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French Pages 435 Year 1976
CLASSIQUES SLAVES
Alexandre Herzen ,
,PASSE
ET MEDITATIONS TOME DEUXIEME PRf:SENTÉ, TRADUIT ET COMMENTÉ PAR DARIA OLIVIER
EDITIONS L'AGE D'HOMME
Alexandre Ivanovitch Herzen : sa pensée puissante aux multiples facettes rayonne au milieu du XIX" siècle sur la Russie. ll est le combattant inlassable, le guetteur attendant les premiers feux du jour, le messager élevant l'étendard des espérances. Son combat pour la rénovation de sa patrie, par la voie d'un socialisme essentiellement russe, ne cesse qu'avec son dernier souffle. Pèlerin de l'Europe occidentale, il passe trente-trois années loin de sa terre natale, où il ne retourne jamais; il expire à Paris et repose au cimetière de Nice. Bien qu'il eût en France des amis éminents, comme Victor Hugo et Michelet, lui-même et son œuvre sont restés ignorés de la majorité des Français. Cette lacune est réparée aujourd'hui par la parution intégrale en langue française, de Byloié i Doumy, que nous intitulons Passé et Méditations, et dont le présent ouvrage constitue le deuxième volume. Tout au long de cette œuvre, à laquelle il travailla pendant seize ans, Herzen, se connaissant luimême et connaissant son siècle, évoque sa personne, sa vie et son temps. Né à Moscou en 1812, Alexandre Herzen grandit dans l'un de ces foyers russes, aristocratiques et cultivés, raffinés par la France du xvm• siècle. Le jeune garçon aurait pu se prélasser, oisif, dans ce « nid de gentilshommes » et devenir un « maître comme les autres ». Son intelligence aiguë, sa précoce lucidité le menèrent sur d'autres voies. Son existence fut celle d'un homme qui s'était trouvé par hasard sur le chemin de l'Histoire. Etait-ce bien un hasard? Qui plus que Herzen - et ceci dès sa prime jeunesse - s'est plus témérairement précipité au-devant de l'Histoire, pour y prendre part et en être le témoin ? Son existence mouvementée, passionnée, il l'a retracée d'un bout à l'autre dans Passé et Méditations, dont son contemporain, le grand critique Bélinski, disait : « Tu as un genre particulier, qu'il serait aussi dangereux d'imiter que toute œuvre d'art véritable... Tu peux dire : Je suis moi, et rien d'autre 1 » Ce livre n'a pas de parallèle. S'agit-il d'une chronique, d'une autobiographie, d'une confession ou de mémoires ? On aurait envie de dire qu'aucune de ces « étiquettes » ne convient, ou encore qu'il s'agit d'une synthèse de tous ces genres. Ce qui caractérise Herzen, c'est le jeu constamment renouvelé de son esprit et de sa mémoire qui recrée l'univers extérieur et le monde intérieur dans leurs constantes interférences. Son cercle de famille se fond dans des paysages plus larges, plus universels ... Le champ vaste de ses intérêts en fait un esprit « encyclopédique ». Poussant sa recherche du vrai, il croît en stature, il vit en tous sens, de tous les côtés. ll creuse l'événement, dénonce, interpelle, accuse, puis s'attarde sur un événement qui l'emplit de tendresse ou de bonheur. La précision du trait fait surgir non une image, mais un être vivant; il atteint son but premier : marquer le cœur du lecteur. Œuvre de toute une vie, brillant d'intelligence, d'énergie, d'humanité, Passé et Méditations révèle un homme passionné et tenace qui demeura fidèle à un idéal indestructible. L'homme d'aujourd'hui peut y entendre encore une parole vivante, car Herzen, repoussant la violence, consacre toutes ses forces à la raison, à la liberté et au respect de l'homme.
PASSÉ ET MÉDITATIONS (Byloïé i Doumy)
« Classiques Slaves >
Collection dirigée par Georges Nivat, Jacques Catteau et Vladimir Dimitrijevic
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.
© 1976 by Editions l'Age d'Homme S.A., Lausanne.
« Classiques Slaves »
Alexandre Herzen
PASSÉ ET MÉDITATIONS TOME DEUXIÈME TRADUIT ET COMMENTE PAR DARIA OLNIER
Editions L'Age d'Homme
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
La traduction française des Mémoires d'Alexandre Ivanovitch HERZEN, parus en langue russe sous le titre Byloïé y Doumy (abr. B.i D.), paraîtra en quatre volumes. Le troisième est en préparation. La traductrice se réfère essentiellement aux textes originaux suivants : A. 1. HERZEN : Œuvres complètes éditées par M. 1. Lemke, 22 volumes, Pétrograd, 1915-1925. B.i D. se trouve aux tomes XII, XIII et XIV. (Abr. : L.) - Œuvres complètes éditées par l'Académie des Sciences de l'U.R.S.S., 30 volumes, 1954-1968. B.i D. se trouve aux tomes VIII, IX, X et XI. (Abr. : A.S.) - Byloïé i Doumy, édition Kamenev, 3 volumes, Moscou-Léningrad, 1932. (Abr. : K.) - Byloïé i Doumy, édition Streich, 1 volume de 900 p. (texte placé sur deux colonnes), Léningrad, 1947. (Abr. : Str.) Nous avons également utilisé les abréviations suivantes Les Annales de la Patrie : Annales. L'Etoile Polaire : E.P. Léningrad : Lén. Moscou: M. Les notes et commentaires d'un ouvrage tel que Passé et Méditations nécessitent de nombreuses recherches. Les ouvrages, articles, études consultés pour les deux premiers volumes sont fort nombreux, mais écrits principalement en russe. Cependant (et bien que nous les mentionnions in extenso) nous pensons qu'il est nécessaire d'indiquer aux lecteurs qui ne connaissent pas la langue maternelle de Herzen les ouvrages importants parus en Occident : Raoul LABRY : Alexandre Ivanovic Herzen, 1 vol., Paris, 197:8. Martin MALIA : Alexander Herzen and the Birth of Russian Socia/ism, vol., Harvard University Press, 1961. (Abr. : M.M.). Michel CADOT : La Russie dans la vie intellectuelle française (1839-1856), vol., Paris, Fayard, 1967, Coll. « L'Histoire sans frontières ». Franco VENTURI : Les Intellectuels, le Peuple et la Révolution, 2 vol. (pour HERZEN le t. I•r), Gallimard, 1972, Coll. « Bibliothèques des histoires >>, trad. de l'italien par V. PAQUES. (Texte original : /1 Populismo russo, trad. anglaise : The Roots of Revolution.) Autour d'Alexandre Herzen, documents inédits publiés par M. VUILLEUMIER, M. AucoUTURIER, S. STELLING-MICHAUD et M. CAooT, Librairie Droz, Genève, 1 vol., 1973. Alexandre HERZEN : Lettres inédites à sa fille Olga, introduction et notes par A. ZVIGUILSKI, 1 vol., Paris, 1970. Rappelons que Passé et Méditations est la première traduction intégrale en français de Byloïé i Doumy.
CHRONOLOGIE SOMMAIRE
Tome premier : 25 mars 1812 Naissance d'Alexandre Ivanovitch HERZEN Mort du tsar ALEXANDRE rr, à Taganrog 19 novembre 1825 Soulèvement des « Décembristes » 14 décembre 1825 (Amitié avec Nicolas OGAREV) Couronnement du tsar NICOLAS rr mai 1826 Entrée de AI. HERZEN à l'Université de Moscou septembre 1829 Sortie de l'Université juin 1833 (Thèse : Du développement historique du système de Copernic) Arrestation de Al. HERZEN, à Moscou 21 juillet 1834 Jugement et condamnation à la déportation 20 mars 1835 Arrivée à Perm 28 avril 1835 Départ de Perm, arrivée à Viatka 13 mai 1835 Visite du prince héritier Alexandre à Viatka fin 1837 Transfert de AI. HERZEN, à Vladimir 3 janvier 1838 Voyage clandestin à Moscou pour voir Natalie Zakharine. 3 mars 1838 Enlèvement de Natalie. Retour avec elle à Vladimir. Mariage 9 mai 1838 Naissance d'un fils : Alexandre ( « Sacha ») à Vladimir 13 juin 1839
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Tome deuxième : NICOLAS 1"' autorise A.I. HERZEN à retourner à Moscou A.I. HERZEN s'installe à Pétersbourg « Affaire de la sentinelle »; A.I. HERZEN convoqué à la Troisième Section Nouvel exil. Novgorod Naissance d'un fils, Ivan, qui ne survit pas Gracié une seconde fois par NICOLAS r·, A.I. HERZEN quitte Novgorod et s'installe à Moscou Naissance d'un fils sourd-muet, Nicolas (« Kolia ») Du Dilettantisme dans la Science, articles parus dans Les Annales de la Patrie en janvier, mars, mai et décembre Naissance d'une fille, Natalie {« Tata ») Huit Lettres sur l'Etude de la Nature paraissent dans les Annales de la Patrie Mort du père d' A.I. HERZEN : IVAN ALEXEEVITCH IAKOVLEV Départ pour l'étranger de. toute la famille Arrivée à Paris Départ pour l'Italie A.I. HERZEN quitte l'Italie le 28 avril et arrive à Paris Dix Lettres de France et d'Italie paraissent de mai à décembre et de février à septembre dans le Contemporain. A la suite du 13 juin, poursuivi par la police française. A.I. HERZEN quitte Paris le 20 juin et arrive à Genève Par suite de son refus de retourner en Russie, A.I. HERZEN, sur décision de NICOLAS r·, perd sa nationalité russe
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2 mars 1840 10 mai 1840 7 décembre 1840 10 février 1841 12 juillet 1842 30 décembre 1843 1843 13 décembre 1844 1845 et 1846 mai 1846 19 janvier 1847 (ancien style) 25 mars 1847 (nouveau style) 21 octobre 1847 5 mai 1848 1847 et 1848 22 juin 1849 1850
Parution en allemand, d'après le manuscrit russe, d'une série d'essais :De l'Autre Rive (Vom andern Ufer) rédigés en deux ans (Première édition russe : S'Togo Béréga, Londres 1855) A.I. HERZEN et sa famille acquièrent la ;« nationalité fribourgeoise », (accordée par le Grand Conseil de Fribourg) après être devenus citoyens de Châtel, près de la ville de Morat Installation de la famille HERZEN à Nice Du Développement des idées révolutionnaires en Russie La mère de A.I. HERZEN, Luisa Haag et son fils Kolia périssent en mer Mort de Natalie Herzen Arrivée de A.I. HERZEN et ses enfants à Londres
1850
6 mai 1851 juin 1851 1851 15 novembre 1851 2 mai 1852 25 août 1852
(*) A ces trois derniers événements, extrêmement importants, Herzen se réfère brièvement et sporadiquement dans ce Tome II de B. i. D. lls seront longuement ciéveloppés au Tome III (en préparation).
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QUATRIEME PARTIE
MOSCOU, PETERSBOURG et NOVGOROD (1840-184 7)
C~PITRE
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Dissonances. Un nouveau Cercle. Hégélianisme effréné. V. Bélinski, M. Bakounine et d'autres. Querelle avec Bélinski et réconciliation. Dispute avec une dame, à Novgorod. Le Cercle de Stankévitch.
Au début de l'année 1840 nous quittâmes Vladimir et la pauvre, l'étroite Kliazma. Je prenais congé de la petite ville de nos noces, le cœur serré et plein d'appréhension : je prévoyais que nous ne connaîtrions plus la même vie intérieure, simple, profonde, et qu'il nous faudrait replier beaucoup de voiles. Elles ne reviendraient plus, nos longues randonnées solitaires hors de la ville quand, perdus au milieu des prés, nous jouissions si vivement du printemps de la nature et du nôtre ... Elles ne reviendraient plus, les soirées d'hiver durant lesquelles, assis tout près l'un de l'autre, nous fermions un Hvre pour écouter le grincement des traîneaux et le tintement des clochettes, qui nous rappelaient tantôt le 3 mars 1838, tantôt notre équipée du 9 mai ... 1 Cela ne reviendrait plus ! ... Depuis bien longtemps les hommes savent, répètent sur tous les tons que « 'le mai de la vie fleurit une fois pour ne plus revenir »; 2 il n'empêche que le « juin de la maturité », avec son dur labeur et ses routes pierreuses, prend l'homme au dépourvu. La jeunesse court étourdiment, mue par une espèce d'algèbre d'idées, de sentiments, d'aspirations, peu intéressée, peu touchée par ce qui est individuel. Mais voici l'amour, la découverte de l'inconnu; tout se ramène à un seul être, passe par lui; en lui on se met à chérir l'universel; en lui, ce qui est gracieux se mue en beauté; mais ce qui est extérieur à ces êtres ne les touche guère : ils sont donnés l'un à l'autre et peu leur importe si l'herbe cesse de pousser alentour ! Cependant elle pousse, avec ses orties et ses ronces et, tôt ou tard, elle commence à les piquer, à s'accrocher à eux. 1. Le 3 mars 1838 : voyage clandestin de Herzen à Moscou, alors qu'il était en résidence surveillée à Vladimir; 9 mai 1838 : arrivée de Herzen et Natalie Zakharine, sa cousine, à Vladimir et leur mariage secret. fY; tome 1er, 3" partie.) 2. Citation tirée du poème de Schiller : Résignation.
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Nous savions que nous n'emporterions pas Vladimir avec nous, mais nous pensions que notre mai était loin encore de sa fin. Il me semblait même, en revenant à Moscou, que je retrouvais l'époque où j'étais étudiant. Toute l'ambiance me fortifiait dans cette idée. C'était la même maison, le même mobilier. Voici la chambre où Ogarev et moi, enfermés, conspirions à deux pas du Sénateur et de mon père 3; et voici mon père en personne, vieilli et voûté, mais tout aussi prompt à me gronder parce que je rentrais trop tard. « Qui fait un cours demain ? Quand ont lieu les répétitions? En sortant de l'Université, je passerai chez Ogarov ... » J'étais à nouveau en 1833 ! Ogarev se trouvait là, en effet. 4 Il avait été autorisé à rentrer à Moscou quelques mois avant moi. 5 Sa demeure était redevenue le pôle d'attraction où se retrouvaient les amis anciens et nouveaux. Et, bien que l'unanimité d'autrefois n'existât plus, tous lui témoignaient une grande sympathie. Comme nous avons déjà eu l'occasion de le noter, il était doté d'un magnétisme particulier, d'une faculté d'attraction féminine. Sans motif apparent, on est attiré par de tels êtres, on s'attache à eux; ils vous réchauffent, vous lient, vous apaisent; ils sont une table ouverte autour de laquelle chacun s'installe, se restaure, se repose, reprend courage et sérénité, puis repart en s'étant fait un ami. Ses relations lui prenaient beaucoup de temps; parfois il en souffrait, mais jamais il ne fermait sa porte, et recevait chacun avec un doux sourire. Nombreux étaient ceux qui voyaient là une grande faiblesse. Certes, son temps fuyait, se gaspillait, mais il y gagnait en affection non seulement du côté de ses proches, mais aussi des étrangers, des faibles; voilà qui vaut bien la lecture ou d'autres occupations ! Jamais je n'ai pu comprendre comment il est possible de taxer des hommes tels que Ogarev d'oisiveté. Le point de vue des usines et des ouvriers ne convient guère ici. Il me souvient qu'un jour, au temps où nous étions étudiants, lui, moi et Vadim 6 étions attablés devant un verre de vin du Rhin. Ogarev devenait de plus en plus 3. Le Sénateur : Léon Alexêiévitch lakovlev (1764-1839), oncle d'Alexandre Herzen. Le père : Ivan Aléxêiévitch Iakovlev. Herzen était un fils naturel. 4. Ogarev, Nicolas Platonovitch (1813-1877), depuis l'âge de quatorze ans et jusqu'à ce que la mort les sépare, l'ami le plus intime de Herzen. (V. tome l"', tr• et 2 e parties.) 5. Arrêté en 1835, il fut exilé. Il rentra en été 1839, Herzen en mars 1840. 6. Vadim Passek (1808-1842) : ethnographe, l'une des plus pures figures du « cercle Herzen-Ogarev », au temps où ils étaient étudiants. Il avait épousé une cousine de Herzen, Tatiana. (V. tome 1er, 1re partie.)
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sombre. Soudain, les larmes aux yeux, il répéta les mots de Don Carlos, qui citait Jules César : « J'ai vingt-trois ans et je n'ai rien fait pour devenir immortel :. ! 7 Il en ressentit tant de peine, qu'avec sa paume il frappa de toutes ses forces son gobelet vert et s'entailla profondément la main. Tout cela est bel et bon, mais ni César, ni Don Carlos et son Posa, ni moi et Vadim n'avons su expliquer pourquoi il faut faire quelque chose pour l'immortalité. Si l'on a un travail, on doit le faire, mais comment ? Pour le travail en soi ou pour laisser un souvenir à l'humanité ? Tout cela me paraît assez vague; du reste, qu'est-ce que le travail? Le travail, le business s.... Les fonctionnaires ne s'occupent que des affaires civiles ou criminelles; le marchand considère qu'il n'a d'autre occupation que son commerce; pour les militaires, s'occuper, c'est marcher comme des hérons et s'armer de pied en cap en temps de paix. Selon moi, c'est une œuvre énorme que de servir de lien et de pôle d'attraction à tout un groupe de personnes, surtout dans une société dissociée et ligotée. Personne ne m'a taxé d'oisiveté, certaines choses que j'ai faites ont été appréciées par plusieurs, mais sait-on combien, dans tout ce que j'ai accompli, se sont reflétées nos causeries, nos disputes, nos nuits passées à errer oisivement par les rues, ou, plus oisivement encore, devant un verre de vin ?... Mais bientôt un souffle passa même sur ce groupe-là, nous rappelant que le printemps s'était enfui. Lorsque la joie des retrouvailles se fut calmée, que les festins eurent pris fin, lorsque l'essentiel fut dit et redit et qu'il nous fallût poursuivre notre chemin, nous nous aperçûmes que la vie insouciante, lumineuse, que nous recherchions dans nos souvenirs, n'existait plus pour nous, et, surtout dans la maison d'Ogarev. Les amis faisaient du bruit, les disputes allaient bon train, parfois coulait le vin, mais ce n'était pas la gaieté d'autrefois. Chacun avait des arrières-pensées, taisait certaines choses; il y avait comme une contrainte. Ogarev avait un regard triste et Ketcher 9 levait les sourcils d'un air lugubre. Une fausse note résonnait dans notre accord, provoquant une de César à la gloire d'Alexandre le Grand. 7. F. Schiller : Don Carlos; acte II, sc. 2. Jules César, selon Plutarque : référence 8. En anglais dans le texte (N. de la traductrice, comme toutes les notes de ce volume qui ne sont pas suivies d'une autre référence). 9. Ketcher, Nicolas Christophorovitch (1806-1886), camarade d'Université de Herzen, membre de son « cercle » politico-philosophique, médecin, poète, traducteur. Herzen le surno=a « le dernier des Mohicans ». (V. tome I••, surtout 3• partie, et dans ce volume-ci, fin de la 4• partie.)
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affreuse dissonance. Il n'y avait pas assez de toute la chaleur, de toute l'amitié d'Ogarev pour la rendre inaudible. Ce que j'avais craint une année auparavant arriva, et dépassa mes plus sombres prévisions. Le père d'Ogarev était mort en 1838. Peu avant, Ogarev s'était marié 10. La nouvelle de ce mariage m'effraya : cela s'était fait de façon si rapide, si inattendue. Les rumeurs concernant son épouse parvenaient jusqu'à moi et ne lui étaient pas très favorables; mais lui, il m'écrivait plein d'enthousiasme et je faisais confiance à son jugement. Néanmoins, j'avais peur. (1) Au début de 1839 ils vinrent passer quelques jours à Vladimir. Nous nous retrouvions pour la première fois depuis que l'Assesseur Oranski nous avait lu la sentence.11 Ce n'était pas le moment d'aller au fond des choses. Je me souviens seulement que dès le premier instant la voix de la jeune femme me frappa désagréablement, mais cette impression fugace s'évanouit dans la lumineuse clarté de notre allégresse. Oui, ce furent des jours de plénitude et de bonheur intime, ceux où l'homme, ne se doutant de rien, atteint le sommet le plus élevé, la limite extrême de son bonheur personnel. Pas l'ombre d'un souvenir triste, le moindre pressentiment obscur, rien que la jetmesse, l'amitié, l'amour, un trop-plein de forces, d'énergie, de santé et, devant soi, une route sans fin. Même notre humeur mystique, qui persistait encore en ce temps-là, conférait une solennité festive à notre réunion, tels un carillon de cloches, une chorale, des lustres brillants. Dans ma chambre, sur une table, il y avait un petit crucifix en fonte. - A genoux! s'écria Ogarev, et rendons grâce de ce que nous soyons réunis tous les quatre ! Nous nous agenouillâmes près de lui puis, essuyant nos larmes, nous nous enlaçâmes. Pourtant, l'une de nous n'avait pas de pleurs à essuyer : la femme d'Ogarev contemplait tout cela avec étonnement. Je crus alors qu'il s'agissait de retenue 12 mais elle-même m'avoua plus tard que cette scène lui avait paru excessive, puérile. C'était possible, en effet, vu de l'extérieur, mais pourquoi cela lui apparaissait-il ainsi? Pourquoi était-elle si sobre au milieu de cette ivresse, si adulte parmi des êtres si juvéniles ? 10. Son père lui laissait des biens immenses. 11. Le 20 mars 1835 Herzen, Ogarev et les autres membres de leur « cercle » furent condamnés à l'exil, Herzen à Viatka (auj. Kirov), près de la crête de l'Oural, Ogarev dans la propriété de sa famille. Les Ogarev séjournèrent à Vladimir du 15 au 19 mars 1839. 12. En français dans le texte.
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Ogarev retourna dans ses terres; elle se rendit à Pétersbourg. décidée à entreprendre des démarches pour leur retour à Moscou. Un mois plus tard, elle passa à nouveau par Vladimir. Seule. Pétersbourg et quelques salons aristocratiques lui avaient tourné la tête. Elle avait envie de tout ce qui brille, la richesse la ravissait. « Comment va-t-elle s'en tirer? » me demandai-je. Tant de maux pouvaient découler d'une telle incompatibilité de goûts. Mais pour elle, tout était nouveauté : la fortune, Pétersbourg, les salons; peut-être n'était-ce qu'un engouement passager ? Elle était intelligente, elle aimait Ogarev... et je me berçai d'espoir. 13 A Moscou on craignait qu'elle ne s'adaptât pas facilement. Le milieu artistique et littéraire flattait son amour-propre, mais ce n'était pas ce qui l'attirait le plus. Elle aurait consenti à réserver un sanctuaire aux artistes et aux savants dans un salon aristocratique, mais elle entraînait de force Ogarev dans un univers vide. où il étouffait d'ennui. Ses amis les plus proches commencèrent à s'en apercevoir, et Ketcher qui depuis longtemps fronçait le sourcil, posa farouchement son veto. Emportée, vaniteuse, n'ayant pas. l'habitude de se contenir, elle avait blessé un amour-propre aussi susceptible que le sien. Ses manières anguleuses, assez sèches, ses sarcasmes, lancés de cette voix qui m'avait, lors de notre première rencontre, si curieusement égratigné le cœur, provoquèrent une vive opposition. Après s'être querellée pendant deux mois avec Ketcher. (qui, ayant raison dans le fond, avait toujours tort dans la forme) après avoir dressé contre elle plusieurs personnes peut-être trop promptes, à cause de leur situation matérielle, à prendre la mouche. elle se retrouva finalement face à face avec moi. De moi, elle avait peur. Elle voulait se mesurer à moi et découvrir fina;lement ce qui allait l'emporter, de l'amitié ou de l'amour, comme si l'un devait prédominer sur l'autre. ll s'agissait ici de beaucoup plus que du désir d'avoir le dessus dans une quereHe fantasque : elle avait conscience que je m'opposais plus que quiconque à ses vues; il y avait ici envie, jalousie et un désir féminin de dominer. Avec Ketcher, elle s'était disputée chaque jour, jusqu'aux larmes, ils s'étaient injuriés comme de méchants enfants, mais sans acharnement; moi, elle me regardait en pâlissant, en tremblant de haine. Elle me reprochait de détruire son bonheur en prétendant, présomptueusement, à l'amitié exclusive d'Ogarev, et de faire preuve d'un orgueil révoltant. Je sentais 13. Ogarev aussi, qui écrivait : ... Maria! Mon amitié pour Alexandre est quelque chose de particulier, de rare, que même bien des personnes ne comprennent pas. Embrasse A. comme un frère et que Dieu te bénisse si tu saisis tout le caractère sacré de notre attachement fraternel et lui ouvres ton cœur 1 (Cité par M. Guerschenson, « Images du Passé » Obra:zy Prochlogo, Moscou, 1913, pp. 362-363.)
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qu'elle était injuste et, à mon tour, je devenais dur et impitoyable. Elle m'avoua elle-même, cinq ans plus tard, qu'il lui était venu l'idée de m'empoisonner : voilà jusqu'où allait sa haine. Elle rompit avec Natalie, parce qu'elle m'aimait, parce que tous mes proches étaient ses amis. Ogarev souffrait (2). Personne ne l'épargnait, ni elle, ni moi, ni les autres. Nous avions «choisi son cœur pour champ de bataille », comme il l'exprima dans une de ses lettres), sans songer qu'il aurait mal, quel que fût le vainqueur. Il nous conjura de nous réconcilier, s'efforça d'anondir les angles; nous nous réconciliâmes, mais notre amour-propre blessé criait à tue-tête, notre susceptibilité, tant éprouvée, partait en guerre pour un mot. Epouvanté, Ogarev voyait s'effondrer tout ce qui lui était cher; il constatait que la femme aimée ne vénérait pas ce qui lui était sacré, qu'elle était une étrangère. Mais il ne pouvait cesser de l'aimer. Nous, nous étions ses proches, mais il voyait avec tristesse que nous n'avions pas allégé d'une seule goutte la coupe d'amertume que le destin lui avait offert. Il ne pouvait trancher brutalement ni les liens de la Naturgewalt 14 qui l'attachaient à elle, ni les nœuds solides de la sympathie qui le liaient à nous. De toute manière il était condamné à être saigné à blanc et, le percevant, il s'efforçait de garder sa femme, de nous garder aussi, il se cramponnait convulsivement à ses mains comme aux nôtres; et nous, nous tirions furieusement chacun de notre côté, écartelant Ogarev, tels des bourreaux! L'homme est cruel, et seules de longues épreuves peuvent le dompter. Cruel est l'enfant dans son inconscience et le jeune homme orgueilleux de sa pureté; cruel est le prêtre, fier de sa sainteté et le doctrinaire, orgueilleux de son savoir. Tous nous sommes impitoyables, surtout lorsque nous avons raison. Habituellement, 'le cœur s'ouvre et s'attendrit à la suite de cicatrices profondes, d'ailes brûlées, de chutes conscientes, après la terreur qui glace l'homme quand, seul et sans témoins, il commence à pressentir qu'il est une créature faible et vile. Son cœur devient plus humble. Essuyant la sueur de l'effroi et de la honte, redoutant d'être vu, il cherche des justifications pour lui-même et les trouve pour un autre que lui. Dès ce moment, le rôle de juge, de bourreau, le remplit d'aversion. En ce temps-là, j'étais bien loin de tout cela ! La lutte se poursuivait, intermittente. La femme exaspérée, persécutée par notre intolérance, se prenait de plus en plus dans ses entraves, ne pouvait les supporter, se débattait, tombait, mais ne 14. Force de la nature.
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changeait point. Se sentant impuissante à vaincre, elle se consumait de rancune et de dépit, de jalousie sans amour. Ses idées échevelées, empruntées à tort et à travers aux romans de George Sand, à nos conversations, où jamais elle n'avait rien tiré au clair, la menaient d'une ineptie à une autre, à des excentricités qu'elle prenait pour de l'originalité, à cette émancipation des femmes en vertu de laquelle elles rejettent, à leur choix, ce qui leur déplaît dans l'ordre existant et établi, et conservent obstinément tout le reste. La rupture devenait inévitable, mais longtemps Ogarev eut pitié d'elle, longtemps il tenta de la sauver et garda l'espoir. Quand, pour un instant, s'éveillait en elle un élan de tendresse ou vibrait une corde poétique, il se montrait prêt à oublier à tout jamais le passé et à commencer une nouvelle vie d'harmonie, de paix et d'amour; mais elle ne savait se retenir, perdait l'équilibre et, à chaque fois, tombait plus bas. Fibre à fibre, douloureusement, leur union se défaisait jusqu'à ce que s'usât sans bruit le dernier fil, et qu'ils se séparent à jamais. 15 Dans tout cela surgit une question à laquelle il n'est guère facile de répondre. Comment cette influence puissante, fondée sur la sympathie, qu'exerçait Ogarev sur tout son entourage, et qui entraînait des étrangers vers des sphères élevées et des intérêts communs, avait-elle pu glisser sur le cœur de sa femme sans y laisser la moindre trace bénéfique? Pourtant il l'aima passionnément et dépensa plus de forces et de cœur pour la sauver que pour toute autre entreprise. Elle l'avait aimé, aussi, au commencement, cela ne fait aucun doute. J'y ai beaucoup réfléchi. Au début, bien entendu, je n'en accusais qu'une seule personne, mais j'ai compris par la suite que même ce fait étrange, anormal, avait son explication et ne représentait pas, en somme, une contradiction. Il est beaucoup plus aisé d'exercer une influence sur un groupe qui vous témoigne sa sympathie que sur une seule femme. Il est plus facile de prêcher en chaire, d'entraîner des hommes du haut d'une tribune, d'enseigner ex cathedra, que d'élever un seul enfant. Dans l'amphithéâtre, à l'église, au club, la similitude des préoccupations et des aspirations prédomine; à cause d'elles les hommes se réunissent : il ne s'agit que de les développer plus avant. Le cercle d'Ogarev comprenait d'anciens camarades d'université, des jeunes savants, des artistes, des hommes de lettres; une religion commune les liait, un langage commun et, plus encore, une haine commune. 16 Ceux 15. A la fin de l'année 1844. 16. La baine de l'Etat autocratique de Nicolas 1••.
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pour qui cette « religion » ne représentait pas effectivement une affaire vitale, s'éloignaient petit à petit, d'autres prenaient leur place, tandis que nos idées et notre cénacle puisaient des forces dans le libre jeu des affinités électives et des convictions communes. L'intimité avec une femme est une affaire purement personnelle, fondée sur une affinité différente, secrètement physiologique, inconsciente, passionnée. D'abord nous sommes proches, puis nous faisons connaissance. Chez ceux dont la vie n'est pas écrite d'avance, ramenée à une idée unique, l'équilibre s'établit facilement. Tout est fortuit. Tantôt l'un cède, tantôt l'autre, et même s'ils ne cèdent pas, il n'y a pas grand mal. En revanche, l'homme consacré à une seule idée découvre avec effroi qu'elle est étrangère à la personne la plus proche de lui! Il se hâte de l'éveiller, mais en général ne parvient qu'à l'effaroucher ou à l'embrouiller. Arrachée aux traditions dont elle ne s'est pas encore libérée, comme jetée par-dessus un ravin béant, elle se croit affr·anchie et, arrogante, orgueilleuse, désinvolte, renie ses idées anciennes pour accepter, sans discernement, les nouvelles. Dans sa tête, dans son cœur, c'est le désordre, le chaos ... Les rênes sont lâchées, l'égoïsme n'a plus de frein ... Et nous, croyant avoir accompli quelque chose, nous lui faisons des cours, comme dans un amphithéâtre ! Le don d'éducateur, le don de l'amour patient, plein d'abnégation, de dévouement absolu, se rencontre pllus rarement que tous les autres. Il ne peut être remplacé ni par le seul amour maternel passionné, ni par la seule dialectique aux arguments solides. Ne tourmente-t-on pas les enfants, voire les adultes, parce qu'il est si difficile de les éduquer et si facile de les fouetter? Est-ce qu'.en châtiant nous ne nous vengeons pas de notre incompétence ? Ogarev l'avait compris déjà à ce moment-là; c'est pourquoi chacun (et moi dans le nombre) lui reprochait de se montrer trop doux .... Le cercle des jeunes hommes qui s'était formé autour de lui n'était pas notre cercle d'autrefois. A part nous, n'étaient présents que deux de nos anciens amis. 17 Le ton, les intérêts, tes occupations, tout avait changé. Les amis de Stankévitch se trouvaient au premier plan. Bakounine et Bélinski étaient à leur tête 18, chacun ·tenant ·à la main un volume de la philosophie de Hegel, et faisant preuve de cette intolérance juvénile qui seule permet de manifester des convictions vitales et passionnées. 17. Nicolas Ketcher et Nicolas Satine. 18. Bakounine, Michel Alexandrovitch (1814-1876), alors hegelien enragé, devait
ensuite renier violemment son « maître » allemand et devenir « le père de l'anarchisme ». Bélinski, Vissarion Grigoriévitch (1811-1848), cf. plus loin, note 32, p. 26, et une grande partie du présent chapitre.
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La philosophie allemande avait été inoculée à l'Université de Moscou par M. G. Pavlov. 19 La chaire de philosophie avait été supprimée en 1826. (3) Pavlov enseignait ~'introduction à la philosophie en place de physique et d'agriculture. Il était ardu d'apprendre la physique en suivant son cours, impossible d'apprendre l'agriculture, mais ses leçons étaient extrêmement profitables. Il se dressait à la porte de la Facu'lté physico-111athématique et arrêtait l'étudiant, en lui demandant : « Tu veux connaître la nature ? Qu'est-ce que la nature? Qu'est-ce que connaître? » Voilà qui est fort important : nos jeunes gens entrent à l'université totalement démunis de préparation philosophique; les séminaristes seuls ont une idée de la philosophie, mais complètement déformée. Pour répondre à ses questions, Pavlov exposait l'enseignement de Schelling et d'Oken sous une forme claire, dont n'était capable aucun de ceux qui enseignaient la Naturphilosophie (4). S'il ne parvint pas à une limpidité parfaite, ce n'est pas sa faute, mais celle de la brumeuse doctrine de Schelling. On pourrait plus justement reprocher à Pavlov de s'être arrêté à cette Mahâbhârata 20 de la philosophie, et de n'avoir pas passé par la rude épreuve de la logique hégélienne; car sa science elle-même, ne le menait pas au-delà d'une introduction et d'une conception d'ensemble, ou du moins n'y entraînait-elle pas 1es autres. Cette ha~te dès le départ, ce travail inachevé, ces maisons sans toit, ces fondations sans maisons et ces antichambres fastueuses menant à un humble intérieur, voilà ce qui est tout à fait conforme à l'esprit du peuple russe. Ne serait-ce pas parce que notre histoire frappe encore à la porte que nous nous contentons d'une antichambre ? 21 Ce ·que ne fit pas PaVlov fut accompli par l'un de ses élèves : Stankévitch. Stankévitch, lui aussi l'un de ces oisifs qui n'avaient rien fait, fut le premier disciple de Hegel dans le milieu de ·la jeunesse moscovite. Il avait étudié la philosophie allemande profondément, et en esthète. Doté de capacités exceptionnelles, il entraîna grand nombre de ses amis vers son occupation favorite. Ce cénacle est tout à fait 19. Pavlov, Michel Grigoriévitch (1793-1840), professeur de physique minéralogie et agriculture. L'un des tout premiers propagandistes de la Naturphilosophie de Schelling, en Russie. (Cf. Co=entaires (4).) 20. Mahâbhârata : poème en sanscrit, épopée religieuse de l'Inde antique, caractérisée par sa complexité et sa lourdeur, ses excès et son onirisme, et comprenant plus de deux cent mille vers. 21. Le mot russe séni n'évoque, à proprement parler, ni un perron, ni un vestibule, ni une entrée. Dans l'isba co=e dans la datcha c'est une pièce entre le perron et le vestibule. Parfois c'est une entrée formant véranda. Dans un hôtel particulier ou un appartement c'est, par extension, l'antichambre.
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remarquable; il en est sorti toute une phalange de savants, d'hommes de lettres et de professeurs, parmi lesquels Bélinski, Bakounine, Granovski. 22 Avant mon exil, il ne régnait guère de sympathie entre notre cercle et celui de Stankévitch. Nos tendances, presque exclusivement politiques, ne leur plaisaient guère, et nous, nous n'aimions pas leurs idées presque exclusivement spéculatives. Ils nous considéraient comme des frondeurs et des « Français »; nous les tenions pour des sentimentalistes et des « Allemands ». Le premier homme approuvé par nous et par eux fut Granovski : il tendit une main amicale aux uns et aux autres et, grâce à son affection chaleureuse pour tous et sa nature conciliante, il effaça les dernières traces de notre incompréhension réciproque. Mais lorsque j'arrivai à Moscou, il se trouvait encore à Paris (5), tandis que le pauvre Stankévitch s'éteignait sur les rives du qac de Côme, 'à Œ'âge de vingt-sept ans. 23 Maladif, doux de caractère, poète et rêveur, Stankévitch devait, tout naturellement, préférer la contemplation et la réflexion abstraite ·aux questions purement pratiques de l'existence. Son idéalisme d'artiste Jui seyait : c'était « la couronne du vainqueur » posée sur son front pâle et juvénile, marqué par la mort. Les autres étaient en trop bonne santé et trop peu poètes pour s'attarder aux spéculations intellectuelles sans passer à la vraie vie. Une tendance exclusivement spéculative est totalement contraire au caractère russe; nous verrons bientôt comment l'esprit russe transforma l'enseignement de Hegel et comment, en dépit de toutes nos diverses professions de foi dans les ordres de la philosophie, notre nature vivace prit le dessus. Mais au début de 1840, la jeunesse qui entourait Ogarev ne songeait même pas à se rebeller contre la lettre au nom de l'esprit, contre les abstractions au nom de la vie. Mes nouvelles relations m'accueillirent comme on reçoit les émigrés et les anciens combattants, ceux qui sortent des prisons, qui reviennent de captivité ou de déportation : avec une condescendance respectueuse. 24 ,fls sont tout prêts 'à vous accepter en leur sein, mais sans pour autant faire de concessions, et laissent entendre qu'ils sont d'aujourd'hui et nous, déjà d'hier. Ils exigaient, de plus, une acceptation inconditionnelle de la Phénoménologie et de la Logique de Hegel, et encore selon leur exégèse. 22. Granovski, Timothée Nicolaëvitch (1813-1855) historien fougueux, qui introduisit à l'Université l'idée d'occidentalisme; (cf. plus bas, note 89, p. 46 et chapitre XXIX, pp. 123-134). 23. Il mourut à Gênes, en août 1840. 24. P. Annenkov, dans ses Souvenirs Littéraires (Littératournié Vospominania, Saint-Pétersbourg, 1909, p. 242), confirme : « ... Notre cercle adonné à la philosophie, le reçut assez froidement et ne lui cacha pas qu'il le tenait pour un homme qui n'avait guère évolué encore et qui avait une mentalité rétrograde ... »
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Or, ils en faisaient une exégèse continuelle. Il n'existait pas un seul paragraphe, dans toutes les trois parties de la Logique, dans les deux de l'Esthétique, de l'Encyclopédie, etc. qui ne fût l'objet de discussions effrénées, pendant plusieurs nuits d'affilée. Des hommes qui pourtant s'aimaient, se brouillaient des semaines durant, n'ayant pu s'accorder sur la définition de « l'Esprit transcendant », et prenaient offense d'une opinion sur la « personnalité absolue et son en-soi ». La plus insignifiante des brochures parues à Berlin, (ou dans d'autres chefs~lieux et villes provinciales de la philosophie aUemande) où il était fait simplement allusion à Hegel, était importée et lue jusqu'à en être élimée, tachée, dépouillée de pages en quelques jours. De même qu'à Paris, Francoeur pleura d'attendrissement en apprenant qu'en Russie il était considéré comme un grand mathématicien, et que toute notre jeune génération résolvait les équations de divers degrés en utilisant les mêmes lettres que lui, de même auraient pleuré tous les Werder, Margeinecke, Michelet, Otto, Vatke, Schaller, Rosenkranz, et jusqu'à Arnold Ruge lui-même, que Heine a si bien nommé « le portier de la philosophie hégélienne » (6), s'ils avaient su quels combats, quelles batailles ils suscitaient ·à Moscou, entre la Marosseiska et la rue aux Mousses 25, et combien on les lisait, combien on les achetait! Le principal mérite de Pavlov consistait dans l'extraordinaire clarté de son exposition, ce qui n'enlevait rien à toute la profondeur de la pensée allemande. Les jeunes philosophes, au contraire, adoptèrent une sorte de langage conventionnel; ils ne traduisaient pas l'allemand en russe, mais le transportaient tel quel, laissant, au surplus, pour plus de facilité, tous les termes latins in crudo, en leur prêtant les terminaisons slavonnes et les sept cas russes. J'ai le droit de le dire, car, entraîné moi-même par le courant de ce temps, j'écrivais exactement de la même manière, et m'étonnais, par-dessus le marché, que le célèbre astronome, Pérévostchikov, qua:lifiât cela de « langage d'oiseau » (7). Nul alors n'aurait voulu renier une phrase comme celle-ci : « La concrétisation des idées abstraites dans la sphère de la plasticité représente cette phase de l'esprit qui se cherche, dans laquelle, se déterminant lui-même, il se potentialise en passant de l'immanence naturelle vers la sphère harmonique de la conscience formelle infusée dans le Beau » ! Il paraît remarquable que dans ce cas les mots russes aient une sono25. « La Marosseïska » (Marosseïskaya OulitztJ) : l'hôtel particulier des Botkine (v. note 90, p. 46) où se réunissaient les « beaux esprits ». La rue aux Mousses (Mokhovaya) : l'Université de Moscou.
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rité plus étrangère que les mots latins; cela rappelle le célèbre « banquet des généraux », relaté par 'le général Iermolov. 26 La science germanique, et c'est là son principal défaut, avait pris l'habitude de ce langage artificiel, pesant, scolastique, précisément parce qu'elle vivait dans les académies, ces monastères de l'idéalisme. C'est la langue des prêtres du savoir, destinée aux fidèles; aucun des catéchumènes ne la comprenait : il fallait en posséder la clé, comme pour les messages chiffrés. Aujourd'hui, cette clé n'est plus une énigme; quand on eut compris, on s'étonna de découvrir que la science disait, en son jargon savant, des choses fort sensées et très simples. Feuerbach le premier usa d'un langage plus humain. La transcription mécanique du dialecte ecclesio-scientifique allemand en langue russe était d'autant plus impardonnable, que notre langue a pour principal caractère la possibilité de tout exprimer avec une facilité extrême : les pensées abstraites, les sentiments intimes et lyriques, « la vie qui va trottant comme une souris » 27, les cris d'indignation, le pétillant badinage et les bouleversements de la passion. Une autre erreur, plus grave, accompagnait cet usage d'un langage distordu. Nos jeunes philosophes ne gâchaient pas seulement leurs phrases, mais aussi leur entendement. Leur attitude à l'égard de l'existence et de la réalité se faisait scolaire, livresque; il s'agit de cette conception savante des choses simples, que Goethe a raillée de façon géniale dans le dialogue entre Méphistophélès et l'étudiant 28. Tout ce qui était spontané dans la réalité, tout sentiment simple était érigé en catégories abstraites et en revenait vidé de sa dernière goutte de sang vivace, n'était plus qu'une pâle ombre algébrique. Dans tout cela il y avait une sorte de naïveté; car tout était parfaitement sincère. L'homme qui allait se promener à Sokolniki 29 s'y rendait pour se livrer au sentiment panthéiste de son identification avec le cosmos; et si, chemin-faisant, il rencontrait un soldat un peu éméché, si une paysanne lui adressait la parole, le philosophe ne leur parlait pas tout simplement : il déterminait la substance populaire dans sa manifestation spontanée et fortuite. Même Ja larme qui perlait à sa paupière était strictement reliée à sa classification propre, au Gemüt 30 ou au « tragique du cœur ». 26. Lors d'un banquet chez le maréchal Barclay-de-Tolly, à Moscou, le général Iermolov s'écria à l'adresse du général Raïevski : « ll n'y a d'étrangers ici que toi et moi ! » Tous les autres haut gradés « russes » étaient allemands. 27. Vers de Pouchkine. 28. Faust, première partie, scène 4. 29. Lieu de promenade favori des Moscovites. 30. Etat d'âme.
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Il en allait de même pour l'art. Connaître Goethe, en particulier la seconde partie du Faust (serait-ce qu'elle est moins bonne que la première, ou plus difficile ?) était aussi obligatoire que de se vêtir. La philosophie de la musique était au premier plan. Bien entendu, on ne parlait même pas de Rossini, on tolérait Mozart, tout en le jugeant pâle et puéril. En revanche, on se livrait à des enquêtes philosophiques sur chaque accord de Beethoven et l'on respectait fort Schubert, non pas tant, me semble-t-il, pour ses merveilleuses mélodies, que parce qu'elles étaient écrites sur des thèmes philosophiques, tels« L'Omnipotence divine» ou« Atlas ». La littérature française, tout ce qui était français - et incidemment, tout ce qui était politique - participait de l'opprobre qui pesait sur la musique italienne. Il est donc facile de comprendre sur quel terrain nous étions appelés infailliblement à nous affronter et nous combattre. Tant que les débats consistaient à démontrer que Goethe est objectif, mais que son objectivité est subjective, alors que Schiller, poète subjectif, a une subjectivité objective, et vice versa, tout allait bien. Des questions plus brûlantes ne tardèrent pas à se présenter... Au temps de son professorat à Berlin, Hegel, en partie à cause de son vieil âge, mais deux fois plus à cause de la satisfaction que lui procuraient sa position et le respect dont il jouissait, hissa à dessein sa philosophie au-dessus du niveau terrestre; et il se maintint dans une ambiance où tous les intérêts, toutes les passions de soil temps devenaient aussi indistincts que des édifices et des villages vus d'un ballon. Il n'aimait guère se compromettre avec ces maudites questions pratiques, si ardues à résoudre, qui exigent une réponse positive. Il est facile de comprendre combien ce dualisme artificiel et équivoque pouvait paraître révoltant dans une science qui part de la suppression du dualisme. Le vrai Hegel, c'était ce modeste professeur d'Iéna, ami de HOlderlin, qui cacha sa Phénoménologie sous son manteau lorsque Napoléon fit son entrée dans la ville. A cette époque, sa philosophie n'·aboutissait ni au quiétisme indouiste, ni à la justification des régimes établis, pas plus qu'au christianisme prussien. Il ne faisait pas alors de cours sur la philosophie de la religion, mais écrivait des choses géniales, tel l'article sur le « bourreau et la peine de mort », publié dans la biographie de Rosenkrantz. (8) . Hegel se cantonnait dans la sphère des abstractions, afin de n'être point acculé à la nécessité de toucher aux déductions empiriques et aux applications pratiques; aussi, choisit-il, fort adroitement, la mer calme et sereine de l'esthétique. Il prenait rarement l'air, et encore n'était-ce que pour un instant, emmitouflé comme un malade; mais même alors il entortillait dans un imbroglio dialec25
tique précisément les questions qui intéressaient le plus ses contemporains. Les esprits fort médiocres qui l'entouraient (Ganz seul fait exception) prenaient la lettre pour l'esprit et se plaisaient au jeu futile de la dialectique. Le vieil homme devait parfois se sentir triste et honteux de constater la myopie de ses disciples, complaisants à l'excès. Si la méthode dialectique ne développe pas la réalité elle-même, si on ne l'élève pas, si l'on peut dire, jusqu'à l'idée, elle devient un moyen purement extérieur pour faire passer par les baguettes des catégories un ramassis de choses diverses, elle n'est plus qu'un exercice de gymnastique logique, ce qu'elle fut pour les sophistes grecs et les scolastiques du Moyen Age, après Abélard. La formule philosophique qui a fait le plus de mal, et dont les conservateurs allemands comptaient s'emparer pour réconcilier la philosophie et le régime politique de l'Allemagne, c'est : Tout ce qui est réel est rationnel. Il s'agit du principe, différemment formulé, de la cause suffisante et de la concordance entre la logique et les faits. Mal comprise, ~a phrase de Hegel est devenue, sur le plan philosophique, ce que furent jadis les paroles de Paul, ce girondin chrétien : Il n'y a de puissance que de Dieu. 31 Toutefois, si toutes les puissances viennent de Dieu et si l'ordre social existant est justifié par la raison, alors la lutte contre lui, si lutte il y a, est également justifiée. Ces deux sentences, prises à la lettre, sont de la tautologie pure; mais tautologie ou non, cela menait directement à reconnaître le pouvoir établi et à se croiser les bras; c'était justement ce que souhaitaient les bouddhistes de Berlin. Si antinomique à l'esprit russe que fût une telle conception, nos hégéliens moscovites l'acceptèrent, et s'égarèrent de bonne foi. Bélinski 32, la plus active, la plus véhémente, la plus passionnément dialectique des natures combatives, prêchait alors la sérénité contemplative hindoue et l'étude théorique au lieu de la lutte. Il croyait en cette conception et ne pâlissait devant aucune de ses conséquences, passant outre aux convenances morales et à l'opinion d'autrui, dont ont si peur les gens faibles et sans originalité. Il n'y avait pas en lui de pusiHanimité parce ·qu'il était fort et sincère. Sa conscience était pure. ·Pensant le frapper par mon ultimatum révolutionnaire, je lui dis: 31. Saint Paul, Epître aux Romains, Xlii-I. 32. Bélinski, Vissarion Grigoriévitch (1811-1848), homme de lettres et critique remarquable, polémiste de fort tempérament, malgré une santé fragile. Joua un rôle primordial dans les lettres russes de son temps. (Entre autres, il « découvrit » Dostoïevski.) (V. plus bas, pp. 32 à 40.)
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- Savez-vous que de votre point de vue, vous êtes capable de démontrer que la monstrueuse autocratie sous laquelle nous vivons est raisonnable et nécessaire ? - Sans aucun doute ! répondit Bélinski. Et il me récita L'Anniversaire de Borodino, de Pouchkine. 33 Cela, je ne pus le supporter et une bataille effrénée fit rage entre nous (9). Notre brouille agit sur les autres, le cercle se divisa en deux camps. Bakounine tenta de nous réconcilier, de tout expliquer, de nous exorciser, mais il n'y eut point de paix véritable. Exaspéré et mécontent, Bélinski partit pour Pétersbourg et de là, il tira sur nous sa salve ultime et la plus féroce, dans un article qu'il intitula, justement, L'Anniversaire de Borodino 34. Je cessai alors toutes relations avec lui. (10) Bakounine, malgré ses arguments véhéments, se mit à réfléchir; son instinct révolutionnaire le poussait dans l'autre direction. Bélinski l'accusa de pusillanimité, de concessions, et atteignit à de telles exagérations, qu'il effraya même ses amis personnels et ses admirateurs. Le chœur était pour Bélinski et nous regardait de haut, haussant orgueilleusement les épaules et nous considérant comme des rétrogrades. Au sein de cette guerre intestine, je vis qu'il m'était indispensable ex ipso fonte bibere 35 et je m'attelai sérieusement à Hegel. Je pense même que l'homme qui n'a pas vécu jusqu'au bout la Phénoménologie de Hegel et les Contradictions de l'économie sociale, de Proud'hon, qui n'a pas passé par ce creuset et n'en a pas été aguerri, n'est pas complet, n'est pas de son temps. Quand je fus accoutumé à la langue de Hegel et que j'eus maîtrisé sa méthode, je commençai à m'apercevoir qu'il était beaucoup plus proche de notre conception que de celle de ses disciples; tel il est dans ses premières œuvres, tel il est partout où son génie prend le mors aux dents et s'élance, en oubliant « la porte de Brandebourg ». 36 La philosophie de Hegel et l'algèbre de la 33. Œuvre patriotique qui répugnait à Herzen, mais que Bélinski, avant son évolution (dont il est longuement parlé ci-dessous) récitait souvent, comme un exemple de la nécessité de se réconcilier avec la réalité. (Cf. B. i. D., ch. XXX du présent volume.) ll s'agit de l'œuvre, portant le même titre, de Joukovski, écrite en 1833 à propos de l'inauguration du monument commémorant la bataille de Borodino. (La Moskova.} Ce poème médiocre était consacré aux louanges d'Alexandre 1•• et Nicolas 1••. Bélinski y trouvait « beaucoup de strophes et de vers admirables ». 34. Bélinski publia trois articles violents dans Les Annales de la Patrie (Otétchestvenyé Zapissk1). ll s'en prenait férocement à ceux qui n'admettaient pas « la réconciliation avec la réalité ». (A. SJ (Désormais en abrégé : Annales... ) 35. « Boire à la source. » 36. Arc de triomphe de Berlin, symbole de la puissance prussienne.
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révolution; elle libère extraordinairement l'homme et ne laisse pas pierre sur pierre de l'univers chrétien, de l'univers des traditions qui se sont survécu. Mais elle est, intentionnellement peut-être, mal formulée. (11) De même que dans les mathématiques, (mais là, à plus juste raison) on ne revient pas à la définition de l'espace, du mouvement; des forces, mais on poursuit le développement dialectique de leurs propriétés et lois, de même dans l'appréhension formelle de la philosophie, ayant assimilé les principes, on ne se concentre que sur les déductions. Le novice, qui ne s'est pas imprégné de la méthode jusqu'à en faire une habitude, s'accrochera justement à ces traditions, ces dogmes, qu'il prend pour ses idées. Ceux qui étudient ces sujets-là depuis longtemps et qui, par conséquent, ne sont pas impartiaux, trouvent étonnant que les autres ne comprennent pas ces choses « parfaitement claires ». Comment ne pas comprendre une pensée aussi simple que, par exemple : « L'âme est immortelle, et seul meurt l'individu » - idée développée avec un si grand succès par le Michelet berlinois, dans son livre. 37 Ou cette vérité, plus simple encore : « L'esprit absolu est une personnalité qui prend conscience d'elle-même au travers de l'univers, et néanmoins a la connaissance de son individualité. » Tout cela paraissait si facile à nos amis, ils souriaient tant de mes objections « françaises », que pendant un certain temps j'en fus abattu et je travaillai, je travaillai, pour parvenir à une compréhension lucide de leur jargon 38 philosophique. Par bonheur, la scolastique m'est aussi peu propre que le mysticisme; je tendis si fort mon arc que la corde craqua et que le bandeau me tomba des yeux. Chose étrange, ce fut une discussion avec une dame qui me conduisit là. A Novgorod, un an plus tard, je fis la connaissance d'un certain général. 39 Je me liai avec lui parce qu'il ressemblait à tout sauf à un officier supérieur. L'atmosphère de sa demeure était lourde, l'air était imprégné de larmes : la mort avait dû passer là. Des cheveux blancs couvraient prématurément son crâne, et son sourire, tristement bienveillant, trahissait ses souffrances mieux encore que ne le faisaient ses rides. Il avait la cinquantaine. Les traces d'un destin qui avait émondé des branches vivantes se voyaient mieux encore sur le visage 37. L'Allemand, C. Michelet, l'auteur d'un ouvrage sur « La Personne divine et l'Immortalité de l'âme » : Vorlesung über die Personlichkeit Gottes und Unsterblichkeit der Seele. Berlin, 1841 (A. S.) 38. En français. 39. V. 1. Philippovitch.
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pâle et émacié de son épouse. Il régnait chez eux un trop grand silence. Le général s'occupait de mécanique; sa femme donnait des. leçons de français, le matin, à des fillettes pauvres; quand elles s'en allaient, elle se mettait à lire, et seule la profusion des fleurs rappelait une autre existence, parfumée et claire, comme aussi, dans. l'armoire, des jouets que nul ne touchait plus. Ils avaient eu trois enfants. Deux ans plus tôt, un garçon de neuf ans, exceptionnellement doué, était mort; quelques mois plus tard, un autre enfant était emporté par la scarlatine. La mère courut à la campagne afin de sauver le dernier en le changeant d'air, et revint quelques jours plus tard : près d'elle, dans la voiture, il y avait un petit cercueil. Leur vie perdit son sens, s'étiola, se prolongea sans nécessité, sans but. Ils ne subsistaient que par une compassion réciproque; leur seule consolation, c'était la conviction profonde qu'ils étaient indispensables l'un à l'autre pour porter leur croix vaille que vaille. J'ai rarement vu union plus harmonieuse, mais ce n'était déjà plus un couple. Ils étaient liés non par l'amour, mais par une sorte de profonde fraternité dans le malheur; leurs destins étaient étroitement noués et resserrés par les petites mains glacées de trois enfants, et par un vide sans espérance pour le présent et pour l'avenir. La mère endeuillée s'était entièrement vouée au mysticisme; elle trouvait le secours contre sa nostalgie dans un monde de mystérieuses réconciliations, trompée par les séductions que la religion offre au cœur humain. Pour elle, le mysticisme n'était pas une plaisanterie, une rêverie, c'était, là encore, ses enfants, elle les défendait en défendant sa religion. Mais comme elle avait une intelligence· extrêmement vive, elle provoquait la discussion et connaissait sa force. Avant et depuis, j'ai rencontré au cours de ma vie nombre de mystiques de toute espèce, depuis Witberg 40 et iJ.es disciples de Tovianski 41 (qui prenaient Napoléon pour l'incarnation guerrière de Dieu et ôtaient leur chapeau en passant devant la Colonne Vendôme) jusqu'à « Mapa :. 42, aujourd'hui oublié, qui lui-même me raconta son entrevue avec Dieu, sur la route de Montmorency à Paris. C'étaient, en général, des surexcités, qui agaçaient les nerfs, 40. Alexandre Witberg, architecte de génie, déporté en Sibérie, où il se lia avec Herzen. (Cf. tome I•r, 2" partie, chapitre XVI.) 41. Tovianski, André : mystique polonais, membre de la « Société des Philarètes & (t 1878). 42. « Mapa », pseudonyme d'un sculpteur français, Ganneau, qui fonda à Paris, vers 1840, une secte dite Evadiste (d'Eve et Adam). Son « nom de guerre », Mapa,. venait de mater et pater; il se faisait passer pour un dieu.
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frappaient l'imagination ou le cœur, confondaient idées philosophiques et symbolisme arbitraire, et n'aimaient guère à se montrer sur le champ découvert de la logique. Ce champ, L.D. 43 s'y tenait fermement plantée, et sans peur. Je ne sais ni où, ni comment elle avait trouvé le moyen de devenir une virtuose en dialectique. En général, l'évolution de la femme est un mystère; tout chez elle paraît futile : ce ne sont que toilettes et danses, médisance malicieuse et lectures de romans, œillades et larmes... Et voici qu'apparaît soudain une volonté titanique, une pensée mûre, une intelligence colossale. La petite fille toute à ses lubies a disparu, et devant vous se dressent Théroigne de Méricourt, la belle femme-tribun qui remue les masses populaires, ou la princesse Dachkova, âgée de dix-huit ans, à cheval, sabre en main, au milieu des soldats mutinés. 44 Chez L.D. tout était résolu : point de doutes, de fluctuations, de théories chancelantes; je doute que les Jésuites et les calvinistes aient été aussi harmonieusement conséquents dans leur doctrine. Au lieu de haïr la mort, qui l'avait privée de ses petits, elle se prit à haïr la vie. C'est' ce qu'exige, justement, le christianisme, pour sa pleine apothéose de la mort. Le mépris de la terre, le mépris du corps n'ont point d'autre sens, d'où, l'anathème sur tout ce qui est vivacité, spontanéité, jouissance, santé, gaieté, libre joie. Et L.D. en était arrivée au point de ne plus aimer ni Goethe, ni Pouchkine. Ses attaques contre ma philosophie étaient originales. Sur le ton ironique elle m'assurait que tous mes artifices et raffinements dialectiques n'étaient que roulement de tambour, bruit qui permet aux poltrons d'étouffer la peur de leur conscience : -Jamais vous ne parviendrez ni à un dieu personnel, dis·ait-elle, ni à 'l'immortalité de l'âme par le biais de 'que1que philosophie que ce soit, mais aucun de vous n'a le courage d'être athée et de nier la vie d'outre-tombe. Vous êtes trop humains pour ne pas vous effrayer de ces conséquences; une répugnance intérieure les repousse, et voilà que vous inventez vos prodiges « logiques » pour vous donner le change et découvrir ailleurs ce que la religion vous offre de façon toute simple et enfantine. J'objectais, j'argumentais, mais je sentais en mon tréfonds que je ne disposais pas de preuves absolues, et qu'elle se tenait plus fermement sur son terrain que moi sur le mien. 43. Larissa Dmitrievna Philippovitch. 44. Amie de Catherine II, quand celle-ci était encore grande-duchesse, elle l'aida à réussir son coup d'Etat (1762), en faisant preuve d'un fort esprit d'organisation et de décision. Plus tard, elle fut la première et la dernière femme à être président de l'Académie des sciences. (V. p. 79 et note 65.)
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Pour comble de malheur, il fallut que survienne certain inspecteur des Services de santé, homme de cœur mais l'un des Allemands les plus absurdes qu'il m'ait été donné de rencontrer. 45 Admirateur enragé d'Oken et de Carus 46, il discutait à coups de citations, il avait réponse à tout, ne doutait jamais de rien, et s'imaginait que j'étais parfaitement d'accord avec lui. Ce médecin se mettait hors de lui et rageait, d'autant plus fort, qu'il ne pouvait se défendre par d'autres moyens; il tenait les opinions de L.D. pour des caprices féminins, faisait appel aux cours de Schelling sur l'enseignement académique 47, et récitait des extraits de la Physiologie de Burdach 48 pour prouver qu'il existe en l'homme un principe éternel et spirituel, et qu'au cœur de la nature se cache un Geist personnel. 49 L.D. qui était passée depuis longtemps par ces « arrière-cours » du panthéisme, le confondait et d'un regard, d'un sourire, soulignait la déconfiture du docteur. Naturellement, elle était plus dans le vrai que lui, aussi me torturais-je consciencieusement l'esprit et éprouvais du dépit quand l'Allemand triomphait de moi en riant. Ces disputes m'intéressèrent au point que je me remis à Hegel avec un acharnement renouvelé. Les tourments de l'incertitude ne me firent pas souffrir longtemps; la vérité miroita devant mes yeux puis m'apparut de plus en plus clairement. Je penchai du côté de celle qui me combattait, mais pas comme elle le souhaitait. - Vous avez parfaitement raison, lui déclarai-je, et j'ai honte d'avoir disputé avec vous. Il est évident qu'il n'existe ni Esprit personnel, ni âme immortelle. Voilà pourquoi il nous a été si difficile de démontrer le contraire. Voyez comme tout devient simple, naturel, sans ces hypothèses préalables. Elle fut troublée par mes paroles, mais se reprit vite et répliqua : - Je vous plains, mais peut-être est-ce pour le mieux : vous ne demeurerez pas longtemps sur cette voie, elle est trop déserte, trop pénible. Seulement voilà, ajouta-t-elle avec un sourire, notre docteur, lui, est incurable, il n'a pas peur, il vit dans un tel brouillard qu'il ne voit pas à un pas devant lui. 45. Karl Ivanovitch Thimé, que Herzen connut à Novgorod. 46. Lorenz Oken (1779-1851), « le père & de la Naturphilosophie, très répandue dans le premier quart du XIX" siècle. Karl-Gustav Carus (1789-1869), autre représentant éminent de cette philosophie de la nature. 47. Schelling : Vorlesung über die Methode des akademischen Studiums, Tübingen, 1803. (A. S.) 48. Karl-Friedrich Burdach (1776-1847), professeur d'anatomie et physiologie. Titre complet de son ouvrage, très important pour l'époque : Die Physiologie ais Erfahrungswi.ssenschaft, Leipzig, 1835-1840 (A. S.). 49. Gei.st : « esprit &. Dans la toute première version de B. i. D. ce mot était remplacé par Gott : Dieu (K.).
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Toutefois, son visage était plus pâle qu'à l'accoutumée ... Environ deux ou trois mois plus tard, Ogarev, passant par Novgorod 50 m'apporta W esen des Christentums, de Feuerbach. 51 Après en avoir lu les premières pages, je sautai de joie. Foin des déguisements, foin des bégayements et des allégories, nous sommes des hommes libres et non les esclaves de Xanthe 52; nous n'avons point besoin d'emmitoufler la vérité dans des mythes ! Dans le feu de ma passion philosophique, je commençai alors la série de mes articles sur « le dilettantisme dans la science », où, .entre autres, je me vengeai du docteur. 53 A présent, revenons à Bélinski. Quelques mois après qu'il fût parti pour Pétersbourg, en 1840, nous y arrivâmes à notre tour. Je n'allai pas le voir. Ogarev était extrêmement peiné de ma querelle avec Bélinski; il comprenait que les opinions absurdes de celui-ci étaient une maladie passagère, je le comprenais aussi, mais Ogarev avait meilleur cœur. Enfin, à force de lettres, il provoqua une entrevue. Notre recontre fut, de prime abord, froide, pénible, tendue, mais ni Bélinski, ni moi n'étions de grands diplomates. Au cours de cet entretien banal, j'évoquai son article sur « l'Anniversaire de Borodino ». Bélinski bondit de son siège, s'empourprant et me dit, de fort naïve façon : - Eh bien, Dieu merci, nous y sommes enfin ! Car moi, avec mon sot caractère, je ne savais par où commencer. Vous avez gagné: trois ou quatre mois passés à Pétersbourg m'ont mieux convaincu que tous les arguments. Oublions ces sottises. Qu'il me suffise de vous raconter que l'autre jour je dînais chez une de mes relations 54, où se trouvait un officier du génie. Le maître de maison lui demanda s'il voulait faire ma connaissance. « C'est bien l'auteur de l'article sur l'Anniversaire de Borodino? » questionna l'officier, lui parlant à l'oreille. « Oui » - « Non, grand merci! » répondit l'autre d'un ton sec. J'avais tout entendu et ne pus y tenir; je serrai chaleureusement la main de l'officier et lui dis : « Vous êtes un honnête homme et je vous respecte ... » Que vous faut-il de plus ? 50. Ogarev resta à Novgorod, chez Herzen, du 31 mai au 10 juin 1842. 51. Feuerbach, Ludwig (1804-1872). L'apparition de son Essence du Christia.nisme, en 1841, exerça une influence considérable, en particulier sur Tchernychevski, Marx, Engels et naturellement Herzen. Ancien hégélien, Feuerbach passa au matérialisme et à l'athéisme. (V. Commentaires (12).) 52. Xanthe, historien grec (première moitié du v• siècle avant notre ère). Esope .aurait été son esclave. 53. Ces articles parurent en quatre livraisons dans les Annales de la Patrie en 1843. 54. A. A. Kraëvski, le rédacteur des Annales de la Patrie.
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A partir de cet instant, et jusqu'à la mort de Bélinski, nous marchâmes la main dans la main. (13) Comme on pouvait s'y attendre, Bélinski se retourna contre ses opinions antérieures avec toute la véhémence incisive de son langage et toute son inépuisable énergie. La position de beaucoup de ses amis n'était pas des P'lus enviables : plus royalistes que le roi 55, ils tentèrent, avec le courage du désespoir, de défendre leurs théories, sans refuser pour autant un armistice honorable. Tous ceux qui étaient doués de bons sens et de vitalité passèrent dans le camp de Bélinski. Seuls s'éloignèrent les formalistes et les pédants invétérés. Certains en arrivèrent si bien au suicide à l'allemande par l'entremise de la défunte science scolastique, qu'ils en perdirent tout intérêt pour la vie et s'égarèrent sans retour. D'autres devinrent des Slavophiles orthodoxes. Si bizarre que paraisse la collusion entre Hegel et Stéphane Yavorski 56, elle est moins invraisemblable qu'on ne le pense. La théologie byzantine est, elle aussi, casuistique superficielle, jeu de formules logiques, tout comme la dialectique de Hegel quand elle est appréhendée de façon formelle. Le Moscovite 57 dans certains de ses articles, démontra solennellement jusqu'où le talent pouvait contribuer à l'accouplement sodomique de la philosophie et de la religion 1 Tout en renonçant à une interprétation uni[atérale de Hegel, Bélinski ne renia aucunement sa philosophie. Bien au contraire : c'est de là, précisément, que part sa synthèse vivante, habile, originale, des idées philosophiques et des idées révolutionnaires. Je tiens Bélinski pour l'une des figures les plus remarquables du règne de Nicolas. Faisant suite au libéralisme, qui avait survécu vaille que vaille à l'année 1825 en la personne de Polévoï 58, puis au sombre essai de Tchaadaïev 59, Bélinski paraît, aguerri par la souffrance, 55. En français. 56. Le P. Yavorski : théologien orthodoxe éminent, grand connaisseur de la scolastique catholique. Prônant le rôle prédominant de l'Eglise, il combattit les réformes de ·Pierre-le-Grand, mais néanmoins devint le président du Saint-Synode (ministère des Cultes) créé par Pierre, en 1721. n est possible que Herzen sousentende ici l'ouvrage de Iouri Samarine, le Slavophile, très ferré sur la philosophie de Hegel : S. Yavorski et F. Prokopovitch (1844), écrit pour défendre l'Eglise orthodoxe de Russie (K.). 57. Moskvitianine :revue littéraire réactionnaire. 58. Nicolas Aléxéévitch Polévoï : journaliste, critique et historien; rédacteur, depuis 1825, du Télégraphe de Moscou, le journal le plus libéral et le plus influent, interdit en 1834 par Nicolas 1••. Bien que Herzen, par la suite, accusât Polévoï d'être devenu un « conservateur rétrograde ~. après l'avoir, naguère, tenu pour nn « vigoureux lutteur », il reconnaissait l'importance de son rôle pendant neuf ans. (Cf. t. 1••, pp. 199-204) et Commentaires (14).) 59. La première Lettre philosophique, publiée en 1836, dans le Télescope. Autres références à Tchaadaïev et à cette Lettre fameuse plus bas, pp. 38, 79, et 152 à 161.
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fielleux, avec sa négation et son intervention passionnée dans tous les débats. Auteur d'une série de critiques, il touche à tout, bien ou mal à-propos, toujours fidèle à sa haine des autorités, s'élevant souvent jusqu'à l'inspiration du poète. Le livre qu'il analyse lui sert surtout de point de départ matériel. Il l'abandonne à mi-chemin pour se plonger dans un autre problème. Il lui a suffi d'un seul vers d'Onéguine - « Les parents proches, voilà comment ils sont » - pour mettre en jugement la vie de famille et passer au crible les relations des parents et des enfants. 60 Qui ne se souvient de ses articles sur Tarantass, sur la Paracha de Tourguéniev, sur Derjavine, sur Motchalov et Hamlet? 61 Quelle fidélité à ses principes ! Quel intrépide esprit de suite, quelle habileté à louvoyer entre les écueils de la censure ! Et quelle audace dans ses attaques contre l'aristocratie des Lettres, les écrivains des trois premiers rangs 62, les secrétaires d'Etat de la littérature, toujours prêts à détruire l'adversaire par tous les moyens licites et illicites : quand ce n'est pas par la contre-critique, c'est par la délation. Bélinski les cinglait sans merci, lacérant l'amourpropre mesquin des faiseurs d'églogues guindés et bornés, amateurs de culture, de bienfaisance et de sentiments mièvres. Il tournait en dérision leurs chères et intimes pensées, les rêveries poétiques qui fleurissaient sous leurs cheveux blancs, leur naïveté cachée sous le ruban de l'Ordre de Sainte-Anne. Mais aussi comme· ils le détestaient ! Les Slavophiles, de leur côté, ne commencèrent à exister officiellement qu'à partir de leur guerre contre Bélinski. Il les poussa à bout à cause de leurs bonnets et leurs houppelandes de bure. 63 Il suffit de se rappeler que naguère Bélinski collaborait aux Annales de la Patrie et Kiréevski lançait son excellente revue, l'Européen. 64 60. Eugène Onéguine, chap. IV, v. XX. Herzen se réfère aux études de Bélinski sur Pouchkine. 61. Tarantass : récit du comte Vladimir Sologoub. Paracha : œuvre de jeunesse d'Ivan Tourguéniev. Derjavine : poète de cour au temps de Catherine la Grande. Motchalov : acteur de grand talent. Son meilleur rôle était Hamlet; son jeu dramatique et passionné marqua fortement la jeunesse sous le règne de Nicolas I•r. 62. Comparaison ironique entre les gens de lettres « bien en Cour », et les fonctionnaires classés selon la Table des Rangs. 63. Parlant de la mourmolka et du zipoune, Herzen raille les Slavophiles : tout ce qui touchait aux us et coutumes de la vieille Russie, aux traditions et aux mœurs patriarcales de la paysannerie russe, leur était sacré et porteur de l'unique vérité. 64. Ivan Vassiliévitch Kiréevski (1806-1856), avait suivi les cours de Hegel à Berlin et de Schelling à Munich. Au retour, il commença à publier son Européen (1832). Le tsar l'interdit pour « propagation d'idées constitutionnelles européennes ». Après douze ans de silence Ivan K.iréevski vira de bord et, se ralliant aux Slavophiles, devint rédacteur du Moscovite réactionnaire. Bélinski, quant à lui, évolua à l'inverse; c'est ce que Herzen sous-entend ici. (Cf. plus bas, 4• partie, chap. XXX.)
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Ces titres démontrent à souhait qu'au départ, il n'existait que des nuances, et non des opinions et des partis ... Les articles de Bélinski étaient anxieusement attendus par la jeunesse de Moscou et de Pétersbourg à partir du 25 du mois. Les étudiants revenaient jusqu'à cinq fois dans les cafés pour s'informer si l'on avait reçu les Annales. On s'arrachait l'épais volume. « Y-a-t-il un article de Bélinski? ~ « Oui! ~ On le dévorait alors avec fièvre, avec des rires et des disputes ... Ensuite, trois ou quatre engouements ou respectueuses admirations étaient pulvérisés sur-le-champ ! Rien d'étonnant si Skobélev, le commandant de la forteresse Pierre-et-Paul, déclarait à Bélinski, en le croisant sur la Perspective Nevski: -Alors, quand vous verra-t-on chez nous? Je vous ai réservé une petite casemate bien chauffée. . J'ai parlé dans un autre livre 65 de l'évolution de Bêlinski et de son activité littéraire. Ici je vais dire quelques mots de sa personne. Il était fort timide et, en général, se sentait perdu dans une assemblée peu familière ou très nombreuse. Il en était conscient et, voulant le dissimuler, se livrait à des actes fort comiques. K. 66 le persuada de se rendre chez une certaine dame. A mesure que l'on s'approchait de sa maison, Bélinski devenait de plus en plus sombre, demandait si l'on ne pourrait y aller un autre jour, se plaignait d'un grand mal de tête. K., le connaissant, n'accepta aucune excuse. Lorsqu'ils furent arrivés, Bélinski, descendu du traîneau, tenta de fuir, mais K. l'attrapa par sa capote et l'entraîna pour le présenter à la dame. Il faisait parfois une apparition au cours des soirées littéraires et diplomatiques du prince Odoïevski. Là, se pressaient des gens qui n'avaient rien de commun entre eux, hormis une certaine peur et une répulsion réciproque. On y voyait des fonctionnaires d'ambassade et l'archéologue Sakharov, des peintres et A. Meyendorf, des conseillers d'Etat - de ceux qui étaient instruits, Hyacinthe Bitchourine, de Pékin 67, des demio~gendarmes et des demi-hommes 65. Du développement des idées révolutionnaires en Russie, chap. VI (A. S., t.
vnn.
66. ll est possible qu'il s'agisse de Ketcher (A. S.). 67. Sakharov, Ivan Petrovitch : ethnographe et archéologue, collectionnait récits, contes, chants folkloriques de la Russie antique, inspiré par un fort nationalisme. Meyendorf, Alexandre Kazimirovitch : fonctionnaire, « représentant typique de la noblesse balte ». (K.) Bitchourine, Hyacinthe Iakovlévitch : religieux régulier (le P. Hyacinthe) vécut en Chine de 1807 à 1832 comme chef de mission orthodoxe à Pékin. Grand connaisseur de l'Histoire et de la langue chinoises, il publia nombre d'ouvrages importants. Le prince Odoïevski écrit : « ll s'était tellement enchinoisé que même physiquement il ressemblait à un Chinois ». (K.).
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de lettres, des gendarmes entiers et des hommes de lettres complets. A. K. 68 n'y ouvrait jamais 1a bouche, si bien que les généraux le prenaient pour une « autorité ». La maîtresse de maison, souffrant en son for intérieur des goûts vulgaires de son époux, leur faisait droit, pareille à Louis-Philippe qui, au début de son règne, témoigna sa bienveillance à ses électeurs en invitant aux bals des Tuileries des rez-de-chaussée 69 entiers de fa:bricants de bretelles, de droguistes, de cordonniers et autres dignes citoyens. Bélinski se sentait complètement perdu dans ces réceptions, entre quelque ambassadeur saxon qui ne comprenait pas ~ mot de russe et certain fonctionnaire de 'la Troisième Section 70, qui comprenait même les mots que l'on taisait. Habituellement, Bélinski en tombait malade pour deux ou trois jours et maudissait celui qui l'avait persuadé de s'y rendre. Un certain samedi, à la veille du Nouvel an, le maître de maison imagina de préparer un punch en petit comité n, quand les invités importants seraient partis. Bélinski n'aurait pas manqué de s'en aller, mais une barricade de meubles l'en empêchait : il s'était blotti dans un coin, et on avait placé devant lui un guéridon chargé de vin et de verres. Joukovski, en pantalon d'uniforme blanc à galon doré, s'assit de biais en face de lui. Bélinski patienta longtemps, mais ne voyant pas d'amélioration à sa situation, il commença à repousser légèrement le guéridon, qui d'abord céda, puis bascula et tomba avec fracas; la bouteille de bordeaux commença à arroser copieusement Joukovski. 72 Celui-ci se dressa. Le vin rouge ruisselait sur son pantalon. Ce fut un charivari. Un serviteur se précipita, une serviette à la main, pour achever de barbouiller les parties intactes du pantalon; un autre ramassa les verres brisés ... Pendant ce remue-ménage, Bélinski disparut et, plus mort que vif, se hâta de rentrer chez lui à pieds. Cher Bélinski ! Comme le fâchaient et le bouleversaient longtemps de telles péripéties. Avec quel effroi il les évoquait, sans sourire, tout en déambulant dans sa chambre, et en hochant la tête ! Pourtant, dans cet homme timide, dans ce corps chétif habitait une vigoureuse nature de gladiateur. Ah certes, c'était un puissant 68. Kraëvski : cf. ci-dessus, note 54, page 32. 69. En français. 70. La police secrète. 71. En français. 72. Joukovski, Vassili André~vitch (1783-1852) : ho=e de lettres, poète, traducteur des romantiques allemands, il fut le précepteur du prince héritier, Alexandre Nicolaëvitch (le futur Alexandre 10. Contribua à faire revenir Herzen de son exil à Viatka. (Cf. t. 1••, 2• partie, chap. XVII.)
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lutteur! Il ne savait ni prêcher, ni endoctriner, il lui fallait la dispute. Il ne parlait pas bien lorsqu'il ne rencontrait ni objection, ni impatience; mais dès qu'il se sentait ulcéré, dès qu'on touchait à ses chères convictions, les muscles de ses· joues commençaient à frémir et sa voix se brisait. Alors H fallait le voir ! ll bondissait sur son adversaire, tel un guépard, il le mettait en pièces, le ridiculisait, l'anéantissait, et, chemin faisant, développait sa pensée avec un~ force, une poésie inouïes. La dispute se terminait souvent dans le sang, celui qui coulait de la gorge de cet homme malade. Pâle, suffoquant, les yeux fixés sur son interlocuteur, il portait un mouchoir à ses lèvres d'une main tremblante et cessait de parler, profondément chagriné, anéanti par sa défaillance physique. Comme je l'aimais, et comme je le plaignais à ces moments-là ... Exploité financièrement par les commis de la littérature, moralement par la censure, environné à Pétersbourg par des gens qui ne lui inspiraient guère de sympathie, rongé par une maladie que le climat de ]a Baltique rendait mortelle, il devenait de plus en plus irrita~le. Il fuyait les étrangers, se montrait farouche jusqu'à la sauvagerie, et parfois passait des semaines entières dans une morne inaction. Alors la rédaction de sa revue lui faisait porter note sur note, réclamant sa copie, et l'homme de lettres endetté saisissait sa plume en grinçant des dents et rédigeait ces articles venimeux, frémissants d'indignation, ces actes d'accusation qui faisaient une telle impression sur les lecteurs. Souvent, à bout de forces, il venait se reposer chez nous. Allongé sur le plancher auprès de notre enfant de deux ans, il jouait avec lui des heures entières. Tant que nous n'étions que trois, tout allait à merveille; mais dès que tintait la sonnette, un tic parcourait sa face, il regardait autour de lui, l'air inquiet, cherchait son chapeau; ensuite, il restait là, par faiblesse de Slave. Alors un seul mot, une remarque qui le hérissait, provoquaient des scènes et des disputes des plus originales ... Un jour, pendant la Semaine Sainte, il va dîner chez un certain homme de lettres. 73 On sert des plats maigres : - Y a-t-il longtemps, demande Bélinski, que vous êtes devenus si pieux? - Nous mangeons maigre tout simplement à cause de nos gens, répond l'homme de lettres. - A cause de vos gens ? demande Bélinski en blémissant. A cause de vos gens? répète-t-il, et il se lève de table. Où sont-ils, 73. Panaëv, Vladimir Ivanovitch (1792-1859), haut fonctionnaire et poète : auteur d'idylles dans le style pastoral du xvm• siècle. Adversaire de Pouchkine et Gogol.
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vos gens? Je m'en vais leur dire que vous les trompez. Tout vice avoué est meilleur, plus humain, que ce mépris de l'être faible et ignare, que cette hypocrisie qui entretient l'ignorance. Et vous vous considérez comme des hommes libres ? Vous êtes bons à mettre dans le même sac que tous les tsars, les popes et les propriétaires d'esclaves! Adieu. Je ne mange pas maigre pour l'édification des autres; moi, je n'ai pas de gens! Au nombre des Russes devenus des Allemands irréductibles se trouvait certain maître de notre Université, récemment revenu de Berlin. 74 C'était un brave homme, portant lunettes bleues, guindé et correct. Il s'était pétrifié à jamais après avoir détraqué et anémié ses facultés par le truchement de la philosophie et de la philologie. Doctrinaire, un rien pédant, il aimait à enseigner sur le mode édifiant. Une fois, au cours d'une réception littéraire chez le romancier qui faisait maigre « pour ses gens ~. le Maître se mit à prêcher à propos de 'quelque sot sujet, honnête et modéré. 75 Bélinski était étendu dans un coin, sur un canapé. Lorsque je passai devant lui, il saisit un pan de mon habit et me dit : - As-tu entendu les mensonges de ce monstre ? La langue me démange depuis un grand moment, mais ma poitrine me fait nial, et il y a beaucoup de monde. Sois un père pour moi ! Frappe-le, tue-le en le ridiculisant - tu fais cela mieux que moi - mais soulage-moi ! J'éclatai de rire et répliquai qu'il me lançait à la curée comme un bouledogue contre des rats. Je connaissais à peine ce monsieur, et du reste je n'avais guère entendu ce qu'il racontait. .. V ers la fin de la soirée, le Maître aux lunettes bleues, après avoir vitupéré Koltzov pour avoir abandonné le costume national 76, se mit soudain à se référer à la fameuse Lettre de Tchaadaïev, concluant son discours trivial (débité sur le ton doctoral qui par lui-même incite à l'ironie) en déclarant : - Quoi qu'il en soit, je considère son acte comme méprisable, ignoble, et je suis incapable d'éprouver du respect pour un tel individu! Dans ce salon, il ne se trouvait qu'un seul homme qui fût un proche de Tchaadaïev : moi. Je reparlerai longuement de lui; je l'ai toujours aimé et respecté, j'étais aimé de lui 77. Il me parut 74. J. M. Névérov, pédagogue qui avait suivi les cours de Hegel à Berlin, avec Granovski. Revenu d'Allemagne en 1840, il fut nommé à un poste important au ministère de l'Instruction publique. (K.) 75. En français. 76. Koltzov, v. p. 48, note 94. 77. V. note 58, p. 33 et plus bas p. 79.
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indécent de laisser passer une remarque aussi barbare. Je demandai au Maître, d'un ton sec, s'il estimait que Tchaadaiev avait écrit sa Lettre dans un but précis, ou s'il n'était pas sincère ? -Nullement! répondit-il. Là-dessus nous entamâmes une conversation peu plaisante. Je lui démontrai que les épithètes « ignoble», « méprisable »,étaient. .. ignobles et méprisables quand elles se rapportaient à un homme qui avait hardiment exprimé son opinion et en avait pâti. Lui, il me parla de l'unité nationale, de la patrie unie, du crime qui consistait à détruire cette unité, des choses sacro-saintes auxquelles on ne devait pas toucher. Tout à coup, Bélinski me coupa l'herbe sous les pieds. Sautant de son divan, il s'approcha de moi, déjà pâle comme un linge et, me frappant sur l'épaule, il déclara : - Les voilà, qui se découvrent, les inquisiteurs, les censeurs, ceux qui veulent mener la pensée en laisse ! Il continua ainsi, sur sa lancée ... Il parlait avec une inspiration farouche, assaisonnant ses graves sentences de sarcasmes meurtriers : - Quelle susceptibilité ! On nous frappe à coups .de bâtons et nous ne nous en offusquons point. On nous envoie en Sibérie -nous n'en sommes pas offensés. Mais voyez un peu Tchaadaiev : il a égratigné l'honneur national, et on lui interdit de parler. La parole est une insolence; un laquais ne doit jamais parler ! Pourquoi alors, dans les pays plus civilisés, où il semblerait que la susceptibilité dût être plus développée qu'à Kostroma ou à Kalouga, pourquoi les mots n'offensent-ils personne ? . - Dans les pays civilisés, répliqua le Maître, avec une suffisance inimitable, il existe des prisons où l'on enferme les fous qui offensent ce que tout un peuple vénère ... et on fait fort bien. Bélinski parut grandir. Il était terrible et grandiose en cette minute. Croisant les bras sur sa poitrine malade et fixant le professeur, il rétorqua d'une voix sourde : - Et dans des pays plus civilisés encore il existe une guillotine qui exécute ceux qui trouvent cela « fort bien ». Ayant dit, il se laissa tomber dans un fauteuil, épuisé, et se tut. Au mot « guillotine » le maître de maison pâlit, les invités furent saisis d'inquiétude, il y eut un silence. Le Maître était anéanti, mais c'est précisément en de te~s instants que l'amour-propre des humains prend le mors aux dents. Tourguéniev conseille à celui qui, dans une discussion, est allé si loin que lui-même s'en effraye, de tourner sa langue au moins dix fois dans sa bouche avant de prononcer un mot. 39
Le Maître, ne connaissant point ce remède domestique, continua à débiter des fadaises, en s'adressant plus aux autres qu'à Bélinski. - En dépit de votre intolérance, énonça-t-il enfin, je suis convaincu que vous serez de mon avis sur un point. .. - Non, répliqua l'autre. Quoi que vous disiez, je ne serai d'accord avec vous sur rien ! Tous éclatèrent de rire et on alla souper. Le Maître saisit son chapeau et partit. ... Bientôt les privations et les souffrances achevèrent de miner l'organisme fragile de Bélinski. Son visage, surtout les muscles près des lèvres, son regard tristement fixe, témoignaient en même temps du travail intense de son esprit et de la rapide dissolution de son corps. Je le vis pour la dernière fois, à Paris, en l'automne de 1847. Il allait très mal, craignait de parler haut; par moments seulement renaissait son énergie d'antan, qui jetait le vif éclat de son feu mourant. Ce fut en un tel instant qu'il écrivit sa lettre à Gogol. (15) La nouvelle de la Révolution de février 78 ie trouva encore ·en vie. Il mourut en prenant ses lueurs d'incendie pour le jour qui se levait! Ainsi finissait ce chapitre en 1854. Depuis lors, bien des choses ont changé. Je suis devenu beaucoup plus proche de cette époque, plus proche ·à mesure que je m'éloigne davantage des gens d'ici 79, et à cause, tant de l'arrivée d'Ogarev 80 que de deux livres : la Biographie de Stankévitch, écrite par Annenkov, et les premières parties des Œuvres de Bélinski. 81 Par une fenêtre soudain ouverte dans une salle d'hôpital pénètre l'air frais des champs, le souffle du jeune printemps ... La Correspondance de Stankévitch est passée inaperçue. Elle est arrivée mal à propos. A la fin de 1857, la Russie ne s'était pas remise encore des funérailles de Nicolas. 82 Elle attendait, elle espérait. C'est le pire des climats pour la lecture des Mémoires ... Mais ce livre ne sera point perdu. Il demeurera enseveli dans un humble cimetière, comme l'un des rares monuments de son temps sur lequel un homme qui sait lire pourra déchiffrer ce qui naguère 78. 1848. 7C). Rappelons qu'il est alors en Angleterre. 80. Après bien des tribulations, Nicolas Ogarev s'expatria à son tour, et arriva à Londres le 9 avril 1856. 81. D s'agit : t• de la Biographie et de la Correspondance, publiées par P. V. Annenkov en 1857. D'après A. S. (se référant à une lettre de H. à Tourguéniev, du 1•• mars 1861) cet ouvrage fut lu par H. en 1861. 2• Les Œuvres compliUes de V. Bélinski, en 12 parties, publiées par K. Soldatenkov et N. Schtepkine, de 18591862. En 1859, H. avait pu lire les quatre premières parties. · 82. Mort en 1855.
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fut enterré anonymement. La zone pestilentielle qui s'étire de 1825 à 1855 sera bientôt complètement oubliée. Les traces humaines, balayées par la police, s'effaceront, et les générations futures s'arrêteront bien des fois, perplexes, devant un terrain vague au sol bien tassé, cherchant les voies disparues d'une pensée ·qui, en fait, ne fut jamais interrompue. On pouvait croire que le flux était arrêté, que Nicolas avait ligaturé l'artère, mais le sang circulait par des chemins de traverse. Ce sont précisément ces vaisseaux capillaires qui ont laissé leur trace dans les Œuvres de Bélinski, dans la Correspondance de Stankévitch. Il y a trente ans, la Russie de l'avenir existait uniquement parmi quelques garçons à peine sortis de l'enfance, si négligeables, si effacés, qu'ils auraient pu tenir entre les semelles des bottes autocratiques et le sol. Mais ils portaient l'héritage du 14 décembre, l'héritage de la science humaine universelle et de la Russie purement nationale. Cette vie neuve végétait comme l'herbe qui tente de pousser sur les bords d'un cratère encore en fusion. Dans la gueule même du monstre on distingue des enfants qui i:le ressemblent pas aux autres; ils grandissent, se développent et commencent à vivre d'une vie tout à fait à part. Faibles, insignifiants, sans aucun soutien, et au contraire persécutés par tous, ils pourraient facilement périr sans laisser la moindre trace; et pourtant ils demeurent, mais s'ils meurent à mi-chemin, tout ne s'éteint pas avec eux. Ce sont les cellules initiales, les embryons de l'Histoire, à peine décelables, n'existant guère encore, comme les embryons en général. Petit à petit ils se groupent. Ceux qui se sentent le plus d'affinités se rassemblent autour d'un noyau central; ensuite les groupes se repoussent les uns les autres. Ce morcellement leur donne du champ et un développement multi-face; s'étant épanouies jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à leur limite extrême, les branches se rejoignent à nouveau, quel que soit leur nom : « cercle de Stankévitch », , dont il est beaucoup question au tome I••. Ce cousin devint un photographe célèbre en son temps, en Russie. n vaut la peine de noter que les trois frères Jakovlev n'eurent que des enfants naturels, et ne leur donnèrent pas leur nom.
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- Il n'en faut pas tant pour me faire mon affaire ! Le lendemain, je me rendis chez le fonctionnaire qui s'occupait naguère des affaires de mon père. C'était un .Petit-Russien, avec un accent abominable; il n'écoutait pas le moins du monde ce que je lui expliquais, s'étonnait de tout en fermant les yeux et en levant ses petites pattes dodues, un peu comme une souris. Il en eut vite assez, autant que moi et, voyant que je saisissais mon chapeau, il m'attira près de la fenêtre et me dit : Ne vous fâchez point de ce que je vous dis à cause de mes vieilles relations avec la famille de votre père et de feu ses frères ... Voyez-vous ... enfin, je veux dire à propos de l'histoire qui vous est arrivée ... il faut point trop en causer. Pensez donc ! Réfléchissez bien : à quoi ça sert ? A présent, tout est passé - de la fumée comme qui dirait... Vous avez marmonné quelque chose devant ma cuisinière - une Finnoise. Qui sait ce qu'elle pense ! J'ai même un peu ... j'ai eu très grand-peur... « Charmante ville ! :. songeai-je en quittant ce fonctionnaire affolé . ..Une neige molle tombait en flocons; un vent humide et froid me transperçait jusqu'à l'os, m'arrachait mon chapeau et ma capote. Le cocher, qui y voyait à peine à un pas, plissait les yeux et baissait la tête à cause de la neige, en criant : « Hue ! Hue ! » Je me remémorai le conseil de mon père, je pensai à mon cousin, au fonctionnaire et à ce moineau-voyageur d'un conte de George Sand qui demandait à un loup à demi gelé, en Lituanie, pourquoi il vivait dans un si méchant climat ? « La liberté, répondit le loup, vous fait oublier le climat ! » Mon cocher avait raison, qui criait : « Gare ! Gare ! » J'avais grande envie de repartir au plus tôt. En fait, mon premier séjour ne fut pas long. Je terminai tout en trois semaines et revins au galop à Vladimir pour le Nouvel An.12
L'expérience acquise à Viatka me servit beaucoup dans les services de la« Chambre héraldique». Je savais déjà que ce serviceassez dans le style du vieux Saint-Giles, à Londres - était un repaire de voleurs officiellement reconnus, que ne pouvaient réfor12. Ce voyage eut lieu du 11 au 27 décembre 1839. Herzen fut de retour à Vladimir le 3 janvier 1840. Mais pourquoi passe-t-il sous silence les bons côtés de ce séjour ? D visite l'Ermitage le 19 décembre et demeure éperdu d'admiration devant les quarante salles de ce musée, dont il parle à Natalie en termes hyperboliques. D a été plusieurs fois au spectacle, il a vu danser la Taglioni et jouer Ham/et, dans l'admirable théâtre Alexandrine. D a vu une représentation de la troupe française du théâtre Michel, mais sans doute, selon sa façon particulière d'organiser ses thèmes, a-t-il voulu conserver au récit de ce séjour un caractère dramatique et désabusé ...
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mer aucune inspection, aucune réforme. Pour nettoyer SaintGiles on le prit d'assaut, on acheta les immeubles et on les rasa complètement. Il faudrait en faire autant pour la « Chambre héraldique. ». Au surplus, elle est absolument inutile. C'est un service parasitaire, un office de la promotion, un ministère de la Table des Rangs, une société archéologique d'exhumation des lettres-patentes de la noblesse, une chancellerie dans la chancellerie. Il va de soi que les abus y étaient forcément de seconde qualité ! Le chargé d'affaires de mon père m'amena un vieillard longiligne, portant un frac d'uniforme, dont chaque bouton pendait à un fil; il était malpropre et avait déjà tâté de la bouteille, malgré l'heure matinale. C'était le correcteur de l'imprimerie du Sénat: tout en corrigeant leurs fautes de grammaire, il redressait en coulisse certaines autres erreurs des premiers secrétaires. Il me fallut une demiheure pour m'entendre avec lui, après avoir marchandé exactement comme s'il s'était agi d'acheter un cheval ou un mobilier. Du reste, il ne pouvait rien garantir personnellement, et dut courir au Sénat chercher des instructions; en fin de compte, les ayant reçues, il revint me demander « une petite avance ». - Vont-ils tenir parole ? - Ah pardon ! Ce ne sont pas des gens comme ça ! Il n'arrive jamais que l'on ne s'acquitte pas d'une dette d'honneur après avoir reçu une gracieuseté ! rétorqua le correcteur d'un ton si offusqué, que je jugeai nécessaire de l'amadouer en augmentant quelque peu ma gratitude. Ainsi désarmé, il me dit : « Dans la Chambre héraldique il y avait naguère un secrétaire, un homme étonnant vous avez peut-être entendu parler de lui - qui prenait des pots de vin énormes et se débrouillait à merveille. Un jour, un fonctionnaire venu de province se présenta à la chancellerie pour discuter de ses affaires. En prenant congé, il sortit en catimini de son chapeau, un petit papier gris, 13 et le lui tendit. - Qu'est-ce que c'est que ces secrets? lui demanda le secrétaire. On croirait, ma parole, que vous me glissez un billet doux ! Un petit-gris ? Eh, mais tant mieux ! Que d'autres solliciteurs le voient : cela les stimulera d'apprendre que j'ai accepté deux cents roubles, et que j'ai arrangé votre affaire; Ayant dit, il lissa l'assignat, le plia et le fourra dans la poche de son gilet. Le correcteur avait raison : le secrétaire s'acquitta de sa dette d'honneur. 13. Les billets de banque ou assignats étaient de diverses couleurs : par ex. un billet rouge : 10 roubles, un bleu. : 5 roubles, un gris : ZOO roubles.
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Je quittai Pétersbourg empli d'un sentiment très proche de la haine. Et pourtant, il n'y avait rien à faire : force m'était d'emménager dans cette ville hostile. Je ne servis pas longtemps. 14 Je me dérobais à mon travail de mille façons, et je n'ai donc pas grand-chose à en dire. La chancellerie du ministre des Affaires intérieures ressemblait à celle du gouverneur de Viatka, 15 comme des bottes astiquées ressemblent à des bottes sales : c'était la même peau, les mêmes semelles, mais crasseuses ici, vernies là. Je n'ai point vu à Pétersbourg de fonctionnaires ivres. Je n'en ai pas vu qui auraient accepté vingt kopecks pour un renseignement; mais j'avais l'impression profonde que sous ces fracs bien ajustés, sous ces coiffures soigneusement peignées, se cachait une petite âme si vile, si noire, si mesquine, si envieuse et si lâche, que mon chef de bureau de Viatka me paraissait avoir plus d'humanité qu'eux. En observant mes nouveaux collègues, je me souvins de cet homme : lors d'un banquet chez l'arpenteur de la province, 16 ayant bien bu, il se mit à jouer des danses sur une guitare; puis, ne pouvant y tenir, il se lança dans des pas russes effrénés. Mais ceux d'ici, rien ne peut les passionner, le sang ne bout pas dans leurs veines, le vin ne leur monte pas à la tête. Dans quelque cours de danse fréquenté par des demoiselles allemandes, ils savent faire les pas du quadrille français, poser à l'homme désenchanté et déclamer de méchants vers ... Ce sont des diplomates, des aristocrates, des Manfred. Il est dommage, toutefois que le ministre Dachkov 17 n'ait su obtenir que ces ChildeHarold renoncent à se mettre au garde-à-vous et à faire des courbettes, au théâtre, à l'église et partout. Les gens de Pétersbourg se moquent des vêtements moscovites. Ils sont choqués par les dolmans et les casquettes, les cheveux longs, la moustache « civile :.. 18 Moscou n'est pas, en effet, une ville militaire; elle se laisse un peu aller, n'est pas habituée à la discipline. Mais est-ce une qualité ou un défaut? La question reste ouverte... L'harmonie de l'identité, l'absence de diversité, de personnalité, de tout ce qui est fantaisiste, original, l'uniforme, l'observance des 14. ll prit officiellement son service au ministère des Mfaires intérieures le 20 novembre 1840. 15. Le terrible Tiufiaëv (V. tome 1, 2" partie : Prison et exil). 16. Personnage fort craint et souvent vénal de l'ancienne Russie : il avait pour mission de « rectifier » la superficie des terres cultivées par le· paysan-serf pour établir l'obrok, la redevance annuelle due au propriétaire ou à l'Etat. 17. Dmitri Vassiliévitch Dachkov (1788-1839), personnage très en vogue dans les milieux littéraires de la capitale, ministre de la Justice à l'époque dont il est question. 18. Moustache taillée « à l'occidentale ».
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formes extérieures, tout cela se manifeste au plus haut point dans les conditions de vie les plus inhumaines de toutes : celles de la caserne. L'uniforme et l'uniformité, voilà la passion du despotisme. Nulle part on ne tient compte de la mode comme à Pétersbourg, et ceci démontre l'immaturité de notre civilisation : nos vêtements sont étrangers. En Europe, les gens s'habillent, nous, nous nous parons, et c'est pourquoi nous prenons peur si notre manche est trop large ou notre col trop étriqué. A Paris, on ne craint pas d'être vêtu sans goût; à Londres, on n'a peur que de s'enrhumer; en Italie, chacun s'habille comme cela lui chante. Si l'on montrait à un Anglais les bataillons de redingotes identiques, boutonnées jusqu'au cou, de nos dandys de la Perspective Nevski, il les prendrait pour une escouade de policemen. A chaque fois que je me rendais au ministère, je me faisais violence. Le chef de la chancellerie, K.K. von Paul, un Hernhütter 19 vertueux et lymphatique, natif de l'île de Dago, répandait sur tout ce qui l'environnait une sorte de pieux ennui. Les chefs des sections couraient, l'air préoccupé, leur porte-documents sous le bras, et se plaignaient des chefs de bureau; ceux-ci ne cessaient d'écrire et étaient, effectivement, débordés d'ouvrage, n'ayant pour perspective que de mourir à la même table, ou, tout au moins, d'y rester passifs, (à moins de chance) pendant une vingtaine d'années. A l'enregistrement, il y avait un fonctionnaire qui, depuis trentetrois ans, faisait l'inventaire des dossiers sortants et scellait les paquets. Mes « exercices de style » me procurèrent là aussi quelques exemptions. Après avoir fait la preuve de mon inaptitude pour toute autre occupation, mon chef de section me confia la rédaction d'un compte rendu général des activités du ministère, d'après les rapports privés et provinciaux. Prévoyantes, les autorités jugèrent utile de me commenter par avance certaines de mes futures conclusions, sans les abandonner à l'arbitraire des chiffres et des faits. Ainsi, par exemple, il était dit dans l'esquisse du projet de ce rapport : « D'après l'examen du nombre et du caractère des crimes, (dont on ignorait encore tant le nombre que le caractère) Votre Majesté aura la grâce de considérer 'les progrès de la moralité populaire et le zèle accru des autorités pour l'amélioration de ladite. » Le destin et le comte Benkendorf m'épargnèrent de contribuer à ce rapport falsifié. Voici comment cela se passa. 19. Hernhütter : membre de la secte protestante des Frères Moraves. On les appelait ainsi à cause de la ville saxonne de Hemhüt, où ils fondèrent leur première communauté, dans le premier quart du xvm• siècle.
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Dans les premiers jours de décembre 20 vers neuf heures du matin, Matveï 21 m'informa que l'inspecteur principal du quartier désirait me voir. Je ne pouvais imaginer ce qui l'amenait chez moi, aussi ordonnai-je de le faire entrer. Le policier me montra un chiffon de papier, sur lequel il avait griffonné qu'il « m'invitait à me rendre, à 10 heures du matin, à la Troisième Section de la Chancellerie de Sa Majesté ~. 22 - Fort bien, fis-je. C'est au Pont-aux-Chaînes ? - Ne vous inquiétez pas. J'ai en bas un traîneau, je vais vous accompagner. « Ça sent mauvais ! ~ me dis-je, et mon cœur se serra. J'entrai dans notre chambre à coucher. Ma femme était assise, tenant le petit enfant qui commençait à peine à se remettre d'une longue maladie. - Que veut-il? me demanda-t-elle. - Je ne sais pas. Une bêtise quelconque. Il faut que j'aille avec lui... Ne te fais pas de souci. Ma femme me regarda, ne répondit pas, mais pâlit, comme si un nuage eût passé sur son visage, et me tendit le bébé pour que je lui dise adieu. Je compris en cet instant combien les coups qu'on reçoit sont plus douloureux pour l'homme chargé de famille : ce n'est pas lui seul qui est frappé, il souffre pour tous les siens et, malgré lui, il se reproche leurs souffrances. On peut surmonter, étouffer, dissimuler ce sentiment, mais il faut savoir ce que CELA PEUT COUTER! Je sortis de chez moi étreint par un sombre chagrin. Je n'étais plus celui qui, six ans plus tôt, partait avec le maître de police Miller pour le commissariat de l'Immaculée. 23 Nous dépassâmes le Pont-aux-Chaînes, puis le Jardin d'Eté, et contournâmes l'ancienne demeure de Kotchoubey. 24 Là, dans une annexe, on avait installé l'inquisition mondaine instituée par Nicolas. Les gens qui entraient par le portail devant lequel nous nous étions arrêtés n'en sortaient pas toujours; j'entends : ils en sortaient 20. D semble que Herzen ait réuni (comme cela lui arrive fréquemment) deux faits distincts :·il aurait été convoqué à la Troisième Section le 5 décembre 1840 pour s'y présenter le 7. (K. et A. S.) 21. Le fidèle valet de Herzen (cf. tome I••). 22. La Troisième Section : la redoutable police secrète (politique), instituée par le général Benkendorf, après le 14 décembre 1825. Son exécutif était le Corps des Gendarmes. 23. V. tome 1••, 1•• partie; On avait arrêté Herzen chez lui, et conduit d'abord au commissariat de son quartier, puis en prison. 24. Compagnon et ministre du tsar Alexandre I••.
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peut-être, mais pour se perdre en Sibérie ou périr dans le ravelin Alexis. 25 Nous traversâmes toutes sortes de cours et de courettes et atteigrtimes enfin la chancellerie. Malgré la présence du commissaire, le gendarme ne nous laissa pas entrer; il appela un fonctionnaire qui, ayant lu la convocation, laissa le policier dans le corridor et me pria de le suivre. Il me mena au bureau du directeur. Devant une grande table, près de laquelle étaient placés plusieurs fauteuils, était assis un vieillard solitaire, maigre, chenu, avec un visage lugubre. 26 Pour se donner de l'importance, il finit de lire un papier, puis se leva et vint à moi. Il portait une étoile sur la poitrine, ce qui m'amena à conclure qu'il s'agissait du commandant en chef des espions. - Avez-vous vu le général Doubelt ? -Non. Il garda le silence puis, sans me regarder en face, plissant son visage et fronçant les sourcils, il me demanda d'une voix mourante (qui me rappela désagréablement les sonorités chuintantes et saccadées de Galitzine-junior, à la commission d'Enquête de Moscou): 27 - Il me semble que vous avez reçu tout récemment l'autorisation de vous rendre dans les deux capitales ? - Je l'ai reçue l'an passé. Le vieil homme hocha la tête : - Vous avez mal profité de la grâce du monarque. Je crois qu'il vous faudra retourner à Viatka. Je le regardai, abasourdi. - Oui, oui, poursuivit-il, vous avez une jolie façon de montrer votre reconnaissance à un gouvernement qui vous a fait revenir de là-bas. · - Je n'y comprends abso1ument rien! dis-je, me perdant en conjectures. - Vous ne comprenez pas ? Voilà qui est regrettable ! Quelles relations, quelles occupations avez-vous ? Au lieu de prouver, de prime abord votre zèle, de laver les taches laissées par vos égarements de jeunesse et d'appliquer vos dons au bien général... Mais non ! Ce n'est que. politique et cancans, toujours au détri25. Section de la forteresse Pierre-et-Paul, où l'on enfermait les détenus politiques. 26. C'était Adam Alexandrovitch Sakhtynski, chargé de « missions spéciales » à la Troisième Section. 27. La Commission d'enquête qui jugea Herzen en 1834 était présidée par les princes Alexandre et Serge Galitzine, surnommés senior et junior.
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ment du gouvernement. Eh bien, vous en avez dit assez ! Comment votre expérience ne vous a-t-elle rien appris? Comment pouvezvous savoir si, parmi ceux qui bavardent avec vous, il ne se trouve pas toujours un gredin qui ne demande pas mieux que de venir instantanément ici, nous faire son rapport ? 28 - Si vous pouviez m'expliquer ce que tout cela signifie, vous m'obligeriez infiniment. Je me creuse la cervelle et ne parviens pas à voir où mènent vos paroles, ni à quoi elles font allusion. - Où elles mènent ? Hm... Voilà : avez-vous appris que près du Pont-Bleu une sentinelle a tué et dépouillé un passant, la nuit? (16) - Certes, répondis-je, fort naïvement. - Et peut-être l'avez-vous répété ? - Il me semble ... --'- Avec des commentaires, sans doute ? - C'est probable. - Quels commentaires ? Le voilà, le dénigrement du gouvernement! Je vais vous avouer franchement que seul vous fait honneur votre aveu sincère, et sans doute le comte le prendra-t-il en considération. - Voyons, m'exclamai-je, il n'est pas question d'aveu! Cette histoire a fait le tour de la ville, on en a parlé dans la chancellerie du ministre des Affaires intérieures et dans les boutiques. Qu'y a-t-il d'étonnant, dès lors, que moi aussi j'aie parlé de cet incident? - La propagation de bruits mensongers et pernicieux est un crime que nos lois condamnent. - Vous m'accusez, me semble-t-il, d'avoir inventé cette affaire? - Dans le rapport remis au souverain il est seulement mentionné que vous avez contribué à propager un bruit aussi pernicieux, d'où la Résolution Suprême concernant votre renvoi à Viatka. - Vous vou1ez simplement me faire peur ! répliquai-je. Comment pourrait-on déporter à quelque mille kilomètres un père de famille, le condamner, le juger, au surplus, sans même s'informer s'il s'agit de vérité ou de mensonge ? - Vous avez avoué ! - Mais alors la convocation m'a été présentée et l'affaire conclue avant que vous m'en parliez ? - Veuillez lire vous-même. 28. Le mot « gredin » fut vraiment employé par l'honorable vieillard, j'en donne ma parole d'honneur. (A. H.)
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Il s'approcha de la table, fouilla dans un petit tas de papiers, en tira un, sans se départir de sa froideur, et me le tendit. Je lus et n'en crus pas mes yeux : un si total déni de justice, une illégalité aussi inique et scandaleuse étonnaient même en Russie ! Je me taisais. Il me semblait que le vieil homme de son côté, sentait que cette affaire était tout à fait inepte et fort bête, car il ne jugea plus utile de la défendre et, après s'être tu à son tour, il me demanda : ~ Vous avez dit, je crois, que vous étiez marié ? - Parfaitement, répondis-je. - Dommage que nous ne l'ayions pas su plus tôt. Au reste, si on peut faire quelque chose, le comte le fera. Je vais lui transmettre notre conversation. De toute manière, vous serez renvoyé de Pétersbourg. Il me regarda. Je ne dis mot, mais je sentis que mon visage brûlait; on devait y lire tout ce que je ne pouvais exprimer, tout ce que je refoulais au fond de moi. Le vieillard baissa les yeux, réfléchit, puis, d'une voix apathique, avec une affectation de délicate urbanité : - Je n'ose vous retenir, me dit-il. Je souhaite cordialement... mais vous serez informé par la suite. Je courus à la maison. Une rage dévorante bouillonnait dans mon cœur... Cet arbitraire, cette impuissance, cet état d'animal pris au piège, raillé, méprisé par un gamin des rues qui comprend que toute la force du tigre ne peut briser les grilles ... Je trouvai ma femme prise de fièvre. Elle tomba malade, et, sous le coup de la peur éprouvée ce soir-là, elle accoucha prématurément. L'enfant mourut un jour plus tard. 29 Ma femme mit bien trois ou quatre ans à se remettre. On assure que le très-sensible pater familias, Nicolas Pavlovitch, 30 pleura la mort de sa fille ! Et pourquoi cette rage de tout mettre sens dessus-dessous et, à bride abattue, de se démener, d'agir en toute hâte, comme s'il s'agissait d'un incendie, comme si le trône s'effondrait ou la famille impériale était sur le point de périr ? Et tout cela sans la moindre nécessité ! C'est la poésie des gendarmes, les évolutions dramatiques des enquêteurs, une somptueuse mise en scène pour contrôler 29. Nous avons ici un cas caractéristique de « souvenir· romancé », fréquent chez Herzen : Natalie n'accoucha que le 10 février 1841, mais l'enfant mourut, en effet, quelques jours plus tard, victime de notre dure époque, écrivit Herzen à Ogarev, en lui annonçant la nouvelle. 30. Nicolas 1••.
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le zèle des loyaux sujets ... tous ces opritchniki, 31 ces hommes-liges, ces chiens courants ! Le soir de ce jour où j'avais été convoqué à la Troisième Section, nous étions assis mélancoliquement devant un guéridon sur lequel le bébé s'amusait avec ses joujoux. Soudain, on tira sur la sonnette si violemment que, malgré nous, nous tressaillîmes. Matveï courut ouvrir et, la seconde d'après, un officier de gendarmes se précipita dans Ja pièce, faisant cliqueter son sabre et tinter ses éperons. En un langage choisi, il se mit à faire des excuses à ma femme : il «n'avait pu imaginer>,« n'avait pas« soupçonné> ... que Madame, que les enfants ... C'était pour lui « pénible au plus haut point... :. Les gendarmes sont la fine fleur de la courtoisie. N'était leur devoir sacré, les obligations de leur charge, non seulement jamais ils ne feraient de rapports, mais encore ne se battraient pas avec les postiilons et les cochers, en ville. Je savais cela depuis la caserne Kroutitzki, où un officier désolé 32 se disait profondément peiné de fouiller mes poches. 33 Paul-Louis Courier a déjà remarqué, en son temps, que les bourreaux et les procureurs peuvent être les plus polis des hommes :. 34 « Bien cher bourreau (écrit le procureur) vous me rendriez un ser~ vice amical en prenant la peine, si cela ne vous dérange pas, de couper la tête d'Untel demain matin >. Et le bourreau s'empresse de répondre qu'il est « heureux de pouvoir à si peu de frais, faire plaisir à M. le procureur, et demeure comme toujours dévoué à son service. Signé : le Bourreau ». Le troisième homme, lui, reste tout dévoué, mais perd la tête ... - Le général Doubelt désire vous voir. -Quand ça? - Voyons : maintenant! Immédiatement! A l'instant! - Matvéï, ma capote. Je pressai la main de ma femme. Son visage était couvert de taches, sa main brûlait. Pourquoi cette précipitation à dix heures du soir ? Aurait-on découvert un complot, une fuite? La précieuse existence de Nicolas Pavlovitch serait-elle en danger? « Vraiment, me dis-je, j'ai des torts envers cette sentinelle : faut-il s'étonner si, sous un régime pareil, l'un quelconque de ses agents égorge deux ou trois passants ? En quoi les sentinelles de deuxième ou troisième 31. Les opritchniki (du vieux mot opritch : « mis à part ») étaient les troupes de choc d'Ivan IV le Redoutable, au XVI" siècle. 32. En français. 33. Cf. tome I••, 2• partie, chap. XI. 34. Paul-Louis Courier (1772-1825). Ce texte se trouve dans un pamphlet du cycle « Lettres au Rédacteur du Censeur ~>. (Lettre IV.)
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classe sont-elles meilleures que leur camarade du Pont Bleu? Et la sentinelle des sentinelles elle-même ? 35 :. Doubelt m'avait fait chercher pour me faire savoir que le comte Benkendorf me commandait de me présenter chez lui le lendemain, à huit heures du matin, pour me transmettre la Volonté Suprême ! 36 Doubelt 37 est un personnage original; il est probablement l'homme le plus intelligent de toute la Troisième Section et des trois sections de sa Chancellerie. Son visage émacié, souligné par de longues moustaches blondes, son regard las, et surtout les sillons de ses joues et de son front portaient clairement témoignage des nombreuses passions qui avaient fait rage dans sa poitrine avant que l'uniforme azur les ait vaincues, ou pour dire plus vrai, entièrement recouvertes. Ses traits rappelaient un loup, voire un renard : j'entends qu'ils exprimaient la perception subtile des fauves, unie à une nature fuyante et arrogante. Lorsque j'entrai dans son cabinet, il était assis. Vêtu d'une redingote militaire sans épaulettes, il écrivait, tout en fumant la pipe. Il se leva incontinent et, me priant de m'asseoir en face de lui, débuta par cette phrase étonnante : -Le comte Alexandre Christophorovitch me procure l'occasion de faire votre connaissance. Je crois que vous avez vu Sakhtynski ce matin? -En effet. - Je regrette beaucoup de m'être vu contraint de vous convier chez moi pour un motif qui n'est pas très agréable pour vous. Votre imprudence a déchaîné à nouveau contre vous la colère de Sa Majesté. - Mon général, je vous répéterai ce que j'ai dit à monsieur Sakhtynski : je ne puis m'imaginer qu'on m'exile uniquement parce que j'ai fait écho à un bruit qui courait les rues, que vous-même avez capté avant moi, comme de bien entendu, et avez relaté tout comme moi. - Certes, j'en ai entendu parler, j'en ai parlé aussi, et en cela nous nous trouvons à égalité. Mais là où commence la différence, 35. Le tsar. 36 .. Benkendorj, Alexandre Christophorovitch (1783-1844), l'ami et le collaborateur le plus proche de Nicolas 1••. « Inventeur » et organisateur de la police secrète (1826) et son premier chef. n dénonça le complot des Sociétés Secrètes à Alexandre 1••, qui ne tint aucun compte de son rapport. Prit une part active à la répression de l'insurrection du 14 décembre 1825. Avait la position d'un ministre sans portefeuille. 37. Doubelt, Léonce Vasailiévitch (1792-1862), chef d'Etat-Major du Corps des gendarmes et directeur de la Troisième Section. 11 avait touché de près les sociétés secrètes. A partir de 1830, il dirigea pratiquement toute la police politique de Nicolas 1•• (17), sous la férule de Benkendorf.
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c'est que moi, rapportant cette ineptie, j'ai juré que la chose n'avait jamais eu lieu, tandis que vous, vous avez transformé ce racontar en accusation contre toute la police. C'est toujours cette malheureuse passion de dénigrer ·le gouvernement, 38 passion qui s'est développée en vous tous, Messieurs, selon le funeste exemple de l'Occident. Chez nous, ce n'est pas comme en France, où le gouvernement est à couteaux tirés avec les partis, où l'on le traîne dans la boue. Chez nous, l'action de l'Etat est paternelle, tout se fait le plus discrètement possible ... Nous nous donnons un mal infini afin que tout se passe sans bruit et sans heurts, pour autant que faire se peut. Et voici que certains, s'obstinant dans une espèce d'opposition stérile (en dépit de leurs lourdes épreuves) aqarment l'opinion publique en racontant, verbalement et par écrit, que les soldats de la police égorgent les gens dans les rues. N'est-ce pas vrai? Vous avez bien écrit cela dans une lettre ? - J'attache si peu d'importance à cette affaire que je ne juge nullement nécessaire de vous cacher que j'en ai écrit, en effet, et - ajouterai-je - à mon père. -Bien sûr, c'est une affaire sans grande importance, mais voyez où elle vous mène. Le souverain s'est immédiatement rappelé votre nom, votre séjour à Viatka, et a commandé de vous y renvoyer. Voilà pourquoi le comte m'a chargé de vous informer que vous deviez vous rendre chez lui demain matin à huit heures; il vous fera connaître la Volonté Suprême. - Alors, il n'y aura pas de changement ? Je serai obligé de me rendre à Viatka avec ma femme souffrante, mon enfant malade, pour une affaire dont vous dites vous-même qu'elle est peu importante? - Est-ce que vous servez ? me demanda Doubelt, fixant attentivement les boutons de ma petite tenue. 39 - Dans la chancellerie du ministre des Affaires Etrangères. - Depuis longtemps ? - Quelque six mois. - Et tout ce temps à Pétersbourg ? - Tout ce temps. - Je n'en avais pas la moindre idée! 40 - Vous voyez, fis-je en souriant, combien ma conduite a été discrète. 38. En français. 39. Rappelons qu'en Russie, les fonctionnaires portaient tous l'uniforme, et qu'à
leurs « rangs » (selon la Table des Rangs), correspondaient les grades militaires. 40. Il en avait si peu idée que Benkendorf, en même temps qu'il fit son rapport au tsar, chargea le grand-maître de police de la capitale de « retrouver sans délai
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Sakhtynski ignorait que je fusse marié. Doubelt ne savait pas que j'étais un fonctionnaire en activité, et pourtant tous deux avaient connaissance de ce que j'avais dit dans ma chambre, ce que j'avais pensé et écrit à mon père! L'ennui, c'est que je commençais seulement à me lier avec les milieux littéraires pétersbourgeois, à publier des articles; mais surtout, j'avais été transféré de Vladimir par le comte Stroganov, sans aucun concours de la police secrète, si bien qu'arrivé 'à Pétersbourg, je ne m'étais présenté ni chez Doubelt, · ni à la Troisième Section, passant outre aux insinuations des bonne gens ... - Mais voyons, m'interrompit Doubelt, tous les renseignements recueillis à votre sujet sont entièrement en votre faveur. Hier encore j'en parlais à Joukovski. 41 Veuille Dieu qu'on se référât à mes fils comme il s'est référé à vous ! - Et pourtant ... c'est Viatka ... ~ Voilà votre malheur : le rapport a été remis alors que bien des circonstances n'étaient point encore connues. Il vous faudra partir, on n'y peut plus rien, mais il me semble que Viatka pourrait être remplacée par une autre ville. Je vais m'en entretenir avec le comte. Aujourd'hui même il doit se rendre au Palais. Nous nous efforcerons de faire tout ce qu'il sera possible de faire pour alléger votre sort. Le comte est un homme doté de bonté angélique. Je me levai. Le général me raccompagna jusqu'à la porte de son cabinet. Là, je ne pus plus y tenir et, m'étant arrêté, je lui dis : -J'ai une petite requête à vous adresser, mon général! Si vous avez besoin de me voir, ne me dépêchez plus, je vous en prie, ni commissaire de quartier, ni gendarme : ils effrayent, ils font du bruit, particulièrement, le soir. Pourquoi ma femme souffrante devrait-elle être punie plus que quiconque pour l'affaire de la sentinelle? -Ah! mon Dieu, comme c'est désagréable! se récria Doubelt. Tous des maladroits ! Soyez assuré que je ne vous enverrai plus de policier. Donc- à demain. N'oubliez pas : à huit heures chez le comte. Nous nous y verrons. le conseiller titularisé Alexandre Herzen », et de le conduire à la Troisième Section. Mais on ne possédait aucune information sur le « prévenu », et il fallut deux jours· à la pJ.us efficace des polices pour retrouver un homme qui vivait au cœur de la ville et servait dans un ministère ! Herzen habitait alors au coin de la grande rue de la Mer (Bolchaya Morskaya) et de la rue aux Pois (Gorokhovaya), aujourd'hui n• 25, rue Herzen (Oulitja Guertzena) au coin de la rue Dzerjinski. 41. Cf. ci-dessus, p. 36, note 72.
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On aurait cru que nous nous entendions pour aller manger des huîtres chez Smourov ! 42 Le lendemain, 43 à huit heures, j'étais dans le salon d'attente de Benkendorf. J'y trouvai cinq à six solliciteurs, collés au mur, l'air sombre et préoccupé. Ils tressautaient au moindre bruit, se serraient encore plus les uns contre les autres et s'inclinaient devant tous les officiers d'ordonnance qui passaient. Dans ce groupe se trouvait une dame en grand deuil, les yeux gonflés de larmes; assise, elle serrait un papier roulé en tube, qui frémissait dans sa main comme une feuille de tremble. A trois pas d'elle, se tenait un vieillard assez voûté, d'environ soixante-dix ans, chauve et jaunâtre, portant une capote militaire vert-foncé, la poitrine barrée d'une rangée de médailles et de croix. De temps à autre il soupirait, secouait la tête et marmonnait dans sa barbe. Près de la fenêtre se vautrait un « ami de la maison » - laquais ou fonctionnaire de garde. Il se leva quand j'entrai. Le dévisageant, je le reconnus : personnage répugnant, il m'avait été montré au théâtre comme l'un des principaux « mouchards de la rue »; je me souviens qu'il se nommait Fabre. Il me demanda : - Vous avez une pétition à présenter au comte ? - Sur son ordre. -Votre nom? Je le lui fis connaître. - Ah ! fit-il en changeant de ton, comme s'il venait de rencontrer une vieille connaissance, faites-moi le plaisir de vous asseoir. Le comte paraîtra dans un quart d'heure. Le salon était silencieux et unheimlich 44. Le jour traversait à peine le brouillard et les vitres gelées. Personne ne disait mot. Les aides-de-camp couraient à pas pressés, de-ci, de-là, et le gendarme en faction à la porte faisait, de temps en temps, tinter son harnachement en reportant son poids d'un pied sur l'autre. Deux nouveaux solliciteurs entrèrent.· Le fonctionnaire se précipita pour connaître le motif de leur venue. L'un des officiers d'ordonnance s'approcha de lui et se mit à lui raconter quelque chose en chuchotant à-demi et se donnant des airs de gros polisson; sans doute s'agissait-il d'une grivoiserie, car il s'interrompait souvent pour émettre tout bas un rire de larbin; alors le respectable fonctionnaire faisait celui qui ne peut y tenir, qui est prêt à éclater, et répétait : « Assez, au nom du ciel! Je n'en peux plus! » 42. Smourov : magasin gastronomique de Pétersbourg. 43. Le 8 décembre 1840. 44. « Sinistre. »
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Environ cinq minutes plus tard parut Doubelt, sa tunique négligemment déboutonnée. Il jeta un regard aux solliciteurs, sur quoi ils s'inclinèrent tous, puis, m'ayant aperçu : -Bonjour, monsieur Herzen, me dit-il, votre affaire va parfaitement bien, 45 elle est en bonne voie. «Va-t-on me garder ici? » J'eus envie de lui poser cette question, mais avant que j'aie eu le temps d'ouvrir la bouche, Doubelt disparut. Alors entra un général astiqué, décoré, sanglé, raide, en pantalon blanc et écharpe. De ma vie je n'ai vu de général plus réussi ! Si jamais on organise à Londres une exposition de généraux, comme a lieu actuellement à Cincinnati, une Baby Exhibition, je conseillerais d'envoyer de Pétersbourg ce général-là. Il s'approcha de la porte par laquelle devait entrer Benkendorf et resta figé au garde-à-vous, sans bouger. J'examinai avec beaucoup de curiosité cet idéal d'un sous-officier... Combien de soldats il avait dû fouetter en son temps pour la façon dont ils défilaient ! D'où sortent-ils, ces gens-là ? Il était né pour le respect du règlement et le pas de parade. Le cornette le plus raffiné du monde (sans doute son aide-de-camp) l'accompagnait. Il avait des jambes incroyablement longues, une chevelure blonde, une minuscule figure d'écureuil et l'expression bonnasse que conservent souvent les chéris de leur maman qui n'ont jamais rien appris ou, du moins, n'ont pas réussi à apprendre. Ce chèvrefeuille en uniforme se tenait à distance respectueuse du général modèle. Doubelt revint en trombe, ayant cette fois redressé sa taille et boutonné sa tunique. Il s'adressa aussitôt. au général, en lui demandant ce qu'il désirait. Le général, avec la correction d'une ordonnance faisant son rapport à un supérieur, énonça : -J'ai reçu hier, par le truchement du prince Alexandre Ivanovitch, l'Ordre Suprême de rejoindre l'armée active, au Caucase. J'ai jugé de mon devoir de me présenter à Sa Grandeur avant de partir. Doubelt écouta ce discours avec une attention religieuse, puis s'étant légèrement incliné en signe de respect, il sortit, pour réapparaître aussitôt. - Le comte regrette sincèrement, déclara-t-il au général, de n'avoir point le temps de recevoir Votre Excellence. Il vous adresse ses remerciements et me charge de vous souhaiter bon voyage. Ce disant, Doubelt ouvrit les bras, enlaça le général et par deux fois lui frotta la joue avec sa moustache. 45. En français.
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Le général battit en retraite au pas de marche solennel, le jouvenceau au visage d'écureuil et aux jambes de héron, le suivit. Cette scène me dédommagea de la grande amertume de cette journée. Le garde-à-vous du général, les adieux par procuration, enfin la gueule rusée de Goupy-le-Renard baisant la tête sans cervelle de Son Excellence, tout cela était tellement comique, que j'eus peine à me retenir. TI me semble que Doubelt s'en aperçut, car depuis lors il commença à m'estimer. Enfin la porte fut ouverte à deux battants 46 et Benkendorf fit son apparition. L'aspect du chef des gendarmes n'avait en soi rien de déplaisant et présentait assez bien les caractères d'ensemble des nobles baltes et de l'aristocratie germanique en général. Son visage était fripé et fatigué; il avait le regard trompeusement bon-enfant qui est souvent celui des hommes évasifs et apathiques. Il se peut fort bien que Benkendorf n'ait pas fait tout le ma] qu'il eût pu faire en tant que chef de cette terrifiante police, placée hors la loi, au-dessus de la loi, autorisée à se mêler de tout. Je suis disposé à le croire, surtout quand j'évoque son expression insipide; mais il n'a pas fait de bien, non plus; il n'avait pas, pour cela, suffisamment d'énergie, de volonté, de cœur. La crainte de dire un mot à la défense des persécutés vaut n'importe quel crime lorsqu'on sert un individu aussi froid et impitoyable que Nicolas. Combien d'innocentes victimes sont passées par les mains de Benkendorf ! Combien ont péri par manque d'attention, par distraction, ou parce qu'il était occupé à courir les femmes ! Et combien de sombres images, de pénibles réminiscences ont dû hanter son esprit, le tourmenter sur ce navire, où, prématurément tassé et décrépit, il cherchait - renégat de sa foi - l'intercession de l'Eglise catholique, avec ses indulgences qui pardonnent tout. 47 Il me dit: - Il est venu à la connaissance de l'Empereur souverain que vous preniez part à la propagation de bruits pernicieux pour le gouvernement. Sa Majesté, constatant que vous ne vous êtes guère amendé, a daigné ordonner de vous réexpédier à Viatka. Or moi, faisant droit à la prière du général Doubelt et me fondant sur les renseignements recueillis à votre sujet, j'ai informé Sa Majesté de la maladie de votre épouse, et le monarque condescend à modifier sa décision. Sa Majesté vous interdit l'accès des deux capitales. Vous partirez, de nouveau sous la surveillance de la police, mais le choix de votre 46. En français. 47. Benkendorf se convertit à la religion catholique à la fin de sa vie, à l'étranger. n mourut à bord du Hercule, en revenant dans sa patrie.
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résidence dépendra du ministre des Affaires Intérieures, à qui nous laissons la décision. - Permettez-moi de vous déclarer franchement que même en cet instant je ne puis croire qu'il n'existe aucune autre raison à mon exil. En 1835, j'ai été déporté à cause d'une fête à laquelle je n'avais même pas assisté; 48 à présent, je suis puni pour un potin qui a été répété par toute la ville. Etrange destin ... Benkendorf haussa les épaules et, ouvrant les mains comme un homme qui a épuisé tous ses arguments, il me coupa la parole : -Je suis en train de vous informer de la volonté du Monarque, et vous me répondez par des considérations. Quel bien pourrait faire tout ce que vous me diriez et ce que je vous répondrais ? Ce sont... des paroles perdues. Maintenant, on n'y peut plus rien. En ce qui concerne la suite, cela dépend en partie de vous. Et puisque vous avez évoqué votre première histoire, je tiens à vous recommander très particulièrement de ne pas en susciter une troisième : vous ne vous en tireriez pas si facilement une troisième fois ! Benkendorf m'adressa un sourire bienveillant et se tourna vers les solliciteurs. Il leur parlait fort peu, prenait leur placet, y jetait un coup d'œil, puis le remettait à Doubelt, coupant court aux commentaires avec le même sourire gracieusement condescendant. Ces gens avaient réfléchi mûrement pendant des mois, s'étaient préparés à cette entrevue dont dépendait leur honneur, leur fortune, leur famille. Que d'efforts déployés avant d'être reçus ! Que de fois ils avaient frappé à une porte verrouillée, chassés par un gendarme ou un portier ! Combien poignante, combien grande devait être la nécessité qui les avait conduits, après avoir épuisé, sans doute, toutes les voies habituelles, chez le chef de la Troisième Section ! Et lui, il se débarrassait d'eux avec des lieux communs. Vraisemblablement, quelque chef de bureau prendrait une décision ou une autre, avant de remettre l'affaire à une administration ou une autre. Qu'est-ce donc qui préoccupait tant Benkendorf? Pourquoi était-il si pressé ? Quand il s'approcha du vieillard aux décorations, celui-ci tomba à genoux et murmura : - Votre Grandeur, mettez-vous à ma place. - C'est infâme! s'exclama le comte. Vous déshonorez vos 48. Herzen et les amis de son cercle furent arrêtés par erreur, accusés par un mouchard d'avoir assisté à une fête estudiantine où furent chantées des chansons satiriques, offensantes pour la famille impériale. En vérité, Herzen et Ogarev étaient surveillés depuis longtemps à cause de leur réputation d' « esprits forts ,., et la police était heureuse d'un prétexte, même faux ... (Cf. tome I••, ze partie, chap. XII.)
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médailles ! Et, plein de noble indignation, il passa, sans avoir pris la supplique. Le vieil homme se releva lentement. Son regard vitreux exprimait l'effroi et l'égarement; sa lèvre inférieure tremblait; .il balbutiait. Comme ces personnages sont inhumains quand il leur vient la fantaisie d'être humains ! Doubelt s'avança vers le vieux solliciteur, prit son papier et lui ~:
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- Pourquoi, en vérité, avoir agi ainsi ? Allons, donnez-moi ça, j'en prendrai connaissance. Benkendorf partit chez le tsar. - Que dois-je faire ? demandai-je à Doubelt. - Choisissez, de conserve avec le ministre des Affaires Intérieures, la ville que vous voudrez, nous n'y mettrons pas d'opposition. Dès demain nous transmettrons votre dossier là-bas. Je vous félicite de ce que tout soit arrangé. - Je vous en remercie sincèrement. En sortant de chez Benkendorf, je me rendis au ministère. Notre directeur, comme je l'ai dit, faisait partie de ce type d'Allemands qui ont quelque chose d'un ~émure : un aspect longiforme, flasque, traînant. Leur cerveau travaille lentement, ne saisit rien immédiatement et fonctionne longtemps avant d'atteindre à une conclusion. Malheureusement, le récit que je lui fis précéda l'avis de la Troisième Section. Cela le prit complètement au dépourvu; il en fut tout ahuri, me dit des choses sans queue ni tête, s'en rendit compte et, pour se rattraper, me déclara : « Erlauben Sie mir deutsch zu sprechen ». 49 Il est possible que son discours fût plus correct, grammaticalement, en allemand, mais il n'en devint pas pour autant plus clair, ni plus précis. Je m'aperçus fort bien que deux sentiments s'affrontaient en lui : il comprenait toute l'injustice de mon affaire, mais tenait pour son devoir directorial de justifier l'action du gouvernement. Au surplus, il ne voulait pas passer à mes yeux pour un barbare, et n'oubliait pas, non plus, l'hostilité qui ne cessait .de régner entre le ministère et la police secrète. Si bien que la tâche de s'exprimer à propos de ces complications n'était guère. facile en soi. Il termina en m'avouant qu'il ne pouvait rien me dire sans le ministre, que j'allai trouver. Le comte Stroganov me fit entrer, me questionna sur mon affaire, écouta tout très attentivement et me déclara, en guise de conclusion: 49. « Permettez-moi de parler en allemand. »
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- Voilà un petit tour purement policier! C'est bon. Je vais leur répondre à ma façon. A dire vrai, je m'imaginais qu'il se rendrait immédiatement chez le tsar et lui expliquerait mon histoire. Mais les ministres ne vont pas jusque-là... Il reprit : ---J'ai reçu des Instructions Suprêmes à votre sujet. Voici. Vous voyez qu'on me laisse choisir le lieu de votre exil et qu'on me charge de.vous placer dans une administration. Où voulez-vous aller? -'-· A Tver ou à Novgorod, répondis-je. - Bien entendu... Or donc, comme le poste dépend de moi et que 'pi:m vous importe, sans doute, que je vous nomme dans l'une ou l'autre de ces villes, je vous donnerai la première vacance au poste de conseiller de l'administration provinciale, autrement dit, le plus haut auquel vous puissiez prétendre d'après votre rang. Faites-vous faire un uniforme avec un col brodé, ajouta-t-il en riant. ,. T~lle était la carte qui m'échut. Ce n'était pas celle que j'aurais du tirer... Une semaine plus tard, Stroganov soumit au Sénat ma nomination de conseiller, à Novgorod. (18) C'était tout de même comique : tant de secrétaires, d'assesseurs, de fonctionnaires de district et de province avaient peiné longtemps, ardemment, obstinément, pour obtenir ce poste ! On avait distribué des pots de vin, reçu les promesses les plus sacrées... Et voici, soudain, qu'un ministre, obéissant à la Volonté Suprême et, en même temps, se vengeant de la police secrète, me punissait en m'accordant cette promotion. Voulant lui dorer la pilule, il jetait cette promotion - objet de désirs enflammés, de rêves ambitieux - aux pieds d'un homme qui l'acceptait avec la ferme résolution de la rejeter à la première occasion ! En quittant Stroganov, je me rendis chez une certaine dame. De cette relation, il me faut dire quelques mots. Parmi les lettres de recommandation que m'avait données mon père lorsque je partais pour Pétersbourg, il. s'en trouvait une que dix· fois je pris en main, retournai et replaçai dans mon tiroir, remettant la visite à un autre jour. Elle était destinée à une dame riche et illustre, âgée de soixante-dix ans. ·Son amitié avec mon père remontait à des temps immémoriaux. Il avait fait sa connaissance quand elle se trouvait à la Cour de Catherine Il. Ensuite, ils s'étaient revus à Paris, ils avaient voyagé ensemble çà et là, enfin ils. avaient fini par rentrer chez eux prendre leur repos.· Il y avait trente ans de cela ... 73
Je n'aimais pas, en général, les gens notables, particulièrement les femmes, et âgées de soixante-dix ans par-dessus le marché. Mais voici que mon père me demandait pour la seconde fois si j'avais rendu visite à Olga Alexandrovna Jérébtzova, et je décidai, enfin, d'avaler cette potion amère. Le majordome m'introduisit dans un salon assez sombre, mal meublé, comme noirci et déteint : le mobilier, les tentures avaient perdu leurs couleurs; tout devait être resté à la même place depuis des années. Je respirais l'odeur de la demeure de la princesse Mestcherski. 50 La vieillesse, tout autant que la jeunesse, laisse ses empreintes sur tout ce qui l'environne. Résigné, j'attendis l'apparition de la maîtresse des lieux, me préparant aux questions insipides, à la surdité, à la toux, aux accusations portées contre ma génération, voire à des exhortations morales. Quelque cinq minutes plus tard entra d'un pas ferme une vieille dame de haute taille, au visage sévère, qui gardait les traces d'une grande beauté; son port, sa démarche, ses gestes exprimaient une volonté obstinée, un fort caractère, une forte intelligence. Elle m'inspecta d'un regard aigu de la tête aux pieds, s'approcha du divan, repoussa une table d'un seul geste, et s'adressa à moi : - Asseyez-vous ici, dans le fauteuil, plus près de moi. Vous savez, je suis une amie intime de votre père, et je l'aime beaucoup. Elle déplia la lettre et me la tendit, en disant : -Veuillez me la lire, j'ai mal aux yeux. La lettre était écrite en français et contenait divers compliments, réminiscences et allusions. Elle m'écouta en souriant, et, lorsque j'eus terminé: - Son esprit ne vieillit point, me dit-elle; il reste le même. Il était très aimable et fort caustique. 51 Dites-moi : continue-t-il à rester assis chez lui, en robe de chambre et à jouer au malade ? Il y a deux ans, j'ai passé par Moscou, je suis allée voir votre père. Il me déclara qu'il « faisait effort pour me recevoir », qu'il « se délabrait ». mais ensuite il s'est lancé dans la conversation et a oublié ses maux. Caprices que tout cela ! Il est à peine plus âgé que moi - deux ou trois ans, guère plus, et encore... Or voyez, moi qui suis une femme, je suis encore debout. Oui, oui, beaucoup d'eau a coulé sous le pont depuis l'époque à laquelle votre père se réfère. Songez un peu que lui et moi nous étions parmi les meilleurs danseurs. « L'Anglaise » était alors à la mode, aussi; il nous arrivait, à moi. et à Ivan, de danser chez feue l'impératrice. 50. La grand'tante de Herzen, dont la demeure est décrite au tome I••, 3• partie, chap. XIX. 51. En français.
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Pouvez-vous vous représenter votre père en habit bleu-ciel à la française, cheveux poudrés, et moi avec des cerceaux, et décolletée ?52. C'était fort agréable de danser avec lui; il était bel homme. 53 Plus beau que vous ... Laissez que je vous regarde bien .. : Oui, c'est exact, il était plus beau ... Ne vous fâchez point. A mon âge on peut bien dire la vérité. Du reste, peu vous importe, je pense, puisque vous êtes un. homme de lettres, un savant. Ah ! mon Dieu, j'y pense, veuillez me raconter cette histoire qui vous est arrivée. Votre père m'a écrit lorsqu'on vous a envoyé à Viatka. J'ai essayé d'en parler à Bloudov, 54 mais il n'a rien fait du tout. Pour quelle raison vous avait-on exilé ? Voyez-vous, ils ne disent rien, tout pour eux est secret d'Etat ! 55 Son comportement était empreint de tant de simplicité et de sincérité, que, contrairement à ce que j'avais prévu, je me sentais près d'elle à mon aise et libre de parler. Lui répondant, mi-rieur, mi-sérieux, je lui racontai notre affaire. - Il fait la guerre aux étudiants, fit-elle, et n'a qu'une seule chose en tête : la conspiration. Alors les autres sont contents de l'obliger, et tous ne s'occupent que de balivernes. Il est entouré de fort vilaines petites gens ... Où a-t-il été les chercher ? Ni naissance, ni rang ! Alors vous voyez, mon cher conspirateur ! 56 Quel âge aviez-vous donc alors... seize ans, peut-être ? - Exactement vingt et un ans, répondis-je, riant de bon cœur de son parfait mépris pour nos activités politiques, les miennes et celles de Nicolas l"'. Mais à l'époque, c'était moi l'aîné. - Quatre ou cinq étudiants ont fait peur à tout le gouvernement. 57 Quelle honte ! Après avoir conversé dans ce style pendant une demi-heure, je me levai pour partir. - Attendez, attendez un peu, me dit Olga Alexandrovna, d'un ton plus amical encore. Je n'ai pas fini de vous confesser. Comment avez-vous fait pour enlever votre fiancée ? - Comment le savez-vous ? - Hé, mon petit père, le monde est plein de bruits - la jeunesse, les passions !58 J'ai parlé à votre p~re, à l'époque. Il était 52. En français. 53. En français. 54. Bloudov, Dmitri Nicolaïevitch (1785-1864), fut rapporteur de la Commission d'enquête qui jugea les Décembristes en 1825, ce qui lui gagna la faveur de Nicolas. Vice-ministre de l'Instruction publique en 1832 et des Affaires intérieures en 1837. 55, 56 et 57. En français. 58. En français.
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encore fâché avec vous, mais voilà, c'est un homme intelligent, il a compris ... Etant donné que vous êtes heureux, que lui faut-il de plus ? « Mais voyons, me dit-il, il est venu à Moscou en dépit de l'interdiction; s'il avait été pris, il se serait retrouvé en forteresse :. . . Et moi de répliquer : « Eh bien, il n'a pas été pris, vous n'avez donc qu'à vous réjouir au lieu de débiter des sornettes et imaginer ce qui aurait pu se passer». Et lui: «Vous, vous avez toujours été audacieuse, vous avez vécu à corps perdu » ! « Cependant, mon ·petit père, je termine mes jours guère plus mal que d'autres, lui rétorquai-je. Quelle idée de laisser un jeune ménage sans argent ! De quoi cela a-t-il l'air ? » « C'est bon, dit-il, je leur en enverrai, je leur en enverrai :. . Vous me ferez faire la connaissance de votre épouse, n'est-ce pas ? Je la remerciai et lui appris que pour le moment j'étais seul. - Où êtes-vous descendu ? - Chez Demouth. 59 - Et vous y dînez ? - Parfois là, parfois chez Dumay. - A quoi bon les restaurants? Ils sont chers et puis c'est mal vu pour un homme marié. Si cela ne vous ennuie pas de dîner avec une vieille femme, venez chez moi. Je suis vraiment très contente de vous connaître. Grand merci à votre père de vous avoir envoyé chez moi. Vous êtes un jeune homme fort intéressant, vous comprenez bien les choses, en dépit de votre jeunesse. Alors nous causerons, vous et moi, de choses et d'autres, car, vous savez, je m'ennuie avec ces courtisans - c'est toujours la même chose : la Cour, et Untel qu'on a décoré... Futilités que tout cela. Dans l'un des volumes de son Histoire du Consulat, Thiers raconte de façon assez détaillée et assez exacte l'assassinat de Paul. 60 Par deux fois il y fait allusion à une femme, la sœur du dernier favori de Catherine, le comte Zoubov. Femme d'une grande beauté, c'était la jeune veuve d'un général (tué à la guerre, je crois), une nature passionnée et active, gâtée par sa situation éminente, dotée d'une intelligence exceptionnelle et d'un caractère viril, elle devint le pôle d'attraction des mécontents, sous le règne sauvage et insensé de Paul l"'. Les conspirateurs se réunissaient chez elle; elle les stimulait. Par son truchement, on avait établi une liaison avec l'ambassade d'Angleterre. Finalement, la police commença à la suspecter; avertie à temps (peut-être par Pahlen lui-même) 59. Hôtel-restaurant Demouth, sur le canal de la Moïka, aujourd'hui, le n• 40, mais l'immeuble, rebâti, n'a plus son ancien a&pect. 60. Histoire du Consulat et de l'Empire, livre IX, tome 1"', Paris 1856.
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elle eut le temps de gagner l'étranger. 61 Le complot étàit mfu, et ce fut en dansant à un bal chez le roi de Prusse qu'elle apprit le meurtre de Paul. 62 Sans nullement dissimuler sa joie, elle annonça avec enthousiasme la nouvelle à toutes les personnes présentes dans la salle. Cela scandalisa tellement le roi de Prusse, qu'il la fit expulser de Berlin dans les vingt-quatre heures. Elle se rendit en Angleterre. Brillante, gâtée par sa vie à la Cour, dévorée par la soif d'une grande carrière, elle apparaît à Londres sous l'aspect d'une lionne de première grandeur, et joue un rôle considérable dans le monde fermé et inaccessible de l'aristocratie anglaise. Le prince de Galles (le futur roi George IV) est à ses pieds et bientôt davantage... Les années de son existence à l'étranger passent, somptueuses et brillantes, mais elles passent, cueillant une fleur après l'autre. Avec le vieil âge commença pour elle le désert, les coups du destin, la solitude et une vie mélancolique nourrie de souvenirs. Son fils tomba à Borodino, sa fille mourut, lui laissant une petitefille, la princesse Orlov. Tous les ans, au mois d'août, la vieille dame allait de Pétersbourg à Mojaïsk, visiter la tombe de son fils. La solitude et les malheurs ne brisèrent point son caractère énergique, màis le rendirent plus farouche et plus anguleux. Tel un arbre en hiver, elle conservait le contour linéàire de ses branches. Les feuilles étaient tombées et les rameaux, nus et osseux, gelàient; mais on n'en voyàit que plus distinctement sa tàille majestueuse, ses proportions hardies, et le tronc blanchi par le givre se dressàit, fier et sombre, sans plier, sous les vents et les intempéries. Sa longue vie, toute en mouvement, le fabuleux trésor de ses relations et de ses contacts, lui avaient donné une vue du monde hautàine, mais nullement démunie d'une mélancolique lucidité. Elle avàit sa philosophie à elle, fondée sur un profond mépris des gens, dont elle ne pouvàit pourtant pas se passer à cause de sa nature énergique. - Vous ne les connaissez pas encore, me disàit-elle, inclinant la tête pour prendre congé de divers sénateurs et généraux gros et maigres. Je les ai assez observés ! Il n'est guère aussi facile de me 61. La comtesse était la maîtresse de l'ambassadeur d'Angleterre, Sir George Whitworth. Celui-ci jouait le rôle d'une Eminence grise pour le compte de son pays, en encourageant (et sans doute en finançant) les conspirateurs, par l'intermédiaire de la comtesse. n dut quitter Pétersbourg en même temps qu'elle. Elle le rejoignit à Londres, mais la liaison fut rompue. Whitworth fut remplacé par George, prince de Galles, devenu Régent en 1811. C'est vers ce moment que Olga Jérébtzova rentra dans sa patrie (1766-1849). Le comte Pahlen, jouant un double rôle, était à la fois chef des conspirateurs et l'unique homme de confiance de Paul I•r. 62. 11 mars 1801.
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tromper qu'ils le croient. Je n'avais pas encore vingt ans quand mon frère jouissait de la plus haute faveur. 63 L'impératrice me témoignait une très grande affection et m'aimait beaucoup. Aussi - le croirez-vous - les vieillards couverts d'ordres de chevalerie et traînant à peine les pieds se ruaient à qui mieux-mieux dans l'antichambre pour m'apporter ma pelisse ou mes bottillons fourrés! La souveraine expira et, dès le lendemain, ma maison se vida : on me fuit comme la peste à l'avènement du Fou, vous savez, et les mêmes personnages ... Moi j'allais mon chemin. Je n'avais besoin de personne. Je traversai la mer. Après mon retour, Dieu m'envoya de grands maux, mais je ne reçus pas le moindre témoignage de compassion. Certes, deux ou trois vieux amis restèrent à mes côtés... Puis, ce fut le nouveau règne. Vous voyez, Orlov est puissant ... En fait, j'ignore jusqu'à quel point c'est vrai... C'est ce qu'on croit, du moins. On sait qu'il est mon héritier, que ma petitefille m'aime, et voilà les autres redevenus mes amis et tout prêts, derechef, à m'apporter pelisse et caoutchoucs ! Oh ! je les connais à fond, mais parfois je m'ennuie 'à rester assise, toute seule, j'ai mal aux yeux, il m'est difficile de lire et du reste, je n'en ai pas toujours envie. Je les laisse venir. Ils débitent quantité de sottises, cela me distrait, me fait passer une heure ou deux ... C'était une ruine d'un autre siècle, bizarre et originale, entourée d'une génération montée en graine sur le sol stérile et bas de la vie de Cour pétersbourgeoise. Elle se sentait au-dessus de ce niveau et elle avait raison. Si elle avait participé aux saturnales de Catherine II et aux orgies de George IV, elle avait également partagé les dangers des conspirateurs, sous Paul r·. Son erreur consistait non pas dans son mépris des êtres sans valeur, mais dans ce qu'elle prenait toute ma génération pour le produit du potager du Palâis. Sous Catherine, la Cour et la Garde englobaient, effectivement, tout ce qui était cultivé en Russie. Cela se poursuivit, plus ou moins, jusqu'en 1812. A partir de ce moment-là, la société russe fit d'énormes progrès : la guerre suscita une prise de conscience, et celle-ci provoqua le 14 décembre. La société se scinda au-dedans d'elle-même. Ce ne furent pas les meilleurs qui restèrent du côté de la Cour : les exécutions et les mesures féroces éloignèrent les uns, le ton nouveau écarta les autres. Alexandre r· continua la tradition culturelle de Catherine. Sous Nicolas 1.., le ton mondain, aristocratique, fut remplacé par un ton sec, officiel, insolemment despotique d'un côté, incondi63. Platon Zoubov : l'ultime et le plus jeune de tous les favoris de Catherine II (1767-1822).
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tionnellement servile de l'autre - mélange de la manière brusque et rude de Napoléon unie à une bureaucratie sans âme. La nouvelle société, qui eut Moscou pour centre, se développa rapidement. Il existe un livre étonnant qui, instinctivement, vient à l'esprit lorsqu'on parle d'Olga Alexandrovna: les Mémoires de la princesse Dachkova, publiés il y a quelque vingt ans, à Londres. 64 A cet ouvrage sont joints les Mémoires des deux sœurs Willmot, qui vécurent chez la Dachkova entre 1805 et 1810. Irlandaises, toutes deux étaient fort cultivées et douées d'un grand talent d'observation. J'avais très envie de faire connaître chez nous leurs lettres et leurs Mémoires. 65 Quand je compare )a société moscovite avant 1812 avec celle que je quittai en 1847, mon cœur bat de joie. Nous avons fait un immense pas en avant. Autrefois, il s'agissait d'une société de mécontents, c'est-à-dire d'hommes à la retraite, éloignés, mis au repos; aujourd'hui. c'est une société d'indépendants. Les lions de naguère étaient de capricieux oligarques : le comte A. G. Orlov, Osterman... « Société d'Ombres », comme l'appelle Miss Willmot, société d'hommes d'Etat (morts à Pétersbourg il y a une quinzaine d'années) qui continuaient à se poudrer, à s'orner de grands cordons, se présenter dans les banquets et les fêtes de Moscou en boudant, en plastronnant, démunis de vigueur comme de signification. Après 1825, les lions, ce furent Pouchkine, Michel Orlov, Tchaadaïev, lermolov 66. La « société » se pressait alors, servilement, dans la demeure du comte Orlov : dames « portant les diamants d'autrui » 67, cavaliers n'osant s'asseoir sans permission; la valetaille du comte dansait devant eux en habits de mascarade. Quarante ans plus tard, je vis la même société se presser autour de la chaire d'un amphithéâtre, à l'Université de Moscou. Les filles des dames aux joyaux d'autrui, les fils des hommes qui n'osaient s'asseoir, suivaient avec une sympathie passionnée le discours énergique et 64. Herzen se réfère ici aux Memoirs of the princess Dashkaw, lady of humour to Catherine Il, London 1840. (V. ci-dessous et p. 30, note 44.) 65. ll réalisa son rêve de faire connaître ces Mémoires au public russe, en publiant dans sa revue londonienne, « L'Etoile Polaire » (Poliamaya Zvezda), livre III, 1857, un long article : La Princesse Catherine Romanovna Dachkova (Kniaguinia Ekatérina Romanovna Dachkova) contenant de très larges extraits du texte des sœurs Willmot. Pour tous les détails sur les Mémoires de la princesse et de ses deux lectrices irlandaises v. Commentaires (19). (Etoüe Polaire : désormais abr. E.P.) 66. Michel Orlov : Décembriste, ami de Herzen, qui lui a consacré des pages émouvantes au tome Ier, 2• partie, chap. VIII. Tchaadaïev : cf. plus haut, pp. 33, 38, 152 à 161 et Commentaires. Iermolov, général Alexis Pétrovitch : (1772-1861) le célèbre « vainqueur du Caucase », opposé à la camarilla germanique de la Cour. Nicolas I•• le fit tomber en disgrâce. (V. aussi note 26, p. 24.) 67. Citation des Misses Willmot.
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grave de Granovski, répondant par une explosion .d'applaudissements à chaque mot qui ébranlait le cœur jusqu'au tréfonds par son audace et sa noblesse. C'est cette société-là, dont la Jérébtzova ne soupçonnait pas l'existence, qui affluait de tous les coins de Moscou et se serrait près de la tribune où un jeune guerrier du savoir prononçait des paroles sérieuses et prophétisait l'avenir d'après le passé. Olga Alexandrovna se montrait particulièrement bonne et attentive à mon égard, parce que j'étais le premier échantillon d'un monde qui lui était inconnu. Elle était étonnée par mon langage et mes conceptions. Elle appréciait en moi les pousses nouvelles d'une Russie différente, qui n'était plus du tout celle qui recevait sa lumière des fenêtres gelées du Palais d'Hiver. Je lui en rends grâces! Je pourrais remplir tout un volume avec les anecdotes entendues· chez Olga Alexandrovna. Avec qui n'avait-elle pas entretenu des relations, depuis le comte d'Artois et le comte de Ségur, jusqu'à Lord Grenville et Canning ! 68 De surcroît, elle les considérait tous avec détachement, à sa façon personnelle et fort originale. Je vais me limiter à un seul petit incident, que je m'efforcerai de rapporter en ses propres paroles. Elle habitait la Morskaya 69. Un jour que défilait dans sa rue un régiment, musique en tête, elle s'approcha d'une fenêtre et, regardant les soldats, elle me dit : - J'ai une villa non loin de Gatchina. Il m'arrive de m'y reposer l'été. Devant la maison, j'avais fait faire une grande pelouse, à la manière des Anglais, vous savez, couverte de gazon. Il y a deux ans, j'arrive là-bas. Imaginez qu'à six heures du matin j'entends un effroyable roulement de tambours. Je reste allongée dans mon lit, plus morte que vive. Cela se rapproche de plus en plus. Je sonne. Ma jeune Kalmouk accourt. « Qu'est-ce qui se passe, petite ? » fais-je. « Qu'est-ce que c'est que ce bruit? » « C'est le grand duc Michel Pavlovitch 70 qui fait faire l'exercice à ses soldats ». - « Et où çà ? » - « Sur notre pelouse ! » Elle lui avait plu, si lisse, si verte ! Songez un peu : une dame vit là, une vieille femme malade, et lui, de battre tambour à six heures du matin ! « Bon, me 68. Ségur, comte Louis-Philippe (1753-1830) : ambassadeur de France à la Cour de Catherine-la-Grande. Lord Grenville (1759-1834) : ministre des Affaires étrangères au temps de la Révolution française et de Napoléon, ennemi de l'une et de l'autre. Canning, George (1770-1827) : ministre Tory, collaborateur de Pitt, rédacteur d'un journal l'Anti-Jacobin, adversaire farouche de Napoléon; il changea de bord plus tard, se battit en duel avec Lord Castlereagh et fit sortir l'Angleterre de la Sainte-Alliance en 1827. · 69. Où habitait également Herzen. (Note 40, p. 67.) 70. Le frère cadet de Nicolas I••, homme borné et inculte.
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dis-je, bagatelle! Sonne le majordome ». Il vient. Je lui ordonne : « Fais immédiatement .atteler la carriole et va à Pétersbourg. Tu y loueras tous les ouvriers de Biélorussie que tu pourras trouver, et dès demain ils doivent commencer à creuser un étang ». Puis je me dis : « Peut-être bien qu'il ne feront pas d'exercice naval11 sous mes fenêtres. Des gens mal élevés, tous tant qu'ils sont ! ::. Il était normal qu'en prenant congé du comte Stroganov je me présente chez Olga Alexandrovna pour l'informer de tout ce qui m'était arrivé. « Seigneur, quelle stupidité! Cela va de mal en pis! fit-elle remarquer, après m'avoir entendu. Comment peut-on se traîner vers l'exil, avec la famille, 72 pour de pareilles vétilles ? Laissez-moi en parler à Orlov. Il est rare que je lui demande un service. Ils n'aiment pas çà, les uns et les autres, mais sait-on jamais? Il pourrait peut-être quelque chose. Revenez me voir dans deux ou trois jours. Je vous donnerai la réponse. » Le surlendemain, elle me convoqua. Je trouvai chez elle quelques visiteurs. Au lieu de bonnet, elle portait un mouchoir blanc, en batiste, autour de la tête. Habituellement, c'était signe qu'elle était • de mauvaise humeur. Elle plissait les paupières et prêtait à peine attention aux conseillers privés et aux généraux publics venus lui présenter leurs hommages. L'un d'eux, l'air fort satisfait, tira un papier de sa poche et, le tendant à Olga Alexandrovna: « Je vous ai apporté le rescrit impérial rédigé hier à l'intention du prince Pierre Mikhaïlovitch. 73 Vous n'en avez peut-être pas eu connaissance encore ». Je ne sais si elle l'entendit ou non, mais elle prit le papier, le déplia, mit ses lunettes, fronça les sourcils et, faisant la grimace, déchiffra avec un effort terrible : « Au prin-ce Pi-er-re Mi-khaïlovitch ... » · - Qu'est-ce que vous me donnez là? Ce n'est pas adressé à moi, n'est-ce pas ? - J'ai eu l'honneur de vous en informer: c'est un rescrit... -Mon Dieu, j'ai mal aux yeux, je ne peux pas toujours déchiffrer les lettres qui me sont destinées et vous me forcez à lire celles des autres! - Permettez, je vais vous en donner lecture. Je ne pensais pas, en vérité ... - C'est bon. Ne prenez pas une peine inutile. En quoi cette 71. En français. 72.. En français. 73. Volkonski, ministre de la Cour, intime de Nicolas 1••.
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correspondance me concerne-t-elle? Je termine mes jours vaille que vaille, et ma tête est occupée de tout autre chose. Le gentilhomme sourit comme le font ceux qui ont commis une bévue, et remit le papier dans sa poche. Voyant qu'Olga Alexandrovna était mal disposée et d'humeur fort belliqueuse, ses hôtes tirèrent leur révérence l'un après l'autre. Quand nous fûmes seuls, elle me dit : -Je vous ai prié de venir pour vous dire que sur mes vieux jours je suis devenue idiote. Je vous ai fait des promesses et ne les ai point tenues. « S'il y a point de gué, va pas te mouiller » ! C'est un dicton de paysan, vous savez. Hier, j'ai parlé à Orlov de votre affaire. N'en espérez rien ... 74 A ce moment précis le majordome annonça la comtesse Orlov. -Ça ne fait rien. Nous sommes entre nous. Je vous dirai la suite dans un instant. La comtesse Orlov, une belle femme encore dans la fleur de l'âge, baisa la main de sa grand-mère et s'informa de sa santé, ce à quoi Olga Alexandrovna répondit qu'elle se sentait très mal. Ensuite, m'ayant présenté, elle reprit : - Allons, assieds-toi mon amie. Tes enfants sont-ils en bonne • santé? - Ils vont bien. - -Dieu soit loué. Veuille m'excuser : je suis en train de parler de ce qui s'est passé hier. Donc, voici. J'ai dit à son mari : « Tu devrais dire à 1l'empereur que toutes ces sottises ne riment à rien! » Rien à faire, il s'est entêté : « Ça, m'a-t-il répliqué, c'est l'affaire de Benkendorf. Peut-être lui en toucherai-je un mot, mais je ne puis faire de rapport à l'empereur; il n'aime point cela, et du reste, cela ne se fait pas ! » « Parler à Benkendorf ? lui ai-je répliqué. On croirait un miracle! Je suis capable de faire ça toute seule! Du reste, il devient un peu gâteux, il ne sait plus ce qu'il fait. Les petites actrices, il n'a que ça en tête; ce n'est plus de son âge, ce me semble. Pendant ce temps, quelque misérable petit secrétaire rédige toutes sortes de dénonciations, et lui, il les avalise. » Que pourrait-il faire '! « Non, lui ai-je dit encore, tu ferais mieux de ne pas te couvrir de honte en sollicitant Benkendorf : c'est lui le responsable de ces vilénies. » Et lui : « Chez nous, c'est la règle ». Et de se lancer dans un discours... J'ai compris qu'il avait tout bonnement peur 74. Orlov, Alexis Fedorivitch (1786-1862), bien que frère du DécPmbriste ami de Herzen, fut Je premier à commander un régiment contre les insurgés du 14 décembre 1825. Fils illégitime d'un dignitaire de l'époque de Catherine II, il reçut des mains de Nicolas 1•• Je titre de comte. Le tsar considéra toujours qu'il lui devait son trône et Je garda à ses côtés tout au long de son règne. Il lui fit succéder à Benkendorf comme Chef des gendarmes, en 1844.
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d'aller trouver le souverain... « Dis-moi, vous le tenez pour une bête féroce, que vous craignez de l'approcher? Alors comment faites:..vous pour le voir cinq fois par jour ? » ai-je demandé. Puis je n'ai plus insisté. -A quoi bon ? Regardez-le, acheva-t-elle en me montrant un portrait d'Orlov, un vrai conquérant, à le voir, mais il a peur de dire un mot ! Je ne pus m'empêcher de regarder la comtesse Orlov plutôt que le portrait. Elle ne se trouvait pas dans une situation bien agréable ! Assise, elle souriait et, de temps à autre, me lançait un coup d'œil, corinne pour me dire : « L'âge a ses droits; ~a vieille est irritée. » Mais, rencontrant mon regard, elle sentait que je ne l'approuvais pas et faisait semblant de ne plus me voir. Elle ne se mêla pas à la conversation et eut raison : il était difficile de calmer Olga Alexandrovna, ses joues étaient brûlantes, elle aurait rétorqué vertement. Il n'y avait qu'à s'aplatir et attendre que l'ouragan passe. - Sans doute là où vous vous trouviez, dans cette Vologda, les scribes se disaient-ils : « Le comte Orlov, c'est le favori, il est puissant ... » Tout cela, ce sont des balivernes. Je jurerais que ce sont ses subordonnés qui font courir ce bruit. Aucun de ces hommes n'a de l'influence; ils ne se conduisent pas comme s'ils en avaient, ils ne sont pas assez bien placés pour en avoir ... Ne m'en veuillez pas de m'être mêlée de ce qui ne me regardait pas. Savez-vous ce que je vais vous conseiller? N'allez donc pas à Novgorod! Choisissez plutôt Odessa. Eloignez-vous de ces hommes-là. Et puis c'est une ville presque étrangère, et Vorontzov, s'il ne s'est pas corrompu, est un homme d'un autre régime. 75 La confiance qu'elle avait en Vorontzov, alors à Pétersbourg, et qui lui rendait visite quotidiennement, ne se justifia pas pleinement : il accepta de m'emmener avec lui à Odessa si Benkendorf y consentait ... ... Entre temps, les mois passaient, l'hiver s'acheva. Nul ne faisait allusion à mon départ. On m'avait oublié, et j'avais fini par ne plus rester sur le qui vive 76, surtout après ma rencontre avec le gouverneur militaire de Vologda, Bolgovski. Il se trouvait alors dans la capitale. Ami intime de mon père, il me portait une certaine affection et parfois je lui rendais visite. Il avait pris part à l'assassinat de Paul !"', étant alors jeune officier du régiment Sémionovski; par la suite, il se trouva mêlé à l'affaire incompréhensible et inexpliquée de Spéranski, en 1812. A l'époque, il était colonel d'active. 75. Vorontzov, Michel Siméonivotch (1782-1856) : militaire et homme politique. A l'époque, gouverneur militaire de la Nouvelle Russie (la Russie méridionale) et proconsul de Bessarabie. n avait fait construire le curieux château d'Alupka, au-dessus de Yalta, qu'on visite de nos jours. 76. En français.
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Il fut subitement arrêté, puis déporté en Sibérie 77. n n'était pas encore arrivé à destination qu'Alexandre 1"" [e graciait, et il retrouva son régiment (20). Un jour de printemps j'allai le voir. Dans un grand fauteuil, tournant le dos à la porte, était assis un générai dont je ne voyais pas le visage, mais seulement les épaulettes d'argent. - Permettez que je vous présente, dit .Bolgovski. Alors je reconnus Doubelt. - Il y a longtemps que j'ai eu le plaisir de jouir de l'attention de Léonce Vassiliévitch, fis-je en souriant. - Partez-vous bientôt pour Novgorod ? me demanda-t-il. - Je pensais que c'était à vous que je devais poser cette question? - Oh, voyons! Je ne songeais nullement à vous rappeler à l'ordre, je n'ai fait que demander. Nous vous avons remis de la main à la main au comte Stroganov, et nous ne l'avons guère pressé, comme vous le voyez 78. De plus, un motif aussi légitime que la maladie de votre épouse... (L'homme le plus courtois du monde !) Enfin, au début de j_uin, je reçus l'oukase sénatorial confirmant ma nomination au poste de conseiller de l'Administration de la province de Novgorod. Le comte Stroganov estima qu'il était temps de partir, et j'arrivai aux environs du 1"" juillet (1841) dans la cité de Novgorod, gardée par Dieu et Sainte-Sophie. Je m'installai sur les bords du Volkhov, exactement en face de ce mamelon d'où les « voltairiens » du xn• siècle jetèrent dans le fleuve la statue miraculeuse de Péroun. 79 77. Le soir du meurtre, le régiment Sémionovski était de garde au palais; ce n'était pas un hasard : les conjurés étaient tous officiers de ce régiment. Michel Spéranski : l'un des plus grands juristes de l'ancienne Russie, auteur du Code des lois russe. Il fut porté aux nues par Alexandre 1•• jusqu'à la rupture avec Napoléon, en 1812. A ce moment-là, les ennemis de Spéranski, résolus à le perdre, le dénoncèrent co=e espion. Le tsar ne sut pas le défendre, le destitua et l'exila, tout en pleurant son départ. Il le rappela en 1821. Herzen considère cette affaire comme « incompréhensible » à cause de l'attitude ambiguë et pusillanime d'Alexandre, « inexpliquée », parce que jamais il n'y eut de franche réhabilitation du grand ho=e d'Etat. 78. Ce temps fut bien employé, bien qu'il ne le dise pas ici. Il travailla beaucoup à un projet qui lui était cher : une étude approfondie sur l'époque de Pierre-le-Grand. Partant de là, il s'intéressa aux « Temps Mérovingiens », qu'il rapprochait de la Russie du xvu• siècle. Il lut donc Augustin Thierry avec un i=ense intérêt et en traduisit une partie pour le numéro de février 1840 des Annales de la Patrie, avec une préface. En 1841, parut dans la même revue, la première partie des Mémoires d'un certain jeune homme, écrits à Vladimir, premier jet de la première partie de B. i. D., son « coup d'essai », comme il l'écrit lui-même. 79. Lorsque le grand prince Vladimir fit baptiser les Russes, il ordonna de jeter dans les fleuves les statues de Péroun, le Zeus ou le Wotan slave, dieu suprême maniant le tonnerre. Les « voltairiens » du xn• siècle : les briseurs d'idoles.
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CHAPITRE XXVII Administration provinciale. On me charge... de ma surveillance ! Les Doukhobors et Paul 1"'. Pouvoir des hobereaux et de leurs épouses. Le comte Araktchéev et les colonies militaires. Une enquête de cannibales. Démission.
Avant mon départ, le comte Stroganov m'informa que le gouverneur militaire de Novgorod, Elpidiphore Antiochovitch Zourov, se trouvait à Pétersbourg; il lui avait parlé de ma nomination et me conseillait de lui rendre visite. Je trouvai un général assez simple et bannasse, entre deux âges, d'aspect fort martial, de taille moyenne. Notre entretien dura environ une demi-heure. ll me reconduisit aimablement jusqu'à la porte, où nous prîmes congé l'un de l'autre. A mon arrivée à Novgorod j'allai le voir. Le changement de décor était étonnant ! A Pétersbourg, le gouverneur était en visite, ici, il était chez lui; il me parut même un peu plus grand que la première fois. Sans aucune provocation de ma part, il jugea utile de me déclarer qu'il ne souffrait pas qu'un conseiller lui donnât son avis oralement ou par écrit, car cela freinait .les affaires. Si quelque chose n'allait pas, on pouvait en discuter, mais émettre une opinion, c'était provoquer la démission du fonctionnaire. Je lui fis observer en souriant, qu'il ne pouvait guère m'effrayer en me menaçant de me révoquer, puisque le but unique de mon service n'était autre que ma démission. J'ajoutai que tant qu'une amère nécessité me contraindrait à servir à Novgorod, je n'aurais sans doute pas l'occasion d'exprimer mes opinions. Cet entretien nous suffit amplement à tous les deux. En le quittant, je décidai de ne point me lier avec lui. Pour autant que je pouvais m'en rendre compte, l'impression que j'avais faite sur· le gouverneur était celle que j'avais reçue de lui : nous ne pouvions nous supporter réciproquement, dans la mesure où une telle chose était possible entre deux personnes qui s'étaient rencontrées de façon si récente et si superficielle.
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Lorsque j'eus bien observé le fonctionnement de l'administration provinciale, je m'aperçus que ma position n'était pas seulement fort déplaisante, mais, de surcroît, fort dangereuse. Chaque conseiller était responsable de sa section, mais partageait également la responsabilité de tous les autres. Lire tous les papiers de tous les bureaux était totalement impossible; il fallait les signer de confiance. Le gouverneur, fidèle à l'idée qu'un conseiller ne devait jamais donner un conseil, signait immédiatement après le conseiller de la section concernée, à l'encontre du bon sens et de la loi. Pour moi, c'était une bonne chose : son paraphe m'offrait une certaine garantie, parce qu'il partageait mes responsabilités et, au surplus, parlait souvent, avec une mimique toute personnelle, de sa grande honnêteté, de sa « robespierrienne ~ incorruptibilité. Quant aux signatures des autres conseillers, elles ne me rassuraient guère. C'étaient des hommes aguerris - vieux scribes parvenus à leur rang après les décennies de service - qui ne vivaient que par ce service, autrement dit, uniquement grâce aux. pots de vin. On ne doit pas les en blâmer. Si j'ai bonne mémoire, un conseiller gagnait 1 200 roubles-assignats par an 1; un homme chargé de famille ne pouvait en vivre. Lorsqu'ils comprirent que je ne prendrais pas ma part de leur butin commun, ni ne volerais pour mon propre compte, ils commencèrent à me considérer comme un hôte importun et un témoin dangereux. Ils ne se lièrent guère avec moi, surtout lorsqu'ils s'aperçurent que le gouverneur et moi ne portions l'un à l'autre qu'une amitié très modérée. Entre eux, ils se soutenaient et veillaient sur les intérêts les uns· des autres, mais ne s'intéressaient nullement à moi. Par-dessus le marché, mes dignes collègues n'avaient pas peur qu'on leur demandât des comptes ou des remboursements, puisqu'ils ne possédaient rien. Ils pouvaient prendre des risques, et d'autant plus grands, que l'affaire était plus importante. Peu leur importait que le déficit fût de cinq cents roubles ou de cinq cent mille. Si déficit il y avait, une fraction de leur salaire était versée au Trésor, à titre de compensation, et cela pouvait bien durer deux ou trois cents ans, si le fonctionnaire vivait aussi longtemps ! Habituellement, soit lui, soit le tsar décédait; dans ce dernier cas, l'héritier du trône, tout aux réjouissances, remettait les dettes. Il arrivait aussi que de ·son vivant le même tsar publiât ce genre de manifeste d'amnistie, à l'occasion d'une naissance, d'un majorat, de telle autre occurrence. Les fonctionnaires comptaient là-dessus. En 1. L'assignat, ou rouble-papier valait à l'époque quatre fois moins que le rouble-argent. Equivalent français : 4 francs-or.
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revanche, s'il s'était agi de moi, on m'aurait confisqué la part de terres et de capital reçus en donation de mon père. Si j'avais pu compter sur mes chefs de bureau, les choses m'auraient été plus faciles. Je fis beaucoup pour me les attacher, leur témoignant de la déférence, les aidant pécuniairement, mais je n'aboutis qu'à ne plus me faire obéir. Ils ne craignaient que les conseillers qui les .traitaient en gamins, et ils prirent l'habitude de venir travailler à demi ivres. C'étaient des hommes très pauvres, sans instruction aucune, sans une lueur d'espérance; le côté poétique de leur existence se limitait aux méchants petits estaminets et aux liqueurs fortes. Par conséquent, dans ma propre section aussi, il me fallait rester sur mes gardes. Au début, le gouverneur me confia la Section Quatre, celle où l'on s'occupait des contrats de fermage et de diverses affaires d'argent. Je le priai de me muter. Il refusa, affirmant qu'il n'avait pas le droit de procéder à une mutation sans le consentement d'un autre conseiller. En sa présence, je sollicitai le conseiller de la Section Deux, qui accéda à ma demande, et nous fîmes l'échange. Ma nouvelle section était moins attrayante encore : on s'y préoccupait des passeports, des circulaires de toute espèce, des affaires concernant les abus de pouvoir des hobereaux, les schismatiques, les faux-monnayeurs et les personnes surveillées par la police. Impossible d'imaginer quelque chose de plus inepte, de plus bête ! Je gagerais que les trois quarts de ceux qui liront ces lignes ne me croiront pas 2, et pourtant, c'est la stricte vérité : moi, conseil1er de l'Administration provinciale, chef de la Section Deux, je devais viser tous les trois mois le rapport du maître de police concernant ma personne, en tant qu'individu placé sous surveillance policière ! Par déférence pour moi, le maître de police ne notait rien dans la rubrique « conduite »; dans celle qu'il intitulait « occupations », il écrivait : « S'occupe du service de l'Etat ». Telles sont les colonnes d'Hercule de l'aliénation mentale qui sévit là où l'on trouve deux ou trois polices hostiles les unes aux autres, des circulaires en guise de lois, des idées de sergent-major en lieu et place d'un cerveau dirigeant. Cette absurdité me rappelle un cas qui s'est présenté à Tobolsk, voici quelques années. Le gouverneur civil était brouillé avec le 2. C'est à tel point vrai qu'un certain Allemand, qui m'a injurié une dizaine de fois dans le Morning Advertiser, donnait comme preuve de ce que je n'avais jamais été exilé le fait que j'occupais un poste de conseiller dans l'administration provinciale. (A. H.) Les calomnies auxquelles se réfère Herzen parurent anonymement dans le Morning Advertiser des 29 novembre et 6 décembre 1855. Herzen répondit au rédacteur du journal. Cf. Commentaires (21).
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vice-gouverneur. Ils vidaient leur querelle sur le papier, s'envoyant des piques et des sarcasmes par la voie hiérarchique. Le vice-gouverneur était un pédant-balourd, un formaliste, brave homme au demeurant, ancien séminariste. Il rédigeait lui-même, avec de grands efforts, des réponses caustiques et, naturellement, il avait fait de cette querelle le but de son existence. Il se trouva que le gouverneur alla passer lin certain temps à Pétersbourg. Le vice-gouverneur le remplaça, et ce fut en qualité de gouverneur qu'il reçut un écrit insolent, envoyé par lui-même la veille. Sans réfléchir plus longtemps, il ordonna à son secrétaire d'y répondre, signa ce texte et, l'ayant reçu en tant que vice-gouverneur, recommença à se creuser la cervelle et à griffonner une belle lettre d'injures adressée à sa propre personne. Il considérait que c'était agir avec la plus grande honnêteté. Je peinai sous le harnais de l'administration provinciale une demiannée durant. C'était pénible et mortellement ennuyeux. Chaque jour à onze heures du matin, j'endossais mon uniforme, j'accrochais ma petite épée de civil, et je me présentais devant le gouverneur militaire. Il faisait son apparition à midi. Sans prêter aucune attention aux conseillers, il se dirigeait tout droit vers un coin de la pièce, y posait son épée puis, après avoir regardé par la fenêtre et avoir lissé ses cheveux, il s'approchait de son fauteuil et saluait l'assistance. A peine le vaguemestre aux terribles moustaches grises perpendiculaires à ses lèvres, avait-il ouvert solennellement la porte, à peine le tintement de son sabre avait-il été perçu par la chancellerie, que les conseillers se dressaient et restaient debout, l'échine pliée, guettant le moment où le gouverneur se répandrait en salutations. L'un de mes premiers actes de contestation consista à ne prendre aucune part à cette levée en masse, cette pieuse attente : je restais tranquillement assis, et ne saluais ce personnage qu'au moment où il faisait de même. Nous ne connaissions ni grands débats, ni arguments brûlants. Il était rare qu'un conseiller demandât au préalable l'opinion du gouverneur, plus rare encore que celui-ci fît appel aux conseillers pour discuter d'une affaire. Chacun de nous avait devant lui une montagne de papiers qu'il s'agissait de signer. C'était une usine à signatures ... Me souvenant d'un célèbre aphorisme de Talleyrand, je ne cherchais pas à briller particulièrement par mon zèle, 3 et ne vaquais aux affaires qu'autant que cela s'avérait nécessaire pour 3. Talleyrand aurait dit aux jeunes diplomates travaillant sous ses ordres au ministère des Affaires étrangères : Surtout, Messieurs, pas de zèle!
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ne pas encourir un blâme ou m'attirer des ennuis. Mais dans ma section il existait deux espèces de cas, que je ne me considérais pas en droit d'examiner aussi superficiellement : les affaires des schismatiques et les abus de pouvoir des propriétaires terriens. Chez nous, les schismatiques ne sont pas persécutés systématiquement, mais parfois, cela prend soudain le Synode ou le ministère des Affaires intérieures, et ils s'abattent sur quelque ermitage, quelque communauté religieuse; ils les pillent, puis se calment à nouveau. En général, les schismatiques ont des agents avisés à Pétersbourg, qui les avertissent du danger; alors ils font des collectes, cachent leurs livres et leurs icônes, enivrent le pope orthodoxe, le commissaire orthodoxe, et payent leur rançon. Là-dessus, l'affaire est close pour une dizaine d'années. Sous le règne de Catherine, il y avait un grand nombre de Doukhobors dans la province de Novgorod. 4 Leur chef, ancien directeur des relais de poste à Zaïtzev, je crois, était entouré d'un respect immense. En route pour se faire couronner à Moscou, Paul commanda de lui amener le vieil homme, sans doute dans l'intention de le convertir. Les Doukhobors, tels les Quakers, n'enlèvent pas leur chapeau, et c'est la tête couverte que le vieillard chenu entra chez l'empereur de Gatchina. 5 C'était plus que le tsar ne pouvait supporter. On est particulièrement frappé par la susceptibilité mesquine et pointilleuse manifestée par Paul et tous ses fils, Alexandre excepté; tenant dans leurs mains un pouvoir insensé, ils n'mit même pas cette conscience animale de leur force, qui retient un gros carlin de tomber sur un petit chien. - Devan.t qui te tiens-tu la tête couverte ? brailla Paul, qui suffocait et manifestait tous les signes d'une colère frénétique. Me connais-tu? - Je te connais! répondit tranquillement le raskolnik, tu es Paul Pétrovitch. --:- Qu'on l'enchaîne! Aux travaux forcés! A la mine! poursuivit le chevaleresque Paul. 6 On se saisit du vieillard. L'empereur ordonna de mettre le feu à son village, par les quatre côtés, et d'en déporter les habitants 4. Doukhobors : ce terme, que l'on traduit par pneumatomaques, désigne l'une des nombreuses sectes schismatiques. Celle-ci, rejetant les dogmes et les rites, comme les autres, surgit dans la deuxième moitié du xvm• siècle. (Les schismatiques sont totalement abstinents, mais, comme on le voit, profitent de l'intempérance des orthodoxes). 5. Gatchina : domaine de Paul 1er au temps où il était prince héritier, camp retranché, dont le caractère· prédominant était un militarisme outrancier. 6. Paul se glorifiait d'avoir été nommé Grand-maitre de l'ordre deS Chevaliers de Malte, pour avoir défendu cette île contre les Anglais (1758).
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pour en faire des colons en Sibérie. Au relais suivant, l'un des intimes du tsar se jeta à ses pieds et lui avoua qu'il avait osé retarder l'exécution de l'ordre impérial; il attendait que l'ordre fût réitéré. Paul, qui s'était calmé quelque peu, comprit qu'il pouvait paraître bizarre de se faire valoir devant son peuple en mettant le feu aux villages et en expédiant les gens dans les mines, sans jugement. Il commanda au Synode de débrouiller l'affaire des paysans, mais d'enfermer le vieillard à vie dans le monastère du Sauveur-et-Sainte-Euphémie. 7 ·J11 se disait que les moines orthodoxes sauraient en venir à bout mieux que les travaux forcés. Or, il oubliait que nos moines ne sont pas seulement orthodoxes, mais également hommes; ils aiment l'argent et la vodka, alors que les schismatiques ne boivent pas d'alcool et ne ménagent pas leurs deniers. Le vieil homme s'acquit une réputation de saint parmi les Doukhobors. 8 Ils venaient de tous les coins de la terre russe pour s'incliner devant lui, et obtenaient audience à prix d'or. Il était assis dans sa cellule, tout de blanc vêtu; ses amis avaient tapissé de lin les murs et le plafond. Après sa mort, ils obtinrent l'autorisation d'ensevelir son corps parmi les siens et le portèrent solennellement sur leurs épaules, de la ville de Vladimir jusqu'à la province de Novgorod. Les Uoukhobors sont seuls à connaître le lieu de sa sépulture. Ils sont assurés qu'il avait le don de faire des miracles déjà de son vivant, et que son corps est incorruptible. J'appris tout cela en partie par le gouverneur de Vladimir, I.E. Kourouta, en partie par les postillons de Novgorod, enfin par la bouche du porte-crosse du monastère du Sauveur-et-Sainte-Euphémie. Actuellement, ce couvent ne renferme plus de détenus politiques, bien que sa prison soit pleine de popes, d'ecclésiastiques, de fils insoumis, dont les parents ont eu à se plaindre, et ainsi de suite. L'archimandrite, homme aux larges ép~les, à la haute stature, coiffé d'un bonnet de fourrure, nous fit visiter la cour de la prison. Quand il y entra, un sous-officier armé d'un fusil s'approcha de lui pour lui faire son rapport : « J'ai l'honneur de porter à la connaissance de Votre Sainteté que tout ici va bien. Nous avons (tant et tant) de prisonniers ».En réponse l'archimandrite lui donna sa bénédiction. Quel imbroglio ! Les affaires concernant les schismatiques étaient telles qu'il valait beaucoup mieux ne .pas les soulever à nouveau. Je les passais en revue et les laissais tranquilles. En revanche, il fallait 7. A Souzdal, aux portes de Vladimir. 8. Etaient-ce vraiment des Doukhobors ? Je n'en suis point certain. (A. H.)
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revoir de fond en comble les problèmes relatifs aux méfaits des hobereaux. Je fis de mon mieux et remportai quelques victoires sur ce terrain fangeux. Je- fis cesser les persécutions contre une jeune fille, et mis sous tutelle un officier de marine. Il me semble que c'est là mon seul mérite pendant la durée de ma carrière de fonctionnaire ... Une certaine dame employait une camériste, sans aucun contrat. La servante demanda que fussent examinés ses droits à l'affranchissément. Mon sagace prédécesseur décida de la laisser chez la dame, en toute propriété, jusqu'à ce que l'affaire fût tranchée. Il fallait que j'y souscrive. J'en référai au gouverneur et lui fis remarquer que le sort de la jeune fille ne serait guère enviable chez sa maîtresse, après avoir envoyé sa pétition. - Et que faire d'elle? - La garder au poste de police. - Aux frais de qui ? - De la dame, au cas où elle perdrait. - Et dans le cas contraire ? Par bonheur, le procureur de la province entra à ce moment précis. A cause de sa situation sociale, ses rapports avec ses collègues, les boutons de son uniforme, un procureur ne peut être que l'ennemi du gouverneur, ou tout au moins, son contradicteur. Je fis exprès de poursuivre l'entretien en sa présence. Le gouverneur commença par se fâcher, déclarant que cette histoire n'avait pas le moindre intérêt. Le procureur ne se som-ait pas le moins du monde de ce qui arriverait ou n'arriverait pas à la demanderesse, mais il prit immédiatement mon parti et cita dix articles différents du Code des lois. Le gouverneur qui, en somme, était plus indifférent encore à ce cas, me dit, avec un sourire moqueur : - Il n'y a pas d'autre choix : ce sera la patronne ou la prison. - La prison est préférable, cela va de soi, fis-je remarquer. - Et plus conforme à l'esprit du Code, intervint le procureur. - Qu'il en soit fait comme vous le désirez, déclara le gouverneur, en riant de plus belle. Vous rendez service à votre protégée! 9 Vous verrez comme elle viendra vous remercier après avoir passé quelques mois en prison ! Je ne poursuivis pas le débat, n'ayant eu pour but que de sauver la jeune personne des persécutions de sa maîtresse. II me souvient qu'elle fut totalement libérée deux mois plus tard. Dans ma section, parmi les dossiers en cours, se trouvait une correspondance compliquée qui s'étendait sur plusieurs années : il 9. En français.
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s'agissait de scandales et de crimes divers commis dans sa propriété par un officier de marine retraité, Strougovschtikov. Tout avait commencé sur une réclamation de sa mère, après quoi les paysans avaient déposé une plainte. Il arriva à s'arranger avec sa mère tant bien que mal; pour ce qui était de ses paysans, ce fut lui qui les accusa de vouloir l'assassiner, sans, du reste, produire aucune preuve sérieuse. Il était pourtant clair, d'après le témoignage de la mère et des domestiques, que cet homme commettait les actes les plus insensés. Cette affaire dormit toute une année du sommeil des justes. On peut toujours faire traîner une affaire en recourant aux enquêtes et aux correspondances superflues, puis, la tenant pour close, la classer dans les archives. Il m'incombait d'adresser une requête au Sénat pour faire mettre l'individu en tutelle, mais pour cela, il m'était indispensable d'obtenir l'avis du Maréchal de la Noblesse. 10 Ces gens-là ont coutume de donner une réponse évasive, ne voulant pas perdre la voix d'un électeur. Il ne dépendait que de moi de mettre l'affaire en train, mais j'avais besoin du coup de grdce 11 du Maréchal. Celui de Novgorod, gentilhomme qui avait servi dans les milices 12 et arborait la médaille de Saint-Vladimir, cherchait, lors de nos rencontres, à me prouver sa culture en s'adressant à moi dans un langage livresque, datant d'avant Karamzine. 13 Un jour qu'il me montrait le monument que la noblesse de Novgorod s'était érigé à elle-même, en récompense de son patriotisme en 1812, il se mit à évoquer avec une certaine émotion la tâche ardue, en vérité, sacrée et néanmoins flatteuse, d'un Maréchal de la Noblesse. Tout cela jouait en ma faveur. Ce personnage arriva dans nos bureaux, à propos d'un certificat d'internement pour un ecclésiastique. Après que tous les présidents, de toutes les chambres, eurent épuisé leur stock de questions stupides (qui auraient pu faire croire au fou qu'eux aussi avaient l'esprit un peu dérangé) l'ecclésiastique fut définitivement promu au poste d'aliéné mental. Alors je pris le Maréchal à part et lui exposai le cas qui m'intéressait. Il haussa les épaules, fit mine d'être indigné, effaré, et termina en traitant l'officier de marine de chenapan 10. Président de l'Assemblée provinciale de la Noblesse. (Predvoditel' Dvorianstva.} 11. En français. 12. En 1812, une grande partie de la jeune noblesse s'enrôla dans les milices, au moment de l'avance de Napoléon sur Moscou. Leur équipement et leur entretien étaient financés par les grandes familles moscovites. 13. Nicolas Mikhaïlovitch Karamzine (1766-1826) : romancier qui épura la langue écrite et la débarrassa de ses archaïsmes. Historien conservateur, historiographe des Romanov.
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invétéré « qui a jeté une ombre sur la communauté distinguée de la société nobiliaire de Novgorod ». - Je pense que vous nous donneriez cette réponse-là par écrit, si nous vous le demandions ? fis-je. · Pris de court, il promit de répondre selon sa conscience, et ajouta : « L'honneur et la franchise sont les attributs constants des nobles russes ». Tout en doutant un peu de [a constance de ces attributs, je mis l'affaire en route. Le Maréchal tint parole. On en référa au Sénat, et je me souviens fort bien du doux instant où ma section reçut l'oukase sénatorial qui mettait sous tutelle la propriété du marin, et le plaçait sous la surveillance de la police. 14 Il avait cru que son affaire était close, aussi fût-ce un homme foudroyé qui parut à Novgorod après l'oukase. On l'informa immédiatement sur ce qui s'était passé. Fou furieux, il voulut m'attaquer dans un coin sombre, louer des ruffians et me faire tomber dans une embuscade, mais n'ayant point l'habitude des combats sur terre ferme, il disparut sans bruit dans quelque chef-lieu de district. Malheureusement, dans notre classe nobiliaire, les « attributs » de la bestialité, de la débauche et des actes de violence commis à l'encontre des serfs-domestiques sont aussi « ,constants » que « la franchise et l'honneur ». Il est évident qu'un certain nombre de hobereaux cultivés ne brutalisent pas leurs gens jour et nuit, ne les fouettent pas à tout propos. Néanmoins, même parmi eux l'on trouve des « Pénotchkine ». 15 Quant aux autres, ils n'ont pas grand-chose à envier à « la Saltychikha » 16 et aux planteurs d'Amérique... En fouillant dans les dossiers, je découvris un échange de lettres entre l'administration provinciale de Pskov et une certaine propriétaire terrienne nommée Y aryjkina. Après avoir fouetté deux femmes de chambre jusqu'à ce que mort s'ensuive, elle fut jugée pour une troisième, et quasiment innocentée par la Cour d'Assises, qui fonda son verdict (entre autres) sur le fait que la fille n'était pas morte. Cette femme inventait les châtiments les plus extraordinaires : elle frappait ses domestiques avec un fer à repasser, avec des bâtons noueux ou des battoirs ... 14. Ce personnage n'était pas officier de marine, mais artilleur. De plus l'oukase est daté de 1845, époque où Herzen avait déjà quitté Novgorod. (A. S.). C'est un exemple de la manière dont Herzen mêle la réalité à la fiction, colore l'événement vrai de tons imaginaires. Nous en trouvons dans ce volume, comme dans le précédent, plusieurs exemples. (N. d. T.) 15. Pénotchkine : personnage de la nouvelle Le Bourgmestre, d'Ivan Tourguéniev, dans Les Mémoires d'un Chasseur. 16. La Saltychikha : D. N. Saltykova, propriétaire terrienne (fin du xvn• siècle), célèbre dans toute la Russie pour sa cruauté sadique envers ses serfs. (L.)
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Je ne sais ce qu'avait commis la camériste en question, mais sa maîtresse se surpassa : elle l'obligea à s'agenouiller sur des lattes ou des planches où l'on avait planté des clous. Dans cette position, elle lui laboura le dos et la tête avec un battoir à linge; puis, épuisée, elle appela son cocher pour la relayer. Heureusement, il ne se trouvait pas dans les communs, et la dame étant sortie de la pièce, la jeune fille, à demi folle de douleur, ensanglantée, vêtue de sa seule chemise, s'élança dans la rue et courut jusqu'au poste de police. L'inspecteur prit sa déposition et l'affaire suivit son cours. La police s'activa, le tribunal s'affaira pendant une année. Finalement la Cour, achetée de toute évidence, prit la sage résolution de convoquer l'époux de la dame pour l'inciter à détourner sa femme de pareilles violences. Quant à elle, tout en la chargeant de la mort des deux caméristes, ils l'obligèrent à s'engager par écrit de ne plus infliger de châtiments. La chose étant réglée de la sorte, on rendit à sa maîtresse l'infortunée jeune fille, hébergée je ne sais où pendant l'instruction. Elle, terrifiée à l'idée de ce qui l'attendait, se mit à envoyer pétition sur pétition. Cette histoire parvint jusqu'aux oreilles du tsar. Il ordonna une enquête et délégua un fonctionnaire de Pétersbourg. Vraisemblablement, les moyens de Madame Yaryjkina ne lui permirent pas de soudoyer les enquêteurs de la capitale, des ministères, de la police politique. L'affaire prit un tour différent. La propriétaire fut reléguée en Sibérie, et son époux mis en tutelle. Tous les membres du tribunal furent jugés. J'ignore quelle fut l'issue de leur procès. J'ai relaté ailleurs 17 l'histoire d'un homme flagellé par le prince Troubetskoï jusqu'à en mourir, et celle du gentilhomme de la Chambre, Basilevski, fouetté par ses domestiques. Je vais y ajouter encore une histoire de dame. Dans la ville de Penza, la soubrette de l'épouse du colonel de gendarmes portait une théière pleine d'eau bouillante, quand l'enfant de sa maîtresse se .ieta dans ses jambes; elle renversa la théière et l'enfant fut échaudé. La maîtresse, pour la payer de la même monnaie, fit venir l'enfant de la servante et lui ébouillanta la main avec l'eau du samovar. Ayant appris cette péripétie monstrueuse, le gouverneur Pantchoulidzev déplora de tout son cœur de se trouver en relations tendues avec le colonel de gendarmes, ce qui l'induisait à considérer qu'il serait inconvenant d'entamer des poursuites : on pourrait les croire inspirées par des motifs personnels ! 17. Dans La Propriété baptisée (Krestchennaya Sobstvennost), étude virulente sur le servage (1855). D'après A. S. ce thème fut développé davantage dans un article en anglais : Russian Serfdom.
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Et voici que des âmes sensibles s'étonnent que les paysans assassinent les seigneurs et toute leur famille, comme les soldats des colonies militaires de Staraya Roussa massacrèrent tous les Allemands russifiés et les Russes germanisés. 18 Dans les vestibules et les lingeries, dans les villages et les geôles, dorment des martyrologes entiers relatant des crimes abominables. Leur souvenir hante les cœurs et, de génération en génération font mûrir une vengeance sanglante et impitoyable qu'il eût été facile de prévenir, mais qu'il ne sera guère possible d'arrêter. Staraya Roussa ! Les colonies militaires ! Des mots effrayants ... Est-il possible que l'Histoire, soudoyée d'avance par le pourboire d'Araktchéev, 19 ne soulève jamais le suaire sous lequel le gouvernement a caché une série de forfaits perpétrés froidement, systématiquement, lors de la création de ces colonies ? Certes, on a commis beaucoup d'horreurs en d'autres lieux, mais ici se greffe une marque particulière, « pétersbourgo-gatchinienne » et « germano-turque ». Pendant des mois, on appliqua aux insoumis la bastonnade et la flagellation avec des verges... Le sang ne séchait jamais sur les planchers, dans les baraques et les bureaux de la direction locale... Tous les crimes qui pourraient être commis par le peuple contre ses bourreaux, en ce petit espace de la terre russe, sont justifiés à l'avance. Le côté mongol de la période moscovite 20, qui dénature le caractère slave des Russes, les méthodes inhumaines, appliquées avec -le plat de l'épée, qui défigurent l'époque de Pierre-le-Grand, s'incarnèrent dans toute leur hideuse splendeur en la personne du comte Araktchéev. Sans aucun doute, c'est l'une des figures les plus ignobles qui aient surgi après Pierre sur les sommets de l'Etat. Cet esclave du soldat couronné, comme l'a appelé Pouch18. Les colonies militaires, qui ne devaient apporter que misère et malheurs aux soldats-cultivateurs et aux cultivateurs militarisés, furent une invention d'Alexandre 1••, et de lui seul. Araktchéev n'en fut que l'exécutant, mais y sévit avec une cruauté inimaginable. Le soulèvement de Staraya Roussa, province de Novgorod, eut lieu en juillet 1831. Les colons massacrèrent un certain nombre d'officiers supérieurs et de fonctionnaires qui veillaient au bon ordre administratif de ces camps-villages. Rappelons que les cadres de l'armée et de l'administration étaient, pour la grande majorité, allemands ou baltes. (Cf. note 26, p. 24 sur le général Ierrnolov.) 19. Araktchéev avait déposé dans une banque 100 000 roubles (je crois) dont les intérêts devaient, cent ans plus tard, être remis à celui qui écrirait la meilleure histoire du règne d'Alexandre I••. (A. H.) Il s'agit en fait, de 50 000 roubles, versés en 1833. (N. d. T.) 20. La période moscovite : celle qui va de 1328 à 1705, c'est-à-dire jusqu'à Pierre-le-Grand et la fondation de Saint-Pétersbourg. Elle fut marquée par le joug tatare, dont la Russie ne fut débarrassée qu'après la prise d'Astrakhan et de Kazan par Ivan IV le Redoutable, en 1552.
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kine 21, était le parangon du caporal idéal, tel qu'il planait dans les rêves du père de Frédéric II 22 : un dévouement surhumain, une ponctualité d'automate, une exactitude de chronomètre, une absence totale de sentiment, la routine et l'activité, juste ce qu'il faut d'ambition, de jalousie et de fiel pour préférer le pouvoir à l'argent... De tels hommes sont un trésor pour les tsars ! Seule la mesquine rancune de Nicolas peut expliquer qu'il n'ait employé nulle part Araktchéev, et se soit contenté de ses sous-ordres. 23 Paul avait découvert Araktchéev par sympathie. Tant qu'Alexandre eut un peu de vergogne, il ne le favorisa guère; mais, entraîné par sa passion familiale pour le dressage et l'exercice, il lui ctmfia sa chancellerie de campagne. Nous n'avons guère entendu parler des victoires de ce général d'artillerie. 24 Son œuvre militaire consistait surtout en· tâches civiles, ses combats se livraient sur le dos du soldat; ses ennemis lui étaient amenés enchaînés, vaincus d'avance. Dans les dernières années du règne d'Alexandre, Araktchéev gouverna toute la Russie. Il se mêlait de tout, avait des blancs-seings pour faire ce qui bon lui semblait. Affaibli et s'enfonçant dans une sombre mélancolie, Alexandre balança un peu entre A. N. Galitzine et Araktchéev, puis, tout naturellement, pencha définitivement du côté de ce dernier. 25 Pendant qu'Alexandre se trouvait à Taganrog, à Grouzino, la propriété d'Araktchéev, les serfs domestiques assassinèrent la maîtresse du comte. Ce meurtre entraîna une enquête dont aujourd'hUi encore (c'est-à-dire dix-sept ans après) les fonctionnaires et les habitants de Novgorod parlent avec effroi. L'amante d'Araktchéev (alors vieillard de soixante ans) avait été sa serve; elle persécutait la valetaille, se battait, calomniait, et le 21. Epigramme sur Alexandre StourdYZ, homme de confiance d'Alexandre, mais considéré comme visant Araktchéev. (A. S.) 22. Frédéric-Guülaume z••, le célèbre « roi-caporal ». (Araktchéev, bien que général et comte, fût toujours surnommé « le caporal de Gatchina »). · 23. Nicolas 1•• ne pouvait pardonner à Araktchéev (à juste raison, pour .une fois) d'avoir négligé les affaires de l'empire et, ce faisant, laissé mûrir le complot des Décembristes, sur lequel il était pleinement informé par un officier nommé Sherwood. Avec le concours de celui-ci - qui jouait un double jeu, - il·avait commencé une enquête, qu'il abandonna à la mort de sa maîtresse, Anastasia Minkina, en sept. 1825, c'est-à-dire trois mois avant la mort d'Alexandre ·I•• et le soulèvement sur la place du Sénat. · 24. Araktchéev était un pitoyable poltron, ce que relate le comte Toll, dans ses Mémoires, et le secrétaire d'Etat Martchenko, dans un court récit sur le 14 décembre, inséré dans l'Etoile Polaire. J'ai entendu raconter par le général de génie, Reichel, comment il se cachait et mourait de peur pendant la révolte de Staraya Roussa (A. H.). Cf. Commentaires (22). 25. Alexandre 1•• sacrifia son ami de toujours, son frère en Christ, comme ··i1 l'appelait, aux basses intrigues d'Araktchéev et de sa clique de fanatiques. et d'obscurantistes.
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comte châtiait selon ses délations. Quand elle eut épuisé la patience de tous, le cuisinier lui coupa la gorge. Le crime fut commis si habilement, qu'on ne trouva pas trace du coupable. Or, il fallait un coupable afin que le tendre vieillard pût exercer sa vengeance. Il envoya promener toutes les affaires de l'empire russe et arriva à toute bride à Grouzino. Au milieu des tortures et du sang, des gémissements et des râles des agonisants, Araktchéev, le front ceint du mouchoir sanglant pris sur le cadavre de sa concubine, écrivait à Alexandre des lettres touchantes. Et Alexandre : « Viens te reposer de ton malheur sur le sein de ton ami... » 26 Sans doute, le baronet Wyllie avait-il raison d'affirmer qu'avant le décès de l'empereur, son cerveau s'était rempli d'eau. 27 Mais on ne put découvrir les coupables. L'homme russe sait extraordinairement bien se taire. Alors, fou de fureur, Araktchéev parut à Novgorod, où l'on amena une foule de martyrs. Le visage sombre et jaune, les yeux fous, toujours ceint du mouchoir ensanglanté, il commença une nouvelle enquête. Ici l'histoire prend des proportions monstrueuses. On se saisit de quelque quatre-vingts personnes supplémentaires : en ville on arrêtait les gens pour un seul mot, pour le plus petit soupçon de relations avec un laquais d'Araktchéev, pour une parole imprudente. On s'emparait de gens de passage, on les jetait en prison. Pendant des semaines, marchands et commis attendaient au poste de policè d'être interrogés. Les habitants se cachaient dans leurs maisons, redoutant de s'aventurer dans les rues. Nul n'osait faire allusion à l'affaire elle-même. Kleinmichel, qui servait sous Araktchéev, prenait part à cette investigation ... 28. Le gouverneur transforma sa demeure en lieu de torture. Du matin au soir on donnait la question aux détenus, tout près de son cabinet de travail. Le maître de police de Staraya Roussa, habitué pourtant aux scènes d'horreur, ne put plus y tenir et, lorsqu'on lui enjoignit d'interroger à coups de verges une jeune femme dans son cinquième mois de grossesse, ses forces l'abandonnèrent. Il entra 26. Lettre du 22 septembre 1825. Citation incorrecte, mais le sens est exactement le même. 27. Sir James Wyllie, Ecossais au service de la Russie (où l'on prononçait son nom Villie} médecin personnel d'Alexandre 1••. Il resta auprès de lui jusqu'à la fin et accompagna le corps de Taganrog à Pétersbourg. L'allusion à l'eau dans le cerveau parait fondée sur des on-dit plutôt que sur la réalité. Il n'est pas question de cela dans le rapport d'autopsie, que Herzen ne lut certainement jamais. 28. Kleinmichel, haut dignitaire et ministre, personnage également cruel et implacable.
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chez le gouverneur (cela se passait sous le vieux Popov, qui me le raconta) et lui déclara qu'il était impossible-de fouetter cette femme, que c'était tout simplement contraire à la loi. Le gouverneur bondit hors de son fauteuil et, écumant de rage, se jeta sur le policier le poing levé : « Je vais vous faire arrêter sur-le-champ ! Je vais vous remettre au tribunal! Vous êtes ... un traître! » On l'arrêta et il démissionna. Je regrette infiniment de ne pas connaître son nom de famille. Que lui soient pardonnés ses péchés anciens pour cette minute d'héroïsme! Je le dis simplement. Ce n'était pas une plaisanterie que d'afficher des sentiments humains face à des brigands de cette taille ! On tortura la femme. Elle ignorait tout du crime ... Néanmoins, eUe mourut. 29 Alexandre-le-Bénit mourut lui aussi. 30 Ne sachant ce qui allait se passer, ces monstres firent un ultime effort et retrouvèrent le coupable. Naturellement, il fut condamné au knout. Tandis que les enquêteurs menaient grand train, un rescrit de Nicolas arriva, qui enjoignait de les arrêter tous et de clore l'affaire du crime. Le Sénat fut chargé de juger le gouverneur. 31 Même là, il n'était point possible de l'innocenter. Mais après son couronnement, Nicolas publia un édit de grâce qui couvrait ce chenapan, mais non les amis de Pestel et de Mouraviov. 32 Deux ou trois ans plus tard, le même individu fut jugé à Tambov pour abus de pouvoir dans son domaine. En vérité, l'édit de Nicolas le couvrait : il était fort en dessous ... Au début de 1842, j'étais désespérément las de l'administration provinciale et cherchais un prétexte pour m'en dégager. ·Pendant que je pensais à un remède, puis à un autre, un incident purement extérieur décida pour moi. 29. Le chef de police de Novgorod était, à l'époque, un certain V. Lialine. Ce fut sur l'avis du président de la Cour d'assises, A. Moussine-Pouchkine, qu'il refusa de soumettre au châtiment corporel la paysanne Daria Constantinova, âgée de trente ans, condamnée à quatre-vingt quinze coups de fouet. Lialine et MoussinePouchkine furent tous deux déchus de leurs fonctions et mis aux arrêts pour avoir « pris la défense d'une criminelle ». Daria fut envoyée aux travaux forcés. Trois de ses compagnes, condamnées au knout comme elle, succombèrent sous les coups. (A. S. et Rousskaya Starina (« Antiquités Russes »), de sept. 1871, pp. 277-278). 30. Alexandre I•• reçut le titre de Bénit (Blagoslovénnyie) après la campagne de Russie, 1812. 31. Cela m'ennuie beaucoup d'avoir oublié le prénom de ce digne chef de la province; il me souvient que son nom de famille était Jérebtzov (A. H.) 32. Paul Pestel et Serge Mouraviov-Apostol : chefs de l'Union du Sud, qui se souleva en Ukraine, presque en même temps que se déroulait l'insurrection de l'Union du Nord, à Pétersbourg. lls furent parmi les cinq Décembristes pendus. Leurs amis : les Décembristes condamnés aux travaux forcés, qui ne furent graciés que sous le règne suivant.
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Un jour, par une matinée froide de l'hiver, j'arrive au bureau et, dans l'antichambre, se tient une femme d'une trentaine d'années, un~ paysanne. Voyant mon uniforme, elle se jette à genoux devant moi; inondée de larmes, elle m'implore de prendre sa défense. Son seigneur, Moussine-Pouchkine, les envoyait, elle et son mari, en relégation; leur fils, d'une dizaine d'années, devait rester. Elle me suppliait de lui permettre d'emmener l'enfant. Pendant qu'elle m'exposait son affaire, entra le gouverneur militaire. Je lui montrai la femme et lui rapportai sa demande. Il lui expliqua que les enfants au-dessus de dix ans restaient chez le propriétaire. La mère, ne comprenant pas cette loi stupide, continuait à implorer. Il en fut agacé. Elle sanglotait, et s'accrochait à ses jambes, aussi la repoussat-il brutalement et lui dit : « Quelle imbécile tu fais! Je te parle en russe, pourtant, je te dis que je ne peux rien faire, alors pourquoi m'ennuies-tu? » Puis, d'un pas ferme et décidé, il alla poser son épée dans un coin. Je m'en allai aussi... C'en était trop ... Cette femme ne m'avait-elle pas pris pour l'un d'eux? Il était temps d'en finir avec cette comédie! - Vous êtes souffrant ? me demanda le conseiller Khlopine, ramené de Sibérie pour je ne sais quels péchés. - Oui, je suis souffrant, répondis-je. Je me levai, m'inclinai et partis. Le jour même, je fis un rapport sur ma maladie, et dès lors ne mis plus les pieds dans les bureaux de la province. Puis je donnai ma démission « pour raisons de santé ». Le Sénat m'envoya son accord et y ajouta le titre de Conseiller aulique. Mais en même temps, Benkendorf fit porter à la connaissance du gouverneur qu'il m'était interdit de rentrer dans les capitales, et qu'on m'ordonnait de vivre à Novgorod. Ogarev, qui rentrait de son premier voyage à l'étranger, commença des démarches à Pétersbourg pour qu'on me permît de résider à Moscou. Je ne croyais guère au succès d'un tel « protecteur », et m'ennuyais horriblement dans cette méchante petite ville au retentissant nom historique. Ogarev remporta un plein succès. Le 1•r juillet 1842 l'impératrice, à l'occasion d'une fête de famille 33, sollicita du monarque l'autorisation pour moi de vivre à Moscou, prenant en considération la maladie de ma femme et son désir de revenir. Le tsar donna son consentement, et trois jours plus tard ma femme reçut une lettre de Benkendorf, 34 où il lui faisait savoir 33. L'anniversaire de l'impératrice et ses noces d'argent. 34. Selon le Journal de Herzen, l'autorisation du tsar date du 3 juillet 1842; la réponse de Benkendorf arriva le 9.
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qu'il m'était permis de l'accompagner à Moscou, grâce à l'intercession de la souveraine. Il terminait sa missive par une information fort agréable : la surveillance policière ne serait pas levée. Je quittais Novgorod sans aucun regret et j'avais hâte de partir. Au reste, au moment du départ, il m'arriva la seule péripétie agréable de tout mon séjour là-bas. Je n'avais pas d'argent et ne voulais pas attendre qu'on m'en envoyât de Moscou. C'est pourquoi je chargeai Matvéi de me dénicher mille à quinze cents roubles-assignats. Une heure plus tard, il revint avec le patron de l'hôtel, Guibine, que je connaissais pour être descendu chez lui pendant une semaine. Ce gros marchand à l'air bonnasse s'inclina et me remit une liasse d'assignats. - Quel taux d'intérêt désirez-vous ? demandai-je. - Voyez-vous, répondit-il, je ne m'occupe point de cela et je ne prête pas à gages; mais comme j'ai entendu Matvéi Savéliévitch dire que vous aviez besoin d'argent pour un mois ou deux, comme vous nous plaisez bien, et comme, Dieu merci, j'ai de l'argent disponible, je vous en apporte. Je Je remerciai et lui demandai s'il préférait un simple reçu ou une lettre de change. Mais il répliqua : - Inutile! Je crois plus à votre parole qu'au papier timbré. - Voyons, je peux mourir ! - Dans ce cas, j'aurais tant de peine de votre décès que la perte d'argent n'y ajouterait pas grand-chose ! conclut Guibine en riant. Je fus touché et, au lieu de lui remettre un reçu, je lui serrai chaleureusement la main. Il me donna l'accolade à la russe, et dit : - Voyez-vous, tous nous saisissons, tous nous savons que vous avez servi malgré vous, et que vous n'avez pas été pareil aux autres fonctionnaires - Dieu leur pardonne; vous avez pris notre parti, à nous autres, et celui du petit peuple, alors me voilà content d'avoir trouvé l'occasion de vous rendre service. Quand, plus tard dans la soirée, nous quittâmes la ville, notre postillon tira sur les rênes en face de l'hôtel, et ce même Guibine m'offrit pour la route une tourte grande comme une roue. TeHe fut ma « médaille pour bons et loyaux services :) !
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CHAPITRE XXVIII Grübelei. Moscou après mon exil. Pokrovskoïé. La mort de Matvéï. · Le prêtre J ehan.
Notre existence à Novgorod n'était pas heureuse. J'étais arnve là-bas non pas avec un esprit d'abnégation et de fermeté, mais plein de dépit et de hargne. Ce second exil avec son caractère mesquin, m'irritait plus qu'il me chagrinait. Il n'était pas assez désastreux pour me fortifier l'âme et ne faisait que m'agacer; il n'avait ni l'intérêt de la nouveauté, ni rexcitation du danger. L'administration provinciale, avec son Elpidiphore Antiochovitch Zourov, son conseiller Khlopine et son vice-gouverneur Pimène Arapov, suffisaient amplement à m'empoisonner l'existence. Je devenais coléreux. Les tristes dispositions de Natalie prenaient le dessus. Sa nature tendre, accoutumée dès l'enfance à la tristesse et aux larmes, s'abandonnait de nouveau à une angoisse qui la tenaillait. Elle s'appesantissait longuement sur des pensées torturantes, faisant facilement abstraction de tout ce qui était clair et radieux. La vie devenait plus compliquée : nous avions davantage de cordes à notre arc, et, partant plus d'anxiété. Après la maladie de Sacha 1, il y avait eu la peur provoquée par la Troisième Section, le malheureux accouchement, la mort du nouveau-né 2. La perte d'un bébé est peu ressentie par le père : l'inquiétude pour l'accouchée le contraint à presque oublier le petit être qui n'a fait que passer, ayant eu à peine le temps de pleurer et de prendre le sein. Mais pour la mère, le nouveau-né est une vieille connaissance, elle l'a senti depuis longtemps; entre elle et lui s'est créé un lien physique, chimique, nerveux; au surplus, le bébé rachète les peines de la grossesse, les affres de l'accouchement; sans lui, les souffrances d'une mère n'ont pas de sens, sont une dérision, et le lait inutile lui monte au cerveau. 1. Sacha : Alexandre, né en 1839, fils aîné du ménage Herzen. 2. Un garçon prénommé Ivan. (A. S.)
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Après le décès de Natalie, j'ai trouvé dans ses papiers un petit billet que j'avais complètement oublié : quelques lignes écrites par moi une ou deux heures avant la naissance de Sacha (23). C'était une prière, une bénédiction, une consécration de l'être point né encore au « service de l'humanité », son engagement dans une c voie difficile :.. 3 Au verso, Natalie avait écrit de sa main : 1 janvier 1841. Hier Alexandre m'a donné ce feuillet; il ne pouvait me faire meilleur cadeau, car ce papier a évoqué d'un seul coup l'image d'un bonheur qui dure depuis trois ans, bonheur ininterrompu, illimité, fondé sur l'amour seul. « Ainsi sommes-nous entrés dans la nouvelle année. Peu importe ce qui nous y attend, j'incline le front et je dis pour nous deux : Que ta volonté soit faite ! « Nous avons accueilli l'année nouvelle chez nous, dans l'intimité. Seul A.L. Witberg était présent. Le petit Alexandre 4 nous manquait encore, qui dormait d'un sommeil profond; pour lui, il n'y a encore ni passé ni avenir. Dors sans soucis mon ange, je prie pour toi et je t'invoque aussi mon tout petit, qui n'es pas encore né et que j'aime déjà de tout l'amour d'une mère- tes mouvements, ton frémissement, en disent si long à mon cœur : que ta venue en ce monde soit joyeuse et bénie ! » _ Mais cette bénédiction d'une mère fut sans reflet : l'enfantelet fut exécuté par Nicolas : la main meurtrière de l'autocrate russe intervint là aussi et étouffa cette existence ... Natalie paya cher la mort de ce bébé. Ce fut tout pénétrés de tristesse et d'un ressentiment rentré que nous déménageâmes à Novgorod. s La vérité de ce temps-là, telle que nous la comprenions alors, sans la perspective artificielle que donne la distance, sans le tiédissement né du temps qui passe, sans l'éclairage « corrigé :., filtré par quantité d'autres événements, cette vérité-ià s'est conservée dans un carnet de l'époque. Je voulais tenir un Journal, je l'avais commencé à plusieurs reprises, mais n'avais jamais persévéré. A Novgorod, le jour de mon anniversaire, Natalie me fit présent d'un cahier blanc, où il m'arriva parfois d'écrire ce ·que j'avais dans le cœur ou dans ta tête. Ce cahier existe encore. Sur le premier feuillet Natalie avait écrit : « Que toutes les pages de ce livre et de toute ta vie soient 3. Une feuille du journal de Herzen, datée du 13 juin 1839. (A. S.) 4. On comprend mal qu'elle nomme ce futur bébé « Alexandre », car l'ainé porte ce prénom. 5. A Novgorod, ils habitèrent tout près de la cathédrale Sainte-Sophie « La maison Chébiakine ».
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claires et joyeuses :.. 6 Et trois ans plus tard, elle avait ajouté à la dernière page : « En 1842, je faisais le souhait de voir toutes les pages de ton Journal claires et sereines; trois années se sont écoulées depuis, mais regardant en arrière, je ne regrette point que mon vœu n'ait pas été ·exaucé : tant la jouissance que la souffrance sont indispensables à une vie vécue dans sa plénitude; quant à l'apaisement, tu le trouveras dans l'amour que je te porte, un amour dont sont imprégnés tout mon être, toute ma vie. Paix au passé et bénédictions pour l'avenir! 25 mars 1845, Moscou.:. Voici ce que moi, j'y avais écrit, le 4 avril 1842 : « Seigneur, quelle insupportable nostalgie ! Est-ce faiblesse ? Est-ce légitime ? Est-il possible de considérer que ma vie soit finie? Se peut-il que toute ma promptitude au travail, tout mon besoin de me révéler, doivent être mis sous le boisseau jusqu'à ce que mes désirs soient étouffés et que je commence une existence vide ? On pourrait vivre avec ce but unique : la culture personnelle, mais au milieu même des travaux de cabinet naît la même effroyable nostalgie. J'ai besoin de m'extérioriser; cela m'est aussi indispensable que ... mettons ... pour le grillon de chanter... Or, il me faut encore traîner mon lourd fardeau des années durant ! ':. Et, comme si j'avais été pris de peur, j'ai transcrit à la suite ces vers de Goethe : Gut verloren- etwas verloren Ehre verloren- Viel verloren Musst Ruhm gewinnen, Da werden die Lente sich anders besinnen. Mut verloren- alles verloren Da war'es besser nicht geboren. 7 Puis : ... « Mes épaules se brisent, mais supportent encore ! :. 8 ..• « Les hommes de l'avenir comprendront-ils, apprécieront-ils toute l'horreur, tout le tragique de notre existence? Et pourtant nos souffrances sont les bourgeons sur lesquels se développera 6. Herzen donne ici sous une forme condensée les annotations portées par sa femme dans son Journal à lui entre les années 1842 et 1845. Cf. Commentaires (24). 7. Vers tirés du cycle Zahme Xenien, livre VIII : « Perdre son bien, c'est perdre peu 1 perdre l'honneur, c'est perdre beaucoup 1 Mais que tu conquières la gloire, alors les gens changeront d'opinion. Perdre son courage, c'est tout perdre. Mieux vaut alors n'être point né. » ll manque deux vers : le deuxième et le troisième. 8. Extraits du Journal de A.H. pas toujours conformes au texte. Citation du 4 avril 1842.
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leur bonheur. Comprendront-ils ce qui nous rend paresseux, nous fait chercher toutes sortes de jouissances, boire, et ainsi de suite ? Pourquoi nos bras ne se lèvent-ils point pour de grandes œuvres, pourquoi, à l'instant de l'extase, n'oublions-nous pas notre angoisse ? Eh bien, qu'ils méditent tristement devant les pierres sous lesquelles nous dormirons : nous aurons mérité leur mélancolie ! » 9 ... « Je ne puis me maintenir longtemps dans cette situation. Je vais être asphyxié. Peu importe la manière d'émerger, pourvu que j'émerge. J'ai écrit à Doubelt, lui demandant qu'il obtienne mon retour à Moscou. Après avoir rédigé pareille lettre, je suis malade : on se sent flétri. 10 C'est sans doute le sentiment qu'éprouvent les filles publiques la première fois qu'elles se vendent. 11 Mais voilà que Natalie interpréta tout autrement ce dépit, ce cri rétif, impatient, cette nostalgie d'une activité libre, ce sentiment d'avoir des fers aux pieds ... Souvent je la trouvais près du berceau de Sacha, les yeux gonflés de larmes. Elle m'assurait que tout cela venait de ses nerfs détraqués, que mieux valait n'y pas prêter attention, ne pas poser de questions ... Je la croyais. Un soir, je suis rentré à la maison sur le tard. Elle était déjà au lit. J'entrai dans la chambre à coucher. Mon cœur était lourd. Philippovitch m'avait convié chez lui pour me faire part de ses soupçons au sujet d'une de nos relations communes, qui aurait été de mèche avec la police. Les histoires de cet ordre vous bouleversent généralement, non pas tant à cause du danger possible, qu'à cause de la répulsion morale qu'elles suscitent. Je déambulais dans la chambre, sans mot dire, repassant dans ma tête ce que je venais d'apprendre, quand soudain il me parut que Natalie pleurait. Je pris son mouchoir, il était trempé de larmes. - Qu'as-tu? demandai-je alarmé et agité. Elle me prit la main et d'une voix chargée de pleurs me répondit : - Mon ami, je vais te dire la vérité. Peut-être est-ce amourpropre, égoïsme, folie, mais je sens, je vois que je ne puis te distraire. Tu t'ennuies. Je le comprends, je te donne raison, mais j'ai mal et je pleure. Je sais que tu m'aimes, que tu me plains, mais tu ne sais d'où te vient ta nostalgie, et cette sensation de vide; tu ressens la pauvreté de ton existence et, de fait, que suis-je pour toi? 9. Ibid., cit. du 11 septembre 1842. 10. En français. 11. Ibid., cit. du 8 avril 1842.
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J'étais semblable à un homme que l'on a subitement réveillé au cœur de la nuit, et à qui l'on raconte quelque chose d'effrayant avant même qu'il soit tout à fait réveillé. Déjà il a peur, il tremble, mais ne comprend pas encore ce qui est arrivé. J'avais été tellement sûr de notre amour, plénier et profond, que je n'en parlais même pas : c'était l'immense sous-entendu de toute notre existence, la conscience sereine, la certitude illimitée, qui excluait tout doute et même le doute de soi-même. Voilà ce qui composait l'élément fondamental de mon bonheur personnel. La paix, le repos, le côté esthétique de la vie, tout cela, comme lors de notre première rencontre au cimetière, le 9 mai. 1838, 12 comme au début de notre vie à Vladimir, reposait sur elle, sur elle, sur elle ! Mon profond chagrin, ma stupeur, dissipèrent d'abord ces nuages, mais au bout d'un mois ou deux, ils commencèrent à revenir. Je calmais Natalie, je la consolais. Elle-même souriait de ses spectres noirs et à nouveau le soleil éclairait notre petite retraite; mais dès que je n'y pensais plus, les fantômes sombres relevaient la tête, sans que rien les provoquât, et s'ils disparaissaient derechef, je redoutais d'avance leur retour. Telles étaient mes dispositions d'esprit lorsque nous retournâmes à Moscou, en juillet 1842. La vie moscovite, trop frivole au début, ne pouvait exercer sur elle un effet bénéfique, ni l'apaiser. Et moi, non seulement ne lui fus-je d'aucun secours à cette époque, mais je lui fournis au contraire une raison de développer et d'intensifier davantage tous ses « Grübelei :. ... 13 Au moment où nous quittions notre exil novgordien pour rentrer à Moscou, voici ce qui se passa juste avant notre départ. 14 Un matin j'entrai dans la chambre de ma mère. 15 Une jeune camériste y faisait le ménage. Elle était nouvelle, c'est-à-dire faisant partie des serviteurs que mon père avait hérités du Sénateur. Je ne la connaissais guère. Je m'assis et pris un livre. n 12. V. tome I•", 2• partie, ch. XVIII. 13. Délectations moroses. 14. Le texte qui suit a été publié pour la première fois dans l'édition Lemke, en 1919. Herzen lui-même, puis sa famille, ne tenaient pas à ce qu'il soit inclus dans B. iD. bien que rédigé en même temps que tout ce chapitre XXVIII. Toutes les éditions russes consécutives (l'édition de Berlin de 1932 exceptée) l'inclurent, soit en note, soit dans le corps du texte, ce qui nous parait plus conforme à l'esprit de l'œuvre et à l'agrément du lecteur. n figure, comme dans les pages présentes, dans le corps du chapitre XXVIII de la traduction anglaise de Humphrey Higgins. 15. Sa mère, Luisa Haag, était allemande. Son père Ivan Iakovlev, l'avait enlevée autrefois, ramenée enceinte en Russie, mais jamais épousée (1795-1851).
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me sembla que la jeune fille pleurait. Je la regardai : en vérité, elle était en larmes. Soudain, terriblement émue, elle vint à moi et se jeta à mes pieds. - Qu'as-tu? qu'as-tu donc? Disale moi sans réticences, fis-je, moi-même tout étonné et embarrassé. - Emmenez-moi avec vous. Je vous servirai fidèlement. Il vous faut une femme de chambre, prenez-moi. Ici je vais sûrement mourir de honte... Et de sangloter comme un petit enfant. Alors seulement je compris la cause de son trouble. Le visage enflammé par les pleurs et la honte, marqué par la crainte et l'espoir, le regard implorant, la pauvre fille se tenait devant moi avec cette expression si particulière que la grossesse prête aux femmes. Je lui souris et lui dis de préparer ses effets. Je savais que peu importait à mon père qui j'emmenais avec moi. Elle vécut chez nous pendant un an. Vers la fin de notre séjour à Novgorod notre existence était agitée; je pestais contre mon exil et attendais de jour en jour, dans un certain état d'irritation, l'autorisation de regagner Moscou 16. C'est alors seulement que je remarquai combien la camériste était bien de sa personne... Elle le devina. Tout se serait arrêté là, aurait passé sans histoire, si une occasion ne s'était pas présentée. On trouve toujours une bonne occasion, surtout quand on ne cherche à l'éviter, ni d'un côté, ni de l'autre. Nous déménageâmes à Moscou. Ce furent festins sur festins. Un soir, comme je rentrais tard, il me fallut passer par l'arrière de la maison. Catherine m'ouvrit la porte. De toute évidence elle sortait de son lit; ses jou~s étaient empourprées par le sommeil. Elle avait jeté un châle sur ses épaules et sa natte épaisse, mal attachée, était prête à se répandre en une lourde vague... C'était déjà l'aube. · Elle me regarda en souriant, et me dit : - Comme vous rentrez tard ! Je la contemplai, enivré par sa beauté et, instinctivement, miconsciemment, je posai une main sur son épaule. Le châle tomba. Elle poussa un cri; sa poitrine était dénudée. - Que faites-vous ? chuchota-t-elle, me fixant d'un regard plein de trouble, puis elle se détourna comme pour ne pas être mon témoin... Ma main frôla son corps encore échauffé par le sommeil. Comme la nature est belle lorsque l'homme, perdant consscience de lui-même, s'abandonne à elle et s'y perd ! En cet instant j'aimais cette femme, et comme si une pareille 16. Cf. note 34, p. 99.
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ivresse avait quelque chose d'amoral... quelqu'un était blessé, outragé ... qui? L'être qui m'était le plus cher sur cette terre! Mon entraînement passionné avait un caractère trop fugace pour s'emparer entièrement de moi; il n'avait de racines ni d'un côté, ni de l'autre, et pour ce qui était d'elle probablement même pas d'entraînement. Tout aurait pu passer sans traces, ne laissant qu'un sourire, un souvenir brûlant et, peut-être, une ou deux fois, une rougeur sur les joues. Il n'en alla point ainsi. D'autres forces intervin.rent. J'avais, sans réfléchir, fait rouler une pierre ... Il ne dépendait plus de moi de l'arrêter, de la diriger... Il me semblait que Natalie avait entendu quelque chose, qu'elle avait des soupçons, et je me décidai à lui dire ce qui s'était passé. Elles sont pénibles ces confessions-là, mais il m'apparut qu'il s'agissait d'une indispensable purification, d'une expiation, du retour à la sincérité, la pureté de nos relations, que je risquais d'ébranler ou de détruire en gardant le silence. J'estimais que ma franchise elle-même atténuerait le coup, mais il la frappa brutalement, profondément. Elle en eut un chagrin violent. Selon elle, j'étais tombé en l'entraînant avec moi dans ma chute. Pourquoi n'avais-je pas songé aux conséquences, ne m'étais-je pas arrêté non devant l'acte lui-même, mais devant la répercussion qu'il devait provoquer chez un être si étroitement, si indissolublement lié à moi? Ne connaissais-je pas le point de vue ascétique à partir duquel la femme la plus évoluée, qui depuis longtemps en a fini avec le christianisme, considère la trahison, sans faire aucune discrimination, sans accepter aucune circonstance atténuante ? Il n'est guère juste de reprocher à la femme son point de vue exclusif. Quelqu'un a-t-il jamais sérieusement, honnêtement, tenté de briser en elle ses préjugés ? L'expérience seule les brise, et c'est pourquoi il arrive que soit détruit non le préjugé, mais la vie. Nous aimons nous écarter des questions insidieuses, comme les vieilles femmes et les enfants évitent les cimetières ou les lieux où ... 17 Natalie put surmonter l'épreuve, mais après avoir frôlé la mort! Elle sut tout comprendre, mais le coup avait été inattendu et très dur. Sa foi en moi était ébranlée, l'idole était détruite, les tourments chimériques cédaient devant les faits réels. « Est-ce que ce qui était arrivé ne confirmait pas le vide de mon cœur ? Sinon n'aurait-il pas su résister à la première tentation? Quelle tentation? Et où ? A quelques pas d'elle ! Et qui est sa rivale ? A qui a-t-elle été sacrifiée ? A une femme qui se jette au cou de chacun... :~~ 17. Ce paragraphe s'interrompt ici brusquement. D est complété et repris presque textuellement dans le chapitre « Réflexions sur des questions effleurées », dans la v• partie de B. i. D. (A paraitre au tome Ill.)
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Je sentais que tout cela n'était pas vrai, qu'elle n'avait jamais été sacrifiée, que le mot « rivale » ne convenait guère ici, et que si cette femme-là n'avait pas été légère, rien ne serait advenu. Mais, d'autre part, je comprenais aussi qu'il pouvait s'agir d'une apparence. Une lutte à mort se livrait à l'intérieur de son être et moi, comme avant, comme après, je ne pouvais que m'émerveiller. Pas une fois Natalie ne prononça un mot qui eût pu blesser Catherine ou lui faire deviner qu'elle savait tout : ses reproches étaient pour moi. Catherine quitta notre maison paisiblement, sans bruit. Natalie la laissa partir avec tant de douceur que cette fille simple, qui sanglotait à genoux devant elle, lui avoua elle-même ce qui était arrivé, puis, naïve enfant du peuple, lui demanda pardon. Natalie tomba malade. Je me tenais près d'elle, témoin des maux que j'avais causés, et plus que témoin : accusateur de moimême et prêt à devenir mon propre bourreau. Mon imagination se dénatura aussi; ma chute prenait des proportions de plus en plus grandes. J'étais diminué à mes propres yeux et proche du désespoir. Dans un carnet de cette époque on retrouve les indices de toute une maladie psychique, depuis le repentir et l'autoaccusation jusqu'aux récriminations et à l'agacement, depuis l'humilité et les larmes, jusqu'à l'indignation... « Je suis coupable, très coupable, j'ai mérité la croix dont je suis chargé... (noté le 14 mars 1843)... Mais quand un homme, profondément conscient de sa faute, plein de repentir, renonçant au passé, supplie qu'on le fustige, qu'on le châtie, sans s'indigner d'aucune sentence et prêt à tout supporter en inclinant humblement le front, il est en droit d'espérer un allègement, une fois la punition et le sacrifice consommés, de croire que son supplice le réconciliera avec le passé et y mettra un point final. Mais pour cela il faut que la puissance qui châtie ne persévère pas.. Si elle continue à punir, si elle revient à nouveau à ce qui fut, l'homme s'en indignera et commencera à se réhabiliter lui-même... Que peut-il en effet ajouter à un repentir sincère? De quelle manière doit-il encore quêter une réconciliation ? Si, après avoir pleuré sur sa chute avec le coupable on lui démontrait qu'il possède encore la force de se réhabiliter, ce serait faire preuve d'humanité. Celui à qui l'on assure qu'il a commis un péché mortel doit ou bien se trancher la gorge, ou bien tomber plus bas encore, afin d'échapper à lui-même; il n'a pas d'autre solution.-18 » 18, 19, 20. Citations approximatives du Journal des mois de mars. avril et juin 11143. Pour un essai d'analyse des raisons qui poussaient Herzen à c se 108
13 avril. « L'amour !... Où est son pouvoir? Tout en l'aimant, je lui ai fait un affront. Elle, m'aimant plus encore, ne peut oublier cet affront. Après cela, que peut l'homme pour l'homme ? Il existe des natures pour lesquelles il n'y a pas de passé : leur passé est en elles, vivant, et il ne passe point; elles ne plient pas, mais se brisent; la chute de l'autre les fait tomber, et elles ne peuvent venir à bout d'eUes-mêmes. :. 19 30 mai 1843. « La lumière vermeille du matin s'était évanouie et~ lorsque les orages eurent passé, et que se furent dissipés les nuages sombres, nous étions devenus plus intelligents et moins heureux. :. 20 Tristement, Natalie se repliait de plus en plus sur elle-même. Sa foi en moi était ébranlée, son idole était brisée. C'était une crise, le passage douloureux de l'adolescence à la maturité. Elle ne pouvait venir à bout des pensées qui la taraudaient. Elle était malade, elle maigrissait et moi, effrayé, me faisant des reproches, je ne la quittais pas mais voyais que j'avais perdu le pouvoir absolu qui me permettait naguère de conjurer les esprits des ténèbres. J'en souffrais et j'avais infiniment pitié d'elle. 21 On dit que les enfants grandissent au cours de leurs maladies : pendant la maladie psychique qui l'amena au seuil de la phtisie; Natalie grandit de façon colossale. Le chemin de l'affliction l'entraînait loin de la lumière radieuse mais oblique du matin, pour la citee ,. toujours de façon inexacte, cf. Commentaires (25). Comparer ce passage avec le suivant : « que de choses ont changé,.• et cependant l'essentiel a survécu, l'amitié, l'amour, la consécration aux intérêts de l'humanité; mais l'éclairage n'est plus le même : la lumière cramoisie de la jeunesse a cédé devant le soleil. brillant, froid, nordique de la compréhension réaliste. Celle-ci est plus purep plus mûre, mais l'auréole qui entourait toutes choses a disparu. La période romantique est terminée; les coups lourds et les années l'ont tuée ... » (Journal, 19 mars 1842.) 21. On ne peut que s'étonner, en lisant ces lignes et d'autres, comme, par exemple : « Qu'est-ce donc qui la pousse à se torturer ainsi ? Une tendresse et une SII6CepJibilité exceptionnelles, un amour excessif. Mais pourquoi une expreasion aussi. morbide du plus simple des principes ? C'est l'habitude de se concentter sur elle-même, de retourner constamment des pensées pénibles... > (Journal, 16 janvier 1943). Au moment de "' l'affaire », Natalie était enceinte pour la quatrième fois, ap~ aroir perdu à la naissance, son deuxième et son troisième bébés. D y avait daru; des raisons morales et physiques pour son Grüheù!i. Au surplus, elle avait parlaitement raison : elle ne remplissait plus la vie de son mari et ne pouvait la remplir en l'état pitoyable où elle se trouvait. ·Quand elle lui disait : Tu rl.as pas besoin de moi; au contraire: toujours souffrante, malade, je gtkhe ta vieJ.f.!ournal, comme ci-dessus) elle ne se tro~ait pal! beaucoup. Là où elle avait tort, c'était de .croire qu'il ne l'aimait plus. n l'aimait profondément, mais jugeait qu'il était temps de vivre en réalistes, de faire table rase des vieux mythes périmés du romantisme. Les « années quarante » apparaissent pour Herzen comme une quete de la réalité (cf. Martin Malia : Alexander Herzen and the Btrth of Russian S~ (1812-1855), Harvard University Press, 1961, I•• vol. et en particulier les chap, X et XI, qui traitent de ce problème avec une clarté remarquable). (Abbrév. M. M.)
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faire émerger dans la vive clarté de midi. Son organisme avait résisté : il n'en fallait pas plus. Sans perdre un iota de sa féminité, elle évolua intellectuellement, avec une témérité et une profondeur insolites. Douce, souriante, pleine d'abnégation, elle s'inclinait devant l'inévitable, sans lamentations romantiques, sans rébellion, mais sans vaniteuse satisfaction. Ce ne fut pas dans un livre, ni grâce à une lecture qu'elle se libéra, mais grâce à sa clairvoyance et sa vitalité. Les épreuves sans gravité, les chocs douloureux qui, chez une autre, auraient passé sans traces, labourèrent son âme de sillons profonds et suffirent à provoquer un intense travail interne. Il suffisait d'une allusion légère pour qu'elle parvînt, de déduction en déduction, à cette courageuse compréhension de la vérité qui pèse si lourd même sur un cœur d'homme. Tristement, elle se sépara de son iconostase, réceptacle de tant de trésors sacro-saints baignés de pleurs de tristesse et de joie. Elle les abandonna sans rougir, différente des grandes filles qui rougissent de la poupée chérie la veille. Elle ne les renia point : elle les céda avec douleur, sachant qu'elle en resterait apauvrie, sans défense, que la douce lueur des veilleuses tremblotantes céderait la place à la grisaille de l'aube, qu'elle se livrait à des puissances austères et indifférentes, sourdes au murmure de la prière, aux espérances d'outre-tombe. Elle les ôta doucement de son sein, tel un enfant mort, et les mit au tombeau, tout en respectant en eux sa vie d'antan, la poésie qu'ils évoquaient, la consolation répandue à certaines heures. Même plus tard, elle n'aimait pas y toucher avec indifférence, comme nous évitons de marcher sans nécessité sur la terre répandue au-dessus d'une tombe. 22 Etant donné ce vigoureux travail intérieur, cette démolition et cette reconstruction de toutes ses convictions, elle éprouva, tout naturellement, un besoin de repos et de solitude. 22. Herzen a beau se féliciter de l'avoir emporté sur Natalie, de lui avoir fait adopter son « idéologie iconoclaste », abandonner son culte romantique de l'amour éternel et accepter sa consécration totale à la « réalité », elle attendra trois ans avant d'avouer : Oui Alexandre le romantisme nous a quittés et nous ne sommes plus des enfants, mais des grandes personnes nous voyons plus clair, nous sentons de façon plus lucide et plus profonde. Ce n'est plus l'enthousiasme exalté d'autrefois, la jeunesse ivre de vie et adorant ses idoles : tout cela est resté loin en arrière. Je ne vois plus le piédestal où tu te tenais, ni le halo autour de ton front. Mais, en dépit de ce désenchantement, elle conclut : Je vois plus clairement, je sens plus profondément que je t'aime infiniment, que tout mon 2tre est empli de cet amour, en est composé, et que cet amour est ma vie (M. M. p. 264). Le lecteur aura remarqué la fréquence de certains leit-motiv dans tout cet épisode de 1842 : « lumière », « clarté », « idole », « piédestal » sont choisis et répétés à dessein, comme des symboles. C'est un procédé caractéristique de Herzen. (Cf. Lydia Ginzbourg : Byloïe i Doumy, Guertzena Lén. 1957, chap. intitulé Stanovlénia Stilia : « Elaboration du Style ».)
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Nous partîmes pour le domaine de mon père, aux environs de Moscou. Aussitôt que nous nous retrouvâmes seuls, environnés d'arbres et de champs, nous respirâmes à fond et, de nouveau, nous vîmes la vie sous un jour lumineux. Nous vécûmes à la campagne jusqu'à la fin de l'automne. De temps à autre, arrivaient des visiteurs de Moscou. Ketcher séjourna chez nous durant un mois; tous les amis parurent le 26 août. 23 Puis, ce fut de nouveau le silence, la forêt et les champs... et personne sauf nous. Pokrovskoïé, lieu isolé, perdu parmi d'énormes datchas forestières, avait un caractère totalement différent, beaucoup plus sérieux que Vassilievskoïé ·et ses villages, gaiement lancés sur les bords de la Moskva. 24 La différence était discernable même chez les paysans. Les petits moujiks de Pokrovskoïé, cernés par les forêts, avaient moins que ceux de Vassilievskoïé l'air de vivre près de Moscou, tout en étant plus rapprochés que les autres de vingt verstes. Ils étaient moins bruyants, plus simples, et s'étaient très étroitement liés entre eux. Mon père avait transféré de Vassilievskoïé à Pokrovskoïé toute une riche famille paysanne, mais ceux de ce village ne voulurent jamais l'accepter comme membre de leur communauté et traitèrent ces gens de « colons ». J'étais également lié à Pokrovskoïé par mon enfance. J'y avais séjourné à un âge si tendre, que je ne m'en souvenais plus, mais à partir de 1821, quasiment chaque été en allant à Vassilievskoïé ou en revenant, nous y passions quelques jours. Là-bas vivait le vieux Kachentzov, qui frappé de paralysie, en disgrâce depuis 1813, rêvait de voir son maître « paré de son grand cordon et de toutes ses décorations ». 25 Là-bas vécut aussi, et mourut du choléra, en 1831, le vénérable Ancien, chenu et ventripotent, Vassili Iakovlev 26; j'en gardais le souvenir à tous les âges de ma vie, avec sa barbe de 23. D'après les chercheurs, le ménage Herzen ne resta à Pokrovskoïé que
jusqu'au 26 août, et l'auteur « télescope » deux étés à la campagne : 1843 et 1844. Le 26 août : la Sainte Natalie, d'après le calendrier orthodoxe : la fête de Mme Herzen. ·24. Herzen parle des maisons de son enfance en termes poétiques et émouvants, également au tome 1•• de B. i. D. : 1•• partie, chap. III, pp. 98 à 103. Le père d'Alexandre Herzen vendit Vassilievskoïé en 1843, pendant la déportation de son fils à Viatka. 25. Le Sénateur avait chassé ce fidèle serviteur pour une faute minime, mais le vieil homme ne lui en garda pas rancune et ne rêva que de le « contempler avant de rendre son âme à Dieu. » (Tome 1, 1•• partie, p. 65). 26. L'Ancien, en russe Starosta (certains traducteurs écrivent « Staroste ») était le chef du village appartenant à un propriétaire foncier (pomiéstchik) et l'intendant de la commune rurale - mir - .
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différentes couleurs, d'abord blond foncé, puis tout à fait b1anche. Là encore habitait mon frère de lait, Nicéphore, fier de ce qu'on l'eût privé, à cause de moi, du sein de sa mère, qui mourut plus tard dans un asile d'aliénés ... Le petit village, qui comptait quelque vingt à vingt-cinq feux, se trouvait à une certaine distance de la maison des maîtres, assez importante. D'un côté il y avait une prairie semi-circulaire, rasée et entourée d'une clôture, de l'autre, on avait vue sur une petite rivière munie d'un barrage (à cause d'un moulin qu'on se proposait de construire depuis quelque quinze ans), et sur une église vétuste, toute de guingois, que le Sénateur et mon père, qui possédaient le domaine en commun, projetaient chaque année (également depuis quinze ans) de restaurer. La maison, bâtie par le Sénateur, était fort belle : des pièces hautes de plafond, de grandes fenêtres et, des deux côtés, un vestibule formant véranda. 27 La construction était faite de grosses poutres sélectionnées, recouvertes ni à l'extérieur, ni à l'intérieur, mais simplement calfeutrées d'étoupe et de mousse. Les murs sentaient la résine qui, çà et là, transpirait en gouttes d'ambre. Devant la maison, au-delà d'un petit champ, commençait un sombre bois d'œuvre, traversé d'une trouée menant à Zvénigorod. 28 De l'autre côté, passant par le village pour se perdre dans les seigles, s'étirait le mince ruban d'un chemin vicinal, qui débouchait, passée l'usine Maïkovski, sur la rivière Mojaïka. C'était le calme et le murmure de la forêt de chênes, le bourdonnement ininterrompu des mouches, des abeilles, des bourdons ... et puis l'odeur... cette odeur d'herbe et de forêt, saturée par les émanations des plantes, des feuilles, mais non des fleurs ... que j'ai recherchée si avidement, tant en Italie qu'en Angleterre, au printemps comme durant la canicule de l'été, et n'ai presque jamais trouvée. Parfois, il me semble la respirer quand on vient de faucher le foin, pendant le sirocco, avant l'orage ... Alors je me souviens d'un petit espace devant la maison, dont à la grande indignation de l'Ancien et des domestiques j'avais interdit de tondre l'herbe; sur cette herbe, un petit garçon de trois ans 29 se roule dans les trèfles et les pissenlits, parmi les sauterelles, les scarabées de toute espèce et les coccinelles; et nous aussi nous sommes là, et la jeunesse et les amis 1 27. Ce sont les séni. V. ci-dessus, note 21, p. 21. 28. Près de la bourgade de Zvénigorod, le Savvtno-Storojevski Monastyr (XIV" et xv• siècles) est l'un des plus jolis ensembles d'architecture religieuse moscovite; situé sur une colline boisée au-dessus du fleuve Moskova. 29. Sacha avait quatre ans en 1843.
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Le soleil s'est couché. TI fait très chaud encore. Nous n'avons pas envie de rentrer et restons assis sur l'herbe. Ketcher trie des champignons et me cherche querelle sans raison. Qu'est-ce donc? Une clochette, on dirait! Viendrait-on chez nous? Peut-être bien : nous sommes samedi. - C'est le commissaire de police qui fait sa tournée, dit Ketcher~ tout en devinant que ce n'est pas çà. Une troïka traverse le village, tape sur le pont, disparaît derrière la montée; à partir de là, il n'y a qu'un chemin, et il mène chez nous. Le temps de courir vers le portail, la troïka est déjà devant le perron. Michel Sémionovitch 30 en tombe comme une avalanche, rit, embrasse, provoque le fou-rire, pendant que Bélinski commence seulement à descendre, en dépliant sa colonne vertébrale, et maudit la distance de Pokrovskoïé, la construction des carrioles et des routes russes. Et déjà Ketcher gronde : - Quel diable vous amène à huit heures du soir? Vous ne pouviez pas arriver plus tôt ? Toujours ce compliqué de Bélinsk:i~ qui ne peut se lever de bonne heure. Vous n'aviez qu'à le surveiller! - Mais il est devenu encore plus sauvage chez toi ! réplique Bélinski. Et quelle tignasse ! Tu sais, Ketcher, tu pourrais jouer le rôle de la forêt qui marche, dans Macbeth! Attends : n'épuise pas tout ton stock d'injures : d'autres criminels vont arriver encore plus tard que nous. Déjà une seconde troïka pénètre dans la cour : Granovski et E. Korsch. 31 - Vous êtes venus pour longtemps ? - Pour deux jours. -Parfait! Ketcher lui-même est si content, qu'il les accueille quasiment comme Tarass Boulba accueillait ses fils. 32 Oui, ce fut l'une des époques claires de notre vie. Des orages. passés, il ne restait plus guère que quelques nuages, qui se dissipaient. Dans notre foyer et dans le cercle de nos amis régnait une harmonie parfaite ! Pourtant, un accident absurde faillit tout gâcher. Un soir que Matveï, en notre présence, était en train de montrer quelque chose à Sacha sur le barrage de la rivière, il glissa et tomba à l'eau, là où elle n'est guère profonde. Sacha prit peur, se préci30. M. S. Stchepkine : un des acteurs russes les plus célèbres de son temps. 31. Eugène Fédorovitch Korsch (1810-1897) : rédacteur des Nouvelles de Moscou, membre du petit cercle de Herzen dans les années quarante. 32. Tarass Boulba : roman historique de Nicolas Gogol.
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pita vers lui quand il sortit; s'accrochant à lui avec ses petites mains, il lui répétait, à travers ses larmes : - N'y va plus, n'y va plus, tu te noieras ! Nul ne pouvait imaginer que cette caresse enfantine serait, pour Matvéï, la dernière, et que les paroles de Sacha contenaient une terrible prophétie. Trempé et couvert de boue, Matvéï alla se coucher. Nous ne le revîmes plus. Le lendemain matin, vers sept heures, je me tenais sur mon balcon, quand monta vers moi un bruit de voix, toujours plus fort, et des cris confus; puis parurent des paysans qui couraient à toutes jambes . ...,..... Que se passe-t-il ? - Un malheur, répondirent-ils. Votre serviteur, il se noie, on dirait. .. On a retiré l'autre à temps, mais lui, on peut point le trouver. Je courus à la rivière. L'Ancien était là, pieds nus, le pantalon retroussé, qui donnait des instructions; deux paysans jetaient un filet à partir d'un bateau plat. Environ cinq minutes plus tard, ils crièrent : - L'avons trouvé, l'avons trouvé! Et ils tirèrent sur la rive le corps inanimé de Matvéï. Ce beau jeune homme florissant, au teint vermeil, gisait les yeux ouverts, sans aucun signe de vie sur le visage, dont la partie inférieure avait déjà commencé à gonfler. L'Ancien allongea le cadavre sur le rivage, interdit formellement aux paysans d'y toucher, le recouvrit d'un manteau de bure, posta une sentinelle et envoya chercher la police rurale ... En rentrant à la maison, je croisai Natalie; elle savait déjà ce qui était arrivé et se jeta à mon cou en sanglotant. Nous avions pitié, grande pitié de Matvéï. Dans notre petite famille, il avait joué un rôle si intime, il était si étroitement lié à tous les événements principaux de ces cinq dernières années, et il nous aimait si sincèrement, que sa disparition n'était pas facile à accepter. « Peut-être que sa mort est pour lui un bienfait, écrivis-je alors. La vie lui réservait des coups terribles, il ne pouvait y échapper. Mais c'est effrayant d'être le témoin de cette fuite devant l'avenir... Il a évolué sous mon influence, mais trop hâtivement; son évolution ne s'est pas faite de façon homogène et cela le tourmentait. ~ 33 33. Journal, 14 juin 1843. (Citation inexacte.)
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Le côté mélancolique du destin de Matvéï résidait précisément dans la rupture qu'une éducation intempestive avait provoquée chez lui, et dans son incapacité de la compléter, sa volonté n'étant pas assez ferme pour y parvenir. Des sentiments généreux, un cœur tendre, l'emportaient chez lui sur l'intelligence et le caractère. Il avait su rapidement, à la manière des femmes, percevoir bien des choses, surtout en ce. qui concernait nos opinions; mais il était incapable de retourner humblement à ses débuts, à l'A.B.C. pour combler par l'étude les vides et les lacunes. Il n'aimait pas son métier, et ne pouvait l'aimer. Nulle part l'inégalité sociale ne présente un caractère aussi dégradant, aussi offensant, que dans les rapports entre maître et serviteur. Dans la rue, Rothschild est beaucoup plus à égalité avec le miséreux qui enlève la boue sous ses pas, qu'avec son valet de chambre aux bas de soie, aux gants blancs. Les récriminations contre les domestiques (que nous entendons quotidiennement) sont tout aussi justes que celles des serviteurs contre leurs maîtres. Ce n'est pas que les uns et les autres soient plus mauvais qu'avant, mais ils deviennent de plus en plus conscients de leurs relations; elles sont accablantes pour le serviteur, démoralisantes pour le maître. Nous sommes si habitués à notre attitude aristocratique envers nos domestiques, que nous ne nous en apercevons même pas. Combien n'y a-t-il pas, dans le monde, de demoiselles bonnes et sensibles, prêtes à pleurer sur un chien gelé, à donner à un pauvre tout leur argent, à se rendre, par un froid noir, à une tombola au profit des sans-logis de Syrie, ou un concert au profit des sinistrés d'Abyssinie; mais elles prient leur maman de leur accorder encore un quadrille, sans songer un instant que le petit postillon, le sang figé dans ses veines, l'attend, assis sur son cheval, dans la froidure nocturne. L'attitude des maîtres envers les serviteurs est ignoble. L'ouvrier connaît au moins son travail, il fait quelque chose, il peut le faire vite, et se libérer; alors il lui est permis de rêver qu'il pourra devenir patron. Le domestique ne peut jamais achever son travail; il est semblable à l'écureil qui tourne dans sa roue. La vie empoussière encore et encore, le domestique ne cesse jamais de balayer. Il est obligé d'assumer tous les inconvénients mesquins de l'existence, tous ses aspects sales et ennuyeux. On le revêt d'une livrée pour montrer qu'il n'est pas lui-même, mais la propriété de quelqu'un. Il soigne un homme deux fois mieux portant que lui, il doit marcher dans la boue pour que l'autre passe à pied sec, il doit geler pour que l'autre ait chaud.
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Rothschild ne prend pas un Irlandais indigent pour témoin de son dîner à la Lucullus, il ne l'envoie pas verser du Clos Vougeot à vingt personnes, en lui faisant comprendre que s'il y goûte, il sera chassé. Enfin, l'Irlandais est plus heureux que l'esclave de service, ne serait-ce que parce qu'il ne connaît pas l'existence des lits douillets et des vins capiteux. Matvéï avait environ quinze ans quand il quitta le service de Sonnenberg pour le mien. 34 li vécut avec moi en exil, puis à Vladimir. ll nous servait au temps où nous n'avions point d'argent. JS Il avait veillé sur Sacha comme une nounou; enfin, il avait en moi une confiance infinie et m'était dévoué aveuglément, ce qui découlait de son idée que je n'étais pas un vrai maître. Nos relations ressemblaient plutôt à celles qui existaient dans les temps anciens entre les élèves des peintres italiens et leurs maestri. Il m'arrivait souvent d'être mécontent de lui, mais pas en tant que serviteur... Je contemplais son avenir avec tristesse. Tout en sentant le poids de sa situation, tout en en souffrant, il ne faisait rien pour en sortir. S'il avait voulu s'appliquer, il eût pu, à son âge, commencer une vie nouvelle; mais il y eût fallu un labeur constant, persévérant, souvent ennuyeux, souvent puéril. Ses lectures se limitaient aux romans et aux vers : il les comprenait, les appréciait, parfois avec beaucoup-, de finesse, mais les ouvrages sérieux le fatiguaient. li comptait lentement et mal, écrivait mal aussi et de façon peu lisible. J'avais eu beau insister pour qu'il s'attelât à l'arithmétique et à la calligraphie, je n'avais rien obtenu; au lieu de la grammaire russe, il étudiait tantôt l'alphabet français, tantôt le vocabulaire allemand; c'était, évidemment, du temps perdu et ne servait qu'à le décourager. Je l'en grondais très fort. Il en était mortifié. Parfois, il pleurait, disant qu'il était un pauvre malheureux, trop vieux pour étudier; il arrivait à un tel degré de désespoir, qu'il voulait mourir, abandonnait toutes ses occupations pendant des semaines, passait des mois dans l'ennui et le désœuvrement. Même sans grande envergure et moyennement doué, il aurait pu s'en tirer encore. Malheureusement, ces natures psychologiquement raffinées mais indolentes, épuisent toutes leurs forces à se ruer en avant et n'en ont plus pour continuer la route. Vues de loin, l'instruction, la culture, leur apparaissent sous leur aspect poétique; ils voudraient les posséder et oublient qu'il leur manque 34. Sonnenberg : personnage clownesque qui apparait tout au long du tome I•• : d'abord précepteur du jeune Herzen, puis commerçant, enfin homme à tout faire de la famille. 3S. Quand le père de Herzen, furieux de son mariage avec Natalie, sa cousine, leur coupa les vivres.
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toute la partie technique de l'affaire : le doigté, 36 sans lequel on ne peut acquérir la maitrise d'un instrument. Je m'étais souvent demandé si ce n'était pas un cadeau empoisonné que sa demi-évolution ? Que lui réservait l'avenir? Le destin avait dénoué le nœud gordien. Pauvre Matvéi 1 De surcroît, ses obsèques elles-mêmes furent entourées de circonstances détestables, en sus de toute leur ambiance écrasante et morne, en vérité, tout à fait russe... Vers midi arrivèrent le commissaire rural et l'écrivain public; ils étaient accompagnés par le prêtre de notre village, vieillard chenu, ivrogne impénitent. Ils reconnurent le corps, entendirent les témoignages et s'installèrent pour écrire. Le pope, qui n'écrivait, ni ne lisait, chaussa de grosses lunettes à monture d'argent et resta assis sans parler, en soupirant, bâillant et faisant des signes de croix sur sa bouche. 37 Soudain, il se tourna vers l'Ancien et, se déplaçant comme s'il avait un mal de reins intolérable, lui demanda : - Savez-vous, Savély Gavrilovitch, s'il y aura un casse-croûte ? Mais, paysan important, promu Ancien par le Sénateur et par mon père parce qu'il était un bon charpentier, il venait d'un autre village et, par conséquent, ignorait ce qui se passait dans celui-ci. Fort bel homme malgré la cinquantaine, il caressa sa barbe, peignée en éventail, et comme cette affaire ne le concernait en rien, il répliqua d'une profonde voix de basse, tout en me regardant par en dessous : - Je peux point vous renseigner là-dessus 1 - Il y en aura, répondis-je, et j'appelai un domestique. - Que le Bon Dieu soit loué, il est temps. Je me lève de bon matin, Alexand' Ivanovitch, je me dépéris, voyez-vous. ·Le commissaire posa sa plume, se frotta les mains, et faisant le beau, commenta : - Le Père Jehan a faim, on dirait. C'est une bonne chose; on pourrait manger aussi, si ça fâchait point notre hôte. Le serviteur apporta des hors-d'œuvre froids, de la vodka douce, des liqueurs et du xérès. - Bénissez-nous, mon Père, en tant que pasteur, et donneznous l'exemple. Nous autres pêcheurs, on fera comme vous, déclara le commissaire. A la va-vite et marmonnant une prière curieusement tronquée, le pope avala un verre à vin de vodka, fourra dans sa bouche un 36. En français. 37. Pratique susperstitieuse pour « empêcher les démons d'entrer par la bouche ».
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tout petit bout de .pain, le mâchonna, et immédiatement ingurgita un autre verre; alors seulement, il s'attaqua au jambon, tranquillement cette fois, et à loisir. Le commissaire - et cela est resté gravé dans ma mémoire reprit lui aussi de la vodka, s'en montra satisfait et, s'adressant à moi d'un air de connaisseur, déclara: - Je suppose que c'est du Doppelkümmel, 38 de la Veuve Rouget? Je ne savais pas du tout où l'on achetait la vodka. Je me fis apporter la bouteille. Elle venait, en effet, de la Veuve Rouget. Fallait-il qu'il eût de la pratique pour savoir le nom du fabricant d'après le bouquet ! Quand ils eurent fini, l'Ancien plaça dans la carriole du commissaire· un sac d'avoine et un sac de pommes de terre. Le scribe, qui avait bu copieusement à la cuisine, grimpa sur le siège, et ils s'en allèrent. Le prêtre prit le chemin de sa maison d'une démarche incertaine, en se curant les dents avec un bout de bois. J'étais en train de donner mes ordres pour les obsèques, lorsque je vis le Père Jehan s'arrêter et agiter les bras. L'Ancien courut à lui, puis à moi. - Qu'est-ce qu'il y a ? -Le bon père m'a commandé de demander à Votre Grâce, qui c'est qui allait organiser le repas des funéraiUes? répondit l'Ancien, sans dissimuler un sourire. - Et que lui as-tu dit ? - Je lui ai dit qu'il se fasse point de tracas, qu'il y aurait des blinis. On enterra Matvéï. On servit au pope des blinis et de la vodka, mais tout cela laissa une longue ombre noire. Il me restait une tâche épouvantable : prévenir sa mère. Je ne puis quitter le digne prêtre de l'église de l'Intercession de la Sainte-Vierge, en notre village de Pokrovskoïé, sans relater l'épisode suivant : Le Père Jean n'était pas un prêtre à la mode, sorti du séminaire; il ne cmmaissait ni les déclinaisons grecques, ni la syntaxe latine. Agé de plus de soixante-dix ans, il avait passé la moitié de son existence comme sacristain dans le gros village d'Elisabeth Alexéevna Golokhvastova, 39 qui avait obtenu du métropolite de 38. Vodka parfumée au cumin. 39. Mme Golokhvastova :la tante de Herzen, sœur de son père.
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le consacrer prêtre et de le nommer, lors d'une vacance, dans le village de mon père. Il avait eu beau essayer tout au long de sa vie de s'habituer à absorber une grande quantité de tord-boyaux, il n'était jamais parvenu à en vaincre les effets; aussi, dès l'aprèsmidi, était-il constamment ivre. Il buvait tant, que maintes fois, après une noce ou un baptême dans un village voisin rattaché à sa paroisse, les paysans le portaient dehors ivre-mort, le posaient comme une gerbe de blé dans sa carriole, attachaient les rênes à l'avant-train et l'expédiaient sous la seule garde de son cheval. La petite rosse, qui connaissait bien le chemin, le ramenait sans encombre à la maison. La mère papadia 40 elle aussi buvait jusqu'à l'ivresse, chaque fois que Dieu lui en fournissait l'occasion. Mais ce qui est remarquable, c'est que leur fille, qui avait environ quatorze ans, était capable de boire le contenu d'une tasse à thé d'eau-de-vie 'brut sans faire la grimace. Les paysans les méprisaient, lui et toute sa famille. Il était même arrivé que la commune rurale en appelât contre lui au Sénateur et à mon père, qui avaient prié le métropolite de démêler l'affaire. Les paysans accusaient le pope de prélever de trop grosses sommes pour les services religieux, de refuser carrément, trois jours durant, d'enterrer un mort parce qu'il n'avait pas payé d'avance, et de célébrer un mariage qu'après versement d'arrhes. Le métropolite, ou le Consistoire, trouvèrent juste la plainte des paysans et suspendirent le Père Jehan pendant deux ou trois mois. Après cette correction archiépiscopale, il revint, non seulement deux fois plus ivrogne, mais également voleur. Nos gens nous racontèrent qu'un jour, pendant une fête carillonnée, ayant déjà tâté de la bouteille et buvant en compagnie du prêtre, un vieux paysan lui dit : « T'as vu, espèce de polisson, nous avons dû déranger Sa Sainteté à cause de tes frasques ! T'as pas voulu t'amender honnêtement, aussi on t'a rogné les ailes. :. Le pope, vexé, aurait rétorqué : « Et moi, je vous rends la monnaie de votre pièce; je vous marie et je vous enterre en conséquence, coquins que vous êtes : toutes les plus vilaines prières qui existent, je les débite à votre intention ! » Un an plus tard, c'est-à-dire en 1844, nous passâmes de nouveau l'été à Pokrovskoïé. Le pope, grisonnant et amaigri, buvait toujours autant et n'arrivait pas mieux qu'avant à vaincre les funestes effets de l'alcool. Il prit l'habitude de venir me voir le 40. L'épouse du pope.
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dimanche, après l'office; il buvait de la vodka et restait pendant deux heures. J'en eus assez et donnai l'ordre de ne plus le recevoir. Il m'arriva même de me cacher dans le bois. Mais il sut encore se débrouiller : - Le maître est sorti, disait-il, mais sa vodka est à la maison, n'est-ce pas? Il l'a pas emportée avec lui, pour sfu? Mon domestique lui portait dans le vestibule un grand verre de vodka douce; alors le prêtre, après avoir bu et mangé du caviar pressé, allait son chemin, humblement. Finalement, nos relations furent rompues définitivement. Certain matin, je vis venir le sacristain, garçon jeune et longiline, avec une coiffure féminine, accompagné de sa jeune épouse couverte de taches de rousseur. Tous deux étaient fort agités, parlaient ensemble, tous deux versaient des larmes et les essuyaient en même temps. Lui, d'une voix de fausset, elle, grasseyant horriblement, me racontèrent, en se coupant la parole, qu'on leur avait dernièrement volé une montre et une cassette contenant quelque cinquante roubles, que l'épouse du sacristain avait découvert le « voleurr » et que ce « voleurr » était nul autre que « notre dévôt officiant et père en Christ, J ehan ». Ses preuves étaient irréfutables : elle avait trouvé, parmi les ordures jetées par la famille du pope, une partie du couvercle de la cassette volée. Ils venaient me demander aide et protection. J'avais beau expliquer la séparation des pouvoirs entre le spirituel et le temporel, le sacristain ne voulait pas l'admettre. Sa femme pleurait, Je ne savais que faire. Réflexion faite, je fis atteler la carriole et envoyai l'Ancien porter une lettre au commissaire, dont je sollicitai le conseil que le chantre avait espéré recevoir de moi. L'Ancien revint dans la soirée. Le commissaire lui avait commandé de me dire : « Laissez cette affaire, sinon le Consistoire s'en mêlera et vous fera des ennuis. Que ton maître (avait-il précisé) ne touche pas à la caque, de peur de sentir le hareng ». Cette réponse, et surtout cette dernière phrase, me furent transmises par Savély Gavrilovitch avec une satisfaction particulière. Il ajouta : -Pour ce qui est de la « cassette », le bon père l'a volée, aussi vrai que je me trouve devant vous. Navré, je transmis au sacristain la réponse du pouvoir temporel; l'Ancien, au contraire, se montra rassurant : -Qu'as-tu à faire cette tête-là? Attends un peu: nous lui jouerons un tour ! Dis voir : t'es une bonne femme ou quoi ? lui dit-il. Et de fait, il joua un tour au pope, aidé de ses acolytes. 120
Savély Gavrilovitch était-il un schismatique? Je ne le sais pas pour le certain; mais la famille de paysans que mon père avait ramenée de Vassilievskoïé, après la vente de ce domaine, était entièrement composée de Vieux-Croyants. 41 C'étaient des gens sobres, astucieux et travailleurs, qui tous détestaient le pope. L'un d'eux, que les paysans appelaient « le farinier », avait son magasin à Moscou, dans la Neglinnaya. L'histoire de la montre dérobée parvint immédiatement à ses oreilles. Renseignements pris, il apprit qu'un chantre en chômage, gendre du pope de ·Pokrovskoïé, avait offert à quelqu'un de lui vendre ou de lui donner en gage une montre, et que celle-ci avait échoué chez le changeur. Le farinier, qui connnaissait la montre du sacristain, se précipita chez le changeur: c'était bien la même! Tout heureux, il vint apporter lui-même la nouvelle à Pokrovskoïé, sans ménager son cheval. Alors, preuves en main, le jeune sacristain alla trouver l'archiprêtre; 42 trois jours plus tard, j'appris que le pope lui avait remis cent roubles, et qu'ils s'étaient réconciliés. - Comment est-ce possible ? demandai-je au sacristain. - L'archiprêtre a bien voulu- comme on l'a raconté à votre Excellence, convoquer notre Hérode. Il l'a gardé longtemps, mais ce qui s'est passé, je ne le sais point. Seulement après, il a bien voulu m'appeler et m'a dit avec sévérité : « Qu'est-ce que ces chamailleries ? Tu n'a pas honte, mon garçon ? N'importe quoi peut arriver sous l'effet de la boisson : il est vieux, tu le vois bien, il pourrait être ton père. Il te donne cent roubles pour un arrangement à l'amiable. Tu es content? » « Dame oui, fais-je, Votre Sainteté. » « Eh bien, dans ce cas, ferme ton bec, inutile de le carillonner partout. .. Il a soixante-dix ans, quand même... Si tu ne te tiens pas coi, attention ! je ne ferai de toi qu'une bouchée ! » Ainsi ce voleur, cet ivrogne, pris en flagrant délit par le farinier, revint officier à nouveau en présence du même Ancien qui m'avait si fermement assuré qu'il avait dérobé la« cassette», le même sacristain chanta dans le chœur, avec, dans sa poche, la fameuse montre qui à nouveau lui rappelait le temps qui fuit ... Et tout cela devant les mêmes paysans ! Cela s'est passé en l'an 1844, à cinquante verstes de Moscou, et 41. Les Vieux-Croyants : (Raskolnila) secte religieuse fondée au XVII" siècle à la suite des réformes opérées dans l'Eglise de Russie par le patriarche Nikone, sous Alexis 1••, à partii de 1677. 42. Ecclésiastique chargé de la discipline dans un certain nombre de paroisses de la même région.
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j'en fus le témoin. Faudrait-il s'étonner si, à l'appel du Père Jehan, le Saint-Esprit, comme dans la chanson de Béranger, ne descendait pas? Non dit l'Esprit Saint, je ne descends pas! 43 Comment n'a-t-on pas chassé ce pope? Les gens savants en matière d'Orthodoxie nous diront qu'un homme d'Eglise ne peut pas plus être soupçonné que la ~emme de César !
43. Poésie de Béranger : La Messe du Saint-Esprit.
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CHAPITRE XXIX LES NOTRES -1-
Le cercle moscovite. Propos de table. Les Occidentalistes.
Le séjour à Pokrovskoïé et le calme été passé là-bas marquent le début de la période exquise, virile et active de notre existence moscovite; elle dura jusqu'à la mort de mon père, peut-être même jusqu'à notre départ. Nos nerfs se relâchèrent, qui avaient été tendus à l'extrême, tant à Pétersbourg qu'à Novgorod; les orages internes s'apaisèrent. C'en était fini des torturantes critiques de soi-même et de l'autre, des mots qui rouvraient inutilement les blessures récentes, des sempiternels retours aux mêmes thèmes douloureux; notre foi en notre infaillibilité était ébranlée, ce qui donnait à notre vie un plus grand sérieux et un caractère plus authentique. Mon article : « A propos d'un Drame » apparaît comme la phase finale de la maladie dont nous avions souffert. 1 Extérieurement, seule nous gênait la surveillance policière. Je ne puis dire qu'elle fût importune, mais la pénible impression d'un « bâton de Damoclès » brandi par l'inspecteur de police du quartier nous était fort désagréable. Nos nouveaux amis nous reçurent chaleureusement, et bien mieux que deux ans plus tôt. Au premier plan apparaît Granovski; 2 à lui revient la place éminente durant ces cinq années-là. Ogarev se trouvait presque toujours à l'étranger, et Granovski le remplaçait 1. Ecrit en 1843, cet article fut publié dans Les Annales... Il figure au tome III des
Œ~tvres
complètes de Herzen, édition Lemke. 2. V. note 22, p. 22, et pp. 133 à 141.
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auprès de nous; nous lui devons les moments les plus heureux de cette époque. Cet être avait en lui un immense pouvoir d'aimer. Nombreux étaient ceux avec qui j'avais plus d'affinités, mais quel· que part, tout au fond de mon âme, j'étais plus proche de Granovski. Lui et nous tous étions très occupés. Tout le monde travaillait, tout le monde se dépensait; l'un donnait des cours à l'Université, l'autre rédigeait des articles, des critiques, un troisième étudiait l'Histoire de Russie. De ce temps datent les prodromes de tout ce qui fut fait par la suite. Nous n'étions plus des enfants. En 1842 j'avais trente ans. Nous ne savions que trop bien où nous menaient nos activités, mais nous marchions de l'avant. Nous suivions notre chemin, non point à une folle allure, mais délibérément, d'un pas tranquille et mesuré, enseigné par l'expérience et la vie de famille. Cela n'impliquait pas un vieillissement, non: nous demeurions jeunes; c'est pourquoi certains en montant en chaire, d'autres en publiant des articles ou en sortant un journal risquaient chaque jour d'être arrêtés, destitués ou exilés... Je n'ai rencontré nulle part - ni sur les sommets du monde politique, ni sur les plus hautes cimes du milieu littéraire et artistique, groupe semblable d'hommes aussi doués, aussi cultivés, si universels et si purs. Pourtant, j'ai beaucoup voyagé, j'ai vécu en tous lieux et avec les gens les plus divers; la révolution m'a fait échouer sur ces rivages du progrès au-delà desquels il n'y a plus rien, et néanmoins, en mon âme et conscience, je suis obligé de redire la même chose. La personnalité de l'Occidental, achevée, refermée sur elle-même, nous étonne tout d'abord par sa spécialisation, mais ensuite par son aspect unilatéral. Cet homme est toujours content de lui; sa suffisance 3 nous offense. Il n'oublie jamais ses intérêts personnels; en général il manque d'envergure, et ses mœurs sont celles d'une société médiocre. Je ne pense pas qu'ici 4 les gens aient toujours été ainsi. L'homme de l'Occident n'est pas dans son état normal : il est en train de déteindre. Il a absorbé les révolutions manquées, aucune d'elles ne l'a transformé, mais chacune a laissé sa trace en lui et a embrouillé ses idées. En même temps, la haute vague de l'Histoire a tout naturellement rejeté au premier plan la strate bourbeuse des petits bourgeois, qui recouvre une classe aristocratique fossilisée et sub3. En français. 4. Herzen, parti de Russie en 1847, écrit ses Mémoires à Londres.
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merge les masses populaires montantes. La petite-bourgeoisie est incompatible avec le caractère russe - et que Dieu en soit loué l ~st-ce à cause de notre laisser-aller, de l'absence de stabilité morale et d'occupation fixe, s'agit-il de notre manque d'expérience en matière d'instruction, de notre éducation aristocratique ? Toujours est-il que nous sommes, dans notre vie quotidienne, plus artistes que les Occidentaux, d'une part, et de l'autre, beaucoup moins compliqués : nous ne sommes pas spécialisés comme eux, mais, en revanche, nous avons des connaissanœs beaucoup plus variées. Les personnalités vraiment évoluées sont chez nous, chose rare, mais leur évolution est pius riche, elle a plus d'envergure; elles ne sont pas cernées par des haies et des clôtures. 'Il n'en va pas du tout de même en Occident. Ici, même en conversant avec des gens fort sympathiques, on arrive aussitôt à de telles contradictions, qu'entre vous et l'autre il n'y a plus rien de commun, et qu'il vous devient impossible de le convaincre. Placé, devant une opiniâtreté si décidée et une incompréhension involontaire, vous vous cognez la tête aux frontières d'un monde achevé. Bien au contraire, nos différends théoriques apportaient à notre existence des intérêts plus vitaux, le désir d'échanges actifs, maintenaient la vigueur de notre pensée, nous permettaient de progresser. Nos frictions nous rendaient plus adultes et, en vérité, nous devenions plus forts grâce à cette équipe composite, s que Proudhon a si bien définie dans le domaine du travail mécanique. Je m'attarde avec tendresse sur ce temps où nous œuvrions à l'unisson, dans la plénitude de nos cœurs exaltés, dans un ordre harmonieux, menant une lutte virile, sur ces années où nous fûmes jeunes pour la dernière fois l. .. Notre petit cercle se réunissait souvent, tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, le plus souvent chez moi. En même temps ·que le bavardage, les plaisanteries, le souper et le vin, c'était un échange très actif, très rapide, d'idées, de nouvelles, de connaissances. Chacun transmettait aux autres ce qu'il avait lu et appris; les disputes faisaient connaître tous les points de vue, et ce que chacun avait élucidé pour lui-même devenait un bien commun. Il n'existait aucun fait important, dans aucune sphère du savoir, de la littérature ou de l'art, qui ne fût connu de l'un d'entre nous, et immédiatement communiqué à tous. C'était ce caractère particulier de nos réunions qui restait incompris des pédants obtus et des pesants écolâtres. Ils voyaient les mets S. En français.
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et les bouteilles, mais rien d'autre. Une vie pleinement vécue a besoin de festins; les ascètes sont, généralement, gens secs et égoïstes. Nous n'étions point des moines; nous vivions de tous les côtés à la fois, et quand nous étions attablés, nous nous instruisions davantage et n'en faisions pas moins que les travailleurs à face de carême qui s'échinent dans les arrière-cours de la science. Je n'admettrai pas qu'on vous offense, vous mes amis, et cette époque lumineuse, admirable, que j'évoque avec amour, et mieux encore : presque avec envie. Nous ne ressemblions pas aux moines émanciés de Zurbaran; nous ne pleurions pas sur les péchés du monde; nous ne faisions que compatir à ses souffrances et nous étions prêts à n'importe quoi, avec le sourire, et sans que l'avantgoût de notre sacrifice futur suscitât en nous de l'angoisse. Les ascètes éternellement moroses m'ont toujours paru suspects; s'ils ne sont pas des simulateurs, c'est que leur cerveau ou leur estomac · est dérangé. Tu as raison, mon ami, tu as raison ... 6 Oui, tu avais raison, Botkine, et bien plus que Platon, toi qui naguère nous enseignais, non dans les jardins et les portiques (car il fait trop froid chez nous pour nous passer d'un toit) mais lors de nos agapes fraternelles ! Tu nous apprenais que l'homme peut trouver une jouissance « panthéiste » tant en contemplant la danse des vagues marines que celle des jeunes filles espagnoles, qu'il peut « sentir » aussi bien les chants de Schubert que le fumet d'une dinde truffée. En prêtant attention à tes sages paroles, je pus apprécier pour la première fois la profondeur démocratique de notre langue, qui place une odeur au même niveau qu'un son. 7 Ce n'est pas en vain que tu quittas ta Moscou : à Paris tu appris à respecter l'art culinaire, et des rives du Gvadalquivir tu rapportas le culte non seulement des petits pieds, mais aussi des mollets, souverains et altiers, soberana pantorilla ! 8 Or Redkine, lui aussi est allé en Espagne, et quel profit en a-t-il tiré ? Il a parcouru ce pays d'arbitraire historique aux seules fins de faire des « commentaires juridiques » sur Puchta et Savigny 9, Au lieu de regarder 6. Périphrase d'un vers de la tragédie d'Addison : Caton, acte V, sc. 5. (A. S.) 7. TI a fallu faire ici une adaptation : le verbe « sentir », en russe, quaad il s'agit d'odorat, se dit slychat', ce qui signifie également « entendre ». 8. Basüe Botkine, dans ses Lettres d'Espagne, parues dans le Contemporain, (Sovremmennik) en 1847, citait une chanson sur une grisette madrilène; c'est à ce texte et à cette manola que Herzen se réfère avec une amicale ironie. 9. Pierre Grigoriévitch Redkine (1808-1891) : professeur de Droit, se consacrait à l'étude des juristes allemands de son temps. Georg Puchta enseignait le Droit romain à Marbourg, Friedrich Savigny, la jurisprudence.
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danser le fandango et le boléro, il a assisté au soulèvement de Barcelone, qui se termina exactement comme n'importe quelle cachucha, c'est-à-dire en néant. Mais il en parla tant, que le Curateur Stroganov finit par hocher la tête et, l'œil fixé sur la jambe boiteuse de Redkine, marmonna quelque chose à propos de « barricades » : il doutait, semblait-il, que ce « juriste radical » se fftt blessé en tombant d'une diligence sur les pavés de Dresde la loyale! «. En voilà un manque de respect pour la science ! Tu sais bien, mon ami, que je ne prise guère la plaisanterie », me déclare Redkine, la mine sévère, mais nullement en colère. - C'est b-b-bien poss-possible, bégaie Korsch, mais pourquoi t'identifies-tu si bien à la science, que l'on ne peut se moquer de toi, sans l'offenser, elle? - Allons ! C'est parti ! Çà ne s'arrêtera plus, reprend Redkine, puis, avec la détermination d'un homme qui a lu Rotteck en entier, 10 il s'attaque au potage, légèrement saupoudré par les bons mots de Krioukov élégamment adaptés d'après des motifs antiques. Mais voici que l'attention de tous se reporte sur l'esturgeon, commenté par Stchepkine lui-même, qui a étudié la chair des poissons contemporains bien mieux que ne l'a fait Agazziz pour les arêtes des piscidés antédiluviens. Botkine jette un regard sur l'esturgeon, plisse ses paupières et hoche la tête, doucement, non d'un côté à un autre, mais d'arrière en avant. Ketcher seul, indifférent par principe aux grandeurs de ce monde, allume sa pipe et parle d'autre chose. Ne me tenez pas rigueur de ces lignes facétieuses. Je les interromps ici; elles sont venues presque involontairement sous ma plume quand j'ai repensé à nos dîners moscovites. J'avais oublié, pendant un instant, l'impossibilité de noter ce genre de plaisanteries, et Je fait que de telles esquisses ne peuvent paraître vivantes qu'à mes yeux et ceux de quelques rares - très rares - survivants. Il m'arrive d'avoir peur lorsque je constate que tout récemment encore nous pensions voir s'ouvrir devant nous un long, très long chemin ! ... Et voici que devant mes yeux se lèvent nos Lazare : non point dans les nuées de la mort, mais jeunes et pleins de vigueur. L'un d'eux, I. P. Galakhov, s'éteignit comme Stankévitch loin de sa patrie .. Les récits de Galakhov nous faisaient beaucoup rire, mais sans gaieté, de ce rire qui ressemble à celui que Gogol provoque parfois. Les mots d'esprit et les plaisanteries de Krioukov et de E. Korsch 10. Karl Rotteck : historien libéral, auteur de traités touffus sur le Droit romain.
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jaillissaient comme le vin mousseux, si grande était leur exubérance; l'humour de Galakhov n'avait rien de brillant; c'était celui d'urt homme en désaccord avec lui-même, avec son milieu, assoiffé de repos et d'harmonie, mais sans grand espoir d'y parvenir. Il avait reçu une éducation aristocratique et était entré fort jeune au régiment Ismai1ovski. 11 Il l'avait quitté également très tôt et s'était alors voué à s'éduquer pour de bon. Intelligence vigoureuse, mais plus impulsive et passionnée que dialectique, il cherchait, avec une impatience rétive, à extirper la vérité et, de surcroît, une vérité pratique, immédiatement applicable à la vie. Il ne se rendait pas compte (pas plus, du reste, que la plupart des Français) que la vérité ne ·Cède que devant la méthode, et de plus, en demeure inséparable. La vérité comme résultat, n'est qu'un truisme, un lieu commun. Il ne s'agissait pas, pour Galakhov, de chercher à se contenter du peu qu'il pouvait trouver, en y apportant un modeste oubli de soi; il n'était en quête que d'une vérité rassurante, aussi n'y avait-il rien d'étonnant à ce qu'elle échappât à sa capricieuse poursuite. Il en était contrarié et fâché. Les hommes de cette espèce ne peuvent vivre de négation, d'analyses; la dissection leur répugne et ils cherchent quelque chose de tout fait, d'achevé, d'édifié. Que pouvait donner notre siècle à un Galakhov, sous le règne de Nicolas pardessus le marché ? Il courait de-ci, de-là, allant même jusqu'à frapper à la porte de l'Eglise catholique, mais son âme vivace recula devant la morne pénombre, devant les relents humides, funèbres, carcéraux, de ces tristes caveaux. Renonçant au vieux catholicisme des Jésuites et au nouveau, de Buchez, 12 il songea à étudier la philosophie, mais ses portiques froids et inhospitaliers l'effrayèrent, et pendant plusieurs années il s'en tint au fouriérisme. L'organisation toute faite, la règle imposée, la discipline (assez semblable à celle de la caserne) d'un phalanstère, peuvent déplaire aux esprits critiques, mais indéniablement ils attirent très fort ces être fatigués qui, quasiment les larmes aux yeux, supplient la vérité de les prendre dans ses bras, telle une nourrice, et de les endormir. Le fouriérisme avait un but précis : le travail, et le travail en commun. Dans l'ensemble, les hommes sont prêts, très souvent, à renoncer à leur volonté propre pour en finir avec leurs hésitations et leur indécision. Cela se répète dans les circonstances les plus ordinaires, quotidiennes : « Voulez-vous aujourd'hui aller 11. L'un des trois régiments d'élite de la Garde impériale. 12. Philippe Buchez (1796-1865) : saint-simonien qui fonda une école de « néocatholicisme ». Historien et ho=e politique. Président de l'Assemblée constituante en 1848.
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au théâtre ou à la campagne ? ~ « Comme vous voulez ~, répond l'autre, et tous deux, ne sachant que faire, attendent impatiemment qu'une occasion quelconque décide pour eux de l'endroit où ils doivent aller ou ne pas aller. C'est sur ces bases que se développèrent en Amérique le monastère de Cabet, l'ermitage communiste, les abbayes stavropigaliennes et icariennes. 13 Les turbulents ouvriers français, dressés par deux révolutions et deux réactions avaient fini par s'épuiser complètement et par être assaillis de doutes, ce qui leur faisait peur. Aussi, furent-ils contents de découvrir quelque chose de nouveau : renonçant à une liberté dénuée de but, ils se plièrent, en Icarie, à une discipline et une soumission qui n'étaient assurément pas moins rigoureuses que la Règle monastique des Bénédictins. Galakhov était trop cultivé et trop indépendant pour s'annihiler complètement dans le fourierisme, mais celui-ci exerça sur lui son attraction plusieurs années durant. Quand je le recontrai en 1847, à Paris, la tendresse qu'il éprouvait à l'égard du phalanstère était celle que nous inspire l'école où nous avons longtemps vécu, la maison où nous avons passé quelques années sereines, plutôt que celle des croyants pour leur Eglise. A Paris il était plus original et plus gentil encore qu'à Moscou. Sa nature aristocratique, ses idées nobles, chevaleresques, étaient blessées à chaque pas; il contemplait la petite-bourgeoisie qui l'environnait avec le dégoût des gens raffinés regardant un objet répugnant. Ni les Français, ni les Allemands ne pouvaient le duper et il considérait de haut bien des héros du jour, indiquant avec une extrême simplicité leur petitesse et leur nullité, leurs préoccupations mercenaires et leur insolente suffisance. Son dédain de ces individus, le poussait même à témoigner d'une arrogance nationaliste, qui· lui était complètement étrangère. Parlant, par exemple, d'un homme qui 1ui déplaisait fort, il condensa dans le seul mot - « Allemand » - dans son expression, son sourire, ses clins d'œil, toute une biographie, toute une physiologie, toute une série de défauts mesquins, grossiers, lourds, spécialement caractéristiques de la race germanique. Comme tous les nerveux, Galakhov était très lunatique. Parfois il était silencieux, pensif, mais, par saccades, 14 il parlait beaucoup, avec chaleur, il vous intéressait en traitant de sujets sérieux et profondément sentis; à d'autres occasions, il vous faisait mourir de rire grâce à une expression inattendue, fantasque dans sa forme, ou à la 13. Etienne Cabet (1788-1856) carbonaro, auteur d'un ouvrage sur le communisme utopique : Voyage en Icarie. Fonda dans les années 40 une colonie d'ouvriers français au Texas. Les abbayes stavropigaliennes, de très stricte discipline, dépendaient du seul patriarche. La croix couronnant l'abbaye était placée par ses mains. Il y avait sept abbayes de cette obédience en Russie. 14. En français.
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brutale vérité des esquisses qu'il réussissait en deux ou trois coups de crayon. Répéter ce qu'il disait est presque impossible. Je vais relater, au mieux de mes capacités, l'une de ses histoires, et encore en un bref résumé. Un jour, à Paris, la conversation roula sur le sentiment désagréable que nous éprouvons, lorsque nous franchissons la frontière russe. Galakhov se mit à nous narrer la façon dont il s'était rendu pour la dernière fois dans sa propriété, en Russie : son récit était un chef d'œuvre. 15 « ... J'approchais de notre frontière. ·Pluie et boue. En travers de la route, une poutre, peinte en noir et blanc. Nous attendons. Ils ne nous font pas passer. Je regarde : un Cosaque à cheval, pique en main, arrive sur nous. « Passeport je vous prie. » Je le lui remets, en disant: dans le sens populaire de ce mot, et mon bourgeois 34 pour s~n épouse. Cette route-là, grâce aux lois sur l'héritage, ne se couvre pas d'herbe : chaque femme demeure à perpétuité une femme entretenue, si ce n'est par son mari, c'est par un autre. Elle le sait : Dessen Brot man isst, Dessen Lied man Singt. 35 31. En français. 32. « A partir de la table et de la couche. » 33. Ni chez les prolétaires, ni chez les paysans il n'existe entre le mari et la femme une éducation différente, mais seulement une lourde égalité devant la besogne et une lourde inégalité en ce qui concerne le pouvoir de l'ho=e sur la femme. (Note de A. H.) 34. En français. 35. « On chante la chanson de celui dont on mange le pain. »
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Mais de tels mariages présentent une unité morale, des points de vue semblables, des buts identiques. Ketcher lui-même n'avait point de but, tout comme il ne savait être ni un « maître », ni un éducateur. Il ne pouvait même pas lutter avec Séraphine, puisqu'elle cédait toujours. Il lui faisait peur avec ses hauts cris, sa nature irritable. Elle avait un grand cœur, mais un intellect lent, buté, et cet esprit lourd que nous trouvons souvent chez ceux qui n'ont aucune habitude des études abstraites et qui constitue l'un des traits distinctifs de l'époque pré-pétrovienne. Réunie à celui qu'elle appelait « sa chair et son sang », sa « maladie », elle ne souhaitait plus rien, n'avait plus peur de rien. Du reste, qu'auraitelle eu à craindre? La pauvreté? N'avait-elle pas été pauvre toute sa vie, n'avait-elle pas supporté son indigence, qui est la pauvreté unie à l'humiliation ? Le travail ? N'avait-elle pas peiné du matin au soir dans un atelier, pour quelques sous ? La querelle ? La séparation? Oui, cela c'était terrifiant, en vérité, mais elle avait à tel point renoncé à sa volonté propre, qu'il était vraiment difficile de se disputer avec elle, et elle aurait supporté un caprice. Elle aurait peut-être même accepté les coups à condition d'être certaine que Ketcher l'aimât un tout petit peu et ne voulût pas la quitter. Il ne le voulait pas, en effet, et pour une nouvelle raison, qui venait s'ajouter aux autres. Séraphine le comprit fort bien, avec son instinct d'amoureuse : se rendant compte, obscurément, qu'elle ne pouvait satisfaire Ketcher pleinement, elle se mit à compenser ce qui manquait en elle par des soins et une sollicitude constants. Il avait plus de quarante ans. En ce qui conéemait le confort domestique, il n'avait pas été gâté. Quasiment toute sa vie il avait vécu dans sa maison, comme un Kirghize dans sa carriole : sans rien avoir en propre, sans désir de rien posséder, sans aucun confort et sans en éprouver le besoin. Mais voici que tout change. Il est entouré d'un réseau d'attentions et de services; il provoque une joie enfantine quand il se montre content, l'effroi et les larmes quand il hausse les sourcils; et ceci se passe quotidiennement, du matin au soir. Il reste chez lui plus souvent : cela lui fait de la peine de la laisser toujours seule. De plus, il ne peut guère manquer de remarquer le contraste entre l'absolue soumission de Séraphine et notre hostilité croissante. Elle supportait ses éclats les plus injustes avec la douceur d'une fille qui sourit à son père en cachant ses larmes, et attend sam rancune 36 que le nuage passe. Soumise, obéissante jusqu'à la servilité, cette fille tremblante, prête à pleurer et à lui baiser la main, 36. En français.
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avait une énorme influence sur Ketcher. L'intransigeance cède devant les concessions. Est-ce que Thérèse, la stupide Thérèse de Rousseau, n'avait pas fait du prophète de l'égalité un plébéien pointilleux, constamment préoccupé de conserver sa dignité ? L'influence de Séraphine sur Ketcher prit la forme dont parle Diderot, quand il se plaint de Thérèse. Rousseau était soupçonneux. Thérèse transforma sa suspicion en mesquine susceptibilité et, sans le vouloir, sans mauvaise intention, le brouilla avec ses meilleurs amis. Souvenez-vous que jamais Thérèse ne sut lire correctement et ne put jamais apprendre à dire l'heure, ce qui ne l'empêcha pas de transformer l'hypocondrie de Jean-Jacques en une sombre folie ... Un matin Rousseau entre chez d'Holbach. Un serviteur apporte un déjeuner et trois couverts : pour d'Holbach, sa femme et Grimm. Pris par la conversation, personne ne s'en aperçoit, hormis JeanJacques. Il prend son chapeau. « Restez donc déjeuner :., dit Madame d'Holbach; qui commande de mettre un couvert de plus. Trop tard! Rousseau, jaune de dépit, s'enfuit, maudissant sombrement le genre humain, et va trouver Thérèse; il lui raconte qu'on n'avait pas prévu d'assiette pour lui, sous-entendant qu'il devait s'en aller. Elle avait du goût ·pour de telles histoires : elle pouvait les prendre à cœur, car elles la plaçaient sur le même niveau que lui, et même un peu au-dessus, et à son tour elle déblatérait sur Mme d'Houdetot ou David Hume, voire sur Diderot. Rousseau coupait les liens avec rudesse, envoyait des lettres insensées et blessantes, s'attirait parfois de terribles réponses (de Hume, entre autres) et se retirait à Montmorency, abandonné de tous et maudissant - faute d'humains - les moineaux et les hirondelles à qui il jetait du grain. Redisons-le : pas d'union véritable sans égalité. L'épouse exclue de tous les intérêts de l'époux, leur restant étrangère, ne les partageant pas, peut être une concubine, une gouvernante, une bonne d'enfants, mais pas une épouse, au sens le plus complet, le plus noble de ce terme. Heine disait de sa « Thérèse » 37 qu'elle « ne savait rien et ne saurait jamais rien » de ce qu'il écrivait. On trouvait cela gentil, amusant, et nul n'avait l'idée de demander : « Pourquoi l'a-t-il épousée ? » Molière, qui lisait ses comédies à sa cuisinière, se montrait cent fois plus humain. Mais Mme Heine se vengea de son mari, tout à fait involontairement. Du~ant les années ultimes de son existence de martyr, elle l'entoura de ses amies et amis : dames aux camélias fanées et démodées, que leurs 37. Ainsi surnommait-il sa femme, Mathilde.
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rides avaient rendues vertueuses, et leurs admirateurs déteints et grisonnants. Je ne veux pas dire que la femme doive infailliblement faire et aimer ce qui plaît à son mari. Elle peut avoir une prédilection pour la musique, lui, pour la peinture; cela ne détruira pas leur égalité. J'ai toujours trouvé épouvantables, grotesques et dénuées de sens les occupations communes et officielles d'un couple, et plus il est haut placé, plus cela me paraît ridicule : pourquoi, par exemple, l'impératrice Eugénie assiste-t-elle aux reprises de cavalerie, pourquoi Victoria emmène-t-elle « son bourgeois :., le Prince Consort 38, à l'ouverture du Parlement, qui ne le concerne en rien ? Goethe avait bien raison de ne pas conduire son opulente moitié aux réceptions de la Cour de Weimar. Ce n'est pas en cela que consistait le prosaïsme de leur union, mais dans l'absence de tout terrain, de tout intérêt communs qui eussent pu les réunir en dehors de leur attirance sexuelle ... Passons au mal que nous avons fait à la pauvre Séraphine. L'erreur commise par nous, fut, une fois de plus, l'erreur congénitale de toutes les utopies, de tous les idéalismes. Habituellement, saisissant avec justesse un seul aspect d'une question, on ne prête aucune attention à ce qui se rattache étroitement à cet aspect-là dont on ne peut la séparer; nous ne prenons pas en considération le complexe réseau sanguin qui relie la chair vive à tout l'organisme. Nous pensons encore, en chrétiens, qu'il nous suffirait de dire à l'infirme : « Prends ton lit et marche! » pour le faire marcher... D'un seul coup, nous avions fait passer Séraphine la recluse, Séraphine la demi-sauvageonne qui n'avait jamais vu personne, de sa solitude à notre cercle. Son originalité nous plaisait, et nous voulions la conserver; ce faisant, nous brisions dans l'œuf toute possibilité de développement, nous lui ôtions l'envie d'évoluer en l'assurant qu'elle était bien comme ça. Mais elle, n'avait pas envie de rester simplement comme avant. Qu'en résulta-t-il ? Nous, révolutionnaires, socialistes, champions de la libération de la femme, nous transformâmes un être naïf, dévoué, ingénu, en une petite bourgeoise moscovite ! N'est-ce pas ainsi que la Convention, les Jacobins, et même la Commune firent de la France une bourgeoise, de Paris, un épicier? 39 La première maison qui s'ouvrit affectueusement, cordialement à Séraphine, fut la nôtre. Natalie se rendit chez elle et la ramena 38. En français. 39. En français.
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de force. Pendant un an Séraphine se tint coite et parut effarouchée par les étrangers; aussi peureuse et timide qu'auparavant, elle dégageait alors une sorte de poésie rustique. Pas la moindre envie d'attirer l'attention sur elle par son étrangeté, mais, bien au contraire, le désir de n'être pas remarquée. Pareille à un enfant, à un faible petit animal, elle courait se réfugier sous l'aile de Natalie. En ce temps-là, son dévouement était sans bornes. Elle aimait à jouer avec Sacha pendant des heures d'affilée, lui racontait des épisodes de son enfance, de sa vie chez les schismatiques, la dureté de l'apprentissage, c'est-à-dire de l'atelier. Elle devint le jouet de notre cercle, ce qui finalement, lui plut. Elle avait compris qu'elle-même et sa position étaient originales, et à partir de là, elle commença à couler... Personne ne la retint. Natalie seule songeait sérieusement à l'éduquer. Séraphine n'avait pas l'instinct grégaire. Elle avait échappé à certains vilains défauts : elle n'aimait pas à se parer, demeurait indifférente au luxe, aux objets de prix, à l'argent. Il lui suffisait que Ketcher ne fût pas dans le besoin, qu'il se montrât satisfait, le reste ne lui importait point. Au début, elle aimait à parler très longuement avec Natalie, elle lui faisait confiance, écoutait humblement ses conseils, s'efforçait de les suivre ... Toutefois, adaptée et accoutumée à notre groupe, et peut-être poussée par certains qui s'amusaient de ses bizarreries, elle se mit à faire de l'obstruction passive, répondant - sans aucune naïveté - à chaqu,e remarque : « Malheureuse que je suis ... comment pourrais-je changer et me transformer ? Faut croire que je descendrai dans la tombe tout juste aussi bête et ignare! » Qu'elle le sût ou non, on percevait dans ses paroles l'écho d'une vanité blessée. Elle cessa de se sentir à l'aise chez nous, vint nous voir de plus en plus rarement : « Nathalie Alexandrovna, que Dieu la bénisse, disait-elle, elle a cessé de m'aimer, pauvre de moi! :. La camaraderie facile, la familiarité des pensionnaires, étaient étrangères à la nature de Natalie, où dominait un élément de profonde sérénité, un grand sens esthétique. Séraphine n'avait pas compris la différence essentielle entre le comportement de Natalie et celui des autres à son égard, et ne se rappelait plus qui lui avait tendu la main la première, qui l'avait serrée sur son cœur. Ketcher à son tour s'éloigna de nous. Il devenait toujours plus morose et irritable. Ses soupçons redoublèrent. Dans tout mot dit à la légère, il décelait une mauvaise intention, la volonté de porter offense non à lui seul, mais aussi à Séraphine. Elle, de son côté, se plaignait de son sort, en voulait à Ketcher et, selon la loi de réverbération morale, ses soupçons à lui lui revenaient décuplés. Son amitié accusatrice commença à se muer en désir de nous 261
trouver coupables, en surveillance, en sempiternelle enquête policière, et les petits défauts de ses amis lui cachèrent de plus en plus leurs bons côtés. Notre cercle pur, clair, mûr, commença à être envahi par des commérages de servantes, des piques de fonctionnaires provinciaux. L'irritabilité de Ketcher devenait contagieuse. Les accusations perpétuelles, les explications, les réconciliations empoisonnaient nos soirées, nos réunions. Toute cette poussière corrosive se déposait dans toutes les fissures et, peu à peu, dissolvait le ciment qui avait si solidement maintenu nos relations avec nos amis. Tous nous subissions l'effet des ragots. Granovski lui-même paraissait sombre et nerveux. Il défendait Ketcher sans raison, et se mettait en colère. Ketcher venait le trouver pour nous accuser, moi et Ogarev et, bien que Granovski ne le crût point, il le plaignait, « malade, chagriné, et cependant aimant », prenait ardemment son parti et me gardait rancune de mon manque de tolérance : - Tu sais bien que c'est son caractère; c'est une maladie. L'influence de Séraphine, bonne personne mais ignorante et pénible, le pousse toujours davantage sur cette triste voie, et toi, tu discutes avec lui comme s'il était dans .un état normal.
Pour en finir avec ce triste récit, je vais donner deux exemples, où il apparaîtra clairement combien nous nous étions éloignés des théories sur la préparation du café, à Pokrovskoïé... Au printemps de 1846, certain soir, cinq amis se trouvaient réunis chez nous, entre autres Michel Sémionovitch Stchepkine. - As-tu loué la maison de Sokolovo cette année ? - Pas encere, je n'ai point d'argent, or il faut payer d'avance. - Est-il possible que tu passes tout l'été à Moscou ? - Je vais. patienter, et après nous verrons, dis-je. C'est tout ce qui fut dit. Personne ne prêta attention à cette conversation et l'instant d'après on passa tranquillement à un autre sujet. Nous avions l'intention de nous rendre le lendemain à Kountzevo, que nous aimions depuis l'enfance ... Ketcher, Korsch et Granovski voulaient y aller avec nous. La promenade eut lieu, tout allait bon train, sauf que Ketcher levait les sourcils d'un air sombre. Mais pour finir, il tira sur nous à boulets rouges. C'était une soirée printanière bien de chez nous, sans chaleur éprouvante, mais chaude. Les feuilles s'ouvraient à peine. Nous étions assis au jardin, nous plaisantions et devisions. Tout à coup
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Ketcher, qui n'avait pas ouvert la bouche ·depuis une demi-heure, se dressa et, se plantant devant moi avec le visage d'un accusateur de la Sainte-Vehme et la lèvre tremblante d'indignation me déclara : - Il faut te rendre justice : tu as su habilement rappeler hier soir à Michel Sémionovitch qu'il ne t'avait pas encore rendu les neuf cents roubles qu'il t'avait empruntés ! En vérité, je ne compris pas, d'autant plus qu'il y avait bien un an. que je ne pensais plus à la dette de Stchepkine. - Quelle délicatesse ! Le vieux n'a pas le sou. Il se prépare à partir pour la Crimée avec son énorme famille, et voilà qu'en présence de cinq personnes on lui dit : « Nous n'avons pas de quoi louer une datcha! :. Pouah! C'est infect! Ogarev prit mon parti. Ketcher se rua sur lui. Il n'y eut pas de fin aux accusations absurdes. Granovski s'efforça de le calmer, n'y parvint point et partit avant nous, avec Korsch. J'étais furieux, humilié, et je répondis méchamment. Ketcher me regarda par en dessous et, sans ajouter un mot, s'en retourna à Moscou à pied. Restés seuls, piteusement énervés, nous rentrâmes à la maison. Je voulus, pour cette fois, donner une forte leçon et, sinon rompre complètement mes relations avec Ketcher, du moins les espacer. Lui, il se repentit, il pleura. Granovski exigeait que nous fassions la paix, entreprenait Natalie, avait beaucoup de peine. Je me réconciliai avec lui, mais sans joie, en précisant à Granovski : « Il y en a pour trois jours ! :. Voilà pour l'une de nos promenades. Venons-en à l'autre. Quelque deux mois plus tard, nous étions à Sokolovo. Un soir que Ketcher et Séraphine partaient pour Moscou, Ogarev, monté sur son cheval tcherkess, tint à les accompagner. Il n'y avait pas eu l'ombre d'une querelle, d'une mésentente... Ogarev revint au bout de deux ou trois heures. Nous évoquâmes en riant cette journée si paisible, et nous nous séparâmes. Le lendemain, Granovski, qui était allé à Moscou la veille, me rencontra dans notre parc. Songeur, plus mélancolique qu'à l'accoutumée, il finit par me dire qu'il avait quelque chose sur le cœur et voulait me parler. Nous suivîmes une longue allée et nous assîmes sur un petit banc, qui commande une vue que connaissent tous ceux qui sont venus à Sokolovo. - Herzen, me dit Granovski, si tu savais comme j'ai le cœur lourd, comme j'ai mal... Combien je vous aime tous, en dépit de tout. .. tu le sais. Or, je vois avec terreur que tout s'écroule. Et comme par un fait exprès, voici ces petites bévues, ce maudit manque d'attentions, cette a!bsence de délicatesse... 263
- Mais qu'est-il arrivé? Dis-le moi, je t'en prie! fis-je, effrayé pour de bon. - Il y a que Ketcher est en rage contre Ogarev et, à dire vrai, il serait difficile de ne l'être point... Je me donne du mal, je fais ce que je peux, mais je n'ai plus de forces, surtout quand les gens ne veulent pas agir par eux-mêmes. - Enfin, qu'est-ce qu'il y a ? . - Voilà : hier Ogarev est parti escorter Ketcher et Séraphine à cheval. - J'étais témoin, et j'ai vu Ogarev dans la soirée, mais il ne m'a soufflé mot de rien. - Sur le pont, son Kortik prit peur et se cabra. En essayànt de le pacifier, Ogarev, dépité, sacra devant Séraphine, et elle l'entendit, ainsi que Ketcher, du reste. Admettons qu'il le fît par inadvertance, mais Ketcher m'a demandé : « Pourquoi n'a-t-il pas de ces distractions en présence de ta femme ou celle de Herzen ? » Que dire à cela 1 De plus, Séraphine, avec toute son ingénuité est extrêmement susceptible, ce qui est fort compréhensible dans sa situation. Je me taisais. Cela dépassait les bornes ! - Alors que faut-il faire ? - C'est tout simple, dis-je. Il faut rompre avec les scélérats capables de s'oublier intentionnellement en présence d'une femme ... Il est méprisable de rester l'ami de tels individus ... - Mais il n'a pas dit que Ogarev l'ait fait exprès. - Alors de quoi s'agit-il? Et toi, Granovski, toi l'ami de Ogarev, toi qui connais sa délicàtesse infinie, tu te fais l'écho du délire d'un insensé qu'il serait temps d'enfermer dans un asile. Honte à toi! Granovski perdit contenance. - Mon Dieu! s'exclama-t-il, est-il possible que notre petit groupe, l'unique lieu où je trouve le repos, l'espoir, l'affection, un refuge contre un milieu oppressant... est-il possible que ce groupe en vienne à se désagréger dans la haine et la colère ? Et il mit sa main devant ses yeux. Je pris l'autre main. J'avais le cœur très gros. - Granovski, lui dis-je, Korsch a raison : nous nous sommes beaucoup trop rapprochés les uns des au.tres, nous nous sommes trop serrés les uns contre les autres, si bien que nous avons emmêlé nos traits... Gemach, mon ami, Gemach ! 40 Nous avons besoin de nous aérer, de nous rafraîchir, Ogarev s'en ira à la campagne à l'automne, moi je partirai bientôt pour l'étranger. Nous 40. « Du calme. :.
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nous séparerons sans haine ni hargne... Ce qu'il y avait de vrai dans notre amitié se rétablira, purifié par notre séparation. Granovski pleura. Nous n'eûmes aucune explication avec Ketcher à propos de cette histoire, Ogarev s'en alla, en effet, dès l'automne, et nous partîmes après lui.
Laurel House, Putney, 1857. Rev. à Boissière et en route, en septembre 1865 41 Les nouvelles de nos amis moscovites nous parvenaient de plus en plus rarement. Effrayés par la terreur instaurée après 1848, ils attendaient 1me occasion sûre, ce qui était chose rare. On n'octroyait presque plus de passeports. Pendant des années nous ne reçûmes pas un mot de Ketcher; au reste, il n'avait jamais aimé écrire. Les premières nouvelles fraîches que j'en eus, après mon installation à Londres, me furent apportées en 1855 par le Docteur Pikouline : Ketcher se trouvait dans son élément, faisait du bruit dans les banquets en honneur des défenseurs de Sébastopol, embrassait Pogodine, Kokorev 42 et les marins de la Mer Noire, braillait, sacrait, moralisait. Ogarev, qui arrivait tout droit de la tombe fraîche de Granovski, avait peu de choses à me raconter; ses récits étaient mélancoliques ... 43 Dix-huit mois environ s'écoulèrent. A ce moment-là j'avais terminé ce chapitre. Or, à quel étranger fut-il lu? Certes oui, habent sua fata libelli ! 44 A l'automne de 1857, Tchitchérine arriva à Londres. 45 Nous l'attendions avec impatience. Naguère, l'un des élèves préférés de 41. Herzen, arrivé à Londres en 1852, habita à « Laurel House & (appartenant à un Mr. Tinker) Higb Street, Putney, du 10 septembre 1856 au 11 novembre 1858. «Boissière & :le château de la Boissière,. près de Genève. 42. Kokorev, Vassüi Alexandrovitch, homme d'affaires et bailleur de fonds, qui avait amassé une fortune immense sur le gaspillage colossal de l'intendance russe pendant la guerre de Crimée. Organisateur des banquets dont il est ici question, il y menait une grande propagande « pour la patrie et le tsar &, Pogodine, rédacteur du journal réactionnaire Le Moscovite, chantait ses louanges et faisait chorus avec lui pour ce oui était de la servilité. Kokorev et Pogodine attirèrent dans leur camp ce qui restait du « cercle :» de Herzen. 43. Ogarev quitta la Russie en mars 1856, ne se doutant guère, pas plus que Herzen, qu'il ne reverrait jamais sa patrie. 44. « Les écrits ont leur propre destinée. & 45. Tchitchérine, Boris Nicolaëvitch (1828-1904), était venu à Londres (en septembre 1858, non 1857) pour tenter de persuader Herzen de modérer ses attaques contre le tsar.
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Granovski, ami de Korsch et de Ketcher, il était à nos yeux un proche. Nous avions entendu parler de ses duretés, de ses velléités conservatrices, de sa vanité sans bornes, de sa mentalité de doctrinaire, mais il était jeune encore ... Le temps qui passe rabote bien des angles. - J'ai longtemps hésité à venir vous voir. Vous recevez à présent tant de Russes, qu'il faut, en vérité, avoir plus de courage pour ne pas venir chez vous que pour y venir... Et moi, comme vous le savez, tout en vous respectant absolument, je suis loin de partager toutes vos idées. C'est ainsi que Tchitchérine entra en matière. Il n'abordait pas les problèmes simplement, de façon juvénile; il portait en lui bien des rancunes. Ses yeux avaient une couleur froide, le timbre de sa voix était provocant et révélait une assurance effarante, révoltante. Dès ses premières paroles je subodorai non pas un adversaire, mais un ennemi... Pourtant j'étouffai le cri d'avertissement de la sentinelle, surgi du fond de mon être, et nous nous mîmes à causer. Notre entretien passa immédiatement aux souvenirs et aux questions posées par moi. Il me raconta les derniers mois de la vie de Granovski et, lorsqu'il prit congé, j'étais plus content de lui qu'au début. Le lendemain, après dîner, la conversation roula sur Ketcher. Tchitchérine parla de lui comme de quelqu'un qu'il aimait bien, et railla sans méchanceté ses frasques. D'après tout ce qu'il me relata, j'appris que l'affection accusatrice de Ketcher pour ses amis subsistait, que .l'influence de Séraphine était devenue telle, que nombre d'amis s'étaient insurgés contre elle, l'avaient exclue de leur milieu, et ainsi de suite. Entraîné par ces récits et ces réminiscences, je proposai à Tchitchérine de lui faire connaître le chapitre manuscrit évoquant Ketcher, et le lui lus en entier. Je m'en suis repenti bien des fois depuis, non parce qu'il a fait un mauvais usage de cette lecture, mais parce que j'ai souffert, j'ai eu honte d'avoir pu, à quarante-cinq ans, dévoiler notre passé devant un homme au cœur dur, qui plus tard se moqua tout son content, avec une insolence impitoyable, de ce qu'il nommait mon « tempérament ». La· distance entre nos points de vue et nos « tempéraments » se fit sentir bientôt. Dès les premiers jours débuta une discussion qui démontra clairement combien nous divergions en tout. Il était un admirateur de l'ordre démocratique français et n'aimait pas la liberté anglaise, dépourvue de structures. Il voyait dans le régime impérial l'éducation du peuple, et prônait un Etat fort devant lequel l'individu serait réduit à rien. On peut deviner ce que représentaient ces idées-là appliquées au problème russe! Il était
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« gouvernementaliste :. , considérait l'Etat comme très au-dessus de la société et de ses aspirations, et tenait l'impératrice Catherine II pour un idéal (ou presque) de ce qu'il fallait à la Russie. Cette doctrine découlait chez lui de tout une structure dogmatique, d'où. il pouvait à tout moment, et incontinent, tirer sa philosophie de la bureaucratie. -"-- Pourquoi voulez-vous devenir professeur et sollicitez-vous une chaire? demandais-je. Vous devriez devenir ministre et briguer un· portefeuille. Tout en nous disputant, nous l'accompagnâmes à la gare et nous nous séparâmes sans nous entendre sur rien, sinon sur notre respect mutuel. Une quinzaine plus tard, il m'envoya de France une lettre où il parlait avec enthousiasme des ouvriers et des institutions. 46 « Vous avez trouvé ce que vous cherchiez », lui répondis-je, « et très vite! Voilà ce que c'est que de partir avec une doctrine toute faite. » Ensuite je lui suggérai de commencer un échange de lettres dans la presse, et je rédigeai le début d'une longue épître. 47 Il refusa, assurant qu'il n'avait pas le temps, et qu'une pareille polémique serait pernicieuse ... Il prit à son compte la remarque faite dans le Kolokol à propos des doctrinaires en général : son amour-propre en fut blessé et il me fit tenir un « acte d'accusation » qui, à l'époque, fit grand bruit. 48 Tchitchérine perdit cette campagne, j'en suis pleinement assuré. Sa lettre, publiée dans le Kolokol, souleva l'indignation générale de la jeune génération et des milieux littéraires. Je reçus des dizaines d'articles et de lettres, dont l'une parut dans la presse. 49 A l'époque, nous marchions encore sur la voie ascendante, et il était difficile de placer les bûches de Katkov sous nos pieds. 50 Il se peut que 46. Le 11 octobre 1858. (A. S.) 47. Herzen colla le brouillon de cette lettre dans le manuscrit de ce chapitre; ·comme elle se rapporte beaucoup plus à Tchitchérine qu'à Ketcher, elle fut souvent placée en annexe au chapitre LVII : « Apogée et Périgée », 7• partie de B. i. D. v. Commentaires (47). 48. « Remarque sur les doctrinaires en général » : allusion à l'article de He~n dans le Kolokol du 1•• novembre 1858, intitulé : On nous reproche... « L'acte d'accusation » : une lettre de Tchitchérine, publiée le 1•• décembre 1859, dans le Kolokol, également avec une préface de Herzen et ce titre : Acte d'Accusation. (V. réf. ci-dessus.) (A. S.) 49. D s'agit d'une lettre anonyme, mais que les exégètes attribuent à Panaiev; elle parut dans le Kolokol du 15 décembre 1858. (A. S.) 50. Katkov, Michel Nikiforovitch (1818-1887) : journaliste en renom, qui, après avoir collaboré aux Annales de la Patrie tourna à la réaction la plus extrême à partir de 1850, et mena dans la presse officielle une campagne virulente et systématique contre Herzen et le IÇolokol.
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le ton de Tchitchérine, sec et vexatoire, insolemment poli nous ait offensés, tant moi que les lecteurs, plus que le contenu : c'était alors un ton nouveau. En revanche, prirent le parti de Tchitchérine la grande-duchesse Hélène Pavlovna, - l'Iphigénie du Palais d'Hiver - Timachev, le chef de la Troisième Section, et N. Kh. Ketcher. Ketcher demeura fidèle à la réaction. ll se mit à invectiver contre nous de la même voix tonitruante, avec la inême indignation spontanée et, sans doute, la même sincérité, qu'au temps où il tonnait contre Nicolas 1"", Doubelt, Boulgarine... Et ce n'était pas parce qu'il préférait Grandison à Lovelace, 51 mais parce que, porté sans boussole personnelle à la remorque 52 de notre cercle, il croyait lui rester fidèle sans s'apercevoir que nous voguions dans la direction opposée. Homme d'une coterie 53, les problèmes se présentaient à lui sous la bannière des personnes et non à l'inverse. N'ayant jamais abouti à aucune notion claire, à aucune conviction ferme, il avançait, avec ses aspirations nobles, les yeux bandés, et frappait continuellement ses ennemis sans se rendre compte que les positions changeaient. Ainsi, dans ce jeu de cache-cache nous frappait-il comme il frappait les autres... Et même maintenant 54 il continue à nous fustiger en s'imaginant qu'il agit à bon escient. Je joins ici une lettre que j'avais écrite à Tchitchérine comme introduction à une polémique amièale, qui fut stoppée par son c acte d'accusation » digne d'un procureur : My learned friend !
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« ll m'est impossible de discuter avec vous. Vous savez beaucoup de choses, vous les savez bien. Tout dans votre cerveau est frais et nouveau et, surtout, vous êtes sûr de savoir, partant, vous êtes tranquille; vous attendez de pied ferme le développement rationnel des événements qui confirmeront un programme dévoilé par votre science. Vous ne pouvez vous trouver en désaccord avec le présent : vous savez que si le passé était ainsi et ainsi, le présent sera comme ci et comme ça et parviendra à tel et tel avenir; vous vous y soumettez grâce à votre compréhension, à votre interprétation. n vous échoit le sort enviable des prêtres : la consolation des affligés par l'intermédiaire des vérités éternelles de votre science et votre foi en elles. Tous ces avantages vous sont donnés par votre doctrine, 51. 52. 54. 55.
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Citation inexacte d'Eugène Onéguine (chap. II, strophe XXX). 53. En français. En 1865. «Mon savant ami.:.
et celle-ci exclut le doute. Le doute, c'est un problème ouvert, la doctrine, un problème clos, résolu. C'est pourquoi toute doctrine est exclusive, intransigeante, alors que le doute ne parvient jamais à cette finition parfaite; où serait le doute si l'on n'était pas prêt à acquiescer à l'interlocuteur ou à chercher consciencieusement un sens à ses paroles, perdant un temps précieux, mais indispensable à la quête des objections ? La doctrine voit la vérité sous un angle' précis, qu'elle prend pour l'unique salut, tandis que le doute cherche à ·effacer tous les angles, s'oriente, revient en arrière ... et souvent paralyse toute action en se soumettant humblement à la vérité. Vous, mon savant ami, savez pertinemment où aller et comment mener les autres; moi, je ne le sais point. Voilà pourquoi je pense que nous devons observer et apprendre, et vous, enseigner les autres. Nous pouvons, il est vrai, dire ce qu'il ne faut pas faire, nous pouvons provoquer l'action, jeter le trouble dans la pensée, la libérer de ses chaînes, dissiper les spectres de l'Eglise et des Assemblées, de l'Académie et de la Cour d'Assises, mais c'est tout. Vous, vous pouvez dire ce qu'il faut faire. La doctrine adopte envers son objet une attitude religieuse, c'est-à-dire qu'elle se place du point de vue de l'éternité. Le temporel, le transitoire, les personnes, les événements, les générations ne pénètrent guère dans le Campo Santo de la science, ou bien y entrent dépouillés de toute vie vivante, comme une sorte d'herbier d'ombres logiques. Dans son universalité, la doctrine existe vraiment à toutes les époques; tant à son époque propre que dans l'Histoire, sans nuire à son attitude théorique par une intervention passionnée. Sachant que la souffrance est indispensable, elle se tient, comme Saint-SiméonStylite, sur un piédestal, sacrifiant le temporel à l'éternel, les particularités vivantes aux idées générales. Pour tout dire, les doctrinaires sont surtout des historiens et nous, en compagnie de la foule, nous sommes votre substrat. Vous êtes l'Histoire für sich 56, nous, l'Histoire an sich 57. Vous nous dites quel est notre mal, mais c'est nous qui sommes malades. Vous nous enterrez, et après notre mort vous nous récompensez ou nous châtiez. Vous êtes nos médecins et nos prêtres. Mais les malades, les moribonds, c'est nous. « Cet antagonisme n'est pas nouveau, et il est fort salutaire pour le progrès, pour l'évolution. Si tout le genre humain pouvait vous croire, il pourrait peut-être devenir raisonnable, mais il mourrait d'ennui universel. Feu Filimonov 58 a inscrit cet épigraphe à 56 et 57. Für sich: pour vous-même. An sich: pour elle-même. 58. Filimonov, Vladimir Serguéevitch venait de mourir (1787-1858). Poète et philosophe, il avait écrit un poème, « Le Bonnet d'Ane », que Pouchkine salua et
que Bélinski tint pour un « talentueux jeu de l'esprit » (K.).
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son « Bonnet d'Ane , : Si la raison dominait le monde, il ne s'y passerait rien. 59 « La sécheresse géométrique, l'impersonnalité algébrique de la doctrine lui donnent une vaste possibilité de généralisation : elle doit se méfier des sensations et, tel Auguste, commander à Cléopâtre de baisser son voile. 60 Mais une intervention active exige plus de passion que de doctrine, or un homme ne peut avoir de passions algébriques. L'universel, il le comprend; le particulier, il l'aime ou le hait. Spinoza, avec toute la franche vigueur de son génie, prêchait la nécessité de tenir pour existant seulement ce que la mite ne ronge pas, ce qui est éternel, immuable : la substance, et de ne pas placer ses espoirs en ce qui est fortuit, partiel, personnel. Qui ne comprendrait cela en théorie ? Seulement l'homme ne s'attache qu'au partiel, au personnel, au contemporain; dans l'équilibre de ces extrêmes, dans leur accord harmonieux, réside la plus haute sagesse de l'existence. · « Partant de cette définition générale de nos divergences, passons aux cas particuliers : même si nous avons les mêmes aspirations, nous nous découvrirons autant d'antagonismes, tout en demeurant éventuellement d'accord sur le principe. C'est plus facile à expliquer à l'aide d'un exemple. «Nous sommes tout à fait du même avis en ce qui concerne la religion, mais cet accord ne dépasse pas notre commune négation d'une religion supra-stellaire. Or, dès que nous nous trouvons face à face devant une religion sub-lunaire, la distance qui nous sépare devient incommensurable ! Quittant les murs sombres, imprégnés d'encens, de la cathédrale, vous êtes passé dans un lieu officiel brillamment éclairé. De Guelfe que vous étiez, vous êtes devenu Gibelin. Les hiérarchies célestes se sont transmuées pour vous en hiérarchie bureaucratique, et l'individu fondu en Dieu s'est absorbé dans l'Etat. Dieu est remplacé par la centralisation, le prêtre, par l'inspecteur de police du quartier. « Dans cette mutation, vous voyez un transfert, une réussite; nous n'y décelons que des chaînes nouvelles. Nous ne voulons être ni Guelfes, ni Gibelins. Votre religion séculière, civique et procédurière est d'autant plus effrayante, qu'elle est privée de son caractère poétique, fantastique, puéril; vous le remplacez par la discipline des chancelleries et par l'idole de l'Etat, avec le tsar en haut et le bourreau en bas. Vous souhaitez que l'humanité, libérée de 59. En français.
60. Après la bataille d'Actium, Cléopâtre aurait (selon la tradition) tenté de séduire le jeune Octave -le futur empereur Auguste.
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l'Eglise, attende un siècle ou deux dans l'antichambre des bâtiments administratifs, que la caste des sacrificateurs-fonctionnaires et des moines-doctrinaires décide de quelle façon elle doit devenir libre, et jusqu'à quel point. C'est un peu comme cela se passe dans nos comités pour l'affranchissement des paysans. 61 Mais tout cela nous répugne. Nous pouvons tolérer bien des choses, faire une concession, sacrifier aux circonstances, alors que pour vous, ce ne sont point des sacrifices. Evidemment, ici aussi vous êtes plus heureux que nous. Ayant perdu votre foi religieuse, vous n'êtes pas restés avec rien. Ayant découvert que pour l'homme les croyances laïques remplaçaient le christianisme, vous les avez faites vôtres (et vous avez bien fait) pour votre hygiène morale et votre tranquillité. Mais ce médicament nous irrite la gorge et nous détestons vos bâtiments publics, votre centralisation, non moins que l'Inquisition, le Consistoire, le Livre du Nautonnier. Comprenez-vous la différence? Vous, en tant que pédagogues, vous désirez enseigner, diriger, paître le troupeau. Nous, en tant que troupeau qui prend peu à peu conscience des choses, nous ne voulons pas de vos pâturages. Nous voulons avoir nos assemblées provinciales, nos chargés d'affaires, nos clercs, à qui nous pourrions confier nos intérêts. C'est pour cela que le gouvernement nous insulte à chaque pas du haut de son autorité, et que vous l'applaudissez, tout comme vos prédécesseurs, les prêtres, applaudissaient le pouvoir temporel. Il se peut même que vous soyez en désaccord avec lui, comme cela est arrivé au clergé ou comme cela arrive à des hommes qui se querellent sur un bateau et tentent en vain de s'éviter; mais vous ne passerez pas par-dessus bord, et pour nous, laïcs, vous resterez, malgré tout, du côté du pouvoir. «La religion du civism~ c'est l'apothéose de l'Etat, idée purement romaine et, dans notre monde nouveau, essentiellement française. Elle permet un Etat fort mais non un peuple libre, d'excellents soldats ... mais non point des citoyens indépendants. Les Etats-Unis d'Amérique, bien au contraire, ont ôté tout caractère religieux à leur police et à leur administration, pour autant que cela leur a été possible. 62 »
61. Depuis 1856, Alexandre II et ses conseillers libéraux avaient créé des comités provinciaux pour procéder à l'étude des possibilités et modalités d'abolition du servage. Ces comités comprenaient aussi des réactionnaires, les débats se noyaient dans des arguties stériles. On sait que le Manifeste d'affranchissement ne fut signé qu'en 1861. 62. Ici se termine le manuscrit qui commence par My leamed friend.
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EPILOGUE En relisant le chapitre sur Ketcher 63 je me mets à réfléchir, malgré moi, aux excentriques, aux personnages originaux, qui ont vécu et vivent encore en Russie ! Quels phénomènes fantasques a secrété l'histoire de notre culture, et comme elle en a été pénétrée ! Où, en quelles contrées, sous quels degrés de latitude et de longitude eût-on pu rencontrer ce personnage anguleux, rugueux, écervelé, incohérent, bon, méchant, bruyant, empoté, nommé Ketcher, sinon à Moscou? Combien en ai-je contemplé de ces originaux « divers en tous genres », depuis mon père jusqu'aux « fils » de Tourguéniev ! « C'est comme çà qu'on les cuit dans les fours russes ! » m'affirmait Pogodine. Et, en vérité, quels produits extraordinaires résultent de cette cuisson (surtout lorsque le blé est semé à l'allemande) depuis les brioches russes et les craquelins jusqu'à la boule orthodoxe saupoudrée de Hegel et aux petits pains français à la quatrevingt-treize 64. II serait bien dommage que tous ces produits originaux disparaissent sans laisser de traces. En général nous n'attachons d'importance qu'aux personnages éminents ... Pourtant chez eux les traèès du « four russe » sont moins visibles. Leurs particularités sont corrigées, rachetées. Ils sont plus marqués par la mentalité et l'intelligence russes que par le « four » où ils ont « cuit ». Près d'eux se faufilent, derrière eux se traînent, divers individus s~ns attaches, qui ont perdu leur chemin : c'est parmi eux que l'on trouve une quantité incalculable d'excentriques. Ce sont les capillaires dans lesquels circulent les courants de l'Histoire, les gouttes de levain perdues dans la pâte et qui la font lever, mais pas à leur profit. 65 Ce sont eux qui, tôt réveillés au cœur de la nuit noire, sont partis travailler à tâtons, se cognant à tout ce qui se trouvait sur leur chemin, et qui ont éveillé d'autres hommes pour un travail tout à fait différent . ... Un jour j'essayerai de sauver de l'oubli total deux ou trois profils encore. Déjà on les distingue à peine au travers de la brume grise où se découpent seulement les sommets des montagnes et des rochers ... 63. Relu en 1865. Cet épilogue fut apparemment écrit en même temps. à la suite du texte précédent. 64. En français. 65. En français.
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n fut
collé
UN EPISODE DE L'ANNEE. 1844.1
Un épisode des plus caractéristiques se rapporte à notre seconde villégiature : il serait tout simplement dommage de ne pas le relater, bien que Natalie et moi y ayons pris une part très petite. Nous pourrions l'intituler Armance et Basile, ou le philosophe par courtoisie, le chrétien par politesse, et ~ACQUES, de George Sand, devenu JACQUES LE FATALISTE. Tout commença lors d'une tombola à la française, 2 où je me rendis au cours de l'hiver 1843. Il y avait foule, quelque cinq mille personnes, si j'ai bon souvenir, mais guère de connaissances. Basile fila devant moi, en compagnie d'une femme masquée; il n'avait pas de temps pour moi, mais il inclina légèrement la tête et plissa ses paupières, comme le font les connaisseurs qui trouvent le vin excellent et la bécasse extraordinaire. Le bal se déroulait dans la grande salle de l'Assemblée de la Noblesse. Je déambulais, m'asseyais et regardais les aristocrates russes déguisés en pierrots et autres, qui se donnaient un mal infini pour ressembler à des boutiquiers parisiens ou à d'enragés danseurs de cancan ... Puis j'allai souper. C'est là que Basile me dénicha. Il n'était absolument pas dans son état normal, pris qu'il était dans le premier flamboiement de la période amoureuse aiguë - d'autant plus aiguë qu'il approchait alors de la quarantaine et que ses cheveux commençaient à tomber de son front altier... Il me parla de façon incohérente d'une « Mignon » française, qui avait « toute la simplicité d'une « KUichen » 3 et tout le charme enjoué d'une grisette parisienne... » Au début, je crus qu'il s'agissait d'un de ces romans à un seul chapitre, où la scène de séduction a lieu à la première page, et la note à payer à la dernière. Mais je pus me rendre compte qu'il n'en était point ainsi. Basile voyait sa Parisienne pour la deuxième ou la troisième fois, mais choisissait la tactique des circonlocutions, 1. Récit publié, co=e le précédent, dans le Recueil des articles posthumes, (v. note 1, p. 241) sous le titre Basile et Armance. Herzen avait indiqué par erreur « 2• partie », au lieu de « 4• » et omis de préciser à quel chapitre il fallait rapporter ce que lui-même avait intitulé Episode de l'année 1844, Basile et Armance. 2. On appelait ainsi une tombola tirée au cours d'un bal de bienfaisance. 3. Héroïne d'Egmont, de Goethe.
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de préférence à une attaque directe. Il me présenta Armance. C'était, en effet, une enfant de Paris, vive et charmante, qui tenait en tout de son« père». Depuis sa façon de s'exprimer jusqu'à ses manières et à une certaine indépendance, voire hardiesse, tout en elle révélait la respectable classe plébéienne de la grande cité. C'était une ouvrière, non une petite-bourgeoise. Chez nous, ce type de femme n'a jamais existé : gaieté insouciante, désinvolture, liberté et, au fond, l'instinct de conservation et le sentiment inné du danger et de l'honneur. Jetées parfois dès l'âge de dix ans dans la lutte contre la pauvreté et la tentation, sans défense, environnées par la pestilence de Paris, par des pièges de toute espèce, elles deviennent leur propre providence, leur propre protection. Ces jeunes filles peuvent se donner facilement, mais il est difficile de les prendre par surprise, à l'improviste. Celles d'entre elles qui sont. achetables, ne pénètrent pas dans ce milieu d'ouvrières; elles ont été acquises par avance; elles ont tournoyé, ont été emportées, ont disparu dans le tourbillon d'une autre existence, peut-être pour toujours, peut-être pour réapparaître cinq ans plus tard à Longchamp, dans leur calèche, ou au premier balcon de l'Opéra, dans leur loge, mit Perlen und Diamanten. Basile était amoureux fou. Théoricien de la musique, philosophe de la peinture, il était l'un des représentants les plus complets des ultra-hégéliens moscovites. Toute sa vie il avait plané dans le ciel de l'esthétique, parmi les menus détails du monde de la philosophie et de la critique. Il avait sur l'existence le point de vue de Rotcher 4 sur Shakespeare, autrement dit, il ramenait toute chose à sa signification philosophique, rendait terne ce qui était vif, rassis ce qui était frais, privant de toute spontanéité le moindre élan du cœur. Il faut bien dire qu'une telle attitude était, à des degrés divers, celle de quasiment tout son milieu à cette époque : certains s'en évadaient grâce à leur talent, d'autres grâce à leur vitalité, mais tous en conservaient longtemps qui le jargon, qui les idées. Au début des années quarante, à Berlin, Bakounine disait à Tourguéniev : « . Allons nous immerger dans le gouffre de la vie réelle, jetons-nous dans ses flots ! » Et les voilà partis pour prier Varnhagen von Ense de les escorter, en maître baigneur expérimenté, vers le gouffre de la vie pratique, et de les présenter... à certaine ravissante actrice. On comprend qu'avec des prémices semblables, il n'est guère possible de se baigner dans les passions « qui dévorent les lieux secrets de notre âme », ni, en général, de réussir aucune activité. Les Allemands n'y réussissent pas davan4. Heinrich Rotcher : dramaturge et esthète, hégélien « de droite ».
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tage, mais gens plus rassis, ils ne recherchent pas l'exploit. Notre nature à nous, en revanche, ne supporte pas cette attitude contrite des theoretischen Schweilgens 5; elle s'embrouille, elle bute et tombe... de façon plus comique que dangereuse. Ainsi le philosophe amoureux et quadragénaire, tout en faisant les yeux doux, se mit à ramener tous ses problèmes spéculatifs à « la force démoniaque de l'amour, » qui jette aussi bien Hercule qu'un faible adolescent aux pieds d'Omphale, et il entreprit d'expliquer pour lui-même et pour les autres la conception morale de la famille, fondement du mariage. Du côté de Hegel (Philosophie du Droit, chapitre Sittlichkeit 6) il n'y avait point d'obstacles. En revanche, l'univers fantomatique du hasard et des « apparences », l'univers de l'esprit encore encombré de traditions, se révélait moins accommodant. Basile avait un père, Pierre Kononytch, vieux profiteur fort riche qui s'était marié trois fois de suite et avait eu, de chacune des épouses, au moins trois enfants. Quand il apprit que son fils - son aîné, par-dessus le marché, voulait se marier avec une catholique, une mendiante, une Française, et, pis encore, du Pont des Maréchaux, 7 il refusa catégoriquement son consentement. Il est possible que Basile, qui avait adopté le chic et le scepticisme du moment, eût pu s'en passer vaille que vaille, mais le vieil homme avait lié sa bénédiction paternelle non seulement aux conséquences jenseits (dans l'autre monde) mais aussi diesseits (dans celui-ci), autrement dit 'à l'héritage. Comme à l'accoutumée, l'obstruction du vieux père fit avancer l'affaire, et Basile commença à songer à un dénouement rapide. Il n'avait qu'à se marier, sans sacrer ni tempêter, puis contraindre son père à accepter un fait accompli 8, ou bien cacher son union en attendant que le vieillard cessât de bénir, de maudire et de disposer de ses biens. Or, le monde obscur des traditions vint ici aussi tendre un piège. Il n'était guère facile de se marier en secret à Moscou; cela coûterait très cher et ne manquerait d'être raconté · au père par le truchement des diacres, archidiacres, .sacristains, fabricants de pain bénit, marieuses, commis, boutiquiers et diverses filles des rues. Il fut décidé de sonder notre Père Jehan, du village de Pokrovskoïé, bien connu de nos lecteurs pour avoir dérobé, en état d'ivresse, « la montre en argent et la caissette » de son sacristain. 9 S. Jouissance contemplative. 6. Moralité. 7. Le pont des Maréchaux (ferrants), ou Kouuzetski Most, était le quartier très renommé, très achalandé, des boutiques françaises. 8. En français. 9. V. ci-dessus chapitre XXVlll. Tout ce récit, qui concerne Basile Botkine, se rapporte à l'été 1843 et non à 1844. Herzen s'y réfère constamment dans son Journal et ses lettres pour 1843.
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Le père J ehan, quand il apprit que le fils rebelle avait près de quarante ans, que la fiancée n'était pas orthodoxe, que ses parents ne se trouvaient pas en Russie, et qu'avec moi signerait, en tant que témoin, un professeur d'Université, 10 il se mit à me remercier de ma bienveillance, s'imaginant, sans doute, que j'essayais de marier Basile pour procurer au prêtre un billet de deux cents roubles. Il était tellement ému, qu'il cria, en direction de la chambre voisine : « La papadia 1 La papadia ! Sors trois œufs ! :. Lui-même tira d'un placard une demi bouteille de vin, bouchée avec du papier, et entreprit de me régaler. Tout marchait donc à merveille. On ne fixa ni le jour du manage, ni autres détails. Armance devait arriver chez nous, à Pokrovskoïé, et y séjourner. Basile, qui voulait l'accompagner, rentrerait à Moscou, puis, ayant pris toutes ses dispositions, viendrait, après avoir été maudit par son père, se faire bénir par cet ivrogne de Père J ehan. · ... En attendant i promessi sposi 11 nous fîmes préparer un souper et nous. assîmes, pleins d'impatience. Nous attendîmes longtemps. Voici minuit qui sonne : rien! Une heure : personne! Les dames allèrent dormir un peu, tandis que moi, Granovski et Ketcher, nous attaquâmes le souper. Le ore suonan quadrano E una, e due, et tre... 12 Ma ... nous ne voyons toujours rien venir. ... Une clochette, enfin ! Elle se rapproche, se rapproche. La voiture roule sur le pont. Nous nous précipitons dans le vestibule. Un tarantass mené par trois chevaux entre rapidement dans la cour et s'arrête. Basile en descend. Je m'avance, pour donner le bras à Armance. Elle me saisit subitement la main et la serre si fort que je manque crier... Puis, d'un seul mouvement, elle se jette à mon cou, et, riant aux éclats, elle répète: « Monsieur Herstin :. ... Ce n'était nul autre que Vissarion Grigoriévitch Bélinski, in propria persona! Dans le tarantass il n'y avait plus personne ! Nous nous regardions avec stupeur, tous, excepté Bélinski, qui riait jusqu'à se faire tousser et Basile, qui pleurait si fort qu'il paraissait enrhumé. 10. Granovski. 11. « Les Fiancés. , Titre d'un très célèbre. roman de A. Manzoni, que Herzen appréciait énormément, comme on le voit d'après ses lettres à sa femm~ et à sa fille Olga. n l'avait lu en italien, en 1838. 12. « Les heures sonnent le quart, et une et deux et trois.»
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Pour couronner le tout, il faut ajouter que l'avant-veille personne, à Moscou, ne savait où était passé Bélinski. Celui-ci dit enfin : - Donnez-moi à manger, et je vous raconterai nos histoires extraordinaires. Il faut bien que j'en dispense l'infortuné Basile, qui a encore plus peur de vous que d'Arman ce. Voici ce qui s'était passé. Voyant que son affaire approchait à grands pas du dénouement, Basile s'en effraya. Il se mit à cogiter et se sentit totalement accablé en: considérant l'inexorable fatalité du mariage, son caractère indestructible, selon le Guide du Nautonnier et le livre de Hegel. Il s'enferma, s'offrant en sacrifice à l'esprit de l'investigation torturante et de l'impitoyable analyse. Sa peur croissait d'heure en heure, d'autant plus que le chemin du reniement n'était pas plus facile, et que pour s'y engager il fallait avoir autant de caractère que pour se marier. Cette panique ne fit qu'augmenter jusqu'à l'instant où Bélinski vint frapper à sa porte : il arrivait tout droit de Pétersbourg. Basile lui confia tout l'effroi qu'il ressentait en envisageant son bonheur, toute la répugnance qu'il éprouvait à contracter un mariage d'amour... Il lui demanda conseil et secours ... Bélinski lui répliqua qu'il fallait être insensé pour se charger d'une telle chaine, consciemment, après des doutes semblables, sachant par avance ce qui se passerait. - Tu vois, Herzen, lui, s'est marié, disait Bélinski à Botkine, il a même en:Ievé sa femme; il est venu la chercher alors qu'il était exilé, mais demande-lui s'il a pris le temps d'y réfléchir, de se demander s'il devait le faire ou non, et quels en seraient les résultats. Je suis convaincu qu'il avait l'assurance de ne pouvoir faire autrement... Eh bien, ça a fort bien tourné pour lui... Mais toi, tu veux faire comme lui en philosophant et en cogitant ! Il n'en fallait pas davantage à Basile. La même nuit il rédigea à l'intention d'Armance une dissertation sur le mariage, sur ses malheureuses réflexions, sur l'impossibilité, pour un esprit analytique, de connaître un bonheur simple; il lui exposait tous les désavantages et les dangers de leur union, et lui demandait ce qu'ils devaient faire à présent. Il avait apporté la réponse d'Arman ce. Le récit de Bélinski et cette lettre faisaient ressortir de la manière la plus vive le caractère de la jeune femme et celui de Basile. De fait, une union entre deux personnes aussi opposées eût paru étrange ! Armance lui écrivait avec tristesse; elle était étonnée, offensée; elle ne comprenait pas ses réflexions et n'y discer277
nait qu'un prétexte, un refroidissement de ses sentiments. Si c'était le cas, lui disait-elle, il ne pouvait être question de mariage. Elle le déliait de sa parole et concluait, après ce qui venait de se passer, qu'ils ne devaient plus se rencontrer. « Je me souviendrai de vous avec gratitude, et je ne vous blâme pas le moins du monde; je sais : vous êtes extrêmement bon, mais plus encore, vous êtes faible ! Adieu donc, et soyez heureux ! » Sans doute n'est-il pas très agréable de recevoir pareille missive. Dans chaque mot l'on sent la force, l'énergie, une certaine hauteur... Issue du glorieux tronc plébéien, Armance faisait honneur à ses origines. Eût-elle été anglaise, elle se serait fermement accrochée à la lettre de Basile et, par la bouche de son vertueux sollicitor elle aurait relaté avec quelle indignation, quelle honte, la première pression des mains, le premier baiser !. .. Et son défenseur, les larmes aux yeux, la perruque crayeuse, aurait exigé des jurés qu'ils dédommagent l'innocence outragée en lui offrant mille ou deux mille livres sterling... Cela ne venait pas à 'l'idée de la jeune Française, la pauvre petite couturière. Les deux ou trois jours qu'il passa à Pokrovskoïé avec Bélinski furent mélancoliques pour l'ex-fiancé. Semblable à un écolier qui a fait une sottise en classe et qui craint tant son maître que ses camarades, Basile patienta un jour, deux jours, puis partit pour Moscou. Nous apprîmes bientôt qu'il allait partir pour l'étranger. Il m'envoya une lettre qui révélait sa confusion et son mécontentement de soi; il me priait de venir lui dire adieu. Je quittai Pokrovskoïé pour Moscou dans les premiers jours d'août. Une nouvelle « dissertation » partait au mêmè moment de Moscou à Pokrovskoïé, destinée à Natalie. 13 Je me rendis chez Botkine et tombai dans une soirée d'adieux. On buvait du champagne; en portant des toasts, on formulait des vœux qui contenaient des allusions curieuses. - C'est que tu ne sais pas ... me dit Basile à l'oreille, je ... Et il termina dans un chuchotement : « Armance, vois-tu, part avec moi. Ça c'est une jeune fille! C'est maintenant seulement que j'ai appris à la connaître. » Et ici il secoua la tête ... Cela valait l'apparition de Bélinski ! Dans son épître à Natalle, Basile lui expliquait abondamment que ses pensées et réflexions au sujet de son mariage l'avaient conduit au doute et au désespoir. Il avait remis en question son 13. Lettre de Basile Botkine à Natalie, du 6 aoftt 1843. (A. S.) Cette date est une nouvelle preuve que tout ce récit se rapporte bien à la première villégiature des Heerzen à Pokrovskoïé, non à la seconde, comme il l'indique au début.
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amour pour Armance, sa capacité de mener une vie de famille; ainsi avait-il abouti à cette constatation douloureuse : il devait rompre tous ses liens et fuir vers Paris ! C'était dans cet état d'esprit qu'il était venu à Pokrovskoié, ridicule et pitoyable... Ses résolutions prises, il avait relu la lettre d'Armance et avait fait une nouvelle découverte : pour tout dire, il l'aimait très fort. Il avait donc sollicité un rendez-vous et lui avait derechef demandé sa main. TI songeait à nouveau au pope de Pokrovskoié, mais la proximité de la fabrique de Maikov lui faisait peur. 14 TI avait l'intention de faire célébrer le mariage à ·Pétersbourg et de partir aussitôt pour la France. « Armance est contente comme un enfant!:. A Pétersbourg, Basile eut l'idée de se marier à la cathédrale N. D. de Kazan. Afin que de· ce fait la philosophie et la science ne fussent point oubliées, il invita l'archiprêtre Sidonski à célébrer la cérémonie nuptiale. Savant auteur de l'Introduction à l'étude de la Philosophie, Sidonski connaissait Botkine d~ longue date, (d'après ses articles) pour un libre-penseur mondain, un épigone des philosophes allemands. Après toutes les aventures fantastiques qui lui étaient arrivées, Armance eut encore l'honneur rare de servir de prétexte à une rencontre des plus comiques de deux ennemis jurés : la religion et la science. Afin de faire étalage de sa culture séculière, Sidonski, avant la messe de mariage, se mit à disserter sur les nouvelles brochures philosophiques. Puis, lorsque tout fut prêt, et que le sacristain lui apporta son étole, qu'il toucha des lèvres et commença à enfiler, il baissa les yeux et déclara à Botkine : - Vous voudrez bien me pardonner... c'est la liturgie, vous savez. Je sais pertinemment que le rite chrétien a fait son temps, que ... - Oh, non, non ! l'interrompit Basile d'une voix chargée de sympathie et de compassion, non. Le christianisme est éternel, son essence, sa substance ne peuvent disparaître ... D'un regard pudique Sidonski remercia son « chevaleresque » antagoniste, se tourna vers le chœur et entonna : Béni soit notre Dieu, aujourd'hui, toujours, et d'éternité en éternité! Amen! tonna le chœur; la cérémonie se déroula selon l'ordre accoutumé, et Sidonski promena un Basile couronné et une Armance couronnée autour du lutrin, 15 à la joie du prophète Esaie. 14. L'usine de textiles Maikov, toute proche de Pokrovskoïé, appartenait à un marchand de la première Guilde, Kouvchinnikov, qui était en relations d'affaires avec le père de Basile. 15. Rite de mariage orthodoxe. L'officiant conduit les mariés autour de l'église tandis que les témoins tiennent une couronne au-dessus de leur tête.
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En quittant la cathédrale Basile rentra chez lui avec Armance, qu'il laissa là pour faire une apparition à la soirée littéraire de Kraëvski. Le surlendemain Bélinski embarqua les jeunes mariés sur un navire ... Maintenant, va-t-on se dire, cette histoire est terminée. Nullement! Jusqu'au Kattegat tout alla fort bien, mais à ce moment-là ils tombèrent sur le maudit l acques, de George Sand. - Que penses-tu de l acques ? demanda Basile à Armance, lorsqu'elle eut fini de lire ce roman. Elle lui donna son opinion. Il lui déclara que c'était tout à .fait faux, que le jugement qu'elle portait l'offensait, lui Basile, jusqu'au tréfonds, et que la vision du monde de son épouse n'avait rien de commun avec la sienne. La véhémente Armance n'avait pas l'intention de changer son point de vue, et ainsi passèrent-ils les Belts. Parvenus au large des côtes allemandes Basile se sentit plus à son aise, et tenta une fois encore de modifier la vision du monde d'Arman ce et lui faire considérer Jacques d'une autre façon. A demi morte de mal de mer, Armance fit appel à ses dernières forces et annonça qu'elle ne changerait pas d'avis au sujet de cet ouvrage. - Après cela, qu'avons-nous donc en commun? s'exclama Botkine, tout à fait hors de lui. - Rien, rétorqua Armance, et si vous me cherchez querelle 16, mieux vaut nous séparer, tout simplement, dès que nous aurons touché terre. - C'est ce que vous avez décidé ? demanda Basile, se dressant sur ses ergots. Vous aimez mieux cela ? - Tout au monde, sauf vivre avec vous. Vous êtes un homme insupportable, un faible et un tyran ! -Madame! -Monsieur! Elle gagna sa cabine, il resta sur le pont. Armance tint parole : elle partit du Havre chez son père... et un an plus tard revint en Russie. Seule. Et, de surcroît, en Sibérie. Cette fois, me semble-t-il, l'histoire de ce mariage intermittent s'achève. Mais au fait, c'est Barère qui disait : « Seuls les morts ne reviennent pas ! » .(48)
(Ecrit en 1857, Putney, Laurel House.) 16. En français.
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CINQUIEME PARTIE
PARIS- ITALIE- PARIS (Avant la Révolution et après, 1847-1852.)
Lorsque j'ai commencé à publier une nouvelle partie encore de Byloïé i Doumy, j'ai hésité devant l'absence de cohésion des récits, des tableaux et des commentaires juxtalinéaires - si je puis les appeler ainsi - qui les accompagnent. Ils ont moins d'unité apparente que dans les parties précédentes. Je n'ai absolument pas pu les fondre en un tout. Si l'on cherche à combler les vides, on donne facilement à l'ensemble un arrière-plan et un éclairage différents, et la vérité ancienne disparaît. Byloïé i Doumy n'est point une monographie historique; c'est le reflet de l'Histoire sur un homme qui s'est trouvé par hasard sur son chemin. 1 Voilà pourquoi j'ai décidé de conserver les chapitres fragmentaires tels qu'ils étaient, en les reliant les uns aux autres, comme les images en mosaïque sont enfilées sur les bracelets italiens : toutes évoquent le même sujet, mais ne sont maintenues ensemble que par leur monture et leurs chaînettes. Pour compléter cette partie, il est indispensabl~ de connaître mes Lettres de France et d'Italie, 2 surtout pour ce qui concerne l'année 1848. J'ai songé à en tirer quelques extraits, mais il aurait fallu réimprimer tant de pages, que je n'ai pu m'y résoudre. Beaucoup de textes qui n'ont pas paru dans l'Etoile Polaire sont entrés dans cette publication-ci, 3 mais je ne puis tout raconter encore à mes lecteurs, pour des raisons diverses, publiques et privées. Le temps n'est pourtant pas si loin où l'on publiera non seulement les pages, les chapitres omis, mais un volume entier, celui qui m'est le plus cher... 4 Genève, 29 juin 1866. s 1. V. tome Ier, Introduction, p. 11. 2. Lettres de France et d'Italie : écrites de 1847 à 1852, publiées à Londres en 1855 et une seconde fois en 1857. Première traduction française : Genève, 1871, avec la mention : Traduit du russe par Mme N. H., Edition des enfants de l'auteur. Traduction française moderne : en préparation. On peut les lire ·en russe, avec notes et commentaires, au tome XXIII des Œuvres complètes, Edition A. S. 3. A. I. Herzen travailla à cette s• partie, de la fin de 1853 à 1866. D co~ença à la publier dans l'Etoile polaire en 1855, mais elle parut en volume en 1867, à Genève, formant le tome IV des Mémoires. Cf. Commentaires (49). 4. Le récit « le plus cher » au cœur de Herzen ne put paraître que cinquante ans après sa mort, en 1919, dans le premier corpus des Œuvres complètes, Edition M. K. Lemke, t. XIII : il s'agit du « Drame de famille », que l'on lira au tome Ill de la présente traduction. C'est Mlle Natalie Herzen (« Tata ») qui remit à Lemke une copie du manuscrit de son père, lorsque la famille autorisa enfin ce texte « explosif » à voir le jour. S. Désormais, et selon une convention qui semble établie, les dates correspondront au calendrier grégorien, c'est-à-dire celui qui est en usage en Occident.
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CHAPITRE XXXIV
EN ROUTE Le passeport perdu. Konigsberg. Un nez artificiel. Nous sommes arrivés! Et nous repartons (50).
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... A Lautzagen les gendarmes prussiens me convierent a entrer dans le corps de garde. Un vieux sergent prit nos passeports, chaussa ses lunettes, et se mit à lire, avec une extrême netteté, tout ce qui était inutile : Auf Befehl s.k.M. Nicolaï, des Ersten... allen und jeden denen daran gelegen, etc... etc... Unterzeichner Peroffski, Minister des Innern, Kammerherr, Senator und Ritter des t!!Jrdens St. Wladimir ... Inhaber eines goldenen Degens mit der lnschrift für Tapferkeit ... 1 Ce sergent féru de lecture, me fait penser à un autre : entre Terracino et Naples un carabinier napolitain s'est approché quatre fois de la diligence et à chaque fois nous a réclamé nos visas. Je lui montrai le visa napolitain, mais cela ne le contenta pas plus qu'un demi carlino, et il emporta nos passeports dans son bureau; quelque vingt minutes plus tard il revint pour nous sommer de nous présenter devant le brigadier. Ce dernier était un vieux sousofficier ivre, qui nous demanda, d'un ton assez grossier : - Votre nom de famille? D'où venez-vous? - Mais tout cela est inscrit dans le passeport ! - Impossible de le déchiffrer. Nous devinâmes que la lecture n'était pas le point fort du brigadier. - Selon quelle loi sommes-nous obligés de vous lire nos documents ? demanda mon compagnon ? 2 Nous sommes obligés 1. Selon l'ordre de S. M.l. Nicolas Premier... il convient à toute personne ... etc., Signl par Pérovski, ministre de l'Intérieur, Chambellan, sénateur et chevalier de l'Ordre de Saint-Vladimir... possesseur d'une arme en or avec inscription (proclamant) son courage. 2. Mon compagnon : A. A. Toutchkov. n s'agit d'un voyage en Italie, qui eut lieu en 1848. Cf. Commentaires (51).
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de les posséder et de les montrer, mais non de les dicter. Qui sait ce que je serais capable de déclarer ! - Accidenti! marmonna le vieux. Va ben, va ben! Et il nous rendit nos papiers sans en prendre note. Le savant gendarme de Lautzagen était d'une autre trempe. Après avoir lu dans trois passeports et par trois fois la liste de toutes les décorations de Pérovski, y compris la barrette pour service impeccable, il me posa une question : - Mais enfin, Euer Hochwohlgeboren, 3 qui êtes-vous ? J'écarquillai les yeux, ne comprenant pas ce qu'il me voulait. - Fraulen Maria Em, Fraulein Maria Korsch, Frau Haag, 4 toutes des femmes. Il n'y a pas ici de passeport masculin. Je regardai et je vis qu'en effet il n'y avait là que les passeports de ma mère et des deux amies qui voyageaient avec nous. J'en eus froid dans le dos. - Ils ne m'auraient pas laissé passer à Tauroggen sans document. - Bereits so, 5 mais vous ne pouvez aller plus loin. - Que faut-il faire ? - Vous avez dft l'oublier dans le corps de garde. Je vais faire atteler un traîneau, allez là-bas vous-même, et entre temps votre famille restera bien au chaud ici. Heh, Kerl, lass er mal den Braunen anspannen.6 Je ne puis me remémorer cette péripétie stupide sans en rire, précisément parce qu'elle me bouleversa complètement. J'étais foudroyé par la perte d'un passeport dont j'avais rêvé pendant plusieurs années, pour lequel j'avais fait des démarches deux ans durant, et qui disparaissait au moment de franchir la frontière. J'étais sûr de l'avoir remis dans ma poche, par conséquent, il en était tombé. Mais où le chercher ? Il était recouvert de neige ! Il faudrait en solliciter un nouveau, écrire à Riga, peut-être bieD. y aller... Entre temps, on ferait un rapport, on s'apercevrait que j'étais sensé me rendre aux eaux au mois de janvier ! En bref, je me voyais déjà à Pétersbourg, lés silhouettes de Kokochkine et de Sakhtynski, de Doubelt et de Nicolas tournoyaient dans ma tête. Fini le voyage, fini Paris, la liberté de la presse, les salles de concert et les théâtres ! J'allais revoir les ronds-de-cuir des ministères, les commissaires de police et autres surveillants, les agents 3. «Votre Excellence.» 4. Frau Haag : Luisa Ivanovna, la mère de Herzen. Rappelons que Ivan Iak:ovlev ne l'avait jamais épousée. 5. «Admettons.» 6. « Hé, gamin, attelle le bai 1 »
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de ville avec leurs deux boutons brillants dans le dos, pour leur permettre de voir derrière eux... Et tout d'abord je reverrais le soldat de petite taille, rataniné, coiffé d'un lourd shako marqué d'un mystérieux « 4 », et le cheval cosaque transi ... Si seulement j'avais la chance de trouver encore à Tavroga - comme elle disait - la nourrice de Tata ! Entre temps, on avait attelé un grand oeheval mélancolique et anguleux à un traîneau minuscule. J'y pris place avec le postillon vêtu d'une capote militaire et chaussé de grosses bottes; d'un geste classique il fit claquer un fouet non moins classique, mais, tout à coup, le sergent lettré se précipita dans le porche, ne portant que son pantalon : - Hait! Hait! cria-t-il. Da ist der vermaiedeite Pass! 7 Il tenait dans ses mains mon passeport déplié. Je fus secoué d'un rire hystérique. - Que me faites-vous faire? Où l'avez-vous trouvé? - Voyez, fit-il, votre sergent russe les avait placés les uns dans les autres. Qui pouvait le savoir? Moi, je n'ai pas eu l'idée de tourner une page... Il avait pourtant lu trois fois : Es ergehet deshaib an alle hohe Miichte und an alle und jede, weichen Standes und weicher Würde, sie auch sein mogen ... s ... « J'arrivai à Konigsberg fatigué par le voyage, les soucis et tant d'autres choses. Après avoir dormi dans un abîme de duvet, j'allai, dès le lendemain, visiter la ville. C'était une tiède journée d'hiver... » 9 Le patron de l'hôtel nous proposa une promenade en traîneau. Les chevaux étaient munis de grelots et de clochettes, coiffés de plumets ... Nous nous sentions joyeux. Un gros poids avait quitté notre cœur. La peur, sentiment déplaisant, la surveillance, sensation obsédante, s'étaient envolées. Dans la vitrine d'un libraire s'étalaient des caricatures de Nicolas r•; je me précipitai aussitôt pour en acquérir tout un stock. Le soir je me rendis dans un petit théâtre, crasseux et médiocre, et j'en revins profondément remué, non par les acteurs, mais par le public, composé en grande partie d'ouvriers et de jeunes gens. Pendant les entractes tout le monde parlait haut et librement, tous gardaient leur chapeau, chose tout aussi importante que d'avoir le droit de porter la barbe et ainsi de suite. Ces manières dégagées, cette ambiance claire et 7. «Voici le maudit passeport.:. li. «En conséquence de quoi, il sied à toute grande puissance et à tout un chacun, quel que soit son rang et son titre ... » 9. Lettres de France et d'Italie : extrait de la première Lettre.
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vivante, stupéfie le Russe qui franchit la frontière. Le gouvernement de Pétersbourg est encore si grossier, si mal équarri, il incarne tellement le despotisme, qu'il se plaît à terroriser; il veut que tout tremble devant lui, en un mot il recherche non seulement le pouvoir, mais la mise en scène théâtrale de ce pouvoir. Pour les tsars de Pétersbourg l'idéal de l'ordre social est représenté par l'antichambre et la caserne. ... Quand nous partîmes pour Berlin, je pris place dans un cabriolet. Un certain monsieur tout emmitouflé, vint s'asseoir à , côté de moi. C'était le soir, et je ne pus guère le voir tandis que nous roulions. Quand il apprit que j'étais russe, il commença à me questionner sur la sévérité de la police, sur les passeports, et moi, naturellement, je lui racontai tout ce que je savais. La conversation passa alors à la Prusse. Il porta aux nues l'intégrité des fonctionnaires prussiens, la supériorité de leur administration, loua le roi et, pour conclure, s'en prit violemment aux Polonais de Posen, les traitant de « mauvais Allemands ». Cela m'étonna. Je protestai et lui ·déclarai sans ambages que je ne partageais nullement son opinion. Là-dessus je me tus. Cependant, le jour se leva. Alors seulement je remarquai que si mon conservateur de voisin parlait du nez, ce n'était nullement à cause d'un rhume, mais parce qu'il n'avait point de nez ou, tout au moins, il lui en manquait la partie la plus visible. Il s'aperçut sans doute que ma découverte ne me ·procurait aucun plaisir particulier, et dès lors crut nécessaire de me relater, en guise d'excuse, comment il avait perdu puis retrouvé son appendice nasal. La première partie de son récit fut embrouillée, mais la seconde, fort circonstanciée : le chirurgien Diffenbach en personne lui avait découpé, dans la peau de sa main, un nouveau nez; cette main avait été attachée à son visage pendant six semaines. Majestiit était venu à l'hôpital pour le voir, et avait daigné s'émerveiller et approuver. Le roi de Prusse en le voyant A dit : c'est vraiment étonnant. 10 Il faut croire que Diffenbach était alors occupé à autre chose, car il avait taillé un nez fort vilain. Toutefois, j'eus à découvrir bientôt que cet organe artificiel était le moindre des défauts de ce monsieur. Notre voyage de Konigsberg à Berlin fut le plus dur de tout notre périple. Je ne sais pourquoi nous nous étions imaginé que 10. En français.
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le service des diligences prussiennes était très bien organisé. Quelle sottise! Les transports en chaise de poste ne sont bons qu'en France, en Suisse et en Angleterre. Dans ce pays les voitures sont si bien fabriquées, les chevaux sont si élégants et les cochers si habiles, qu'on pourrait voyager pour le plaisir. Sur les parcours les plus longs l'équipage vole comme le vent, que ce soit à la montée ou à la descente. Aujourd'hui, grâce au chemin de fer, cette question devient historique, mais à l'époque nous innes l'expérience des . diligences allemandes et de leurs rosses : il n'y a pas pire au monde, hormis, peut-être, les postillons allemands. La route de Konigsberg à Berlin est très longue. Nous louâmes sept places dans la diligence et partîmes. Au premier relais, le chef de convoi qous annonça que nous avions à ramasser nos paquets et à nous transporter dans un autre véhicule, nous avertissant de façon fort sensée qu'il ne répondait pas de nos bagages. Je lui fis remarquer qu'à Konigsberg je m'étais informé et qu'on m'avait assuré que nous resterions à nos mêmes places; le chef de convoi se référa à la neige et à la nécessité d'une diligence sur patins. Il n'y avait rien à redire à cela. Nous commençâmes le transbordement, avec les enfants et les paquets, nuitamment, sur une neige mouillée. Au relais suivant, tout recommença, et cette fois le chef de convoi ne se donna même pas la peine d'expliquer ce changement. Ainsi se passa la moitié du chemin, après quoi l'homme nous déclara, sans autres, que l'on ne nous donnerait que Cinq places.
- Comment ça, cinq ? Voici mon billet. - Il n'y a plus de place. Je me mis à protester. Une fenêtre de la maison de poste s'ouvrit avec fracas et une tête chenue et moustachue demanda d'un ton rogue pourquoi on se querellait. Le chef répondit que j'exigeais d'occuper sept places, alors qu'il ne disposait que de cinq; de mon côté, j'ajoutai que j'avais un billet et un reçu pour l'achat de sept places. La tête, sans s'adresser à moi, dit au chef de convoi d'une voix insolente, éraillée, militaire, rosso-allemande : - Eh bien, si ce monsieur ne veut pas cinq places, jette dehors ses hardes et qu'il attende qu'il lui tombe sept places vacantes ! Là-dessus, l'honorable maître de poste, que le chef appelait Herr Major, et dont le nom était Schwerin, claqua sa fenêtre. Etant Russes, nous décidâmes, après débat, de partir tout de même. Dans un cas semblable, Benvenuto Cellini, étant Italien, aurait tué le maître de poste d'un coup de pistolet. 289
A ce moment-là, mon voisin au nez réparé par Diffenbach, se trouvait au restaurant. Quand il grimpa dans la voiture, s'assit à sa place et que nous prîmes la route, je lui narrai notre histoire. Il avait bu et, par conséquent, était fort bien disposé. Il prit une grande part à nos ennuis et me pria de lui remettre un petit compte rendu quand nous arriverions à Berlin. - Etes-vous fonctionnaire des transports ? lui demandai-je. - Non, fit-il, parlant encore plus du nez, mais ça ne fait rien ... je... Voyez-vous ... je sers dans la police centrale, comme on dit ici. Cette révélation me fut plus désagréable encore que celle du nez fait· main. Le premier homme à qui, en Europe, j'avais confié mes opinions libérales se trouvait être un mouchard. Le premier, mais non le dernier... .. . Berlin, Cologne, la Belgique 1 Tout cela passa rapidement devant nos yeux; nous regardions toutes choses assez distraitement, chemin faisant. Nous étions pressés d'arriver et - enfin - nous étions arrivés 1 ... J'ouvris la fenêtre antique, lourde, de l'Hôtel du Rhin. Devant moi se dressait une colonne . ... avec une poupée en fonte, Au visage sombre, sous un chapeau, Les bras croisés sur la poitrine... 11 Ainsi j'étais vraiment à Paris, non en rêve, mais en réalité n'était-ce pas la Colonne Vendôme et la rue de la Paix? Paris 1 C'est à peine si ce mot sonnait moins bien à mes oreilles que « Moscou ».J'avais rêvé de cette minute depuis mon enfance. Ah 1 laissez-moi regarder l'Hôtel de Ville, le Café Foy, au Palais Royal, où Camille Desmoulins cueillit une feuille verte et la fixa à son chapeau en guise de cocarde, en criant : A la Bastille 1 12 Je ne pouvais rester à la maison. Je m'habillai et partis errer au hasard... chercher Bakounine, Sazonov... Voici la Rue SaintHonoré, les Champs-Elysées ... tous ces noms qui m'étaient familiers depuis tant d'années. Et voilà Bakounine en personne 1 Je le rencontrai à l'angle de je ne sais quelle rue. Il marchait en compagnie de trois personnes de sa connaissance et, exactement comme à Moscou, il leur prêchait quelque chose, en s'arrêtant constamment et en faisant de grands gestes, sa cigarette aux doigts. 11. Pouchkine : Eugène Onéguine, chapitre VII, strophe 19. ll s'agit d'une statuette représentant la colonne Vendôme. 12. En français.
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Cette fois-là son prêche n'eut pas de conclusion : je l'interrompis et partis en sa compagnie dénicher Sazonov 13 et le surprendre par mon arrivée. J'étais fou de joie 1 Et c'est sur cette joie que je m'arrêterai. Je ne recommencerai pas à faire une description de Paris. Les débuts de ma vie européenne, ma promenade triomphale dans une Italie qui sortait du sommeil, la révolution au pied du Vésuve, la révolution devant Saint-Pierre de Rome, la nouvelle, enfin, du 24 février, pareille à un coup de tonnerre, tout cela a été rapporté dans mes Lettres de France et d'Italie. Je ne saurais plus, maintenant, reproduire avec la même vivacité les impressions d'antan, à-demi effacées, occultées par d'autres. Ces Lettres représentent une partie essentielle de mes « Mémoires ~, car enfin que sont les lettres, sinon des mémoires couvrant une période brève ? 14
13. Herzen a consacré une étude à Nicolas lvanovitch Sazonov, son contemporain, camarade d'Université et membre de son « cercle » d'étudiants. « Ombres russes » - Rousskié Tiéni, à paraitre dans le tome IID Sazonov échappa par miracle aux arrestations d'étudiants en 1834, et gagna l'étranger. Il se remua beaucoup dans les milieux républicains, mais sans grands résultats. Herzen résume cette existence sans tendresse : « Sazonov passa sans laisser de traces et sa mort fut aussi peu remarquée que toute sa vie. Il expira sans avoir répondu à aucun des espoirs qu'il avait suscités chez ses amis ... » 14. Les Herzen arrivèrent à Lautzagen le 12 février 1847, à Konigsberg le 15 et à Berlin le 27. Ils étaient à Paris le 25 mars, et y restèrent jusqu'au 14 aoftt. Après un séjour au Havre, ils partirent pour l'Italie, le 21 octobre. Ils vécurent à Rome du 30 novembre 1847 au 5 février 1848. Après un voyage à Naples, ils retournèrent à Paris, le 28 avril 1848, et n'en repartirent que le 20 juin 1849. (,Str.)
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CHAPITRE XXXV Lune de miel de la République. L'Anglais à la veste de fourrure. Le duc de Noailles. La Liberté et son buste, à Marseille. L'abbé Sibour et la République Universelle, en Avignon.
.. . « Demain nous partons pour Paris; je quitte Rome stimulé et ému. Comment tout cela va-t-il tourner ? Est-ce vraiment solide ? Le ciel n'est pas sans nuages; par moments souffle un vent froid, sorti des sépulcres, qui apporte une odeur de cadavre, des émanations du passé. La tramontane de l'Histoire est puissante, mais, quoi qu'il advienne, je dis merci à Rome pour les cinq mois que j'y ai passés. Ce que j'y ai vécu demeurera en mon âme, et la réaction ne pourra pas tout anéantir. Voilà ce que j'écrivais fin avril 1848, 1 assis à une fenêtre sur la Via del Corso et regardant vers la Place du Peuple, où j'avais été témoin de tant d'événements et ressenti tant de choses. Je quittais l'Italie empli d'amour pour elle, et la regrettais : j'y avais rencontré non seulement de grands événements, mais également les premières personnes qui me fussent sympathiques. Néanmoins, je partais. J'aurais cru trahir mes convictions si je ne m'étais pas rendu à Paris, où l'on avait instauré la République. Si on perçoit des doutes dans les lignes qui précèdent, la foi l'emportait, et ce fut avec une satisfaction intime que je contemplai, à Cività-Vecchia, sur mon visa, le cachet consulaire où étaient gravés les mots redoutables : « République Française ». Je n'eus pas l'idée de songer que si un visa était nécessaire, c'est que la France n'était pas véritablement une république ! Nous voyagions sur un paquebot. II y avait un assez grand nombre de passagers et, comme d'habitude, de toutes les sortes : ils venaient d'Alexandrie, de Smyrne, de Malte ... Dès après Livourne
1. Lettres de France et d'Italie, fin de la Huitième Lettre, légèrement modifiée. Les Herzen quittèrent Rome le 28 avril 1848; il y avaient séjourné, pour la seconde fois, depuis le 3 mars, à leur retour de Naples, où ils avaient passé un mois.
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se leva un effroyable vent printanier, qui imprima au navire une vitesse incroyable et un insupportable roulis. En deux ou trois heures le pont se couvrit de dames souffrantes et, peu à peu, les hommes s'allongèrent à leur tour, hormis un Français- petit vieillard chenu, un Anglais du Canada, portant veste et bonnet de fourrure, et moimême. Les cabines étaient également remplies ·de gens atteints par le mal de mer, et il suffisait de la touffeur et de la chaleur qui y régnaient pour tomber malade. Nous trois, nous passâmes la nuit au milieu du pont, assis sur nos malles, couverts de nos pardessus et couvertures de voyage, à écouter les mugissements du vent et le clapotement des vagues, qui, de temps à autre, inondaient l'avant. L'Anglais, je le connaissais déjà : l'année précédente nous avions vogué sur le même bateau de Gênes à Cività-Vecchia. 2 Il s'était trouvé alors que nous étions tous deux seuls à dîner. Il ne dit mot de tout le repas, mais au dessert, radouci par le marsala et voyant que moi, de mon côté, n'avais pas l'intention d'entamer la conversation, il m'offrit un cigare, en me disant qu'il « les rapportait luimême de La Havane ». Nous finîmes par nous parler. Il avait été en Amérique du Sud et en Californie, et m'assura qu'il ava,it maintes fois eu l'intention de se rendre à Pétersbourg et à Moscou, mais qu'il n'irait pas tant qu'on n'aurait pas établi des communications correctes et directes entre Londres et Pétersbourg. 3 - Vous vous rendez à Rome? lui avais-je demandé, comme nous approchions de Cività. - Je ne sais pas, me répondit-il. Je ne dis rien, pensant qu'il avait trouvé ma question indiscrète, mais il ajouta aussitôt : - Cela dépend du climat. Et vous, vous restez ici ? - Oui. Le bateau repart demain. A l'époque, je connaissais fort peu d'Anglais et, si j'eus du mal à retenir mon rire à ce moment-là, je lui laissai libre cours le lendemain, quand je rencontrai ce monsieur en me promenant devant l'hôtel : il portait la même veste de fourrure, tenait un porte-documents, une longue-vue, une petite trousse de voyage, et avançait dignement, suivi d'un serviteur ployant sous une malle et des bagages divers. Arrivé à ma hauteur, il m'annonça : 2. TI s'agit du premier voyage en Italie. Les visas sur le passeport de Herzen, conservé au département des Manuscrits de la bibliothèque Lénine, à Moscou, portent mention d'un arrêt à Gênes, le 24 novembre 1847, et à Cività-Vecchia, le 27 (A. S.) 3. Elles existent maintenant. (Note de A. H.)
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- Je pars pour Naples ! - Le .climat ne vous convient point ? - Détestable ! J'ai oublié de mentionner que lors de ce précédent voyage, il occupait la couchette directement au-dessus de la mienne. En une seule nuit il manqua me faire mourir par trois fois, tant de peur que de coups de pieds : il régnait, dans la cabine, une chaleur atroce; il alla plusieurs fois se désaltérer avec du cognac à l'eau, et à chaque fois, en descendant et en remontant, il marcha sur moi, en criant à tue-tête : - Oh- beg pardon- j'ai avais soif. 4 - Pas de mal! 5 Ainsi donc, au cours de ce voyage-ci, nous nous rencontrâmes comme de vieux amis. Il loua hautement ma résistance au mal de mer et m'offrit ses cigares de La Havane. Quoi de plus naturel si, au bout de quelques minutes, notre entretien roulât sur la Révolution de février? L'Anglais, bien sûr, contemplait la révolution en Europe comme un spectacle intéressant, une source d'observation et de sensations nouvelles et curieuses; il nous fit le récit de la révolution dans la république de Nouvelle Colombie: 6 Le Français, quant à lui, prenait une part très différente à ces affaires ... Il ne nous fallut que cinq minutes pour commencer à nous disputer. Il me répliquait évasivement, avec intelligence, sans du reste céder d'un pouce, mais avec une courtoisie extrême. Moi, je défendais la république et la révolution. Le vieux monsieur, sans les attaquer directement, défendait les formes de gouvernement historiques, les tenant pour seules durables, populaires et aptes à satisfaire tant les justes revendications du progrès, que l'indispensable continuité. - Vous ne pouvez vous imaginer, lui dis-je, le plaisir particulier que me procurent vos réticences. Pendant une quinzaine d'années j'ai parlé de la monarchie exactement comme vous parlez de la république. Les rôles sont changés : en prônant la république, je me trouve être un conservateur, et vous, partisan de la monarchie légitimiste, vous êtes un perturbateur de l'ordre public ! 7 Le vieillard et l'Anglais éclatèrent de rire. A ce moment s'approcha de nous un monsieur fort maigre, de haute taille, dont le nez avait été immortalisé par Le Charivari et Philipon : 8 le comte 4. et 5. En français. 6. Soulèvement de la Colombie contre la domination espagnole (1810). 7. En français. 8. Charles Philipon (1802-1862) : créateur de la caricature politique, rédacteur du journal satirique, Le Charivari. On l'appelait « le Juvénal de la caricature ~.
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d'Argout. 9 (S'il fallait en croire Le Charivari, sa fille ne s'était pas mariée pour n'avoir pas à signer: «Une telle, née d'Argout :.). Le comte se mêla à notre conversation. Il s'adressait au vieil homme avec respect, mais me considérait avec un certain étonnement qui frisait la répulsion; je ne manquai pas de m'en apercevoir et me mis à tenir des propos au moins quatre fois plus « rouges ». - C'est tout à fait remarquable, me dit le monsieur aux cheveux blancs. Vous n'êtes pas le premier Russe chez qui je constate cette façon de penser. Vous autres, Russes, ou bien vous êtes totalement esclaves du tsar, ou bien - passez-moi le mot - 10 des anarchistes. Or, il s'ensuit que vous ne serez pas libres avant longtemps. 11 · Notre entretien politique se poursuivit dans ce style ... Comme nous approchions de Marseille, et que tous les passagers s'agitaient autour de leurs bagages, j'allai trouver le vieil homme et lui dis, en lui offrant ma carte de visite, que je voulais espérer que notre discussion au rythme du tangage n'avait laissé aucune trace désagréable. Il me fit ses adieux de façon charmante, essaya encore une plaisanterie sur les républicains que j'allais enfin voir de près, et me donna sa carte, à son tour. C'était le duc de Noailles, allié aux Bourbons, et l'un des principaux conseillers de Henri V. 12 En lui-même cet incident n'a guère d'importance, et je ne l'ai rapporté que pour le profit et la gouverne de nos ducs des trois premiers rangs. 13 Si, à la place de Noailles, il s'était trouvé un sénateur ou un conseiller aulique russe, il aurait tout bonnement tenu mes paroles pour une insolence de fonctionnaire, et aurait fait appeler le commandant du bateau. En 1850, certain ministre russe 14 resta avec sa famille dans sa berline, sur un navire, afin de ne point souffrir de la promiscuité des passagers, qui n'étaient que de simples mortels. Peut-on s'imaginer quelque chose de plus comique que de rester assis dans une voiture dételée, en pleine mer de surcroît, et quand on est deux fois plus grand qu'un homme ordinaire ? 9. Apollinaire-Antoine-Maurice d'Argout (1782-1858) : servit Napoléon 1••, Charles X, Louis-Philippe et Napoléon III. Pair de France et sénateur. 10. En français. 11. J'ai entendu cette affirmation une dizaine de fois, depuis. (Note de A. H.) 12. Cf. Commentaires (52). 13. La « Table des Rangs ». 14. Le célèbre Victor Panine. (Note de A. H.) Victor Nikititch Panine (1801-1874) fit, dès son jeune âge, une carrière fort brillante, tant en Russie que comme diplomate à l'étranger. Il cumula titres, honneurs, décorations et fut ministre de la Justice pendant vingt ans. II prit une grande part (dans le camp réactionnaire) à l'élaboration de la loi d'émancipation des serfs. (N.d.T.)
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La morgue de nos dignitaires ne provient nullement de leur origine aristocratique. La race des seigneurs disparaît. Il s'agit ici de la mentalité des serviteurs de grande maison, en livrée et poudrés : extrêmement serviles envers les uns, extrêmement arrogants envers les autres. L'aristocrate, c'est un personnage, alors que nos fidèles serviteurs du trône sont totalement dépourvus de personnalité; ils ressemblent aux médailles de Paull"r portant cette inscription : Non point à nous, à Ton Nom seul la gloire. 15 Il y faut toute une éducation. Le soldat s'imagine qu'on ne peut lui donner la bastonnade seulement parce qu'il porte la croix de Sainte-Anne; le maître de poste interpose entre sa joue et la main du voyageur son grade d'officier; le fonctionnaire humilié montre son ruban de Saint-Stanislas ou de Saint-Vladimir : « Honneur non pas à nous, pas à nous... mais à notre rang ! »
Lorsque je quittai le navire, à Marseille, je rencontrai un important cortège de la Garde Nationale qui portait à l'Hôtel-de-Ville un buste de la Liberté, c'est-à,..dire d'une femme aux boucles énormes~ coiffée d'un bonnet phrygien. Des milliers de citoyens armés, et parmi eux des ouvriers en blouse, entrés dans la Garde après le 24 février, marchaient _aux cris de Vive la République! Bien entendu, je les suivis. Quand le cortège arriva à l'Hôtel-de-Ville, le général, le maire et le commissaire du Gouvernement provisoire, Démosthène Ollivier 16, parurent sur le porche. Démosthène, comme son nom pouvait le faire prévoir, se prépara à faire un discours. On forma un grand cercle autour de lui. Naturellement, la foule se pressait en avant, tandis que la Garde Nationale la refoulait. Mais elle ne voulait pas céder; cela vexa les ouvriers armés, qui baissèrent leurs fusils et~ se retournant, se mirent à écraser les orteils de ceux qui se trouvaient au premier rang, en se servant de leurs crosses. Les citoyens de la « République une et indivisible » reculèrent. Cette affaire m'étonna d'autant plus, que j'étais encore complètement sous l'influence des mœurs italiennes - et romaines en particulier : là-bas l'orgueilleux sentiment de la dignité personnelle et de l'inviolabilité physique est développé en chaque individu, non seulement chez le facchino 17 et le facteur, mais aussi chez le mendiant qui tend la main. En Romagne, on aurait répliqué à tant 15. n s'agit, en réalité, des médailles d'Alexandre I•r, commémorant la campagne de Russie, 1812'. 16. Autre erreur : il s'agit d'Emile Ollivier, et non de son père, Démosthène. 17 _ Porteur.
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d'insolence par vingt coltellate. 18 Mais les Français firent marche arrière. Peut-être avaient-ils des cors aux pieds ? L'incident me fit mauvaise impression. Au surplus, rentré à l'hôtel, j'appris par les journaux l'affaire de Rouen. 19 Qu'est-ce que cela signifiait? Le duc de Noailles aurait-il eu raison? Mais quand un homme veut croire, il est difficile d'extirper sa foi, aussi, avant même d'arriver en Avignon, avais-je oublié les crosses de Marseille et les baïonnettes de Rouen ... Dans la diligence s'installa avec nous un abbé corpulent, de belle prestance, entre deux âges, la mine avenante. Par souci des convenances, il commença par prendre son bréviaire, mais bientôt, pour éviter de s'assoupir, il le replaça dans sa poche et s'adressa à moi de façon aimable et intelligente, dans le langage châtié et classique de Port-Royal et de la Sorbonne, avec des citations et des plaisanteries chastes. En vérité, seuls les Français savent parler. Les Allemands déclarent leur amour, confient leurs secrets, vous sermonnent ou vous injurient. En Angleterre, on ne prise tant les raouts que parce qu'ils vous dispensent de converser... C'est la cohue, pas de place pour se mouvoir, on bouscule et on se fait bousculer, personne ne connaît personne; si un petit groupe se réunit, on fait aussitôt de la mauvaise musique, on chante faux, on joue à de petits jeux assommants; ou bien, hôtes et invités font traîner pesamment la conversation, s'interrompent, s'essoufflent, et rappellent les malheureux chevaux qui, sur un chemin de halage, traînent, à bout de forces et à contre-courant, une barge lourdement chargée. J'avais envie de taquiner l'abbé à propos de la République, mais je n'y réussis point. Il était content de cette liberté sans excès et, surtout, sans effusion de sang, sans guerre; il tenait Lamartine pour un grand homme, quelqu'un dans le genre de Périclès. - Et de Sappho, ajoutai-je, sans pour autant entamer une dispute, et reconnaissant de ce que le prêtre ne parlât pas de religion. Ainsi bavardant, arrivâmes-nous en A vignon vers onze heures du soir. - Permettez-moi, dis-je à l'abbé en lui versant du vin pendant le souper de proposer un toast assez exceptionnel : A la République et pour les hommes de l'Eglise qui sont républicains! 20 18. Coups de couteau. 19. Les 27 et 28 avril 1848 eut lieu à Rouen un soulèvement armé des ouvriers, à la suite de la défaite des socialistes aux élections de l'Assemblée constituante. D y eut de nombreux blessés et onze morts du fait de la répression par la troupe et la Garde nationale. 20. En français.
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L'abbé se leva et termina quelques phrases à la Cicéron par ces mots : A la République future en Russie ! 21 - A la République universelle! s'écrièrent le contrôleur de la diligence et deux ou trois personnes assises à notre table. Nous trinquâmes. Un prêtre catholique, deux ou trois boutiquiers, un contrôleur, des voyageurs russes : n'était-ce pas là une république universelle ? Comme c'était amusant 1 - Quelle est votre destination ? demandai-je à l'abbé quand nous fûmes à nouveau installés dans la diligence, et que j'eus sollicité sa bénédiction pastorale pour mon cigare. - Je vais à Paris, me répondit-il. J'ai été élu à l'Assemblée Nationale. Je serais très heureux de' vous voir chez moi. Voici mon adresse. C'était l'Abbé Sibour, doyen de je ne sais plus quoi, frère de l'archevêque de Paris. 22 ... Deux semaines plus tard, ce fut le 15 mai, cette féroce ritournelle 23 qui fut suivie par les terribles journées de juin. Toutefois, ceci ne fait pas partie de ma biographie, mais de celle du genre humain... J'ai beaucoup écrit sur ces journées... 24 Je pourrais terminer maintenant, comme le vieux capitaine dans la chanson ancienne : Te souviens-tu? ... Mais ici je m'arrête, Ici finit tout noble souvenir. 25 Or, c'est justement à partir de ces journées maudites que commence la dernière partie de mon existence.
21. En français. 22. Le Père Louis Sibour (1807-1860) : membre de l'Assemblée constituante en 1848. Monseigneur Sibour (Marie-Dominique-Auguste, 1792-1857) fut nommé archevêque de Paris en remplacement de Mgr Affre, mort de ses blessures reçues sur les barricades. 23. En français. 24. Le 15 mai 1848 : manifestation populaire pour exiger de l'Assemblée une intervention militaire française en faveur du soulèvement polonais en Prusse. La répression fut sévère. Herzen a « beaucoup écrit sur ces journées » dans ses Lettres de France et d'Italie (cf. Lettres Neuf et Douze et dans son ouvrage De l'autre rive, chap. « Après l'Orage ». 25. En français.
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ARABESQUES OCCIDENTALES 1
PREMIER CAHIER
1 LE SONGE2
Vous souvenez-vous, mes amis, comme elle était belle, cette journée d'hiver, ensoleillée et claire, lorsque « six ou sept troïkas nous accompagnèrent jusqu'à Boue-Noire; c'est là que pour la dernière fois nous choquâmes nos verres et puis nous nous séparâmes en sanglotant ? ... Le soir était tombé, déjà. La calèche grinçait sur la neige. Vous nous suiviez des yeux, tristement, mais ne deviniez pas qu'il s'agissait d'un enterrement, d'une séparation éternelle. Vous étiez tous présents, un seul manquait, proche entre les proches. Lui seul était au loin et on eût dit que son absence témoignait qu'il se lavait les mains de mon départ; Cela se passait le 21 janvier 1847. :. 3 Depuis lors, sept années ont passé, et quelles années ! Parmi elles: 1848 et 1852. Que de choses durant ce temps, puis tout s'est effondré : le général et le personnel, la révolution européenne et 1. Publié pour la première fois dans E. P., en 1856. Le titre était suivi de la mention : « Faisant partie de la 4• partie des Mémoires d'Iskander, 1847-1852. • Paru dans l'édition de 1867, tome IV (Genève), sans la mention ci-dessus et sans, non plus, d'indication de la place que ce texte devait occuper dans l'ensemble du Volume IV. En revanche, on lisait cette précision : « Premier cahier. » (A. S.) 2. Ce petit texte fut écrit en 1851-1852, en français, et traduit par Herzen en russe, en 1856. Cf. Commentaires (53). 3. Le passage entre guillemets est la répétition exacte de la fin du chapitre XXXIII. Nous avons indiqué à ce propos que Herzen se trompait sur la date de son départ : il quitta le relais de Boue-Noire le 19, comme le prouve une lettre à Granovski écrite de Tver le 20.
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le toit familial, la liberté du monde et le bonheur intime. Il ne reste pas pierre sur pierre de la vie ancienne. A l'époque, j'étais dans toute la vigueur de mes capacités; ma vie antérieure m'avait donné des gages sur l'avenir. Je m'éloignais de vous hardiment, avec une téméraire assurance, une orgueilleuse confiance dans la vie. Je me hâtais de m'arracher à un petit groupe de personnes si étroitement attachées les unes aux autres, si proches les unes des autres, si liées par un amour profond et par une douleur commune. J'étais attiré par les lointains, les espaces, la lutte à visage découvert et par la libre parole. Je cherchais une arène . indépendante. J'avais envie d'éprouver mes forces en pleine liberté ... A présent je n'attends plus rien. Non ! Après ce que j'ai vn et expérimenté rien ne pourrait plus m'étonner particulièrement, me réjouir profondément; l'émerveillement et la joie sont freinés par les souvenirs du passé, la peur de l'avenir. Presque tout m'est devenu indifférent, et j'ai aussi peu envie de mourir demain que de vivre très longtemps. Que la fin vienne de façon aussi fortuite et absurde que le commencement! Et pourtant j'ai trouvé tout ce que je cherchais, j'ai même été reconnu par le vieux monde, si content de lui, mais parallèlement, j'ai perdu toutes mes croyances, toutes mes délices; j'ai trouvé la trahison, les coups perfides dans le dos, et, dans l'ensemble, une corruption morale dont vous ne pouvez vous faire une idée. Il m'est difficile - très difficile - de commencer cette partie de mon récit. Je m'y suis dérobé en rédigeant les trois parties précédentes, et finalement, nous voici face à face. 4 Mais foin de la pusillanimité ! Celui qui a été capable d'endurer, doit aussi avoir la force de se souvenir. A partir de l'année 1848, je n'ai rien à raconter, sinon des épreuves douloureuses, des offenses que nul n'a vengées, des coups immérités. Ma mémoire n'évoque que des images mélancoliques, des erreurs - les miennes et celles des autres, les bévues des individus et des peuples entiers. Là où subsistait une possibilité de salut, la mort en barrait le chemin... Les derniers jours de notre existence romaine achèvent la partie lumineuse de mes rémi4. En fait, quatre parties et non trois. Mais dans le plan initial de B. i. D. Herzen avait prévu de fondre la troisième et la quatrième. Quant à la partie qu'il a tant de difficulté à écrire, c'est le Drame de Famille, qui devait suivre immédiatement le chapitre XXXVI. Mais (nous l'avons dit), ce texte ne vit pas le jour avant 1919, si bien que la remarque ci-dessus ne correspond pas à la réalité. n comptait intituler les chapitres XXXIV à XXXVI : Outside, et passer immédiatement, à partir du XXXVII, à la tragédie de son ménage (« Vertige du Cœur »), la mort de son fils Nicolas (« Oceano Nox ») et celle de Natalie. Cette section se serait appelée Inside.
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niscences, qui débutent par l'éveil de mon esprit d'enfant et par mon engagement juvénile sur les Monts des Moineaux. 5 Effaré par Paris en 1847, j'avais commencé à ouvrir les yeux, mais derechef je m'étais laissé entraîner par le bouillonnement des événements qui se déroulaient autour de moi. Toute l'Italie « s'éveillait » sous mes yeux! Je vis le roi de Naples, qu'on avait apprivoisé, et le Pape qui sollicitait humblement de son peuple la charité de son affection. 6 Le tourbillon qui soulevait toutes choses m'emportait, moi aussi. L'Europe entière « prenait son lit et marchait », dans une crise de somnambulisme que nous prenions pour un réveil. Lorsque je repris mes esprits, tout avait disparu. La Somnambule 1, effrayée par la police, était tombée du toit, ses amis s'étaient dispersés ou s'entr'égorgaient furieusement... Je me suis retrouvé tout à fait seul entre les cercueils et les berceaux -gardien, défenseur, vengeur, et je ne pouvais rien faire, parce que je m'efforçais d'en faire trop. Et ine voici à Londres, où le hasard m'a fait échouer; j'y demeure, car je ne sais que faire de ma personne. Une race étrangère grouille et se démène alentour, enveloppée dans le souffle lourd de l'océan; c'est un univers qui se dissout dans le chaos, se perd dans le brouillard où s'estompent ses contours et où la lumière ne pose que des taches blafardes. Tandis que l'autre pays, baigné par une mer d'azur sombre, sous une voûte bleu foncé, demeure : seule et unique traînée lumineuse ... par-delà le cimetière. 0 Rome ! comme j'aime à me remémorer tes leurres! Avec quel plaisir je repasse dans mon souvenir, jour après jour, le temps où j'étais ivre de toi! ... Sombre est la nuit. Le Corso est noir de monde. Çà et là, brillent des torches. A Paris, la République est proclamée depuis un mois, déjà. Des nouvelles sont parvenues de Milan : là-bas on 5. Herzen et Ogarev, adolescents, avaient juré « face à toute la cité de Moscou », de « sacrifier leur existence à la lutte qu'ils avaient choisi de mener » pour libérer la Russie de l'autocratie et du servage (t. 1••, p. 109). 6. Ferdinand II accorda à son peuple soulevé une Constitution (fév. 1848). Le Pape Pie IX parut séduit, un moment, par une évolution en matière religieuse. Il parcourait Rome en promettant beaucoup de choses au peuple et en le bénissant. Plus loin, il est question de la révolution qui éclata à Milan, le 18 mars 1848. Le roi de Sardaigne, Charles-Albert, déclara la guerre à l'occupant autrichien. 7. La Somnambule : opéra de Bellini, alors très populaire. Herzen en fait ici le symbole d'une Italie dont le « réveil » était illusoire. Cavour devait écrire, en 1849, à propos du parti démocratique : Il a tout désorganisé, n'a pas su profiter des éléments immenses de force que possédait le pays... Les démagogues sans énergie croyaien.t Mtement qu'une nation peut reconquérir son indépendance et sa liberté avec des phrases et des proclamations ...
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se bat, le peuple exige la guerre, le bruit court que Charles-Albert marche à la tête d'une armée. Les conversations de la foule hostile ressemblent au rugissement intermittent des flots, qui tantôt affluent bruyamment, tantôt reprennent doucement leur souffle. La foule se met en rang. Elle se rend chez l'ambassadeur du Piémont pour découvrir si la guerre est déclarée ou non. - En rang ! En rang ! Avec nous ! crient des dizaines de voix. - Nous sommes des étrangers. - Tant mieux, Santio Dio! Vous êtes nos hôtes. Nous les suivons. - Nos hôtes en avant, les dames en avant. En avant le donne forestiere ! 8 Et la foule s'écarte avec des cris d'approbation enthousiaste. Cicerovat:chio, avec lui, un jeune Romain, chantre de chansons populaires 9, passent en tête, portant un drapeau; le tribun serre la main de nos dames et, en leur compagnie, prend la tête de dix ou douze mille hommes; alors tout le monde s'ébranle, dans un ordre superbe et harmonieux, caractéristique du seul peuple romain. Les meneurs pénétrèrent dans le Palais et, quelques minutes plus tard, les portes de la grande salle s'ouvrirent sur le balcon. L'ambassadeur parut, afin de tranquilliser le peuple et confirmer la nouvelle de la guerre; ses paroles furent accueillies avec une joie frénétique. Cicerovacchio se tenait sur le balcon, dans le puissant éclairage des torches et des candélabres et, à ses côtés, sous le drapeau italien, quatre jeunes femmes, quatre Russes ! 10 N'est-ce point étrange? Je les vois encore sur cette tribune de pierre, tandis. qu'à leurs pieds ondule une foule innombrable, qui mêle aux cris en faveur de la guerre et aux malédictions contre les Jésuites un bruyant : Evviva le donne forestiere! En Angleterre, nous nous serions fait siffler, couvrir d'injures, lapider peut-être. En France, on nous aurait pris pour des agents à la solde de l'étranger. Or ici, un prolétariat aristocratique, descendant de Marius et des antiques tribuns, nous réservait un accueil chaleureux et sincère. On nous faisait entrer dans la lutte de l'Europe ... Aussi, est-ce avec l'Italie seule que nous gardons encore des liens d'amour ou, tout au moins, de chaudes réminiscences. 8. « Les dames étrangères. » 9. Sans doute Guiseppe Benaï. (A. S.) Cicerovacchio : v. note 29, p. 140 du présent volume. 10. Natalie Herzen, Maria Korsch, Hélène Toutchkov et Natalie Toutchkov, future femme d'Ogarev. La manifestation eut lieu le 21 mars 1848.
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Tout cela n'aurait été qu'ivresse et délire ? C'est possible ! Pourtant je n'envie pas ceux qui n'ont pas été séduits alors par ce songe merveilleux. Toutefois, il n'était guère possible de dormir longtemps. L'inexorable Macbeth de la vie réelle levait déjà la main pour anéantir le « songe » et My dream was past - it has ne further change ! 11
II
VERS L'ORAGE
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... Au soir du 24 juin, en revenant de la Place Maubert, j'entrai dans un café du Quai d'Orsay. Quelques instants plus tard retentirent des cris discordants qui se rapprochèrent de plus en plus. Je m'approchai d'une fenêtre : tout une banlieue 13, laide et comique, arrivait de la périphérie au secours de l'ordre. Des demi paysans, empotés et chétifs, des espèces de boutiquiers un peu gris, tous en uniformes miteux et coiffés de shakos antiques avançaient d'un pas rapide mais désordonné, en criant : « Vive LouisNapoléon! :. Ce cri funeste, je l'entendais pour la première fois. Je ne pus y tenir et, lorsqu'ils arrivèrent à ma hauteur, je criai de toutes mes forces : « Vive la République ! » Ceux qui se trouvaient proches de la vitre me montrèrent le poing, un officier grommela une injure en me menaçant de son épée, et longtemps je continuai à percevoir cette salutation adressée à un homme qui venait pour anéantir une demi-révolution, tuer une demi-république, imposer 11. Byron : The Dream, chant XI : « Mon songe a fui et rien ne le remplace. ,. L'allusion à Macbeth concerne ce vers : « Glamis a tué le sommeil. » (Macbeth, acte II sc. 2.) 12. Les extraits de ce texte, publiés dansE. P. (1856) étaient accompagnés de cette note de Herzen : « Ce n'est une description ni de l'Europe, ni de la Révolution de février, ni des journées de juin : il n'y en aura point dans mes Mémoires. Tous les problèmes généraux dont j'aurais pu parler ont été traités par moi dans une série d'articles (De l'autre rive) et dans mes Lettres de France et d'Italie ... » 13. En français. Dans ce texte-ci, tout ce qui est en italiques est en français dans l'original.
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sa présence à la France pour la punir. d'avoir, dans sa morgue, oublié les autres peuples et son propre prolétariat. Le 25 ou le 26 juin, à huit heures du matin, Annenkov et moi gagnâmes les Champs-Elysées. La canonnade, entendue cette nuitlà, s'était tue. Par moments, seulement, crépitaient des coups de fusil et résonnait le tambour. Les rues étaient vides. Des deux côtés se dressait la Garde Nationale. Sur la Place de la Concorde se tenait un détachement de la Garde mobile, auprès de laquelle on voyait des femmes pauvres, avec des balais, quelques clochards et des portiers des maisons voisines; tous avaient une figure sombre, marquée par l'effroi. Un garçon de dix-sept ans, appuyé à un fusil, racontait quelque chose. Nous nous approchâmes. Lui et ses compagnons, aussi gamins que lui, étaient à moitié ivres, avec des figures souillées par la poudre et des yeux enflammés par l'insomnie et l'eau de vie; beaucoup d'entre eux sommeillaient, le menton appuyé sur le canon de leur carabine. - Ce qui s'est passé, on peut pas le décrire 1 Il se tut, puis reprit : Faut dire qu'ils se sont bien battus, eux aussi, mais nous, on a payé pour nos camarades 1 Ils sont nombreux qui ont pris un coup 1 Moij'ai rentré ma baïonnette jusqu'au fond dans cinq ou six bonshommes. Ils s'en souviendront 1 ajouta-t-il, s'efforçant de se faire passer pour un criminel endurci. . Les femmes étaient blêmes et se taisaient. Un concierge laissa tomber: « C'est bien fait pour ces salauds 1 » Mais cette remarque sauvage ne trouva pas d'écho. C'étaient des gens trop vils pour compatir au massacre et plaindre le malheureux gamin dont on avait fait un meurtrier. Silencieux et tristes nous nous dirigeâmes vers La Madeleine. Là, nous fûmes arrêtés par un cordon de la Garde Nationale. D'abord on fouilla nos poches, puis on nous demanda où nous allions, et on nous laissa passer. Mais le cordon suivant, derrière l'église la Madeleine, ne nous autorisa pas à avancer et nous fit reculer. Revenus au premier cordon, nous fûmes stoppés. - Mais vous nous avez vus passer à l'instant 1 - Pas de passage 1 cria un officier. - Vous vous moquez de nous? demandai-je. - Inutile de discuter 1 rétorqua grossièrement un boutiquier en uniforme. Prenez-les et... à la police. Il y en a un que je connais (il me montra du doigt). Je l'ai vu bien des fois aux meetings. L'autre doit être tout pareil. Ni l'un, ni l'autre ne sont français. Je prends tout sous mon bonnet. En avant, marche 1 On nous emmena, escortés par des soldats armés de carabines : deux devant, deux derrière, un de chaque côté. Le premier homme 306
rencontré fut un représentant du peuple, portant une plaque ridicule à la boutonnière : c'était Tocqueville, celui qui a écrit sur l'Amérique. Je m'adressai à lui et lui relatai ce qui était arrivé; ce n'était pas matière à plaisanterie : ils gardaient les gens en prison sans aucun jugement, les jetaient dans les souterrains des Tuileries, les fusillaient. Tocqueville ne demanda même pas qui nous étions; il nous salua fort courtoisement et laissa tomber cette platitude : - Le pouvoir législatif n'a aucun droit de se mêler des ordres de l'exécutif. Comment n'aurait-il pas été ministre sous Napoléon III? « Le pouvoir exécutif » nous conduisit le long du boulevard jusqu'à la rue de la Chaussée-d'Antin, chez le commissaire de police. A propos, il est bon de noter que ni lors de notre arrestation, de notre fouille, ni pendant que nous étions en route, je ne remarquai un seul agent de ville : tout était fait par les bourgeoisguerriers. Le boulevard était totalement désert, toutes les boutiques fermées; les habitants couraient à leur fenêtre ou à leur porte en entendant le bruit de nos pas, et demandaient qui étaient ces gens. Des émeutiers étrangers, répondait notre escorte, et les braves bourgeois nous regardaient en grinçant des dents. Du commissariat de police on nous expédia à l'Hôtel des Capucines, 14 où se trouvait le ministère des Affaires Etrangères, mais, à ce moment-là y siégeait je ne sais quelle commission policière provisoire. Toujours sous escorte nous entrâmes dans un vaste cabinet de travail. Un vieillard chauve, portant des lunettes et tout de noir vêtu s'y trouvait seul, devant un bureau. Il nous reposa toutes les questions du commissaire : - Où sont vos passeports ? - Nous ne les emportons jamais quand nous allons nous promener ... Il prit une espèce de cahier, l'examina longuement, n'y trouva rien, apparemment, et demanda à l'un des soldats - Pourquoi les avez-vous pris ? - Ordre de l'officier. Il a dit : « C'est des gens très suspects :.. - C'est bon, fit le vieil homme. Je vais débrouiller cette affaire. Vous pouvez disposer. . Quand notre escorte fut partie, le vieillard nous pria de lui expliquer la cause de notre arrestation. Je lui exposai les faits 14. Le ministère des Affaires étrangères se trouvait alors rue des Capucines, mais jamais les Mémoires du temps ne parlent de l'Hatel des Capucines en se référant à ce ministère. On disait « la Rue des Capucines &, comme on dit aujourd'hni « le Quai d'Orsay&.
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et ajoutai que l'officier m'avait peut-être vu le 15 mai à l'Assemblée, puis je lui relatai un incident qui m'était arrivé la veille : j'étais assis dans le « Café Caumartin » quand il y eut soudain une fausse alerte, un escadron de dragons passa comme le vent, la Garde Nationale commença à former les rangs et moi, ainsi qu'une demidouzaine de personnes se trouvant dans le café, nous approchâmes d'une fenêtre. Un Garde national, qui se tenait en contrebas, cria grossièrement : « Vous avez pas entendu, ou quoi ? Les fenêtres doivent rester fermées ! ·» Son ton me laissait supposer que ce n'était pas à moi- qu'il s'adressait, et je ne prêtai pas la moindre attention à ses paroles; de plus, je n'étais pas seul, même si je me trouvais au premier rang. Alors le défenseur de l'ordre leva son fusil et, comme cela se passait au rez-de-chaussée, tenta de me donner un coup de baïonnette. Mais je vis son geste, reculai et dis au:X autres : - Messieurs, vous êtes témoins que je ne lui ai rien fait, ou bien si c'est l'habitude pour la Garde Nationale de transpercer les étrangers? - Mais c'est indigne, mais cela n'a pas de nom 1 reprirent mes voisins. Le patron du café, effrayé, se précipita pour fermer la fenêtre et un sergent à la mine patibulaire se présenta avec l'ordre de chasser· tous les consommateurs. Il me semblait que c'était ce même monsieur qui nous avait empêchés de passer, et de plus, le « Café Caumartin » se trouvait à deux pas de La Madeleine. - Eh bien voilà, messieurs, vous voyez à quoi mène une imprudence ! Pourquoi, en un temps pareil, sortir de chez vous ? Les esprits sont excités, le sang coule ... Au même moment, un Garde National amena une servante, en déclarant que l'officier l'avait surprise à l'instant où elle tentait de poster une lettre adressée à Berlin. Le vieil homme prit l'enveloppe et fit sortir le soldat. Puis il nous dit : - Vous pouvez rentrer à la maison, mais je vous prie de ne pas passer par les mêmes rues, et surtout devant le cordon qui vous a appréhendés. Attendez : je vais vous donner un accompagnateur; il vous mènera jusqu'aux Champs-Elysées et là-bas, vous pourrez passer tout seuls. - Quant à vous, fit-il à la servante, en lui restituant sa lettre à laquelle il n'avait pas touché, mettez-là dans une autre boîte, le plus loin possible. Ainsi la police nous protégeait contre les bourgeois armés ! 308
Pierre Leroux raconte que dans la nuit du 26 au 27 juin il alla trouver Sénart, et le supplia d'intervenir pour les captifs qui étouffaient dans les sous-sols des Tuileries. Sénart, bien connu comme conservateur farouche, répondit à Pierre Leroux : - Et qui répondra de leur vie, pendant le transfert ? La Garde Nationale les massacrera. Si vous étiez venu une heure plus tôt, vous auriez trouvé ici deux colonels : j'ai eu la plus grande peine à les calmer, et j'ai terminé en leur déclarant que si ces horreurs continuaient, j'abandonnerais mon siège de président à l'Assemblée pour prendre ma place derrière une barricade. Deux heures environ après mon retour, parut le concierge avec un inconnu en frac, et quatre hommes en blouse, qui cachaient mal leur moustache de gardes municipaux et leur allure de gendarmes. L'inconnu déboutonna son frac et son gilet et, d'un air digne, me montra son écharpe tricolore, en me déclarant qu'il était le commissaire de police Barlet (celui-là même qui, le 2 décembre, à l'Assemblée Nationale, saisit au collet l'homme qui avait pris Rome, le, général Oudinot) (54) et me précisa rqu'il avait reçu l'ordre de perquisitionner chez moi. Je lui tendis mes clés et il se mit à l'ouvrage, exactement de la même façon que le maître de police Miller, en 1834, à Moscou. 15 Ma femine entra. Le commissaire, comme l'avait fait naguère l'officier de gendarmes venu de la part de Doubelt, commença à lui présenter ses excuses. Quand, pour conclure son discours, il la pria d'être indulgente, ma femme, le regardant en face avec calme, lui dit : - Il serait cruel de ma part de ne pas me mettre à votre place; vous êtes suffisamment puni en étant contraint de faire ce que vous faites. Le commissaire s'empourpra, mais ne dit mot. Après avoir effectué une fouille parmi mes papiers, et en ayant mis un gros paquet de côté, il s'approcha soudain de la cheminée, renifla, remua la cendre, puis, s'adressant à moi d'un air grave, il me demanda : - Dans quel but avez-vous brûlé des papiers ? - Je n'ai rien brûlé. - Mais voyons 1 La cendre est encore chaude. - Point du tout. - Monsieur, vous parlez à un magistrat! - Il n'empêche que la cendre est froide, fis-je, en rougissant et en élevant la voix. 15. Cf. tome I••, 2• partie, chap. IX.
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- Donc, je mens ? - Quel droit avez-vous de douter de ma parole ? Tenez, vous avez là d'honnêtes ouvriers, qu'ils vérifient. Mais en admettant que j'aie brûlé des documents? Premièrement, j'en ai le droit, deuxièmement, qu'y pouvez-vous ? - Vous n'en avez pas d'autres? -Non. ~ Je possède encore quelques lettres, et des plus intéressantes, venez chez moi, dit ma femme. - Madame, vos lettres ... - Pas de cérémonie, je vous prie... Vous ne faites que votre devoir. Venez. Le commissaire la suivit, parcourut rapidement son courrier, provenant principalement d'Italie, et voulut sortir. - Mais vous n'avez pas vu qu'il y a là-dessous une lettre de la Conciergerie, écrite par un détenu. Regardez. Ne voudriez-vous pas l'emporter? - Vraiment, Madame, répondit le policier de la République, vous êtes tellement prévenue contre moi! Je n'ai nul besoin de cette lettre. - Que comptez-vous faire des écrits en russe ? demandai-je. - On les traduira. - Justement : où prendrez-vous un traducteur? S'il vient de l'ambassade de Russie, cela équivaudra à une dénonciation et vous mettrez à mal cinq ou six personnes. Vous m'obligeriez beaucoup si vous mentionniez dans le procès-verbal que je vous prie instamment de choisir votre interprète parmi les émigrés polonais. - Je pense que c'est possible. - Je vous remercie. Et voici une autre requête : comprenezvous un tant soit peu l'italien ? -Un peu. - Je vais vous montrer deux lettres. Le mot « France » n'y figure point. L'expéditeur se trouve aux mains de la police sarde. Le texte vous montrera qu'il lui arrivera malheur si ces lettres tombent aux mains de cette police. - Mais ah çà 1 fit le commissaire, qui commençait à retrouver une certaine dignité humaine. Vous semblez vous imaginer que nous avons des relations avec toutes les polices despotiques. Nous n'avons rien à voir avec les autres. Nous sommes, malgré nous, contraints à prendre des mesures chez nous quand le sang coule dans les rues et que des étrangers se mêlent de nos affaires. - Fort bien. Vous pouvez donc laisser mes lettres ici. 310
Le commissaire n'avait pas menti : il savait, en effet, un peu d'italien, si bien qu'après avoir tourné les deux lettres entre ses doigts, il les mit dans sa poche, en promettant de me les rendre. Ainsi se termina sa visite. Il me retourna les lettres de l'Italien dès le lendemain, mais mes papiers personnels disparurent sans laisse~ de trace. Un mois passa et j'écrivis à Cavaignac pour lui demander pourquoi la police ne me retournait pas mes documents et ne disait pas ce qu'elle y avait découvert; cela lui paraissait peut-être sans grande importance, inais pour mon honneur, c'était capital. Voici ce qui avait provoqué cette dernière phrase : certaines de mes relations étaient intervenues pour moi, trouvant scandaleuse la visite du commissaire et le fait de retenir mes papiers. Lamoricière leur avait répliqué : « Nous voulions nous assurer qu'il n'était pas un agent du gouvernement russe. ~ C'était la première fois que j'entendais parler de cet abominable soupçon. Pour moi, c'était tout à fait nouveau. Ma vie s'était écoulée de façon si publique, si ouverte (une cloche de verre, eût-on dit !) et soudain cette accusation ignoble... Et venant de qui ? D'un gouvernement républicain ! Une semaine plus tard on me convoqua à la Préfecture de Police. Barlet m'accompagnait. Nous fûmes reçus dans le cabinet de Ducoux par un jeune fonctionnaire qui ressemblait fort à un chef de bureau pétersbourgeois des plus désinvoltes. - Le général Cavaignac, me dit-il, a chargé Monsieur le Préfet de vous restituer vos papiers sans le moindre examen. Les informations recueillies à votre sujet rendent la chose tout à fait superflue. Aucun soupçon ne vous effleure. Voici votre portefeuille. Voudriez-vous avoir l'obligeance de signer, préalablement, ce papier? C'était un reçu certifiant que mes documents m'avaient été retournés « tous et entiers ». J'hésitai et demandai s'il ne conviendrait pas que je procède d'abord à une vérification. - Nul n'y a touché. Du reste, voici un sceau. - Il est entier, fit Barlet d'un air rassurant. - Mon sceau à moi n'y est pas. En fait, on ne l'y a pas apposé. - C'est le mien. Mais vous savez que vous avez gardé la petite clé! Ne voulant pas lui répondre de façon malhonnête, je souris. Cela les mit en rage_ l'un et l'autre. Le chef de bureau se mua en chef 311
de service, se saisit d'un canif et, fendant le sceau, déclara sur un ton assez grossier : - Je vous en prie, vérifiez, puisque vous ne me faites pas confiance, mais je ne dispose guère de temps libre. Là-dessus il sortit, après m'avoir salué d'un air digne. En les voyant se mettre en colère, je . fus convaincu qu'ils n'avaient vraiment pas dépouillé mes papiers; aussi, après y avoir jeté à peine un regard, je signai le reçu et rentrai chez moi.
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CHAPITRE XXXVI La Tribune des Peuples. Mickiewicz et Ramon de la Sagra. Les choristes de la révolution du 13 juin 1849. Le choléra à Paris. Le départ. 1
Je quittai Paris à l'automne de 1847, n'y ayant noué aucun lien. Les cénacles littéraires et politiques me demeuraient complètement étrangers. Il y avait à cela beaucoup de raisons. Une bonne occasion ne s'était pas présentée et je n'avais pas envie d'en chercher une. M'y rendre uniquement pour y contempler des gens célèbres ? Cela me paraissait inconvenant. De surcroit, le ton de supériorité condescendante adopté par les Français à l'égard des Russes ne me plaisait guère : ils nous approuvent, nous encouragent, louent notre prononciation et notre richesse; nous acceptons cela et nous nous présentons à eux tels des solliciteurs, voire des coupables, nous réjouissant lorsque, par politess~, ils nous prennent pour des Français. Ils nous assaillent par un flot de paroles et nous n'arrivons pas à les suivre; nous réfléchissons à notre réponse, mais elle leur importe peu; nous avons de la vergogne à leur montrer que nous remarquons leurs gaffes, leur ignorance, et ils en tirent avantage avec une suffisance irrépressible. Pour se mettre sur le même pied qu'eux, il faudrait leur en imposer et pour ce faire, jouir de divers droits que je ne possédais pas alors, mais .dont j'ai profité dès l'instant où ils furent à ma disposition. Il ne faut pas oublier, au surplus, qu'il n'y a personne au monde avec qui il soit plus facile de nouer des relations superficielles qu'avec les Français, et qu'il n'en existe pas avec qui il soit plus difficile de se lier pour de bon. Le Français aime vivre en compa1. Ce chapitre parut dans E. P., en 1859, sous ce titre général : « Byloïé i Doumy (Extraits de la 4• partie des Mémoires d'lskander). Occident. Section 1 : Outside (1849-1852), chapitre 1•• ». Repris dans l'édition de Genève (1867) sans ces indications, mais avec une addition intitulée « Départ », parue séparément en 1856, dans E. P. Elle devait faire partie des « Arabesques occidentales ».
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gnie, afin de se faire valoir, avoir un public, et en cela il représente l'antithèse de l'Anglais autant que dans tous les autres domaines. L'Anglais regarde vivre les gens parce qu'il s'ennuie, il les observe comme d'un fauteuil d'orchestre, les utilise pour son divertissement, pour glaner des informations. Il pose constamment des questions, tandis que le Français donne toujours des réponses. L'Anglais est continuellement perplexe, il cogite sans cesse; le Français sait tout pour le certain; il est achevé, complet; il n'ira pas plus loin. Il aime à sermonner, à raconter, à faire la leçon sur quel sujet ? à qui ? Peu lui importe ! Il n'éprouve pas le besoin de rapports personnels, le café le satisfait pleinement et, semblable à Répétilov, il ne remarque pas que Skalozoub a pris la place de Tchatski, et Zagoretzki la place de Skalozoub. 2 Et il continue à pérorer à propos de la Chambre, des jurés, de Byron (dont il prononce mal le nom) et de sujets importants. Quand je revins d'Italie, tout chaud encore de la Révolution de février, je me heurtai au 15 mai, puis vécus douloureusement les journées de juin et l'état de siège. C'est alors que j'eus une vue plus profonde du tigre-singe de Voltaire, 3 et perdis jusqu'à l'envie de faire la connaissance des puissants de cette République. A certaine occasion se présenta la possibilité d'un travail commun, qui aurait pu me mettre en contact avec bien des personnes, mais là aussi ce fut un échec. Le comte Xavier Branicki consacra soixante-dix mille francs à la fondation d'une revue qui se serait occupée en priorité de politique étrangère, des autres nations et, particulièrement, de la question polonaise. 4 L'utilité et l'à-propos de cette publication étaient évidents. Les journaux français s'occupent peu et mal de ce qui se passe hors de France. Sous la République, ils jugeaient suffisant d'encourager de temps à autre les nations hétérodoxes avec une phrase sur la solidarité des peuples s et la promesse d'édifier une république universelle fondée sur la fraternité générale, aussitôt qu'ils auraient arrangé les affaires chez eux. Grâce aux moyens dont elle disposait, la nouvelle revue, baptisée La Tribune des Peuples, aurait pu devenir un Moniteur 2. Personnages de Griboïédov, dans Le Malheur d'avoir trop d'esprit (act. IV, sc. 5). Pour résumer : « Répétilov » ne fait pas de différence de qualité entre ses interlocuteurs, pourvu qu'ils l'écoutent. 3. Une 'I(Ue voltairienne de l'ho=e. 4. Xavier Branicki était, par sa mère, le petit-neveu du grand Potemkine. Patriote polonais émigré, il prit la tête de l'aristocratie polonaise en exil à Paris. ll possédait le château de Montrésor, dans le Val de Loire, que ses descendants habitent encore. Sa sœur était la célèbre comtesse Elisa Vorontzov, aimée de Pouchkine. 5. En français.
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international de l'action et du progrès. Son succès était d'autant plus cert:ain, qu'il n'existe pas du tout de périodiques d'ordre général. On trouve parfois, dans le Times et le Journal des Débats, d'excellents articles sur des sujets particuliers, mais sans liaison, occasionnels, fragmentaires. La Gazette d'Augsbourg serait vraiment la plus universelle, si ses tendances noires et jaunes n'offensaient pas si brutalement la vue. 6 Mais il semblait bien que toutes les bonnes entreprises deT848 fussent vouées, dès l'origine, à naître au septième mois et à mourir avant leur première dent ! La revue marcha mal, mollement, et périt lors du massacre des feuilles innocentes, après le 14 juin 1849. Quand tout fut prêt et qu'on était sur le qui-vive, on loua une maison qu'on meubla de longues tables couvertes de drap et de petits bureaux obliques; on préposa un littérateur français décharné 7 à la surveillance des fautes d'orthographe internationales, on forma un comité de rédaction avec les anciens représentants et sénateurs polonais, et on confia le poste de rédacteur en chef à Mickiewicz, secondé par Chojecki. 8 Il ne restait plus qu'à débuter triomphalement; et quelle meilleure date choisir que le 24 février, quelle meilleure manifestation qu'un souper ? Celui-ci devait avoir lieu chez Chojecki. Quand j'arrivai, je trouvai déjà un grand nombre d'invités rassemblés, parmi lesquels il n'y avait presque pas de Français. En revanche, les autres nationalités étaient bien représentées, depuis les Siciliens jusqu'aux Croates. A la vérité, une seule personne m'intéressait : Adam Mickiewicz. Je ne l'avais jamais vu encore. Il se tenait près de la cheminée, le coude appuyé sur le dessus de marbre. Quiconque avait vu son portrait figurant dans l'édition française de ses œuvres et emprunté, je crois, au médaillon de David d'Angers, celui-là pouvait le reconnaître aussitôt, en dépit 6. Il s'agit de l'Allgemeine Zeitung, d'Augsbourg. Le noir et le jaune : les couleurs de la Prusse. 7. Jules Lechevalier. (A. S.) 8. Adam Mickiewicz (1798-1855, prononcer Mitzkiévitch) : grand poète et patriote polonais, vécut en exil à Paris et enseigna au Collège de France. Sa statue par Bourdelle, où il est représenté comme « le pèlerin de l'Europe », orne un quai de la Seine. Karl-Edmund Chojecki (1822-1899, prononcer Khoïetzki) : écrivain et journaliste qui contribua aux publications de Proud'hon sous le pseudonyme de « Charles Edmond ». ll était « l'un des représentants les plus marquants de l'aile gauche de l'émigration polonaise », écrit Michel Aucouturier, dont on lira avec profit l'étude intitulée Alexandre Herzen et l'Emigration polonaise, in « Autour d'Alexandre Herzen », documents inédits, section d'Histoire de la Faculté des Lettres de Genève, tome VIII, « Révolutionnaires et exilés du xxx• siècle », Genève, 1973, librairie Droz, sous l'égide de Marc Vuilleurnier, Michel Aucouturier, Sven Stelling-Michaud et Michel Cadot.
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du grand changement apporté par les années. (55) On lisait bien des pensées, bien des souffrances sur son visage, plutôt lituanien que polonais. Tout l'ensemble : sa silhouette, sa tête à la somptueuse chevelure blanche, son regard plein de lassitude exprimait les malheurs vécus, la douleur intérieure, l'exaltation de la peiné : il était l'expression plastique des destins de la Pologne. Plus tard, je reçus la même impression du visage de Worcell, 9 dont l'expression, plus souffreteuse, était pourtant plus animée et plus avenante que celle de Mickiewicz. Quelque chose paraissait retenir celui-ci, l'absorber, le rendre distrait : ce quelque chose n'était autre que son étrange mysticisme, dans lequel il s'enfonçait de plus en plus. Je m'approchai de lui. Il me questionna sur la Russie : ses informations étaient fragmentaires; il connaissait mal le mouvement littéraire après Pouchkine, car il en était resté à l'époque où il avait quitté la Russie. 10 En dépit de son idée fondamentale : l'union fraternelle de tous les peuples slaves - idée qu'il fut l'un des tout premiers à développer - il conservait au fond de lui une certaine hostilité envers la Russie. Et comment eût-il pu en aller autrement, après toutes les horreurs commises par le tsar et les sa:trapes tsariens ? Au surplus, notre entretien avait lieu au moment où le terrorisme de Nicolas I.. était à son zénith ... La première chose qui m'étonna désagréablement, ce fut l'attitude des Polonais de son parti à son égard : ils s'approchaient de lui comme des moines, d'un père-abbé, ils s'anéantissaient, ils le révéraient; d'autres lui posaient un baiser sur l'épaule. Sans doute était:..il accoutumé à ces marques d'un amour soumis, car il les recevait avec un grand laisser-aller. 11 Toute personne vouée corps et âme à ses convictions, et qui en vit, souhaite être reconnue par ceux qui partagent ses idées, exercer sur eux son autorité, constater leur attachement; mais moi, je n'aimerais point recevoir ces signes extérieurs de sympathie et de respect : ils détruisent l'égalité et, partant, la liberté. Par-dessus le marché, nous ne pourrons jamais, sur ce terrain, rattraper les archevêques, les chefs des chancelleries, ni les colonels des régiments ... Chojecki me confia qu'au souper il proposerait un toast « à la mémoire du 24 février 1848 », que Mickiewicz lui répondrait par 9. Stanislas Worcell (1799-1857) : révolutionnaire polonais, également en exil. (Cf. M. Aucouturier, op. cit., pp. 259-269.) 10. Mickiewicz avait été exilé de Pologne en Russie pour son action dans la société secrète des Philarètes. TI y resta de 1824 à 1829 et se lia d'amitié avec Pouchkine, Joukovski, Griboïédov, toute la brillante phalange des « années vingt ». _11. En français.
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un discours où il exposerait ses vues et l'esprit de la nouvelle revue. Il souhaitait que moi, en tant que Russe, je lui réponde. N'ayant pas l'habitude de parler en public, surtout sans préparation~ je déclinai son offre; je promis, néanmoins, de porter un toast c à Mickiewicz ~ et d'y ajouter quelques mots, en évoquant la première fois où j'avais bu à sa santé, à Moscou, lors d'un banquet offert à Granovski, en 1843. (56) Khomiakov avait alors levé sa coupe en disant : « Au grand poète slave absent 1 ~ Il n'était pas nécessaire de prononcer son nom (et nul ne l'eût osé) mais tous se dressèrent, tous levèrent leur verre et debout, silencieux, burent au grand exilé. Chojecki fut satisfait. Ayant ainsi organisé notre impromptu, nous nous mîmes à table. A la fin du souper, Chojecki proposa son toast, Mickiewicz se mit debout et commença à parler. Son discours était élaboré, intelligent, fort habile; j'entends par là que tant Barbès que Louis-Napoléon auraient pu l'applaudir sincèrement. J'en étais choqué. A mesure qu'il développait sa pensée, je commençais à éprouver un sentiment douloureux, pénible, et j'attendais un mot, un nom, afin de ne plus conserver le moindre doute. Cela ne manqua pas de se produire 1 12 Mickiewicz développait son thème dans le but de démontrer que maintenant la démocratie se préparait à passer dans un camp nouveau et ouvert dont la France prendrait la tête, et qu'à nouveau, pour libérer tous les peuples asservis, elle se précipiterait sous ces mêmes aigles, ces mêmes étendards dont la vue faisait pâlir naguère tous les tsars, toutes les puissances. Elle serait entraînée, une fois de plus, par l'un des membres de cette dynastie couronnée par le peuple et comme désignée par la Providence elle-même pour conduire la révolution sur la voie droite de l'autorité et des conquêtes. 13 Quand il eut terminé, ce fut un silence général, à part quelques rares cris d'approbation lancés par ses partisans. Chojecki avait très bien perçu l'erreur de Mickiewicz et, voulant effacer le plus vite possible les effets de ce discours, il s'approcha de moi avec une bouteille, emplit ma coupe et me souffla à l'oreille : 12 et 13. Le « nom » attendu était celui de Louis-Napoléon. Si Mickiewicz était un révolutionnaire et un démocrate, il avait gardé au cœur, comme nombre de Polonais, le culte de Napoléon I••. n avait publié un article intitulé Le Bonapartisme et l'Idée napoléonienne (Tribune des Peuples, 8 avril 1849), où il disait que « Napoléon était la Révolution devenue pouvoir légitime... ». Dans le neveu de Napoléon, il voyait comme une suite naturelle de ce qui était, à ses yeux, « l'idée napoléonienne ». Il comptait aussi sur le Prince-Président pour rétablir une Pologne libre...
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-Eh bien? - Je ne dirai pas un seul mot après pareil discours. - Je vous en prie : quelque chose! - Sous aucun prétexte ! Le silence se prolongeait. Certains fixaient leur assiette, d'autres examinaient attentivement leur coupe; il y en avait qui entamaient une conversation privée avec leur voisin. Mickiewicz avait changé de visage. Il voulut ajouter quelque chose, mais un retentissant Je demande la parole 14 mit fin à une situation difficile. Un vieillard de petite taille, apparemment septuagénaire, à la chevelure toute blanche et à l'aspect énergique et beau, s'était levé, tenant sa coupe d'une main tremblante. Dans ses grands yeux noirs, sur son visage bouleversé, on lisait la colère et l'indignation. C'était Ramon de la Sagra. 15 « Au 24 février », tel était le toast proposé par notre hôte, dit-il. Oui, « au 24 février » et à la destruction de tout despotisme, qu'il soit royal ou impérial, qu'il vienne des Bourbons ou des Bonaparte ! Je ne puis partager les vues de notre ami Mickiewicz. Il voit sans doute les choses en poète, et de son point de vue il a raison, mais je ne voudrais pas que ses paroles passent sans une protestation, au sein d'une pareille assemblée... Et il poursuivit, il alla de l'avant avec toute la passion d'un Espagnol, en usant du droit de ses soixante-dix ans... Quand il eut terminé, vingt mains (et la mienne parmi les autres) se tendirent vers lui pour choquer nos verres. Mickiewicz, voulant se rattraper, prononça quelques mots d'explication, mais sans succès. De la Sagra ne cédait pas. Tout le monde quitta la table et Mickiewicz s'en alla. Il ne pouvait y avoir de présage plus fâcheux pour un nouveau journal! Il subsista vaille que vaille jusqu'au 13 juin, puis disparut aussi furtivement qu'il avait vécu. L'unanimité ne pouvait exister parmi les collaborateurs : Mickiewicz repliait la moitié de son drapeau impérial, usé par la gloire, 16 tandis que ses associés n'osaient déplier le leur. Freinés tant par Mickiewicz que par le comité, plusieurs s'en allèrent au bout d'un mois; quant à moi, je ne leur envoyai jamais une seule ligne. Si la police de Napoléon avait été plus perspicace, jamais on n'aurait interdit La Tribune des Peuples pour quelques lignes parues le 13 juin : avec le nom de 14. En français. 15. Ramon de la Sagra :révolutionnaire et économiste espagnol qui avait pris part aux événements de 1848 en France, et vivait à Paris. Né en 1798, il ne pouvait avoir soixante-dix ans en 1849. 16. En français.
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Mickiewicz et son culte de Napoléon, avec sa mystique révolutionnaire et son rêve d'une démocratie armée, et sous la conduite des N apoléonides, cette revue aurait pu devenir un trésor pour le Président, l'organe pur d'une cause impure. Le catholicisme, si peu propre au génie slave, exerce sur lui une action destructrice. Lorsque les habitants de la Bohême n'eurent plus la force de lui résister, ils furent écrasés. Chez les Polonais le catholicisme a développé cette exaltation mystique qui les maintient perpétuellement dans un monde fantomatique. Quand ils ne sont pas sous l'influence directe des Jésuites, ils s'inventent, en place de liberté, toutes sortes d'idoles, ou bien tombent sous la coupe de quelque visionnaire. Le messianisme, cette folie de Vronski, cette fièvre de Tovianski, a tourné l'esprit de centaines de Polonais et celui de Mickiewicz lui-même. (57) Le culte de Napoléon se place au premier plan de cette aliénation mentale. Napoléon l"' n'a rien fait pour eux. Il n'aimait pas la Pologne, mais il aimait bien les Polonais qui versaient leur sang pour lui avec ce courage colossal et poétique qui leur avait permis de lancer leur célèbre attaque de cavalerie, à Somma-Sierra. 17 En 1812 Napoléon disait à Narbonne : « En Pologne, je veux un camp, non un forum. De même, je ne permettrai pas qu'on ouvre un club pour démagogues ni à Varsom, ni à Moscou. :. Et c'est de cet homme-là que les Polonais avaient fait une incarnation guerrière de Dieu, qu'ils .avaient placé aux côtés de Vichnou et du Christ... Un soir de l'hiver 1848, sur le tard, je traversais la Place Vendôme en compagnie d'un Polonais, partisan de Mickiewicz. Quand nous fûmes devant la Colonne, le Polonais se découvrit. « Est-ce possible? :. me dis-je et, n'osant croire à pareille absurdité, je lui demandai timidement pourquoi il ôtait sa casquette. Il me montra du doigt l'empereur de bronze. Comment ne pas persécuter, ne pas écraser les gens, si cela vous assure un tel attachement ? La vie privée de Mickiewicz était sombre avec quelque chose de désespéré, de morose, une « visitation divine :. . Sa femme fut longtemps folle. Tovianski l'exorçisait et lui faisait du bien, disait-on, ce qui fit une grande impression sur Mickiewicz; mais les séquelles de son mal persistèrent... Leurs affaires allaient mal. Elle se terminait mélancoliquement, l'existence de ce grand poète qui s'était survécu! Il s'éteignit en Turquie, après avoir pris part à une tentative stupide pour organiser une légion cosaque, à qui la Turquie avait 17. Un régiment de cavalerie polonais eut une action déterminante pour la célèbre victoire des troupes napoléoniennes en Espagne (1808).
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interdit de se dire « polonaise ». 18 Avant de mourir il avait composé en latin une Ode à la gloire et en l'honneur de Louis-Napoléon. 19 Après cette tentative manquée de collaborer à une revue, je me cantonnai plus encore dans le petit groupe de mes amis, qui s'agrandit pourtant avec l'arrivée de nouveaiD; émigrés. Au début, je fréquentais parfois les clubs, prenais part à trois ou quatre banquets, autrement dit, je mangeais du mouton froid et buvais du vin aigre en écoutant Pierre Leroux, le Père Cabet et en entonnant La Marseillaise. A présent, j'en avais assez. Empli d'une peine profonde je suivais et notais le succès des forces destructrices et la chute de la République, de la France, de l'Europe. Pas une lueur lointaine ne me venait de Russie, pas une bonne nouvelle, pas une salutation amicale. On ne m'écrivait plus. Tous liens personnels, intimes, chers à mon cœur étaient suspendus. La Russie s'étendait, muette, comme morte, couverte d'ecchymoses, telle une paysanne infortunée aux pieds de son maître, qui l'avait rouée de coups avec ses poings pesants. Elle entrait alors dans cette effroyable période de cinq années dont elle sort maintenant, enfin, derrière le cercueil de Nicolas. 20 Ces cinq années-là furent l'époque la plus terrible de mon existence; je ne possède plus à présent tant de richesses à perdre, ni tant de croyances à détruire ... ... Le choléra se déchaînait à Paris. L'atmosphère lourde, la chaleur sans soleil me donnaient le spleen. Le spectacle d'une population apeurée et malheureuse, les files de corbillards qui se donnaient la course en approchant des cimetières, tout cela correspondait aux événements. Les victimes de l'épidémie tombaient tout près de nous, à nos côtés. Ma mère était allée à Saint-Cloud avec une dame de ses connaissances, âgée de vingt-cinq ans, environ. Quand elles rentrèrent le soir, cette dame se sentit indisposée et ma mère la pressa de rester chez nous pour la nuit. Au matin, dès sept heures, on vint me prévenir qu'elle avait le choléra. Je me rendis auprès d'elle et restai atterré : pas un trait de son visage avenant qui ne fût 18. La guerre de Crimée avait donné de l'espoir aux émigrés polonais et, aidés par la France et l'Angleterre en guerre contre la Russie, ils avaient imaginé de créer des légions polonaises qui feraient partie de l'armée turque ! Tant l'aristocrate Czartoryski que le démocrate Mickiewicz se laissèrent berner et crurent pour de bon que les alliés assureraient la restauration de la Pologne. Mickiewicz partit pour Constantinople, en septembre 1855, et y mourut du choléra deux mois plus tard. (A. S.)
19. Ad Napoleonem Caesarem Augustum ode in Bomersundum captum : cette Ode célébrait la victoire de la flotte franco-britannique à Bomarsund, au large .des îles Aaland. 20. Ecrit en 1856.
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changé; les muscles s'étaient affaissés et rétractés, les yeux étaient cernés d'ombres noires. J'eus beaucoup de mal à trouver le Docteur Rayer, à l'Institut, et à le ramener chez nous. Quand il eut jeté un coup d'œil à la malade, il chuchota : · - Vous voyez bien qu'il n'y a rien à faire. IL fit une prescription et s'en alla. La malade m'appela et me demanda : - Que vous a dit le docteur? Vous a-t-il dit quelque chose? - D'aller chercher le médicament. Elle me prit la main. La sienne m'étonna plus encore que son visage : elle avait maigri, était devenue anguleuse, comme si un mois se fût écoulé depuis le début de la maladie. Posant sur moi un regard chargé de souffrance et d'effroi, elle murmura : - Dites-moi ce qu'il a prédit, au nom du Ciel ! Est-ce que je vais mourir? Vous n'avez pas peur de moi? ajouta-t-elle. J'avais terriblement pitié d'elle en cette minute. Cette terrifiante conscience non seulement de la mort, mais de ce mal contagieux qui sapait si rapidement sa vie devait être incommensurablement torturante. Elle expira dans la matinée. Ivan Tourguéniev devait quitter Paris, car le bail de son appartement était expiré. Il vint dormir chez moi. Après dîner il se plaignit de la chaleur. Je lui dis que j'avais pris un bain, le matin, et il alla se baigner dans la soirée. A son retour, il se sentit mal, but de l'eau de seltz avec du vin et du sucre et alla se coucher. La nuit, il me réveilla : - Je suis un homme perdu, me dit-il. C'est le choléra. Il avait, en effet, des nausées et des spasmes. Par bonheur, il s'en tira après dix jours de maladie. Ma mère, après avoir enterré son amie, alla s'installer à Villed'Avray. Dès que Ivan Tourguéniev tomba malade, j'envoyai làbas Natalie et les enfants, et restai seul avec lui. Quand il alla mieux, moi aussi je déménageai, et ce fut à Ville-d'Avray que le 12 juin, au matin, je vis venir Sazonov. Il était fort agité, parlait d'un mouvement qui se préparait, d'un succès certain, de la gloire qui attendait les militants, puis il m'invita avec insistance à venir avec eux « moissonner les lauriers ». Je rétorquai qu'il connaissait mon opinion sur l'état présent des affaires, et que je tenais pour une sottise de marcher avec des gens qui n'avaient quasiment rien de commun avec moi. A cela cet agitateur enthousiaste me fit remarquer qu'on était évidemment plus tranquille et mieux protégé en écrivant à domicile de petits articles sceptiques, pendant que d'autres défendaient sur la place publique 321
la liberté du monde, la solidarité des peuples et beaucoup d'autres bonnes causes. Alors s'éveilla en moi un sentiment vil, mais de ceux qui ont conduit et conduiront encore beaucoup d'hommes à commettre de grosses erreurs, voire des crimes : - Qu'est-ce qui te fait croire que je n'irai pas ? - C'est ce que j'ai conclu d'après tes paroles. - Non point. J'ai dit que c'était sot, mais ai-je prétendu ne jamais faire de sottises ? - C'est exactement ce que je souhaitais ! C'est comme ça que je t'aime! Bon, inutile de perdre du temps, partons pour Paris. Ce soir des Allemands et d'autres réfugiés se rassembleront à neuf heures. Allons d'abord chez eux. - Et où se retrouvent-ils ? demandai-je, quand nous fûmes dans le train. - Au café Lamblin, dans le 'Palais-Royal. Ce fut ma première surprise. - Comment au café Lamblin ? - C'est là que se réunissent habituellement « les rouges ». - Justement, il me semble que pour cette raison il eût fallu se rassembler ailleurs. - Mais ils y ont tous leurs habitudes. - Sans doute que la bière y est très bonne ! Au café, devant une dizaine de petites tables, trônaient divers habitués 21 de la révolution, qui jetaient des regards significatifs et sombres sous leurs feutres à larges bords ou leurs casquettes à visières minuscules. C'étaient les éternels prétendants de la Pénélope révolutionnaire, inévitables protagonistes des démonstrations populaires, dont ils formaient le tableau et le fond 22 - redoutables vus de loin, tels les dragons de papier dont les Chinois comptaient se servir pour faire peur aux Anglais. Dans les périodes troubles des transformations sociales, des tempêtes au sein desquelles les Etats sortent pour longtemps de leurs ornières habituelles, naît une nouvelle génération d'hommes, que l'on pourrait nommer les choristes de la révolution. Elevée sur un sol mouvant, volcanique, éduquée dans une atmosphère d'inquiétude et de paralysie de toute activité, cette génération s'est adaptée dès son jeune âge à un climat de fermentation politique; elle en aime le côté dramatique, la mise en scène solennelle et brillante. De même que pour Nicolas l"' l'exercice était l'élément 21. et 22. En français.
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essentiel du métier militaire, de même, pour tous ces gens-là les banquets, les manifestations, les protestations, les réunions, les toasts et les bannières constituent l'essentiel de la révolution. Parmi eux l'on trouve des gens généreux, braves; sincèrement dévoués et prêts à recevoir une balle, mais la plupart d'entre eux sont fort limités et excessivement pédants, conservateurs immobiles en tout ce qui est révolutionnaire; ils s'arrêtent à un programme donné et ne vont pas de l'avant. Pérorant leur vie durant sur un petit nombre d'idées politiques, ils n'en connaissent, si l'on peut dire, que leur côté rhétorique, la parure sacerdotale, c'est-à-dire ces lieux communs qui se succèdent, à tour de rôle 23 (comme les canards du jeu d'enfants bien connu) dans les articles de journaux, les discours des banquets et les algarades parlementaires. En sus des gens naïfs, des doctrinaires de la révolution, s'agglutinent à ce milieu, tout naturellement, des artistes obscurs, des hommes de lettres malheureux, des étudiants qui n'ont pas achevé leurs études, des avocats sans cause, des acteurs sans talent, des hommes fort vaniteux mais peu doués, pleins de grandes prétentions mais démunis de persévérance et de puissance de travail. L'autorité extérieure qui, en temps normal, paît collectivement le troupeau humain, s'affaiblit en un temps de bouleversements. Laissés à euxmêmes, les gens ne savent que faire. La facilité (apparente) qui permet aux « célébrités » de remonter à la surface aux époques révolutionnaires stupéfie la jeune génération, qui s'adonne à une propagande futile; elle les ha!bitue à des émotions fortes et les deshabitue du travail. La vie des cafés et des clubs est attrayante, agitée, flatteuse pour l'amour-propre, nullement contraignante. On n'est jamais en retard; point n'est besoin de se d,onner du mal; ce qui n'a pas été fait aujourd'hui, pourra se faire demain, ou même pas du tout. Les choristes de la révolution, semblables au chœur des tragédies grecques, se subdivisent en demi-chœurs. On pourrait leur appliquer une classification botanique, nommer les uns cryptogames, les autres phanérogames. Certains deviennent d'éternels conspirateurs, changent plusieurs fois de logis, modifient la forme de leur barbe. Ils vous invitent en grand mystère à des entrevues extraordinairement importantes, de préférence la nuit, ou en quelque lieu incommode. Quand ils rencontrent leurs amis en public, ils ne les saluent pas volontiers d'un signe de tête, mais leur lancent un regard lourd de sens. Un grand nombre d'entre eux cachent leur adresse, n'informent jamais personne de la date de leur départ, 23. En français.
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ne disent pas où ils vont, communiquent en écriture chiffrée ou à l'aide d'encre sympathique des informations qu'on peut lire, écrites à l'encre d'imprimerie, dans les gazettes. Un Français m'a raconté que sous Louis-Philippe, un certainE., compromis dans je ne sais quelle affaire politique, se cachait à Paris. Malgré tous ses attraits, ce genre de vie devient, à la longue, 24 lassante et ennuyeuse. A l'époque, le Préfet de Police était Delessert, ·bon vivant 25 et riche. Il servait dans la police non par nécessité, mais par passion, et aimait parfois faire un joyeux dîner. Lui etE. avaient beaucoup d'amis communs. Un jour, entre la poire et le fromage- comme disent les Français -l'un d'eux lui dit: - Il est bien ennuyeux que vous persécutiez ce pauvre E. Cela nous prive d'un merveilleux interlocuteur, et il est obligé de se cacher comme un malfaiteur. - Mais voyons ! fit Delessert. Personne ne se souvient de son affaire. Pourquoi se cache-t-il ? Ses amis échangèrent un sourire ironique ... - Je vais m'efforcer de le convaincre, et vous également, qu'il se conduit de façon absurde. Rentré chez lui, il fit appeler l'un de ses principaux mouchards et lui demanda : « E. se trouve-t-il à Paris? ~ - Parfaitement, répondit l'homme. '- Il se cache ? -Mais oui. - Et où ça ? demanda Delessert. Le mouchard sortit un carnet, le parcourut, découvrit l'adresse. - Très bien. Allez le trouver demain matin de bonne heure et dites-lui qu'il s'inquiète à tort, que nous ne le recherchons pas et qu'il peut vivre en paix dans son appartement. Le mouchard exécuta ses ordres avec diligence et, quelques deux heures après sa visite, E. informait mystérieusement ses proches et ses amis qu'il quittait Paris pour aller se terrer dans une ville lointaine, car le Préfet de Police avait découvert le lieu de sa cachette! Alors que les conspirateurs s'efforcent de dissimuler leur secret sous le voile transparent du mystère et à l'abri d'un silence éloquent, les « phanérogames ~ tentent de révéler et de divulguer tout ce qu'ils ont sur le cœur. Ce sont les tribuns permanents des cafés et des clubs. Perpétuellement mécontents de tout, ils font des histoires à tout propos, racontent n'importe quoi, même ce qui n'est pas vrai, alors que les faits réels se présentent au carré et au cube, 24. et 25. En français.
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comme les montagnes sur une carte en relief. L'œil est tellement accoutumé à voir ces gens, qu'il les cherche involontairement à la moindre bagarre dans la rue, la moindre manifestation, dans tous les banquets . ... Pour moi, le spectacle du café Lamblin était encore nouveau. Je ne m'étais oas familiarisé alors avec l'arrière-cour de la révolution. Il est vrâi qu'à Rome je fréquentais le Cafte delle Belle Arti et les grandes places, je me rendais au Circolo Romano et au Circolo Popolare, 26 mais à l'époque, le mouvement romain n'avait pas pris encore ce caractère d'extrémisme politique qui se développa tout particulièrement après les échecs de 1848. Cicerovacchio et ses amis avaient une naïveté bien à eux, une mimique méridionale qui nous paraît excessive, un vocabulaire italien que nous prenons pour de la déclamation; mais ils vivaient une période d'enthousiasme juvénile, ils n'avaient pas encore repris leurs esprits après un sommeil de trois cents ans. Il popolano Cicerovacchio n'était nullement un agitateur politique par métier; il n'eût pas demandé mieux que de retourner en paix dans sa petite maison de la Strada Ripetta et de reprendre son métier de marchand de bois, au sein de sa famille, en paterfamilias, en libre civis romanus. Les hommes qui l'entouraient ne pouvaient être marqués par cette mentalité pseudo-révolutionnaire, triviale et redondante, par ce caractère taré 27 qui s'est si tristement répandu en France. Il va de soi qu'en me référant aux agitateurs de café, aux lazzaroni révolutionnaires, je ne songeais nullement aux hommes puissants qui avaient œuvré pour la libération de l'homme, aux prédicateurs enflammés de l'indépendance, à ces martyrs de l'amour du prochain à qui ni la prison, ni l'exil, ni la proscription, ni la pauvreté n'avaient fermé la bouche, aux artisans et animateurs des événements, dont le sang, les larmes et .les paroles instaurèrent un ordre historique nouveau. Je parlais de cette bande de terre en lisière, toute couverte d'ivraie inutile, de ceux pour qui l'agitation est en elle-même un but et une récompense, qui apprécient le processus des soulèvements nationaux, comme le « Petrouchka » de 26. Le Circolo Romano, sis dans le Palazzo Bernini, sur le Corso, réunissait la noblesse, la finance et la bourgeoisie libérales et jouait un rôle important dans la vie politique de Rome. En 1848, ces réunions étaient largement ouvertes aux étrangers. Le Circolo Popolare était comme son nom l'indique, un club populaire, fondé par Cicerovacchio, en 1847. Ses membres étaient des artisans et des ouvriers. (A. S.) 27. En français.
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Tchitchikov 28 aimait le processus de la lecture, ou comme l'exercice plaisait à Nicolas. La réaction n'a aucune raison de se réjouir, car sur elle prolifèrent bien d'autres mauvaises herbes et champignons vénéneux ! Elle est envahie par des populations entières de fonctionnaires qui tremblent devant leurs supérieurs, de mouchards fureteurs, d'assassins à gages prêts à se battre pour n'importe quel camp, d'officiers de toutes les espèces les plus répugnantes, depuis le Junker prussien jusqu'au rapace Français d'Algérie, depuis les Gardes jusqu'aux « pages de la Chambre ». Et encore, ne touchons-nous ici qu'à la réaction laïque, sans effleurer les frères mendiants, les intrigants jésuites, les prêtres-policiers, ni les autres membres de la caste des anges et des archanges. Si l'on trouve au sein de la réaction quelque chose qui ressemble à nos dilettantes de la révolution, c'est qu'il s'agit de courtisans, gens employés dans les cérémonies pour les entrées et les sorties, qui font grand effet lors des baptêmes et des mariages, des couronnements et des enterrements, faits pour l'uniforme et les passementeries, symboles du rayonnement et du parfum du Pouvoir. Au café Lamblin, où les farouches citoyens étaient assis devant leurs petits verres 29 et leurs grands bocks j'appris qu'il n'existait aucun plan, aucune direction centrale, aucun programme. L'inspiration devait descendre sur eux comme jadis le Saint-Esprit sur la tête des apôtres. Ils ne s'étaient mis d'accord que sur un seul point : se présenter sur le lieu du rassemblement sans armes. Après des parlotes creuses qui se prolongèrent pendant deux heures, il fut décidé de nous réunir le lendemain, à huit heures du matin, sur le Boulevard Bonne-Nouvelle, en face du Château d'Eau. Nous nous rendîmes dans les bureaux du Journal de la Vraie République. Le rédacteur en chef ne s'y trouvait pas : il était allé demander des instructions aux « Montagnards ». 30 Dans la grande salle noircie, chichement éclairée, plus chichement meublée, qui servait de salle de rédaction et de réunion, se trouvaient une vingtaine de personnes, des Polonais et des Allemands pour la plupart. Sazonov s'empara d'une feuille de papier et commença à écrire. Ayant achevé, il nous fit la lecture : c'était une protestation, au nom des émigrés de tous les pays, contre l'occupation de Rome 28. Les Ames Mortes, de Gogol, t. 1••, chap. III. 29. En français. 30. Ainsi appelait-on les partisans de Ledru-Rollin qui siégeaient à l'Assemblée constituante en 1848-1849.
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et la déclaration de leur empressement à participer au mouvement de libération. 31 Il invita à signer tous ceux qui voulaient immortaliser leur nom en le liant aux glorieux lendemains. Presque tous tinrent à s'immortaliser et signèrent. Le rédacteur en chef entra, fatigué et morne, et tenta de nous faire croire qu'il en savait long, mais était contraint de se taire. J'étais certain qu'il ne savait rien ... . . . .:. . Citoyens, dit Thorez, la Montagne est en permanence. 32 En permanence ! Comment, dès lors, douter du succès ? Sazonov remit à Thorez la protestation de la démocratie européenne. Il la lut et déclara : - C'est magnifique, magnifique! La France vous remercie, citoyens. Mais pourquoi ces signatures ? Elles sont si peu nombreuses, qu'en cas d'insuccès vous attirerez sur vous la vindicte de vos ennemis. Sazonov insista pour conserver les noms; plusieurs partagèrent son avis. - Je ne puis en prendre la responsabilité, rétorqua le rédacteur en chef. Pardonnez-moi, mais je sais mieux que vous à qui nous avons à faire. Là-dessus il arracha les signatures et voua à la flamme d'une chandelle les noms de la douzaine de candidats à l'immortalité, puis il fit porter le texte à la composition. Quand nous sortîmes, il commençait à faire jour. Des foules de gamins loqueteux, de malheureuses femmes misérablement vêtues, étaient debout, assis ou couchés sur les trottoirs, autour de plusieurs immeubles logeant des journaux : ils en attendaient des brassées, les uns pour les plier, les autres pour les emporter en courant vers tous les quartiers de Paris. Nous gagnâmes le Boulevard. Il régnait un silence complet. De temps à autre nous rencontrions une patrouille de la Garde Nationale. Des sergents de ville déambulaient et nous jetaient des regards torves. - Comme elle dort sans souci, cette ville ! dit mon compagnon. Elle ne pressent pas l'orage qui la réveillera demain ! - Voici qui veille pour nous tous, fis-je, levant le doigt, pour lui montrer une fenêtre éclairée dans la Maison Dorée. Cela tom:be bien. Entrons boire une absinthe. J'ai un poids sur l'estomac. - Et moi un creux. De plus, il ne serait mauvais de souper. Je ne sais pas comment on est nourri au Capitole, mais à la Conciergerie, c'est ignoble. 31. Herzen fait une confusion : l'intervention des Français à Rome eut lieu en juillet de cette année-là. La protestation de Sazanov avait un autre thème. Cf. Commentaires (58). 32. En français. Théophile Thorez (prononcer Thoré) : républicain « de gauche », avait participé aux journées de février (1807-1869).
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A voir les os de la dinde froide, reliefs de notre repas, nul n'eût pu deviner que le choléra faisait rage à Paris, ni que nous allions, dans deux heures, changer les destins de l'Europe. Nous avions mangé à la Maison Dorée comme Napoléon avait dormi avant Austerlitz. Entre huit et neuf heures, quand nous débouchâmes sur le Boulevard Bonne-Nouvelle, des groupes nombreux s'y trouvaient déjà rassemblés, qui, de toute évidence étaient impatients de savoir ce qu'ils devaient faire. Leurs figures reflétaient leur perplexité, mais en même temps l'aspect général des groupes révélait leur grande irritation. Si ces hommes avaient trouvé des chefs véritables, cette journée ne se serait pas terminée en farce. Il y eut un moment où il me sembla que quelque chose allait se produire immédiatement. Un certain monsieur avançait lentement à cheval le long du Boulevard. On reconnut en lui l'un des ministres (Lacroix) qui, sans doute, ne chevauchait pas si tôt pour le seul plaisir de prendre l'air. On l'entoura avec des grands cris, on l'arracha de son cheval, on déchira son habit, puis on le laissa aller, autrement dit, un groupe différent s'empara de lui et l'escorta je ne sais où. La foule grossissait. Vers dix heures du matin, il y avait peut-être vingt-cinq mille personnes. Nous avions beau interroger, beau nous adresser aux uns ou aux autres, personne ne savait rien. Chersosi, un carbonaro des jours anciens, nous assura que la banlieue arrivait à l'Arc-de-Triomphe avec des cris de Vive la République! 34 - Le principal, répétaient encore les Vétérans de la démocratie, c'est que vous n'ayiez pas d'armes, sans quoi vous gâteriez le caractère de notre affaire. Le peuple souverain doit manifester sa volonté à l'Assemblée de façon pacifique et solennelle, afin de ne donner aux ennemis aucune occasion de calomnie. Enfin les colonnes se formèrent. Nous autres, étrangers, nous composions une phalange d'honneur, immédiatement derrière les meneurs, parmi lesquels Emmanuel Arago en uniforme de colonel, Bastide, ancien ministre et d'autres célébrités de quarante-huit. Nous empruntâmes le Boulevard en poussant des cris divers et en chantant La Marseillaise. Qui ne l'a pas entendue, entonnée par mille voix énervées, inquiètes, hésitantes aussi (comme c'est infailliblement le cas avant un combat certain) aura du mal à comprendre l'effet prodigieux de ce psaume révolutionnaire. A ce moment-là la manifestation avait assumé un caractère majestueux. A mesure que nous avancions lentement le long des boulevards, toutes les 34. En français.
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fenêtres s'ouvraient. Des femmes, des enfants s'y pressaient ou sortaient sur les balcons. Les figures sombres et soucieuses des maris, des pères, des propriétaires surgissaient par-derrière sans voir les quatrièmes étages et les mansardes, où apparaissaient d'autre·s têtes : celles des pauvres couturières, des ouvrières, qui agitaient leurs mouchoirs, nous saluaient, nous applaudissaient. De temps à autre s'élevaient toutes sortes de vociférations : nous passions devant la demeure d'un personnage en vue ... Ainsi parvînmes-nous à l'endroit où la rue de la Paix rejoint les boulevards. Elle était barrée par un peloton de chasseurs de Vincennes qui, lorsque notre colonne se trouva à leur hauteur, s'écartèrent soudain comme un décor de théâtre, et Changarnier, monté sur un petit cheval, arriva au galop à la tête d'un escadron de dragons. Sans sommation, sans roulement de tambour ou autres formalités prescrites par la loi, il chargea les premiers rangs, les coupa des autres puis, déployant ses hommes des deux côtés, leur commanda de nettoyer la rue immédiatement. Les dragons foncèrent sur les gens avec une sorte d'ivresse, les frappant du plat de l'épée et même avec le tranchant, à la moindre résistance. A peine avais-je eu le temps de me rendre compte de ce qui se passait, que je me trouvai nez à nez avec un cheval qui me piaffait au visage et avec un dragon qui sacrait sans plus se gêner, et menaçait de m'allonger un bon coup de sabre si je ne m'écartais pas. Je me portai vers la droite et, en un tournemain, je fus entraîné par la foule et aplati contre une grille, rue Basse-des-Remparts. De tous ceux de notre rangée il ne restàit plus que le seul MüllerStrübing. Cependant les dragons poussaient leurs montures sur les rangs avancés qui, ne pouvant aller nulle part, refluaient sur nous. Arago se précipita dans la Rue Basse-des-Remparts, glissa et se fit une entorse. Strübing et moi bondîmes à sa suite; nous échangeâmes un regard chargé de rageuse indignation. Strübing se retourna et cria d'une voix forte : Aux armes! Aux armes! 35 Un homme en blouse le prit au collet et, le repoussant de l'autre côté, lui demanda : - Vous êtes devenu fou, ou quoi ? Regardez un peu ... Le long de la rue (certainement la Chaussée d'Antin) avançait un buisson de baïonnettes hérissées. - Filez avant qu'on vous entende, avant qu'on n'ait coupé la voie. Tout est perdu. Tout ! ajouta-t-il en serrant le poing; puis, chantonnant comme si de rien n'était, il s'éloigna à pas pressés. 35. En français.
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Nous gagnâmes la Place de la Concorde. Sur les Champs-Elysées on ne voyait pas un seul peloton venu de la banlieue. Chersosi devait pourtant savoir qu'il n'y en avait point. Il avait fait un mensonge diplomatique afin de sauver la situation, mais cela eût pu occasionner la perte de ceux qui le ~royaient. L'impudence de l'attaque contre des hommes sans armes suscita un énorme ressentiment. Si, en vérité, il y avait eu des préparatifs sérieux, s'il y avait eu de véritables chefs, rien n'aurait été plus facHe que de commencer un vrai combat. « La Montagne », au lieu de montrer toute sa stature, disparut derrière les nuages, après avoir appris de quelle manière ridicule les chevaux avaient dispersé le peuple souverain. Ledru~Rollin négociait avec Guinard, qui commandait l'artillerie de la Garde Nationale : il voulait se joindre au mouvement, envoyer des hommes, il consentait à livrer des canons, mais à aucun prix des munitions. Il comptait sur l'influence morale des canons ! Forestier en faisait autant avec sa s· Légion... Nous avons vu combien cela leur a servi lors du procès de Versailles. 36 Tout le monde voulait faire quelque chose, mais personne n'osait. Les plus prévoyants, ce furent les jeunes hommes qui espéraient en un ordre nouveau : ils se commandèrent des tenues de préfet, qu'ils n'allèrent pas chercher après l'échec de leur entreprise, et le tailleur se vit contraint de les mettre au décrochezmoi-çà... Quand un gouvernement constitué 'à la hâte se fut installé aux Arts et Métiers, les ouvriers, après avoir traîné dans les rues, le regard interrogateur, et n'avoir trouvé ni conseil, ni appel, rentrèrent chez eux. Ils avaient pu, une fois de plus, se convaincre de la futilité des pères de la patrie montagnards, et peut-être ravalaient-ils leurs larmes comme l'ouvrier en blouse qui nous avait dit : « Tout est perdu ! Tout ! » Mais peut-être aussi riaient-ils sous cape de la façon dont la Montagne s'était ridiculisée ! Toutefois, l'inertie de Ledru-Rollin, le formalisme de Guinard n'étaient que les causes extérieures de l'échec, et arrivaient à propos, tout comme les caractères énergiques et les circonstances heureuses se présentent quand ille faut. La cause intérieure, c'était l'indigence de la pensée républicaine dont le mouvement était issu. Les idées qui ont survécu à leur temps peuvent circuler longtemps encore en s'appuyant sur une béquille; elles peuvent même, tel le Christ, apparaître une ou deux fois après leur mort à leurs disciples, mais 36. Après cette journée du 13 juin 1849 et quelques soulèvements en province, le gouvernement d'Odilon Barrot priva trente-trois députés « montagnards » de leur mandat, les déclara traîtres à la patrie et les jugea. Les émigrés furent jugés par contumace.
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il ne leur est guère facile de se remettre dans la vie et de la diriger : elles n'entraînent pas à leur suite l'homme tout entier, ou bien s'emparent d'hommes incomplets. Si la Montagne l'avait emporté le 13 juin, qu'aurait-elle fait ? Elle n'avait rien de neuf à offrir. A nouveau on aurait vu la photographie en grisaille du ta'ble.au de 1793, peint dans les tons vifs et sombres d'un Rembrandt ou d'un Salvator Rosa, et cette fois sans Jacobins, sans guerre, même sans la naïve guillotine ... A la suite du 13 juin et de la tentative d'un soulèvement à Lyon, commencèrent les arrestations. Le maire de Ville-d'Avray, accompagné de policiers, vint chez nous à la recherche de Karl Blind et d'Arnold Ruge. 37 Une partie de nos relations fut appréhendée. La Conciergerie était pleine de monde. Une petite salle contenait jusqu'à soixante personnes; au milieu, un baquet qu'on ne vidait que toutes les vingt-quatre heures... et tout ceci à Paris, ville civilisée, alors que le choléra faisait rage. N'ayant aucune envie de passer deux mois dans ce lieu douillet, nourri de haricots pourris et de viande avariée, je me procurai le passeport d'un certain Moldo-Valaque, et partis pour Genève. 38 A cette époque les transports étaient encore assurés par Lafitte et Caillard. Les diligences étaient placées sur la voie ferrée, puis enlevées, je crois à Châlons, et remises ailleurs. Dans mon compartiment vint s'asseoir un monsieur maigre, basané, avec une moustache taillée, d'aspect assez antipathique, qui m'observa d'un air méfiant. Il avait un petit sac de voyage et une épée, enveloppée de toile cirée. Selon les apparences, c'était un sergent de ville camouflé. Il m'examina soigneusement de la tête aux pieds, puis se blottit dans un coin et ne prononça pas une parole. A la première gare il appela le contrôleur et lui dit qu'il avait oublié d'emporter une très bonne carte, et qu'il serait reconnaissant d'avoir une feuille de papier et une enveloppe. Le contrôleur lui fit observer qu'il ne restait guère plus de trois minutes avant la cloche du départ; 37. Le soulèvement lyonnais eut lieu le 15 juin, et fit plus de cent morts. Karl Blind (1826-1907) : publiciste révolutionnaire. ll était, de même que Arnold Ruge (1802-1880), émissaire à Paris du gouvernement insurrectionnel de Bade-Palatinat. Ruge est surtout connu comme hégélien « de gauche ». 38. Le bien-fondé de mes appréhensions fut démontré par la perquisition policière opérée dans la maison de ma mère, à Ville-d'Avray, trois jours après mon départ. lls saisirent tous ses papiers, même la correspondance de sa camériste avec mon cuisinier. Je jugeai alors inopportun de publier ma relation sur le 13 juin. (Note de A.H.) n partit le 20 juin avec un passeport au nom de « Samuel Peri, instituteur, né en Transylvanie », document délivré à Vienne le 4 janvier 1849. Ce passeport fut plus tard rendu à son propriétaire. (Cf. dans Autour d'Alexandre Herzen, op. cit., l'étude de M. Vuilleumier : « Révolutionnaires de 1848, Carl Vogt, Herzen et la Suisse», pp. 9-67.)
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le sergent de ville bondit au dehors, et quand il revint il recommença à m'observer d'un œil encore plus soupçonneux. Le silence dura pendant quelque quatre heures; il me demanda même la permission de fumer, sans dire un mot! Je lui répondis de même, d'une inclinaison de tête et d'un regard, et tirai moi aussi un cigare. Quand la nuit commença à tomber, il me questionna : - Vous allez à Genève ? - Non, à Lyon, répondis-je. -Ah! Et l'entretien prit fin. Un peu plus tard la porte fut ouverte et le contrôleur introduisit, non sans peine, un personnage chauve, portant un vaste pardessus couleur pois cassés, un gilet multicolore, et muni d'une grosse canne, d'un sac, d'un parapluie et d'un ventre énorme. Quand cette incarnation typique d'un oncle vertueux se fut installé entre moi et le sergent de ville, je lui demandai, sans lui laisser le temps de retrouver son souffle : -Monsieur, vous n'avez pas d'objections? 39 Tout en toussant, en essuyant sa sueur et en nouant un foulard autour de son front, il répliqua : - Je vous en prie ! Voyez-vous, mon fils, qui se trouve maintenant en Algérie, il fume toujours. Le départ étant donné ainsi, il continua à'raconter et à pérorer. Une demi-heure plus tard il m'avait déjà interrogé pour savoir d'où je venais et où j'allais. En apprenant que j'étais originaire deValachie, il ajouta, avec la courtoisie qui caractérise les Français : « Ah, c'est un beau pays! » bien qu'il ne sût pas très bien s'il fallait le situer en Turquie ou en Hongrie. Quant à mon voisin, il répondait à ses questions de façon fort laconique : - Monsieur est militaire ? - Oui, monsieur. - Monsieur a été en Algérie? - Oui, monsieur. - Mon fils aîné également, et il y est encore. Vous avez été à Oran, sans doute ? -Non, monsieur. - Et vous, avez-vous des diligences dans votre pays ? me demanda-t-il. - Entre Jassy et Bucarest, répondis-je, avec une inimitable assurance. Mais chez nous, les diligences sont tirées par des bœufs. 39. En français, comme tout ce qui est en italiques jusqu'à la fin de ce chapitre.
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Cela l'étonna fort et sans doute était-il prêt à jurer que j'étais Valaque. Après ce détail si réussi, même le sergent de ville s'adoucit et devint plus loquace. A Lyon, je pris ma valise et me rendis immédiatement dans une autre compagnie de diligences, où je grimpai sur l'impériale et, cinq minutes plus tard, nous galopions déjà sur la route de Genève. Sur la grande place de la dernière ville, française, devant le commissariat de police, étaient assis le commissaire, un secrétaire; et auprès d'eux, debout, des gendarmes : il s'agissait d'un contrôle préliminaire. Comme le signalement indiqué sur mon passeport ne correspondait pas tout à fait à ma personne, je descendis de l'impériale et m'adressai à un gendarme : - Dites-moi je vous prie, mon brave, où pourrions-nous vider un verre de vin ensemble? Renseignez-moi. Je n'en peux plus. Quelle chaleur ! - Eh bien mais à deux pas d'ici ma sœur tient un café. - Comment faire pour mon passeport ?. - Donnez-le moi. Je vais le passer à mon camarade, et il vous le rapportera. Un instant plus tard le gendarme et moi vidions une bouteille de Beaune dans le café de sa sœur, et cinq minutes après son ami me tendait mon passeport. Je lui présentai un verre, il mit la main à son chapeau et nous revînmes grands amis à la diligence. Cette première fois tout s'était bien passé. Nous arrivons à la frontière. Il y a là une rivière, sur la rivière un pont, et de l'autre côté, la douane piémontaise. Sur cette rive-ci, les gendarmes français courent dans toutes -les directions, à la recherche de Ledru-Rollin (qui a passé la frontière depuis longtemps) ou au moins de Félix Pyat 40, qui la passera tout de même (avec un passeport valaque, comme moi). Le contrôleur nous fit savoir qu'ici s'opère le contrôle définitif, que cela dure assez longtemps, une demi-heqre peut-être, si bien qu'il nous conseille de casser la croftte au relais de poste. Nous venons de nous attabler lorsque arrive une autre diligence, en provenance de Lyon. Les voyageurs entrent. Le premier d'entre eux est... mon sergent de ville.· Que diable ! Et moi qui lui avais déclaré que je me rendais à Lyon. Nous échangeâmes un salut sec; lui aussi parut surpris, mais ne dit rien. 40. Félix Pyat (1810-1889) : dramaturge d'extrême gauche, journaliste; il soutint Ledru-Rollin en 1849 puis s'enfuit en Suisse et ensuite à Londres, où il fit partie du célèbre « Comité révolutionnaire européen ~. Amnistié, il revint en France en 1870 et participa activement à la Commune. Condamné à mort par contumace, il retourna à Londres. Gracié en 1880.
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Un gendarme se présenta, distribua les passeports. Les diligences se trouvaient déjà sur l'autre rive. - Messieurs, veuillez traverser le pont à pied. « C'est maintenant, me dis-je, que çà va aller mal! » Nous sortîmes ... Sur le pont, pas d'ennuis. Après le pont, pas d'ennuis non plus. - Ha ! Ha ! Ha ! Le sergent de ville éclata d'un rire nerveux. Çà y est! On a passé. On dirait qu'un poids m'est tombé du cœur. - Comment ? Vous aussi ? fis-je. - Comme vous, ce me semble ? - Mais non voyons ! me récriai-je en riant de bon cœur. J'arrive tout droit de Bucarest, traîné par des bœufs presque tout le temps! - Vous avez eu de la chance! dit le contrôleur, en me menaçant du doigt, mais à l'avenir soyez plus prudent. Pourquoi avezvous donné deux francs de pourboire au gamin qui vous a conduit à notre agence ? Encore heureux qu'il soit aussi des nôtres, car il m'a dit aussitôt : « Çà doit être un rouge : il n'est pas resté une minute à Lyon et a été si content de trouver une place, qu'il m'a passé deux francs ! » « Tais-toi, c'est pas ton affaire » que je lui ai répondu, « si jamais un sale policier t'entend, il arrêtera ce monsieur ». Le lendemain nous arrivâmes à Genève, cet antique refuge des persécutés. Dans son Histoire du XVI" siècle, Michelet raconte que, « au moment de la mort du roi, cent cinquante familles s'enfuirent à Genève, et quelque temps après, encore quatorze cents. Les réfugiés de France et ceux d'Italie fondèrent la véritable Genève, ce prodigieux sanctuaire entouré de trois nations, qui, sans appui aucun, et redoutant même les Suisses, subsista par sa seule force morale ... » A cette époque, la Suisse était un lieu de réuniqn où convergeaient de toutes parts les survivants des mouvements révolutionnaires européens. Les représentants de toutes les révolutions manquées erraient en nomades entre Genève et Bâle, des foules de miliciens traversaient le Rhin, d'autres gens descendaient du Saint-Gothard ou arrivaient à pied du Jura. Le pusillanime gouvernement fédéral n'osait pas encore les chasser ouvertement, les cantons tenaient encore à leur antique, leur sacro-saint droit d'asile. Tous ces hommes dont la renommée se répandait partout, que j'aimais sans les avoir vus, vers qui je me hâtais à présent, traversaient Genève au pas de parade, comme à la revue, reprenaient leur souffle, puis allaient plus loin ...
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CHAPITRE XXXVII
La Tour de Babel. Les Umwiilzungsmiinner allemands. Les montàgnards rouges français. Les fuorusciti italiens à Genève. 1 Mazzini. Garibaldi. Orsini. Tradition romane et germanique. Promenade sur « Le Prince Radetzky ».
n fut un temps où, dans un paroxysme d'irritation et d'ironie amère, je m'apprêtais à rédiger un pamphlet à la manière de Grandville : 2 Les réfugiés peints par eux-mêmes. 3 Je suis content de ne pas l'avoir fait. A présent je vois les choses avec plus de sérénité, je me moque moins souvent et ne m'indigne pas autant qu'autrefois. Au surplus, l'exil se prolonge trop longtemps et pèse trop lourd sur les uns et les autres ... Je n'en affirme pas moins, même maintenant, qu'un exil dont la décision a été prise non dans un but défini mais sous la pression du parti opposé freine toute évolution et, enlevant les hommes à leurs activités réelles, les pousse vers des occupations fantomatiques. Partis de leur patrie la rage au cœur, obsédés par la pensée d'y retourner demain, ils ne vont pas de l'avant et, au contraire, reviennent constamment au passé. L'espérance empêche qu'ils se fixent, qu'ils entreprennent un travail continu. L'irritation, les querelles vaines mais acharnées, ne leur permettent point de se dégager d'un certain nombre de questions, d'idées, de réminiscences, qui aboutissent à une tradition contraignante et accablante. Les hommes en général, et particulièrement ceux qui se trouvent dans une situation exceptionnelle, ont un tel penchant pour le formalisme, pour l'esprit corporatif, pour l'aspect professionnel, qu'ils assument 1. Umwiilzungsmiinner : fauteurs de troubles; fuorusciti : bannis, exilés. 2. Grandville, Jean-Ignace (1803-1847) : illustrateur-caricaturiste, sous le pseudonyme de « Jean Gérard ». Auteur de Les animaux peints par eux-mêmes. 3. En français.
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immédiatement l'apparence typique de leur métier ou de leur doctrine. Tous les émigrés, coupés du milieu vivant auquel ils appartenaient, ferment les yeux pour ne pas voir les amères vérités et se cantonnent de plus en plus dans un cercle clos et irréel, formé de souvenirs stagnants et d'espoirs irréalisables. Si nous y ajoutons leur éloignement de ceux qui ne sont pas des émigrés, et une tendance à la méchanceté, à la suspicion, à l'exclusivité et à la jalousie, le nouvel Israël au cou raide deviendra parfaitement compréhensible. Les exilés de 1849 ne croyaient pas encore à la permanence du triomphe de leurs ennemis. L'ivresse de leurs propres succès récents ne s'était pas dissipée; les ·chants, les applaudissements d'un peuple en liesse résonnaient encore à leurs oreilles. Ils .étaient fermement persuadés que leur défaite était un échec passager, et ne transféraient pas leurs vêtements de leurs malles dans leurs armoires. Cependant, Paris était sous surveillance policière, Rome était tombée sous les coups des Français, 4 à Bade sévissait le frère du roi de Prusse; 5 quant à Paskévitch, en Hongrie, il avait dupé Gorgeï en distribuant - à la russe - pots-de-vins et promesses. 6 Genève était pleine à craquer de réfugiés; elle devenait le Coblentz de la révolution de 1848. Italiens de toutes les régions, Français soustraits aux enquêtes de Bauchart, aux procès de Versailles, miliciens badois entrés à Genève en grand arroi réglementaire, avec leurs officiers et Gustave Struve, militants du soulèvement de Vienne, gens ·de Bohême, Polonais de Posen et de Galicie, tout cela se pressait en foule entre l'Hôtel des Bergues et le Café de la Poste. 7 Les plus malins commenÇaient à se douter que cette émigration n'était pas provisoire, ils parlaient d'Amérique et partaient. La majorité, bien au contraire, et les Français en particulier, fidèles à leur tempérament, attendaient chaque jour la mort de Napoléon et la naissance 4. Les troupes françaises d'intervention, commandées par Oudinot, débarquèrent à Cività-Vecchia le 25 avril 1849 et prirent Rome le 3 juin. 5. Bade et le Palatinat s'étaient soulevés en mai 1849. Ici ce fut la Prusse qui intervint, sous le commandement du prince Guillaume, frère de Frédéric-Guillaume IV.
6. Arthur Gorgeï avait mené les insurgés hongrois à la victoire sur les Autrichiens (1848-1849), mais Nicolas I•• envoya le général Paskévitch au secours de FrançoisJoseph. Gorgeï capitula après treize mois de combats; il fut accusé de trahison par ses compatriotes. 7. Alexandre Bauchart : rapporteur de la Commission d'enquête présidée par Odilon Barrot après les journées de juin 1848. Gustave Struve: démocrate allemand, l'un des chefs des mouvements révolutionnaires en Bade-Palatinat. Vienne se souleva le 6 octobre 1848. Windischgratz écrasa les insurgés le 1•• novembre. Des mouvements révolutionnaires pour la libération de la Pologne eurent lieu de mars à mai 1848 à Posen, en novembre à Lvov (Lemberg), en Galicie.
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de la République : démocratique et sociale pour les uns, démocratique mais nullement sociale pour les autres ... Quelques jours après mon arrivée (59), comme je me promenais dans les Pâquis, je rencontrai un monsieur d'un certain âge qui avait l'apparence d'un prêtre de village russe : coiffé d'un chapeau plat. à larges bords, vêtu d'une redingote blanche qui était noire, il déambulait, empreint d'une sorte d'onction ecclésiastique. A ses côtés marchait un homme d'une taille terrifiante, qui paraissait fabriqué à l'emporte pièce, avec les diverses parties du corps humain. J'étais accompagné d'un jeune écrivain allemand, Friedrich Kapp. - Vous les connaissez ? me demanda-t-il. - Non point. Mais si je ne me trompe, ce doit être Noé ou Lot en promenade avec Adam qui, au lieu de feUilles de figuier, porte un pardessus sur mesure. - Ce sont Struve et Heinzen, me répondit-il en riant. Voulezvous faire leur connaissance ? - Volontiers. Il nous présenta. Notre entretien manqua d'intérêt. Struve rentrait chez lui et nous y invita, aussi l'accompagnâmes-nous. Son petit logis était rempli de Badois. Au milieu d'eux était assise une femme de haute taille et fo:rt belle vue de loin, avec une somptueuse chevelure qu'elle laissait flotter dans un style original : c'était la célèbre Amalia Struve, son épouse. Dès le premier moment, le visage de Struve m'avait fait une curieuse impression : il exprimait cette paralysie morale que le fanatisme donne aux bigots et aux schismatiques. En contemplant ce front ferme et étroit, l'expression sereine de ces yeux, cette barbe hirsute, cette chevelure grisonnante et toute cette silhouette, je croyais voir quelque pasteur fanatique des armées de GustaveAdolphe qui aurait oublié de mourir, ou encore un Taborite 8 prêchant la repentance et la communion sous les deux espèces. L'aspect de Heinzen, ce « Sobakévitch » de la révolution allemande, 9 était bourru et grossier; homme sanguin, maladroit, il regardait par en dessous d'un air furibond, et n'était guère loquace.· Plus tard il allait écrire qu'il suffisait de massacrer deux millions d'hommes sur le globe terrestre pour que la cause de la révolution 8. Disciples fanatiques de Jan Hus, ces schismatiques tchèques du xv• siècle se groupaient en phalanstère sur le mont Thabor. 9. Personnage particulièrement déplaisant des Ames mortes.
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roule comme sur des roulettes. Celui qui l'a vu une seule fois ne s'étonnera pas qu'il ait écrit cela. 10 Je ne puis m'empêcher de relater un incident extrêmement comique qui m'arriva à propos de ce projet de cannibale. Un certain Dr. R. vivait à Genève (et y vit toujours) qui était le meilleur homme du monde, l'un des plus fidèles et des plus platoniques amoureux de la révolution, l'ami de tous les réfugiés. Il les soignait, les nourrissait, les abreuvait sur ses deniers. Vous aviez beau arriver tôt au Café de la Poste, il s'y trouvait déjà, qui lisait son troisième ou quatrième journal et vous faisait signe du doigt, mystérieusement, pour vous dire d'approcher et vous murmurer à l'oreille : - Je crois qu'aujourd'hui, Paris connaîtra une journée chaude. - Pourquoi çà ? - Je ne puis vous dire de qui je le tiens, mais seulement qu'il s'agit d'un homme proche de Ledru-Rollin; il était ici de passage... - Mais voyons, cher Docteur, n'attendiez-vous pas déjà quelque chose hier et avant-hier ? - Qu'est-ce que ça fait? Stadt Rom war nicht in einem Tage gebaut. 11 Ce fut donc à lui, en tant qu'ami de Heinzen, que je m'adressai dans ce café lorsque Heinzen publia son programme philantropique. - Powquoi, lui demandai-je, votre ami écrit-il des absurdités aussi pernicieuses ? La réaction pousse des cris, et à juste raison. Qu'est-ce que c'est que ce Marat transplanté dans une ambiance allemande? Et comment peut-on demander deux millions de têtes? R. parut gêné, mais ne voulut pas trahir un ami. - Ecoutez, finit-il par répondre, vous avez sans doute perdu quelque chose de vue : Heinzen parle de tout le genre humain, et dans ce nombre on trouverait au moins deux cent mille Chinois. - Ma foi, c'est différent ! Pourquoi les épargner? fis-je. Et de longtemps je ne pus me rappeler cette « circonstance atténuante » sans rire comme un fou. Deux jours après la rencontre aux Pâquis, le garçon 12 de l'Hôtel des Bergues où j'étais descendu se précipita dans ma cham10. Karl Heinzen (1827-1880) : journaliste dont les articles virulents dans le Allgemeine Zeitung, de Leipzig, et le Rheinische Zeitung aboutirent à l'interdiction de ces deux journaux. Après Genève, il gagna les Etats-Unis. 11. «Rome ne fut pas bâtie en un jour. ~ 12. En français.
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bre et, d'un air important, annonça : « Le général Struve et ses aides de camp ! » Je me dis que le gamin m'avait été envoyé par quelqu'un pour me faire une farce ou bien qu'il s'était trompé. Mais la porte s'ouvrit, et, Mit bediichtigem Schritt Gustave Struve tritt... 13 Avec lui venaient quatre messieurs. Deux d'entre eux étaient vêtus d'uniformes militaires comme ceux des Freischiirler de ce temps-là, 14 avec, de surcroît, de grands brassards rouges ornés de divers emblèmes. Struve me présenta sa « suite », en se référant démocratiquement à eux comme à« ses frères d'exil». J'appris avec plaisir que l'un d'eux, jeune homme d'une vingtaine d'années qui avait l'air d'un Bursch, 15 et qui, tout récemment encore, était un Fuchs, 16 occupait avec succès le poste de ministre des Affaires Intérieures par intérim ! De but en tilanc Struve se mit à me faire un cours sur sa théorie des sept plaies - der sieben Geisseln - les papes, les curés, les rois, les militaires, les banquiers, etc. et sur l'instauration de je ne sais plus quelle religion nouvelle, démocratique et révolutionnaire. Je lui fis remarquer que s'il dépendait de nous de fonder une nouvelle religion, mieux valait s'en abstenir et laisser cela à la volonté de Dieu, puisque, de par son essence même, cette affaire le concernait plus que nous. Nous entamâmes une discussion. Il laissa tomber une remarque à propos du W eltseele 17 et .je rétorquai que Schelling avait eu beau définir très clairement l'âme universelle, en la nommant das Schwebende, 18 je ne la saisissais pas complètement. Il bondit hors de son siège et, s'approchant de moi aussi près que possible, il dit : « Pardon, permettez », et commença à faire courir ses doigts sur ma tête et à les enfoncer, comme si mon crâne était un clavier d'accordéon. - En vérité, conclut-il en s'adressant à ses quatre « frères d'exil », Bürger Herzen hat kein, aber auch gar kein Organ der Veneration. 19 13. Paraphrase de la ballade de Schiller, Der Handschuhe (« Le Gant ») : Und hinein mit bediichtigem Schritt Ein Lowe tritt... (« A pas prudents entra un lion "• que Herzen remplace par « entra Gustave Struve.») 14. Volontaires. 15. Etudiant d'université faisant partie d'une corporation. 16. Etudiant de première année non encore admis dans une corporation. 17. « L'âme universelle. " 18. « Ce qm plane. " 19. « Le citoyen Herzen n'a pas, mais absolument pas la bosse du respect. "
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Tout le monde fut ravi de constater que je ne possédais pas la « bosse du respect :. . Là-dessus Struve me fit savoir qu'il était un
phrénologue illustre, et que non seulement il avait écrit un ouvrage sur le système de Gall, 20 mais qu'il avait choisi son Amalia selon ce système, après avoir, au préalable, palpé son crâne. Il m'assura que chez elle la bosse des passions était quasiment inexistante et que la partie antérieure de son crâne (où ces bosses sont localisées) était presque plate. C'est pour cette cause (qui aurait suffi à obtenir un divorce) qu'il l'avait épousée ! Struve était un grand original. Il ne mangeait que maigre, avec le lait en plus, ne buvait pas de vin et imposait cette diète à son Amalia. Jugeant que cela ne suffisait pas, il allait quotidiennement avec elle prendre un bain dans l'Arve, dont l'eau atteint à peine huit degrés à la mi-été, et n'arrive pas à se réchauffer tant elle descend vite des montagnes. Par la suite, il m'arriva de m'entretenir avec lui au sujet du régime végétarien. Je soulevai les objections habituelles : la structure des dents, la grande dépense d'énergie provoquée par l'assimilation de la fibre végétale; je lui donnai en exemple le faible développement du cerveau chez les animaux herbivores. Il m'écouta avec douceur, ne·se mit pas en colère, mais s'en tint à son opinion. Voulant sans doute m'impressionner, il me déclara, en guise de conclusion : - Savez-vous que l'homme qui a toujours absorbé une nourriture végétarienne purifie son corps au point de ne dégager aucune odeur après sa mort ? - Voilà qui est bien agréable, rétorquai-je, niais où est l'avantage ? Une fois mort, je ne pourrai en profiter ! Il eut même un sourire, mais reprit avec une conviction sereine : - Un jour vous changerez d'avis. - Quand aura poussé ma bosse du respect ! A la fin de 1849 Struve m'envoya un Almanach qu'il venait d'inventer à l'usage de l'Allemagne libre. Les jours, les mois, tout avait été traduit en un dialecte germanique ancien, fort difficile à comprendre. Chaque jownée était mise sous l'invocation non d'un saint, mais de deux personnages célèbres, comme par exemple Washington et Lafayette; en revanche, le dixième jour était dédié au souvenir d'ennemis du genre humain, tels Nicolas Ier et Metternich. Les jours de fête étaient ceux où l'on pouvait évoquer des hommes particulièrement illustres, comme Luther ou Christophe 20. Franz-Joseph Gall (1758-1828) : médecin autrichien, fondateur de la « science phrénologique '>.
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Colomb, et ainsi de suite. Dans son Almanach Struve avait galamment remplacé le 25 décembre, jour de la naissance du Christ, par la fête d'Amalia ! M'ayant un jour croisé dans la rue, il me dit, entre autres choses, qu'il serait bon de publier à Genève une revue en trois langues, co~une à toute l'émigration et capable de lutter contre « les sept plaies » comme d'entretenir « le feu sacré » des peuples alors écrasés par la réaction. Je lui répondis que ce serait, en effet, une chose excellente. A l'époque, la publication des journaux était véritablement épidémique : toutes les deux ou trois semaines surgissaient des maquettes, apparaissaient des spécimens, on distribuait des programmes puis deux ou trois numéros, après quoi tout disparaissait sans laisser de traces. Des individus qui n'étaient capables de rien se considéraient néanmoins aptes à faire un journal; ils grattaient cent ou deux cents francs et les dépensaient à sortir le premier et dernier numéro. C'est pourquoi l'intention de Struve ne me surprit nullement; par contre, je fus fort étonné en le voyant paraître chez moi le lendemain matin, vers les sept heures. Je crus qu'il était arrivé un malheur, mais lui, après s'être assis tranquillement, sortit de sa poche un papier et, se préparant à me le lire, me dit : - Bürger, comme vous et moi sommes tombés d'accord hier sur la nécessité de publier une revue, je suis venue vous en lire le programme. Lecture faite, il m'informa qu'il comptait se· rendre chez Mazzini 21 et chez beaucoup d'autres, afin de les inviter à un conciliabule chez Heinzen. Je l'accompagnai chez ce dernier : assis sur une chaise, l'air féroce, il tenait dans sa patte énorme un cahier; il me tendit l'autre main et marmonna d'une voix épaisse : Bürger, Platz! 22 Il y avait là peut-être huit personnes : des Français et des Allemands. Je ne sais plus quel ex-représentant du peuple à l'Assemblée Législative française était en train de rédiger un projet de budget et d'écrire quelque chose d'une écriture penchée. A l'arrivée de Mazzini, Struve proposa de lire le programme élaboré par Heinzen. Ce dernier s'éclaircit la voix et commença à lire en allemand, bien que la langue commune à tous fût le français. 21. Mazzini avait émigré en juillet 1849; c'est à Genève qu'il fit la connaissance de Herzen. L'année suivante il alla vivre à Londres, où ils se retrouvèrent à nouveau en 1852. (y. dans Autour d'Alexandre Herzen, op. cit., Lettres de patriotes italiens à Herzen, pp. 67-81.) 22. « Citoyen, prenez place 1 »
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Comme ils n'avaient pas l'ombre d'une idée neuve, leur programme n'était que la millième variante de ce verbiage démocratique qui constitue la même espèce d'exercice de rhétorique sur des textes révolutionnaires que les sermons des prêtres sur des textes bibliques. Prenant les devants de façon indirecte de crainte d'être taxé de socialisme, Heinzen nous assura que la république démocratique résoudrait d'elle-même le problème économique à la satisfaction générale. L'homme qui avait réclamé sans flancher deux millions de têtes, craignait que son organe de presse fût tenu pour communiste ... Je lui fis une objection quand il eut fini de lire, mais je pus deviner, d'après ses répliques brusques, d'après l'intervention de Struve et la gesticulation du représentant français, que nous avions été invités à ce conciliabule afin d'accepter le programme de Heinzen et Struve mais nullement pour le discuter. Voilà qui était parfaitement en harmonie avec la théorie du gouverneur militaire de Novgorod, Elpidiphore Antiochovitch Zourov. 23 Bien que Mazzini eût écouté d'un air mélancolique, il donna néanmoins son accord et fut quasiment le premier à souscrire pour deux ou trois actions. Si omnes consentiunt, ego non dissentio, me dis-je, à la manière de « Schufterle », dans Les Brigands, de Schiller. 24 Et moi aussi je souscrivis. Toutefois, il n'y eut pas assez d'actionnaires. Le Français avait beau calculer et vérifier, la somme souscrite se révélait insuffisante. - Messieurs, dit Mazzini, j'ai trouvé le moyen de vaincre cette difficulté : publiez votre revue d'abord en français (M. Vuilleumier, op. cit. pp. 33-34, d'après de très nombreux documents). (64) Préface à la publication de certains chapitres de la cinquième partie dans le Kolokol : c .Il y a une dizaine d'années que sous un titre qui n'est pas celui que l'auteur lui a donné: Le monde russe et la Révolution, M. Delaveau a publié une très bonne traduction du russe des premiers volumes de mes Souvenirs et Pensées. Cet ouvrage, complètement épuisé maintenant, a eu quelque succès. Des amis que j'estime et en le goût desquels j'ai une grande confiance, m'ont exprimé plusieurs fois le désir de voir la traduction des volumes suivants. Je voulais faire l'édition de tout l'ouvrage... Je n'avais pas de traducteur sous la main, et le temps passait. « Sur de nouvelles instances et pour tout arranger, j'ai promis de donner cet automne, dans quelques feuilletons du Kolokol, des fragments du IV• volume, dont la traduction a été faite par mon fils et revue par moi. « Ces fragments n'ont d'autre droit d'hospitalité dans le journal que celui que leur donne le désir de mes amis. Pourtant quelques scènes des temps orageux (1848-1852) du monde européen, décrites par un Russe, quelques profils de réfugiés c peints par eux-mêmes et dessinés par un autre :., peuvent avoir un intérêt sui generis pour les lecteurs qui ne connaissent pas la langue russe. :. 21 août 1868 Château de Prangins, près Nyon. Ces trois petits volumes de la traduction d'Hippolyte Delaveau représentent un texte incomplet, auto-censuré en quelque sorte : publiés en -1860, ils
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devaient être approuvés par la censure française et la police russe. La traduction n'est pas « très bonne », mais Herzen était indulgent pour ce premier traducteur d'une partie de B. i. D. Du reste, il faut bien dire que depuis H. Delaveau et jusqu'à nos jours il n'y en a pas eu d'autre en France ... « Le IV" volume » : rappelons qu'après bien des modifications, il est devenu le v•. La préface ci-dessus est donnée dans A.S. d'après les « manuscrits de Prague », aujourd'hui aux Archives centrales de Littérature et d'Art, Moscou. Elle parut dans le n• 12 du Kolokol, à la date du 15.1X.1868. (65) Mazzini avait décidé que, parallèlement au soulèvement de Milan {qui eut lieu et échoua le 6.11.1853) Satii et Orsini soulèveraient l'Italie 'Centrale. Saffi arriva à Sarzana, d'où il franchit les Apennins et attendit à Bologne, du 6 au 15 février, les c bonnes nouvelles » qui ne vinrent pas. (66) Les attaques de K. Marx contre Heinzen avaient commencé dès la fin de 1847. « Par-delà l'océan » fait sans doute allusion à des articles de J. Weidemeyer publiés à New York en 1852. D'autre part, Arnold Ruge s'en était pris sur un ton .grossier au texte de Herzen, Du Développement des idées révolutionnaires en Russie, paru dans la traduction allemande. (67) M. Vuilleumier cite ce portrait « politico-psychologique » de Fazy, fait par Herzen et demeuré inédit de son vivant : c James Fazy, c'est la peine éternelle du patriciat de Genève, sa torture .avant la mort, son bourreau. Son pilori, prosecteur et fossoyeur. Sang dé leur sang, chair de leur chair, descendant d'une des anciennes familles qui s'ennuyaient pour le bon Dieu avec Calvin, Fazy leva sans scrupule sa main parricide pour terrasser les pieux vieillards à cheveux d'argent et à la bourse d'or. « Se mettant à la tête des mécontents, il prit ces « oncles de la patrie :. élus par leurs propres fermiers, employés et commis, par le collet et les jeta dehors du Grand Conseil. Après quoi, très naturellement, il se mit à leur place et, séance tenante, vota pour soi-même et se confia au nom du peuple ,genevois une puissance dictatoriale. Saint Gervais et la pauvre Genève étaient en jubilation. » (68) La police française, après 1848, coopérait volontiers avec la russe en ce qui concernait les émigrés russes et polonais, comme le prouvent entre autres, les rapports de N. D. Kissélev, ambassadeur de Russie à Paris, .adressés à 'Pétersbourg, au ministre des Affaires Etrangères. Par l'intermédiaire du consul général de Russie, de Spiess, Kissélev obtint du préfet de police qu'on exercât sur Herzen une surveillance c active », « afin de vérifier l'exactitude des accusations portées contre cet individu :.; en même temps, c la prudence commandait » de ne pas donner d'ordre écrit pour effectuer une perquisition au domicile de Herzen, « au cas où une raison s'en présenterait », perquisition (précisait le consul à l'ambassadeur) qui pourrait aboutir « à des découvertes fort utiles pour nous ». (K. Tome Il, p. 522, publie l'extrait d'un très édifiant rapport de Kissélev.) Informé, Nicolas 1"' ordonna de confisquer tous les biens de Herzen en Russie et de lui intimer l'ordre de revenir immédiatement. Ses biens comprenaient son domaine de la province de Kostroma (hérité de son père) 30.000 roubles-or à Moscou et 106.000 roubles appartenant (par legs) à sa mère, le tout dans ce qu'on appelait le c Conseil de Tutelle », qui servait alors de banque de la noblesse. Peut-être le plus étonnant de cette affaire, c'est que le gouvernement wiirtembourgeois tenta de se saisir de l'argent de Mme Luisa Haag sous prétexte qu'elle était « sujette würtembourgeoise » et c dilapidait en Suisse » sa fortune à venir en aide aux « fugitifs
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politiques » et à les c soutenir dans leurs entreprises révolutionnaires· :.. Herzen raconte au chap. XXXIX (t. Ill) comment il sauva sa fortune et celle de sa mère grâce à une très subtile intervention du baron James de Rothschild, qui commença ses démarches par une lettre datée de Paris, le 29.XII.1849, et les continua par le truchement de son représentant à Pétersbourg, M. Hassler, qui parvint à faire revenir le tsar sur son ordre de mettre l'embargo sur l'argent de Herzen et de sa mère. (Avril 1850.) (69) Les Arabesques furent publiées pour la première fois non dans Je T. IV de E.P. mais dans le Il, 1856. La première - Il Pianto - était immédiatement suivie de la dédicace empruntée à Pouchkine; la deuxième n'avait pas de titre, et n'était indiquée, dans la table des matières, que comme « Addition ». Le titre général, Arabesques Occidentales, second cahier, ne parut que dans l'édition B. i. D. de Genève (1867). La Dédicace, suivait Post scriptum, comme dans le présent volume et dans la plupart des éditions en notre siècle. (A.S.) (70) On consultera avec grand profit le texte d'une conférence prononcée le 28.IV.1972, à l'Institut des Hautes Etudes de Belgique, par M. le professeur Michel Mervaud : L'Amérique dans l'œuvre d'Alexandre Herzen (publiée en tirage à part par les soins de l'Ecole pratique des Hautes Etudes-Sorbonne, vol. XIII, 4" cahier). Il n'est pas possible dans la limite de ces notes d'exposer toutes les pensées, convictions, hésitations et restrictions de A. 1. Herzen au sujet des. Etats-Unis d'Amérique. Qu'il suffise de préciser ici, d'après les recherches de M. Mervaud, que Herzen s'intéressait déjà à l'Amérique dans sa jeunesse, dans sa période romantique et schellingienne. En 1836 il failjait le parallèle entre ce pays et la Russie, thème qu'il suivra, avec des variantes, jusqu'au bout. Plus tard, c'est de son point de. vue réaliste qu'il regarde l'Amérique. Après la déception de 1848 et son dégoût pour la vieille Europe, « l'image de l'Amérique se ressent de la crise ». Nous avons vu qu'il n'aspire pas à y aller. Pourtant, en 1849, il est tenté, il hésite entre l'Angleterre et l'Amérique : il doit à tout prix chercher refuge là où l'on respecte la liberté individuelle. Mais : c Que ferons-nous sur un sol vierge ? » Il avoue qu'il est un « mauvais Robinson ! » Et on ne quitte pas comme ça le théâtre des opérations; il faut assister jusqu'au bout à la tragédie européenne et surtout accomplir fidèlement la tâche qu'on a entreprise : la propagande russe. Il doit continuer à faire entendre la voix de la Russie. En 1854 il a renoncé pour de bon : c Les choses deviennent de plus en plus intéressantes et partir maintenant ressemblerait à une fuite. » Encore une fois, il n'est pas possible ici de suivre Herzen sur ce terrain jusqu'au bout. Disons néanmoins qu'il a vu, avec une étrange prescience, que l'Amérique et la Russie étaient- et surtout seraient - complémentaires bien que divergentes. La Russie, écrit-il, n'aura qu'un seul compagnon de route, qu'un seul camarade : l'Amérique du Nord. (Art. Amérika i Sibir.) Et dans un article du Kolokol, du 15 avril 1867, il se glorifie « d'avoir été le premier à attirer l'attention sur l'alliance de la Russie et de l'Amérique».
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TABLE DES MATIERES
Chronologie Abréviations
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Quatrième Partie MOSCOU, PETERSBOURG ET NOVGOROD 1840-1847 Chapitre XXV :Dissonances.- Un nouveau cercle.- Hégélianisme effréné.- V. Bélinski.- M. Bakounine et d'autres. - Querelle avec Bélinski et réconciliation. --'- Dispute avec une dame, à Novgorod. - Le cercle de Stankévit~h . . . . . 13 Chapitre XXVI :Mise en garde. -Science héraldique. La chancellerie du ministre. - La Troisième Section. - Histoire d'une sentinelle. - Le général Doubelt. - Le comte Benkendorf. - Olga Alexandrovna Jérébtzova. - Deuxième exil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 Chapitre XXVII : Administration provinciale. - On me charge... de ma surveillance ! Les Doukhobors et Paul r•. Pouvoir des hobereaux et de leurs épouses. - Le comte Arak;tchéev et l~s ~o~onies militaires. - Une enquête de 85 canmbales. - Detmss10n . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre XXVIII : Grübelei. - Moscou après mon exil. Pokrovskoïé.- La mort de Matvéi.- Le prêtre Jehan . . 101 Chapitre XXIX: I. LES NOTRES: Le cercle moscovite.Propos de table. - Les Occidentalistes . . . . . . . . . . . . . . . . 123 . H. SUR LA TOMBE D'UN AMI . . . . . . 133 Chapitre XXX : I. LES AUTRES : Les Slavophiles et le panslavisme.- Khomiakov.- Les Kiréevski.- C. Aksakov. -P. I. Tchaadaïev . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145 U. SOIREES MOSCOV111ES . . . . . . . . . 165 433
Chapitre XXXI: Le décès de mon père.- L'héritage.- Le partage. -Les deux neveux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre XXXII : Dernier séjour à Sokolovo. - Rupture théorique. - Situation tendue. - Dahin! Dahin! . . . . . . Chapitre XXXIII : Un policier en guise de valet. - Le maître de poste Kokochkine. - « Le désordre au sein de l'ordre».- Encore Doubelt.- Le passeport . . . . . . . . . . . . N. Kh. Ketcher (1842-1847) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un épisode de l'année 1844 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Cinquième Partie PARIS, ITALlE, PARIS 1847-1852 Avant la Révolution et après. Introduction . . . . . . . . . . . . . Chapitre XXXIV : Le passeport perdu. -. Kônigsberg. Un nez artificiel. - Nous sommes arrivés! Et nous repartons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre XXXV : Lune de miel de la République. L'Anglais à la veste de fourrure.- Le duc de Noailles.- La Liberté et son buste, à Marseille. - L'Abbé Sibour et la République Universelle, en Avignon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Arabesques Occidentales. Premier Cahier : 1. Le songe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Vers l'orage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre XXXVI : La Tribune des Peuples. -Mickiewicz et Ramon de la Sagra. - Les choristes de la révolution du 13 juin 1849.- Le choléra à Paris.- Le départ . . . . . . . . Chapitre XXXVII: La Tour de Babel.- Les Umwiilzungsmiinner allemands. - Les Montagnards rouges français. Les fuorusciti italiens à Genève. - Mazzini. - Garibaldi. - Orsini. - Tradition romane et germanique. - Promenade sur le « Prince Radetzky » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre XXXVIII: La Suisse.- James Fazy et les réfugiés. - Monte-Rosa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Arabesques Occidentales. Second Cahier : I. Il Pianto . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Post-scriptum . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Commentaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Achevé d'imprimer sur les presses de la Société Nouvelle des Imprimeries Delmas à Artigues-près-Bordeaux.
Dépôt légal 2• trimestre 1976. N" d'impression : 29910.