OSEKI-DEPRÉ, Ines. THEORIES ET PRATIQUES [PDF]

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Zitiervorschau

INES OSEKI-DEPRE

Théories et pratiques *

de la

traduction littéraire

Chapitre 1

Les théories prescriptives

1 LES PRÉCURSEURS Les théories prescriptives de la traduction rejoignent les théories norm atives de la langue française. O n peut considérer que font partie de ces théories les th é o ­ ries q u 'o n appellera classiques, construites à partir des rem arques d ’un traducteurauteur qui se pose en exemple et d o n t la traduction illustre les propos qu'il énonce. C ette théorie, to u t en s’appuyant sur des confessions personnelles de traducteurs, défend une argum entation qui prône l’élégance e t/o u l’adaptation aux habitudes de la langue d ’arrivée au détrim ent d ’une exactitude qui serait en quelque sorte étriquée. Cicéron est incontestablem ent le prem ier théoricien de ce c o u ra n t1 ; on peut trouver, dans la préface à sa traduction des Discours de Démosthène et d ’Eschine2, qui est un traité sur l’éloquence, les propos suivants : .i. p a r ex e m p le . C ic ê ro n avo it p a rié notre lang ue, il eût p a rlé d e m êm e q u e n o us le faisons p a rle r clans notre tra d u c tio n '. 2.

).

« Il faut d istin g u er la beauté d e notre prose d 'a v e c c e lle de nos vers > tee qui veut d ire, éviter la rim e d a n s la prose».

4.

« Il ne faut, dans notre tradu ctio n , ni faire de longues p é rio d es, ni aussi affecter un stile trop c o n c is . Et c o m m e notre lang ue est de soi p lu s long u e q ue le latin, et d e m a n d e pius de mots po u r ex p rim e r tout le sens, il faut tâ ch er d e g ard er un juste m ilie u entre

C ilé par Zuber, op. cit.. p. 14 5. H o race, Art poétique, v. 134. C 'esi nous qui soulignons.

34 • Pa r t ie I Théories

l'excessive abondance des paroles qui rendroit le stile languissant, et la brièveté exces­ sive qui le rendroit obscur. » 5. 6.

Conserver « les rapports justes et égaux entre les membres d'une même période. » « Il ne faut rien mettre dans notre traduction dont on ne puisse rendre raison, et que l'on ne puisse dire pourquoi on l'a mis : ce qui est plus difficile qu'on ne pense. »

i

7.

Il ne faut jam ais « com m encer deux périodes ou deux membres par la même "parti­ cule" ».

!

8.

Éviter les allitérations cacophoniques, « puisque toute l'harmonie du discours est pour plaire aux oreilles et non aux yeux ».

9.

«O rganiser la matière en nombre de cinq, sept ou parfois huit syllabes et les réserver pour les fins de périodes, qu'orneront des clausules. »

10.

« Couper les périodes trop longues en plusieurs petits membres. »

O r, ici une rem arque s’impose, car si les trois premières règles relèvent effec­ tivem ent des exigences d ’exactitude et de fidélité et que la quatrièm e tient com pte des différences linguistiques entre le français et le latin, les six suivantes n ’échappent pas aux exigences de leur tem ps, des valeurs relatives à leur horizon d ’attente. Il y est, en effet question de justesse ou équilibre des parties (équili­ brer les rapports, couper des phrases trop longues), de clarté (raison), d ’e u p h o ­ nie et d ’évitem ent de la répétition, règles qui sont suivies d ’une certaine manière et tacitem ent ju sq u ’à la fin du XXe siècle. Ce que Z uber - passionné de son siècle - semble ne pas prendre en com pte, c’est l’aspect extrêm em ent tyrannique de cette façon de traduire qui s’im posera aux siècles futurs.

4 LE XVIIIe SIÈCLE ET L'ADAPTATION O n aim erait présenter ici l’une des rares études sur la traduction qui s’intéresse non seulem ent à la réception de la traduction mais qui tente d ’analyser les raisons p o u r lesquelles les traducteurs, à un m om ent donné, sont entièrem ent priso n n iers de la réception de leurs textes. Dans les Belles Infidèles*, Georges M ounin m ontre, entre autres choses, com m ent au x v i i i 0 siècle, dans le souci de préserver une certaine représentation de la littérature et à l’intérieur d ’un système de conventions devenu extrêm em ent pesant, à l’image de la société française de ce siècle, les traducteurs font plus que traduire selon des conven­ tions classiques (en suivant les préceptes d ’Etienne D olet) : ils adaptent. C ’est que les traducteurs du xvm c siècle o n t, entre autres choses, à satisfaire au g o û t du public lettré, devant non seulem ent se plier aux règles grammaticales, stylistiques, rhétoriques en vigueur dans leur siècle, mais aussi bien travestir le conten u des textes traduits, à savoir, les textes de l’A ntiquité gréco-rom aine. Il

1

Georges Mounin, Les Belles Infidèles, Cahiers du Sud, 1959.

Les théories prescriptives * 35

s'agit d ’un siècle où la traduction n ’est plus l’activité prestigieuse (socialem ent et artistiquem ent) q u ’elle a pu être d u ran t les siècles antérieurs. Ainsi, M ontesquieu dans Les Lettres persanes (Lettre CXXVIII, Rica à Usbeck, le dernier de la lune de Rebiab, 2, 1719), lance-t-il une pointe aux traducteurs : «J'ai une grande nouvelle à vous apprendre, s'écrie un personnage parisien. Je viens de donner mon Horace au public. - Com m ent ! dit le géomètre, il y a deux m ille ans qu'il y est. - Vous ne m'entendez point, reprit l'autre, c'est une traduction de cet ancien auteur que je viens de mettre au jour : il y a vingt ans que je m 'occupe à faire des traductions. Q uo i ! monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ! Vous parlez pour les autres et ils pensent pour vous. - Monsieur, dit le savant, croyez-vous que je n'aie pas rendu un grand service au public de lui rendre la lecture des bons auteurs fam iliè re?- ]e ne dis pas tout à fait cela ; j'estime autant qu'un autre les sublimes génies que vous travestissez ; mais vous ne leur ressemblez point : car si vous traduisez toujours, on ne vous traduira jamais. Les traductions sont com m e ces monnaies de cuivre qui ont bien la même valeur qu'une pièce d'or, et même sont d'un plus grand usage pour le peuple ; mais elles sont toujours faibles et d'un mauvais aloi. Vous voulez, dites-vous, faire renaître parmi nous ces illustres morts : et j'avoue que vous leur donnez un co rp s; mais vous ne leur rendez pas la vie. Il y manque toujours un esprit pour les animer. Q ue ne vous appliquez-vous plutôt à la recherche de tant de belles vérités qu'un calcul facile nous fait découvrir tous les jours1 ? »

L'un des traducteurs les plus connus et exemplaires (pour les com m entaires qu'elle no u s laisse) à cette ép o q u e est une trad u ctrice, M me D acier, Anne Tanneguv-Lefebvre, 1 6 51-1720, épouse d ’A ndré Dacier avec qui elle a traduit La Vie des hommes illustres de Plutarque, après Amyot. M mc Dacier a, de son côté, entrepris plusieurs traductions, de Plaute, Aristophane, T érence et enfin de l’Iliade et de Y Odyssée qui lui valurent la gloire. Défenseur des Anciens et particulièrem ent d ’H om ère, la traductrice de Y Iliade, expose deux types de difficultés rencontrées dans sa traduction : la prem ière, d’ordre poétique ; la seconde, de l’ord re des valeurs éthico-esthétiques de 'époque (m orale et réceptive). D 'ab o rd , il lui est impossible de conserver « la grâce, la beauté, la force et "harm onie» du vers hom érique. Puis, la grandeur, la noblesse et l’harm onie de ia diction sont «au-dessus de ses forces et au-dessus des forces de notre angue»-. Le texte d ’H om ère est donc parfait et intraduisible. D 'un autre côté, ce que M me Dacier entend par faiblesses de la langue franjaise ne se situe pas seulem ent au niveau de la langue à proprem ent parler, comme on a pu le voir par la richesse de sa littérature. Ce q u ’elle entend par la .ingue ce sont les usages devenus puristes, conform istes. Il s'agit, rappelle M ounin, du procès historique d ’une langue traductrice donnée. «A ch ille , Patrocle, Agamemnon et Ulysse, occupés à des fonctions que nous appelons serviles, seront-ils soufferts aujourd'hui par des personnes accoutumées à nos héros bour­ geois (sic), toujours si polis, si doucereux et si propres ? (P. 5.)

Montesquieu, comme la plupart des auteurs de ce siècle, estime, en erfet. qu'il vaut mieux penser en français dos idées nouvelles, piutôt que de traduire des Anciens (toujours la querelle des Anciens et des Modernes). I

introduction à l'Iliade, A. Leide, Weistein et fils, 1766, cité par Mounin.

3 6 • Partie I Théories

Hom ère parle souvent de chaudrons, de marmites, de sang, de graisse, d'intestins, etc. O n y voit des princes dépouiller eux-mêmes les bêtes et les faire rôtir. Les gens du monde trouvent cela choquant. Mais, dit-on, qui peut souffrir que des princes préparent eux-mêmes leur repas ; que les fils des plus grans Rois gardent leurs troupeaux, qu'ils travaillent eux-mêmes, et qu'A chille fasse ch ez lui les fonctions les plus serviles ? Q u e doit-on attendre d'une traduction en une langue com m e la nôtre, toujours sage, ou plutôt timide, et dans laquelle il n'y a presque point d'heureuse hardiesse, parce que toujours prisonnière dans ses usages, elle n'a pas la moindre lib e rté ?»

N ous ne som m es plus au siècle de Rabelais, et la bienséance de cette langue ne se concilie pas avec son original, ce q if H om ère a su Faire. D ’après la traductrice, H om ère sait dissimuler le désagrém ent de certains termes grâce à un contexte harm onieux, créé avec art. Pour le poète grec, en effet, il était plus aisé de mélan­ ger les choses belles avec les choses moins belles, mais, «cette com position mêlée est inconnue à notre langue : elle n ’adm et point ces différences; elle ne sait que faire d ’un m o t bas, dur, ou désagréable». O n voit ici com m ent se m êlent, en revanche, les jugem ents sur la langue et sur l’usage. Ce problèm e, en fait, se retrouve déjà au X V IIe siècle, puisque, com m e on l’a vu précédem m ent, ces deux siècles sont ceux de la consolidation du pouvoir et de la langue officielle française. O n rappelle que déjà, en 1681, M. de La Yalterie avait proposé une traduc­ tion com plète, en prose, des deux épopées hom ériques, précédée d ’une profes­ sion de foi :

I I I I

« Pour prévenir le dégoût que la délicatesse du temps aurait peut-être donné de mon I travail, j'ai rapproché les mœurs des Anciens autant qu'il m'a été permis, le n'ai pas osé I faire paraître A ch ille, Patrocle, Ulysse, et Ajax dans la cuisine, et dire toutes les choses que I le poète ne fait point de difficulté de représenter, le me suis servi de termes généraux, dont I notre langue s'accom m ode toujours mieux que de tout ce détail, particulièrement à l'égard de certaines choses qui nous paraissent aujourd'hui trop basses, et qui donneraient une I idée contraire à celle de l'auteur, qui ne les considérait point com m e opposées

la raison I

et à la nature (cité par Egger, p. 22). »

Plus tard, A ntoine H o u d ar de La M otte a proposé une sorte d ’abrégé de | l’Iliade en vers, en douze chants au lieu de vingt-quatre sur lequel il dit : «J'ai voulu que ma traduction fût agréable, et de là il a fallu substituer les idées qui plai­ sent aujourd'hui à d'autres idées qui plaisaient du temps d'Hom ère : il a fallu, par exemple adoucir la préférence solennelle qu'Agamemnon fait de son esclave à son épouse1. »

Ici, il est très net que l’argum ent de la faiblesse de la langue a fait place à celui des m œ urs en vigueur dans le siècle. Pour en revenir à M mc Dacier, il serait intéressant de voir quels sont ses présupposés traductifs : en prem ier lieu, elle s'inspire du vieil Eustathe qui, dès le V Ie siècle, avait entrepris de prouver q u 'H o m è re ne contient rien de contraire à la religion chrétienne. Puis, elle suit ce q u ’on peut appeler l’H ô tcl de R am bouillet, d ’où ém anent les règles de bienséance traduisante.

1

L'Iliade. Poème avec un discours sur Homère. Paris, Chez Grégoire Dupuis, MDCCXX, ,!\ec appro­ bation st la première à ne pas oser reproduire les comparaisons homériques, faisant des périphrases pour les éviter; ainsi pour Ajax, comparé à l’âne, elle dira : Com m e on voit l’animal parient et robuste, mais lent et paresseux », etc. Cet exemple, poursuit Egger, a été suivi par bien d ’autres traducteurs du x y i i i 0 siècle. Bitaubé utilise la même périphrase pour l’âne et Lebrun fait dire à H om ère : «Tel cet animal utile, q u ’outragent nos dédains ». Cordier de Launay dira en 1781 : « Sa lenteur semblable à celle de cet animal tardif et laborieux », etc. Dotremis, un autre traducteur du siècle, dira pour résumer la poétique des belles infidèles : y[m c i>a c j e r

« L'obstination de cet âne, comparée à celle d'Ajax, voilà l'idée principale : le poète n'offre ici qu'une idée accessoire, celle de la lenteur. Q ui em pêche que dans ma traduction, j'en ajoute plusieurs, les unes prises à l'objet même i . ..j, les autres tirées de la langue dans laquelle j'écris, puisqu'elle m'en offre de partic ulières... et de ce mélange, s'il est fait avec discernement, résultera un ensemble d'images propre à faire reconnaître l'objet dont parle mon auteur, sans qu'il soit nécessaire de décliner le nom qui certainement en fran çais détruirait l'harmonie du vers. Le goût permettant ici d'allonger le texte, je traduirai : Com m e on voit cet objet de nos mépris injuste. Cet esclave de l'homme, aux accents si robustes. C e quadrupède utile, obstiné, paresseux, Compagnon dédaigné de nous coursiers fougueux, Q u e l'avare Cybèle, en des bords aquatiques. Nourrit de roseaux verts et de chardons rustiques1... »

« De même un âne rétu entre dans un champ, malgré les efforts des enfants qui brisent leurs bâtons sur son dos... Ainsi les magnanimes Troïens et leurs allies frappaient de leurs lances Ais, le grand lils de Télamôn /•, Leconte de Lisle.

38 • P a r t ie I Théories

C ette façon de traduire, on la trouve égalem ent chez Rivarol, traducteur de D ante, disciple de l’abbé Delilie dans l’art de to u t dire avec élégance1. En effet, on p eu t rappeler ses propos : « J ’avoue donc que toutes les fois que le m ot à m ot n ’offrait q u ’une sottise ou image dégoûtante, j’ai pris le parti de dissim uler; mais c’était p o u r me coller plus étro item en t à D ante, même quand je m ’écartais de son texte : la lettre tue et l’esprit vivifie. T an tô t je n ’ai rendu que l’intention du p oète, et laissé là son expression ; tan tô t j’ai généralisé le m ot, et j’en ai restreint le sens ; ne pouvant pas offrir une image de face, je Fai m ontrée par son profil ou son revers : enfin il n ’est point d ’artifice d o n t je ne me sois avisé, dans cette traduction que je regarde com m e forte étude faite d ’après un grand poète. » ( L ’enfer, note au C hant XX.) Ainsi le vers Le natiche bapjnava per lofesso, dans lequel Dante décrit les larmes des devins qui leur baignent les fesses, est traduit par « leurs larmes qui n ’arro­ sent plus leurs poitrines». Il faut toutefois reconnaître à Rivarol le mérite d ’avoir un regard assez critique sur sa pratique : d ’un côté il estime que la traduction ne sert pas seule­ m ent à la gloire du poète, de l’autre que c’est un moyen de faire progresser la langue, m êm e s’il ne p erm et jamais d ’égaler en beauté l’original. En effet, avant les rom antiques allem ands, il croit à la force nourricière de la traduction qui perm ettra à la langue française non seulem ent de connaître ses limites, mais d ’ac­ croître le nom bre de ses possibilités. Et cela s’o b tient par le travail de traduction. Pour conclure, et en reprenant M ounin, le culte de la traduction dite élégante, qui ne fut que le culte de la traduction conform e aux bienséances d’une forme sociale donnée, a survécu, contrairem ent à ce q u ’on croit, jusque vers la fin du XIXe ; il nous trom pe encore, à notre insu, dans plus d ’un texte aujourd’hui. C et état de choses, que l’on observe en diachronie-, m ontre la ténacité de la position classique q u ’illustrent toutes ces théories qui se trouvent à la base, d ’après no tre analyse, des norm es du système traductiffrançais. Les «tendances déform antes» de la traduction française analysées par Antoine Berman que l’on verra plus loin3 n ’en sont que l’envers. La position traductive dite libre au cours des siècles est devenue de plus en plus servile. L’ouvrage d ’E dm ond Cary ( C om m ent fa u t- il traduire ?, P.U .L., 1985) est très significatif parce que l’auteur - m odernité oblige - ne prescrit rien, malgré les apparences. Il tisse des consi­ dérations sur la prose, sur la poésie, sur l’authenticité de certaines traductions, pour arriver à la conclusion que c’est la som m e des traductions, toutes diffé­ rentes, qui pou rraien t rendre com pte d ’un original très riche.

1

Cf. infra, ies commentaires de Delilie à son Enéide.

2

Si l'ouvrage de Michel Ballard, cité plus haut, retrace, dans une perspective plutôt diachronique, l'histoire des propos traductifs théoriques depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, l'ouvrage de Georges Mounin, Les Belles Infidèles, es« enlièrement consacré à la traduction au w iii ** siècle où les positions classiques se mêlent à des positions particulières au siècle et où on atteint sans doute la plus grande distance entre l'original et la traduction (cf. op. cit.. p. 165). Dans les deux ouvrages, on peut lire les propos tenus durant la Renaissance, les xvii*- (avec un Malherbe) et xvih* ¡avec de Méziriac sur Amyot) concernant la traduction élégante, préoccupée de la lisibilité, de la clarté, en bonne langue.

3

Cf. Les Tours de Babel, T.E.R., 1985.

I I I

I I I I

Les théories prescriptives « 3 9

5 UNE POLEMIQUE TOUIOURS ACTUELLE : ANTOINE BERMAN VERSUS UMBERTO ECO On aim erait, pour conclure cette partie prescriptive, rappeler l’analyse établie par Antoine B erm an1 concernant les « tendances déform antes » de la traduction en France. N o u s savons to u t ce que nous devons à ce chercheur en « traductologie», ce philosophe-traducteur, d o n t les co n tributions ne se m esurent pas, et ce, que ce soit au niveau de la théorie, de l’analyse ou de la pratique, en tant que traduction. Sa position, que l’on examinera plus en détail au prochain chapitre, généreuse et largem ent inspirée des théories des rom antiques allemands, est assez critique, non pas tellem ent vis-à-vis des traducteurs classiques, mais des traducteurs contem porains. A ntoine Berman dresse le répertoire de ce q u ’il appelle les tendances d éfor­ mantes de la traduction, non sans attirer notre attention sur le fait que « mal traduire » un rom an, soit « l’hom ogénéiser », est aussi grave q u ’un crime de lèseculture : «T rahir la forme rom anesque, c’est m anquer le rapport à l’étranger qu’elle incarne et manifeste ». Ces tendances, selon l’auteur, se retrouvent chez ieTTrançais, mais aussi chez les Anglais, les Espagnols, les Allemands, ceux qui détiennent les langues dom inantes. Elles form ent un to u t systématique d o n t fina­ lement le but, conscient ou inconscient de la part du traducteur est la destruction de la lettre des originaux au seul profit du «sens» et de la belle forme. O r, si on regarde les topiques, les intitulés des tendances telles q u ’elles appa­ raissent chez Berm an, on peut se rendre com pte très vite que certaines d ’entre elles corresp o n d en t assez bien à ce que E tienne D olet énonçait au xvi° siècle comme des prescriptions^ Ainsi, font partie des prescriptions classiques les premières tendances q u ’il énum ère, à savoir la rationalisation, tendance clas­ sique m ain ten u e-ju sq u ’à nos jours, renforcée par l’école et les exigences du bon g o û t» des grandes maisons d ’édition au m êm e titre que la clarification et [ennÔïïïïssement, la prem ière im pliquant souvent q u ’o n explicite ce qui n ’est pas l i t dans l’original, la seconde recoupant l’homogénéisation et im pliquant ce qu’Étienne D olet prescrivait déjà au X V Ie siècle. Q u a n t aux autres tendances, on dirait p lu tô t q u ’elles dérivent des principes classiques qui constituent les points cités. IS allongemen t correspond à l’expliciration (donc à la clarification ) ; les appauvrissements qualitatif et quantitatif, ainsi que les destructions du système original et l’effacem ent de polvlogisme sont ies conséquences de l’hom ogénéisation. O n aura l’occasion d ’év o q u er à nouveau ces p o in ts à p ro p o s de Chateaubriand ou de la traduction de Klossowski. Les trois premières tendances, la rationalisation, lu claiification. UallongemeuLsont, com m e on pourrait s’en douter, liées. Dans le» prem ier cm,Oc traducteur apporte des modifications au texte selon l’idée qu'il a ae l’o rdré'du discours. Ces modifications touchent la structure des phrases (nouvel arrangem ent) et sont

* L'analytique de la traduction et la systématique de la déformation », in Les Tours de Bj Ijc I. op. ci;.

4 0 • P a r t ie I Théories

constituées, par exemple, par l’élimination des redites, par l’adjonction des propo­ sitions relatives et des participes, o u , au contraire, par l’introduction de verbes dans les phrases qui en sont dépourvues. La modification la plus courante est, sans conteste, la m odification de la ponctuation (voir Zuber) et ce sans égard vis-à-vis des intentions de l’auteur. Le corollaire de ces tendances est Vabstraction, qui veut que les substantifs remplacent les verbes, ce qui se remarque aussi bien dans la -p. traduction de la prose que dans celle de la poésie. Dans le deuxièm e cas, les m odifications sont apportées dans le sens de la clarté du ïïîscoursi Ainsi la « d éfin itio n » des articles du texte original. Cette clarification n ’est pas à confondre avec [’explicitation, ni avec la mise à jour dont parlent G oethe ou H ölderlin, puisqu’elle explicite «ce qui ne veut pas être (clair) dans l’original». La conséquence est que la traduction dev ient ¡Mus longue que l’original1. On - ) arrive ainsi à l’allongem en t qui, en réalité, n ’ajoute riaT àîrtex tc du point de vue de l’inform ation sém antique. Bernvan cite la traduction française de Moby Dick de G uerne, com m e un exemple typique d ’allongem ent gratuit, pire, néfaste : « M oby Dick, allongé, de majestueux et océanique, devient boursouflé et inuti­ lem ent titanesque ». Cela nous rappelle l’exemple cité par C hateaubriand lui-même, traduisant tel quel le vers m onosyllabique du Paradis perdu, de M ilton : rocks, caves, lakes, fens. bojjs, dens, a n d shades o f dcath, «rocs, grottes, lacs, mares, gouffres, antres et om bres de m o rt» , en en retranchant les articles, q u ’il oppose à la glose propo­ sée par D upré de Saint-M aur : « En vain franchissaient-elles des rochers, des fondrières, des lacs, des précipices et des marais empestés, elles retrouvaient toujours d'épouvantables ténèbres les ombres de la mort, que Dieu forma dans sa colère, au jour q u ’il créa ies maux inséparables du crim e...

Et C hateaubriand de conclure : « Je ne parie p o int de ce que le traducteur prête ici au te x te ; c ’est au lecteur à voir ce q u ’il gagne ou perd par cette para­ phrase ou par m on m ot à m ot-. » CLa quatrièm e tendance déform ante, /''ennoblissement,'est présentée avec son corollaire, la viilgavisation. Berman cite“” Alain ('Propos de littérature), qui com m ente la façon d o n t on traduit la poésie anglaise en français : « Si quelqu'un s'exerce à traduire en français un poème de Shelley, il b espacera d'abord, selon la coutum e de nos poètes qui sont presque tous un peu orateurs. Prenant donc mesure d'après les règles de la déclamation publique, il posera ses qui et ses que, enfin ces barrières de syntaxe qui font appui et em pêchent, si je puis dire, les mots substantiels de mordre les uns sur les autres. Je ne méprise point cet art d'articuler... mais enfin ce n'est plus l'art anglais de dire, si serré et ramassé, brillante, précieuse et forte énigme. ■ >

L’ennoblissem ent consiste donc à produire des phrases « élégantes» à partir . d ’un texte original. A ntoine Berman apparente les traductions élégantes à des

1

Ce que l'on peut trouver aussi en poésie, en particulier les traductions des éditions Boursois pour le poète Fernando Pessoa.

1

Chateaubriand, « Remarques sur la traduction de Milton », in Po & sie. Belin. n 23, 4e trimestre, 1983.

Les théories prescriptives ®41

„■xercices de style, de rewriting rhétoriques. Il faut insister ici sur le fait que si les ~ois prem ières tendances proviennent d ’avantage d ’un ethnocentrism e linguisr.que et culture! datant de l’époque classique, l’ennoblissem ent m arque déjà un j.noix de langue, c’est-à-dire de la langue dom inante, cultivée. Son corollaire, la ulgarisation, consiste dans la confusion entre l’oralité, préalable à to u te écrirure, et la langue parlée, vulgaire, souvent pseudo-argotique. Les deux formes d ’appauvrissement qui suivent dans rém u n ératio n du critique se distinguent entre elles en ceci que dans le prem ier cas, o ù la qualité est appauvrie, on po rte atteinte à l’iconicité du signe, à son aspect palpable et ".ocivé. Berm an donne l’exemple du m o t péruvien eclmclmmeca q u 'o n traduit >ar, « p ro stitu é e » , alors qu'il s’agit d ’un m o t qui le dit, mais qui le dit d 'u n e raçon sonore, un peu com m e péripatéticienne, par exemple. Dans le second cas, :J u i de l'appauvrissem ent quantitatif, on réduit la prolifération de signifiants, caractéristique de la non-fixité de la prose, à un seul term e. Un exem ple de cette prolifération se trouve dans la série espagnole : rostro, car a, semblante, traduits :011s en général par « v is a g e s ______ /,u s f » 11 C La tendance à ( ’homogénéisation\ et) ni me son nom l’indique, consiste à jn itîer sur tous les plans ('lexicaux,‘syntactiques, gram m aticaux) le tissu h étéro ­ gène, dialogique, de l’original1. Les tendances 8, 9 et 10, soit, la destruction des rythmes, Ta destruction des réseaux signifiants sous-jacents et la destruction des .ystématismes, peuvent être considérées com m e des effets des tendances précé­ dentes, com m e la m odification de la p o nctuation et, par conséquent, du rythm e du texte. La m odification du rythm e peut être accom pagnée de l’effacem ent des récurrences, des structures itératives, des m ots ou structures clés sous-jacentes et porteuses d ’une signification parallèle2. De m êm e, les svstématismes, a savoir les _aits qui caractérisent le style de tel ou tel écrivain, peuvent disparaître dans une traduction inattentive ou ennoblissante. M eschonnic le m ontre bien pour la traduction de Celan où le résultat est à la fois hom ogène et stylistiquem ent inco­ hérent3. En revanche, la tendance qui consiste à abolir les réseaux vernaculaires trouve son point maximal dans la traduction du rom an latino-am éricain. Le vernacu­ laire y est essentiel, m ême si on le trouve aussi chez des grands auteurs français com m e Proust. Il correspond à la visée de concrétude que l’abstraction détruit. .yar exemple, « bibloteux », en picard est plus parlant, plus concret et ¡conique que «livresque», l’antillais « d éresp ecter» , plus éloquent que « m an q u er de respect ».

On pourrait citer ici certaines traductions françaises des romans de la brésilienne C larice Lispector (auteur du Lustre, Liens de famille, et autres romans parus aux éd. des Femmes) qui contiennent une grande variété de niveaux, de moments d'écriture, tantôt limpides, tantôt flous, aux passages où la narratrice veut exprimer le désarroi de son personnage, ou encore son « indéfinition » devant la vie. ou son manque de vouloir. Ci. à ce sujet la sévère analyse de Kundera sur les traductions françaises qui évitent ¡à tort! les répé­ titions karkaesques, in Les Testaments trahis. Gallimard, NRF. 1993. 3