l’avenue de Clichy. Le chapitre 22 reproduit la confession d’Ives Lagoannec devenu tueur. Ce récit essaie de saisir l’instinct de meurtre qui sommeille dans chacun, mais une lecture plus serrée de cette nouvelle de caractère fantastique peut également permettre de repérer les indices des déterminations sociales qui conduisent inévitablement au crime. La société repose sur des crimes commis par des puissants (elle est donc bien criminelle), mais elle suscite aussi des crimes, commis cette fois par des petits (elle est criminogène). Un troisième goupe (qui est en rapport étroit avec le précédent) contient des récits dans lesquels le crime est le résultat du système politique ou économique : l’épidémie provoquée par le maire en tuant un matelot (chapitre 18), les enfants morts à cause de l’État (chapitre 19) ou les allusions à l’affaire de Panama (chapitre 14). C’est également le crime qui fonde les rapports entre les différentes civilisations – il suffit de penser à l’interview du général Archinard, chez qui les murs sont tapissés de peaux de nègres et selon qui le meilleur moyen de civiliser, c’est de tuer. Ce projet – dont les prémisses sont déjà aberrantes18 – s’inscrit à la fois dans un cadre politique – on peut ainsi supprimer les révoltes – et économique. Même si ces récits exploitent aussi les effets de l’ironie et du grossissement, c’est le roman tout entier qui dresse l’image d’une société, voire d’une civilisation, fondamentalement criminelle. Le crime est également présent au sein de la famille : le deuxième mari de la marquise de Parabole est tué par celle-ci dans la baignoire (chapitre 10), le vieux Krupp est « vampirisé » d’une manière extraordinaire par Boule-de-Neige (chapitre 11), et on peut citer aussi le récit de la villa louée avec son « fantôme », qui n’est autre que la femme du propriétaire, devenue ainsi prostituée (chapitre 12). Ces récits pré- La marquise de Parabole, sentent la famille, unité de base de la société, et surpar J.-P. Bussereau.

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tout le couple, comme un espace de violence, voire de torture, et donnent de la femme une image particulièrement négative, conformément aux représentations de la fin du siècle. Souvent ce sont des pulsions incontrôlables qui mènent au crime. Dans le chapitre 14, le narrateur raconte l’histoire de Jean-Jules-Joseph Lagoffin, un pervers ayant tué selon toute vraisemblance une petite fille de 12 ans (et sans doute d’autres encore) : il s’agit d’un assassinat que le narrateur a peur de dénoncer. M. Tarte, le respectueux bourgeois (chapitre 21), tue un autre homme. La raison en est diffuse, il y a surtout un petit détail qui détermine l’acte : « Et ce front semblait me narguer… rire de moi… Oui, en vérité, il riait de moi… Jamais je n’aurais cru que le simple front d’un homme chauve pût contenir tant de provocation en si peu de cheveux… » (240). Ces derniers récits témoignent du fait que la violence et le crime ont parfois une explication plus diffuse, plus compliquée. Dans ces cas-là aussi il y a sans doute des raisons sociales que l’on pourrait identifier, mais c’est surtout l’instinct, la pulsion qui agit. Ces récits identifient le crime, la violence, comme un trait constant de la nature de l’homme, conformément à l’anthropologie des récits mirbelliens : « sous un vernis de civilisation, l’homme est par nature un grand fauve, dont les appétits, mal refoulés ou péniblement canalisés, refont surface à la première occasion…19 » Le crime est omniprésent, il est le fondement (mal caché) de la société20. Il n’est donc pas surprenant que le gentleman-cambrioleur fasse du vol une honorable profession : si la société entière le pratique, si le vol est l’unique préoccupation de l’homme, il vaut mieux le pratiquer honnêtement, loyalement. Le récit mène ainsi jusqu’à l’absurde la logique du crime comme fait social. En dehors de la thématique, il convient également d’accorder une attention particulière à la manière de représenter le crime. On peut constater la grande diversité de genres des récits intradiégétiques : conte, anecdote, conversation, interview, lettre, confession, et aussi celle de la tonalité : du tragique jusqu’à l’absurde, avec une prédominance de l’ironie21. Cette diversité contribue avant tout à déstabiliser le lecteur en introduisant des ruptures dans la consommation du récit, à mettre en question les codes du roman du réel, et révèle aussi le fait que la matière recontextualisée conserve bien des traits de son origine. Comme le roman ne présente aucune intrigue, aucun crime n’a lieu au niveau présent de l’histoire (le plus récent est sans doute celui de M. Tarte), tous les crimes évoqués ont déjà eu lieu. On raconte les crimes, parce que c’est toujours un sujet qui éveille la curiosité, frappe celui qui l’écoute, crée un effet. Comme le récit de crime est sans aucun doute le type de récit le plus consommé à l’époque, il est facile de comprendre pourquoi Mirbeau y recourt en tant que journaliste. Il y a des cas où c’est le narrateur, Georges Vasseur, qui fait le récit. Le chapitre 3 contient sa conversation avec le fou – il assume ici le rôle du témoin. Dans

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le chapitre 9, il évoque sa conversation avec le général Archinard. C’est Vasseur qui raconte l’histoire de Lagoffin – dans ce cas il peut être considéré comme complice (il enterre le cadavre et ne dénonce pas le criminel) ; il narre aussi celle du marquis de Portpierre. Vasseur n’est certes pas criminel, mais il se trouve à plusieurs reprises en compagnie de criminels et n’a pas pour autant l’intention de les dénoncer. Il accepte, d’une manière plus ou moins tacite, l’ordre établi. Le plus souvent il y a un deuxième narrateur qui produit le récit : ainsi, c’est Clara Fistule qui parle du médecin Fardeau-Fardat (chapitre 2) ; c’est le premier mari de la marquise de Parabole qui évoque la mort du deuxième époux – la femme, incarnant le cas de la coupable impunie se trouve à X… (chapitre 10) ; c’est Triceps qui raconte l’histoire du vieux Krupp, et la « cause » de sa mort, Boule-de-Neige, qui se trouve également dans la ville (chapitre 11) ; c’est Robert Hagueman, l’ami du narrateur, qui raconte l’histoire de la villa louée (chapitre 12) ; c’est la victime elle-même, l’acteur russe Lubelski, qui rapporte l’histoire de sa sœur enlevée (chapitre 13) ; c’est une autre victime, Rouffiat, présenté par Triceps, qui narre sa propre histoire. On l’a vu, il est la victime d’une erreur judiciaire, mais n’hésite pas pour autant à condamner une autre victime, Alfred Dreyfus (chapitre 16). Dans ce même chapitre Triceps parle de Jean Loqueteux. Le 19e chapitre est en effet le cadre d’un dîner pendant et après lequel chacun raconte une histoire. Le chapitre suivant contient les récits du maire de Trégalec. Il faut accorder une attention particulière à la situation de l’énonciation, qui contribue au sens de ce qui est raconté. Dans la plupart des cas, le cadre est convivial : c’est une rencontre avec un ou des ami(s) qui devient le prétexte d’une histoire. Ainsi le récit est-il toujours pris en charge par quelqu’un, le caractère oral est mis en relief. Tout cela est justifié, rendu vraisemblable par la minceur même de l’intrigue : comme il n’y a rien à faire à X…, on raconte des histoires. Il existe une tension, un décalage, entre l’énonciation, qui se caractérise par l’ambiance agréable, détendue, par la convivialité, et l’énoncé, qui thématise le crime et la violence22. La société française se trouve ainsi dédoublée : elle est à la fois le sujet et l’objet des récits. Ce fait devrait en principe Le docteur Triceps, rendre possible la discussion23 : parler par Jean-Pierre Bussereau.

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du monde, raconter le monde, configurer les événements dans une histoire, permet en effet la refiguration24, l’application de ce qui est raconté. Le cadre aussi serait idéal : la ville est éloignée du monde, propice à la réflexion. Cependant, il faut noter que ceux qui parlent sont souvent les criminels eux-mêmes, parfois même c’est le surgissement d’un criminel qui déclenche le récit. Ceux qui se trouvent dans cette ville font partie de la bonne société, ont le pouvoir politique et/ou économique. Ce séjour se révèle finalement comme un formidable défilé de criminels, qui semblent être au repos entre deux crimes. Il en découle que les victimes, c’est-à-dire les exploités, ne sont pas là : ils sont absents, privés de la parole, ou bien, si on pense à la confession d’Ives Lagoannec, leur parole est rendue par quelqu’un d’autre. Du coup, le récit de crime n’est plus qu’un banal objet de conversation, et il est clair qu’aucun projet de réforme ne peut être avancé dans un cadre pareil. Le narrateur, lui aussi bénéficiaire de l’ordre établi, en est conscient : « Durant le repas, et après le repas, nous n’avons naturellement parlé que de la misère humaine. C’est une sorte de joie sadique qu’ont les riches de pleurer, après boire et quand ils sont bien gorgés de sauces, sur les pauvres… Il n’y a rien comme les mets abondants et épicés, les vins rares, les fruits merveilleux, les fleurs et les argenteries, pour nous inspirer des émotions socialistes. La discussion, commencée dans la philosophie, a peu à peu dégénéré en anecdotes… » (189). Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que le candidat socialiste n’ait aucune chance d’être élu face au marquis de Portpierre. Il n’y a rien à faire : le roman semble témoigner de la perpétuation de l’ordre en place. Pourtant, ce récit apparemment résigné possède une force subversive, qui réside, non pas tellement dans ce qu’elle dit, mais dans la manière de le dire. Le roman, on l’a vu, exagère : le défilé des récits de crime affirme qu’il y a beaucoup de crimes, voire trop de crimes, et que le crime se trouve partout et toujours. C’est cette exagération qui peut déclencher une prise de conscience chez le lecteur, si, toutefois, ce dernier perçoit le grossissement, ou s’il se pose des questions sur les raisons du grossissement. L’enjeu, qui fonde ce récit, est donc risqué : la réussite dépend du lecteur. C’est de ce point de vue que le récit du clubman est si exemplaire : Lebeau perçoit et comprend le phénomène (il n’y a que le vol), dont son visiteur a pu tirer profit, et, en même temps, le mettre à nu. Ce roman (résultat du réarrangement des nouvelles) offre la possibilité de la prise de conscience, la possibilité de la refiguration. Alors que le conte est consommé d’une manière rapide et sérielle par le lecteur de la grande presse, ce qui laisse peu de temps pour le recul et la distance critique, la consommation du roman est, en principe, moins rapide et laisse plus de temps à la réflexion. Les 21 jours peut donc tirer profit, un « profit » poétique, de l’assemblage des récits et mettre à nu la société, parce que, une fois recontextualisées, les nouvelles donnent, dans leur ensemble, l’image d’un état de la société.

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CONCLUSION : AU CARREFOUR DES TRADITIONS On l’a vu, une des particularités de ce récit de Mirbeau, c’est qu’il se trouve au croisement de plusieurs traditions – c’est ce qui lui assure, entre autres, sa position particulière, intermédiaire. Ces traditions – dont l’inventaire ne vise, bien évidemment, pas à l’exhaustivité – sont plus ou moins liées à la thématique du crime. Une de ces traditions est celle du récit bref publié dans la presse. Dans ses contes, qui s’inspirent de l’actualité, Mirbeau explore les différents genres, comme l’anecdote, l’interview ou la confidence, exploite avant tout les ressources du récit de crime, s’adresse à un lectorat élargi. À part les contes, Mirbeau, pendant toute sa vie, s’est exercé dans d’autres genres journalistiques, comme la chronique littéraire ou artistique – le va-et-vient entre les deux pratiques est une constance de l’écriture mirbellienne. D’autre part, le roman peut aussi être rattaché à une tradition liée au roman du réel, dont les présupposés esthétiques et idéologiques restent significatifs dans la poétique mirbellienne : il s’agit de l’œuvre-monde. Comme l’écrit Marie-Ève Thérenty, l’œuvre-monde est « une œuvre littéraire qui tente de créer un monde clos, totalisant et complet, dans une volonté un peu mégalomane de représentation, de décryptage et d’élucidation du monde réel25 ». La naissance de ce type de récit est parallèle à l’essor de la presse dans les années 18301840, « qui se donne ouvertement pour projet de parler exhaustivement du monde26 », et se trouve aussi en rapport avec les différents courants sociologiques de l’époque. Les grands exemples de l’œuvre-monde sont bien connus : les cycles de Balzac et de Zola, ou Les Voyages extraordinaires de Jules Verne. Il y a une double opération qui caractérise ce type de récit : la définition d’une société, d’une communauté (la panoramisation), et la « description énumérative sous forme de types27 ». Or Les 21 jours présente, lui aussi, ces deux opérations : le récit dresse une image de la société française à travers l’énumération des types qui sont caractérisés avant tout par leur parole28. Le récit de Mirbeau se rattache donc à la tradition de l’œuvre-monde, mais on constate en même temps la miniaturisation du projet panoramique, conséquence du soupçon généralisé propre à la fin du siècle : au lieu d’une série, il n’y a qu’un seul récit, mais à l’intérieur de ce récit, on peut lire une série de contes. Au lieu d’une narration d’un point de vue extérieur, ce récit est pris en charge par un narrateur principal, qui laisse presque toujours la parole à d’autres narrateurs : « Œuvre de pur discours, qui radicalise la tendance à éliminer le récit et le romanesque, elle tend à rendre uniquement le flux d’une parole intarissable et mécanique ; […] à l’opposé de la leçon flaubertienne finalement, il ne s’agit plus de transmuer la matière, mais de la livrer telle quelle29. » Même si cette forme romanesque est bien remise en question, la tradition du roman balzacien-zolien reste malgré tout bien présente dans la prose de Mirbeau30. Les 21 jours peut être rattaché aussi à l’avant-garde culturelle d’inspiration libertaire, qui représente une voix dissonante sur la criminalité et qui se regroupe

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essentiellement autour de la Revue blanche : Mirbeau, Jarry, Fénéon, Philippe, Darien31. Ainsi le livre de Mirbeau peut-il être rangé à côté du Voleur de Darien, de Bubu de Montparnasse de Philippe ou des récit de Tristan Bernard. Le roman met en lumière la misère, l’humiliation du pauvre, la création d’une société en dysfonctionnement, en donnant une représentation profondément ironique de ceux qui possèdent le pouvoir et se regroupent dans une petite ville de montagne pour n’y rien faire. Cette voix dissonante est, certes, faible, mais bien présente. Il faut donc interroger ce récit étrange dans un contexte plus large, le replacer dans le dispositif de la culture médiatique et identifier, dans la poétique mirbellienne, les caractéristiques de celle-là : la périodicité, l’interaction entre la presse et la littérature, l’hétérogénéité du public (au lieu de le considérer comme homogène et assujetti sans réflexion aux produits de la culture de masse). Ce récit, produit de diverses stratégies de son auteur, nous offre un exemple particulièrement intéressant du fonctionnement de cette culture. Sándor KÁLAI Université de Debrecen (Hongrie)

NOTES 1. Éléonore Reverzy qualifie la poétique mirbellienne d’excentrique : « L’excentricité qui fait rire est logiquement redoublée par une excentricité formelle, qui tient dans une écriture disruptive. […] la poétique des récits excentriques de Mirbeau est sous-tendue par une vision du monde. » Éléonore Roy-Reverzy, « Mirbeau excentrique », Revue 19/20, n° 10, octobre 2000, numéro spécial Mirbeau, coordonné par É. Reverzy, pp. 77-89 (pp. 80 et 81). 2. Pierre Michel et Jean-François Nivet, Préface, « Mirbeau conteur, un monde de maniaques et de larves », in : Octave Mirbeau, Contes cruels I et II, édition établie et présentée par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Paris, Librairie Séguier, 1990, pp. 7-29 (p. 9). 3. Jean-Yves Mollier, « Genèse et développement de la culture médiatique du XIXe au XXe siècle », in : De l’écrit à l’écran. Littératures populaires : mutations génériques, mutations médiatiques, sous la direction de Jacques Migozzi, Limoges, PULIM, coll. Littératures en marges, 2000, pp. 27-38 ; et Dominique Kalifa, « L’Entrée de la France en régime ”médiatique” : l’étape des années 1860 », in : De l’écrit à l’écran, pp. 39-51. 4. Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, coll. Poétique, 2007, pp. 42-43. 5. Ibid., chapitre premier : La matrice médiatique, pp. 47-120. 6. Ibid. 7. Pierre Michel et Jean-François Nivet, Préface, op. cit., p. 22. 8. Reverzy, art. cit., p. 83. 9. Dominique Kalifa, L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995, plus particulièrement le premier chapitre intitulé « L’irrésistible essor du récit de crime », pp. 19-52. 10. Jacques Dubois, Le Roman policier ou la modernité, Paris, Nathan, 1992, p. 110. 11. Octave Mirbeau, Les 21 jours d’un neurasthénique, in : Œuvre romanesque, édition critique établie, présentée et annotée par Pierre Michel, Buchet / Chastel – Société Octave Mirbeau, tome III, 2001, p. 35. C’est à cette édition que renvoient les indications de pages. 12. Voir sur ce point : Kalifa, L’Encre et le sang, op. cit., pp. 149-152, et l’article de JeanFrançois Wagniart, « La représentation de l’errance et des vagabonds dans l’œuvre d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 306-315.

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13. Dans un autre de ses articles, Éléonore Reverzy passe en revue les tropes du grossissement qu’on peut identifier dans le roman mirbellien. Il s’agit de l’hyperbole, de la métaphore, de la métonymie et de la synecdoque. Comme dit l’auteur, l’exagération est une constante de l’écriture satirique, que Mirbeau pratique et dépasse. Éléonore Roy-Reverzy, « Mirbeau satirique, les romans du tournant du siècle », Autour de Vallès, Vallès-Mirbeau, journalisme et littérature, dirigé par Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, décembre 2001, pp. 181-194. 14. On peut penser sur ce point aux expérimentations de Triceps avec les pauvres, qui deviennent de simples objets entre ses mains. 15. Arnaud Vareille, « L’Œil panoptique : intériorisation et exhibition de la norme dans les romans de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 78-94. Voir, par exemple, son analyse sur les espaces panoptiques, notamment sur l’asile, considéré comme un des modèles de la société panoptique. 16. Il suffit de penser au fou volé (chapitre 3), qui le devient sans doute parce que, en tant qu’aliéné, il est volé, dépossédé de lui-même. 17. Voir le livre de Dominique Kalifa, Biribi, Les bagnes coloniaux de l’armée française, Paris, Perrin, 2009, p. 16. 18. É. Reverzy, « Mirbeau excentrique », art. cit., p. 84. 19. Voir la Préface de Pierre Michel pour le roman, in : Œuvre romanesque, op. cit., p. 14. 20. Cécile Barraud considère le lieu, X…, comme un lieu circulaire, à la fois ouvert et clos, et qui est en même temps un lieu infernal : « Ces simulacres d’individus, littéralement dépourvus d’humanité, sont condamnés à une errance éternelle dans la spirale infernale de l’époque contemporaine, symbolisée par les villes d’eaux, comme X… » Cécile Barraud, « Les 21 jours d’un neurasthénique, À rebours et le ”cercle d’infamie contemporaine” », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 127-145 (p. 139). 21. Lucie Roussel s’attache, dans son article, à démontrer le fonctionnement de l’ironie dans le roman, dont le cible est surtout l’imaginaire fin-de-siècle. Lucie Roussel, « Contre, tout contre, l’imaginaire fin-de-siècle : Les 21 jours d’un neurasthénique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 137-153. 22. Arnaud Vareille traite cette problématique d’un autre point de vue dans son article, « Un mode d’expression de l’anticolonialisme mirbellien : la logique du lieu dans Les 21 jours d’un neurasthénique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, pp. 145-169 (pp. 157-158). 23. Il y a une scène semblable dans Le Journal d’une femme de chambre : les femmes commentent l’assassinat de la petite Claire, qui devient tout de suite un événement médiatisé grâce aux commentaires et aux journaux. 24. Paul Ricœur, « Temps et récit : la triple mimésis », in : Temps et récit, 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, pp. 105-162. 25. Marie-Ève Thérenty, « Avant propos », Romantisme, n° 136, 2007/2, pp. 3-13 (p. 3). 26. Ibid., p. 5. 27. Ibid., p. 6. 28. Voir l’article d’Éléonore Reverzy : « L’originalité de la satire mirbellienne tient sans doute à son recours massif à la parole, puisque sa cible est en fait la vanité du discours, ce qui lui confère également cette dimension polyphonique, si caractéristique des romans du tournant du siècle », in « Mirbeau satirique », art. cit., p. 183. 29. Éléonore Reverzy, « Mirbeau et le roman : de l’importance du fumier », in : Un moderne : Octave Mirbeau, textes réunis par Pierre Michel, Eurédit, 2001, pp. 97-106 (pp. 103-104). 30. On a déjà vu que le roman du réel donne une image de la société fondée sur l’argent, il en découle en partie que le crime devient vite un des thèmes de ce type de roman, auquel sera liée l’enquête. Celle-ci ne se révèle pas seulement comme un élément structurant, mais comme un des présupposés fondamentaux de cette esthétique. 31. Dominique Kalifa, L’Encre et le sang, op. cit., pp. 175-193.

CRUAUTÉ, MONSTRUOSITÉ ET FOLIE DANS LES CONTES DE MIRBEAU ET DE VILLIERS LES AFFINITÉS DE DEUX INQUIÉTEURS Mirbeau respectait le génie de Villiers1, comme son meilleur ami, Stéphane Mallarmé, qui lui en avait parlé avec admiration, et il possédait presque tous les livres de l’auteur des Contes cruels, publiés définitivement en 1888. En politique tous les deux étaient passés d’une position réactionnaire à une autre, libertaire, sinon révolutionnaire ; les convictions politiques passées et présentes de Mirbeau n’étaient pas loin de celles de Villiers : « Au fond du révolté que je suis, il y a un réactionnaire timide qui sommeille2 ». Néanmoins ils inquiétaient les lecteurs bourgeois pour leur sympathie anarchiste. Le conte L’Etna chez soi3 est une démonstration de l’adhésion de l’auteur de La Révolte à son premier programme inquiétant pour les bourgeois qui, dans la dédicace (« Aux mauvais riches ») figurent comme les « mauvais riches ». Si on peut appeler Villiers et Mirbeau des « inquiéteurs »4, c’est par la production de leurs contes qualifiés de « cruels » par rapport à la morale, à l’opinion bourgeoise que cette morale influence, au destin réservé aux protagonistes, aux conditions de vie des auteurs obligés de se soumettre aux lois du marché imposées par les éditeurs et directeurs de la presse5, qui sont avant tout et pour la plupart des hommes d’affaires. Ce sont deux auteurs modernes, car ils cherchent la communication la plus directe possible, sans chercher le scandale à tout prix ni se préoccuper du succès. Doués d’une pénétration plus visionnaire que psychologique, ils dépassent l’art prétendument réaliste et préservent le mystère et l’énigme dans la conclusion de leurs contes. Leur objectif d’écrivains est d’inquiéter les bonnes consciences des bourgeois, leur monde stable et trop respectueux des convenances aimées des auteurs à succès : à leur manière, ils lancent leurs “J’accuse”. Pierre-Georges Castex et Alan Raitt écrivent à ce propos, dans leur introduction aux Contes cruels de Villiers6 : « Malgré l’abondance de son invention, Villiers ne s’abandonne pas au plaisir gratuit de raconter une histoire ; s’il cherche à amuser ou à surprendre, il entend aussi dénoncer, inquiéter, avertir. Il dispose à ce dessein des armes efficaces7. » Pierre Michel et Jean-François Nivet, dans leur préface aux Contes

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cruels de Mirbeau, rappellent les moyens dont le conteur dispose pour changer les habitudes de son lectorat et en emporter l’adhésion : « Il veut amener son lectorat à modifier certains de ses comportements ; il veut susciter en lui l’étincelle de la conscience, voire de la révolte ; il veut populariser l’indignation, et, partant, rechercher l’adhésion. […] Ainsi subverti, le conte n’est plus un divertissement pour petits bourgeois en mal d’excitations ou d’oubli : il est entreprise de “démolition”, de démystification et de “correction” : c’est une “remontrance” et une “moralité”8 ». Comme l’ont bien précisé les Villiers de l’Isle-Adam, auteurs de la préface, la cruauté mirbellienne par Félix Vallotton. concerne la condition humaine et ses souffrances, la nature humaine et sa férocité, la femme et sa tendance à torturer l’homme, la société et la vie quotidienne des masses. Sans nous préoccuper des exigences techniques du récit, nous nous en tiendrons aux contenus thématiques, à tout ce qui concerne, dans les contes des deux auteurs, le rapport étroit entre folie et crime, hallucination, cruauté et fantastique, mort et morale, désespoir et survie, ironie et caricature. LA MONSTRUOSITÉ : DE L’AMOUR AU CRIME Le monstre, chez eux, ne représente plus une déformation physique, mais quelque chose d’exceptionnel, qui a été créé et voulu par la société et qui lui est soumis, un cas pathologique sortant de la norme. Clara, dans Le Jardin des supplices, fait de la monstruosité, qui est « au-dessus des mensonges sociaux9 », ce qui se manifeste dans l’homme de génie, dans la nature, dans l’amour, et qui permet notamment d’inverser les rôles de l’homme et de la femme dans le couple. Le thème de la cruauté féminine est développé par Villiers dans le rapport sadomasochiste de la reine Ysabeau avec son amant, le vidame de Maulle. On peut reconnaître dans la passion de cette femme fatale, connue dans l’histoire pour sa beauté et, selon l’auteur, pour sa sainteté, une forme de perversion liée à son projet diabolique : faire accuser son amant d’un incendie qu’il n’a pas commis, mais qui lui vaudra la peine de mort. Pendant un long embrassement, « il contemplait cette maîtresse ardente – et si pâle – qui venait lui prodiguer les délices et les abandons des plus merveilleuses voluptés » (I, p. 684). C’est cette couleur rouge (l’incendie ou le sang, ou la tête coupée par la guillotine) qui traverse plusieurs contes cruels de Villiers et qui symbolisent la férocité humaine, abondamment présente dans les contes de Mirbeau qui

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ont comme sujet le meurtre et l’injustice sociale, la monstruosité10. Un projet criminel lié à la torture de l’amour se retrouve dans l’un des derniers contes de Villiers inséré dans le recueil Chez les passants, « L’Étonnant couple Moutonnet ». L’amour est lié à la vengeance. Le narrateur nous fournit un « détail niais et monstrueux » (O.C., I, p. 409) pour nous expliquer que l’union du couple, apparemment parfaite et heureuse, repose en fait sur l’intention meurtrière du mari (dans le passé, il a essayé de la faire guillotiner), que la femme feint d’ignorer pendant leurs ébats nocturnes. L’idéalisme absolu de Villiers révèle, dans ce conte, son fonds pessimiste : chaque amoureux, ne connaîtra jamais réellement l’autre dans sa différence et, s’il le connaissait réellement, il ne pourrait qu’être déçu : « Ainsi vécurent-ils, se leurrant l’un l’autre (et l’un par l’autre) en ce détail niais et monstrueux où tous les deux puisaient un terrible et continuel adjuvant de leurs macabres plaisirs ; ainsi moururent-ils (elle d’abord) sans s’être jamais trahi le secret mutuel de leurs étranges, de leurs taciturnes joies ». Même si le mari semble détenir le pouvoir, c’est toujours la femme, selon la subtile remarque de Décottignies, qui devient « l’agent de l’Eros aveugle » ; c’est cet Éros qui sollicite « l’intervention dans l’acte charnel des pulsions néantisantes, destructrices ou autodestructrices11 ». Enfin l’acte amoureux est vu toujours comme une torture cruelle, et ce prétendu bonheur12, pour l’idéaliste Villiers, ne peut être que d’une brève durée : « Oh ! si cela pouvait durer l’éternité ! », s’écrient les deux jeunes adolescents des « Amants de Tolède » enfermés dans « la chambre du Bonheur » (O.C. II, Histoires insolites, p. 285) ; le vrai bonheur n’appartient donc pas à ce monde, mais à un autre monde, à une autre vie. Cette corrélation entre le crime et l’amour ne semble pas avoir été ignorée de Mirbeau quand il évoque la psychologie amoureuse des couples, rejoignant en cela les théories du criminologue Cesare Lombroso, qui considère la femme comme plus criminelle que l’homme. La femme aurait-elle des prédispositions au crime ? Ou, mieux encore, peut-elle se servir de l’homme soumis à ses perversions, à ses calculs ? C’est la femme bourgeoise que Villiers a stigmatisée à travers la stupide Alicia Clary, actrice d’une rare beauté, mais sans âme, qui est tout juste capable de comprendre les choses terre à terre, « un monstre », comme il la définit dans L’Ève future. Villiers et Mirbeau manifestent une certaine compréhension pour les prostituées, mais ils dénoncent la vulgarité de la femme bourgeoise, attachée seulement à des questions d’argent et insensible aux questions artistiques. La nouvelle Mémoire pour un avocat reprend le thème de l’incompréhension entre l’artiste et sa femme, traité également dans le conte de Villiers « Sentimentalisme », auquel il ajoute la sécheresse de cœur de sa compagne Jeanne : « Souvent, j’eus à souffrir de sa naturelle froideur, car elle est très jolie, et j’étais plein de passion » (II, p. 80). Après le mariage elle s’exclame : « Oh ! les âmes d’artistes !… Cela n’entend rien à la vie pratique » (p. 87). Il s’agit d’un couple mal assorti, comme Félix et Elisabeth dans la pièce La Révolte (1870), de

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Villiers, un mari « positif », pratique et attentif aux problèmes économiques, et une femme qui rêve d’autres horizons et qui se révolte contre une vie familiale gouvernée comme une agence d’affaires qu’elle dirige sagement. Dans le conte mirbellien, les rôles sont inversés : c’est le mari qui souffre du pouvoir que la femme a sur lui, et c’est la femme qui chasse les vagabonds, les amis et les artistes qui fréquentent sa maison, qui fait licencier le vieux domestique, qui lui reproche son « altruisme » et le blâme de se laisser aller à d’inutiles dépenses, d’avoir fait de sa maison « un repère de vagabonds » (p. 102) ; elle trouve surtout insupportable l’existence des pauvres, qu’elle considère comme des parasites et des criminels, selon une vision séparatiste et classiste des pauvres et des riches : « Mais je ne veux pas être la dupe d’un sentimentalisme ridicule, qui vous porte à trouver intéressants et dignes de pitié tous ces affreux ivrognes, toutes ces dégoûtantes prostituées que sont les pauvres… Je pense que la société est parfaite ainsi : les honnêtes gens, d’un côté, c’est-àdire nous ; les criminels de l’autre… c’est-à-dire les pauvres… Et toute votre poésie ne changera rien… » (pp. 97-98). Jeanne, qui surveille son mari Paul pendant sa convalescence, ne s’intéresse en fait qu’aux chiffres, aux questions d’argent et d’économie qui énervent le mari. Enfin, avoir après si longtemps supporté son attitude « impérieuse et dominatrice » (p. 103), le narrateur, qui ne se sent plus aimé de Jeanne, ne voit plus en sa beauté qu’« une monstruosité » insupportable : « La vue de sa beauté m’est odieuse, aujourd’hui. Elle me répugne et me fait peur comme une monstruosité » (p. 112). La monstruosité existe aussi, naturellement, en dehors du couple et du rapport sadomasochiste établi entre mari et femme. Ainsi, chez Villiers, un brigand recherché par la justice (« Ce Mahoin »), qui a violé et tué plus d’une fille dans la province de Bruxelles, est condamné à la peine capitale, il est comparé à « un mauvais prêtre », à « un rôdeur de route », à une « grondante bête puante » (O.C., II, 269-270). Si ce brigand est un « monstre », c’est surtout pour ses « profanations » de cadavres, pour les nombreux meurtres « commis avec des circonstances de barbarie surprenantes, d’une hideur inouïe ; des effractions d’une audace hors ligne, d’innombrables larcins – des viols de différents genres, d’une luxure […] révoltante » (p. 270). Il suffirait de relire « L’École de l’assassinat », de Mirbeau, pour se rendre compte que « le besoin de tuer naît chez l’homme avec le besoin de manger et se confond avec lui » (I, p. 38) et que ces assassins-monstres suivent seulement « l’instinctif plaisir de tuer » (p. 37). Un autre sauvage (« L’homme au grenier »), qui rappelle la bestialité du brigand villiérien, semble obéir à l’instinct du meurtre, bien qu’il ait vécu en famille : il s’isole du monde pour vivre à l’état sauvage, en dehors de la société civile, laquelle à son tour veut se défendre de ce fléau invisible, de ce « monstre » qui dévore les volaille et les bœufs du pays. Une servante un jour découvre, en montant dans le grenier, Clément, le jeune tant cherché, devenu un homme barbu aux traits bestiaux, et elle s’évanouit devant le spectacle horrible de ce monstre :

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CAHIERS OCTAVE MIRBEAU Elle vit […] apparaître une horrible figure, un surhumain, terrifiant paquet de cheveux et de barbe poissés, au milieu duquel luisaient deux yeux de bête féroce et saignait une bouche hideuse de cauchemar. Elle voulut fuir, elle voulut appeler […]. En même temps, dans un bond, dans un grognement rauque, elle se sentit empoignée, soulevée, entraînée dans quelque chose de très sombre, puis renversée sous un corps de diable qui l’étreignit à l’étouffer, à lui écraser la chair, à lui rompre les os. Et elle s’évanouit. […] C’était sur le plancher, autour du monstre en rut et de la fille évanouie, comme un ossuaire et comme un charnier. Des quartiers de viande encore saignante, de carcasse de bêtes rongées, des peaux récemment écorchés et, pêle-mêle, avec des ossements, des bouteille cassées, des lambeaux de chair noire, des flaques de sang séché, un prodigieux amas de choses gluantes et d’ordures. Un intolérable et suffocante odeur de pourriture, de breuvages corrompus, de cet épouvantable chaos, de ce résidu de vols et de meurtres nocturnes qui avaient désolé le pays, durant plus de six mois. (I, pp. 380-81)

On a bien mis en évidence, dans ce conte, la férocité et la bestialité du personnage de Clément Sourd : ce qui intéresse Mirbeau, c’est d’exprimer, « par l’animalité, la suggestion d’un univers inquiétant qui, à tout moment, peut basculer dans la bestialité et la monstruosité, celles qui libèrent le goût du crime et du sang13 ». Même si, dans ces contes, les auteurs évitent de parler de folie, nous sommes bien entrés dans un monde proche de la folie, de l’aliénation et du cauchemar, au seuil du meurtre et de l’horreur. Ainsi rencontre-t-on, dans les contes cruels, des tortionnaires, des bourreaux et des incendiaires, qui ont une double personnalité : ils ont l’apparence de personnes normales, respectables, mais tout à coup ils révèlent une perversion cachée, insoupçonnable, ou un projet criminel. Par exemple, un notaire estimé du monde entier comme Maître Pied, du conte villiérien homonyme (O. C., II, Derniers contes), met le feu à un grenier sans aucune motivation, « comme en proie à quelque grave crise de perversité, de frénésie rancunière, de démence vindicative, absolument inconcevable chez l’homme que tous avaient, jusqu’alors, connu en lui » (p. 723). Non seulement l’incendiaire restera impuni, puisque il réussira à s’évader de la prison, mais par-dessus le marché il deviendra un homme politique à succès… LA FOLIE DANS L’ART ET L’ALIÉNATION. UN PAS VERS LE SUICIDE La folie peut devenir un moyen d’échapper à la cruauté exercée par les institutions sociales et de nous faire accéder au monde de l’art. Ainsi un narrateur de Mirbeau, qui s’introduit dans un asile, peut-il observer les différents attitudes des internés (« Un fou »), leurs gestes, leurs propos anodins ; il engage un dialogue avec un fou qui réclame son nom, qu’on lui a volé, prétend-il, et qui, depuis, raconte qu’il se sent un étranger, célèbre, mais anonyme. Le

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fou abandonne la conversation en poursuivant un papillon invisible qui, à son avis, change de couleur. Mirbeau pour la première fois traite le sujet dramatique de la folie d’une façon légère et comique, mais l’invention et les images restent poétiques. La conclusion du narrateur renforce le discours poétique du fou : « Il n’est peut-être pas plus fou – il l’est peut être moins, qui sait ? – que les autres poètes en liberté qui prétendent avoir des jardins dans leur âme, des avenues dans leur intellect, qui comparent les chevelures de leurs chimériques maîtresses a des mâtures de navires… et qu’on décore, et auxquelles on élève des statues… Enfin ! » (I, p. 185). En évitant tout discours social, moral ou polémique, l’artiste et le fou s’envolent au-dessus de la banalité du quotidien. Dans le conte « En traitement », le protagoniste qui éprouve un fort désir de tuer, fait un éloge de la folie, du fou libre en particulier, des fous qui sont admirés parce qu’« ils conservent les traditions de la liberté, de la joie créatrice… Eux seuls, maintenant, ils savent ce que c’est la divine fantaisie » (I, pp. 47071). Pour sa part, Villiers aboutit au non-sens dans un conte fantaisiste, « Le Secret de l’ancienne Musique ». Un vieux professeur artiste doit exécuter avec un instrument musical démodé, le chapeau chinois, « un CRESCENDO de silences » (O.C., I, p. 641). L’absurde s’introduit dans la réalité : « Son exécution, toujours sobre, mais pleine de nuances, était d’un style si châtié, d’un rendu si pur, que, chose étrange ! il semblait, par moments, qu’on l’entendait ! ». Dans un autre cycle de contes cruels, les « contes à appareils », la fantaisie déchaînée de l’auteur s’évertue à inventer des machines inexistantes, mais modernes, utilisant le nouvelles techniques, comme « la machine à gloire », une machine destinée à créer le succès des artistes. Comme l’a remarqué justement Jacques Noiray dans son étude sur la machine, « le cycle entier » est placé « sous le signe de l’hyperbole et de l’antiphrase » et dépasse « le domaine purement technique » pour atteindre « l’espace métatechnique » et exalter « le pouvoir poétique de la machine14 ». Mirbeau aussi a l’habileté de faire se côtoyer la cruauté et l’humour fantaisiste. Des objets de maroquinerie (« Maroquinerie »), exposés dans une vitrine parisienne, prennent vie en effrayant notre narrateur. Explication : les bibelots de la boutique ne sont fabriqués qu’à partir de déchets d’hommes suppliciés par les bourreaux de tous les pays et ensuite passés au laboratoire. Mirbeau semble subir deux influences : celle du roman qu’il est en train de composer, Le Jardin des supplices, et celle du roman de Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future : le violon émettant une voix humaine, sur lequel M. Tylor, le chef de la Sécurité, exécute l’air du célèbre cygne de Lohengrin, a été fabriqué à partir du crâne d’Abadie et des boyaux de Marchandon15. La folie peut côtoyer l’aliénation, ce qui est le contraire du jeu et de la fantaisie, menacer l’équilibre intérieur de l’artiste et le murer dans une solitude mortelle : « Il ne lui restait personne à aimer et qu’il aimât, et il était

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seul, seul, si seul que la Mort lui fut comme une consolatrice » (« L’Enfant mort », I, p. 114). Ce peintre angoissé à l’idée d’avoir tué par sa faute, sans le vouloir, d’abord sa femme et ensuite son fils, commence à tracer sur la toile le visage de son enfant mort. Dans un soliloque il ne s’occupe plus que de la beauté des traits, du ton, des blancs, du rapport des parties qui doivent ressortir de la toile qu’il va composer. Villiers a présenté dans les Contes cruels plusieurs formes d’aliénation qui menacent, soit l’artiste, soit le bourreau. Par exemple, l’acteur Chaudval ne parvient plus à ressentir des émotions authentiques, car il a pris l’habitude de ne manifester que les sentiments des personnages qu’il incarne sur scène (« Le Désir d’être un homme »). Désirant éprouver des sentiments forts, le remords par Vieil acteur, par Jean-Pierre Bussereau. exemple, et de voir des spectres, il va provoquer un incendie : « Néron ! Macbeth ! Oreste, Hamlet ! Erostrate ! – Les spectres !… Oh ! oui ! Je veux voir de vrais spectres, à mon tour ! Comme tous ces gens-là, qui avaient la chance de ne pas pouvoir faire un pas sans spectres » (O.C.,I, p. 661). Un long monologue jette le vieux comédien dans « une prostration hébétée » (p. 660). Dans « Sombre récit, conteur plus sombre », un auteur dramatique ne croit pas à ce que lui raconte son ami d’enfance, Raoul, à propos d’un duel qu’il va soutenir pour une injure faite à sa mère ; ainsi le dramaturge, en même temps acteur, va assister à la mort de son ami : les convives qui écoutent son récit ne peuvent manquer d’applaudir l’habileté de l’acteur- dramaturge. Le lecteur comme le convive ne comprend pas où s’arrête la réalité et où commence la fiction. Une farce peut tourner mal : dans ce cas, la cruauté s’inscrit dans la fatalité d’un accident, comme dans le conte mirbellien « Le Pantalon ». Le narrateur et son ami jouent un mauvais tour au pauvre Jean, qui le prend au tragique quand il voit qu’il ne rentre plus dans son pantalon. Il meurt pendant que ses deux amis rient aux éclats. Quelques détails se retrouvent dans les deux contes villiériens que nous venons de citer : Jean, affolé et blême qui se regarde dans la glace, rappelle l’attitude de l’acteur Chaudvall et l’effet théâtrale de la scène sur les deux amis (« Et c’était

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d’un comique véritablement shakespearien », I, p. 485), et peut aussi être rapproché16 des commentaires de l’auteur dramatique, présenté comme un « conteur sombre ». Peut-on reprocher à l’artiste l’insensibilité, une certaine froideur dans les relations humaines, comme le fait la maîtresse Lucienne à son amant, le dandy Maximilien ? Pour toute réponse, Maximilien, retourné dans sa chambre, se tue avec un sourire et en haussant les épaules, comme pour signifier un acte gratuit sans la moindre importance. Dans le conte mirbellien « Veuve », c’est la jalousie qui conduit au suicide, qui, au début de la relation, suscite la folie de Jacques, sa jalousie de l’autre, bien qu’il soit mort, et bien que sa veuve l’aime vraiment ; il ne peut se libérer de cette obsession et il les voit toujours l’un à côté de l’autre : « Tout cela exaltait, exaspérait sa folie au point que, bien souvent, des ivresses homicides flambèrent dans son cerveau. » Mais Jacques passera de cette tentation homicide au suicide pour se libérer de l’autre, de « son obsédante image » (I, 64). Pour d’autres raisons le narrateur de « La Chanson de Carmen » invoque la mort comme libération d’une obsession cruelle, d’un refrain que sa femme chantait et qu’il continue d’entendre. La tentation du suicide, après une tentative de meurtre (« J’aurais joui de la joie du meurtre », I, p. 196), reste encore évidente sous la forme de hantises (« Les Hantises de l’hiver ») qui menacent le narrateur et pèsent sur lui comme une peur qui envahit de plus en plus le monde extérieur et le moi, la nature et son cerveau : « Je me sens le froid, l’horrible froid silencieux qui durcit la terre, arrête la marche des fleuves, pénètre les pierres de ma maison et congèle mes artères… On dirait que la mort tombe goutte à goutte sur toute la nature, du scintillement pâle des étoiles ! Je voudrais mourir, comme la plante, comme l’oiseau, comme le vagabond qui s’est endormi dans le fossé de la route… » (I, p. 194). LA FOLIE SANGUINAIRE : LE BOURREAU ET SES VICTIMES Villiers n’a insisté sur le supplice que d’une manière indirecte, car la torture peut être spirituelle, plutôt que physique : tel est le sens d’un des Nouveaux contes cruels, « La Torture par l’espérance ». Le grand-inquisiteur Pedro Arbuez d’Espila, pour donner au rabbin l’espoir de s’évader de la prison, le jour précédant l’exécution, lui laisse la porte de son cachot ouverte, pour qu’il s’imagine sauvé ; dès lors, tout au long d’un sombre couloir, le prisonnier est condamné à espérer dans « une issue salvatrice » (O.C., II, p. 364). Il s’agit donc d’une torture spirituelle qui repose uniquement sur l’espoir, « sur le vertige de l’espérance » qu’a suscitée le tortionnaire : « Le malheureux croyait sentir les tenailles chaudes mordre encore sa pauvre chair ; il allait donc redevenir une plainte et une plaie » (Ibidem). Le sadique bourreau du conte villiérien « Le Convive des dernières fêtes »17, présenté par le narrateur comme le baron Saturne et introduit in-

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cognito dans la brigade, ne révèle pas ses fonctions et, pendant toute la soirée de la fête de carnaval, il reste un inconnu inquiétant parmi les convives. L’accent est mis sur sa personnalité sombre, soulignée par le ton de sa voix et son rire strident ; le narrateur est frappé par d’« intenses idées lointaines de meurtre, de silences profond, de brume » (O.C., I, p. 612), mais la dignité de l’intrus, comme sa courtoisie, impose de la distance dans la conversation avec les convives, surtout avec ceux du beau sexe, trois belles dames qui s’ennuient. Une fois qu’il est parti pour accomplir sa mission de bourreau, la brigade identifie le triste personnage, « La torture par l’espérance », par Paul Destez. dont le docteur Les Eglisottes, l’un des convives, raconte la carrière et évoque toutes les exécutions capitales auxquelles il a procédé dans les pays d’Orient. Les atrocités inventées par ce baron ont pu inspirer celles du Jardin des supplices : Le baron, vêtu en homme du pays fut l’un des plus ardents zélateurs de toute cette atrocité. L’exécution des deux chefs de la sédition fut d’une plus stricte horreur. Ils furent condamnés d’abord – à se voir arracher toutes les dents par des tenailles, puis à l’enfoncement de ces mêmes dents en leurs crânes, rasés à cet effet – et ceci de manière à y former les initiales persanes du successeur de Feth-Ali-shah (p. 623).

Non seulement son « aliénation mentale » particulière a été reconnue par les facultés médicales, et considérée comme « la plus extraordinaire et la plus incurable de toutes les monomanies enregistrées » (p. 622), ajoute le docteur, mais le baron H*** a voulu aussi obtenir « le brevet d’Exécuteur des hautes œuvres GÉNÉRAL de toutes les capitales de l’Europe » (p. 624). Ce qui fait peur, c’est surtout que son aliénation soit camouflée derrière « la renommée d’un homme de mœurs paisibles et, même, engageantes » ; sa double personnalité échappe aux personnes qui l’approchent, puisque, pour la société, il reste « un homme du monde vraiment irréprochable et le causeur le plus entraînant, le plus enjoué » (p. 625). Même après son départ on continue, durant le festin de carnaval, à craindre sa présence, surtout quand le docteur s’en remet aux aliénistes pour expliquer le danger public d’une pareille monomanie : « Ce

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qui constitue la hideur de la chose, c’est la particularité de la monomanie. Quant au reste, un fol est un fol, rien de plus. Lisez les aliénistes : vous y relèverez des cas d’une étrangeté presque aussi surprenante ; et ceux qui en sont atteints, je vous jure que nous les coudoyons en plein midi, à chaque instant, sans rien soupçonner. » Alors la peur se répand et accentue sa présence invisible : Susannah Jackson avoue que, « si [elle était] seule, elle aurai[t] quelque inquiétude de le voir entrer tout à coup, une lampe à la main, éclairant son fade sourire qui fait peur » (p. 626). Pour finir, les convives se sentent tous frappés par cette monomanie du bourreau, par « une barbarie aussi morne que la sienne » (p. 627). Pour Mirbeau le bourreau pour« Le Convive des dernières fêtes. » rait bien être le symbole de la férocité humaine, au moins dans Le Jardin des supplices, mais, dans le conte de Villiers, la folie sanguinaire a été déplacée sur une personne apparemment non soupçonnable, même si la machine de mort reste inséparable de notre sombre convive, comme le souligne le docteur Florian Les Eglisottes : « Il court, il vole, il dévore la distance, sa place est réservée au pied de la machine. Il y est en ce moment où je vous parle : il ne dormirait pas tranquille s’il n’avait pas obtenu le dernier regard du condamné » (p. 625). Dans ce cas on peut parler d’une vraie pathologie, puisque notre exécuteur a besoin d’exercer ses fonctions et d’appliquer la Loi, comme le précise le docteur, qui semble connaître le mieux sa perversion d’un point de vue scientifique. Le bourreau est, de plus, un personnage diabolique qui donne le frisson ; le démon est évoqué dans l’ameublement de la salle rouge : « Je regardai pensif, la tête d’un démon de cuivre, aux traits crispés, qui soutenait, dans une patère, les flots sanglantes des rideaux rouges » (p. 627). La même ambiance sombre et le même climat suffocant créé par un personnage satanique se retrouvent dans un autre conte cruel, « L’Enjeu » (Nouveaux contes cruels), qui est en quelque sorte une réplique du « Convive », car l’on y retrouve cette impression de libération qui suit la sortie du personnage de la salle de jeu : « Une fois seuls, on respira finalement, délivré de ce spectre » (O.C., II, p. 377). Le personnage de l’abbé

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Tussert est aussi morne que le bourreau, du début à la fin du conte. Ce diacre joue aux cartes avec des messieurs galants et des belles dames mondaines, qui, quand il sort de la salle, sont frappés par son visage, « sa face morne et blême », la « sacrilège présence » d’un homme dont le portrait a été dessiné au début du conte, avant le jeu ou l’enjeu. Ce personnage, « plutôt reçu qu’accepté » par les convives, et dont émane « l’ombre d’un crime ignoré », est une figure étrange, surtout quand il révèle, après avoir perdu au jeu, le secret bien gardé de l’Église : le purgatoire n’existe pas ! Dans ce portrait sont mis en évidence « l’énergie naïvement barbare des traits », « le teint blafard », « son regard crépusculaire », « le timbre d’acier de sa voix », bref tout concourt à exprimer son « sadisme froid », pour expliquer « cette sorte de peur confuse, indéfinissable, que suggérait sa personne » (p. 374). Un lien thématique évident entre les contes des deux auteurs, relativement à cette perversion, est la tête coupée, imaginée par le mari dans « Le Couple Moutonnet », pendant les ébats conjugaux. Dans la conversation, au cours du festin, le baron, bourreau maniaque, s’exclame : « Je coupe » (O.C., I, p. 620). L’objet de cette machine de mort est donc la tête coupée, vraie obsession de l’auteur des contes de la guillotine, image présente également chez Mirbeau dans son conte homonyme. Dans « Le Secret de l’échafaud », un dernier clin d’œil du guillotiné devrait prouver scientifiquement, selon un pacte entre le condamné Pommerais et le docteur Velpau, l’existence d’une autre vie dans l’au-delà ; la guillotine, avec la tête coupée et ses dernières grimaces, occupe le premier plan dans cette scène réaliste du récit, d’où la folie est bannie et où le sang devient le vrai signe d’une exécution cruelle et visiblement plus choquante que dans les autres contes cités, où le sang, associé à l’exécution, n’était évoqué que symboliquement, d’une façon discrète et indirecte18 : « Brusquement, la bascule joua, le carcan s’abattit, le bouton céda, la lueur du couteau passa. Un choc terrible secoua la plate-forme ; les chevaux se cabrèrent à l’odeur magnétique du sang et l’écho du bruit vibrait encore, que déjà, le chef sanglant de la victime palpitait entre les mains impassibles du chirurgien de la Pitié, lui rougissant à flots les doigts, les manchettes et les vêtements. C’était une face sombre, horriblement blanche, aux yeux rouverts et comme distraits, aux sourcils tordus, au rictus crispé : les dents s’entrechoquaient ; le menton, à l’extrémité du maxillaire inférieur, avait été intéressé » (O.C., II, p. 26). Les personnages fous des contes mirbelliens apparaissent bien plus instinctifs, sans mobile, moins intelligents, mais tout aussi cruels, et sanguinaires, et chez eux la pathologie du monstre en est encore plus évidente. Dans « La Tête coupée », le narrateur aime tellement sa femme qu’il travaille à satisfaire ses caprices les plus coûteux ; il en arrive à tuer un camarade pour lui voler trente billets de mille francs. Il lui vient alors l’idée de lui couper la tête et de la remplir de billets ; mais, curieusement, il accomplit ce crime à la légère et comme

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s’il s’agissait d’une plaisanterie. La scène atteint le point culminant du grotesque quand le narrateur justifie son homicide : « Le crâne que j’avais laissé sur le parquet, baignait dans une mare rouge… Je le pris délicatement par le nez, et m’étant assis sur une chaise, je l’insérai entre mes genoux comme entre les mâchoires d’un étau… À grand-peine je parvins à y pratiquer une ouverture par où je fis s’écouler la cervelle, et par où j’introduisis les billets de banque. Je me crus obligé de faire toutes les plaisanteries que la situation commandait, et que facilitait beaucoup le crâne de mon camarade, aussi précieusement bourré, et l’ayant enveloppé dans un journal, je sortis, chantonnant sur un air gai ces paroles qui me poursuivaient toujours : “De l’argent ! beaucoup d’argent” » (I, p. 289). Rentré chez lui, il jette le crâne avec l’argent sur la robe de sa femme, qui reste « comme pétrifiée » d’épouvante. Dans le penchant de l’homme pour le meurtre, on peut lire une généralisation qui, d’une certaine manière, constitue une absolution pour ceux qui sont frappés de cette folie sanguinaire. Ainsi, le narrateur de « Divagations sur le meurtre » tire-t-il du meurtre une philosophie pour avoir expérimenté ce désir « soudain, puissant, justifié », gratuit : on tue « pour rien et à propos de rien » (I, 46) ; nous tous « sommes, sans oser nous l’avouer, d’impuissants et stériles criminels ». Il raconte comment, passant du désir à l’acte, et en éprouvant « une volupté réelle », il est parvenu à se débarrasser de la présence fastidieuse d’un « importun compagnon » (p. 47). Au moment où notre potentiel criminel est presque en train de l’étrangler, il comprend que sa victime était déjà morte d’épouvante, « d’une congestion cérébrale » (p. 48). Une nouvelle fois le dénouement est inattendu, et c’est l’effet de surprise qui en constitue toute la cruauté. D’autres fois, le thème est annoncé dès le début du conte : par exemple, Pierre va déchaîner toute sa violence sur un lièvre, avec « une joie féroce », en s’imaginant qu’il est en train de tuer son ami Jean (« Le Lièvre », I, p. 403). Traiter un thème grave sur le mode comique pour atteindre le pathétique est un raffinement de cruauté, comme dans « Pauvre Tom », où la femme du narrateur est décidée à ne lui ouvrir sa chambre qu’à une cruelle condition : s’il veut coucher avec elle, il devra tuer le chien qu’il aime. Alors, c’est avec regret, et à contre-cœur qu’il va amener le chien dans un champ et le tuer, après l’avoir caressé et lui avoir exprimé tout son amour. Sa femme, qui écoute le récit de la cruelle fin du pauvre Tom, se réjouit. Leçon masochiste, mais évidente : le mari a renoncé à l’amour pour sa femme pour aimer son chien, qui l’aime en retour et qu’il ne refuse pas de tuer. Le lien étroit entre sang et folie revient dans ce pathétique récit qu’il fait à sa femme : « Et tout d’un coup, je sentis à mes pieds comme un chatouillement… C’était Tom sanglant, qui s’était traîné jusqu’à moi et qui me léchait … Alors, je devins fou ! » Le conte de Villiers « Sylvabel » présente une pareille exigence de cruauté, de la part d’une épouse. Apparemment il s’agit de la folie sanguinaire d’un

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chasseur. Le jeune marié, Gabriel, se montre, contrairement à ce qu’attendait sa jeune épouse Sylvabel, d’une froideur glaciale pendant la chasse : c’est ainsi qu’il commence par tuer d’un coup de fusil son basset, qui s’était placé entre lui et le chèvre, puis son propre cheval, qui a eu pour seul tort de faire un écart au moment où il visait des perdrix. Pourquoi ce comportement cruel qui étonne Sylvabel ? Parce que c’est la seule manière qu’il a trouvée pour conquérir son épouse la nuit suivante : il pense avoir fait ainsi la preuve qu’il a « assez de fermeté » et « assez de caractère pour être digne d’amour », alors que, lors de la nuit de noces, elle a trouvé Gabriel « trop paisible ! trop artiste ! trop exalté vers les nuages – sans caractère » (O.C., II, p. 372). CRUAUTÉ ET FOLIE TOURNÉES VERS LE FANTASTIQUE Mirbeau n’a pas montré un grand intérêt pour le genre fantastique, malgré son admiration pour l’auteur des Histoires extraordinaires, Edgar Poe19, qu’il classe parmi « les imaginations supra-sensibles de l’irréel », et qui est à ses yeux un auteur « véridique », qui lui a causé de « la terreur si particulière et purement métaphysique » (I, p. 157). Mais il la transpose dans un contexte où la folie et le cauchemar ont la première place : ainsi, devant le spectacle des hommes qui se pressent, écrit-il qu’« on éprouve la sensation de vivre une vie de cauchemar, effarante, et pareille à un conte d’Edgar Poe » (p. 156). Il a été fasciné surtout par le frénétisme, qui du Calvaire s’étend à beaucoup de scènes d’horreur présentes dans ses contes, surtout quand c’est la femme qui révèle son « double visage qui inspire à l’homme attraction et répulsion20 ». Le frénétisme met à nu « une monstruosité humanisée, qui devient ironiquement l’emblème de la pathologie et de la souffrance humaine dans son entier21 ». Le plus souvent c’est un narrateur à la personnalité instable et aux inclinations morbides, qui risque de se laisse aller à des formes d’agressivité envers l’autre, s’il suit la pente de ses obsessions meurtrières. Dans « Un homme sensible », le narrateur intradiégétique, Georges, devient jaloux de sa femme, Marie, parce qu’elle aime un bossu. Il est attiré par un lieu sinistre fréquenté par le bossu ; c’est là, à la Fontaine-au-Grand-Pierre, que le mari entend la voix du bossu ricanant, et une fois qu’il a été subjugué par le sortilège de cette voix, même après sa mort, il subit une hallucination, il entrevoit sa féroce figure partout dans les bois, dans un paysage de mort : « Véritablement, dans cette partie écorcée du bois, on distinguait des yeux ricanant, une bouche plissée, un nez obscène. Lui… lui… lui ! Et j’avais beau savoir que ce n’était là qu’un trogne d’osier, je ne pouvais m’empêcher de trembler, moi aussi. Un moment même, je crus que c’était lui, que le gouffre l’avait rejeté. Et l’hallucination fut si forte que je me précipitai, les poings levés sur la trogne, en criant : — Va-t-en ! » (I, pp. 540-41). Dans cette histoire de folie homicide, l’union du bossu avec Marie alimente la haine du narrateur jusqu’à le pousser au crime. Le fantasti-

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que, construit sur des soubresauts de conscience du narrateur, oriente le récit vers une conclusion tragique. Georges éprouve un soulagement seulement après avoir attiré sa femme près du trou (« ce trou est extrêmement profond, et même si j’en crois la rumeur publique, sans fond, comme l’enfer », p. 521) dans le but de lui faire écouter la voix du bossu, mais en réalité de la laisser tomber dedans. Le titre ironique, « Un homme sensible », est partiellement justifié par la sensibilité du narrateur (« mon exquise sensibilité ») dans sa première enfance pour les animaux (l’oiseau, le chien) et pour la mort d’un inconnu ; mais cette sensibilité cède bientôt le pas à la haine et à la rage pour un bossu qu’il considère comme un être inférieur et monstrueux, bien qu’il soit capable de conquérir le cœur de sa femme. Mirbeau traite un autre thème fantastique dans « La Livrée de Nessus » : la réincarnation du fantôme chez un être vivant. Le narrateur, Yves Lagoannec, devient le protagoniste d’une autre folie : encore jeune il entre au service du baron Bombix, lequel lui fait vêtir la livrée de son vieux domestique, mort l’année précédente après avoir assassiné sa femme. Une drôle de métamorphose s’opère chez le domestique au moment de revêtir la livrée, une métamorphose qui, dans les dernières lignes, rappelle celle du narrateur villiérien devant le bourreau, dans « Le Convive des dernières fêtes » : « Il se passait en moi quelque chose de bizarre et d’effrayant. À la minute même où j’avais revêtu la livrée de l’ancien cocher, j’avais senti sur ma peau comme une démangeaison… Puis cette démangeaison, peu à peu, entrait en moi, descendait dans ma chair, s’imprégnait en moi, au plus profond de mes organes, et elle se faisait brûlure… En même temps, d’étranges pensées, troubles encore, montaient à mon cerveau, qui semblait se gonfler de brouillards rouges et de vapeurs de sang… » (I, p. 458). Le narrateur est obligé d’admettre que l’âme du cocher a imprégné le tissu de la livrée. Il éprouve en même temps une forte haine pour le baron, « qui avait la cruauté de la [lui] imposer » (p. 459). Cet autre, qui est désormais entré en lui, le poussera à l’homicide. Mais l’ambiguïté propre au conte fantastique s’impose à la fin : le vrai possédé ne serait-il pas le vieux baron ? Car le meurtre entraîne un soulagement chez le narrateur, ce qui rappelle la conclusion d’« Un homme sensible » et le calme bonheur de l’assassin, qui ressemble fort à la libération d’une obsession22 : Je restai ainsi longtemps, longtemps, car je me rappelais les paroles de mes amis : le vieux, c’est le diable à tuer ! Puis, quand ce fut fini, j’empilai sur le cadavre des bottes et des bottes, et de la paille… Et, soulagé, heureux, je m’allongeai sur la pile, où je m’endormis d’un sommeil profond et très doux… sans rêves (p. 468).

L’idée fixe peut conduire d’abord à la folie et ensuite au crime. Ainsi un propriétaire qui a surpris un petit gardeur de vaches en train de tuer un chat avec un drôle de plaisir, avoue-t-il, dans une lettre aux jurés, que l’idée de

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supprimer l’enfant lui est venue de son image qui le poursuivait d’« un effroyable regard d’assassin ». Le lecteur ne saura pas s’il s’agit d’une réalité ou d’une hallucination, puisqu’il voit son image surgir partout : « Ce jour-là, je le rencontrai partout sur ma route. Il me suivait ainsi qu’une mauvaise pensée » (I, 338). Cauchemar, folie et meurtre forment un lien unique avec le fantastique dans un autre conte de Mirbeau, « La Chambre close ». Le narrateur, un botaniste célèbre, protagoniste d’une aventure singulière, se réveille dans une chambre, soigné par le docteur Bertram, un médecin aliéniste de Dublin. Dans un rêve qu’il vient de faire il a vu deux petites filles qui jouaient avec une tête coupée. Le botaniste raconte alors au docteur qu’il a trouvé sur la route, pendant une excursion, une pauvre fille en train de pleurer et qu’il l’a raccompagnée à la maison de ses parents. Ceux-ci, pour le remercier, l’ont invité à passer la nuit chez eux ; mais en se mettant au lit il a découvert sous le lit un cadavre, puis une tête coupée. Au comble de l’angoisse, il a vu ensuite, caché sous le lit, l’assassin se rapprocher et frapper dessus de grands coups de poing. Le narrateur a finalement réussi, à la faveur de l’obscurité, à se sauver de la chambre close et à se jeter dans la rue. C’est là que l’aliéniste l’a retrouvé. Au moment où il décide, avec le docteur, de retourner à la maison où a eu lieu le crime, il est tout surpris de voir l’écriteau annonçant que la maison est à louer et d’apprendre, par les voisins, que les braves gens qui l’avaient habitée sont partis depuis quinze jours. La maison à louer était donc une maison hantée, autre thème appartenant au fantastique, que pour sa part Villiers a traité dans un conte portant ce titre ; mais, pour le lecteur, le mystère et plus d’un doute subsistent. Le récit du narrateur montre des états de conscience proches du cauchemar, à cause d’une santé qui n’est pas encore bien rétablie. Si le héros avait été hospitalisé chez de braves gens, on ne comprend pas pourquoi il se voit menacé et mis dans une chambre close. La réalité se mêle au cauchemar, à une vision brouillée des événements. Sous l’effet de la peur et de la surexcitation, à l’approche de l’assassin, le souvenir de la petite fille offre au narrateur une image ambivalente : « Chose extraordinaire, ma pensée ne me représentait pas du tout l’assassin qui allait venir… qui était là peut-être… En cette horreur où j’étais je ne revoyais que la petite Lizy, rose, blonde, et candide, avec sa poupée et son grand chapeau ; je le revoyait, dormant sur les bras de son père ; de temps en temps, elle soulevait légèrement la paupière et découvrait son œil, qui m’apparaissait alors effronté, implacable, cruel, assassin » (I, p. 257). Le combat intérieur entre la raison et les forces irrationnelles, obscures, revient souvent dans ce genre de contes, où se manifeste, sous une forme angoissante, l’indécision du narrateur, qui caractérise le conte fantastique : doit-il admettre ou rejeter ce qu’il voit ou ce qu’il a rêvé ? Retrouver la raison est bien le but de ces personnages, qui cherchent le chemin vers la

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lumière, vers cet équilibre intérieur du moi, vers la libération d’un cauchemar, comme l’avoue le narrateur protagoniste d’une autre histoire de folie, qui a tué un homme qu’il ne supportait pas et à qui ce meurtre a donné une « joie libératrice » : « Il me semble que je viens de sortir d’un long, angoissant, infernal cauchemar, et que, autour de moi, au-dessus de moi, en moi, c’est la lumière… la lumière… la lumière… la lumière… Enfin j’ai reconquis la lumière » (I, 472). Il n’en va pas différemment du narrateur villiérien, protagoniste de « L’Intersigne », qui se réveille angoissé au milieu de la nuit – « Ah ! me dis-je, le songe horrible ! » –, et qui est bien content de se rassurer en rallumant la bougie : « Instantanément, je me sentis mieux ; la lumière, cette vibration divine, diversifie les milieux funèbres et console des mauvais terreurs » (O. C., I, p. 703). Mais l’angoisse revient au moment de replonger dans le sommeil. Ce n’est que le matin que le soleil va marquer le retour à la normalité : « Quand je me réveillai, un bon soleil jouait dans la chambre » ; il se sent encore plus rassuré quand il entre dans le village et qu’il voir des maisons habitées. Finalement il respire, heureux de quitter « le pays de la Mort » et d’oublier « l’hallucination sombre » (p. 704). : « Le bruit du pavé des faubourgs me fit redresser la tête – et respirer. Enfin je voyais des maisons, des boutiques éclairées ! Les figures de mes semblables derrière les vitres ! Je voyais des passants !… Je quittais le pays des cauchemars ! […] Je sortais de la Mort » (p. 708). Mutatis mutandis, le narrateur éprouve cette « joie libératrice » du conte de Mirbeau que nous venons de citer. M. Tarte lui aussi emploie une expression qui souligne la libération d’un cauchemar (« Je respire », p. 474) ; mais il parle de cette joie en termes pré-surréalistes et il semble se laisser aller à un éloge du meurtre et de la folie, interprétées artistiquement pour changer « ce désert morne et régulier qu’est l’existence bourgeoise » dans « notre société servilisée » (pp. 470-471). Le voyageur des contes, qui est souvent le narrateur protagoniste et observateur, est obligé de se heurter à des réalités parfois choquantes et inattendues (« Tatou », « En traitement », « La Chanson de Carmen », « La Tête coupée », pour ne citer que quelques contes cruels de la première partie du recueil). Le thème qui revient constamment est : comment se libérer d’une obsession qui entremêle vision cauchemardesque et terreur, folie et meurtre, esclavage et libération ? Le refrain de « La Chanson de Carmen » devient, pour le narrateur, une vraie torture qui le pousse à tuer « l’innocente et plaintive Carmen », qu’il avait épousée, malgré sa pauvreté (I, 265). Mais Carmen continue de le poursuivre par ce refrain, encore et toujours ; seule la mort pourra mettre un terme à cette obsession auditive, à ce remords envahissant : « Oh ! vous aurez pitié de moi et, je l’espère, vous me dénoncerez, vous me livrerez à la justice, vous me conduirez à la guillotine. Car la mort, la bienfaisante mort pourra seule me sauver de ce diable, de ce spectre, de ce remords, de cette vengeance de Dieu, la chanson de Dieu. »

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Tous ces récits tournent autour de la folie, souvent sanguinaire, qui fournit aux deux écrivains une matière qu’on pourrait rapprocher des confessions des criminels ou des cas cliniques, ou, mieux encore, des faits divers de la vie quotidienne, dont s’inspire la cruauté littéraire et imaginaire, comme l’a remarqué Pierre-Georges Castex le premier : « D’un certain point de vue, la cruauté en littérature peut apparaître comme la manifestation d’un réalisme exaspéré, qui se donne pour programme la description d’expériences extrêmes, mais plausibles23. » PERSONNAGE SOMBRE, PAYSAGE ET AMBIANCE ENCORE PLUS SOMBRES Le personnage du narrateur peut être qualifié de « sombre » dans la mesure où sa personnalité reste liée à une obsession particulière, à une idée fixe, où il accède à la folie par son caractère sadique, préférant l’ombre à la lumière. Georges, le narrateur d’« Un homme sensible », affecté d’« une sorte de perversité cruelle » (I, p. 529), change de sentiments envers sa femme, parce que, on l’a vu, il est obsédé par la présence envahissante du bossu, et il devient un vrai monstre qui continue d’être obsédé par l’image de celui qu’il a tué. L’autre reste décidément un fantôme insaisissable qui menace l’équilibre mental, que ce soit le mari mort (dans « Veuve »), ou un être socialement inférieur, comme le bossu : Nous ne parlons jamais du petit bossu. Mais il est toujours entre nous deux. Il est dans les baisers, dans les étreintes, dans les râles de Marie. Je vois son sourire obscène sur ses lèvres et dans ses yeux. Je le vois dans toutes les parties de son corps. Il plane au-dessus de nous, parmi les rideaux du lit ; il rampe au dessous de nous, sous le lit. Et il me semble que sa bosse, quelquefois, le soulève, lui imprime de petites secousses, le fait craquer. Je le vois dans toutes les ombres que la lampe projette sur le mur, au plafond, au parquet. Ces vêtements sur ce fauteuil, c’est lui. Ce vase trapu sur la cheminée, lui encore. Ombre, lumière, objet, reflet, il est partout. (I, pp. 535-36)

Même l’amour qu’il avait éprouvé pour Marie devient indifférence, sa présence un poids insupportable dont il lui faut se débarrasser, dans un trou « tout noir » (I, p. 543), où il pourra ensevelir sa mauvaise conscience. Le caractère sombre se manifeste aussi chez un autre assassin, le narrateur de « La Livrée de Nessus », qui, ayant des prédispositions au crime, accepte mal d’être examiné, parce qu’il a « des pensées obscures et de troubles désirs » qui arrivent à exhaler « une odeur âcre et forte, grisante et terrible » (I, p. 453). Le caractère sinistre et sombre du héros d’ « Un homme sensible » n’est guère séparable du paysage triste où se développent l’action et le crime : « Je me disais aussi que ce coteau sinistre, ce trou noir, cette mâchoire sombre, cette eau brune, ces ronces, cette herbe conviendraient à l’état de mon âme, mieux que les coins de terre féconde où poussent les fleurs, les fruits, l’espoir »

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(I, pp. 522-23). Nous avons analysé le caractère sombre des personnages villiériens (le bourreau civilisé aux belles manières et l’abbé Tussert, qui possède un secret insolite) à propos de leurs manies ; pour le moment, rappelons simplement qu’un conte cruel porte ce titre emblématique : « Sombre récit, conteur plus sombre ». Il est rare qu’un conte cruel ait pour cadre un lieu clair et gai : ainsi, personne ne suspecterait que, « dans une maisonnette d’épicerie florissante, avec un coin de jardin, dans un faubourg de Liège », un vieux couple puisse se laisser aller à des « bizarreries sensuelles », qui cachent une perversion macabre (« L’Etonnant couple Moutonnet », O. C., II, p. 405). Mais c’est souvent le caractère ténébreux des lieux presque constamment associés à la nuit, à l’heure fatidique de minuit, ou à l’aube, qui est le plus apte à servir de cadres aux contes cruels de Villiers et à suggérer les caractéristiques des protagonistes du conte : par exemple, « un massif manoir à créneaux » sur le cap de Portland (« Duke of Portland »), le salon rouge de la Maison Dorée à Paris (« Le Convive des dernières fêtes »), la salle de la Morgue définie comme « une espèce de salle à toiture vitrée, d’où le jour tombait livide », tout à fait semblable à l’intérieur d’un café, « une salle où le jour tombait d’en haut, par le vitrage, livide » (« À s’y méprendre »), ou la tour du phare perdu dans l’océan, qui sert d’asile au vieil acteur Chaudval désireux de voir des spectres (« Le Désir d’être un homme »), ou encore les terrasses des cafés étincelants des boulevards parisiens, les deux villes gasconnes de Nayrac et de Pibrac pour le carnage de deux bandes rivales de bourgeois (« Les Brigands »), la maison solitaire de l’abbé Maucombe dans un canton breton où le narrateur aura des pressentiments de mort (« L’Intersigne »), la salle de jeu dans un vieil hôtel parisien où le sombre abbé Tussert, dont la silhouette semble dégager « l’ombre d’un crime ignoré » (O. C., II, 374), va révéler le terrible secret de l’Église (« L’Enjeu »), et encore l’humide cachot perdu parmi les caveaux de l’Official de Saragosse d’où le rabbi Aser Abarbanel, « exténué de souffrance et de faim, tremblant d’angoisses », essayera de s’enfuir (« La Torture par l’espérance », II, p. 364), et enfin le palais de Salomon, la Salle des festins envahie des ombres de la nuit, à l’approche de l’ange de la Mort, Azraël (« L’Annonciateur »). Un cadre sombre, nocturne, convient au caractère mélancolique du personnage villiérien et de plus d’un narrateur de ces contes (souvent porte-parole de l’auteur). Cette psychologie d’un narrateur sombre se retrouve dans la figure insolite du mélancolique « spoliateur de tombeaux » de « Souvenirs occultes », narrateur identifiable avec Villiers et incorrigible rêveur solitaire, qui affirme avoir « hérité » de ses ancêtres « des seuls éblouissements, hélas ! du soldat sublime, et de ses espoirs » ; isolé du reste du monde, enfermé dans une « vieille ville fortifiée », il reste « indifférent aux soucis politiques de ce siècle et de cette patrie, aux forfaits passagers de ceux qui les représentent » (O. C., I, p. 743).

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CONCLUSION PESSIMISTE DE DEUX « INQUIÉTEURS » ? Ce qui rapproche surtout les deux écrivains, c’est la vision du monde et de la société appuyée sur un pessimisme libertaire, qui n’est soumise à aucune doctrine et où lucidité et désespoir se côtoient, même sur des sujets tels que les foules, la pauvreté du monde et le statut social de l’écrivain. Ils font de la cruauté un moyen de détruire l’optimisme du bourgeois, fondé sur le progrès matériel. Il est vrai que Villiers semble choisir la foi chrétienne, suivant sa conception spiritualiste du monde, mais cette foi dans une autre vie, alimentée par l’espérance chrétienne, apparaît au fond comme une « torture » cruelle (voir « La Torture par l’espérance ») : un « divin peut-être » nous accompagne toute la vie, sans la certitude du salut ; l’espérance est « tenace », mais « vacillante24 ». La conclusion d’Axël renforce le pessimisme schopenhauerien fondamental et absolu de la pièce, selon l’analyse d’Alan Raitt25, c’est la même vision pessimiste du monde qui domine dans les Contes cruels de Mirbeau comme dans toute son œuvre, de sorte que l’attitude de Villiers envers la religion n’est guère éloignée de celle de l’athée et que sa conception de la vie repose sur un matérialisme de fond, si l’on tient compte de son scepticisme à l’égard du progrès et de la science en général. En face de la mort et de sa cruauté « noire26 », en face de la société, l’idéaliste Mirbeau aurait eu l’attitude d’une « âme simple », celle de M. Rouvin face au prêtre catholique qui respectera ses dernières volontés et qui admire « cet héritage de bienfaits », accomplis avec des moyens purement « humains », et « sa charité inventive qui sauva de faim tant de malheureux et leur fit connaître la joie de vivre, la douceur d’être bon » : « Il pensait surtout à cette faculté, pour ainsi dire évangélique, qu’il avait de ramener au bien les âmes dévoyées et les pauvres cœurs pervertis sans jamais leur parler de Dieu, auquel il ne croyait pas, sans jamais recourir aux consolations religieuses. Qu’il jugeait dangereuses, immorales et vaines » (I, p. 198). À l’hypocrite monde bourgeois reposant sur le “bon sens”, sur les bonnes affaires et sur l’« estime laïque » (« Les Amies de pension », O. C., II, p. 360), s’oppose un monde de solidarité avec les malheureux, les vagabonds, les mendiants, les âmes simples, qui subissent la violence des classes dominantes. Pour ces « abandonnés » et ces marginaux27, Mirbeau et Villiers souhaitent l’avènement d’une société renouvelée, l’établissement d’une justice sociale respectueuse de l’humain28, ce qui tempère quelque peu leur pessimisme presque absolu. Dans ses Combats littéraires, Mirbeau explique qu’il convient de « mettre la Société en face d’elle même, c’est-à-dire de son propre mensonge, et de mettre aussi les individus en face des réalités29 ». C’est ainsi que l’écrivain entend le rôle “social” d’inquiéteur et justifie l’écriture cruelle ; c’est ainsi qu’il aura – peut-être – contribué, comme le savant, son égal, au progrès de l’humanité : en essayant de trouver des remèdes aux maux et d’inspirer,

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malgré son pessimisme, une confiance presque utopique dans l’avenir de la société, et plus encore dans la nature : « Nous, c’est dans la société, dans une société refaite plus harmonique aux besoins de la vie, retrempée aux sources éternelles de la nature, que nous allons les chercher, ces remèdes, et peut-être, ces guérisons30 ». Fernando CIPRIANI Université de Chieti-Pescara

NOTES 1. Mirbeau écrivait en septembre 1890 dans Le Figaro, une année après la mort de Villiers, à l’occasion de sa rencontre, après la conférence en Belgique sur l’auteur d’Axël : « Que dirait l’ombre de Villiers, que nous avons laissé mourir de faim, et qui put entrevoir, aux dernières années de sa vie, en cette vaine Belgique, où l’on entoura de respect sa douloureuse pauvreté, ce qu’aurait été la gloire due à son exceptionnel génie, par nous méconnu ou nié » (« Propos belges », Octave Mirbeau, Combats littéraires, L’Age d’Homme, Lausanne, 2006, p. 317) 2. Ibidem. L’affirmation se trouve dans le paragraphe précédant le souvenir de Villiers cité. Bertrand Vibert admet que, malgré sa position royaliste, Villiers va rejoindre « les positions anarchistes de son cadet » (« Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas. Villiers de l’Isle-Adam et Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, p. 65). 3. Sur l’analyse de ce conte, voir le livre de Paola Salerni, Anarchie, langue, société, “L’Etna chez soi” de Villiers de l’Isle-Adam, Schena Editore – Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2004. 4. Cf. B. Vibert, Villiers l’Inquiéteur, P.U. du Mirail, Toulouse, 1995. 5. Pour comprendre la récompense au « plus consciencieux travail », lire le conte cruel « Deux augures » et la lettre à Jean Marras, Correspondance générale, citée par Fernando Cipriani, Villiers de l’Isle-Adam e la cultura del suo tempo. Il poeta, la donna e lo scienziato, Edizioni Scientifiche Italiane, Napoli, 2004, p. 55-56. 6. Villiers de l’Isle-Adam, Œuvres complètes, édition établie par Alan Raitt et Pierre-Georges Castex, Éditions Gallimard, 1986, p. 1249. Nous donnerons cette édition comme référence, abrégée en O.C. suivie du volume et de la page. Les Contes cruels sont dans le vol. I et Les Nouveaux contes cruels dans le vol. II. 7. Octave Mirbeau, Contes cruels, Les Belles Lettres/Archimbaud, Paris 2009. La référence à cette édition figurera directement en haut du texte, suivie de la section I ou II, et de la page. 8. Ibid., p. 22. 9. Cf. F. Cipriani, « Metafore della mostruosità » dans Villiers de l’Isle-Adam e la cultura del suo tempo, p. 208. Clara représente la femme fatale de la littérature décadente, qui virilise le rôle de la femme aimant le meurtre et le sang et qui généralise la métaphore du monstre. 10. Ibid., pp. 197-217. 11. J. Décottignies, Villiers le taciturne, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1983, p. 122. 12. L’incompréhension du couple semble être à la base de la conception de l’amour, surtout pour Mirbeau, pour qui, entre l’homme et la femme, malgré les promesses de l’amour naissant, il existe un « abîme », transformant leur vie en « un supplice » (« Vers le bonheur », I, p. 122). 13. Bernard Jahier, « La Caricature dans les Contes cruels d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, p. 125. 14. Jacques Noiray, Le Romancier et la machine. L’image de la machine dans le roman français (1850-1900), vol. II, Jules Verne- Villiers de l’Isle-Adam, José Corti, Paris, 1982, pp. 254, 256 et 263. 15. Il en est de même dans L’Ève future pour la danseuse Evelyn Habal, qui emploie, selon la démonstration rigoureuse du savant Edison, des attraits artificiels au lieu des attraits naturels ; le savant emploiera un autre genre d’artificiel, bien supérieur, en termes artistiques, qu’il construit au laboratoire, pour l’actrice parfaite Hadaly, qui, aux yeux de l’amoureux Ewald, représente la

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femme idéale. Pour ce qui est de la citation de Lohengrin dans le conte mirbellien, il va de soi que Villiers et Mirbeau sont deux défenseurs et admirateurs de l’art wagnérien. 16. Encore un rapprochement de détails. La conclusion tragique est soulignée dans le conte mirbellien par la fatale apparition de la lumière du premier matin : « le matin, or vert et mousseline rose, entrait par les fenêtres ouvertes, frais, jeune et vainqueur, comme un jeune Dieu » (I, 486) ; dans la triste conclusion d’un autre conte villiérien, « L’Enjeu », l’aube devient révélatrice de vérités cachées : « Alors, à travers les arbres, apparut, pâlissant les bougies, l’aube livide – le petit jour, dont le reflet rendit brusquement mortuaires les mains des jeunes hôtes du salon » (O. C., II, 377). 17. C’est le plus connu des contes cruels villiériens, comme le montre la vaste bibliographie sur le sujet. Il est classé normalement parmi les « contes de la guillotine ». 18. Dans « L’Instant de Dieu » Villiers reprend le même sujet de l’expérimentation « au nom de la Science humaine », la survie dans une tête de condamné, problème présenté en termes réalistes et philosophiques au début du conte (28-29). 19. Dans le conte « ? », l’auteur a admis la fascination exercée sur lui par « l’insaisissable et toujours présent homme des foules » (I, p. 156). 20. Anna Gural-Migdal, « Entre naturalisme et frénétisme. La représentation du féminin dans Le Calvaire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, p. 11. 21. Ibid., p. 16. 22. Après le meurtre l’assassin se sent « délivré ». Pierre, après avoir tué un lièvre en pensant tuer Jean, « s’endormit profondément, comme un homme sans remords, comme un homme heureux, comme un homme délivré » (p. 404). 23. Pierre-Georges Castex, Le Conte fantastique en France, de Nodier à Maupassant, José Corti, Paris, p. 346. Castex cite dans la note Les Vingt et un jours d’un neurasthénique de Mirbeau. 24. Locution citée supra. 25. Allan Raitt écrit à propos de sa philosophie idéaliste : « Le dernier mot dans Axël est donc une déclaration pessimiste de son indépendance de toute religion et de sa liberté de se retirer d’un monde détestable où rien ne le retient plus. C’est ainsi que l’idéalisme intransigeant de Villiers finit par le mener à un nihilisme intégral » (Villiers de l’Isle-Adam et le mouvement symboliste, Corti, Paris, 1985, p. 254). 26. Bertrand Vibert oppose un peu artificiellement, dans l’article cité, « la cruauté rouge » de Villiers à « la cruauté noire » de Mirbeau, puisque ce dernier « ne croit ni en Dieu, ni en l’homme, et pour qui la vie est définitivement sans espoir de rédemption ; car assurément, le monde à ses yeux ne sera pas sauvé, fût-ce par les baumes apaisants de l’art et de la littérature » (« Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas. Villiers de l’Isle-Adam et Octave Mirbeau », art. cit., p. 76). 27. Voir sur ce sujet l’article de Pierre Michel « Octave Mirbeau et la marginalité », in Figures du marginal, Cahier n° 29 des Recherches sur l’imaginaire, Presses de l’Université d’Angers, 2003, pp. 93-103. 28. C’est un idéal d’homme respectueux de l’ « autre » que nous retrouvons dans le personnage du maire intelligent qui a pitié des « abandonnés » et des pauvres gens : « il sentit s’élever en lui, du fond de son être, une pitié immense, et un immense amour, pour les pauvres voleurs et les pauvres putains, qui rôdent dans les ténèbres amies » (« Les Abandonnés », II, p. 255). Pour une comparaison avec cette idée de charité, d’élan vers l’autre, voir, pour l’aristocrate Villiers (défenseur de l’aristocratie de l’esprit) les gestes de pitié et d’altruisme de certains personnages : l’abbé Maucombe dans « Intersigne », le duc de Portland du conte homonyme, le mendiant aveugle dans « Vox populi » des Contes cruels, O. C., I. Pour les mystifications exercées par les politiques contre la classe des « pauvres », voir la conclusion ironique des dernières lignes du conte villiérien « L’Amour du naturel », Nouveaux contes cruels, O. C., II, p. 395. 29. Combats littéraires, p. 496. 30. Ibidem.

LA PAROLE À L’ACCUSÉ : DIRE LE MAL DANS LES CONTES CRUELS Faut-il rire ?… Faut-il pleurer ?… Ah ! J’aurais besoin de la psychologie de Paul Bourget pour élucider ce cas de conscience1.

Dans ses Études sur la nouvelle de langue française2, parmi les nouvellistes des vingt dernières années du XIXe siècle, Godenne attribue à Mirbeau une place particulièrement importante. Cent cinquante récits parus dans différents journaux dont la valeur, selon le critique, résiderait « dans le choix d’un sujet fort3 », et en même temps « vrai4 ». S’éloignant de la tradition du « conte », dont la prédilection irait à des sujets extravagants, dans des contextes extraordinaires, avec des héros hors du commun, Mirbeau raconte des histoires qui ressemblent à tout ce que les gens, avides de scandales, s’attendent à trouver dans le Petit journal qu’ils feuillettent quotidiennement. Ce sont précisément les faits divers des journaux sensationnalistes qui forment une sorte d’horizon d’attente de ces récits et que publient à leur tour les revues : homicides, prostitution, anthropophagie, sadisme, pédophilie, folie, monomanies obsessionnelles, infanticides, incestes, abus et humiliations. Ces actions féroces se passent souvent dans l’intimité de la famille, dans les champs, dans les lieux de rencontre quotidiens, et sont perpétrées par des personnages ordinaires, qui proviennent le plus souvent des classes moyennes ou basses de la société. Et surtout elles sont accomplies pour des motifs banals, inexplicables, et parfois même gratuits. Histoires d’actes cruels commis bien souvent au détriment d’ « êtres inoffensifs5 », enfants, amants, époux, amis et animaux domestiques. Des êtres, par conséquent, sur qui, en vertu d’un rapport de sujétion, de confiance, d’abandon, qui se crée tout naturellement dans un endroit intime, l’homme peut exercer plus facilement sa domination tyrannique. À commencer par les animaux. Dans La Mort du chien, Turc est battu à mort parce qu’on le croit atteint de la rage. Plus cruellement encore, dans Pauvre Tom !, le chien est tué par son propre maître pour complaire à sa femme, qui n’éprouve que dégoût pour le pauvre animal. Dans Mon oncle, on tue des chats par plaisir, et, dans Puvisse Déchavane, des furets, par curiosité culinaire.

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La Mort du chien, par Rodo Pissarro.

Dans Le Lièvre, Pierre étrangle le lièvre de Jean pour éprouver l’émotion qu’il ressentirait s’il étranglait son maître. Quelquefois, la fureur homicide passe des animaux aux maîtres : dans La Vieille aux chats, c’est tout un pays qui provoque la mort d’une femme, car ses habitants n’admettent pas sa passion pour les chats. Et si par hasard quelqu’un venait à supposer un attachement quelconque du maître pour son animal, aussitôt un but utilitariste vient le démentir : c’est le cas dans La Tristesse de Maît’ Pitaut, où la souffrance de Maît’ Pitaut pour la mort inévitable de sa vache, que le vétérinaire lui annonce, est cyniquement expliquée par le souci du dommage économique qui s’en suivrait. Pendant ce temps, dans la pièce à côté, son fils meurt par manque de soins… La famille, fondement de la société et de la religion, se révèle comme le lieu où la cruauté humaine se donne tout particulièrement libre cours. Les fils « prostituent » leurs mères pour les entretenir (L’Octogénaire) ; les mères, leurs filles pour seconder les désirs de leurs concubins (Précocité) ; les pères, leurs filles pour s’attirer la sympathie d’un hôte (La P’tite). La femme, « c’est-à-dire un être obscur, insaisissable, un malentendu de la nature » (Vers le bonheur), torture l’homme ou le pousse à tuer pour de l’argent (LaTête coupée), par jalousie (Histoire de chasse), ou morbidité (La Bague, Le Bain)6. Donc, des actions aberrantes mais plausibles7, aussi scandaleuses que bien des faits divers, et qui deviennent des « sujets forts » en vertu précisément de leur banalisation, de leur imbrication dans le quotidien. Au point qu’elles

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peuvent être considérées comme conformes à une norme sociale, comme le suggère Mirbeau dans L’Enfant. S’adressant aux juges, Motteau, un humble paysan accusé d’infanticide (après avoir tenté en vain de faire avorter sa femme en recourant à une sorcière, il jette ensuite le cadavre du nouveau-né dans un fossé) se défend ainsi : Allez retourner la terre […] et dans la terre, sous les bouleaux et les pins, au fond des puits, parmi les cailloux et le sable, vous verrez plus d’ossements de nouveau-nés qu’il n’y a d’ossements d’hommes et de femmes dans les cimetières des grandes villes… Allez dans toutes les maisons, et demandez aux hommes, les jeunes et les vieux, demandez-leur ce qu’ils ont fait des enfants que leurs femmes portèrent !8

Chez les paysans, éliminer un nouveau-né est une habitude, car le nourrir signifierait rogner sur sa propre nourriture et sur celle de ses frères (« Un enfant à nourrir, quand déjà on peut pas se nourrir soi-même, c’est bête. »). C’est la loi de la nature : « dans la vie, il faut manger ou être mangé ». Et cette loi, le bourgeois comme le paysan, la suit tout « naturellement ». Le bouleversement de la nature théorisé par Baudelaire a comme corollaire que l’on associe l’adverbe « naturellement » à des actions déconcertantes. Comme l’avoue le héros de Enfin seul, qui veut supprimer son oiseau très bizarre : Naturellement, j’avais d’abord songé à lui tirer un coup de fusil. La première idée qui vous vient devant une chose belle et que l’on ignore, c’est de la détruire. Et puis, pour un Français vraiment patriote, et qui, chaque matin, lit avidement Le Petit Journal, d’être étranger cela ne constitue-t-il pas, même pour un oiseau, le plus grand des crimes, tout au moins la plus ineffaçable des tares ?9

Dans ce contexte, c’est précisément le recours à l’adverbe « naturellement » qui frappe péniblement. Par conséquent, s’il est vrai que la force de ces récits réside dans le sujet scabreux développé et en d’inacceptables contenus moraux, il est également vrai que le scandale majeur est moins la cruauté – thème que l’on retrouve si fréquemment dans le genre narratif fin de siècle qu’il finit par en perdre le caractère déconcertant qu’il devrait avoir – que le discours bourgeois qui l’occulte. Certains choix d’argumentations et de narration, qui reviennent souvent dans les Contes que l’on va analyser, dénoncent la rhétorique philistine du bourgeois, cette rhétorique qui, faisant appel à la philanthropie, à la compassion, à l’altruisme, à la charité, à tous les bons sentiments, finit par nier, contre toute évidence, la méchanceté humaine comme donnée première et naturelle. Cédant la parole au bourgeois qui se justifie, le narrateur démystifie son raisonnement dans un style qui frise le comique et la dérision. Alors, le rire succède à l’horreur que suscite « la banalité du mal10 » La marque qui identifie

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immanquablement les récits de Mirbeau consiste en une combinaison d’horreur et de comique, une manière pour l’auteur d’exprimer son dégoût pour la morale de la société bourgeoise. Parmi ces stratégies énonciatives, examinons à présent les principales. L’ORALITÉ Mirbeau délègue son énoncé à la voix d’un narrateur oral, de sorte qu’il peut attribuer à son discours un « pouvoir d’émotion immédiat11 », qui s’accroît quand on passe de la narration hétérodiégétique à la troisième personne (encore qu’elle soit rare dans ces récits) à l’intradiégétique à la première personne. Lorsqu’il rapporte des faits atroces auxquels il participe ou dont il est le témoin, qui le concernent personnellement ou sont relatifs à d’autres personnages, le narrateur recourt volontiers à des formules dans lesquelles il s’implique et qui sont caractéristiques de l’oralité (« je vous assure », « figurezvous », « écoutez, je vous prie, ce qui va suivre »…). Leur fonction consiste à attirer le lecteur dans un triangle de communication où chacun joue un rôle actif. L’auteur choisit son sujet, féroce mais plausible – il s’inspire souvent de faits divers défrayant la chronique –, misant sur l’emprise que ces histoires ont chez les lecteurs. Puis il laisse la parole à un personnage intimement mêlé à l’histoire et qui s’adresse directement au lecteur, dont l’attention ne s’arrête pas à la simple constatation des faits, mais comporte une implication morale. Ce qu’on lui demande, c’est d’écouter, d’enquêter, de comprendre ce qui lui échappe ; d’être en somme médecin, investigateur, complice, et même, quelquefois, juge ; de participer activement au procès d’énonciation du mal qui, dans de nombreux récits, s’apparente à un aveu. Dans ses différentes formulations, juridique, médico-psychanalytique, privée-amicale, diaristique, l’aveu présuppose l’unicité du destinataire, qui se voit investi en partie, justement du fait de cette prérogative, d’une mission de compréhension envers autrui, à laquelle il ne peut se soustraire, d’un rôle de complicité, isolé (du contexte social) à l’intérieur de l’espace intime, où le contact est essentiel et non pas social. L’aveu s’avère être une condition essentielle, nécessaire, mais, nous le verrons, non suffisante, pour communiquer des vérités qui peuvent être dites et comprises uniquement entre deux personnes, des vérités qu’on ne peut proclamer ni devant un tribunal, ni sur un autel, ni du haut d’une chaire. Quelle est l’essence de ces vérités ? L’inadéquation entre l’être et la conscience ; entre la conscience bourgeoise, qui présuppose la bonté de la nature humaine (et donc son absolution), et la nature humaine, qui se révèle cruelle et égoïste. C’est à partir de cette inadéquation que se génère une rhétorique. Cette contradiction, inacceptable pour l’univers bourgeois qui l’occulte, semble ne pouvoir être communiquée que grâce à des stratégies rhétoriques

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innocentant celui qui parle. Le présumé coupable tentera-t-il de valoriser des vertus que, de toute façon, il possède, ou voudra-t-il atténuer l’importance de sa faute ? Croira-t-il trouver des raisons qui, quand il les explique, amoindrissent le scandale de son égarement ? Tous ces procédés rhétoriques se rapportent à une éloquence de la justification qui voudrait faire coexister, sous la forme d’un compromis, une pulsion normalement aberrante avec le sentimentalisme ou le moralisme dominant. Ces formulations rhétoriques représentent le maximum du scandale des récits de Mirbeau, parce qu’ils montrent que la cible véritablement visée n’est pas la nature humaine, contre laquelle on ne peut rien faire, mais la duplicité du discours bourgeois qui l’occulte. RECONNAISSANCE AVEC CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES « Je ne crois pas avoir jamais été méchant », déclare le narrateur d’Un homme sensible, avant d’avouer l’homicide d’un pauvre bossu, son rival en amour. Et pour montrer sa « bonne nature, contrairement à ce que beaucoup de gens, qui [le] connaissent mal, pensent de [lui] », il présente « mille autres exemples, encore plus touchants et gracieux » (510). Tout enfant, j’étais même doué d’une sensibilité excessivement, exagérément douloureuse qui me portait à plaindre – jusqu’à en être malade – les souffrances des autres… […]. Je me rappelle avoir pleuré, durant plus de quinze jours, la mort d’un oiseau que j’avais capturé et à qui j’avais collé sur le crâne une menue crête joliment dentelée de laine rouge […]. Je me vois encore, au cimetière de notre village, fondant en larmes et criant comme un jeune putois blessé, une fois que j’accompagnais mes parents à l’enterrement d’une personne que je ne connaissais pas et qui ne m’était de rien […]. J’avais un petit chien, un loulou blanc, Pomponnet […]. Il creva d’avoir avalé un os pointu qui lui perfora l’intestin. Et son agonie fut atroce. J’eus un tel désespoir de cette mort qu’on crut, chez moi, que j’allais devenir fou.12

Donc, pour s’attirer la sympathie du lecteur, le narrateur fait appel à son « exquise sensibilité » envers les animaux, à sa compassion pour tous ceux qui souffrent. Mais les déclarations qu’il allègue par la suite sont en contradiction totale avec les précédentes. Si sensible que je fusse, je ne pouvais rencontrer des pieds-bots, des culs-de-jatte, des bossus, des bossus surtout, sans éclater de rire ; des faces couvertes de lupus, sans en être horriblement dégoûté, dégoûté – brave petit cœur que j’étais – jusqu’à la haine ! Mon rire alors

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CAHIERS OCTAVE MIRBEAU était si agressif, et si virulent, si passionnée ma haine que, pour un peu, je leur eusse, ma foi, jeté des pierres avec plaisir. Souvent, je fis mieux, car si j’étais sensible, je n’étais pas moins ingénieux. Toutes les semaines, le samedi, venait mendier chez nous un vieux mendiant, presque aveugle, la face mangée d’ulcères. On lui donnait un morceau de pain qu’il dévorait, assis sur une borne, à quelques pas de la grille de notre habitation. Quelquefois j’allais disposer sur la borne, dissimulés parmi de l’herbe ou des feuilles mortes, des clous la pointe en l’air, de petits fragments de verre coupant. Et quand le vieux mendiant était reparti, j’allais regarder la borne. Il y avait presque toujours un peu de sang, rouge et très frais. Et cela me faisait plaisir.13

On peut donc être à la fois sensible et cruel. Éprouver de la douleur pour les souffrances d’autrui, mais aussi de la joie pour les avoir causées. Car la nature humaine, semble suggérer Mirbeau, est plus complexe et contradictoire que ne veut bien la présenter l’idéologie bourgeoise. Les deux termes antithétiques ne s’excluent pas l’un l’autre, du fait que, dans l’homme, coexistent des forces divergentes, des sentiments primitifs apparemment inconciliables avec la « volonté » et avec la « raison » bourgeoises, mais qu’il faut harmoniser pour « l’équilibre de son propre esprit ». Parlant des sentiments déplorables que, dans sa jeunesse, Georges éprouvait envers les êtres difformes, de son désir de les humilier et de se moquer d’eux, il s’exprime ainsi : Ces sentiments persistèrent […]. J’essayais tout pour les vaincre, par la volonté et par la raison. Mais ils étaient plus puissants que ma raison et ma volonté. Alors, pour rétablir n’importe comment l’équilibre en mon esprit, je voulus, à tout prix, mettre mes sentiments d’accord avec ma raison14.

Recourant à une stratégie argumentative qui trouve dans la science moderne (dans le darwinisme social en particulier) son point de force, le narrateur essaye de se disculper. Il admet avoir accompli une mauvaise action – « j’ai honte à l’avouer » –, mais il tente de s’auto-absoudre en se déclarant « instrument de ces deux puissances contraires et unies par un lien en quelque sorte sacré, la haine mondiale du pauvre ! »(512) : la société et la nature. C’est la famille qui lui a appris à distinguer quand, tout petit, il s’amusait à battre les enfants malingres, entre « douleurs nobles, pour les plaindre et pour en souffrir », et « douleurs grotesques ou ignobles, pour les détester et pour s’en moquer » (511). Ensuite la nature l’a poussé à agir : C’est la nature qui, par moi, proteste contre la faiblesse et, par conséquent, contre l’inutilité criminelle des êtres impuissants à se développer sous le soleil ! La nature n’a souci que de force, de santé et de beauté ! Pour l’œuvre de vie indestructible, elle veut une vigueur sans cesse accrue, des formes de plus en plus harmonieuses. Sans quoi, c’est la mort. Or, il m’est impossible de concevoir la mort de la matière. C’est pourquoi la nature tue impitoyablement tous les organismes inaptes à une vie harmonieuse et forte15.

Il avoue donc avoir tué son rival. Et l’avoir fait précisément parce que c’était un infirme. En s’unissant à un être monstrueux et en mettant au mon-

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de des êtres faibles, Marie, l’amie du petit bossu, aurait perturbé le principe « d’harmonie, de beauté, d’équilibre » qui garantit « le bonheur de l’espèce ». Il fallait avant tout venger « Dieu, la nature, l’Espèce ». Et soi-même avec eux. « Le jeune homme harmonieux et vigoureux », qui portait « avec fierté ce que Catulle Mendès appelle : la honte d’être beau » (513), se voit refusé par la jeune femme au nom d’un principe esthétique qui trouve sa force dans la morale judaïque des faibles (« Il est beau parce qu’il est pauvre … parce que tout le monde l’insulte ou le bat …parce qu’il est malheureux16…). Maintenant il ne peut plus rire de l’infirmité, car c’est l’infirmité qui rit de lui. Le sourire qu’exhibait Marie à toutes les tentatives de séduction de Georges17 (le même que celui de ses parents quand, le voyant battre les estropiés18, ils l’exhortaient à la pitié d’« un ton si mou » qu’il dévoilait l’inconsistance de la morale proposée) sanctionne significativement l’humiliation qu’il subit : « J’étais, est-il besoin de le dire, prodigieusement humilié » (516). Parvenu presque à la fin de la narration, pour Georges, le doute n’existe plus : « un tel attentat contre toutes les lois de la vie » était intolérable. Il fallait punir la victime en vertu, précisément, de son infirmité. Et avec elle, Marie aussi, qui, en défendant le « sentiment de pitié » (516), pervertissait l’ordre naturel. Il commence d’abord par tuer le bossu ; puis, ne pouvant vaincre le rire de Marie, il la tue, elle aussi. L’instinct cruel de Georges est certainement scandaleux, mais son raisonnement l’est plus encore, quand il essaie de le justifier en prenant appui sur ce qui constitue les fondements de la culture bourgeoise : la moralité, la science et la famille. Si Mirbeau entend montrer dans ses récits la cruauté inhérente à la condition humaine, plus encore il entend dénoncer les formes du discours dont se sert la bourgeoisie pour la dissimuler ou l’éluder. Reconnaître avec des circonstances atténuantes l’action atroce, c’est là une des stratégies auxquelles recourt le plus souvent Mirbeau pour impliquer son lecteur dans une dénonciation de ces mêmes discours. On reconnaît le crime, mais on fait appel à des circonstances, toujours différentes, qui l’atténuent : tantôt c’est la culpabilité, ou la coresponsabilité de la victime (Le Petit gardeur de vaches19 ; En traitement III20, Le Vieux Sbire21, Le Colporteur22) ; tantôt il est question de motifs exceptionnels, d’occasions, de circonstances qui donnent la possibilité à l’individu d’extérioriser sa propre violence latente (pensons à toutes les histoires de crimes situées durant la guerre ; en particulier Au pied d’un arbre, Maroquinerie, La Fée Dum-Dum, Âmes de guerre, Ils étaient tous fous) ; tantôt encore ce sont des expériences biographiques, le plus souvent enfantines, où l’on peut retrouver les causes de la dégénérescence (La Livrée de Nessus23, Le Colporteur). Mais, à côté d’une telle stratégie, il existe aussi celles de la non-reconnaissance de l’atrocité et, à l’opposé, celle qui met une sourdine à l’horreur.

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NON-RECONNAISSANCE DE LA CONDUITE ATROCE Dans ce cas, l’auteur du crime, tout en avouant son acte, le plus souvent un homicide, ne reconnaît pas la gravité morale de l’action commise. Son crime n’entame pas le moins du monde la sphère de sa conscience qui, même, reste imperturbable et le laisse libre de vaquer à ses occupations quotidiennes. Ainsi, dans Avant l’enterrement où Pierre Gasselin, boucher de son état, avoue à son beau-père, avoir causé la mort de sa fille, assis devant une table et fumant tranquillement sa pipe. Il y a quinze jours, vout’ fille m’a dit j’ sais quoi… j’crai qu’elle m’a traité de cochon, d’ soulaud, à cause d’une fête que j’avions fait avec le gâs Bacoup et l’ gâs Mouté… Alors, j’y dis d’ me fout’e la paix… mais gentiment, pas fâché, en ami, quoi !… Mais v’là qu’elle m’agonit d’sottises, plus fô !… Et pis ça, et pis l’aut’e. Alors j’ai donné une claque, et pis un coup d’pied dans l’ ventre. Mais vous pensez ben, maît’ Poivret, c’était pour jouer, sans malice. J’voulais pas lui faire du mal… Là-dessus on se remet… Le lendemain elle se plaignait, elle disait : « J’ sais pas c’que j’ai dans le ventre… J’ai quéque chose dans l’ ventre, pour sûr… Une bête, une grosse bête qui m’mange ! »24

L’aveu de l’homicide ne semble bouleverser ni la conscience de celui qui l’a commis, ni celle de celui qui écoute. Après « quelques minutes » de trouble, que leur provoque « malgré eux, par le grand mystère de la mort qu’ils ne comprenaient pas », la vue du cadavre de l’être aimé, les deux hommes, imperturbables, retournent au café pour trinquer à leur santé et discuter de leurs affaires. Attablés au café devant une bouteille de vin, ils restèrent d’abord silencieux. Poivret remplit les verres en faisant couler le liquide de haut. — À ta santé, dit-il. — À la vôtre, maît’ Poivret, répondit Gasselin. Puis ils causèrent longtemps du prix de la viande, de la qualité des pâturages, de la foire de Chassans… Maît Poivret se plaignait qu’on ne vendait plus les anthenais comme autrefois25.

La mort de celle qui est leur fille et femme reste en arrière-plan. Le récit se termine sur l’image des deux hommes, complices face aux questions économiques, qui décrètent l’impossibilité d’enterrer celle qu’ils ont aimée les jours à venir. L’humour noir des dernières répliques atténue l’amertume de la circonstance. — Eh ben ! Voilà qu’est l’embarras… Demain, vendredi, j’tue ! Le beau-père approuva : — Ben oui !… ben oui !… — J’peux pas l’enterrer demain ! — Ben non ! Ben non ! — Samedi c’est l’ marché !… — Ben oui ! ben oui ! J’ peux pourtant pas laisser gâter ma viande. — Ben non ! Ben non !26…

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Dans ce dernier cas, l’événement terrible par excellence, « le mystère de la mort », est exorcisé par la causerie. La « viande » l’emporte sur la « chair », le commerce sur la tragédie. Dans l’univers bourgeois, la mort, on le sait, doit être mise en marge, reléguée dans les cimetières, édulcorée, niée. Et la banalisation se révèle comme la plus puissante des négations. Le Pantalon nous présente un schéma analogue. Ici aussi il y a un homicide accidentel et un narrateur qui n’hésite pas à avouer qu’il a été l’un des deux responsables de l’homicide. Car il ne faut pas nous le dissimuler plus longtemps – et les restrictions mentales n’y feront rien – c’est Jacques Cercleux et moi qui l’avons tué, cet infortuné Jean27…

Et il reconnaît sa propre culpabilité, encore que sous une forme impersonnelle qui a tout l’air déjà de se vouloir une atténuation : « Certes, ce fut une chose coupable28. » Mais, avant de reconstruire les faits, il s’abandonne à un préambule justificatif qui tire sa force de la pensée philosophique : Il faut bien se dire pourtant, à notre excuse, qu’en perdant Jean, l’humanité n’a pas perdu grand-chose, et que les neuf muses n’ont versé aucune larme sur ce cadavre… Tous les jours, il disparaît des êtres, des choses et même des bêtes qui ont, dans la vie, une autre signification… Et rien n’est changé pour cela, aux harmonies de l’univers… la terre tourne, les saisons se succèdent, les fleurs éclosent et se fanent !…Qu’importe à la nature dévoratrice et féconde !… Tout de même, ce fut raide !29

La pensée positiviste de Spencer et de Comte émise par la bouche du narrateur a la saveur amère d’une relativisation du délit. Devant la force implacable de reproduction de la nature et le déterminisme des lois de l’évolution, quel sens peut assumer le crime individuel ? Encore une fois, la meilleure défense est la négation qui s’accomplit, d’abord par la relativisation du délit ; puis par la narration comico-tragique du crime, liquidé comme un malheureux accident. Ce ne devait être qu’une blague, semble rapporter presque sans remords le narrateur ; le hasard a voulu qu’il se transformât ensuite en un assassinat. Exploitant la hantise de la maladie dont souffre la victime, un des clichés les plus courants du répertoire de la farce, les deux amis montent un canular : Tu sais combien notre ami est préoccupé de sa santé. Il s’agit de lui faire croire qu’il va mourir… Ce sont toujours les meilleures farces…30

Ils font croire à Jean qu’il a attrapé « le charbon », et, pour confirmer ce diagnostic, ils lui montrent son pantalon, qu’astucieusement ils ont fait rétrécir, lequel ne peut plus contenir ses membres enflés. Les nerfs de Jean lâchent. Son visage devient si pâle qu’on croit voir « la face blafarde de Pierrot ». Et, tandis que son corps se tortille avec des « mouvements de pantomime burlesque et tragique », les farceurs se tordent de rire : Nous avions peine à retenir nos rires… Nous nous tenions les côtes… Nous nous tordions littéralement !31

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« Le pauvre garçon » meurt par rupture d’anévrisme. Mais ce qui, selon les faits, est une tragédie, est présenté comme une farce « d’un comique véritablement shakespearien ». — Sapristi ! murmura Jacques qui se grattait la nuque… la farce était bonne, mais nous avons été un peu loin, tout de même !…32

Le narrateur détourne l’attention du crime et la dirige vers les intentions et les sentiments des criminels. Le récit se concentre presque entièrement sur la réaction bénéfique que cet accident leur procure. On rit sans arrêt et l’on s’amuse. Le rire provoqué par la farce a atténué la gravité du délit. Amputée de son atmosphère tragique, l’action n’est plus atroce, elle assume même une connotation « bon enfant ». Ne l’ignorant pas, le narrateur pourra défier le lecteur qui aura à « élucider ce cas de conscience » : « Qu’on en juge, d’ailleurs !… »33 L’HORREUR EN SOURDINE Dans La Chanson de Carmen, nous avons un aveu complet et révoltant d’une action abominable commise par le narrateur qui n’hésite pas à reconnaître son méfait et à manifester sa honte pour ce qui est arrivé. Ce crime, ce monstrueux et abominable crime que, depuis deux lentes, éternelles années, je traîne comme un carcan, ce crime qui me torture la chair et me ronge le cœur, je vais vous le dire. Et vous frissonnerez tant de l’entendre, et vous aurez tant d’horreur de le savoir que – ah ! je l’espère, oh ! Je vous en supplie – vous me dénoncerez, vous me livrerez à la justice, vous me conduirez à la guillotine. Car, vous le voyez bien, il faut que je meure. La mort seule peut me délivrer de mes épouvantes, seul mon sang, que versera le bourreau, peut apaiser mes remords et laver dans son bain lustral mon âme couverte d’immondes souillures34.

Il y a donc une admission complète de culpabilité, pour le moins au plan juridique. Mais, séparant l’action de celui qui l’a commise, le narrateur dément résolument sa méchanceté. Ce récit s’ouvre en effet, comme tant d’autres, par une déclaration de bonté – « Dieu m’est témoin que je suis un brave homme, de mœurs douces et même d’une excessive sensitivité » (259) –, suivie d’une liste de bonnes actions et de dispositions, apanage d’une âme noble, qui en seraient la preuve : Je pleure facilement sur les malheurs d’autrui, et toutes les douleurs humaines éveillent douloureusement ma compassion. Je ne puis voir un pauvre sans lui donner ma bourse. J’ai doté des orphelines, établi des jeunes gens méritants, nourri des vieillards, fondé des hospices […] Ma pitié et ma bienfaisance s’étendent jusque sur les animaux pour lesquels j’éprouve des tendresses presque humaines. […] Je veille sur les nids bâtis aux hautes branches des arbres ou dans les fentes des vieux murs, et je protège contre les maraudeurs les couvées de perdreaux éparses dans les luzernes et dans les blés.35

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D’un côté, il a tué la femme qu’il aimait « avec ce raffinement de calme férocité » attestant qu’il est « une brute inconsciente, livrée au despotisme de l’instinct, vouée au fatalisme de la perversité », « un fou que le sang attire comme des lèvres de femme, et qui se rue au meurtre, comme on se rue à l’amour » (260). De l’autre, toute une série d’épisodes biographiques certifient sa bonté et sa sensibilité, qu’il revendique lui-même hautement : « Je vous ai dit que j’étais sensible et bon, je suis aussi ce qu’on appelle un délicat » (260). Donc, sensible, généreux, philanthrope, compatissant, altruiste, à la conscience timorée. Mais aussi, comme il l’admet lui-même, sadique et cruel. Encore une fois, on se trouve devant une inadéquation profonde entre l’être et la conscience. La réalité de l’être – le sadisme manifesté lors de son uxoricide – ne coïncide pas avec la perception que la conscience a de soi – l’âme délicate et sensible. Tous les lieux communs de la morale chrétienne et bourgeoise – la philanthropie, la compassion, l’altruisme, la charité – sont assumés pour la défense de l’âme humaine. Pour son plaidoyer, le narrateur opère une scission entre le crime et le criminel. Le premier, il faut le punir. Et il est significatif que c’est le corps, pour lequel il réclame la guillotine, qui est le lieu de la punition. Le corps qui recouvre l’âme d’« immondes souillures » et qui, par ses souffrances, reconnaît sa culpabilité. Mais il faut comprendre le criminel. Voilà la raison pour laquelle, après un préambule qui le justifie, le narrateur fait un double appel à ses lecteurs. Il demande qu’on le dénonce à ses juges, qu’on le remette dans les mains de la justice pour qu’il paie son crime. Mais cet appel renferme aussi une requête d’absolution pour son âme, qui ne peut aboutir qu’à condition qu’on le comprenne : « Alors pourquoi, pourquoi ai-je commis ce crime horrible ? […] Pourquoi ai-je tué un être inoffensif qui m’aimait et que j’aimais… ? » (p. 261). Paradoxalement, lui qui prétend avoir « la passion de la philosophie et de la science qui vont cherchant l’inconnu du cœur de l’homme et le pourquoi des lois de la vie », ne parvient pas pour autant à comprendre les raisons de son acte et demande secours à ceux qui prêteront attention à ses paroles, dans l’espoir qu’eux au moins pourront arriver jusqu’à son inconscient. La démystification de l’argumentation bourgeoise qui occulte la vérité donne le change à la voix narrative qui l’assume. Mais ces récits n’excluent pas non plus les interlocuteurs des personnages qui font leurs aveux et plaident leur cause : les juges. Le juge peut être évoqué à l’intérieur des récits, comme dans le cas du Petit gardeur de vaches. Le personnage principal, un homme aisé, a tué

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un gardeur de vaches, parce qu’il torturait un chat. Des juges titulaires l’ont condamné, mais, dans leur système de motivations, la défense-vengeance d’un chat n’est pas prévue. Ils l’ont donc condamné pour vol. L’accusé dénonce l’impossibilité d’obtenir un jugement juste, donc l’impossibilité d’être juge. Je ne puis admettre qu’un homme ait osé se dire, à un moment quelconque de sa vie : « Je serai juge ! » Cela m’épouvante. Ou cet homme a conscience de la responsabilité effrayante qu’il assume, et dans ce cas, c’est un monstre ; ou il n’en a pas conscience, et dans ce cas, c’est un imbécile. Imbéciles et monstres, voilà par qui nous sommes jugés, depuis qu’il existe des tribunaux !36

Imbéciles ou monstres. Imbéciles lorsqu’ils n’ont pas conscience du rôle qu’ils assument. Monstres lorsqu’ils le font en toute connaissance de cause. La négation du juge de l’ordre judiciaire remet en question le rôle du juré, juge ne relevant que de la narration : c’est-à-dire le lecteur, qui se trouve devant une alternative morale inconfortable à laquelle il ne peut se dérober : peut-il se contenter de constater la faiblesse de leurs motifs, l’atrocité de leurs méfaits, et donc les condamner ? Ou bien, doit-il reconnaître en eux cette nature humaine inévitablement orientée vers la vexation et la violence, et donc suspendre tout jugement qui ne pourrait que l’impliquer lui-même ? Angela DI BENEDETTO Università di Bari (Italie)

NOTES 1. O. Mirbeau, Le Pantalon, in Contes cruels, Paris, Séguier, 1990, t. I, p. 482 (Dorénavant toutes les citations des récits de Mirbeau seront empruntées à cette édition. Ne seront donc indiqués que le titre, le tome et la page). 2. R. Godenne, Études sur la nouvelle de langue française III, Genève, Slatkine, 2005. 3. Ibid., p. 242. 4. Ibid., p. 241. 5. La Chanson de Carmen, t. I, p. 261. 6. Ce n’est pas un hasard si Pierre Michel a consacré tout un chapitre de son édition des Contes précédemment citée à ces figures cruelles qui « dominent et torturent l’homme ». 7. Y.-A. Favre, « Mirbeau et l’art de la nouvelle », in Octave Mirbeau. Actes du colloque International d’Angers du 19 au 22 septembre, Angers, Presses Universitaires d’Angers, 1992. 8. L’Enfant, t. II, p. 192. 9. Enfin seul, t. I, p. 240. 10. P. Michel, Les Combats d’Octave Mirbeau, Besançon, 1995, p. 93. 11. R. Godenne, Études, op. cit., p. 241. 12. Un homme sensible, t. I, pp. 508-510. 13. Ibid., p. 510. 14. Ibid., pp. 511, 512. 15. Ibid., p. 512. 16. Ibid., p. 518. Ce récit reprend le thème et le ton de Assommons les pauvres de Baudelaire.

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17. « C’était par un rire insultant, diabolique, qu’elle me répondait, un rire qui m’entrait dans le cœur, comme s’il eût été une grosse vrille de fer. Et ce rire soulevait, sous la mince étoffe de sa chemisette, les deux admirables rondeurs de ses seins. » Ibid., p. 515. 18. « Il ne faut pas rire des infirmités humaines ! Il ne faut pas battre les malheureux, même bossus ! Il faut avoir pitié d’eux, le plus qu’on peut. Nous ne prétendons pas qu’on doive aller, dans la pitié, jusqu’à se dépouiller, ni même jusqu’à donner quoi que ce soit. Non. Mais il ne faut pas non plus aller jusqu’à les battre. C’est excessif ! Mais ils disaient cela d’un ton si mou, et ils riaient tellement, eux aussi, à la vue d’un infirme ridicule, que, loin de me corriger, ces exhortations familiales m’encourageaient. » Ibid., p. 511. 19. L’assassin avoue avoir tué le gardeur de vaches (« j’ai tué un petit gardeur de vaches dans les circonstances claires, évidentes, forcées, que je vais vous raconter »), mais il culpabilise la victime en l’accusant à son tour d’un crime pire : et c’est d’avoir plusieurs fois torturé un chat avec un « plaisir monstrueux ». S’adressant aux jurés, le narrateur tente de se disculper en faisant appel aux raisons morales de ce qui, à son avis, a été un « crime philosophique ». Un crime inspiré par des « raisons morales, naturelles, éternelles, supérieures, par leur immuabilité, aux lois – à la Loi, si vous aimez mieux, capricieuse et vaine, qui change avec le temps, avec les gouvernements, avec les majorités parlementaires, avec le diable sait quoi ! », qui l’ont incité à agir (« J’ai tué ce petit gardeur de vaches, parce que cela était juste, parce que cela était nécessaire »). Le Petit gardeur de vaches, t. I, pp. 334, 335. 20. M. Tarte avoue avoir tué un homme, mais il l’accuse de l’avoir provoqué. En effet, au centre thermal où se trouvait M. Tarte pour soigner sa pharyngite, celui-ci occupait tous les jours la salle d’inhalations, l’empêchant ainsi de commencer sa thérapie. En traitement III, t. I. 21. Le narrateur avoue à sa victime, « le vieux Sbire », qu’il veut le tuer à des fins humanitaires. La victime est en effet accusée d’être la cause de la souffrance de nombreux individus. Le Vieux Sbire, t. I. 22. La victime, un colporteur, est accusé par Hurtaud, son bourreau, d’être coresponsable du crime puisque, à son tour, il est coupable d’avoir violé Rosalie, la femme dont il est amoureux. Hurtaud admet avoir commis le crime, et reconnaît même sa méchanceté. Mais il trouve des arguments qui le disculpent en partie. Parmi eux, une prédisposition à la cruauté qui s’était déjà manifestée en son jeune âge quand, pour s’amuser, il fit mourir sa sœur par intoxication. Le Colporteur, t. I. 23. Dans ce récit, la faute du personnage principal, avoir éprouvé de la joie en tuant son employeur, semblerait atténuée par une prédisposition héréditaire au crime. En effet, à la mort de sa mère, son père aurait eu une liaison avec sa sœur, qui n’avait que treize ans. La Livrée de Nessus, t. I. 24. Avant l’enterrement, t. I, p. 330. 25. Ibid., p. 332. 26. Ibid., pp. 332, 333. 27. Le Pantalon, t. I, p. 482. 28. Ibid. 29. Ibid. 30. Ibid. pp. 483-484. 31. Ibid. p. 485. 32. Ibid. p. 486. 33. Ibid. p. 483. 34. La Chanson de Carmen, t. I, p. 261. 35. Ibid., pp. 259, 260. 36. Le Petit gardeur de vaches, t. I, pp. 334, 335.

QUELQUES FIGURES ANIMALIÈRES DANS L’ŒUVRE D’OCTAVE MIRBEAU L’HOMME ET LA BÊTE… Tout au long de son œuvre, Octave Mirbeau évoque largement la nature. Les animaux occupent ainsi une place prépondérante, qui ne cernera que plus finement l’humanité, ici dans son rapport dialectique homme-bête. Ces comportements n’échapperont donc pas au savoureux décorticage auquel Mirbeau nous a accoutumés. Pour ce qui est de la faune, un panel d’espèces et de races se recense effectivement : petits ou gros animaux, sauvages et domestiques, issus de contrées exotiques et lointaines, ou de sphères toutes proches, des zones rurales ou citadines. LES OISEAUX Parmi les figures les plus remarquables et les plus préservées, se trouvent les oiseaux, comme emblèmes de pureté, de l’accord possible avec l’idéal du ciel. Au-delà de la terre et de ses turpitudes, ils font l’admiration des cœurs purs, ou en passe de le devenir, comme le petit Georges dans L’Abbé Jules : « Ils couraient au milieu des fleurs, après des belles bêtes… Sur les arbres il y avait des perroquets et des oiseaux de paradis, et des paons sauvages…1 », où l’abbé Jules lui-même dans ses odes à la Nature : « … il restait là, à regarder passer le vol farceur des geais, à suivre, dans le ciel, l’ascension des grands éperviers… Et les oiseaux, à qui il jetait des miettes de pain et des grains de blé, le suivaient parfois en tourbillonnant autour de lui2 ». Fruits de la projection d’une souffrance, comme celle de Jean Mintié et Juliette dans Le Calvaire : « Pourquoi des oiseaux sombres volent-ils dans des clartés subites3 ? », ils témoignent de la tristesse de ceux qui, les voyant évoluer, libres, dans « le grand ciel », n’en regrettent que plus leur misérable condition humaine. Les personnages avides qui les exterminent, comme tout ce qui se dresse sur leur chemin, y perdront leur propre part de nature ; tel ce voyageur nor-

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mand débarquant au Tonkin, attiré par un tourisme homi- et ornithocide, dans Le Jardin des supplices, ou encore Isidore Lechat dans Les affaires sont les affaires : « Tu ne sais pas que les oiseaux sont les pires ennemis de l’agriculture… Des vandales… Mais je suis plus malin qu’eux, je vais tous les tuer. Je paie deux sous le moineau mort, trois sous le rouge-gorge et le verdier… cinq sous la fauvette… six sous le chardonneret et le rossignol… Un rouge-gorge, c’est ma foi vrai. Ah ! le salaud4 ! » La beauté de certains volatiles, les cigognes alanguies et les paons – paradoxalement superbes charognards – participe à la somptuosité du décor, dans Le Jardin des supplices. Le paon, reste un élément récurrent ; l’occire deviendra une forme d’appropriation du beau, comme pour Lucien, l’artiste désespéré de Dans le ciel, conduisant inexorablement à sa destruction, et celle de l’innocente et magnifique bête : « Le paon s’étira, gonfla ses plumes… il nous regardait avec son œil de perle noire enchâssée dans une doublure de velours blanc et noir. / Des paons accroupis dans les pensées… Des paons glissant dans les pavots… Les paons dessinés plume par plume… / L’après midi jusqu’au soir il dessinait son paon. Il fit des paons tristes, des paons ivres, des paons fous… une façon resplendissante de relever et de développer sa queue magique qui mettait Lucien en joie, en délirant de joie. […] près du paon mort, le col tordu, Lucien étendu dans une mare de sang, toute sa barbe souillée de caillots rouges, Lucien l’œil convulsé, la bouche ouverte en un horrible rictus, gisait5 ». LES CERVIDÉS L’homme, ne jouissant dans sa médiocrité que du spectacle de l’agonie, reste dans un rapport à l’animal exclusivement destructeur. Ainsi, dans Dans le ciel, ce receveur de l’enregistrement qui « avait débuté dans un petit canton des Alpes. Il y avait chassé le chamois… Lorsqu’il racontait ses prouesses, dans les montagnes au bord des précipices, où grondent les torrents tragiques, charrieurs de cadavres inconnus… les chamois bondissants, les coups de feu : “Pan !Pan !” et le déroulement sur les rochers neigeux, sur les rochers sanglants, de la bête frappée à mort…6 ». De même, dans Dingo, « des familles entières de petits bourgeois, de paysans, d’ouvriers », venus en foule « pour assister à la mort, au dépècement de quelque chose de vivant… Mais non, le cerf ne leur fera pas cette “sale blague” de mourir aux étangs… Il mourra, là, devant eux, en pleine Seine… On dirait un massacre, un pillage, le sac d’une ville… sauvagerie, exaltation homicide7 ». LES PETITS MAMMIFÈRES Quelques petits mammifères champêtres sont également en proie aux caprices des hommes. Soit putois et belettes empaillés dans des postures gro-

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tesques par le capitaine Debray de L’Abbé Jules : « Chaque famille possédait au moins un spécimen du talent de notre cousin, et l’on ne pouvait entrer à cette époque dans une maison sans y voir à la place d’honneur un de ses animaux assis sur une planchette de bois et se livrant à des gesticulations badines, généralement empruntées à la mimique des écureuils. 8» Soit élevés, apprivoisés, puis soudainement massacrés, tel Kléber, le furet domestiqué, un temps épargné, puis tué et englouti tout crû, par son maître le capitaine Mauger dans Le Journal d‘une femme de chambre, dévorant avidement et compulsivement tout ce qui bouge : « Il n’y a pas d’insectes, pas d’oiseaux, pas de vers de terre que je n’aie mangés. J’ai mangé des putois et des couleuvres, des rats et des grillons…9» Ces petites bêtes très proches des hommes, hériteront parfois de leurs travers, comme le hérisson domestiqué de Georges Vasseur, qui prendra goût à l’alcool, jusqu’à en périr dans Les 21 jours d’un neurasthénique : « Un matin, je le trouvai étendu sur sa litière. Il ne se leva pas à mon approche. Je l’appelai. Il ne bougea pas. Je le pris dans ma main ; il était froid. Pourtant il respirait encore… Oh ! son petit œil et le regard qu’il me lança, qu’il eut encore la force de me lancer, jamais je ne l’oublierai… ce regard presque humain, où il y avait de l’étonnement, de la tristesse, de la tendresse, et tant de choses mystérieuses et profondes que j’aurais voulu comprendre… il respirait encore… une sorte de petit râle, pareil au glouglou d’une bouteille qui se vide… puis deux secousses, un spasme, un cri puis encore un spasme… Il était mort. / Je faillis pleurer10. » LES ANIMAUX DOMESTIQUES Dans une sphère domestique plus restreinte, se placeront chevaux, chiens et chats. Étroitement liés au destin de leurs maîtres et maîtresses, tantôt témoins des amours et du bonheur, tantôt eux aussi sacrifiés, lorsque viol, meurtre ou accident surviennent. Chaque animal prend nom et place, s’intégrant au sein du cercle familial.

Les chevaux Ainsi l’écuyère du roman homonyme possède Thor et Treya ; étalon et jument, à la fois faire-valoir sensuels, et outils de travail de la dompteuse-amoureuse, qu’est cette Julia Forsell : « On eût juré de quelque bête fantastique et superbe, un centaure à corps de femme ondoyant et souple, qui se jouait…. Le cheval s’arrêta net… La bête tourna sur elle-même, dressée, et Julia rougissante, reçut en plein corps la volée de bravos qui partit à la fois 11 ». La tragédie du viol qu’elle subit, bouleversant le cours de sa vie, l’oblige peu à peu à se reconstruire. Les chevaux seront là pour lui redonner le goût du bonheur, ou l’accompagner dans la douleur : « Freya bondit avec un long souf-

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flement d’épouvante. Il y eut une seconde atroce d’angoisse. / …La jument, les reins cassés, avait fait panache, lançant Julia sous les pieds des chevaux affolés, qui la piétinaient12. » L’écuyère entretient avec eux un lien d’affectueuse domination : l’animal ne peut-être toutefois qu’à son service, et l’amour qu’elle lui porte ne se traduira que dans l’inéluctable perte de soi.

Les chiens Ces destins associés se retrouvent aussi très clairement, dans le sort réservé à sa chienne Nora ; Julia, assise « un pied à l’échine d’un chien loup de l’Oural, qui dormait… les pieds sur sa chienne qui ronflait… Nora, la chienne blanche, caracolait derrière la langue pendante… une bête sèche, haute sur pattes, la tête plate effilée, les oreilles courtes en fer de lance. » Nora est le double de Julia, qui ne peut supporter sa présence lors de ses rencontres amoureuses, « enfermant la chienne endormie13 », tout en se défendant elle-même d’aimer. Par ailleurs, le meurtre de Nora signifiera la mort symbolique de sa maîtresse, suite à son viol, et le terrible traumatisme qu’il provoque, au sein de toute la maison : « Nora ! Nora !… Et comme la chienne se taisait toujours, semblant dormir, de son pied nu elle la frappa ; sous le choc, le corps de la bête morte se renversa, flasque et veule sur le flanc… Elle se pencha et vit le corps roidi de Nora, allongé de son long sur le dos, la gueule ouverte, la langue noire et roulée comme une pelure, avec des sanies sanglantes qui dégouttaient entre les crocs. Alors une désespérance l’envahit ; elle se leva, s’agenouilla devant la bête morte, l’embrassant : / — Ma pauvre Nora !… ma pauvre Nora !… sanglotait-elle… Et la tête de Nora sur ses genoux, elle pleura doucement, le corps remué par un branlement de vieux pauvre14. » Autre spécimen dans Le Calvaire, avec Spy, compagnon dénaturé de Juliette. Il incarne une étrange petite créature souffreteuse et gracile, se rassurant au contact des étoffes : « minuscule animal au museau pointu, aux longues oreilles… pattes grêles semblables à des pattes d’araignée, et dont tout le corps maigre et bombé, frissonnait comme s’il eût été secoué par la fièvre. Un ruban de soie rouge, soigneusement noué, sur le côté… Après avoir tourné, tourné, tourné, il se roula en boule, disparaissant presque entièrement, dans les plis soyeux de l’étoffe. » Spy devient peu à peu une chose, dépourvue de toute volonté, car vouée à demeurer le jouet de sa maîtresse avec « sa petite tête si amusante, toute noire là-dedans… N’est-ce pas que vous êtes bien drölet, monsieur Spy ? » Une maîtresse très possessive, sollicitant à tout instant des témoignages d’amour et d’affection. L’animal, sans cesse personnifié, occupe alors la place d’un compagnon presque humain : « Allons, Spy, dites bonjour à M. Mintié ! », cet amour canin en trompe-solitude : « Spy finit par mettre la patte dans la main de sa maîtresse qui l’enleva, la caressa et l’embrassa. / — Oh ! amour, va !… petit amour de Spy chéri… / Puis il vint lécher les lèvres

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de Juliette qui s’abandonnait, réjouie. » Voire la place de cet enfant, qu’elle n’aura jamais : « — C’est ça ! Dodo, Spy, dodo, mon petit loulou5 ! » « Il a du bobo, le petit Spy… Où ça il a du bobo16 ! ». L’usage systématique du vouvoiement asservit paradoxalement Spy, ainsi relégué dans des rôles, qui lui font perdre définitivement le sens de sa nature première. Juliette agira finalement de même avec la gent masculine. Mintié, l’amant désespéré de Juliette, deviendra le meurtrier du fragile petit chien, se vengeant sur lui de toutes les souffrances et déceptions infligées. Les circonstances du crime montrent que, dans l’état halluciné de Jean Mintié, Spy est assimilé à sa maîtresse : « En ce moment Spy sortit de sa niche… Tuer Spy serait la plus grande douleur que je puisse infliger à Juliette… Je lui écrasai la tête contre l’angle de la cheminée… Un œil arraché tomba sur le tapis… / Le meurtre de Spy me parut une action monstrueuse… comme si j’avais assassiné un enfant… Tuer Juliette… Juliette ne me pardonnerait jamais…17 » L’animal, en partageant la vie de ces femmes, prend la place de l’amant, du mari ou de l’enfant absents. Sterling, le petit caniche noir de la comtesse Paule dans Noces parisiennes, s’inscrit dans cette lignée. Symbole des travers de la bonne société à laquelle il appartient, il reproduit les comportements induits par le luxe, la frivolité, ou la ridicule insouciance. La comtesse fait paraître un article dans Le Figaro suite à sa disparition (rapt ou fugue), lui donnant ainsi le statut de l’être cher, dont l’absence alimente les potins mondains, entre deux « grands prix » : « Pardon, mon ami, vous n’auriez pas vu un caniche noir… avec un petit bracelet d’or vert à la patte ?… 18 » Tels sont dépeints chiens et chevaux : alliés et témoins de fougueuses passions, bien innocentes victimes des ardeurs amoureuses destructrices, ou créatures oisives prisonnières de leurs écrins de soie… Toutes à l’image de leurs maîtresses, tantôt agressées, tantôt livrées à la solitude d’une caste, elle aussi régie par les hommes. Dingo et Miche échapperont toutefois, dans Dingo, à ces destins tragiques ou absurdes, pour peu que leur maître sache préserver leur liberté, et les considérer comme des êtres dignes de mener une vie autonome L’insouciance guide la petite Miche, jeune chatte joueuse, paradoxalement adoptée par le chien Dingo – « Dingo et Miche couchaient ensemble… Jamais je n’ai vu une amitié aussi vigilante, passionnée, entre deux bêtes de races ennemies…19 » – qui ne fraye que peu avec les autres espèces, voire les masDingo et Miche, par Jacques Nam. sacre20.

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Dingo fait l’admiration de son maître : « Ses gestes avaient une éloquence plus expressive, plus précises que nos paroles21 ». L’observer transformera le questionnement philosophique de l’homme, bien prêt à abandonner tout préjugé, qui connaîtra grâce à son chien, tendresse (« Voyons mon petit Dingo, mange… pour me faire plaisir 22 »), humilité (« Cette résistance de Dingo, cette énergie à défendre sa personnalité, irritantes d’abord, firent bientôt que je mêlai, à mon admiration et à ma tendresse pour lui, du respect23 »), et admiration face à la « perspicacité de Dingo24 », quand il prend par exemple en grippe un notaire véreux, ou les militaires25 ou encore lorsqu’il cherche l’innocence et la spontanéité des enfants dans le jeu26, ou bien l’immoralité d’un meurtrier vagabond27. Ce Dingo si complexe, perçu tantôt comme un homme28, tantôt comme un animal, se montre à la fois sauvage et, parfois, plus civilisé que les hommes, puisqu’il demeure toujours libre de ses actes29. Il devient l’emblème d’une nature indomptable, donc salvatrice. Puis viennent d’autres figures de chiens30, troupeaux ou cirques zingari, le plus souvent misérables, sur le mode de la communauté humaine rurale ou nomade, comme dans L’Abbé Jules ou L’Ècuyère31. Autres spécimens : singe, ou perroquet, intégrés dans un groupe d’autres espèces, ou en chambrée animalière, bien mieux traités que les domestiques de la maison, évoqués dans Le Journal d’une femme de chambre32. QUI DE L’HOMME, QUI DE LA BÊTE… Ainsi l’évocation des animaux, ne fait-elle que renforcer la dénonciation de la quête incessante de domination, voire simplement de l’absurdité de cruelles destinées induites par les mêmes caractères humains, fatalement destructeurs. Caractères plutôt masculins dans l’ensemble, car la plupart des femmes recherchent la compagnie des animaux, les entraînant dans une pauvre destinée, demeurant – elles aussi – soumises au rapport dominant-dominé, instauré par les hommes. Les femmes de militaires et de notables, ou celles issues d’un petit peuple opprimé, ne suivront jamais que l’exemple d’un mari, chef de famille tyrannique et / ou alcoolique. Le terme de « figures animalières » recouvre le sens d’une nouvelle monstruosité : celle de l’oppression unilatérale et néfaste qui s’opère sur le monde animal, détruisant des espèces qui ne suivent que l’instinct, l’amour ou la fidélité avec sincérité et authenticité, vertus auxquelles seuls quelques personnages, artistes, enfants, marginaux ou dissidents, peuvent aussi accéder. La nature et l’instinct sont ainsi sublimés : « … Le tigre et l’araignée, comme tous les individus qui vivent, au-dessus des mensonges sociaux, dans la resplendissante et divine immoralité des choses…33 »

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La métaphore de l’animal innocent, pourchassé, sacrifié ou précipité dans un drame qui ne le concerne pas, contribue à dépeindre un monde où, sous bien des aspects, la bête vertueuse, car acceptant sa propre vérité, prévaudrait sur l’homme, dont l’une des chances de salut ne serait peut-être, simplement, que de lui ressembler. Sensible à l’appel de la liberté34, seul le maître de Dingo, autre double d’Octave, en miroir avec son chien, aura-t-il su rendre une part de nature à la nature. Fabienne MASSIANI-LEBAHAR

NOTES 1. L’Abbé Jules, Éditions Mille pages, Mercure de France, 1991, p. 578. 2. Ibidem, pp. 572-573. 3. Le Calvaire, Mille pages, Mercure de France, 1991, p. 232. Ibid. : « … Le vent m’apporte par dessus la colère des flots, la plainte des avrilleaux et descourlis. », p. 259. Ibidem : « Les corbeaux passent, passent sans cesse, passent en files interminables et noires… », p. 268. Ibidem, « Ce soir-là Juliette ne parlait que d’âme, que de ciel, que d’oiseaux ; elle avait un besoin d’idéal… », p. 307. 4. Le Jardin des supplices, Édition Folio classique, 1995, p. 106. Les affaires sont les affaires, Éditions Arthème Fayard, 1911, pp. 29-30. 5. Dans le ciel, Éditions du Boucher, p. 135. Ibidem, p. 138 : « L’après-midi, jusqu’au soir, il dessinait son paon. Il fit des paons tristes, des paons ivres, des paons fous… une façon resplendissante de relever et de développer sa queue magique qui mettait Lucien en joie, en délirant de joie. », p. 138. Ibidem, « … Près du paon mort, le col tordu, Lucien étendu dans une marre de sang, toute sa barbe souillée de caillots rouges, Lucien l’œil convulsé, la bouche ouverte en un horrible rictus, gisait. », p. 144. 6. Ibidem, pp 69-70. 7. Dingo, Éditions du Serpent à plumes, 2002, pp. 391-397. 8. L’Abbé Jules, Édition Mille pages/Mercure de France, 1991, p. 584. 9. Ibidem, pp. 101-102. 10 Les 21 jours d’un neurasthénique, Éditions du Boucher, p. 54 11. L’Écuyère, Éditions du Boucher, p. 32. Ibidem, « Fille du rêve, de cheval ailé de Pégase. », p. 33. Ibidem, « Et comme la bête de sang se cabrait, enlevant de terre le groom pendu au mors, elle s’avança, empoigna les rênes à pleine main et d’un bond fut en selle… débrouillant la mêlée fauve des cuirs… », p. 48. Ibidem, « Julia galopait bellement, bien campée sur les hanches, les épaules basses, la taille ferme et cambrée… Tandis qu’elle rêvait, les yeux noyés d’une extase. Elle repartait enfin d’un galop outrancier, les paupières closes, la peau frissonnante aux chatouilles de l’air… cheveux fous tordus comme les brins d’or d’une dragonne, souriant de son même sourire attirant de sirène… Puis la bête ramassée soudain partit à fond de train vers l’obstacle… », pp. 4950. Ibidem, « Alors elle passa son bras dans la bride, tandis que la belle bête câline frottait contre sa hanche son mufle d’un ton de chair tigré de points vineux. », p. 67. Ibidem, « Elle fouailla à toute force la croupe du cheval en défense, qui ruait, pointée et calmée tout à coup. Docile, la bête se remit au trot… Julia descendue, baisait son cheval sur le nez. », p. 73. 12. Ibidem, « Elle s’était reprise de passion pour ses chevaux, les visitait à l’écurie… flairait l’avoine et la paille… Le matin ils montaient ensemble, galopant en toute outrance… », p. 208. Ibidem, « Le cheval dressé s’abattit dans le sable, sur les genoux. Elle souriait doucement… », pp. 229-230.

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13. Ibidem, pp. 47. 49 et p. 109. 14. Ibidem, p. 168 et p. 170. 15. Le Calvaire, Éditions Mille pages, Mercure de France, 1991, pp. 152-153. 16. Ibidem, p. 160. 17. Ibidem, pp. 319-320. 18. Noces parisiennes, Librairie Nizet., 1995, p. 175. 19. Dingo, Éditions du Serpent à Plumes, 2002 : « Dingo et Miche couchaient ensemble… Jamais je n’ai vu une amitié aussi vigilante, passionnée, entre deux bêtes de races ennemies… », pp. 112-113. 20. Ibidem, « Toutes les poules étranglées, éventrées, toutes les poules mortes, déjà raidies, étaient rangées, comme pour une exposition, côte à côte, méthodiquement, par rang de taille, sous le hangar bouleversé… », pp. 265-66 et p. 285. 21. Ibidem, p. 50. 22. Ibidem, p. 48. 23. Ibidem, p. 53. 24. Ibidem, p. 165. 25. Ibidem, « Depuis ce temps, Dingo avait pris en haine tous les militaires et même ce placide garde-champêtre qui n’avait de très peu militaire qu’un képi… », p. 326 26. Ibid., : « Il raffolait de des enfants, surtout des plus petits, à qui il pardonnait les puces, les poux, toute cette affreuse teigne dont ils étaient dévorés jusqu’à en prendre sa part… Entre les 3 petits et Dingo, d’interminables parties, des cris, des chants, des ébats… », pp. 212-213. 27. Ibid :, « En deux bonds, il est près de l’homme. Comme si il comprenait ce qui se passe, ce qui se dit autour de nous, ce qui menace son ami, pris d’une grande piété, il lui lèche les mains enchaînées… », p. 133. 28. Ibidem,, « Tiens mon garçon… ce matin il a passé un lièvre… un gros lièvre d’au moins huit livres… », p. 128 : 29. Ibidem, « Il me semblait reconnaissant de l’avoir amené là, où il pourrait vivre, respirer, courir, être heureux… », p. 372. 30. Ibidem, « Ce qui l’avait attiré là tout d’abord, c’étaient les chiens. / Il y en avait de toutes formes, de toutes les origines… galeux comme des mendiants… hargneux, turbulents, batailleurs… » p. 99. Ibidem, « Et ils vont ainsi, le cheval, l’âne, l’homme et le chien… », p. 205. 31. L’Ecuyère, Éditions du Boucher, pp. 71-72. 32. Le Journal d’une femme de chambre, Éditions Fasquelle, 1971, p. 302. 33. Le Jardin des supplices, Édition Folio classique, 1995, p. 225. 34. Dingo, Éditions du Serpent à Plumes, 2002, « J’avais remarqué que Dingo apprenait très facilement, sans le moindre effort, tout ce qu’il jugeait devoir lui être agréable et utile dans la vie. Pareil en ceci aux cancres, aux délicieux cancres du collège, tout ce qui lui déplaisait, c’est-à-dire tout ce qui ne correspondait pas à sa sensibilité, à sa mentalité de chien – Dieu sait que ce n’était pas rare ! – aucune force humaine, ni la sévérité, ni la ruse n’était capable de le lui faire accepter. Vous ne me croirez pas : il simulait l’incompréhension pour n’avoir point à obéir, et qu’on ne pût vraiment pas lui savoir mauvais gré de ses résistances. / Si parfois il affectait de ne pas comprendre, ce n’était pas, à la façon des critiques, pour en tirer vanité et s’en faire un surcroît de réputation et d’honneur, mais pour qu’on le laissât tranquille, qu’on lui permît de vivre, à l’abri de nos sottises, selon ses goûts, une vie normale, une vie harmonieuse de chien. Comme il avait, au fond, de l’amour-propre et de la franchise, il ne s’obstinait pas longtemps dans ce rôle d’idiot, qui du reste ne lui seyait pas du tout… Alors tandis que je lui débitais des discours pédagogiques, Dingo, la tête obliquement penchée, ses prunelles réfugiées sous l’angle des paupières que bridait un petit rire ironique, me regardait avec une malice déconcertante qui, me troublant beaucoup, éteignait vite l’ardeur de mes improvisations oratoires », pp. 49-50

MIRBEAU ET LÉON BLOY : CONVERGENCES Deux écrivains fort contestés. L’un adresse, après un court passage par le bonapartisme, une critique de gauche à la société, l’autre, une de droite : Mirbeau, le « Don Juan de l’Idéal », Léon Bloy, le « pèlerin de l’absolu ». Tous deux ne se contentent pas des apparences, mais cherchent à atteindre la réalité… “vraie”, autant dire la Vérité. Mirbeau ne s’y est pas trompé, qui réussit à faire passer dans Le Journal un important article sur La Femme pauvre de Léon Bloy. Il loue l’écrivain maudit d’avoir « trouvé d’étonnantes, de fulgurantes images, qui éclairent [les êtres et les choses] en profondeur et pour jamais1 » ; Bloy, écrit Mirbeau, « est en état permanent de magnificence2 ». Leur imaginaire, malgré leurs divergences politiques, les rassemble. Bloy adhère intégralement aux dogmes catholiques, ce qui le condamne à l’isolement, puisque l’Église n’a survécu au cours des siècles qu’à grands renforts de mises à jour, quitte à reprendre, lorsque l’occasion s’en présente, le lest qu’elle avait été contrainte de lâcher. Marchenoir « avait réussi de telles escalades que la société catholique contemporaine ne pouvait plus avoir pour lui le moindre prestige » (Le Désespéré3). De deux ans son cadet4, Mirbeau, sans jamais s’encager dans un parti politique, ne cache pas sa sympathie pour les anarchistes, dont il prend publiquement la défense lorsqu’ils sont persécutés par la justice bourgeoise5 (article sur Ravachol). Ce n’est pas aux lecteurs des Cahiers que je l’apprendrai. On sait qu’il milite ardemment en faveur de Dreyfus et n’hésite pas, pour ce faire, à s’allier à Jaurès malgré sa méfiance, légitime, à l’égard des politiciens, seraientils socialistes. Il prône des auteurs inconnus. Incurable antisémitisme de Léon Bloy, alors que Mirbeau sut se défaire de cette vérole de l’esprit (“palinodies” assumées). Léon Bloy, ne se pliant pas aux palinodies6 apostoliques et romaines, est voué à l’isolement : « De la tête aux pieds, l’Église fut collée de son miel, aromatisée de ses séraphiques pommade » (D., p. 227). L’isolement renforce son attitude intransigeante. À l’instar de Barbey (qu’admirait Mirbeau), d’Ernest Hello (cf. D., p. 123), il condamne la Science, le Progrès, la Démocratie, le positivisme de son époque, le matérialisme, bref, la modernité. On a mis fin à l’Ancien Régime ; que l’on ne s’étonne pas si Dieu, pour nous punir, nous envoie les guerres (de 1870, de 1914), que nous semblons avoir appelées par nos beaux débordements :

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« La sentence terrible de la Genèse, à la départie de l’Éden, il l’appliquait dans toute sa rigueur, à l’enfantement toujours douloureux des moindres péripéties de l’œcuménique roman de la terre » (p. 166). Éternel Retour : « colossales redites7 du despotisme des Tibère, des Philippe II ou des Napoléon ! » (p. 165). Plus justement, Mirbeau dénonce le détournement, par la bourgeoisie, des principes de 89. Bloy est fasciné par un Moyen Âge – revisité – courbé devant Dieu et fondé sur une hiérarchie de droit divin : « L’antique forme ogivale avec ses symboliques exfoliations de pierre, par lesquelles la piété du Moyen Âge voulut contraindre à l’action de grâces la matière brute et inanimée » Léon Bloy, par Félix Vallotton. (p. 138). Il vitupère contre la Renaissance altérée par la Réforme : « Le XVIe siècle fut un équinoxe historique, où l’Idéal bafoué par les giboulées du sensualisme s’abattit enfin, racines en l’air » (p. 226). Appuyant là où ça fait mal, Bloy approuve la Saint Barthélemy et l’Inquisition, vomit la Révolution française. Mirbeau et Bloy se rejoignent par l’esprit d’indépendance dont ils font preuve. Ils se coupent des « gens bien » (G. Hyvernaud), « sans principes comme sans passions, comblé[s] des dons de la médiocrité » (D., p. 10) et qui font vœu de « ne jamais ÉCRIRE » (p. 12). « Surhumaine oligarchie des Inconscients et de Droit Divin de la Médiocrité absolue » (D., p. 25). L’auteur de Douloureux Mystère a « attrapé » une décoration, « ce signe de grandeur, à force de rapetisser la littérature » (D., p. 29). Marchenoir « voyait passer chez lui le torrent des livres lancés sur le monde par la sottise ou la vanité contemporaines » (p. 57). La critique conclut, « comme toujours, du néant de la réclame au néant de l’œuvre » (p. 154) ; « Personne, parmi les distributeurs de viande pourrie du journalisme, n’avait eu l’équité ou la clairvoyance de discerner l’exceptionnelle sincérité d’une âme ardente » (p. 156). Entré au Figaro, Mirbeau en est chassé au lendemain de son pamphlet « Le Comédien ». La presse à la botte et pourrie par l’argent rejette l’esprit d’indépendance. La compromission journalistique, Mirbeau connaît ! Contre les thuriféraires de l’académisme, Mirbeau, d’abord réticent, se fera le chantre de l’impressionnisme et défendra bec et ongles les peintres et les écrivains (il impose Marguerite Audoux, fait connaître Maeterlinck), dont il admire le génie, quand bien même il n’est pas reconnu, affirmant les droits de la subjectivité. Gogos, « simulacres humains » (p. 16), les conformistes, ces « crétins », ces « gavés du monde8 » (p. 132), sont « jobardement épris de toute absconse doctrine capable de traverstir [leur] néant » (D., p. 21).

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Mirbeau et Bloy professent l’un et l’autre des idées assez peu orthodoxes pour ce qui concerne la procréation (cf. Malthus et… Schopenhauer) : « Mon Dieu ! que la vie est une horrible dégoûtation ! Et combien il serait facile aux sages de ne jamais faire d’enfants ! Quelle idiote rage de se propager ! » Un père et un fils sont comme « deux âmes muettes qui se regardent de l’un à l’autre bord de l’abîme du flanc maternel, sans pouvoir presque jamais ni se parler ni s’étreindre, à cause, sans doute, de la pénitentielle immondicité de toute procréation humaine ! » (D., p. 7-8). Anathème proféré par le peintre Lirat à l’encontre de la mère marâtre : « Être nés de la femme, des hommes !… quelle folie ! Des hommes, s’être façonnés dans ce ventre impur ! Des hommes, s’être gorgés des vices de la femme, de ses nervosités imbéciles, de ses appétits féroces, d’avoir aspiré le suc de la vie à ses mamelles scélérates !… » (C., p. 103). Interrogations de l’abbé Jules : « Mais quelle ordure est en moi ? Ma mère m’a-t-elle donc allaité avec des excréments ? » (A.J., p. 95). On ne reviendra pas sur l’éducastration dénoncée par Mirbeau. Bloy n’est pas en reste : « Seul, presque sans effort, il apprit en deux ans ce que le despotisme abêtissant de tous les pions de la terre n’aurait pu lui enseigner en un demi-siècle » (D., p. 43). On connaît les désarrois de l’élève Sébastien Roch. Mirbeau est de son temps, ouvert à toutes les révolutions scientifiques et techniques (« petite reine », téléphone, automobile) ; aucune des avancées de la science ne lui est étrangère. Il aime cette époque de scandales et d’ignominies qui justifient les anathèmes qu’il profère. Et, malgré les apparences, Bloy a tout lieu de se réjouir lui aussi qu’une telle époque fournisse l’occasion de la stigmatiser. Si Mirbeau condamne le positivisme, la confiance aveugle en un Progrès dont l’homme ne mesure pas les possibles effets secondaires, n’en demeure pas moins. GENRE Si Bloy fait l’éloge du roman (mais il est l’ennemi des « genres » et des valeurs littéraires consacrées), il nous prie d’assister aux « Funérailles du Naturalisme » (et se voit ainsi dédier, par Huysmans, son À rebours) : « Des romans ? Il n’y en a point. Il n’y a que des romans-feuilletons9 ». Pour vivre de sa plume, il faut « une acceptation des formes à la mode et des préjugés reçus » (D., p. 33), auxquels Léon Bloy ne peut se résoudre. Se présentant comme disciple de Barbey d’Aurevilly (p. 340), Bloy se dit horrifié à la lecture de Lautréamont : « L’un des signes les moins douteux de cet acculement des âmes modernes à l’extrémité de tout, c’est la récente intrusion en France d’un monstre de livre, presque inconnu encore, quoique publié en Belgique depuis dix ans : les Chants de Maldoror » (D., p. 38), considérés par André Breton comme le grand livre contemporain de la révolte.

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Mirbeau, quant à lui, à la différence de Bloy, s’engage pour défendre les écrivains et artistes qui participent à la révolution esthétique qu’il appelle de ses vœux, ce qui ne l’empêche pas de dire son admiration pour les génies du passé. Ce qu’il dénonce, c’est le misonéisme de ses contemporains, particulièrement sensible chez les critiques littéraires ou d’art, auto-proclamés. Esthétiquement parlant, Bloy et Mirbeau se rejoignent donc. Il s’agit de remettre en question, par les œuvres, le passéisme, le conformisme et l’académisme dans lesquels se complaisent les gensdelettres, ce qui ne signifie pas que leurs révoltes, dans leurs œuvres, soient disposées sans ordre. Dans le sillage des Diaboliques, Bloy publie Sueur de sang et les Histoires désobligeantes10 (où il recueille des articles parus dans le Gil Blas), que l’on peut ranger, à la différence des autres œuvres de Bloy, inclassables, dans un genre : le genre fantastique. On y trouve un mari qui invite à dîner les amants de sa femme, auxquels il sert le cœur des enfants tués au berceau… Un des personnages de La Femme pauvre éclate en paroles « impies, exécrables, venues de l’abîme » : « Cette Antoinette avec qui tu as couché, triste cochon, et que j’ai fait élever moi-même, avec tant de soin par une vieille cafarde […], sais-tu qui elle est ? […] Il ne me déplaisait pas que l’inceste préparât l’inceste, car JE SUIS SON PÈRE ET TU ES SON FRÈRE11 ». Et Bloy de s’écrier : « Nous touchons à une époque du monde où tout doit être dit12. » Mirbeau en est lui aussi convaincu, lui qui se lance à l’assaut des institutions, des tribunaux, du système colonial… Limites de Bloy qui s’en prend à l’Humanité (c’est vague) : Mirbeau ne s’attaque qu’aux puissants, prend le parti des humbles, des victimes, comme le montre sa réhabilitation de la prostituée dans L’Amour de la femme vénale13. Bloy, quant à lui, a rejoint la lourde cohorte de ceux qui, comme Villiers de l’Isle-Adam, se rallient au christianisme trouble (cf. d’Annunzio), oscillant entre deux pôles : sadisme et catholicisme. Mirbeau fera sa place, dans Sébastien Roch, à ce mélange des genres… À propos de Villiers, Anatole France remarque : « Il était de cette famille de néo-catholiques littéraires dont Chateaubriand est le père commun, et qui a produit Barbey d’Aurevilly, Baudelaire [cf. D., p. 13], et, plus récemment, M. Joséphin Péladan. Ceux-là ont goûté par-dessus tout dans la religion les charmes du péché, la grandeur du sacrilège, et leur sensualisme a caressé les dogmes qui ajoutaient aux voluptés la suprême volupté de se perdre14. » Il oublie de mentionner Léon Bloy. La haine sadique est intimement liée à la passion masochiste (l’Héautontimorouménos). Religiosité et érotisme : Bloy sait de quoi il parle quand il écrit que, en amour, « le sadisme a entrepris, dernièrement, de documenter le libertinage » (p. 151). Mirbeau est exclu du collège Saint-François-Xavier de Vannes pour d’obscures raisons15. Bloy est de tempérament violent ; son asocialité agressive

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ne date pas d’hier et lui vaut d’être lui aussi renvoyé du lycée. L’instruction (sommaire) lui sera donnée par son père, autoritaire, qui lui fait renoncer à une tragédie : Lucrèce. À dix-huit ans, de Périgueux, il “monte” à Paris et devient commis d’architecte. Adversaire du bourgeois, il est alors un socialiste fanatique, communard avant la Commune ! Ses goûts littéraires : Baudelaire, Verlaine, Barbey. C’est sous l’influence de ce dernier, qui lui conseille la lecture, non de Lamennais, mais de Joseph de Maistre (D., p. 222) et de Louis de Bonald, qu’il virera au catholicisme intégriste. De telles migrations de la gauche vers la droite sont monnaie courante : je n’ai pas besoin de vous faire un dessin. Rares sont les grands hommes qui font le chemin en sens inverse : Thomas Mann, Octave Mirbeau. Mobilisé en 1870, Bloy collabore ensuite à L’Univers de Veuillot16, va de pèlerinages à la Salette (1879) en retraites à la Trappe ou à la Grande Chartreuse (cf. D., p. 95), mais la vie monacale n’est pas faite pour lui. Il devra se contenter d’être écrivain : « Je pouvais devenir un saint, un thaumaturge. Je suis devenu un homme de lettres ». Mais, méprisant les goûts du public, ici, comme ailleurs, il sera en butte à l’incompréhension de ses contemporains dont il méprise les goûts. Le solitaire (« j’errais dans mon âme, déserte à jamais », D., p. 90 ; « Dieu est le grand solitaire qui ne parle qu’aux solitaires et qui ne fait participer à sa puissance […] que ceux qui participent, en quelque manière, à son éternelle solitude ! », p. 105) correspond toutefois avec Gobineau et écrit au Chat noir, où il rencontre Rollinat, fréquente Huysmans, Villiers de l’Isle-Adam. Il est, comme Mirbeau, fidèle en amitié (Maritain, Rouault…), comme en témoigne le Journal qu’il tient, du Mendiant ingrat (1892-1895) à La Porte des humbles17 (1915-1917). Vainement, il tente de convertir Bourget et Richepin. En 1874, il rencontre Anne-Marie Roulé, grisette18 atteinte de folie mystique (il se souviendra d’elle dans Le Désespéré : « Véronique est à SainteAnne », p. 428). De la même façon la mère de Jean Mintié avait « des rages de tendresse » qui effrayaient son fils et l’effraient encore (C., p. 35), d’où ses « spasmes nerveux » (C. 28). L’archétype du chaos est la variante du schème de l’animation. C’est en compagnie d’Anne-Marie que Bloy attend un prodige et, comme Jeanne d’Arc qu’il idolâtre, entend des voix : « Je suis escorté de quelqu’un qui me chuchote sans cesse que la vie bien entendue doit être une continuelle persécution, et tout homme vaillant un persécuteur et que c’est là la seule manière d’être vraiment poète. Persécuteur de soi-même, persécuteur du genre humain, persécuteur de Dieu. Celui qui n’est pas cela, soit en acte, soit en puissance, est indigne de respirer ». Marchenoir, « cette âme tragique, qui se faisait du Paradis même l’idée d’une éternelle montée furibonde vers l’Absolu » (p. 174), répond au signalement.

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Bloy, le Prophète : « Je souffre une violence infinie et les colères qui sortent de moi ne sont que des échos singulièrement affaiblis, d’une Imprécation supérieure que j’ai l’étonnante disgrâce de répercuter » (p. 181). Les apôtres du Nihilisme, « menace théophanique » et « dragon d’Apocalypse », parlent de l’avenir ! « De quel avenir parlent-ils donc, ces excavateurs du néant humain ? Ils ne s’arrangent pas des fins dernières notifiées par le catholicisme » (D., p. 34). Quant à Mirbeau, on sait qu’après une liaison agitée avec Judith Vimmer, il épousera secrètement son horizontale, Alice Regnault, qui lui donnera beaucoup de fil à retordre même… après la mort de l’auteur du Calvaire. Amoureux, Bloy s’éloigne de Barbey. De 1882, datent ses véritables débuts littéraires. Fasciné par les “grands hommes”, il écrira d’eux une histoire qui frise (seulement ?) l’hagiographie. En 1884, c’est Le Révélateur du Globe (Christophe Colomb, faut-il le préciser ?), qui sera suivi d’ouvrages pseudo-historiques : La Chevalière de la mort (1891), Le Fils de Louis XVI (1900), L’Âme de Napoléon (1912), Jeanne d’Arc et l’Allemagne (1914). Bloy tient les Propos d’un entrepreneur de démolitions (recueil d’articles du Chat Noir, comme Mirbeau rassemble ses Lettres de ma chaumière et ses Contes de la chaumière). Il s’agit d’une satire contre les écrivains à la botte. Comme Mirbeau Les Grimaces, Bloy publie une revue hebdomadaire, éphémère (quatre numéros), Le Pal (tout un programme !), où s’annonce Le Désespéré. On voit, dans Le Désespéré (1886) – à l’écriture “artiste”19, selon certains –, roman partiellement autobiographique (comme Le Calvaire ; cf. les « agonies du Calvaire », D., p. 225), dont la critique, réductrice, souvent sommaire, ne retiendra que l’aspect de violent pamphlet : « Je suis venu mettre le feu sur la terre et que puis-je vouloir sinon qu’elle brûle ? Ainsi parle Jésus-Christ dans l’Évangile. Donc tout catholique a le droit et le devoir d’être un incendiaire20 ». Il faut dire que Bloy est dévoré par un feu qu’il veut communiquer à la Terre en raison de la souffrance que lui inflige l’ignominie de l’humanité, à l’exception de deux peuples élus : les Français et les Juifs21. Fiction ? comme Le Calvaire, œuvre de combat, plutôt, destinée à exprimer une rupture. Bloy se sent persécuté : une vaste conspiration cherche à l’anéantir ; l’humanité doit payer.

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En 1890, il rencontre Jeanne Molbech, Danoise qui se convertira au catholicisme pour l’épouser. Fidèle à son ton violent de pamphlétaire (« la fripouille humaine », D., p. 85), il écrit, contre Zola, Je m’accuse (1899). Mea culpa ! Émule de Flaubert, il compose son Exégèse des lieux communs, plus de trois cents (1902). Mirbeau fait exploser l’image d’un monde ordonné. C’est son point de vue qu’il expose. Sa subjectivité le conduit à pratiquer la déconstruction. Auteurnarrateur, Bloy adopte des formes de composition libres respectant le mystère de ses personnages ou s’interrogeant sur le sens de l’événement (Méditation d’un solitaire, 1914), inflation pléthorique, oratoire, ménageant des “blancs”, finissant sur une énigme, un silence, pour que l’imagination du lecteur fasse le reste. C’est cette liberté qui assure l’unité de l’œuvre de nos deux écrivains. Il reste que Mirbeau semble davantage conscient de sa tendance à la déclamation. L’un et l’autre partagent l’idée que des limites s’imposent au métier d’écrivain et doutent du pouvoir des mots. Leur imaginaire présente une structure antithétique Pour Bloy, les ténèbres où s’enferme l’humanité font ressortir l’illumination divine. Chez Mirbeau, les images de lumière, d’ascension, de conquête… font pièce à l’angoisse due à un sentiment d’incomplétude. Encore faut-il assurer à l’angoisse22 la diffusion qu’elle mérite, puisqu’elle est ressentie dans l’état de déréliction où se trouve l’auteur-narrateur. Ce sont les symboles du temps, toile de fond sur laquelle se déroule toute l’expérience humaine, qui traduisent l’expérience du mal et de la souffrance humaine : « Combien d’heures il avait passées dans les cimetières de Paris, à des distances infinies du vacarme social23 » (D., p. 85). Un groupe d’images contient les aspects négatifs de l’image liés à la dominante posturale (chute), à la dominante digestive (morsure), à la dominante rythmique (tortures). Bien des représentations animales sont signe d’angoisse, angoisse en particulier face au changement. L’image du fourmillement, du grouillement (Sébastien va « vivre seul au milieu d’un grouillement d’êtres qui lui seront toujours étrangers et hostiles », S.R., p. 753), et l’agitation anarchique (un tas d’ordures « s’anime, grandit, se soulève, grouille, devient vivant… et de combien de vies ? », D.L.C., p. 97) donne une idée de cette animalisation : « Au piétinement de troupeau » se mêle « un fourmillement de têtes humaines » (C., p. 75). Il peut s’agir de vermine, de sauterelles, se serpents comme on le voit dans les toiles de Jérôme Bosch ou dans les poésies de Victor Hugo ; Sébastien a pour l’homme qui est près de lui « la répulsion nerveuse, crispée qu’on éprouve à la vue de certaines bêtes rampantes et molles » (S.R., p. 795). À la devanture d’une maroquinerie, il semble que les objets remuent, vivent,

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grouillent comme des larves (C.C. I, p. 341), celles, rouges, qui s’échappent d’un jambon (J.F.C., p. 214). L’agression est rendue par les figures du bestiaire : la marquise Parabole mène à sa suite « un troupeau d’adorateurs où il y a de tous les échantillons de l’animalité humaine » (V.J.N., p. 76) ; Véronique, « le baiser de [ses] lourdes lèvres, bestialement exquises, cassait les nerfs » (D., p. 253) ; il avait « une de ces physionomies rurales où le mufle atavique n’avait pas encore eu le temps de livrer sa dernière bataille à l’envahissante intelligence » (D., p. 44) ; « La bucolique dénomination de goret est déjà presque honorable pour ce locataire de l’Ignominie […], figure symbolique de toutes les bestialités24 » (p. 350). L’animal infernal, le monstre dévorant (« les dévorements de sa pensée », p. 69), mordicant, les piquants manifestent la présence de la mort. À telle enseigne que l’on a pu parler, à propos de Léon Bloy, de « tératologie littéraire25 » : « Chaque homme est, en naissant, assorti d’un monstre » (p. 177). Terreurs, dégoûts, frayeurs, répulsions instinctives. « Dans un siècle aussi jeté que le nôtre aux lamproies ou aux murènes de la définitive anarchie qui menace de faire ripaille du monde… » (p. 96). Le grouillement (« Toute la vermine parisienne grouillait en puant et déferlait, dans la clameur horrible des bas négoces du trottoir et de la chaussée », p. 219), la prolifération (au « piétinement de troupeau », se mêle « un fourmillement de têtes humaines », C., p. 55) évoquent l’excroissance anarchique, l’étouffement ainsi que l’horreur du gluant et du fourmillement sur la peau : « un simulacre de cette justice que la vermine contemporaine n’accorde pas à la supériorité de l’esprit » (p. 160) ; « des cafards nauséeux » (p. 224). La torture relève de cet imaginaire de l’agitation : ces « efficaces malédictions » ne lui avaient été « départi[e]s que pour le torturer » (D., p. 71). Constellation du grouillement, de la chute et des immondices : « Il me semblait être tombé, j’ignorais de quel empyrée, dans un amas infini d’ordures où les êtres humains m’apparaissaient comme de la vermine » (p. 41). À ce schème de l’animation est liée la larve. Sébastien Roch a pour l’homme qui est près de lui « la répulsion nerveuse, crispée qu’on éprouve à la vue de certaines bêtes rampantes et molles ». BESTIAIRE Devant cette menace, la fuite rapide, chevauchée funèbre, celle du Juif errant ou de Caïn (La Légende des siècles), forme ce que Charles Baudouin appelle le complexe de Mazeppa. Le schème de l’animation accélérée semble être la projection assimilatrice de l’angoisse devant le changement : Bolorec vit « passer des formes spectrales, […] des fuites éperdues », cela passait par « colonnes débandées et hurlantes » (S.R., p. 1076).

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Jung insiste sur le caractère hippomorphe du cauchemar26 (« le hennissement affreux des érotomanes27 », p. 384 ; « l’agitation de son cauchemar », p. 192). Sans cavalier, « des chevaux surgissaient tout à coup dans la mêlée humaine, emportés en de furieux galops de cauchemar28 » (S.R., p. 1076). Une « affreuseté » à « faire cabrer les cavalcades de l’Apocalypse » (D., p. 87) ; ah ! devenir « un Centaure » pour fuir la Règle, « fabuleuse tunique » (p. 110). Le cheval, « vieux mécanisme remonté pour piaffer et faire la bête » (E., p. 279) s’emballe, grince des dents : on ne sait « quelles frasques, quelles extravagances meurtrières peuvent lui passer par la tête » (E., p. 279). « La Mort rouge, debout sur un char que traînaient des chevaux cabrés, et qui se précipitait vers nous, en balançant sa faux » (C., p. 71). Le cheval pâle est celui de l’Apocalypse (VI, 8). Chez Mirbeau, on retrouve ses naseaux dans les « narines battantes » (J.S., p. 171) ou le « battement des narines » de Clara (J.S., p. 158), « aux lourds cheveux roux » et « aux yeux verts, pailletés d’or comme les fauves » (J.S., p. 94), et à la crinière hérissée (p. 146). Le bruit, les cris ont leur partition à jouer dans ce concert de menaces : « Des montagnes de flots roulaient les unes sur les autres, dans un tumulte et dans un chaos inexprimables en la douloureuse langue humaine Des morts […] défilaient par troupes infinies » (p. 130). Les animaux (« le hennissement sexuel », p. 60), après avoir symbolisé l’agitation, peuvent représenter la cruauté et l’agressivité Ysengrin, “grand méchant loup”, en Occident ; Kali, en Orient). La gueule animale incarne tous les fantasmes affreux : rugissements sinistres, manducation agressive morsures, déchirures (la mort appesantit « son horrible griffe » sur des « dos décharnés », des « membres qui pendent », « vidés de sang et de moelle », C., p. 62 ; « un chrétien mal lapidé », D., p. 45 ; il était capable de « s’écorcher vif et de se tanner sa propre peau », ibid., p. 69). Monstres dévorants, emblèmes de la mort : « le monstre revenait sur lui et lui broyait doucement les os dans sa gueule » ; « la Luxure, au ventre de miel et aux entrailles d’airain, danse […] pour qu’on lui serve les décapités dont elle a besoin » (D. p. 118). Les hommes hurlent l’amour « avec la voix maudite des damnés » (C., p. 205) qu’engloutit la gueule d’enfer (C.C. II, p. 429), « mâchoire d’ombre », « gueule de gouffre » (C.C. II, 562). La passion produit les mêmes effets que la mort, « les chairs sont suppliciées par les luxures » ; « la passion enfonce ses griffes dans la peau » (C., p. 109). La bouche avalante et suceuse est, habituellement, gueule euphémisée ; or, les lèvres de Clara sont « dévoratrices » (J.S., p. 123). La nuit, symbole d’angoisse29, est le moment où se déchaînent les forces maléfiques : « La nuit a de singuliers privilèges. Elle ouvre les repaires et les cœurs, elle déchaîne les instincts féroces et les passions basses » (D., p. 124). Marguerite, « ombre furtive » et « furtive silhouette » est perdue «(S.R., p. 65).

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Mintié voit au fond d’un couloir « quelque chose de noir, comme un trou d’ombre, où l’on sent grouiller des choses impures » (C., p. 218). Au milieu des ténèbres opaques, « une forme, plus noire que le noir de la terre, apparaît, s’avance, puis deux formes, noires également, qui la suivent » (C.C. II, p. 57). La noirceur morale (« ce sombre individu », D., p. 81) suit en effet de très près la noirceur physique (cf. La Chanson de Roland, où les Sarrasins sont noirs). Les horizons de lumière se rétrécissent et la nuit vient, « une nuit épaisse », qui n’est pas seulement visible, mais qui est « tangible aussi », car on la touche réellement, « cette nuit monstrueuse » (C., p. 186). Comme Mintié, le héros de Dans le ciel sent « réellement la nuit », mais, lui, la boit « comme le vin du calice » (D.L.C., p. 95). « Toute la nuit, […] passaient et repassaient des ombres étrangement agitées, des silhouettes démoniaques » (C., p. 77). Rien d’étonnant à ce que, dans « l’horreur des ténèbres », passent des « images terribles, des images de la mort », sans cesse, « livides » (C., p. 83). Les ténèbres engendrent l’insécurité et la peur, que ce soit sous la forme de l’inconscient ténébreux, de l’aveuglement (« les faits les plus énormes, les plus crevant l’œil […] n’existaient plus dans les cervelles qu’à l’état fantastique de postérité du hasard », D., p. 163), ou de l’obscurité, de la dépression (se faire des idées noires), la folie. Tout comme Marchenoir, la mère de Mintié recherche les occasions de s’enfoncer davantage « dans la souffrance » (C., p. 22) ; comme lui, « une force mystérieuse » la domine (C., p. 22), de même que Juliette se sent poussée par « quelque chose d’infernal » (C., p. 223). Aveuglement30 de Sébastien qui va, « devant soi, dans une sorte d’obscurité morale, dans une nuit intellectuelle31 » (S.R., p. 1064). Le dément déclare : « Je ne sais plus qui je suis… Je suis non seulement pour les autres, mais pour moi-même… un étranger… » (V.J.N., p. 37). La « dangereuse crédulité » est une infirmité. La folie (associée à « une grande terreur », D.L.C., p. 122) s’annonce, « en signe douloureux, la folie dans laquelle [doit] sombrer, plus tard, l’ardente et incomplète intelligence » du malade (D.L.C., p. 120). Du pur génie, « il ne reste plus qu’un paquet de chair pâle, une sorte d’animal hallucinant, qui grimace et qui hurle, l’écume aux dents !… » (C., p. 103). Aspect ténébreux de l’eau mortelle, qu’elle soit dormante (« eaux glauques et profondes » que sont « les miroirs et les glaces », C.C. II, p. 235) ou héraclitéenne (« Il se prit à songer à l’énorme durée de cette existence de torrent qui coule ainsi, pour la gloire de Dieu, […] bien moins inutilement, sans doute, que beaucoup d’hommes32 », D., p. 99), stymphalisée (« Son regard va plus loin et plus profond que l’eau ; il va, peut-être, vers quelque chose de plus impénétrable et de plus noir que le fond de cette eau », J.S., p. 259), antre du monstre, miroir mortel où se contemplent les sorcières et la femme fatale, rousse chez Mirbeau comme chez Bloy : « une rousse audacieuse qui avait l’air de porter

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sur sa tête tous les incendies qu’elle allumait dans les reins juvéniles des écoles, […] avide guerrière se livr[ant] à de terrifiques déprédations » (p. 79). Féminité inséparable du sang menstruel, partant des phases de la lune : « une lune déclinante et rasant le niveau des eaux » (D., p. 76). Croissant de lune, cornes des bovins ou des ovins : « le spasme entremetteur qui finit, ordinairement, par jeter aux cornes du bouc l’ignorante muqueuse des impolluées » (p. 114). Le symbole du taureau, souvent lunaire, est un doublet de l’image du cheval : à la vue d’une charrue abandonnée « dont les deux bras se dressaient dans le ciel, comme des cornes menaçantes de monstre, le souffle me manqua » (C., p. 38). La séduction devient alors piège (« C’est rose dessus » et « dedans, c’est pourri… » (J.F.C., p. 46) : la chevelure, l’araignée, le serpent, le poulpe (D., p. 35), l’hydre ou la parque symbolisent les liens de la nécessité : les reins de Joseph ont « des ondulations de reptile » (J.F.C., p. 4). Véronique Cheminot, « célèbre naguère au quartier Latin sous le nom expressif de la Ventouse » (D., p. 78), « l’animale Circé matérialiste » (p. 221). « Des bouches en ventouse comme des tentacules de pieuvre, vidant les seins, épuisant les ventres » (J.F.C., p. 132). L’Amour maudit « colle sur l’homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines, lui pompe les moëlles, lui décharne les os » (C., p. 110). Les images de la chute (cf. Icare, Phaéton, Satan) représentent une autre forme d’angoisse : l’expérience douloureuse du déséquilibre, de l’écrasement, du mouvement et du temps. L’homme, pesant, est pris de vertige, tout comme la femme : Célestine peut tout soupçonner de Joseph – dont elle ne connaît rien : « Et c’est ce qui m’attire vers lui avec la violence d’un vertige » (J.F.C., p. 283). Vertige de l’amour. Clara, quand elle « [va] aux forçats… », « ça [lui] donne le vertige : — J’ai, ajoute-t-elle, dans tout le corps, des secousses pareilles à de l’amour… Il me semble, vois-tu, il me semble que je descends au fond de ma chair… tout au fond des ténèbres de ma chair… » (J.S., p. 147). Le vertige peut se transformer en tentation empédocléenne, mais, le plus souvent, l’homme craint la chute, le gouffre, l’égout : « C’est un flot ininterrompu d’ordures vomies par ces tristes bouches, comme d’un égout » (J.F.C., p. 84). La chair se situe « entre deux abîmes de boue » (S.R., p. 1046). La chute morale est la tentation. Elle se présente sous la forme de la chair sexuelle (l’enfant avait été « nourrie, on ne sait comment, dans cet égout, polluée dès son enfance, putréfiée à dix ans », D., p. 79 ; « La pauvre fille, il la voyait vierge, tout enfant, sortant du ventre de sa mère. On la salissait, on la dépravait, on la pourrissait devant lui », D., p. 119 ; « cette ordure de fille, ensemencée et récoltée dans l’ordure », D., p. 112), ou digestive : « Littéralement, il les déféquait » (D., p. 68) ; « les latrines » (D., p. 272) ; « l’énergie stercorale de ses anathèmes » (D., p. 358) ; « L’éloquence fécale » ; « La Sédition de l’Excrément » (D., p. 359) ; « Le torrent d’immondices avait passé sans retour, mais le

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vase de la mémoire avait gardé la lie […] d’anciennes douleurs » (D., p. 71) ; « le Christ est indubitablement entraîné au dépotoir » (cf. D., p. 358) ; ils ont rebaigné « la face sanglante du Crucifié » dans « une si nauséabonde ignominie, que les âmes les plus fangeuses s’épouvantent de Son contact » (D., p. 242). Au thème du gouffre (« ces torrentielles natures que le bâillement soudain de la plus large gueule d’abîme n’arrêterait pas », p. 161 ; « l’ouverture de la grande Gueule33 », p. 194 ; « Quant à la bouche, il n’y avait plus à en parler, hélas ! Elle avait été dangereuse autant que toutes les gueules et tous les suçoirs de l’abîme », « fosse profonde », p. 253) s’unit parfois l’image du ventre, sous son double aspect, digestif et sexuel – microcosme du gouffre –, aspects que réunit Mirbeau : « Je ne suis plus un cerveau, plus un cœur, plus rien… Je suis un sexe désordonné et frénétique, un sexe affamé qui réclame sa part de chair vive, comme les bêtes fauves qui hurlent dans l’ardeur des nuits sanglantes » (C., p. 232). Image que ne désavouerait pas Marchenoir : « Le beau, c’est un ventre de femme ouvert, tout sanglant, avec ds pinces dedans ! » (J.S., p. 35) ; un « cloaque » (p. 193 et p. 307) auquel on peut ajouter « un crachoir », « un décrottoir », p. 221 ; un « dépotoir », p. 224. Les soldats que nous présente Le Calvaire sont « en proie à de violentes coliques, se tord[ent] et grimac[ent] en se tenant le ventre à deux mains » (C., p. 61). Pour l’inconscient, le ventre est un abîme ténébreux, une sorte de Tartare inquiétant avec des méandres infernaux, des miasmes méphitiques, des ordures repoussantes (cf. la géhenne) : « d’irrévélables détritus, suintant déjà les affreuses liqueurs du charnier » (p. 72) ; « cet émigrant vers le pourrissoir » (p. 143) ; « Le monde moderne, las du Dieu vivant, s’agenouille [«idolâtries funèbres] de plus en plus devant les charognes » (p. 146) ; « Il affecta de le considérer comme une épluchure » (D., p. 27). Le symbolisme de l’égout (« des vagues de boue », D. p. 72 ; « vautrer dans la boue » une belle œuvre, « la descendre au niveau du groin34 de son auditoire » (D., p. 349) ; une « fangeuse nostalgie de sujétion », D., p. 79) et de l’immondice se retrouvent dans les images des basfonds : « adhésion gastrique et abdominale à la plus répugnante boue» (p. 54) ; « les vieilles croupissures et toutes les fanges » (p. 172) ; Marchenoir « fit de l’amour extatique dans des lits de boue [cf. p. 358], en se vomissant lui-même » (p. 61) ; « Notre amour serait un opprobre et nos voluptés un vomissement » (p. 173). La puanteur est inhérente à l’égout : « les immondices des esprits » dégagent « une puanteur bien subalterne que la boue révolutionnaire et anticléricale » (p. 223) ; « un tartan rayé de bavures de limaces » (p. 229). La contrainte conduit aux images de la prison : « Cette idée lui revenait sans cesse, d’une prison atroce dans laquelle on l’eût enfermé pour quelque crime inconnu » (p. 122). « Gueule d’enfer » (Mirbeau). Aspects négatifs synthétisés par l’enfer (« les puits de l’enfer », p. 279), où l’être est soumis aux agressions des monstres, en

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proie au remords : « Les entraînements de sa chair, les avait-il infernalement expiés ! » (p. 71) ; « Il avait besoin de marcher, de se piétiner lui-même sur le pavé et le bitume de cette ville de damnation, où chaque rue lui rappelait une escale du pèlerinage aux enfers qui avait été sa vie » (D., p. 193). FIGURES Les figures de rhétorique bloyennes et mirbelliennes sont à l’avenant : • Métaphores : « l’épine de révolte aux noires fleurs » (p. 71) ; « de dégradantes comparaisons » (p. 324), Bloy en est conscient ! • L’oxymoron retrouve son sens étymologique de plaisanterie appuyée : « Le nom de Clara, chuchoté de lèvres en lèvres, de lit en lit, de chambre en chambre, emplit bientôt de fleurs comme une obscénité merveilleuse » (J.S., p. 278) ; « joie terrifiée » ; « des vides emplissaient son âme » ; « une atroce joie » ; « l’horrible et câline angoisse » ; « ce rien pesant qui est la mort » (La Belle…) ; « la lie la plus exquise » (D., p. 71) ; « une colombe de proie » (D., p. 112) ; « l’abjecte clairvoyance » (D., p. 162) ; « le séraphique concubinage » (D., p. 199). • Hyperboles : « Il était de ces êtres miraculeusement formés pour le malheur, qui ont l’air d’avoir passé neuf cents ans dans le ventre de leur mère » (D., p. 39) ; « décolleter leurs femelles jusqu’au nombril » (D. p. 241) ; « Son corsage ne parvient plus à contenir les houles déferlantes de ses seins… » (J.F.C., p. 182) ; « des extases profondes, béatifiées », termes employés ironiquement ou construits sur un modèle : « croque-note » sur croque-mort ; « fonds de tiroirs et fonds d’alcôve » (Mirbeau, La Belle Madame Le Vassart35). • Contrastes, antithèses : « des rires qui sanglotaient, des sanglots qui riaient » ; « un salon cosmopolite et chauvin » (La Belle…) ; entre les « grâces poupines » de « l’enfant » et les figures mythiques qui se profilent dans le roman : « gorgone », « sirène », « Circé », « Elfe femelle », certaines, redoutables, que l’oxymore euphémise : « sphinx », mais « mignon », « sirène » au « sourire rassurant » (Mirbeau, L’Écuyère36) ; « court vêtue et long voilée» (La Belle…) ; « d’oraculaires idiots » (D., p. 46) ; « c’est durant les ténèbres de la terre que [les chartreux] font les saintes opérations des enfants de lumière » (p. 101). • Néologismes. Transparents, ils apparaissent dans l’onomastique mirbellienne : « Les trois princesses Onane, Onanine et Onaninette, la comtesse Cunnilingua, la baronne Ténébrette et la pâle Syphilitica aux yeux verts, ne répondent plus à mes salutations éperdues ? » (C.E., II, p. 139). On relèvera dans les Amours cocasses : « Sa figure de chérubin rose et blond qu’il s’entêtait à déchérubiner pour le prestige, reprit son air timide et joli de demoiselle » (p. 168) ; « réencalifourchonné » (p. 213) ; à la suite de deuils successifs, une dame n’a pas « décachemirenoirci en onze mois » (p. 253) ; « une Messalinette, tout au plus » (p. 270)37. On trouve, chez Bloy : « La frénésie californienne, la prostitution et le jobardisme civilisateur battaient leur plein » (D., p. 42) ; « exécrateur

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victimaire du propos banal et de la rengaine » (p. 45) ; « cette reine de Saba qui préambule sans cesse avec ses effrayants trésors de divinailles » (p. 70) ; « un supplantateur » (p. 155) ; « des conculcateurs » (p. 227) ; « des soutaniers » (p. 236) ; « un héros flûtencul de la guerre du Tonkin » (p. 337) ; « il chroniquaille dans une feuille du boulevard » (p. 338) ; « ignobilité » (p. 342) ; « entripaillé » (p. 400) ; « perle exalumineuse du manteau du Christ » (p. 430). • Patronymes amusants : « Hilaire Dupoignet », comme la Veuve ; « Jules Dutrou » (p. 337) ; « Chlodomir Desneux » (p. 338). Pour Mirbeau, cf. supra. • Termes rares : « La voix chantante de Dulaurier était descendue du soprano des vengeresses subsannations jusqu’aux notes gravement onctueuses d’un baryton persuasif » (D., p. 29) ; l’Art « subalternisé» (p. 43) ; « promission » (p. 44) ; « les plus linéamentaires expédients » (p. 56) ; « enthymènes lacustres » ; « les squames du marécage antireligieux » (p. 59) ; « tout le déballage coquebin d’un chérubinisme attardé et grandiloque » (p. 60) ; « une conscience dilacérée » ; des « anachorètes pulvérulents » (p. 61) ; « de terrifiques déprédations » (p. 79) ; « Le manège de circonvallation [de la putain] fut banal » (p. 81) ; lors des funérailles, « l’exiguïté du bétail condolent ne fut aperçue que de lui » (p. 84) ; « cette affreuseté de la putréfaction sépulcrale » (p. 87) ; « Obsécration insensée d’une âme ardente » (ibid.) ; « la plus turgescente vanité universelle » (p. 151) ; une révélation « corroborative de l’autre Révélation » (p. 157) ; « putridité » (p. 203) ; il accusait les directeurs de journaux de « donner le pain des gens de talent à d’imbéciles voyous de lettres […] qu’il saboulait comme la plus vile racaille » (p. 107) ; « des phallophores » (p. 227) ; « contrister » (p. 239) ; « lamentateur » (p. 319) ; « abouler quelqu’un » (p. 439). • Formules : « la retape électorale » (D., p. 36) ; « Les incontinentes larmes » (D., p. 37) ; « une foi de tous les diables » (p. 37) ; « les pénitentiaires de l’Université » (p. 41) ; « s’emparer du toupet de l’occasion » (p. 56) ; « Icare mystique aux ailes fondantes » (p. 62) ; « il se faisait de plus en plus torrentiel et rompeur de digues » (p. 68) ; « il semblait avoir été créé eunuque aux joies de ce monde » (p. 84) ; « le résigné pilote de la tempête et du désespoir » (p. 69) ; elle avait été forcée de « transmuer sa chair en victuaille de luxure » (p. 73) ; les hommes qui désiraient Véronique « étaient tous des apoplectiques d’argent qu’aucune saignée ne pouvait jamais anémier » (p. 79) ; Frédégonde, la « venimeuse femelle » de Chilpéric (p. 153) ; la « ruche alpestre des plus sublimes38 ouvriers de la prière » (p. 95) ; les chartreux, ces « évadés du monde » (p. 100) qui mettent en garde Marchenoir : « Il faudra vous débarrasser, mon cher poète, de croire que le dégoût de la vie soit un signe de vocation religieuse » (p. 109) ; « notre société de forçats intellectuels ou de galériens de la Fantaisie » (p. 108) ; « tous les démantibulés corybantes de l’art moderne » (p. 136) ; « le seuil dantesque des hôpitaux » (p. 215) ; « la fuyante queue de maquereau de cette fin de siècle » (p. 219) ; « remâchement de salopes facéties dégobillées par d’innumérables générations » (p. 224) ; « une visitandine enfarinée

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d’extase » (p. 229) ; Dupanloup, « ce porte-mitre » (p. 235) ; « vermine sacerdotale » ; « Je suis le vidangeur des consciences et j’enlève les fortes ordures » (p. 245) ; la « charcutière émasculation de sa pensée » (p. 265) ; un « écumeur de pots de chambre » (p. 323) ; « une Méduse de vulgarité » (p. 336) ; « un homme sur le visage duquel on aurait pris l’habitude de pisser » (p. 337) ; « le très haut Minos de l’enfer des lettres » (p. 345) ; il formula sa pensée « avec cette saisissante précision de discobole oratoire qui paraissait le plus étonnant de ses dons » (p. 106) – et de ceux de Léon Bloy ! • Chute, clausule : « Et le train marche, souffle, halète… La nuit est toujours, et je m’enfonce dans le néant » (C., fin du chapitre VIII) ; « Les yeux tout grands, la bouche ouverte démesurément, dans une horrible grimace, elle fixait le cadavre du chien, noir sur le lit, et le sang que les draps pompaient, et dont la tache pourprée s’élargissait… » (C., fin du chapitre XI) ; « la dangereuse pédagogie de l’Abyme ! » (D., p. 72) ; « Désormais, je peux tout entendre » (p. 198, avant *) ; le « fertile potager d’amour que l’infortuné Marchenoir avait si malencontreusement ensemencé de l’impartageable concupiscence du ciel » (fin de la troisième partie, p. 254). • Inflation rhétorique chez Léon Bloy (cf. Rabelais, cité, p. 155) : « Il s’en vint docilement agoniser, après cent mille autres, dans cet Ergastule de promission où l’on met à tremper la fleur humaine dans le pot de chambre de Circé39 » (p. 44) ; « Le teint, déjà bilieux, prit cette lividité brûlante d’un chrétien mal lapidé, de la première heure, qui serait devenu sacristain dans les catacombes » (p. 45) ; « un semblant d’instruction religieuse que des simulacres de prêtres, empaillés de formules, tordent comme du linge sale de séminaire » (p. 46) ; « Le sel de la terre – pour employer le saint Texte liturgiquement adopté dans le commun des Docteurs – il le voyait dénué de saveur, incapable de saler, même une tranche de cochon, gravier sédimentaire tout juste bon à sablonner de vieilles bouteilles » (p. 53) ; « il aurait tout accepté, le diadème de crapauds, le mouvant collier de reptiles, les yeux de feu luisant au fond des arcades de vermine, les bras visqueux, tuméfiés, pompés par les limaces ou les araignées, et l’épouvantable ventre plein d’antennes et d’ondulements » (p. 88) ; Marchenoir, « imprécateur » (p. 107), comme Mirbeau. • Ironie : variations à partir d’une expression comme « à fleur de » : « ses gaietés à fleur de gorge » ; « ses ironies à fleur des lèvres, ses sourires à fleur de peau » (La Belle Madame Le Vassart) ; « la bonne nouvelle de la Damnation » (D., p. 38). • À la jointure de l’éloquence énumérative et de son atténuation, le rythme ternaire : « Je ne retrouvais aucune des abstractions […] avec lesquelles on nous élève, on nous berce, on nous hypnose pour mieux duper les bons et les petits, les mieux asservir, les mieux égorger » (C., p. 80) ; « Un champ de labour […] me fit l’effet d’une mare de sang ; les haies se déployaient, se rejoignaient, s’entrecroisaient, pareilles à des régiments » (C., p. 71). « Chaque heure nous

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fait un peu plus bêtes, un peu plus lâches, un peu plus abominables devant le Seigneur Dieu » (D., p. 222) ; « Je serai Marchenoir le contempteur, le vociférateur et le désespéré » (p. 297) ; la richesse, « un criterium de justice, de vertu, d’aristocratie » (p. 329). • Recours au code herméneutique : « la forme des terreurs de ton esprit » (D.L.C., p. 92) : « Intensité de son émotion aux approches de la terreur comme de l’amour » (J.S., p. 251) ; « un frisson de terreur » (C., p. 109-110) ; « J’ai la terreur de ce ciel !… » (D.L.C., p. 131)) ; « une clarté terrible » (D., p. 118) ; « une impression terrible » (p. 266) ; « une chose terrible » ; « de terribles choses » (p. 126-127) ; « la terrible Liturgie » (p. 143) ; « tentations terribles » (p. 307) ; « homme terrible » (p. 312) ; « ignoble ou sublime » (p. 156) ; « horrible » (p. 203 et p. 294) « horreur » (p. 225) ; « effroyable » (p. 272) ; « effrayante précision » (p. 295) ; « les tempêtes effrayantes » (L.I., p. 79). On aura compris que, par-delà les divergences d’ordre idéologique, les deux écrivains étaient faits pour s’apprécier. Il est permis de penser que leurs imaginaires étaient assez convergents pour expliquer leur respect mutuel. Certains penseront qu’il s’agit plutôt de la rencontre de deux tempéraments. Dernière convergence et non des moindres : leur drame commun, le sentiment de l’impuissance de l’artiste. Claude HERZFELD Université d’Angers

Abréviations : Le Calvaire U.G.E., 1986. : C. Sébastien Roch, in Les Romans autobiographiques, Mercure de France, 1991 : S.R. Dans le ciel, L’Échoppe, Caen, 1989 : D.L.C. Contes cruels, 2 volumes, Séguier, 1990 : C.C. I & II. Le Journal d’une femme de chambre, G.F. Flammarion, 1983 : J.F.C. Les Vingt-et un jours d’un neurasthénique, Éditions de Septembre, 1990 : V.J.N. Le Jardin des supplices, U.G.E., 1986 : J.S. Lettres de l’Inde, L’Échoppe, 1991 : L.I. La 628-E 8, Fasquelle, 1907 :.E. NOTES 1. Cité par Pierre Michel, Les Combats d’Octave Mirbeau, Annales Littéraires de l’Université de Besançon, 570. Diffusion Les Belles Lettres, Paris, 1995, p. 284. 2. Cité par P. Michel, Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, Angers, 1998, p. 30. 3. Soirat, 1886 ; édition 1930, Le Livre de poche, 1962, p. 53. Abréviation : D. 4. Mirbeau et Bloy meurent tous deux en 1917. 5. On sait qu’il a préfacé La Société mourante et l’Anarchie de Jean Grave. 6. Cf. l’attitude de Benoît XVI envers les intégristes catholiques, au nombre desquels figure, au moins, un négationniste. 7. Cf. le ricorso de Vico. On pourrait ajouter à la liste de Léon Bloy : Staline, Hitler, Mao, Pol Pot, Castro…

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8. La misère fut « départie » à Marchenoir avec beaucoup de « munificence » : « La richesse aurait fait de moi une de ces charognes ambulantes et dûment calées, que les hommes du monde flairent avec sympathie dans leurs salons et dont se pourlèche la friande vanité des femmes » (p. 182). 9. Cité par Michel Raimond, La Crise du roman, Corti, 1966, p. 92, note 30. 10. Dentu, 1894. 11. Mercure de France, 1897. 12. La Crise…, op. cit., p. 432. 13. Éditions Indigo – Côté-Femme, Saint-Denis, 1994. 14. La Vie Littéraire, 3e série, p. 121. 15. … « dans des conditions plus que suspectes qu’il évoquera dans Sébastien Roch (1890) », écrit Pierre Michel dans Octave Mirbeau, op. cit., p. 3. 16. « Le triomphe presque divin de Louis Veuillot » (p. 237). 17. Cf. Maurice Maeterlinck, Le Trésor des humbles, Mercure de France, 1907, notre article : « Le Grand Meaulnes et Le Trésor des humbles » (in Poïêsis, n° 3, 2001-2002) et notre étude : Jean Rouaud et le “trésor des humbles”, L’Harmattan, 2007. Comme la pauvreté, la douleur est une véritable mystique. 18. Coquette de condition modeste, souvent couturière, dépositrice, avec la bouquetière, dans maints romans du XIXe siècle, de la sexualité et de ses inavouables tentations. 19. Écriture à laquelle Mirbeau s’exerce parfois. 20. Journal, 28 mai 1904. 21. Le Salut par les Juifs, 1892, écrit mystique, auquel il faut ajouter L’Épopée byzantine (1904), Celle qui pleure (1908), Vie de Mélanie (1912). 22. Cf. « Kierkegaard et Mirbeau face à l’angoisse », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008. 23. Cf. Paul Nizan, Antoine Bloyé. 24. En psychiatrie, le mot sert à désigner l’accouplement d’un humain avec un animal. 25. Peut-être que « les deux rocs monstrueux » de Fourvoirie protègent de « la vie moderne », permettent d’échapper aux « fumées de l’alcoolisme démocratique » (D., p. 95). 26. Étymologie : le latin calcare et le vieux-haut allemand mahra (= étalon) se confondent avec l’idée de la mort dans le racical indo-européen mar (= mourir). 27. En psychiatrie, le mot désigne le fait de prêter à un individu de l’autre sexe un amour qu’il n’éprouve pas ; cette obsession peut conduire au meurtre. 28. Le cauchemar lui-même « galope… galope » (V.J.N., p. 141). 29. À moins que ne l’éclaire la neige de la Grande Chartreuse : « le paysage entier, vêtu de blanc comme un chartreux, éclatait aux yeux sous la mateur d’un ciel bas et lourd» (D., p. 99). 30. Cf. le cheval qui a « cette infériorité physiologique de ne rien voir devant soi » (E., p. 278). 31. L’ « oisiveté mentale » abolit « dans notre conscience, le sens de la beauté normale, et y substitue l’amour du laid et le besoin de monstruosité » (C.C. I, p. 372). Le triste héros de « La P’tite » a une prédilection pour les femmes « aux dessous malpropres » (C.C. I, p. 369). 32. Un Dieu qui ferait bien de repétrir l’humanité. 33. Cf. Claude Seignolle, La Gueule. 34. « Son hideux mufle, qu’on pourrait croire façonné pour inspirer le dégoût. […] On l’a souvent comparé à un sanglier » (p. 349). 35. Voir Œuvres complètes. 36. Voir Œuvres complètes. 37. On voudra bien rectifier la pagination que j’avais donnée, ayant travaillé sur épreuves (Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, p. 254). 38. Cf. D., p. 112, 136, 170, 192, 247, 345, 360. Mot fétiche de Mirbeau. 39. « La hideuse Goule des âmes » (cf. La Figure de Méduse dans l’œuvre d’Octave Mirbeau, Nizet, 1992).

ZOLA ET MIRBEAU FACE À L’ANARCHIE UTOPIE ET PROPAGANDE PAR LE FAIT « Nous croyons, nous, à l’évolution ; eux croient à la possibilité de la réalisation immédiate1. » Zola

Au début des années 1890, Fortuné Henry, anarchiste aux paroles virulentes, soutien de Ravachol, est l’objet de rapports agacés de policiers et magistrats. Ces derniers peinent à se coordonner pour interrompre sa tournée de conférences, le faire taire, l’incriminer pour outrages, violences, possession de dynamite, et enfin l’incarcérer. Ce sera finalement chose faite en novembre 18922. Le hasard veut que ce soit quelques jours après l’explosion de la rue des Bons-Enfants. La bombe à retournement, initialement destinée au siège de la Société des mines de Carmaux, explose dans la cour d’un commissariat. Le responsable n’est pas retrouvé de suite et des doutes subsisteront toujours sur le ou les auteurs de l’attentat. C’est le frère de Fortuné, Émile Henry, qui sera accusé – et qui s’attribuera cet acte – un an et demi plus tard. À ce moment, Émile était beaucoup plus discret que Fortuné, à tel point que les rapports de police les confondent parfois. Il est bien plus connu aujourd’hui, en raison de son arrestation en février 1894 à la suite de l’explosion d’une bombe dans le café Terminus, qui causa un mort, et de son exécution qui suivit rapidement. Fortuné Henry était alors toujours en prison. Quelques mois auparavant, Vaillant avait lancé une bombe à clous à la chambre des députés, ne faisant que quelques blessés, mais il fut rapidement condamné à mort. C’est dans ce contexte, où les anarchistes subissent de nouveau des perquisitions à répétition, des arrestations, des emprisonnements et des procès, qu’Émile Henry s’engage dans une lutte à mort contre la bourgeoisie, toute la bourgeoisie, et pas les seuls dépositaires de l’autorité, politique ou économique : il jette une bombe dans un café et est presque immédiatement arrêté, écroué, jugé et tué. Émile Henry.

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Le 28 avril 1894, il déclarait en Cour d’assises : « En ce moment de lutte aiguë entre la bourgeoisie et ses ennemis, je suis presque tenté de dire avec le Souvarine de Germinal : “Tous les raisonnements sur l’avenir sont criminels, parce qu’ils empêchent la destruction pure et simple et entravent la marche de la révolution”3 ». Zola réagit en déclarant qu’il se considère hors de cause. Ce n’était pas la première fois que l’auteur devait se justifier de l’influence de son roman à succès et du personnage de Souvarine4. Germinal avait déjà été accusé d’avoir inspiré les ouvriers auteurs du fameux watrinage, du nom de cet ingénieur poussé par une fenêtre lors d’une grève à Decazeville, en 1886. Ce à quoi Zola avait répondu que le seul qui aurait pu lire l’ouvrage était Watrin, « homme instruit », pour lequel, en tant que romancier, il devait « avoir plus de sympathie que pour les ouvriers ». Il sera vertement critiqué – entre autres par Octave Mirbeau5 – pour ces propos et la distance qu’il met entre ses écrits, simple « étude sociale », et le monde qui l’entoure. Il réagira encore avec indignation au moment de l’attentat de la rue des Bons-Enfants : la mort de ces fonctionnaires de police est abominable, monstrueuse, ces pauvres gens ayant toujours vécu de leur travail, dira-t-il. Cette fois, c’est Séverine qui réagit immédiatement en publiant une « Lettre de Souvarine à M. Émile Zola »6. Vaillant, pour sa défense, avait quant à lui cité Diderot, Voltaire, Ibsen et Mirbeau… Mirbeau, pourtant plus proche des milieux anarchistes de ces années-là, n’aura, dans le cas d’Émile Henry, guère plus d’empathie que Zola. Dans le Journal du 28 avril 1894, il écrit : « Un ennemi mortel de l’anarchie n’aurait pas mieux agi que cet Émile Henry ». Ces dures paroles, alors qu’il avait compati au sort de Ravachol, vont lui mettre à dos, momentanément, une partie de ses compagnons anarchistes. * * * Dans la perception collective des attentats de 1892-1894, caractérisés par des actes se suffisant à eux-mêmes et porteurs de sens en tant que tels, les écrivains, ceux dont l’activité tout entière concerne les mots, ont joué un rôle majeur. On constate une coïncidence chronologique entre l’enthousiasme littéraire fin-de-siècle pour l’anarchisme et l’avènement de l’ère des attentats. C’est après les années 1880 qu’un « mouvement » anarchiste a commencé à se structurer en tant que force à part entière à l’intérieur du mouvement

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ouvrier – mais en même temps séparée de lui. Les années 1890 sont marquées par l’attaque frontale de ce qui représente l’État ou le capitalisme, comme la Chambre des députés ou les bureaux des mines Carmaux à Paris. Au même moment, l’emprise du capitalisme s’étend à différents aspects de la vie quotidienne : le monde de la grande entreprise se développe et prend en charge, de plus en plus, l’ouvrier de la naissance à la mort7. Le niveau de vie commence très légèrement à augmenter. Les premières lois de l’État social apparaissent et les débats vont bon train autour des retraites ouvrières. Il y a là un tournant où pas mal de travailleurs entrevoient les difficultés qu’il va désormais y avoir à travailler, avec une relative autonomie, une certaine maîtrise de son temps et de la quantité de travail, avec ses propres machines, chez soi8. Les couturiers et couturières, les tailleurs, les cordonniers ou même les typographes, mais sans doute tout un tas d’autres petits métiers, sont débordés par l’apparition de nouvelles machines. Progressivement les petits illégalismes, fabrication de fausse monnaie ou de faux timbres par exemple, sont rendus un peu plus difficiles. Dans le même ordre d’idées, les enfants sont désormais tous pris en charge par l’école républicaine, même les filles puisqu’il faut minimiser l’influence catholique et réactionnaire et en faire des femmes pour les républicains. On stabilise la main d’œuvre, on la rend plus dépendante, par la spécialisation du travail, par de nouvelles techniques, une éducation appropriée, etc. Du coup, dans les années 1900, on voit évidemment apparaître des résistances, chez les travailleurs, avec la multiplication des grèves (et la répression sanglante que l’on connaît), mais aussi ailleurs. Chez les anarchistes, cela s’est illustré par ce que certains ont appelé, parfois avec une pointe de mépris ou de regret, la « dispersion des tendances ». Que l’on peut aussi voir comme des réponses diverses aux différentes formes de domination : réflexion sur l’éducation, l’alimentation, l’hygiène, propagande néo-malthusienne et diffusion de moyens de contraception et d’avortement, etc. C’est alors que sont mis en avant des « milieux libres », des « colonies anarchistes », lieux de vie collective, dont l’intérêt est d’avoir tenté de ne pas séparer ces différentes critiques et pratiques, mais d’en avoir fait un tout qui se résume dans l’idée – et la pratique – de « vivre en anarchiste »9. Certains lieux vont s’orienter vers des réalisations se focalisant sur un de ces aspects, par exemple le végétalisme. D’autres, au contraire, vont vraiment essayer de ne négliger aucun aspect de la vie quotidienne et de mêler des pratiques qui peuvent paraître très différentes (insurrection, syndicalisme, coopératisme, éducation libertaire, amour libre, illégalisme), mais qui sont liées entre elles par une critique globale de l’exploitation sous toutes ses formes et de toutes les formes de domination. Ces anarchistes sont réfractaires, par principe, aux modèles. Ils ne font pas reposer leurs expériences sur un projet de société entièrement défini sur le papier, comme ont pu le faire avant eux un Cabet ou un Fourier. Néan-

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moins ils sont nourris d’idéaux, d’une certaine littérature, qui a sans doute aidé à faire prendre conscience qu’un passage à l’acte, qu’une mise en pratique, était possible et nécessaire. « Bien que la société future anarchiste ne puisse se planifier, la représentation d’une autre société joue un rôle dans l’Histoire, en ce qu’elle est incitation à un autre futur10 ». C’est ainsi que ceux qui vivent dans les milieux libres sont imprégnés d’œuvres théoriques, bien sûr, mais aussi fictionnelles, romans ou pièces de théâtre. Fortuné Henry, à la colonie libertaire d’Aiglemont dans les Ardennes, en 1904, revendiquera la parenté de ce qu’il veut y réaliser avec la fiction de Zola, Travail. Zola qui, pourtant, continuait à réduire les anarchistes, dans ce roman comme dans quelques autres, à l’expression d’une violence quasi aveugle et sans but réel. Zola qui resta campé dans ses positions d’écrivain détaché, voire récusant toute implication dans la réalité sociale des années 1890. Zola qui s’illustra lors de l’affaire Dreyfus, et dut s’exiler, mais qui refusa d’intervenir en faveur des autres exilés anarchistes et dans la campagne réclamant leur amnistie11. Qu’importe, « la vérité, de quelque bouche qu’elle tombe, est toujours bonne à recueillir ». Zola est donc cité, reproduit, utilisé comme référence par certains anarchistes. Rien à voir avec Mirbeau, plus impliqué dans la pratique avec ce qu’il développe par la plume. Par exemple, en 1894, il était déjà question de fonder une colonie anarchiste en Auvergne. Mirbeau et certains rédacteurs du dehors devaient rédiger le supplément littéraire du journal qui donnerait tous les mois une étude complète sur les travaux de la colonie12. Mais Mirbeau, quoique plus proche des idées anarchistes, peut-être parce que moins célèbre, ne semble pas parvenir à inspirer et alimenter autant l’action anarchiste… * * * Dans les groupes anarchistes des années 1900, on voit notamment circuler deux ouvrages, parus à quelques années d’intervalle : Les Mauvais Bergers d’Octave Mirbeau, pièce de théâtre publiée en 1898, et Travail d’Emile Zola, roman paru en 1901. La réalisation des Mauvais Bergers par Mirbeau n’était pas sans lien avec Zola13. En 1885, la représentation de la pièce tirée de Germinal est interdite, ce qui indigne Mirbeau. Cela marquait également l’échec de la première ten-

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tative de porter la question ouvrière sur scène. Mirbeau voulut relever le défi et sans doute rivaliser avec Zola. Il écrivit alors cette pièce en cinq actes (dont l’un des personnages sera interprété par Sarah Bernhardt), pour dénoncer radicalement la surexploitation homicide des travailleurs. On y suit l’émergence d’une grève, vue à la fois du côté ouvrier et du côté de la famille des patrons. La grève suit son cours, entre la bonne conscience du patron, persuadé de son « rôle social » et l’inaction ou la tromperie des députés socialistes et radicaux. Elle s’achève sur l’affrontement entre la troupe et les grévistes et la mort des principaux protagonistes ouvriers. La pièce ne satisfera personne, ni l’auteur, ni les anarchistes (sauf les groupes anarchistes d’Anvers et de Barcelone, qui l’utiliseront), ni le grand public (trop noir pour un divertissement). Malgré tout, elle sera jouée à travers la France en 1901 et reprise en 1904 au Théâtre populaire. Jean Grave, un anarchiste influent de l’époque, y critiquera la « négation de tout effort et de toute critique. Il ne reste alors qu’à aller piquer une tête dans la Seine14 » On n’y décèle pas la moindre « confiance dans l’autonomie des travailleurs […] qui entretient l’espoir de transformations radicales des rapports sociaux15 ». Travail paraît un peu plus tard. C’est un des derniers ouvrages de Zola, rédigé lors de son exil en Angleterre, après sa condamnation en 1898. Il reçut un accueil chaleureux à sa sortie, ce qui contraste avec le manque d’intérêt actuel pour cette œuvre, et fut publié en feuilleton dans L’Aurore. Lorsque Zola meurt, en septembre 1902, les articles qui lui sont consacrés dans la presse libertaire mentionnent principalement, voire uniquement, cet ouvrage, avec évidemment Germinal ou un autre titre, aujourd’hui également peu connu, Paris. Dans Travail, Zola raconte l’émergence d’une cité nouvelle, née de l’association d’un savant fortuné, d’un réformateur avisé et de travailleurs autour d’une forge et d’anciennes mines qu’il s’agit de réexploiter. Tout cela face à une usine métallurgique tenue par des capitalistes assoiffés de luxe et de paresse, affamant et exploitant sans vergogne les ouvriers, qui, vivant dans des conditions lamentables, sont misérables et alcooliques. On y trouve de longs passages sur le travail régénérateur ou la dégénérescence des ouvriers, tandis que la cruauté des patrons s’incarne dans le personnage de Fernande, femme perverse, louve aux dents longues, prête à tout, qui, par ses caprices, augmente les souffrances du peuple travailleur. Finalement, cette dernière, violée par un ouvrier fruste après une énième traîtrise, brûle avec l’usine maudite. Et le travail triomphe sous la houlette du bon réformateur, issu de la bourgeoisie, mais allié charnellement avec une pauvresse, précédemment mutilée par les machines et battue par son alcoolique de mari. La radieuse cité ne cesse de se développer, les générations nouvelles profitent de ce bonheur : éducation et travail attrayants et variés, maisons claires et confortables, usine moderne, machines nouvelles, terres collectivisées, etc. Pour conclure, Zola ne cesse de décrire les mariages heureux entre les enfants, de toutes les classes : alliances

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entre les bourgeois et les ouvriers, les ouvriers et les paysans, les enfants des anciens commerçants et tous les autres. Chaque génération marchant désormais vers le bonheur des suivantes… Dans la trame de ces deux œuvres, il y a au moins une similitude : la description de cette opposition de classes et le renvoi dos-à-dos de la grise et triste cité ouvrière et de l’intérieur riche et clair des bourgeois. Mais il manque, chez Mirbeau, le versant rédempteur de Zola. Mirbeau n’a pas recours à cette « justice immanente », présente dans plusieurs romans de Zola, qui punirait les méchants “par où ils ont péché”. Il sait, pour en avoir eu des preuves tout au long de sa vie, que « les salauds triomphent toujours d’être des salauds16 »’. Dans un cas, c’est l’affrontement, la mort et le désir de vengeance qui clôt le récit, dans l’autre, la grande harmonie, le bonheur et les petits oiseaux. Mirbeau dénonce ces mauvais bergers que sont les députés socialistes et radicaux. Le propos est alors d’actualité : l’expression « mauvais bergers » revient souvent dans les textes et discours des anarchistes. Dans les Ardennes, là où s’installe Fortuné Henry, le regain syndical s’organise hors de l’influence socialiste, qui compte désormais des députés, roulant en voiture et ne faisant de politique qu’en vue des élections. Zola met en avant l’association d’un ingénieur, un savant et un bon ouvrier, quasiment sur un pied d’égalité, ce qui semble assez improbable. La cité idéale, où ouvriers et bourgeois se rencontrent et s’aiment, s’endort sur des familles heureuses, soudées. On est en droit de s’étonner que tant de naïveté ait touché ces anarchistes, quand le réalisme cruel de Mirbeau les avait déçus. Contrairement à ce que pouvait en penser Zola, il y a chez bon nombre d’anarchistes un besoin d’imaginer – et de vivre – l’harmonie qui ne manquera pas d’apparaître avec la disparition du vieux monde. Un besoin parfois simpliste et réducteur dans son expression, comme si la construction de l’utopie, tant littéraire que réelle, était plus ardue que l’attaque de ce qui oppresse. Zola écrira à Mirbeau, à propos des Quatre Evangiles, dont fait partie Travail : « Tout cela est bien utopique, mais que voulez-vous ? Voici quarante ans que je dissèque, il faut permettre à mes vieux jours de rêver un peu17 » * * * Dans Travail, Zola met en scène un anarchiste et un collectiviste, et il critique, par l’intermédiaire de son héros, Luc, la volonté du premier de tout détruire par la violence, celle du second de tout s’approprier par la force. Pour Zola, « c’est bien la question de la violence, fantasmatique ou non, peu importe, qui prime, lorsqu’il s’agit de l’anarchisme18 ». Il a ce point de vue des observateurs extérieurs et des contradicteurs des anarchistes, qui les réduisent à cette seule occurrence, la violence, et en font des « démolisseurs invétérés, peu susceptibles de véritablement construire quoi que ce soit sur les ruines du monde qu’ils auront abattu19 ». Luc, lui, se réclame clairement de Fourier et

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tente une expérience quasi scientifique. Il procède par étapes, commençant par l’association des travailleurs, notamment sous la forme des coopératives de production et de consommation, pour parvenir au collectivisme, tout appartenant à tous, et finalement fonder la commune libertaire, qui ne cesse de s’étendre autour d’elle. Au-delà des discours sur l’alcool, la science ou l’éducation, un tel programme a pu séduire et influencer les fondateurs de milieux libres. À cette différence près, évidemment, que ces derniers ne rejettent pas la violence, inévitable face à celle des nantis, mais se placent au contraire dans sa lignée en revendiquant les milieux libres comme « propagande par le fait ». Fortuné Henry, en s’installant dans les Ardennes en 1903, d’abord seul, puis avec quelques compagnons, veut d’abord montrer que l’on peut vivre sans autorité. Alors que ceux de Vaux, un autre milieu libre fondé quelque temps auparavant, voulaient démontrer la possibilité de vivre le communisme. Les uns comme les autres espèrent faire mouche et voir l’exemple se répandre et se multiplier. « Aussi l’exemple extraordinaire que la Crècherie donnait quotidiennement sous le grand soleil, devenait-il contagieux. Il ne s’agissait plus de théories, il s’agissait d’un fait qui se passait là, aux yeux de tous, d’une floraison superbe, dont l’épanouissement s’élargissait sans arrêt. Et, naturellement, l’association gagnait de proche en proche les hommes et les terrains d’alentour, des ouvriers nouveaux se présentaient en foule, attirés par les bénéfices, par le bien-être, des constructions nouvelles poussaient de partout, s’ajoutaient continuellement aux premières bâties20. » Bien vite, les ambitions initiales deviennent plus mesurées. La propagande par le fait, ce n’est plus seulement s’attaquer frontalement au capital, à l’État, à la bourgeoisie, c’est aussi vivre ses idées au quotidien. Le milieu libre peut en être un des moyens. C’est aussi un instrument d’éducation (écoles, bibliothèques) et donc de propagande (au sens qui lui est donné à l’époque de diffusion des idées). C’est enfin une façon de réfléchir et de s’attaquer à toutes les facettes de la vie quotidienne : le travail, l’organisation du temps, mais aussi la famille, l’amour, les enfants et même l’alimentation ou l’habillement. En février 1904, Fortuné Henry, en quête d’argent, s’adresse à un conseiller général de la Haute-Savoie, M. Schwob, grand industriel et philanthrope, et lui écrit qu’il veut « édifier une société de Bonheur, de Justice et de Vérité » et « réaliser le rêve qu’Émile Zola a conçu dans “le Travail”21 ». Au départ, il est surtout question des maisons à édifier, des jardins, de l’étang ou des ateliers à créer. Puis le projet de colonie s’efface progressivement devant l’agitation locale et les luttes syndicales auxquelles Fortuné Henry prend part. À Aiglemont, où se pressent les visiteurs le dimanche, s’organisent des causeries ou des réunions syndicales, et s’impriment brochures et bientôt journaux, relais des luttes locales. Dans le premier numéro du Cubilot, en juin 1906, Fortuné Henry décrit le passage au communisme d’une façon très proche de ce qui se

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fait dans Travail. Sans toutefois abandonner l’idée d’une violence nécessaire à la collectivisation et la possibilité d’une révolution (ce que Zola lui-même n’évacue pas dans le roman, mais présente comme une autre voie possible, et utilisée en d’autres lieux que celui décrit dans le roman, mais pour arriver au même but) : « Il se passera encore quelques générations avant que l’ère des violences ne soit définitivement close et il est probable que les producteurs ne pourront bien souvent reconquérir les instruments de production autrement que par la force. Que va-t-il se passer ? Les producteurs commenceront par s’associer en petits groupements communistes qui réaliseront en petit leur idéal, avec cette différence qu’ils resteront sous la dépendance des gouvernants et qu’ils souffriront de l’organisation sociale actuelle dans les rapports commerciaux ou autres qu’ils devront continuer à avoir avec l’extérieur22. » Puis, après une révolution, « les producteurs se trouveront en possession des richesses qu’ils auront reprises de force aux détenteurs ». Enfin, certains hommes de ces lieux collectifs partagent également avec Zola l’idée que les femmes sont facteur de discorde : « Il n’ignorait pas tout le trouble que les femmes menaçaient de porter dans la future organisation de travail, de paix et de justice. Il les sentait toutes-puissantes, c’était par elles et pour elles qu’il aurait voulu fonder sa cité, et son courage défaillait, quand il en rencontrait de mauvaises, hostiles ou simplement indifférentes, qui, au lieu d’être le secours attendu, pouvaient devenir l’obstacle, l’élément destructeur, capable de tout anéantir23. » On présente parfois la fin de la colonie d’Aiglemont comme le fruit des discordes amoureuses, des jalousies. En réalité, la forte personnalité de Fortuné Henry, la répression subie par les anarchistes et les vols d’explosifs et cambriolages dans la région, qui excitent la hargne des conservateurs locaux, sont sans doute d’autres plausibles explications. Chacun repart donc vers d’autres aventures. Rien à voir avec la fin idyllique, et presque inquiétante, envisagée dans Travail. * * * Voilà pour cette balade des frères Henry à Zola et Mirbeau, des attentats aux milieux libres, de la fiction à la réalité. Soulignons pour finir que la tension qui se joue entre Zola et les anarchistes, se joue également au sein des anarchistes eux-mêmes, et Mirbeau n’y a sans doute pas échappé. Zola se place du côté de l’analyse du réel, et s’il croit – peut-être – à un changement de société possible par l’entremise de ses écrits, c’est bien plus par la prise de conscience des lecteurs, frappés par la force de son récit, que par une implication personnelle dans ce réel : « Le grand reproche que nous pouvons faire aux théoriciens anarchistes, c’est de ne pas être des esprits scientifiques. Ils veulent impatiemment ce qu’ils désirent, comme des enfants, des femmes – des poètes24. »

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De fait, Zola agaçait Mirbeau et de nombreux anarchistes. Tandis que Mirbeau dénonce et s’engage auprès de ces derniers, Zola constate et étudie – il ne s’impliquera véritablement qu’au moment de l’affaire Dreyfus. Il représentait néanmoins une puissance avec laquelle il fallait compter : beaucoup pensaient que son influence considérable auprès de l’opinion pouvait « contribuer à une évolution sociale fondamentalement libertaire25 ». Ses écrits seuls, et leurs succès, laissaient espérer la circulation d’idées et de pratiques révolutionnaires, quoique l’auteur lui-même se situe hors de toute pratique révolutionnaire26. C’est du moins ainsi que l’envisagent alors certains libertaires, qui vont se retrancher eux aussi derrière leurs écrits – et une idéologie. Beaucoup hésitent alors entre une activité de diffusion et de propagande ou la démarche de vivre immédiatement leurs idées, de les mettre en œuvre, avec d’autres. Cela implique des pratiques et un mode de pensée différents, selon que l’on cherche à convaincre, à amener à soi, ou bien que l’on se considère pris dans une réalité qui nous dépasse et que l’on cherche à dépasser. La « propagande par le fait » témoigne de cette ambiguïté, selon que l’acte se veut être un révélateur, un exemple à suivre, ou bien un moment de lutte – un parmi d’autres, une réaction de l’individu à son milieu. Cela aussi bien dans le cas des attentats que des milieux libres. Dans un cas, il s’agit rendre conscients les autres – et plus nombreux ils seront, plus l’humanité évoluera vers un monde meilleur. Dans l’autre, il est question d’agir dans l’immédiat, d’essayer de vivre contre et au-delà des carcans imposés, sans jamais les nier. Et cela avec tous ceux qui subissent et ressentent, dans leur chair et au quotidien, l’existence de ces carcans. Céline BEAUDET

NOTES 1. Interview parue dans Le Figaro du 25 avril 1892, Émile Zola au pays de l’anarchie, textes réunis et présentés par Vittorio Frigerio, Grenoble, Ellug, 2006, p. 18. 2. Fortuné Henry est né en 1869 à Limeil-Brévannes, fils de Rose Caubet et Fortuné Henry. Ce dernier, général de la Commune, est condamné à mort en 1873. Toute la famille s’exile alors en Espagne, jusqu’à l’amnistie, en 1880. Employé à la Pharmacie centrale de Paris, militant du Parti Ouvrier, Fortuné Henry évolue au début des années 1890 vers l’anarchisme, quitte son travail et participe à la diffusion des idées et au soutien à Ravachol. À sa sortie de prison, après la mort de son frère Émile, il est très surveillé quoique moins présent dans les groupes anarchistes. Dans les années 1900, il refait parler de lui en s’installant dans les Ardennes. Pendant plusieurs années, il y animera une « colonie anarchiste », participera au mouvement syndical local. Puis il repart à Paris et dans les années 1910, il est imprimeur, responsable du journal La Mère Peinard et proche de la C.G.T. Après la guerre, il disparaît totalement des milieux anarchistes. (Archives Nationales, Série Police F7 59681, dossier individuel de Fortuné Henry (1892-1924). 3. Déclaration d’Émile Henry à son procès dans Jean Maitron, Ravachol et les anarchistes, Paris, Gallimard, 1992, p. 105

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4. Comme le fait remarquer Uri Eisenzweig, dans Fictions de l’anarchisme (Christian Bourgois Éditeur, 2001, p. 231), on peut s’étonner de la postérité anarchiste de Souvarine, l’admiration ayant été accordée dès l’abord et au cours de nombreuses décennies suivantes, au personnage qui, procédant minutieusement à la destruction d’une mine, provoque délibérément la mort de centaines de mineurs. On est alors loin des « bourgeois » que prétendra frapper Émile Henry. 5. Voir Pierre Michel, « Octave Mirbeau et Émile Zola, de nouveaux documents », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 140-170. 6. Uri Eisenzweig, op. cit., pp. 210-211. 7. Gérard Noiriel, Les Ouvriers dans la société française XIXe-XXe siècle, Seuil, 1986, p. 90. 8. Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Fayard, 1981, p. 7. 9. Céline Beaudet, Les Milieux libres. Vivre en anarchiste à la Belle-Époque en France, Éditions Libertaires, 2006, et « Entretien. Milieux libres et En-Dehors », Amer, n° 2, mai 2008. 10. Caroline Granier, « Nous sommes des briseurs de formules » : Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle, Thèse de doctorat en lettres modernes, Paris-VIII, 2003, Volume II : Points de vue. 11. Le Zola d’avant l’Affaire se tient soigneusement à l’écart de la mêlée politique. La réconciliation avec les libertaires se fait avec l’affaire Dreyfus mais il ne rejettera jamais l’armée en tant qu’institution comme l’espéraient les anarchistes. Certains libertaires prendront alors position en faveur du romancier persécuté. Mais lorsqu’il y eut un appel à élargir le combat pour libérer les victimes des « lois scélérates » (votées dans les années 1890) relégués au bagne, ils furent bien peu, intellectuels ou hommes de notoriété à emboîter le pas… (cf. Émile Zola au pays de l’anarchie, op. cit.) 12. Jean Pierre Lecercle, Littérature, Anarchies, Paris, Place d’armes, mai 2007, pp. 56-57 (rapport de police du 22 octobre 1894) 13. Sur cette pièce, voir la préface de Pierre Michel, in Théâtre complet d’Octave Mirbeau, Eurédit, 2004., tome I. 14. Cité par Pierre Michel, op. cit., p. 31 15. Pierre Michel, op. cit., p. 32 16. Cité par Pierre Michel, « Octave Mirbeau et Émile Zola, de nouveaux documents », art. cit. 17. Cité par Alain Morice, « La Rédemption de la “race ouvrière” vue par Émile Zola », Le Monde diplomatique, octobre 2002. 18. Uri Eisenzweig, op. cit., pp. 210-211. 19. Émile Zola au pays de l’anarchie, op. cit., p. 11. 20. Émile Zola, Travail. Les Quatre Évangiles, Fasquelle Éditeurs, Paris, [s.d.], p. 320. 21. Archives Nationales, Série Police F7 15968 1, dossier individuel de Fortuné Henry (1892-1924). 22. Le Cubilot, n° 1, juin 1906. 23. Émile Zola, Travail, op. cit., p. 211. 24. Interview parue dans Le Figaro du 25 avril 1892, Émile Zola au pays de l’anarchie, op. cit., p. 18. 25. Émile Zola au pays de l’anarchie, op. cit., p. 45. 26. Sur cette question de la dissociation entre la pensée et la pratique, voir Jean-Pierre Lecercle, op. cit., p. 126 : « Comment pourrait-il manifester une quelconque charge révolutionnaire alors que l’artiste qui le produit ne l’est pas et ne se pose comme sujet révolutionnaire dans aucune pratique sociale radicale et consciente ? »

EN VISITANT LES EXPOS AVEC MIRBEAU… (II) Le côté baudelairien de Mirbeau n’a été jusqu’ici que peu abordé. Mirbeau, en effet, chanta le fumier et la pourriture et proclama « la sublime beauté du laid » (Sébastien Roch). En 1892, il soutint l’initiative de Léon Deschamps, directeur de La Plume, de lancer une souscription en vue d’ériger une statue au poète des Fleurs du Mal – en espérant que ce serait Rodin qui serait choisi1. Mais, avec lui, nous avons le cas extrêmement intéressant d’un baudelairien qui, non seulement, ne s’est pas orienté vers la décadence et vers le symbolisme2, mais s’en est, au contraire, détourné pour en combattre les effets jugés caricaturaux et outranciers. En tous cas, sa critique d’art est tout entière tournée vers le sain, le vrai, le naturel, la vie, vers le bon combat contre l’art officiel et ses baudruches médaillées. Et c’est dans son écriture romanesque que, comme l’a montré par exemple Claude Herzfeld3, Mirbeau affronta ses démons, notamment Gorgô. Je pense de plus en plus que la critique d’art fonctionna pour lui comme une sorte de garde-fou contre ses tendances « neurasthéniques » et morbides. Qu’aurait-il pensé de cette exposition « Masques (de Carpeaux à Picasso) » (Musée d’Orsay, 21 octobre 2008 – 1er février 2009) ? Magnifique exposition, parfaite réunion de chefs-d’œuvre (mais réunion un peu trop tassée, comme c’est souvent le cas pour les expositions temporaires d’Orsay, le musée manquant de place), que domine le Bouclier avec le visage de Méduse, de Böcklin. Voici réunis les masques de Rodin (sublimes têtes de la chanteuse, danseuse et comédienne japonaise Tanako), les autoportraits grotesques de Carriès, enfin mis à sa juste place4, les masques en pâte de verre d’HenArnold Böcklin, Bouclier avec la tête de Méduse. ry Cros, les carnavals d’Ensor, etc.

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Après Gauguin, Bourdelle et Picasso, l’exposition s’aventure jusqu’au surréalisme avec les photographies de Man Ray et de Claude Cahun. Masques de vide, de néant ou masques de trop plein. Mais qu’y a-t-il derrière ? Au commencement de toute cette extraordinaire floraison de masques séduisants ou/et inquiétants, fascinants – que Mirbeau, apparemment, ne regarda pas –, il y a, bien sûr, les exemples antiques (masques de Dionysos, Méduse Rondanini), ou exotiques (masques japonais du théâtre no). Il y a aussi et surtout Baudelaire commentant une œuvre sculptée d’Ernest Christophe dans son Salon de 1859 : « […] en faisant un pas de plus à gauche ou à droite, vous découvrez le secret de l’allégorie, la morale de la fable, je veux dire la véritable tête révulsée, se pâmant dans les larmes et l’agonie. Ce qui avait d’abord enchanté vos yeux, c’était un masque, c’était le masque universel, votre masque, mon masque, joli éventail dont une main habile se sert pour voiler aux yeux du monde la douleur ou le remords. » Baudelaire aimait tellement cette sculpture (désormais aux jardins des Tuileries) qu’il reprit le même thème dans un poème des Fleurs du mal (« Le Masque », précisément dédié à Christophe). * * * On n’y a sans doute pas suffisamment prêté attention, mais Corot figure bien au Panthéon pictural de Mirbeau – et aux meilleures places ! Mirbeau a continûment apprécié et loué sa « sensibilité frémissante » (Combats esthétiques, I, 93). Il a constamment dénoncé la bêtise de Cabanel pour s’être ainsi moqué : « Les Corot !…Ah ! oui, les Corot !…ça se fait avec les grattages de nos palettes, au hasard ! ». Sa première Note sur l’art du 3 octobre 1884 rapproche les noms de Corot et de Delacroix, « ces deux génies d’une sensibilité et d’une vision différemment souffertes ». Il ajoute : « J’ai revu Le Lac de Corot, si clair, si léger, si frissonnant dans sa brume matinale qu’il éteint tout ce qui l‘entoure et qu’on ne voit que lui » (Combats esthétiques, I, 56). Un peu plus tard, le 21 novembre de la même année, il proclame : « il n’y a que Corot, l’immense et sublime Corot à côté de qui on puisse » placer Monet. « Corot et Monet, ce sont les deux plus belles, les deux plus éloquentes expressions de l’art du paysage » (Combats esthétiques, I, 85). Au début des années 90, Mirbeau associera Turner, Corot, Pissarro et Monet : selon lui, ces quatre-là ont révolutionné l’art du paysage et, plus largement, l’art de voir. Dans une lettre à Monet du 19 mai 1908, il s’exalte et proclame : « […] vous êtes bien au-delà de Corot, et, pourtant, à mesure que je vieillis, j’aime davantage et de jour en jour Corot, je l’aime avec mon œil plus exercé, et avec ma raison plus tranquille. Vous, vous êtes plus que Corot, vous avez atteint des formes et des sensibilités d’art, mille fois plus belles » (Correspondance avec Claude Monet, éditions du Lérot, Tusson, 1990, p. 216). Tous ceux qui aiment Corot connaissent la merveilleuse collection d’œuvres de petit format que possède, grâce à de généreux mécènes, le musée de Reims. Une exposition temporaire réalisée avec le Louvre (« De Corot à l’art

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Ville d’Avray, par Camille Corot.

moderne : souvenirs et variations », du 20 février au 24 mai 2009) rapprochait une soixantaine de tableaux de Corot, d’œuvres de Monet, Pissarro, Renoir, Sisley, Morisot, Cézanne, Picasso, Braque ou encore Kandinsky, afin de montrer « la part de Corot dans l’évolution de la peinture moderne ». La mode est aux rapprochements d’œuvres d’époques différentes. On a vu le pire au Grand Palais avec Picasso et les maîtres, où à peu près n’importe quoi était prétexte à confrontation. Ici, les rapprochements d’œuvres sont constamment justifiés et éclairants, même si l’on s’éloigne peu à peu de la sensibilité romantique qui baigne les œuvres délicates et cependant superbement construites du maître de Ville d’Avray. * * * Durant tout l’été 1888, Vincent Van Gogh n’eut de cesse d’encourager Émile Bernard (20 ans) à retourner à Pont-Aven revoir Paul Gauguin (40 ans) rentré de Martinique. Le 16 septembre, Bernard assista à la fête patronale de Pont-Aven et peignit de mémoire Bretonnes dans un pré vert ou Pardon à PontAven : sur un fond vert uniforme, quinze personnages bleu sombre (des femmes surtout, en coiffe blanche) et deux chiens sont curieusement disposés de façon à occuper tout l’espace. Plusieurs influences se mêlent (émaux et vitraux médiévaux, estampes japonaises, images d’Epinal) et concourent à ce que les personnages soient tous cernés par une ligne sombre. Bernard appellera cela le cloisonnisme. Quelques jours plus tard, Gauguin vit la toile, s’enthousiasma et répliqua en peignant ce qui sera l’un de ses chefs-d’œuvre : La Vision du

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Sermon, toile qui, selon Albert Aurier, inaugura le symbolisme pictural. Dans sa toile, Gauguin a gardé les bretonnes (même costume bleu nuit, même coiffe blanche) ; de vert, le fond est devenu rouge ; surtout, les femmes sont tournées vers le combat de Jacob avec l’ange dont on ne sait où il se déroule. Gauguin appellera synthèse cet au-delà de la scène naturaliste, ce passage dans le règne de l’imaginaire et du symbole. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. À l’automne, Gauguin rejoignit à Arles Vincent Van Gogh (invité, Bernard avait décliné l’offre). Il apportait dans ses bagages la toile de Bernard qu’il avait échangée contre l’une des siennes. Vincent s’enthousiasma à son tour et exécuta une copie (à l’aquarelle et à la mine de plomb) des Bretonnes dans un pré vert, qu’il envoya à son « cher copain Bernard ». Bel exemple de la circulation des œuvres et des influences, au moment même où quelque chose de neuf apparaît à la suite de l’impressionnisme. C’est pour revenir sur ce moment-là et éclairer la naissance du synthétisme (entre cloisonnisme et symbolisme) qu’André Cariou, conservateur en chef du Musée de Quimper, déjà commissaire d’une très belle exposition consacrée en 2003 à L’Aventure Pont-Aven et Gauguin (Musée du Luxembourg, Paris / Musée de Quimper), a conçu cette exposition-dossier intitulée « Paul Gauguin, La Vision du sermon, la naissance du synthétisme » (Musée de Quimper, du 6 mars au 1er juin 2009). Soient vingt-neuf œuvres pour une splendide leçon d’histoire de l’art. Autour de La Vision du sermon, prêté par la National Gallery of Scotland (Edimbourg), la toile de Bernard et sa copie réalisée par Van Gogh sont pour la première fois réunies. Des poteries de Gauguin et des estampes japonaises complètent l’ensemble. En 1891, sollicité par Mallarmé, Mirbeau écrivit deux articles pour soutenir la vente Gauguin et aider ainsi le peintre à partir pour la lointaine Tahiti. On sait que Mirbeau vint à Paris voir quelques toiles et céramiques de l’artiste : lesquelles ? Dans son célèbre article de L’Écho de Paris du 16 février (cf. Combats esthétiques, I, 418-422), il s’enthousiasme pour l’art « si compliqué et si primitif, si clair et si obscur, si barbare et si raffiné de M. Gauguin ». Il souligne sa « nature inquiète, tourmentée d’infini ». Je ne sais si Mirbeau connaissait La Vision du sermon. En tous cas, il choisit, pour illustrer son propos de décrire Le Christ jaune (Musée d’Orsay), qui date de 1889. Sa longue et précise description se termine par cette formule (sans doute destinée à se distinguer d’Aurier qu’il n’aimait pas) : « telle est l’œuvre qui commence la série des toiles symbolistes de M. Gauguin » Mais Mirbeau se lassa vite et du personnage et de sa peinture. * * * Sise à Martigny, en Suisse, la Fondation Gianadda aime Rodin. Rodin érotique (6 mars-14 juin 2009) constituait, en effet, la cinquième exposition du sculpteur en ce lieu alpestre. Elle mêlait sculptures et dessins, œuvres appartenant à la Fondation ou bien prêtées par le Musée Rodin de Paris.

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Une quarantaine de sculptures parmi les plus célèbres (Le Baiser, qui accueillait les visiteurs, Iris, messagère des Dieux, Le Christ et la Madeleine, etc.) ébranlaient les lignes de démarcation entre sensualité, érotisme et obscénité. Rodin aime jouer avec les limites ; il aime la transgression, la profanation. Plus encore que les sculptures, ses dessins sont centrés sur le corps sexué de la femme et très précisément sur son sexe, souvent au premier plan, souligné par un trait brun. Pour Rodin, le sexe de la femme n’est pas l’impossible, mais le vrai (ce qu’il y a de plus vrai). Les quatre-vingt-dix dessins présentés montrent l’évolution allant des premiers dessins gouachés des années 90 jusqu’aux grandes feuilles estompées au crayon des années 1910. Au fil des ans, les poses des modèles sont, à la fois, de plus en plus acrobatiques et de plus en plus obscènes. De Rodin érotique, Mirbeau n’a rien vraiment dit, mais s’en est approché. Il était cependant le plus à même de révéler cet aspect-là de l’œuvre de son ami, ayant pu apprécier de très près son travail, notamment pour les illustrations du Jardin des Supplices (que Vollard ne publiera qu’en 1902). Dans sa Préface aux Dessins d’Auguste Rodin (1897), il qualifie le sculpteur de « chaste », mais le célèbre, certes, en termes brûlants : « Ô cette chair blanche des statues où le marbre transfiguré s’anime, palpite, frémit et se soulève en mouvements d’harmonieuse respiration, où la chaleur de la vie, le mystère du sang, la fécondité adorable du sexe gonflent les seins ; chair réelle et parfumée, où toute la peau, alanguie et souple, tendue et pâmée, que la lumière caresse, que les ombres satinent, semble modelée par les doigts d’or du créateur !… » (Combats esthétiques, II, 203). Les dessins érotiques de Rodin ne furent révélés parcimonieusement qu’en 1900, lors de la grande rétrospective de la Place de l’Alma (autant que nous puissions le savoir, car les dessins étaient « hors catalogue »). Il semble qu’il y ait eu un consensus autour de Rodin pour ne pas mettre l’accent sur ce genre d’œuvre. Arsène Alexandre, Gustave Geffroy, Mirbeau, tous intimes de Rodin, n’en dirent rien. C’est un anglais, Arthur Symons5, qui, dans le numéro spécial que La Plume consacra à Rodin, fut le premier à mettre en relief l’érotisme torride du maître : « Le principe de l’œuvre de Rodin est le sexe, le sexe conscient de soi et employant une énergie désespérée pour atteindre l’impossible. […] Ici, une femme vous fait face. […] Chaque mouvement de son corps, violemment agité par le souvenir ou l’attente du plaisir sexuel, est fixé dans un mouvement expressif. Elle tourne sur elle-même en cent attitudes, toujours sur le pivot central de son sexe, qui s’accentue avec une fantastique et terrifiante

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monotonie, comme une obsession. » Et Symons ne manqua pas de comparer cela aux érotiques de Degas : « La femme est amenée à un point de simplicité plus grande encore que chez Degas : la femme animal et, dans un sens assez étrange, la femme idole. » Le caractère profondément érotique de l’œuvre de Rodin n’avait jamais été aussi clairement souligné. * * * À partir de 1900, suite à sa monumentale rétrospective au Pavillon de l’Alma, Rodin règne sans partage sur la sculpture européenne qu’il a puissamment relevée (on se souvient du Baudelaire du Salon de 1846 essayant de dire « Pourquoi la sculpture est ennuyeuse »). Rodin fascine et attire à lui de nombreux jeunes artistes qui, souvent, rentrent comme assistants dans son célèbre atelier, où ils assimilent ses techniques et sa vision. Paris devient ainsi le creuset où s’élabore la sculpture moderne. Car, peu à peu, les principaux sculpteurs de la nouvelle génération (ils sont nombreux : Bourdelle, Maillol, Bernard, Brancusi, Archipenko, Zadkine, Lehmbruck, Gaudier-Brzeska, Duchamp-Villon, etc.), malgré leur fascination pour le maître, vont s’écarter de lui. Tous vont rejeter le pathos, l’expressionnisme de Rodin ; à son gothique hérissé, ils vont opposer le lisse, le rond et les formes stylisées. Selon eux, Rodin a détruit la forme : il leur faut maintenant la reconquérir. C’est ce tournant capital que mettait en pleine lumière l’exposition « Oublier Rodin ? La sculpture à Paris, 1905-1914 » (Musée d’Orsay, 10 mars- 31 mai 2009). Mirbeau, on le sait, a été le « prophète » de Rodin. Il a aussi beaucoup aimé et beaucoup soutenu Aristide Maillol, « maître incomparable de la statuaire moderne » (Combats esthétiques, II, 379). Dans son importante étude de 1905, il souligne que, « par sa pesanteur même, par son immobilité sur les socles », la sculpture de Maillol exprime « la majesté de la matière et la splendeur incontestable de la forme » (ibidem, 380). À aucun moment, Mirbeau ne présente Maillol comme en opposition à Rodin (mais en 1905, il manque singulièrement de recul). Bien au contraire, il fait tout pour le présenter comme son continuateur naturel, ce qui peut nous sembler curieux. Rendant compte d’une visite chez Maillol à Marly-le-Roy, il décrit son intérieur et termine par cette formule : « À la place d’honneur, sur le buffet, un puissant plâtre de Rodin » (ibidem, 389). Un peu avant, en 1904, Mirbeau, à propos de la statue en hommage à Zola, avait suggéré le nom de Maillol pour remplacer Rodin qui, pressenti, avait refusé : « Je ne trouvais pas, à défaut de Rodin, un statuaire plus digne de cette mission que Maillol » (Combats esthétiques, II, 357). * * * Pour Mirbeau, Rodin est avant tout un poète faisant « retentir les cris de la Désolation éternelle » (Combats esthétiques, I, 117). Dans Fugit amor (bronze, 1887), il note que son art « est plus douloureux que n’importe lequel

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des vers de Baudelaire » (Combats esthétiques, I, 384). Accessoirement, il le voit comme un (possible) magistral auteur de monuments en hommage à des écrivains vénérés : Balzac, Hugo, Baudelaire, Zola, etc. Rarement comme un portraitiste. En tous cas, cette idée ne lui viendrait pas d’emblée – bien que Rodin ait réalisé son buste ! L’exposition « Rodin, la fabrique du portrait » (Musée Rodin, 10 avril – 23 août 2009 ; Musée des Beaux-Arts d’Angers, 4 décembre 2009 – 28 mars 2010) part du constat que Rodin portraitiste a été oublié, négligé. Solidement structurée en trois parties (s’emparer du modèle / incarner le modèle / dépasser le modèle), elle permet de découvrir un ensemble tout à fait représentatif de portraits privés, publics, commémoratifs, intimes, etc. S’emparer du modèle peut demander du temps. Pour le projet de monument commémoratif pour Baudelaire (projet sans suite), Rodin se documente, recourt aux photos de Nadar, fait appel à un modèle de substitution considéré comme un sosie du poète (Malteste). Rodin explique : « Ce n’est pas Baudelaire, mais c’est une tête de Baudelaire. Ce buste est celui d’un dessinateur nommé Malteste, qui présente toutes les caractéristiques du masque baudelairien. Voyez, le front est énorme, renflé aux tempes, bossué, tourmenté, beau quand même. […] Les yeux ont le regard comme au-dedans, la bouche est sarcastique, amère dans sa ligne sinueuse, mais le renflement des muscles un peu gras autour annonce des appétits voluptueux. C’est Baudelaire, enfin. » Incarner le modèle : la série des Clemenceau montre comment Rodin, modelant la terre, construit et déconstruit son modèle. Il part de quelques séances de pose, mais compte beaucoup sur sa mémoire. Ce n’est pas la ressemblance qu’il veut atteindre, mais l’esprit de son modèle. Pour dépasser le modèle, de nombreuses variantes sont souvent nécessaires. Rodin aime faire varier les échelles. D’une ébauche à l’autre, le visage mue, se cherche. Le sculpteur augmente le front, plisse de rides celui de Hanako6, déforme le cou dans tous les sens, agrandit les épaules ou les supprime. Rodin dépasse si bien le modèle qu’à la fin il n’est pas toujours reconnaissable. Avant d’être un portrait, il s’agit avant tout d’une sculpture de Rodin. L’exposition était accompagnée d’un splendide catalogue (cf. infra le compte rendu de Pierre Michel). Riche année Rodin, on l’aura compris. Encore n’ai-je pas parlé de « Rodin et les arts décoratifs » (Palais Lumière, Evian ; Clemenceau, par Rodin.

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13 juin – 20 septembre 2009) que je chroniquerai l’an prochain, l’exposition venant au Musée Rodin d’avril à août 2010. * * * Monet ou l’œil impressionniste. L’impressionnisme ne fut pas, en effet, qu’une affaire de techniques (couleurs claires, touches divisées, etc.), mais bien d’œil – et aussi de main7. On se souvient de l’exclamation de Cézanne, entre admiration et perfidie : « Monet n’est qu’un œil, mais quel œil ! » Mirbeau ne fut pas en reste et ne cessa de vanter la finesse du regard de son ami : « Il faudrait dire que de tous les peintres, Claude Monet est celui qui regarde avec le plus de confiance et d’obstination » (Combats esthétiques, II, 516). Il se trouve qu’à un assez long moment de sa vie, le regard de Monet ne put s’exercer avec la même confiance et la même obstination que naguère. En 1908, Monet a soixante-huit ans et se plaint de ce que sa vue baisse. Ce qui serait normal chez un autre prit chez lui des allures de catastrophe. Mirbeau essaya tant bien que mal de lui remonter le moral en lui parlant de jardinage, de visites à Paris, etc. Un malheur n’arrive jamais seul, comme l’on dit : Monet perdit son épouse Alice en 1911 et, en 1912, on diagnostiqua chez lui une cataracte. Le peintre, réticent à se faire opérer de peur que sa perception des couleurs ne soit altérée, broya désormais du noir et abandonna quasiment la peinture. Il prit pleinement conscience, entre 1914 et 1915, de sa difficulté à différencier les couleurs. Vers 1919-1920, il ne travaillait plus dans son jardin de Giverny (qu’il connaissait par cœur) qu’autour de midi, au moment où la lumière, à son zénith, gommait les différences entre les teintes. En 1923, il se résolut enfin à l’opération, poussé par Clemenceau. À la sortie de la clinique, ce fut un choc, car la rétine d’un œil opéré de la cataracte reçoit davantage de lumière que la rétine d’un œil normal. Il lui fallut des lunettes correctrices. Tout rentra finalement dans l’ordre : Monet put terminer ses grands panneaux des Nymphéas et brûler les œuvres récentes dont il n’était pas satisfait8. C’est cette histoire-là que nous conté « Monet, l’œil impressionniste » (Musée Marmottan, 16 octobre 2008 – 15 février 2009), l’exposition se situant au carrefour de l’histoire de l’art et des travaux sur l’œil et la vision. Elle a fourni l’occasion de voir ou de revoir nombre d’œuvres importantes, que celles-ci aient été peintes avant les problèmes de vision (Vétheuil dans le brouillard, 1879), pendant (le Pont Japonais de 1918, qui semble regarder du côté de l’abstraction lyrique), ou après (les exquises Roses sur fond de ciel bleu de 1925-1926). Le catalogue essaie de nous faire comprendre comment la vision de l’artiste fut affectée (que voyait Monet à travers sa cataracte ?). Le professeur Emmanuel Alain Cabanis propose une « approche de l’impressionnisme par IRM fonctionnelle cérébrale ». Tout cela est très intéressant, renouvelle l’approche, mais n’explique bien sûr en rien l’œil exceptionnel de Monet.

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* * * Pour son ouverture, le Musée des Impressionnismes9 de Giverny a tout naturellement entrepris de reconsidérer la relation de Monet à son jardin (« Le Jardin de Monet à Giverny : l’invention d’un paysage », 1er mai – 15 août 2009). En 1883, le peintre, Alice Hoschedé et les huit enfants nés de leurs mariages respectifs s’installent à l’entrée de la Normandie, dans le petit village de Giverny. L’aisance financière venue, Monet achète la maison, dite du Clos Normand, en 1890, puis, au-delà de la route, une parcelle pour y installer un étang. Plutôt que de courir le monde, le peintre a décidé de composer, chez lui, un motif à sa convenance. Il le fera à grands frais, faisant venir des espèces rares du Japon, dirigeant une équipe nombreuse de jardiniers. En 1895, le jardin apparaît pour la première fois dans l’œuvre de Monet (Le Jardin de Monet à Giverny, toile de la fondation Bührle de Zurich, présente à l’exposition). Après 1900, il devient son motif essentiel avec la fameuse série des Jardins d’eau ou des Nymphéas. Après la mort de l’artiste (en 1926), le jardin sombrera lentement, retournant à la friche. Il sera sauvé dans les années 70 et rouvert au public en 1980. Type même du jardin impressionniste à la forte magie chromatique (et cela en toutes saisons), le jardin de Monet a subi au moins quatre influences notables : celle du jardin à l’anglaise, que le peintre découvrit durant son séjour en Angleterre pendant la guerre de 1870 ; l’influence des champs de tulipes hollandais ; celle du Japon (pont vert enjambant l’étang aux nénuphars) ; enfin celle de la profusion des jardins méditerranéens, Monet ayant été ébloui en 1884 par le jardin de Moreno à Bordighera (deux toiles rappellent cela dans l’exposition). Ce jardin fut, pour Monet, un atelier de plein air, un thème constamment renouvelé et, aussi, l’instrument d’une révolution picturale lui permettant de prolonger, de radicaliser la révolution impressionniste des années 1870. Comme le rappelle Marina Ferretti Bocquillon, dans l’excellent catalogue, Mirbeau « fut le premier à décrire le nouvel aspect du verger du Clos normand en 1891 et il le fit en amateur passionné de jardinage10 ». Il y aurait, d’ailleurs, un livre passionnant à faire sur le jardin de Caillebotte à Yerres, celui de Mirbeau aux Damps, celui de Clemenceau à Passy et, bien sûr, celui, Claude Monet, Jardin Moreno à Bordighera. central, de Monet à Giverny.

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À côté d’une trentaine de toiles, l’exposition présentait nombre de documents sur le jardin et ses visiteurs (photographies dues à Clémentel, Guitry, Georges Truffaut, etc.). Le catalogue reproduit une photographie de Mirbeau (absente de l’exposition), sans doute prise par Guitry dans les marges de son film Ceux de chez nous (1915). On y voit l’écrivain de profil, vieilli, fatigué, malade. Il est assis en plein air, sur un fond d’arbre, dans le grand fauteuil d’osier de Monet, les yeux perdus dans le vague. * * * Du 18 septembre au 25 novembre, la Galerie Pierre-Lévy exposait au 79 rue du Faubourg Saint-Honoré, Paris 8e, un ensemble de dix-neuf tableaux d’Armand Guillaumin (1841-1927), provenant de diverses collections privées, françaises et étrangères. Cette présentation digne d’un musée était destinée à soutenir la cote d’un artiste impressionniste qui a du mal à s’imposer, naviguant sans cesse entre les « grands » (Monet, Degas, Renoir, Pissarro, Sisley, Morisot, Caillebotte) et les « laissés-pour-compte » du mouvement (Piette, Rouart, Vignon, etc.), sans trouver vraiment sa juste place. Armand Guillaumin participa à six des huit expositions impressionnistes. Il fut ensuite l’un des fondateurs du Salon des Indépendants, qu’il présida. Ami de Pissarro, Cézanne et Gauguin, il peignit avec eux sur le motif, en Ile-deFrance. Tous les quatre, ils formèrent une sorte de sous-groupe à l’intérieur de l’impressionnisme, entre les amis de Monet et ceux de Degas. Il exposa chez Tanguy, conseilla Vincent Van Gogh et Signac, qu’il présenta avec Seurat à Pissarro. Contrairement à ce dernier, il ne fut pas tenté par le pointillisme, bien qu’intéressé par les théories de Chevreul. Très admiratif, Vincent conseilla à son frère Théo de l’exposer et de l’acheter. En 1888, Guillaumin exposa ainsi chez Boussod et Valadon en compagnie de Pissarro et de Gauguin. Il était alors soutenu par Gachet, Huysmans (qui le qualifie de « coloriste féroce »), Fénéon. Durand-Ruel l’exposa timidement ; Vollard, Bernheim, Druet prirent la relève. Guillaumin a longtemps eu un handicap : comme Gauguin jusqu’en 1883, il n’est pas un peintre professionnel et gagne sa vie comme employé des chemins de fer. En 1891, le hasard d’une loterie lui permit d’acquérir son indépendance financière. Il devint peintre à temps complet, se maria, et put enfin voyager pour s’attaquer à de plus lointains motifs. Toujours fidèle à la peinture de plein air, il eut – comme Monet – une longue et fructueuse carrière. Certaines outrances dans l’emploi de la couleur le font considérer comme un précurseur du fauvisme. Les dix-neuf toiles exposées s’échelonnent de 1870 à 1900 et proposaient une promenade à travers les paysages ruraux de l’époque, de l’Ile de France sous la neige (1871) aux scintillements nacrés des lumières de la Méditerranée, en passant par la Bourgogne et la Creuse. Maîtrisant parfaitement la technique

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Armand Guillaumin, La Baie d’Agay (1910).

impressionniste, Guillaumin aime à peindre la transparence de l’eau et ses reflets (La Cure à Saint-Père-sous-Vézelay, vers 1892) ou la végétation luxuriante d’un jardin (Femme dans un jardin, vers 1885). Dans son Paysage d’Agay (vers 1894), il oppose le vert des pins au rouge des rochers de l’Estérel. Curieusement, Mirbeau négligea Guillaumin, alors qu’il avait, somme toute, de bonnes raisons de l’estimer. Il en parla très peu, comme s’il ne l’avait pas vraiment vu. Rendant compte de la huitième et dernière exposition impressionniste (1886), le critique accoupla curieusement Guillaumin et Signac pour les exécuter de conserve : « Je n’ai pas grand-chose à dire de MM. Guillaumin et Signac, car ils manquent de personnalité. Ce sont d’habiles ouvriers ; mais, en vérité, l’un est trop impressionné par M. Cézanne, l’autre par M. Claude Monet. Pour moi, la qualité maîtresse en art, celle qui prime toutes les autres, c’est l’originalité. On doit voir avec son œil, et non avec celui des autres » (Combats esthétiques, I, 277). Cinq ans plus tard, Mirbeau récidiva dans son compte rendu de l’Exposition des Indépendants : « Je reconnais au réalisme borné de M. Armand Guillaumin, une belle patte, comme on dit, de probes et robustes qualités de métier » (Combats esthétiques, I, 440). Bref, Guillaumin a du métier, mais ni œil ni idées… C’est plutôt dur pour un artiste, courageux, mais effacé, qui, entre Cézanne et Pissarro, ses deux maîtres et amis, essayait tant bien que mal de dégager son originalité (parti de

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l’enveloppe chaude et blonde de Corot, il évolua vers une couleur acidulée qui lui est propre). Mirbeau loua, par exemple, un Lebourg ou un Maufra, peintres qui, en dépit de quelques réussites, ne valent sans doute pas Guillaumin sur la longue distance. * * * Après quatre années de travaux, le Musée Jean-Jacques Henner a rouvert ses portes le 5 novembre 2009. Installé avenue de Villiers (Paris, XVIIe), dans l’ancien atelier du peintre Guillaume Dubufe (que Mirbeau n’a cessé de vilipender), acquis à ses héritiers par la famille Henner, il devint musée national en 1923, à la suite de la donation des œuvres du peintre à l’État. D’origine alsacienne, Jean-Jacques Henner (1829-1905) fut de son vivant un artiste à succès, extrêmement populaire. Prix de Rome en 1858, il fut chargé de copier en Italie des œuvres de Titien et du Corrège. Ce travail eut un effet décisif sur son style. Ses nus féminins aux tons pâles et nacrés, à la flamboyante chevelure éternellement rousse, firent sa réputation. Membre de l’Institut en 1889, il sombra dans l’oubli après sa mort et ne fut même pas sauvé par l’ouverture d’Orsay. Mais, en 2007, pendant les travaux de son musée, 45 000 visiteurs se pressèrent pour voir ses œuvres temporairement présentées au Musée de la Vie Romantique. On s’arracha le catalogue. Henner était relancé ! Mouvement de curiosité passagère ou véritable réévaluation ? Il est trop tôt pour le dire. Mais Henner n’a rien d’un Pompier, ni même d’un académique. Loué par Aurier (« poète sensuel et païen »), il appartient (comme Besnard, Fantin-Latour, Legros, etc.) à ce vaste espace entre classicisme et nouvelle peinture qui reste, effectivement, à découvrir. Henner, comme Manet, fut d’ailleurs sollicité par Degas pour participer à la première exposition impressionniste ; comme lui, il déclina. Pas plus que Geffroy, Mirbeau ne fut sensible à son art. Tous deux dénoncèrent son art répétitif. La hargne de Mirbeau contre Henner ne fit que croître au fil des ans. En 1885, il décrit ainsi un de ses portraits d’homme : « Les chairs maladives et molles à travers lesquelles le sang n’a point circulé, l’air atone et opaque comme une bille d’agate, la barbe taillée dans de l’étoupe, un aspect de pauvre diable étriqué et frissonnant, transi par le froid et miné par la mort, tel est le portrait qui, étant donné le talent habituel de M. Henner, me fait l’effet d’une charge d’atelier » (Combats esthétiques, I, 109). Dans son Salon de 1886, il est plus expéditif : « Et M. Henner ! Un petit morceau de chair blanche qui patauge dans du caca ! » (Combats esthétiques, I, 269). Fin 1887, il développe son image : « Et l’éternelle corrégienne de M. Henner, désolée au bord de la même fuligineuse mare, tentait d’éteindre l’inutile incandescence de son torse en magnésium dans la terre de Sienne de son ordure » (Combats esthétiques, I, 337). En 1893, il reprend en la développant la même idée : « Je n’ai pas besoin de vous dire que M. Henner nous

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Jean-Jacques Henner, Nu.

arrive avec une petite femme clair-de-lunaire couchée dans du caca, et que les initiés approuvent corrégienne. Nous la connaissons. Ah ! oui, nous la connaissons : et vraiment cette obstination qu’elle met à reparaître, chaque année, à la même époque, avec le même brun aux flancs et aux jambes, avec la même chevelure rousse, avec le même profil évité et le même mouvement de la cuisse, commence à nous agacer un peu. […] Je comprends qu’un artiste qui a trouvé un style s’y complaise. Je loue Renoir, par exemple, de faire une partie de son œuvre avec cette figure qu’il a inventée, ce délicieux museau de femme, aux lèvres retroussées, aux yeux fureteurs, à l’animalité souple et caressante. C’est que je suis sur cette figure, sans cesse répétée et toujours différente, tout son tourment d’artiste, ses recherches de ligne et de couleur, qui font de la même tête, de la même nuque, du même corps, des paysages de chair, des fleurs de vie sans cesse changeantes. » (Combats esthétiques, II, 20). * * * Mirbeau a raison de rapprocher Henner et Renoir pour les opposer. Mais, en parcourant les salles du Grand Palais (« Renoir au vingtième siècle », 23 sept. 2009 – 4 janvier 2010), on peut cependant être agacé à la longue par la répétition du même corps féminin, ventru, fessu, et mou. Renoir ne peint pas la réalité (il utilise cependant des modèles), mais son idéal de femme : un visage de jeune fille sur un corps épanoui de mère, une réconciliation de la vierge et de la matrone… Les objectifs de cette exposition sont clairs : tout d’abord, montrer que Renoir ne fut que très peu impressionniste, en tout cas pas après 1883 et les deux Danses (Danse à la campagne et Danse à la ville, qui ouvrent l’exposition) qui marquent le retour aux canons classiques (couleurs froides, dessin affirmé). Ensuite, que le peintre de Cagnes fut – tout

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comme Cézanne – une source d’inspiration pour les jeunes artistes du début du XXe siècle : son disciple Robert André, Bonnard, Denis, Maillol et même Picasso qui eut, entre 1917 et 1924, « une crise renoirienne ». Certes, la démonstration proposée est intéressante, mais tourne court, dans la mesure où il conviendrait, non seulement de confronter sur les cimaises le Paysage à Baulieu de Renoir (vers 1893) au Coup de soleil (1923) de Bonnard, comme cela est fait, mais bien les Baigneuses de Renoir à celles de Cézanne ! Il y a même un troisième objectif : réhabiliter le Renoir sculpteur, mais il était perdu d’avance… Renoir ne fut jamais un intime de Mirbeau. L’écrivain, depuis sa campagne de promotion de la peinture impressionniste dans La France, en 1884, l’a toujours traité très respectueusement, saluant en lui tout à la fois le « frère de lutte » de Monet et « le peintre de la femme », plus précisément de sa peau, mais de sa peau spiritualisée : « Non seulement il peint délicieusement les formes plastiques du corps, les modelés délicats, les tons éblouissants des jeunes carnations, mais il peint aussi la forme d’âme, et ce qui de la femme se dégage de musicalité intérieure et de mystère captivant » (Combats esthétiques, I, p. 88). En 1907, il haussa soudain le ton, parlant de « Renoir, enchantement et gloire de la peinture de tous les temps » (Combats esthétiques, II, 442). Au début de 1913, alors que Mirbeau a abandonné la critique d’art, l’exposition de quarante toiles de Renoir chez Bernheim lui fournit l’occasion de dresser une synthèse. Sans jamais utiliser les termes « impressionniste » ou « impressionnisme », l’écrivain dresse un portrait de Renoir en peintre de la joie qui « peint comme on respire », en peintre simple, éloigné des théories. Comme la Révolution pour Clemenceau, la peinture de Renoir est pour Mirbeau d’un seul bloc. Il se sert de Renoir (« il n’est pas un prophète ») pour attaquer ceux qui, comme Maurice Denis, utilisent Cézanne pour revenir au classicisme : « Comme il s’opposait, en compagnie de Monet et de Pissarro, aux académiques de 1875, aussi salutairement il s’oppose aux académiques de 1913. Il nous semble aujourd’hui plus jeune et plus nécessaire encore qu’en 1875. Car les académiques ne sont plus seulement dans les Salons officiels, avec des toiles anecdotiques, polissonnes ou sentimentales. Ils ont, par un hypocrite démarquage de Poussin et de Cézanne, tenté de corrompre la tradition même qui dut à Renoir de vivre » (Combats esthétiques, II, 522). Ce qu’il ne voit pas, c’est que Renoir lui-même est utilisé dans le même sens – et, parfois, par les mêmes artistes qu’il vise. 1913 : année d’apothéose pour Renoir. Apollinaire le déclare « le plus grand peintre vivant ». Monet semble délaissé, oublié – mais personne ne sait encore que la guerre va le voir se mettre à ses grands panneaux décoratifs des Nymphéas. Dans quelle mesure le peintre de Cagnes fut-il momentanément « sauvé » par Vollard qui redessina l’impressionnisme sur trois pieds (Cézanne

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/ Degas / Renoir), vision qui fut acceptée par beaucoup dans les années 19201930, en particulier par Picasso et son milieu (Zervos) ? C’est Vollard qui fit de Renoir un peintre du XXe siècle davantage que les œuvres du peintre. (à suivre) Christian LIMOUSIN

NOTES 1. Un ouvrage collectif récent livre toutes les pièces de ce projet de monument qui se vit aussitôt contesté par Brunetière et ses amis (cf. André Guyaux, dir., La Querelle de la statue de Baudelaire, août-décembre 1892, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 710 pages, 2009). Finalement, dix ans plus tard (1902), on inaugura un monument moins ambitieux dû à un sculpteur de peu de renom (José de Charmoy). 2. Mirbeau soutient cependant Félicien Rops, connu pour ses illustrations de Baudelaire et son esprit décadent. 3. Cf. La Figure de Méduse dans l’œuvre d’Octave Mirbeau, Librairie Nizet, Paris, 1992. 4. Cf. Christian. Limousin, « En visitant les expos avec Mirbeau… », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 70-71. 5. Poète, Arthur Symons fréquenta l’atelier de Rodin à partir de la fin des années 1880. Il écrivit plusieurs articles sur le sculpteur et consacra un poème au Penseur (The Saturday Review, 21 décembre 1904). Symons reprit son article Rodin, masque d’Hanako. de La Plume dans son ouvrage le plus connu, From ToulouseLautrec to Rodin (Londres, 1929 ; New York, 1930). 6. Nous devons à l’exposition « Rodin, le rêve japonais » (Musée Rodin, 16 mai – 9 septembre 2007) la découverte des nombreuses œuvres réalisées par Rodin à partir de cette ancienne geisha japonaise, amie de Loïe Fuller. Il essaya à la fois de saisir l’émotion de son visage (masques en plâtre, terre cuite) et les poses de son corps (dessins). L’important catalogue de l’exposition (éditions du musée Rodin / Flammarion) consacre près de quatre-vingts pages à ces œuvres bouleversantes. 7. L’œil et la main de Monet sont exceptionnels : c’est ce qui fait de lui un très grand peintre. 8. Il a parfois confié cette tâche à son jardinier, ce que celui-ci ne fit pas toujours très consciencieusement. C’est ainsi que huit fragments rescapés des Iris et des Nymphéas furent mis en vente le 2 décembre 2009 à Drouot-Richelieu (Million et Cornette de Saint-Cyr). 9. Ce nouveau musée, à deux pas de la maison de Monet, remplace le Musée américain de Giverny (Terra Foundation for American Art), ce qui explique son nom. Il s’agit, en effet, d’établir des ponts entre l’impressionnisme français et l’impressionnisme américain, Giverny étant le lieu idéal pour un tel projet. 10. L’article que Mirbeau consacra à Monet dans la revue de Paul Durand-Ruel (L’Art dans les Deux mondes, 7 mars 1891) propose une description très lyrique du jardin de Giverny aux différentes saisons (cf. Combats esthétiques, I, 428-433). Je me permets de renvoyer à ma communication au colloque Mirbeau et les révolutions esthétiques (Angers, mai 2000) : « Monet au jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau., n° 8, 2001, pp. 256-278.

DEUXIÈME PARTIE

DOCUMENTS

Mirbeau dans son jardin, à Carrières-sous-Poissy.

JUDITH VIMMER / JULIETTE ROUX Dans le numéro du Gil Blas daté du dimanche 25 novembre 1883 (et paru le samedi 24 dans la capitale), on pouvait lire, sous la rubrique des « Nouvelles et échos », cet entrefilet : Grand dîner, mardi soir, dans un restaurant voisin des boulevards, offert par la fine fleur des clubmen d’un cercle de la rue de la Paix. – On a beaucoup ri, et la fête s’est terminée fort tard. / Malheureusement, comme horizontales, c’était un peu panaché, il y en avait de toutes les marques. / Citons parmi les présentes : Fanny Jackson ; la comtesse Latischeff, la présidente de toutes les fêtes du royal gommeux ; Andhrée Vignon, dont la bonne humeur anime toutes les fêtes où elle va, et qui, sous peu, pendra une crémaillère qui fera époque dans les annales du monde de la haute noce ; Judith Winmer, cette Parisienne qui semble sortie du crayon de Grévin, etc.

Or, la belle Judith n’était autre que la maîtresse d’Octave Mirbeau, celle qui le poussa à fuir, un mois plus tard, au fin fond de la Bretagne, et qui lui inspira le personnage de Juliette Roux dans Le Calvaire. Les lettres que Mirbeau adressa d’Audierne à Paul Hervieu nous avaient déjà révélé le prénom de la jeune femme1 ; ce sont les registres du cadastre conservés aux Archives de Paris qui ont permis de découvrir à la fois son patronyme et ce qui semble être son nom de guerre dans le demimonde. Le 5 juin 1883, rappelons-le, Mirbeau se rendit au Palais de Justice pour déclarer son intention de fonder, comme gérant, un journal hebdomadaire, Les Grimaces. Il donna une adresse dans le quartier de la Plaine-Monceau, 43 rue de Prony. Le 13 juin, le substitut Eugène Duval demanda au préfet de police des renseignements sur son compte, et le contrôleur général des services extérieurs de la police municipale, Gautier de Noyelle, lui répondit de la sorte, le 23 juillet : M. Mirbeau, qui prend la qualité d’homme de lettres, est célibataire et demeure depuis deux ans

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CAHIERS OCTAVE MIRBEAU et demi, non rue Prony n° 43, comme l’indique la note, mais rue de Constantinople n° 9, où il occupe un appartement au loyer annuel de 1 200 frs. […] M. Mirbeau a de fréquentes relations avec une dame demeurant rue Prony n° 43. Cette dame passe pour être sa maîtresse et le dénommé doit, paraît-il, se marier avec elle. / Les autres renseignements recueillis sur la conduite et sur la moralité de M. Mirbeau ne lui sont pas défavorables. Sa position pécuniaire est aisée et ses opinions politiques sont monarchiques2.

Les registres du cadastre nous apprennent que l’immeuble de la rue de Prony fut construit en 1882. À la fin de cette année, un seul appartement y était occupé, celui du propriétaire, Ernest Canas. Les premiers locataires arrivèrent en 1883, et parmi eux se trouvait une certaine « Vinmer dame ». Cette dernière occupait un appartement situé au deuxième étage, directement audessus de celui de Canas, et elle signa au mois d’octobre un bail de trois ans, moyennant 2 560 francs par an. En 1885, la désignation « Vinmer dame » fut rayée et remplacée par « Vimmer Judith », le vrai nom sans doute de la locataire, qui signa en avril 1888 un nouveau bail de trois ans. De 1884 à 1887, il est souvent question de Judith dans les « Nouvelles et échos » du Gil Blas, le titulaire de la rubrique, le baron Charles-Maurice de Vaux, étant fort bien renseigné sur ce qu’il appelle le « bataillon de Cythère ». Mais on y trouve plusieurs avatars de son nom : Judith Winmer, Judith Winther, Judith Veimmer, Judith Winner et Judith Vinmer. Le 9 février 1884, on apprend qu’elle a assisté, deux jours plus tôt, à une des deux représentations annuelles du cirque Molier, qui ont lieu dans un hôtel particulier de la rue Benouville (comme le dit l’échotier, la première représentation est réservée aux femmes du monde, la seconde à celles qui n’en sont pas). Le 25 mars, elle se trouve dans la « tribune des horizontales » au concours hippique du Palais de l’Industrie3, et elle y retourne le 31 pour le Prix de la Coupe, (Gil Blas, 27 mars et 2 avril). Le 6 avril 1885, lundi de Pâques, elle est à Longchamp pour l’ouverture des courses (GB, 8 avril), puis, dans le Gil Blas du 10 juillet, le baron de Vaux écrit ces lignes : Le monde de la haute noce est en ce moment sous le coup d’une émotion très grande. / Deux des plus jolies tendresses du bataillon de Cythère se trouvent en ce moment très malades. / L’une d’elles, Judith Vinmer, a été obligée de se défaire de ses chevaux et de ses voitures, qui étaient sans emploi.

Fausse alerte, apparemment, car Judith commence avant la fin du mois une cure à Châtelguyon (GB, 21 juillet). Le 11 septembre, elle est à l’Hippodrome, avenue de l’Alma, parmi les « plus jolies filles du Paris qui s’amuse », et le 2 octobre à l’Alcazar, le célèbre music-hall de la rue du Faubourg-Poissonnière, entourée de « coqs fanfarons et de chercheuses d’œufs d’or au brillant plumage » (GB, 13 septembre et 4 octobre). Le 5 février 1886, le baron de Vaux l’aperçoit au théâtre des Menus-Plaisirs, dans la « bande habituelle des demi-mondaines », et le 11 avril elle danse, « délicieusement jolie », au Bal des artistes dramatiques (GB, 7 février et 13 avril). Le 30 mai, à Auteuil, elle assiste

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au Grand Steeple-chase de Paris, parmi les « plus fringantes croqueuses de cœurs » (GB, 1er juin), et le 11 juin elle est à l’Hippodrome. Le baron de Vaux précise, dans le Gil Blas du 13 juin : La salle présentait un coup d’œil vraiment merveilleux, et jamais nous n’y avons vu une plus complète collection de jolies femmes. Parmi celles-là citons Judith Vinmer, Marcelle Préval, les plus beaux cheveux de Paris, Thérèse Rubens, Jenny Maillard, Marthe Boisset, Jeanne d’Harville, etc.

Le 7 juin 1887 enfin, elle se trouve de nouveau au cirque Molier, accompagnée, selon l’échotier, de sa sœur (GB, 9 juin). Pendant trois ans, on ne trouve plus le nom de Judith dans le Gil Blas. Mais en 1890, le baron de Vaux y publie régulièrement des vers, souvent assez grivois, sous le titre « Nos horizontales en quatrain ». Voici, à titre d’exemple, le quatrain sur Valtesse de la Bigne, paru dans le numéro daté du 12 avril : Du charme, de la grâce et de la griserie ; De bien des officiers fut la tendre Manon. Mais ne peut pas sentir ceux de l’artillerie, Car ils se mettent trois pour un coup… de canon !

Le 21 août, c’est le tour de « Judith W… » : Brune, taille onduleuse, et deux yeux éclatants, Où l’amoureux devine une tendre chimère ; Vint de Reims à Paris quand elle eut vingt printemps, S’amusa, fut aimée, aima, puis “devint mère” !

J’ai cherché en vain, dans les registres d’état-civil de Paris et de Reims, le nom de Judith Vimmer, ou Vinmer, ou Winmer, dont la « taille onduleuse » et les « yeux éclatants » font penser au « corps souple, nerveux, aux ondulations passionnées » de Juliette Roux et à ses « admirables yeux qui se posaient sur les objets comme des rayons d’astre4 ». Owen MORGAN Université McMaster (Canada)

NOTES 1. Octave Mirbeau, Correspondance générale, édition établie, présentée et annotée par Pierre Michel, avec l’aide de Jean-François Nivet, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2002, pp. 322-356. 2. Dossier Octave Mirbeau, Archives de la Préfecture de police de Paris, Ba 1190, f° 5. Au début de juillet 1883, dans une lettre à Henry Bauër, Mirbeau donna également comme adresse 43 rue de Prony (Correspondance générale, t. I, pp. 307-308). 3. À la fin de février, elle a rejoint Mirbeau à Rennes, pendant une semaine. 4. Octave Mirbeau, Le Calvaire, in Œuvre romanesque, éd. Pierre Michel, Buchet/Chastel, 2000, vol. I, pp. 200 et 172.

RÉVÉLATIONS ET DÉSAVEUX : OCTAVE MIRBEAU, PAUL BONNETAIN ET L’AFFAIRE SARAH BARNUM Dans les premiers jours de décembre 1883, paraissait un livre intitulé Les Mémoires de Sarah Barnum signé par Marie Colombier (1841-1910), actrice alors très célèbre, et préfacé par Paul Bonnetain, jeune romancier naturaliste qui venait de causer un grand tapage1. Ce roman, publié sans nom d’éditeur, avec pour mention « Chez tous les libraires2 », n’avait a priori rien d’original. Son sujet, simple et aguicheur, reprenait un filon littéraire, le portrait d’une actrice dont l’existence est une succession de conquêtes amoureuses et de scandales. Et il est à présumer que, sans certains événements que nous allons présenter, il n’aurait pas eu le succès qu’il connut3. Tout débuta le 15 décembre. Ce jour-là, Les Grimaces publiait un article d’Octave Mirbeau qui allait attirer l’attention du public et de la critique et par lequel, à son corps défendant, il offrait au livre une réclame inattendue. Cet article, « Un crime de librairie », s’inscrit dans une tradition polémique peu soucieuse d’analyse (on n’y relève en effet qu’une critique quant au style à « la forme pénible et torturée »). L’intérêt de ce texte réside ailleurs, dans le fait qu’il fournit des révélations sur l’identité du modèle de l’héroïne du roman et sur celle de son véritable auteur. D’une manière beaucoup plus surprenante, l’article de Mirbeau prit une valeur illocutoire dans la mesure où il entraîna une série d’actes concrets. LES RÉVÉLATIONS Mirbeau s’attaque d’emblée à rétablir les choses à leur place : Un livre vient de paraître. Ce livre s’appelle : Sarah Barnum. M. Paul Bonnetain, l’auteur de Charlot s’amuse, l’a écrit ; Mlle Marie Colom-

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bier, une vieille actrice, l’a signé. Ce livre est tellement ignoble, contient tant d’infamies, tant d’insultes, tant de mensonges, tant de lâchetés et tant de boue, qu’aucun éditeur, redoutant sans doute des représailles méritées, n’a osé mettre son nom au bas de la couverture.

Les sous-entendus de Mirbeau renvoient à un fait qui était alors de notoriété publique : la liaison de l’actrice avec le romancier, de dix-sept ans son cadet. La logique de cette révélation suggère que l’union de deux personnalités sulfureuses ne pouvait produire qu’un fruit non moins acide et grinçant. Puis, le pamphlétaire ne fait que dire ce que tout le monde avait deviné : Sarah Barnum, œuvre de la rancune d’une fille et de la complaisance très définie d’un monsieur, a la prétention de raconter la vie privée de Mme Sarah Bernhardt. Ce qu’il y a d’ordures entassées là, vous ne l’imaginez pas.

Sarah Barnum est en effet une déformation transparente du nom de Sarah Bernhardt (1844-1923), grande amie, puis grande rivale de Marie Colombier, qui avait accompagné la tragédienne lors de la tournée en Amérique4 qui assura sa renommée internationale. Ce surnom, qui fera fortune après le roman, est une allusion au célèbre Américain Phineas Barnum (1810-1891), fondateur, entre autres, d’un musée des horreurs et du cirque qui porte son nom. Il était connu pour son usage immodéré de la publicité et pour ses talents de bonimenteurs. Figure de la fin du XIXe siècle, « roi du bluff, maître de la mystification, montreur de phénomènes, Barnum apparaît comme le personnage type de la représentation de l’extraordinaire », dit de lui Daniel Compère, qui a relevé qu’il était devenu, entre 1860 et 1881, un motif littéraire incontournable5. L’inventeur du spectacle moderne dans tout ce qu’il a de grandiose, de démesuré et de racoleur était aussi l’objet du mépris et des moqueries des intellectuels parisiens, qui l’accusaient de charlatanisme6. Quel rapport avec Sarah Bernhardt, la célèbre actrice, pour d’aucuns la plus grande tragédienne du siècle ? Elle eut une vie peu ordinaire, dont les frasques amoureuses et les excentricités alimentaient la rubrique des faits divers ; elle posa notamment dans le cercueil qui trônait dans sa chambre et déclara s’y installer pour lire ses pièces, la légende veut même qu’elle y ait dormi, et qu’elle ait reçu certains de ses amants, d’après le roman (p. 184) ! Ce que le nom de Barnum, qui lui est accolé, sous-entend, et qu’illustre d’une certaine manière le roman, c’est que l’Actrice (avec un grand A), mise bien plus sur la presse, pour établir sa notoriété, que sur ses réels talents. En cela, Les Mémoires de Sarah Barnum reprennent le stéréotype de l’actrice, demi-mondaine, croqueuse d’hommes, déjà mise en scène par Émile Zola (dans Nana7) et Edmond de Goncourt (dans La Faustin8). Bonnetain, dans sa préface, anticipant – non sans ironie – toute identification réductrice du personnage, s’était fait fort de préciser : Votre Sarah, c’est une, deux, trois, cinq et dix Sarah que nous avons connues – trop connues. […] Elle fait songer à la fois à dix étoiles et non à

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CAHIERS OCTAVE MIRBEAU une seule, c’est vrai, mais on ne vous demandait pas une photographie, et je ne vous chicanerais pas là-dessus, puisqu’en empruntant un trait ou un geste à chacune de nos célébrités actuelles, vous avez, comme nous le souhaitons, synthétisé et portraituré, non mademoiselle X… ou madame Z…, mais l’Étoile, généralité sociale, psychique et physiologique, telle que la font nos mœurs, nos goûts, notre réclame9.

Selon Bonnetain, qui se garde bien de citer des noms, Sarah Barnum ne vaut pas tant comme copie fidèle d’une actrice réelle, mais parce qu’elle réunit des traits rencontrés chez toutes les actrices. Personnage monstrueux à force d’excès (ce que rappelle le narrateur dans le roman, p. 191), c’est pourtant de ce trait qu’il tire sa force et par lui qu’il fait illusion réaliste. Toujours est-il que, la vie de Sarah Bernhardt étant connue dans ses moindres détails, il est impossible de ne pas établir de parallèle entre l’héroïne du roman et celle qui lui servit de modèle, sinon unique, du moins principal, ainsi que le souligne Sylvie Jouanny10. Dans une lettre explicative ajoutée lors d’une des rééditions du roman en 1884, Marie Colombier ne faisait pas de mystère sur les prétentions biographiques du roman, tel que le suggère son titre, déclarant : « Je défie les honnêtes gens dont on me parle de contester […] le droit de portraiturer Sarah Bernhardt. » Cette divergence d’opinion entre l’auteur et son préfacier, ou plus exactement entre les deux collaborateurs, n’est pas la seule, et nous verrons que le roman se refuse à toute interprétation univoque. Une fois faites ces révélations, Mirbeau s’indigne de l’impunité de ce qui pour lui est un crime et, de délateur, il se transforme en imprécateur : Je me demande vraiment à quoi pense la Justice, ce que fait la police, où elle se cache, et pourquoi l’on prétend qu’elle existe, si de pareilles monstruosités peuvent impunément s’étaler au plein jour et à la pleine lumière. […] Je me demande aussi à quoi pensent les personnages désignés, nommés, caricaturés et diffamés par ce couple de gredins […] et pourquoi ils n’exigent pas la saisie du livre. […] Je me demande surtout ce qu’attend M. Maurice Bernhardt, pour tirer des deux insulteurs de sa mère une vengeance éclatante et terrible. […]

Son article se termine sur une invective bien simple et lourde de conséquences, il faut, dit-il, « fendre le crâne de M. Bonnetain » et « train[er] […] dans un endroit public » Marie Colombier pour lui administrer une « formidable et rouge fessée ». La véhémence de Mirbeau s’explique, en partie, parce qu’il a pu se reconnaître dans le personnage de l’« écrivain, petit poseur qui

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jouait au pamphlétaire » et qui « s’avisa de publier sur les gens de théâtre un article aussi sot que fielleux. », dont il est fait mention dans le roman au chapitre XI (p. 300-301). Mirbeau avait écrit précisément un article dans lequel il présentait le comédien comme « un être inférieur, un reprouvé », ce qui avait soulevé une vive indignation11. Or, éreinté dans un article signé d’un pseudonyme zolien12, Mirbeau, ayant découvert, après investigations, que Bonnetain en était l’auteur, cherchait le moyen de se venger13. LES PASSAGES À L’ACTE Esprit batailleur, endurci par cinq années passées sous l’uniforme de l’Infanterie de Marine, Bonnetain ne fut pas long à réagir. Le lendemain de la publication de l’article, Mirbeau recevait la visite des témoins de Bonnetain, qui lui réclamait réparation. Deux jours plus tard, le 18 décembre, les deux hommes s’affrontaient en duel. Bonnetain en sortit légèrement blessé au bras14, ainsi que l’indique le procès verbal du duel publié dans la presse le soir même15. Procédé courant, le duel, loin de brouiller les deux confrères, marqua sans doute leur rapprochement16. Mais, pour autant, l’affaire ne s’arrête pas là ! Bonnetain est épié par Maurice Bernhardt et deux acolytes, sans doute pour lui tendre un guet-apens17. Le matin du duel, ils sont toujours postés devant chez lui, Avenue de Villiers, sans doute pour s’assurer que la voie est libre. Car Maurice Bernhardt et ses complices ont changé leur plan. Ils se dirigent à quelques pas de là, au domicile de Marie Colombier. Le fils humilié a-t-il voulut suivre les conseils de Mirbeau ? Sans doute, mais ses projets sont contrariés par la présence d’invités chez Marie Colombier18. Il se contente alors de proférer des injures et, dépité par le fiasco de son intervention, il piétine un dessin de Willette, celui qui illustre la couverture du roman. Quelques heures plus tard, c’est Sarah Bernhardt qui fait irruption chez son ancienne camarade, armée d’une cravache et d’un poignard, suivie de fidèles, dont son fils et son amant, l’écrivain Jean Richepin, armé lui aussi. Une course poursuite s’engage entre les deux femmes, tandis que Richepin immobilise Jehan Soudan et le blesse. Devenu « l’assaut de la rue de Thann », l’incident fait le tour de la presse parisienne, nationale et internationale19 ! Le récit prend des envergures épiques, un reporter du Figaro, le premier sur les lieux, déclarant que Sarah a copieusement puni Marie à coups de cravache20, fait qui sera démenti par la suite. À la suite des reporters et des courriéristes avides de sensationnel, les critiques littéraires s’emparent de l’affaire, condamnant unanimement le roman. Parmi les plus virulents, Albert Wolff qui, dans Le Figaro du 20 décembre, prend la défense de Sarah Bernhardt, sans aucune réserve, justifiant même son acte. À l’inverse, Paul Alexis, qui était l’ami de Bonnetain et qui était

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reçu chez Marie Colombier, prend seul la défense du roman qu’il juge vrai, dans Le Cri du peuple du 21 décembre. Le tapage est tel que le roman attire la curiosité des lecteurs, à tel point que l’engouement traverse les océans et qu’une traduction paraîtra aux États-Unis le 2 janvier 1884 ! Bonnetain, qui se rend en Asie pour le compte du Figaro, s’en félicite, ainsi qu’il l’écrit à Marie Colombier, lors d’une escale à Colombo : On m’a offert un panier de fleurs artificielles surmonté d’une Colombe ! ! ! Le bon public ne nous sépare décidément plus l’un de l’autre, sous toutes les latitudes. Aussi bien, je trouve nos livres, le tien surtout, dans toutes les escales : à Port-Saïd, chez les officiers des highlanders écossais ; à Aden, au mess des grenadiers de la reine21.

Le succès a pourtant son revers et Marie Colombier est convoquée une première fois chez le juge d’instruction, sans doute vers la fin décembre. Elle répond à l’interrogatoire en arguant qu’elle a « fait une œuvre de fantaisie », reprenant l’argument de la préface de Bonnetain. Le juge lui rétorque : « C’est la morale publique qui s’est émue d’une scène que l’on juge scandaleuse22. » Cette émotion de « la morale publique », il est bien probable qu’elle ait été portée devant la Justice par dénonciation anonyme23. Le procès se tint le 26 mai 1884 devant la Cour d’Assises de la Seine, laquelle condamna Marie Colombier à trois mois de prison et à 2 000 francs d’amende. Grâce à l’intervention de Pétrus Richarme, son amant en titre, l’actrice vit sa peine de prison commuée en quinze jours de réclusion dans un pavillon d’Auteuil24. Le roman est publié à nouveau, mais avec suppression de huit passages incriminés, remplacés par des lignes de points ! Quelque temps après paraît La Vie de Marie Pigeonnier (avec une préface d’un certain Jean Michepin), pâle réplique probablement signée par Jean Richepin lui-même. Les lecteurs purent se procurer les deux romans réunis en un seul volume, preuve que la publicité est sans limite et sans morale ! Les épisodes de cette affaire sont dignes d’une farce, ce qui n’est pas sans contredire les propos de Bonnetain, dont la préface clamait que la seule ambition du volume était d’amuser les lecteurs. Passons à présent au rôle véritable de Paul Bonnetain dans la rédaction du roman. GENÈSE En septembre 1883, Paul Bonnetain a entrepris la rédaction d’un nouveau roman, dont il confie le projet à Edmond de Goncourt, alors qu’il vient de lui adresser son dernier recueil de nouvelles : « Suivant vos conseils, j’ai essayé de faire simple dans ces quelques pages comme dans un grand roman encore sur chantier. Je n’ose espérer d’y avoir réussi25. » Un mois plus tard, le projet semble se poursuivre et il en confie le titre à Émile Zola :

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Merci aussi pour vos excellents conseils. Vous ne doutez pas, je pense de mon empressement à les suivre. Par l’alcôve vous le prouvera d’ailleurs. Seulement, je vous demanderai la permission d’aller vous demander quelques avis sur ce roman dont le sujet, pour n’avoir rien d’exceptionnel au point de vue littéraire, ne laisse pas que de me paraître dangereux26.

On ne sait si Zola, déjà sollicité par l’entremise de Céard à propos de Charlot s’amuse, jugea favorablement ou non ce roman au sujet duquel il ne reste aucune autre trace dans la correspondance de Bonnetain. On retrouve un volume ainsi intitulé annoncé sous presse en 1884, puis en préparation l’année suivante27, mais par la suite toute mention le concernant disparaît. Le projet semble avoir été abandonné28, d’autant plus qu’aucune œuvre connue de Bonnetain ne correspond à ce titre énigmatique et dont on ne connaît rien du contenu sauf que son auteur le jugeait « dangereux ». Nous retiendrons ce dernier fait pour nous livrer à quelques suppositions. Revenons tout d’abord sur ce titre, qui pourrait avoir une valeur programmatique. L’alcôve désigne la chambre à coucher, et plus particulièrement l’endroit où se trouve le lit. De là provient le sens métaphorique du terme, qui désigne l’endroit où se nouent les liaisons amoureuses, puis celles-ci. L’alcôve est donc le lieu de l’intimité la plus protégée, le lieu du secret et du grand tabou, puisque les « secrets d’alcôve » ne sont rien d’autre que des actes sexuels. On peut donc envisager que le roman de Bonnetain, se situant dans la lignée naturaliste du dévoilement, devait, si ce n’est étaler, du moins raconter et analyser une vie amoureuse et sexuelle ; de là, vraisemblablement, les appréhensions de Bonnetain. Qu’en est-il du milieu dépeint ? La présence de la préposition « par » semble indiquer que l’alcôve va être un moyen, une manière29, un outil, permettant de parvenir à une fin, d’obtenir une promotion sociale, de gagner argent ou gloire. Bonnetain avait l’habitude d’étrenner dans la presse les sujets qu’il avait l’intention de traiter dans ses romans. En juillet 1883, il confiait à Edmond Lepelletier, chroniqueur qui avait favorisé ses débuts dans la presse : Je désirerais faire des chroniques très littéraires, de forme, mais ayant un cachet mondain, serrant l’actualité, d’assez près, mettant sous des pseudonymes faciles des gens connus de nom et les rendant intéressants par les révélations plus ou moins indiscrètes que j’apporterai sur eux. Depuis trois mois, j’ai réuni des documents, préparé des sujets et des notes, recueilli des informations et des potins, fréquenté des milieux que j’ignorais et que vous m’avez conseillé de voir en m’engageant au Réveil, bref je suis prêt30…

Si l’on en croit cette déclaration, son intérêt pour ces questions daterait d’avril 1883, ce qui correspondrait à peu près à sa première rencontre avec Marie Colombier, dont il sollicitait une entrevue le 9 avril31, sans doute pour compléter sa documentation sur le milieu du théâtre et du demi-monde. On

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retrouve des textes consacrés à ces milieux aux mêmes dates. À propos d’une comédienne, sans notoriété, qui s’est suicidée à cause d’une accusation de vol injustifiée, il s’en prenait aux chroniqueurs qui avaient traité cette affaire avec désinvolture : […] je proteste avec indignation contre le reproche froidement tranquille qu’on jette au cercueil de cette malheureuse. Cette exaltée est une martyre et je plains ses amis dont la défection l’a conduite à la tombe. On l’a pleurée, on lui a fait de « belles funérailles », on l’a couverte de fleurs : mieux eût valu ne jamais douter d’elle. Pour moi je préférerai toujours m’exposer à une fâcheuse compromission et à de calomnieux commentaires […] que de risquer par un mépris poli de frapper au cœur – un exalté. « Les Exaltés », La République radicale, 1er avril 1883

Ce n’est pas la première fois qu’il prenait à parti ses confrères « pleureurs de la presse mondaine », qu’il avait dépeints affriolés par le mystère du suicide d’une demi-mondaine […] dites-moi si, en vérité, vous n’auriez pas mieux fait de ménager votre encre et vos larmes pour ces femmes et ces filles d’ouvriers que la misère prend à l’atelier et conduit à la Morgue, quand elles se refusent au lupanar ! « Chronique », Le Droit des Femmes, octobre 1882

Il professe un véritable dégoût pour cette presse, autant à cause du désintérêt qu’elle affiche à l’égard des questions sociales que par l’hypocrisie de sa « tartine élégante », à laquelle il reconnaît avec ironie une valeur didactique : Les moniteurs officiels du high life sont, en effet, remplis d’enseignements précieux, et nos classes dirigeantes s’y peignent elles-mêmes, sous de telles couleurs, qu’employés par un écrivain socialiste, elles seraient taxées d’exagération. « Jolie tendresse », La Bataille, 21 mai 1882

S’il s’en prend aux milieux des affaires, de la politique et de la mondanité, c’est qu’il rend leur désinvolture et leur frivolité responsables des conflits sociaux, ironisant sur leurs plaisirs qui n’ont rien de reluisant : Une « jolie tendresse », c’est tout simplement et tout vulgairement une de ces grues de la haute gomme, tarifées à un nombre variable de louis, avec lesquelles vivent, fraternellement mêlés, les fils des preux, comme ceux de nos honnêtes capitalistes, et que les garçons des cabarets du boulevard connaissent bien, pour enlever, tous les matins, sous les tables ou sur les divans, les peu poétiques souvenirs de leur passage. « Jolie tendresse », ibid.

Dans « Femmes célèbres » (Le Beaumarchais du 17 décembre 1882), il s’indignait de la notoriété de deux actrices que la presse encensait alors qu’elles « empoisonnent Paris » de leur réclame. Il ne remet pas en cause leur talent d’interprètes dramatiques, du moins pour l’une d’entre elle32, mais il déplore que le succès des pièces dans lesquelles elles apparaissent et l’engouement du public ne soient motivés que par le tapage qui entoure leurs vies privées.

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L’écœurement du chroniqueur est tel qu’il demande une cuvette et se fait fort de préciser : « Si je ne craignais d’abuser de l’indulgence qu’on a, dans ce journal-ci, pour moi, naturaliste, c’est autre chose que je réclamerais. » Bonnetain prend encore pour cible le « cabotinisme », cette recherche excessive de réclame caractérisant les comédiens dans « Chronique parisienne – À la princesse » (Le Beaumarchais du 28 janvier 1883). Dans cette chronique qui prend une forme épistolaire, le chroniqueur s’adresse à une actrice célèbre qui s’apprête à faire un mariage princier. Il se fait fort de lui rappeler qu’elle fut lancée grâce à la presse qui rapporta le récit des coups de feu tirés sur un de ses amants. Alors qu’il dénonçait une certaine presse faisant ses tirages sur les scandales mondains et autres cancans, percent, dans certaines de ses chroniques, à partir de janvier 1883, soit après la parution de Charlot s’amuse, des intentions nettement moins louables. Observateur, tenu au fait des dessous du monde théâtral par un informateur de choix en la personne de sa maîtresse33, peut-être même encouragé par elle34, Bonnetain se serait lancé, avec en plus les conseils de Lepelletier, dans la rédaction de « chroniques potinière35 », qui annoncent certaines pages des Mémoires de Sarah Barnum. On en voit un exemple dans la nouvelle « Comédien » (Le Réveil du 14 août 1883), où il met en scène un ancien commis qui accède aux feux de la rampe grâce aux intrigues de sa maîtresse. Dans ses mémoires, parlant d’elle à la troisième personne, Marie Colombier expliqua dans quelles circonstances fut conçu le projet du roman : Un jour qu’elle avait à déjeuner chez elle Silvestre, Arsène Houssaye, Albéric Second et Bonnetain, elle racontait son voyage d’Amérique, les déceptions, les taquineries, la mauvaise foi auxquelles elle avait été en butte pendant tout le voyage, les conséquences du retour, et la lutte à coups de papier timbré qui en avait été la suite. Elle s’écria en conclusion : — Oh ! Ce n’est pas Sarah Bernhardt, qu’on devrait l’appeler, c’est Sarah Barnum ! », — Oh ! le joli titre ! fit Houssaye. — C’est un titre de roman, répondit Second. — Eh bien, je ferai le roman, reprit Marie, et il sera drôle. — Et moi, je serai votre collaborateur, si vous voulez bien m’accepter, ajouta Bonnetain, mais à la condition que vous me permettiez de faire la préface : cela m’autorisera à le défendre si on l’attaque !36

Auriant, qui a consacré une biographie à l’actrice précise : « Elle avait toujours eu besoin de collaborateurs. Celui-ci lui paraissait assez épris d’elle pour qu’elle fût sûre de son zèle. […] Entre deux étreintes Mlle Colombier lui racontait la vie de Sarah. Bonnetain s’emballa. Il citait la préface d’Edmond de Goncourt à sa Faustin, trouvant que les livres écrits sur les femmes par des hommes manquent de collaboration féminine […]37 Dans sa préface, datée du 28 novembre, Bonnetain loue les qualités de divertissement du fantasque « gamin de volume ». Il se réfère à Edmond de

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Goncourt et cite la préface de La Faustin, qui insiste sur l’importance des confidences de femmes, sur leur collaboration, offrant des documents humains indispensables aux romanciers désireux d’écrire un roman vrai, un roman révélant « toute l’inconnue de la féminilité du tréfonds de la femme38 ». Par cette déclaration, Bonnetain n’avouerait-il pas sa propre ambition ? Désireux d’écrire un roman sur la Femme39, et plus spécialement sur l’actrice, il n’aurait pu mener à bien son projet qu’en collaborant avec Marie Colombier, et finalement s’effacer derrière elle ? Dans le récit romancé de ses souvenirs, Marie Colombier revint sur le rôle de Bonnetain : Bonnetain a été son collaborateur littéraire, rien de plus. Elle déclare avoir conçu et charpenté elle-même son œuvre ; elle n’en a ni regret ni repentir ; elle n’en désavoue que certains détails de goût douteux, ajoutés lors de la correction des épreuves (et ce ne sont pas ceux qui ont été incriminés du reste), d’une saveur un peu trop soldatesque !40

L’éditeur Pierre-Victor Stock, familier de Colombier et ami de Bonnetain, s’il n’exclut pas le recours à une seconde plume dans la rédaction du roman, en dédouane en revanche son ami : Bonnetain […] passa pour avoir écrit ce livre que signa Marie Colombier, livre qui fit un bruit énorme à son apparition. Or, Bonnetain n’était pour rien dans la confection de ce volume ; son réel auteur était Jehan Soudan, qui était presque de tous nos déjeuners chez la comédienne. […] il était même assez curieux d’entendre l’écrivain qu’était Bonnetain donner son avis d’une façon aussi désintéressée que je le faisais moi-même, dans les discussions entre les deux collaborateurs – Marie Colombier et Jehan Soudan – sur leurs travaux passés ou en cours. […] Bonnetain avait le courage de ses actes ; bons ou mauvais, il n’en cachait aucun et il affectait même de « fanfaronner » avec les mauvais41.

Bien que touchant, ce témoignage voulant défendre la mémoire d’un ami disparu, ne semble pas impartial. Car, ainsi que le confirme Marie Colombier, Bonnetain a retouché le roman. Le tout est de savoir quelle fut l’ampleur de ces ajouts. QUESTIONS DE STYLE Octave Mirbeau notait justement, malgré l’outrance de son propos, que les marques de l’intervention de Bonnetain étaient indéniables : Le vocabulaire de M. Bonnetain se compose de peu de mots – les mots obscènes exceptés – et se borne à peu près à ceci : « irradier… irradiance… irradiation… irradiement… » Feuilletez les pages et voyez combien de fois ces mots sont employés. Puis ce ne sont que « des eaux qui mettent des clapotements sombres dans la nuit », ou bien « du soleil qui met des nappes d’or », ou « la lune qui met des nappes d’argent », etc., etc.

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Excessif, car on ne rencontre que trois occurrences du verbe « irradier » ou de ses dérivés dans tout le roman (« irradiement » (p. 2), « s’irradia » (p. 15), « irradiant » (p. 11042), quatre du verbe « mettre » (p. 3, 4, 12, 34) dans un usage répandu chez les naturalistes43, l’appréciation de Mirbeau est juste en revanche parce qu’elle établit un parallèle implicite entre Les Mémoires de Sarah Barnum et Charlot s’amuse, dans lequel on rencontre, au dernier chapitre, « La lune […] mettait à présent un grand rectangle lumineusement irradié […] » (p. 347.) Il est des passages dont on peut résolument affirmer qu’ils sont de Bonnetain. Ainsi les deux premiers chapitres, faits de descriptions minutieuses (si caractéristiques du style de Bonnetain en touches impressionnistes et sensualistes, tel qu’on peut le rencontre dans ses nouvelles données au Réveil). Ces passages alternent avec la mise en place du portrait de l’héroïne : La cour se vidait, et la porte de la salle ne laissait plus passer que des gens non attendus, pas pressés. Sur le faîte du monument, le soleil couchant jetait un semis d’or très ténu. À l’entrée du pavillon de gauche, il incendiait dans une plaque de marbre noir les lettres de l’inscription : MUSÉE- BIBLIOTHÈQUE, et, sous sa chaude pluie décroissante, la mélancolie monotone des vieux bâtiments s’attendrissait dans un luisant sourire. (p. 8) Un silence énorme, durant de longues minutes, berçait ses songeries ; mais brusquement, une trépidation faisait grelotter les vitres. Un fiacre attardé remplissait la rue Saint-Honoré d’un tapage de ferrailles. La jeune fille, alors, se dressait sur son coude, heureuse de ce tintamarre distrayant. Le roulement du véhicule allait s’affaiblissant, mourait enfin, et elle n’entendait plus que le vague murmure venant de l’autre côté, de la rue Royale. Là-bas, la circulation était encore active, mais la chaussée macadamisée étouffait le bruit, et la continuelle promenade des voitures n’envoyait à sa chambre qu’une discrète rumeur où semblait passer la douceur du luxe de ce quartier riche. Et l’enfant reprenait sa rêverie chercheuse, bercée par cet écho de Paris, pareil au chuchotement monotone d’une armée de courroies de transmission glissant sur des poulies bien huilées, dans une usine gigantesque. (pp. 20-21)

On est loin du portrait de Sarah, tout en dénigrement qui sera déployé dans la suite du roman, alors que les séquences descriptives se feront de plus en plus rares44. De la même manière, le portrait de Reine, la sœur cadette de Sarah, qui agonise de phtisie, est traité avec une tonalité particulière : L’atroce conviction dut se faire en elle. Le mal, le hideux mal, s’était abattu sur sa jeune chair. Sa prostration devant l’évidence fut telle, qu’elle ne songea pas à mourir, ou qu’elle n’en eut pas la force. Elle se soigna machinalement, parce qu’on le lui ordonnait. Elle guérit. […] Mais le coup était porté. Moralement, elle était brisée ; morte était sa jeunesse, morte sa bonté tendre de jadis. Une vieillesse avait fondu sur elle, laissant son front sans rides, mais broyant son cœur. Physiquement, elle restait minée par une consomption étrange. Son faible organisme n’avait pu résister à l’énergie du traitement, et son corps anémié s’était arrêté dans son développement45.

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La minutie des symptômes tant physiologiques que psychologiques n’est pas, encore une fois, sans rappeler certaines pages de Charlot s’amuse. Du reste, le roman est cité, dans une longue digression, qui n’est pas exempte de jugements moraux, héritages des lectures médicales dont Bonnetain s’est inspiré pour composer son premier roman : Dussions-nous passer comme l’auteur de Charlot s’amuse, notre préfacier, pour choisir nos sujets de roman dans les cliniques46, nous devons avouer qu’à nos yeux Sarah relève plutôt de l’observation médicale, que de l’étude uniquement philosophique. […] Détraquée tout simplement. Avant elle, on traitait la névrose à l’hôpital, mais elle vint, et jeta à la fois médecins et bromure de potassium par les fenêtres […]. Notre héroïne, ce fut le névrosisme, triomphant, exalté, soufflant sur Paris sa griserie malsaine. (pp. 192-193)47

Il n’est pas à exclure que, dans la version primitive du roman, Bonnetain n’ait envisagé qu’un seul personnage, et que, se pliant aux exigences du projet de sa maîtresse, il ait dédoublé son héroïne en Sarah et Reine, à moins que cela ne soit le fait de Marie Colombier elle-même. De la même manière, la mort de Sarah est esquissée rapidement (et présentée sous la forme d’un communiqué de presse dithyrambique), alors que l’agonie de sa sœur est brossée sur une touche nerveuse et minutieuse : Elle ne pleura pas, ne se révolta pas, prise d’une rage de vivre, se cramponnant à l’existence, étreignant ses jours à présents comptés, avec la poignante énergie d’un être qui se noie et s’agrippe à tout. L’épouvantable lutte ! Elle s’éternisa, douloureusement poignante. Comme elle se débattit, furieuse, demi-folle ! Mourir à dix-huit ans ! Elle hurlait à cette idée et se soulevait, hagarde sur son lit, tantôt pour une prière que rien n’entendait, tantôt pour une malédiction contre le sort infâme, injuste et lâche !… Mourir !… mourir !… Mais elle ne le pouvait pas ! Elle l’avait souhaité jadis, dans une heure de farouche désespérance ; mais elle était une enfant alors ! Elle ne sentait que la douleur de ses genoux meurtris par la première chute ! Elle ne se rappelait dans le passé et ne voyait autour d’elle que souffrances ! Mais, à présent, elle était femme ! Malgré la souillure du mal, elle l’était encore, et son sang bouillonnait.48

Aussi, ces passages, parmi d’autres, où se retrouve l’empreinte de Bonnetain, permettent de donner une tout autre ampleur à ce roman, en partie tronqué, dans lequel se ressent une composition à plusieurs mains. Au-delà du portrait d’une actrice en mal de gloire, âpre au gain49 et toujours dans la « dèche50 », se perçoit un portrait bien plus physiologique d’un être souffrant de son incapacité à jouir. Car, Sarah, double inversé de Charlot, est frigide, à cause de sa maigreur et parce qu’elle a grandi dans un environnement où le vice était familier, partant banalisé, ce qui l’a rendu insensible ; physiologie, influence du milieu et hérédité : le cahier des charges naturalistes est bien présent ! Cette frigidité de l’actrice, qui vivote grâce à ses conquêtes est un comble dans un roman qui dresse un inventaire des dépravations sexuelles :

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viol, prostitution (organisée en famille), attouchements sur mineure, maladies sexuellement transmissibles, scatologie et autres brutalités). La plupart de ces scènes correspondent aux passages qui seront supprimés après le procès51. Mirbeau s’indignait de la vulgarité de certains passages, non sans raison. Dans ce roman, ou biographie déguisée, les vices s’étalent complaisamment, souvent dans le seul but de brosser le portrait d’un être monstrueux : une de scènes les plus abominables attribue les incessants évanouissements de l’actrice à une étrange maladie qui a pour symptôme une reflux des menstrues ! Est-ce pour cela que Bonnetain n’avoua jamais cette paternité, allant jusqu’à jurer devant ses futurs témoins qu’il était totalement étranger à la composition du roman ? Parjure, certes mais peut-être de bonne foi ! Épris avec passion de Marie Colombier, qui lui fit découvrir le véritable amour, d’après les lettres enflammées qu’il lui adressa l’année suivante, alors qu’il voguait vers le Tonkin, Paul Bonnetain a pu offrir à sa maîtresse, comme un gage d’amour, le roman qu’il avait ébauché depuis quelques mois. Bonnetain serait donc ce jeune artiste au talent prometteur, pris dans les griffes d’une femme qui le vampirise, puisque lui refuser le droit de se nommer, c’est lui voler sa force, son pouvoir de créateur. Cliché éculé, certes, mais que l’on retrouve dans Sapho, roman dans lequel Alphonse Daudet aurait transposé la liaison dévastatrice de Bonnetain et Marie Colombier ! On conçoit plus facilement que Marie Colombier n’ait jamais renié ce roman, bien qu’il l’eût exposée à la vindicte de la famille Bernhardt et conduite devant la Cour d’Assises. Admettre une collaboration, si minime soit-elle, c’était porter le discrédit et le soupçon sur l’ensemble de sa production littéraire. Enfin, Paul Bonnetain regretta d’avoir préfacé le roman et tenta une réconciliation avec Sarah Bernhardt, mais il dut renoncer devant la tournure publique qu’elle voulut donner à leur rencontre52. Bonnetain reconnut aussi que cette préface et son premier roman furent « […] deux boulets aux moignons, aux fesses d’un cul-de-jatte qui voulait grimper53 ! ». Poids qu’il traîna tout au long de sa carrière et dont ne le délesta jamais la critique, qui aimait à rappeler, lors de la parution de ses nouveaux volumes, grâce à quels scandales Bonnetain devait le succès de ses débuts. Son silence s’explique encore par la gêne qu’il a pu éprouver face à l’antisémitisme de certains passages, lui qui, aux dépens de sa carrière dans l’administration coloniale et au risque de sa vie, prit la défense d’Émile Zola lors de l’Affaire Dreyfus54 ! * * * Mirbeau connaissait-il le fin mot de cette histoire ? Avait-il été informé par des indiscrets ? Eut-il vent de certains passages de Par l’alcôve ? Nul ne le sait. Toujours est-il, qu’il avait donc en partie raison : Bonnetain a bien collaboré à la rédaction de ce roman. Mais son rôle est resté dans l’ombre, place en somme que mérite ce roman, si inégal. On ne sait pas s’il a participé à l’éla-

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boration du plan, ou si une ébauche de roman s’y est greffée après coup, ou bien encore s’il a corrigé et complété un texte composé par Marie Colombier, certainement avec l’aide d’un tiers. Pour autant, il ne faudrait pas non plus minimiser le rôle de l’actrice qui n’en était pas à sa première expérience littéraire. Nous retiendrons que ce roman mêle des enjeux divers, que tous les discours qui l’entourent sont motivés par des intérêts particuliers, pour ne pas dire personnels, mais tous les fils se réunissent pour faire que l’œuvre romanesque outrepasse les limites de son cadre et scelle la force des collaborations littéraires sous toutes ses formes et de toute nature. Frédéric DA SILVA University of Guelph, Canada

NOTES 1. Paul Bonnetain, Charlot s’amuse, avec une préface par Henry Céard, Bruxelles, Kistemaeckers, 1883, XI-348 pages. 2. Marie Colombier, Les Mémoires de Sarah Barnum, avec une préface de Paul Bonnetain, Paris, Chez tous les libraires, 1883, XV-332 pages. 3. En janvier 1884, on dénombrait déjà plus de soixante-seize éditions. 4. De novembre 1880 à mai 1881. 5. Daniel Compère, Jules Verne écrivain, Droz, 1991, p. 23. 6. Voir le portrait que dresse Pierre Larousse dans son Dictionnaire. 7. Charpentier, 1880. 8. Charpentier, 1882. 9. Édition citée, p. XIV. 10. Dans L’Actrice et ses doubles, Droz, 2002, p. 132-133. Par ailleurs, Sylvie Jouanny note que le roman est bien différent de l’ensemble de la production littéraire de Marie Colombier. 11. « Le Comédien », paru dans Le Figaro du 26 octobre 1882. 12. Article non retrouvé. 13. Anonyme, Affaire Marie Colombier – Sarah Bernhardt, pièces à conviction, Paris, « En vente chez tous les libraires », 1884, XII-71 pages. 14. On retrouve des réminiscence de ce duel dans Après le divorce (Lemerre, 1890), dernière pièce de théâtre de Bonnetain. 15. Selon l’auteur de la plaquette, Affaire Marie Colombier– Sarah Bernhardt, à l’issue du duel Octave Mirbeau se serait rendu chez Sarah Bernhardt, suggérant une connivence peu probable. 16. On trouve des traces d’une correspondance cordiale et professionnelle échangée par les deux écrivains aux alentours de 1888. Voir Octave Mirbeau, Correspondance générale, tome I, établie par Pierre Michel, L’Âge d’homme, 2003. 17. Affaire Marie Colombier – Sarah Bernhardt, pièces à conviction, op. cit. 18. Notamment l’écrivain et journaliste globe-trotter Jean Soudan, qui adaptera en 1899 les souvenirs de Phineas Barnum ! 19. Le 21 décembre, paraît le récit de cet incident dans le New York Times, sous le titre : « Sarah Bernhardt’s Revenge ». 20. Cravache qui, d’après la légende, serait un cadeau offert à Sarah par la maréchal Canrobert. 21. Lettre du 11 janvier 1884. 22. Marie Colombier, Mémoires III, Fin de tout, Paris, Flammarion, 1900, p. 52. 23. C’est par cette voie et à la même date que fut attirée l’attention de la Cour d’Assises sur les passages jugés scandaleux de Charlot s’amuse. Voir Yvan Leclerc, qui reproduit la lettre anonyme dans Crimes écrits, la littérature en Cour d’Assises, Plon, 1991.

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24. Marie Colombier, Mémoires III, op. cit., pp. 85-86. 25. Lettre du 23 septembre 1883. 26. Lettre du 18 octobre 1883. 27. Il apparaît avec cette mention dans la liste des œuvres de Bonnetain qui se trouve dans Au bord du fossé (Tresse et Stock, 1884), puis en préparation dans les éditions d’Au Tonkin et d’Autour de la caserne (Havard, 1885), volumes parus en fait en 1884. La 2e édition d’Au Tonkin est seule annoncée dans le catalogue de la Bibliographie de la France à la date du 14 février 1885. La 1ère édition d’Autour de la caserne étant quant à elle annoncée fautivement en date du 17 janvier 1885, sans doute à la place de la 2e édition. 28. En janvier 1884, Bonnetain devient correspondant du Figaro, qui l’envoie au Tonkin ; dès lors il se consacrera à intégrer les sujets exotiques dans une écriture réaliste. 29. Ce sont deux valeurs associées à cet outil grammatical. 30. Lettre reproduite par E. Lepelletier dans « Charlot méchant », L’Écho de Paris, 9 février 1890. 31. Lettre reproduite par Marie Colombier dans ses Mémoires, op. cit., p. 26-27 32. Sarah Bernhardt, à qui il n’en veut que plus durement. 33. La liaison entre Bonnetain et Marie Colombier débute vers mai 1883. 34. Marie Colombier n’avait jamais pardonné à Sarah Bernhardt de l’avoir lâchée, seule, sans argent à la fin de la tournée en Amérique, ainsi que l’insinuait Mirbeau. Elle rappelait ces faits dans la lettre explicative qui accompagnait à partir de 1884 les rééditions des Mémoires de Sarah Barnum. 35. Ainsi qu’il le reconnaîtra dans « À un chroniqueur », Revue d’aujourd’hui, 15 janvier 1890. 36. Pp. 30-31. 37. Les Lionnes du Second Empire, Paris, Gallimard, 1935, pp. 194-195. 38. Cité par Bonnetain dans sa préface, op. cit., pp. XII-XIII. 39 À l’inverse de ses nouvelles, Bonnetain ne donnera jamais un roman sur la femme. Les femmes seront présentes dans ses romans, voire indispensables, mais elles seront toujours vues à travers les yeux d’un protagoniste masculin. 40. Mémoires III. Fin de tout, Paris, Flammarion, s. d. [1901], p. 86. On pourra lire un exemple de cette écriture soldatesque dans le roman, où Sarah, après les assauts d’un officier de cavalerie, constate : « Être cosaquée, c’est exquis », pp. 209-210. 41. Memorandum d’un éditeur, Paris, Librairie Stock, 1935, pp. 108-112. 42. Citations qui ne figurent pas dans le roman. Toutefois, on trouve quatre occurrences du verbe « mettre » (p. 3, 4, 12, 34), dans un usage que Bonnetain emprunte à Edmond de Goncourt. 43. On en voit une variante avec le verbe « jeter » dans l’incipit de La Faustin de Goncourt. 44. Dès le chapitre III, le récit de la vie de l’actrice s’égrène en une suite d’actions qui sont autant de conquêtes. 45. Les Mémoires de Sarah Barnum, op. cit, p. 183. 46. C’est le reproche formulé par Céard dans sa préface, qui déclarait : « il respire l’iodoforme et des salles d’hôpital, le chlore des amphithéâtres », op. cit., p. VIII. 47. Le passage s’achève par un commentaire éloquent : « Sur ce portrait reprenons notre récit. », p. 196. 48. Ibid., p. 186. 49. Point qui est traité avec de déplorables clichés antisémites, ainsi « intelligence commerciale inhérente à sa race », p. 27. 50. Véritable leitmotiv du roman, ainsi que le souligne Sylvie Jouanny, op.cit. 51. p. 47, 56, 62-63, 68-69, 80-83, 138-139, 209-210, 278-280. 52. Selon Mathilde Shaw, Illustres et inconnus, souvenirs de ma vie, Fasquelle, 1906. 53. Lettre inédite à Gustave Geffroy du 21 septembre 1893. 54. Lettres inédites à Gustave Geffroy et Lucien Descaves de juillet à novembre 1898.

LE DUEL MIRBEAU – CATULLE MENDÈS VU PAR CAMILLE DELAVILLE Les Matinées espagnoles est un mensuel dirigé par le baron Stock, pseudonyme de Mme de Rute y Ginez, petite-nièce de Napoléon 1er. Cette revue internationale, qui s’intéresse aussi bien à la politique qu’aux arts, donnait à lire, dans son numéro de janvier 1885, une chronique relative au duel qui opposait Catulle Mendès à Octave Mirbeau le 29 décembre 1884. À l’origine de cette réparation par les armes : « La Littérature en justice », un article paru dans La France du 14 décembre et dans lequel Octave Mirbeau traitait son confrère de romancier pornographe. Celui-ci « se lança dans la cochonnerie […]. L’obscénité était sa carrière1 ». L’auteure de ce bref article est Camille Delaville (1848-1888), nom de plume de Mme Adèle Chartier, une chroniqueuse alors réputée pour sa plume acérée. Il y a quelques jours notre charmant poète, notre délicieux conteur Catulle Mendès s’est battu avec Octave Mirbeau, qui avait publié contre lui un article qu’un galant homme ne pouvait laisser passer. Les duels où la vie d’un homme de talent est en jeu sont vraiment idiots. Qu’on s’imagine un instant que M. Mirbeau ait tué Catulle Mendès, ce n’est pas seulement de la vie d’un de ses semblables que l’on aurait eu à lui demander compte, mais de toutes les œuvres qu’un écrivain merveilleux, jeune encore, devra certainement produire. En tuant un Mendès, un Bonnat, un Gounod, un Dumas, vous commettrez un crime contre la société, car votre vie exposée en échange n’a pas de valeur pour elle, si vous n’êtes qu’un humain quelconque, sans génie, ni talent. Catulle Mendès en a été quitte heureusement pour une égratignure. Toujours spirituel et bon enfant, il disait la veille du duel : « Je me bats avec Mirbeau demain, mais il faut avouer que son article est rudement bien fait ! » Tout l’homme est dans ce trait-là. Le duel est la chose la plus déraisonnable du monde, c’est entendu, elle ne prouve rien, absolument rien ; à part de très rares exceptions, ceux qui se battent sont aussi de cet avis ; pourtant ce sera peut-être la dernière chose demeurant vivante parmi les mœurs d’une société qui se désagrège chaque jour, comme le der-

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nier ruban planté sur la tête d’une mourante qui veut encore se parer in-extremis2. Cette folie d’honneur est notre dernière parure à nous, vieille terre fatiguée d’ans et de luttes, dont la flamme s’éteint, tandis que se lève déjà brillante l’étoile du nouveau monde ! On ne peut nier le parti pris de cet article pour Catulle Mendès : Camille Delaville appartient à son cercle d’amis. Ils fonderont d’ailleurs ensemble, en avril 1885, le très éphémère Progrès National, journal qui ne connut qu’un seul numéro. Cette préférence affichée sert de repoussoir aux sentiments que lui inspire Octave Mirbeau. Ce dernier Camille Delaville. est, dès le deuxième paragraphe, ravalé au rang de simple quidam, « M. Mirbeau », coupable d’avoir commis un article odieux et d’avoir attenté à la vie d’un homme de talent… statut qu’il n’a pas, aux yeux de la chroniqueuse. Il est vrai que Mirbeau n’est alors qu’un simple journaliste et que ses débuts de romancier comme nègre ne sont pas connus – ou reconnus – par Camille Delaville. À bien y regarder, cette dernière ne lui reproche pas tant d’avoir insulté Mendès que d’avoir mis sa vie en danger, en acceptant le duel. À aucun moment, elle ne revient, en effet, sur le contenu de son article litigieux, et ce n’est pas la qualification de romancier pornographe qui la fait réagir, mais celle de poète raté. Mirbeau inaugurait sa « Littérature en justice » en rappelant que son confrère « avait débuté par la poésie. […] mais les vers ne se vendaient pas […], les volumes pourrissaient aux devantures des libraires. Aucun ne les achetait3 ». Elle rend hommage à son ami calomnié en affirmant qu’il incarne, dans son panthéon personnel la Poésie, aux côtés de Bonnat pour la Peinture, Gounod, la Musique, et Dumas père le Roman. Mais comment expliquer qu’elle ignore totalement sa production romanesque incriminée ? Pourquoi un tel silence ? Est-ce la haute tenue de la revue qui ne permet pas de débattre du caractère obscène de ses œuvres ? À moins, que tout simplement, la bienséance ne veuille pas, en cette fin du 19e siècle, qu’une femme, aussi cultivée soit-elle, ne parle de pornographie ? Attaquer Mirbeau sur le fond de son article reviendrait à avouer qu’elle a lu les romans de Catulle Mendès… ce qui ternirait sa réputation « d’honnête femme ». Mais, paradoxalement, ne pas défendre Mendès romancier, c’est implicitement donner raison à Mirbeau. Nelly SANCHEZ Université de Bordeaux 3

NOTES 1. Octave Mirbeau, « La Littérature en justice », in La France du 14 décembre 1884 (article recueilli dans Combats littéraires, L’Âge d’Homme, 2006, pp. 121-123). 2. C’est l’auteure qui souligne. 3. O. Mirbeau, op. cit.

LETTRES INÉDITES DE MIRBEAU À GEORGES DE PEYREBRUNE1 Georges de Peyrebrune (1841-1917) est le pseudonyme de Mathilde Georgina Elisabeth Judicis de Peyrebrune, certainement la romancière la plus discrète de la scène parisienne de la Belle Époque. Elle fut remarquée du grand public avec la parution, en 1882, de Marco, puis de Gatienne. L’Académie Française couronna deux de ses œuvres : Vers l’amour (1896) et Au pied du mât (1899). Elle fut présente aux côtés de Joseph Reinach pendant l’Affaire Dreyfus, et participa, en 1904, au premier jury du prix Femina. Fin 1883, Plon faisait paraître Victoire la Rouge. D’inspiration naturaliste, ce titre scandalisa le public de l’époque par la naïveté et les appétits bestiaux de son héroïne, une fille de ferme. Grâce au succès qu’il connut – il sera réédité jusqu’en 1921 –, son auteure, Georges de Peyrebrune devint une des romancières les plus en vue des années 1880. C’est elle qui assura la promotion de son œuvre : elle envoya un exemplaire à nombre de périodiques parisiens, dont Les Grimaces. Octave Mirbeau accusa réception de l’ouvrage en expédiant sa carte de visite. Celle-ci inaugure la brève correspondance qui nous est parvenue. Document 1 : Enveloppe à en-tête Les Grimaces, datée 83 ? Adressée à Madame Georges de Peyrebrune 16, rue des Vosges 16 Paris Document 2 : début novembre 1883 ? Carte de visite : Octave Mirbeau 35, Boulevard des Capucines Avec tous ses remerciements et l’expression de son admiration pour le beau livre Victoire la Rouge, dont il sera rendu compte dans Les Grimaces. Le compte rendu en question parut dans Les Grimaces du 10 novembre 1883. Mirbeau présentait ce titre comme un « joli roman2 », louant la poésie des paysages périgourdins au détriment de l’intrigue et de l’écriture de l’auteure. Ses échanges épistolaires avec Peyrebrune auraient pu se borner à ces politesses, s’il n’avait emporté Victoire la Rouge lors d’un de ses voyages en

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Bretagne. Cette relecture lui fit prendre conscience du talent de sa consœur, ainsi que l’explique la lettre qu’il lui adressa à son retour à Paris. Document 3 : Datée de Paris, le 26 novembre 1883, papier à en-tête Les Grimaces 35, Boulevard des Capucines Madame, Au retour d’un assez long voyage, je trouve aujourd’hui, votre gracieuse lettre. Et je vous écris pour m’excuser de l’iniquité de la note que j’ai consacrée à Victoire la Rouge. J’ai relu votre roman, durant mon voyage, il m’a encore plus vivement impressionné à cette seconde lecture, et je tiens à vous dire qu’en plusieurs de ses pages, il atteint à la hauteur du chef-d’œuvre. Je compte, très prochainement, dans un article sur la littérature contemporaine, louer votre grand talent, comme il mérite d’être loué. Car si j’exprime parfois de la haine contre les œuvres chétives de nos auteurs à succès, je sais aussi avoir de l’enthousiasme pour les belles œuvres, comme Victoire la Rouge. C’est une revanche que je me dois et que je paierai. Quant aux critiques ordinaires du journalisme, ils sont bien trop occupés à tresser des couronnes à de faux artistes, à de mauvais écrivains comme les Delpit et les Claretie, pour prendre la peine d’apercevoir les talents qui naissent. D’ailleurs, ils ne comprennent pas. N’en ayez nul souci. C’est un honneur pour un artiste sincère et pour un véritable écrivain, que de mériter leur indifférence et leur dédain. Il vous reste l’opinion de ceux qui aiment la littérature, qui la comprennent et dont c’est une bien douce jouissance de se réfugier dans une œuvre de vérité comme l’est la vôtre. Veuillez agréer, madame, l’hommage de mon profond respect et de mon admiration, Octave Mirbeau L’article en question paraît dans Les Grimaces du 1er décembre 1883, sous le titre « Les livres ». Même si l’intrigue est une nouvelle fois oubliée, Mirbeau s’applique cette fois-ci à détailler les qualités esthétiques du roman. Ce nouveau compte rendu, fort élogieux pourtant, n’a pas davantage rapproché les deux écrivains. S’ils font assaut de courtoisie, ils ne semblent pas s’être liés d’amitié. Les quelques lettres, qui datent vraisemblablement de 1883, font état de divers contretemps qui empêchèrent leur rencontre. Faut-il voir là une série d’actes manqués ? La réputation de femme froide et prude que s’est faite Georges de Peyrebrune a-t-elle décontenancé Mirbeau3 ? Peyrebrune appréhendait-elle de recevoir ce pamphlétaire redouté ? Document 4

(soit octobre 1883, avant la parution des articles, soit décembre 1883, après sa parution) Carte à en-tête Les Grimaces

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Madame, Je suis désolé de vous savoir souffrante, et je ne souhaite rien tant que votre guérison très rapide, pour vous, d’abord, et aussi pour l’honneur que vous voulez bien me faire de venir causer avec moi. Merci de votre lettre gracieuse et croyez bien, Madame, que l’admiration que j’ai de votre talent est très sincère et que sais la ressentir plus vivement encore que je ne sais l’exprimer. Veuillez agréer, Madame, l’hommage de mon respect. Octave Mirbeau Document 5 : Carte Les Grimaces, sans date. Madame, Je regrette vivement de n’avoir point été chez moi, quand vous m’avez fait l’honneur d’y venir. Je voulais pour y aller, aujourd’hui, présenter mes hommages, mais j’ai dû rester jusqu’à sept heures, occupé d’une affaire imbécile et qui ne souffrait pas de retard. Veuillez agréer, madame, l’hommage de mon profond respect. Octave Mirbeau Document 6 : Papier à lettres, en-tête Les Grimaces (22 décembre 1883 ?) Chère madame, Merci, merci de votre si touchante et si charmante lettre. Je voudrais vous remercier de vive voix mais je pars ce soir, pour une longue et lointaine villégiature. Je vais, à l’extrême point du Finistère, dans le paysage tragique et sublime du Raz, me reposer de Paris, et de sa vie infernale. Je vais terminer mon roman, ou essayer de le terminer. Merci encore, chère madame, permettez-moi de vous baiser les mains et de vous adresser un adieu attendri Octave Mirbeau Rien ne permet d’affirmer que Mirbeau et Peyrebrune se soient un jour rencontrés. Dans son testament, la romancière demandait à ses héritiers de détruire « ce qu’ils doivent détruire » et

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les autorisait à vendre « les autographes sans intimité4 », aussi peut-on craindre que certains courriers soient irrémédiablement perdus. La dernière lettre conservée peut être datée de juillet 1888, mois au cours duquel Victoire la Rouge est réédité. Assurant la promotion de cette œuvre, Peyrebrune demande à Mirbeau l’autorisation de reproduire l’article paru dans Les Grimaces de décembre 1883. Document 7 : Lettre à l’encre noire (juillet 1888 ?) Madame, Je crois bien que je vous donne cette autorisation que vous n’avez pas besoin de me demander. Le bout d’article que j’aurais bien voulu plus complet, vous appartient. Et je serai très heureux d’apprendre qu’il a servi à votre beau livre, mais je compte, pour votre succès, sur le livre lui-même, qui est une belle chose, une des plus belles que vous ayez faites. Je ne l’ai point oublié, et je serai très charmé de le relire. Outre la figure, très humainement évoquée de Victoire, je me souviens d’admirables paysages et d’une charmante peinture de la mort d’un cochon, digne du mâle pinceau d’un Bonvin. Veuillez agréer, madame, l’expression de mes sentiments respectueux et très affectueusement confraternels, Octave Mirbeau Kerisper, par Auray, Morbihan Seul un fragment de son article paraît, dans le Figaro du 12 juillet 1888, sous le titre « Un beau livre ». Les changements apportés à son compte rendu initial ne sont pas pour plaire à Mirbeau qui adressera un courrier à Francis Magnard, alors rédacteur en chef du Figaro5. Mirbeau ne semble pas avoir eu de nouveau contact avec Peyrebrune. Ce silence ne signifie pas pour autant qu’il ait oublié Victoire la Rouge : ce roman lui servira pour élaborer Le Journal d’une femme de chambre6. Nelly SANCHEZ

NOTES 1. Documents conservés à la Bibliothèque municipale de Périgueux, Fonds Georges de Peyrebrune. 2. Octave Mirbeau, Les Grimaces du 10 novembre 1883. 3. La Correspondance de Camille Delaville à Georges de Peyrebrune (1884 ?-1888) à paraître sur le site du laboratoire du CNRS (UMRS 6365) Correspondances et Journaux intimes des XIXe et XXe siècles (Brest, France) contient en préface des éléments biographiques sur Georges de Peyrebrune. 4. Testament de Georges de Peyrebrune, in dossier de la Société des Gens de Lettres, conservé aux Archives Nationales. 5. Octave Mirbeau, Correspondance générale, tome 1, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2003, p. 830 (lettre 552). 6. Voir http ://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/Sanchez-Peyrebruine.doc.

MIRBEAU ET « LE POÈTE LOCAL » Dans Promenades littéraires en Finistère, de Nathalie Couilloud (éditions Coop Breizh 2009, 20 €), deux pages sont consacrées au poète breton de langue française Frédéric Le Guyader (1847-1926). Un illustre inconnu pour les mirbeauphiles ? Que nenni ! Octave Mirbeau l’a rencontré, en 1884, lors de son séjour à Audierne pour soigner son chagrin d’amour d’avec Judith Vimmer (la Juliette Roux du Calvaire, 1886), puis épinglé (le pauvre était venu se faire pistonner) dans une lettre à Paul Hervieu du 15 février de la même année et dans la nouvelle des Lettres de ma chaumière intitulée « Un poète local », pour son entêtement à faire des vers partout et sur tout. En alexandrins, et non pas en « quinze, dix-huit et jusqu’à vingt-deux pieds », comme l’écrit Mirbeau avec son exagération habituelle. Voici un morceau d’anthologie, tiré de La Chanson du cidre (1901) sous le titre « Ite Missa est » (nous sommes en Bretagne et en 1901 !) : Sans médire d’aucun district, d’aucun canton, Là, soyons francs, chez nous, au pays bas-breton, On n’est pas bon chrétien, ni de mœurs accomplies, Si l’on refuse, après messe, vêpre ou complies, D’aller faire à l’auberge une heure ou deux d’arrêt. L’église nous conduit, tout droit au cabaret.

Une verve rabelaisienne chez Frédéric Le Guyader, selon le préfacier de l’ouvrage ? À prendre, pour nous, au deuxième degré… d’alcool. Déchiré entre son métier de receveur des contributions indirectes et ses aspirations littéraires, notre poète, malgré ses vers de mirliton, ne méritet-il pas un meilleur sort que celui que lui a réservé Pierre Michel, plus cruel qu’Octave, en rangeant le conte de Mirbeau « Un poète local » sous une tête de chapitre intitulée « Des existences larvaires » ? Car Frédéric Le Guyader, dans l’avant-propos de La Chanson du cidre, s’est livré en peu de mots, mieux qu’un universitaire, à une analyse judicieuse des failles du roman naturaliste, à propos

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de Zola, venu en Bretagne, à Sainte-Marine, tout près d’Audierne, « faire un roman breton, une étude bretonne, une synthèse bretonne », avec des « monceaux » de documents, statistiques, rapports officiels et médicaux, bref un dossier complet. En panne d’inspiration, « Zola eut l’intelligence de comprendre qu’il n’avait rien à faire chez nous. Il quitta Sainte-Marine, alla promener ailleurs son bistouri et sa personne. La Bretagne ne fut pas diffamée par Zola. ». Tout est dit, comme à la fin de la messe… Pas si larve que ça, Frédéric Le Guyader ! Jean-Paul KERVADEC

cidre. nson du a h C a L éron, Pierre P

Samuel LAIR Octave Mirbeau l’iconoclaste L’Harmattan, 2008, 33 €

INNOVATION ET ÉCOLOGIE DANS LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES La centrale hydro-électrique de la Siagne UN TÉMOIGNAGE DE THADÉE NATANSON Dans une courte série d’articles de souvenirs sur Mirbeau et le théâtre, publiée dans les années trente par Le Figaro, Thadée Natanson, après avoir évoqué la représentation des Mauvais bergers et les relations de l’auteur avec Sarah Bernhardt, écrit : Mirbeau conquis par le théâtre, s’éprit d’un autre sujet. L’idée lui vint de mettre en scène un directeur de journal, un des plus célèbres parmi les descendants de Girardin, ce Lalou qui longtemps dirigea La France. Le Lechat des Affaires est fait avec Lalou. Pour mieux dire, Thadée Natanson. Lalou avait servi de point de départ au fameux Lechat. Mirbeau se saisissait de toute physionomie qui l’attirait. Mais il n’en prenait vraiment possession que quand il l’avait à son gré affinée ou dramatisée au point d’en faire vraiment sa chose, un personnage de Mirbeau. En 1900, Mirbeau passait, sa nouvelle pièce en tête, l’hiver à Nice. J’étais à Cannes. Mirbeau, plein de son Lechat, moi, absorbé par l’aménagement d’une puissante chute d’eau sur la Siagne, que Baudin, alors ministre des Travaux Publics, et Loucheur, entrepreneur à ses débuts, m’aidèrent à mettre sur pied et qui dessert encore le littoral. Mirbeau et moi ne nous voyions plus aussi souvent qu’à la Revue Blanche, où ce fut pendant des années quotidiennement, mais nous nous voyions très souvent encore. — Je ne suis pas trop mécontent – me dit un jour Mirbeau – de ce qui vient, mais il me faudrait absolument une affaire à mettre aux mains de mon Lechat et surtout qui soit bien de notre temps. Je lui répondis qu’il n’en pouvait trouver aucune qui fût plus du jour qu’une chute d’eau et à la taille de son bonhomme. Je n’eus aucune peine à le convaincre et il accepta joyeusement que je lui fisse une sorte de croquis de l’affaire qu’allait entreprendre son héros. Je le fis d’après nature. C’est ainsi que les noms des deux aigrefins de la pièce, Finck et Grugh, ceux de deux ingénieurs à qui j’avais eu affaire, sont restés dans la pièce. Naturellement, ces deux terribles coquins n’étaient que de très braves gens.

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Mirbeau ne s’en tint pas là. Il avait pour les amis qu’il aimait une adorable indulgence, mais qui n’était pas moins entière que la haine qu’il vouait à ses ennemis. Il fallut que je bâtisse réplique à réplique toutes les scènes d’affaires. La mort du fils et le drame de la fin ont été entièrement imaginés par lui et traités avec tout leur relief, mais il prit de mes mains et conserva les discussions que je m’étais amusé à mettre en scène.

LA CENTRALE DE LA SIAGNE ET LA COMPAGNIE ÉNERGIE ÉLECTRIQUE DU LITTORAL MÉDITERRANÉEN Reprenons depuis l’origine l’histoire de la centrale électrique de la Siagne, témoin de l’avance prise par Nice dans l’équipement électrique au tournant du XXe siècle. Le maire de la ville avait lancé en 1884, sur le site du Piol, apprécié des tsars et de leur cour, une exposition universelle des arts et des techniques qui avait réuni les pavillons de treize pays étrangers et de plusieurs villes provençales. Un concours lancé pour l’éclairage à l’électricité du grand palais de l’exposition avait été gagné par Edison. Des funiculaires et ascenseurs étaient aussi en démonstration. En 1894, la Société du Gaz de Nice s’était transformée en Société du Gaz et de l’Électricité pour répandre l’éclairage public et les abonnements privés, et avait construit sa première centrale dans la ville même. Puis le flambeau passe aux mains de la Compagnie des Tramways de Nice et du Littoral qui, pour les besoins de la traction, construit une première usine hydroélectrique et fonde en juin 1900 la société Énergie Électrique du Littoral Méditerranéen (EELM), qui devient la première grande société française de production et de distribution d’électricité. Au cours des années suivantes EELM multiplie ses usines hydroélectriques et au charbon, tandis que le réseau des tramways se ramifie dans les départements des Alpes-Maritimes et du Var. La centrale de la Siagne, en projet dès le début du siècle et mise en service en 1906, constitue, dans cette montée en puissance, un pas majeur par sa hardiesse technique et contractuelle. La Siagne, dont le bassin se répartit également entre les départements du Var et des Alpes-Maritimes, rejoint la mer dans les faubourgs de Cannes par des gorges profondément entaillées. La construction d’un canal pour dériver des eaux et alimenter la ville avait donné lieu à un vif débat, tranché par Napoléon III, qui avait octroyé une concession en 1864. Thadée Natanson est donc aux premières loges, depuis la propriété de son père, vingt-huit hectares à la Croix des Gardes, et sa villa avec vue plongeante sur la mer, pour imaginer une opération liée au développement du réseau de tramway. A-t-il pris les devants ou est-on allé le chercher ? Toujours est-il qu’il dépose en novembre 1900 une demande de licence pour un projet de production hydroélectrique ; il engage avec les détenteurs, particuliers ou communes, de droits sur l’eau, souvent ancestraux, de délicates négociations ; s’étant assuré le soutien du ministre

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des Travaux Publics, il se comporte en promoteur par rapport aux deux compagnies concernées. Sa rencontre avec Louis Loucheur, polytechnicien né en 1872, cofondateur en 1896 d’une entreprise de travaux publics promotrice du béton, matériau révolutionnaire, est décisive. Pour l’époque, le projet de la Siagne est audacieux : l’eau est collectée à 600 mètres d’altitude sur le haut bassin de la rivière, transférée sur sept kilomètres par un canal jusqu’à l’aplomb de la centrale construite au fond des gorges, au nord-ouest du village historique de Saint-Cézaire. Deux conduites forcées débitant 3m3 /s alimentent, après une dénivellation de trois cents cinquante mètres, deux turbines d’une puissance Les gorges de la Siagne. de 5 MW chacune, ce qui est considérable pour l’époque. Le bâtiment de l’usine est de style moderne, avec de grands vitrages et sans les ornements moyenâgeux qui ornent les autres centrales construites avant les années 50. Le succès incite Loucheur à élargir le champ d’action de sa société à la filière complète depuis les centrales jusqu’à la distribution électrique, et à créer, en 1908, la Société Générale d’Entreprise (SGE), qui va rapidement étendre ses opérations dans le monde. La centrale de la Siagne fera, à la Libération, partie du patrimoine de EELM nationalisé. EDF complètera l’aménagement de la Siagne, en 1966, par la retenue et la centrale de Saint-Cassien, immédiatement à l’aval (puissance double avec une chute de 112 m. et un débit de 20m3/s), puis, en 1988 par l’usine de basse chute de Tanneron. La concession et d’autres, délivrées dans la région autour de l’année 1900, sont venues aujourd’hui à échéance, et EDF a demandé leur reconduction. Le responsable d’EDF, chargé de gérer le secteur de production hydraulique, qui est très étendu, et de constituer les dossiers administratifs dans le cadre de la procédure d’enquête et de mise en concurrence, m’a indiqué qu’il avait retrouvé le nom de Thadée Natanson sur plusieurs actes. Contrairement au cas de la chute de la Siagne, il intervient, non comme détenteur des droits, mais comme conseiller ou mandataire d’EELM, chargé de négocier les droits sur l’eau. Ces actes passés avec les détenteurs des droits sont aujourd’hui encore la base juridique de l’exploitation et des arbitrages entre les usages. Ce responsable exprimait

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son admiration, non seulement pour l’ouvrage technique et esthétique de la Siagne, mais aussi pour la capacité du négociateur sur un sujet aussi sensible en Provence. COMPOSITION DE LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES La présence de Thadée, Misia et leurs amis à la Croix des Gardes à la fin de l’année 1900 est attestée par deux tableaux et des photographies de Vuillard, de même qu’une lettre à Porto-Riche de Léon Blum, émerveillé par le lieu. Les indications données par Thadée Natanson concordent parfaitement avec les informations biographiques sur Mirbeau réunies par Pierre Michel. L’écrivain avait en tête depuis quelque temps le personnage de Lechat. Il s’arrête à Cannes en décembre, commence à écrire sa pièce avant de s’installer à Nice pour l’achever. Dans une lettre envoyée de Cannes à Jules Claretie, il l’informe qu’il a écrit le premier acte et qu’un de ses amis en qui il a une grande confiance, Thadée sans aucun doute, l’a trouvé excellent. La pièce se déroule sur plusieurs plans : celui des entreprises de Lechat en matière journalistique, agronomique, industrielle, financière, voire politique, et celui de la vie familiale et domestique. Mirbeau voulait faire le portrait d’un entrepreneur moderne, sans scrupules mais innovateur et créatif. D’où son appel à son ami Natanson. L’article de Thadée Natanson révèle qu’il a, non seulement proposé la production de l’électricité comme exemple d’industrie d’avenir, mais aussi fourni une scénographie détaillée de la tractation entre les deux aigrefins et Lechat. Il était plein de son sujet et il n’y a aucune raison de mettre en doute qu’il a fourni les indications techniques (les ingénieurs insistent par deux fois sur la puissance de la centrale de 20 000 CV, soit un peu plus que les 12 MW de la vraie) et les termes juridiques de la négociation avec ses retournements. Misia et Thadée Natanson, Mirbeau a réalisé la mise en forme par Pierre Boumard.

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littéraire et l’intégration dans l’intrigue générale. Ignorant l’industrie, il pouvait être rassuré comme il l’écrit le 1er février à Claretie : La scène qui m’inquiétait est certainement la mieux venue. C’est une scène d’affaires où Lechat se montre de premier ordre, et un puissant coquin. La difficulté était de rendre dramatique, et plaisante au public, cette scène, car je voulais qu’elle reposât sur la réalité, et que les hommes d’affaires n’y trouvassent rien à redire.

Effectivement cet aspect de la pièce a été parfaitement reçu par les critiques. LE PERSONNAGE D’ISIDORE LECHAT Selon Thadée, le modèle de Lechat est Charles Lalou, député boulangiste, directeur des mines de Bruay et du journal La France, auquel Mirbeau avait autrefois collaboré. Pierre Michel avance aussi deux autres noms : Eugène Letellier, directeur du Journal, et un certain Mandel, administrateur délégué et commanditaire de la librairie Ollendorff. Trois dirigeants de la presse avec lesquels Mirbeau a eu des démêlés. Un trait original d’Isidore Lechat semble cependant mal convenir avec ces modèles :la référence au socialisme que Lechat jette à deux reprises à la tête de ses interlocuteurs : ISIDORE. — À qui appartient-il aujourd’hui ce château royal ?… À un prince ? Non… À un duc ? Non… À un prolétaire… à un socialiste… GRUGGH ET PHINCK.— À Isidore Lechat. ISIDORE. — La revanche du peuple…Ah ! ah ! ah ! Vive le peuple !… (Acte I, scène 4) LE MARQUIS DE PORCELLET. — Mais… monsieur… si je suis bien informé… vous vous présentez aux élections avec un programme socialiste… anticlérical… (Acte III scène 2)

Mirbeau avait déjà attribué cet affichage à Théodule Lechat, première incarnation d’Isidore, et on pourrait penser qu’il l’a ajouté de lui-même comme signe de la modernité du personnage, encore que Mirbeau eût été bien plus anarchiste que socialiste. Mais un autre grand patron de presse, Alfred Edwards, ancien propriétaire, concepteur et directeur du Matin, affichait ostensiblement, en cette fin d’année 1900, des convictions socialistes, au point d’être désigné comme le millionnaire rouge. Après avoir pris en avril le contrôle du Soir avec une annonce vaguement socialiste, il avait surenchéri en septembre en remplaçant ce journal anodin par son invention, Le Petit Sou, placé sous l’égide des partis révolutionnaires et dirigé contre La Petite République, le journal de Jaurès, qui soutenait le gouvernement de Waldeck-Rousseau, son beau-frère qu’il détestait. Edwards n’avait pas hésité à adhérer au Parti Socialiste Révolutionnaire de Guesde et Vaillant. Citons Péguy :

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Il est lamentable que le plus crapuleux des bandits bourgeois, M. Edwards, par la puissance de ses sales millions, fasse la loi dans la moitié du parti socialiste. Que M. Edwards ait ou n’ait pas quarante ou soixante millions, il est assez riche pour être indémolissable en régime capitaliste. Il pourra toujours payer la copie des journalistes. Il y aura toujours des journalistes qui lui apporteront de la copie pour son argent. Travaillons : La révolution sociale sera morale, ou elle ne sera pas. (Cahier de la quinzaine, avril 1901)

Avant le lancement du Petit Sou, Thadée Natanson, avec plusieurs des rédacteurs de la Revue Blanche, a collaboré au Soir, journal dans lequel il a d’ailleurs publié au mois d’août, en première page, un bel éloge du Journal d’une femme de chambre, mal accueilli par la presse. Mirbeau, qui autrefois avait été fort mal traité au Matin par Edwards, s’est trouvé en juin sur une estrade à côté d’Edwards, qui présidait une représentation de sa pièce L’Épidémie. Quelques jours après, il l’a invité à sa loge au cours d’une soirée de gala de la Ligue de droits de l’homme pour le présenter à Misia. En cet hiver 1901, Octave Mirbeau et Thadée ne pouvaient manquer de penser à lui. Un détail : comme pour la puissance de la centrale, la fortune que Lechat s’attribue (cinquante millions) est de l’ordre de grandeur de celle qu’Edwards laisse circuler dans l’opinion. On sait aussi pour quel motif Thadée oriente résolument le lecteur de son article vers un autre nom. UN CAS EXEMPLAIRE POUR LES THÈMES DE L’INNOVATION ET DE L’ÉCOLOGIE La crise mondiale, qui a sévi dans les années 1880, a pris fin vers 1895, pour faire place à une phase de croissance stimulée par des grappes d’innovations techniques : électricité, matériaux nouveaux comme le ciment et l’aluminium (cité par Lechat), automobile, bientôt cinéma et aviation… Au tournant du siècle, les perspectives de la Belle Époque sont grandioses, et les projets politiques portent sur la solidarité, la rupture socialiste, les arbitrages internationaux pour assurer la paix. Mirbeau voulait faire de Lechat un entrepreneur créatif, ambitieux, un homme de l’avenir anticipant les progrès techniques. Or l’exemple, proposé par Thadée Natanson, d’une centrale hydroélectrique, parfaitement pertinent en 1900, le reste un siècle plus tard : l’unité de production de la Siagne est classée de puissance moyenne, et n’est plus aujourd’hui représentative de l’audace en technologie hydraulique et électrique, mais la combinaison des usages de l’eau et de la régulation des crues devient, dans une région saisonnièrement déficitaire en eau et avec la perspective du changement climatique, un défi de plus en plus exigeant, et EDF doit y appliquer le meilleur d’elle-même pour obtenir des compromis avec les diverses parties prenantes. La clé de l’avenir est dans l’optimisation des ressources incluant, autour de

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Saint-Cézaire, une zone de réserve écologique « Natura 2000 », comportant six milieux naturels, et aussi le tourisme, avec la pêche, le sentier de grande randonnée aux vues spectaculaires, qui passe au pied de la centrale de la Siagne, et la valorisation du patrimoine historique dont le syndicat d’initiative n’a pas manqué de s’emparer. D’ailleurs, l’agriculture constitue l’autre activité à laquelle Lechat applique son esprit novateur. Mirbeau est à l’aise dans ce domaine et en présente bien les dangers du progrès agronomique, justifié par la croissance des besoins alimentaires, qui risque de s’effectuer au prix d’une artificialisation de la nature entraînant de graves risques de destruction : là où Lechat parle d’engrais, on mentionnerait aujourd’hui les cultures hors sol, les pesticides et les OGM. Mirbeau a eu une remarquable prescience du mélange d’espoir et d’utopie, de fascination et d’horreur qu’inspirent les entreprises d’entrepreneurs comme Lechat, armés de technologies sans cesse plus performantes. THADÉE NATANSON ET OCTAVE MIRBEAU Il va de soi que, comme l’écrit Thadée Natanson, Octave Mirbeau n’a pas voulu stigmatiser le progrès, l’audace, le pouvoir créateur du capitalisme. Les deux escrocs qu’il met en scène ne représentent pas les ingénieurs. L’accident qui tue le fils de Lechat n’est pas la condamnation de l’automobile, ni de la vitesse. Sans doute s’est-il laissé contaminer par l’enthousiasme débordant et communicatif de son jeune compère. Malgré l’effondrement des espoirs de Lechat sur le plan familial, la pièce a de ce fait un ton dynamique, presque jubilatoire, qui la distingue des noirs drames de Becque (Les Corbeaux) et d’Ibsen (Jean-Gabriel Borckman) auxquels on peut la comparer. La succès éclatant de la pièce le conduit, deux ans plus tard, à poursuivre leur collaboration sur un nouveau sujet : l’hypocrisie de certaines œuvres charitables et les malversations moralement scandaleuses qu’elles permettent de réaliser. Ce sera Le Foyer, dont il affine la scénographie, comme celle des Affaires, avec Thadée Natanson. En ce temps où l’on débat furieusement sur la laïcité, c’est une question politique essentielle sur laquelle tous deux sont en plein accord. Mais il n’y a plus de contrepartie aux perversités dénoncées, le ton est crépusculaire et on ne sent évidemment pas perfuser l’enthousiasme qui animait Thadée Natanson à Cannes ; la thèse est polémique et ne rencontre pas de consensus dans l’opinion des bien-pensants. La tentative de Claretie pour en empêcher la représentation aboutira à un procès, offrant en quelque sorte une occasion de collaboration prolongée. Contrairement aux Affaires, le personnage central ne correspond pas à des modèles fréquentés par Mirbeau ou Natanson. Il y a eu des scandales de détournement de la charité (par exemple Le Bon Pasteur à Nancy), qui avaient

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choqué Mirbeau, mais les personnages incriminés n’appartenaient pas au monde du romancier. Le baron Courtin est fabriqué de toutes pièces. Entre-temps, Mirbeau aura, par correspondance et par les échanges sur les corrections du texte, fait partager à Thadée Natanson l’aventure de La 628-E8, récit d’un voyage effectué avec quelques amis communs, qui lui permet de donner un coup de chapeau aux industriels de l’automobile et de faire l’éloge du mouvement. Thadée inspire le portrait de WeilSée, le Juif Errant ruiné par ses projets pharamineux. Thadée en effet, voulant tout embrasser, a connu bien des déboires. Pendant qu’il menait ses négociations en Provence et donnait un synopsis à Courtin, par J.-P. Carré. Mirbeau, il était plongé jusqu’au cou dans la difficile direction des charbonnages de Transylvanie, il conservait la direction de la Revue Blanche, et, enfin, il s’efforçait de conserver, Misia, cible de multiples soupirants et totalement étrangère à ses entreprises. C’était une totale illusion d’espérer qu’en pleine crise de santé et de confiance, elle resterait à ses côtés. Dans ces conditions agitées, rien d’étonnant à ce qu’il n’ait pas tiré grand profit de l’opération de la Siagne, de sa collaboration avec EELM et la Compagnie des tramways de Nice et du Littoral. Celle-ci deviendra même, sous la plume de sa nièce, Annette Vaillant, porte-parole de l’opinion familiale, le symbole de ses utopies dérisoires et ruineuses. Ce en quoi elle se trompait, dans un domaine qui n’était pas le sien. En effet, un grand industriel saura lui faire confiance dans des circonstances dramatiques : Louis Loucheur avait été impressionné par le travail fait par Thadée dans le midi. Dix années plus tard, en décembre 1916, appelé par Albert Thomas, ministre de l’Armement et des Fabrications de guerre, à venir à ses côtés comme sous-secrétaire d’État à l’Artillerie et aux Munitions pour faire face à la grave crise que connaissait l’artillerie lourde, Loucheur décidera dans l’urgence de concentrer les moyens de production de production des munitions dans une grande usine située dans les environs de Lyon, et il chargera Thadée d’en prendre la direction. Mission dont celui-ci s’acquittera avec succès. Paul-Henri BOURRELIER

LECHAT SUR LA SCÈNE EN 1903 ET DANS LES ANNÉES 30 Les affaires sont les affaires a été joué à Paris et à Berlin en 1903 par d’excellents acteurs. Un quart de siècle après, dans ces deux villes, le mode d’interprétation a changé. Nous allons essayer de rendre compte de cette évolution. 1903 En 1903, Les affaires est créé par Maurice de Féraudy à Paris à la Comédie-Française et joué au Deutsches Theater de Berlin par Albert Bassermann. Maurice de Féraudy compose le personnage de Lechat avec beaucoup d’art. Épais et courtaud, il se fait, d’après un article de Claude Berton dans Lumière (30-1-37), une tête « d’emboucheur normand » avec des cheveux et des favoris roux. Nozière écrit dans Le Temps (27-04-03) qu’il apporte, « dans la composition de son personnage, une finesse d’observation et une sincérité qui lui font le plus grand honneur… Il [sait] être presque burlesque et presque terrible ». Volubile et perpétuellement en mouvement, il met surtout en valeur la ruse de Lechat. Il est, selon James de Coquet du Figaro (17–12-31) une « sorte de sadique de l’argent » et un regard d’impitoyable forban perce sous son masque de bouffon. Sa diction assez rapide est à la fois sobre et très intense. Sans jamais élever le ton, il met bien en valeur tous les aspects de la personnalité de Lechat1. Féraudy

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réussit dans Lechat une de ses meilleures créations ; il interprète 1 200 fois le rôle et le garde un quart de siècle ; il paraît dans Les affaires pour la dernière fois en 1928. Albert Bassermann interprète Lechat en 1903 au Deutsches Theater de Berlin2. Grand et mince, il est moins servi par son physique que de Féraudy. Il est sans doute trop agité au premier acte, mais il entre ensuite très bien dans son personnage. La Berliner Zeitung le compare à Féraudy et écrit : « [Mirbeau] a certainement trouvé en Féraudy, le premier interprète du rôle principal, un Lechat plus jovial et plus aimable, mais nul n’a caractérisé le personnage avec autant de profondeur, de vérité et de puissance que Bassermann. » VERS 1930 Le rôle est interprété en 1930 par Emil Jannings au théâtre de l’Ouest, à Berlin, et en 1931 par Léon Bernard à la Comédie-Française. Emil Jannings3, né en 1884, apprend le métier d’acteur en courant les engagements de 1901 à 1910 dans de nombreux théâtres où il joue toutes sortes de rôles. Comme sa notoriété grandit, Max Reinhardt l’engage en 1915 au Deutsches Theater ; il joue dans des pièces de Gerhardt Hauptmann et d’autres auteurs. Il se tourne à la même époque vers le cinéma et joue dans de nombreux films muets. Il interprète en particulier les rôles de Tartuffe et de Méphisto dans Tartuffe (1925) et Faust (1926) de Murnau. Il est, dès cette époque, un acteur corpulent au large visage. Il joue peut-être Les Affaires au théâtre en 1923 ou 1924, mais il paraît très difficile de trouver des renseignements sur ce spectacle. Engagé par la Paramount, il part en 1926 pour Hollywood, où il reste trois ans et où il obtient de grands succès, notamment dans Le Crépuscule de la gloire, de Mauritz Stiller, et Quand la chair succombe, de Victor Fleming, en 1927. Comme il ne parle pas parfaitement l’anglais, il craint de ne pas être à l’aise dans le film parlant dont l’avènement est proche ; il décide de revenir en Europe et il se fixe en Autriche en 1929. Il a la nostalgie du théâtre et il est heureux de jouer Les Affaires au Volkstheater de Vienne en 1930. Il donne à cette occasion une interview intéressante dans la Neue Freie Presse (10-3-30). Il déclare que, malgré son physique lourd, il essaie d’enregistrer, de maîtriser, de rendre toute une gamme d’émotions et de faire vivre son personnage pour toucher le spectateur. Il part ensuite avec la pièce dans une grande tournée, qui le mène à Bruxelles, Prague et Berlin. Il la joue quinze fois à Berlin à partir du 14 novembre 1930 au théâtre de l’Ouest qui, à cette époque, accueille des troupes de passage4. Sternberg l’engage pendant la tournée pour jouer le rôle du professeur Rath dans un film parlant, L’Ange bleu. Il montre avec beaucoup d’art et un jeu de physionomie très expressif toutes les étapes de la déchéance du professeur, qui est tombé amoureux

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d’une chanteuse de cabaret jouée par Marlène Dietrich5. Emil Jannings mène donc de front le tournage du film et sa tournée. ll réussit dans le rôle de Lechat une composition remarquable et très spectaculaire, « un effet de bombe dans un rôle de bombe », écrit la Deutsche Tageszeitung (15-11-30). Il a peut-être par moments, sous l’influence du cinéma, tendance à forcer le trait ; d’après le Berliner Tageblatt (15-1130), « chaque trait de son visage appelle le gros plan et chaque cri paraît calculé pour le le microphone ». Il donne surtout de Lechat l’image d’un prédateur brutal. Il déboule sur la scène en chemise rose, les mains dans les poches de son large pantalon, un chapeau de paille ou un melon rabattu sur la nuque. Erich Knapp admiEmil Jannings, par F. Dellgruen. re, dans la Deutsche Tageszeitung, « sa brutalité riante ». La Vossische Zeitung (16-11-30) écrit qu’il remplit la scène « avec sa vaste lourdeur, sa rude jovialité, et ses larges éclats de rire » et ajoute : « Cet œil malin, cette tête penchée depuis une nuque de taureau, cette lippe qui avance, cette puissante animalité, tout cela est une création lourde et convaincante. » La Frankfurter Zeitung (22-11-30) estime que Lechat joué par Jannings est « un être primitif, une bête d’argent, un animal de proie ». Soma Morgenstern le compare, dans le même journal (27-3-30), à un lynx « qui peut aussi bien déchirer un bœuf que jouer avec une souris comme un chat ». Jannings ne se borne pas à donner à Lechat le comportement d’un animal ; il sait aussi montrer toute la complexité du personnage. W. Kaul estime, dans le Berliner Börsen–Courier (15-11-30), qu’il joue « avec beaucoup de nuances et une grande richesse de moyens d’expression ». Herbert Ihering écrit, dans son livre sur Jannings6 : « Jannings jouait sur toute une gamme : depuis le caractère enfantin d’un escroc candide jusqu’au caractère redoutable d’un spéculateur avisé. Il éclatait d’une large gaieté et d’une douleur folle. Il pouvait rire et pleurer à volonté. Son Lechat était une de ses plus riches interprétations, d’une expressivité presque débordante. » Il est, d’après la Frankfurter Zeitung (22-1130), à certains moments, « un animal sauvage » et à d’autres un « calculateur réfléchi ». La Deutsche Tageszeitung (15-11-30) estime qu’il unit de manière saisissante « le plus haut comique et le plus profond tragique, le grotesque et l’humain ». D’après Ernst Lothar, de la Neue Freie Presse (23-3-3O), il est à la fois « saltyp [sic] et bonhomme » et il sait montrer l’aisance, la bassesse et la souffrance du personnage. Julius Bab admire beaucoup, dans le Prager Press (9-10-30), l’art de Jannings dans la scène finale, où Lechat a la force de dicter à ses deux partenaires, Phinck et Grugh, un contrat léonin juste après la

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mort de son fils. C’est, d’après lui, « le dernier triomphe d’un animal sauvage à la vigilance infatigable et en même temps le cri de détresse d’un pauvre homme ». Léon Bernard reprend le rôle de Lechat le 14 décembre 1931, deux ans après que Féraudy l’a joué pour la dernière fois. Il a une tâche très difficile, parce qu’il sait fort bien qu’on le comparera à lui ; Émile Fabre déclara en 1936, lors de ses obsèques, qu’il était « de taille à rivaliser avec les célébrités étrangères, les Jannings, les Laughton7 ». Même s’il est pas aussi corpulent qu’Emil Jannings, il appartient au même type d’homme que lui. Il est grand et solide et il a une intuition très juste des personnages. Il n’essaie pas d’imiter Féraudy et, comme Jannings, il montre d’abord la brutalité de Lechat, avide de posEmil Jannings, dans le rôle d’Isidore Lechat. séder et dépourvu du moindre scrupule. René Wisner écrit dans le Carnet de la semaine (20-12-31), en le comparant à Féraudy : « Il n’a pas eu comme lui un aspect malin, finaud, de paysan rusé ; il a été un gros homme bouffeur d’hommes et de millions ». Émile Mas le décrit avec beaucoup de précision dans Comœdia (16-12-31) : « Grand et fort, d’une puissante carrure, Isidore Lechat, à travers Bernard, a l’air, avec sa grosse moustache et ses sourcils épais, d’un adjudant de gendarmerie : la voix est pleine et sonore, la diction large8 ; il puise son autorité dans cette apparence décelant une vigueur physique peu commune, une sorte de brutalité dans la parole, le geste et surtout le ton… Où Féraudy mettait une espèce de finesse paysanne, Bernard déploie une sorte de roublardise gaillarde qui séduit par son bongarçonnisme, car son Isidore Lechat est et demeure sympathique. » James de Coquet le décrit d’une manière voisine dans Le Figaro (17-12-31) : « Large et puissant avec des gestes d’ancien portefaix et une voix où perce l’accent des faubourgs, il est bien cette brute vicieuse et cordiale qu’a voulue l’auteur ». Léon Bernard, un peu gêné au début de la pièce, du moins lors de la première représentation, s’améliore d’acte en acte et il se surpasse dans le dernier.

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CONCLUSION Les quatre interprétations de Lechat que nous venons d’étudier ont chacune leur originalité et leur mérite. Celles que l’on a pu voir au même moment en France et en Allemagne présentent cependant des ressemblances. En 1903, celles de Féraudy et de Bassermann sont subtiles et nuancées. Dans les années 30, celles d’Emil Jannings et de Léon Bernard sont plus physiques et mettent d’abord en valeur sa brutalité. Ces coïncidences trahissent une évolution dont les raisons sont difficiles à saisir. Elle peut s’expliquer par le hasard ; le physique et le tempérament d’Emil Jannings et de Léon Bernard les portaient à montrer des Lechat différents de ceux de leurs prédécesseurs. Il est aussi possible que, à mesure que le temps passe, les acteurs aient tendance à alourdir leurs personnages. C’est ainsi que Lucien Guitry fait d’Alceste, en 1922, « le symbole du Juste contemplant avec pitié et condamnant une humanité corrompue », et de Tartuffe, en 1923, un paysan auvergnat aux manières de rustre9. Cette évolution peut surprendre, mais il ne faut pas cependant en être trop surpris ; le personnage n’existe que par l’acteur et les grands acteurs en dévoilent toujours, en se servant de leurs ressources propres, de nouveaux aspects. Philippe BARON

NOTES 1. Les disques DD239 et DD179 de la bibliothèque de la Comédie-Française contiennent des extraits des Affaires où l’on peut entendre la voix de de Féraudy. 2. Philippe Baron, « Les affaires sont les affaires à Berlin en 1903 », Cahiers Octave Mirbeau 2000. 3. Sur Emil Jannings, Herbert Ihering, Emil Jannings, Verlagsanstalt Hüthig und C°, Heidelberg, Berlin, Leipzig 1941 ; Emil Jannings, Theater, Film- das Leben und ich : Autobiographie bearbeitet von C.C. Bergius, Dt. Buch Gesellschaft, Berlin 1952. Nous remercions vivement M. Rübesame, archiviste du Deutsches Theater pour les documents qu’il nous a fournis. 4. Theater des Westens, Propyläen Verlag 1996. 5. Il existe un DVD en allemand de ce film (FOCUS-Edition).On peut le voir de temps en temps à la télévision (dernier passage sur Arte le 7 décembre 2008). 6. Note 3, pp. 37/38. 7. Dossier Rt 5854 du département des Arts du spectacle de la BNF. 8. Les disques DD 218 et DD 301 de la bibliothèque de la Comédie-Française contiennent des extraits de différentes pièces de Molière jouées par Léon Bernard. Leur audition confirme le commentaire d’Émile Mas : la voix de Léon Bernard est large et sonore ; sa diction est très claire, mais elle est moins intense que celle de de Féraudy. 9. Maurice Descotes, Les Grands rôles du théâtre de Molière, P.U.F. 1960, chapitres Le Misanthrope et Le Tartuffe.

MIRBEAU VU PAR EDWARDS, OU LA PARABOLE DE LA PAILLE ET DE LA POUTRE En 1913, année de la parution de Dingo, est édité chez Jean Schemit, Libraire, 52 rue Laffitte, à Paris, un mince opuscule dont les textes sont signés d’Alfred Edwards et illustrés par le dessinateur Gir. Constitués de seize notices-portraits, cet album in-4° présente une liste d’artistes portraiturés, dont le choix souligne assez la vocation boulevardière et cancanière, plus qu’historique et scientifique, de l’ouvrage. Clique-Claques, titre-valise, est assez vaste pour y enfourner la cohorte des personnalités évoquées, le rôle du hasard qui préside au choix des célébrités dont le nom est sorti d’un chapeau à claque, de même que, par homophonie, l’allusion à la succession des clichés photographiques d’une époque. Y sont croqués, par la plume et le crayon : Antoine, le comédien Baron, le peintre Boldini, Capus, M. et Mme Albert Carré, le comédien Alfred Capus, par Gir. de Féraudy, le dessinateur Forain, Gunsbourg, la comédienne Lavallière, Mirbeau, Pie X, Porto-Riche, Rodin, Sarah Bernhardt, Sem, et enfin Tristan Bernard. Résolument orienté vers la rencontre des gendelettres et des figures médiatiques d’un temps1, l’ouvrage, intelligemment désigné par Gilles Picq comme un album de romances illustrées sur les célébrités contemporaines, vaut naturellement mieux que nos actuels magazines people. Edwards adopte volontiers le ton démagogue, certes, mais l’antiphrase insidieuse et l’ironie grinçante, l’éloge paradoxal et l’inventaire baroque des qualités ou des défauts du modèle composent des portraits au vitriol plus que des portraits-charges, dont l’esprit partisan ravit aisément le lecteur.

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N’était la présence de Rodin et de Sarah Bernhardt, celle de Mirbeau étonne, géant parmi les nains, coincé entre Gunsbourg qu’il ignora et PortoRiche qu’il abhorra (« Ce qui complète le beau caractère de Porto-Riche, c’est qu’il est traître à ses interprètes, à ses intérêts, à ceux du théâtre », assène de son côté Edwards). Mais, à bien y regarder, au sein de cette nébuleuse de noms oubliés, célébrités dont la mémoire s’éteignit avec la Belle Époque, le lecteur repère plusieurs identités qui gravitèrent dans la sphère affective et intellectuelle de Mirbeau, ou croisèrent sa nébuleuse artistique : Capus, Antoine, de Féraudy, même la Grande Sarah, furent attachés à son parcours de dramaturge ou de chroniqueur. L’intention est manifeste, de brosser son modèle de pied en cap. Edwards, que l’on sent acrimonieux, file la métaphore du bourbier où croupirait le journaliste et artiste Mirbeau. L’ironie corrosive sait côtoyer le registre scatologique, aux sources duquel Edwards sut toujours puiser : sur le terrain du politique, les échanges assez vifs qui l’opposèrent début XXe à GéraultRichard, Waldeck-Rousseau ou Jaurès le virent en effet déployer des trésors d’inventivité stercoraire. Au-delà de l’adhésion aveugle à tous les préjugés qui ont ou ont eu cours, relatifs à Mirbeau – le couplet du beau gars renvoie sans mystère au parfum de scandale qui auréola le mariage avec Alice en 1887, soit vingt-six ans auparavant –, il convient de reconnaître à Edwards une certaine maîtrise de son sujet. Tâchant de saisir une photographie sans complaisance de Mirbeau à l’apogée de sa gloire, mais aussi au crépuscule de son existence, il pointe chez l’auteur du Jardin des supplices le caractère versatile de l’homme, mais fait fausse route en sous-entendant que son corollaire en est la palinodie, l’impermanence des attachements ou des anathèmes, partant le caractère inefficace, voire infondé, des attaques. Éclairage étonnant, sans doute entraîné par l’esprit partisan : Edwards voit en Mirbeau un caractère sadique – travers qu’illustre le dessin du fouet esquissé par Gir en bas du texte –, quand bien même la propension masochiste marque davantage de son influence le parcours de vie, le tempérament et l’œuvre romanesque de l’auteur du Jardin des supplices. Maniant la prétérition sur le terrain de la vie intime, Edwards figure ici le prototype du journaliste qui s’autorise à tirer sur l’ambulance. En 1913, il est de notoriété publique que Mirbeau, à défaut d’être malade, est sur le déclin ; les silences que feint d’observer Edwards sont sans conteste plus éloquents et suggestifs que de prétendues révélations sur le mariage intéressé contracté il y a déjà belle lurette ; le procédé est à la hauteur de celui qui l’emploie. Né en 1856 à Constantinople, d’un père anglais médecin de Fouad, roi d’Égypte, et d’une mère française, Alfred Edwards a laissé l’image d’un homme autoritaire, violent, peu affable. Paul-Henri Bourrelier a rectifié l’erreur courante qui fait voir en lui un magnat de la presse. Propriétaire ou directeur, un temps, de quotidiens très populaires – Le Matin, Le Petit sou, Le Soir –, la

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presse est, entre autres choses, pour lui l’opportunité de coups financiers juteux, façon de faire fructifier l’héritage paternel, même si le succès n’est pas toujours au rendez-vous. Les démêlés du chroniqueur Mirbeau avec le patron du Matin, qui, en 1886, finit par remercier le polémiste jugé persona non grata, disent assez bien la relation de collaboration professionnelle contrainte qui s’établit entre les deux hommes. « Le plus crapuleux des bandits bourgeois », selon Péguy, n’en reste pas moins le bailleur de fonds de journaux que Mirbeau ne peut se permettre d’ignorer, car constituant de solides sources de revenus, tout comme Edwards, en gestionnaire avisé de sa fortune, se devait de solliciter une plume comme celle Alfred Edwards. d’Octave. Par surcroît, les apparences tendent à montrer que le capitaliste et l’anarchiste partagent certaines affinités intellectuelles : Edwards manifeste en effet un esprit vigoureusement anticlérical, et comptera assez rapidement au nombre des dreyfusards convaincus. Les rencontres entre les deux hommes ne furent pas rares, et le portrait confectionné par Edwards s’alimente vraisemblablement à la source d’une fréquentation qui vaut plus que la simple fréquentation littéraire. Le récit de l’une de ces rencontres, néanmoins, reste nimbé d’une forme d’aura mythique, non seulement en tant qu’il est l’occasion de révéler la possible attirance de Mirbeau pour Misia Natanson, attirance qui fut peut-être au cœur des rapports d’animosité entre les deux hommes à partir de 1900, sans doute par Thadée Natanson interposé ; mais aussi parce que la petite histoire retient l’anecdote d’un Mirbeau coiffé, car « volontairement ou non, complice2 » de l’idylle qui naît entre Misia et Edwards. À lui, échoit en effet le rôle d’entremetteur entre celle qu’il courtise et le déplaisant nabab ! Le 16 juin 1900, c’est lors d’une matinée donnée au profit des orphelins arméniens patronnée par la Ligue des droits de l’homme, et dont le discours d’ouverture est prononcé par Anatole France, que Misia fait donc la connaissance d’Edwards. Agacée par les engagements humanitaires et sociaux de Thadée, la muse de la Revue blanche cédera aux avances dorées du puissant capitaliste. En 1904, le divorce est consommé entre Thadée Natanson et Misia, au grand désespoir de ce dernier, et de ses amis, dont Mirbeau ; en février 1905, un mariage – assez éphémère – unit Misia au milliardaire rouge3. Pierre Michel et Paul-Henri Bourrelier se rejoignent sur la conviction qu’il y aurait illusion à considérer Le Foyer, fruit de la collaboration de Mirbeau et de Thadée Natanson, comme une « reconstitution des circonstances de la séparation entre Misia et Thadée : on n’imagine pas les deux

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auteurs de cette pièce de combat mettre en scène l’un d’eux sous les traits d’un personnage odieux, représentant ce que tous deux vomissaient4 ». Né à Tours en 1883, mort à Bordeaux en 1941, Charles-Félix Girard, dit Gir, est peintre, caricaturiste, sculpteur. Il épouse la comédienne Jeanne Fusier-Gir (1885-1973), actrice qui joua le répertoire de Sacha Guitry5. Dessinateur humoriste en vogue, il se fit connaître par ses affiches de théâtre, illustrant aussi Chantecler de Rostand. Sculpteur, on lui doit un Don Quichotte, façonné avec la terre du Vexin, et dont le moulage en bronze se trouve à Grisy-les-Plâtres, dans le Val d’Oise ; le commanditaire de l’œuvre, terminée l’année de la mort de l’artiste, reste encore aujourd’hui inconnu ; d’aucuns avancent Mirbeau, par Gir. qu’il s’agit vraisemblablement de la famille régnante d’Espagne d’avant la guerre civile. Le portrait croqué en quelques traits par Gir est fidèle à son modèle. Sourcils circonflexes, œil rosse et perçant du félin, moustaches saisies dans leur hérissement offensif, le front dégagé et songeur, Mirbeau se réduit à quelques lignes dynamiques, courbes, quelques-unes anguleuses et aiguës, dont la tendresse et la bonté ne sont pas absentes. Samuel LAIR

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Grand redresseur de torts, prosateur normand – il naquit dans l’Orne –, Octave Mirbeau, membre de l’académie Goncourt, est un écrivain d’un talent vigoureux et scintillant. Ses débuts furent modestes. Je l’ai connu au Gaulois, journaliste d’antichambre, attaché à la personne et au pédiluve de M. Arthur Meyer. Il est monté en grade depuis lors. Beau gars, il a su pêcher, en eaux croupissantes, une situation très avantageuse. Chroniqueur, romancier, dramaturge, Mirbeau aborde tous les genres avec une égale fougue. Sa maîtrise est inégale, le succès ne répond pas toujours à ses tentatives diverses. Chroniqueur, il vilipende l’univers entier en ses articles, et il lui arrive de se dérober à ses responsabilités. C’est ainsi qu’ayant, jadis, traîné les comé-

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diens dans toutes les boues qu’éjacule sa plume purulente, il préféra quitter le Figaro et Paris que de faire face à l’orage6. Sa carrière de justicier-quandmême s’en trouva quelque peu retardée et il lui fallut du temps pour revenir sur l’eau. Romancier, son art est impressionnant. Seulement, il est volontiers sadique et il affectionne les sujets graillonneusement érotiques. Son Jardin des supplices, son Calvaire, son Journal d’une femme de chambre – surtout – contiennent des pages telles qu’on l’eût embastillé avec le Divin Marquis sous le bon roi Louis, seizième du nom. Dramaturge, l’auteur des Mauvais Bergers ne connut la réussite qu’avec Les affaires sont les affaires, pièce qui eût passé inaperçue sous une autre signature. Son lamentable Foyer subit l’effondrement mérité, sous l’ennui des spectateurs, en dépit du puffisme qui présida à sa représentation7. Octave Mirbeau est-il donc une hermine pour crier si fort et se montrer impitoyable envers les tares du voisin ? Jamais la théorie de la paille et de la poutre ne trouva plus frappante application, et je le démontrerais en peu de mots si je ne m’étais rigoureusement interdit toute intrusion dans la vie privée des gens. Il me sera seulement permis de répéter après Bernstein, qui le lui écrivit dans une lettre fameuse, que si Dumas fils eût connu M. Mirbeau, c’est Monsieur Octave8 qu’il eût intitulé une des ses comédies les plus célèbres. Alfred EDWARDS

NOTES 1. « Les gens célèbres, presque tous nos amis, pullulent », confesse modestement Edwards. 2. Paul-Henri Bourrelier, La Revue blanche, Fayard, 2007, note 27, p. 84. 3. L’expression est de Paul-Henri Bourrelier, op. cit., p. 78. 4. Paul-Henri Bourrelier, op. cit., p. 84. 5. Leur fils, François Gir (1920-2003) fut réalisateur pour la télévision et le cinéma. 6. Chassé du Figaro à la suite de l’affaire retentissante du Comédien, Mirbeau était prêt à se battre en duel avec le représentant des comédiens. C’est dire si l’accusation de lâcheté n’offre que peu de prises sur un homme de cette envergure morale. En 1907, s’il décline le duel avec Bernstein, en revanche, c’est bien pour le plus grand déshonneur de… ce dernier. La lettre de Mirbeau à Bernstein, admirée par Léautaud pour sa noblesse et son détachement de ton – « Si ordurier que soit le ton de votre provocation, il ne pouvait ajouter au mépris que j’ai pour vous. Vos menaces me laissent aussi indifférent que votre talent […] » – n’est pas le moindre signe de ce courage qui ne fit jamais défaut à Mirbeau. 7. Là encore, si la pièce n’atteint pas le triomphe remporté par Les affaires sont les affaires, elle peut néanmoins s’honorer d’un succès très honorable. 8. Allusion amusée au Monsieur Alphonse de Dumas fils, pièce en trois actes créée au Théâtre du Gymnase, le 26 novembre 1873.

MIRBEAU, HENRI BÉRAUD ET PAUL LINTIER Paul Lintier (1893-1916) voulait être écrivain. La guerre, quel paradoxe, consacra son ambition le jour où elle mit, en même temps qu’à sa courte existence, un terme définitif à sa carrière débutante. Il n’avait pas vingt-trois ans quand, le 15 mars 1916, un obus vint le frapper dans la casemate qui, quelque part en Lorraine, dissimulait son canon de 75. Se souvient-on aujourd’hui de celui qui fut considéré comme « l’un des trois ou quatre meilleurs auteurs de livres de guerre et parmi ceux-là […] peut-être le premier par ses dons naturels d’écrivain ? C’est un grand artiste et, s’il eût survécu, il aurait été un des plus brillants dans la génération littéraire de l’après-guerre1 », affirme Jean Norton Cru (1879-1949), auquel Henri Béraud (1885-1958) fait écho2. Notre « illustre inconnu » nait à Mayenne dans une famille de la grande bourgeoisie locale. Son père, Paul Lintier (1855-1910), est un riche négociant en vins et spiritueux. Les Lintier sont aussi engagés dans la politique mayennaise. Sous la férule de son beau-père, Ferdinand Lambert (1837-1895), Paul Lintier père est élu conseiller municipal, puis maire de Mayenne en 1898. C’est un radical-socialiste, libre-penseur, franc-maçon sans doute, en tout cas laïc intransigeant et anticlérical acharné. À la mise en application de la loi de Séparation des Églises et de l’État en Mayenne, il « prend la tête des amis du ministère Combes dans le département : il approuve nettement les mesures prises contre les congrégations et désire que la loi atteigne également les religieuses hospitalières car « elles remplissent un devoir abandonné par la société civile3 », son beau-frère Édouard Lambert (1866-1947) le qualifie de « patriote laïque4 ». Lorsqu’il meurt en 1910, pendant son mandat, son frère Louis Lintier (1857-1945) lui succède. Enfant, Paul Lintier fils fréquente l’école publique à Mayenne puis gagne le lycée de Laval, où ont étudié avant lui Villiers de l’Isle-Adam (1838-1889), Alfred Jarry (1873-1907) et, après lui, René Étiemble (1909-2002). Bon élève, bachelier en 1910, il s’inscrit à la faculté de Droit à Lyon. L’oncle maternel, Édouard Lambert, y exerce et sera son professeur. Édouard Lambert, qui héberge son neveu, est lui aussi un laïc convaincu. Socialiste peut-être, il adhère, peu après son arrivée à Lyon, à la section locale de la Ligue des Droits de l’Homme et manifeste son engagement social au travers de publications comme Les inégalités de classe en matière d’électorat ou L’oppression des humbles par le droit et les méfaits de l’individualisme5.

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Le jeune Lintier a surtout la fibre littéraire. À dix-huit ans, il fait paraître Un propriétaire et divers autres menus récits6, quelques églogues aigres-douces écrites, au sortir du collège sous l’influence de Jules Renard7. Engagé dans la vie culturelle, il devient rédacteur en chef de la revue Lyon-Etudiant. Les nouvelles qu’il y signe seront publiées en un recueil intitulé Un croquant8. Le soir, il fréquente un cercle d’artistes, peintres, écrivains et poètes en devenir, réunis autour d’un singulier personnage dont il vient de faire la connaissance : Henri Béraud. Celui-ci relatera leur rencontre cocasse dans une de ses autobiographies9. Un chapitre bucolique de cet ouvrage évoque le tendre souvenir de leur amitié et de leurs vagabondages lyonnais. Fils de boulanger, Béraud a raconté son enfance dans La Gerbe d’Or10. Nostalgique, attaché à Lyon, sa ville natale, il ne se prive cependant pas d’en fustiger les mœurs et la frilosité bourgeoise. Il est alors un touche-à-tout multipliant les expériences professionnelles. Écrivain, journaliste tonitruant, pamphlétaire, il se frotte à la critique d’art et de littérature et, un peu à l’image de Mirbeau, se veut promoteur des nouveaux talents injustement ignorés. En 1912 il édite, en hommage à ses amis peintres, L’École moderne de peinture lyonnaise11 et rédige la préface de la plaquette que Paul Lintier consacre à leur compère Adrien Bas (1884-1925)12. La notoriété d’Henri Béraud sera moins éphémère que celle de Lintier. Journaliste et écrivain célèbre entre les deux guerres, redoutable polémiste aussi, « du point de vue politique, Béraud évolua de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, sans nettement s’en rendre compte13 ». Cette dérive lui vaudra une condamnation à mort à la Libération. Gracié par de Gaulle il finit au bagne et sombre dans l’oubli14. Pour l’heure, le Béraud qui nous intéresse est encore, selon Gus Bofa (1883-1968), « sorti du peuple et socialiste sincère, comme Blanqui ou Vallès15 ». Le parcours estudiantin de Paul Lintier est néanmoins couronné de succès puisqu’il obtient sa licence en 1913. Mais le jeune impétrant ne s’imagine guère une carrière de juriste et, au grand dam de son oncle Édouard, abandonne là les Codes pour se consacrer exclusivement aux Lettres. Il devance l’appel et s’engage pour trois ans au 44e régiment d’artillerie du Mans, où il s’ennuie ferme, comme en témoigne sa correspondance16. Cependant, le 1er août 1914, par une chaude après-midi, un événement aussi redouté qu’attendu, vient rompre la monotonie de la vie de caserne et changer son destin. La mobilisation générale. Quelques heures plus tôt, Paul Lintier espérait encore : C’est la guerre ! On le sait ; tout le dit ; il faudrait être fou pour ne pas croire à la guerre. Malgré tout, on se sent à peine ému : on ne croit pas. La guerre, la grande guerre européenne, ce n’est pas possible ! Pourquoi pas possible ? Le sang, l’argent, tant de sang, tant de sang ! Et puis, si souvent déjà on a dit : c’est la guerre, et c’était la paix qui continuait. La paix va continuer encore. L’Europe ne se changera pas en charnier parce qu’un archiduc

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CAHIERS OCTAVE MIRBEAU autrichien s’est laissé assassiner. […] Toujours rien. Il est midi. On attend. Si cette fois encore ce n’était qu’une fausse alerte !17

Sur ces mots débute Ma pièce, livre qui vaudra à son auteur, outre une célébrité aujourd’hui toute relative, l’attention émue d’Octave Mirbeau. C’est un journal, dont il a commencé la rédaction au quartier, dès l’annonce de la mobilisation, avant même son départ pour le front. Il affirme son intention : Je veux noter, au jour le jour, la fable comme l’histoire. Aussi bien ne suis-je pas à cette heure en état de discerner le vrai du faux18.

Loin des chronologies guerrières, il y peint, avec la grande sensibilité qui l’habite, son décor quotidien. Aujourd’hui, on retrouve parfois Ma pièce cité dans la bibliographie d’ouvrages historiques consacrés à la première guerre mondiale, plus en raison de son intérêt documentaire que pour sa valeur littéraire19. « Mais Lintier fait plus que nous renseigner sur l’artilleur : il nous révèle quelque chose d’essentiel sur le soldat, non pas seulement celui de cette guerre, mais celui de toujours, quelque chose que personne n’a jamais exprimé plus complètement, plus éloquemment que lui. L’appréhension du lendemain, la hantise de la mort, le désir de voir briller le soleil du jour suivant », dit encore Jean-Norton Cru20. À la page du 22 août 1914, par exemple, lorsque sa batterie s’apprête à livrer près de Virton son premier combat, il sait décrire son angoisse, teintée de résignation : En moi-même, je m’excuse d’être anxieux : un baptême du feu est toujours émouvant. […] Où allons-nous, bon Dieu ! Où allons-nous ? … Vers l’arbre en boule, vers cette cime dont la mitraille allemande, depuis deux heures déjà, n’a pas épargné un arpent. Pourquoi nous mène-t-on là ? N’y a-t-il pas sur ces collines bien d’autres positions excellentes, nous allons être massacrés ! … […] L’angoisse m’étrangle. Je raisonne pourtant. Je comprends clairement que l’heure est venue de faire le sacrifice de ma vie. Nous irons, nous irons tous, mais nous ne redescendrons pas de ces côtes. Voilà ! Ce bouillonnement d’animalité et de pensée, qui est ma vie, tout à l’heure va cesser. Mon corps sanglant sera étendu sur le champ. Je le vois. Sur les perspectives de l’avenir, qui toujours sont pleines de soleil, un grand rideau tombe. C’est fini ! Ce n’aura pas été très long ; je n’ai que vingt et un ans.

Gravement blessé à la main en septembre 1914, il est évacué. Au terme d’une longue convalescence mise à profit pour rédiger Ma pièce à partir de

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ses notes, il retourne au feu en juillet 1915, malgré sa main presqu’infirme. Volontarisme patriotique ou contrainte sociale ? Dans sa préface de Ma pièce, Edmond Haraucourt (1856-1941) donne une version héroïque, proche du mystique : Mutilé, bon pour la réforme, il la refuse ; il entend repartir, il s’ingénie, se multiplie en démarches et en sollicitations ; il ira de major en major, jusqu’à ce qu’il en trouve un qui le renvoie combattre. Il crie avec amour : « Ma pièce ». Ce cri qu’il pousse n’est que la répétition d’une voix qu’il entend, et qui le rappelle à son poste, voix sacrée qui lui semble venir de là-bas, mais qui, réellement, sort de lui : la voix du devoir…

Le mayennais René Etiemble est d’un autre avis. Il fait dire à un personnage de Peaux de couleuvres, son roman à tendance autobiographique21 : Grièvement blessé à la main, Paul aurait pu « s’embusquer ». Mais comme il descendait d’une dynastie de maçons et combistes, les catholiques l’auraient accusé de se faire « pistonner ». Un obus allemand l’avait touché une seconde fois. […] Il communiait avec André dans la haine des catholiques, assassins de ce grand talent.

Le milieu familial a indiscutablement pesé sur son funeste sort. Ainsi, l’oncle Louis, maire de Mayenne, en bon radical, est-il un pilier de l’Union Sacrée, jusqu’au-boutiste du sacrifice des autres22. Paul Lintier reprend alors la rédaction scrupuleuse de son journal. Il « s’astreint à écrire chaque soir, aussi fatigué [qu’il] soit ». Il intitulera « sans doute ce nouveau bouquin “Le Tube 1233”23 » et se prépare à la parution de Ma pièce. Le livre sera publié chez Plon & Nourrit. L’éditeur parisien lui envoie régulièrement, sur le front, les épreuves qu’il corrigera jusqu’au jour même de sa mort. Des circonstances du drame, nous avons le témoignage de ses camarades de combat24 et celui du capitaine Pierre de Mazenod, commandant la batterie. Ce dernier consacre, dans un des ses livres25, quelques lignes pleines d’emphase à la mort de Paul Lintier :

Paul Lintier.

Vous aviez rêvé d’une autre mort, vous, n’est-ce pas ? Vous aviez rêvé de mourir dans l’ivresse du combat, un de ces jours radieux où l’on est là, derrière son canon, à tirer, tirer, sur l’ennemi qui fuit, ou bien dans un de ces duels sublimes, que vous avez connus, où, le visage noir de poudre, les yeux

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CAHIERS OCTAVE MIRBEAU étincelants de rage, on rend la mort à pleines mains […] parce que la mort ne vous faisait pas peur. […] Vous avez été dans la tradition française …

Lintier on le sait, souhaitait ne pas mourir du tout ! Quelques mois plus tôt il criait : Ah ! si j’échappe à l’hécatombe, comme je saurais vivre ! Je ne pensais pas qu’il y eût une joie à respirer, à ouvrir les yeux sur la lumière, à se laisser pénétrer par elle, à avoir chaud, à avoir froid, à souffrir même. Je croyais que certaines heures seulement avaient du prix. Je laissais passer les autres. Si je vois la fin de cette guerre, je saurais les arrêter toutes, sentir passer toutes les secondes de vie, comme une eau délicieuse et fraîche qu’on sent couler entre ses doigts. Il me semble que je m’arrêterai à toute heure, interrompant une phrase ou suspendant un geste, pour me crier à moi-même : Je vis, je vis. Et dire que tout à l’heure, peut-être, je ne serai qu’une chair informe et sanglante au bord d’un trou d’obus26.

Dés lors, les proches vont s’attacher, avec succès, à faire connaître et reconnaître l’œuvre du jeune défunt. L’écrivain Edmond Haraucourt ayant proposé qu’on accorde le sociétariat de la Société des Gens de Lettre aux jeunes écrivains morts à la guerre, sa famille sollicite la candidature de Paul Lintier. Une initiative dont certaines conséquences déclencheront la colère de l’ami Béraud, qui y voit un détournement patriotique inopportun, Haraucourt s’octroyant au passage la préface des prochaines éditions de Ma pièce. La propagande a besoin de héros nationaux et de martyrs27. Indépendamment de leurs qualités respectives, les productions « d’écrivains combattants » connaissent une grande vogue. La sélection de l’Académie Goncourt n’échappe pas à cette mode. En 1916, Ma pièce, quoique posthume, est proposé pour le Prix parmi une cinquantaine d’ouvrages aux valeurs les plus diverses. Octave Mirbeau entre en scène. Il a déjà donné son avis sur le livre. « Ma pièce est un chef-d’œuvre, parait-il. Mirbeau le dit, et il s’y connaît », écrit André Maurel dans L’Opinion du 8 décembre 1916. Le journal La France du 16 décembre 1916 « se demande si, pour son prix de 1914, l’Académie Goncourt créera un précédent en décernant une récompense posthume à Paul Lintier, l’auteur de Ma pièce, fauché en plein talent, en plein développement intellectuel ? » Car, bien que le livre ne soit pas non plus un roman, « on prête à Octave Mirbeau l’intention bien arrêtée d’accorder sa voix à Paul Lintier, enthousiasmé qu’il est par la brève histoire et par l’œuvre de ce jeune héros28 ». Le Prix 1916 ira à Henri Barbusse (1874-1936)29. Ma pièce aura son lot de consolation, l’Académie Française lui accordant le Prix Montyon, un prix de vertu… Lorsque s’apprête à paraître Le Tube 123330, en 1917, Béraud, furieux de la récupération nationaliste du précédent volume, signe la préface de celui-ci qu’il intitule, Souvenirs sur Paul Lintier. S’il y salue tous ceux qui contribuent à la mémoire de Lintier, il a une attention toute particulière pour « le plus cher et le plus regretté de nos maitres, Octave Mirbeau, [qui] prodigua, pour le

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faire lire, les dernières lueurs d’un esprit entre tous clairvoyant et généreux… » Concernant Mirbeau, nous le verrons, il est sincère. Pour M. Haraucourt, [qui] se dépensa avec la plus grande ferveur, ainsi que M. Ch. Le Goffic, pour obtenir que les Gens de Lettres honorassent du titre de sociétaire l’écrivain disparu31 », et pour d’autres, il l’est beaucoup moins. Car l’éditeur, Plon, lui a imposé quelques concessions auxquelles il réagit dans une lettre datée du 25 mai 1917 : Mon cher ami Je ne vous cache pas qu’il m’en coûte de renoncer à la phrase concernant Mirbeau. Il est, en effet, certain pour tous les amis de Paul que « la pieuse ténacité » d’Haraucourt l’eût plutôt dégoûté, et que même il eût vertement tancé l’insulteur de Verlaine et de nos amis littéraires. Au reste, si Paul avait vécu, Haraucourt, qui de l’avis unanime n’a vu dans le « filleul de guerre » qu’un moyen de publicité personnelle ne se fût certainement pas plus occupé de Ma pièce qu’il ne s’est occupé du Feu par exemple. Il en va tout autrement de Mirbeau, qui, chez les jeunes, ne cherchait que le talent, et toute sa vie n’en recueillit que l’ingratitude. Et puis, pour vous livrer le fond de ma pensée, je suis sûr que Paul n’approuverait pas qu’il fût seulement fait mention du nom d’Haraucourt dans ma préface, et que par contre le support de Mirbeau l’eût payé de la probable indifférence de tous les Montorgueuil, Le Goffic et autres (s’ils connaissaient les idées modernistes et socialement à gauche de Paul). Les raisons que vous me donnez, mon cher ami, sont celles dont je ne me suis jamais occupé quant à mes propres œuvres. Je ne connais point les détours de la publicité, et je me suis toujours foutu de ce que pouvaient penser les critiques… Mais il ne s’agit pas de moi, mais de Paul. Vous êtes sûrement meilleur juge qu’un excité de mon espèce. Tout ce que vous me dites est certainement vrai et juste. Je m’incline donc. Mais j’ai voulu vous dire loyalement ce que je dois dire. Donc pour Mirbeau, voici la phrase que je vous demande de substituer à l’autre. « Le plus cher et le plus respecté de nos maîtres, Octave Mirbeau, prodigua, pour le faire lire, les dernières lueurs d’un esprit entre tous clairvoyant et généreux… » Je vous cède avec plus de peine en ce qui concerne Haraucourt. Mais je cède tout de même. Je comprends très bien vos raisons. S’il s’agissait d’un livre de vous, mon cher ami, je suis sûr que vous feriez comme moi. Vous ne pensez qu’à servir la mémoire de Paul. Notre dissentiment n’est que sur la manière. Pour toutes les autres corrections d’accord. […] Nous avons tout le temps (si la ferraille alleHenri Béraud, par Montagnier. mande ne s’en mêle pas) de revoir notre idée de

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CAHIERS OCTAVE MIRBEAU plaquette et de la composer congrument. Et nous pourrons enfin y faire aux idées républicaines de Paul la place qu’elles méritent et qu’il sera un jour nécessaire de leur donner, ne serait-ce que pour ôter à certains bénitiers (?) de caserne le goût de revendiquer ce parpaillot comme un des leurs. […] Bien cordialement à vous, cher ami, et, de tout cœur, votre « ours » dévoué. Henri Béraud32

Anastasie, à l’époque, avait la main leste, la presse et les éditeurs devaient composer avec elle. Qu’avait donc bien pu écrire Béraud, toujours sous les drapeaux lui-même, d’attentatoire à la bienséance du moment ? Nous sommes peu de temps après la mort de Mirbeau, y-a-t-il un lien avec le faux testament patriotique ? En effet, dans le fonds Paul Lintier déposé par la famille aux Archives Municipales de Lyon, on trouve une enveloppe annotée Mort d’Octave Mirbeau. Testament d’Octave Mirbeau. À l’intérieur, deux coupures de presse relatives à l’affaire, dont une rappelle que Mirbeau avait soutenu Lintier à l’Académie Goncourt33. Cinq ans plus tard, Béraud, toujours admirateur du « grand profanateur du Préjugé bourgeois34 », signe un article du numéro des Cahiers d’aujourd’hui consacré à Octave Mirbeau, dans lequel il vilipende Gustave Hervé (1871-1944), « qui, du haut d’un tertre funèbre, […] osa vomir sa tendresse35. Le Tube 1233 paraîtra en novembre, avec sa préface retouchée. Il forme, écrit Marcel Audibert (1883-1967)36 dans le Crapouillot, avec Ma pièce, un « admirable diptyque, dont les deux pièces ont chacune leur originalité, mais avec un air de famille auquel on ne se trompe pas. Et pourtant il y a une dissemblance. […] Il y avait dans Ma pièce un bel enthousiasme juvénile, […] Le Tube 1233 est un livre plus grave, bien plus grave. […] C’est que, depuis des mois, hélas ! LINTIER avait souffert. Ce qui restait en lui d’enthousiaste jeunesse avait fait place à une acceptation clairvoyante, grave et résignée, de la fatalité, quelle qu’elle dut être. » Mirbeau, et pour cause, ne le lira pas. L’aurait-il préféré à Ma pièce ? La différence de perception suggérée par Marcel Audibert m’apparaît ainsi : Ma pièce est le livre d’un vivant, Le Tube 1233 celui d’un mort. Pour accommoder la censure, Paul Lintier a su polir le premier. Ces petits arrangements avec les communiqués officiels, faciles à repérer, ont pu entretenir l’impression d’une vague coloration patriotique de Ma pièce. Deux pages de son ultime ouvrage, dénonciatrices et mélancoliques, seront caviardées. Dominique Pierre RHÉTY

NOTES 1. Jean Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Les Étincelles, Paris, 1929, réédité en 1993 par les Presses Universitaire de Nancy, et en 2006, avec une préface et une postface de Frédéric Rousseau.

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2. Henri Béraud, dans Qu’as-tu-fait de ta jeunesse, Les Éditions de France, Paris, 1941, le considère, « et de loin, [comme] le plus grand écrivain de la guerre, l’espoir assassiné de notre génération ». 3. Michel Denis, L’Église et la République en Mayenne, Librairie Klincksieck, 1972. 4. Denis Clair Lambert, petit-fils d’Edouard, Les Racines d’un universitaire lyonnais, chez l’auteur, 2005 5. Ibid. 6. Paul Lintier, Un propriétaire et divers autres menus récits, V. Bridoux, Mayenne, 1911. 7. Henri Béraud, dans Souvenirs sur Paul Lintier, op. cit. 8. Paul Lintier, Un croquant, E. Basset, Paris, 1913. « Un humour tragique de paysan marquait ces pages, dont la précocité surprit les gens de métier. Mal lancé, le livre n’atteignit guère le public », dit Henri Béraud dans Souvenirs sur Paul Lintier, op. cit. 9. Henri Béraud, Qu’as-tu-fait de ta jeunesse, op. cit. 10. Henri Béraud, La Gerbe d’Or, Les Éditions de France, Paris, 1928. 11. Henri Béraud, L’École moderne de peinture lyonnaise, 1912, réédité par Mémoire des Arts, Lyon, 2004. 12. Paul Lintier, Un peintre Adrien Bas, L’Œuvre Nouvelle, Lyon, 1913 (réédité par Mémoire des Arts de Lyon, dans Adrien Bas. Une vie dédiée à la peinture, 2006). 13. Jean Galtier-Boissière, article nécrologique de Béraud dans le Crapouillot de décembre 1958, cité par Georges Ferrato dans Jean Galtier-Boissière Henri Béraud. Autour du “Crapouillot”. Choix d’articles et de correspondance 1919-1958, Éditions du lérot, 1998 14. Il est difficile de résumer en quelques lignes une personnalité aussi complexe. Jean Butin lui a consacré une biographie, Henri Béraud sa longue marche de la Gerbe d’Or au Pain noir, Éditions Horvath, Roanne, 1979. 15. Gus Bofa, compte rendu du livre d’Henri Béraud Ce que j’ais vu à Moscou, dans Le Crapouillot, 1926, article cité par Georges Ferrato, op. cit. 16. La transcription de la correspondance de Paul Lintier est accessible sur le site Internet de Jacques Mathien, Le Colporteur du Nord-Mayenne : http ://colporteur.mathien.net. 17. Paul Lintier, Ma pièce. Avec une batterie de 75. Souvenirs d’un canonnier 1914, Plon & Nourrit, Paris, 1916. 18. Ibid. 19. Laurent Tailhade fait une critique en demi-teinte de Ma pièce dans L’Œuvre du 27 août 1916 : « Il faut lire ces pages vivantes, cursives, d’un métier par moment assez faible… » On retrouve cet article et la nécrologie de Mirbeau dans Les Livres et les hommes (1916-1917), Crès, Paris, 1917. 20. Jean Norton Cru, Témoins …, op. cit. 21. René Étiemble, Peaux de couleuvres, Gallimard, 1948. 22. Un ami d’enfance de Paul Lintier, mobilisé dans le Génie, raconte une entrevue avec Louis Lintier alors qu’il est en permission à Mayenne : « Notre visite à Madame Lintier fut fort pénible. La douleur, depuis la mort de son fils, l’avait rendue méconnaissable. J’allai voir aussi le maire de notre cité, son beau-frère. J’eus tort de lui parler de nos misères et du désir que nous avions de voir finir le conflit, ce cauchemar. Il ne me comprit pas. Il me dit que je reniais le sacrifice de ceux qui étaient tombés au champ d’honneur et que, si son neveu vivait encore, je lui aurais fait de la peine à parler ainsi. » Paul Corbeau, J’étais sapeur au 8e Génie, publié par son petit-fils Jean-Yves Lignel, chez l’auteur, 2007.

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23. Correspondance de Paul Lintier, accessible sur le site Internet de Jacques Mathien, Le Colporteur du NordMayenne, cité plus haut 24. Lettres d’Arsène Gouhier et Maurice Lepecq, accessibles sur le site Internet Le Colporteur du Nord-Mayenne, déjà cité. 25. Pierre de Mazenod, Les Étapes du sacrifice. Souvenirs d’un commandant de batterie (1915-1917), Plon, 1922. Dans son essai Témoins (op. cit.), Jean Norton Cru dira : « C’est un cas vraiment curieux que celui d’un troupier qui écrit deux excellents livres de guerre avant d’être tué, tandis que son capitaine, dans la troisième et la quatrième année qui suivent la guerre, en donne à son tour aussi deux, moins bon toutefois. […] La comparaison inévitable avec les volumes de son subordonné montre que de Mazenod n’a pas ce qui fait les grandes œuvres. » 26. Paul Lintier, Ma pièce …, op. cit. 27. Pour la presse confessionnelle, n’est pas martyr qui veut. Il me parait amusant de citer ici cet article de L’Action catholique du Québec, paru le 23 février 1917 : « On lit ces pages avec émotion, et même les larmes aux yeux, devant tant d’héroïsme qui se déploie stoïque, désintéressé, superbe et auquel il ne manque parfois que la flamme du réel catholicisme pour être un parfait exemple du suprême sacrifice. » 28. Le Temps du 3 décembre 1916, article de Jean Lefranc sur le Prix Goncourt 1916. 29. Au sujet, entre autres, du Prix 1916, lire l’article de Sylvie Ducas-Spaës : « Mirbeau académicien Goncourt, ou le défenseur des Lettres promu juré », dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001. 30. Paul Lintier, Le Tube 1233, Avec une batterie de 75. Souvenirs d’un chef de pièce 19151916, Plon & Nourrit, Paris, 1917. « Ses dernières notes de route, ramassées sur son corps sanglant, ont été réunies par les soins de ses amis et compagnons d’armes » : note de l’éditeur en dernière page. 31. Souvenirs sur Paul Lintier, préface du Tube 1233 …, op. cit. 32. Lettre manuscrite inédite, collection privée de l’auteur. 33. Archives Municipales de Lyon, fonds Paul Lintier, cote 28II. 34. Henri Béraud, article intitulé Notre Mirbeau en province dans Les Cahiers d’aujourd’hui, n° Octave Mirbeau, n° 9, 1922. 35. Ibid. 36. Marcel Audibert fut l’un des premiers collaborateurs du Crapouillot de Jean-Galtier-Boisière. Il rencontra Paul Lintier à l’hôpital de Mayenne où, blessés tous les deux, ils avaient passé les derniers mois de 1914 dans la même chambre. Fils d’un professeur à la Faculté de Droit de Paris, juriste lui-même, il fit carrière dans la magistrature.

Octave MIRBEAU Les 21 jours d’un neurasthénique Préface d’Arnaud Vareille, L’Arbre Vengeur, 16 €

OCTAVE MIRBEAU ET PIERRE MÉNARD, QUASI FANTASIA (après la lecture d’un roman de Michel Lafon)1 Et suis-je obligé, par hasard, chevalier que je suis, à distinguer les sons, et à reconnaître si le bruit que j’entends vient de marteaux à foulon ou d’autre chose ? Cervantès, Quichotte, I, 20

Dante souhaitait que le Ciel soit l’endroit dove si puote / Ciò che si vuole [“où l’on peut ce que l’on veut”] (Inferno, V, 23-24). Ce passage à l’acte suggéré par Dante, réalisation parfaite du désir le plus simple comme du caprice le plus tortueux, et qui ne s’est peut-être pas accompli ailleurs que dans son poème, a comme un air de famille avec les mécanismes cachés de ces autres paradis que sont, selon certains, les rêves et la littérature. Doit-il vraiment nous importer que ce que nous racontent les rêves, les mythes ou les romans soit une pure fantaisie ? Non, car même s’ils ne sont que le produit de l’imagination, les rêves, les mythes et les romans travaillent façonnent l’être humain, et en tout cas, la seule chose qui compte, c’est de savoir comment ils s’y prennent pour le faire. D’ailleurs, « réel » ne signifie pas la même chose, selon que l’on parle des choses de l’esprit ou de celles de la nature. Ici, ce qui importe, c’est le fait brut de l’existence, ou de l’inexistence, des événements ; là, c’est leur sens, la façon subjective dont ils sont projetés sur l’esprit, que les événements aient eu lieu ou non dans la réalité objective… Pour l’esprit, il suffit d’une étincelle pour que le moindre récit, fût-il de pure fantaisie, puisse s’ouvrir un passage dans l’homme, toucher toute une ville, voire le monde entier, et se révéler aussi riche de substance, voire bien davantage, que ne le sont les histoires réellement advenues. C’est dans cette vérité que réside la force créatrice et captivante des mythes et des légendes, car n’importe quel événement, si fortuit et insignifiant qu’il paraisse, peut néanmoins leur servir à forger la façon dont il sera perçu et à faire en sorte, par exemple, qu’il finisse par apparaître malgré tout comme nécessaire aux yeux des gens. Si telle montagne, dit le mythe, a cette apparence, c’est parce que, dans le passé, aux origines, il s’est produit telle ou telle

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chose. C’est dans cette vérité brute que réside la force créatrice de la littérature, et, en particulier, la force créatrice et captivante de cette Vie de Pierre Ménard, de Michel Lafon, qui recourt aux mêmes subterfuges que dans les mythes pour essayer de donner du sens à ce qui n’en a pas, pour éclairer les ténèbres : « Le mythe se nourrit de ces simulacres, il s’étale, il rayonne, il pulvérise l’histoire et se suffit ô combien à lui-même » (p. 107). Ce qui a été à l’origine de l’agencement mythologisant de cette Vie de Pierre Ménard n’est pas la banalité d’un événement fortuit, tel qu’un accident géographique. Son point de départ est lui-même une œuvre littéraire, une création de l’esprit déjà marquée, de Jorge-Luis Borges. ce fait, au coin de la nécessité, et même, en l’occurrence, parvenue à une forme de perfection, puisqu’elle compte parmi les plus grandes œuvres littéraires du XXe siècle : il s’agit en effet de Pierre Ménard, autor del “Quijote”, qui a inauguré le genre fiction inventé par Jorge Luis Borges et qui a été publié en 1939. L’imposture est célèbre : présenter l’hommage posthume, la nécrologie sincère et émue, d’un écrivain nîmois du nom de Pierre Ménard, qui se serait fixé pour mission, ô combien héroïque et véritablement extraordinaire, de tenter de réécrire, des années après l’avoir lu et oublié, le Quichotte de Miguel de Cervantès Saavedra. À force de relire cette fiction, Michel Lafon, traducteur et connaisseur avisé de Borges, semble s’être résigné, tel Pierre Ménard, à la réécrire. Non pas pour la corriger, comme on pourrait le croire à première vue, mais pour l’expliquer et l’amplifier – à l’instar de ce que font très souvent les mythes. Alors que les affirmations paradoxales de Borges, et notamment sa raillerie à l’égard de son Ménard, ont mis un voile sur le regard des lecteurs en rendant l’écrivain nîmois incongru, et du même coup fantastique, voire inexistant, le Ménard de Lafon, romanesque et sentimental, déchire ce voile et réussit à convaincre l’humanité, au moins pendant ce bref instant, néanmoins éternel, que dure la lecture du roman, de l’existence pure et simple de Ménard – depuis sa naissance, en mars 1862, jusqu’à sa mort, en août 1937. En tout cas, en ce qui me concerne, force m’a été d’admettre ce fait, tant a été intense et durable l’effet de la lecture de cette biographie de Pierre Ménard, à laquelle un sien disciple montpelliérain, nommé Maurice Legrand, a travaillé jusqu’en 1957, et qu’il a laissée en plan, avec d’autres papiers, lorsqu’il est mort, en 1970. Publiées en 2008, comme un roman, aux éditions Gallimard, les pages de Maurice Legrand sur son maître nîmois ont été préfacées, et de temps à autre annotées, par la plume discrète

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d’un éditeur qui ne dit pas son nom, mais qui pourrait bien être celui dont le nom figure sur la couverture, comme s’il était l’auteur de l’ensemble… Tout au long de ces pages les fragments se succèdent – lettres, notes privées, souvenirs, témoignages –, dans l’ordre incertain de la vie, telle une rhapsodie. Les épisodes les plus émus de l’enfance de Ménard quittent l’obscurité dans laquelle Borges les avait laissés, dans sa fiction primitive : les étés dans la grande maison familiale de Grau-d’Agde, les amours et les déchirements adolescents, les promenades, les lectures, son attachement aux jours de tempête, sa passion, voire son obsession, pour le Jardin des Plantes de Montpellier et, plus généralement, pour la botanique, pour l’amitié et pour la littérature, la tristesse sans nom qui dévaste son âme au fur et à mesure que passent les années, son affaiblissement, sa prostration, et, pour finir, sa mort. Mais surtout, grâce à Legrand et Lafon, nous connaissons désormais la rencontre que fit Ménard, en 1919, dans le susdit Jardin des Plantes, devant la tombe, occupée ou peut-être vide, de la muse d’un poète, d’un très jeune et prometteur écrivain argentin, du nom de Jorge Luis Borges, lequel était précisément de passage à Montpellier, sur le chemin du retour de Suisse à Buenos-Aires… Nous découvrons également la longue amitié épistolaire qui s’est développée entre eux, et une partie – le reste, nous l’imaginons – de ce que Ménard a dû transmettre à l’Argentin au cours de ces échanges transocéaniques. Ce qui explique – à la manière dont un mythe explique la forme d’une montagne ou le coude d’un fleuve – comment, et peut-être même pourquoi, Borges a écrit ce qu’il a écrit sur son maître à penser français, deux ans après sa mort, et comment et pourquoi il a attribué à Ménard une entreprise tellement invraisemblable que le monde entier n’y a vu qu’une invention à lui, qu’une fiction de Borges. Pour finir, nous comprenons, non seulement que Borges n’est nullement le créateur de Pierre Ménard, mais que, bien au contraire, c’est Borges lui-même, et son œuvre entière, qui ne seraient que la création, laborieuse et complexe, de ce Ménard, soit tout seul, soit avec l’aide de ses amis du Congrès… En effet, comme la vocation littéraire de Ménard était extrêmement étrange et paradoxale – même si elle ne l’a pas été autant que Borges a voulu nous le faire croire dans son Pierre Ménard, auteur du Quichotte –, elle s’est réalisée presque exclusivement à travers la littérature de ses contemporains, sur lesquels il a exercé peu ou prou une influence, d’une façon ouverte ou masquée, mais toujours anonymement : habileté doublée d’humilité, qui rend désespérée la tâche de l’historien soucieux de la déterminer précisément… C’est ainsi que Ménard a influencé André Gide et Paul Valéry, dont maintes pages peuvent être attribuées, presque à coup sûr, sinon à sa plume, du moins à son magnétisme. C’est de la même manière qu’il a également exercé son influence sur l’auteur du Jardin des supplices… Car il y a justement cette tombe dans le Jardin des Plantes, qui, on l’a vu, est le paradis de Pierre Ménard, lors de ses visites périodiques à Montpellier,

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et de ses amis écrivains. Cette tombe, qui garde non seulement les cendres improbables d’une muse, mais aussi un secret encore plus ambigu : la porte conduisant à une salle, dans laquelle, depuis des siècles, se sont donné rendez-vous les membres d’une confrérie, ou d’une maçonnerie, ainsi que, plus récemment, ceux d’un soi-disant Congrès, assemblée d’écrivains illustres de jadis et d’aujourd’hui : John Locke, peut-être Edward Young, à coup sûr Diderot, Stendhal, Mérimée, Musset, Mallarmé, Mirbeau, Conrad, Pierre Ménard, bien évidemment, et peut-être encore Pierre Louÿs, Paul Valéry, André Gide, Valery Larbaud, Jean Cocteau, et bien d’autres. De ce Congrès, les objectifs sont, ou étaient, tout aussi masqués que la salle où il se réunissait en cachette, mais une chose du moins est sûre, c’est que, au début du XXe siècle, ses membres ont approuvé une motion faustienne, proposée évidemment par Pierre Ménard : inventer, en réunissant les forces de tous les congressistes, un génie universel de la littérature, le plus génial et le plus universel des écrivains qui aient laissé courir leur plume sous le soleil, depuis Homère, Moïse, Valmiki et autres écrivains collectifs. Qui peut savoir quels ont été les motifs de la présence de Mirbeau et les chemin par lesquels il s’est retrouvé, ponctuellement ou non, mêlé au grand secret ? Son initiation est-elle l’œuvre de Pierre Ménard en personne, ou d’un autre écrivain ? On l’ignore. Qui, surtout, pourrait bien déceler les traces qu’ont laissées dans son œuvre l’action occulte du Congrès, la personnalité séduisante et les objectifs artistiques on ne peut plus discrets de Pierre Ménard, dont l’œuvre, comme le montre son biographe dans le roman de Michel Lafon, fut précisément rédigée en grande partie par des personnes interposées ? Enfin, n’est-il pas vrai que Mirbeau a lui aussi ménardisé en écrivant, comme l’a révélé Pierre Michel dans Mirbeau et la “négritude”, tant d’œuvres qui portent d’autres signatures que la sienne ? Mais il a également ménardisé dans son œuvre signée, et les empreintes pourraient bien en être visibles. Bien hardi, d’ailleurs, qui prétendrait savoir que ce n’est pas du tout le cas ! Tentons l’expérience en nous appuyant, par exemple, sur Sébastien Roch, effrayant roman autobiographique sur la perversion des prêtres, auquel Mirbeau met le point final en 1890, au moment où Pierre Ménard avait déjà 28 ans. L’un des motifs récurrents de sa biographie par Maurice Legrand, nous l’avons vu, est le Jardin des Plantes de Montpellier, l’origine du Jardin, son histoire, son mystère, son destin visible et invisible. Voici, par exemple, ce qu’écrit Legrand sur son destin invisible : « Le Jardin de Plantes est un Jardin de Pierres », parce qu’il a été consacré depuis ses origines à l’apôtre Pierre ; quant au Languedoc, il est « le centre le plus secret de ce durable complot que s’attacha au fil des âges […] à restaurer sur le trône de France les Mérovingiens, dont la dynastie prétendait tirer sa légitimité directement du Christ et de sa famille, débarquée aux SaintesMaries-de-la-Mer au premier siècle » (p. 146). De ces conjectures en découlent d’autres, qu’il ne convient peut-être pas de divulguer ici, mais arrêtons-nous là

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et considérons la généalogie de Sébastien Roch : « Le comte amena de Paris des tailleurs de pierre, parmi lesquels se trouvait un jeune homme, du nom de Jean Roch, originaire de Montpellier, et, d’après des probabilités flatteuses, mais malheureusement non établies, descendant de saint Roch qui vécut et mourut en cette ville. » Que de surprises ne manquera pas de nous réserver, le jour où elle sera faite, une lecture approfondie de ce roman de Mirbeau, une fois débarrassée du préjugé positiviste contre les anachronismes, et à la lumière mystérieuse de ce Pierre Ménard heureusement découvert par Michel Lafon ! Non seulement la lecture de Sébastien Roch, d’ailleurs, mais aussi, sans doute, celle du Jardin des supplices, antinomique flagrant de l’idyllique Jardin de Montpellier, puisque, à l’inverse du Paradis de Dante, des délits qui n’ont même pas encore été commis, sont immédiatement sanctionnés par d’atroces supplices… En septembre 1952, Étiemble publia, dans Les Temps modernes, un article au titre antiphrastique : « Un homme à tuer : Jorge Luis Borges »2. Admirateur des littératures lointaines, il y déblatère contre les provincialismes de la littérature française de l’époque et leur oppose le cosmopolitisme, qu’il suppose, à tort ou à raison, être caractéristique de l’Argentin. Il signale néanmoins en passant, une exception possible : un roman de Pierre Klossowski publié en France deux années auparavant, La Vocation suspendue, où l’histoire, tout comme dans les fictions de Borges, n’est racontée que d’une manière oblique, à travers le compte rendu de l’œuvre d’un autre auteur. Étiemble écarte, à juste titre, l’idée que le long Klossowski – un autre Pierre ! – aurait pu suivre dans son roman les procédés du maître Borges le bref. Mais il n’a pas pensé à émettre l’hypothèse que Klossowski ait pu s’inspirer des mêmes modèles que Borges dans ses fictions. Le premier de ces modèles est le Sartor Resartus de Thomas Carlyle (1834), très original hybride d’essai et de roman ; et le second, le lecteur l’aura deviné, n’est autre que le Pierre Ménard de Lafon, que Klossowski – pourquoi ne pas le postuler ? – ne pouvait manquer de connaître. Curieusement, en effet, les conceptions de Carlyle et de Ménard se rejoignent. En ce qui concerne Carlyle, Borges lui-même fait allusion à ce passage du livre II de Sartor Resartus qui résume sa doctrine sur le pouvoir littéralement créateur de la littérature : « Sur un petit bout de papier, d’abord écarté parce que vierge, l’encre étant à peu près invisible, nous avons récemment remarqué et déchiffré avec effort ce qui suit : “Qu’importent les Faits historiques ; et davantage encore les Faits biographiques ? Connaîtrez- vous un homme, et l’Humanité tant qu’à faire, en enfilant les perles que vous appelez des Faits ? L’Homme est l’esprit dans lequel il a travaillé ; non ce qu’il a fait, mais ce qu’il est devenu. Les Faits sont des Symboles gravés dont bien peu de gens ont la clé”3 ». En ce qui concerne Ménard, le roman de Michel Lafon boucle la boucle : le Jardin des Plantes n’est pas seulement un Jardin « de Pierres », mais aussi un jardin « de Signes », signes capables de justifier pour toute l’éternité une existence – d’une personne, d’une ville, voire d’un pays –, ce qui équivaut à la créer.

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Quant à Klossowski, il était bien en accord avec Carlyle quand il écrivait, dans l’ouvrage auquel Étiemble faisait référence : « On ne lit pas impunément, et consentir à une réalité fictive, n’en est pas moins sentir cette fiction avec réalité4 ». Bref, en littérature au moins, les critiques adressées par Kant à la preuve anselmienne de l’existence de Dieu à partir de l’Idée d’un Être Parfait, n’ont aucune validité. Si l’existence de Pierre Ménard est nécessaire, si quelque chose dans la forme narrative du récit, ou dans l’histoire elle-même de Ménard, fait que les épisodes de sa biographie aient une force irrécusable, ou s’ils ont été tels, enfin, qu’ils ont rendu désirable l’existence de Ménard – alors Pierre Ménard existe bel et bien ! Et Octave Mirbeau, comme d’autres écrivains, a bel et bien fait partie de son cercle d’amis… Un dernier point. Macedonio Fernández (1874-1952), écrivain argentin auteur du roman posthume Musée du roman de l’Éternelle, et qui a été, tout comme le Pierre Ménard de Lafon, le maître à penser du jeune Jorge Luis Borges, croyait, ou imaginait qu’il croyait, que l’amour devait être capable de faire abstraction de la douloureuse contingence, du hasard atroce qui décide de l’existence ou de l’inexistence de la bien-aimée. La Passion devait pouvoir être autosuffisante et constituer une manière de paradis dantesque, où le désir, l’attirance pour l’autre, se trouveraient comblés et bourgeonneraient avant même d’éclore, et même sans qu’on ait rien demandé. Dans ce jardin, concevoir le désir de contempler la bien-aimée et contempler la bien-aimée, cela revient exactement au même. Certes, la littérature n’est pas ce paradis. Très souvent même ceux qui écrivent s’emploient à nous rappeler cruellement l’écart qui sépare ces deux termes. Mais il n’en est pas moins vrai que, sans la littérature, cette distance serait insupportable. C’est précisément la consolation qu’apporte la lecture d’Une vie de Pierre Ménard, car, pendant un moment au moins – le moment, malgré tout éternel, que dure la lecture d’un roman –, on peut ce que l’on veut : la beauté, la perfection. Daniel ATTALA (Argentine) Université de Bretagne-Sud

NOTES 1. Une vie de Pierre Ménard, Paris, Gallimard, 2008 ; prix Valery Larbaud 2009. 2. Nº 83, septembre 1952, pp. 512-526. 3. Th. Carlyle, Sartor Resartus, Paris, José Corti, 2008, p. 218. 4. P. Klossowski, La Vocation suspendue (1950), Paris, Gallimard, 1990, p. 15. Il n’est pas sûr que Klossowski ait voulu, dans cette phrase, faire allusion à Ce vice impuni, la lecture (19251941) de Valery Larbaud. Mais le fait que Larbaud, selon le roman de Michel Lafon, ait appartenu au Congrès, n’attire moins l’attention. Querelle de littérateurs ? Qui peut le savoir ?

TROISIÈME PARTIE

TÉMOIGNAGES

Octave Mirbeau, par Yannick Lemarié.

DE LÉOPOLD À OCTAVE Quand on aime Octave Mirbeau et qu’on est Belge, c’est nécessairement par La 628-E8 qu’on y est arrivé. C’est assurément mon cas. Quand j’étais un petit garçon, dans les années 1950 et suivantes, il y a très longtemps, on nous enseignait, à l’école primaire, l’histoire de Belgique de manière à bien nous faire comprendre que notre pays était redevable de sa prospérité et de sa grandeur à son second roi, Léopold II, essentiellement. De beaux livres illustrés venaient d’ailleurs compléter cette information scolaire. Parmi eux, c’est à Léopold II ce géant que remonte mon plus lointain souvenir. C’était une belle couverture brune et cartonnée des éditions Casterman-ParisTournai, datée de mai 1936 et dédicacée de la sorte : « Aux garçons de mon pays j’offre ce livre d’images : des images royales, épiques et hautes et vraies ». Les filles de l’époque n’avaient sans doute rien à y apprendre ; j’y appris quant à moi l’épopée « anti-esclavagiste, civilisatrice et évangélique » des pionniers du roi, souverain propriétaire exclusif, de 1885 à 1908, d’un territoire quatre-vingt fois plus grand que la mère patrie. La statuaire publique de la plupart des cités du pays achevait de nous convaincre de cette grandeur passée. Les grandes villes belges possédaient toutes, sauf Liège, ma ville natale, leur deuxième roi en bronze, en pierre, en pied, à cheval, toisant fièrement le passant et l’interpellant de ses maximes lapidaires telles celle d’Arlon, toute récente alors, en 1951 : « J’ai entrepris l’œuvre du Congo dans l’intérêt de la civilisation et pour le bien de la Belgique » ; à l’autre extrémité du pays, face à la mer du Nord, sur la plage de Blankenberge, le martyre du lieutenant Lippens et le sacrifice héroïque du sergent De Bruyne rappelaient aux potaches en vacances la barbarie des esclavagistes arabes et l’œuvre émancipatrice du souverain et de ses fidèles. L’indépendance accordée à la colonie le 30 juin 1960, et surtout le discours, jugé « scanLéopold II. daleux » à l’époque, que le premier ministre

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du nouvel État, Patrice Lumumba, prononça ce jour-là en présence du roi Baudouin, troublèrent plus d’un Belge. Que pouvaient être ces atrocités reprochées à la face de l’ancien colonisateur ? On ne doute pas que des universitaires se soient penchés sur la question pendant les trente années suivantes ; mais ils ne publièrent rien, en français du moins, et restèrent fort discrets, même lorsqu’un ancien cheminot de l’ex-colonie, Michel Massoz, retraité à Liège, se mit à publier, début 1989, un important volume, documenté d’une bibliographie de quelque 800 ouvrages, la plupart datant d’un siècle ou plus : Le Congo de Léopold II. Il avait bien du mérite, l’ancien cheminot ; il avait tout lu, après avoir beaucoup cherché, et il éditait lui-même, comme un grand, des conclusions qui ne feraient pas plaisir. Dans une préface d’une parfaite concision, il s’excusait presque : « Les faits que j’ai découverts au fil de mes lectures se sont si souvent révélés parfaitement incroyables dans le chef de l’État Indépendant du Congo [E. I. C., celui de Léopold II, de 1885 à 1908] qu’il m’est arrivé plus d’une fois d’hésiter à en poursuivre la rédaction tellement la vérité en est cruelle et tellement sont encore nombreux ceux qui ont intérêt à ce que l’on ne détruise pas le cocon d’ignorance aussi trompeur que confortable dans lequel ils vivent. » Mais il tint bon. Il pronostiquait « de se trouver en butte aux réactions virulentes qui ont accueilli tous ceux, et la liste en est longue, qui ont osé dénoncer les abus du Congo de Léopold II. » Il se trompait : le silence et l’indifférence qu’il provoqua ont dû lui être encore plus pénibles que les réactions qu’il craignait. D’autant que, dix ans plus tard, en 1998, Hochschild sortait, à grands renforts de publicité, et avec grand succès cette fois, ses Fantômes du roi Léopold, que la critique présentait comme « le remarquable document qui dépasse toutes les autres études sur le Congo » et qui ne contenait en fait qu’une répétition, avec une bibliographie moins complète, du travail de Massoz… sans référence à celui-ci. Ce phénomène éditorial n’est pas une exception, hélas ! Le mérite d’Hochshild fut tout de même de lancer le débat et de faire sortir les historiens et les universitaires sur le devant de la scène médiatique. Je n’avais pas attendu Adam Hochschild pour me convaincre de vérifier, dans la bibliographie proposée par Massoz, les horreurs que celui-ci dénonçait et qui étaient en totale contradiction avec ce qui m’avait été enseigné dans mon enfance. La production était importante : des nombreux pionniers, partis dès le début « au cœur des ténèbres », dans un véritable élan philanthropique et sous la bannière d’azur étoilée de jaune de l’E. I. C., en étaient revenus déçus, voire trahis dans leur idéal humanitaire. Beaucoup avaient couché leur dépit

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dans des ouvrages que je retrouvais enfouis au fond des bouquineries d’occasion, parfois dans de très belles reliures. Massoz, puis Hochschild, n’avaient pas menti. Il apparaissait que le débat avait été virulent en Belgique, surtout entre 1905 et 1908 ; que nombreux étaient les fidèles de la première heure à s’être séparés du vieux roi, jusqu’à s’y opposer et à convaincre le parlement d’arracher ces immenses domaines à la main-mise du souverain-exploitant. L’affaire avait véritablement marqué la vie publique du début de siècle ; on ne nous l’avait pas enseigné ! Plus on trouve, plus on a envie de chercher et Internet y aide d’une manière incroyable. Au cours de mes recherches « sur la toile », je suis tombé en 2000, sur un article de Susanne Gehrmann, « Les Atrocités congolaises dans la littérature européenne populaire », qui, outre Conrad, Twain et Arthur Conan Doyle, citait Le Caoutchouc rouge d’Octave Mirbeau. J’avais certes déjà entendu parler de cet auteur, dont on ne voyait plus trace depuis longtemps dans les rayons des librairies. Je savais qu’il avait fait partie de la première Académie Goncourt, qu’il avait milité avec Zola et les dreyfusards, et surtout que Maeterlinck, notre unique prix Nobel de littérature, lui devait beaucoup plus que d’avoir mangé froid un « magnifique dimanche d’été » de 1890. À la fin de sa dernière œuvre, Bulles bleues, l’autobiographie de sa jeunesse, l’écrivain gantois, avec beaucoup d’humour, rappelait en effet le « coup de foudre ébranlant la maison », provoqué par l’arrivée, en plein milieu du déjeuner familial, du journal contenant l’article de Mirbeau qui lançait définitivement sa jeune carrière : « En attendant, la superbe poularde est plus froide qu’une morte. Voilà les premières conséquences de l’article d’Octave Mirbeau, sur La Princesse Maleine, paru dans Le Figaro du 24 août 1890. » Il est évidemment impossible d’éviter les sites de Pierre Michel et de la Société Octave Mirbeau quand on met en route un moteur de recherche à partir du nom de l’écrivain ; c’est une bénédiction. J’avais le doigt dans l’engrenage ; je prenais conscience que je me trouvais face à une œuvre monumentale, à une montagne et qu’il me faudrait souffrir pour la gravir. Mais mon premier souci demeurait de savoir ce que Mirbeau avait dit de la Belgique de 1905 et de son roi. Susanne Gerhmann m’apprenait en effet que Mirbeau était venu à Bruxelles, précisément à l’époque de la polémique qui divisait les Belges à propos du comportement de leur roi vis-à-vis du Congo et à propos de la reprise de ses territoires par l’État belge. Elle parlait d’une réédition récente en brochure du chapitre que l’écrivain avait consacré à ce séjour dans la capitale belge dans un livre bizarrement intitulé La 628-E8. Ma curiosité était grande. Aussi, lors d’un

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passage à Bruxelles, me suis-je rendu à la chaussée de Charleroi, chez le libraire Ferraton qui avait commis ladite réédition avec son collègue Van Balberghe. J’en suis revenu avec trois romans de Mirbeau : La 628-E8 et Les 21 jours d’un neurasthénique dans deux beaux exemplaires illustrés des Éditions Nationales de 1935, et Le Jardin des supplices dans une moins belle édition de 1922 de chez Fasquelle. Le Jardin m’a beaucoup surpris, Fort de Charlemont, à Givet. voire dérouté, lors d’une première lecture ; c’était une espèce de fourre-tout, sans cohérence apparente ; des personnages étaient sans identité et gardaient leurs secrets, mais leurs dialogues m’avaient pourtant séduit, par exemple quand Clara stigmatisait « l’œuvre de conquête abominable » du pasteur et du missionnaire apportant « la civilisation au bout des torches, à la pointe des sabres et des baïonnettes… ». Une seconde lecture, avec les clés fournies par la préface des Éditions du Boucher mises en ligne – quelle heureuse initiative ! – m’a ouvert d’autres perspectives. La 628-E8, par contre, m’a d’emblée enthousiasmé. Ce n’était guère plus « construit », certes, mais comment ne pas sauter de joie à la description extravagante de la petite ville de Givet et devant les pages époustouflantes sur l’élevage des poulets belges au début du siècle – entre autres passages. J’en ai fait un de mes livres de chevet. Depuis lors, j’ai lu tous ses romans ; j’aime à parcourir sa correspondance qui constitue, à l’instar des Journaux d’autres écrivains de la même époque, tel Léautaud, une source inépuisable de renseignements sur la vie intellectuelle du « tournant du siècle ». J’aime à revenir de temps à autre sur un Conte cruel, et je me suis fait membre de la Société. Beaucoup me reste pourtant à faire pour cerner cette personnalité hors du commun. Derrière l’écrivain, j’aime l’homme, dans ses combats pour le « beau », le faible, l’exploité, pour les valeurs qu’il a défendues et dont nous avons tant besoin encore à l’heure actuelle. J’admire sa façon d’avoir raison avant tout le monde : acquérir les Tournesols et les Iris de Vincent Van Gogh en même temps que d’autres se servent des toiles du peintre pour boucher les trous de leur poulailler, ou voir dans un écrivain inconnu la promesse d’un futur Nobel, voilà qui n’est pas banal. Et puis, il est comme le bon vin, il s’est bonifié en vieillissant, contrairement à la plupart des hommes. Michel BOURLET procureur du roi honoraire de Neufchâteau (Belgique)

AU NOM DE… Après la création de Familière Familie à l’automne 2007 sur la famille et les normes, j’ai eu envie de mettre en scène un thème que l’on aborde sans cesse, mais d’une façon qui me semblait toujours plutôt confuse et partiale : la croyance. Ainsi est né, non le divin enfant, mais Au Nom de…, seconde mise en scène de ma compagnie Allerlei. De nombreux spectacles utilisent la religion comme décor, cadre historique, univers pittoresque, démarche militante. Mais j’en ai peu vu qui s’arrêtaient sur ce qu’est le fait même de croire. Qu’est-ce que la croyance ? Comment fait-on pour exprimer ce qui relève de l’intimité la plus profonde et rejaillit, en privé ou en public, dans des manifestations plus ou moins ritualisées ? J’ai donc lu des textes portant sur ce thème, de plusieurs auteurs et de différentes époques, en choisissant de m’arrêter, puisque leur nombre dépasse de loin ce qu’on peut lire en une vie, sur ceux qui ouvrent des portes et des possibilités, ceux qui reconnaissent que l’on ne sait pas grand-chose et que, de toute façon, tout relève de ce qu’en font les humains. C’est en effet – plus que la croyance, qui reste une grande inconnue, sans réalité autre que celle de ses manifestations – la responsabilité de l’humain face à une part de son imaginaire que je souhaite mettre en scène. Il s’agit, avant toute chose, de jouer, de s’amuser ensemble à remettre en question nos certitudes et d’en accepter les outrances, le réconfort ou le ridicule, auxquels l’humain se prête si souvent depuis des millénaires. Je me suis donc retrouvée avec un corpus réunissant Denis Diderot, le baron d’Holbach, Octave Mirbeau et l’historien Paul Veyne. J’ai demandé à trois comédiens que j’avais rencontrés au conservatoire de Grenoble, s’ils étaient d’accord pour travailler avec moi sur ce spectacle. Ils m’ont suivie avec enthousiasme, malgré un thème qui semblait plutôt irréel, intangible, il faut bien le reconnaître. Nous avons lu pendant trois jours tous les textes que j’avais réunis, nous en avons gardé un certain nombre, ainsi que des idées de chansons et de situations, puis je me suis attelée au pré-montage : j’ai déterminé un lien logique entre les textes, celui de la naissance à la mort, incluant les rites sociaux et culturels auxquels nous participons.

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Et nous avons, quelques mois plus tard, commencé à travailler sur une pièce créée de toutes pièces et ouverte à toutes les modifications et aux imprévus qui permettent une liberté parfois terrible, mais toujours passionnante. Toute l’équipe est de culture chrétienne, nous sommes ou non passés par de la pratique religieuse, nous en avons gardé des habitudes ou des liens, ainsi notre jeu est parti autant de nos sensations et souvenirs que de notre besoin d’imaginaire. Le rire me semble primordial pour aborder un thème, qui est malheureusement aussi sérieux et une source de malentendus éternels. Une femme pense découvrir une relique et se prosterne devant un phallus en pierre tombé d’une statue de l’église… Le partage problématique d’un repas à travers le prisme de la charité… Des noces où les mariés se transforment en bêtes… La recherche de l’explication du monde par d’étranges pédagogies… Voilà ce qui, entre autres moments de jeu, est resté sur scène après un petit mois de recherches. Le spectacle Au Nom de… a été crée à l’automne 2008, un an après la première création de la compagnie, et le bouche à oreille a fait de lui un petit succès. J’espère que la représentation que nous en ferons, lors de l’A. G. 2010 de la Société Mirbeau à Angers, saura vous faire rire et réfléchir, comme cela a été le cas lors des précédentes, où le spectacle a toujours été suivi de discussions animées et enjouées. Marie BRILLANT

NOTES 1. Voir les Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 252-284.

JE HAIS MIRBEAU ! Je hais Octave Mirbeau. Je hais ses histoires, ses personnages, ses convictions, ses combats, ses mots. Parce que ce sont des histoires cruelles et maculées de boues, où les héros se débattent, sont rarement heureux, perdent toujours, l’âme broyée, le cœur en poussière. Et sa pensée est corrosive, létale comme le suc du mancenillier. Et sa croisade est violente, implacable, sans concessions, appelant à l’émeute, à l’anarchie même. Et ses mots brûlent. Oh, comme ils brûlent et giflent ! N’épargnant rien, ne saluant personne, ils ne se complaisent à aucune mollesse, ils ne donnent à mordre que la vérité, l’amère vérité qui persiste comme un poison sur la langue et dans le souvenir, et les blessures qu’ils causent sont pareilles à celles du fil de fer barbelé, atroces, hideuses, inguérissables. A-t-il eu peur ? A-t-il seulement tremblé ? Il a craché sa révolte sur le monde pour le chambarder, il a fustigé avec du feu tout ce qu’il refusait, il s’est vautré dans l’horrible, cet horrible qui est le réel, chaud, frémissant comme un renard qu’on vient de tuer et qui rougeoie encore, et il nous a barbouillés de son sang, et c’est définitif, et c’est indélébile. Mirbeau, c’est la hache qui fend notre inertie de haut en bas, la bombe qui fait exploser nos lâchetés, le chaudron qui déborde d’une colère intarissable et douloureuse, se nourrissant de la veulerie humaine, ne nous trouvant aucune excuse, et hurlant sans fin contre tout, contre tous, mouchant toutes les étoiles. On respire Mirbeau, et c’est des puanteurs d’abattoir, des parfums de cocottes, des effluves poivrés de bourgeoisie à coller la migraine. On mange Mirbeau, et c’est de la viande, que de la viande à canon, qui envoie dans nos muscles et notre cerveau tout le sang nécessaire à la bonne vie. On entend Mirbeau, et il y a des cris par-dessus les campagnes, des plaintes sourdant des villes comme une eau sale, des larmes muettes dévorées par les rejetés, les rafalés, les proies de la froide machine sociale. Et, finalement, on voit ce qu’il nous montre, qui nous crève les yeux, dame, on ne peut faire autrement que de voir sa réalité, notre réalité, de souffrance, d’iniquités et de crime, pleine de créatures chargées de tares jusqu’à la caricature, jusqu’au détail déchirant et inattendu qui nous oblige à comprendre que nous sommes tous un peu, beaucoup, passionnément, ceux qu’il décrit sans

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même les juger. Oui, l’abbé Jules s’exaspère en nous, Sébastien Roch pleure au fond de nous, et Clara qui nous fascine, et Dingo, sauvage et libre, qui dort près de nous après avoir semé la mort. Il ne nous reste plus qu’à plonger les mains dans le charnier. Au pire, on y coulera, on ira féconder de notre sang la terre du jardin des supplices, et les fleurs y pousseront plus belles, leurs couleurs chatoieront davantage, on ne pourra que nous remercier. Mais si on est fort, on en émergera encore plus fort. Plus capables de survivre à ce que nous avons nousmêmes créé, plus forts pour résister au noir entonnoir de la surconsommation, pour lutter contre ce qui nous écrase, Dingo, par Jacques Nam. la course au pouvoir, la malbouffe de pauvres, salauds de pauvres, la nature assassinée, la bêtise, la paresse – et combien de guerres a-t-il fallu pour en arriver là ? Et combien d’éléphants morts, d’avancées technologiques, d’additifs alimentaires, de progrès médicaux, d’Internet et de Secret Story ? Peut-être, en effet, serai-je plus forte de tous les mots d’Octave Mirbeau fichés dans ma chair comme des millions d’épingles, peut-être aurai-je envie un jour de lever une barricade, de combattre, de collaborer à cette société fraternelle, intelligente et humaine dont il rêvait. Ou peut-être, tellement dégoûtée, tellement désespérée de mon prochain, aurai-je acquis, grâce à lui, la force de ne rien faire du tout pour l’humanité. Parce que ça fait parfois si mal, Mirbeau, qu’on ne s’en remet pas, ou pas bien, que l’on garde des séquelles de son pessimisme, de son tourment, de ses mots à lacérer les armures, à laisser pantelant et noyé de larmes sur le bord de la vie. Alors, oui, je hais Octave Mirbeau. Je le hais d’avoir tout senti, tout prévu, tout compris et que cela n’ait servi à rien – que rien n’a changé. Je le hais de m’avoir rouée de coups. Je le hais de toute cette lave rouge et furieuse qu’il a versée en moi pour toujours. Je le hais surtout d’être ce soleil au baiser étincelant, cuisant, immortel. Et je le hais plus encore de ne jamais pouvoir lui pardonner d’avoir raison. Anne DECKERS

UN OPÉRA NUMÉRIQUE ET VIRTUEL D’APRÈS LE JARDIN DES SUPPLICES1 EN PRÉAMBULE Si un opéra classique est conçu par un musicien et un librettiste, nous entreprenons ici un travail collaboratif, où les options de chacun sont infléchies par la position des autres. Les problématiques liées aux différents médiums sont autant de richesses cumulées et d’apports. L’écriture, la musique et l’image filmée s’accompagnent et se répondent. L’hybride est constitutif de notre adaptation, comme le furent la conception et le sujet même du livre. Le roman d’Octave Mirbeau a par le passé fait l’objet d’interprétations scéniques, graphiques ou cinématographiques. Les Cahiers Mirbeau en ont déjà fait l’écho. À notre connaissance, cette expérience constitue la première tentative opératique du Jardin des supplices. Les textes suivants peuvent être considérés comme des témoignages. Ils ont été rédigés indépendamment les uns des autres et reflètent bien, selon nous, les ambitions de ce projet. KINDA MUBAIDEEN, LIBRETTISTE2

Petit historique Si l’idée de travailler ensemble sur Le Jardin des Supplices était déjà née il y a quatre ans, celle de lui donner sa forme actuelle d’opéra virtuel s’est imposée en 2008, au fil de nos rencontres, de nos échanges et de nos envies esthétiques. Notre première session de recherches et de discussions nous avait toutefois permis d’ébaucher, de manière diffuse mais non moins riche, une certaine esthétique composée de scènes, de sons, d’instruments, d’interprétations et d’ambiances ; autant d’éléments fondamentaux aux prémisses des mots. Ma réécriture du « Frontispice », manifeste idéologique et poétique du Jardin des Supplices, est d’ailleurs issue de ces premiers essais. À ces débuts s’ajoutait également notre intérêt commun pour l’œuvre de Victor Segalen qui, si elle diffère en tous points de celle d’Octave Mirbeau,

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ne nous ouvrait pas moins sur une couleur chinoise que nous avions le désir d’explorer. Avec Stèles, se déroulait en effet un univers philosophique et esthétique chinois riche en possibilités. Stéphane Mallarmé hantait également nos réunions de sa poétique de l’effet et de sa mise en espace des mots, contribuant à former peu à peu, et aussi étonnant que cela puisse paraître, vu l’éloignement des deux esthétiques, une vision de ce qu’allait être, pour une part, ma grille de relecture / réécriture du roman de Mirbeau. Notre idée d’opéra resta en suspens quelques temps pour renaître plus précise, plus neuve et plus stimulante que jamais, sous sa forme actuelle d’opéra virtuel. La composition de notre nouvel alliage allait nous laisser toutes les libertés que nous ne pouvions prendre auparavant, tout en nous ouvrant sur d’autres difficultés liées au caractère inédit de notre entreprise artistique.

Genèse du texte En ce qui concerne la partie textuelle de notre œuvre commune, nous disposions déjà du « Frontispice » issu de notre première session de travail, que nous décidâmes de garder, malgré notre revirement formel. Il s’agissait dès lors de définir les scènes sur lesquelles nous allions travailler par la suite pour former le corps de notre opéra. C’est ainsi que nous décidâmes de délimiter des espaces qui soient tout à la fois marquants sur le plan narratif et intéressants sur le plan esthétique, pour ensuite construire notre propos en trois actes avec frontispice et postlude, cinq parties en tout. Mon travail de librettiste consistait dès lors en la réécriture et l’adaptation des motifs que nous avions choisi d’exploiter. Pour chaque acte, nous échangions avant toute chose nos interprétations et nos impressions, en réunion, par mail ou via le blog (http ://jdsoperavirtuel.blogspot.com/). Ce préalable nous permettait en effet d’évoquer un réseau de références plastiques, musicales et littéraires propre à instaurer un univers esthétique commun. Nous écoutions également des essais sonores de Détlef Kieffer et visionnions des images fixes ou mobiles d’Erik Viaddeff. La construction de cette culture commune a été largement portée par l’existence du blog, qui formait un lieu de rencontre virtuel permanent, plateforme d’échange de nos derniers essais et créations, motivation de recherche, d’écriture et de réflexion sur notre propre travail de compositeurs de texte, de musique ou d’image. Forte de toute cette matière préparatoire, la deuxième phase était celle de l’écriture des textes qui allaient être mis en musique et en image, de ces mots destinés à être chantés, dits, écrits, ou simplement utilisés de façon implicite comme supports narratifs et visuels pour le compositeur et le vidéaste. Pour chaque extrait, mon travail d’écriture consistait à recueillir de la matière première textuelle – mots, phrases, expressions, tournures et idées fortes d’Oc-

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tave Mirbeau – pour les refondre en un texte synthétique, aussi fidèle que réinterprété aux couleurs des univers artistiques que nous avions évoqués auparavant : synthèse fidèle, qui devait, en peu de mots, rendre compte des éléments narratifs indispensables à la compréhension de l’histoire – péripéties, cadre spatio-temporel, décors, personnages en présence –, tout en étant, par moments, suffisamment elliptique, puisque notre volonté commune avait été de répartir la violence de cette œuvre entre nos trois médiums que sont les mots, la musique et l’image, pour échapper aux redondances et aux lourdeurs qu’un texte trop explicite et fourni aurait entraînées ; synthèse réinterprétée qui devait faire de l’œuvre de Mirbeau une œuvre autre, réinventée, réécriture hybride teintée de toutes nos influences et inspirations artistiques personnelles. La difficulté était en somme de composer un texte qui soit suffisamment poétique – et en ce sens personnel – pour pouvoir être mis en musique et en images, tout en étant assez narratif et fidèle au récit mirbellien, pour que le fil de l’histoire puisse se dérouler clairement. Notre opéra, aussi virtuel soit-il, se devait en effet de raconter une histoire, celle qu’ont vécue ses deux personnages principaux, tout en restant un opéra, à savoir une œuvre chantée dans laquelle les mots sont travaillés de façon poétique, dans leurs sonorités, leur rythme et leur pouvoir suggestif et évocateur. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles la mise en page de mes textes me paraissait fondamentale (même si elle n’allait pas être visible par le spectateur), ne serait-ce que pour en rehausser la valeur poétique aux yeux de mes collaborateurs, et servir leur interprétation. S’ajoutait à cela la démarche de dramatisation d’un roman, c’est-à-dire la mise en dialogue d’un texte essentiellement narratif, pris en charge de surcroît par le narrateur intradiégétique peu consistant qu’est le personnage masculin central. Il me fallait trouver le moyen de concentrer l’essentiel des paroles dans le personnage de Clara, centre flamboyant de notre œuvre. Au fil de mes essais et réflexions, mais aussi grâce aux retours que me faisaient mes deux collaborateurs, je parvins à trouver un équilibre entre les parties narratives, descriptives et dialoguées, attribuées tour à tour aux différents personnages que nous avions décidé de garder. Aussi, la part narrative et descriptive fut-elle attribuée tantôt au narrateur / récitant, qui narre et décrit par la voix de Détlef Kieffer, tantôt à Clara, chantée et jouée par Marie-Madeleine Koebelé et à qui je fais raconter des événements et décrire des tableaux, tantôt à

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d’autres voix qui prennent le relais de la narration, jouées également par notre soprano ou encore par moi-même. En ce qui concerne justement cette part narrative portée par d’autres personnages que Clara, elle devait être réduite au maximum pour plusieurs raisons. La première est que nous avions décidé de donner essentiellement la parole à Clara, parce qu’elle est, sur tous les plans, la consistance et la justification même du roman, mais aussi parce qu’elle est interprétée dans notre opéra par la voix d’une seule chanteuse, que nous voulions mettre au centre de l’œuvre. La deuxième est que le personnage du narrateur étant totalement inconsistant dans l’œuvre, son existence n’étant finalement justifiée que par son statut même de narrateur, nous ne pouvions lui attribuer une place dramatique trop importante. La troisième est que ce narrateur, étant porté par la voix non chantée de Détlef Kieffer, ne devait prendre la parole qu’épisodiquement, la forme opératique ayant une relation délicate avec la narration. Quant aux parts dialoguées, elles furent, bien sûr, partagées entre nos deux personnages principaux, Clara, de par sa place centrale dans le roman et dans l’opéra, étant nécessairement privilégiée. D’autres figures marquantes du roman, que sont le capitaine de la balle dum-dum et le bourreau, participent également à ce dialogue. Toutes ces écritures et réécritures furent évidemment ponctuées de la découverte de ce qu’avaient créé mes collaborateurs. En plus d’être un fort soutien à la création, ces moments furent toujours extrêmement plaisants : quelle joie mêlée d’étonnement que d’entendre mes mots mis en musique ! Puis, quelle satisfaction de voir se poser sur les compositions, les vidéos qui donnaient corps au tout !

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DÉTLEF KIEFFER, COMPOSITEUR3

La naissance de cette aventure opératique Composer un opéra n’est pas une démarche innocente. Une première envie, il y a de nombreuses années : mettre certaines scènes du Journal d’une femme de chambre en musique, sous forme de mélodies/ mélodrames pour soprano et piano. Ce projet ne s’est pas réalisé. L’envie d’écrire une nouvelle œuvre pour la cantatrice Marie-Madeleine Koebelé est née avec le projet d’une forme particulière, des madrigaux (comme un hommage à Gesualdo), « mis en espace » plutôt que mis en scène, sur certaines scènes du Jardin des supplices. La création devant se faire lors du colloque de La 628-E8 à Strasbourg, en septembre 2007. Après réflexion, il a semblé difficile de réaliser une monstration de l’œuvre monstrueuse de Mirbeau. Ne rien montrer aurait été une trahison. Expliciter serait exhiber. La pensée mirbellienne appelait une autre approche, un autre support. Un opéra, oui, mais sans tomber dans le ridicule de l’exhibition : les représentations théâtrales du Jardin des supplices ont souvent été considérées comme des échecs. C’est alors que l’idée m’est venue, en janvier 2008, de faire appel au vidéaste Érik Viaddeff, pour qui j’avais déjà composé la musique de trois courtsmétrages : Métacygne, Eblouissement, Esméralda. L’opéra, avec une musique acousmatique (des sons que l’on entend sans voir la cause qui le produit) et des images retravaillées à l’ordinateur, devenant ainsi numérique, virtuel. La tâche délicate de la rédaction du libretto était tout naturellement confiée à Kinda Mubaideen Mirbeau et la musique « J’aime passionnément la musique », écrivait Mirbeau en 1876. Mais pas n’importe quelle musique. Dans ses Chroniques musicales il bataillait pour Wagner, Franck, Debussy à « une époque où ils étaient combattus, incompris, ridiculisés », comme nous le rappelle Pierre Michel. En revanche, il pourfendait, violemment parfois, les représentants, selon lui, d’un conservatisme triomphant : Gounod en particulier ! Il n’est pas exagéré de dire que la modernité des compositeurs, des écrivains et des peintres séduisait l’auteur du Jardin des supplices. Un opéra ! On ne compose pas un opéra sans ressentir tout le poids de la tradition lié à cette forme. Sa grandeur et sa misère. Ses rouges et ses ors, sa poussière. L’expérience ne me manquait pas (voir mon site), mais, curieusement, ne dispo-

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sant au départ pour cet opéra numérique d’aucun moyen, n’ayant ni modèle ni contre-modèle j’étais condamné à inventer. J’ai dû repousser mes propres limites pendant cette expérience de deux ans. Au fil du temps, grâce au travail numérique, je jouissais bientôt de moyens inouïs, d’une infinie richesse. Pour le tissu « orchestral » je n’ai pas utilisé de sons « synthétiques », mais des séquences instrumentales et vocales composées sur papier, puis enregistrées et retravaillées : timbre, tessiture, couleur, rythme, durée sont transformés comme une dans une démarche alchimique : un travail sur la matière. Comme Le Tourmenteur de l’acte III avec son travail sur le corps.

L’orientalisme Une grande partie de l’action se passant en Chine, la tentation de l’orientalisme était grande. Ce serait trahir le message métaphorique de Mirbeau que de prendre au premier degré le choix du lieu. Le pays d’adoption de Clara n’est même pas une Chine de pacotille. Le romancier n’a jamais prétendu être sinologue. Mirbeau n’est pas Segalen ! J’ai néanmoins utilisé de nombreux instruments d’Extrême-Orient, presque tous de ma collection personnelle. Leur timbre fait partie de mon univers sonore : j’ai utilisé ces instruments dans des compositions qui n’ont rien d’« oriental », mes Mandorles – un cycle en hommage à Mallarmé –, par exemple. Debussy se plaignait de la pauvreté des instruments à percussion dans l’orchestre symphonique auprès de Segalen, qui lui proposa de lui en rapporter lors de son prochain voyage en Chine. Malheureusement, ce projet ne s’est pas réalisé, à cause du décès de Debussy. La musique occidentale dut encore attendre plusieurs décennies pour accepter l’apport considérable des instruments à percussion non occidentaux dans ses effectifs orchestraux. Dans l’opéra, en particulier dans l’Acte III, j’ai utilisé les percussions suivantes : un kulingtang philippin, un gamelan balinais, des bols rins japonais, des gongs d’opéra chinois, et aussi une cloche à vache, un cluster-chimes, un cymbalum, un piano-toy, un flexatone, des music-sticks aborigènes, un tambour à lèvres, des kalimbas africains… Tous contribuent à évoquer la luxuriante végétation du jardin, écrin vertigineux des supplices les plus raffinés. Clara et les voix Clara est incarnée par Marie-Madeleine Koebelé. Ce n’est pas notre première collaboration. Pour elle, j’ai déjà composé les Platenlieder, ma 5e symphonie et surtout Stèles, sur l’œuvre éponyme de Victor Segalen. Sa tessiture exceptionnelle, la richesse de sa palette expressive, son aisance dans les lignes mélodiques brisées et torturées donnent à Clara une aura incandescente, lumineuse, et rendent justice à l’innocence perverse de la jeune lady. La cantatrice est également orchestre vocal. : ses séquences (sans paroles) sont

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démultipliées, réparties dans l’espace, transformées, gauchies. Si on ajoute à cela que les parties de flûtes à bec, aux accents d’orgue à bouche, sont également jouées par la chanteuse, on se rend compte que l’omniprésence de Clara/Marie-Madeleine dans tout l’opéra – hormis le Frontispice – est une démarche hautement symbolique. Mon expérience de diseur de mélodrames (textes parlés, accompagnés de musique) m’a permis d’interpréter à la fois le rôle du Narrateur, mais également ceux du Capitaine et du Tourmenteur. Kinda Mubaideen, auteure du libretto, prête sa voix aux récits dans les actes III et IV.

L’atelier Comme dans toutes mes compositions précédentes, l’écriture de la musique est librement sérielle. Elle est parfois modale : dans le premier acte comme une référence à Debussy – en hommage plus lointain à Mirbeau, son défendeur. Dans l’acte III, la sensualité torride de Clara humant le thalictre, cette fleur qui sent comme l’amour, est illustrée par des modes de compositeurs mystiques du milieu du siècle dernier. J’ai considéré Stèles (2007) comme une étude préparatoire au Jardin des supplices, m’inspirant ainsi de la démarche de Wagner avec ses Wesendonck Lieder et Tristan und Isolde. Voulant mettre mes pas dans ceux d’Octave, je n’ai pas hésité à utiliser des collages (cf. l’introduction de Pierre Michel au roman, aux éditions du Boucher), ou plutôt des citations (je suis un récidiviste) : de mes symphonies 4 et 5, mais aussi de la mort de Didon, de Purcell dans l’acte IV (Let me rest… !) et ironie glaçante, des remugles de l’air des Clochettes de Lakmé, de Léo Delibes (que Mirbeau devait détester !), pendant le supplice de la cloche, où le son donne la mort. (acte III scène 7). ERIK VIADDEFF, VIDÉASTE4

Le mode opératoire Il ne s’agissait pas pour moi de créer une vidéo avec des acteurs ou chanteurs filmés, mais bien d’inventer une autre réalité visuelle de l’œuvre. Ce travail, comme l’emboîtement romanesque de Mirbeau, relève de la combinatoire, avec des coutures visibles, parfois même marquées, outrancières. L’artifice est souligné, à l’instar de la déconstruction mirbellienne. S’y mêlent des vidéos, le plus souvent retouchées image par image, et des animations classiques ou réalisées numériquement. Tout cela est agencé avec l’ordinateur, selon les principes élémentaires du montage numérique : juxtapositions, insertions, rythmiques, répétitions, chromatismes, transitions, effets qui sont autant de tonalités… Les filtres et le montage tendent plutôt à déréaliser l’image, à la décontextualiser, ce qui, à mon sens, offre une équivalence visuelle au livret… Le résultat s’apparente à une peinture en mouvement.

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Style et influences Les références visuelles ont nettement orienté mon travail. L’Art Nouveau renvoie aux propos physiologiques et végétaux de Mirbeau et anticipe sur des pratiques artistiques évoquant le végétal et l’organique, de la germination au pourrissement. Le courant décadent a également mis en exergue les relations entre les sexes. Le peintre Edvard Munch a cristallisé ces tendances. L’œuvre s’enrichit aussi de toutes les tentatives postérieures : la déconstruction du corps, l’exposition des interdits, la psychanalyse et les maladies nerveuses. Les images qui affleurent sont nombreuses. Quelques thèmes apparaissent comme visuellement essentiels : l’hybride, la déformation, le monstrueux, l’érotisme, la transgression… L’exotisme Si l’histoire a retenu les bourreaux chinois, tout spécialement à l’époque où Mirbeau publiait son ouvrage, l’écrivain n’en a qu’une connaissance lointaine et livresque, perçue comme une alternative tonique au japonisme de son temps. Cette vision des supplices est désormais associée aux photographies des Cent morceaux, qui fascinèrent tant Georges Bataille. La Chine et l’époque 1900 sont traitées de façon allusive. Le pittoresque est proscrit. Montrer l’horreur Que peut-on montrer ? L’œuvre artistique a-t-elle à voir avec la morale ? La télévision, mais aussi Internet, ont banalisé les images explicites, tant sexuelles que violentes. L’écriture de Mirbeau est très visuelle. Dans la partie intitulée « Le Jardin des supplices », les commentaires, les annonces de Clara, ainsi que le monologue du tourmenteur, créent une ambiance « horrifique ». Le livret et la musique restituent avec panache la tension et l’ironie de ces situations. L’adaptation visuelle doit en être digne, tout en préservant la charge suggestive. Le cinéma d’avant-garde s’est joué de ces paramètres (Carolee Schneeman, le cinéma de la transgression), avec des motivations liées à la provocation, mais aussi à une quête esthétique et personnelle. Les films d’exploitation des années 1960-70 ont multiplié les outrances, esquissant un cinéma de la cruauté qui échappe parfois à l’entendement et à l’interprétation. Ces exemples me sont précieux.

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Ici, il s’agira le plus souvent de métaphores visuelles ou de formes courtes (l’œil fendu du Chien andalou dure quelques secondes à peine).

L’art du vivant Le bourreau rêve d’un art sans tabou qui transgresse les corps. On songe au Body Art, aux actionnistes viennois ou à la chirurgie esthétique d’Orlan, à toutes les pratiques artistique transgressives et revendiquées comme telles. Yves Klein, lui, n’abîme pas les corps, mais les observe. Il dirige de loin, en gants blancs, ses pinceaux vivants, selon une attitude qui rappelle Des Esseintes, et Clara… Clara n’est pas l’ordonnatrice des supplices, mais elle impose au narrateur un trajet dont elle conçoit le climat, l’ambiance fascinée, la mise en scène. Le passage à l’acte tout autant qu’une passivité érigée en acte esthétique sont au cœur de l’œuvre. Ne plus simuler, imiter ou re-présenter… Ces artistes montrent le corps sans faux semblants. Ils présentent l’acte sexuel ou le corps souffrant. Le spectateur devient voyeur. La question du point de vue Les contempteurs me reprocheront le parti pris esthétisant, volontairement intemporel. Cette interprétation de l’œuvre est possible, même si l’on sait que l’affaire Dreyfus et la colonisation imprègnent l’œuvre. Il s’agit aussi d’un parcours dans les arcanes du couple, de son délitement. Mirbeau utilise des intercesseurs. La folie et l’aveuglement de ses personnages font figure d’évidence. Cette inconduite touche cependant en chacun de nous un point sensible, une zone intime que l’image vidéo exploite. J’ai ainsi appréhendé l’œuvre du point de vue du narrateur, en caméra subjective. Ce personnage fantomatique est un passeur. Tout, ou presque, est perçu de son point de vue. Il est notre œil. La complémentarité des médiums Le livret de Kinda Mubaideen reste ouvert et permet au spectateur de s’incarner autant dans le regard énamouré du narrateur que dans cette passion exclusive qui échappe à tous les interdits. La musique de Détlef Kieffer, suggestive et incantatoire, offre des jalons précieux que les images infirment, confortent ou précisent… La place de la vidéo dans la démarche d’un opéra prend un caractère particulier, induisant un parcours cinématographique. Il convient là aussi d’interpréter cette partition, de l’abandonner au regard sans occulter la dimension narrative inhérente à l’image séquentielle. Celle-ci est-elle destinée à accompagner la musique et le livret ? Peut-elle insinuer une note discordante, perturbatrice, condition de son existence non illustrative ? N’est-elle qu’une part amovible, transformable comme le serait la

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mise en scène d’une pièce lyrique ? Je laisse au lecteur, et futur spectateur, le soin de formuler sa propre interprétation… Détlef KIEFFER, Kinda MUBAIDEEN et Érik VIADDEFF

NOTES 1. Sur ce projet d’opéra virtuel, voir les Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 357-358 (NDLR). 2. C’est Kinda Mubaideen qui a été le maître d’œuvre du projet d’ateliers d’écriture, à Strasbourg et Sarajevo, qui a abouti, en 2007, à Un aller simple pour l’Octavie (Société Octave Mirbeau, 10 €) (NDLR). 3. Sur Détlef Kieffer, voir son site : http ://www.detlefkieffer.com/ (NDLR). 4. Sur Érik Viaddeff, voir son propre blog : http ://viaddeff.blogspot.com/ (NDLR).

Le Jardin des supplices Opéra virtuel d’après le roman d’Octave Mirbeau Frontispice Acte I : À bord du Saghalien (éblouissement, la balle Dum-dum, méduses) Acte II : Le Bagne Acte III : Le Jardin des supplices (le thalictre, le paquet de chair, le tourmenteur, la chanson de Clara, femme-fleur, un petit nuage, la cloche) Acte IV : La Maison des plaisirs (postlude) Livret : Kinda Mubaideen Musique : Détlef Kieffer Images : Erik Viaddeff Clara : Marie-Madeleine Koebelé Le Narrateur, le Capitaine, le Tourmenteur, récitant : Détlef Kieffer Récitante : Kinda Mubaideen Instruments à percussion : Détlef Kieffer Flûtes à bec : Marie-Madeleine Koebelé Violon : Janine Kieffer Prise de son, mixage : Max Grundrich Durée ± 70 mn Blog de l’opéra : www.jdsoperavirtuel.blogspot.com Site du compositeur : www.detlefkieffer.com Blog du vidéaste : www.viaddeff.blogspot.com Contact : [email protected] Le film peut être projeté en salle, mais il est surtout destiné à être regardé chez soi, sur son home-cinéma ou son ordinateur. Une édition d’un DVD destiné à la vente doit être envisagée. Les auteurs sont à la recherche de partenaires (producteurs, diffuseurs…)

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ciel rouge Clara ! éclat de briques surprenante translucidité

(heure du mystère des fleurs)

fleurs flamboyantes à la pulpe crépusculaire

vert ruban

coulées de de

lave incandescente

feu

les oiseaux sont morts dans le silence

Clara ! d’eau regard

et calme

triste

j’ai peur (sa peau ne frémit plus)

je la désire je la hais

je voudrais

boire sa mort

Clara ! (existe-t-elle ?)

qui voix

coupe

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sur les flots noirs ne me touche

(je suis malade)

pas la barque

des sampangs croise

Clara ! (elle se meurt)

sur la terre noire œil

globe révulsé blanc

escaliers des femmes des en haut

aux bijoux obscènes

plus loin c’est notre petite Clara ! regards fardés peintes

autour

mots

bouches cent

de nous avides

sur nous nus enlacés chargés

corps

tatoués rires

opium chants

tous (jouir de la chair morte de)

Clara ! dis-moi

je dis

plus jamais plus jamais plus jamais plus jamais plus jamais plus jamais plus jamais plus jamais

QUATRIÈME PARTIE

BIBLIOGRAPHIE

I ŒUVRES D’OCTAVE MIRBEAU • Contes cruels, Les Belles Lettres, mars 2009, 1214 pages ; 45 €. Préface, introductions et notes de Pierre Michel et Jean-François Nivet. C’est la réédition à l’identique – hors la bibliographie, qui a été actualisée (pp. 661-666) – de l’édition de 1990, à la Librairie Séguier, et de la réédition de 2000, aux Belles Lettres, mais en un seul volume ; néanmoins la pagination est restée celle de la première édition. Cette réédition est d’autant plus la bienvenue que les Belles Lettres ont perdu, dans un incendie, la majeure partie de leurs réserves, de sorte que les Contes cruels de Mirbeau étaient devenus introuvables. • La Grève des électeurs, Allia, mai 2009, 44 pages ; 3 €. On ne peut qu’applaudir à la réédition du best seller de Mirbeau dans une collection bon marché et dans un petit format bien pratique, et ce à la veille des élections européennes du 7 juin qui ont vu, partout en Europe, battre les records d’abstention : preuve que le scandaleux brûlot de 1888 n’a rien perdu de son actualité, comme le révèle par ailleurs la multiplication ahurissante des sites Internet qui le diffusent en sept langues. La grève massive des électeurs de l’Europe des 27 est en effet un signe manifeste de défiance à l’égard, non seulement de cette Europe “libérale” qu’on nous a infligée pour nos péchés, mais aussi et surtout du système politique pseudodémocratique sous lequel nous vivons et de la caste de politiciens qui, au grand dam ne leurs mandants, ne font que se disputer le pouvoir et ses prébendes. La couverture de la plaquette, qui présente une assemblée de fauteuils vides, illustre, par référence à l’habituel absentéisme des « représentants du peuple », l’inquiétant

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déficit démocratique, dont le corollaire est l’abstention électorale. Nombre de commentateurs, du Monde à Politis, n’ont pas hésité à saluer la clairvoyance du polémiste libertaire et à rapprocher son refus du vote « piège à cons » de celui manifesté par des dizaines de millions d’électeurs européens. Comme c’est souvent le cas, le texte de « La Grève des électeurs » stricto sensu est suivi de celui de « Prélude » – qui est correctement daté p. 36, mais non p. 6, ce qui est curieux – et d’une postface signée Cécile Rivière et intitulée « Les moutons noirs ». Elle dénote une bonne information – ce qui n’était presque jamais le cas dans les éditions d’œuvres de Mirbeau antérieures à ces dernières années, preuve que les choses évoluent. Et, surtout, une bonne compréhension de la désacralisation des urnes opérée par Mirbeau : aux mythes aliénants qu’il tente pédagogiquement de mettre à bas, notre grand démystificateur n’a pas l’intention d’en substituer d’autres, qui seraient porteurs d’utopie, et son travail se limite à dessiller les yeux des « aveugles volontaires ». P. M.

• Dingo, Éditions Palimpseste, Lyon, collection « Fin-de-siècle », juin 2009, 438 pages ; 21 €. Préface et notes d’Arnaud Vareille. Les éditions Palimpseste ont eu l’excellente idée de confier à notre ami Arnaud Vareille la réédition du dernier roman de Mirbeau. Il s’acquitte de sa tâche avec tout le sérieux, toute la pertinence et toute la finesse qui lui sont coutumiers, dans une copieuse préface, judicieusement intitulée « Éloge de la liberté » (pp. 5-40). Le chien Dingo nous apparaît comme le double de son maître, qui lui confie la conduite de son récit, et il incarne des valeurs qui n’ont plus cours dans une société vouée au culte de l’argent, à la violence homicide et à l’hypocrisie. Mais il n’en est pas moins lui aussi un prédateur, ce qui réduit les possibilités d’identification et contribue à désarçonner le lecteur, bien en peine, comme dans Le Jardin des supplices, de définir les notions de bien et de mal. Un regret toutefois : le prix élevé du volume qui, si justifié qu’il soit, en réduit tout de même l’accès.. P. M. • Dreyfusard !, Éditions André Versaille, Bruxelles, septembre 2009, 96 pages ; 5 €. Préface de Jean-Noël Jeanneney ; postface de Véronique Leblanc. Il faut être reconnaissant à André Versaille, éditeur bruxellois, d’avoir proposé à mon ancien condisciple – et ancien ministre – Jean-Noël Jeanneney, de choisir une dizaine de textes dreyfusards de Mirbeau et de les préfacer. Le prestige de l’historien préfacier et le petit format adopté devraient permettre de toucher un public beaucoup plus large que des volumes d’un millier de pages bien tassées, tels que les trois tomes de la Correspondance générale d’Octave. Le prestige dudit ne s’en portera que mieux.

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Le choix est restreint. On retrouve les articles les plus importants, pour l’histoire de l’Affaire, « Trop tard ! », appel lancé aux intellectuels, et « À un prolétaire », appel lancé à la classe ouvrière pour qu’elle écoute Jaurès plutôt que Jules Guesde ; les deux articles qui marquent l’entrée de Mirbeau dans l’Affaire, la septième livraison de « Chez l’Illustre Écrivain », et la fin de son implication journalistique, à la veille du procès de Rennes, « En province » ; la plus hilarante des interviews imaginaires, celle de François Coppée, dans « À cheval, Messieurs » ; le plus émouvant témoignage, « Derrière un grillage » ; et le texte le plus célèbre de cette période, et le plus souvent cité, « Palinodies ! », où Mirbeau fait son mea culpa pour l’antisémitisme des Grimaces et tente de l’expliquer, sans forcément emporter la conviction. Plus inattendu est le choix de « Aux hommes libres », appel à la mobilisation pour faire face à une possible tentative de coup d’État pré-fasciste, car Mirbeau n’en est que le signataire, parmi d’autres, et non le rédacteur. Mais il est vrai qu’il s’agit d’un moment important, où, face à un danger commun, les anarchistes et les républicains de toute obédience serrent les rangs et tentent, non sans naïveté, de se préparer à entrer en résistance. Les notes sont sobres, mais l’essentiel est dit, et les deux textes qui encadrent les articles de Mirbeau, la préface de Jean-Noël Jeanneney, et la postface de Véronique Leblanc, éclairent le lectorat non averti sur les enjeux et la modernité de l’Affaire, ainsi que sur les ressorts qui ont poussé Mirbeau à s’engager dans la bataille et les obstacles qu’il lui a fallu vaincre. Mon seul regret est que ne soit pas signalé le paiement, par Mirbeau, des 7 555, 25 francs de l’amende infligée à Zola pour « J’accuse ». P. M.

• L’Abbé Jules, L’Âge d’Homme, Lausanne, février 2010, 288 pages ; 12 €. Préface de Pierre Michel (pp. 7-27). Les éditions de L’Âge d’Homme sont décidément des alliés de poids pour la Société Octave Mirbeau. Après avoir proposé le beau troisième tome de la correspondance, elles offrent aux mirbeauphiles une nouvelle livraison : L’Abbé Jules. Le roman, paru en mars 1888 chez Ollendorff, est exceptionnel et, s’il reste moins connu du grand public que Le Journal d’une femme de chambre, il mérite qu’on le (re)découvre. La préface – précise et informée – sera, de ce point de vue, une aide précieuse. S’appuyant sur une lettre, récemment découverte

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et adressée à Théodore de Banville, lequel avait d’emblée exprimé son admiration, Pierre Michel éclaire le projet du romancier : il évoque son souci de se démarquer du projet naturaliste afin de produire une œuvre neuve, aussi bien par le contenu que par la forme (le « déhanchement » dont Mirbeau parle). Pierre Michel rappelle ensuite les lectures possibles de L’Abbé Jules, notamment celle qui fait du curé le témoin privilégié des hypocrisies sociales ou celle qui voit dans le roman un nouvel évangile. Ni didactique ni simple recension des idées l’écrivain, L’Abbé Jules reste toutefois une œuvre d’une totale liberté et d’une subversion radicale. La préface est complétée par une riche bibliographie : ultime preuve de la qualité de cette édition qui devra faire date et que les journaux, dans leur hâte de se mettre au service de la qualité, recenseront sans aucun doute. Yannick Lemarié

II ÉTUDES SUR OCTAVE MIRBEAU • Pierre MICHEL, Les Articles d’Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2009, 261 pages, site Internet de scribd http ://www.scribd.com/ doc/12846979/Pierre-Michel-Les-Articles-dOctave-Mirbeau. Introduction de Pierre Michel, intitulée « Mirbeau journaliste » (pp. 2-6). Ce livre électronique recense les articles de Mirbeau parus au cours de sa vie, soit sous son nom (environ 1 350, sans compter les reprises), soit sous divers pseudonymes (Gardéniac, Auguste, Henry Lys, Montrevêche, le Diable, Nirvana, Jean Maure, Jacques Celte et Jean Salt). Pour ce qui est des articles anonymes, seuls ont été répertoriés ceux qui sont attestés, par un témoignage externe et/ou des preuves internes, ou qui peuvent être attribués à Mirbeau avec une quasi-certitude ou une haute probabilité. Pour ceux qui ont paru sous le pseudonyme de Tout-Paris, entre septembre 1879 et l’hiver 1882, les articles relevés le sont avec des réserves, dans la mesure où il s’agit d’un pseudonyme collectif. Pour chaque article est précisée la signature sous laquelle il a paru. Pour le millier d’articles accessibles en ligne sur Internet, que ce soit sur Scribd, sur Wikisource ou d’autres sites comme ceux de In libro veritas, de Livres et ebooks, de la Bibliothèque municipale de Lisieux ou de La Pensée française, j’ai indiqué les liens qui y conduisent. De même pour les traductions de contes et de chroniques en diverses langues (anglais, italien, espagnol, alle-

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mand, portugais, polonais, roumain, finnois, russe et espéranto). En revanche, il n’y a pas de recension exhaustive des multiples reprises dans des journaux et revues de moindre importance, ni des multiples traductions. Et il est probable que des articles traduits et publiés à l’étranger, sans avoir été publiés au préalable en français, manquent encore à l’appel. Les deux gros avantages d’un livre électronique tel que celui-ci, ou que la Bibliographie d’Octave Mirbeau (http ://www.scribd.com/doc/2383792/PierreMichel-Bibliographie-dOctave-Mirbeau), c’est, d’une part, que les hyperliens permettent d’accéder directement aux textes, et, d’autre part, que des mises à jour sont constamment possibles, permettant d’enregistrer de nouveaux liens au fur et à mesure que des textes sont mis en ligne. C’est ainsi qu’en l’espace de dix mois ce livre est passé de 251 pages à 261, cependant que la Bibliographie, pendant la même laps de temps, a grossi de plus de cinquante pages ! P. M.

• Yannick LEMARIÉ et Pierre MICHEL, sous la direction de, Dictionnaire Mirbeau, Société Octave Mirbeau, à paraître en mars ou avril 2010. La connaissance de Mirbeau n’a cessé de progresser depuis que la biographie de Pierre Michel et de Jean-François Nivet a réveillé la curiosité des lecteurs et des chercheurs en 1990. Une masse imposante de publications savantes (actes de colloques, mémoires de maîtrise, de DEA – bientôt des masters –, des thèses, et les Cahiers Octave Mirbeau), ainsi que de nombreuses éditions d’œuvres épuisées ou inédites, ont jalonné ces vingt dernières années. C’est pourquoi Yannick Lemarié a eu l’heureuse initiative de lancer l’idée d’un Dictionnaire Mirbeau susceptible de rassembler de manière synthétique et critique cet ensemble de données éparses, afin d’en rendre l’exploitation plus aisée à tout un chacun. Le projet devrait voir le jour au mois d’avril 2010, sous deux formes : un ouvrage en ligne, accessible sur le site Scribd, et un site spécifique, présentant le double avantage de pouvoir être enrichi au fil du temps et de permettre une recherche des plus pointues suivant les centres d’intérêt des lecteurs grâce à la recherche par mot-clé notamment. Cinq grands domaines constitueront la structure du dictionnaire : les personnages ; les personnes : amis et connaissances ; les thèmes et interprétations ; les lieux : villes et pays ; et les œuvres. L’ampleur de la tâche pour alimenter ces rubriques demandait la collaboration active de plusieurs rédacteurs. Yannick Lemarié s’est ainsi adjoint celle d’une trentaine de curieux et de chercheurs. C’est là le premier point important qu’il faut souligner. Dans le même esprit que celui qui anime les Cahiers Octave Mirbeau, le Dictionnaire Octave Mirbeau s’ouvre à des collaborateurs d’horizons divers. Les notices y gagnent là en sensibilité, là en scientificité. L’image de Mirbeau qui en ressort est tout à la fois celle d’un homme de chair, inscrit dans une époque et des lieux concrets

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qui nous le rendent plus familier, et celle d’un auteur appartenant à l’histoire des idées littéraires, dont la compréhension passe par des approches critiques et théoriques plurielles. Le caractère international de l’ouvrage est le second point sur lequel il faut attirer l’attention. Si la majeure partie des collaborateurs est française, on peut toutefois relever les contributions d’Anita Staron pour la Pologne, celle de Michel Bourlet pour la Belgique, de Sándor Kálai et Gabriella Tegyey pour la Hongrie, ou encore de Jelena Novakovic pour la Serbie, de Lorenada Suditu pour la Roumanie et d’Antigone Samiou, pour la Grèce. À cette variété géographique, témoignant de la vivacité de l’œuvre mirbellienne au-delà de nos seules frontières, s’ajoute une diversité des spécialités, bien faite pour cerner au plus juste la place de Mirbeau dans la littérature d’alors et les différents liens qui l’unissaient à ses pairs. Pierre Michel est, bien sûr, le signataire de très nombreuses rubriques et l’on retrouve des noms familiers aux lecteurs des Cahiers Octave Mirbeau, comme Yannick Lemarié lui-même, Samuel Lair, Claude Herzfeld ou encore Max Coiffait, Christian Limousin, Laurence Tartreau-Zeller ou Nelly Sanchez. Mais plusieurs contributeurs, avant tout spécialistes d’autres auteurs, apportent un éclairage précieux sur notre romancier. Citons de manière arbitraire et non exhaustive, le claudélien Michel Brethenoux, le rimbaldien Jacques Bienvenu, le gidien Alain Goulet, mais aussi Bruno Fabre, spécialiste de Marcel Schwob, Bernard Jahier, spécialiste des Daudet père et fils, Gilles Picq, de Laurent Tailhade, Vincent Gogibu, de Remy de Gourmont, ou encore Bernard-Marie Garreau, qui éclaire les liens qui unissaient Mirbeau et Marguerite Audoux, ou Tristan Jordan, auteur d’une notice sur Mirbeau et Jules Renard, ainsi que Sylvie Le Gratiet et Chantal Beauvalot, qui, quant à elles, évoquent les rapports entre le romancier et les peintres Eugène Carrière et Albert Besnard. Cette richesse des approches se pare des atouts de l’ouvrage électronique. En effet, les bibliographies spécialisées citées dans les articles se doublent de liens hypertextes permettant de renvoyer instantanément vers un site, un texte, une ressource en ligne. À chacun donc de suivre son propre itinéraire au sein d’un ensemble des plus riches, qui allie l’abondance des matériaux à la praticité et à la simplicité de leur consultation. Aussi si vous tenez à savoir ce qu’il en est de l’admiration chez Mirbeau ou des relations que ce dernier pouvait entretenir avec un Robert de Bonnières, si vous êtes curieux de connaître à quoi pouvait ressembler Carrières-sousPoissy quand Mirbeau y résidait, si vous ne savez plus dans quelle œuvre il est question de Kotonou, du Père Monsal, du gars Roussain, ou encore de Kiki, Miche et Spy, s’il vous faut, enfin, une mise au point théorique sur la nature ou l’anarchie chez Mirbeau, sur l’antisémitisme ou l’autofiction, le cynisme ou le paradoxe, la philanthropie ou l’expressionnisme, la marchandisation ou le matérialisme, le désespoir ou le futurisme, le jardin ou le crime, le Dictionnai-

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re Mirbeau mettra un point d’honneur à étancher votre soif de connaissance mirbellienne, quelle qu’elle soit. Remercions donc, une fois de plus, Yannick Lemarié pour son projet, l’un des plus ambitieux parmi tous ceux dévolus à la connaissance de Mirbeau et de son œuvre. Arnaud Vareille

III NOTES DE LECTURE • Sylvie PARIZET, sous la direction de, Mythe et littérature, Éditions Lucie, Nîmes, collection « Poétiques comparatives », 200 pages ; 21 €. Ce troisième volume de la collection regroupe dix contributions de comparatistes et de spécialistes des littératures anciennes et de la mythographie. Comme l’indique le titre adopté, ce petit livre stimulant est consacré, non pas vraiment aux mythes littéraires stricto sensu, mais plutôt aux rapports entre le mythe, d’une part, et l’exploitation qui a pu en être faite au cours des siècles par de nombreux écrivains et artistes. Il se situe dans la continuité du courant de chercheurs qui, dans les années 1970, ont commencé à remettre en cause le concept même de mythe, devenu « fourre-tout » et contre-productif, dans la mesure où, éminemment polysémique et mis à toutes les sauces, comme le montre avec humour Jean-Louis Backès, il finit par cacher la vérité du monde au lieu de la révéler, comme il est supposé le faire1. Ce faisant, les différents contributeurs, éminents spécialistes de la mythocritique tels que Pierre Brunet, Véronique Gély, et Claude Calame, participent, non pas à la destruction du concept de mythe, mais plutôt à sa réévaluation et à l’élaboration d’outils méthodologiques pour mieux le cerner. D’une part en resituant les mythes dans l’histoire, car ils n’ont rien d’intemporel, et en en mettant en lumière leurs enjeux politiques, par exemple chez les poètes latins. Et, d’autre part, en soulignant leur dépendance à l’égard des règles poétiques et sociales de leur énonciation dans un cadre historique donné. Cela met sérieusement à mal nombre de présupposés de la mythologie traditionnelle, à commencer par la conception essentialiste des mythes : force est de renoncer à parler du mythe en général. Quant à l’utilisation littéraire des mythes, il convient, comme le fait Sylvie Ballestra-Puech, de remettre en cause l’idée même de récit fondateur et canonique à partir duquel se seraient constitués les mythes, et de souligner, avec

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Ute Heidmann, « l’irréductible singularité de chaque création littéraire », qui ne se réduit pas plus au mythe que le mythe ne se réduit à l’œuvre qu’il a inspirée. Laquelle est à son tour susceptible de créer de nouveaux mythes, comme l’explique Véronique Gély, qui, en s’appuyant notamment sur l’analyse que donne Kadaré du mythe d’Hamlet, dégage les conditions, notamment son caractère scandaleux, permettant de transformer un personnage littéraire en un héros mythique, adapté à l’horizon d’attente de la société qui le reçoit. Pierre Michel

NOTE 1. Dans une de ses deux contributions, Véronique Gély tire précisément ce qu’elle appelle un « bilan critique » des travaux des dernières années en matière de mythocritique.

[N. B. qui n’a rien à voir : le même courageux petit éditeur a publié une édition bilingue des Poèmes de Michel-Ange. La traduction de Franc Ducros est en tous points remarquable. Prix : 12 €.]

• Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 15, Société des amis des frères Goncourt, décembre 2008, 237 pages ; 25 €. Comme le n° 13, qui était centré sur « les Goncourt et le théâtre1 », la nouvelle livraison des Cahiers Goncourt, parue avec un peu de retard, traite d’un thème qui lui confère son unité : elle est intitulée « les Goncourt moralistes ». Dans sa contribution liminaire et homonyme, limpide et profonde comme toujours, Jean-Louis Cabanès s’interroge sur l’adéquation du terme de « moralistes » et nous convainc que, tout bien pesé, les Bichons méritent cette qualification. D’abord parce que, dans leur permanente oscillation entre le particulier, qu’ils observent et notent scrupuleusement, notamment les anecdotes instructives, et le général, qui leur inspire des aphorismes ou des descriptions de types, voire des allégories, ils mettent en pratique une forme de science des mœurs. Ensuite parce que l’étude quasiment clinique est inséparable d’une vision critique, voire satirique, et d’une compassion pour les victimes de l’ordre social. Françoise Gevrey met en lumière la référence des deux frères au modèle idéalisé du moraliste qu’est La Bruyère, à partir duquel ils construisent leur propre image de l’écrivain, à commencer par leur goût pour le discontinu, qui s’en trouve légitimé, cependant que Jean Garapon souligne leur innutrition de Saint-Simon. Éminente spécialiste de la poétique et du roman fin-de-siècle, Éléonore Reverzy étudie, dans un corpus romanesque limité, le recours des Goncourt aux formulations d’ordre général. Mais elle note qu’ils s’éloignent et du modèle du moraliste classique, et du modèle balzacien de l’autorité, pour accorder la priorité à l’empathie avec les lecteurs, avec qui ils ont des références en commun. Pour sa part, dans une contribution intitulée « Élisa et le libre arbitre », Paolo Tortonese étudie la contradiction, dans La Fille Élisa, rédigé par

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le seul Edmond, entre l’explication scientifique, dont le déterminisme exclut la liberté, et partant la responsabilité individuelle, et l’exigence morale, qui est le ressort de la punition des coupables. Dans ce roman qui tend à nier toute intrigue, Goncourt rétablit l’équilibre à la fin, en compensant l’exclusion de la morale par « la surmoralisation de la thèse politique » dans les commentaires du narrateur. C’est à Renée Mauperin que s’intéresse Stéphanie Champeau, qui en dégage les acerbes critiques adressées au stéréotype du bourgeois, nombriliste et égoïste, fermé à toute altérité, incarnation du vide et dont la logique est mortifère. Mais elle est moins convaincante quand elle tente de voir, chez ces irréligieux, une imprégnation chrétienne dans l’association de la vie et de la souffrance. De son côté, Anne-Simone Dufief présente le devenir des filles dans l’œuvre des deux frères, qui se présentent comme des historiens des mœurs. Misogynes et conservateurs, agnostiques, mais nullement militants de la laïcité, ils ne remettent pas vraiment en cause l’éducation donnée à des filles destinées à un avenir social spécifique et la part congrue laissée à leur instruction, au nom d’une « femminilité » innée et, partant, immuable. Ce numéro comporte un document rare, sinon exceptionnel : Pierre Dufief y présente et reproduit en effet une curiosité bibliographique, une plaquette de 1854 complètement oubliée, La Révolution dans les mœurs. Les deux jeunes aristocrates, nostalgiques des Lumières, y opposent, non sans beaucoup de manichéisme, leur siècle de prédilection, le XVIIIe, à celui dont a accouché la Révolution honnie. Mais, curieusement, ce qu’ils retiennent du siècle des Lumières, ce n’est pas l’émancipation intellectuelle, le progrès de la science ni les droits de l’homme, mais, au contraire, l’ordre, l’autorité et la hiérarchie ! Conservateurs, hostiles à l’instruction des larges masses et partisans de la grande famille sur laquelle doit reposer l’organisation sociale, les Goncourt se situent dans la continuité de Joseph de Maistre. Il n’en est que plus étonnant qu’un anarchiste comme Mirbeau ait pu vouer à Edmond, une admiration durable, même s’il l’a tempérée sur le tard, qui fasse fi de l’abîme idéologique qui eût dû les séparer. Il importe, pour terminer ce bref compte rendu, de rendre hommage à Jean-Paul Louis, des éditions du Lérot, pour la magnifique mise en page et le remarquable cahier d’illustrations, et à Jean-Louis Cabanès, pour ses nombreuses et stimulantes recensions. Peu avant que je ne doive boucler ce numéro, m’est arrivé in extremis le n° 16 des Cahiers Goncourt, qu’il m’est impossible de présenter décemment. Ses 190 pages bien tassées sont consacrées en grande partie aux romans qu’Edmond a écrits seul et que Pierre Dufief introduit sous le signe de « l’écriture du deuil », qui apporte « la caution du vécu » à ce qui n’était jusqu’alors qu’observation ou imagination. On y retrouve aussi les signatures de Bertrand Marquer, sur La Faustin et « l’esthétique du clair-obscur » ; d’Éléonore Reverzy, qui a

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curieusement intitulé « Elisa Bovary. Portrait de la prostituée en lectrice », son article sur La Fille Élisa, roman traité également par Noëlle Benhamou, spécialiste de la prostitution en littérature ; de Mireille Dottin-Ordini sur Chérie, ce roman testamentaire au titre si paradoxalement mièvre ; et de Myriam Faten Sfar, sur Les Frères Zemganno et l’écriture artiste, expression qui apparaît pour la première fois dans cet autre roman testamentaire. Notons encore, dans la partie documentaire, la correspondance d’Edmond avec une jeune Hongroise polyglotte, Emmy de Némethy, présentée par notre ami Philippe Baron, et de nouvelles recensions fort riches, notamment celle des Actes du colloque de Strasbourg sur La 628-E8 par l’incontournable Jean-Louis Cabanès. Pierre Michel

NOTE 1. Voir notre compte rendu dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 257-259.

• Les Cahiers naturalistes, Société littéraire des Amis d’Émile Zola & Édi-

tions Grasset, n° 83, 2009, 408 pages ; 25 €. Dans un ouvrage édité il y a quelques années de cela (L’Innommable), Philippe Bonnefis soulignait l’importance de la figure du père chez le jeune Zola, pour mieux expliquer le goût du romancier pour la construction, voire le bricolage. Les derniers Cahiers naturalistes (n° 83) ont donc la bonne idée de revenir sur ce travail architectural du romancier à travers six textes, souvent passionnants. Olivier Lumbroso s’intéresse, en toute logique, aux dossiers préparatoires afin de saisir, « cette pensée maçonne qui a fasciné autant qu’exaspéré ». L’expression est audacieuse et résume parfaitement ce qui préside à l’élaboration de l’œuvre. Olivier Lumbroso (« Le dossier préparatoire existe-t-il ? ») met cependant d’emblée en garde le lecteur : il ne s’agit pas de repérer un modèle immuable, à partir duquel le chercheur pourrait juger tel ou tel dossier complet ou incomplet, mais plutôt de comprendre en quoi le dossier lui-même est une œuvre renouvelée en fonction des besoins. Bien qu’à partir de Son Excellence Eugène Rougon ou de L’Assommoir, les grandes divisions, les grandes strates, soient à peu près stabilisées, le dossier reste évolutif, toujours singulier. Cette façon de procéder s’explique d’autant mieux qu’il n’est pas un recueil de procédés, mais un lieu où s’élabore une expertise. Mieux, c’est une chambre secrète où se déploie une pensée, « une parole intérieure extériorisée ». Ceci posé, il reste à étudier les romans et d’abord leur articulation. S’opposant à une remarque commune – vraie, pour partie –, qui veut que chaque roman tourne autour d’un personnage dont il épuise les potentialités diégétiques, Thomas Conrad (« Deux diptyques ») s’intéresse aux réapparitions d’Octave Mouret et de Saccard. La construction en diptyque (La Curée/L’Argent ;

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Pot-Bouille/Au Bonheur des dames) mérite en effet notre attention : grâce à cet agencement, Zola apporte à ses personnages des changements importants et insuffle des améliorations essentielles à leur environnement : quantité, dématérialisation, libération des forces dynamiques, effets de substitution. Parler de lieu, c’est aussi revenir à la terre d’origine : la Provence. Florence Pellegrini et Anthony Zielonka s’y emploient tour à tour, la première pour remarquer comment le paysage provençal bucolique des Contes est subverti par l’écriture naturaliste, le second pour relever les « ressemblances étroites et remarquables entre les deux artistes pour la terre, la flore, l’atmosphère, la lumière et les couleurs provençales » (p. 66, « Zola, Cézanne et la représentation artistique de la Provence »). Faut-il, cependant, réduire le paysage aux choses vues ? Au contraire, et Robert Vitti a raison d’élargir la perspective et de s’intéresser à la matière sonore de l’œuvre zolienne. Dans Le Ventre de Paris (« Son, paroles, silence dans Le Ventre de Paris »), Paris présente, certes, un étalage de couleurs, mais également une large palette d’odeurs et de bruits. Florent oppose ainsi son mutisme aux commérages ou aux multiples questions de son entourage. Pour lui, le brouhaha est intolérable et la parole une menace. D’ailleurs, il suffit qu’il consente à parler (avec le bavard Gavard) ou à écrire (cf. les cahiers du petit Muche), pour que le malheur s’acharne sur lui. On l’accuse de menées subversives ; on le prétend pédophile. Virginie Prioux conclut cette partie avec une réflexion sur « l’art-roman, littérature et peinture dans les romans naturalistes français et espagnols ». La seconde partie des Cahiers propose un ensemble « d’études historiques et littéraires ». La coordination n’est pas innocente, car elle permet de prendre les deux termes ensemble et non pas successivement. Si Christophe Carrère revient sur les rapports exécrables entre Zola et Leconte de Lisle, c’est ainsi pour insister sur deux conceptions artistiques et historiques diamétralement opposées. Alors que le Parnassien se tournait vers le passé pour fuir le second Empire, Zola s’en tenait au « réel et à l’actuel exclusivement ». Une preuve supplémentaire nous est apportée par Corinne Saminadayar-Perrin : en septembre 1870, Zola, emporté par les soubresauts de l’Histoire, fonde un journal, La Marseilleuse, rêve d’être sous-préfet, avant de devenir le correspondant parlementaire de La Cloche. Travail d’historien du temps présent, sans doute. Mais surtout travail d’écrivain car, comme le signale l’auteur de l’article, en cette occasion, Zola redéfinit ses pratiques d’écriture. Loin de se limiter aux politiciens et à la politique, les études historiques s’ouvrent à d’autres champs. La question de l’héritage en est un exemple parmi d’autres. D’où l’intérêt de La Terre, dont la valeur proprement littéraire se double d’une valeur testimoniale. De leurs côtés, Larry Duffy et Kristin Cook-Gailloud évoquent, pour l’un, la présence du monstre lombrosien dans l’anormal zolien, pour l’autre, la figure du pape dans Rome.

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Si la grande majorité des études portent sur les romans, le théâtre n’est pas tout à fait absent de ce numéro des Cahiers, grâce aux documents présentés et analysés par Clélia Anfray. On lira également avec grand intérêt le rapport de la censure pontificale, à propos de Lourdes, transcrit et présenté par Silvia Disegni. Notes de lectures, comptes rendus complètent cette dernière livraison que les zoliens liront assurément avec le plus vif intérêt. B.P. 12, 77580 Villiers-sur-Morin, 25 €. Yannick Lemarié

• Le Petit Chose, Bulletin de l’Association des Amis d’Alphonse Daudet, 4e série, n° 97, année 2008, 180 pages. Chaque année, les Amis de Daudet se retrouvent à Fontvieille. Le Petit Chose rend fidèlement compte de ces rencontres. Le n° 97 publie les 12 communications prononcées les 24 et 25 mai 2008 sur le sujet : « Alphonse Daudet et le naturalisme ». Vaste question, fondamentale et complexe, qui fut l’objet de débats du vivant de l’auteur et qui mérite toujours d’être posée. Le faire, en effet, permet de mieux cerner et l’originalité de la création daudétienne et la notion même de naturalisme. Trois communicants, s’appuyant sur un ou plusieurs romans, analysent le traitement de motifs réputés naturalistes : la maladie, la mort, la dégradation du corps, la saleté, la souillure, la sexualité, etc. Pierre-Jean Dufief, sous le joli titre « L’Abeille et le fumier : saleté et souillure dans l’œuvre de Daudet », montre l’omniprésence de la saleté chez le romancier, qui, cependant, n’accorde que peu de place à la scatologie. Cette obsession n’est pas simple marque d’appartenance à une école, ou trait de plus en plus récurrent d’un imaginaire hanté par la maladie et la mort, au service d’une conception morale ou d’une vision de la société. Une analyse plus fine amène à constater l’instabilité, voire la réversibilité des catégories, le sale appelant le pur, l’idéal, tandis qu’à l’opposé la propreté suscite l’ordure, de sorte que les engagements et les partis-pris naturalistes de l’écrivain ont trop souvent échappé à une critique bien pensante désireuse de le récupérer (p. 49). Cette ambiguïté ressort de plusieurs communications. Daudet, constate Isabelle Droit (« Le Traitement de la mort est-il naturaliste dans Fromont jeune et Risler aîné ? »), ne s’attarde pas, comme Flaubert ou Zola, sur la dégradation physique des corps (on pense à l’agonie d’Emma Bovary ou à la mort de Nana). Il utilise la mort comme une « ficelle » du récit, à la manière du roman populaire, et comme un moyen de rendre compte, de façon réaliste, de la société contemporaine. Les personnages de femmes sont omniprésents dans son œuvre, comme dans celles de ses contemporains. Mais, constate Joëlle Bonnin-Ponnier (« La Femme dans les romans d’Alphonse Daudet : une vision naturaliste ? »), il préfère aux créatures pures, généreuses, dont il brosse quelques exemples (Claire Fromont, Rosalie…), les femmes dangereuses, au pouvoir infernal, telle Sapho, pour la

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peinture desquelles il reprend la plupart des stéréotypes de l’époque sur la nature féminine. Une autre série de communications, ainsi celle de Vincent Clap (« Daudet, entre réalisme et naturalisme. Le cas de Jack »), resituent la place de Daudet dans l’évolution du roman moderne, qui s’oppose au mensonge, à l’idéalisme, aux représentations toutes faites. Roger Ripoll (« “Des livres poignants de réalité triste” ») précise, en s’appuyant sur de nombreuses citations de Zola, des Goncourt, de Huysmans, de Maupassant, le statut de Daudet dans le mouvement naturaliste. Le romancier part, comme eux, à la quête de la réalité de la vie, des existences médiocres, quotidiennes, avec leur lot d’échecs, de désillusions, de tromperies, animé du désir de vérité. Mais il le fait, ce qui le singularise, « en appelant à l’émotion de façon insistante, en soulignant fortement les effets, en interpellant ostensiblement son public et ses personnages », de sorte qu’il instaure, même dans les récits les plus sombres, un climat de sympathie et de pitié (p. 85). Cette vérité, il la recherche en collectant des détails, des faits vrais qu’il note sur ses petits carnets. Ne se définit-il pas comme un « collecteur » ? Ce « détaillisme », qu’analyse Anne-Simone Dufief (« Avec un microscope… ») est lié à sa méthode de travail, à son mode de rédaction : réécriture et réinsertion de textes plus courts, qu’ils soient de lui ou d’autres, à sa volonté de fragmenter les descriptions, à son souci d’intégrer des croquis d’après nature, etc. Son originalité n’est-elle pas, alors, à chercher dans son effort pour transcrire l’instantané, la vérité ne se saisissant que dans l’instant ? André Not (« Daudet et le reportage ») en arrive aux mêmes conclusions, en étudiant les Lettres de mon moulin, textes réservés d’abord au journal, « subtil dosage d’éléments contradictoires » (Louis Forestier). Daudet est animé par le souci de « donner à voir », mais, flottant constamment entre rêve et réalité, il a aussi le goût des attendrissements faciles, du charmant, du poétique. Quant à Gabrielle Hirchwald-Melison (« Roman de mœurs et Naturalisme chez Daudet, ou le genre à l’épreuve du mouvement »), elle se demande si l’originalité de l’écrivain ne tient pas au fait qu’il compose des romans de mœurs et non des romans naturalistes : il privilégie le personnage au détriment d’une étude sociologique ou ethnologique ; le charme de ses romans tiendrait à ce qu’ils donnent une vision parcellaire d’un monde plus ressenti que restitué objectivement, dont il masquerait ou amoindrirait certains aspects, pour le plaisir du lecteur. C’est ce qui a attiré nombre de lecteurs étrangers. Les campagnes de Zola, les œuvres des romanciers réalistes/naturalistes ont été très vite connues hors de France, en particulier en Catalogne. Angel Ribes montre leur influence sur des auteurs catalans tels que Sardà, Yxart et Oller, tout en soulignant que ceux-ci ont eu plus d’affinités avec Daudet qu’avec Zola. Les écrits théoriques de celui qu’à tort on présente comme un chef d’école pour ses velléités de constituer un groupe imposant une nouvelle forme de littérature et d’y amalgamer Daudet, sont constamment évoqués par les par-

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ticipants au colloque. Michel Branthomme (« Zola et le théâtre de Daudet ») et Colette Becker (« Daudet, Zola et le naturalisme ») font le point sur les jugements que Zola porte sur son « ami ». Les deux hommes se sont probablement rencontrés en 1874 chez Flaubert, et, s’ils ont un certain nombre de caractéristiques en commun (âge, origine méridionale, pas de baccalauréat, volonté de s’opposer au roman idéaliste, attention au réel,…), ils ont surtout des différences (origine sociale, fortune, relations, vie…), qui expliquent les divergences de leurs conceptions de l’art. Le théâtre a été la grande affaire de ceux qui se sont appelés le « groupe des Cinq », ou des « auteurs sifflés » : Flaubert, Daudet, Zola, Goncourt et Tourgueniev. Tous avaient subi un ou plusieurs échecs à la scène. Même s’il fait des réserves, Zola soutient les pièces de Daudet, par amitié, par tactique, parce qu’il pense qu’il faut conquérir le théâtre au même titre que le roman, peut-être aussi parce qu’il leur trouve des qualités dont il n’est guère pourvu : la facilité, le charme, la fantaisie. Il le loue d’avoir porté sur les planches des « tranches de vie », et d’avoir ainsi ouvert, par sa grâce, les portes à des textes plus rudes. Quant aux romans de Daudet, ils ne répondent pas totalement à la définition qu’il a donnée du roman naturaliste dans un célèbre article sur Flaubert. Il n’y retrouve pas, en particulier, le recours à la science – méthode et savoirs – caractéristique essentielle de sa conception du naturalisme. Mais Daudet reste un allié dans sa lutte pour imposer, dans le roman et sur la scène, une nouvelle formule. Les neuf articles qu’il lui a consacrés contiennent des jugements très nuancés, parfois ambigus, mais dont on ne peut que souligner la pertinence. Pour lui, Daudet est « un observateur et un évocateur ». Il possède « le don de la vie », il vit ses livres, joue ses personnages devant ses amis. Mais, regrette-t-il, il rend le réel trop aimable, il veut trop plaire aux âmes sensibles, à ses très nombreuses lectrices : « Il croit à la nécessité de ce gâteau de miel jeté au public. » Pour conclure sur la question posée, laissons la parole à Daudet, qui, dans un article du Journal Officiel, « La Vérité au théâtre », paru le 29 novembre 1880, peu après la publication du recueil de Zola, Le Roman expérimental, affirme : « M. Zola dit “naturalisme” » ; nous disons, nous, “vérité”, dans l’intérêt même de sa cause qui est la nôtre. La vérité n’a pas d’ennemis ; le naturalisme s’en est fait beaucoup, avec toutes les sottises débitées en son nom. » Et encore : « Quant à moi, je ne suis pas naturaliste. Je n’ai pas écrit ce mot une seule fois. Aujourd’hui, je suis considéré comme un naturaliste, parce que je m’attache au côté réel des choses, je ne construis pas le poème, je me laisse aller aux lois naturelles, je subis la réalité et je l’imite, mais je tiens à conserver toute mon indépendance, et je proteste contre les écoles, les classifications, je repousse toute étiquette, je n’admets aucun enrôlement » (déclaration faite à Léo Claretie, 1896). Ce volume du Petit Chose, qui présente, on l’a vu le plus grand intérêt pour tous ceux qui s’intéressent aux mouvements littéraires dans la seconde

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moitié du XIXe siècle, pour les « zoliens » en particulier, offre, de plus, le texte, largement commenté par Roger Ripoll, d’une interview donnée par Daudet le 21 mars 1892 au Gaulois, sur Rose et Ninette, qui venait de paraître, et sur la question du divorce, et celui de la conférence donnée le 24 mai 2008 à Fontvieille, devant une très nombreuse assistance, par Anne-Simone Dufief et Roger Ripoll, « Alphonse Daudet, de la Provence à Paris. » Colette Becker

• Jérôme SOLAL, Huysmans et l’homme de la fin, Minard, Caen, collection “Lettres modernes”, 2008, 391 pages ; 50 €. Ce livre est le livre d’un amoureux, et l’histoire d’une prédilection : exclusif, aveugle, et dont l’enjeu jaloux se limitera d’emblée à un seul objet, l’œuvre majeure de Huysmans, celle de 1884, À rebours, le bréviaire fin-de-siècle selon le lieu commun universitaire. Car il faut un singulier attachement pour poursuivre une telle liaison nouée avec un seul ouvrage : c’est non seulement un exercice critique bien particulier, mais une appréhension du cœur et de l’esprit fort féconde que celle qui autorise à conserver dans la ligne de mire de son analyse, plusieurs années durant, et sur quelque quatre cents pages, un auteur aussi bien porté lui-même sur le ressassement et la procrastination. Il nous semble que ce moteur amoureux, c’est le programme même de l’étude de Solal qui nous renseigne, d’entrée de jeu – en le transférant, par diffraction, sur l’objet de l’étude : l’opus de 1884 « donne à lire un certain événement : la perte d’essence par excès de subjectivité ». Par-delà la définition en creux du récit huysmansien, on ne saurait mieux définir la démarche et l’origine de la monographie même, portée par une concentration dévorante, tout entière vouée à la relecture d’À rebours. On pouvait raisonnablement penser que plus rien de neuf ne se pouvait dire de cette bible que se reconnurent Paul Valéry, Oscar Wilde, plus tard André Breton, depuis les récents travaux de Pierre Jourde, de Gilles Bonnet, d’André Guyaux ou de Daniel Grojnowski, par exemple. C’est que peu de livres ont un pouvoir de ressassement aussi profond que le texte de 1884, dont l’idéal lecteur contamine, comme par mimétisme, celui qu’il envoûte, le lecteur réel. L’étude de Solal désamorce ces préventions. L’homme de la fin, c’est des Esseintes, qui « se situe résolument du côté de la fin », Huysmans, par Pierre Roche (1898).

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d’une clôture qui s’ouvre à lui comme un espace de renaissance. La mort est « ce à partir de quoi un parcours individuel est envisagé […] », traçant un itinéraire qui sera aussi révélateur d’une crise collective. C’est toutes les modalités et les implications de cette fin (dramatique et narrative, spatiale, temporelle) que décèle et sonde Jérôme Solal, dans cet essai pointu nullement ennuyeux, et dont la trame serrée se tisse de références critiques, philosophiques, littéraires et esthétiques d’une belle solidité. L’étude est nourrie d’emprunts à la linguistique, l’histoire littéraire, mythocritique, psychanalyse, sociologie, convoquant Ricœur, Cioran, Jankélévitch. Le concept de décadence y est épuré de ses scories. Plus, Jérôme Solal enrichit ce dernier de ce paradigme qu’est le roman de 1884. L’opus emprunte à plusieurs champs, et le résultat est d’une cohérence qui n’appartient qu’à lui-même. Organisée en deux parties, l’analyse s’intéresse dans un premier temps aux alentours du texte (préface, notice, dernier chapitre), puis au cœur du roman, au récit central. Le texte est traversé de fulgurances critiques. Ainsi l’analyse de la posture « suburbaine » de des Esseintes, confiné dans un espace intermédiaire, la banlieue, pourrait-elle être appliquée à certains personnages romanesques de Mirbeau, voire à Mirbeau même.. « Tel l’enfant décrit par Freud, qui joue avec sa bobine de fil, […] des Esseintes semble vouloir jouir de cette absenceprésence » de l’espace géographique par excellence, la ville. Mirbeau connaît aussi ce principe de réversibilité toujours accessible, incarné dans le fort-da freudien. Ce n’est pas le moindre des intérêts de l’étude que de renouveler la lecture du roman en montrant des Esseintes – qu’on nous pardonne le jargon – au croisement de deux approches analytiques, les démarches syntagmatique et paradigmatique. C’est tout le problème du lien et du contour de cette figure romanesque qui est posé, et magistralement résolu, par Jérôme Solal. À la fois inscrit dans une continuité (littéraire, généalogique, artistique) et s’en soustrayant, orphelin et précurseur, « exclus du processus de génération », « extrait du temps (et du corps) social », happé par la volonté de la thébaïde et s’abandonnant à un nouvel essor possible, fût-il illusoire, élément d’un tout et… tout lui-même, des Esseintes est bien le frère de ces héros romanesques du XXe qu’il appelle. Samuel Lair

• Mario PETRONE et Maria CERULLO, sous la direction de, Actualité de l’œuvre de Maupassant au début du XXIe siècle, Actes du colloque international de Naples, Università degli Studi di Napoli « L’Orientale », Dipartimento di Studi Comparati – Collana di Letterature Comparate n° 9, Naples, avril 2009, 362 pages. Préface de Louis Forestier. Cet « ensemble riche et varié, qui tente de voir clair dans les chemins de la critique maupassantienne actuelle » (Louis Forestier), rassemble 23 contri-

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butions. Celles-ci mettent en relief la pluralité des écritures et des stratégies de l’écrivain, à la fois romancier, conteur, chroniqueur, auteur dramatique, et certains aspects de sa vie. Sont aussi étudiées sa correspondance et l’adaptation à la scène ou à l’écran de quelques-uns de ses textes. Un premier ensemble porte sur l’étude de thèmes importants de l’œuvre, à travers romans et récits courts. D’abord, le fantastique, qui fait l’objet de plusieurs analyses (Miruna Opris compare, de ce point de vue, Hoffmann et Maupassant ; Alexandra Viorica-Dulau suit le motif de la peur dans ses manifestations diverses ; Rita Stajano, prenant La Chevelure en exemple, montre comment le fantastique naît du rêve, de la folie, qui permettent de rôder autour du surnaturel ; Roman Reisinger rappelle l’attrait de Maupassant pour les phénomènes pathologiques du comportement humain). Autre thème majeur : l’émiettement, le lent travail de destruction de la mort dans la vie, qui se lit particulièrement dans la dégradation de l’apparence physique, de la surface du corps, de la peau, qu’analyse Domenica De Falco à travers un personnage de Fort comme la mort, Mme de Guilleroy. Quelques communications mettent l’accent sur les aspects sociologiques de l’œuvre et leur utilisation dans l’économie de l’intrigue : descriptions des rituels, repas, réceptions, qui rythment la vie des personnages et permettent de les approfondir (Joëlle Ponnier) ; éducation qui éloigne les filles des réalités de la vie et les conduit, comme la Jeanne d’Une vie, à d’amères désillusions (Maria Cerullo) ; hypocrisie sociale, dévoilement de ce qui se passe sous le masque de respectabilité d’un bourgeois comme le maire de La Petite Roque (Lea Caminiti) ; femme entretenue (type qu’étudie Mario Petrone dans Le Pain maudit) ; piège de la famille (Yannick Preumont, En famille, Une famille) ; journalisme (à travers le personnage de Duroy dans Bel Ami (Fernando Schirosi). Un deuxième ensemble d’études prend pour sujet les quelque trois cents chroniques que Maupassant publia, à partir du 20 août 1880 dans Le Gaulois et, parallèlement, à partir de décembre 1881, dans le Gil Blas, leurs techniques et leur contenu extrêmement varié : témoignages ethnographiques et sociologiques, récits de voyage, conception du roman, qui a, entre autres, influencé des écrivains espagnols comme Clarin et Carner (Giuseppe Grilli). Sont mis en valeur sa conception de la chronique, que Silvia Disegni compare à celle de Jules Vallès, ce dernier voyant dans le genre, à la différence de Maupassant, un « atelier de l’œuvre », le lieu où se forge un style particulier, l’écriture du journal venant renouveler celle du roman ; l’intérêt du passage, pour un même motif, de la chronique au conte, et du conte à la chronique (Henri Mitterand) ; la différence d’approche de l’actualité politique et sociale entre chronique et roman, Maupassant ne faisant aucun effort pour en parler sérieusement dans les chroniques, tandis qu’il l’évoque, dans les romans, en usant de la satire et de l’ironie (P. M. Wetherhill) ; la question du roman, qu’il pose dans une trentaine de ces textes, au moment même où Zola menait

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campagne pour le naturalisme dans Le Bien public et Le Voltaire, énonçant un ensemble d’idées qu’il reprendra et développera, en septembre 1887, dans l’essai « Le Roman », publié en tête de Pierre et Jean, dans lequel il prône un « réalisme artiste », subjectif, un art de la suggestion, des sensations, de l’impression (Colette Becker). Comme ses amis, Flaubert, Daudet, Goncourt, Zola, Tourgueniev, avec lesquels il forme le groupe des « Auteurs sifflés », Maupassant a été tenté par le théâtre, adoptant des conceptions proches des leurs par certains côtés (action, thèmes, langue théâtrale), même si, à la différence d’un Zola et d’un Daudet, il ne s’intéresse ni au jeu des acteurs ni aux problèmes techniques (décor et mise en scène), rappelle Anne-Simone Dufief, qui étudie comment il a luimême adapté à la scène certaines de ses œuvres, avec Musotte, adaptation de L’Enfant, jouée au Gymnase, et La Paix du ménage, tiré de Au bord du lit. Ses textes ont, par ailleurs, souvent tenté les adaptateurs : Oscar Méténier adapta Fifi pour le Théâtre Libre, il porta sur la scène du théâtre Antoine la très célèbre Boule de suif, dont il tira une pièce réaliste et engagée (Noëlle Benhamou). Renoir porta au cinéma Une partie de campagne en se réappropriant le texte : en intitulant son film Partie de campagne, il dramatise l’événement, qui devient exceptionnel, alors que Maupassant avait placé son récit sous le signe de la banalité (Kelly Basilio). Dernier aspect de l’œuvre évoqué par Pierre Dufief, qui regrette qu’il soit encore peu étudié, la correspondance que nous ne connaissons que partiellement et qui présente une grande variété de tons et de styles, alors qu’on la réduit trop souvent aux échanges entre le disciple et le maître Flaubert. Maupassant est séduit par les subtilités de l’art épistolaire du XVIIIe siècle, malheureusement disparu avec la Révolution, au profit de l’utile, mais qu’il essaie de retrouver, en particulier dans ses lettres à des inconnues. La correspondance offre également une passionnante plongée dans l’intime, dans la souffrance physique et morale. Citons, enfin, deux autres communications : Agnès Sandras-Fraysse rappelle le déferlement médiatique qui suivit la tentative de suicide de l’écrivain, début janvier 1892, puis les multiples analyses médicales et les débats, qui, après sa mort, étudièrent son « cas ». Quant à Danielle Coussot, elle présente l’iconothèque Zola, consultable au Centre d’Etudes sur Zola et le naturalisme, 4 rue Lhomond, 75005 Paris, qui contient des documents concernant Maupassant. Cet ouvrage, dont nous ne pouvons que conseiller la lecture aux spécialistes de Maupassant, mais aussi à tous ceux qui s’intéressent à la période, offre, on le voit, un panorama très riche, très varié sur l’œuvre de l’écrivain. Un regret toutefois : si le volume est réédité, plusieurs de ses textes mériteront une relecture très sérieuse, qui éliminera de trop nombreuses fautes. Colette Becker

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[Sur Maupassant, signalons également la parution de L’Angélus, n° 18, l’excellent bulletin, à petit tirage et grand format, de notre ami et rimbaldologue Jacques Bienvenu. Outre un mien article sur les relations entre Mirbeau et Maupassant, Jacques Bienvenu y publie plusieurs inédits : deux lettres (dont une à Mistral) et une interview de Maupassant et plusieurs témoignages. Malheureusement le C.N.L. n’a pas reconduit la subvention annuelle allouée à cette sympathique publication littéraire de qualité. Sans doute convient-il d’incriminer un petit article où Jacques Bienvenu met en cause, à juste titre, l’éditeur de Maupassant dans la Pléiade, Louis Forestier, à propos d’une mystification d’un Roumain pseudonommé Adrien Le Corbeau : l’éminent spécialiste a été sa dupe, mais a eu un mal de chien à le reconnaître, et encore très partiellement et à mots couverts. Espérons que le C.N.L reviendra rapidement sur cette dommageable décision. P.M.]

• Catulle MENDÈS, Exigence de l’ombre, Talence, L’Arbre Vengeur, 2009, 136 pages ; 11 €. Préface d’Éric Vauthier, dessins de Cécile Noguès. Nous avions rendu compte, dans le numéro 15 des Cahiers Octave Mirbeau, du volume collectif Catulle Mendès : l’énigme d’une disparition paru sous la direction de Patrick Besnier, Sophie Lucet et Nathalie Prince. Les perspectives qu’ouvraient les diverses études rassemblées, de même que les mises au point historiques et littéraires qu’elles effectuaient, suscitaient chez l’amateur de la fin de siècle une farouche envie de relire Mendès à la lumière de ces données nouvelles, ou bien de le découvrir tout bonnement. Or, l’écueil auquel se heurte ce genre de curiosité est le difficile accès aux textes eux-mêmes. Pour de nombreux auteurs considérés péremptoirement comme secondaires, le problème reste entier. S’il n’est pas concevable d’envisager la réédition de tous les textes qui ont constitué le substrat d’une époque, il est en revanche possible de proposer quelques œuvres significatives à lire afin de donner un écho concret aux travaux des chercheurs. L’Arbre Vengeur accomplit ce travail délicat d’une manière aussi passionnée que rigoureuse. À son catalogue déjà très fourni, l’éditeur vient d’ajouter un recueil de contes de Mendès, dont le titre est emprunté, pour la circonstance, à l’un de ses récit, paru en 1895 dans le volume Rue des Filles-Dieu, 56 ou L’Héautonparatéroumène. Comme l’explique Éric Vauthier dans sa riche préface, Exigence de l’ombre a pour but de témoigner de l’inspiration noire de Mendès, qui tranche avec la tonalité « rose pâle » trop souvent attachée à son nom.

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De fait, les neuf contes présentent des histoires d’inspiration macabre, où la terreur est plus ou moins tangible selon les circonstances, plus terrifiante encore lorsqu’elle n’apparaît que sous la forme de la possession du personnage, suivant la logique d’« un fantastique de l’intériorité ». Déjà, dans Nuit rouge et autres histoires cruelles de Paris (Rennes, Éditions Terre de Brume, coll. « Terres fantastiques », 2006), Éric Vauthier avait réédité deux nouvelles de Mendès appartenant à cette veine d’inspiration. Rappelons également, pour mémoire, que Nathalie Prince, dans l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé, Petit musée des horreurs : nouvelles fantastiques, cruelles et macabres (Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2008), présentait cinq autres contes noirs de Mendès. Par ailleurs, plusieurs de ses œuvres romanesques ont été republiées depuis une dizaine d’années. Ajoutons, pour terminer, que s’est tenu les 17 et 18 septembre dernier, à l’Université de Bordeaux III, un colloque « Catulle Mendès et La République des Lettres », dont les Actes devraient, là encore, susciter bien des désirs de lecture et des initiatives éditoriales. Arnaud Vareille

• Robert ZIEGLER, Asymptote : an approach to Decadent fiction, Rodopi, Amsterdam, 2009, 262 pages ; 52 €. Dans la continuité de sa remarquable approche de la critique littéraire, perspicace et incisive, Bob Ziegler nous régale cette fois avec une interprétation nouvelle et radicale de la production romanesque du mouvement Décadent. Depuis plus d’un siècle, les critiques ont considéré le roman Décadent comme une célébration de mauvaises mœurs, comme une déviation malsaine des usages et comportements jugés « normaux », et comme le reflet de la névrose dite “fin-de-siècle”. Mais, en désaccord avec les critiques antérieurs – tels que Mario Praz, dont The Romantic Agony a si longtemps trôné au Panthéon des critiques –, Bob Ziegler fixe un œil beaucoup plus pénétrant sur le roman Décadent, et y voit au contraire, de la part des auteurs, une recherche de la santé et de la régénération. Le travail créateur des Décadents, nous dit-il, est alimenté par un effort persistant pour aboutir à la guérison et à la réintégration. Comme on peut s’y attendre de la part d’un critique qui a toujours fait preuve d’une compréhension culturelle aussi profonde et aussi large que Ziegler, cette thèse provocatrice est soutenue par un étalage impressionnant de témoignages et de preuves. La littérature Décadente n’est pas du tout insignifiante, et Ziegler rend compte d’au moins dix auteurs dans cette étude. Mais il arrive quand même à synthétiser leurs principaux romans avec assurance et habileté ; et il en résulte un flot d’aperçus nouveaux sur les buts, les accomplissements et les productions des Décadents, qui comptaient parmi eux quelques-uns des écrivains fin-de-siècle les plus fascinants et les plus mal compris.

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Sa prémisse, c’est que, loin de croupir complaisamment dans la perversion et dans la névrose, les Décadents se sont efforcés de projeter dans leurs romans les traits de leur personnalité qui ne les satisfaisaient point, dans un acte de moralité créatrice. Leurs personnages fictifs doivent donc être compris comme une partie essentielle d’un double effort de leur part : effort pour se rapprocher et s’éloigner tout à la fois. La création de monstres a été, pour les Décadents, une action cathartique, destinée à purger les auteurs eux-mêmes de leurs propres inclinations destructrices et répréhensibles. Afin d’étayer et d’éclairer ce point de vue très différent, Ziegler fait entrer en jeu le symbole mathématique de l’asymptote, qu’il explique ainsi : « L’asymptote, c’est la ligne droite qui s’approche de tout près de la courbe, mais qui ne la touche jamais. » Et puis, une fois le symbole ainsi introduit, il le met en équation à la manière dont les auteurs Décadents traitent leurs personnages fictifs : ils les créent d’abord, et puis ils les abandonnent, épinglés sur la page du roman comme autant de papillons morts, tandis qu’ils rentrent eux-mêmes, renouvelés, dans la santé du monde réel. Étant donné la profusion de pervertis, de sadiques, de névrosés et de morphinomanes qui peuplent les romans de Péladan, de Huysmans, de Schwob, de Lorrain, de Gourmont et de Mirbeau, on ne s’étonne point que ces auteurs aient été d’habitude casés dans la même niche taxonomique que les spécimens pathologiques dont ils racontent les histoires. Mais cette interprétation – qui a représenté si longtemps le jugement des critiques sur les Décadents – est, selon Ziegler, tout à fait erronée. Elle est mal conçue car, à l’encontre de l’asymptote (où la ligne droite ne touche jamais à la courbe), elle assimile étroitement les auteurs à leurs personnages fictifs. Au contraire, constate Ziegler : les Décadents protestaient contre les excès qu’ils décrivaient. Leurs créations littéraires n’illustrent pas une imbrication narcissique de l’auteur et de ses personnages, et il n’est pas question, chez les Décadents, d’une autoreproduction stérile : c’est en effet un moyen – un appareil littéraire – dont ils se servaient pour créer des identités désuètes, qu’ils ont à jamais laissées dans le monde étouffant de l’imaginaire. C’est ainsi, selon Bob Ziegler, que les Décadents se sont débarrasses de ces identités et s’en sont dissociés pour de bon : ils ont suivi la ligne droite asymptotique, en s’approchant d’abord de leurs monstres fictifs, mais seulement pour mieux s’en éloigner. Dans des chapitres sur Huysmans et Mendès (intitulés « Perversion »), sur Péladan et Villiers (« Magique »), sur Rodenbach et Gourmont (« Création »),

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et sur Schwob et Lorrain (« Récréation »), Ziegler fait le tour des romans Décadents représentatifs, en passant par leurs caractéristiques principales, et en analysant avec force les procédés de création qui attirent d’abord les auteurs vers leurs anti-héros, mais qui les séparent ensuite, à la manière de l’asymptote. Le chapitre (« Changement »), où Ziegler s’occupe du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau, et aussi de La Marquise de Sade de Rachilde, mérite d’être lu par tous les mirbeaulogues à cause de son analyse révélatrice de ce texte si souvent méconnu. Conformément à sa thèse principale, Ziegler nous présente un Mirbeau qui « a fait de l’art d’écrire l’expression d’une inconséquence qui met son moi en liberté ». Les œuvres littéraires de Mirbeau n’étaient pas simplement des armes dans sa lutte contre l’oppression : elles étaient aussi des exercices de l’esprit qui ont entraîné des changements chez l’auteur lui-même. C’est précisément par ses romans que Mirbeau s’est efforcé d’exorciser ses propres impulsions odieuses. « Rompre sans interrompre », explique Ziegler, en citant une autre étude psychologique de la longue évolution personnelle de Mirbeau1. C’est-à-dire que Mirbeau s’est développé à travers ses œuvres : sa continuité a été ponctuée par des moments-clés de changement idéologique, parachevés à travers ses créations romanesques. C’est particulièrement visible dans Le Journal d’une femme de chambre. Malgré sa réputation d’œuvre pornographique, Le Journal – comme les vrais cognoscenti de Mirbeau l’ont toujours reconnu – est essentiellement une œuvre d’une moralité féroce. Les préjugés profonds mais archaïques de Mirbeau lui-même (son anti-républicanisme, son antisémitisme et sa misogynie) apparaissent à travers les pages du roman, incarnés dans des personnages vicieux et désagréables. Cette Célestine, avec son hypocrisie, son cynisme, et son attraction perverse pour un meurtrier-voleur ; ce Joseph, avec son antisémitisme menaçant et sa brutalité de monstre ; ce Monsieur Rabour, avec son fétichisme des bottines ; ces Lanlaire, avec leurs habitudes personnelles répugnantes ; et ce capitaine Mauger, avec son militarisme et son patriotisme de fantoche – de tels personnages permettent à Mirbeau, selon Ziegler, de « jeter le jour sur son propre inconscient » ; et, « en personnifiant ses impulsions les plus noires, il écrit afin de les éliminer ». Moyennant l‘incarnation de tant de caractéristiques malsaines – en passant par la violence sexuelle, la criminalité, la soif de sang, le patriotisme militant, la dépravation et la perversion morale – Mirbeau arrive à une espèce de lucidité analytique qui l’aide à se débarrasser de ces traits. En ce sens, le journal de Celestine fonctionne comme un égout écœurant, tel celui qui sert à écouler les inexprimables déjections du magasin de Mme Gouin, dans le roman. Pour Mirbeau, cette auto-thérapie nécessite l’étalage de toutes les caractéristiques haïssables qu’il exhibe à travers ces honteuses identités fictives : « Les attachements absurdes, les antipathies injustifiables, sont maîtrisés une fois que Mirbeau a reconnu la persistance de leur influence. » C’est de

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cette manière que le romancier redevient maître de lui-même autant que des personnages fictifs. Le message rassurant du roman de Mirbeau – s’il y en a un ! –, c’est que la violence et les préjugés de l’humanité peuvent être surmontés par l’analyse des racines inconscientes de la conduite antisociale. La bête brute qu’est Joseph – ce diable intérieur qui fait de si grands dégâts dans la vie des autres – est dépourvue de son pouvoir, une fois qu’il est compris par ceux qu’il domine. Et c’est grâce à l’étude des mobiles de son personnage fictif que Mirbeau cesse de lui ressembler. Dans sa propre vie, Mirbeau est resté trop désabusé pour croire aveuglément à la perfectibilité de l’homme ; mais il a néanmoins espéré l’amélioration de la dignité humaine par l’autorégulation des instincts. Il n’y a, en fin de compte, aucun doute : les critiques ont eu tort pendant un siècle. Mirbeau, tout comme les autres auteurs commentés dans ce livre exceptionnel, reste au fond un écrivain moral. Il a eu ses faiblesses, c’est sûr ; mais il ne les a pas cachées, et il aspirait toujours au meilleur. La condamnation de Mirbeau par ceux qui l’ont si longtemps taxé de pornographie a toujours été erronée : ses critiques n’ont vu que le contenu de ses textes et ont négligé les effets cathartiques de l’acte même de la création romanesque. Ces effets, comme chez les Décadents en général, Mirbeau les a voulus salutaires et régénérateurs. Bravo Bob Ziegler, de nous l’avoir enfin montré, et avec quelle verve ! Reg Carr (Oxford)

NOTE 1. Christian Heslon, « Octave Mirbeau, un enfant rebelle dans les révolutions esthétiques : esquisse psychologique sur les ressorts biographiques d’une œuvre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 170-178.

• Bénédicte BRÉMARD et Marc ROLLAND, sous la direction de, De l’âge

d’or aux regrets, Michel Houdiard Éditeur, Paris, septembre 2009, 492 pages ; 30 €. Comme le signalent Bénédicte Brémard et Marc Rolland, dans leur préface, l’idée selon laquelle les hommes connaissent des phases de croissance suivies de déclin et de chute reste fortement enracinée dans la perception collective. Décadence : le mot est lâché. Il est toutefois aussitôt suivi de regrets. Regrets d’une époque révolue, bienheureuse ; regrets de comportements inavouables durant les périodes difficiles… Partant de là, les deux colloques qui se sont tenus à l’Université du LittoralCôte d’Opale et que l’éditeur a réunis dans le présent ouvrage, ont été l’occasion, pour une trentaine de chercheurs, de s’interroger sur ces différentes notions : âge d’or, décadences, repentirs, remords, rédemption. Parmi les communications qui présentent une égale qualité, au-delà de la variété des champs (littérature, cinéma, chanson) et des époques, nous

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retiendrons celles (peu nombreuses), qui sont consacrées aux écrivains du XIXe siècle : une étude des enjeux et formes de l’écriture décadente à travers l’œuvre de Jules Laforgue, par Alissa Le Blanc ; une relecture de J-K Huysmans (« Transposition d’art et de pénitence à rebours »), par Natasha Grigorian ; et une tentative d’analyse du remords chez Mirbeau (« Mirbeau ou l’œuvre d’expiation », par Yannick Lemarié). Finissons en soulignant le dynamisme du groupe qui, avec discrétion et talent, préside à ces colloques et réussit à faire de ces rencontres des moments, à la fois, d’étude et de convivialité. Yannick Lemarié

• Maurice MAETERLINCK, Petite trilogie de la mort, Éditions Luc Pire, collection “Espace Nord”, août 2009, 301 pages ; 8 €. Aucun lecteur assidu des Cahiers Octave Mirbeau n’ignore l’intérêt immense porté par Octave Mirbeau à l’œuvre de Maurice Maeterlinck, ni qu’il fut le premier à avoir osé proclamer haut et fort, dans Le Figaro du 24 août 1890 (Combats littéraires, p. 309), à l’intention du grand public qui en ignorait tout, que La Princesse Maleine était « l’œuvre la plus géniale de ce temps… supérieure en beauté à ce qu’il y a de plus beau dans Shakespeare » ; rien moins ! Un mois plus tard, le 26 septembre (ibid., p. 316), il commentait avec son ironie légendaire les réactions scandalisées des jaloux, choqués de ses louanges adressées au delà des frontières septentrionales de l’Hexagone. Il récidivait à cette occasion après avoir lu deux autres pièces du jeune auteur gantois, L’Intruse et Les Aveugles, qui venaient tout juste d’être publiées en un même volume, tiré à 150 exemplaires. Il avait déjà fait part à Paul Hervieu, début septembre, qu’il les trouvait encore plus belles que La Princesse (Correspondance générale, t. II, p. 277). Ce sont précisément ces deux pièces qui viennent d’être rééditées dernièrement par les Editions Luc Pire sous le titre Petite trilogie de la mort. Y est jointe en effet, une troisième pièce, Les Sept princesses, qui n’avait plus été publiée depuis l’édition originale de 1891. Cet ensemble, qui fit date dans l’histoire du théâtre, n’avait jamais connu d’édition critique en plus d’un siècle. C’est chose faite à présent. Outre les trois œuvres de Maeterlinck, le volume comprend une étude des manuscrits et des différentes éditions, une analyse de l’œuvre, de sa conception et de son histoire, par Fabrice van de Kerckove, ainsi qu’une importante bibliogra-

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phie. On appréciera également les quelques illustrations, dont un portrait du jeune auteur, photographie parisienne prise à l’époque des éloges de Mirbeau. Dans la même collection, l’éditeur publie également L’Oiseau bleu. Michel Bourlet

• Spicilège – Cahiers Marcel Schwob, n° 2, octobre 2009, 132 pages ; 20 € (cotisation annuelle). Édité par la jeune, mais dynamique Société Marcel Schwob, voici le deuxième numéro des Cahiers Schwob, consacré aux Vies imaginaires et présenté par Agnès Lhermitte. Cerise sur le gâteau : le volume est accompagné, en tirage à part, d’un fac-similé du manuscrit de la préface de Schwob, intitulé « Essai sur l’art de la biographie ». Notre ami Bruno Fabre, qui a consacré sa thèse à l’auteur, presque imaginaire, des Vies pas toujours imaginaires, nous en retrace la genèse, en étudiant la parution et les intitulés des diverses biographies, depuis la série du Journal jusqu’à la publication en un volume que l’éditeur Fasquelle jugeait « trop court ». Il en ressort que Schwob avait bien un projet précis en tête lorsqu’il a entamé sa première biographie, qu’il semblait accepter le caractère hétéroclite de la juxtaposition arbitraire de vies imaginaires, mais que, par la suite, il a tenté d’homogénéiser le tout en procédant à des regroupements par aires culturelles. Très bien connu de nos lecteurs, l’universitaire états-unien Robert Ziegler, éminent spécialiste de la décadence (voir supra le compte rendu d’Asymptote par Reg Carr), étudie « l’art de l’amour et de la discorde dans les Vies imaginaires ». On sait qu’il est féru de psychanalyse, qu’il ne s’attache qu’aux textes, y trouvant suffisamment d’aliments pour sa réflexion sans avoir besoin de se référer aux vies des écrivains ni à leur environnement social et historique, et qu’il tente d’appliquer les principes freudiens aux œuvres qu’il fait passer au crible de son analyse, mais heureusement sans le redoutable dogmatisme de ses confrères en freudisme. Une nouvelle fois sa finesse fait merveille et il parvient à dégager, du projet schwobien, oscillant dialectiquement entre histoire et biographie, fiction et érudition, jeu et sérieux, identification et individualisation, le même idéal que celui d’Empédocle : « l’unique articulé dans le multiple » et « l’interaction des principes d’amour et de discorde ». La prédilection affichée de Schwob pour les pirates, les assassins, les prostituées, et, d’une façon générale, les « endehors », est mise en relations avec son exigence de liberté et son besoin de créer pour vivre les existences qu’il imagine : c’est à travers l’écriture qu’il parvient à vivre vraiment. Parmi les autres contributions, signalons celle d’Elena Folloni sur les écrits de jeunesse de Schwob, d’où elle tente d’extraire les principes esthétiques de l’œuvre à venir et les caractères de la modalité créative dans les Vies imagi-

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naires : la fragmentation, la répétition et l’incertitude. De son côté, dans un article accompagné de nombreuses illustrations en noir et blanc, Agnès Lhermitte présente trois illustrateurs des Vies imaginaires – Georges Barbier, Félix Labisse, Ricardo Godoy – qui ont su composer une forme originale donnant au texte une résonance poétique. C’est précisément « Résonances » que s’intitule la seconde partie du volume. Elle comporte des articles de María José Barrios Castro, qui rapproche Schwob de l’écrivain espagnol Leopoldo Clarín (1852-1901) et surtout d’Agnès Lhermitte, qui traite successivement, de l’oubliée et oulipienne série de « morts illustres » concoctée par Yann Gaillard de 1968 à 1994, après sa découverte fortuite de Schwob en 1958, puis de Vila-Matas, auteur d’un schwobien Bartleby et compagnie, où reparaît Pétrone, puis du triangle Schwob–Mac-Orlan–Gus Bofa, et enfin d’un roman récent d’un libraire nîmois, Jean-Yves Lacroix, curieusement intitulé Le Cure-dent. Dans la partie « Documents », on trouve le texte de deux premiers jets manuscrits de Vies et un article de Charles Maurras rendant compte, non sans un certain dégoût, des Vies imaginaires, en 1897. Pour compléter, une recension des éditions et traductions des Vies imaginaires, et quelques notes de lecture (dont une sympathique recension des Cahiers Mirbeau). P. M.

• Jules RENARD, Correspondance générale (1880-1910), Éditions Honoré Champion, août 2009, 2 volumes ; édition établie et annotée par JeanFrançois Flamant, préface de Michel Autrand ; 210 €. Le 25 août 2009 est un jour à marquer d’une pierre blanche pour les admirateurs de Jules Renard prêts à commémorer le centième anniversaire de sa mort. Ce jour-là, dans la torpeur estivale, est parue sa Correspondance générale. Jusqu’à cette date la correspondance connue était disséminée dans cinq volumes disparates, quelquefois confidentiels, sans aucune cohérence entre eux. Autant dire que sa lecture relevait d’une obstination héroïque. Cette nouvelle édition, due au facteur posthume Jean-François Flamant, revue et corrigée des fantaisies introduites dans certaines des éditions précédentes, contient mille six cents lettres, dont environ cent cinquante inédites, chacune agrémentée de notes courtes et précises, indispensable éclairage sur la vie littéraire de l’époque. La première période, qui va de 1880 à 1889, nous révèle un adolescent étonnamment mûr, sûr de lui et de sa vocation littéraire, peu à peu ballotté entre ses certitudes, ses illusions, ses ambitions et ses désespoirs. La presque totalité des lettres est adressée à sa sœur et à son père, quelques-unes à son frère. En les parcourant, on ne peut s’empêcher de penser au jeune Poil de Carotte. Mais, surprise ! il semble impossible qu’elles aient été écrites par le Poil de Carotte meurtri, icône de l’enfance malheureuse ! Il y a loin de ce père attentif

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et complice à « M. Lepic » ; de cette sœur et confidente, à « sœur Ernestine ». Même son frère aîné ne ressemble pas au « grand frère Félix ». La seule lettre adressée à sa mère, grande absente de cette correspondance, n’infirme pas ce sentiment. Nous avons sous les yeux des rapports familiaux normaux, faits de franchise et de tendresse. La cause serait-elle entendue ? Contrairement au dogme établi, Jules Renard avait-il de l’imagination ? Contrairement à la légende, Poil de Carotte serait-elle une œuvre de pure fiction ? Voilà au moins une première raison de s’intéresser à cette édition. Au début de la décennie 1890, le paysage se colore, la période de vaches maigres est terminée. Un peu plus tôt, Jules Renard a fait un mariage financièrement profitable et il accède enfin à un début de reconnaissance littéraire. Désormais il donne du « Mon cher confrère », bientôt ce sera « Cher ami ». Il a 26 ans. Il n’a pas eu besoin de prendre de l’assurance, il en a à revendre. Ses nouveaux amis s’appellent Vallette, Schwob, Barrès, Descaves… Chacun publie son roman et assure la critique des autres. L’ascenseur est bien huilé. Les années se suivent et se ressemblent. Le cercle s’élargit : Tristan Bernard, Courteline, Alphonse Allais, Maurice Donnay, Maurice Pottecher et les amis de la Revue blanche. Au passage, il ne manque aucune occasion de servir la messe au grand prêtre Edmond de Goncourt. Cela peut toujours servir. Mais notre homme de lettres a du talent. En 1900, enfin, il accède à la consécration. Deux événements le propulsent sur le devant du microcosme médiatique : le succès au théâtre, pourquoi ne pas dire le triomphe, de Poil de Carotte, et sa nomination tant convoitée, tant attendue, dans l’ordre de la Légion d’honneur. Deux sujets qui vont alimenter sa correspondance pendant de nombreux mois ! Jamais il ne s’étend sur les grandes questions du moment. Chez Jules Renard, on ne gâche pas le papier à lettre inutilement. Pas une ligne sur l’affaire Dreyfus. Pas une ligne du socialiste Jules Renard sur l’actualité sociale pourtant abondante, alors qu’il livre d’éloquentes chroniques à un journal de la Nièvre. L’art ne l’intéresse pas : « J’ai presque autant qu’à cette époque horreur des monuments. » « Je me limite le plus que je peux, sourd à la musique, aveugle à la peinture. » De nouveaux correspondants, ceux-là appartiennent à ses relations nivernaises, apparaissent : Paul Cornu, André Renard, Isidore Gaujour… On s’aperçoit à ce moment-là en quoi JeanFrançois Flamant a fait œuvre utile : seule une lecture chronologique donne la clef de Jules Renard, par Rouveyre. Jules Renard. Il y a deux Jules Renard : le

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Jules Renard parisien et celui de la Nièvre. Jules Renard est schizophrène. Vaniteux (il le reconnaît lui-même), flagorneur devant les Parisiens ; humble, serviable, et mieux, modeste, face à ses amis nivernais. C’est ce qu’avait bien compris Rachilde en brossant son portrait au titre judicieusement choisi : Le Paysan perverti. C’est ce paysan qui a écrit les Histoires naturelles et Nos frères farouches, Ragotte, que la plupart des critiques reconnaissent comme ses plus belles pages, à coté de Poil de Carotte. Mais, les aurait-il écrites s’il n’avait pas été perverti par la faune littéraire parisienne ? À l’appui de cette édition, la biographie de Jules Renard est à réécrire. Mais ce n’est pas une tâche facile de peindre celui qui avoue : « Je ne regretterai pas ce billet, car une minute où l’on est sincère, est d’or ». Toute la difficulté est de distinguer, dans ces mille six cents lettres, le sincère du convenu. Que les renardophiles me pardonnent, j’ai l’impression d’avoir dressé un portrait peu flatteur de notre épistolier. C’est que je me suis probablement trompé. Je n’ai pas parlé des lettres adressées à son fils. Elles révèlent l’agilité de son esprit dans les méandres du raisonnement philosophique, la clarté de sa pensée dans ses développements littéraires. Jules Renard n’est pas un grand écrivain par hasard. Quel dommage que ses lettres ne contiennent pas toutes des explications de texte aussi brillantes que celle qu’il consacre à La Bruyère ! Je n’ai pas non plus fait mention des lettres adressées à sa femme. Sa femme est son miroir. Baudelaire aurait dit que, dans ce miroir, il contemple son âme. Eh oui ! cet athée a une âme, et, à vrai dire, il n’a pas à en rougir ! Bien que le principal sujet de ses lettres soit lui-même, on aura compris que l’auteur de Poil de Carotte ne se livre pas facilement. Décrypter sa vraie personnalité est tout l’intérêt de cette édition, désormais incontournable pour qui veut apprendre à connaître Jules Renard autrement qu’à travers les clichés habituels. Tristan Jordan

• Pierre-Jean DUFIEF, sous la direction de, Lucien Descaves, Actes du colloque de Brest (2005), Éditions du Lérot, 2007, 314 pages ; 35 €. « Par bonheur se présentent de temps en temps des redresseurs de tort, des critiques, des amateurs, des curieux qui affirment que tout n’est pas dans Raphaël, que tout n’est pas dans Racine, que les poetae minores ont du bon, du solide et du délicieux […] ». Combien de fois l’envie nous prend d’invoquer ce texte de Baudelaire en songeant aux ressassements innombrables des chercheurs en littérature française qui se centrent toujours sur les mêmes œuvres et sur les mêmes thèmes. Une lassitude vous vient alors à entendre cette sempiternelle musique critique. Et l’on se sent dans un état qui n’est guère éloigné de l’ennui éprouvé par le sénateur Pococurante, dans Candide. On guette alors les vertus apéritives, les vertus toniques d’une étude consacrée à des minores, de même qu’il arrive que, lassé des splendeurs répétées de

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Rubens, on regarde avec intérêt tel ou tel petit caravagesque français. Merci donc aux éditions du Lérot et à René-Pierre Colin de ne pas négliger, dans leur collection « d’après nature », les petits naturalistes – ils ne sont pas si petits que cela –, merci à Pierre Dufief, à Jean de Palacio et au petit-fils de Lucien Descaves, d’avoir permis que soit remise en valeur l’œuvre d’un écrivain qui eut du style et du caractère, et que nous avions lu en partie, naguère, en goûtant la noirceur splendide d’Une vieille rate, de La Teigne ou du Calvaire d’Héloïse Pajadou. Le premier intérêt de ces Actes est de prendre en compte la quasi-totalité de l’œuvre de l’écrivain. Les romans, les pièces de théâtre, les premières poésies, l’activité critique de Descaves ne sont pas négligées. L’avant-propos de Pierre Dufief, sous la forme d’une biobibliographie, marque judicieusement les principales étapes d’une vie et d’une carrière littéraire. Les diverses communications nous permettent ensuite de faire une halte aux principales stations, même s’il y manque Sous-Offs. On constate aussi que les relations, quasiment de maître à disciple, avec Huysmans, ne sont pas oubliées, pas plus que ne sont ignorées, moment-clé dans l’histoire du prix Goncourt, les partis pris en faveur de Céline, que Descaves soutint, en dépit de la divergence des choix politiques, jusqu’en son exil au Danemark. Donc, quasiment un tour complet ou presque, ou tout au moins une vue qui s’efforce d’être panoramique, à défaut d’être toujours synthétique. Lorsqu’on était un jeune homme, en 1880, on voulait d’abord entrer dans la carrière littéraire par la poésie. Jean de Palacio montre que Lucien Descaves ne dérogea pas à cette loi. Bien évidemment, Baudelaire hante les premiers poèmes, et peut-être aussi Rollinat. Richepin va prendre le relais du poète des Fleurs du mal comme influence avouée. Et l’on comprend pourquoi. Il s’agit de faire entendre une voix populaire, de ressourcer la parole poétique dans une oralité, certes travaillée. Faubourienne, fantaisiste parfois, la muse poétique de Lucien Descaves, comme le fait remarquer Jean de Palacio, a ses maîtres en prose : les personnages des romans qui ont inspiré l’écrivain se voient dédier un sonnet. Paradoxe, l’allégeance naturaliste ou réaliste de Descaves poète se signale dans un genre qui n’eut pas la faveur de Zola. Le jeune écrivain ne publia pas ces vers. Ils ne sont pas plus mauvais que bien d’autres qui connurent l’honneur de l’imprimé. On peut juger de leur qualité, relative, dans la petite anthologie qui accompagne l’article de Jean de Palacio. Lucien Descaves commença donc par la poésie, mais se fit connaître comme romancier et peut-être reflète-t-il en cela ce qui se joue dans l’édition. C’est seulement vers les années 1880 que l’on voit, sur le plan des publications, le roman l’emporter en nombre sur les recueils poétiques. Qui pouvait accueillir les audaces thématiques et stylistiques des jeunes naturalistes, sinon Henri Kistemaeckers ? René-Pierre Colin propose une sorte de cartographie de la correspondance échangée entre l’éditeur belge, avant de dégager

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la note dominante des premiers romans. Le critique condense cette note dans une belle formule : « la monstruosité de l’intime », tout en faisant état de la manière dont Huysmans et Henry Fèvre accueillirent les premiers essais romanesques de Descaves. Celui-ci, fort d’une expérience qui fut douloureuse, semble alors avoir éprouvé le besoin de « liquider » ses souvenirs du service militaire en écrivant Les Misères du sable et Sous-Offs. La forme brève, comme le fait remarquer Roger Ripoll, réussit bien à Descaves. Ce critique analyse les procédés de composition et les thèmes des nouvelles réunies dans Les Misères du sabre. Souvent polémique et satirique, le discours est marqué par une ironie qui dénonce le langage administraLucien Descaves. tif, l’idiolecte militaire dont les formules creuses participent d’une déshumanisation, d’un nivellement de l’individualité. R. Ripoll fait, en outre, remarquer que, dans Familles, la formule stéréotypée, selon laquelle « l’armée est une grande famille », complaisamment rappelée à la fin du récit, est démentie par la manière dont sont évoquées concubinages, mariages, rapports de parenté. Les expressions toutes faites ne sont pas seulement incluses dans la trame du récit, ce sont elles qui parfois l’ordonnent et qui déterminent le titre. Roger Ripoll fait donc apparaître, avec finesse, comment ces nouvelles témoignent d’une véritable création narrative, d’une sorte d’expansion du cliché à l’ensemble de l’intrigue. C’est vers un autre territoire expérimental que Descaves se tourne avec Les Emmurés. Comment représenter l’expérience des aveugles pour qui ne l’est pas ? Comment suggérer l’appréhension des corps ? Comment la défaillance d’un sens retentit-elle sur les autres ? Qu’en est-il de la sexualité des aveugles ? Noëlle Benhamou, de manière tout à fait intéressante, montre que le style du romancier devient souvent métaphorique pour évoquer l’éveil de la sensualité, la part prévalente du toucher, de l’ouïe. Elle analyse avec pertinence l’intrigue romanesque, en signalant combien les odeurs y occupent une place essentielle. Elles ne sont pas seulement des motifs, elles structurent le récit. Parfums de femme, elles déterminent l’histoire d’un couple qui se fait, se défait, se réforme, par le truchement d’un réseau olfactif. On se doute qu’en choisissant ainsi un personnel romanesque inhabituel, Descaves, en même temps, expérimente des manières d’écrire nouvelles. Il suscite, par le jeu du sensible et des synesthésies, une poétisation de la prose romanesque. Il n’est pas certain, mais c’est un avis que nous ne voulons pas imposer, que les romans sur la Commune soient aussi réussis. Peut-être, ici, aurait-il fallu

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faire une halte, en s’interrogeant sur la permanence ou, à l’inverse, sur l’abandon de l’écriture artiste. Nos souvenirs de La Colonne ou de Philémon, vieux de la Vieille, sont un peu lointains. Il nous semble que l’écrivain, dans ces deux récits, était revenu à un style plus sage. La crise de prose qui affectait SousOffs semblait résolue. Déjà, dans Les Emmurés, l’écrivain avait abandonné les maniérismes qui avaient été portés à incandescence dans le grand roman militaire. C’est l’un des rares regrets qui nous vient en lisant ce colloque, et c’est la seule critique que nous formulerons, l’étude de l’écriture artiste, telle que Descaves l’a pratiquée, a été négligée et, du coup, l’on ne mesure pas bien l’évolution formelle de son œuvre romanesque. Colette Becker a situé La Colonne au sein de l’immense production littéraire engendrée par la Commune, elle a notamment répertorié les textes qui furent alors consacrés à la colonne Vendôme. Elle a vu, à juste titre, dans ce roman, un récit polémique, ce qui explique la prolifération des discours. Elle s’est interrogée avec pertinence sur la difficulté que l’on éprouve à classer, génériquement, cette œuvre. Mais peut-être aurait-il fallu se demander – et nous revenons une fois encore à la question centrale de l’analyse diachronique des formes – si la polémique antimilitariste, dans Sous-Offs et dans La Colonne, s’énonçait à l’identique. Il nous semble que les procédés en différent. Le docteur Mabin fait connaître un document fort intéressant. Le romancier s’éleva contre un cliché, pris pour une vérité historique : l’alcoolisme des communards. Sur cette question, Descaves polémiqua dans La Chronique médicale en janvier 1902, en faisant état de ses propres romans, comme s’ils étaient des documents véridiques, des témoignages. Et d’une certaine manière, en effet, ils le sont, tant l’écrivain s’était mis à l’écoute, avait tenté de restituer la voix de ses témoins, d’où cette expansion des dialogues, de la parole dans les romans de la Commune, expansion mentionnée fort à propos par Colette Becker. Mais Descaves ne fut pas que romancier, il fut aussi homme de théâtre. Anne-Simone Dufief, dans un article fondé sur une connaissance impeccable de la dramaturgie naturaliste et des mises en scène d’Antoine, rappelle l’accueil réservé aux divers essais scéniques de notre écrivain. Les Chapons, tiré d’un roman de Darien, et La Cage, censuré sur dénonciation de Sarcey, sont au centre de cet article qui s’efforce de comprendre comment la contestation sociale la plus violente s’accommode des contraintes du naturalisme. Un article du petit-fils de Lucien Descaves, Jean-Claude Descaves, prend en charge d’analyser, dans Barrabas, la conciliation de la compassion et de la violence, de l’anarchisme et de la pitié. Toutes deux se concrétisent dans des discours qui tiennent tantôt de la vitupération quasi prophétique, tantôt d’énoncés quasi lyriques. Enfin, dernier volet consacré à la partie proprement littéraire, Pierre-Jean Dufief propose, dans un article synthétique, une étude de Descaves préfacier. Celui-ci cherche souvent à faire œuvre de mémoire, il prend parfois la voix

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de l’écrivain qu’il célèbre, au point que son style imite, quand il s’agit d’écrivains aimés, le style des Goncourt ou celui de Huysmans. Quelques préfaces sont des manifestes, certaines deviennent quasiment des brûlots, d’autres font état de projets non réalisés. C’est dresser un portrait de soi-même et non plus d’autrui, et lier, dans une vie organique plus complète, sa propre production. Descaves, qui s’est voulu un artiste pleinement engagé, s’est parfois mis paradoxalement au service d’écrivains qui, comme Huysmans ou les Goncourt, ont postulé l’autonomie de la littérature. Les articles qui suivent permettent de tracer un réseau relationnel. Stéphanie Cédrone fait un bilan de l’activité journalistique de l’écrivain et signale que, de 1924 à 1940, il donna des articles à un journal argentin, La Prensa. Philippe Barrascud étudie son comportement sourcilleux en tant qu’exécuteur testamentaire de Huysmans, écrivain dont il écoutait les avis au point parfois d’infléchir ses jugements premiers. Jean-Michel Pottier rappelle ses relations fluctuantes avec les frères Rosny, qu’il défendit avec virulence lorsque ceux-ci furent attaqués par l’orientaliste Léon Prunol de Rosny pour usurpation de patronyme, alors que Descaves se fâcha avec Rosny aîné, lors de l’affaire Céline. Les Actes s’achèvent par un très bel article de Silvia Disegni, qui convoque en trio Vallès, Descaves, Céline, ce qui lui permet d’analyser l’écriture polémique de ces écrivains et les raisons qui firent de l’auteur de Sous-Offs une sorte d’entre-deux, à la fois sectateur de Vallès, dont il voulut faire connaître l’œuvre comme l’une des plus importantes du XIXe siècle – on le vit, à ce sujet, intervenir dans l’affaire des manuels – et admirateur de la prose célinienne, dont il comprit ce qu’elle apportait de nouveau. Ce qui unit ce trio de réfractaires, c’est bien un culte de l’oralité, un désir de revivifier l’écrit en lui infusant la vertu énergétique de la langue orale, et c’est en cela que, selon Descaves, Céline méritait plus que tout autre le prix Goncourt, puisque les deux frères avaient voulu, à leur manière, accomplir ce projet. Des illustrations, des photographies nombreuses de Descaves à ses âges divers, ou bien encore la reproduction de quelques feuillets manuscrits complètent l’entreprise résurrectionniste de cet important colloque. Certes, il reste à dire. Certes, l’on eût voulu des analyses plus pleinement stylistiques. Certes, l’on eût aimé une étude synthétique des engagements politiques de l’écrivain, de son anarchisme… Certes… Mais après avoir lu ces Actes, nous abandonnons notre pose première de sénateur Pococurante, pour ne plus retenir que ce qui importe : on connaît beaucoup mieux, désormais, un écrivain qui joua un rôle non négligeable dans l’histoire du roman et du théâtre, et dont l’influence comme journaliste, comme exécuteur testamentaire de Huysmans, comme membre de l’académie Goncourt, fut importante. Il faut remercier, une fois encore, les organisateurs de ce colloque et le petit-fils de l’écrivain, qui a libéralement ouvert ses archives. Jean-Louis Cabanès

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• Patricia IZQUIERDO, Devenir poétesse à la Belle Époque – Étude littéraire, historique et sociologique, L’Harmattan, collection “Espaces littéraires”, décembre 2009, 398 pages ; 35 € Cette réflexion de Patricia Izquierdo, Prag à l’Université Nancy 1, est centrée sur quatorze femmes et soixante-cinq recueils de poésie. Elle tente de comprendre l’étonnant succès de plusieurs poétesses entre 1900 et 1914, succès qui intrigue depuis plus d’un siècle critiques et journalistes. Seule une démarche à la fois littéraire, historique et sociologique permet d’expliquer cet épanouissement. L’analyse précise du contexte socioculturel de ces quatorze années et le récit circonstancié des parcours individuels permettent de découvrir de véritables femmes de lettres, avides parfois de célébrité et d’argent, aux destins exceptionnels et aux motivations parfois surprenantes. Leur talent, leur audace et leur habileté nous incitent aujourd’hui à les (re)découvrir ; elles viennent de toutes les régions de France, d’Angleterre, des États-Unis, de Pologne et de Belgique ; elle écrivaient toutes dans un français recherché. Gérard d’Houville, la fille de José Maria de Heredia, Marguerite Burnat-Provins, à la fois poète et peintre, Marie Dauguet, Hélène Picard, l’amie de Colette, Cécile Sauvage, Marie Krysinska, qui contribua à l’émergence du vers libre, Lucie Delarue-Mardrus, Anna de Noailles, comtesse socialiste, Renée Vivien et Natalie Barney, Cécile Périn, Amélie Murat, Judith Gautier, la fille de Théophile, et Jean Dominique : autant de noms méconnus, voire inconnus, qu’il faut maintenant sortir de l’oubli. Nelly Sanchez

• Daniel ATTALA, Macedonio Fernández, lector del “Quijote”, con referencia constante a J.-L Borges, Ediciones Paradiso, Buenos Aires, 2009, 149 pages ; prix non indiqué. Il faut bien l’avouer, l’Argentin Macedonio Fernández (1874-1952), personnalité excentrique et penseur marginal, est fort peu connu en France, malgré plusieurs traductions de ses ouvrages et nonobstant les efforts de son compatriote Daniel Attala pour l’y acclimater depuis quelques années. Et pourtant, cet homme discret et solitaire, qui a mené, pendant des années, une vie retirée, dans la province de Misiones, avant de renoncer à avoir son propre chez-soi, et qui, peu soucieux de publication, n’a commencé que très tardivement ce qu’on n’ose pas appeler une carrière littéraire (seulement quatre livres au compteur, de son vivant), n’en a pas moins suscité, à partir des années 1920, l’amitié et même l’admiration de Borges, qui l’a considéré comme son maître. Le jeune écrivain qui cherchait sa voie partageait la vénération de son aîné pour Cervantes, son goût pour les jeux de miroir et son attachement au déchiffrement ironique des mystères de l’univers. Mais cela n’a pas toujours empêché Borges d’essayer, par la suite, de camoufler quelque peu son immense dette à l’égard de son mentor.

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On sait que Borges est l’inventeur de ce Pierre Ménard, qui a eu un beau jour l’étrange idée de réécrire le Quichotte à l’identique, bien que, dans sa tête comme pour Gérard Genette, son œuvre soit bien différente de celle de Cervantes, puisque, de fait, elle est écrite trois siècles après, par un autre auteur, dans une langue qui a forcément vieilli et dans un autre contexte historique, où elle produit forcément des effets différents et suscite des interprétations nouvelles. Or c’est Macedonio Fernández qui fut le premier à souhaiter que le Quichotte soit réécrit, et ce à Buenos Aires, et en plein vingtième siècle ! L’ennui est que la plupart des commentaires du « Pierre Ménard » de Borges l’ignorent, ce qui fait que bien des interprétations tombent à côté de la plaque. Daniel Attala s’élève contre la paresse de nombre de critiques qui ne remontent pas aux sources ou ne se posent pas les bonnes questions. Son stimulant petit essai vise donc à combler un manque. Il s’interroge sur le projet romanesque de Macedonio, qui a tant influencé Borges, et a entrepris de démontrer qu’en fait c’est toute l’œuvre romanesque de Fernández qui constitue une réécriture du Quichotte. Pour la bonne raison, d’ordre général, qu’un écrivain, quand il lit, et a fortiori quand il relit constamment la même œuvre, a forcément tendance à la réécrire, ce qui est précisément la preuve qu’il est un bon lecteur – et qui peut être meilleur lecteur d’un écrivain qu’un autre écrivain ? De là à ce que Daniel Attala, qui est lui aussi un écrivain, et même un excellent écrivain1, réécrive à son tour le Quichotte de Macedonio Fernández, il n’y a donc qu’un pas… Après avoir dégagé, dans les quatre premiers chapitres de son essai, les différentes analyses que Fernández a livrées du chef-d’œuvre de Cervantes, notre limier arrive, au chapitre VII, à la conclusion que la théorie du roman que le philosophe argentin a tirée de sa lecture – et où se retrouvent aussi des influences diverses, entre autres des romantiques allemands, de Pirandello, Unamuno et Madariaga – l’a conduit à réécrire à sa manière le grand classique du Siècle d’Or, qui est à ses yeux l’œuvre complète par excellence, le premier vrai roman, présentant le premier vrai personnage de toute l’histoire. Ses deux romans, posthumes, jumeaux et inséparables, car à un moment donné les personnages du deuxième se mettent à lire la première, Adriana Buenos Aires (traduit en français en 1996) et Museo de la Novela de la Eterna (Musée du roman de l’Éternelle, traduit en 1993), correspondent aux deux parties de Don Quichotte : l’un est écrit sur le mode prétendument réaliste, donc inférieur (« le dernier mauvais roman », selon l’auteur, qui l’écrit donc

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pour se moquer d’un genre qui a fait son temps) ; et l’autre sur le mode nonréférentiel et auto-réflexif, donc bien supérieur (« le premier bon roman », selon lui). On y retrouve l’opposition entre les personnages qui ont toutes les apparences de personnes réelles, donc non problématiques, d’un côté, et, de l’autre, des personnages de fiction qui ne sont que des personnages et qui, souffrant de non-être, sont en quête d’identité ou de réalité, comme chez Pirandello. Mais, à la différence de Cervantes, il ne s’agit pas pour lui d’en finir avec les romans de chevalerie, mais, comme Mirbeau un quart de siècle plus tôt, avec le “réalisme” romanesque, dont le Quichotte lui même, mis à part quelques étincelles de réflexion, n’est que le premier exemple. Par ailleurs, il s’avère paradoxalement que le « mauvais roman », ou prétendu tel, a été écrit en même temps que le « bon », et non avant, comme c’eût été logique de le supposer. Tout cela est fascinant et donne un peu le vertige. Mais tel est le projet de Daniel Attala que la discussion finale, et visiblement fictive, qu’il a, dans un café, avec un écrivain espagnol, Julio Prieto, spécialiste lui aussi de ces jeux de miroir, n’aboutit pas pour autant à des vérités assénées comme telles, mais à un simple retour aux hypothèses de départ. Pierre Michel

NOTE 1. Il a publié La Sonrisa del comerciante en 2003 et Las Violetas de Attis en 2004.

• Gilles MANCERON et Emmanuel NAQUET, sous la direction de, Être

dreyfusard, hier et aujourd’hui, Presses universitaires de Rennes, septembre 2009, 552 pages ; 24 €. Ce gros volume comporte, pour l’essentiel, le texte, un peu réduit malheureusement, des communications qui ont été faites lors du colloque organisé en décembre 2006, à l’École Militaire, lieu symbolique s’il en est, par la Ligue des Droits de l’Homme. Fondée, on le sait, à l’occasion de l’affaire Dreyfus, la L.D.H. entendait jeter un pont entre les combats fondateurs du passé et les luttes d’aujourd’hui, menées au nom des mêmes valeurs qui ont mobilisé les dreyfusards il y a plus d’un siècle. Cinquante-cinq universitaires, historiens, juristes et spécialistes divers, ont donc été requis pour relire l’Affaire et l’engagement dreyfusard à la lumière des engagements d’aujourd’hui. Les contributions sont regroupées en cinq parties. La première est consacrée à 32 figures de « dreyfusards méconnus », parmi lesquels, bien sûr, Octave Mirbeau et son engagement éthique, aujourd’hui tardivement reconnu, dont j’ai eu le bonheur de traiter, mais aussi Anatole France, sceptique engagé, mais déçu et trop vite oublié et jugé ringard, Léon Blum, pour qui le dreyfusisme a été un ressort déterminant de son engagement citoyen, Jean Ajalbert, qui finira dans la peau d’un doriotiste, Mathias Morhardt et son pacifisme intégral, Louis Havet, le philologue rigoureux qui finira par s’opposer aux Dreyfus et à

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Bernard Lazare, Émile Duclaux, Arthur Giry, Yves Guyot, le libéral de la bande, Ludovic Trarieux et sa fidélité au prix de sa santé, Pierre Quillard, Célestin Bouglé, etc., sans oublier Alfred Dreyfus lui-même, présenté par Vincent Duclert comme un dreyfusard à part entière, et non comme une simple victime ou comme un prétexte pour mener une bataille qui l’aurait dépassé. L’intérêt de ces petites monographies est de compléter l’image réductrice que l’on se fait de la bataille dreyfusiste quand on se concentre sur quelques figures, certes importantes, comme Lazare, Picquart, Zola, Reinach, Clemenceau, et Jaurès, mais qui font singulièrement de l’ombre aux autres, dont le rôle a été longtemps minimisé, ou carrément passé sous silence – Octave en sait quelque chose ! Quant à Dreyfus, le héros malgré lui de l’Affaire, combien d’historiens et d’activistes n’ont même pas cru devoir lui reconnaître le moindre rôle ni le moindre mérite ! Il était grand temps que ces fâcheux oublis et ces dommageables injustices soient réparés. Un oubli tout de même est à déplorer : celui de Laurent Tailhade dont le rôle, malgré la publication de ses articles dreyfusards par Gilles Picq, est encore largement méconnu. D’autres auraient aussi pu être cités, tels Lucien Herr, Lucien Descaves, Fernand Vandérem, Paul Hervieu, Jules Renard, Camille Mauclair, etc. La deuxième partie, beaucoup plus brève, comporte sept contributions consacrées, non à des individus, mais à des milieux, associations et revues, engagés peu ou prou dans le combat pour la révision, mais qui, jusqu’ici, n’ont été que peu étudiés : les catholiques de gauche, la Revue Blanche – traitée, bien entendu, par notre ami Paul-Henti Bourrelier –, les francs-maçons, La Fronde, la Libre Pensée, la Ligue de l’Enseignement, et les éditeurs, prudemment engagés, pour la plupart, dans « la bataille de l’imprimé » où se sont surtout multipliés les libelles à grande diffusion (sujet dont s’est chargé le spécialiste en la matière, Jean-Yves Mollier). Une troisième partie, un peu fourre-tout, regroupe neuf articles consacrés aux lieux et aux représentations. Cela va du corps des officiers (présenté par le général André Bach) aux représentations romanesques de l’Affaire (par Alain Pagès, qui oublie malheureusement de citer Le Journal d’une femme de chambre), en passant par la rue, le Quartier Latin et la Cour de Cassation. La quatrième partie, en revanche, présente une grande unité, car elle est centrée autour d’un thème unique, et source de polémiques, ô combien : l’antisémitisme, depuis l’Affaire jusqu’à nos jours, en passant, bien sûr, par la période de l’Occupation. Relevons le très pertinent article de Michel Dreyfus, qui a rappelé à juste titre que, avant l’Affaire, l’antisémitisme était extrêmement répandu à gauche (non seulement chez Toussenel, mais aussi chez Fourier, Proudhon, Blanqui, Guesde, Gérault-Richard, Zévaès, et même Jaurès et Zola) et qu’il avait largement contaminé le mouvement ouvrier, anarchiste et syndical, ce que l’on a trop souvent tendance à oublier, au risque de relire le passé à la lumière du présent, c’est-à-dire avec de sacrées œillères.

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C’est seulement dans la dernière partie qu’est jeté le pont vers des luttes postérieures : la Résistance, la guerre d’Algérie, les droits sociaux et, pour finir, la figure qu’aurait le dreyfusisme aujourd’hui, d’après Stéphane Hessel. Ce volume constitue à la fois un précieux outil pour les chercheurs, en comblant certaines lacunes, aussi bien que pour le simple amateur d’histoire, en même temps qu’il contribue à éclairer le sens de l’engagement civique au début du XXIe siècle. Pierre Michel

• Michel DREYFUS, L’Antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, La Découverte, août 2009, 346 pages ; 23 €. La mise à plat de cette question récurrente (mais non fatale), par un historien minutieux et engagé du mouvement social, est à remarquer. La « doctrine misérable » (l’expression est de Sébastien Faure) de l’antisémitisme imprègne des franges non négligeables des courants socialistes jusqu’à l’Affaire qui, grâce à Bernard Lazare, représente à cet égard un véritable tournant. S’il y eut ensuite des “scories” – chez des déçus du dreyfusisme, chez Louzon proche de la Révolution prolétarienne, des pacifistes des années trente, plus récemment avec des complaisances pour le négationnisme –, la gauche, dans son ensemble, devient consciente du danger au tournant du siècle passé. Sans doute ne peut-on réduire Fourier (critiquant la Révolution française émancipatrice des Juifs en 1791), Proudhon (qui évoque « une race insociable, obstinée et infernale »), la Revue socialiste de Benoît Malon des années 1880, antisémite à travers un collaborateur comme Chirac (qui tient même le pape pour Juif), ou les écrits de certains anarchistes (dont Michel Zevaco), à leur seul antisémitisme : il n’empêche qu’ils ont construit, d’une façon distincte de l’antijudaïsme catholique ou de l’antisémitisme moderne de Drumont et de ses épigones, un schème antisémite propre à la gauche (politique, le monde syndical fut moins touché), économique et souvent anticlérical. Il fonctionne en grande partie comme suit : « Depuis les débuts du socialisme utopique, aucun penseur, aucun analyste, n’a imaginé qu’il puisse y avoir aussi un prolétariat juif : l’assimilation des Juifs à la banque, au capitalisme, etc., revient comme un leitmotiv dans toutes les analyses » (p. 93) – ce n’est qu’en 1898, avec une thèse, Un prolétariat méconnu, soutenue à Bruxelles par Leonty Soloweitschik, que l’étude d’une classe ouvrière juive est posée. Tout au long du XIXe siècle, les Juifs sont confondus avec l’échange commercial, la Banque ; ils incarnent, sous la forme d’une royauté occulte, le capitalisme manœuvrant la République – la famille Rothschild offrant ici une forme visible et haïssable de cette fantasmatique, où la faiblesse théorique du socialisme français s’est parfois engouffrée. Les sensibilités littéraires ou artistiques sont moins interrogées par Michel Dreyfus que les écrits militants. Mirbeau n’y est cité que pour une occur-

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rence : sa définition de l’agiotage, pratique qui préoccupe alors un Chirac représentant de ces socialistes économistes souvent antisémites : Mirbeau le définit comme « l’étude et l’emploi des manœuvres les moins délicates pour produire des variations inattendues dans le prix des effets publics et tourner à son profit les dépouilles de ceux qu’on a trompés ». Ruses, manœuvres, détournement des règles de l’échange : autant de traits bien archaïques, par lesquels, longtemps, on charge le capitaliste spéculatif. Le passage au camp dreyfusard n’en est que plus remarquable : il traduit aussi l’adoption d’une « éthique humaniste » en dehors de laquelle, en effet, on s’aventure sur de tout autres terrains. L’auteur consacre un chapitre final à la création de l’état d’Israël et à la montée des communautarismes en France, dans un contexte passionnel dont il dénoue l’écheveau. Denis Andro

• Charles MALATO, La Grande grève, Le Goût de l’Être/Encrage, Amiens, 2009, 318 pages ; 20 €. Présentation et notes de Caroline Granier. Les éditions Encrage rééditent aujourd’hui La Grande grève, publié en 1905 et écrit par Charles Malato, écrivain anarchiste fécond et militant révolutionnaire inlassable. On connaît de lui ses textes théoriques, en particulier sa Philosophie de l’anarchie (1889), ainsi que ses mémoires, véritables chroniques du mouvement libertaire après la Commune : Prison fin de siècle, souvenirs de Pélagie (janvier 1891), écrit avec Ernest Gégout (1891), De la Commune à l’anarchie (1894) ou Les Joyeusetés de l’exil (1897). Mais on ignore souvent les nombreux textes de fiction qu’il a publiés : des pièces de théâtre (par exemple Barbapoux, paru en 1901, sans doute influencé par Ubu roi de Jarry) et des romans : Les Enfants de la liberté (sous le pseudonyme de Talamo), Pierre Vaux, ou les malheurs d’un instituteur (1915). Ces textes adoptent la forme du roman-feuilleton – genre populaire par excellence, prisé également de Louise Michel – mais avec des thématiques révolutionnaires. Malato souhaite ici être accessible au grand public, adepte des romans-fleuves et mélodrames, tout en essayant de faire évoluer les mentalités et porter un message émancipateur. L’intention didactique s’allie donc au plaisir de divertir – comme, également, chez Zévaco – et Malato semble y prendre grand plaisir. Dans La Grande grève, il s’inspire d’événements historiques : les révoltes ouvrières de la région de Montceau-les-Mines à la fin du XIXe siècle, à partir des révoltes anarchistes autour de la Bande noire dans les années 1880, en

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passant par la formation des syndicats, et l’organisation d’une grande grève vers 1900. Se basant sur cette trame historique, Malato greffe sur son récit un mélodrame et des histoires rocambolesques : aventures amoureuses et suspense sont au rendez-vous, comme dans tout bon roman-feuilleton qui se respecte. Malato réussit ici à réunir en un seul volume une fiction plaisante à lire encore aujourd’hui, un document inestimable sur la formation des premiers syndicats et un ouvrage politique au sujet de la conscience politique des classes opprimées. C’est un épisode épique de la lutte du travail contre le capital qui nous est raconté dans ce roman. C. G.

• Samuel TOMEI, Clemenceau le combattant, La Documentation française, 2008, 113 pages ; 10 €. Cet ouvrage a inauguré l’an dernier la collection TRIBUNS par laquelle l’Assemblée Nationale veut « faire entendre les grands orateurs de notre histoire politique ». L’auteur ne cache pas son empathie pour le Père la Victoire, que comprendront tous ceux dont un père ou un ascendant a participé à la première guerre mondiale. Tout en contrastes, l’homme n’a jamais laissé indifférent. D’un Winston Churchill, de même calibre, mais dont l’ironie également ravageuse est toujours contrebalancée par l’humour, disant à l’issue d’une tournée exténuante sur le front en sa compagnie, son admiration pour l’exceptionnelle vitalité de ce vieillard diabétique et son rayonnement, à un Julien Gracq écrivant dans Lettrines : « Ce qui frappe surtout dans cette personnalité aux arêtes tranchantes comme un rasoir, c’est l’agressivité pure, gratuite, incongrue – à l’état natif. » En historien scrupuleux, Samuel Tomei ne nous dissimule pas les aspects négatifs de son héros, de sa consternante goujaterie vis-à-vis de son épouse américaine à un mépris étonnant pour ses amis politiques, d’un Léon Bourgeois à un Henri Brisson, sans même parler de Briand ou de Poincaré. Ou encore pour « ces six cents têtes d’ânes », ses collègues députés, dans un quasi populisme qui explique sans doute sa tentation boulangiste. Par delà les évidentes contradictions de Clemenceau : chasser le tigre chez des rajahs, piliers de l’Empire britannique, après avoir dénoncé constamment le colonialisme ; siéger au Sénat après l’avoir décrié ; être candidat à une présidence de la République aussi inutile que la prostate, l’auteur juge que « sa vie présente une solide unité parce que toute sous-tendue par une haute idée de la liberté individuelle ». Cette trajectoire extraordinaire, qui a sans doute été à son firmament au moment de l’affaire Dreyfus, est parfaitement située par Samuel Tomei dans le contexte de l’époque, autant dans le corps du texte que grâce à un glossaire aux rubriques pertinentes : ainsi du Grand Orient de France ou du Radicalisme. Enrichi de quelques belles reproductions, d’une typographie parfaite,

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ce Clemenceau n’est petit que par sa taille. Il fait honneur à son auteur comme à son éditeur et atteint parfaitement son but. Alain Gendrault

[Nous avons le plaisir d’annoncer également la tardive publication, par Mémoire du Livre, du tome IV des articles de Clemenceau sur l’Affaire : Des juges, édition établie par Michel Drouin et préfacée par Philippe Seguin (décembre 2009, 674 pages, 29 €). Comme les précédents, ce volume a été retiré des bibliothèques publiques en 1941, par ordre du gouvernement de Vichy… Il ne reste donc plus que trois volumes à paraître. Malheureusement, il semble bien que les sous fassent défaut et que la publication en cours soit condamnée à s’arrêter là, comme si la censure par l’argent prenait le relais de la censure idéologique des pétainistes.] • Christophe BELLON, Briand l’Européen, La Documentation française,

2009, 107 pages ; 10 €. Après l’assassinat de Jaurès, à la veille de la Première Guerre mondiale, pendant toute la durée du conflit l’arène parlementaire fut comme réservée aux joutes de deux tribuns hors du commun : Clemenceau, célébré par Samuel Tomei a inauguré la magnifique collection Tribuns de l’Assemblée nationale, et Aristide Briand, auquel est consacré le troisième ouvrage de la collection, après celui dédié à Jaurès. Le rôle essentiel de Briand, « père de la laïcité moderne », dans le vote de la loi sur la séparation des églises et de l’État en 1905, est bien connu. Il en est de même de son activité d’inlassable et imaginatif « pèlerin de la paix » de Locarno à la S.D.N., qui lui valut l’honneur rare d’être admis, dès le lendemain de sa mort en 1932, au panthéon de la littérature dans le Combat avec l’ange de son ami Giraudoux, ainsi que le raconte Jacques Body, le biographe de ce dernier. Par contre « le chef de guerre » est souvent ignoré, car le contraste est fort avec l’anarcho-syndicaliste nazairien, l’avocat des syndicats, « le promoteur d’une République apaisée », le futur promoteur de l’Union fédérale européenne. Clemenceau, le Père la Victoire, a récupéré toute la gloire de celle-ci. L’homme « du dernier quart d’heure » a fait oublier que celui-ci est précédé de beaucoup d’autres. À cet égard Christophe Bellon nous rappelle que Briand fut le Président du Conseil le plus durable de la Première Guerre mondiale, que le succès de la Bataille de la Marne avec une armée sous-équipée fut en grande partie le sien, par le refus du défaitisme d’un haut-commandement militaire volontiers exclusif et qu’il sut fermement ramener dans la voie de la subordination de à l’autorité civile, dans la meilleure tradition de la république romaine. L’élargissement à un gouvernement d’union nationale, l’envoi de parlementaires dans les tranchées, ses propres visites au front, moins médiatisées il est vrai que celles à venir de Clemenceau, sont souvent occultés.

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Samuel Tomei qualifie curieusement de « tractations », ce qu’admire, dans un éloge de 1956, Pierre Mendès-France : « L’Homme qui mettait toute son énergie à mobiliser les forces de la Nation pour la poursuite de la guerre n’a pas cessé un instant d’être attentif aux possibilités de mettre un terme au conflit et d’avancer l’heure de la paix ». Quant à la réputation de paresse entretenue par un Clemenceau peut-être jaloux de l’aisance et des dons de son cadet, de son insolente réussite aussi, Pierre Mendès-France nous indique que peut-être « sa nonchalance ne fut-elle jamais complète que dans l’apparence et la légende » et que, « tout en laissant une grande part à son improvisation, il n’a jamais cessé de travailler ». Enfin la lucidité critique de Briand quant au « grignotage » sanglant de Joffre sur la ligne bleue des Vosges et à l’intérêt d’une opération de débordement par l’Europe centrale ou les Dardanelles en font un stratège à l’égal d’un Churchill, face à vieillard traumatisé par la défaite de 1870 et obsédé par la destruction de l’Empire Austro-Hongrois. Le Briand de Christophe Bellon, parfaitement documenté et illustré, nous fait entendre comme le Clemenceau de Samuel Tomei, un grand orateur de notre histoire politique mis en perspective dans le contexte historique de son époque. La collection Tribuns est tout à fait opportune, alors que le quinquennat, l’inversion du calendrier électoral et un début de revalorisation du rôle du Parlement conduisent peut-être nos institutions, par les voies improbables de la longue durée constitutionnelle, à ce néo-parlementarisme rêvé par Gambette en 1871 et prôné en 1958 par la Gauche autour des idées de Maurice Duverger. Alain Gendrault • Camille PISSARRO, Turpitudes sociales, Fondation Martin Bodmer/Presses Universitaires de France, collection Sources, 2009, 128 pages ; 26 €. Préface de Henri Mitterand Il faut saluer très fort cette agréable (ré)édition, en fac-simile et aux dimensions originales, qui permet (enfin !) de mettre à la portée de tous, grâce à un prix très abordable, un jalon important de l’œuvre prolixe de Camille Pissarro en même temps qu’un témoignage précieux des liens entre art et anarchie à la fin du XIXe siècle. De quoi s’agit-il ? En novembre-décembre 1889, peu après l’Exposition universelle, dans son petit village d’Éragny-sur-Epte (près de Gisors), Camille Pissarro, âgé alors de près de soixante ans, compose un album de vingt-huit dessins à la plume que relie son fils aîné Lucien. Rien là de troublant, d’exceptionnel pour un artiste – sauf que cet album intitulé Turpitudes sociales constitue une véritable profession de foi anarchiste. Il le destine, non pas à la publication (quel éditeur, d’ailleurs, prendrait le risque de le publier ?), mais à des fins privées, familiales. Le 28 décembre 1889, le peintre l’adresse à ses demi-nièces, Esther et Alice Isaacson, qui vivent à Londres. Mais la véritable destinatrice est la seule

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Esther, la nièce préférée, jeune femme vive, intelligente et cultivée de trentedeux ans, avec laquelle il correspond régulièrement. Pissarro a été tôt séduit par sa personnalité artiste et généreuse qui met « la justice au-dessus de l’intérêt ». Il a entrepris de l’éduquer politiquement, et même de lui faire partager ses convictions libertaires. Frappée par la « terrible vérité » des dessins de son oncle, Esther lui répond : « Je te remercie bien d’avoir fait cela pour moi, car je sens fort bien que toute ta volonté et tout ton esprit d’artiste et de philosophe y sont entrés ! Sans doute qu’en l’an 2000 […] on regardera ces dessins en se demandant comment les gens du XIXe siècle pouvaient être assez bêtes pour laisser de tels problèmes les troubler. » Cet album est donc inséparable de la correspondance du peintre avec sa nièce, jeune femme remarquable, qui épousera peu après son cousin Georges Pissarro, le second fils du peintre, et mourra en donnant le jour à leur enfant. Album privé, album clandestin, qui resta longtemps entre les mains de l’étonnante famille Pissarro, où tout le monde était artiste, avant d’être acheté par l’éditeur Pierre Skira qui, en 1972, publia l’album devenu mythique en fac-simile et en tirage limité. Son fils Daniel le prêta pour la grande exposition Pissarro de 1980/1981 (Londres, Paris, Boston), où il fit une apparition très remarquée. Il est aujourd’hui encore la propriété d’un collectionneur genevois. Les liens de Pissarro avec le courant anarchiste sont bien connus et parfaitement établis. De tous les impressionnistes, il est non seulement le plus politisé, et cela depuis sa jeunesse, mais le premier artiste à être profondément imprégné de la pensée anarchiste comme en témoigne sa passionnante correspondance (réunie par Janine Bailly-Herzberg en cinq volumes, aux éditions du Valhermeil). Et là-dessus, il ne variera pas. Contrairement à Monet et à Geffroy, il ne fait aucunement confiance à Clemenceau (« ne pas se fier même à son radicalisme »), pas plus qu’aux socialistes (« des bourgeois »). Il ne voit dans le suffrage universel qu’un « instrument de domination de la bourgeoisie capitaliste ». Adepte de Kropotkine, qui prône l’abolition de la propriété privée, la suppression de tout gouvernement et, plus largement, de toutes les institutions qui entravent la liberté de l’homme, il lit assidûment – comme Mirbeau – Le Révolté, puis La Révolte, les journaux que publie « le bon et brave Grave », qu’il aide financièrement en réglant ses dettes chez l’imprimeur. Chaque dessin des Turpitudes sociales est titré et dix d’entre eux sont accompagnés d’un court texte manuscrit, emprunté le plus souvent à La Révolte de Grave (mais aussi à Baudelaire pour le dessin n° 19, Le Mendiant). Pour leur compréhension, nous disposons également des deux lettres de l’artiste à Esther et Alice, des 28 et 29 décembre 89. Ces deux lettres, Pissarro a tenu à ce qu’elles figurent en postface de l’album. Reste le problème de l’ordre des dessins. Dans sa substantielle et précise préface de trente grandes pages, Henri Mitterand remarque avec raison que cet ordre « ne paraît pas totalement cohérent. […] L’ensemble des dessins répond toutefois à une distribution théma-

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tique assez nette, quoique dissymétrique : elle oppose globalement les nantis, qui occupent les six premiers dessins, et les misérables, qui se partagent les vingt-deux autres, selon un ordre de désespoir et de malédiction croissant. » La page de titre donne, selon le préfacier, « la conclusion et le sens ultime de l’œuvre qui va suivre ». Les mirbelliens connaissent ce dessin initial, puisqu’il figurait sur la couverture de l’édition de la correspondance de Mirbeau avec Pissarro (publiée par Michel et Nivet aux éditons du Lérot en 1990). En voici le commentaire donné par le peintre à Esther : « Un pauvre vieux philosophe, après avoir cru que c’était arrivé, regarde ironiquement la grande ville qui dort, il voit le soleil se lever radieux et en fixant bien attentivement voit écrit en lettres lumineuses le mot ANARCHIE ; la tour Eiffel tâche de cacher le soleil au regard du philosophe, mais n’est pas encore assez haute et assez large pour dérober l’astre qui nous éclaire. » Remarquons que le philosophe en question a les propres traits de Pissarro. Les six premiers dessins (Le Capital, Le Mariage de raison, Le Temple du Veau d’or, Les Boursicotières, Le Suicide du boursier, Enterrement d’un cardinal) dénoncent « les deux entités tutélaires du pouvoir social : l’Argent et l’Eglise. Pissarro est anticapitaliste |…] et anticlérical » (Mitterand). Viennent ensuite ce que le préfacier appelle « Les Misérables de Pissarro », « la longue série des images dénonciatrices des mœurs qui frappent ceux qui n’ont pour toute fortune que leurs mains et pour tout choix que le travail esclave ou un dénuement mortifère ». Pissarro décline les différents aspects de « la misère des gueux », en passant cependant sous silence la prostitution, afin de ne pas effaroucher la pudeur de ses nièces. Henri Mitterand note que « l’inspiration populiste n’est pas propre aux Turpitudes sociales ». Pissarro a souvent représenté le petit peuple des champs, des cours de fermes, des marchés, plus rarement les prolétaires des villes. Mais, dans cet album, à la veine populiste s’ajoute « la note misérabiliste et polémique, d’autant plus remarquable qu’elle occupe la totalité d’un album unique et que Pissarro l’a en quelque sorte dissimulée à sa clientèle habituelle ». Qu’en aurait pensé, en effet, le très catholique et très royaliste Paul Durand-Ruel, son marchand ? Henri Mitterand souligne le trait virtuose de ces dessins, leurs décors à la Piranèse, les jeux d’ombre et de lumière qui les rapprochent de ceux de Rembrandt. Rapide, le trait est également véhément : « la plume de Pissarro frappe sans crainte ni nuances, avec au coin des lèvres le sourire sarcastique des pam-

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phlétaires ». Tout cela n’est pas indigne de Daumier ou de Hogarth. Tout cela est à rapprocher de la production de ses contemporains Steinlen, Willette, Vallotton, Ibels, Forain, qui « vibrent de la même indignation ». À ces noms, il convient d’ajouter celui de Gustave Doré (celui de La Ronde des prisonniers, qui frappa tellement Van Gogh) et de Cruikshank, à qui Pissarro emprunta le sujet de la jeune femme se jetant du haut d’un pont (Le Suicide de l’abandonnée, dessin n° 13). En fait, Pissarro transpose dans le dessin la technique de l’aquatinte qu’il maîtrise parfaitement et enseigne à ses fils. Resterait à situer la place des Turpitudes sociales dans le corpus important des dessins de l’artiste, Pissarro étant l’impressionniste qui s’est le plus adonné au dessin. Henri Mitterand semble laisser ce travail à un historien de l’art. Souvent les dessins de Pissarro sont les compléments de ses peintures, les préparant ou les complétant. Ce n’est bien sûr nullement le cas avec Turpitudes sociales, œuvre unique, quasiment orpheline. On retrouve cependant dans l’album deux préoccupations majeures de l’artiste depuis la période vénézuélienne (1852-1855) : la caricature et le dessin topographique. Ces deux préoccupations, opposées, voire divergentes, le séjour à Rouen de l’automne 1883 les a réactivées avec ses dessins de quais et de dockers et les Turpitudes sociales les réunit. Maître du dessin, Pissarro est également – tout comme Degas – un maître de la gravure. En 1893, il publie avec l’aide de son fils Lucien Les Travaux des champs, un recueil de six gravures sur bois à l’esthétique japonisante, qui forme avec les Turpitudes un saisissant contraste. Henri Mitterand consacre légitimement une bonne partie de sa préface à situer « le compagnon » Pissarro dans toute la riche mouvance anarchiste de l’époque, où se retrouvent disciples de Zola et de Mallarmé. Ses rapports avec Mirbeau et Fénéon sont plus particulièrement analysés. La question de la place et du rôle de l’artiste avant et après le grand soir divise les uns et les autres. Turpitudes sociales semble aller à l’encontre de l’opinion de Signac (exprimée dans un article anonyme, intitulé « Impressionnistes et révolutionnaires », paru dans La Révolte du 13 juin 1891, article republié dans le n° 12, printemps 2004, de 48/14 : « Néo-impressionnisme et art social »), qui entend bannir de l’art toute propagande. Pour lui, c’est l’innovation technique qui fait le révolutionnaire et « ce serait donc une erreur […] que d’exiger systématiquement une tendance socialiste précise dans les œuvres d’art ». L’album étant secret, Pissarro se range publiquement plutôt du côté de Signac, écrivant à Mirbeau : « Tous les arts sont anarchistes quand c’est beau et bien ! » (le 30 septembre 1892). Enfin, Henri Mitterand tente un rapprochement tout à fait inédit entre Pissarro et Zola. On n’en attendait pas moins de lui ! Bien sûr, plusieurs gravures font penser à Zola, notamment Avant l’accident et Après l’accident, qui semblent illustrer la chute du zingueur Coupeau dans L’Assommoir. Au-delà

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de références ponctuelles, Pissarro et Zola se livrent tous deux « à un constat radical sur les hypocrisies de l’“ordre” qui règne dans les usines, les ateliers, les magasins et les rues des villes ». Ils divergent cependant sur un point capital : pour Zola, le travail produit par le salariat exploité et aliéné est néanmoins « à la source du progrès général de la société ». Affaire de tempérament, sans doute. « Pissarro ne voit et ne montre que l’inhumanité : son scepticisme sur le sens du mouvement de l’histoire est-il plus déraisonnable que la confiance de Zola ou de Jaurès dans la société future ? » En définitive, ce livre est un bel album introduit par une stimulante étude, un livre absolument indispensable et qui devrait aider tout lecteur de Mirbeau à répondre à cette question : qu’aurait donc pensé l’auteur du Calvaire des Turpitudes sociales de son ami, de son compagnon Pissarro ? Christian Limousin

• Vincent VAN GOGH, Les Lettres, Actes Sud, Arles, 2009, 2 180 pages, 4 300 illustrations ; 395 €. Édition critique, complète et illustrée en six volumes, sous la direction de Leo Jansen, Hans Luijten et Nienke Bakker. L’édition nous gâte en cet automne 2009 ! En effet, presque simultanément, paraissent une nouvelle édition du Journal de Delacroix chez Corti (édition intégrale établie, introduite et annotée par Michèle Hannoosh, 2 400 pages en deux volumes, 80 €) et de la correspondance de Van Gogh, deux des textes les plus importants de l’histoire de l’art, deux épais massifs, touffus, redoutables, mais d’une exceptionnelle et rare beauté. Nombreux sont les témoignages de l’admiration que Van Gogh portait à Delacroix : copies de ses œuvres, multiples références dans sa correspondance. Il ne put cependant connaître son Journal, qui ne parut qu’en 1893. Mirbeau eut très tôt connaissance du Vincent épistolier. En effet, Émile Bernard publia dans les numéros du Mercure de France d’avril à juin 1893 les lettres qu’il avait reçues de son « copain » Vincent (Vollard en fera un livre en 1911). L’année suivante, dans la même revue, il fit connaître quelques lettres de Vincent à son frère Théo, les premières ayant reçu un accueil favorable. Rendant compte dans Le Journal du 17 mars 1901 de l’exposition Van Gogh organisée par Fénéon chez Bernheim, Mirbeau a cette formule magistrale : « Il est mort sinon fou, du moins le cerveau malade. Et pourtant, à lire les si curieuses lettres que publia naguère le Mercure de France, il n’est pas d’esprit plus équilibré que le sien. » Un peu plus loin, Mirbeau ajoute à propos de sa peinture : « Ses lettres nous renseignent à cet égard très précieusement. Elles nous initient à sa méthode de travail, qui n’est presque uniquement que scientifique, pourrait-on dire… » Dans sa préface à l’édition Gallimard en trois volumes (1990), Philippe Dagen a rendu un hommage appuyé à la clairvoyance de Mirbeau, bien décidé à lutter contre le mythe naissant du peintre génial parce que fou, à le dissocier des « jobards » et des « farceurs » : « les mystiques, les sym-

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bolistes, les larvistes, les occultistes, les néo-pédérastes… les peintres de l’âme enfin […] qui ont voulu revendiquer Van Gogh pour un des leurs » (ibidem). La publication de la correspondance de Vincent fut, on s’en doute, une longue aventure et nous nous limiterons aux grandes étapes. En 1914, Johanna Van Gogh (veuve de Théo, belle-sœur de Vincent) publia les 652 lettres de Vincent à Théo, mais il fallut attendre 1937 pour qu’un choix de cette correspondance parût en France. Une édition se présentant comme « complète » fut publiée à Amsterdam et à Anvers en 1955, à Londres et New York en 58 et à Paris en 60 (coédition Gallimard/Grasset). Republiée sous coffret par le seul Gallimard en 1990, c’est celle que l’on connaît. Il faudra dire bientôt « connaissait ». En 1990, année du centenaire de la mort tragique du peintre, une nouvelle édition de sa correspondance fut décidée. Maître d’œuvre : le musée Van Gogh d’Amsterdam et le Huyghens Institute de La Haye. Quinze ans furent nécessaires pour qu’une équipe de spécialistes mène à bien l’entreprise complexe : ajout d’un nombre important de lettres inédites, révision de tout le texte (en particulier des traductions, Vincent ayant écrit en plusieurs langues), élimination des corrections qui avaient été faites jadis pour “améliorer” son style, vérification ou établissement des datations, rédaction des notes, rassemblement de l’illustration, etc. Cela donne, au bout, une édition scientifique qui fera date. Les éditions Actes Sud (établies à Arles !) sont les maîtres d’œuvre de la version française en six superbes volumes. Les cinq premiers rassemblent 819 lettres de Vincent et 83 lettres adressées par son frère Théo, Gauguin, Signac et d’autres (celles d’Émile Bernard sont considérées comme perdues), 200 croquis en fac-simile à l’échelle, 4300 reproductions d’œuvres de Van Gogh et de toutes celles sont il fait mention (dues à Rembrandt, Delacroix, Millet, Pissarro, etc.). Ce n’est là, somme toute, que la partie restante d’un immense ensemble, car l’on suppose que Vincent aurait écrit environ deux mille lettres. Le 6e volume est constitué d’index (qui faisaient cruellement défaut dans les éditions précédentes), de chronologies, de tables de concordance entre les éditions, d’informations sur les correspondants et sur les membres de la famille Van Gogh, etc. Bien sûr, le prix est en rapport avec l’importance et la beauté de ce coffret, qui approche des quinze kilos. L’édition anglaise est cependant accessible gratuitement sur le web (www.vangoghletters.org). Ce n’est pas seulement un beau livre, c’est un grand livre : un monument de l’histoire de l’art doublé d’un monument littéraire. Mais rien, là, de la froideur et de l’hiératisme propres au monument. Plutôt l’histoire racontée par le menu, au jour le jour, d’une âme tourmentée, éperdue, perpétuellement insatisfaite – et qui rêvait l’impossible. Oui, « il faut aimer Vincent Van Gogh et honorer toujours sa mémoire, parce que, celui-là, fut véritablement un grand et pur artiste… » (Mirbeau). Christian Limousin

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• Dominique LOBSTEIN, Défense et illustration de l’impressionnisme. Ernest Hoschedé, et son “Brelan de Salons” (1890), Dijon, L’Échelle de Jacob, 2008, 262 pages ; 27 euros. Depuis les travaux de John Rewald sur l’impressionnisme et de Daniel Wildenstein sur Monet, le rôle d’Ernest Hoschedé (1837-1891) comme collectionneur et comme mécène de la nouvelle peinture est connu. La collection rassemblée par ce négociant en tissu enrichi est tout à fait étonnante et rivalise avec celle de Jean-Baptiste Faure. Dès le début des années 70, Hoschedé achète – soit chez Durand-Ruel, soit directement aux artistes – des tableaux majeurs de Monet (Impression, soleil levant), de Pissarro (Plaine d’Epluches, arc-en-ciel), de Sisley (L’Inondation de Port-Marly), de Degas (La Tribune des courses à Longchamp), de Berthe Morisot. Il possède également des œuvres importantes de Manet (Le Chiffonnier, La Femme au perroquet, Jeune homme en costume de majo, La Chanteuse des rues). Les avis divergent sur le sens à donner à cette passion : est-ce par goût artistique ou par souci spéculatif que le marchand collectionne ? Ce que l’on note, c’est qu’il se sépare très vite de ses tableaux. Dès janvier 1874, treize œuvres de ceux qui vont bientôt se manifester collectivement dans l’atelier de Nadar sont dispersées aux enchères et obtiennent d’assez bons prix. Le négociant reçoit avec faste ses amis artistes dans son château de Rottenbourg, à Montgeron, bâtisse héritée par sa femme Alice. Manet, Carolus-Duran, Sisley et surtout Monet y séjournent. Là, Hoschedé se transforme en mécène, leur commandant des panneaux décoratifs. Monet s’acquitte de sa tâche avec succès et brio. Les quatre panneaux de près de deux mètres qu’il y exécute à l’automne 1876 (Les Dindons, L’Étang à Montgeron, Les Dahlias, La Chasse) représentent divers endroits du parc du château. Ils sont considérés comme un jalon important dans ce qui mènera le peintre à la réalisation des Nymphéas après 1900. Hoschedé semble apprécier le résultat et Monet devient son grand homme : en 1877, il lui achète pour plus de huit mille francs de tableaux. Mais, ruiné à la fois par la crise, ses spéculations hasardeuses et son train de vie fastueux, Hoschedé est contraint, en juin 1878, de vendre l’intégralité de sa collection. C’est la catastrophe pour les impressionnistes, qui se vendent très mal et par lots. Celui comprenant Impression, soleil levant, une autre toile de Monet et un petit Renoir, ne trouve preneur qu’à deux cent dix francs ! Hoschedé avait acheté la toile huit cents francs quatre ans plus tôt. Un temps, par souci d’économie, les ménages Monet et Hoschedé cohabitent avec tous leurs enfants à Vétheuil. À la mort de Camille Monet (1879), Alice Hoschedé se rapproche de plus en plus du peintre et finit par devenir sa compagne. Ernest, doublement déchu, part à Paris et se fait journaliste, publiciste (il fonde L’Art de la Monde qui publie « Le Nénufar blanc » de Mallarmé) et critique d’art pendant les dix dernières années de sa vie, période beaucoup moins connue.

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Publié par Dominique Lobstein, chargé d’études documentaires à Orsay et spécialiste de l’histoire des Salons au XIX° siècle, l’ouvrage se compose de trois parties : une introduction (pp. 9-18), la réédition du livre de Hoschedé (pp. 19-220), minutieusement annoté, les catalogues des trois ventes de sa collection (1874, 1875, 1878). L’ensemble se présente avec la volonté affirmée de sortir de l’oubli Hoschedé critique d’art. En 1890, peu avant sa mort, celui-ci, déjà auteur de plusieurs articles et brochures, entend réaliser un coup d’éclat en publiant à compte d’auteur son Brelan de Salons, ouvrage réunissant ses comptes rendus des trois Salons et dressant par là même un panorama presque complet de la création artistique. Trois Salons, car on sait que le Salon officiel, tant vilipendé par Mirbeau et quelques autres, a explosé en 1881, se scindant en Salon des Champs-Élysées ou Salon des Artistes français (sous la houlette de Bouguereau), qui maintient ses liens avec l’État ainsi que le système jury/prix, et en Salon du Champ-de-Mars, ou de la Société Nationale des Beaux-Arts, plus libéral. Puis, en 1884 le Salon des Indépendants a été fondé, afin de montrer les œuvres d’avant-garde, notion alors nouvelle. Disons-le tout net : le titre choisi par D. Lobstein (Défense et illustration de l’impressionnisme) ne se justifie nullement. Dans toutes les pages de ces Salons, éclate, en effet, l’éloge de l’éclectisme (par ex. p. 142 : « Quant à moi, je reste convaincu que l’éclectisme est la seule opinion de justice en matière de critique d’art »). L’analyse des catalogues des trois ventes confirme d’ailleurs cela : Hoschedé a été d’emblée un collectionneur éclectique. Hoschedé aime le Salon des Indépendants qu’il présente comme « la maison de la démocratie de l’art » (p. 29). Il aime également celui du Champ-deMars car « on est certain d’avance devant chaque tableau de se trouver en face d’une œuvre ». Il se montre un peu plus réservé sur celui des Champs-Élysées, où l’on voit trop « cette médiocre sagesse qui est la plaie de l’art ». « Les lions de M. Jérôme ont le don de [le] faire rire » et Boldini est victime de son « métier tapageur ». En dehors de quelques réserves, Ernest Hoschedé aime tout le monde. Il aime Roll, Besnard, Béraud, Guillemet, Gervex, Meissonier, Puvis de Chavannes, Louis Ménard, Armand Point, Alexandre Séon, Félix Bouchor, Quost, Fantin-Latour, Goeneutte, Dagnan-Bouveret, Saint-Marceaux, Dalou, Rodin, Baffier, etc. Il aime même Charles Maurin et Louis Anquetin.. La liste est interminable, comme est interminable le procédé litanique qu’il utilise. Il a oublié, visiblement, que critiquer, c’était à la fois choisir et regrouper. Mais il aime surtout les peintres du « juste milieu », ceux qui ont attiédi les audacieuses formules impressionnistes, comme ses amis Louis Picard et Pelouse. Il loue Sisley, mais place Harpignies « au rang des plus grands et des plus forts ». À Monet, absent des trois Salons, il semble préférer maintenant Ferdinand Gueldry, un obscur élève de Gérôme, qui peint des bords de Marne et dont il écrit : « Personne ne peint mieux l’eau et les reflets que ce vaillant artiste, dont les succès ne se comptent plus » (p. 76).

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Hoschedé est effrayé par les œuvres les plus nouvelles, les plus radicales, qu’il ne comprend pas et ne cherche d’ailleurs pas à comprendre. Il trouve que la Piéta de Corinth a « une vilaine couleur ». Seurat et Signac, selon lui, « tournent sur eux-mêmes » (p. 31). Les naïvetés du douanier Rousseau sont « effrayantes » (p. 37). Quant aux œuvres de Van Gogh, il les juge « abracadabrantes » (p. 33). On est loin de la chaleureuse et fraternelle compréhension de Mirbeau ! En vérité, tout cela sue la médiocrité, tant de pensée que de style. Hoschedé n’a ni plume, ni critère esthétique. Un exemple parmi d’autres : « Melle Bela Pallick peint des moutons avec une habileté prodigieuse. Il faut voir ses Brebis et agneaux au bercail pour avoir une idée du trompe-l’œil définitif. On a envie de passer la main dans la laine de ses moutons. » Il représente la pensée de M. Tout-le-monde à l’époque de la présidence de Sadi Carnot, le navrant retour du « bien peint » et même du trompe-l’œil. La réédition de ce livre joue contre Hoschedé et contre l’objectif affiché de réhabilitation. Ce qui devait être un tour de force se révèle un véritable naufrage. Cet ouvrage affligeant et assommant ne témoigne que de l’impuissance de son auteur à penser la peinture de son temps, que de son éloignement de l’impressionnisme, dont les causes sont évidemment multiples. On ne retrouve pas, dans ces pages à la fois falotes et pesantes, l’homme qui, dit-on, fréquentait le Chat Noir avec son ami Charles Cros, publiait Mallarmé, était reçu dans les salons de la veuve de Manet et de Nina de Callias. Décidément, Ernest Hoschedé reste une énigme… Hoschedé date son Brelan de Salons : « Auvers-sur-Oise, juillet 1890 ». Saitil, qu’à quelques mètres, un ami (comme lui) du docteur Gachet peint rageusement ses « études de blé sous des ciels troublés » avant de tirer le rideau ? Christian Limousin

• Rodin. La Fabrique du portrait, Skira-Flammarion – Éditions du Musée Rodin, avril 2009, 168 pages grand format ; 29,90 €. Ce beau volume, superbement illustré comme il se doit, a été publié à l’occasion de l’exposition organisée par Aline Magnien au Musée Rodin. Actuellement présentée au Musée des Beaux-Arts d’Angers, où elle entre en résonance avec les bustes et médaillons du régional de l’étape, David d’Angers, elle sera offerte à nos adhérents lors de la prochaine Assemblée Générale de la Société Octave Mirbeau, le 6 mars 2010. Quant au livre, il bénéficie de deux avantages considérables : l’abondance des matériaux iconographiques dont dispose le musée Rodin, et la richesse des documents inédits qui y sont exploités et qui permettent de suivre au plus près le travail créateur du sculpteur confronté à un genre bien codifié : le portrait. Comme l’indique le titre de l’expo, il s’agit de rendre compte de la façon personnelle dont Rodin a conçu les portraits de personnes ordinaires ou de

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personnalités qu’il a choisi de représenter ou qui lui ont passé commande, et d’expliquer comment il a tenté de s’emparer de ses modèles pour mieux les dépasser. Pour mieux percevoir son originalité, il convenait de le situer, d’une part, par rapport à son temps, où l’on continuait à croire plus ou moins à la physiognomonie et à l’influence du milieu sur le physique et le moral des individus et où l’on procédait à la classification des types humains ; et, d’autre part, par rapport à l’histoire du genre, mais aussi des mythes du portrait, au cours des derniers siècles. Aussi la première contribution est-elle, curieusement, celle d’un littéraire, Paolo Tortonese, qui a été chargé d’étudier la mythologie du portrait à travers les romans et contes, de Mme de La Fayette à Henry James en passant par Hawthorne, Edgar Poe, Gogol et Oscar Wilde, et de dégager les différentes interprétations que les écrivains en ont données, tant dans sa relation, complexe et parfois inquiétante, à la réalité qu’il est supposé reproduire, que dans l’esprit, pas toujours net, de celui qui le commande. Pour sa part, Aline Magnien étudie le travail du sculpteur face à ses modèles, dégage l’influence de ses prédécesseurs (Michel-Ange, Houdon, David d’Angers et Carrier-Belleuse, mais aussi Rembrandt) et souligne la volonté de Rodin de s’attacher, non à l’apparence superficielle des êtres, mais à leur vie intérieure, à leurs « pensées secrètes », bref à leur âme, dont le corps ne doit être qu’un reflet, au risque de mécontenter la quasi-totalité de ses modèles1, notamment Puvis de Chavannes et, plus encore, Georges Clemenceau, furieux d’être transmué en une manière de Gengis Khan… Il lui faut pour cela, grâce au modelé et à la lumière, saisir le vivant, dans toute sa fluidité, pour obéir à la nature, mais savoir aussi, parfois, comme David d’Angers, qu’il admirait, consentir à le déformer pour les besoins de l’expressivité. Il s’écarte ainsi de la ressemblance photographique, en recourant tantôt à l’amplification, tantôt au contraire à la simplification, voire au flou. Mais que se passe-t-il quand le sculpteur de dispose pas, en face de lui, du modèle vivant pour cause de décès ? Eh bien, qu’à cela ne tienne, il va devoir se contenter de photos du défunt, ou essayer de dénicher un sosie, ou un quasi-sosie, qui puisse faire l’affaire, histoire d’avoir un contact physique avec ce modèle de substitution, comme l’explique Hélène Marraud. Ainsi, pour Baudelaire, Rodin a-t-il eu recours à Louis Malteste, le dessinateur de l’affiche des Mauvais bergers, et pour Balzac à un… conducteur de diligence, qui avait le “mérite” d’être tourangeau comme le romancier ! Mais alors quid de l’âme du portraituré théorique ? La distance prise avec le supposé modèle du portrait entraîne inévitablement une tendance à une symbolisation et à une généralisation au détriment du détail caractéristique qui individualise. Véronique Mattiussi et Jean-Benoît Birck se penchent sur la relation entre le sculpteur et un certain nombre de commanditaires de portraits, qui, le plus souvent, ne se reconnaissent pas et ressentent déception et frustration. Grâce à des lettres inédites, ils éclairent le travail d’un artiste qui, pour rester

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fidèle à la nature et à la vie – les mots fétiches de Mirbeau ! –, sait se saisir de l’accidentel. À partir de l’étude de L’Homme au nez cassé et des portraits rêvés par Rodin, qui a tenté de synthétiser quelques personnages historiques, Itzhak Goldberg situe Rodin entre deux époques : fidèle à la tradition michelangélesque de la représentation, il n’en fait pas moins preuve d’une inventivité extraordinaire qui ouvre la voie aux recherches et ruptures postérieures. Il appartenait à Dominique Viéville, conservateur du Musée Rodin, non de conclure, mais simplement de clore le volume, en étudiant les ébauches et dessins préparatoires, qui ne constituent pas à proprement parler des portraits, mais des matériaux sans finalité apparente et de simples tentatives pour fixer son impression immédiate et saisir sur le vif les mouvements du modèle dans leur instantanéité (ce qui, naturellement, ne saurait manquer d’évoquer les recherches parallèles de son ami Claude Monet à la même époque). Rodin recompose les figures pour en « créer un équivalent plastique qui ne repose plus sur l’identité, mais sur une conception changeante, évolutive, fluide, des formes ». Tout cela est bel et bon. Mais je n’en ai pas moins deux gros regrets : l’absence du buste et du médaillon de Mirbeau par Rodin, tant dans le volume que dans l’exposition ; et, pire encore, l’absence de toute mention de lui et, par voie de conséquence, l’ignorance où est tenu le lecteur/visiteur du rôle qu’il a joué dans la carrière de son ami. Et pourtant, au soir de sa vie, le génial statuaire écrit à son thuriféraire, en 1910 : « Vous avez tout fait dans ma vie, et vous en avez fait le succès ». Ce déni de l’importance de Mirbeau est franchement déplorable, et j’espère vivement que le Musée Rodin saura redonner au grand écrivain la place qui lui revient. Pierre Michel

NOTE 1. Il est douteux que Mirbeau ait été satisfait de son buste. Mais du moins n’en a-t-il rien laissé paraître malgré les doutes de Rodin.

• Jean-Paul MOREL, Camille Claudel : une mise au tombeau, Impressions

Nouvelles, 2009, 318 pages ; 22, 50 €.

« J’ai mérité autre chose que cela.» (Camille Claudel à sa mère, de Montdevergues, 18 février 1927).

En sept mots, l’épigraphe a tout dit du Destin de Camille. Presque. L’auteur va donc le retracer, par l’argument des textes vivants, des témoignages. Ce n’est pas ici une réplique amère de la victime qui, d’outre-ossuaire, interpellerait J.-P. Morel. Documenté jusqu’à l’érudition, l’historien accumule scrupuleusement tout témoignage, surtout les ombres qui ont pesé sur cette femme, jusqu’à longuement occulter, après son « incarcération » chez les fous, ce lumineux génie. Au grand public comme aux Amis de plus en plus fervents qui travaillent à son « rayonnement », l’éditeur proclame : « Le dossier enfin

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complet ! » Exhaustif, est-ce possible ? Ce gros titre du verso est exaltant, l’histoire l’exige, nous aussi, mais qui ne voit la contradiction ? Sur « une mise au tombeau », tout s’arrête, en apparence. En réalité, pour les martyrs, sur ces pierres d’autel, tout commence ! Pour tous les fidèles… Sur ce « martyrologe » (sic) – tel est le mot du père en 1909 – le titre appelle une illustration, par exemple cette « leçon de ténèbres », reflet du Christ mort couché sur son linceul de Philippe de Champaigne (1602-1674), pour PortRoyal. Ici, les textes seuls, ordre et enchaînements d’une ascèse scientifique, pour ne pas dire janséniste. Dans son Prélude, J.-P. Morel relie, à juste titre, les « tempéraments » du frère et de la sœur, avant de nous lancer « à la recherche de Camille disparue » (chapitre I). À partir de 1907, déprimée, miséreuse, Camille procède à des « exécutions capitales », jusqu’à ce « monceau de plâtras… véritable sacrifice humain », de l’hiver 1912 (Cor. 252). Ces S.O.S, émis d’une solitude noire, seuls quelques intimes, Bigand-Kaire Geffroy, Blot, sans nommer Rodin ni Mirbeau, pouvaient y décrypter un « sauvez-moi du naufrage ! » Le Mal trop avancé, l’autodestruction continue. Mais d’où viennent tant de lacunes, surtout après l’asile ? Lettres, esquisses, albums, œuvres négligées ou perdues, et ces bilans médicaux de 1924 à 1943, égarés ? L’auteur ne fait que tout enregistrer, en greffier. Après la biographie de Morhardt en 1898, deux découvreurs, Jacques Cassar et Reine-Marie Paris, à partir des années 70, ont exhumé l’ensevelie « sans tombeau », son histoire, et le maximum d’œuvres sorties de ses entrailles. Après leurs publications, le film à succès, des pièces de théâtre, la Passion Claudel vulgarisée en 2006 avec finesse et pertinence par Dominique Bona, J.-P. Morel ne manque pas d’audace : remonter aux mêmes sources, chercher les plus secrètes, vérifier, retranscrire ce Destin, relié à tant de « protagonistes » (chap. III). A-t-il pu dilater l’horizon ? Quelles lumières neuves ? Son objectif ne vise pas la quête ardue et hasardeuse d’œuvres inconnues. Voici donc réunies les pièces à conviction, connues pour la plupart, d’un dossier toujours grevé de tabous familiaux, d’interrogations médicales, vade-mecum solide pour tous publics. L’auteur ne prétend pas édifier pour la sœur un diptyque en symétrie de la biographie magistrale de Gérald Antoine : Paul Claudel ou l’Enfer du Génie. Une bibliographie de huit pages, actualisées, des textes innombrables, une mine inépuisable ! En revanche aucun de ces Index indispensables aux chercheurs, passion des analystes. Les matériaux sont livrés bruts, référencés, mais sans ces outils.

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L’auteur s’en tient au registre du scribe, en six chapitres. En dernière page, il note le laconique In Memoriam de Villeneuve. Le « tombeau de J.-P. Morel évite tout autant le lamento d’un De Profundis. Il recueille les précieux « restes » d’un éclatant « miroir » brisé, plombé, saturnien. La force des textes et des choses suffira à évoquer le Fatum, autant que le scandale familial et social. Comptabilité sur pièces ! 30 ans de créations, et trente dans un « mouroir » pour délires verbaux et pseudo-« démence paranoïde » en particulier contre Rodin, ce monstre venimeux qui a sucé ses œuvres jusqu’à son sang. Camille « réclame la liberté à grands cris », ses albums, ses amis, ses proches, ce « coin de la cheminée de Villeneuve », un peu d’affection. En vain. Les lettres retracent ce cheminement. Mais pourquoi, au chapitre V, ce point d’interrogation au mot « séquestration » qui revient souvent sous la plume du frère ? Dans ses lettres, la victime l’associe à « prison » et « criminelle ». Ce « placement volontaire » est bien subi comme « incarcération » ? Tout dépend du point de vue. La mère vante « le bon climat du midi dont [la malade] jouit » (p. 204). L’historien a le mérite de livrer les textes, froidement. Et des chiffres, s’il y en a. Précisément, cette composition en six chapitres n’est-ce pas un écho des six jours de la Création ? Il s’agit bien d’une « anti-Genèse ». Sans vouloir mythifier, en ces « douze stations », ou visites de Paul – quand d’autres analystes autorisés ont calculé « treize » n’y a-t-il pas symétrie ? Ainsi, sans trop suggérer, J.-P. Morel ouvre des perspectives sur la symbolique, sinon la numérologie. Et si les visites du frère sont autant de « stations », quand le Chemin de la Croix de la piété chrétienne en compte 14, nous voici sur la voie du sacré. À deux reprises, en 1911 et en 1952, Claudel en écrivit les textes, d’une intensité conforme à son génie dramaturgique. Mais face à l’internée de Montdevergues, aux frustrations atroces imposées par la mère, et qu’il va perpétuer, Paul reste pétrifié. Une vraie « passion », donc, celle de sa sœur, de son sang. Touché au cœur, il cultive la distance. Pour le Tribunal civil de la Seine, Brangues est « à proximité de l’asile » (p. 292). Force est de constater, chez le frère, un complexe de passion-répulsion : peur d’avoir mal, peur d’être renvoyé à son propre visage… Ne pas aller trop loin ! Ainsi, symboliquement, pas de XIIIe station : la « Déposition de la Croix quand Jésus est remis à sa mère » ; à la XIVe, quand « Jésus est mis dans le sépulcre », même absence. Cet « absent professionnel », qui plaisante sur l’ambassadeur, ne bouge guère pour sa sœur : il ne va pas à son inhumation. Rien n’est fait pour réclamer ses restes, l’honorer d’un tombeau. De l’argent pour des messes, et des remords ! De loin. Pourtant elle laisse en lui une incurable blessure, mais « elle est sauvée, je le sais ! », écrit-il le jour de l’inhumation, à Louise Vetch, autre remords (p. 299). Or, dans la logique de l’auteur, le « tombeau » reste fermé. Pour Paul, au contraire, le chemin comme l’issue ont une épaisseur mystique. Ici, de maigres indices seulement sur une thématique peu productive en Université. Or, bien d’autres documents existent, où Camille est centrale. En 1942, par exemple,

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Paul rédige trois méditations : « la Folle », « la Séquestrée », « la Séquestrée est sortie » – trois chapitres sur six du livre « Seigneur apprenez-nous à prier ». Pour sa « pauvre sœur », la mort est « Délivrance ». L’historien, avec pertinence demande alors : « pour qui ? » (p. 295). Très pertinent ! Pourquoi donc ne renvoie-t-il pas ne pas vers un plus vaste écho : « Délivrance aux âmes captives » ? Si je reprends pour Camille – qui est aussi un personnage du Soulier de Satin – ce cri final du drame, alors, l’artiste marginale, à Montdevergues parmi les folles, reprend place et sens dans la création claudélienne. Du début à la fin, la Femme n’y est-elle pas à la fois la sœur, l’amante, l’âme, Marie, l’Église, Princesse et Sagesse ?… Sauvage comme Rimbaud, mystique à sa façon, Camille, après « l’extermination », à petit feu, d’une Saison en Enfer aurait alors recouvré la Lumière, et l’Esprit Créateur. Cette piste n’est pas visible ici. Pourtant, l’auteur signale, en finale, non pas l’ossuaire de Montfavet, mais le récent cénotaphe érigé par Reine-Marie Paris. Premier pas vers l’Espace Muséal de Camille Claudel à Nogent-surSeine…Sous peu, le couronnement ! Rodin, qu’elle a aimé, fut aussi son « tombeau » : voici qu’elle échappe à ses griffes. La « Délivrance » est là : par ses œuvres, Camille inspire donc un Phare à l’Orient. Cette « présence d’une absence » (Autrand) met en marche. Michel Brethenoux

• Colette LAMBRICHS, Dame peinture toujours jeune, Éditions La Différence, collection Minos, septembre 2009, 252 pages ; 10 €. Colette Lambrichs nous procure ici une trentaine de textes jubilatoires, rédigés par le grand peintre belge James Ensor (1884-1949). Véritable “cassepipes”, à l’image de ses tableaux, le peintre, « également dessinateur et graveur, crée une langue à mi-chemin entre celles de Rabelais et de Céline, pour alimenter le jeu de massacre auquel il se livre sur les cuistres de la peinture belge et française de son époque : « Ils sont laids à crever ces peintres assombris de la nuit, écumoirés, pâteux, barbouillés de suie ou de farine. […] Et que dire des architectes intempestifs autrement dangereux, insufflés de prétentions infinies, bourreaux niveleurs de nos sites ?… » Ce petit livre est indispensable à ceux qui veulent connaître ou se remémorer l’évolution de cet art vu par Ensor. Un petit livre à avoir près de chez soi les jours de tristesse… ou d’envie de lire sans mesure, et plein d’enseignement pardessus le marché. Jean-Pierre Bussereau

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• La Naissance et le mouvement – Mélanges offerts à Yves Moraud, Université de Brest, septembre 2009, 288 pages ; 15 €. Voilà quelque six ou sept ans que ce volume d’hommages est en chantier, et, désespérant de le voir paraître un jour, en l’absence de nouvelles, j’ai récupéré ma contribution, sur Mirbeau, Ionesco et le théâtre de l’absurde, pour la donner aux Cahiers Mirbeau. Mais tout est bien qui finit bien, et Yves Moraud a enfin droit, autrement que par la parole, à une gerbe d’hommages offerts par ses collègues et néanmoins amis – depuis 45 ans, en ce qui me concerne… Ce type de mélanges pourrait n’être qu’un assemblage informe de textes réunis sans nécessité. Mais l’amour d’Yves Moraud pour le théâtre au cours des quatre décennies où il a enseigné à la nouvelle faculté des Lettres de Brest et animé la vie culturelle – et au premier chef théâtrale – de la ville (voir sur ce point la contribution de son collègue brestois André Guyon) leur confère une unité thématique : la plupart des études concernent en effet l’objet de sa passion. Vaste est le champ ouvert (et couvert) par ce florilège, depuis les premières pièces de Corneille (Jean Garapon traite de son « imaginaire épique ») à Bertolt Brecht (Maurice Haslé) et Eugène Ionesco, en passant par la comédie du XVIIIe (Alexandre Stroev), Anatole Le Braz et le théâtre populaire en Bretagne (Jean André Le Gall), les farces de Mirbeau, Paul Claudel (l’inévitable Michel Autrand, complété par Michel Quesnel), Paul Valéry et son Faust (Robert Pickering) et Jean Giraudoux et son jeu du masque et de la vérité (Michel Lioure). Pour parachever le volume, quatre contributions tournent autour d’André Malraux : Charles-Louis Foulon traite de la création au Mobilier National, Jacques Wagner de La Voie royale en même temps que de Gil Blas pour cerner l’Orient romanesque vu de France, Yvette Rodalec du territoire féminin dans les romans de l’aventurier devenu ministre, et Bernard Duchatelet de ses relations avec – of course – Romain Rolland. Et, pour clore dignement l’hommage à notre vibrionnant ami, un émouvant et cocasse « En attendant Moraud », signé Marc Dray. Yves, ce n’est qu’un au revoir ! P. M.

• Anita STARON et Witold PIETRZAK, sous la direction de, Manipulation, Mystification, Endoctrinement, Actes du colloque de Lódz (Pologne) des 19-21 septembre 2005, Presses de l’Université de Lódz (Wydawnictwo Uniwersytetu Lodzkiego), 2009, 252 pages ; prix non indiqué. Le colloque franco-polonais « Manipulation, mystification, endoctrinement », organisé par la Chaire de Philologie Romane de l’Université de Łódz, s’est tenu du 19 au 21 septembre 2005. La publication des Actes de ce colloque a vu le jour en 2008. Le recueil, édité par Witold Konstanty Pietrzak et Anita Staron, contient vingt et un articles (de E. Pich, M. Schmitt,

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D. Zółkiewska, K. Antkowiak, D. Szeliga, J.-P. Pittion, W. K. Pietrzak, F. Dumora, S. Zacharow, D. Reynaud, M. Wandzioch, Ch. Queffélec, A. Staron, P. Michel, C. Boustani, T. Kaczmarek, M. Boyer-Weinmann, T. Swoboda, J. Teklik, A. Kłosinska-Nachin, P. Olkusz). Ils sont rédigés en français, mais suivis d’un résumé en polonais. Le colloque ayant réuni plusieurs spécialistes s’occupant de différentes époques littéraires, la publication reflète bien la richesse de leurs intérêts et points de vue. La diversité des communications est encore mise en relief grâce à l’approche chronologique adoptée par les éditeurs quant à la répartition des textes dans le recueil. Ainsi, le lecteur peut suivre le sujet de différentes formes de manipulation dans la littérature, depuis La République de Platon jusqu’au Théâtre de Révolution de Romain Rolland, en passant par François de Belleforest, Eugène Sue, Jean Lorrain, Colette (confrontée à Camille Laurens dans la très intéressante étude de Carmen Boustani) et Miguel Delibes, pour ne citer que quelques exemples. Dans le contexte des études mirbelliennes, il convient de noter, au sein du recueil, la présence de deux articles consacrés à l’œuvre d’Octave Mirbeau. Ainsi, Pierre Michel dans son texte « Mirbeau et Camus : éthique et ambiguïté » analyse les similitudes que l’on peut remarquer chez les deux écrivains « également révoltés et assoiffés d’absolu » (p. 157). L’auteur choisit, comme corpus de son étude comparative, deux tragédies : Les Mauvais Bergers de Mirbeau et Les Justes de Camus. Anita Staron, au cours de son étude intitulée « Du sous-jacent au flagrant, ou le manipulateur-manipulé : Octave Mirbeau », souligne, elle aussi, l’importance du caractère ambivalent de l’œuvre mirbellienne. Elle montre que, malgré la grande sincérité qui caractérise les écrits du romancier, la notion de « mystification » n’est pas étrangère à Mirbeau, auteur de Lettres de l’Inde où il décrit ses péripéties imaginaires dans un pays qu’il n’a jamais visité. Cependant, à lire Anita Staron, dans le cas de notre romancier, la manipulation se situerait à plusieurs niveaux et pourrait se tourner finalement, non seulement contre ses lecteurs, mais également contre lui-même. Łukasz Szkopinski (Université de Lódz)

• Arlette BOULOUMIÉ, sous la direction de, Écritures insolites, Recherches sur l’imaginaire, Cahier XXXIII, Presses de l’Université d’Angers, décembre 2008, 239 pages ; 20 €. Comme tous les cahiers du CERIEC d’Angers, ce stimulant numéro, concocté par Arlette Bouloumié, n’est pas une simple juxtaposition d’articles hétéroclites, mais est centré autour d’un concept tel qu’il s’est incarné, si j’ose dire, en littérature. En l’occurrence il s’agit de celui d’insolite, concept ambigu s’il en est, puisqu’il se réfère, par opposition, à des habitudes, qui sont culturelles,

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et donc éminemment relatives, et qui, souvent, sont tellement bien ancrées dans les têtes qu’on n’y fait même plus attention et qu’on a tendance à les croire naturelles. D’où la double perception qu’on en peut avoir : pour les uns, l’insolite signifie une rupture positive et progressiste avec des préjugés qui nous empêchent de voir les choses telles qu’elles sont et avec des comportements rétrogrades, il participe donc de la démystification et peut être source d’un rire libérateur. Mais, pour d’autres, il est au contraire une source d’inquiétude et de déstabilisation s’il nous fait découvrir, ou deviner, derrière les décors accoutumés, des horizons ignorés et menaçants. Reste à savoir ce qu’il peut donner quand on aborde le problème de l’écriture, où existent des normes et des règles, et aussi des hiérarchies établies, par rapport auxquelles l’insolite implique forcément un écart. Les quatorze contributions vont donc s’employer à le débusquer à travers des œuvres et des auteurs fort divers, depuis le moyen-âge (Fleur Vigneron choisit pour corpus un texte du début du 14e siècle) jusqu’aux écrivains auteurs contemporains, en passant par Nerval, Villiers de l’Isle-Adam, bien sûr, Zola, Laforgue, Verhaeren, Desnos, René Char, Dhotel et Cortázar. Le rapport au fantastique est souvent évoqué, puisque tous deux se traduisent par une intrusion dérangeante dans le monde de la quotidienneté, quoique sur des modes différents. Faute de pouvoir développer, nous ne signalerons ici que deux articles particulièrement éclairants. Celui de Jacques Poirier qui, dans un essai aussi brillant que cocasse, étudie l’écart dans des œuvres qui prétendent au sérieux en utilisant l’ordre alphabétique propre aux dictionnaires (chez Butor ou Genette, par exemple), mais pour mieux y introduire du désordre et de l’absurde, qui sont une source de dérangement. De son côté, notre ami Yannick Lemarié, spécialiste de Zola et de Mirbeau, insiste sur l’opposition entre l’insolite et l’accoutumance à ce qui est pour mettre en lumière le risque d’orthodoxie encouru par Zola à vouloir coller de trop près à une réalité telle que la science prétend l’établir. L’insolite est alors pour lui le moyen de rompre avec une image toute faite du réel, comme le révèle, par exemple, l’étude des divers sons (les voix, les bruits et la musique) destinés – au même titre que d’autres formes prises par l’étrange – à distiller le doute sur les représentations du monde. Loin d’être pétri de certitudes, comme on l’a trop souvent martelé, Zola tente de remplacer une image du réel par une autre, qui va déboucher sur l’espérance de ses Quatre Évangiles. Pierre Michel

• Gabriella TEGYEY, Treize récits de femmes (1917-1997) de Colette à Cixous – Voix multiples, voix croisées, L’Harmattan, mai 2009, 262 pages ; 25 €. Pour l’essentiel, il s’agit ici de la reprise, dans une édition française, d’un volume publié il y a quelques années, en français, certes, mais en Hongrie, par les presses de l’université de Veszprem, sous le titre Écrire, réécrire – Récits

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de femmes au XXe siècle1. Gabriella Tegyey s’y interroge de nouveau sur la spécificité de “l’écriture-femme” au cours d’un siècle qui a vu se développer les revendications féministes et évoluer considérablement la condition faite à la « moitié du ciel », et qui a, par conséquent, posé aux femmes en général la question de leur identité, par rapport au seul modèle existant, celui des mâles, et aux écrivaines en particulier celle de leur spécificité littéraire. Y a-t-il, dans le domaine du roman, une voix caractéristique des femmes ? Après avoir consacré sa thèse à Rachilde et à Colette – à qui sont dédiés les deux premiers articles du recueil –, elle a élargi son champ d’étude à d’autres romancières du vingtième siècle, Simone de Beauvoir, Danièle Sallenave, Anne Hébert, Marguerite Duras et Hélène Cixous, sur qui portent les deux dernières études, consacrées à Souffles et à OR, les lettres de mon père. Elle passe treize de leurs récits au crible de son analyse, regroupant ses articles en trois parties, en fonction de leurs structures narratives : « Scripteurs », « Brisures » et « Constructeurs ». Au terme de ces treize analyses, elle se risque à la synthèse et tente, prudemment, de dégager quelques points communs qui lui semblent ressortir de son corpus romanesque : la place secondaire accordée à la trame événementielle au profit de la vie intérieure des personnages ; une prédilection pour les thèmes de l’écriture et de l’amour, auxquels se rattachent ceux de la mort, de l’enfance et de la maternité, tous liés au vécu spécifiquement féminin ; le choix fréquent de la forme homodiégétique, ce qui permet d’accéder directement aux points de vue des femmes narratrices ; les diverses formes de bouleversement textuel et narratif (par exemple la mise en abyme et plusieurs variantes d’intertextualité), visant à mettre les émotions à distance et à obliger le lecteur à prendre une part active dans le déchiffrement des textes. Reste que ces quelques traits narratologiques ne suffisent pas à affirmer une différence d’essence entre des voix, minoritaires, qui seraient féminines, et les autres, majoritaires, qui incarneraient la virilité. Pierre Michel

NOTE 1. Voir notre compte rendu dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 365-366.

• Carmen BOUSTANI, Oralité et gestualité – La Différence homme/femme

dans le roman francophone, Éditions Karthala, collection Lettres du Sud, dirigée par Henry Tourneux, septembre 2009, 291 pages ; 25 €. Six ans après ses Effets du féminin – Variations narratives francophones (voir les Cahiers Mirbeau n° 11, 2004, pp. 317-320), Carmen Boustani nous propose, dans ce même domaine de recherches, une étude ambitieuse, puisque, à l’appui d’un corpus de seize écrivains francophones (des mondes « noir », « occidental » – dont le Québec et la Belgique – et « arabe francophone »), allant de Leslie Kaplan à Calixthe Beyala, en passant par Réjean Ducharme, Andrée Chedid et Out el Kouloub, notre sympathique correspondante liba-

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naise veut, non seulement « fonder une théorie de l’œuvre » à partir du corps et de la « corporéité », comme elle l’affirme dès les premières lignes de son introduction, mais encore « analyser le rapport de ces éléments à la différence ethnique, sexuelle, ainsi qu’à l’oralité ». Pour simplifier le parcours du lecteur à travers ces diverses strates d’analyses : le niveau le plus général, le premier qu’il convienne de considérer, est d’ordre socioculturel. Carmen Boustani nous invite ainsi à relativiser la fonction gestuelle ou la proxémique en fonction des civilisations, et à prendre en compte, notamment, les phénomènes religieux (comme dans Le Rocher de Tanios, d’Amin Maalouf, et La Nuit sacrée, de Tahar Ben Jelloun) ou les gestes ritualisés. La femme noble africaine, par exemple, doit éviter toute « gesticulation », ainsi amenée « à effectuer dans la vie courante moins de gestes que l’homme ». Niveau d’analyse complexe, d’emblée, puisque aussi bien il faut faire la part de l’inconscient et du surmoi, ne pas confondre le fait de nature et le fait de culture. Ce niveau, qui fonde la structure même de l’ouvrage, chapeaute celui du geste et de l’oralité, qui, normalement, devrait permettre de considérer in fine le sexe de l’écriture. Tel est bien l’enjeu : déterminer si, d’après ces facteurs ethnico-linguistiques et l’étude textuelle du geste et de la parole, se dégagent des spécificités, textuelles elles aussi, liées au sexe et au genre. Le titre de l’ouvrage, par sa pluralité, reflète ainsi au mieux la démarche. Nous nous sommes réjoui de voir réalisés les vœux que nous formulions dans notre précédente recension : les ouvrages considérés sont, cette fois, écrits par des hommes et des femmes, ce qui permet par ailleurs de ne pas réduire caricaturalement le sexe du texte à celui de son auteur selon l’État civil. En effet, « le féminin s’étudie chez les deux sexes ». Cette pédale douce, mise dans la conclusion, avec la caution de Jacques Derrida et Françoise Collin (dont Le Rendez-vous fait partie des œuvres analysées) ne produit cependant pas encore de théorie définitive en la matière. Les traits distinctifs proposés ne sont pour le moment que les pièces – des pièces très précieuses – d’un long et patient puzzle. D’ailleurs, Carmen Boustani demeure prudente dans ses conclusions provisoires : « D’après la fréquence des éléments relevés, l’importance accordée au regard est plus importante chez la femme que chez l’homme. On peut se demander si cette particularité est spécifique des sujets de sexe féminin. » Cette partie du livre, dont le sous-titre est Synthèse de l’inventaire, arrive opportunément pour tenter de dépasser une simple taxi-

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nomie et prendre les distances nécessaires par rapport au sujet. D’heureuses formules jaillissent ainsi, aiguisant notre appétit critique : corps plus regardé par les hommes, plus regardant chez les femmes, dont « le toucher se fait plus caressant, effleurant que violentant (exception faite des personnages masculins de Leslie Kaplan) » (Le Corps littéraire). Dans les analyses ponctuelles des œuvres, classées selon leur origine géographique, apparaissent aussi des points de vue qui, outre l’intérêt de l’argumentation générale, dénotent une sensibilité littéraire de bon aloi. Ainsi, avec sa Fête à Venise, un certain Philippe Sollers (que Carmen Boustani juge « plus intellectuel que corporel », et qui, paraît-il, veut être « le Voltaire du XXe siècle ») « crée un roman cathodique pour recevoir des ondes »… Même formulation quelque peu visionnaire pour Solibo magnifique, de Patrick Chamoiseau, considéré comme un « roman sonore ». Laissons donc aux lecteurs des Cahiers Mirbeau le plaisir de découvrir cette écriture critique aussi stimulante et attachante que les modèles sur lesquels elle se fonde. Et retenons les principaux apports d’une étude finalement très humaine. Au-delà, en effet, de la découverte d’un nouveau paralangage, d’une sémiologie et d’une grammaire du geste, avec ses unités signifiantes (membres inférieurs/membres supérieurs, orientation gauche/droite, etc.), la sagacité de la critique nous ouvre des portes vers des horizons plus intimes, en particulier vers ce monde féminin caractérisé par la transgression, le don pour l’initiation à la pratique textuelle, l’identité polyphonique, les relations interpersonnelles, et, parmi d’autres apanages, l’usage fréquent des gestes de la main (l’homme préférerait les attitudes aux gestes). Doit-on donc finalement convenir avec Carmen Boustani que, « [s]i les femmes en apparence partagent avec les hommes le même code, elles ne parlent pas et n’écrivent pas réellement comme eux » ? Quoi qu’il en soit, de telles prêtresses, dont ne se dissocie pas notre critique, nous donnent bien l’envie de pénétrer dans tous ces « gestotextes » pour en explorer les moindres recoins. Bernard-Marie Garreau

• Jelena NOVAKOVIC, Recherches sur le surréalisme, Izdavačka knjižarnica Zorana Stojanovića, Sremski Karlovci – Novi Sad, 2009, 358 pages ; prix non indiqué. Dans cet ouvrage, Jelena Novaković, l’éminente spécialiste serbe du mouvement surréaliste, que nous connaissons déjà pour ses belles études, s’est proposé de considérer parallèlement le surréalisme français et le surréalisme serbe, en focalisant son analyse sur l’examen des thèmes et des concepts qui leur sont communs. Au cœur de l’étude se trouvent donc la parenté et la simultanéité des deux mouvements, dont la coopération précoce et durable, ainsi que les activités pratiques et théoriques, est traitée dans un cadre comparatiste particulièrement fécond. L’examen du matériel thématique et concep-

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tuel permet en effet à l’auteur de constater une unité typologique entre le surréalisme parisien et le surréalisme belgradois, qui témoigne d’un parallélisme dans le développement des deux littératures européennes au XXe siècle. Par-delà l’anxiété provoquée par les horreurs de la guerre, ce qui unit les surréalistes français et le groupe de Belgrade, nés presque simultanément, c’est le refus de « l’inacceptable condition humaine » dont parle Breton. En s’appuyant sur une documentation riche et variée, Jelena Novaković démontre que les deux groupes surréalistes ne sont pas seulement reliés par le même esprit de rébellion aboutissant dans les deux cas à une poétique – et à une éthique – de la contestation, mais aussi à des liens d’amitié : ils participent aux mêmes manifestations, se rencontrent souvent, échangent des lettres… Certes, la diffusion et l’influence du surréalisme dans l’espace et dans le temps ayant fait l’objet d’un certain nombre d’études, l’étroite collaboration entre les deux groupes, et plus particulièrement l’apport de surréalistes belgradois au mouvement, ne sont pas complètement inconnus – Henri Béhar, Michel Carassou et Claude Abastado ont déjà signalé quelques textes des surréalistes serbes comme une contribution importante à la théorie surréaliste de l’humour –, mais le mérite de Jelena Novaković reste d’avoir, grâce au patient travail qu’elle mène depuis plusieurs années déjà, développé ces mentions et complété l’étude de l’envergure du surréalisme. La première partie de cette étude, intitulée « Au cœur du surréalisme », rassemble les recherches portant sur les principaux thèmes et concepts communs aux deux groupes. Elle débute par le texte portant sur le symbolisme de la nuit, laquelle, célébrée et liée à tout un réseau d’images traduisant la tendance à réhabiliter l’inconscient et le libidinal, comme le démontre l’auteur, n’en reste pas moins ambivalente. La nuit « microcosmique » peut en effet symboliser également l’asservissement de l’homme aux conventions sociales et aux interdits moraux que les surréalistes rejettent, glorifiant la toute-puissance du désir. Les découvertes de Freud ayant fortement marqué l’époque qui a vu poindre le mouvement surréaliste, Jelena Novaković consacre un chapitre de cette première section aux acquisitions de la psychanalyse, et notamment au retentissement des théories freudiennes dans les œuvres des principaux représentants des groupes parisien et belgradois. Au travers de ses analyses elle constate que les principaux représentants des deux mouvements, tout en considérant le père de la psychanalyse comme une figure importante, ne lui en reprochent pas moins le manque d’esprit de révolte. C’est que l’entreprise surréaliste en vue de ressusciter l’homme total suppose la suppression de toutes les contraintes, l’abolition de toutes les antinomies. Aussi, dans un des chapitres, traite-t-elle des différents aspects du conflit au sein du surréalisme. L’écriture de soi et la fonction du paratexte dans les ouvrages surréalistes font également l’objet des minutieuses analyses de Jelena Novaković. Dans les deux derniers chapitres, qui portent sur les activités du principal animateur

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du groupe surréaliste serbe, Marko Ristić, et sur son « anti-roman » Journal ultérieur, les centres d’intérêt de l’auteur sont respectivement le problème de la temporalité et le problème de l’engagement. Dans la deuxième section du livre (« Dans les environs du surréalisme »), le surréalisme est examiné dans son entourage et dans son héritage. Les investigations de l’auteure portent sur l’influence qu’exercèrent sur l’avant-garde serbe Arthur Rimbaud et Blaise Cendrars, ainsi que sur deux auteurs français qui ne faisaient pas partie du mouvement surréaliste, mais dont l’activité littéraire porte empreinte de la même volonté de réhabiliter l’irrationnel : Jacques Prévert et Julien Gracq. Un chapitre est consacré à Tin Ujević, poète croate qui vécut à Belgrade et participa à de nombreuses activités du groupe surréaliste serbe. Tout en constatant, dans ses recherches comparées, que le surréalisme parisien a tenu le rôle principal dans le développement du groupe de Belgrade, Jelena Novaković dévoile, au fil des chapitres, nombre de spécificités et d’originalités dans les activités théoriques et littéraires des surréalistes serbes. D’où l’importance de son étude, qui met en lumière la complexité des rapports qu’entretenaient les deux mouvements. À titre d’exemple, elle démontre que les principaux théoriciens du groupe de Belgrade, tels Vane Bor, Marko Ristić et Koča Popović, ont dans certains domaines (leurs élaborations théoriques de l’humour et de l’apologie du désir) poussé plus loin leurs analyses que leur homologues français. Le lecteur découvre aussi que Vane Bor et Oskar Davičo pratiquent l’écriture automatique « même avant d’apprendre que les mêmes expérimentations s’effectuent à Paris », que le terme « surréalisme » apparaît déjà en 1922 dans la littérature serbe, chez Momčilo Nastasijević, qui emploie ce néologisme pour désigner la volonté de l’homme de dépasser son aliénation et retrouver le rapport fusionnel avec le monde. Et quand on sait la prédominance du modèle bretonien, on sera attentif au fait que, dans l’enquête menée dans la revue Le Surréalisme au service de la révolution, c’est Breton qui se joint aux surréalistes serbes… Autant d’éléments témoignant qu’il ne s’agissait pas d’une influence unilatérale, mais bien d’une collaboration fructueuse, voire d’une interaction spirituelle. Si les surréalistes se lancent à la recherche de « ces clés perdues » qui gardaient l’homme en communion avec la nature et dont parle Breton dans les Entretiens, c’est qu’ils s’obstinent « fébrilement » à retrouver l’unité perdue avec le monde, à atteindre ce « point suprême » où toutes les contradictions seront abolies. De leur volonté de supprimer toutes les antinomies témoigne d’ailleurs leur conception du rêve, lequel ne séparerait plus l’homme de son environnement, mais au contraire le mêlerait au monde : Jelena Novaković démontre que le même parti pris de frayer la voie vers une cité future dans laquelle l’homme sera enfin libéré de toutes les entraves, lequel unit les deux groupes surréalistes, finira par les diviser dès qu’ils se trouveront confrontés

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à la nécessité de faire leur choix entre la littérature et la politique. Face à la tentation du matérialisme dialectique et de l’idéologie marxiste, ils adopteront des attitudes différentes : les surréalistes français, avec Breton en tête, refusent de subordonner à des fins idéologiques leurs activités littéraires, alors que le mouvement serbe, dont les représentants se prennent d’enthousiasme pour la Révolution, opte pour l’engagement et le pragmatisme politique. Ce choix – dans lequel, comme tient judicieusement à souligner l’auteur, le contexte socio-politique a joué un rôle non négligeable –, sonne le glas du mouvement surréaliste serbe, qui disparaît de la scène littéraire en 1932, ne laissant de traces que dans quelques créations individuelles. Bien documentée, avec son panorama riche donnant des pistes pour de nouvelles recherches, l’ouvrage de Jelena Novaković apporte beaucoup à qui souhaite aborder les côtés encore non élucidés du surréalisme, mais aussi à qui veut aller plus loin. Car, avec son érudition maîtrisée des œuvres et l’appareil critique qu’elle a mis à la disposition des lecteurs – dont témoignent des notes soigneusement établies, une notice bibliographique et un index –, cette étude présente une pierre importante qui pourrait contribuer à établir une typologie générale du surréalisme. Marija Džunić-Drinjaković (Université de Belgrade)

• Emmanuel POLLAUD-DULIAN, Gentilshommes d’infortune – Juifs errants, Éditions Acharnistes, février 2009, 40 pages ; 3,50 €. Dans le cadre de cette très originale « Petite encyclopédie à l’usage des indigents », dirigée par Alain Bourges et Emmanuel Pollaud-Dulian1, ce dernier consacre le numéro vingt-troisième du nom à deux destins exceptionnels de Juifs aux personnalités extrêmement atypiques et qui méritent effectivement le qualificatif d’errants, stricto sensu. Lev Nussimbaum (1905-1942), auteur de Le Sang et le pétrole et Allah est grand, rédigés en allemand, a fini ses jours dans l’Italie fasciste, converti à l’Islam sous le nom de Mohamed Essaid Bey, après une naissance en Azerbaidjan, une fuite éperdue loin des soubresauts de la révolution russe, et des itinérances à travers l’Europe, Paris, Berlin, où il épouse la fille du roi de la chaussure, Vienne, et, pour finir, Positano. Curieusement, ce Juif, qui était anti-bolchevik et partisan de la restauration de la monarchie, a frayé avec les ligues antisémites et joué un temps à cache-cache avec les nazis, avant de voir en

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Mussolini un protecteur. Quant à Michal Waszynski (1904-1965), né Waks en Ukraine, neveu de Trotski, prolifique réalisateur et producteur de films, qui fut l’assistant de Murnau et l’auteur du Dibbouk, il se faisait passer pour un prince polonais et, après Varsovie, où il fit carrière dans les années trente, via l’Union Soviétique, l’Iran et l’Irak, dans l’armée polonaise d’Anders, puis l’Égypte et l’Italie, où il assiste à la bataille du Monte-Cassino, puis fréquente l’aristocratie romaine, il aboutit pour finir dans l’Espagne franquiste, converti au catholicisme, y mène très grand train aux frais de la princesse et meurt en piquant du nez dans une symptomatique assiette de truffes. Au cours de cette invraisemblable carrière, où il s’emploie à rouler tout le monde, le mythomane Waszynski croise la route d’un autre Juif errant, né en Bessarabie, Shmuel Bronstein, rebaptisé Sam Bronston à Hollywood, dont il exploite la mégalomanie (Bronston se prenait pour Cecil B. de Mille) et qui ne découvre sa ruine qu’après la mort du pseudo-prince. Emmanuel Pollaud-Dulian nous narre avec verve et humour le destin littéralement extraordinaire de ces hommes à la forte personnalité, qui ont été ballottés par l’Histoire, au gré des conflits mondiaux, des persécutions raciales et de l’effondrement des empires. Passionnant ! Profitons-en pour signaler deux savoureux articles d’Emmanuel PollaudDulian. L’un, paru en novembre 2009 dans le n° 226 des Nouvelles de l’estampe, est, comme il se doit, consacré à Gus Bofa, en l’occurrence sous l’angle de ses sombres illustrations de Thomas de Quincey (1930), où il voit une « symphonie de la terreur ». L’autre traite de Chas Laborde2 (1886-1941) – dont il a publié le reportage dans l’Espagne de 1936, dans un numéro de la susdite « Petite encyclopédie »3 – et a paru au printemps dans le n° 29 d’Humoresques, dont je ne saurais trop recommander la lecture4. Il y retrace la carrière de ce dessinateur et reporter d’inspiration libertaire, confronté aux convulsions de l’Histoire, auxquelles il oppose l’arme de l’humour P. M.

NOTES 1. Voir leur témoignage dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 285-286. 2. Sur Chas Laborde, voir le site http ://chaslaborde.com/actualites.html. 3. Juillet en Espagne, Éditions des Acharnistes, 2008, 48 pages (4,50 €). 4. Pour s’abonner, écrire à CORHUM Humoresques, 68 rue Hallé, 75014 – Paris. Courriel : [email protected]. Prix au numéro : 13 €.

• Maxime BENOÎT-JEANNIN, Au bord du monde – Un film d’avant-guerre

au cinéma Éden, Le Cri, Bruxelles, février 2009, 154 pages ; 17 €. Maxime Benoît Jeannin n’est pas seulement le biographe de Georgette Leblanc1 et le déboulonneur d’Hergé2. Il est aussi un romancier patenté, auteur, entre autres récits originaux à l’inspiration hautement littéraire, du désopilant Chez les Goncourt3 et des défrisants Mémoires d’un ténor égyptien4. Cette

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fois-ci la littérature est contaminée par le cinéma, mais l’imagination et la fantaisie sont toujours au rendez-vous et la perception du monde qui s’y donne à voir est celle d’un adolescent cocassement nommé F. Laubert (sic) et qui est fasciné par la production hollywoodienne des années 1930. Avec l’aide d’un projectionniste du cinéma Éden d’Ostende – à moins que ce ne soit l’Éden de Saint-Dié, ville vosgienne où, comme par hasard, a été, pour la première fois, désigné sous le nom d’America le continent nouvellement (re)découvert par les Européens –, il projette sur l’écran ses fantasmes de boutonneux sexuellement frustré aux désirs polymorphes, à l’aide de tronçons de films et d’actualités mis bout à bout. Cette technique du collage, appliquée au cinéma et à son art du montage, n’est évidemment pas sans rappeler les « travaux de couture5 » d’Octave Mirbeau au tournant du siècle : est-ce totalement un hasard ? Les procédés mis en œuvre par Maxime Benoît-Jeannin sont extrêmement séduisants. Non seulement celui du récit dans le récit – qui n’est plus vraiment une nouveauté –, ni même celui du collage, réalisé ici artisanalement, sous une forme modernisée. Mais aussi celui du roman en train de se faire sous les yeux et dans l’imagination du lecteur, du roman qui reflète et “réalise” en quelque sorte les émois d’un personnage au patronyme symptomatique, d’un roman dans le film, ou d’un film dans le roman, genre hybride aux deux faces inséparables, où la réalité historique (l’approche de l’entrée de l’armée hitlérienne à Ostende) sert de toile de fond à des jeux littéraires autant que libertins. Et par-dessus le marché le récit, malicieusement distancié, est nourri d’une multitude de références cinématographiques qui éveillent la sagacité de lecteurs biberonnés au cinéma d’antan. Au plaisir de la lecture s’ajoute celui du jeu de la reconnaissance des ingrédients qui composent ce plat épicé et délectable. Pierre Michel

NOTES 1. Georgette Leblanc, biographie, Le Cri, 1998. Voir notre compte rendu dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 2000, pp. 285-286. 2. Le Mythe Hergé, Éditions Golias, 2001, 94 pages. 3. Chez les Goncourt, Le Cri, 2004. Voir notre compte rendu dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 352-354. 4. Mémoires d’un ténor égyptien, Le Cri, 2006, 154 pages. Voir notre compte rendu dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, pp. 333-334. 5. L’expression est de Bertrand Marquer.

• François-Christian SEMUR, L’Affaire Bazaine, Cheminements, 2009, 387 pages ; 22 €. Octave Mirbeau aurait adoré ce livre qui aurait pu lui être dédicacé : François-Christian Semur, magistrat fraîchement retraité, ancien commissaire de police, ancien gendarme, fait œuvre mirbellienne en démontant résolument et définitivement la machination politique qui a fait du maréchal Bazaine

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l’équivalent dans notre imaginaire national du connétable de Bourbon ou d’un Léon Blum si le procès de Riom n ‘avait pas explosé en plein vol. L’auteur réunit les qualités d’un historien exemplaire par la précision des sources, la richesse d’une bibliographie, qui à elle seule justifierait l’achat de son ouvrage, et celles d’un juriste accompli. Une introduction nous met dans le climat de l’époque. L’image d’un Gambetta, icône du panthéon républicain en prend un coup sérieux puisque nous voyons ce héros déifié de la « Défense nationale » sacrifié à l’opportunisme politicien le plus médiocre comme on verra Clemenceau, « le père la victoire », différer en pleine grande guerre une offensive prometteuse préparée par son prédécesseur Aristide Briand, pour le priver du bénéfice moral du succès attendu. La partie centrale, la plus conséquente, met sous les yeux du lecteur les éléments d’appréciation des charges relevées à l’encontre du maréchal. Nous sommes ainsi à même de mesurer la mauvaise foi du conseil de guerre, uniquement soucieux de transférer sur un bouc émissaire la responsabilité collective de l’impréparation de la guerre et de sa conduite désastreuse. Une iconographie abondante et magnifique, qui fait honneur à l’éditeur, permet de découvrir les lieux et les protagonistes du procès, ainsi que de l’exécution de la sentence, interrompue par l’évasion d’un Bazaine, sans doute manipulé. Historien exemplaire, juriste accompli, François-Christian Semur est également un moraliste exigeant. La partie peut-être la plus attachante de son ouvrage est sa réflexion sur la justice, indispensable, mais si fragile. Alain Gendrault

• Marc BRESSANT, La Citerne, Éditions de Fallois, 2009, 367 pages ; 18 €. À partir du conflit de 1870, la guerre a fait irruption dans le roman français avec Mirbeau et Zola. Après la Première Guerre Mondiale, Maurice Genevoix, Henri Barbusse, Roger Vercel, Roland Dorgelès ont prolongé cette percée avec éclat., ce dernier disputant même en 1919 le prix Goncourt à Marcel Proust. Mais il est peut-être abusif de regrouper dans un même genre romanesque Week-end à Zuydcoote, de Robert Merle, La Route des Flandres, de Claude Simon, et Balcon en forêt, de Julien Gracq. Ces œuvres si dissemblables n’ont en commun que la Campagne de France de l’été 40, elle-même sans aucun rapport, dans sa fulgurance, avec l’interminable guerre d’Algérie, cadre du dernier ouvrage de Marc Bressant, Grand Prix du Roman de l’Académie française 2008 pour La Dernière conférence1. Le sous-lieutenant Werner, héros-narrateur de La Citerne, est âgé de vingtdeux ans, et donc, à l’époque, à peine majeur, quand débute le livre et s’annonce déjà la fin des « événements » qui constituent la trame du livre. Responsable d’une SAS, Werner pourrait être un Lucien Leuwen « muté » de son régiment de lanciers vers un de ces Bureaux Arabes crées en 1832 et qui

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auraient pu faire évoluer l’Algérie vers ce Royaume arabe autonome rêvé par Napoléon III. Créées en 1955 pour essayer de compenser, bien tardivement, l’abandon partiel du Bled par l’Administration civile, les Sections Administratives Spécialisées (SAS), sept cents au final, reprenaient, sur toute l’étendue du territoire, la tradition des Bureaux Arabes, avec leur chef de poste, héritier des officiers des affaires indigènes exerçant une forte magistrature d’influence, et assisté d’un sous-officier, d’un toubib, d’une assistante sociale, d’un instituteur et d’un secrétariat d’état civil, le tout protégé par un détachement d’auxiliaires indigènes, les Mokhaznis, assurant aussi la sécurité des chantiers publics – adductions d’eau, ponts – ouverts massivement dans le cadre de « l’opération 1 000 villages » du Plan de Constantine. Dans leurs uniformes à la Bournazel, « épaulettes rouge sang », et croissant sur un képi bleu clair, détonnant avec les casquettes héritées de l’Afrika Korps des commandos « Béjart » et le kaki des centaines de milliers d’appelés, les SAS et SAU, véritables missionnaires laïques, visaient à doubler le quadrillage militaire du territoire par un maillage qu’on n’ose pas appeler socioculturel, tant l’expression est réductrice par rapport aux vocations suscitées, aux ambitions et aux résultats obtenus. Issus d’un recrutement choisi, au contact direct de l’habitant, ils furent des observateurs privilégiés de l’Algérie française expirant dans de violents soubresauts, avec ses populations locales si diverses, peu informées de la Métropole, qu’elles soient de « souche africaine » ou de « souche européenne », selon la terminologie d’une armée soucieuse des tabous alimentaires de ses très nombreux soldats et supplétifs musulmans. Armée elle-même extrêmement composite, avec ses vétérans de la Deuxième Guerre Mondiale, de Madagascar, d’Indochine, le plus souvent coupés des réalités de la France d’où leur arrivaient, « contingent » après « contingent », deux millions d’appelés au total, qu’ils découvrirent naïvement lors du putsch d’avril 61. Par respect pour la spécificité même des symboles, allégories et autres métaphores, on laissera la dissection indiscrète de La Citerne, qui en est si riche, aux maniaques de la psychanalyse des créateurs. Pudiquement initiatique cette œuvre imposante mais à l’architecture élégante est aussi la fresque superbe d’une époque disparue : sur fond d’une nature souvent splendide, ses violences, ses victimes innocentes, son terrorisme aveugle, mais aussi le charme très giralducien et même très M. Bergeret, de ces sous-préfectures décaties, de leur mess de garnison, de leurs maisons closes et de l’inévitable kiosque à musique des concerts dominicaux. Habituelle à l’auteur, la narration à la première personne convient parfaitement à son ironie voltairienne, aigre-douce, toujours teintée d’indulgente tendresse pour des personnages si nombreux, typiques et attachants que l’on regretterait presque que cette « comédie humaine » ne soit pas assortie d’un index. Le massacre des harkis et autres supplétifs après le cessez-le feu est mentionné avec retenue. Restera à

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souligner leur honteux abandon par le ministre de la Défense contrastant avec son énergie pour sauver en avril 1961. sa chère Légion. Dans Le Roman français depuis la guerre, Maurice Nadeau écrivait, en 1963, que l’œuvre littéraire vise, « non à restituer la réalité dans ses caractéristiques superficielles, confuses et hasardeuses, mais à en donner l’équivalent sensible qui la ressuscitera dans sa nature profonde ». On sait bien qu’il y a peut-être plus à apprendre sur l’affaire Dreyfus dans quelques paragraphes de La Recherche que dans cent monographies et dans les actes de dizaines de colloques. La Citerne est le roman de la guerre d’Algérie, mais plus que cela. Sa lecture, aussi agréable que fructueuse, s’impose à qui veut comprendre notre époque et un passé encore prégnant. Au passage elle comblera les « anciens » qui attendaient ce livre depuis un demi-siècle. Alain Gendrault

NOTE 1. Voir notre compte rendu dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 339-340.

• Alain BOURGES, Contre la télévision, tout contre, Cité du Design Éditions, Saint-Étienne, octobre 2008, 191 pages ; 14 €. Vidéaste, professeur aux Beaux-Arts de Rennes, et accessoirement éditeur des sympathiques Acharnistes et, en tant que tel, co-responsable, avec notre ami gusbofiste Emmanuel Pollaud-Dulian, de la cocasse Petit encyclopédie à l’usage des indigents1, Alain Bourges s’attaque ici à un sujet qui pourrait paraître, au premier abord, fort éloigné des préoccupations de Mirbeau, puisque la télévision dont il s’agit est une invention bien postérieure à sa mort. Mais en réalité elle s’inscrit tout à fait dans les préoccupations d’un intellectuel engagé, en quête perpétuelle d’une éducation populaire digne de ce nom. Et de surcroît, comme l’auteur l’explique dans les savantes pages consacrées, avec un humour décapant, à la généalogie des étranges lucarnes, ses plus proches parents que sont le téléphone, le théâtrophone, le cinéma et la radio, sont contemporains de notre Octave. Tout comme Jules Verne et Albert Robida qui, dès 1892 – et Maurice Leblanc itou, un peu plus tard –, ont imaginé des machines télévisuelles. Ce qui allait devenir la télévision, pour le meilleur comme pour le pire, était bien déjà dans l’air du temps. Elle est toujours, bien sûr, dans l’air du nôtre et apparaît bien comme le miroir de ce que, par commodité, hypocrisie ou inconscience, nous continuons d’appeler « démocratie », et en quoi Alain Bourges, après Mirbeau, mais en d‘autres termes, voit « le système d’aliénation le plus sophistiqué qui soit ». Car Fox News, TF1 et l’empire médiatique de Berlusconi, qu’on le veuille ou non, sont bien l’expression la plus achevée de cette pseudo-démocratie. Il n’en reste pas moins que cet outil de conditionnement et d’abêtissement des masses, vilipendé en tant que tel par les intellectuels, les gens cultivés et la majorité des cinéphiles, peut aussi se retourner contre ceux-là mêmes

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qui souhaitent l’instrumentaliser et, par exemple, contribuer paradoxalement à « dynamiter l’ordre moral et l’impérialisme américain » dans des séries et émissions concoctées par les pires néo-conservateurs bushistes de Fox News. Car, contrairement à ce qu’affirment beaucoup de ceux qui restent allergiques à cet outil de domestication, Alain Bourges considère avec optimisme que le téléspectateur conserve ses distances – ou se distancie brechtiennement – par rapport aux images qui lui sont présentées et auxquelles il ne croit guère, conservant ainsi une forme de recul et de lucidité, dont témoignent, entre autres choses, les discussions en famille ou au café. Le titre qu’il a adopté, et qui détourne astucieusement une phrase de Sacha Guitry sur les femmes, souligne cette ambivalence d’un outil qui, certes, est hétérogène et abolit les hiérarchies culturelles, mais qui a d’incontestables racines populaires, qui a permis d’exhumer une partie du patrimoine littéraire et artistique et de le rendre accessible au plus grand nombre, qui a contribué à la mutation du cinéma et qui, en les contraignant à la concurrence, a, en retour, réactivé de fait des genres et des domaines les plus divers. En s’appuyant sur sa triple expérience de téléphage adolescent, à la grande époque de l’ORTF, de vidéaste expert ès nouvelles techniques et de cinéphile qui n’ignore rien de l’histoire du Septième Art, Alain Bourges va jusqu’à instruire une espèce de fictif procès en réhabilitation où il se fait volontiers l’avocat du diable. Car la télévision, superbement ignorée, voire vouée aux gémonies, par les tenants d’une culture élitiste, ne crée pas seulement du lien social : elle est aussi un art qui modifie le rapport au spectateur et qui est confronté à des contraintes spécifiques (la continuité, le direct, la série, etc.), comme l’était le cinéma à ses débuts : la nécessité s’est avérée bénéfique en l’obligeant à trouver des solutions et à frayer des voies originales. Étant totalement ignorant en matière de télévision et n’y ayant jamais biberonné, pas même à l’adolescence, je serais bien en peine de trancher et m’en garderai bien. Mais du moins me semble-t-il sain que, en allant à contrecourant de nombre de ses pairs, Alain Bourges puisse alimenter le débat et en dévoiler des aspects trop rapidement évacués. Un petit regret formel pour finir : la lecture n’est pas facilitée par l’abondance des coquilles, l’emplacement erratique des notes et une mise en page peu attrayante. Pierre Michel

NOTE 1. Voir la présentation, par Arnaud Vareille, de cette surprenante encyclopédie, dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 374-375.

• Stéphane BEAU, Le Coffret, à l’aube de la dictature universelle, Éditions

du Petit Pavé, Angers, septembre 2009, 148 pages ; 15 €. Imaginons une société dans laquelle la cybersurveillance des salariés par les patrons et des citoyens par les forces de l’ordre public est institutionnalisée.

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Une société dans laquelle le contrôle des humains par la technologie a pris le pas sur les libertés individuelles, au nom de la sécurité et de l’hygiène. Une société dans laquelle les ouvrages de Freud et de Nietzsche sont proscrits par mesure de salubrité publique. Cette société, peinte par Stéphane Beau dans son premier roman Le Coffret, à l’aube de la dictature universelle, n’est-elle pas déjà en partie la nôtre ? Car, ne nous méprenons pas. Le Coffret, malgré ses apparences, n’est pas un énième un roman d’anticipation à classer dans le domaine de la science-fiction. Il s’agit bien d’un roman d’idée, qui pose la question, pérenne en philosophie et si chère à son auteur, des rapports entre l’individu et la société. Le monde dans lequel se déroule l’intrigue du Coffret est postérieur au monde décrit par Ray Bradbury dans Fahrenheit 451. En effet, nous sommes aux alentours de l’an 2100 et les livres ont été abolis depuis 2060, date de la mise en œuvre par le gouvernement d’une loi les interdisant. Dans cette société sécuritaire et utilitariste, en lutte contre la « nocivité », les bibliothèques ont laissé place à des « espaces de communication publique » équipés de postes informatiques diffusant en boucle ce que tout les citoyens doivent savoir : « la météo, les dernières directives du gouvernement, des émissions de divertissement, des appels à témoins régulièrement remis à jour par les services de la Police Citoyenne et, surtout, des reportages – essentiels – sur les faits et gestes de tous les grands de ce monde. » (p. 14). Le terme de « philosophie », devenue totalement désuet et obsolète pour les citoyens de cette médiocratie, n’existe plus que pour désigner une sorte de blague ou de bouffonnerie. Comment alors qualifier les ouvrages d’un certain Montaigne, d’un Palante, d’un Jünger, d’un Nietzsche, d’un Thoreau et d’un Freud, découverts par hasard par le héros dans un coffret dissimulé dans son grenier ? Un coffret contenant par ailleurs un texte de son grandpère, un insoumis au régime mis en place en 2060, disparu de la mémoire familiale pour des motifs obscurs… L’écriture de Stéphane Beau, parsemée d’une douce ironie malgré un pessimisme foncier, trouve dans ce premier roman son plein épanouissement. Bien que Le Coffret fasse appel à plusieurs topos classiques de la littérature (l’anti-utopie ou « dystopie », le trésor de famille retrouvé dans un grenier), son originalité réside dans la façon qu’il a de soulever de grandes questions, en les présentant sous une forme très abordable. Des questions soulevées non seulement par le biais des auteurs cités tout au long du livre, mais aussi par l’auteur lui-

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même (via le récit du grand-père) et d’une manière générale, par l’intrigue du roman. Au-delà de l’antinomie entre l’individu et la société, le Coffret évoque l’irréductible conflit entre l’exercice de la liberté humaine et les déterminismes sociaux. Cependant, faisant sienne la phrase de Palante – « Je détruis toute idole et n’ai pas de dieu à mettre sur l’autel » –, Stéphane Beau ne pose pas l’individu ou la liberté comme idéaux. S’il n’y a pas d’idole possible pour lui, la recherche d’un idéal allant à l’encontre du principe de réalité, comment accepter de vivre dans ce monde triste, aliénant et laid ? Dans Le Coffret (et dans notre monde actuel ?) l’écriture et l’acte de transmission qui s’opère par le livre sont les derniers refuges permettant l’exercice de la liberté humaine et l’affirmation de l’individu. Car l’écrivain, qu’il soit philosophe, poète ou romancier, s’il n’est pas un révolutionnaire, est par nature un homme révolté (le livre et la révolte ayant un lien « essentiel »). Thoreau n’a pas passé beaucoup de temps dans sa cabane de Walden et Palante n’était pas l’être asocial présenté par Louis Guilloux dans Le Sang noir. Comme le héros du Coffret, ces hommes étaient loin d’être de dangereux terroristes. Néanmoins, tous étaient convaincus de la nécessité de consigner dans des livres l’expression de leur liberté et de leur individualité. Il y avait une visée interpersonnelle dans l’acte d’émancipation que constituent leurs œuvres. En écrivant, ils voulaient affirmer leur indépendance vis-à-vis du monde dans lequel ils vivaient et par ce biais sortir leurs contemporains de la torpeur mortifère de leur société. Par leurs ouvrages, ils offraient à de potentiels lecteurs la possibilité de se dire qu’un autre monde – peut-être pas possible, mais souhaitable – existe. Ainsi, plus qu’une contre-utopie, Le Coffret est à lire comme une parabole philosophique, le récit d’un homme révolté. Si le rôle d’un écrivant est d’éveiller les consciences de ses contemporains, force est de constater que Le Coffret, en pointant du doigt les abus d’une société et ses potentialités de dérives totalitaires, est l’œuvre d’un écrivain à suivre de près. Goulven Le Brech

IV BIBLIOGRAPHIE MIRBELLIENNE [Cette bibliographie mirbellienne complète celle de la biographie d’Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle (1990), celles parues dans les Cahiers Octave Mirbeau n° 1 (1994), n° 2 (1995), n° 3 (1996), n° 5 (1998), n° 6 (1999), n° 7 (2000), n° 9 (2002) (1999), n° 10 (2003), n° 11 (2004, n° 12 (2005), n° 13 (2006), n° 14 (2007), n° 15 (2008) et n° 16 (2009), la Bibliographie d’Octave Mirbeau, consultable sur le site

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Internet de la Société Octave Mirbeau et sur Scribd, et les bibliographies de l’Œuvre romanesque et du Théâtre complet de Mirbeau, édités par Pierre Michel. Pour que les bibliographies annuelles puissent jouer au mieux leur rôle d’outil utile aux chercheurs, nous prions tous nos lecteurs, et au premier chef les membres de la Société Mirbeau, de bien vouloir nous signaler tous les articles, mémoires universitaires et traductions d’œuvres de Mirbeau dont ils ont connaissance. Par avance nous les remercions de leur participation au travail collectif et à l’enrichissement du Fonds Mirbeau de la Bibliothèque Universitaire d’Angers. La quasi-totalité des textes cités sont consultables dans le Fonds Mirbeau de la Bibliothèque Universitaire d’Angers. Initiales utilisées : C. R. pour compte rendu ; C.O.M., pour les Cahiers Octave Mirbeau ; et J. F. C., pour Le Journal d’une femme de chambre.] • E. d’A. : « Octave Mirbeau dans son jardin », Le Courrier des Yvelines, 11 mars 2009. • Rodrigo ACOSTA : « Publications mirbelliennes encore et toujours », site Internet de Nouvelles des deux rives, http ://www.nouvelles-des-deux-rives.com/spip. php ?article464, 18 juin 2009. • ALEXOU : « Octave Mirbeau à la Comédie-Française », site Internet Bloglemonde, http ://alexou.blog.lemonde.fr/2009/11/28/octave-mirbeau-a-la-comedie-francaise/, 28 novembre 2009. • Giuliana ALTAMURA : « Octave Mirbeau – Il Giardino dei supplizi », site Internet de Nokoss, http ://www.nokoss.net/2009/05/12/octave-mirbeau-il-giardino-dei-supplizi/, 12 mai 2009 [en italien]. • ANDRÉ : C. R. de La Grève des électeurs, site Internet d’Anartistes, http ://www. anartiste.org/archive/2009/12/14/lectures-pour-le-n-14.html, 14 décembre 2009. • ANDREA : « Ritrovato un verso diperso di Arthur Rimbaud », site Internet de Booksblog, http ://www.booksblog.it/post/4583/ritrovato-un-verso-diperso-di-arthur-rimbaud, 24 mars 2009 [en italien]. • Sonia ANTON : « Style, poétique et genèse : propositions de lecture de la Correspondance générale d’Octave Mirbeau », C.O.M., n° 16, mars 2009, pp. 99-111. • P. B. : C. R. du Foyer, Le Journal de Genève, 16 décembre 1908. • Paul ARON : « La 628-E8 et La 629-E9 de Didier de Roulx », in L’Europe en automobile – Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses de l’Université de Strasbourg, 2009, pp. 231-238. • Franz de BACKER : « De geschiedenis van een hond » [“l’histoire d’un chien”], Den Gulden Winckel, 12e année, 1913, pp. 177-179 (sites Internet http ://www.scribd. com/doc/13291589/De-Backer-De-geschiedenis-van-een-hond-Octave-MirbeauDingo- et http ://www.dbnl.org/tekst/_gul001191301_01/_gul001191301_01_0060. htm) [en néerlandais]. • Sophie BALAZARD et Élisabeth GENTET-RAVASCO : « Octave Mirbeau – “Fructidor” », in Autres scènes de théâtre pour l’école, cycle 3, Hachette, 2009, pp. 101106.

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NOUVELLES DIVERSES MASSACRE À LA COMÉDIE-FRANÇAISE La reprise des Affaires sont les affaires à la Comédie-Française, du 18 novembre au 3 janvier 2010, 106 ans après sa triomphale création, devait être un must théâtral de l’année 2009. Hélas ! au lieu de l’Austerlitz attendu, ce fut un Waterloo ! Le triomphe habituel s’est mué en catastrophe, et la géniale comédie a été dûment massacrée dans les règles du non-art. Réussir à ennuyer le public pendant une bonne partie des 2 heures 45 que dure la représentation, ne faire rire la salle qu’à trois reprises, et réussir cette gageure que tous les effets comiques tombent à plat, c’est l’exploit sans précédent réalisé par la Maison de Molière ! Il faut dire qu’elle avait déjà fait très fort dès l’annonce du nouveau spectacle Mirbeau : sur le site Internet de la prestigieuse maison, on pouvait lire avec stupeur que Mirbeau est né en 1850, qu’il a été pêcheur en Bretagne, que Les affaires sont les affaires est une pièce naturaliste et qu’Isidore Lechat se situe dans la lignée d’Harpagon. Il était difficile de concentrer autant d’âneries en quelques lignes, mais l’anonyme rédacteur a réussi cette prouesse ! À la suite de mes récriminations, la date de naissance a bien été corrigée, mais pas le reste, pas même la mention de l’âge du dramaturge lors de la création de la pièce, 53 ans, ce qui le faisait derechef naître en 1850… Après une pareille entrée en matière, on pouvait craindre le pire. À cet égard, je n’ai pas été déçu, et représenter une pièce comique au dénouement shakespearien sans jamais parvenir à susciter ni le rire, ni l’émotion, relève de la très haute performance… Le metteur en scène, Marc Paquien, a visiblement souhaité s’éloigner le plus possible du modèle naturaliste ou du boulevard, vers lequel l’attirait au contraire Michel Galabru, ce qui n’est pas en soi répréhensible, dans l’espoir de lui conférer une portée symbolique universelle, par-dessus les époques et

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les pays. D’où le refus des costumes d’époque, le choix d’un décor ultra-minimaliste et des effets de mise en scène qui rompent radicalement avec l’illusion théâtrale. L’ennui est que rien ne colle, parce que Mirbeau, lui, avait choisi de respecter cette illusion et les codes en usage pour pouvoir entrer à la Comédie-Française et qu’il a cherché à faire un théâtre le plus efficace possible : on ne saurait le jouer comme s’il s’agissait de Beckett ou de Maeterlinck, sous peine de commettre un gros contresens. Ainsi le décor laisse-t-il pantois : à la place du château de Vauperdu et de la vue sur le parc somptueux qui l’entoure, on a droit à un sombre plateau entièrement nu, meublé en tout et pour tout d’une misérable chaise, le plus souvent inutilisée, et séparé des coulisses par un immense panneau vitré, derrière lequel, pour des raisons que la Raison ne connaît pas, se déroulent deux scènes que le spectateur n’est pas autorisé à voir. C’est d’un sinistre achevé ! C’est de surcroît totalement incohérent, car les personnages sont souvent supposés être assis, ou sont parfois priés de s’asseoir, et ce sur des chaises inexistantes… On pourrait croire à un gag, mais cela n’a fait rire personne. Lors de la première scène, mère et fille restent donc debout, à débiter des phrases qui tombent à plat et à se demander ce qu’elles pourraient bien faire de leurs corps, décidément bien encombrants. Mais ce n’est là qu’un début, continuons le combat pour rendre la pièce carrément grotesque : le plan de son immense domaine, que Lechat étale largement pour épater ses visiteurs, est grand comme un mouchoir de poche, et les deux lascars s’allongent par terre pour le contempler à loisir ; à la fin du premier acte, en bon vieux mari amoureux ( ?), Isidore embrasse tendrement sa femme sur la bouche, avant de la prendre non moins tendrement sur ses genoux (sans doute histoire que “la” chaise serve à quelque chose), cependant qu’arrivent les invités du dîner, qu’on imagine étonnés du spectacle ; à l’acte II, Phinck et Gruggh font irruption dans une nacelle qui monte du sous-sol, le tout agréablement musicalisé par des bruits de poulie ou de moteur ; à deux reprises, à l’acte I et au dénouement, on a la surprise de voir incongrûment descendre des cintres un panneau ajouré peuplé d’oiseaux de toutes tailles (probablement ceux que Lechat a fait systématiquement trucider) ; l’interminable entrée de Xavier Lechat, à la fin du II, donne lieu à quelques pas de danse aussi saugrenus qu’inutiles, comme le sont ses tournoyantes gamineries au début du III ; quant à la dernière scène, elle perd une bonne partie de sa signification humaine en même temps que toute grandeur tragique, car Isidore écrasé de douleur et qui refusait de regarder le projet de contrat, se relève brusquement et se dirige tranquillement vers les deux ingénieurs, restés à distance, pour étudier le papier tout à loisir, comme si de rien n’était, alors que c’est évidemment ce papier mis sous son nez, et dont quelques mots aperçus à travers ses yeux embués lui ont permis de comprendre aussitôt la tentative d’escroquerie, qui est l’élément déclencheur de son brutal changement d’état… Ajoutons encore que Tartelette Cabri a malencontreusement disparu dans les poubelles de la

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Comédie ; que la chambrière Julie assiste à des scènes où elle n’a rien à faire et qu’elle est étrangement substituée à l’intendant dans les dernières scènes ; et que les vêtements, supposés actualiser la pièce, lui font au contraire perdre une bonne partie de sa portée : ainsi l’élégant costard que porte Isidore n’a-t-il rien de la vulgarité soulignée du personnage de Mirbeau ; et Mme Lechat est-elle habillée chic et dotée d’une diction appropriée, non à ses origines prolétariennes, mais au rôle de châtelaine qu’elle n’a pourtant jamais réussi à endosser. Quant aux acteurs, excepté Gérard Giroudon, qui incarne le prédateur Lechat, force est de reconnaître qu’ils sont globalement en dessous des normales saisonnières, peut-être parce qu’ils sont écrasés par l’envahissante présence d’Isidore Lechat, mais surtout parce que les choix de mise en scène leur interdisent de s’exprimer. Certes, Claude Mathieu, en Mme Lechat, dit bien son texte, il n’y a rien à lui reprocher sur ce plan, mais elle est beaucoup trop distinguée pour incarner vraiment son personnage de mémère étrangère au décor au milieu duquel elle se meut ; Françoise Gillard, en Germaine, alterne le convaincant et le raté (c’est ainsi que sa tirade sur l’affaire Dauphin, qui s’achève par le célèbre « les affaires sont les affaires », tombe à plat et ne suscite aucune émotion) ; Michel Favory, marquis de Porcellet, ne fait pas oublier Bernard Dhéran ni Bernard Lavalette, mais, circonstance atténuante, il est chargé aussi des rôles peu gratifiants du jardinier et de l’intendant ; quant aux autres interprètes, ils sont au mieux médiocres. Ce qui limite un peu l’ampleur du désastre, c’est l’interprétation vibrionnante de Gérard Giroudon, qui incarne un Lechat constamment border line et dont les rires à contre-temps suscitent un malaise. On peut certes émettre des réserves sur cette vision du personnage, car, pour un fou, Lechat se comporte en affaires comme un homme étrangement rationnel, mais du moins a-t-elle sa cohérence. Il n’en est que plus dommage que sa prestation soit semblablement plombée par un décor ahurissant et une mise en scène incohérente. Bref, une soirée à oublier au plus vite. MIRBEAU AU THÉÂTRE Heureusement, d’autres spectacles Mirbeau donnent aux spectateurs l’envie d’en savoir plus. Il en va ainsi de L’Épidémie, mis en scène par Xavier Doizy, du Théâtre du Contretemps, et donné avec un grand succès en avril 2009 à Avignon, dans le cadre d’une semaine sur la farce. Obligé d’adapter sa mise en scène aux moyens humains dont il disposait et qui se réduisaient à trois acteurs – deux femmes, Emma Morelli et Zin’zina, et lui-même, il lui a fallu bricoler et procéder à la réduction drastique du nombre de conseillers municipaux et à la féminisation des deux conseillers de la majorité et de l’opposition, dont le docteur Triceps, enceinte de sept mois… Il parvient ainsi à réconcilier distanciation farcesque et actualisation du propos. Il a pris de surcroît une

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initiative remarquablement intelligente : au milieu de la séance du conseil, à la faveur d’une pause, il a inséré le dialogue triste de 1890 « Consultation », sur le droit à l’avortement1, obligeant du même coup le spectateur à s’interroger sur le constant double langage des politiciens, sur l’homicide égoïsme de classe des dominants et sur la politique de santé qu’il serait bon de mener pour assurer au plus grand nombre, à commencer par les pauvres et par les femmes, des conditions de vie moins dures. Autre satisfaction à Bordeaux, avec Couples en liberté, dont une vingtaine de représentations ont été données en juin 2009, pour célébrer le 40e anniversaire d’une sympathique troupe locale, La Lucarne. Il s’agit de variations autour des deux versions des Amants, la première mouture des Dialogues tristes de 1890 et le texte définitif des Farces et moralités, en 1904. Pour permettre à tous les acteurs de cette troupe d’amateurs, au nombre d’une quarantaine, de participer à la fête, chaque couple n’a eu droit qu’à des extraits des deux saynètes, qui s’enchaînent dans un Couples en liberté. incessant et jouissif tourbillon. JeanPierre Terracol, qui a réglé ce ballet, a imaginé toutes les combinaisons possibles, y compris des couples d’homosexuels des deux sexes, et a multiplié les tons et les ruptures de ton, d’où une succession d’effets cocasses qui font rire aux éclats un public complice, dans une ambiance des plus conviviales. Le théâtre de l’Œil-La Lucarne a tiré de ce spectacle deux CD, que l’on peut se procurer, en échange de dix modestes euros, auprès de Sylvain Viole, La Lucarne, 49 rue Carpenteyre, 33800 – Bordeaux (lœ[email protected]). Troisième moment d’euphorie de l’année 2009 : la création, au musée des Beaux-Arts d’Angers, à l’occasion de l’Assemblée Générale de notre Société Mirbeau, le 21 mars, du nouveau spectacle de Christine Farré : Monsieur Mirbeau, Mlle Claudel, une rencontre. Elle y a repris nombre d’éléments de son précédent spectacle sur Camille Claudel, donné à Paris au printemps 2008, mais cette fois elle a incarné elle-même la géniale sculptrice, succédant à la poignante Ivana Coppola. C’est Pierre Carrive qui se coule de nouveau dans le costume d’Octave Mirbeau et qui parvient à bouleverser la salle en donnant vie au sublime commentaire de La Valse. Ce spectacle a été redonné le 25 septembre à Nantes, avec un égal succès. Mais il ne circule pas autant qu’il serait séant, au vu du génie des deux protagonistes mis en scène et de la merveilleuse interprétation de Christine Farré, qui rend admirablement les déchirements et dérapages de la douloureuse artiste.

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Par ailleurs, parmi les spectacles Mirbeau que point n’avons vus, il convient de signaler une reprise, annoncée l’an passé, du Journal de femme de chambre, qui a été donnée, du 16 février au 13 juin, au Guichet-Montparnasse, à Paris, avec Karine Ventalon et Virginie Mopin en alternance, dans une adaptation de cette dernière et une mise en scène de William Malatrat. Ce spectacle bien rôdé sera de nouveau à l’affiche au théâtre des Artisans, rue de Thionville, du 7 janvier au 21 février 2010. Du 4 au 21 mars 2009, c’est une autre version du journal de Célestine qui a été présentée au Bouffon Théâtre de la rue de Meaux : celle de Richard Arselin, qui tourne depuis pas mal d’années déjà, avec la remarquable Véronique Boutonnet dans le rôle de la mirbellienne soubrette. Une troisième version du Journal, mise en scène et scénographiée par Michel Bruzat, avec Mauricette Touyéras en Célestine, a été donnée à Limoges par le théâtre de la Passerelle du 22 au 31 décembre 2009 et, à en croire la critique, rapprocherait Célestine de Faust, pour avoir passé un pacte avec le diabolique Joseph. À quoi il faudrait en ajouter une quatrième, oubliée dans le point de l’an dernier, qui a été donnée dans les Bouches-du-Rhône, en octobre 2008, par la compagnie Casta. Vieux ménages, joué l’an dernier à Troyes, avec La Révolte de Villiers de l’Isle-Adam, devrait être monté en 2010 dans la Master Class de Jean-Laurent Cochet, à une date que j’ignore. Idem, semble-t-il, pour Les Amants, pièce pour laquelle il a une prédilection. L’Épidémie a été redonné, en mai 2009, par une troupe de Bagnolet, L’Échangeur, en alternance avec L’Os à moelle, de Pierre Dac – et a aussi, par ailleurs, été monté par Michel Scourneau, à une date et dans des lieux que j’ignore. De son côté, Olivier Schneider, passionné depuis longtemps par Mirbeau, auquel il a déjà consacré un spectacle, a monté Le Concombre fugitif, avec la complicité musicale de Noé Beaucardet et Benjamin d’Anfray. Après l’avoir inauguré en Charente, à Chenon, en novembre 2009, il doit en principe le donner à Paris le 21 janvier 2010, à la librairie Le Coupe-Papier, puis, du 14 février au 30 mai, au théâtre Darius-Milhaud. Au programme, six contes : outre le fameux « Concombre », « L’Homme au grenier », « Le Mur », « Mon jardinier », « Les Millions de Jean Loqueteux » et « La Peur de l’âne ». Nous leur souhaitons un plein succès ! Enfin, le nouveau spectacle de Marie Brillant, Au nom de…, créé à Grenoble et que nous avons annoncé dans le n° 16 de nos Cahiers2, continue sa tournée et sera notamment présenté à Angers, lors de l’Assemblée Générale de la Société Mirbeau, le 6 mars 2010. Notons enfin que, le 13 octobre 2009, a eu lieu, au théâtre de l’Odéon, une projection du film de Jean Dréville, Les affaires sont les affaires (1942), qui, si édulcorée qu’ait été la pièce de Mirbeau à cause de la censure, me paraît nettement supérieure à la triste interprétation de la Comédie-Française ; qu’une lecture des Affaires a eu lieu à La Rochelle, donnée, à l’automne 2009, par une troupe d’amateurs, le Tréteau des deux tours ; et qu‘Un gentilhomme va donner lieu à un téléfilm destiné à la deuxième chaîne, avec Daniel Russo dans le rôle du marquis d’Amblezy-Sérac.

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Il est éminemment probable que d’autres spectacles Mirbeau continuent d’être donnés un peu partout en France, voire au-delà de l’hexagone, mais nous ne les avons pas (encore) dénichés. Merci à nos lecteurs qui pourraient nous signaler ceux qui auront échappé à notre vigilance. NOTES 1. Voir le texte dans le n° 16 des Cahiers Octave Mirbeau, 2009, pp. 225-229. 2. Voir supra le témoignage de Marie Brillant.

MIRBEAU TRADUIT Les traductions de nostre Octave continuent de se multiplier comme des petits pains, et je ne m’en plaindrai certes pas ! Le plus surprenant, c’est la Macédoine qui, coup sur coup, nous gratifie de deux traductions : celle du Jardin des supplices (Gradina na mačenjeto) est due à Stefan Simonovski et a paru aux éditions Templum, de Skopje, dans la collection Magma, n° 74, agrémentée d’une surprenante couverture très kitch ; quant au Journal d’une femme de chambre (Ddnevikot na edna sobarka), traduit par Elisabeta Trpkova, il a été publié par les éditions Koultoura, dans la collection Živa kniga, et c’est la photo du romancier extraite de Wikipedia qui sert d’illustration de couverture. L’autre très bonne surprise, c’est l’inattendue traduction espagnole des Mémoires de mon ami, parue à Madrid chez Impedimenta et œuvre de l’écrivain catalan Lluis Maria Todó, né en 1950, professeur de traduction à Barcelone et qui a déjà traduit Flaubert, Maupassant, Balzac et Bossuet. Le titre qu’il a choisi, Memoria de Georges el Amargado, est énigmatiquement fantaisiste : le narrateur est bizarrement rebaptisé Georges, sans doute sous l’influence de En el cielo, paru il y a trois ans avec beaucoup de succès. L’accueil a de nouveau été très favorable, et nombreuses ont été les recensions très élogieuses, voire dithyrambiques. Comme d’habitude, ce sont les deux romans les plus célèbres qui, outre le macédonien, ont eu droit à de nouvelles publications. Ainsi Il Giardino dei supplizi, a été publié chez un petit éditeur de Milan, Lupetti, dans une traduction nouvelle de Violante Marinetti, avec une préface de Massimo Rizzardini, malencontreusement entachée d’une erreur sur la date de naissance du romancier. Der Garten der Qualen a été réédité, Traduction macédonienne du Jardin des supplices (2009). pour la quatrième fois depuis 2002, par un édi-

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teur de Munich, Belleville Verlag, preuve que l’œuvre a bien trouvé son public. Après la publication anglaise de Torture Garden en 2007, chez Bookkake, c’est The Torture garden qui paraît l’année suivante aux États-Unis, grâce aux Charles Press Publications – mais il pourrait bien d’une simple réédition de la traduction parue chez Olympia Press – cependant que Dedalus va republier, le 21 janvier 2010, la traduction de Michael Richardson. En Roumanie, Gradina supliciilor a eu droit à une nouvelle traduction, due à de Raluca-Mihaela Zaharia et parue chez Princeps, dans la collection « Biblioteca de proza », mais la couverture s’orne malheureusement d’un MIRBEAUX qui ne manque pas d’étonner. Signalons encore la nouvelle mise en ligne d’une traduction russe, Sad mutcheniï, sur le site Internet d’Aldebaran, dans la traduction de V. A. F., qui remonte à 1993. Pour ce qui est du journal de Célestine, après la parution, en 2006, de Das Tagebuch einer Kammerzofe, chez un éditeur viennois, Tosa Verlag, dans une nouvelle traduction de Ronald Putzker ; celle, en 2007, de Diário de uma criada de quarto, chez un éditeur de Lisbonne, Bertrand Editora, 2007, dans une vieille traduction de Manuel João Gomes, révisée par Duarte Camacho ; et les trois éditions russes de 2007 et 2008, parues chez Géléos, Exmo et Mir knigi izdatielstvo, il a eu droit à deux nouvelles éditions aux États-Unis : A Chambermaids Diary, paru dans le Massachusetts, à Whitefish, chez Kessinger Publishing, et qui est la réédition à l’identique de la première édition de 1900, traduite par Benjamin Tucker, qui avait dû expurger le roman des passages licencieux pour éviter son interdiction pure et simple ; et The Diary of a Chambermaid, qui doit paraître en avril 2010 chez Harper Perennial, dans une nouvelle traduction de John Baxter, auteur également de l’introduction. L’Argentine n’est pas en reste, qui nous propose, en septembre 2009, Diario de una camarera, publié chez un éditeur porteño, Losada, à l’occasion de son 70e anniversaire, dans une nouvelle traduction de Mariano Fiszman – la septième en espagnol et la quatrième en Argentine ! Le roman est précédé d’un modeste avant-propos, « Nota preliminar », de Mario Fiszman, qui prouve que la notice Wikipedia a été mise à contribution, mais pas complètement assimilée, puisque Mirbeau est supposé, une nouvelle fois, être né en 1850. Enfin, devait paraître en Italie, au printemps 2009, Memorie di una cameriera, dans la collection « Biblioteca dell’Eros » d’ES, mais ce « récit érotique » (sic) ne semble pas être encore sorti neuf mois plus tard, et nous ignorons à qui est due la traduction, nouvelle ou ancienne. Quant à la traduction chinoise, à laquelle travaillait, en 2005, une étudiante dotée d’une bourse à cette fin, Hulin Han, nous n’en avons pas vu la couleur, mais elle finira bien par paraître, de même que l’édition en hébreu, à laquelle travaille actuellement l’écrivain israélien Ron Barkai, grand admirateur de Mirbeau. Ajoutons encore une nouvelle mise en ligne d’une traduction russe, Dnievnik gornitchnoi, sur le site de Ldor (http ://ldor.ru/ebooks/ebook7v633.html).

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Pour sa part, Le Calvaire connaît deux nouvelles éditions : Calvary a paru en juin 2009 chez un éditeur de Charleston, Bibliolife, mais il s’agit sans doute de la reprise de la vieille traduction de Louis Rich, mise en ligne sur Scribd et sur Wikisource ; et Il Calvario, traduit par notre amie Ida Porfido, paraîtra prochainement, en édition bilingue, chez un petit éditeur de Bari, Graphis. Quant à la traduction allemande de La 628-E8, retardée par la maladie de notre courageux ami Wieland Grommes, elle finira par paraître, en avril 2010, chez un francophile éditeur de Bonn, Weidle. Le théâtre est moins bien loti, ce qui n’a rien d’étonnant. Richard Hand a bien traduit Les affaires sont les affaires, Le Foyer et trois farces, mais ses Selected Plays n’ont pas encore paru, et les Traduction espagnole du Jardin des supplices (2010). deux éditeurs engagés, les presses universitaires du Pays de Galles et d’Exeter, se sont prudemment retirés, si bien que le sort de ce volume est encore incertain. En revanche, Internet offre davantage de possibilités sans bourse délier : aussi y trouvet-on déjà une traduction anglaise d’Interview, par Walter Wykes (http ://www. theatrehistory.com/plays/interview.html), et une traduction polonaise de L’Épidémie par Joanna Razny, qui prépare une édition papier, avec introduction et notes (http ://www.scribd.com/doc/12513961/Oktawiusz-Mirbeau-Epidemia). Ajoutons encore qu’une édition américaine des Mauvais bergers a paru, en septembre 2009, chez un éditeur de Charleston, ViblioBazaar, spécialisé dans les rééditions d’ouvrages introuvables, qu’il réimprime en fonction des commandes. Nous n’avons pas vu le volume, mais il est plausible qu’il s’agisse d’une réédition du texte français plutôt qu’une traduction en anglais. [Dernière minute : le 18 janvier 2010, deux nouvelles traductions du Jardin des supplices ont paru en Espagne. L’une signée Lluis Maria Todó, chez Impédimenta, Madrid ; l’autre, de Carlos Cámara et Miguel Frontán, chez El Olivo Azul, à Cordoue.]

MIRBEAU SUR INTERNET Avec une belle régularité, Mirbeau poursuit sa percée sur Internet, où sa place devient véritablement enviable. Le site de la Société Mirbeau, qui a dû déménager en catastrophe en mars 2009 (http ://mirbeau.asso.fr/), le nouveau portail Mirbeau, en dix langues (http ://www.mirbeau.org/index.html),

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et le blog Octave Mirbeau, qui présente notamment plus de 300 couvertures d’œuvres d’Octave (http ://michelmirbeau.blogspot.com/), continuent de recevoir des visites régulières et qui dénotent un intérêt des plus encourageants. Ils donnent accès à quelque 600 études en près de vingt langues. Sur l’hébergeur californien Scribd, qui est toujours très bien référencé par le moteur de recherches Google, le groupe Mirbeau (http ://www.scribd. com/group/5552-mirbeau) continue de s’enrichir : ce sont maintenant mille textes, de et sur Mirbeau, qui sont en ligne, et ce en vingt langues, dont le yiddish, le turc, l’hébreu, le danois et le magyar. Mais le plus stupéfiant, c’est le nombre de visites qu’ils y reçoivent : en 20 mois, on arrive à un total cumulé de 320 000 visite, à une moyenne de croisière de 800 par jour, et parfois plus de mille ! Particulièrement éloquent est le nombre de visites reçues par ma Bibliographie d’Octave Mirbeau (10 000 en moins de deux ans), par ma préface espagnole à En el cielo (10 000 également) et par mes livres électroniques pendant le même laps de temps : Octave Mirbeau et le roman (6 000), Sartre et Mirbeau (7 000), Camus et Mirbeau (7 000), Lucidité, désespoir et écriture (3 500), Les Articles d’Octave Mirbeau (3 200 en seulement dix mois). À quoi il convient d’ajouter mon article « Mirbeau et Ionesco », particulièrement recherché (7 000). Il va de soi que la bibliographie et la liste des articles ne sont que des outils qui servent à acheminer les lecteurs vers tous les textes ou études qui sont en ligne, disséminés sur toutes sortes de sites, mais le nombre de visites qu’elles reçoivent est symptomatique d’un intérêt croissant. L’aiguilleur majeur vers tous ces textes continue d’être Wikipédia, l’encyclopédie libre, multilingue et autogérée. La mirbellisation s’y poursuit vaille que vaille, grâce à notre réseau de correspondants. On y trouve désormais des notices sur Mirbeau en 78 langues, dont le yiddish, qui vient de faire difficilement son entrée, et ses œuvres ont droit à 133 articles en 24 langues, dont le macédonien, dont l’arrivée a été aussi fracassante qu’inattendue1. Pour onze de ces langues, dont le catalan, le roumain et le néerlandais, les articles concernant notre auteurs ont été regroupés dans une catégorie spéciale, baptisée « Mirbeau » ou « Octave Mirbeau ». Plusieurs notices se sont fort bien étoffées, notamment le bulgare, le slovaque, le macédonien, le suédois, et, plus encore, le slovène, le néerlandais, le tchèque, le catalan et, surtout, le surprenant hébreu, qui s’accompagne de surcroît d’une importante page de citations sur Wikiquote. La moyenne de consultation, pour les 15 principales langues, s’élève à environ un millier de visites par jour pour l’ensemble des notices, dont plus d’une centaine pour la notice Mirbeau en français et une cinquantaine pour la notice anglaise2. Du côté des Éditions du Boucher, qui, sous la houlette de notre ami Georges Collet, servent admirablement la cause mirbellienne, les statistiques de 2009 réservent quelques bonnes surprises. Si Le Jardin des supplices continue de cavaler en tête, avec 2 413 téléchargements, cinq autres volumes dépassent les mille téléchargements : La 628-E8 (1 318), Les 21 jours (1 212), Mémoire pour un avocat

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(1 080), Dingo (1 034) et Le Calvaire (1 005). À quoi il convient d’ajouter les téléchargements à partir de Google Books, dont les résultats ne nous ont pas encore été communiqués, et les visites rendues aux romans qui ont été également mis en ligne sur Scribd : 4 800 pour les dix romans de l’Œuvre romanesque (en deux ans), 1 400 pour La 628-E8 et pour Dans le ciel, 1 000 pour Un gentilhomme et pour Mémoire pour un avocat et 415 pour Dingo. L’ensemble est d’autant plus impressionnant que nombre de romans sont également accessibles sur d’autres sites, notamment Wikisource et la Bibliothèque électronique du Québec. On trouve Le Journal d’une femme de chambre sur une bonne vingtaine de sites… Par ailleurs, indépendamment de la Société Octave Mirbeau, il est à noter le nombre impressionnant de textes, et notamment de contes, qui ont été mis en ligne au cours de ces derniers mois, sur des sites aussi différents que le tout nouveau Libres et ebooks (qui propose déjà quelque 184 textes et œuvres de Mirbeau), ou In libro veritas (où l’on peut consulter huit volumes d’icelui), ou la Bibliothèque électronique du Québec, ou La Pensée française, qui a déjà mis en ligne 49 contes et nouvelles de Mirbeau, et qui en a programmé 19 autres, ou encore Mobipocket (qui, lui, présente la particularité de n’être pas gratuit). Il y a visiblement une sorte d’entraînement et un effet boule de neige, et je ne m’en plaindrai certes pas !

Il est clair qu’aujourd’hui Mirbeau fait partie des écrivains les mieux lotis, sur Wikipédia, Wikisource et Wikiquote, comme sur l’ensemble de la toile. Toute son œuvre, ou presque, est désormais accessible en ligne, et tous ceux qui ont envie d’en savoir plus n’ont que l’embarras du choix pour satisfaire leur curiosité. Cela ne peut évidemment que contribuer à sa reconnaissance, à travers le vaste monde, comme écrivain majeur : ce n’est pas trop tôt !

NOTES 1. Soit vingt-trois articles pour Le Journal d’une femme de chambre, dix-neuf pour Le Jardin des supplices, onze pour Les affaires sont les affaires, dix pour L’Abbé Jules, neuf pour La 628-E8, sept pour Le Calvaire et Les 21 jours d’un neurasthénique, six pour les Farces et moralités, Sébastien Roch, Dans le ciel, Les Mauvais bergers, et Le Foyer, cinq pour Dingo, trois pour Les Mémoires de mon ami, deux pour les Contes cruels, un pour Un gentilhomme, Les Grimaces, L’Affaire Dreyfus, les Combats esthétiques, les Combats littéraires, les Dialogues tristes, les Lettres de l’Inde… et les Cahiers Octave Mirbeau ! 2. Il est à noter que la notice anglaise du Jardin des supplices est trois fois plus lue que la notice française. De même, mais dans des proportions bien moindres, celle de Dans le ciel est plus lue en anglais qu’en français.

LE DICTIONNAIRE OCTAVE MIRBEAU Lors de l’Assemblée Générale de la Société Octave Mirbeau, qui s’est tenue à Angers le 21 mars 2009, Yannick Lemarié a proposé de constituer un Dictionnaire Octave Mirbeau, à l’instar des dictionnaires existant pour d’autres écrivains tels que Zola, Rimbaud ou Camus, les uns sous la forme de livres papier, d’autres sur des sites Internet (pour Molière, par exemple). Yannick a accepté de prendre la direction éditoriale de cette vaste entreprise collective

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(une trentaine de collaborateurs), qui a progressé très vite et qui pourrait bien être bouclée en mars ou avril 2010. Ce dictionnaire constitue un nouvel et précieux outil au service des lecteurs. Il est destiné à proposer, aux amateurs et aux simples curieux aussi bien qu‘aux universitaires et aux mirbeaulogues patentés, des informations et des synthèses facilement et gratuitement accessibles sur des quantités de sujets en rapport avec Mirbeau, son œuvre, ses idées et ses combats. Le choix de l’outil informatique permettra de surcroît à ceux qui seraient désireux d’en savoir plus de se reporter d’un seul clic aux textes et œuvres de Mirbeau mis en ligne, ainsi qu’aux études portant sur tel ou tel point qui les intéresse, à partir de la bibliographie accompagnant chaque notice. Il présente aussi l’avantage de permettre d’actualiser à tout moment les notices existantes, en enrichissant notamment les bibliographies, et de créer de nouvelles entrées. Le dictionnaire devrait se présenter sous deux espèces distinctes : d’une part, sous la forme d’un livre électronique mis en ligne sur Scribd, comme c’est le cas de la Bibliographie d’Octave Mirbeau ou des Articles d’Octave Mirbeau, ce qui facilite la perception de l’ensemble et permet, si on le désire, une lecture en continu ; d’autre part, sur un site Internet spécialement créé à cet effet1 et où il suffira de cliquer sur les lettres de l’alphabet, et ensuite sur le titre de la notice à consulter, pour y avoir directement accès. L’avantage, par rapport au livre électronique, c’est que des hyperliens permettront de passer d’une notice à l’autre, sans qu’on soit obligé de chercher dans la table des matières ou d’utiliser le moteur de recherche interne. Le Dictionnaire Octave Mirbeau est parti pour être colossal, avec le millier d’entrées prévisibles. Certaines de ces notices seront très brèves, de 5 à 15 lignes. Mais un grand nombre d’autres, sensiblement plus longues, auront entre 5 000 et 10 000 signes, quelques-unes atteignant, voire dépassant 15 000 signes, pour les plus importantes. Les entrées seront regroupées en cinq grands chapitres : le premier sera consacré au personnel des œuvres de fiction ; le second aux œuvres elles-mêmes ; le troisième aux personnes avec qui Mirbeau a été en relation (parents, amis, connaissances diverses) ou qui l’ont influencé ; le quatrième aux lieux (villes où Mirbeau a vécu ou voyagé et pays dont il a parlé ou bien où son œuvre a été reçue et traduite) ; enfin, le cinquième chapitre sera consacré aux thèmes qui traversent sa production littéraire et journalistique et aux interprétations auxquelles elle donne lieu. MIRBEAU PERSONNAGE On sait que Mirbeau, dans une sorte d’autofiction avant la lettre, s’est mis lui-même en scène, en tant que personnage, dans ses deux dernières œuvres de fiction, La 628-E8 et Dingo. On sait aussi que Sacha Guitry a fait de son grand aîné, qu’il a beaucoup fréquenté durant une dizaine d’années

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et qui, à l’en croire, serait mort dans ses bras, le modèle du grand écrivain, symboliquement nommé Léveillé, de sa comédie Un sujet de roman, et que c’est Lucien Guitry qui l’incarnait. On sait aussi qu’Eva Figes, dans son roman de 1983 Light (Lumière) imagine une journée de Claude Monet à Giverny en juillet 1900 et une visite de Mirbeau apportant à son grand ami son Journal d’une femme de chambre. Enfin, j’ai récemment découvert qu’un Américain de Madison, Holly Walter Kerby, a écrit, en 2004, une pièce sur Pierre Curie, Radiant Source, où Mirbeau apparaît comme personnage secondaire. 2009 nous apporte deux nouveaux exemples de transmutation du romancier en personnage : d’abord au théâtre, par la grâce de notre amie Lou Ferreira, wildienne passionnée et mirbeauphile fervente, qui situe sa pièce, Requiem pour Oscar Wilde (à paraître prochainement), au Clos Saint-Blaise, pendant le scandaleux procès du poète homosexuel dont Mirbeau est un des rares à avoir pris la défense ; ensuite dans un roman policier, dû à la plume de Brigitte Aubert, Le Miroir des ombres. Le premier chapitre s’y déroule dans les bureaux de L’Écho de Paris et le héros, Louis Denfert, y côtoie son « distingué et bouillonnant collègue », dont Le Journal d’une femme de chambre commence à paraître en feuilleton et qui est en grande conversation avec Marcel Schwob. Et, curieusement, c’est Mirbeau qui lui apprend « que Rimbaud est mort ce matin à 10 heures, à la Timone, à Marseille ». Il s’ensuit ce dialogue : — Rimbaud, celui des Illuminations ? s’enquit Louis. — Oui, celui-là, grogna Mirbeau. Tu en connais d’autres ? — Excuse-moi, mais il a au moins quinze ans, ce bouquin. — Il était parti vivre en Afrique Et il est revenu malade à Marseille. Gangrène. Toute la vie n’est qu’une saloperie de gangrène ! conclut Mirbeau, sinistre. Enfin, comme nous le rappellent opportunément Anita Staron et Daniel Attala (voir supra leurs articles respectifs1), Mirbeau apparaît comme personnage secondaire ou comme figurant : d’abord, en Pologne, dans un roman autobiographique de Jan Brzechwa, Gdy owoc dojrzewa (1958), puis, en France, dans un roman tout récent, Une vie de Pierre Ménard, de Michel Lafon. NOTES 1. L’article d’Anita Staron ne paraîtra que l’an prochain.

MIRBEAU ET LÉON BLOY Au cours d’une vente aux enchères qui a eu lieu à Lyon le 17 décembre 2009, a été vendue une lettre de Léon Bloy, datée du 12 juillet 1897, où il évoque la démarche que Mirbeau vient d’entreprendre en sa faveur auprès d’un éditeur, qui n’est pas apparemment Eugène Fasquelle, comme on pourrait l’imaginer, mais Paul Ollendorff, l’ancien éditeur des romans “nègres”, du Calvaire et de L’Abbé Jules, comme nous l’apprend Émile Van Balberghe sur la foi du journal de Bloy. À l’en croire, Mirbeau lui a proposé de publier Le

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Mendiant ingrat, quelques semaines à peine après avoir consacré à Léon Bloy le somptueux article paru dans Le Journal du 13 juin. L’affaire ne se fera pas, puisque, comme l’explique Bloy à Ollendorff, ce livre ne lui appartient déjà plus, ayant été pris par l’éditeur belge Edmond Deman, qui le publiera effectivement en 1898. Mais il essaie, à la place, de caser Belluaires et porchers, dont il joint la table des matières. Apparemment sans succès, puisque le volume ne paraîtra qu’en 1905, chez P.-V. Stock. Mais une nouvelle fois il s’avère que Mirbeau fait preuve d’une solidarité sans failles pour tous ceux dont il admire le talent, quel que soit l’abîme idéologique qui les sépare : belle preuve d’ouverture d’esprit et de générosité. Il est tout de même curieux, comme nous le fait remarquer Émile Van Balberghe, que Mirbeau propose à Ollendorff un volume dont Bloy lui a dit, dans sa lettre du 13 juin, qu’il l’a donné à Deman, après avoir essuyé des refus des la part d’éditeurs parisiens bien frileux face à « un livre aussi dangereux » (voir Correspondance générale de Mirbeau, t. III, p. 306). Peut-être a-t-il néanmoins pensé qu’il parviendrait à convaincre Ollendorff de donner sa chance à un volume qui, sans cela, aurait toutes chances de rester confidentiel. MIRBEAU ET L’INDEX Après avoir lu l’article sur Mirbeau et l’Opus Dei, dans le n° 16 des Cahiers, Victor Martin-Schmets, de Namur, nous a aimablement communiqué un complément d’information sur la façon dont l’Église catholique romaine – section de Belgique, en l’occurrence – perçoit l’auteur de Sébastien Roch et de L’Abbé Jules. Il s’agit d’un Répertoire alphabétique de 19 700 auteurs et de 70 000 romans et pièces de théâtre cotés d’un point de vue moral, établi par un certain G. Sagehomme – jésuite né à Tournai en 1862 – et publié par l’éditeur d’Hergé, Casterman. Dans la dixième édition, « entièrement refondue par le chanoine A. Donot » et parue en 1966, on apprend sans surprise que « toute l’œuvre » de Mirbeau – que l’on fait naître en 1850 – est classée M1, lettre par laquelle sont vouées à l’exécration des fidèles les « œuvres nocives à rejeter ». Sauf – et c’est là que la chose devient intéressante – Les affaires sont les affaires, Scrupule [au singulier], L’Épidémie et Le Portefeuille. Ce qui est étonnant, dans l’exception consentie en faveur des quatre pièces de théâtre, c’est que Les Affaires ait pu paraître, aux ecclésiastiques censeurs, sinon anodin, du moins d’une nocivité bien moindre que les romans pour le salut des lecteurs et spec-

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tateurs d’outre-Quiévrain. Car enfin, Isidore Lechat, dans son éloge paradoxal de l’institution apostolique et romaine, en donne une image éminemment laïcisée et diablement démystificatrice, en nous la montrant pragmatique, prête à tous les reniements et exclusivement intéressée par le pouvoir et par l’argent. Mais il y a pire encore : Mirbeau ne présente-t-il pas, comme un personnage positif, une jeune fille en révolte contre son père, qui se permet de le juger et de refuser le beau mariage (religieux) qu’il lui a concocté, et qui – horresco referens – va jusqu’à se vanter, sur la scène de la conservatrice Comédie-Française, d‘avoir un amant, d’en avoir reçu du plaisir et même de l’avoir choisi elle-même, au lieu d’attendre sagement d’avoir été élue par lui, comme il se doit ? Le jésuite et le chanoine auraient-ils mal lu la pièce ? Ou feraient-ils preuve, sur ce sujet, d’une modernité de jugement qui trancherait avantageusement avec les fulminations des critiques de l’époque, laïques mais mâles, contre cette fille dénaturée, hystérique et dévergondée, dont l’exemple a été, en 1903, unanimement jugé désastreux ? Ce serait cocasse. NOTE 1. Il convient de noter que ce M n’est que le quatrième degré dans l’échelle des appréciations “morales“ – si l’on ose dire – des œuvres littéraires : il y a pire, en effet, et c’est le I de l’Index, qui constitue le cinquième et dernier degré. Comme quoi nostre Octave n’est pas ce que l’on fait de pire aux yeux des défenseurs ensoutanés des bonnes mœurs religieuses.

MIRBEAU ET LES FELLATORES Alors qu’il s’apprêtait à republier, en fac-similé, le répertoire de l’Enfer de la Bibliothèque Nationale, établi en 1919 par Apollinaire, Jean-Louis Paul, éditeur de Ressouvenances, a vu son attention attirée par une mention inattendue dans la notice consacrée à un volume publié en 1888 par l’Union des bibliophiles : Les Fellatores, mœurs de la Décadence. Le signataire est un certain Dr Luiz, qui n’est en fait que le pseudonyme de Paul Delvaux, lequel a pondu l’année précédente une Étude critique sur l’hégémonie sémitique, préfacée, comme il se doit, par Édouard Drumont. « Ce livre, qui contient des attaques contre des écrivains encore vivants, a été condamné », précise Apollinaire. Pourtant le titre laisse plutôt imaginer un roman ou un document de sexologie naturaliste et/ou décadente sur les amateurs de foutre et les messieurs si respectables qui hantent les pissotières en quête de nourritures fort terrestres. Il faudrait pouvoir lire cet ouvrage condamné pour savoir s’il s’agit bien d’un pamphlet littéraire particulièrement virulent, comme l’écrit Apollinaire (virulence qui s’exerce au premier chef contre Rachilde, auteure de Monsieur Vénus), ou bien d’une étude sexologique/érotologique sur des pratiques contraires aux bonnes mœurs républicaines, comme le suggère le titre d’un volume que Dominique Fisher, dans un article de Nineteenth Century French Studies, qualifie de roman « ultra-homophobe ». Malheureusement, ce

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livre est introuvable en France autant que sur Internet, et, ai-je cru comprendre au terme de mes recherches internautiques, on ne le trouve qu’à la British Library et dans une bibliothèque du Rhode Island. Impossible donc, pour le moment, de savoir de quoi il retourne exactement. Mais ce qui interpelle les mirbeauphiles, c’est la citation mise en exergue par le pseudo-docteur ès choses du sexe, car elle est signée Octave Mirbeau : « Si, au lieu de s’acharner à cacher les hontes, on les dévoilait, j’imagine que tout n’en irait que mieux. » Certes, l’idée est éminemment mirbellienne : c’est bien par cette phrase qu’il conclut son article sur le Bel-Ami de Maupassant, dans La France du 10 juin 18851 ; et il s’est fait fort, dans toute son œuvre, d’étaler les turpitudes sociales pour obliger la société bourgeoise à se regarder en face dans toute son horreur méduséenne, comme il l’affirmait dès 1877, et de nouveau dans ses Grimaces de 1883. Mais qu’est-ce que cette citation vient faire en tête des Fellatores ? Et son auteur a-t-il donné son aval à l’utilisation qui en est faite dans cet ouvrage ? C’est douteux. Ce qui semble certain, en revanche, c’est que cette phrase est visiblement sortie de son contexte – la dénonciation de journalistes qui ne font pas leur travail de salubrité sociale – et ne sert au pseudo-Dr Luiz qu’à couvrir une camelote d’un tout autre genre. NOTE 1. Il est curieux de constater que, des quelque 800 articles de Mirbeau mis en ligne sur Scribd (http ://www.scribd.com/groups/view/5552-mirbeau), c’est précisément celui-là qui, de très loin, a été le plus consulté.

MIRBEAU ET LES CHOUX Camille Pissarro n’était pas le seul à apprécier le chou rustique. Son chantre Mirbeau partageait ce goût de prolétaire, comme il ressort de cette anecdote que Bernard Piccoli a recueillie dans Excelsior du 13 juin 1918 : « À Cormeilles-en-Vexin, Octave Mirbeau avait eu la fantaisie de faire planter autour de sa maison des légumes dont la beauté décorative lui plaisait. Il les groupait artistiquement avec des fleurs aux riches nuances. Un jour, une Parisienne qui venait lui rendre visite, avisa dans une plate-bande, à côté de fort jolies choses, un végétal qu’elle ne connaissait pas : — Quelle plante admirable ! Ces grosses feuilles d’un vert bleuté où la rosée a déposé des perles offrent des enroulements exquis. D’où avez-vous fait venir cela ? Ce doit être fort rare ? — Ça, madame, ce sont des choux ! — Vous dites ? — Des choux, madame, des choux pour faire de la soupe ! » À ce propos, il conviendrait de rappeler cette autre anecdote relative à un des dîners mensuels de l’Académie Goncourt, où Mirbeau, chargé de commander le menu du jour, avait infligé du chou rouge à tous ses confrères dépités…

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MIRBEAU ET SES NEVEUX PETIBON Michel Bric, professeur à l’université de Namur et spécialiste de Nerval et de Bloy, m’a informé de l’existence de deux lettres d’Albert Petibon, neveu de Mirbeau, à un ami de Bloy, du nom de Jury, qui était son ancien camarades de classe et dont il venait de demander l’adresse au mendiant ingrat, en décembre 1902. Elles sont datées du 3 et du 9 décembre 1902. Dans le post-scriptum de la deuxième de ces lettres, Albert écrit à propos d’Octave : « Tu me parles de Mirbeau. Il m’a fait une peine infinie. Il ne me connaît pas d’abord, mais il s’est montré par faiblesse vis-à-vis de sa femme, indigne du nom de frère et d’oncle. Il ne pourrait me regarder sans honte. » Ces lignes sont étonnantes, car, on le sait et sa correspondance en témoigne, Mirbeau s’est beaucoup occupé de ses neveux Petibon, qu’il a souvent reçus chez lui et qu’il a aidés de toutes sortes de façons. Il est même intervenu à deux reprises auprès de Brunetière au moment de leur bac, puis de nouveau, auprès de Hecq, lors du service militaire de l’un d’eux… En 1886, il avait déjà intercédé en faveur de leur mère, Berthe, auprès de Juliette Adam, la directrice de la Nouvelle Revue. Puis il avait eu la singulière idée d’essayer de vendre à Robert de Montesquiou des objets appartenant à leur mère (bizarre, bizarre…), apparemment sans succès… Alors, comment expliquer le ressentiment d’Albert ? Or il apparaît que, dans des “lettres fantômes”, c’est-à-dire non retrouvées, mais attestées, Mirbeau aurait promis à ses neveux de leur verser, après son décès et celui de sa femme, 50 000 francs représentant sa part de la succession de son père, « comme compensation aux dépenses que son père avait faites pour lui avant son mariage » (lettre n° 2067, Correspondance générale, tome III, p. 872). Or la datation approximative de ces problématiques missives, fin octobre 1902, correspond précisément, à cinq semaines près, à celle des lettres de Petibon à Jury. On peut donc sans grand risque supposer qu’il y a un rapport. Il se pourrait bien que ce qu’Albert reproche à son oncle, ce soit de renvoyer post mortem le versement de ces 50 000 francs, somme énorme (environ 300 000 euros, en équivalent pouvoir d’achat) et qu’il y voie une nouvelle capitulation devant sa femme Alice, ex-théâtreuse et femme galante, très généralement détestée des amis de l’écrivain, et qui, on le sait, l’a rendu fort malheureux. MIRBEAU ET LE CRACK WINNER Les lecteurs les plus attentifs de la correspondance de Mirbeau se souviennent peut-être que, dans une lettre à Paul Hervieu de la fin août 1887 (Correspondance générale, tome I, p. 701), il s’interroge avec angoisse sur ce que « peut bien être encore que le Crack-Winner », qui est son « cauchemar », qui le « poursuit partout » et qu’il « retrouve en rêve ». N’ayant pas plus de réponse que lui à cette préoccupante question, j’ai été bien en peine de four-

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nir aux lecteurs curieux l’explication espérée. Mais voilà qu’Owen Morgan, à qui nous devons déjà l’identification de Judith Vimmer, nous apporte toutes les précisions désirables, au terme d’une enquête menée dans la presse parisienne de l’époque. Il s’avère que le Crack-Winner est un certain Paul B…, et qu’il est souvent question de lui, en 1887, dans les échos du Gil Blas, car c’est un des « copurchics du Royal-Gommeux », c’est-à-dire la haute gomme, comme les appelle le baron de Vaux, dont Mirbeau parle précisément quelques lignes plus haut, dans la même lettre. Et Owen Morgan de citer quelques exemples de ces échos. Le 25 juillet 1887 : « Brillant dîner, avant-hier, chez Marcelle de Préval, qui vient de s’installer dans un somptueux hôtel du boulevard Péreire. Toute la haute gomme assistait à cette crémaillère di primo cartello. Le Vieux-Carafon était à la fête, ainsi que Sonadieu, qui a réclamé pendant tout le repas le Crack-Winner Paul B… ». Le 29 juillet 1887 : « Signalons un nouveau venu fort amusant dans le monde de la haute noce : Babylas. Nous avions le Vieux-Carafon et le Crack Winner Paul B… ; il paraît que cela ne suffisait pas au monde qui s’amuse, puisqu’il vient d’inventer Babylas. C’est un être fort amusant qu’on rencontre partout où est le mouvement. […] C’est lui qui fait les présentations entre les horizontales qui débutent et les copurchics qui sont arrivés. » Le 20 août 1887, c’est-à-dire juste avant la lettre à Hervieu, l’échotier parle du « merveilleux costume de bébé anglais » que le Crack-Winner porte sur la plage de Dieppe. Et le 28 août 1887 : « On dit que le Crack-Winner renonce à la vie joyeuse, à ses pompes et à ses œuvres, pour se marier avec une jeune Anglaise fort jolie à laquelle il offre non seulement son nom et son cœur, mais encore toute sa fortune. » Reste que l’identification de ce Paul B… laisse encore à désirer. Espérons que notre ami canadien apportera prochainement une réponse définitive qui satisfera les plus exigeants et les plus angoissés de nos lecteurs. En attendant, l’incollable Owen Morgan poursuit son explication de texte de cette lettre de Mirbeau pleine d’allusions aux people du jour. Le yacht dont il est question est celui de l’horizontale Andhrée Vignon (et non André Vignon), évoquée le 16 août 1887 dans le même Gil Blas : « Grande fête à bord du Gerfaut. La charmante Andhrée Vignon avait invité à dîner à son bord la fine fleur du monde qui s’amuse. Vingt couverts. » Quant à la belle Jeanne d’Harville (et non d’Herville), citée dans le même paragraphe de la lettre à Hervieu, elle revient d’un voyage autour de monde. Merci, Owen Morgan, pour cette érudition sans failles ! UN ABBÉ JULES FINLANDAIS Arto Paasilinna, né en 1942, est un prolifique auteur finlandais, dont l’humour vachard, la fantaisie iconoclaste, la satire haute en couleurs de la Finlande profonde, le rousseauisme naturiste, le goût de la fable, l’amour des

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animaux et l’imagination complètement débridée, voire carrément loufoque, mériteraient qu’on lui attribuât le prix Octave Mirbeau, si jamais, un jour – rêvons un peu –, un tel prix était créé pour honorer des écrivains étrangers (idée qu’il vaudrait peut-être la peine de creuser). Dans un roman paru en finnois en 1995 et traduit en français en 2007, Le Bestial serviteur du pasteur Huuskonen, on a le bonheur de découvrir un pasteur excentrique et fort en gueule, au comportement déroutant et en rupture avec son Église et ses concitoyens, qui, par certains aspects, n’est pas sans faire penser au recteur de Port-Lançon dans Le Journal d’une femme de chambre et, par d’autres, à l’abbé Jules. Certes, il n’en a pas le côté déchiré et déchirant qui faisait du natif de Viantais le « douloureux camarade » reconnu et admiré par Stéphane Mallarmé : il s’agit en effet d’un récit picaresque échevelé aux multiples effets cocasses, où le tragique n’a guère sa place. Reste que le jour où il décide de « mettre un peu plus de sel dans ses homélies », la prédication du pasteur Huuskonen, desservant d’une très modeste paroisse rurale, n’est pas sans éveiller quelques réminiscences d’un certain prêche de Jules Dervelle en l’église de Randonnai : « Un dimanche de septembre, le pasteur, emporté par son élan, se lança dans une véhémente confession complexe de ses péchés. Il proclama qu’il avait, plus que tout autre, perdu sa foi ardente dans le Fils, dans le Père éternel et même dans le Saint-Esprit. “Je me sens accablé de péchés et, bien pire, ma joie et mon envie de vivre se sont envolées en même temps que ma foi, je suis devenu un misérable cynique vautré dans la fange du vice.” […] À la sortie de l’église, les paroissiens les plus en vue vinrent serrer la main du pasteur Huuskonen et le féliciter pour sa courageuse et émouvante homélie. » (pp. 83-84) HUYSMANS C’est avec beaucoup de retard qu’ont paru simultanément, en avril 2009, les bulletins n° 100 et 101 de la Société J.-K. Huysman, datés respectivement de 2007 et 2008 et gros de 191 et 144 pages. Le n° 100 est précisément consacré au centième anniversaire de la mort de l’écrivain, qui coïncide avec le quatre-vingtième anniversaire de la création de la Société Huysmans. On y trouve notamment le texte d’une intéressante conférence de Pierre Jourde, « Le bon objet », sur la recherche esthétique de Huysmans « entre réalisme et idéalisme » ; des documents inédits sur ses relations pas vraiment amènes avec Henri de Régnier ; un inattendu article de Maurice Blanchot paru en 1941 dans un journal collabo ; et le résultat d’une enquête, menée par Jean-Baptiste Amadieu et Philippe Barascud dans les archives de l ‘Index du Vatican. Chose curieuse, en effet, un bouquin bien-pensant tel que La Cathédrale, de notre néo-converti, a été menacé des foudres ecclésiastiques et aurait pu faire partie de la charretée de libri prohibiti mis à l’Index. Il est vrai qu’il vomit le « bégueulisme » de nombre de ses coreligion-

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naires et que la très peu sainte Église apostolique et romaine a dû trouver sa conversion quelque peu suspecte. Il serait, à ce propos, fort instructif d’aller fouiller dans les archives vaticanes1, ouvertes depuis une dizaine d’années, pour y dénicher le dossier d’Octave, autrement sulfureux que Joris-Karl. Quant au bulletin n° 101, il comporte une importante bibliographie huysmansienne, réalisée par le même Philippe Barascud et répertoriant les articles et volumes parus de 2003 à 2007. Et aussi, bien sûr, des études : de Nicolas Valezza, sur la place des fleurs et leur portée symbolique dans À rebours ; de Dominique Pety, sur ce que représente la collection pour le père de Des Esseintes, à la recherche d’une spiritualité qui échappe au fétichisme de la marchandise et à celui de la décoration ; de Stéphanie Guérin sur l’intimisme et « l’aventure intériorisée », issue de secours pour un naturalisme décidément « trop bas de plafond », pour reprendre la formule d’Odilon Redon ; et enfin de Francesca Gugliemi, qui étudie et compare deux récits publiés en 1895, En route, récit d’une conversion, et Jérusalem, de Pierre Loti, qui n’aboutit qu’à un échec et ne donne que l’illusion de la foi. Signalons encore les extraits du journal du pianiste espagnol Ricardo Viñes relatifs à Huysmans et présentés par Marta Giné. La cotisation est de 35 € (25 € pour les étudiants, 50 € pour les bienfaiteurs). Les chèques sont à adresser à Marie-Josèphe Houssinot, 27 rue de l’Alleu, 78730 – Saint-Arnoult-en-Yvelines. NOTE 1. Ou, plus précisément, l’Archivio della congregazione per la dottrina della fede.

[Au moment de boucler me parvient le n° 102 du Bulletin Huysmans, décembre 2009, 62 pages. Il est consacré à une nonne du nom de Cécile Bruyère, abbesse d’un couvent de Solesmes, qui a correspondu avec Huysmans. Philippe Barascud, qui vient précisément de publier leur correspondance (Éditions du Sandre, 2009), a souhaité célébrer le centième anniversaire de son décès, en 1909.]

JULES RENARD Comme Élisabeth Reyre nous l’avait annoncé dans le n° 16 de nos Cahiers, les Amis de Jules Renard ont bien publié en 2009 leur dixième volume, intitulé Jules Renard, l’apôtre de Chitry (192 pages). Et c’est notre ami Tristan Jordan qui en a assumé la direction. Il y publie des textes, non pas inconnus, mais oubliés, de celui qui, entré par accident dans la politique locale en 1900, a été un temps (il a été élu en 1904) maire d’une petite commune du Nivernais, Chitry-les-Mines, où il avait passé son enfance. Bon nombre de ces textes ont paru dans une modeste feuille locale, L’Écho de Clamecy, avant d’être recueillis en 1908 par les Cahiers nivernais. D’autres ont paru dans L’Humanité de Jaurès, d’autres encore sont tirés de diverses publications. Ils ont en commun de témoigner de l’engagement, un peu tardif, mais solide et sincère, de l’écrivain, qui y exprime son attachement à la République et à son école

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et se fait « l’apôtre » de la laïcité, au cours de cette « période chaude » qu’a été la bataille pour la séparation des Églises et de l’État. Il a en effet compris qu’il avait un devoir civique à accomplir en tâchant de contribuer, fût-ce modestement, à dessiller les yeux du bon peuple, tout en attirant l’attention des responsables politiques nationaux sur la triste condition de ceux qu’il appelle ses « frères farouches ». Aux divers textes de Jules Renard, Tristan Jordan a ajouté d’autres documents relatifs à ses nouvelles responsabilités municipales et à son enracinement local : des lettres de lui (notamment à Lucien Descaves), des témoignages (de Jaurès, de Maurice Le Blond, etc.), des textes polémiques en réponse aux siens, et des documents extraits des archives communales. Un ensemble qui donne de Renard une image bien différente de celle qui est habituellement véhiculée sur la base de son seul Journal. Par ailleurs, pour célébrer dignement le centième anniversaire de la mort de l’écrivain, ses amis organisent un colloque qui aura lieu à Paris le 26 et 27 mars 2010, à la nouvelle (et horrifique) B.N. le premier jour, à Paris-VII le deuxième jour. Vingt-quatre communications sont d’ores et déjà programmées, et Mirbeau sera d’autant moins oublié que cinq des adhérents de notre Société figurent parmi les intervenants. Pour adhérer aux Amis de Jules Renard, une cotisation simple de 11 € est le minimum syndical. Mais pour avoir droit à la livraison du volume de l’année, il convient de verser 22 € (voire 40 pour être élevé au rang envié de bienfaiteur, as usual). Chèques à adresser à Bruno Reyre, 45 quai Carnot, 92210 Saint-Cloud. SAINT-POL-ROUX La Société des Amis du Magnifique a été portée sur les fonts baptismaux au cours de l’année 2009, et c’est notre ami Mikaël Lugan qui en assure la présidence et en est la cheville ouvrière. Les effectifs sont encore modestes, mais les perspectives, à défaut d’être grandioses, sont fort encourageantes. Car, avant même d’exister, notre jeune consœur n’en a pas moins perpétré quatre bulletins, dont le quatrième était consacré à La Dame à la Faulx et à son « impossible représentation ». De semblables débuts ne peuvent que laisser prévoir un épanouissement rapide, à la mesure de l’énergie dépensée – ou, plutôt, investie – par Mikaël Lugan. Lequel prépare déjà le n° 5 du bulletin, à paraître en 2010, et qui sera consacré à la reconstitution (ou, plutôt, à un essai de reconstitution) de la bibliothèque du châtelain de Camaret. Pour en savoir plus, je ne puis que conseiller aux mirbeauphiles de se reporter à cet excellent, érudit et néanmoins très sympathique blog, magnifiquement nommé Les Féeries intérieures : http ://www.lesfeeriesinterieures. blogspot.com/. Quant à ceux qui souhaitent rejoindre la vaillante cohorte des

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magnificistes, il leur suffit d’adresser leur obole (20, 30, 35 ou 50 euros, hiérarchie qui va de l’étudiant sans le sou au fortuné bienfaiteur) à une adresse qui, malheureusement, ne nous a pas encore été communiquée à ce jour. Dernier domicile connu (au cas où l’ex-service public de La Poste se chargerait de faire suivre le moment venu) : 33 rue Montpensier, 64000 – Pau. On peut aussi écrire à [email protected]. Pierre Michel

REMY DE GOURMONT Au menu en ce moment, plusieurs opuscules et non des moindres. Commençons par le sémillant et très authentique Scripsi, Bulletin des Amateurs de Remy de Gourmont confectionné par Christian Buat1, dont le tout dernier opus, Une ville ressuscitée, vient de surgir. En guise de rappel : - Scripsi n° 0 (15. VI. 2008), « Le Mont Saint-Michel et le Pèlerin du Silence – le mont Saint-Michel vu par Remy de Gourmont » ; Scripsi n° 1 (9. X. 2008), « Aux 3 satyres normands, Charles-Théophile Féret, Remy & Jean de Gourmont » ; Scripsi n° 2 (12-XII-2008), « Pataphysique, Jambons & P’tites Fourmis » ; Scripsi n°3 (26-II-2009), « Eh ben, mon colon ! » ; Scripsi n° 4-5 (juin 2009), « Dialogues oubliés » ; Scripsi n° 6 (13 novembre 2009), « Une ville ressuscitée ». Pour tout renseignement, l’incontournable site www.remydegourmont.org. Si le mois de décembre contient d’ordinaire quelques surprises, celle-ci vaut le détour, les Histoires hétéroclites, suivi du Destructeur, aux éditions des Âmes d’Atala. Un recueil inédit de Remy de Gourmont, dont les textes, réunis par Christian Buat & Mikaël Lugan – et postfacés par ce dernier –, ont en commun d’avoir connu une édition pré-originale, journal ou revue, et de n’avoir jamais été – à quelques exceptions près – recueillis par la suite. Précisons aussi que l’infatigable et le très efficace Mikaël Lugan (l’âme du blog consacré à Saint-Pol-Roux, http ://www.lesfeeriesinterieures.blogspot. com/) travaille à l’élaboration de la bibliographie des contributions de Gourmont aux périodiques (journaux et revues). Mais l’année 2010 s’annonce sous de bons augures gourmontiens, puisque l’on attend notamment la réédition aux Belles Lettres du Latin mystique, avec la préface de Huysmans et la parution, prévue pour le printemps 2010, de la Correspondance de Remy de Gourmont, sous la direction de Vincent Gogibu, aux éditions du Sandre. Vincent Gogibu

NOTE 1. Du même Christian Buat, n’oublions pas Le Connétable, le Régent & son Ombre. Jules Barbey d’Aurevilly vu par Remy de Gourmont, Jean de Gourmont et le “Mercure de France”, coll. Sources, dont il a recueilli et présenté les textes, Éditions du Frisson Esthétique, 14 octobre 2008.

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PAUL CLAUDEL En décembre 2008, parution du n° 192 du Bulletin de la Société Paul Claudel, dont c’est le cinquantenaire. Paul Claudel, nouveauté et continuité, tel paraît être le fil directeur de ce passionnant opuscule qui célèbre le demisiècle d’existence de ce cahier. Pour célébrer ce jubilé, le Bulletin évoque les figures d’amis, d’exégètes de Claudel, qui œuvrèrent à la constitution de cette Société, dont les premières pages résument l’action : Pierre Moreau, Stanislas Fumet, Charles Galpérine, Jacques Madaule, entre autres. Par-delà l’extrême exigence de son art, le poète Claudel fut aussi le diplomate roué auquel Mirbeau s’adressa en 189, c’est-à-dire un homme enraciné dans les réalités économiques et financières de son temps. Depuis début 1927, c’est de son poste à Washington qu’il appréhende, d’une façon à la fois instantanée et prophétique, la crise de 1929, ses prolégomènes, son avènement, ses bilans et sa… leçon. Lucile Garbagnati revient longuement sur cette approche pragmatique que ne cesse de tenir l’ambassadeur, et, malgré qu’elle en ait, livre un parallèle assez édifiant avec notre temps. Dans la rubrique « Théâtre et cinéma », Jacques Parsi attire notre attention sur un Claudel comédien : l’édition française en DVD de L’Opinion publique (1923), de Charlie Chaplin, propose, en marge du film, un court métrage de Ralph Barton, affichant un générique singulier : Somerset Maugham, Paul Morand, Sacha Guitry et… Paul Claudel qui, durant seize secondes, tient les commandes d’un paquebot en donnant ses ordres, en moderne… Jean Bart. Le n° 195, de septembre 2009, dernier paru, s’attache à faire revivre la figure de l’écrivain-ambassadeur au Brésil, en poste depuis janvier 1917, notamment au travers des échanges épistolaires avec l’homme d’État brésilien Ruy Barbosa (1894-1923), dont les prises de position, en tant que républicain convaincu, le plaçaient comme l’adversaire déterminé d’un régime autoritaire militaire. Défenseur de la cause des Alliés durant la Grande Guerre, fervent partisan de l’abolition de l’esclavage, Barbosa fut aussi un prosateur de talent. « Paul Claudel et la photographie » évoque l’enthousiasme sans cesse renouvelé de Claudel pour l’art photographique, qui aboutit précisément à la rédaction de la « préface à un album de photographies d’Hélène Hoppenot », en 1936. PAUL LÉAUTAUD C’est en plusieurs livraisons que paraîtront, dans les Cahiers Paul Léautaud, les Actes du colloque Léautaud, premier du nom, organisé le 21 octobre 2006, à Paris, à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort. Les n° 43-44 ont paru fin 2008. Le premier texte est signé Jean-Marc Canonge, qui nous régale de l’évocation des affinités qui lièrent Léautaud et Ernst Jünger, par-delà la défaite alle-

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mande, puis par-delà la mort de celui-là, par-delà les préventions évidentes à l’égard de l’institution militaire. Fréquentant aussi bien Drieu La Rochelle que Jean Paulhan, Jünger ne se contenta pas d’occuper Paris, mais en séduisit aussi les principales figures, Gide, Jouhandeau, Guitry. À la parution de la traduction française du Journal de Jünger, en 1950, Léautaud est dans ses petits souliers, qui craint la révélation d’épisodes plus ou moins glorieux ou de propos plus réactionnaires que véritablement ambigus, comme à son habitude. La langue française nerveuse et dépouillée de l’auteur du Petit ami ne cessa d’enchanter celui des Orages d’acier. Christian Buat, de son côté, souligne les lignes de fracture entre l’intérêt pour les bêtes témoigné par Gourmont, et le penchant animalitaire de Léautaud. Une même passion des animaux fait de l’auteur de Sixtine l’ardent admirateur de Jacques-Henri Fabre et de ses observations studieuses, exemptes de sensiblerie et toute de rigueur, et l’incline à ne considérer les bêtes qu’en tant qu’elles sont bêtes, c’est-à-dire sauvages, c’est-à-dire loin de l’homme. Aux yeux de Léautaud, elles incarnent, à l’opposé, une part de l’humain, ou, plutôt, ce dernier s’incarne en elles, siège d’une projection de soi et objet de pitié qui indispose le nietzschéen Gourmont. Samuel Lair

LUCIE DELARUE-MARDRUS L’Association des Amis de Lucie Delarue-Mardrus, association loi 1901, à la fois universitaire et conviviale, a vu le jour le 19 septembre 2007. Elle compte déjà près de quarante adhérents de toute la France, de Suisse et du Canada. Son objectif est de promouvoir l’œuvre littéraire et artistique (plastique et musicale) de Lucie Delarue-Mardrus, une femme écrivain et artiste de la Belle Epoque trop méconnue aujourd’hui. Elle fut une grande figure littéraire et artistique de la Belle Époque et des années folles. Née à Honfleur en 1874, elle se marie fastueusement avec le traducteur des Mille et une nuits, le célèbre docteur Mardrus. Son mariage fait sensation, à bicyclette et en culotte de zouave, près de la récente Tour Eiffel. Son mari lui ouvre les portes du monde littéraire (notamment La Revue blanche), qu’elle séduit rapidement avec des recueils poétiques fameux, Occident, en 1901, Ferveur, Par vents et marées… Devenue célèbre, et même adulée par le monde littéraire parisien, elle diversifie sa production littéraire, écrit des contes, des critiques littéraires et des romans, Le Roman des six petites filles, L’Exvoto, Graine au vent… En tout, et jusqu’en 1944, elle publie plus de soixantedix ouvrages (y compris des essais et des biographies…). Après son divorce, elle peint, sculpte, compose des partitions musicales et des paroles de chansons. Elle accompagne Germaine de Castro au piano dans ses récitals. Percluse de rhumatismes et isolée par la guerre, elle meurt en 1945 à Château-Gontier, en

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Mayenne. Elle repose aujourd’hui dans le cimetière Sainte-Catherine de Honfleur. Grâce à Natalie Barney, deux ouvrages posthumes voient le jour en 1951 : un précieux Choix de poésies qui regroupe pour la première fois ses traductions des poèmes d’Edgar Poe, Emily Brontë, Edna SaintVincent Millay et Anna Wickham, et Nos secrètes amours1, recueil poétique anonyme qui relate en vers la passion amoureuse qu’elle vécut avec l’Amazone, en 1902-1903. Musicienne, peintre, sculpteur, écrivain, également scénariste et diariste, cette femme aux multiples talents et aux nombreuses facettes fascine encore aujourd’hui2. Ses thèmes de prédilection étaient sa Normandie natale, plus particulièrement Honfleur, l’Orient de l’époque qu’elle découvrit au gré de ses voyages, la Tunisie, l’Egypte, le Maroc…, la mer, les saisons, la nature et les animaux. Son écriture vive, lyrique, audacieuse parfois, qui surprit bon nombre de ses contemporains, est inclassable. Aucune influence directe n’est décelable Lucie Delarue-Mardrus, tant l’univers et le tempérament de cette femme par elle-même. écrivain étaient forts et bien dessinés. Voici l’un de ses poèmes, « Printemps d’Orient », extrait de La Figure de proue, son quatrième recueil poétique de 1908 (Fasquelle, p. 24) : Au printemps de lumière et de choses légères, L’Orient blond scintille et fond, gâteau de miel. Seule et lente parmi la nature étrangère, Je me sens m’effacer comme un spectre au soleil. Je me rêve au passé, le long des terrains vagues Des berges et des ponts, par les hivers pelés, Ou par la ville, ou, les étés, le long des vagues De chez nous, sous les beaux pommiers des prés salés. Roulant le souvenir complexe de moi-même Et d’avoir promené de tout, sauf du mesquin, Je respire aujourd’hui ce printemps africain Qui germe à tous les coins où le vent libre sème. Ceux qui ne m’aiment pas ne me connaissent pas, Il leur importe peu que je meure ou je vive, Et je me sens petite au monde, si furtive !… Mais de mon propre vin je m’enivre tout bas ;

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Je m’aime et me connais. Je suis avec mon âge De force et de clarté, comme avec un amant. Le vent doux des jardins me flatte le visage : Je me sens immortelle, indubitablement. Une journée d’étude s’est déroulée le mercredi 26 novembre 2008 à l’Université Henri Poincaré (Nancy1), le lien suivant permet d’obtenir des détails http ://www.fabula.org/actualites/article23671.php, et un colloque international a eu lieu les 22 et 23 janvier 2010 à Paris (Reid Hall). Pour tout renseignement, voir notre site http ://www.amisldm.org. À terme, nous voulons rééditer des œuvres (poésies, romans) en lien avec les Éditions de la Lieutenance (editionsdelalieutenance.com) et des inédits. Nous comptons également organiser des soirées poétiques et lyriques (chant sur les partitions de l’auteur, lectures, et projection du film Le Diable au cœur, adaptation du roman L’Ex-voto par Marcel L’Herbier en 1927). L’adresse électronique de l’association est la suivante : [email protected]. La cotisation de base est de 24 €. Contact : Patricia Izquierdo. Patricia Izquierdo

NOTES 1. Cet ouvrage exceptionnel a été réédité par Mirande Lucien en 2008 aux éditions Erosonyx. Voir notre article dans la revue Inverses. 2. Pour de plus amples renseignements, voir notre article dans l’ouvrage Regards sur la poésie du vingtième siècle, tome 1, paru aux Editions Namuroises et Poiêtês en 2009, sous la direction de Laurent Fels.

DELAVILLE ET PEYREBRUNE À lire, début 2010, sur http ://www.ccji.cnrs.fr/, site du laboratoire du CNRS (UMRS 6365), actuellement dirigé par J.-M. Hovasse, la correspondance que Camille Delaville (1838-1888) adressa à sa consœur Georges de Peyrebrune (1841-1917). Camille Delaville est l’un des pseudonymes de Mme Adèle Couteaux, qui fut, selon la rumeur de l’époque, la dernière secrétaire d’Alexandre Dumas père. Celle-ci écrivit quelques romans, dont La Loi qui tue (1875), qui dénonçait l’iniquité des lois du divorce envers les femmes. Elle fonda deux revues éphémères, Le Passant (1882) et La Revue Verte (1886-1887). Elle fut davantage connue pour ses chroniques, qui paraissaient notamment dans La Presse, Le Gaulois, L’Événement, et ses portraits publiés dans Le Constitutionnel sous le titre « Mes Contemporaines ». Annotée et commentée par Nelly Sanchez, cette correspondance, qui couvre la période 1884-1888, reflète non seulement l’amitié naissante entre ces femmes de lettres mais également la société parisienne du moment. De nombreuses personnalités, comme Catulle Mendès, Rachilde, Louise Abbéma ou encore Mathilde Stevens, y sont en

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effet évoquées. Cette petite centaine de lettres peut également se lire comme un roman, celui d’une littératrice vieillissante qui a de plus en plus de mal à se faire une place sur la scène littéraire de cette fin de siècle. N. S.

DOUBROVSKY ET L’AUTOFICTION Je suis heureux d’annoncer la parution prochaine (hiver 2010) du numéro spécial des Dalhousie French Studies consacré à Serge Doubrovsky et à l’autofiction (n° 87). Il est dirigé par Isabelle Grell, qui le présente en ces termes : Ce numéro est dédié à Serge Doubrovsky, l’inventeur du terme désormais plus que connu, l’AUTOFICTION. Tom Bishop ouvre le recueil en évoquant cet homme qui n’était pas seulement un brillant collègue, mais aussi un grand ami. L’ancien étudiant de Serge Doubrovsky à la New York University, Patrick Saveau, s’interroge sur l’importance des diverses maladies dont témoigne, dans ses ouvrages, le narrateur. Un magnétisme émane du style doubrovskien, dont parlent avec justesse Arnaud Genon et Elisabeth Molkou, en épluchant les critiques du Livre brisé. C’est de cette attirance-attraction que témoigne aussi le dramaturge Claude Coquelle, qui a mis en scène cette œuvre. Sylvie Loignon interroge, par un biais tout aussi inventif que perspicace, l’intelligence doubrovskienne, en particulier son bestiaire. Partant de l’homonyme «trou», Marie Darrieussecq pointe du doigt l’intrigante attirance du gouffre chez Serge Doubrovsky. Michel Braud remarque le refus catégorique de Serge Doubrovsky d’écrire un journal intime pour lui préférer l’autofiction. Pierre-Alexandre Sicart, lui aussi ancien étudiant de Serge Doubrovsky à NYU, retrace les symétries scripturales, intellectuelles et inventives entre Serge Doubrovsky écrivain et le professeur et critique qui, à travers sa voix rocailleuse et sourde, sa voix qui mue, proférait ses cours aux étudiants américains. Karen Ferreira et Daniela Tononi approfondissent toutes deux les réflexions sur les caractéristiques génériques de l’autofiction doubrovskyenne et son hybridation générique. Catherine Ponchon, de son côté, nous invite à un “jeu de piste” : Serge Doubrovsky fabriquerait, avec l’aide de sa mémoire et celle de ses femmes, le fil qui le mènera vers le Monstre, le prisonnier de lui-même : JSD. Dans une partie consacrée aux études comparatives, Pierre Michel ouvre la réflexion en s’interrogeant sur un frère écrivain de Serge Doubrovsky, Octave Mirbeau, pour qui l’écriture de soi coïncide avec une écriture témoin de la réalité sociale. Qu’en est-il chez l’auteur de L’Après-vivre ? Et comment ne pas penser à Sartre, quand on évoque le terme de réalité sociale ? Jean-Pierre Boulé mettra en miroir la structure binaire Rachel-Doubrovsky et celle de Sartre-Beauvoir. Grâce à la sœur de Serge Doubrovsky, Paule Chicken, Isabelle Grell clôt le recueil sur une note particulière à ce numéro spécial : les dédicaces de Serge à sa mère et sa sœur.

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CARRIÈRE ET BESNARD En avril 2009 est sorti le n° 19 de ce qui est modestement nommé Bulletin de liaison de la Société des Amis d’Eugène Carrière, mais qui n’en est pas moins utile pour tous ceux qui s’intéressent à la vie artistique au tournant du siècle. Il comporte la suite des lettres du peintre à Arthur Fontaine, annotées par Guillaume Labussière ; deux articles de Maxime Braquet consacrés aux Jourdain père et fils, Frantz et Francis, qui ont tous deux été des amis et des admirateurs fidèles de Mirbeau ; et un article de Rafael Inglada, de la fondation Picasso de Málaga, curieusement intitulé « « L’année où Picasso a assassiné Carrière », et qui traite de l’évolution du peintre catalan et de ses amis dans leurs relations avec leurs aînés de France en général, et Carrière en particulier. Pour adhérer à l ‘association, s’adresser à Sylvie Le Gratiet, 20 avenue Clemenceau, 93460 – Gournay-sur-Marne ([email protected]). De leur côté, les amis d’Albert Besnard en sont au n° 4 de ce qu’ils appellent aussi leur Bulletin, bien qu’il soit une nouvelle fois luxueusement illustré. Il n’est pas consacré au père, Albert, mais au fils, Philippe (1885-1971), statuaire de son état, mais qui, après la grande boucherie, a eu tendance à se réfugier dans l’écriture autobiographique. Claude Besnard, fille de Philippe, évoque des souvenirs de son père. Catherine Chevillot, du musée d’Orsay, trace un rapide tableau synthétique de la sculpture en France autour de 1900. Mais c’est à Chantal Beauvalot qu’il revient de dégager les grandes lignes de la carrière, des conceptions artistiques et des réalisations de Philippe Besnard, dont elle dresse la liste des œuvres, suivie d’un florilège de citations. Notons aussi un article consacré, par Laure Tanguy, à un peintre impressionniste bien oublié de nos jours, Abel Truchet (1857-1918), dont nous sont offertes quelques photos en couleurs permettant de juger de son art. L’adhésion à l ‘association Le Temps d’Albert Besnard est de 30 €, et les chèques sont à expédier au siège de ladite, 28 A rue des Perrières, 21000 Dijon. P. M.

LE GROGNARD Difficile de cataloguer Le Grognard, cette revue trimestrielle qui vient de sortir, en juin 2009 son dixième numéro. Lorsque les gens la découvrent pour la première fois, leur réaction est souvent assez unanime : « C’est une revue de poésie ? Ah ! non ? On y trouve aussi des nouvelles ? Et des articles plus philosophiques ou critiques ? Des rééditions d’auteurs oubliés ? On peut y lire également beaucoup de textes inédits d’auteurs vivants ? Ainsi que des entretiens ? Et le tout agrémenté d’illustrations, de lettres ornées et de culs de lampes ? C’est une revue littéraire alors ? Pas seulement ? D’inspiration libertaire et contestataire aussi ? Mais alors, Le Grognard, au final, c’est quoi ? » – Au final ? Mais Le Grognard… c’est

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tout ça ! C’est une revue qui, comme cela se pratiquait autrefois, ne veut pas se spécialiser, mais s’adresse à tous les esprits curieux de tout et qui ne cloisonnent pas leurs centres d’intérêt. Fortement inspiré par les prestigieuses revues du XIXe siècle (Le Mercure de France, La Plume, La Revue Blanche), mais aussi par quelques feuilles anarchistes individualistes (L’Endehors, L’Unique, La Mêlée…) Le Grognard a effectivement un pied dans le XIXe et un pied dans le XXIe siècle, non pas uniquement pour des raisons sentimentales ou nostalgiques, mais parce que ses concepteurs sont persuadés que, pour être résolument actuels, il faut aussi savoir être foncièrement inactuels. Intemporel et inclassable, Le Grognard n’a donc ni règles ni limites. Les seules exigences qu’il s’impose sont : curiosité, ouverture d’esprit, respect des différences et refus des discours verbeux et autres jargons branchés. Avis aux amateurs (au sens noble du terme) ! Stéphane Beau

[Le 18 décembre 2009 est sorti le n° 12 du Grognard, 36 pages, 7 €. Au menu, des articles de Patrice Locmant, Éric Simon, Bertrand Redonnet, Kenneth White (un poème inédit), et, naturellement, Stéphane Beau. Pour acheter le volume, en l’absence d’adresse postale, prière d’envoyer un courriel à revue.le.grognard@ gmail.com. Ou de s’adresser directement aux Éditions du Petit Pavé, B.P. 17 – Brissac-Quincé, 49320 – Saint-Jean-des-Mauvrets. En mai 2009 est également sorti un très intéressant hors-série consacré à Georges Palante (1862-1925) et à ce qu’il a appelé « la génération honnie », c’està-dire la sienne, celle des « intellectuels » (89 pages, 13 €). On y trouve notamment un long article de Stéphane Beau sur Palante, « précurseur oublié de la sociologie de l’individu » et des contributions de Goulven Le Brech, Bernard Baillaud, Colette Dalle, Horia Patrasco et Mitchell Abidor, qui portent sur des contemporains trop oubliés, du philosophe de Saint-Brieuc, admiré par Louis Guilloux et Michel Onfray : Frédéric Paulhan, Ludovic Dugas, Louis Estève, Émile Tardieu, Jules de Gaultier et Louis Prat. Ce petit volume est très riche et mérite vraiment d’être recommandé.]

AMER Amer, revue finissante, est enfin sortie de la salle de réanimation pour son troisième retour à la vie. Le n° 3, qualifié de « troisième opération », est intitulé « Cœur » et sous-titré, « Défibrillation littéraire ». Une nouvelle fois, il décoiffe par son mélange d’érudition sans failles, de dérision subversive et de transgression provocatrice. Au programme de ces 208 pages pas toujours convenables, et dotées d’une couverture en quadrichromie (à éloigner d’urgence des âmes sensibles), on trouve des articles d’Anne Berger (sur Rimbaud et « le sexe du cœur ») et de Ian Geay (sur Laforgue, Hofmannstahl et Lombroso), une impor-

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tante interview de Caroline Granier autour des écrivains anarchistes auxquels elle a consacré son imposante thèse, un entretien avec Claude Louis-Combet, des chroniques « diverses et (a)-variées », un extrait du Tutu de Genonceaux (1891), curiosité littéraire s’il en est, des nouvelles de Princesse Sapho, Han Ryner, Maurice Beaubourg et Lolita M’Gouni, des textes de Charles Péguy, Élisée Reclus, Eric Dussert, et Bruno Leclercq, beaucoup de sympathiques recensions disséminées un peu partout en un savant désordre, ainsi que de nombreuses et défrisantes illustrations (Navette, Anne van der Linden, Mïrka Lugosi, Mono, Sabatel, Ulrike Uhlig…). Confrontée au douloureux problème des phynances, comme pas mal de ses consœurs plus ou moins marginales et néanmoins littéraires, cette revue hésite à recourir au braquage, qui ne nourrit pas toujours son homme et qui, sous l’omnimonarchie sarkozyenne, est devenu un sport à risque, ou aux jeux de hasard et autres spéculations boursicotières, qui n’ont guère réussi à ses (ré)animateurs jusqu’à ce jour. Lesquels lancent donc un appel vibrant d’émotion à la générosité de ses (peu nombreux) lecteurs, et, plus encore, à celle des (très nombreux) amateurs de belles lettres, d’anarchie et de décadence, qui ne demandent donc qu’à encourager la belle aventure et à découvrir les numéros d’Amer passés et à venir. Il leur suffit pour cela, et pour assurer du même coup la survie de « la bête » – en même temps que la tranquillité de leur conscience – de consentir à la nourrir moyennant une très modeste obole de cinq euros le numéro, voire beaucoup plus pour ceux qui entendent assurer leur salut hic et nunc en accomplissant leur BA. Chèque à l’ordre des Âmes d’Atala et à expédier à l’adresse postale suivante : Amer, porte cochère bleue, 82 rue Colbert, 59000 LILLE. Lesdites Âmes d’Atala, décidément fort généreuses, viennent, en supplément pas tout à fait gratuit (10 €), de perpétrer un curieux petit volume des plus curieux, puisqu’il est composé en très gros caractères et en braille. Intitulé Noir et blanc, il comporte une nouvelle de Lucien Descaves, « L’Aisance dans l’infirmité », et le compte rendu que Jules Renard a consacré, dans les colonnes du Mercure de France, au roman de Descaves qui traite précisément des aveugles, Les Emmurés. À commander à la même adresse. P. M.

HARFANG, REVUE DE LITTÉRATURES Comme une rose isolée, la nouvelle s’est épanouie au XIXe siècle grâce aux journaux et aux revues où elle a trouvé son style, son format et son public, avant de connaître le succès dans les bouquets que sont les recueils qui ont fait la renommée des Zola, Mirbeau, Mérimée, Maupassant… Qu’en est-il aujourd’hui ? Les revues de nouvelles (contrairement aux revues de poésie) sont rares et se comptent sur les doigts de la main (la plus

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connue et la plus ancienne étant Brèves). Elles n’offrent donc qu’une petite surface éditoriale, alors que les nouvellistes sont foison… La revue Harfang, comme ses consœurs, en est réduite à des sélections draconiennes. Là où elle diffère et fait figure d’exception… au moins d’exception culturelle, c’est qu’elle ne reçoit aucune subvention et ne survit qu’avec le soutien et la confiance des abonnés, dont le cercle ne demande qu’à s’élargir ! Autre exception : si Harfang se définit comme une revue littéraire principalement consacrée à la nouvelle et au texte court, elle n’en demeure pas moins ouverte à d’autres formes littéraires et à d’autres littératures. Et si certains se demandent pourquoi un harfang fétiche préside au destin de cette revue, on peut justement leur répondre que la présence d’un harfang n’est pas une nouveauté dans le paysage littéraire. Du harfang qui plane sur les dernières pages des Indes noires (1877) de Jules VERNE à Edwige, à la chouette harfang qui transmet les messages dans Harry Potter, en passant pas le harfang qui hante les plaines enneigées de la Pologne dans le Mémorial (2005) de Cécile WASJBROT, les harfangs, annonciateurs de bonnes (et parfois plus noires) nouvelles, sont légions à écrire de leurs griffes noires sur les pages blanches… Créée à Angers en 1991 au sein de l’association Nouvelles R, tirée entre 300 et 500 exemplaires, la revue a publié à ce jour 35 numéros et ses lecteurs ont pu lire plus de 330 nouvelles inédites, signées par 250 auteurs connus, reconnus… ou méconnus. Le principe directeur étant de partager la surface éditoriale entre des auteurs sollicités et déjà publiés et des auteurs à découvrir, sélectionnés par le comité de lecture. Sans dogme, sans théorie, sans chapelle, l’objectif est de « passer en revue » les différents aspects de la nouvelle contemporaine française dans la plupart des numéros en privilégiant parfois la nouvelle francophone (n° 15), la nouvelle algérienne (n° 21) ou la nouvelle québécoise (n° 28)… Quelques numéros ont même proposé des traductions de l’anglais, du chinois, de l’espagnol (n° 22), du hongrois (n° 18)… Que les numéros soient composés autour d’un thème : nouvelles oulipiennes (n° 19), nouvelles noires (n° 8 et 23), nouvelles des ateliers d’écriture (n° 30), nouvelles des voyageurs (n° 24), nouvelles des éditeurs (n° 25), ou que les numéros soient composés autour d’un nouvelliste : Hervé Bazin (n° 3), J. Sternberg (n° 14), J. Vautrin (n° 26), G.-O. Châteaureynaud (n° 31), P. Bordage (n° 32), J. Serena (n° 34), le principe reste le même, alternant la publication de nouvelles inédites et d’entretiens avec les auteurs.

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C’est le cas avec le dernier numéro (n° 35), qui fait preuve d’un bel éclectisme avec cinq invités de marque. Après avoir répondu librement à quelques questions, chacun offre une nouvelle inédite : Annie Saumont (LA nouvelliste française par excellence) donne la parole à une mère de famille qui se retrouve emprisonnée à la place de son dealer de fils et qui lui demande « pourquoi t’es jamais venu ? » ; François Bon se livre à une longue réflexion « concernant les livres » ; Luc Lang signe un texte, drôle et cruel, intitulé « Esprit chien », qui sert de matrice à son prochain roman (à paraître au printemps 2010) ; Ingrid Thobois laisse traîner un parfum de « vétiver » en nous rappelant « qu’un parfum coûte moins cher qu’une psychanalyse » ; et Cécile Wajsbrot entraîne ses lecteurs « à la dérive » vers le cap Horn ! Dans l’autre partie de la revue, cinq nouvellistes à découvrir montrent les différentes caractéristiques de la nouvelle : le très littéraire « Kraken vieux » de Jean-B. Cabaud se rapproche de la veine fantastique ; « La putain et le prisonnier » de la Belge Anne Deckers tisse des liens avec le conte, même s’il n’est qu’« à peu près chinois » ; « L’âge de raison » de Denis Emorine est un excellent exemple de la nouvelle à chute ; avec le « Journal des douleurs », Tristan Felix revient à l’urgence des nouvelles journalistiques qui font la « une » pour décrire la condition des immigrés sur les trottoirs de Paris ; et, avec « Préjudice », Nicole Neaud montre ce que peut cacher un journal intime… Sans oublier les rubriques d’actualité sur le petit monde de la nouvelle et les concours (celui de la Nouvelle de la Ville d’Angers pour 2010 est d’ores et déjà ouvert). Joël Glaziou, « directeur de la revue Harfang » (mais il n’aime pas ce mot… et lui préfère celui d’animateur) annonce que le hasard fait que le prochain numéro (printemps 2010) sera composé autour de femmes : Cathie Barreau, Marie Cosnay, Marie-Hélène Lafon, Emmanuelle Urien,et aussi Frédérique Germanaud, Christine Lassalle, entre autres… Histoire de montrer que Harfang peut se conjuguer au féminin, comme il se conjugue au pluriel ! * Harfang, n° 35, 126 pages, 12 €, en vente à l’unité ou par abonnement, 35 € les 4 numéros. Pour tous renseignements, vente de numéros anciens (soldés), abonnement… une seule adresse : Harfang 13bis avenue Vauban, 49000 Angers. J. G.

L’ŒIL BLEU ET SOPHIA Une autre revue littéraire, consacrée aux littératures des deux derniers siècles et aux minores de la littérature finiséculaire : L’Œil bleu, poursuit aussi sa belle aventure1, encore que – est-on en droit de supposer – elle se heurte probablement à de semblables difficultés de financement, certes bassement matérielles, mais qui n’en relèvent pas moins de l’ordre du vital. Ce qui ex-

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plique probablement le tout petit tirage (150 exemplaires) : cette revue ne cible visiblement qu’un lectorat restreint de mordus des marges de la littérature et désireux de découvrir des textes inconnus, fussent-ils d’une valeur littéraire problématique. Le numéro 8 en est paru en 2009 et comporte un article de Paul Schneebeli sur le bien oublié « Paul-Marius André, poète et militant », un texte de ce socialiste oublié, mais qui a eu, semble-t-il, de saines fréquentations, et quelques articles pointus sur Alfred Jarry, signés Jean-Yves Gougeon, Noël Herbin (sur Faustroll) et de son biographe Henri Bordillon (sur ses relations avec une « vieille dame » qui n’est pas Berthe de Courrière). Il est loisible de commander ce numéro, en expédiant un chèque de 12 modiques euros à L’Œil bleu, 59, rue de la Chine, 75020 Paris (associationœ[email protected]). Dans le précédent numéro des Cahiers Mirbeau, j’ai eu le plaisir d’annoncer la naissance d’une revue philosophique de haute qualité et de grand format, Sophia, publiée à Quito par la faculté de philosophie de l’université catholique de l’Équateur et dirigée par le très dynamique et pédagogue Santiago Zarria. C’est la première du genre en Équateur, et elle entretient de nombreux liens avec des universités sud-américaines et européennes. Après des numéros consacrés à Kant, Wittgenstein et Nietzsche, le n° 6, paru en juin 2009 et superbement illustré, est consacré aux philosophes grecs de l’antiquité et à trois des principales écoles philosophiques : les stoïciens, les épicuriens et les cyniques. C’est dans ce cadre-là que j’ai eu le plaisir de voir reparaître, en espagnol, un mien article, « Mirbeau el cínico », paru en français dans un numéro de l’éphémère revue Dix-Neuf / Vingt, en septembre 2002. Il faut croire que Mirbeau se situe bien dans le cadre des objectifs émancipateurs que se propose Sophia, puisque Santiago Zarria est sympathiquement allé en personne porter la bonne parole mirbellienne aux étudiants de Cuenca. Reste à espérer que l’Église catholique ne mettra pas prématurément un terme à une publication qui doit sentir un peu trop le soufre à ses sensibles narines… NOTE 1. Voir le n° 16 des Cahiers Octave Mirbeau, 2009, pp. 369.

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NOS AMIS PUBLIENT Nombreux sont les amis d’Octave qui écrivent et publient en dehors de nos Cahiers et nous ne saurions clore de numéro sans citer quelques-unes de leurs productions de l’année. À tout seigneur, tout honneur : Claude Herzfeld, adepte bien connu de la lecture mythocritique à la lumière de Gilbert Durand, nous offre deux nouveaux petits volumes, derechef publiés par L’Harmattan, après son Jean Rouaud et le trésor des humbles, paru en 2007 : Charles-Louis Philippe entre Nietzsche et Dostoïevski (mai 2009, 111 pages, 12 €), dont le titre-programme ne saurait manquer d’induire des rapprochements entre cet ami des humbles et son mentor Octave Mirbeau ; et Georges Hyvernaud – Les Ressentiments fraternels (février 2009, 153 pages, 15 €), où ce courageux contempteur des mœurs du temps, qui pratique lui aussi l’autodérision, pourrait bien être un continuateur de Mirbeau dans ses combats pour la vérité. Roger Jouet, historien médiéviste et ancien maire de Trévières, a publié un beau volume illustré consacré aux Écrivains de (et en) Normandie, des origines à nos jours (OREP Éditions, 2009, 160 pages grand format). Au milieu d’écrivains oubliés et de seconds couteaux de la littérature, et aussi d’autres, patoisants, qui n’ont pas l’habitude d’être mis à l’honneur, tous les grands ont droit à une rubrique, et Mirbeau n’est évidemment pas oublié, mais on regrette un peu que sa photo ne trône pas, sur la couverture et la page de garde, aux côtés de Corneille, Maupassant et quelques autres de moindre renommée. Dominique Bussillet, également de Trévières, après avoir publié, en juin 2009, un bel article sur Mirbeau dans Itinéraires de Normandie, nous propose un petit volume Sand et Ségur, publié par un dynamique petit éditeur de Cabourg, Cahiers du Temps. Elle y rapproche ces deux écrivaines presque contemporaines, qui ont connu des destins singuliers et ont dû endosser un nom de plume, et qu’unit un semblable amour de la Normandie. Elle complète leurs évocations parallèles par des notices biographiques et bibliographiques. Pour sa part, notre ami Maxime Benoît-Jeannin, auteur de Au bord du monde (voir supra notre compte rendu), va publier un nouveau roman, historique cette fois, aux éditions Le Cri, à Bruxelles. Intitulé Les Confessions de Perkin Warbeck, il raconte les picaresques aventures de Pierrequin de Werbecque, né en 1474, à Tournai, à l’époque ville française, et qui a fini sa misérable existence terrestre pendu en 1499, à Londres, sous le règne de Henry VII, après s’être fait passer pour Richard d’York, l’un des « enfants d’Édouard », et avoir bénéficié un moment de l’assistance de Charles VIII et surtout du soutien indéfectible de Jacques IV, roi d’Ecosse. Armand Delcampe, de Louvain, a voulu célébrer dignement les quarante ans de théâtre de son atelier Jean-Vilar, et a publié, chez Luc Pire, un ma-

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gnifique album, superbement illustré, intitulé sobrement Atelier Théâtre Jean Vilar et sous-titré La passion a 40 ans. On y retrouve des illustrations de tous les spectacles qu’il a montés et auxquels il a sonné vie au cours des quatre dernières décennies, et notamment, bien sûr, Les affaires sont les affaires, qui a été donné à Angers à l’occasion d’une assemblée générale de la Société Mirbeau, et Contes cruels – Le Journal d’une femme de chambre, avec MarieLine Lefèvre. Enfin, Michel Bourlet, qui est extrêmement célèbre en Belgique, va publier, en février ou mars 2010, aux éditions Luc Pire, un livre de souvenirs, fort attendu, sur son étonnante expérience de magistrat : La Traque aux loups. En effet, ancien procureur du roi, il a été longtemps en poste à Neufchâteau, petite ville de l’Ardenne belge, et à ce titre a. été notamment chargé de trois affaires qui ont fait couler beaucoup d’encre des deux côtés de la frontière : l’affaire Cools (du nom de ce célèbre leader socialiste liégeois retrouvé assassiné), l’affaire Dutroux et l’affaire Fourniret. En élucidant rapidement les deux premières, il s’est naturellement heurté à tous ceux qui avaient intérêt à ce que la vérité ne soit jamais découverte et/ou qui avaient fait la preuve de leur totale incompétence. Honni des uns, il est devenu au contraire un modèle de droiture et de professionnalisme aux yeux d’une majorité de la population belge, traumatisée par les découvertes qu’elle a faites à cette occasion sur le fonctionnement de ses institutions. À partir de 2003, l’affaire Fourniret a encore aggravé son cas aux yeux de bien des flics, juges et politiciens, en révélant les incroyables dysfonctionnements des “Justices” française et belge. Comme quoi, en disant des vérités bonnes à entendre, on ne se fait pas que des amis, Mirbeau en sait quelque chose… Deux autres de nos adhérents s’apprêtent également à publier, en ce début d’année 2010, mais demandent le secret, que nous respecterons donc, en attendant la parution de leurs ouvrages respectifs, si du moins aucun impondérable ne vient la retarder. P. M.

Octave MIRBEAU Correspondance générale Tome III, 78 € (45 € pour nos adhérents)

TABLE DES MATIÈRES PREMIÈRE PARTIE : ÉTUDES • Pierre MICHEL : « Octave Mirbeau, Félicien Champsaur et La Gomme – Un nouveau cas de négritude ? » ................................................................................................................................ 4 • Dorothée PAUVERT-RAIMBAULT : « Champsaur, Mirbeau et Rimbaud » ........................ 22 • Olga AMARIE : « Octave Mirbeau et Juliette Adam : Le Calvaire censuré » ..................... 40 • Yannick LEMARIÉ : « Lazare en Octavie : le roman du mort vivant » ................................. 51 • Annie RIZK : « De Mirbeau à Genet, les bonnes et le crime en littérature – La destruction du sujet social entraîne-t-elle la dislocation du sujet littéraire ? » ........................................... 68 • Sándor KÁLAI : « Les récits d’une société criminelle – La représentation du crime dans Les 21 jours d’un neurasthénique » ...................................................................................... 77 • Fernando CIPRIANI : « Cruauté, folie et mort dans les contes de Mirbeau et de Villiers » ......................................................................................................................................... 88 • Angela DI BENEDETTO : « La parole à l’accusé : dire le mal dans les Contes cruels » ... 109 • Fabienne MASSIANI-LEBAHAR : « Quelques figures animalières dans l’œuvre d’Octave Mirbeau » ............................................................................................................................................. 122 • Claude HERZFELD : « Mirbeau et Léon Bloy : convergences » ......................................... 130 • Céline BEAUDET : « Zola et Mirbeau face à l’anarchie – Utopie et propagande par le fait » ............................................................................................................................................ 147 • Christian LIMOUSIN : « En visitant les expos avec Mirbeau… (II) » ................................. 157

DEUXIÈME PARTIE : DOCUMENTS • Owen MORGAN : « Judith Vimmer / Juliette Roux » ............................................................ 173 • Frédéric DA SILVA : « Mirbeau et l’affaire Sarah Barnum – Un roman inavoué de Paul Bonnetain ? » ............................................................................................................................. 176 • Nelly SANCHEZ : « Le Duel Mirbeau – Catulle Mendès vu par Camille Delaville » ....... 190 • Nelly SANCHEZ : « Lettres inédites d’Octave Mirbeau à Georges de Peyrebrune » ...... 192 • Jean-Paul KERVADEC : « Mirbeau et le “poète local” » ........................................................ 196 • Paul-Henri BOURRELIER : « Innovation et écologie dans Les affaires sont les affaires – La centrale hydroélectrique de la Siagne » ............................................................................... 198 • Philippe BARON : « Lechat sur la scène en 1903 et dans les années 30 » .................... 206 • Samuel LAIR : « Mirbeau vu par Edwards, ou la parabole de la paille et de la poutre » .. 211

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• Dominique RHÉTY : « Mirbeau, Henri Béraud et Paul Lintier » ........................................ 216 • Daniel ATTALA : « Octave Mirbeau et Pierre Ménard (Quasi fantasia) » ........................ 225

TROISIÈME PARTIE : TÉMOIGNAGES • Michel BOURLET : « De Léopold à Mirbeau » ........................................................................ • Marie BRILLANT : « Au nom de… » ............................................................................................ • Anne DECKERS : « Je hais Mirbeau ! » ........................................................................................ • Détlef KIEFFER, Kinda MUBAIDEEN et Érik VIADDEFF : « Un opéra numérique et virtuel d’après Le Jardin des supplices » ................................................................................

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QUATRIÈME PARTIE : BIBLIOGRAPHIE 1. ŒUVRES D’OCTAVE MIRBEAU • Contes cruels ........................................................................................................................................ • La Grève des électeurs, par Pierre Michel .................................................................................. • Dingo, par Pierre Michel .................................................................................................................. • Dreyfusard !, par Pierre Michel ...................................................................................................... • L’Abbé Jules, par Yannick Lemarié .................................................................................................

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2. ÉTUDES SUR OCTAVE MIRBEAU • Pierre Michel, Les Articles d’Octave Mirbeau ............................................................................ 256 • Yannick Lemarié et Pierre Michel (éd.), Dictionnaire Octave Mirbeau, par Arnaud Vareille ........................................................................................................................... 257 3. NOTES DE LECTURE • Sylvie Parizet (éd.), Mythe et littérature, par Pierre Michel .................................................. • Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, par Pierre Michel ..................................................... • Les Cahiers naturalistes, par Yannick Lemarié ........................................................................... • Le Petit chose, par Colette Becker ................................................................................................. • Jérôme Solal, Huysmans et l’homme de la fin, par Samuel Lair ......................................... • Mario Petrone et Maria Cerullo (éd.), Actualité de l’œuvre de Maupassant au début du XXIe siècle, par Colette Becker .............................................................................. • Catulle Mendès, Exigence de l’ombre, par Arnaud Vareille .................................................. • Robert Ziegler, Asymptote : an approach to Decadent fiction, par Reg Carr ................. • Bénédicte Brémard et Marc Rolland (éd.), De l’âge d’or aux regrets, par Yannick Lemarié ......................................................................................................................... • Maurice Maeterlinck, Petite trilogie de la mort, par Michel Bourlet ................................. • Spicilège – Cahiers Marcel Schwob, par Pierre Michel ........................................................... • Jules Renard, Correspondance générale, par Tristan Jordan ................................................. • Pierre Dufief (éd.), Lucien Descaves, par Jean-Louis Cabanès ............................................ • Patricia Izquierdo, Devenir poétesse à la Belle Époque – Étude littéraire, historique et sociologique, par Nelly Sanchez .........................................................................

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CAHIERS OCTAVE MIRBEAU

• Daniel Attala, Macedonio Fernández, lector del “Quijote”, con referencia constante a J.-L. Borges, par Pierre Michel .................................................................................................... 285 • Gilles Manceron et Emmanuel Naquet (éd.), Être dreyfusard, hier et aujourd’hui, par Pierre Michel ............................................................................................................................... 287 • Michel Dreyfus, L’Antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, par Denis Andro ................................................................................................................................. 289 • Charles Malato, La Grande grève ................................................................................................... 290 • Samuel Tomei, Clemenceau le combattant, par Alain Gendrault ...................................... 291 • Christophe Bellon, Briand l’Européen, par Alain Gendrault ................................................. 292 • Camille Pissarro, Turpitudes sociales, par Christian Limousin .............................................. 293 • Vincent Van Gogh, Les Lettres, par Christian Limousin .......................................................... 297 • Dominique Lobstein, Défense et illustration de l’impressionnisme. Ernest Hoschedé, et son “Brelan de Salons” (1890), par Christian Limousin ................................................... 299 • Rodin. La fabrique du portrait, par Pierre Michel ..................................................................... 301 • Jean-Paul Morel, Camille Claudel : une mise au tombeau, par Michel Brethenoux .... 303 • Colette Lambrichs, Dame peinture toujours jeune, par Jean-Pierre Bussereau ............. 306 • La Naissance et le mouvement – Mélanges offerts à Yves Moraud, par Pierre Michel ...... 307 • Anita Staron et Witold Pietrzak (éd.), Manipulation, Mystification, Endoctrinement, par Łukasz Szkopinski ....................................................................................................................... 307 • Arlette Bouloumié (éd.), Écritures insolites, par Pierre Michel ............................................ 308 • Gabriella Tegyey, Treize récits de femmes (1917-1997) de Colette à Cixous – Voix multiples, voix croisées, par Pierre Michel ...................................................................................................... 309 • Carmen Boustani, Oralité et gestualité : la différence homme/femme dans le roman francophone, par Bernard-Marie Garreau ................................................................................. 310 • Jelena Novakovic, Recherches sur le surréalisme, par Marija Džunić-Drinjaković ....... 312 • Emmanuel Pollaud-Dulian, Gentilshommes d’infortune – Juifs errants, par Pierre Michel .. 315 • Maxime Benoït-Jeannin, Au bord du monde – Un film d’avant-guerre au cinéma Éden, par Pierre Michel ............................................................................................................................... 316 • François-Christian Semur, L’Affaire Bazaine, par Alain Gendrault ....................................... 317 • Marc Bressant, La Citerne, par Alain Gendrault ....................................................................... 318 • Alain Bourges, Contre la télévision, tout contre, par Pierre Michel ................................... 320 • Stéphane Beau, Le Coffret, à l’aube de la dictature universelle, par Goulven Le Brech .... 321 4. BIBLIOGRAPHIE MIRBELLIENNE, par Pierre Michel

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Nouvelles diverses ................................................................................................................................ 339 Massacre à la Comédie-Française – Mirbeau au théâtre – Mirbeau traduit – Mirbeau sur Internet – Le Dictionnaire Octave Mirbeau – Mirbeau personnage – Mirbeau et Léon Bloy – Mirbeau et l’Index – Mirbeau et Les Fellatores – Mirbeau et les choux – Mirbeau et ses neveux Petibon – Mirbeau et le Crack-Winner – Un abbé Jules finlandais – Huysmans – Jules Renard – Saint-Pol-Roux – Remy de Gourmont – Paul Claudel – Paul Léautaud – Lucie DelarueMardrus – Delaville et Peyrebrune – Doubrovsky et l’autofiction – Carrière et Besnard – Le Grognard – Amer – Harfang, revue de littératures – L’Œil bleu et Sophia – Nos amis publient

Achevé d’imprimer en février 2010 sur les presses de l’imprimerie La Botellerie, à Vauchrétien (Maine-et-Loire), pour le compte de la Société Octave Mirbeau Dépôt légal : mars 2010

Mirbeau, vu par Jean-Pierre Bussereau.