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Mohammed Dib Le Sommeil d’Ève roman
Éditions de la Différence
« Le Sommeil d’Ève touche à l’épure puisque le livre pourrait se résumer en une formule : la rencontre d’une femme avec son destin. Et cela à travers le récit minimal d’une passion proche de l’envoûtement, sur fond d’union légitime et de nourrisson incontournable. Une histoire banale, touchée ici par la grâce d’un authentique art d’écrire, qui la restitue à la vertigineuse singularité de toute expérience intérieure. On s’en doute, une telle intensité ne peut passer que par un travail sur le langage, dont la réussite tient d’abord à ce qu’il ne se fasse nulle part ressentir. Pas une phrase inutile, pas un mot de trop dans ces deux cents pages proprement poétiques. Mais un souffle au bord du halètement, une prose à deux doigts de l’évanouissement, un chant très pur en équilibre sur la margelle d’un immense puits de silence. » Philip Tirard, Le Vif /L’Express. Mohammed Dib, né en 1920 à Tlemcen, en Algérie et mort le 2 mai 2003 à La Celle-Saint-Cloud, est un des grands écrivains de langue française. Poète – Prix Stéphane Mallarmé –, romancier – Grand prix du Roman de la Ville de Paris –, essayiste, auteur de nouvelles, de contes et de pièces de théâtre, son œuvre, vaste et intense, a été couronnée par le Grand prix de la Francophonie de l’Académie française.
SOMMAIRE
Moi qui ai nom Faïna Chapitre premier : Un parfum de neige Chapitre II : Lex Chapitre III : La chair et la voix Chapitre IV : Si nul enfer Chapitre V : Faïna au paysage Moi qui ai nom Solh Chapitre premier : Les frontières nues Chapitre II : Le masque au sourire Chapitre III : L’ombre cardinale Chapitre IV : La fiancée du Loup Du même auteur aux Éditions de la Différence Copyright Chez le même éditeur en version numérique
MOI QUI AI NOM FAÏNA
Chapitre premier
U N PARFUM DE NEIGE 1 Il fait déjà nuit. C’est moi : Faïna. Je suis avec toi, Solh, dans tes occupations, tes inquiétudes, ton repos, tes rêves… Et les branches du tilleul. Le tilleul, celui qui se dresse devant ta fenêtre à Clairval. Tu m’en as si souvent parlé. Moi qui ai nom Faïna. Je me suis tue, mais pas ma voix, ou peu importe, la voix qui dit je et va continuer. La voix qui interpelle et ne s’entretient qu’avec elle-même. Une parole en s’adressant à lui qui parlera seule là où elle est. J’abandonne ma tête sur tes genoux, de mes doigts j’apprends ton visage. Me cherches-tu de ton côté ? Je suis ici, dans un équilibre de petites laideurs domestiques. L’appartement de mes parents, c’est ça. Tout y est pratique, pour eux. L’icône recouverte de cellophane pour qu’elle ne se salisse pas, dix maniques de différents aspects et âges à la cuisine, parce qu’il est avantageux d’en confectionner une sitôt qu’un bout de tissu est récupéré, et des montagnes de boîtes vides, de papier d’emballage. Quoi encore ? Rien ne se jette. Mais ce qui est curieux, rien ne s’achète non plus. C’est une accumulation de dons d’amis, un bric-à-brac apporté par la mort des proches. Pourquoi t’énumérer tout ça ? Parce que ces choses ont, pour moi, un pouvoir de protection presque magique. Je n’en remarque pas l’apparence. Je leur
parle, comme toi à ton tilleul, et elles me parlent. Une parole qui parlera seule là où elle est. Je suis fatiguée. À demain. Une nouvelle journée depuis mon arrivée à Pohjan, et quel va-et-vient d’amis, de parents ! Ma tante, mon cousin, une vieille connaissance de la famille, la couturière. Mon retour est ainsi fêté. Un coup de téléphone de Tuuli par là-dessus. Elle a bavardé une heure durant. J’ai eu le temps de tricoter une brassière. Ça fait un peu mal au début, cette séparation. Je suis allée rendre visite à mon amie Maija-Leena, hier soir. Elle a maigri de dix kilos, tout en restant encore bien portante, et a repris un peu confiance en elle. C’est triste, dit-elle, d’être toujours à la recherche d’un homme, et de savoir en même temps que les chances de se tromper sont si grandes et celles de trouver un vrai compagnon si minimes. On finit par être reconnaissante pour la quantité de timbres qu’une fois parti il vous met sur sa carte presque vide : « Just greetings from… Yours : X. » Il fait beau. Quelques degrés au-dessous de zéro et plein soleil. Mais pas de neige. Nous irons, maman et moi, nous promener au cimetière dans un instant. Me voici avec toi de nouveau, Solh. Il fait un peu plus froid aujourd’hui. Quand je suis sortie tout à l’heure, il y a eu une minitempête. J’ai marché au long de ces rues que tu connais bien, voisines de l’hôtel Academica. Elles sont toujours aussi grises et poussiéreuses. La neige qui tombait s’y transformait en une poudre blanche et poursuivait sa danse sur l’asphalte. Le coin le plus venteux : – ce magasin de marbrier, tu t’en souviens ? Il était huit heures du soir, très peu de monde dehors. Une sensation de ville évacuée.
Hier, le cimetière où j’ai accompagné maman m’a paru aussi très désert. Ridiculement petit en même temps. Peut-être parce qu’on y voyait d’une extrémité à l’autre, à travers les allées de bouleaux sans feuilles. Je ne sais quoi, tout me blesse dans ce qui m’entoure. La longueur de l’attente ? Sans doute. Ou ce manque de ta présence. Ou le fait de changer de domicile à peine en ai-je réchauffé un. C’est comme une allergie de l’âme que ni les livres ni les conversations ne soulagent. Il me faut un peu plus de patience et une lettre de toi. Après, ça ira mieux. Je t’embrasse le bout des pieds, là où tu es dans ton sommeil d’eau noire. Je ne veux pas te réveiller mais, assise à côté de ton lit, rester à veiller sur toi avec toute ma tendresse. J’ai voulu revoir ses photos. Une nostalgie affreuse. Mais je ne les connais que trop, ce n’est pas la peine. De toute façon, je retrouve mieux ses mains en considérant les miennes, ses pieds en m’offrant le spectacle de mes pieds. Il est, en moi, trop près pour que je puisse le regarder – et en même temps je le vois. Je suis remplie, je suis couverte de Solh. J’ai une envie de sommeil terrible, une envie de nuit où j’aime tellement tenir Solh. Ce matin, visite à la maternité. Celle où je dois accoucher. Comme c’est en pleine campagne, j’ai vu pour la première fois, cet hiver, de la neige intacte. Solh, tu n’imaginerais pas comme on se sent tranquille dans ces épaisseurs ouatées. D’abord elles te rendent sourd. Les quelques bruits qui arrivent à tes oreilles n’ont plus de source repérable et tu ne sais jamais si le skieur qui passe se trouve loin ou près, si les oiseaux volent derrière toi ou bien devant. Le crissement des bottes s’enfonçant dans le tendre duvet est le seul bruit facile à identifier.
Tes pensées se rapprochent de toi, adhèrent à toi et tu n’as plus besoin de parler. De parler à voix haute. Mais tu parles. Tout est enveloppé dans cette masse blanche scintillante. Il n’y a que toi qui bouges, et qui parles. Et il y a l’odeur. Le froid pur et tranchant est imprégné d’un léger parfum de pins gelés, d’azote flottant. La lumière qui entre jusqu’au fond de ta conscience te donne envie de boire sa pureté, comme font les enfants quand ils mangent de la neige. Ils n’en mangent pas parce qu’ils ont faim ou soif, mais parce qu’elle est pure, éblouissante, irrésistible. Si jamais je mettais fin à ma vie, ce serait en un jour pareil, dans une forêt envahie par la neige éclatante. J’irais me donner à la neige, me laisser couvrir par elle. Question d’odeur peut-être. Je préfère sa pureté à l’odeur de l’air, de l’eau, de la terre. Solh, j’ai sans doute voulu dire autre chose ; mais j’ai dit ça.
2 Il n’y a rien à faire : réveillée à quatre heures, ce matin, je ne peux pas me rendormir. Je suis entrée dans cet état que je connais bien, où je me sens capable de dessiner en l’air et de tirer du noir les images les plus excentriques. Je vois de même les mains et les bras de Solh folâtrer devant mes yeux. (Lui, reste dans l’ombre.) Ils sont réels, très réels. Je pourrais les toucher et décrire la conformation de chaque ongle et où poussent les poils, où il y a un sillon. Nous nous trouvons ensemble, mais où ? – nulle part. Dans un lieu négatif. Nous avons causé et brusquement, d’êtres humains que nous étions, nous nous sommes convertis en ces filets dans lesquels on transporte les provisions. Filets qui se sont ensuite ouverts d’eux-mêmes et changés en un pays vallonné semblable à celui qu’on traverse pour se rendre à Montfort-l’Amaury. Puis les champs n’ont plus été qu’une table
d’échecs. Nos mains y déplaçaient les pièces. Nous étions relégués dans une atmosphère entre noir et gris. Le lieu ? La maison de Ravel ; nous y étions à l’étroit mais nous nous y sentions bien. Et… Il faut que je m’arrache à ces élucubrations, maman m’appelle. De nouveau, très fatiguée. Il n’y a pourtant pas de signes annonçant que l’accouchement est pour bientôt. Tentation dévorante de fuir, de ne pas mettre cet enfant au monde. La nuit, j’ai encore vu Solh en rêve. Je devais lui donner mon adresse. Mais rien n’était plus complexe que la cité où je logeais – une espèce de campus à l’américaine. Je suis alors descendue à la réception de mon immeuble pour me renseigner sur les codes postaux. Il était là, lui-même, et il m’a écrit sur un bout de papier l’adresse que je voulais lui communiquer. C’est tout. Il était en bas à m’attendre avec une lettre à la main qui portait mon adresse. Toujours pas un mot de Solh. Ce matin, je lui ai envoyé une lettre datée de demain. J’ai vécu un jour à l’avance. Le moral n’est pas fameux. Il ne recevra pas de lettres de moi pendant quelque temps. Il ne s’en inquiétera pas, j’espère. Je sens une espèce de mutisme m’envahir ; je détourne mon visage de tout, même de lui. Et il n’y a absolument pas de remèdes pour soulager cela. Il faut laisser passer. J’aimerais juste plonger ma main dans ses cheveux, lui gratter la nuque. La nuit tombe. Rien, pas une lettre de Solh. Il neige à gros flocons. J’ai fait un tour dans le quartier, près du cimetière. Quel silence ! Personne, aucune trace de pas. Une neige vierge. Les sapins du champ de repos, seuls
avec les morts. Ils vous opposent leur air grave. J’ai marché bouche ouverte pour que le bébé dans mon ventre ait un peu de ce bonheur. Plus loin, sur les pentes du rocher de Väinämöinen, là, des enfants criaillaient en descendant en traîneau. Ils étaient déjà en bas quand je suis arrivée à leur hauteur, deux garçons de six à sept ans. « Regarde ! Regarde-moi ça ! », ont-ils gloussé avec des rires malicieux. Ils montraient mon ventre du doigt. Cela ne peut qu’être amusant pour des petits moineaux comme eux, de voir un ventre pareil. Juste amusant ? Nous nous sommes beaucoup éloignés l’un de l’autre pendant ces quelques jours. La confiance naïve qui régnait entre nous au début n’est plus. Peut-être cela ne vient-il que de moi. Si je repense à notre dernière nuit, les gestes et le sommeil attestaient encore la foi, mais elle n’était plus guère dans les pensées. C’est regrettable. D’autant que nous nous sentons et demeurons liés. Je ne crois pas que cela soit chez moi le résultat d’un découragement passager. Je ressasserais la même chose quand bien même je serais parfaitement heureuse et gaie. Sans doute en irait-il différemment si nous vivions ensemble. Nous sommes parvenus aux limites de nos domaines privés, que nous ne souhaitons ni lui ni moi franchir pour aller au-delà, plus loin. La phase de la découverte passée, il ne reste plus rien à se demander, si ce n’est : « Ça va ? – Oui, ça va. » Une tradition, chez nous, reconnaît à deux arbres un statut primordial dans la vie de l’être humain. Ils sont désignés, l’un comme l’autre, d’un mot composé à partir d’une racine commune : koti, la maison, le chez soi. Ce sont le sapin (de la maison) kotikuusi, et le bouleau (de la maison) kotikoivo. À la campagne, on laisse souvent un beau sapin et un beau
bouleau pousser à côté d’une habitation. Trop près même quelquefois du conduit de la cheminée, au risque de favoriser les incendies. Certains de ces arbres sont vieux de cent ans, l’équivalent de trois générations. On raconte à leur propos des histoires qui, d’année en année, s’insèrent dans la chronique familiale. L’arbre gardien, c’est le sapin. Il est chaud, il protège de la pluie, des malaises, et surtout de la foudre. On voit fréquemment un vieux sapin fendu en deux. Les enfants apprennent à jouer à la vie avec les pommes tombées de ses branches, qu’ils transforment en vaches, en moutons, en cochons. Ils construisent à son pied des maisons comme ils s’imaginent qu’ils en auront une plus tard, et les meubles sont taillés dans l’écorce. Le sapin, c’est quelque chose de stable, de durable. Un symbole de sécurité. Le bouleau par contre se pose en arbre des rêves. D’abord il perd son feuillage en hiver. Une raison déjà qui le fait prendre pour un tout fou. Il joue aussi à l’arbre-fée qui par temps froid attire les étoiles dans sa ramure dénudée. L’étoile polaire, surtout, est celle qu’on aime lui associer. En été, on y attache la balançoire sur laquelle, fermant les yeux, les jeunes filles se laissent transporter loin, loin, au royaume des songes, selon le va-etvient qui brasse ensemble frondaisons, ciel, nuages. On s’y aménage également un nid pour la lecture. Les branches les plus fortes et les plus commodes sont alors utilisées. On sait des contes très touchants sur ceux de nos grands hommes qui, enfants, se retiraient dans de semblables abris pour lire. Quand on s’absente, quand on se trouve notamment à l’étranger, l’image du pays se ravive au souvenir du bouleau. Et rêver de l’été, c’est bien sûr penser au bouleau. La crise par laquelle je passe me paraît plus profonde que la dépression ordinaire. J’essaye d’être raisonnable, de me dominer. En un mot, de ne
pas tomber dans le désespoir. Comme j’ai pourtant envie de ne pas être ! Mais je travaille normalement. Je m’efforce de faire bonne figure aux autres, d’être avec eux. C’est incontestable : mon propre vide m’effraie. Je n’escomptais déjà plus recevoir de ses nouvelles, quand sa première lettre est arrivée. Merci. Je me sens revivre. Seule avec moi-même, je parle beaucoup avec Solh. Ce que tu es dedans et qui se veut dehors, à l’air. Ce dont, vidée de toi-même, tu te trouves engorgée. Cette parole. Une parole séparée de tout et devenue tout. Oh, comme je suis fatiguée… Que faire ? C’est mon état.
3 Il est dix heures et demie du matin. Je suis au bureau de poste. Je vais pouvoir parler à Solh. J’attends la communication. D’habitude, c’est assez rapide. La poste est à trois arrêts d’autobus de chez nous. Cette nuit, je n’ai presque pas dormi après son coup de téléphone d’hier. J’ai tenu son visage tout le temps entre mes mains, dans mon sommeil agité. Nous sommes, chose curieuse, déjà le 23 mars et je n’ai eu que deux lettres de lui. Je vais chaque jour voir chez mon amie Maija-Leena s’il en est arrivé d’autres. Mais non. Le courrier marche mal tout simplement. Il n’y a pas beaucoup de sens à ce que je dis. Je suis si fatiguée – pas physiquement. J’ai lu tout un roman en deux jours. L’auteur s’appelle Eino Säisä, et le livre, Le Dernier Été. C’est l’histoire d’une mère qui se meurt d’un cancer au milieu des siens.
Aujourd’hui deux lettres de Solh, l’une datée du 18 et l’autre du 22. Il se tourmente trop à mon sujet. Il ne me connaît pas encore assez. Je dis les choses comme je les sens, selon l’humeur du moment, et chaque minute apporte du nouveau. Je n’y peux rien. J’ai le cœur en berne maintenant ; l’instant d’après, c’est passé, je ne respire que joie et vaillance. Il faut peut-être le lui rappeler pour qu’il ne se rende pas trop malheureux. Aussi son coup de téléphone a provoqué ma surprise. J’ai essayé de passer en revue ce que j’ai pu lui écrire et qui l’a bouleversé à ce point. Ma mémoire est restée muette. La journée en question, celle du 17 mars, avait été certes pénible. Mais de là à… J’avais subitement perdu confiance en tout – je ne l’ai pas oublié. J’avais vécu quelque chose que je n’aurais pas su lui nommer moimême. S’il avait été ici, il m’aurait sans doute consolée en me caressant. Mais il était loin. Il est toujours loin. De toute façon, ni les paroles ni les raisonnements n’y font grand-chose quand ça me prend. Un manque de confiance total, absolu, et qui ne vient que de moi. Moi devant ce monde, devant cette existence. C’est ce dont je souffrais et que j’ai dû avoir l’imprudence de lui écrire. J’avais cru pouvoir me laisser aller, lui avouer cette fuite éperdue au plus profond de mon être lorsque toutes les voix se taisent. « Ton pays en est cause », m’écrit-il. Mon pays n’y est pour rien. Un exemple, s’il peut aider à me faire comprendre : la soirée passée il y a déjà quelque temps chez Juhan ; c’était tout de même à Paris. J’ignore si lui s’en souvient. Et de la nuit qui a suivi. Ça ne pouvait ni se dire ni s’expliquer. Je ne supportais pas ses caresses, elles m’arrachaient la peau. Je devais me forcer pour ne pas me débattre et courir à l’autre bout de la terre. Il en va toujours ainsi lorsque quelque chose me bouleverse. La personne la plus proche me devient odieuse et je m’absente de moi-même. Pour retrouver l’air, pour oublier. Ce qui demeure de moi sur place n’est plus responsable de ses actes. En de tels moments, je suis incapable
d’aimer Solh, de le ménager : je ne suis plus moi. Il n’y a qu’une étrangère et elle porte mon visage – et elle n’a même pas mes traits. Cela, Solh le comprendra-t-il jamais ? Je m’évade de mon corps et de ma pensée chaque fois que je sens agir une force, comment dirais-je, « impure ». Des paroles tendres, affectueuses, me seraient-elles prodiguées alors, je disparais encore plus. La force « impure », ce soir-là, était Juhan. Je me quitte plus souvent qu’il ne le croit et ne le remarque. Je peux bien me trouver dans ses bras, bavarder « normalement ». Pendant ce temps mon vrai moi, plongé au fond d’un puits, est en train de crier au secours. Que ce soit grave au point d’être une maladie, je ne le pense pas. Mais c’est pénible d’être comme je suis. Pour moi et pour ceux qui m’aiment. Il faudrait le lui dire, pour bien faire, et j’en suis incapable. Lui dire qu’il doit compter jusqu’à cent avant de prendre peur à mon sujet, de se monter la tête sur mes « escapades ». D’habitude, j’en reviens sans trop de peine, et saine et sauve, ayant tout oublié en plus. Il ne serait pas difficile après coup de m’étonner en me rapportant mes propres paroles, en me décrivant mes faits et gestes. Si je les reconnais, ce n’est que pour y voir la preuve qu’une autre s’est approprié ma voix et mon comportement. Il est près de cinq heures du matin. J’ai été réveillée par la douleur, une douleur due à une mauvaise position. Je ne sais plus comment me mettre avec un ventre aussi gros. En bas, dans la rue, les concierges grattent les trottoirs. Il y a eu beaucoup de neige, ces jours-ci. Les premiers tramways passent en traînant leur bruit de ferraille à leur suite. Hier ou avant-hier, le feu s’est déclaré dans un immeuble du voisinage. Un pyromane les allume, dit-on. C’est la troisième maison ravagée par l’incendie en une semaine. Ça part toujours des combles. Le feu est en moi aussi.
J’ai eu tout à l’heure, entre veille et sommeil, deux visions. Celle d’un jardin d’abord, que je savais m’appartenir. J’y musardais lorsqu’un monstre semblable à une auto broyée dans un accident s’y est engouffré. Bien évidemment, je n’ai pas été de force à m’opposer à pareille invasion. Le jardin lui-même était curieux. Il ne s’étendait pas en surface. Il avait l’allure d’une statue, cette sorte de statue que nous avons vue ensemble, Solh et moi, sur la tombe d’Henri Laurens : puissante, massive, toute en torse et l’attention tournée vers l’intérieur. Ça ne pouvait pourtant être qu’un jardin. Pas beau. Plutôt sauvage, avec sa profusion de plantes et de pierres moussues, ainsi que d’une espèce particulière de fougère. Il s’y dressait aussi des arbres. Arbres inquiétants, aux branches pendantes rappelant des chevelures dénouées qui couleraient en eaux intarissables. Ils étaient blancs sous leurs feuilles minuscules. Comme s’ils n’avaient jamais vu la lumière du jour. La mousse et les fougères ne manquaient cependant pas de couleurs. Elles répandaient d’intenses effluves. Je me tenais dans ce jardin censé m’appartenir. Je refléchissais au moyen de sauver ma propriété du danger dont la menaçait l’informe, la hideuse chose immobile qui, par l’unique effet de sa présence, paraissait la dévorer. Alors, dans une brusque résolution, surmontant mon dégoût, je suis entrée à l’intérieur du monstre convulsé, froid, brûlé, et là j’ai accouché de mon enfant. La seconde vision avait, elle aussi, un jardin pour cadre. Un oranger poussait dans ce jardin. Le seul oranger que j’aie jamais vu, c’est aux Canaries, à Ténériffe, au pied d’un ancien volcan. Dans mon rêve, au lieu d’un volcan il y avait juste une ombre, mais immense, dotée d’ailes. Je me promenais, attendant quoi : quelqu’un, quelque chose ? Je n’attendais en fait, et je le savais, qu’une orange. Qu’on m’en donnât une. Bien d’autres arbres m’entouraient. Plutôt que des orangers, c’étaient des hommes pétrifiés, ni vifs ni morts mais qui, j’en avais la certitude, pouvaient agir comme des êtres vivants. Pour le moment, figés, ils s’enfermaient dans un
mutisme rigoureux. J’errais le long des allées. L’air embaumait, sentant l’orange. D’oranges, je n’en discernais pourtant nulle part. Puis une aube qui en avait pris la couleur s’était mise à monter sous l’ombre et ses ailes. Il m’en était venu une furieuse envie de réclamer une orange à l’un de ces arbres-hommes. J’étais presque sûre d’en recevoir une, bien brillante et juteuse, de leurs mains. Mais je ne me décidais pas à formuler ma demande. Les minutes passaient. À la fin, un petit point, une fibrille seule a bougé dans le jardin sidéré – souris, oiseau-mouche : difficile à dire car il n’y avait autour de moi ni terre ni air ; une chose, une bête, qui m’est entrée dans l’œil et je me suis réveillée. J’aime Solh. Je l’aime à en mourir. Je suis si fatiguée que je dois mobiliser toutes mes énergies pour entreprendre une bagatelle, prononcer une demi-parole. La vie va changer avec l’arrivée d’Oleg. Nous occuperons, tous deux, la maison de campagne de mes parents, qui resteront, eux, en ville. Je ne serai plus tentée de me lever et d’allumer, parfois au plus fort de la nuit. Mais personne ne m’ôtera la liberté de parler à Solh dans le silence de mes jours et de mes nuits. Ces derniers mots, à peine venaient-ils de me traverser l’esprit que, touchant mes seins, j’ai senti pour la première fois mon lait gicler. Ils en sont tout mouillés. Impossible de retrouver le sommeil. Il est déjà six heures du matin. Je pense au bébé qui dort, lui, en moi. Maintenant je sais : il s’appellera Alexis, si c’est un garçon. Il ne pourra pas ne pas porter ce nom. C’est tellement beau, Alexeï, homme de Dieu. Dit en russe, ce nom n’exprime pas un rapport de maître à serviteur, mais uniquement une nuance de protection. Quelque chose comme : l’homme aimé du destin, l’homme gardé. Un nom rayonnant, s’il en est. Il porte la même tendresse que celui
de la coccinelle quand elle devient la bête à bon Dieu. C’est évidemment beaucoup plus biblique, cela pèse de tout le poids des Écritures. Et si c’est une fille, elle s’appellera Sophia, avec l’accent tonique sur le i, Sophïa. La lumière, la sagesse, l’équilibre. Je n’aimerais assurément pas avoir une fille à mon image : une éternelle enfant, un être sans consistance. Même aérienne comme l’éther, je la voudrais en avance sur moi, ou plutôt en avant de moi, et meilleure en tout. Il faut que je me cogne, moi, à tous les obstacles avant de trouver mon chemin. Je ne lui souhaite pas ça. Sophïa. Oui, me disais-je, et un mirage de mer m’a remplie. Un mirage où les couleurs du ciel et de l’eau s’inversaient : bleu-noir pour l’azur et, toute claire en dessous, une pâleur illuminée pour la mer, la seule source où le jour puisait son éclat. Une mer arrêtée, qui suspendait son souffle, à l’exception d’une longue frange agitée d’imperceptibles frissons. Encore des fantaisies. Oh Solh, si tu savais comme je te suis reconnaissante d’être, d’exister, et que nous nous trouvions toi et moi sur cette terre, sur la même terre. Si tu savais…
Chapitre II
LEX 1 Mon fils dort. Son oreille, un camée duveteux, me regarde du fond du panier. Que ça sent bon, doux, mais doux, un bébé ! Il n’y a rien de pareil au monde. J’ai préparé son bain et j’attends qu’il se réveille. Il est déjà sept heures du soir. Toute la journée j’ai essayé de me remettre en mémoire les événements du 6 avril. Mais en moi c’est le chaos. De cette bouillie – comment j’ai accouché – j’arrive bien à extraire certaines images. Et puis elles fondent sitôt formées. De nouveau c’est le chaos. Je vais attendre qu’il fasse nuit pleine. Cela aura mûri peut-être. Non, toujours pas, depuis un moment qu’il fait nuit. Le même brouillard m’obscurcit le cerveau pour peu que je tente de me revoir dans la grande couveuse aseptisée de la maternité. Maintenant je n’ai plus qu’une pensée : manger du sang. Manger, parce que je répugne à le boire. Ça se présente sous forme de galettes de seigle où, au lieu de lait ou d’eau, on a incorporé du sang. Depuis ma sortie de l’hôpital, je n’ai pas d’appétit pour d’autres nourritures. Par contre, ce pain au sang, j’en raffole. D’habitude, ce que je mange m’importe peu. Et là c’est devenu une passion. Même la couleur noire des galettes me fascine. Je les croque accompagnées d’airelles crues, aigres-douces, à la
saveur sauvage. Je mange ainsi du rouge et du noir. Solh devrait voir ça. Il serait, je crois, horrifié de découvrir ce côté vampirique de ma nature. N’oublie pas, Faïna, que tu t’appelleras Louve aussi. Lex dort à poings fermés. Le réveil martèle le silence de son tic-tac. Les étourneaux crient dehors. Le bain s’est refroidi. Pas de lettres de Solh depuis plusieurs jours. Le calme revenu à la maison, un pressant désir de lui téléphoner me démange. Mais je me retiens. Je me domine. On est sûr d’être dérangé juste à ce moment-là. Ma journée n’est plus faite que de minuscules morceaux de présent. Une mosaïque de petites occupations. Puis, d’un coup, au milieu de ces occupations, de tels silences s’installent qu’en prenant ma douche en bas, au sous-sol, j’ai l’impression à travers le bruit de l’eau d’en percevoir plusieurs autres : cris de Lex, sonnerie du téléphone, grondement d’avions passant au-dessus de nous et jusqu’au tic-tac du réveil. Mes oreilles se sont faites si sensibles que j’en deviens sourde. J’entends en réalité plus ce qui résonne dans ma tête qu’au dehors, autour de moi. Même chose pour les yeux. Quand je vais en ville, marchant dans les rues, je ne découvre que le visage de mon fils, avec toutes les mines qu’il peut prendre. Après avoir cueilli des myrtilles une journée entière, le soir, couché et les yeux fermés, on ne voit que des myrtilles, des myrtilles, des myrtilles. Devant les miens, Lex se multiplie à l’infini. Elle est passée maintenant, cette journée du mercredi (26 avril). Il est plus de neuf heures du soir. Et toujours pas de lettres de Solh. Qu’y a-t-il ? Où est-il ? Quelle absurdité d’avoir le téléphone à portée de sa main et de ne pouvoir lui téléphoner. Mais après-demain je sortirai, peut-être aurai-je le temps de l’appeler de la poste. Comme dit Maija-Leena : on se contenterait de la quantité de timbres qu’il vous met sur sa carte. Mais quand il n’y a même pas de carte ? On finit par se contenter d’une façon ou d’une autre. Tu sais ce que je fais, moi, Solh ? Mes cheveux. Au lit,
avant de m’endormir et après avoir éteint la lampe, j’enlève les épingles qui les retiennent. Et je les laisse me glisser sur les épaules. Dans le noir, j’imagine que ce sont tes mains et ta respiration. On finit par se contenter de ce qu’on a. Je ne peux pas croire que tu m’aies oubliée. Tout simplement, tu es occupé par ton travail. Il te fait perdre toute notion de temps. Demain, il y aura une lettre dans la boîte, j’en suis sûre. Onze heures du soir, me dit la figure impassible du réveil. De tout ce temps, je n’ai pas détaché les yeux de mon fils. Je reste ainsi des heures à le regarder dormir. Quelles expressions, quelles ondes passent sur son visage ! Un bébé n’est pas le morceau de chair insensible, amorphe, qu’on croit. Maintenant je suis même persuadée du contraire, il voit, éprouve et comprend beaucoup plus de choses que nous, qui lui faisons perdre ce don plus tard avec notre « éducation ». Comme je voudrais être à l’intérieur de sa petite tête ! Je bavardais intérieurement avec Solh de la sorte lorsqu’une douloureuse pensée m’a foré le cœur. Ce n’était pas une vraie pensée, c’était moins que ça. C’était une voix sans voix, une pulsation, je ne sais. C’était en tout cas en rapport avec Solh, moi et la mort. Ce qui se dérobe devant les mots. Aussi je vais essayer de m’exprimer avec des images. Qu’on se représente une maison enfoncée, enracinée dans la terre, sur l’entrée de laquelle un panneau porte l’inscription en capitales : W E S E L E. Cette seule inscription. Elle en interdisait l’entrée. Me demandant pourquoi, et m’étonnant, la réponse m’a paru, dans un éclair, aller de soi : « Parce que dehors (oh, je perds le fil… Mon Dieu, c’est fou…) oui, dehors commence l’entre nous, qui m’appelle et qui pousse comme un peuplier. » Je l’entendais effectivement pousser. Il poussait. Il venait me battre les yeux de ses vagues et des mots se mettaient à bouger au fond de
ma gorge. Étais-je en train de les prononcer ou de les promener en moi ? Je devais appliquer ma main sur ma bouche pour les retenir. Puis me glissant entre les doigts, ils se sont échappés. Des mots et des mots. Et ils ont entouré de lumière chaque objet, tous les objets, qui bientôt n’ont pas tardé à faire place nette, à se retirer, pour révéler un lieu couvert simplement de mousse et d’herbes sèches où un rayon très fin a percé, a brillé : c’était la voix de Solh. La voix de Solh réduite à une goutte étincelante. Cette perle reçue dans ma paume (sensation de tenir un œuf évidé ; on a envie de le serrer et peur de l’écraser) je ne pouvais plus bouger. Je me suis refermée dessus. Toujours rien de Solh dans la boîte aux lettres. Pourquoi ce silence ? La maison est vide. Toute vide. Lex me raconte je ne sais quoi dans son idiome. Il digère en ce moment, après le bain et la tétée. Moi je suis en train de manger une pomme. C’est étonnant, je mange sans mesure, je bois des quantités de jus de fruit et je ne grossis pas. Ah, si mon bébé pouvait me parler d’une manière compréhensible. Il fixe du regard le tissu de son panier. Il fronce les sourcils de temps en temps et pousse des soupirs. Je pose la main sur son crâne fragile dans l’espoir de deviner ce qui se passe dans cette tête. Mon lait coule même en dehors des heures d’allaitement. J’ai l’impression de n’avoir pas existé avant de devenir mère. Ça semble être de grands mots, de la manière dont je le dis. Pourtant le fait est. Jusqu’ici j’ai vécu soit dans un passé soit dans un futur irréels et, pendant tout ce temps, bourrée de rêves, d’élans, de fantomatiques amours, alors que maintenant je ne suis plus que chair, terre et lait. Maintenant je n’ai d’oreilles que pour la respiration de mon fils. Je me saoule de son odeur. Je cherche les premiers signes de vie consciente dans son regard. J’existe enfin. Et que je suis heureuse d’être la seule femme
dans sa vie ! D’être aussi la plus belle, pour lui. Malgré ma laideur actuelle… Surtout quand je vois mon ventre. Ces champignons ronds comme des œufs que les enfants ne résistent pas au plaisir de piétiner, mon ventre leur ressemble. Ce qui reste, quand on a marché sur l’un de ces champignons : une poudre grise et un sac mou, tout froissé. Que c’est laid d’être laide. Mais pour mon fils, je n’ai pas besoin d’être plus belle. Je le serai toujours assez pour être aimée de lui. Sur la table, une rose, qui ne veut pas se faner. Nous sommes plongés dans une demi-obscurité. Il n’y a que la petite lampe de chevet qui dispense une faible lumière. Lex se promène. Je dis qu’il se promène quand il ne dort pas. Le voisin, après avoir travaillé toute l’après-midi à réparer la serre écroulée sous la neige, est rentré chez lui. Il a tiré ses rideaux et allumé : soudain comme un soleil caché s’est mis à briller derrière ses fenêtres. Il est très gentil, ce voisin ; sa femme aussi. S’il n’était pas un homme d’aujourd’hui, jeune encore, peintre de son métier, on le prendrait pour un bon génie de légendes. Constamment prêt à aider, chaque fois le mot qu’il faut, le geste qu’il faut. C’est réconfortant, une pareille présence à sa porte. J’ai reçu de France des diapositives et dans le même paquet des photos de Solh. Quel malheur ! Il est presque tout le temps crispé, tendu. Je n’ai plus qu’à renoncer à le prendre en photo. Il n’y en a qu’une où il est vraiment bien, celle où il embrasse Tuuli, à Noël : elle, avec son bonnet rouge de père Noël sur la tête, lui, dans son pull marin rouge. Ils éclatent de rire, lui si mince et elle si forte ! Pourtant, il paraît en mesure d’étouffer dix Tuuli dans ses bras. Des photos prises là-bas. Eero et Tuuli étaient venus passer les fêtes de fin d’année chez nous.
Je bavarde ainsi tout du long. Sans doute parce que je pense que nous nous sommes de nouveau éloignés l’un de l’autre. C’est tellement naturel, cette fois. Lex a terminé sa promenade. Ses yeux se ferment. Ses petits poings se serrent. On n’entend plus que le tic-tac du réveil et le chuintement de la chasse d’eau qui travaille toute seule. Il y a une fuite à coup sûr. Il faut que je la signale à papa. Est-ce une poudre destinée à rendre invisible ou bien une incantation contre le mauvais œil que Solh a dissimulée dans la petite cartouche ? Je l’ai accrochée, celle-ci, à une chaîne et passée à mon cou. À l’hôpital, je n’ai malheureusement pas pu la porter à cause de l’opération, de la césarienne. À cause aussi de toutes les douches qu’on m’a administrées. Les médecins sont stricts sur le chapitre des bijoux. Il est interdit d’en avoir sur soi. Durant mon séjour à la maternité, Solh a tenu à mes yeux la place d’un parent, encore qu’absent. J’étais veillé par lui. La liberté, la solitude, les lettres, les photos. Il ne manque que sa voix. Je lui téléphonerai dès que j’en aurai la possibilité. Ce n’est plus aussi simple qu’avant. Il faut être de retour à la maison en trois ou quatre heures de temps. Or j’ai, chaque fois que je sors, des quantités de courses à faire. Et si je te quittais un instant, mon Solh ? Je vais prendre une douche pendant que Lex dort si bien. Je t’embrasse… Mais où ? Oh, cela fait si longtemps que je t’embrasse d’une façon générale, qu’il me faut bien choisir l’endroit en ce moment. Par exemple là où bat ton pouls et puis tout au long du bras, jusqu’au cou, puis sur la gorge, le menton, la bouche.
2
Neuf heures du matin et presque la demie. J’ai manqué de lui téléphoner tout à l’heure. Une obscure crainte m’a retenue. Et voici maintenant sa lettre dans le courrier. Avant de l’ouvrir, je savais le message qu’elle m’apportait. Je l’ai lue en allaitant Lex. Il a crié pour moi toute la journée. Ce qui m’a fait mal, ce n’est pas ta lettre, ni toi, Solh. Comme toi, je suis en train de mourir. Tu ne saurais pas me reconnaître en ce moment, ni personne d’autre. Faïna n’est plus. Seul mon fils, qui l’exprime par ses cris déchirants, me reconnaît, me sent. Solh, tu le verras à la lecture de la lettre que j’ai mise pour toi à la poste, ce matin, avant l’arrivée de la tienne. Nos pensées se sont croisées : je te propose, non d’interrompre nos relations, mais d’observer un temps de silence. Tu me diras que c’est la même chose. Pas pour moi. J’étais préparée à mon abandon, à mon désaveu. J’accepte tout ce qu’il te plaira de décider. Tu m’as attendue, tu as attendu que je fasse ma part de chemin vers toi, tu étais là où je devais arriver à mon tour et tu attendais. Mais au moment où je t’avais demandé de m’attendre, je n’étais pas enceinte. Vivre avec toi, je ne rêve que de ça. Mais vous êtes trois à réclamer la même chose : toi, Oleg et Lex. Nous pouvons bien mettre fin à nos relations, Solh, pourquoi pas, mais je ne cesserai jamais de te parler dans mes pensées. Ce sera mon partage et mon destin – non pas un rêve : la vérité sans laquelle je n’aurai pas d’existence. Si ta décision est définitive, et dans ce cas j’aimerai en être sûre, je resterai ici. Je ne pourrai pas aller respirer le même air que toi sans te voir. J’ai déjà passé un marché avec Oleg : que je demeure au pays au cas où les circonstances l’exigeraient, pendant que lui sera là-bas. (Ne t’irrite pas, Solh, je t’en prie, si je parle d’Oleg, – il est dans ma vie, je n’y peux rien.) Il me faut aussi prendre certaines dispositions pratiques, comme de redonner des cours à l’université. L’offre m’en a encore été faite et je l’ai déclinée, pensant que j’irai passer l’hiver en France. Mais rien n’est perdu
de ce côté. Si nous en venions à rompre, je préférerais me tuer le cerveau dans la routine universitaire. Que cette année ait fait de Solh le plus malheureux des hommes, je le crois volontiers. Seulement si nous nous sommes fait du mal, nous nous sommes fait du bien aussi. Comme il a dû le constater, je ne possède aucun sens de la prévision, j’ai le défaut de ne pas savoir parer à l’avenir. Je n’en espère rien. Une seule chose compte à mes yeux, c’est l’instant présent. Or en cet instant j’ai un garçon d’un mois et il a besoin de tous mes soins, de toute mon affection. De même qu’il a besoin de son père et a le droit d’en avoir un. Oleg quant à lui est assez indulgent pour admettre, sinon pour comprendre, que je suis liée à Solh par tout mon être, chair et pensées, que Solh est plus que l’homme que j’aime : il est le miroir qui me renvoie le reflet du monde. Près ou loin, vivant ou mort, il reste celui qui m’a redonné souffle et vie. Par conséquent il n’y aura pas d’interruption pour moi. Nos jours ensemble se sont fondus en une continuité indissoluble et j’y avance tranquillement, ce qui n’est pas à tout moment facile. Est-ce le côté clandestin de notre amour qui le gêne ? Sans conteste il me gêne aussi. Mais on ne peut pas, je ne peux pas avancer plus vite. Forcer l’allure ne me convient pas, ce serait aller au-devant de l’échec. Je le présenterais, mettons, ici à mes parents comme mon ami, voire comme mon époux de conscience, cela n’aurait pour effet que de créer une situation intenable pour tous. Pas de langue ni d’intérêts communs, un enfant qui pleure et exige mon attention. Il serait plus malheureux avec moi que séparé de moi. Je me rappelle combien il s’est étonné, puis fâché, de me voir finalement prendre la décision d’aller accoucher dans mon pays. Question
d’instinct, lui ai-je dit. On ne dénie pas même aux bêtes le droit de choisir où elles mettront leurs petits au monde. Mon amour, je sens mon âge et je me sens trop fatiguée pour laisser la tempête entrer dans ma vie. Je ne suis qu’une petite maison qui ferme ses volets quand le vent souffle. J’accueille volontiers ceux qui frappent à ma porte mais je me refuse à démolir moi-même les murs. Tu es entré en moi et je t’ai donné tout ce que j’ai pu. Si tu y as trouvé trop peu de place, tu es libre de sortir, mais n’oublie jamais que je t’aime.
3 Deux mois de séparation déjà. Mieux vaut ne pas compter, ça me terrifie. Vendredi, quand je lui ai téléphoné, il neigeait. Tout est blanc, aujourd’hui encore. En mai. Mon fils m’a trouvé une occupation pour la nuit. Dès que ses yeux se ferment, il commence à remonter dans son lit, et il remonte encore tant qu’il peut. Il finit bien sûr par se cogner la tête contre le bois. Ça le réveille. Il se met à crier. Vingt fois par nuit, il le fait, et vingt fois je le tire plus bas. Et c’est à recommencer. Toute la nuit. Il aurait besoin d’un lit grand comment ? Un lit même de géant n’y suffirait pas, n’y changerait rien. Le sommeil me quitte ainsi vers deux heures du matin, et c’est terminé. La journée entière ensuite, j’avance comme dans un brouillard. Enfin, je ne peux pas me plaindre, mon enfant est en bonne santé, il se développe rapidement et il est adorable. J’aurai toutes ces choses à dire à Solh, et d’autres encore. Il est un peu plus de huit heures du soir. La maison observe le silence et je suis là moi à attendre un coup de téléphone de Solh. Lex respire légèrement dans son lit. Dehors les oiseaux se sont calmés. La terre a explosé en verdure, ces deux ou trois derniers jours. Il lui faut un peu de
pluie maintenant. Dans le soleil couchant, les troncs de pins ont pris une profonde teinte rouge, presque violacée. Les arbres sont immobiles si loin que s’étende le bois. Ils se livrent sans un murmure à la nuit dont l’approche s’empare du cœur plus qu’elle ne s’impose aux choses. Il est dix heures et quart. Maman me téléphone de chez elle, en ville, pour m’apprendre que quelqu’un a appelé de l’étranger. Solh ! Il est adorable… Toujours aussi peu de tête pour les questions pratiques. Mon Dieu comme c’est bête ! Je croyais pourtant qu’il avait noté le numéro de téléphone d’ici. Solh, je t’embrasse une fois de plus sur tes oreilles qui n’entendent que ce qu’elles veulent. Tu es découragé en cette minute, je suppose, et moi je me moque de toi. Mille excuses, la tentation est trop forte. J’aurais tant voulu entendre sa voix. La magnifique bulle de l’espoir a éclaté. Pouf ! Je ne sais pas si je dois en rire ou en pleurer. Je viens de donner le sein à Lex. Il dort de nouveau. Son petit souffle monte du lit comme une fumée paisible. Je suis heureuse, figure-toi, Solh. Même avec ma tête vide, après une nuit sans sommeil, je t’aime, mon Solh. Il fait beau, un peu plus frais qu’hier. On attend toujours la pluie. On attend toujours quelque chose. Les formalités d’achat de notre maison en France tirent en longueur. Cela dérange passablement nos plans. Une question de dates. Oleg doit signer l’acte le 1er juin, et en même temps se trouver ici pour le baptême de Lex. Elle est ennuyeuse comme tout, cette paperasserie. Ça traîne, ça traîne. Je n’arrive plus à imaginer quand les travaux d’aménagement en vue de notre installation là-bas pourront commencer. L’été aura passé avant que la moindre chose soit faite. Pauvre Oleg qui est sur place à décider de tout sans personne pour partager ses soucis !
M’en rapportant à la date des lettres de Solh arrivées ce matin, je reprends goût à la vie. Il y a deux jours encore, j’étais abattue comme c’est un péché de l’être. Le livre par exemple qu’il a posté le 12 mai, je l’ai eu d’abord en premier lieu, devançant les lettres. Je reçois donc ce livre après un long silence de sa part, et pas un mot d’explication. Le message me semble clair : il veut rompre mais comme il est délicat, il m’adresse malgré tout un témoignage de son amour. Ainsi son geste uniquement dicté par la raison, qui l’a emporté chez lui, ne prouve qu’une chose, sa force de caractère. S’il savait combien j’ai contemplé son écriture sur l’emballage à ce moment-là ! Elle était, elle, le message. Et je me demandais si vraiment je voyais cette écriture si chère pour la dernière fois. Mais plus question de l’importuner : respectant la décision qu’il me paraissait avoir prise, je l’ai juste remercié du livre par l’envoi d’une carte postale (La Fiancée du Loup, d’après un tableau de Simberg). Puis j’ai eu ses lettres. Je passe mes jours à répéter son nom. Je m’élance vers lui, puis me retire, vague qui retombe. L’après-midi où nous revenions d’Épernay, sur cette route où en des temps bien proches et bien lointains à la fois nous avions cueilli les dernières fleurs de l’automne – non, c’était avant, la voiture dévalait une longue pente, on voyait jusqu’au fin fond du pays, le premier vers d’un poème avait fait son irruption en moi : Partons, partageons l’argile et la peine… C’est tout. La suite ? Envolée à jamais. Je me suis efforcée en vain de la retrouver. Elle m’est revenue aujourd’hui, mais à quoi bon la dire.
Plus il s’écoule de temps et plus j’ai peur de rester en tête à tête avec toi, Solh. Peur pour nous deux. Je me suis interrogée, de quoi ? Je crois avoir trouvé : nos domaines privés, t’en souvient-il ? Nous y sommes toi et moi très attachés. Nous y tenons beaucoup. Or il m’arrive de forcer les limites des tiens plus souvent que je ne le voudrais. Attirée. Je ne sais comment expliquer ça, c’est plus fort que moi. Amusé, mais au fond impressionné malgré toi, tu me regardes faire, tu sembles te prêter au jeu. Et tu es à chaque fois un peu plus atteint en ton for intérieur que tu ne le penses, ou ne veux le reconnaître, ou le montrer. Un peu plus atteint et moi prête à m’excuser comme si j’avais vu quelque chose qui n’est pas à voir. La nuit par exemple quand, allongée à tes côtés, je sens ta respiration se mêler à la mienne, irrésistiblement m’envahit le désir de m’insinuer dans tes pensées, de ne pas en avoir d’autres, de n’avoir pas non plus d’autres sentiments que les tiens, de ne pas être, sinon toi. Et ça m’effraie. Il m’est difficile de supporter l’idée que mes intrusions dans tes lieux les plus réservés pourraient tourner à la profanation. Je trouve qu’il nous faut savoir parfois mettre de la distance l’un vis-à-vis de l’autre. Autant de distance que possible. En même temps, je me dis : pas de fuite, pas de recul. Quel visage prendrais-je alors ? De quelle créature inconnue, ou connue, mais dont je ne veux être ni la complice ni la copie ? Mon visage est tout tourné vers toi et non pas ailleurs. Me voici debout au bord de ce monde. Sur la table, mon téléphone au grand soleil respire. Mais il se tait. La boîte aux lettres pose son regard sur la maison, mais ce regard est vide, indifférent. Ma tête est vide aussi, comme elle. Où es-tu, Solh ? Lex dort au jardin sous la fenêtre. Il n’y a que moi et le soleil dans la maison, et j’ai mal à la gorge, peutêtre de chaque mot qui, de ne pouvoir s’échapper, me déchire en dedans.
J’ai mis ton talisman autour de mon cou, – la petite cartouche. J’attends le miracle qui sortira de ses profondeurs. Lex s’est réveillé. Que voulais-je dire ? Ça m’est sorti de l’esprit. Probablement l’essentiel. Vais-je te perdre comme je viens de perdre cette chose que j’avais pourtant grand besoin de te confier ? Lorsqu’on observe les bouleaux, tout au fond, on touche à du pur vert. C’est le début du printemps. La lumière elle-même est devenue verte. Tels sont-ils, les mots qui m’ont manqué il y a un instant ? Que nous choisissions entre parler et se taire, pour nous, le reste – tout le reste – n’en sera guère changé. Rompre ou ne pas rompre ne veut rien dire, cela n’existe pas. Le comprend-il ? Et que le jour où de nouveau la parole passera de lui à moi sera comme le lendemain après la veille. Ah, si je pouvais laisser à mon ombre le soin de garder mes deux enfants (Lex aussi bien qu’Oleg) pour aller me donner à Solh ! Une mésange vient de se poser sur le rebord de la fenêtre. Mais déjà elle s’envole. Je me dis : elle est mon ombre, c’est vers lui qu’elle s’est envolée. Ce matin, j’ai entendu sa voix. Il était triste, lui, et moi, en proie à un sombre accablement, et ça n’est pas passé. À l’époque où je l’ai quitté pour venir ici, j’étais optimiste. Je pensais pouvoir repartir en ce mois même de mai. Repartir, me retrouver dans ses bras. Les choses ne se sont pas arrangées comme je l’espérais. Il y a eu d’abord l’accouchement, prévisible, mais aussi la césarienne qui ne l’était pas. Ensuite Oleg a dû rendre notre appartement après l’achat de la maison. Que pouvait-il faire d’autre, ayant résilié le contrat de location ? Et me voici de ce côté, bloquée, jusqu’à la fin des travaux qui feront de notre maison de Méricourt une chose habitable. Mais pour quand est-elle, cette fin ? Je
n’en ai pas la moindre idée. Toujours l’à-venir, lorsqu’il arrive, me prend au dépourvu. Je suis partie toute gaie sans trop me préoccuper de ce qui allait s’ensuivre, ne voyant dans la séparation qu’un mauvais moment à passer. Et résultat…
Chapitre III
LA CHAIR ET LA VOIX 1 Adorable, Lex l’a été, hier à son baptême, jusqu’au bout. Adorable et si calme ! Oui, son baptême… La cérémonie était belle, un peu triste. Ce mois de juin. Où, comment allons-nous le vivre ? Ainsi que les mois suivants ? Je n’en sais trop rien. J’ai posé la question à Oleg. Quel a été mon désespoir de l’entendre me dire que les travaux ne seront, dans notre nouvelle maison (à Méricourt en France), terminés qu’à l’automne et qu’en attendant je dois rester ici avec le petit. Il y a une autre solution, lui ai-je fait observer : que nous partions le rejoindre là-bas, Lex et moi, vers le 10 août, quand j’aurai fini de donner mes cours d’été, et logions à l’hôtel s’il le faut. Il n’y est pas opposé, sachant combien je pourrais lui être utile. Il verra donc sur place la tournure que les choses prendront. Cette maison nous a joué tant de vilains tours déjà… Nos manières, l’un à l’égard de l’autre, ont changé. Ainsi n’avions-nous pas songé à nous embrasser à sa descente d’avion, quand il est arrivé, cette fois. Il n’y a rien eu, serait-ce un de ces baisers qu’on reçoit machinalement et distribue de même. Et ça nous a paru naturel. Un pacte s’est conclu tacitement entre nous : je suis tout attention et gentillesse avec lui qui, de son côté, déploie de grands efforts pour répondre sans vaines paroles à mes attentes ; celle surtout de respecter ma part d’espace.
Quant à nos rapports conjugaux… Ils se sont concentrés sur le bébé. Je trouve quelquefois étrange que nous soyons, nous, ses parents. Au bureau de poste, dans l’expectative de la communication que j’ai demandée avec Solh. Je suis plus fatiguée que jamais. Une lassitude sans nom. C’est plutôt de la détresse. Il y a deux ou trois jours, nous sommes allés, Oleg et moi, rendre visite à des amis qui ont un fils de six ans. Le père séjourne à l’étranger et le garçon – il commence d’apprendre à écrire – lui a envoyé la lettre suivante : « Papa, reviens vite ! Quand tu n’es pas là, je suis si triste que je n’ai pas envie de jouer. » Je suis comme lui, je n’ai aucune envie de jouer ; ni de parler, ni de vivre. Je viens de téléphoner à Solh. J’ai pleuré. Il ne m’en a pas voulu, j’espère. Je ne m’y attendais pas. J’étais tranquille avant d’obtenir la communication. Je ne sais pas ce que j’ai eu. Il fait un vilain temps. Pluie, vent. On n’a guère l’impression d’être en été. J’ai dû mettre mon manteau pour sortir. Je viens de retéléphoner à Solh. Mais il a fallu quitter le téléphone, le quitter. Je n’avais rien de spécial à lui dire, sauf le caresser. Ce coup-ci, je n’ai pas pleuré. Il ira dans les Alpes, il a besoin de repos. Je suis contente pour lui. Pour moi aussi : la hâte de rentrer à Méricourt me torturera moins. Oleg repart demain ; et nous deux, Lex et moi, en août peut-être. Avant tout repose-toi, mon amour, profondément. Ne pense pas à moi. Les jours durent tard la nuit maintenant. Ou ce sont les nuits qui ne veulent pas se séparer des jours et, pour cela, se font très claires. Les sorbiers sont en fleurs. Mais le froid persiste. Lex pèse presque cinq kilos. Tout à l’heure, pour la première fois, il a mangé de la banane à la petite cuiller. Il absorbait ça avec une mine terriblement sérieuse.
Demain, c’est d’un cœur lourd que je verrai Oleg monter dans l’avion qui le remmènera à Paris. Mais je… voulais dire autre chose… je ne m’y retrouve plus, dans mes pensées, que le moindre souffle disperse. Comme ce vent dont les rafales, dehors, plient les arbres. Jamais je n’ai eu plus l’impression d’être étrangère en ce monde, – inutile aussi, mal tombée. J’avais escompté que la naissance du bébé y changerait quelque chose. Rien de tel ne s’est produit. Au fur et à mesure qu’il grandit, je me prends à oublier qu’il est de ma chair. Je l’aime comme on aime un tendre petit animal sans protection, vulnérable. Mais sentir nos deux existences fondues comme au début, non, c’est fini. Nous formions alors une même pâte, nous n’étions que cette pâte. Une situation neuve pour moi, à l’époque, et qui me plongeait dans des abîmes d’étonnement, de trouble. L’arrivée d’Oleg, mes occupations à l’extérieur, le temps qui passe et ne se rattrape pas, ont accompli leur œuvre d’usure. Le fait sans doute aussi que Lex commence à manifester son indépendance, notamment par des cris aigus, tout à coup péremptoires. Il devient quelqu’un d’autre. Je te quitte, Solh, mais ne me laisse pas disparaître de tes pensées. Je ne t’ai pas quitté. Je n’ai pas un seul moment cessé de te parler, et je te parle encore. Je suis à l’aéroport. Venue accompagner Oleg dont l’avion part dans quelques minutes. À huit heures du soir, il sera à Paris. Mon Dieu, comme c’est simple ! Pourquoi dois-je rester ici, moi, qui ai plein de choses à te dire, à t’apporter. Le ciel est bleu. Si bleu. Nous approchons de la Saint-Jean. Je ferme les yeux sur ce ciel. Il n’y a pas d’autre recours. Ce jeudi 10 juin, à onze heures et demie, une lettre de Solh. Datée de lundi. Merci pour le bien qu’elle m’a fait. Je repense à notre appartement français, l’ancien, je m’y revois. Les rideaux : je ne revois en fait qu’eux. Le reste autour, sans intérêt, s’est effacé. À travers ces rideaux, du haut des étages, que de fois n’ai-je pas
guetté son arrivée, puis son entrée dans l’immeuble. J’ai tout le temps eu le sentiment d’être nulle part dans ces pièces, – moi, et que dire de Solh ! Elles représenteront pourtant un moment de notre vie alors qu’elles vont cesser d’être (le quinze du mois exactement). J’ai semé des fleurs que j’appelle, pour moi, les yeux de Lex, un genre de pensées. Elles commencent à poindre. J’en enverrai une à Solh. Plutôt deux : une pour chaque œil. Ce qu’il vient de m’écrire me lacère le cœur. Il dit ne plus se souvenir du timbre de ma voix. Il ne m’a pas reconnue au téléphone. Mon Dieu, faites que ça n’arrive jamais, qu’il n’oublie pas. C’est le seul lien vivant entre nous, et il est si fragile. J’attends le jour où je serai dans ses bras, je l’attends à en avoir mal dans tout le corps. La Saint-Jean est bientôt là et mon cœur déborde de souvenirs. L’été dernier, comblée, et cet été… Assez, je dois reprendre mon travail. L’unique incertitude que je me permettrai dorénavant sera celle du résultat. Les martinets sont arrivés, les étourneaux partis. La première phase de l’été touche à sa fin, et moi je tends les bras vers Solh. En ville aujourd’hui, mon corps en marche m’a paru plus léger que l’air où flottait mon écharpe. Inconnu, un chant allègre accompagnait le clicclac de mes talons. Je n’ai pu résister à la tentation d’acheter un bouquet de muguet. Toute au plaisir d’avoir ces fleurs, je poursuis mon chemin et tombe sur un ami. « Tiens », lui dis-je, et je les lui offre. Lui, ne sachant comment répondre à mon geste, se met à tourner en rond sur place, le bouquet dans une main, sa tête dans l’autre. Je suis partie, je me retenais de voler. J’écoutais Solh parler au téléphone tout à l’heure et je songeais : nous nous perfectionnons dans l’art de nous toucher à distance. Les aveugles
reconnaissent les objets avec les antennes de leurs doigts. Nous sommes comme eux, mais nous c’est avec celles de nos paroles. Je suis sûre d’avoir intercepté son regard, d’avoir saisi ses expressions. Son cœur aussi, je l’ai entendu battre. Tout cela à travers sa voix. La voix peut remplacer la chair et devenir chair quand les autres sens en viennent à nous faire défaut. Elle ne trompe pas non plus. De nouveau le froid. Et ce vent affreux. La forêt en est tout agitée, toute hérissée. Mon Solh, je t’ai envoyé aujourd’hui une photo de nous deux, Lex et moi. Elle a été prise tôt le matin, après le premier allaitement. Nous étions épuisés. La Saint-Jean arrive. Une panique indescriptible monte en moi. J’ai promis d’aller à cette occasion chez Eero et Tuuli dans l’île de Viljala. Tuuli dit que je suis la flamme qui allume leur Saint-Jean. Mais je sais que je n’irai pas. J’y suis si souvent en pensée avec Solh qu’il serait au-dessus de mes forces d’affronter tout à coup son absence. Un jour, nous y retournerons ensemble, j’ai foi, j’y crois. Sinon en quoi pourrait-on croire ? Il pleut, il fait glacial. Il y a un an, jour pour jour, à l’heure qu’il est, nous étions assis l’un près de l’autre dans l’autocar qui nous conduisait vers notre destin. Le soleil brillait, tout en flammes. Aujourd’hui la pluie tombe sans désemparer, il fait froid. La nature se solidarise avec nous. Je vis dans la crainte permanente des mésanges. Elles sont extrêmement familières. Ces effrontées entrent dès qu’elles voient une fenêtre ouverte et ne s’arrêtent plus de tourner à travers les pièces. J’ai cela en horreur. Ça me remplit d’épouvante. J’en ai le frisson un bon moment après. Maman est un peu comme moi. Nous n’osons plus, ou presque plus, entrebâiller les fenêtres et nous étouffons à l’intérieur. Car à cause du froid et de l’humidité, il faut continuer à chauffer. Nous demeurons des heures
derrière les vitres à regarder ces vilaines bêtes voleter, quêtant l’entrée. Elles font sans se lasser le tour de la maison pour vérifier si par hasard il n’y a pas d’interstices par où elles puissent se faufiler. Elles s’introduisent le plus souvent au salon d’abord dont nous oublions régulièrement de pousser à fond l’une ou l’autre des croisées. Elles laissent alors de petites cartes de visite partout. À la cuisine, elles mangent n’importe quoi, ce qu’elles trouvent sur la table : des pommes de terre, du fromage, des tomates, du beurre. Pourtant ce n’est pas la mauvaise saison, il y a abondance de vers, de moucherons dehors. Elles ont donc de quoi se nourrir.
2 Le moment approche. Ou est-il déjà passé ? À peine alors, si j’ai bonne mémoire. Le moment où pour la première fois nous nous sommes embrassés. C’était devant la mer. Solh m’avait conduite sur les rochers du rivage par la main. Il prenait en quelque sorte la mer à témoin. Il n’avait pas dit qu’il était éperdument amoureux. Non, ça ne lui ressemble pas ; calme, il souriait. Moi, mon cœur comme fou battait avec une violence d’autant plus sauvage. Il aurait volé en éclats. « J’ai accepté cette promenade, pourquoi ? », me disais-je. Et du même ton tranquille, lui, murmurait les mots : « C’est tout ou rien. » Ces mots. Ces mêmes mots ; des mots qui font peur, mais moins que la retenue avec laquelle il les avait prononcés. Atterrée, je criais qu’on vienne me délivrer et aucun son ne sortait de ma poitrine. Le pire était que, s’arrachant de moi, quelque chose ne demandait qu’à plier, se voir confisqué. Le pire ; le plus étrange. Avec un autre que Solh, il aurait suffi, je pense, d’une brève étreinte et ce « tout », expédié, aurait été réduit à « rien ». N’avait-il pas été en fait aussi surpris que moi par ses propres paroles ? Peut-être ne lui avaientelles pas moins brisé le cœur. Nous nous tenions devant la mer
énigmatique, envahis par une certitude : celle, tous ponts coupés, d’avoir à la traverser ensemble comme nous le pouvions. Ensemble, et nous faisant, la chance aidant, plus de bien que de mal. La fatalité toujours effraie et toujours fascine. Lex est en train de se réveiller pour recevoir sa ration de purée d’églantier. Papa tond la pelouse dans un bruit infernal. C’était le grand matin, le grand soleil là-bas dans l’île de Viljala, il y a un an, à pareille heure. Ton cœur s’échappait de toi, Solh. Je n’ai jamais entendu un cœur gronder aussi fort que le tien. Et ça n’a pas changé. Mais ce jour-là, on aurait dit qu’il voulait vraiment s’échapper de ta poitrine. Le mien répondait tout ce qu’il savait. J’étais prise pourtant d’une affreuse crainte : que tu n’attrapes un coup de soleil et je n’osais bouger. Tu semblais être parti en me laissant ton corps à garder, avec le poids énorme du cœur. Cette responsabilité. Alors que ce qui se produirait dans les bois, quelques instants plus tard, me paraîtrait tout à fait naturel, joyeux. J’en oublierais jusqu’à mes appréhensions en me rendant à table, où nos amis nous attendaient, et ne tremblerais plus que de bonheur. L’engagement que nous venions de prendre ne pesait d’aucun poids soudain. Ces quantités d’aiguilles de pin fichées dans ton pull-over ! Le mien maintenant. Lex a fini par se réveiller. Deux heures de l’après-midi. C’est décidé : je n’irai pas à Viljala. Cette fête de la Saint-Jean n’est pas la nôtre. J’ai du reste l’impression qu’un peu tout le monde s’est décommandé. Il fait aussi tellement froid ! Et la météo annonce de la pluie pour une semaine encore au moins. Le rêve – un rêve vécu, celui-là – ne vaut-il pas mieux que tout ? En tenir la beauté, l’éclat, hors d’atteinte. Et où en aurions-nous la sauvegarde, si ce n’est dans notre cœur ? Puissé-je rêver de toi, cette nuit, mon Solh.
3 Quatre heures du matin. Les troncs de pins déjà s’illuminent. La forêt est toute mouillée, et toute radieuse. Que de fois n’ai-je pas regardé ce paysage en caressant le visage de Solh absent. Je le caresse maintenant, aussi absent, avec mes doigts ; puis, avec mes lèvres, je lui ferme les yeux. Dors tranquillement, je veille à tes côtés. Huit heures du matin, le jardin se noie dans le soleil. Lex est parti se promener avec mes parents dans son grand landau. Je suis seule à la maison. J’attends un coup de téléphone d’Oleg. Maintenant j’allaite Lex, dehors, au jardin. Ce bonheur : respirer le débordement odorant de la forêt estivale et tenir en même temps un petit être comme lui dans ses bras, le combler d’une énergie qui sourd de soi. Comment appeler ça : de la plénitude ? Il n’est pas toujours facile de trouver un nom pour tout ce qu’on veut dire. Neuf heures du soir. Solh vient de me téléphoner. Quelle joie… Mais quelle malchance aussi. Le téléphone est installé dans le salon, où mes parents prenaient le thé avec notre voisin, le peintre. Celui-ci avait achevé son travail sur le toit de la maison et ils l’avaient invité à entrer un instant. Parler à Solh dans ces conditions, rester naturelle quand tous les trois s’étaient tus pour ne pas troubler mon entretien avec un étranger, qui appelait de loin : impossible. J’étais tout simplement paralysée et plus nous avons causé, pis ça a été. Solh se désespérait, déçu, au bout du fil. De mes yeux, je voyais cela. Il n’y comprenait rien. J’étais aussi malheureuse que lui. La maison vide jusqu’alors, le peintre sur le toit. Puis d’un coup, ils sont tous là réunis. Je bredouillais, perdais le contrôle de moi-même. Je n’avais plus la notion exacte de ce que je disais.
Je suis désolée, et combien triste, de n’avoir pas mieux su aller à ta rencontre, Solh. Je devrais tout confesser à mes parents. Tu as devant toi une personne malhabile à celer une partie de sa vie, ou quoi que ce soit d’autre, et peu capable de souffrir que ses rapports avec ses proches ne portent la marque d’une entière franchise. Ils sont dehors maintenant, en train d’arroser le jardin, et moi je reste assise, seule, affligée, à côté du téléphone. Le lendemain matin, bonjour la dépression. Ça me tient jusqu’au bout des cheveux. Je me suis quand même mise au travail. Il fait indiciblement beau, et pendant ce temps, je me sens mal, mal, mal. Misérable. Après les mésanges, ce sont les guêpes qui envahissent les pièces à présent. Dehors, elles ne vous attaquent pas, mais on s’irrite à les entendre bourdonner comme elles le font.
4 Enfin, il fait chaud. Une légère vapeur enfume le ciel. L’air se met en branle quand il s’en souvient. Mais la plupart du temps il ne bouge pas, il demeure debout en un grand bloc d’odeurs sur le jardin. Lex dort à l’ombre des arbres, tout nu. Il doit sentir bon le lait pour être environné d’autant de moucherons. La Saint-Jean fêtée au cours de la nuit, une nuit où le soleil ne s’est pas couché, le quartier semble mort. Ni passants, ni voitures. Papa et maman font la sieste. Par instants, un martinet fend le bloc d’air en poussant des cris aigus. Nous avons deux nids de martinets, au jardin. Toute la journée, Lex a été nerveux. Il a beaucoup pleuré. Sans doute à cause de moi qui ne me pardonne toujours pas d’avoir, hier, si bien raté
ma conversation avec Solh. Le remords que j’en garde ajoute à mon amertume. En fin d’après-midi, Lex se met tout de bon à hurler. Impossible d’obtenir de lui qu’il s’endorme. Pour le calmer, je le prends dans mes bras et je sors. Nous nous promenons à travers bois, je le presse contre mon sein. Au bout d’un moment ça va mieux, pour nous deux. C’est sa première randonnée dans la forêt. Nous avons célébré la SaintJean à notre façon. L’essentiel dans cette fête n’est-ce pas de communier avec la nature ? Il est heureux que je n’aie pas pris sur moi d’aller à Viljala. Je m’y vois mal dans l’état où je suis. Nous sommes tout heureux d’avoir vingt degrés aujourd’hui. Avec un peu de vent seulement, juste ce qu’il faut. L’été du coup est là. Nous l’avons attendu longtemps. Il me reste encore d’aller jusqu’à la ville de Kivinlinna donner mes cours. Les dernières limites de la patience ont été franchies, mon Solh, j’en conviens. Pourtant il nous faut endurer un peu plus l’attente. Ces étapes que nous sommes condamnés à parcourir avant d’arriver l’un devant l’autre, je n’ai pas le courage de me représenter les ravages qu’elles vont causer, qu’elles ont probablement déjà causés. Mes pensées, de terreur, ne sont qu’oiseaux en fuite. C’est le soir. Le moment approche où il n’y aura que moi qui sache où je suis. Où personne n’attendra rien de cette femme. Peut-être cesserai-je alors de penser à la mort. Dans mon cœur s’est logée une aspiration contraire : celle de vouloir être pourvue d’un gîte, d’un pays, d’un cercle d’amis prêts à me dire qui je suis, et d’être en même temps de force à les rejeter, car sinon je serais, par eux, poussée – j’en ai la conviction – vers la mort. Je rumine tout cela dans ma baignoire, l’unique lieu de détente. Je mets, le soir, pour me coucher, la chemise de nuit dans laquelle j’ai dormi près de Solh. Le jour je porte le tee-shirt blanc et noir, – identique à celui que je lui ai offert. S’il fait chaud, je tiens à me voir dans la robe
bleue de maternité qu’il connaît bien. Et quand je me rends en ville, je m’habille exactement comme aux jours de l’hôtel Academica. Même parfum en plus, mêmes chaussures. Ainsi j’ai l’impression d’être enveloppée dans un bout de son regard. Je crois en la vertu des liens que nous entretenons avec les choses, pour autant qu’ils soient vrais. Le lit sous lequel j’ai compris, enfant, que Dieu est une odeur clairvoyante, m’est devenu un objet sacré, – plus sacré qu’une icône. Il s’achève ce mois de juin, dans le silence. J’aime bien ce silence en définitive. C’est comme si nous dormions dos contre dos, Solh et moi. Je sais qu’il m’écoute, mes paroles iraient-elles même dans la direction opposée. Le ciel est un bac de bleu liquide. Le linge danse sur la corde, entre le sapin et le bouleau. Le mutisme intérieur et la fatigue ont partie liée, il faut croire, mais je n’arrive pas à déterminer lequel, du mutisme ou de la fatigue, est cause de l’autre. Les pavots, déjà en fleurs. Allure impériale. Ils ne dureront que quelques heures par le vent qui souffle aujourd’hui. J’éprouve une sorte de soulagement de n’avoir pas à écrire à Solh, écrire comme sur un ordre, à un moment précis, en pensant que ça lui parviendra deux jours après. Je ne puis éviter d’être nerveuse dans ce cas. Je crains toujours qu’un accès d’humeur ne lui dicte sa réponse. Son instrument de travail, c’est lui-même, l’être qu’il est, et j’ai peur de le fausser. Ça vient de là sans doute. Il se met quelquefois en nœud et le nœud est si dur qu’il serait vain de prétendre l’ouvrir. Il ne se confie pas volontiers. De lui, je ne sais que ce que je sens. Ça ne me dérange pas. Je me suis faite à notre dialogue hors parole, hors temps. J’obtiens parfois la réponse bien avant la question. D’ailleurs il n’y a pas plus de questions que de réponses. Il n’a donc pas à prendre au sérieux les questions que je lui pose. Quand je lui en pose, ce n’est pas pour savoir, mais plutôt par habitude, comme si on mettait sa main dans sa poche pour qu’elle soit quelque part.
Il s’impatiente de ne m’avoir pas là-bas, à ses côtés, et j’en pleure de chagrin. Il ne voit pas combien je me donne à lui, combien je suis à lui. Je souffre à mourir de cette surdité, qui lui va si bien. Papa vient de passer. Je suis assise dans l’herbe. Il s’est incliné et m’a chatouillé les talons. Nous ne nous embrassons jamais. De sa part, c’est une jolie marque d’affection, surtout qu’il lui est difficile de se baisser. Hier soir, je suis allée chez Maija-Leena, c’était sa fête. Je me demande si d’être devenue mère ne m’a pas changée. Quel visage les autres me trouvent-ils ? J’ai été accostée à quatre reprises dans la rue : d’abord par un ivrogne qui mendiait un peu de monnaie, puis par une zélatrice prêchant pour sa secte, puis encore par un jeune drogué qui a voulu m’envoyer lui acheter je ne sais quoi dans une pharmacie et, à la fin, par trois individus également avinés et mal embouchés. Il y en a eu un pourtant, d’entre ceux-ci, pour désapprouver les insanités vomies à mon endroit par ses acolytes. « Arrêtez ça, fermez vos gueules, leur disait-il. Ne voyez-vous pas comme elle a l’air gentille ? » Une lumière dont mon cœur déborde doit me monter à la figure et me faire distinguer entre tous et toutes dans une foule. C’est ça, je pense, qui m’a valu d’attirer ces créatures de la nuit. Aussi je suis arrivée en retard chez Maija-Leena. Ça ne tirait pas à conséquence. Nous ne nous formalisons pas pour si peu, d’elle à moi. Il y avait là son chevalier servant. Elle a tout de suite mis des disques et nous avons commencé à prendre le thé. Que de charmantes petites choses à croquer sur la table ! Une vraie fête ! Tout à coup, on a sonné. Son frère Asko entre et annonce de but en blanc la mort de son fils, un enfant de quatre ans, que je connais. Emporté par la leucémie. Nous étions tous préparés à ce décès, le petit se trouvait à
l’hôpital depuis plusieurs mois déjà. Mais d’entendre rapporter la nouvelle, ainsi, par le père, m’a glacé le sang. « Pas Lex, mon Dieu ! » La peur entrée dans ma chair comme un harpon m’a fait prier très vite et, devant mes yeux, je n’ai voulu retenir que l’image du frêle bonhomme, pâle comme un germe de soja, qui venait de disparaître. La dernière fois que je l’ai vu, il n’avait plus la force de se lever, ni de s’asseoir, et encore moins de marcher. S’il n’émettait pas de petites plaintes aiguës, il somnolait, tout transparent et le regard vague, sur le canapé de MaijaLeena. Il y avait, ce jour-là, d’autres enfants autour de lui : eux jouaient et lui, suçait des bonbons et bavait. Il ne riait pas, et jamais il ne pleurait. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir les yeux constamment noyés de larmes. Le père a déclaré que, dans son cercueil, il avait l’expression réfléchie, mûre d’un adulte. Unis par les liens irremplaçables nés des jeux de l’enfance, impossibles à nouer avec d’autres par la suite, nous sommes, Asko, sa sœur MaijaLeena et moi, très proches de cœur. Pourtant nous nous sentions mal à l’aise. Car c’était la vraie mort. Je considérais le père, orphelin de son fils et, sans m’en rendre compte, je me surprenais en train d’observer tour à tour le chien de mon amie, un bouledogue gâteux, le dessin du tapis, le thé qui coulait dans ma tasse. Je ne me rappelle plus comment l’atmosphère s’est détendue, allégée. D’elle-même. Rassemblés dans la maison de notre enfance – ce que représentait pour nous cet immeuble imposant – nous nous sommes mis à égréner nos souvenirs. Et de fil en aiguille voici nos repas d’autrefois évoqués. Les temps étaient durs alors. Pas de fruits, pas de confiseries à la pelle comme aujourd’hui. C’est simple : nous brûlions du sucre dans la poêle pour nous confectionner des sucettes. Chaque fruit auquel nous goûtions marquait une étape dans notre jeune existence. La vie, nous avions toutefois l’impression d’y mordre à pleines dents et au moins autant sinon plus que dans le rare fruit qui nous tombait entre les mains.
Fruit que nous ne mangions jamais avant d’aller chercher dans l’atlas d’où il pouvait bien provenir. S’il s’agissait, mettons, d’une orange, nous nous pénétrions de son parfum, nous invitions nos amis à venir l’admirer et, eux, étaient toujours assez délicats pour s’éclipser au moment où elle allait être entamée. Il n’y a pas eu par contre de fruit que nous n’ayons partagé en famille et c’est resté chez nous comme une loi non écrite jusqu’à présent. Notre plat préféré, à Asko, Maija-Leena et moi, se trouvait être, comme par hasard, celui du jeudi. Il y avait une émission à la radio – la télévision, n’en parlons pas, c’était un objet plus que rarissime à l’époque – pour les enfants, ce jour-là : histoires d’Oncle Marcus, contes de fées, boîte aux lettres, et j’en passe. Chacun de nous trois s’est souvenu de la même chose. Nous avions la permission de manger l’oreille collée au poste qui crachotait tant qu’il pouvait. Ce fameux plat du jeudi, le même partout, consistait en une soupe de petits pois. Qu’elle était bonne, cette soupe, accompagnée de galettes craquantes et de lait caillé ! Et si avec un peu de chance nous avions un bouton de beurre dedans, notre bonheur était complet. Moi j’avais, pensez donc, mon beurrier personnel. Il m’avait été attribué parce que je rendais mon entourage malheureux à force d’aller, dès le premier bouton de beurre fondu, m’en remettre un second et de revenir, puis de recommencer, trouble-fête comme pas une. Non contente d’empêcher tout le monde de suivre l’émission, j’ajoutais à cela le méfait de creuser des trous dans le beurre avec une cuiller maculée de soupe. On a fini alors par réserver ce beurrier à mon seul usage. Longtemps il m’a semblé avoir reçu une éducation sévère. À bien y réfléchir, force m’est de constater que j’ai bénéficié de la part des miens de plus de compréhension que je ne voulais m’en persuader. Un petit être avait à peine fermé les yeux et c’était de quoi nous devisions. Pour le père, mieux valait sans doute ce genre de conversations
après tout, et l’ambiance que nous avions réussi à créer autour de lui ; je ne sais pas. Tu connais ton vrai nom à présent, mais chut… Ce nom doit rester secret. À n’utiliser qu’entre quatre murs, qu’entre toi et moi. Sans le savoir, on a souvent affaire dans la vie à des gens qui sont des bêtes en train de devenir humaines. Mais s’est-on avisé qu’on rencontre non moins souvent des bêtes qui sont des humains en train de recouvrer leur nature de bêtes ? Tu reprends ta vraie nature, ta nature de louve. Tu t’appelles Louve. Mais chut… Solh, lui, avait retrouvé la sienne déjà avant. Tu ne l’avais pas encore reconnu. Et il était déjà Loup. Et on l’avait repoussé loin de toi. La condition oubliée, le nom oublié. Ils peuvent le demeurer, définitivement. Et pendant ce temps elle, la bête, avance vers vous cachée sous un voile de mariée. Elle avance, prête à presser une faim humaine contre votre poitrine. Que personne surtout ne vienne à l’apprendre. Il ne faut pas, faut pas, faut pas. À aucun prix. « Mais lui, Solh-Loup, le sait-il ? » Tu veux dire, sait-il que tu sais à présent, tu veux dire, ton vrai nom, et son vrai nom ? « Je lui ai envoyé une carte, l’autre jour, avec ce tableau reproduit : La Fiancée du Loup. » Tu lui as envoyé cette carte. Il comprendra. Il ne pourra pas ne pas comprendre. On te garde de lui. Abandonne maintenant ceux qui te gardent. Suis-le où qu’il veuille t’emmener.
Chapitre IV
SI NUL ENFER 1 Je me hasarde parfois à imaginer l’ambiance de notre rencontre, Solh et moi, à mon retour. Quelle sera-t-elle ? Différente sûrement de tout ce à quoi je m’attends, à quoi s’attend chacun de nous deux. Ce n’est pas encore pour demain, hélas. À table, avec mes parents nous bavardions de choses et d’autres aujourd’hui. À un moment donné, j’ai exprimé le regret que Lex n’ait pas les yeux marron. « Qu’est-ce que tu dis ? s’est écrié papa. Comme un juif ou un arabe ? » Mon père tenant de pareils propos ! Ça m’a fait mal, Solh, si tu savais. Juif, arabe ? Dois-tu écouter cette voix ? Reprendre à ton compte l’outrage sanglant et le reprenant le convertir en haine, en douleur ? Voix de la violence ou qui narre la violence endurée, unique et même voix. Comme elle s’élève, comme elle retombe, partout, chaque jour. À la première iniquité commise, même si nul enfer ne s’en souvient et qu’elle soit seulement probable, répond dans ta mémoire un long cri. Pardonnelui, mon Solh. Dans quelques jours, je serai à Kivinlinna avec Oleg et Lex. Une occasion pour moi de m’éloigner un peu de mes parents.
Solh, tout en aggravant l’éloignement entre nous, cette distance me rapprochera de toi.
2 Je redescends aujourd’hui « notre » rue, la rue de l’hôtel Academica. C’est dimanche. Elle s’appelle en fait Hietaniemenkatu, rue de la Presqu’île de sable. Mais pour moi elle est, et ne changera jamais, celle de l’hôtel Academica, de mon destin. Rencontrer son destin à sa porte – l’appartement de mes parents se trouve à deux pas de là – c’est, il faut le reconnaître, une chose peu banale. Ça n’a d’ailleurs pas fini de me donner à penser… En ce moment, je foule donc, non un sol ordinaire, mais un tapis de légende. Il ne me semble pas que mes pieds touchent terre. Je plane, légère comme une plume, libre de toute attache. Mes cheveux et mes seins sont soulevés par la brise qui souffle de la mer toute proche. Oui. De cette rue, le même jour, à la même heure, il y a exactement un an, je m’envolais pour l’aventure, pour l’inconnu. Pour l’aventure ? Encore une chose qui peut paraître bizarre : je suis confiante. Pour mon destin, c’est plus exact. Inconnu, il le reste en revanche, tout en portant làbas un visage, celui de Solh. Voici l’ancienne crêperie maintenant transformée en auto-école, et le commissariat de police après, toujours inquiétant. J’y ai reçu mon certificat d’adulte, ma première carte d’identité. Salut heureux temps de l’adolescence ! Une boutique d’animaux vivants lui fait suite. Serait-elle tenue par le même drrrôle de Russe ? Quel bavard, celui-là, une pie dont l’émigration aurait encore accusé l’accent ! On n’avait besoin de rien acheter pour qu’on l’entende tenir des discours sans fin, sur les hôtes de son arche évidemment, et apprenne de lui tous les secrets les concernant. Il devait bien se douter que nous, des enfants, nous n’entrions dans son magasin poussés que par la curiosité. Moi, c’étaient ses aquariums, où
évoluaient quelques poissons exotiques aussi merveilleux que des fragments d’arc-en-ciel, qui m’attiraient le plus. Il avait réussi à semer en nous au moins cette graine rare : la conscience de notre responsabilité visà-vis des bêtes, surtout quand nous nous chargeons d’en élever une, si petite, si modeste soit-elle, un escargot. Le père de Maija-Leena possédait un aquarium. Je me rappelle le soin, la passion même, avec lesquels il s’occupait des joyaux doués de vie qu’il y gardait. Pas de voitures en vue. Traversons. Ici commence la rue du Papillon, Perhonkatu, la bien-nommée si près d’un marchand d’animaux. Pendant la guerre, lorsqu’il n’y a plus eu d’eau chaude dans les appartements, nous y venions au sauna public qui, lui, n’existe plus. Porte droite, c’était l’entrée des femmes. Porte gauche : celle des hommes. Nous partions de chez nous le samedi après-midi en procession, maman, grand-mère Emma, ma sœur et – moi, la petite dernière. J’ignore comment faisait mon père. Il devait se laver à son travail. Chacune de nous portait un sac bourré d’habits de rechange, de savon, de pelotes de tille, de serviettes et, sous le bras, une bassine individuelle. Nous arrivions ainsi, avec notre fourniment, à la caisse tenue par une dame imposante mais abîmée par l’âge. Maman passait la première. Nous deux, les filles, attendions que nous soient remises les clés des placards où seraient enfermées nos affaires. Sauf moi qu’on ne jugeait pas assez grande pour en recevoir une, toutes avaient leur clé. Dieu, le chagrin que j’en concevais ! J’aurais tant aimé voir, comme les autres, ma cheville serrée d’un lacet de caoutchouc avec sa clé et me promener en faisant sauter et sonner celle-ci sur le plancher du sauna. Le plaisir du bain s’en trouvait gâché pour moi ; enfin presque. Tourbillons de vapeur, éclats de voix, cliquetis de seaux en fer-blanc, un tel tohu-bohu vous accueillait sitôt que vous poussiez la porte de la première salle d’eau que vous en perdiez quasiment la tête. Déshabillée, comme nous l’étions toutes, je ne me posais pas de questions au sujet de ma nudité ou de celle des autres. Ce qui ne m’empêchait pas de constater
combien les corps étaient dissemblables. Tout se passait sur de longs et larges bancs. On pouvait, si on voulait s’en offrir le luxe, louer les services d’une masseuse professionnelle. Il y en avait toujours une pour se mettre à votre disposition. Les bonnes femmes qui s’abandonnaient à leurs mains expertes, on les voyait étalées sur les bancs, les yeux clos, grognant d’aise. Nous n’avions pas besoin, nous, de ces matrones pour procéder à nos soins corporels. Je me souviens pourtant d’avoir été livrée une fois à l’une d’elles. Un cadeau de maman qui pensait me faire plaisir ainsi. Terrorisée, je m’étais soumise à ses manipulations : elle m’avait aussitôt pétrie comme une boule de pâte. Mes membres, elle me les avait détachés, façon de parler, un à un. Munie d’une brosse, elle s’était mise après cela en devoir de me frotter la peau centimètre par centimètre. « Pourvu qu’elle ne touche pas à mon bas-ventre », priais-je en moi-même, craignant les chatouilles à cet endroit. Je savais ne pas pouvoir y résister. Prise de fou rire, j’allais me tortiller comme un ver. Rien de tel ne s’était produit et en fait de supplice j’avais éprouvé un bien-être sans bornes. Là-dessus se penchant de côté, la femme avait soulevé un seau d’eau chaude tandis que moi, me préparant à la douche, je serrais fort les paupières, prenais une profonde inspiration. La cataracte avait fondu, bouillante, sur ma tête, pour me ressortir par les oreilles et d’entre les jambes, suivie d’une seconde, d’eau glacée. Enveloppée comme d’une fourrure d’aiguilles, je pensais y avoir laissé la vie. J’étais devenue sourde et muette. Pourtant j’entendais une voix lointaine me dire : « C’est fini, ma petite. Tu peux te relever. » Entrouvrant un œil, m’y reconnaissant à peine – où étais-je ? – je m’étonnais de ce ton affectueux chez une personne dont les rudes mains calleuses venaient de me tordre comme un linge. Je ne parlerai pas de la salle de sudation. Nous ne nous y aventurions jamais. Il y avait plusieurs raisons à cela. D’abord, pas plus nous les enfants que ma grand-mère, Baba Emma, n’aurions été de force à en
affronter la chaleur. Ensuite maman, très stricte sur le chapitre de l’hygiène, avait des préventions contre cet endroit. Qui en plus lui paraissait suspect à cause des inconvenances que s’y racontaient les baigneuses, ou à quoi elles s’adonnaient, je ne l’ai jamais su exactement. Je n’en garde qu’un vague souvenir, plutôt poétique, pour ma part, y ayant jeté un coup d’œil en cachette, un jour. Mon innocence me mettait à l’abri de la vulgarité des adultes. L’autre grand moment pour couronner la cérémonie du bain, c’est quand nous nous faisions servir par la caissière un gobelet de kvass haut comme ça et que nous l’avalions, à notre sortie de la salle chaude, encore enveloppées de nos serviettes. Le goût de ce kvass, – unique ! Plus frais que l’eau, plus doux que la bière, picotant, brun, moelleux, mousseux : aucune boisson au monde ne pouvait lui être comparée. Et la même procession reprenait le chemin de la maison, où papa avait déjà préparé des lits qui ne demandaient qu’à nous recevoir. La nuit du sauna, les draps vous caressent le corps d’une façon spéciale. On se croirait entre des mains d’anges. Il régnait aussi, ce soir-là, chez nous une atmosphère de fête. Même Dieu en tenait compte et me permettait de sauter ma prière. Épuisée comme je l’étais, mais d’une fatigue heureuse, je dormais avant de me retrouver au lit. Robe légère, sandales aux pieds, large chapeau de soleil sur la tête, j’ai fait, entraînée par les souvenirs, ce détour pour le seul plaisir de prendre la rue du Papillon. Je reviens maintenant à la rue de l’hôtel Academica. C’est mon dernier jour à Pohjan. Demain, départ pour la ville de Kivinlinna.
3
À Kivinlinna, où j’ai aussitôt commencé à donner mes cours de langue aux étrangers, Oleg et moi jouons à la famille. Ce qui est sûrement plus vrai, et plus triste, dans l’histoire de Pygmalion, c’est qu’il a dû perdre tout intérêt pour son œuvre une fois qu’elle est sortie de ses mains. Les pleins feux de l’amour n’en éclairent que la naissance. Mon travail à l’université déjà me dévore. Je n’ai plus un moment à moi. Il est donc onze heures du soir, je viens de me réveiller à la suite d’un rêve. Je vois rarement Solh en rêve tel qu’il est dans la vie. Je le sens plutôt comme une force présente mais sans enveloppe charnelle. Cette fois, c’était tout lui, tête, corps, allure. Oleg et moi recevions des amis à Méricourt, dans cette maison que nous n’habitons pas encore. Subitement je fais part à Oleg de mon intention de téléphoner à Solh pour lui demander de se joindre à nous. Je remarque sa gêne. Il se garde pourtant de dire quoi que ce soit. Nous sommes au jardin avec des verres à la main. Je me rappelle avoir tourné le dos aux invités et attendu de voir surgir le profil d’une voiture blanche et celui de Solh dedans. Enfin il se montre. Il descend de l’auto. Une haie vive le cache au passage. Un bref instant. Il reparaît et, grand Dieu ! il est si changé que je reste clouée sur place de stupeur. Il ressemble à ses photos du temps où il était malade et qu’il m’a montrées une fois. Je vais tout de même pour l’embrasser, – et lui, me traverse comme si j’étais un nuage. Il poursuit son chemin parmi nos hôtes, et eux reculent, lui laissent le chemin libre. Au moment où Solh sortait de voiture, j’avais bien entendu Oleg élever la voix dans mon dos pour expliquer aux invités, comme en s’excusant : « Ne vous étonnez pas si cet homme ne vous adresse pas un mot. » Je ne peux plus me rendormir. Je suis toute bouleversée, inquiète. Abattue. Pourquoi m’a-t-il fait ça ?
La cartouche que je porte suspendue à mon cou intrigue les gens. L’un de mes étudiants m’a demandé si c’est un sifflet pour appeler à mon secours en cas d’agression. Je lui ai répondu : « Oui, c’est ça. » Solh me l’a offerte après y avoir glissé quelque chose. Quoi ? Une chose qui doit me protéger. Un travail monstre, de chaque instant, que ces cours à l’université. Si j’avais su combien il est dur à la fois d’assurer des cours et d’allaiter, je ne serais pas venue, je me serais fait remplacer. Ma journée commence à cinq heures du matin et lorsque, toute pompée, je rentre à la maison, il est quatre heures de l’après-midi. Pompée, c’est bien le mot. Je me couche aussitôt. Je dors jusqu’à onze heures du soir si Lex ne me réveille pas entre-temps. Puis de nouveau, je prépare mes leçons du lendemain, ce qui me fait aller au lit à une heure du matin. Je n’ai plus le temps, ni la force, de passer à la poste pour téléphoner à Solh. Oleg m’aide beaucoup mais il ne peut rien contre ma fatigue. Comme si tout cela ne suffisait pas, il faut encore subir les réceptions officielles, les visites organisées, et que sais-je. Continuellement se servir aussi d’autres langues que la sienne. Toutes les langues, nos étudiants venant des pays les plus invraisemblables, – même d’Algérie. Mais lui, l’Algérien, n’a pas daigné nous honorer de sa présence. Solh aurait très bien pu le remplacer. Le stérilet que je porte a dû provoquer une inflammation, il me fait souffrir. Levée à six heures du matin, je donne le sein à Lex. Il a beaucoup poussé. On dirait qu’il grandit en dormant. Comme je ne le vois presque plus dans la journée, j’ai l’impression qu’à chacune de mes absences il fait des progrès. Il commence à empoigner les objets. Il bavarde d’une façon nouvelle. De longs rires lui viennent d’un coup… Je le regarde, toute surprise, et pense : « Est-ce bien toi, mon fils ? »
Un rêve, cette nuit, m’a encore fortement secouée. Nous nous trouvions à Pohjan, Solh, Oleg et moi. Nous accompagnait aussi une femme, une inconnue. Portant tous les quatre des valises, nous marchions dans la Sturenkatu, une rue sinueuse de la périphérie. À un tournant la femme, chargée plus que chacun de nous, se préparait à traverser pour prendre un taxi. J’ai couru à son aide. Oleg m’a suivie machinalement. Solh est resté de l’autre côté, ses valises à la main. Ayant vu ça, j’ai mis Oleg et la femme dans le taxi. Puis je suis revenue sur mes pas. J’ai rejoint Solh. Nous nous sommes dévisagés. Cette fois il avait, de même, ses traits à lui. Il était bien là, solidement planté, je pouvais le toucher. Je me demandais alors pourquoi, concentrant son intérêt sur moi ainsi qu’il le faisait, que lui seul sait le faire, il ne me serrait pas contre lui, ne m’embrassait pas. Mais déjà il tendait les bras, me recevait, caressait mes cheveux de sa joue. Puis, le regard plongé dans mes yeux, il a posé ses lèvres sur les miennes. Ne desserrant pas son étreinte, il m’a embrassée si longuement que l’air m’a manqué. Je suis tombée dans la neige. Il m’a recouverte de son corps. Il y avait beaucoup de neige autour de nous. Solh, je bénis le jour et l’heure qui t’ont donné au monde. Est-ce l’effet de cette pensée ? Une vision se présente à moi : celle de deux garçons qui transportent, assis sur une civière et les yeux bandés, un ange blessé guère plus âgé qu’eux. Un ange blanc comme le sommeil. Que peut pareille allégorie vouloir signifier ? Ce qu’elle dit ne se prête pas à l’explication. Pourtant c’est une chose semblable à cette chose qui se trouve entre les deux garçons que j’aimerais déposer dans tes mains, Solh, ce qu’une fleur cache entre ses pétales. Je me rappelle et, soudain, ris de moi. Je viens de voir un tableau de Hugo Simberg projeté devant mes yeux avec une netteté hallucinante. De nouveau, les mots me manquent pour exprimer ce que j’éprouve.
J’attends ma communication avec lui. Il fait horriblement chaud, 25o. C’est beaucoup, c’est presque trop, et pas un brin d’air. Oleg est allé à la plage, emmenant Lex avec lui. La ville de Kivinlinna s’est édifiée au point de jonction de plusieurs lacs, dans la Saïma. La plage y est partout. On peut se baigner n’importe où, l’eau est propre. Où qu’on aille aussi, il y a des rochers et des arbres derrière lesquels on se déshabille sans s’exposer. La vie est simple, facile, dans une aussi petite cité, malgré la présence de nombreux estivants. Mais elle doit être d’un triste lorsque, en hiver, les habitants restent entre eux !… Je n’ai reçu qu’aujourd’hui 20 juillet une lettre de Solh datée du 13. Il y a eu ce long mutisme. Il ira sans doute bientôt en vacances, lui aussi. M’écrira-t-il encore, de là où il sera ? Un paquet de lui, arrivé ce matin. Il ne m’a pas oublié. Un cadeau pour mon anniversaire, c’est sûr. Je ne l’ai pas encore ouvert. Bien que mourant d’envie de savoir ce qu’il contient, j’attends. Je préfère attendre. Oh, cette fatigue ! La même fatigue. La fatigue de tous les jours. Ces jours que je compte. À chaque aube, quand Lex me réveille, je me demande où je vais trouver la force de continuer. Et le soir arrive. La journée est passée. Je suis dans l’ensemble assez satisfaite de mon travail. Vendredi 23 juillet, veille de mon anniversaire. Identique, la mousse blanche sur laquelle nous nous sommes couchés, Solh et moi, dans l’île de Viljala. Elle pousse ici aussi. De son nom, la mousse à l’ours. Mais c’était l’année dernière. C’était à Viljala. Une année déjà de passée qui ne survivra que dans nos souvenirs. Lex gazouille dans son berceau. Solh me demande dans sa lettre reçue aujourd’hui si nous ne ferions pas mieux de renoncer à nous revoir. Il en sera comme il lui plaira. Encore que je trouve bien inutile de vouloir assigner des limites à l’amour. Il faut plutôt le vivre avec ses difficultés et s’en remettre au destin.
Nous quitterons Kivinlinna, Oleg, moi, Lex, le 15 août pour être de retour en France le 18 ou le 19. Je ne ferai pas un signe à Solh. J’y pense souvent. Cette cartouche. La cartouche dont il m’a fait l’offrande. Que recèle-t-elle ? Je me pose la question. Un vrai mystère. Et si c’est pour m’ensorceler ? Et même… Et même, il m’a peut-être ensorcelée déjà. Une autre question : est-il doué d’un pouvoir ? Quelle espèce de pouvoir ? Je suis plus intimidée par Solh que je n’ose me l’avouer. À cause de ça ? Pour une raison toute différente ? Je ne saurais vivre sans lui non plus que lui sans moi. C’est la raison. C’est simplement la raison.
4 Un autre anniversaire aujourd’hui, le troisième, celui de mon mariage. Que de temps et de larmes écoulés. Et quel été d’épreuves, cet été. Pour moi, pour Solh, pour Oleg. À peine sommes-nous arrivés de Kivinlinna à Pohjan, qu’un invité, un Canadien, débarque chez nous. Ah, ces gens ! Ces gens qui ne se doutent jamais combien le poids de leur présence est lourd à porter. Ni quel travail ils donnent à la maîtresse de maison. Juste après une période de cours, cela m’exténue et me déprime. C’est quelqu’un d’utile pour la carrière d’Oleg. Alors je grogne mais devant Oleg seul, et encore sans trop élever la voix. Hier, j’ai eu un rêve que je ne suis pas sur le point d’oublier. Après un autre, la veille, dont en revanche je ne me souviens plus, à l’exception d’un passage où je voyais Solh glisser dans une sorte de boue, un liquide sans nom. J’y pataugeais moi aussi en essayant de l’en tirer. À bout de force, à bout de souffle, je désespérais d’y parvenir, quand je me suis réveillée.
L’autre rêve a commencé avec la lecture du journal entreprise à haute voix par maman pour son profit et pour le mien, comme il arrive souvent. J’écoutais donc les nouvelles. À propos de la guerre du Proche-Orient, elle mentionne un nom et s’arrête pour me demander comment il s’écrit. Je sursaute et dis, quoique j’aie bien entendu : « Quel nom ? » Elle répète : « Solh. Est-ce qu’on l’écrit avec h à la fin ? » De plus en plus étonnée, je pense : « Quoi, elle sait ? Ou elle s’attend à un aveu de ma part ? Ça lui ressemble, fine mouche comme elle est. » Et sans laisser paraître mon trouble, je dis : « Oui, je crois avec h. » Alors elle se lève et va tracer en majuscules sur, aurait-on dit, la table de la loi de Moïse : SOLH. Ici, se rompt le fil de mon rêve. Je me vois ensuite rentrant à la maison. La porte est ancienne, monumentale, de cette facture jugenstil courante à Pohjan. Sur le seuil deux lettres semblent m’attendre, deux lettres dont une, je l’ai aussitôt compris, est de Solh, mais déchirée, celle-ci. J’en contemple les morceaux en tas, par terre. Un pressentiment s’empare de moi. Un affreux pressentiment. Je me précipite dans ma chambre. Sur mon lit, un homme est étendu, nu, très vieux, très maigre, un vrai squelette. À mon entrée comme à un signal, il se met debout d’une pièce, avance lentement vers moi, les mains tendues à la manière d’un aveugle. Je me dis : « Il vient pour m’étrangler. » Je cours à la porte et… me réveille en criant. Un rêve, cette nuit, de nouveau. Je me rendais à une présentation de mode en compagnie d’une très jeune et très belle personne pour qui, tout en marchant à ses côtés, je débordais d’admiration muette. Mais j’aurais été incapable de décider si c’était une fille ou un garçon. Pouvait-elle, et se trouvait-elle être les deux ensemble ? À la maison de couture, avec sa beauté à vous faire chavirer le cœur, elle s’est révélée être une femme. Nous avons choisi des robes en mousseline blanche, des nuages, et sommes sorties déambuler au vent des rues. « Il se peut que je sois non moins jeune, non moins belle aussi », pensais-je. Nous longions bientôt,
hors de Paris, les berges de la Seine, là où nous avons toujours aimé nous promener, Solh et moi. Puis nous sommes revenues et rentrées à la maison… par la porte monumentale du rêve précédent ! Dans ma chambre, le lit était le même et à la même place. Mais du coup, je me trouvais en présence d’un garçon – la même fille ? Et je sentais que nous nous désirions follement. Plus jeune que moi, lui, il allait sur ses dix-sept ou dix-huit ans, alors que j’avais mon âge actuel. Tandis que nous nous mettions au lit, on a sonné à la porte. Je suis allée ouvrir ; personne. Devant cette porte, j’ai compris : j’avais perdu le garçon à jamais. Lorsque je suis retournée dans ma chambre, non, il n’y était plus. Alors c’est arrivé, ce matin. Alors j’ai hurlé, hurlé. Une louve. La louve qui appelle le loup. Oleg m’a secouée. Il a plaqué sa main sur ma bouche. Il a essayé d’arrêter mes cris. Nous nous sommes battus. Je crois. Il n’a pas réussi. Lex aussi a hurlé avec moi, comme moi. Puis nous nous sommes calmés tous les deux, avec mon enfant. Et la nuit est venue. Je n’ai pas pu y tenir non plus. La nuit où hurlent les loups. J’ai encore hurlé. J’ai encore appelé Solh-Loup. Je l’ai appelé, appelé. J’ai hurlé. Et dès le matin, il est venu. Pas Solh-Loup, mais l’autre. Celui qui est tout de blanc vêtu. Il était un et il était deux. Il était deux et le même. Il était trois et le même. Quatre et le même. Il était le même et il était un autre. Il était les femmes là où on m’a emmenée. Dans cette maison où lui et les autres m’ont emmenée. Et maintenant je suis seule et ailleurs. Enfermée dans cette pièce et ailleurs. Je ne sais pas ce que j’y fais. Je ne sais pas pourquoi. J’ai fait une chose et je me suis noyée dans mon sang. Je me suis barbouillé la figure avec mon sang. Il faut bien se laver, c’est le matin.
Chapitre V
FAÏNA AU PAYSAGE 1 Le voyage de retour en France a commencé. Nous sommes, tous les trois, sur le bateau qui fait route vers Stockholm. Lex dort. Il a grandi. À quatre mois, il pèse déjà presque sept kilos. Le double de son poids de naissance. Pour la première fois, je quitte mon pays sans regret. Il me tardait de m’engager sur le chemin qui me ramènerait à Solh. Pourquoi nous avons tant attendu pour entreprendre notre voyage : je ne sais pas. Je préfère ne pas me rappeler pourquoi. Depuis que l’indiscernable, l’incernable, m’a frôlée. Depuis ce temps. J’écoutais les bruits autour de moi, puis je m’assoupissais sans dormir ou dormais quand je croyais seulement marcher. Je n’étais plus dans mon lit, mais ailleurs. Comme le temps était ailleurs. Comme j’étais ailleurs tout le temps. Tous ces temps. Ailleurs, loin dans la nuit et incapable de m’arrêter quelque part, d’arriver quelque part. Marche vaine de celle qui dort et ne dort pas comme on débite des chapelets de mots vains. À force, me voici debout au bord du monde, où commence l’abîme, où se fait la chute. Où ne s’élève que cette voix pour dire : « Tu ressembleras à un chardon dans la steppe… tu te fixeras aux lieux brûlés du désert. »
À Méricourt. Nous trouvons une maison qui n’est qu’un chantier. Il nous faut aller passer la nuit, jusqu’au 15 septembre, chez des amis partis en vacances qui nous laissent libres de disposer de leur pavillon à notre guise. Tout cela me paraît très naturel. Je ne pourrais pas mieux exprimer ce que j’éprouve. Le soir venu, je m’assieds sur une marche de la porte et j’attends Solh qui, je le sais, ne viendra pas. Il ignore que je suis de retour. Je l’attends quand même. Et dès qu’il commence à faire frais, je vais me coucher. Étendue sur le lit, je regarde le morceau de ciel encadré par la fenêtre et les étoiles qui s’y allument. J’observe également la cime d’un grand chêne. Je me dis pendant ce temps : « Demain, il viendra. » Je me redis : « Demain, il viendra. » Notre vie va passer en attente. Un risque. Un pari. Il fait lourd. Le linge ne bouge pas sur la corde. Je pense : « Il est de l’autre côté de la voie ferrée. » Et puis je pense : « Il attend là-bas parce qu’il n’a pas mon adresse. » Et encore : « Pauvre Solh ! » Quel dommage que je ne connaisse pas les oiseaux français. Il y en a un, en face de moi, petit et gros, avec un long bec, un cou orange, à la nuque renflée d’un homme important, qui me dit quelque chose tout doucement, presque comme Lex. Que ne viens-tu, Solh ? Je suis si neuve. Tu sais, la terre après une grande pluie. Parlant désormais aux gens, je peux leur servir n’importe quelle banalité avec la même confiance que si j’exprimais des choses jamais dites par personne avant moi. Lex m’appelle. Douze jours ont passé. Le rêve de cette nuit : mon bébé gémit. Je le cherche et comprends qu’il est dans une boîte à chaussures, elle-même serrée dans le placard où, petite, pour jouer je me cachais. J’ai très peur qu’il n’étouffe. Je m’efforce de parvenir jusqu’à lui. Les manteaux qui pendent dans le noir m’entourent de leurs bras mous pour m’en empêcher. Quand enfin je réussis à l’attraper, la porte du placard se referme sur nous
et nous commençons à étouffer pour de bon. J’entends soudain la voix de Solh. Chose inattendue, il parle en russe. Je suis réveillée par les cris que je pousse pour lui signaler notre présence dans cette prison. Ce premier dimanche de septembre a débuté par la mise en petits morceaux d’une lettre écrite à Solh dont je n’ai plus toléré la vue après l’avoir achevée. Et maintenant il ne me reste qu’à continuer de vivre ma journée sur une houle de désespoir aux vagues lentes qui, tour à tour, s’enflent et retombent de toute leur masse. J’ai fait une découverte, hier matin. Le chêne que je distingue de ma fenêtre : il a deux branches sciées qui ressemblent à des jambes de pendu. À partir de la seconde où je m’en suis aperçue, mes yeux ne s’en sont plus détachés. Ça se muait en hallucination par moments, les jambes bougeaient, je l’aurais juré. Il est centenaire, beau comme tout, cet arbre amputé. Devient-on superstitieux lorsque, à bout, on se damne d’amour ? Je n’ose plus ouvrir le poudrier que Solh m’a offert pour mon anniversaire. Ayant voulu m’en servir, l’autre jour, j’ai vu son regard m’apparaître dans la petite glace, et maintenant j’ai peur de ne plus le revoir. J’interprète tous les signes de la journée. J’essaie d’abord de les sérier, de faire la part entre ceux qui me seront favorables – et les autres. Je ne reconnais bien, à vrai dire, et ne retiens que les mauvais. Quelquefois j’interroge les arbres, ou les fenêtres du voisinage : viendra-t-il, ne viendra-t-il pas ? Je serre Lex contre moi et lui demande des nouvelles de Solh. Les caresses que je lui prodigue sont pour moitié destinées à Solh. Hier, la journée a commencé avec ce chêne. Puis nous sommes allés acheter un lit pour Lex. Sur la route connue, je surveille chaque voiture blanche qui passe, nous croise, dans l’espoir de repérer celle de Solh parmi elles, et bientôt chaque voiture sans distinction, blanche ou non, et dans chacune s’il y a Solh. Au centre commercial, vite aussi, au lieu de m’intéresser à ce qui nous y a menés, je n’ai plus d’attention que pour les
visages de ce samedi de rentrée. Sans nombre, ces visages, parmi lesquels, au choc qui me fauche les jambes de seconde en seconde, je crois identifier le sien. Un jeu de tromperie mille fois renouvelé. Un jeu de miroirs mille fois déçu. Tomber sur Solh en ces lieux, quelle folle je suis de penser pareille chose ! Et je ne sais plus où je me trouve. Je ne sais plus où est Oleg. Je n’arrive plus à me guider là-dedans. À la fin, je m’égare. Quand Oleg me récupère, il n’a devant lui qu’une loque en pleurs. Sitôt rentrée à la maison, je m’abîme dans une crise nerveuse. Jamais je n’aurais cru qu’il y avait autant de détresse et de larmes en moi. Sans me laisser de répit, l’accès se prolonge, dure plusieurs heures. Le bébé est hors de lui. Oleg pleure aussi, de son côté. Je n’ai qu’un sentiment confus de ce qui se passe autour de moi. Ce n’est pas la première crise que je traverse depuis notre retour ici, mais assurément la plus grave. Cette nuit, Oleg a rêvé du chêne. Le même, le chêne infirme. De l’entendre raconter son rêve m’a achevée. Je ne lui avais pourtant soufflé mot au sujet de cet arbre ou de l’impression qu’il m’avait produite. Oleg nous voyait en train, lui, de le scier, moi, de tirer la corde nouée autour de la branche maîtresse. Brusquement, le chêne a cédé, s’est incliné : il tombait. Oleg m’a crié de jeter la corde et de fuir. Mais l’arbre m’a écrasée sous lui. Nul doute que cette vie m’écrase. La maison, notre maison, on y a des gravats jusqu’aux chevilles. L’enfant, pourtant un ange, je ne le supporte plus. J’en arrive à me découvrir des sentiments hostiles à son égard. Ne m’enchaîne-t-il pas à une condition pour laquelle je ne suis certainement pas faite ? Un coup comme celui qui vient de me terrasser me vide à la façon d’une bête qu’on saigne. Mais c’est ma seule défense contre l’inertie, l’abrutissement auxquels je suis condamnée. Je dois commencer par être un fameux poids pour Oleg, qui prend les choses, il faut dire, stoïquement. Nous n’avons plus de rapports conjugaux.
Nous nous sommes livrés à quelques tentatives après la naissance de Lex mais nous avons abandonné. La paralysie me gagnait si peu qu’il se hasardât à me toucher. Il y a notre garçon et tout ce qui en lui nous lie et nous occupe. Pour l’instant, nous n’avons pas besoin de plus. Un rêve. Cette nuit encore. Nous nous trouvions, Solh et moi, dans l’appartement qu’une de ses connaissances lui avait prêté, non pas pour nous, mais pour un couple ami venu passer, l’an dernier, les fêtes de Noël à Paris. Comme au jour où nous y avions fait à quatre notre entrée, de la même manière le gaz a pris feu dans son encoignure. En rêve, l’endroit était plus sombre et les flammes plus terrifiantes. Et ce n’était pas le pire. Je voyais aussi Solh brûler. Fallait-il que je plonge à mon tour dans le brasier pour le sauver ? Je cherchais par quel moyen le tirer de là. L’angoisse qui me comprimait le cœur m’a fait me jeter en désespoir de cause dans les mêmes flammes. Et je l’ai mordu. Je me suis plantée sur lui ainsi qu’un rapace. J’avais des serres, je les lui enfonçais dans les côtes. Plus l’épouvante me submergeait et plus je le tenais, suppliciais. Le sang, le feu, la souffrance, tout cela me faisait perdre la tête. Mais je ne lâchais pas prise. Je sentais Solh encore entre mes griffes, dans ma bouche, quand il a brûlé comme une gerbe de paille sans laisser de traces. En proie à des convulsions, je me tordais autour de ce vide. J’avais un goût atroce de tombe sur la langue. Les premières règles depuis mon accouchement se sont manifestées, et ça continue. Les dernières avaient suivi, à un jour près, le départ de Solh de Pohjan, l’autre été. Nous venions de nous rencontrer. Quatorze mois d’évanouis, réduits à rien. J’ai par moments l’impression que ma vie est tracée d’avance. Sur toute la ligne, jusqu’au bout. Et qu’il ne me reste plus qu’à en déchiffrer les jalons dans leur succession fatidique, qu’à en parcourir les étapes.
Petite fille, je récitais ma prière tous les soirs avant de m’endormir. Mais certains soirs, trop fatiguée, je n’avais pas la force de murmurer serait-ce un mot à l’intention de Dieu. Pourtant je savais que je m’immergeais dans sa puissance, comme un enfant s’abandonne dans les bras de sa mère. À présent, lorsque arrive la nuit, je me plonge dans la puissance de Solh. Pas l’ombre d’un désir dans ce recours et cette reddition. Juste la joie de m’oublier complètement entre ses mains et de savoir qu’il veille sur moi. J’ai confiance en Solh et je garderai ma confiance en lui quoi qu’il arrive. Il est comme le Dieu de mes jeunes années : le refuge, la retraite extrême. Les jours passent. Mon fils grandit. À mesure qu’il pousse, je me prends dans la même mesure à m’étonner d’être sa mère. La maison est toujours jonchée de gravats. Partout traînent des fragments de plâtre, des briques cassées, des planches, des madriers. Et de la poussière, de la poussière. Comment suisje devenue pour demeurer indifférente à tout cela ?
2 – Allo, oui ? – Allo, Solh ? – Faïna ! Bonjour ! Comment vas-tu ? – Bien, merci. Et toi ? – Ma foi, bien aussi. Et chez toi ? La maison ? Tout se passe bien ? – Oui, merci. Tu… Ça te dérange que je te téléphone ? – Faïna ! Mais pas du tout ! Quelle idée ! Ça me fait plaisir chaque fois que tu appelles. Tu le sais. – Non, mais… c’est vrai ? C’est bien vrai ?
– Oui. Tout ce qu’il y a de plus vrai. Alors ?… – Alors quoi ? – Ça va ? – Ça va. Et toi ? – Ça va. – C’est bien vrai ? – C’est bien vrai… Et Lex, comment va-t-il ? – Oh, lui. Il va bien. Toujours très costaud. Il se développe vite. Et puis il pèse… Au fait, tu ne l’as pas encore vu, jamais, mon Lex. Il pèse… Si tu savais, sept kilos et cent grammes déjà… Tu sais, il a les yeux bleus, mais dans son œil droit, au milieu, on voit une tache marron. Qu’est-ce que tu en penses ? – Pas possible ! C’est amusant, mais les miens sont faits d’un mélange de couleurs. Tu les connais assez. Et tes parents, ils vont bien ? – Oui, merci. Ils étaient un peu tristes de nous voir partir. – Bien sûr. D’autant plus qu’ils s’étaient attachés au bébé, je suppose. – Oui… Je t’ai déjà appelé, ce matin, mais tu n’étais pas chez toi. – Non. J’ai été obligé de sortir un moment. – Tu… travailles toujours beaucoup ? Les mêmes recherches sur le langage mathématique et le système de Gottlob Frege ? – Non, je me suis arrêté. Pour l’instant. Il y a encore à faire, il faut mettre des choses au point. Mais j’ai eu besoin de m’arrêter un peu, comme Frege quand Russell lui a posé le problème de la fameuse antinomie. – Pourquoi ris-tu ? – Tu ne vois donc pas que je plaisante ? Je ne vais tout de même pas me comparer à ces bonshommes. – Pourquoi pas ? Tu seras peut-être un nouveau Wittgenstein ou un nouveau Carnap. – Ne dis pas de bêtises. La question n’est pas là d’ailleurs.
– Et où est-elle ? – Elle est que le diable n’habite ni la pensée, ni les sentiments, ni… les calculs : mais le langage ! – Devine d’où je te téléphone. – Eh bien… j’essaye, mais je n’y arrive guère. Certainement pas de chez toi, puisque tu me demandes de deviner. De Versailles, non ? – Non. Du bar où nous avons pris, toi un café et moi un armagnac, le 3 mars, jour de mon départ pour Pohjan. – Pas possible ! – Si. C’est la première fois que je vais à Paris depuis que nous sommes rentrés. Et la première des choses que j’ai faite, ça a été de remettre mes pas dans nos pas… Je suis venue ici directement. J’ai commencé par le carrefour de la rue de l’Arbalète où nous nous sommes séparés. – Qu’est-ce que… – Puis je suis revenue en arrière. Te rappelles-tu le coin de la rue Berthollet où tu t’es garé ? Il n’a pas été facile de trouver une place de stationnement. À la fin, tu t’es rangé devant une boucherie, à l’angle de la rue Berthollet et d’une autre, une petite, dont le nom m’échappe en ce moment. Tu te rappelles ? – Oui… Non, à vrai dire, je ne me rappelle pas. – Tu es incorrigible. De toute façon, ils vendent toujours, dans cette boucherie, des poulets et des pintades. C’est marqué à la craie sur un tableau noir. Comme c’était marqué sur le même tableau le jour de mon départ. – Qu’est-ce que tu dis : tu te souviens encore de ces choses ? – Bien sûr. Ça m’est revenu, quand je les ai vues… Tu fumes toujours des cigares ? – Oui… pourquoi ? – Comme ça, l’odeur… Et tes cheveux ? – Qu’est-ce qu’ils ont, mes cheveux ?
– Tu les as laissé repousser ? – Non, je me les suis fait de nouveau couper avant de partir en vacances. – Très courts ? – Assez. Mais ça repousse vite. – Moi, j’ai perdu la moitié des miens. La moitié ou plus. Ils tombent par poignées. – Ma pauvre ! Que se passe-t-il ? – Le grand chagrin. Non, plaisanterie à part, c’est la grossesse. Il y a des femmes qui perdent leurs cheveux après l’accouchement. C’est presque comme la mort de Mao. – Quoi, qu’est-ce que tu racontes ? Presque comme la mort de Mao ? Tu es drôle. – Non, pas drôle. C’est toujours aussi terrible. Tu n’imagines pas la violence que c’est, un accouchement. Chaque fois, c’est la révolution. – Comme tu exagères… La naissance d’un être tout nouveau, c’est merveilleux, non ? – Non, c’est une chose sanglante et sanglotante. – Tu es drôle aujourd’hui. – Aujourd’hui ? Pourquoi, y a-t-il eu d’autres jours ? – … Comment ? – D’autres jours. Il y a eu d’autres jours ? – Il y en a eu, en effet. – Tu es fâché ? – Fâché ? Pourquoi ? – Non. Je veux dire… Tu… Ça va vraiment ? – Ma foi. Et ça me fait plaisir d’apprendre que tout va bien chez toi aussi. – J’ai dit ça ? – Je crois l’avoir compris.
– C’est toi qui me l’apprends dans ce cas. Je dors mal, en ce moment. La nuit, je lis tant que je peux, ou plutôt je relis ce que j’ai déjà lu. – Vraiment ? – Je ne dors pratiquement plus. – Comment ça ? – Tu n’es pas bavard. – C’est-à-dire… En fait, je ne m’attendais pas à ton coup de téléphone. – Pour une fois, tu ne t’y attendais pas ? – Pour une fois, tu m’as surpris. – Le téléphone sonne-t-il autrement quand j’appelle de là-bas, de Pohjan ? – Non, ce n’est pas ça. À vrai dire, j’étais en train de penser… – À quoi ? – À toi, Faïna. À nous. – Alors, pourquoi as-tu été surpris ? – J’étais loin de… – Loin en avant ou en arrière ? – Les deux. – Ça te dérange que je sois mère ? – Faïna, voyons. Cet enfant, je l’ai attendu avec toi, autant que toi. – C’est la raison qui parle par ta bouche, ce coup-ci. Mais l’homme Solh, qui ne veut pas le voir, ne veut pas le connaître ? – Comment… je ne comprends pas. – L’homme ! Solh ! Tu es un homme, non ? – Faïna… – Excuse-moi. Pardon. Oh, Solh… Ton visage, comment est-il ? Tes yeux… Je peux les toucher ? Les embrasser ? Tu me regardes, en ce moment ? – Oui, je te regarde. – Bien dans les yeux ?
– Bien dans les yeux. – Alors dis-moi ce qu’il faut faire. – … Je ne sais pas, Faïna. – Toujours pas ? – Toujours pas. – Mais tu viens de me dire que tu étais en train de penser à moi. – Je t’ai dit que j’étais loin… – En avant et en arrière. – Oui, les deux. – Ça donne quoi ? – Faïna, je voudrais que tu comprennes… – Je crois te comprendre. Nous avons souffert tous les deux. De manière différente, c’est sûr. De toute façon, rien n’est comparable. Mais je te sens. Un cœur immense pour une simple poitrine d’homme. –… – Comment es-tu habillé en ce moment ? Un vieux pull et le pantalon de velours ? – Le pantalon de velours et un vieux pull. Oui. – De quelle couleur ? – Quoi ? – Le pull. – Sans couleur. Beige, couleur sable, si tu veux. – Et le pantalon, de la même couleur ? – Oui. Le pantalon de la même couleur. – Tu t’es rasé ? – Euh… non, je m’excuse. – Ça va. Tu sais l’heure qu’il est ? – Euh… non, pas vraiment… quelque chose comme trois heures ? – Non, il est cinq heures. – Pas possible !
– Oui… Il y a une chose, Solh, que je voudrais te demander. – Vas-y. – Ne trouves-tu pas que l’attente a été… Oh, excuse-moi, j’allais dire encore une stupidité… Tu sais, il attrape déjà les objets, mon Lex. – Raconte-moi. C’est intéressant. – Oui. Au P.M.I., on m’a dit qu’il est très en avance sur son âge, et que c’est peut-être à cause de notre climat. – Non, mais sans blague !… Oh oui, c’est incontestable. Vous avez un climat très sain. – Mais ce n’est pas une raison pour qu’il s’empare des choses à quatre mois. – Il a quatre mois déjà ? – Non, il en a cinq ! – Cinq mois ! – Non. Six… Ça fait six mois, une demi-année, que nous ne nous sommes pas revus, toi et moi. – Tu m’excuses ? Il y a quelqu’un qui doit venir me voir. – Tu mens. – Faïna ! – Par tout ce qui est saint pour nous deux, tu mens. – Non, c’est vrai. Il y a un… – Excuse-moi, Solh. – Tu veux que je t’appelle demain ? – Tu sais ce que je veux ? – Non. Dis-moi. – Te mordre. Te mordre comme je le fais chaque nuit dans les mauvais rêves qui peuplent le noir de ma solitude. Te mordre jusqu’à ce que je me noie dans ton sang. – Faïna ! – Va. Il y a quelqu’un qui t’attend.
– Non, c’est quelqu’un que j’attends. – Si. On t’attend. – Faïna. – Il y a encore une chose. – Je t’écoute… – Sache que s’il y en a eu un qui a touché la blessure de mon âme, c’est bien toi. –… – Solh… Tu m’écoutes ? – Oui. – Quand je serai vieille et que tu auras peur de ne pas me reconnaître le jour de notre rendez-vous, regarde seulement le cou des femmes. Enlève les foulards et les colifichets d’autour leurs fanons enridés et cherche la cartouche qui contient ton odeur… Va !
3 Il y a eu cette conversation au téléphone. Après, j’ai ouvert des yeux de nouveau-né sur la vie. Je venais d’être mise au monde une seconde fois, accouchée par Solh. J’ai flâné dans la rue Mouffetard, buvant à grands traits ma joie, la joie d’aimer. J’étais redevenue femme grâce à lui. Je me suis acheté une robe du même bleu que celui des yeux de Lex. Une robe qui date des années trente. Une vieillerie toujours fraîche, toujours ravissante, comme aujourd’hui certains magasins se sont mis à en sortir de Dieu sait quelles malles, de Dieu sait quels greniers. Pour difficile qu’il soit, Solh l’aimera aussi, je crois. Et puis je me suis offert un nouveau parfum. Comment boucler une ère, entrer dans une autre et marquer la rupture, si ce n’est en changeant de parfum ? Ne voilà-t-il pas une bonne chose de faite ? Mes acquisitions ont été complétées par celle d’un jouet (un cheval en bois) pour Lex et celle d’une tarte pour Oleg. Pour Solh, je
voulais je savais quel objet. C’est un objet très précis – avec lui, il ne faut pas que ce soit n’importe quoi. Mais il m’a été impossible de le trouver. Le jour où je tomberai dessus, je ne laisserai pas passer l’occasion. Je le lui enverrai en souvenir du bonheur qu’il m’a donné. Du bonheur : sais-tu pourquoi, Solh ? Parce que je me suis réconciliée avec moi-même. Mes pas m’ont conduite alors en direction de Montparnasse. Je me suis promenée dans ce quartier, passant devant la Coupole et, de là, rejoignant la gare. La gare où j’ai acheté des timbres. Le train qu’il me fallait prendre pour rentrer à Méricourt était à quai. Il partait à 20 h 40. Mais au moment d’y monter, je n’en ai pas eu la force, je n’ai pas bougé. J’aurais fait serment que, depuis les recoins d’ombre, quelqu’un, quelque chose, un pouvoir occulte me retenait pour me montrer – j’allais peut-être apprendre quoi. Enracinée là où j’étais, comme je l’étais, la lettre que j’avais l’intention de mettre dans la boîte en souffrance dans ma main, je demeurais moi aussi en souffrance à ma place. Le train est parti. Et j’ai su. Je me retrouvais sur le même quai, ce soir, comme au soir où nous nous sommes quittés dans le quartier, il y a plus d’un an, Solh pour aller à un rendez-vous, moi pour rejoindre les miens. J’attendais mon train comme si je devais être déportée, j’étais dans cet état d’esprit. Et je vois d’un coup Solh resurgir dans la gare ! Resurgir, arriver, accourant hors d’haleine, poussé ou plutôt bousculé par un violent besoin de moi, de ma présence, un appel plus fort. J’étais seule sur ce quai, nous étions partis l’un et l’autre pour ne plus nous revoir, pas avant le lendemain en tout cas, pas cette nuit. Et il se dressait devant moi. Je me suis jetée dans les bras qu’il m’ouvrait. Il m’a serrée contre lui, embrassée. Je n’étais plus seule sur ce quai. Il avait un bouquet à la main. Il m’a donné ces fleurs et il m’a embrassée encore. J’étais si heureuse. Un instant qui avait sauté hors du temps, hors de la réalité, pour ne laisser que nous sur ce quai de gare. J’étais seule sur le même quai et j’attendais, espérais sans le savoir. Si Solh allait se retrouver là brusquement en face de moi ? Les miracles
n’arrivent pas deux fois. C’était maintenant le temps du présent nu, de la vie nue. Et je me suis demandé : « Ai-je bien fait de l’appeler ? L’appeler comme je viens de le faire ? » Mon cri lancé vers lui pouvait avoir compromis sa paix, une paix obtenue chèrement, au prix d’une âpre lutte. Mais lui – pour entrer dans mon existence, dans tout moi, m’en a-t-il demandé la permission ? Il m’a envahie avec son amour comme un fauve. Il m’a occupée et il m’a fallu vivre avec le fauve jusqu’à en mourir. Le sang que nous avons répandu, lui et moi, dans cette bataille, ce sang fume et rougeoie encore. Un carnage qui n’est pas près de sa fin. Peut-il seulement trouver une fin ? Tu n’as pas appris, Solh, à vivre sans m’avoir toujours devant tes yeux, j’en suis persuadée. Ni sans avoir plein le cœur de ce sang et de ce feu. Quel automne, mon amour, je vois venir, quel automne ! Où vais-je ? À la rencontre de la forêt profonde ?… Je me rappelle. Je suis retournée à l’île de Viljala. J’ai hanté ses bois. Mais plus tard. Non pas à la Saint-Jean. Ne se trouvaient là qu’Eero et Tuuli. Et en leur présence, une femme solitaire que je ne connaissais pas. Eero ne buvait que du lait. Qui l’aurait cru ? Il dormait aussi la plupart du temps. Nous les femmes, nous prenions des bains, puis nous nous étendions au soleil sur les rochers. Je fermais les yeux sur les nuages de Viljala et, confiant mon corps au rocher, je lui demandais de se changer en mains et qu’elles fussent celles de Solh. Et puis je suis allée à la rencontre de la forêt profonde, de nos lieux saints… Dieu, cette tristesse… Ils n’étaient plus ceux que nous avions connus. Par le souvenir que nous leur avions laissé, ils auraient dû pourtant me reconnaître. Non, à leur place, des étrangers. Visage froid, inamical, des étrangers m’accueillaient. En compagnie de Solh, ces mêmes arbres, je les voyais immenses, follement beaux, pleins de sève, et
ces mêmes fleurs : pleines de force, singulièrement colorées, odorantes. Les mouettes… J’entends Lex m’appeler. Que voulais-je dire à propos des mouettes ? J’ai déjà oublié. Je n’ai plus la tête à quoi que ce soit. Je trouve qu’elles sont bien là en fin de compte où elles sont, en suspens, comme elles l’étaient dans le ciel de Viljala. Mon amour, où es-tu ? Dans quel coin du monde ? Es-tu déjà reparti pour l’Amérique ? Ou en es-tu encore à faire tes valises ? Tu te tais. Comme les mouettes de Viljala arrêtées en plein vol. Le souvenir me rattrape. La forêt en moi se replie, incendiée. Louve, je suis à la recherche de Solh-Loup. Lui-même est parti à ma recherche. Je le sais, je découvre ses traces partout, sur toute chose. Les traces de son passage : au fond de ce bois grouillant d’ombres, à la fourche de cette sente – mais pas lui. Je me surprends invariablement là où il n’est pas. Comme sans doute lui-même se surprend à cette seconde là où je ne suis pas. Et si par chance j’apprenais où il se trouve ? C’est toute la question. Et ces fenêtres embrasées en dedans que, couchée, j’aperçois. Ce feu allumé derrière chacune. Cet incendie. Éclatant et retiré, sans flammes, – fixe. Pourquoi ? Nous campons à Méricourt tels des gitans, dans une seule pièce, non chauffée de surcroît. Nous tenons à force de pulls, de couvertures sur nous. Lex par bonheur est vigoureux. Il ne souffre pas du froid. La cuisine n’est toujours pas installée. Il n’y a qu’un réchaud à alcool sur lequel je peux faire bouillir de l’eau pour le biberon du petit et pour laver son derrière. À cette heure, il dort tranquillement dans son lit pliant. Son édredon monte et s’abaisse comme mon affliction. Elle est, ma vie, toute dans ce lit sur ses quatre pieds à roulettes. De même que lui, que ce lit, me pousserait-on dans un coin, j’y vais. Me plierait-on, je grince, mais je me
mets en deux et, s’il le faut, en trois, en quatre… Je prends le moins de place possible. Ne pas gêner. Mais pouvoir échanger quelques paroles sans plus avec Solh. Je serais la plus heureuse des créatures sous le soleil. L’émerveillement a disparu de ses yeux. Je vois cela comme si je voyais mes propres yeux. Quel gâchis ! S’aimer ainsi, et se tourner le dos comme nous le faisons. Je ne regarde plus le courrier. Cette nuit, j’ai fait un rêve confus. Un épisode y tranchait néanmoins par sa précision. Solh m’avait apporté une lettre et il avait disparu aussitôt. En fait, c’était un paquet assez volumineux, lequel a étalé son contenu dès que je l’ai ouvert : de splendides photos de nus. Elles étaient toutes de moi. Ce geste de Solh m’a mise devant l’évidence. Il n’en avait plus besoin et il me les rendait. Toutefois, examinées de plus près, ces photos à ma grande surprise se sont révélées être non pas de moi mais d’une statue de marbre. J’en ai conclu, toujours dans mon rêve : « Ah bon, il a fini de peindre son paysage, et il m’a placée dedans. » Ça fait un peu mal, Solh, de se voir transformée en statue. Plus mal que tu ne le penses. On a les bras qui pendent à ses côtés comme des ailes brisées. Tiens, sans le vouloir, j’ai repris les paroles mêmes que tu as prononcées devant moi, un jour. Les paroles mêmes. Le moment approche où je retournerai là d’où je suis venue. Le temps d’aider Oleg à mettre la maison en ordre, et qu’elle soit habitable. Mon Lex, qu’a-t-il ? Il soupire dans son lit comme s’il avait deviné mes pensées. Enfant, enfant, quelle folle de mère tu as ! Fin septembre, l’époque des migrations. Mon envie de partir est plus forte qu’elle ne l’a jamais été. Au bord du toit, hirondelle, je prends patience, dans l’attente de l’heure. Oleg, chaque fois que nous en parlons, s’inquiète : « Est-ce que tu comptes t’en aller avec Solh ? »
Il connaît pourtant ma réponse de longue date. Mais il ne peut s’empêcher de poser à nouveau la question, elle lui brûle la langue malgré lui. Une fois de plus, je le rassure : « Mon projet ne me lie à personne. Tu le sais. Je t’ai déjà prévenu au début de notre mariage, alors que je ne connaissais pas Solh, je t’ai dit qu’un jour ou l’autre… il ne faudra pas compter sur moi. » Un désir qui a bercé mes jours et mes nuits. Comme aussi le désir d’arriver quelque part, de me poser quelque part. La balançoire ; tantôt on regarde vers le ciel, tantôt on regarde vers la terre. Et ça tourne dans la tête. On a peur en même temps, mais on se sent heureux, léger. C’est que je suis sans trêve à la recherche de quelque chose. Mais cette chose, comme le cadeau que je voulais pour Solh, ne se laisse pas trouver. Elle ne se trouve peut-être pas. Tout à l’heure, je suis entrée dans une pièce. Ma chambre ? Soudain il m’a semblé ne pas y être en personne, ou y être sans moi. Et la tentation m’en est venue. J’aurais aimé poser ma main sur un objet. Mais lequel ? Une voix me l’interdisait. Sur un seul objet, me disais-je. Et sans quitter leur place tous les objets ont fui. M’ont fuie. Impuissante à en détourner mon regard, impuissante à en soutenir la vue, impuissante à bouger de ma place, impuissante à exhaler un son, à dire, appeler. J’ai fléchi, je me suis cassée en deux. J’ai heurté le sol de mes genoux. Je suis restée là, envahie par la sensation d’un mal. Du Mal. J’ai levé les yeux au ciel, c’est-à-dire vers le plafond, vers rien. Je me suis alors laissée tomber, la figure contre le carrelage. Une gisante protégée par sa mort. Comment croire à la rencontre autrement que comme un instant perpétuellement à venir ? Encore un rêve. Je ne comprends pas pourquoi j’en ai tant. Je me trouvais dans une voiture que je conduisais moi-même, chose dont, à l’état de veille, je serais incapable. Parvenue sur l’un des quais – du port central, aurait-on dit – de Pohjan, j’ai un accrochage avec une camionnette. Ce
n’est pas grave, mais je dois m’arrêter. Je me rends compte seulement alors que l’auto ne m’appartient pas, qu’elle est à l’homme assis à mes côtés. Et en celui-ci, je reconnais un ancien camarade de lycée. Il y avait déjà en ce temps-là un garçon, un autre camarade de classe, avec lequel je sortais. Mais mon passager, qui était aussi gros que timide, je le savais aussi amoureux de moi. Pas une fois durant ces huit années d’études il n’avait pourtant osé m’aborder, m’adresser la parole. Balourd comme il l’était, il m’inspirait une sincère compassion. Un beau jour, je lui avais fait comprendre qu’il valait bien les autres garçons. Ces propos n’avaient dû, je crois, qu’exacerber son amour. Et me voici à cette heure avec lui, dans sa propre voiture. Il n’a pas eu un mot au sujet de l’accident. L’instant d’après, ensemble encore, nous arrivons dans la rue où je suis née. Nous montons chez une amie, Leena de son nom, qui a été également notre camarade de classe. Un enfant paraît nous attendre en haut de l’escalier. « Tiens, dis-je à mon compagnon, c’est la fille de Leena. » Je sonne et Leena elle-même vient nous ouvrir, sa fille dans les bras. L’enfant aperçue peu auparavant ne pouvait donc être la sienne. Nous laissons là Leena et nous redescendons. L’escalier est très sombre. Mon ancien condisciple en profite alors pour tenter de m’embrasser. J’en ai un haut-lecœur et, pensée unique, je me sauve. Je continue, dans la rue, à courir et j’atteins, à l’angle, l’arrêt du tram. À ce moment, il me revient en tête que j’ai oublié Lex derrière moi. Ainsi l’enfant entrevu dans l’escalier de l’immeuble de Leena, c’était lui ! Il m’est impossible de retourner sur mes pas car je tombe en travers des rails et le tramway, arrivant, fonce sur moi. Il n’y a plus que les cauchemars pour remplir mes nuits. Je me demande quand cela prendra fin. Je m’étonne de la facilité avec laquelle tout vous ramène à vous-même, vous y emmure, et combien on peut s’y faire petit, s’y tasser et endurer. Je vis enfermée comme dans un cercueil. Cela continuera jusqu’à quand, dis, mon Dieu ? Je supporte mon sort sans un murmure, tu le vois, toi qui vois tout. Pour mon fils. Mais en a-t-il
tellement besoin ? Je m’y prends et je m’y connais mal, à vivre. J’embrasse ton souvenir, Solh.
MOI QUI AI NOM SOLH
Chapitre premier
LES FRONTIÈRES NUES 1 Faïna est repartie. Nous avons passé la nuit dans un hôtel, encore un, que nous avions cherché, et trouvé, non loin de son domicile. Il fallait se lever tôt, être vite prêt, elle devait prendre la route au petit jour. Le plus anonyme des hôtels. Celui-ci l’était encore plus, Faïna elle-même qui se remet tout doucement, reprend possession de ses facultés, n’avait pas pu ne pas le constater. À peine étions-nous entrés dans notre chambre et avaitelle promené son regard distrait sur les énormes fleurs, et leur gaieté artificielle, du papier peint, elle en avait fait la remarque. Elle l’avait faite comme malgré elle, sa remarque ; nous n’avions pas le choix : ces fleurs et le reste, qui allait avec – ou rien. À quatre heures du matin, nous sortions devant des parkings, un supermarché, affrontions un désert de béton, fantomatique, investi par le brouillard. Ç’aurait été une plage, l’impression n’aurait pas été différente. Une impression due au brouillard, mais aussi à l’alignement des pavillons qui bordaient comme un front de mer ces vastitudes sur lesquelles ne brillait aucune lumière à cette heure et dont la perspective allait s’anéantir dans des profondeurs où l’aube n’était encore que ténèbres. Faïna est partie, une porte s’est refermée sans éveiller d’échos. Maintenant, derrière cette porte, j’étouffe. Derrière, se brise mon corps nocturne. Noir enclos
pour de noires pensées. Pour une parole continuant toute seule et, poursuivant, parlant uniquement de solitude. Mots inépuisables, infatigables. Alors faites revenir Faïna, abolissez la distance. Parlez d’elle et ignorez le jour, ignorez la nuit par-dessus le sommeil, au-dessous de toute mort, cordon de feu, conjuration. Atteignez-la et faites retour. Ne parlez que d’elle. Priez pour moi. C’est elle qui a dit en me quittant : « Prie pour moi, Solh. » Elle m’avait déjà quitté dans le lit où elle s’était réveillée en sursaut du court sommeil où elle avait sombré après notre étreinte. Où tout yeux dans l’obscurité, ne dormant pas, je surveillais l’aube ; où bras et jambes mêlés aux siens, et à travers une marée d’idées macabres, j’écoutais le silence dévasté par le rugissement de la voiture lancée à fond sur l’autoroute proche, une seule à la fois, pas deux, et les murs de l’hôtel éclatant, cédant sous la poussée, nous abandonnaient quelque part qui était nulle part. Mais cette parole restait encore à venir. Pour l’instant, je n’avais affaire qu’à mes pensées toutes tournées vers elle, la femme qui, la respiration imperceptible, dormait à mes côtés. Je l’avais ramenée des rives où elle était allée se perdre, où elle avait couru s’immoler. Je l’avais tenue par la main, je l’avais reconduite jusqu’ici. Est-elle plus heureuse ? Elle recommence à savoir qui je suis, à s’y reconnaître autour d’elle, et à s’étonner. Cela compte-t-il moins ? Mais la question maintenant, la vraie question : qu’ai-je encore à faire avec elle ? Il y a déjà combien de mois – dix ? je suis allé la voir chez elle, à Méricourt. Tout était fini entre nous ou semblait l’être, une histoire passée. Elle était de retour depuis quatre ou cinq semaines, peut-être davantage. Je n’en savais rien. Et les coups de téléphone se sont suivis, irréguliers, intermittents d’abord. Nous n’aurions pas dû. Ils devenaient bientôt quotidiens, puis se répétaient dans la même journée.
À la fin, j’y suis allé. Elle avait laissé quelque chose d’elle-même, là-bas, durant son absence, un aveugle s’en serait aperçu : telle elle m’est apparue dans le bois de banlieue étique, semé de papiers gras, de boîtes de conserve éventrées, de bouteilles vides, où je l’ai rejointe après m’être présenté chez elle, ce pavillon récemment acquis, mais de la porte duquel je me suis entendu lancer par son mari : « Sortie faire prendre l’air au môme ! » Sortie pour nous éviter une rencontre sous ce toit, oui ! Ainsi elle se promenait dans l’espèce de bois loqueteux qui ceinture leur quartier, guettant sans doute mon apparition depuis un moment. La première à me repérer, elle venait à ma rencontre. Elle poussait un landau haut sur roues. Elle venait, elle poussait ce landau. Elle arborait une moue pour tout sourire. Le regard, lui, n’était qu’interrogation, larmes captives. Et ça m’a frappé. Les yeux. Ils avaient perdu leur éclat, perdu leur couleur de feuillaison que j’avais follement aimée. Passée comme dans un bain de soude, telle je voyais Faïna. Ses yeux qui, de verts, lumineusement verts, qu’ils étaient, avaient attrapé aussi une pâleur trouble. Devant qui étaisje ? Qu’avait-elle fait de son charme ? Ce charme qui n’appartenait qu’à elle. Nous sommes restés l’un devant l’autre. Nous ne savions par quels mots, quelles phrases commencer. Nous cherchions, ils ne venaient pas. Pas les phrases, pas les mots qui, prêts depuis longtemps, sans fin repris, mais réduits au silence, avaient attendu en nous. C’était à désespérer. Nous avons marché dans le bois hâve, souillé. Le ciel gris crachait cette même désolation dont débordaient les yeux de Faïna. Nous poussions à deux le landau. Il dormait, le nouveau-né. Nous allions à pas mesurés, prudents. Craignions-nous de réveiller Lex ou que la terre ne s’ouvrît sous nos pieds ? Lasse, Faïna parlait d’une voix plus lasse encore. Elle avait fait cet enfant avec son mari et elle disait m’aimer. Chaque fois qu’il risquait
d’affronter le sien, mon regard se dérobait, se réfugiait ailleurs. « La terre ferait bien de céder sous le poids de nos trois vies », pensais-je. Ce qui ne s’était pas encore déchiré en moi entreprenait de le faire. Lorsqu’il a fallu se séparer, elle a tendu vers moi le regard d’une qui se noie, qui a commis un acte irréparable et va en prendre conscience, ou en a déjà pris conscience et sait quel acte. Elle se campait, en arrêt, comme si elle avait perdu quelque chose. Le souvenir de cet acte ? Et si c’était l’acte qui l’avait perdue ? Nous étions arrivés chez elle, à l’entrée du pavillon, son regard se retenait à moi, essayant néanmoins de m’offrir un pauvre sourire. Si c’était là un sourire, autant dire que le ciel, hivernal déjà, chahuté par une horde de nuages, souriait aussi. Quand le chemin s’était-il ouvert qui l’avait conduite là ? Et jusqu’où devait-elle aller ? Elle me le confiait dans ce sourire. Il me disait qu’elle était toujours en marche. Mais je ne comprenais pas. Aujourd’hui, elle revit. Est-elle hors de danger ? Ne continue-t-elle pas à être une chose vulnérable et misérable ? Le miroir que le moindre souffle embuerait. Elle le sait. Elle m’avait imploré : « Prie pour moi. » Puis ayant observé un bref instant de rêverie, elle avait émis cette étrange adjuration : « Pour la figure de Dieu que tu portes en toi. » Une demi-heure plus tard, avec Oleg, avec Lex, elle était partie. Elle doit le savoir, elle qui a toujours su tout. Je n’avais fait que ça le temps, le peu de temps, qu’elle avait dormi, cette nuit : prier sans mots, sans phrases, mais avec ces appels par quoi, crucifié soi-même, on demande pitié pour ceux qu’on n’a et n’aura jamais fini d’aimer. « C’est ce que j’étais en train de faire », lui avais-je répondu dans le noir de cette chambre anonyme. Non pour la convaincre du souci que
j’avais d’elle, mais parce qu’elle me l’avait demandé. Et je l’ai embrassée sur la joue. Ce n’était pas ma commisération qu’elle quémandait. Je la connais. Elle déposait son âme, cette charge qu’elle est devenue pour elle, entre mes mains du fait que la menace demeure, qu’elle le sent et que les ténèbres et leurs monstres ne renoncent pas aussi facilement à leurs proies. Qui peut contre le mal s’épaississant en nuit si la nuit s’épaissit, contre le mal soufflant des chaînes, qui peut livrer son combat totalement seul ? Avant de s’endormir dans cette vague chambre d’hôtel, elle avait déjà murmuré, s’adressant à moi certes mais tout autant qu’elle se rassurait elle-même : « Tu ne m’abandonneras pas, Solh. Tu ne me quitteras pas. » Elle avait répété ces paroles et, non plus, elle n’affirmait rien, n’exigeait rien. C’est à ce moment-là. L’étendue de ma vie s’est ramassée en un silence unique à ce moment et m’a fait face, sans que je l’aie appelée, sans que je l’aie voulu, afin de me juger. Comment le pourrais-je, Faïna ?
2 Il ne me semble pas avoir fermé l’œil de la nuit. Pourtant j’ai fait un rêve. Un méli-mélo d’images. Bien que fugace, un passage cohérent en émerge. Je nous voyais courir, Faïna et moi, tout nus, puis nous engouffrer dans un hangar, un vaste hall sans caractère ni destination bien définis. Nous y avions trouvé refuge pour notre nudité, encore qu’elle ne nous gênât pas beaucoup, nous la considérions comme une chose plutôt naturelle, et même réjouissante. Mais elle pouvait en gêner d’autres. Et là, l’idée m’était venue de revêtir Faïna de mon corps comme d’une cape et de la prier d’aller à son tour me chercher de quoi me couvrir. L’endroit, dépôt ou hall, où nous nous cachions, que j’avais exploré au préalable,
n’offrait aucune ressource de ce point de vue. Elle s’est élancée à toutes jambes et je ne sais ce qui est survenu par la suite. Je l’attends toujours làbas. Côte à côte dans le même lit, il me fallait encore rêver d’elle. Bien mieux ; j’ai pressenti à cette minute qu’il me resterait à rêver d’elle et des plus désespérantes façons. Mon instinct me l’a dit, l’avenir le confirmera – ou non. Ils voyagent en voiture, tous les trois, elle, Oleg, l’enfant. Je lui ai fait remarquer, il y a quelques jours : « C’est moi qui devrais t’emmener, pour une fois. – Oh oui, Solh ! Pour sûr ! », m’a-t-elle répondu. Puis, pensive, elle s’est interrogée : « Mais comment arriver chez mes parents en ta compagnie ? » Elle s’est tue. Et quand elle a repris la parole, c’était pour gronder : « Ils ne veulent rien savoir à ton sujet, pas même que tu existes. Pourtant rien que pour voir la tête qu’ils feraient, j’aimerais débarquer chez eux avec toi. » Déjà avant ça, avant sa maladie et son internement, elle m’avait écrit une fois de Pohjan : « J’ai eu naturellement des difficultés à expliquer ici ton coup de téléphone, de même que ta lettre exprès. Malgré leur façon de penser très ouverte, mes parents désirent savoir « qui c’est ». Il ne s’agit pas chez eux d’une curiosité déplacée ou, chose encore plus inimaginable, d’un comportement d’inquisiteurs. Non ; ils veulent avoir une idée « où placer » les gens. Pour se donner confiance en eux-mêmes. Ils ont toujours accepté mes amis, et hébergé longtemps certaines de mes compagnes. Dans ton cas, c’est différent, il faut l’avouer. Ce n’est pas ta personne qu’ils voient, mais d’accepter une situation à leurs yeux… inacceptable. Une situation on ne peut mieux faite pour les rendre malheureux. Juges-en toi-même, ils sont vieux et comme tous les vieux ils se tourmentent pour
tout et pour rien. Or je voudrais leur éviter ça. S’ils ont des soupçons, s’ils flairent quelque chose, ils ne l’ont seulement pas montré. Ils m’ont bien posé des questions à ton sujet, mais sans insister. Il n’y avait pas de raison de tout leur raconter. » La déraison ; ç’a été son recours. Elle ne cesse de se prendre dans les filets de sa propre duplicité, depuis que je la connais. Nuls autres que ses parents n’allaient manquer de l’étonner. Elle n’a pas vu d’inconvénients à me rapporter en toute innocence l’échange de propos qu’un jour elle avait eu avec son père. Elle venait d’exprimer devant lui le regret que Lex n’eût pas les yeux marron. Et lui, scandalisé, s’était récrié : « Qu’est-ce que tu dis ? Des yeux marron comme un juif ou un arabe ! » Elle n’a pas jugé son père, sur cette sortie, après m’avoir décrit la scène. Un bon point en sa faveur. Mais je n’ai pas tardé à concevoir des doutes sur son innocence. Pendant qu’elle répétait les paroles paternelles, ses yeux brillaient d’une curiosité suspecte en m’observant.
3 Juif, arabe… Écho, la mémoire déchirée qui n’en finit pas de me répondre, Faïna. Rouge chair pantelante qui n’en sait pas plus. Brûlant soleil, et que pourrait-il alors raconter ? Juif, arabe. Que pourrait-il jamais dire de la loi écrite, et après, de la loi non écrite ? Il continuerait, comme continue aussi la parole funeste, de prendre chacune à part, de reconnaître l’une sans l’autre, loi écrite, loi non écrite, avec toujours, au centre, la violation. Rien qu’elle, sacrifice noir et sans charité, elle égale à ellemême, égale aux démons qu’elle enfante. Elle qui à sa façon égale impose la même histoire aux siècles et la renie, l’assure et la révoque. Elle,
l’illusion du sang qui retient le secret et commence là où j’oublie. Invariablement là où j’oublie. Elle n’aura pas déserté ce déluge solaire, ces hiératiques montagnes, ces colonnes d’air, ce sommeil d’abîme. Une chose, celle-là, bonne à savoir, présomption peut-être, part falsifiée peutêtre de tout ce qui est dû au monde, et qui n’y aura pas été plus présente ; après toute expiation, après toute mort. Comme en ses débuts lointains. Comme en ce jour beaucoup moins lointain où ils ont fait transporter le cadavre d’Ibrahim dehors par quelques-uns de nos hommes et où ils nous ont enfermés pour disparaître ensuite. Il devait être midi. Nous nous retrouvions tout à coup seuls. La tentation n’est venue pourtant à personne de desserrer les dents : lancer une prière, une plainte. Par-delà les murs couraient des appels, des piétinements, des bruits de moteurs, des gazouillis d’oiseaux. Ici, rien. Nous étions une trentaine d’âmes dans cette école transformée en prison, et rien, la parole, comme les âmes, était frappée de stupeur. C’est que nous avions recommencé d’attendre. Qu’il l’eût voulu ou non, chacun de nous était déjà aux prises avec son attente. Quel âge avais-je alors ? Onze ans ? Douze ? Comme les autres, j’étais en attente. Attente de nos bourreaux, je veux dire de leur retour, et pour sûr attente d’autre chose. Une attente qui prolongeait une attente antérieure. Pourquoi n’aurais-je pas été cet enfant, Faïna ? Nous n’avions aucun moyen de le vérifier, mais des heures ont passé longues à vous arracher les entrailles avant que l’un d’eux eût reparu, la face congestionnée comme ils l’ont en sortant de table. Colosse chez qui tout était pâle : l’œil, la peau, le foin des cheveux, ce démon-là, nous avions déjà fait sa connaissance. Il est venu sur nous, bientôt rejoint par ses acolytes et ordre nous a été donné de nous lever. Alors j’ai tremblé. Plus de doute, c’était la fin. Sinon hurler, je ne voyais rien d’autre à faire. J’ai mangé mes doigts. J’ai mangé
mes cris. Des femmes ont éclaté en sanglots, ce qui a déclenché les couinements des marmots. Un regard à maman, un seul… Fourmillant de rides, son visage restait de pierre : il n’a pas tourné vers moi sa rigidité cadavérique. Sur ces entrefaites, arrive le lieutenant. Mal pris dans son uniforme, sondant l’air avec de grosses lunettes noires, il nous chasse de notre prison d’un mouvement impatient de la main. « Qu’ils foutent le camp ! grogne-t-il. Qu’ils me foutent le camp d’ici ! » Il a, pour moi, quelque chose de familier, il ressemble à mon instituteur. Notre bousculade dans la cour plantée de faux poivriers. Le bain de feu qui nous accueille. Depuis quand avons-nous été traînés là ? Depuis l’aube de ce matin ou depuis celle de l’humanité ? Et l’absence d’étonnement. Je ne m’étonne ni d’avoir vécu l’éternité le même jour au même endroit ni de n’être pas mort. Deux sensations nettes, deux sensations confuses. Je titube dans cette fournaise, cherche mon chemin. Certains lèvent le bras pour se protéger les yeux. D’un geste machinal, je les imite. La liberté ne s’accompagne d’aucun sentiment de libération. On ne met pas longtemps à faire charger aux hommes les corps suppliciés dans des brouettes et on nous pousse sur la route. D’abord le village de colonisation assoupi, puis le dernier vignoble. Et l’infini des terres nous saute à la figure : calciné, fleurant la pierraille cuite et l’absinthe sauvage. Troupeau traqué, nous y avançons en désordre. Les autres nous escortent toujours, l’arme au poing. Nulle ombre nulle part sur ces étendues en proie à la désolation. Jusqu’où les montagnes reculent, bleuissent, l’espace frise comme une eau derrière de frêles tentures de chaleur. Comme une eau, mais il consume le regard. La piste ne nous éberlue pas moins par son éclat, qui se déroule devant nous.
Mon cœur n’est pas tranquille. Une vie humaine en ces jours, dans ce pays, que vaut-elle pour qu’un ordre d’un lieutenant mérite si loin de tout d’être pris au sérieux ? Brouettes en tête, notre cortège progresse, hâve, dépenaillé. Nous escaladons encore l’échine pelée, raboteuse d’une éminence, nous longeons un à-pic. C’est là. Comme on casse une nuque, les autres arrêtent le mouvement et, à grands coups de gueule, ils incitent les hommes, les femmes, les gamins, à expédier par le fond les cadavres charroyés. Pour que ça aille plus vite, ils bourrent les côtes du canon de leur mitraillette. Qu’à cela ne tienne, nous précipitons nos frères dans le chaos de granit ; nos amis, nos voisins, les meilleurs d’entre nous. Leurs méchantes dépouilles ne sont plus bonnes qu’à nourrir les chacals. Et je murmure, je m’entends le faire de mes propres oreilles, tout en venant en aide : « Mais détrompez-vous. Ils gisent dans cette rocaille ingrate, et ils sont ailleurs. Nous les avons jetés ici, et ils vont poursuivre leur existence au-delà de la nôtre et garder mieux que nous cet amer pays. » La marche reprend. Cette fois, nous y resterons, nous n’y couperons pas, quelque chose me le dit. Je nous vois vautrés dans la poussière et la réverbération sans mesure comme si c’était déjà fait. Vides, les brouettes demeurent bien rangées en bordure du chemin. Les jeunes, dont je suis, sautillent sur les cailloux surchauffés pour éviter de s’y rôtir complètement la plante des pieds. Le visage muré, les adultes semblent ne rien voir. Tous, y compris nos gardes, nous nous hâtons, nous courons presque, et personne qui sache pourquoi. Sans aucun avertissement, la fusillade éclate. Partie comme une seule explosion prolongée. N’arrive que ce qui doit. Je suis plus soulagé que surpris.
En un clin d’œil, c’est la débandade folle, les fuites brisées net, les sursauts inutiles ; des hurlements s’élèvent et planent un temps dans la proche et lointaine incandescence. Pris d’une féroce exaltation, je bondis de rocher en rocher. Et lorsqu’en pleine course une guêpe me cingle la cuisse gauche et qu’au même moment une autre me transperce l’épaule, d’abord je ne m’en soucie pas. Puis une fleur de glace pousse à l’endroit piqué et à l’entour. Je comprends ce que ça signifie. Je me mets à rire. Je me mets à rire au lieu de perdre connaissance comme il serait naturel. Pas aux éclats, non ; doucement, d’une certaine manière silencieuse. Dieu est avec moi. Chut, ce mot, il ne faut pas le prononcer à la légère. Je suis plutôt à l’ombre de son regard. Je m’en vais ainsi dormir un peu, et je me relèverai, et j’irai leur réclamer mon sang et le sang qu’ils ont fait couler. Où qu’ils soient. Je me partagerai en mille individus plus exigeants les uns que les autres, mille individus qui diront tous : « Restituez le sang répandu ! » Ah, que mon propre sang m’ébouillante si… Le monde se change en une tempête de feu pétrifiée. J’entrouvre les yeux et les referme. Le monde, en transe, suffoque. Acérés, des trissements cisaillent l’air et me font revenir à moi. Combien de temps a duré l’absence ? Je regarde par-ci, par-là. Les mêmes rochers crèvent le même sol pelé, dévalent la même pente, vont inonder la même plaine de leur moutonnement. Dans l’espace, esprits, purs esprits, des flammes tournoient. Les trissements redoublent d’intensité. J’écarquille les yeux. Des mains noires, statiques, sont ouvertes en haut du ciel. L’une d’elles, de loin en loin, se détache, accomplit un large circuit, puis revient se fixer à l’endroit qu’elle a quitté entre-temps, exactement à l’endroit. De nouveau, elle suspend sa menace. Un désir farouche de leur échapper m’étreint. J’ancre les coudes au sol et avec l’énergie du désespoir tente de soulever mon corps ; je demeure cloué, sans un souffle, à ma place.
Je me retiens d’appeler à l’aide. Sait-on jamais qui répondra ? En plus, comment la meule sur laquelle la douleur passe et repasse ses couteaux peut-elle appeler ? Je porte mes doigts à mes blessures et les examine. Résultat de l’effort fourni en vain pour me lever, elles se sont remises à sécréter un sang poisseux. Des essaims de mouches tourbillonnent avidement autour de moi. Dans l’azur, des démons en forme de torches dansent. De temps en temps, ils descendent et, par surprise, m’enveloppent de caresses incendiaires. Il n’est pas jusqu’à mon cœur, dans ma poitrine, qui ne prenne subitement feu. En ce moment, ils m’observent. Ils ne sont qu’un regard dardé. Rien derrière, rien devant. Un regard. Qu’ils scrutent, qu’ils voient au plus profond de moi ! Alors je me suis mis à tuer. Dégoupiller une grenade et la lancer, charger une arme et tirer, qu’est-ce que c’est ? La chose la plus bête qui soit, qu’on puisse jamais apprendre dans la vie. Plus facile que d’avaler une gorgée d’eau. Des maquisards hébergés par notre village nous avaient valu ces représailles. D’autres maquisards me ramasseraient au cours de la nuit qui allait suivre. La réparation. C’est ainsi. Pourquoi ? Je l’ignore. Ceux-ci ne me ménageraient pas leurs soins. Dans les pires situations – embuscades, accrochages – l’un d’eux était là pour s’occuper de moi. Quand j’ai recommencé à tenir sur mes jambes, ils ont voulu me renvoyer. Je suis resté. Ils ont voulu me former. Je m’en suis chargé tout seul. Parce qu’il le fallait, sans attendre. Et je n’ai plus fait que ça pendant je ne sais combien de temps. Nous étions deux à attaquer : moi et le Chasseur inconnu. S’il me venait une idée de ce qu’il urgeait de faire, c’était grâce à LUI. Si je me tirais de chaque mauvais pas, je le LUI devais. IL me tenait la main. IL guidait mon regard. Me voyant opérer, les hommes des djebels, dont je partageais
maintenant l’existence, n’en revenaient pas. Hardis, entraînés, capables, ils l’étaient tous. Ils l’étaient tant qu’on voulait. N’empêche : ils n’en revenaient pas. Eux-mêmes, je les aurais supprimés si ç’avait été nécessaire. J’en aurai à raconter à mon laveur quand la mort m’aura placé entre ses mains ! Une patrouille. Un jour, j’ai attaqué une patrouille. Pas moins de cinq à six hommes. C’était au faubourg Bel-Air. Revenant, ce matin-là, d’une mission en ville, je les vois déboucher dans la rue. Un bond en arrière et l’angle d’une villa m’offre sa protection. M’ont-ils aperçu ? J’avance prudemment la tête, risque un coup d’œil. Ils sont nerveux. Nul doute qu’ils ont senti le danger. Plaqué au mur, je rentre la tête, ne bouge pas. J’écoute. Aucun bruit à part le lourd martèlement de mon cœur. Pourtant ils approchent. Ils arrivent. J’en ai la perception aiguë. Une vingtaine de pas nous séparent, guère plus. Puis la même perception me prévient qu’ils se sont arrêtés. Ils épient, dans l’incertitude. Il fait une chaleur étouffante malgré le dôme de verdure que les arbres arrondissent par-dessus la rue. D’un coup, je les entends échanger des avis. Un long silence suit et, contre toute attente, leurs voix s’élèvent encore. Je devine qu’ils se sont regroupés – pour se consulter ? Ma grenade a explosé au milieu d’eux. Bon nombre y est resté. Leur créateur seul sait combien. Un autre jour, j’ai décidé que ce serait à un ouvrier agricole et à sa famille d’y passer. Pourquoi celui-là ? Il continuait à se louer chez le colon. Nous l’avions plus d’une fois mis en garde. Mais il reprenait toujours le chemin de ces fermes. Alors je lui ai rendu visite. J’ai franchi la porte de son gourbi à la nuit tombante. Tout se déroulait toujours rapidement. Ils étaient réunis devant leur repas : l’homme, la femme, les trois gosses, le vieillard. Comme éclairage, ils se contentaient du restant du jour. Ils ont conservé l’attitude où je les ai surpris. Puis pareillement subjugués par la vue de la mitraillette pointée sur eux, ils se sont levés sans une parole. Aucune
parole ne serait de toute façon sortie de leur gosier. Il y avait les lamentables hoquets du vieux, qui montrait le plat délaissé et se plaignait. Mais qu’est-ce, les larmoiements d’un gâteux ? L’ouvrier agricole, lui, avait déjà ces grands yeux ouverts d’aveugle quand la mort les fascine. Les hoquets du vieux continuaient de crever comme des abcès, c’en était écœurant. La toute petite, qui n’avait peut-être pas deux ans, m’a souri. J’ai hurlé, j’ai couru vers la porte en tirant au jugé. Après ça, le plus ancien de la section m’a pris à part, et vas-y que je te pose question sur question : qu’est-ce que la guerre, qu’est-ce que nous faisons dans celle-ci, quelle doit être notre conduite, et nos responsabilités, et la discipline, et patati et patata… Tout y passe. Je l’ai dévisagé. Il n’y avait chez lui que les yeux d’une noirceur de puits pour exprimer quelque chose, et ce n’était pas grand-chose. N’y tenant plus, je lui ai crié à la figure : « Je me fous de tout ça ! Il n’y a qu’à en descendre le plus possible ! Après on verra. Vous en faites des chichis. Regardez-les, ceux d’en face, s’ils se gênent, des fois ? » C’étaient de vrais hommes, de vrais soldats, aguerris. Rien à dire. Mais à compter de ce moment, j’étais devenu leur bête noire. Une bête dont ils avaient à l’évidence peur, en plus. Tout le mal venait de là. Mes derniers doutes se sont évanouis lorsque parmi les nôtres d’aucuns ont cru devoir, rien que ça, me surveiller. Ils n’avaient pas entièrement tort, ceux-là, je le reconnais. Ils pouvaient trembler pour leur peau, et aussi les autres. C’était au-dessus de mes forces, je ne savais plus résister à la tentation d’envoyer les gens voir s’il y a un monde meilleur. Je n’hésitais pas à le faire. Et pourquoi hésiter, il n’y avait pas de raison, vraiment aucune. J’étais devenu une sorte de cauchemar, j’étais devenu une calamité pour mes compagnons. Un beau matin, notre lieutenant m’a tenu sous un long, très long regard, avant de me conseiller de filer.
« Où ? ai-je dit. – Chez toi. – Quel chez moi ? Je n’en ai plus, de chez moi. » J’ai pourtant décampé sans demander mon reste. Les autres arrivaient comme je m’éloignais. Je les ai évités de justesse. Ils m’ont tout de même envoyé des balles me chanter aux oreilles leur vicieuse chanson. Mes propres frères ! Histoire de s’amuser, peut-être. Ils m’avaient déjà confisqué ma mitraillette. Juif, arabe : pourquoi n’aurais-je pas été cet enfant, Faïna ?…
4 Cela s’est produit quelques jours à peine avant son départ. Elle a retiré son alliance à mon insu, plus précisément hors de ma vue, et l’a remplacée au même doigt par deux bagues que je lui avais offertes, l’une depuis longtemps : un cercle d’or tenant en étau une perle fine et allant très bien sur sa main délicate – une main subtile à force de délicatesse ; et l’autre il y a peu, plus petite, plus étrange, barbare avec ses trois diamants enchâssés dans une boule de platine. Une bague, celle-ci, ayant été portée par une enfant qui devait devenir ma mère. Elle a ravi Faïna, l’a remplie d’une joie mystérieuse, ai-je noté. Elle n’a mis aucune ostentation dans sa manière d’opérer l’échange, l’idée de le faire remarquer ne l’a même pas effleurée. Devant Oleg comme devant moi, elle s’est comportée ensuite de telle sorte que la chose paraissait aller de soi. Je n’y prêtais pas attention et continuais ainsi. Elle l’a bien tenue à la main un soir, au restaurant – son alliance. Cela ne m’a pas échappé. Elle faisait et refaisait mine de se la passer dans une narine, se souvenant, ou peut-être pas, d’une pratique observée chez certains peuples. Le restaurant ne donnait que sur les quais de la Seine ; décor 1900, velours rouge, atmosphère ouatée, feutrée. Chic d’époque. Mais elle
jouait de la sorte avec son alliance. Pourquoi pas après tout : la chère était si exécrable. Qu’il soit pourtant signalé au passage, ce lieu, des écrivains célèbres le fréquentent ou fréquentaient. La soupe de poisson servie – froide –, Faïna s’est vue, après, obligée d’attendre son mulet une demiheure durant. Elle a trouvé ce passe-temps. Quand il lui a été présenté, le mulet trop cuit n’était que fadeur. Quant à moi, qui avais attendu qu’on le lui apportât avant d’attaquer mon entrecôte, je n’avais plus qu’une viande immangeable dans mon assiette. L’addition en revanche était soignée. Discute-t-on, réclame-t-on en de pareils endroits ? On l’aurait assurément pris de haut avec moi si j’avais eu le mauvais goût de le faire, j’aurais eu maille à partir avec la tenancière revêche et solennelle qui gardait un œil d’orfraie sur ses clients. Il ne restait qu’à bien s’en souvenir et à ne plus remettre les pieds dans l’élégante souricière. Mais de quoi parlais-je au fait ? Pas de cela, non… Ce que j’avais à dire, ça me revient : je ne m’avisais guère au même moment d’examiner les doigts de Faïna, alors que j’admire et vénère comme personne ses mains ; elles semblent créer l’objet sur lequel elles se posent. L’entretien, aussi, roulait sur les plans qu’elle formait pour les mois à venir, le temps de son séjour là-bas, au pays. Ses mains, des oiseaux vivants. Réaménagement de ce temps compte tenu des cours qu’elle devait donner, de la place prise par Lex dans son existence, de ses propres recherches, etc. J’éprouve à regarder ses mains un bonheur inexprimable. Mais aussi une appréhension qui ne l’est pas moins. Simplement parce que j’ai l’impression qu’elles peuvent prendre froid. Je suis toujours tenté de les réchauffer entre les miennes. Tout en parlant, elle manipulait une alliance devenue inutile, ce qui donc m’avait échappé, et c’est le lendemain matin, à l’hôtel où nous avions passé la nuit, que j’allais remarquer comme mes deux bagues étaient enfilées à son annulaire en lieu et place. Le bon observateur que je suis ne saura ainsi jamais quand la substitution s’était opérée.
Ivre d’aspiration au bonheur. Faïna n’avait été que cela, cette même nuit. Et moi, mon unique pensée était : « La voici redevenue elle-même, comme avant. Comme avant, mon Dieu, faites… ? » Après s’être déshabillée avec mon aide, elle a pris place dans le lit. Elle ne s’est pas étendue, elle s’est assise sur ses talons et, penchée sur moi, elle est restée à me contempler en silence. L’expression impénétrable, elle a eu bientôt l’air absorbée par ce qui se passait en elle, ou ailleurs. Elle gardait la pose, elle continuait, les mains plaquées sur ses cuisses, à me couver du regard. Je me rendais compte de l’effet qu’exerçait sur moi cette attention muette. Puis rien. Il n’y a plus rien eu de plus qu’un ondoiement agréable. Souverain, le courant me submergeait et portait à la fois. Et je me suis vu loin, très loin de là où j’étais, de cette chambre, de ses parages. Des taillis, des futaies en prenaient la relève. Odeur de fougères, jour intercepté par les troncs d’arbres, mille voix secrètes qui me parlaient. Mais mon oreille était plus accaparée par des bruits qui n’avaient pas encore fait leur entrée dans l’histoire. Ils ne troublaient guère ma confiance. J’écoutais, j’attendais. La minute adviendrait – une énigme elle-même si elle advenait – où je saurais ce qui se préparait dans la forêt originelle. Une certitude : pour moi, Faïna m’avait transporté là ; était-elle l’énigme, celait-elle l’énigme en elle ? Ou la traquait-elle dans ces profondeurs sylvestres, tout errante, en chasse ? Errante, en chasse, par moments hurlante. J’en étais à me poser la question. Et si elle n’avait pas reçu la grâce, s’il s’en fallait de beaucoup ? Et si, en revanche, c’était moi qui trouvais : qu’allais-je trouver ? Je n’ai pas pu me défendre d’un serrement subit du cœur. Cela aurait dû me prévenir. Le délai m’avait été accordé d’être instruit de la réponse, même s’il n’avait duré que quelques secondes. « Pour le moins d’une certaine réponse, me disais-je, quelle qu’elle soit. » Mais le délai était échu et rien. Interminables, éternelles secondes qui ne m’avez pas fait trouver l’incertaine réponse et ressaisir
tout un temps, tout un passé, non pas oublié mais sorti de l’horizon, passé de l’autre côté. Interminables, éternelles secondes que je n’ai point su utiliser et qui m’avaient cependant offert la chance de surprendre cela pour quoi j’avais engagé ma foi et ma propre folie. Vous avez reproduit ce que je ne supposais pas près de se produire, l’espace d’un éclair ses yeux étaient redevenus tels qu’ils avaient toujours été – verts. Le rêve de mes jours, cette nuit l’avait accompli, et j’ai laissé fuir l’instant. Je n’ai pas franchi le seuil qui fait sauter le pas de la damnation au pardon. J’avais fermé les yeux avant. Parce que les siens, où je plongeais mon regard, où je me voyais faiblement et comme hors du temps, j’en voyais aussi chaque pupille s’agrandir, se dilater : la bête sauvage qui, sur le point de rencontrer des yeux humains, apprête les siens, et j’ai baissé les paupières. J’ai fait la nuit en moi. Et c’est au cours de cette autre nuit, la dernière, que nous venons de passer dans l’hôtel de nulle part ; il s’érigeait face à un supermarché, à des parkings désertés, une aire qui avec l’aube et ses brouillards prenait des façons de fausse plage, c’est alors que, reprenant une conversation parvenue au bout d’elle-même, Faïna m’a dit – cela ne fait que quatre ou cinq heures tout au plus : « Si je me convertis à ta religion, Solh, j’aimerais prendre comme nom Faïna. » Et cette estafilade au cœur de nouveau. Elle voulait s’appeler Faïna. Elle voulait s’appeler du nom qu’elle portait. Je me suis mis à rire dans le noir. « Tu t’appelles déjà Faïna. » Lui ayant répliqué aussi sottement, moi, elle a reconnu, elle, d’une voix éplorée : « Au fait, c’est vrai. » Là-dessus, elle s’est immergée dans le sommeil. C’est à ce moment, je n’ai compris qu’à ce moment-là ce qu’elle avait tenté de me dire.
Combien d’heures avons-nous dormi ? Deux, trois, pas davantage. Mais même absents de nous, même dormant, ne nous abandonnait pas un sens en éveil qui nous avertissait l’un de la proximité de l’autre, l’un de la chaleur, du souffle, des pensées, des rêves de l’autre, jusque dans notre inconscience – et rendait conscients de la séparation imminente. Ce sens qui n’a jamais failli. Je n’ai compris qu’à ce moment l’improbable chose qui lui était venue à l’esprit et qu’elle avait eu envie de me communiquer. Mettant son espoir dans ma religion, elle espère la rémission. Car elle avait bien cet espoir pour objet, sa demande, ou sa prière, de la nuit. J’ai eu garde de lui répondre, de lui donner même une ombre de réponse. Je me suis abstenu aussi de lui confier qu’elle avait déjà reçu un nom, un autre nom. Elle est partie et, son nouveau nom, son vrai nom maintenant, elle ne le sait pas. Le connaîtra-t-elle jamais ?
Chapitre II
LE MASQUE AU SOURIRE 1 Je l’ai donc rencontrée, trois semaines environ après son arrivée, dans ce bois loqueteux, parsemé de détritus, de Méricourt. Puis je suis retourné la voir deux jours plus tard. J’ai trouvé une femme qui faisait peur à voir. Mon premier réflexe a été de rebrousser chemin, de prendre la fuite, disparaître. Ne pas regarder ça. Le visage, un masque de craie. Le corps, ce corps svelte : alourdi, affaissé sur lui-même. Je suis resté. Elle n’a pas bougé de sa chaise. Un sourire collait au masque, plus horrible qu’une absence de sourire. Elle n’esquissait pas un geste, n’exhalait pas un son. Elle n’était indéniablement capable ni de l’un ni de l’autre. Elle n’était indéniablement capable d’aucune pensée non plus et ne semblait pouvoir éprouver aucune émotion. Savait-elle au moins que j’étais là, en face d’elle ? Pas sûr. Pour moi, en revanche, elle n’était pas là. Je ne la reconnaissais pas. Ce n’était pas Faïna. C’était là-bas, dans son pays, un jour d’hiver. La neige avait effacé la campagne autour de sa maison. Nous sommes tout de même sortis, elle et moi, nous y perdre. D’autres que nous parcouraient, noirs funambules, soit à pied, soit à skis, la blancheur égale, étale. À un moment donné, l’un de ces spectres nous a croisés. Le manque d’expression que je lui ai trouvé était saisissant et m’a inspiré ce commentaire :
« Il porte comme un masque la seule figure en sa possession. C’est curieux. Qu’est-ce qui peut bien se cacher derrière ? » Et j’ai demandé à Faïna, là-dessus : « Fais-moi voir ton visage. » Elle, au lieu de se tourner vers moi, ignorant ma question, vivement elle a plongé sa figure dans cette neige où se prenaient nos bottes. Elle m’a ensuite montré du doigt l’empreinte qu’elle y avait laissée puis, tout en souriant – je ne voyais pas son sourire, il était dans la voix – mais toujours sans me regarder, elle a dit : « Mon visage. Le voilà. » Ce masque de neige, aux yeux clos et à l’air béant, elle le porte aujourd’hui, à Méricourt, à même la peau. C’est la même peau de neige granulée, infestée du même vide sous la face cachée du masque. Elle l’avait préparé là-bas, comme on prépare un mauvais coup. Mais contre elle-même. Un mauvais coup qu’elle aurait médité contre elle-même. Je lui tiens les mains. Les minutes s’écoulent. Elle ne trahit pas le moindre signe d’intérêt pour quoi que ce soit. Dans leurs ouvertures : vacants, les yeux sont comme vitrifiés. Et pas un clignement de paupières. L’apathie, l’indifférence tranquille, sans remède. Je risque en désespoir de cause quelques plaisanteries. Elles glissent sur du marbre avant de retourner au néant d’où elles n’auraient pas dû sortir. Tassée de tout son poids sur sa chaise, ses mains dans mes mains, cette femme que j’aime est présente uniquement comme une grossière effigie de soi. Il va en être ainsi tout au long des heures, et même de la journée. Sauf quand… Oui, sauf quand à un moment donné elle a coulé vers moi, de biais, ce regard où une phosphorescence bleuâtre a lui, une des plus étranges lueurs que je me serais attendu à surprendre dans ses yeux, des yeux humains. Et à cet instant, elle a marmonné :
« Tu vois comme je suis devenue. » Elle a eu ces mots, j’en suis certain. Je suis non moins certain qu’en les prononçant elle n’accusait pas, ne se plaignait pas. Elle n’avait plus souci de se faire prendre en pitié. Il n’y avait plus place en elle où accueillir la consolation. Elle n’était en peine d’être sauvée de rien parce que nul, et pas même son Dieu peut-être, n’aurait su quoi lui pardonner. Ces mots émis d’une voix de cendre vite désagrégée, Faïna est retombée dans sa prostration, son mutisme. Elle était déjà loin de tout, ou aussi loin qu’elle semblait être allée jusqu’à présent. Elle ne se rappelait plus à l’évidence qu’elle m’avait adressé la parole ni, davantage, que je me trouvais à ses côtés. Elle restait assise, pesant sur sa chaise, murée en elle, et je ne me sentais moi que chute, effondrement. Moi guère moins immobile, moins silencieux, et lançant en dedans un appel au secours. Comme sans doute elle lançait le même cri, que les murs de sa prison étouffaient, mais qu’elle s’obstinait à pousser, elle, pour décharger le monde du poids de sa présence et d’un mal, et ce devait être un cri à rendre le Jugement dernier urgent. J’ai commencé alors d’aller jour après jour chez elle, et ce, dès le matin. Pour lui tenir compagnie. Simplement lui tenir compagnie. Il lui arrivait quelquefois de manifester des craintes intempestives. Elle ne voulait pas être laissée par exemple en tête à tête avec Lex, dont elle ne supportait plus la vue. Mais au vrai ni Oleg ni moi ne parvenions à lui faire exprimer ce qu’elle ressentait. Oleg, lui qui ne pouvait manquer son travail, partait et sa journée y passait. Quoi qu’il en soit, Faïna refusait de lui reconnaître toute existence, et il l’avait bien compris. Aussi, quand j’arrivais, était-il déjà le plus souvent parti, avec l’enfant, qu’il emmenait ou bien à la garderie, ou bien chez ses parents à lui qui habitaient également une banlieue, mais je n’ai jamais su laquelle… Faïna ne s’occupait plus de rien. Elle en aurait été incapable. Pas d’entretien, pas de cuisine, elle qui y
prenait tant plaisir et s’y entendait à merveille, la maison allait à la dérive, cette maison où le moindre grain de poussière aperçu sur un meuble la mettait dans tous ses états. Avant. Alors qu’aujourd’hui, je la retrouvais chaque matin comme je l’avais laissée la veille, installée sur la même chaise. Installée sur la même chaise, la même statue qui m’attendait. Un fantôme aurait eu plus de présence, aurait rempli les lieux plus qu’elle ne le faisait. Une demeure qui me devenait à moi aussi d’un coup étrangère, où tout me paraissait d’un coup hostile : meubles, objets, tableaux aux murs. Les fleurs que j’apportais, elles-mêmes, sitôt mises dans leur vase, étaient saisies comme par un défaut d’air et s’asphyxiaient. Je revenais jour après jour. Je faisais un peu de ménage, lavais la vaisselle du matin ou de la veille, balayais, rangeais. Parfois je passais la serpillère sur le carrelage. Ensuite je conduisais Faïna dehors, au jardin, si le temps le permettait. Après lui avoir déplié une chaise longue, je l’y étendais, lui couvrais les genoux d’un plaid. Notre place préférée était, sous un vieux pommier, un bout de pelouse : elle au soleil, et moi qui aime mieux l’ombre, en face d’elle. Et sans savoir si elle m’écoutait, je lui parlais de… n’importe quoi, de tout, de rien. Ce qui me passait par la tête y passait. Certains jours, je lui faisais de la lecture pendant qu’elle, fermant les yeux, paraissait dormir. Je savais qu’elle ne dormait pas. Mais me prêtait-elle son attention ? Cela ne lui déplaisait pas en tout cas. Pour moi, c’était plus que suffisant. Et d’un ton égal, je continuais, ne levant le regard sur elle que de temps à autre. Elle arborait le même masque d’impavidité. Se cachant, se montrant, le soleil faisait courir des ombres furtives sur son visage, qui alors s’en trouvait animé, semblait revivre. L’illusion ne durait pas. Une conversation entre nous était inconcevable. Au cours des mêmes instants, il lui arrivait de disjoindre les paupières. Ses yeux n’étaient
qu’abîmes ouverts. Aspirée, toute chose y sombrait. C’est de quoi je m’accommodais le moins. Je lui prenais, n’y résistant pas à la fin, la tête entre mes mains, plongeais mon regard au fond de ses yeux et, presque front contre front, les sondais, m’engouffrant moi-même dans l’espace supplicié qui nous unissait et tout ensemble séparait, rejetait chacun vers l’autre bord, vers sa solitude, son désespoir. Secondes d’étrange peine où elle me rendait pourtant quelquefois mon regard, trop brièvement, et prononçait un mot, deux mots, trop mal entendus pour être compréhensibles, avant de me retirer sa tête dans un faible mouvement de recul. Que voulait-elle me signaler par ces sons fantômes ? Qu’elle ne pouvait revenir de là où elle s’exposait, qu’une incurable nostalgie l’y retenait ? Ou un inexorable destin, et qu’elle ne connaissait pour le moment que ce désir d’être égarée ? Je reprenais la lecture interrompue ou me lançais dans un de ces récits qui s’inventent d’eux-mêmes au fur et à mesure que s’en déroulent les péripéties. J’ai pris, ce jour-là, le ton d’un baladin de nos souks et débuté en interpellant directement Faïna : « Écoute un peu l’étonnante histoire que je vais te raconter. Quelle histoire, mon amie ! Une histoire fantastique, qui aurait pu mal finir. Mais grâce au Ciel, il n’en a rien été. Donc Didi était déjà un grand garçon, je dirais même plus, un très grand garçon. Et un jour d’entre les jours, ce qui devait arriver arriva : de la barbe commence à lui pousser au menton. Une petite plume par-ci, deux petites plumes par-là, trois petites plumes ailleurs… Miséricorde, c’est une barbe de plumes ! Comment, quoi ? Tout le monde se presse, curieux, autour de Didi. On regarde, on touche, on tire. Et c’est un seul cri : « Par les cornes du Diable, il a une barbe de plumes ! »
Le plus surpris, c’est encore Didi. Le plus surpris, et le plus malheureux. À partir de ce jour, où qu’il aille, hommes et femmes se retournent sur son passage, l’examinent n’en croyant pas leurs yeux, puis éclatent de rire. Quant aux enfants, des plus jeunes jusqu’à ceux de son âge, n’en parlons pas. À peine Didi met-il le nez dehors qu’ils sont là à brailler : « Barbe de plumes ! Barbe de plumes ! » Aucune moquerie ne lui est épargnée. Didi se fâche et même quelquefois se bat avec l’un ou plusieurs de ces garnements. Mais s’il le pouvait, il préférerait rentrer sous terre. Lui qui était un garçon plein d’entrain, le voilà qui devient bougon, maussade, ombrageux. Il n’a plus qu’une idée en tête et tu devines laquelle. Se débarrasser d’un ornement aussi gênant ! Hélas, comment ? C’est plus facile à dire qu’à faire. Il s’est déjà rasé plus d’une fois ; cela n’a pas servi à grand-chose. La barbe de plumes n’a pas mis longtemps à repousser. Barbe de malheur ! Il n’arrivera donc jamais à se délivrer de cet odieux objet de plaisanterie ? Que faire ? Une inspiration lui vient. Que n’irait-il consulter les hommes de science ! Il court chez l’un d’eux, le plus éminent. « Pourquoi ma barbe pousse-t-elle en plumes ? » Le digne savant se dresse à la vue d’un pareil phénomène et retombe assis sur son siège. Il ouvre la bouche et, sans rien dire, la referme. Du coup, il se met à chercher fébrilement ses lunettes. Et où sont-elles, ses lunettes ? Elles lui chevauchent le nez. Puis il se met à vouloir ranger son bureau, et de désordre il n’y en a point sur son bureau. Puis il tire sa veste par-devant alors qu’il faudrait la tirer par-derrière. Après avoir fait tout cela, il tousse, et après avoir toussé – par deux fois – il se lance enfin dans des explications, mais des explications à ce point
savantes, que Didi craint que sa tête n’éclate et qu’il se sauve au triple galop. Le temps passe. Les vilaines petites plumes ornent toujours le menton du pauvre Didi. On lui signale alors l’existence d’un certain vieillard qui sait des choses. « Mais attention ! Il est terriblement malicieux. Il pourra aussi bien te faire profiter de son savoir que te jouer un de ces tours dont il a le secret. Il faut t’attendre à tout avec lui. Vas-y, tu ne le regretteras peut-être pas. » Ce qu’il apprend là porte plutôt Didi à hésiter. Ah, que quelqu’un vienne à son secours ! Il en a tellement assez de cette barbe de plumes. À la fin, il prend son courage à deux mains et va affronter le terrible vieillard. « Pourquoi ma barbe pousse-t-elle en plumes ? » Question contre question, on l’interroge d’une voix grinçante comme une scie qu’on vous passerait sur les nerfs : « Qu’as-tu fait quand tu étais petit ? » Intimidé, Didi tâche de se rappeler. Remonter si loin dans le passé n’est pas chose facile. Il aimait courir dans les champs : ça oui, il s’en souvient, autant qu’il en convient en son for intérieur. Quoi que fît sa mère pour le retenir à la maison, il réussissait à tromper sa surveillance, et hop, au revoir, il avait déjà décampé et retrouvé ses camarades qui tous étaient plus diables les uns que les autres. Ils faisaient des niches aux bêtes, sautaient par-dessus les clôtures, chipaient des fruits pas mûrs dans les vergers, se baignaient, au risque de se noyer, dans le grand étang. Didi rentrait souvent la figure et les mains égratignées, voire la culotte déchirée ! Avec toutes ces épines qui vous piquaient, ces branches qui vous accrochaient, ces orties et autres ronces. Ce n’était pas étonnant ! Sa maman le grondait. Mais le brigand savait se montrer si câlin à chaque fois qu’elle ne se sentait pas le courage de le punir. Il jurait en plus de ne pas recommencer. Alors elle lui pardonnait. Ouiche ! Le lendemain, de
nouveau, il vagabondait dans les champs. Une fois, voulant donner la preuve de ses talents à d’autres petits chenapans, il se mit à tirer sur une poule avec son lance-pierres. Il se révéla bon tireur : il toucha la poule, la poule tomba raide morte. Par peur d’y gagner une belle raclée, ses camarades et lui se dépêchèrent d’enterrer la malheureuse bête. Et de disparaître ; ni vu ni connu. La voisine chercha sa poule à la nuit tombée. Elle l’appela de sa voix normale, comme d’habitude, puis plus fort, puis elle cria. Peine perdue. Elle menaça. Se doutant bien de quelque chose, elle vint se plaindre auprès des mamans. Évidemment aucun des enfants n’était au courant de ce qui avait pu arriver à sa poule. Et puis… « Qu’as-tu fait quand tu étais petit ? » Didi sursaute en entendant l’aigre fausset du vieux et il ne peut faire autrement qu’avouer, penaud : « Avec d’autres enfants, j’ai tué la poule de la voisine. » De son œil unique, le petit vieillard lui lance un unique clin d’œil. « Va la voir et dis-lui la vérité. » Didi accueille la suggestion avec effarement. Sans grand enthousiasme, il se rend néanmoins chez la femme, confesse sa faute et veut demander pardon. La paysanne, dont les années n’ont pas apaisé la colère, ne l’entend pas de cette oreille. « Ah, c’est donc toi, mauvais sujet ! » Et il n’y a pas de noms d’oiseaux dont elle ne se mette aussitôt à le traiter. Mais à chacun de ces qualificatifs peu flatteurs pour lui, une plume de la barbe de Didi vole en l’air ! »
2 Quand je narrais à Faïna une histoire, ce qui me venait à l’esprit, je me trouvais plus libre pour penser à mon travail. En même temps que le récit
suivait son cours, se projetaient devant mes yeux ou, pour être plus exact, se gravaient en moi comme sur une stèle des suites de chiffres, de lettres, de signes. Suites apocryphes d’abord mais dont je savais déjà qu’elles allaient cesser de l’être et que le sens, pour n’être pas formulé explicitement, m’apparaîtrait bientôt. La manœuvre se poursuivait, la stèle semblait vivre d’une vie individuelle, muer en restant identique à soi, se faire légère jusqu’à la transparence. Il me suffisait que toutes mystérieuses qu’elles soient, les formules continuent à s’y inscrire et la tablette à prendre vie par elles. Elles continuaient, elles se déroulaient dans une progression sereine chargée de ce sens qui se donnait pour un espoir toujours sûr. Il importait même, qu’engagé dans une incomplétude principielle, le sens demeure à l’état d’évocation. Il importait qu’il reste douloureusement dans le doute de son sens. C’était alors que tous ces signes dont je sentais l’énigme me frôler et au bord de dire leur essence se rassemblaient en équations magistrales non moins qu’en irisations infinies. Équations, irisations édictées par le langage mathématique qui détient la science et le pouvoir. Symbole de la synthèse, dés pour jouer avec l’inconnu, murmure du réel. Alors se produisait la rencontre attendue. Je ne sais rien, je ne sais que ce que je vois, Faïna, et où tu en es arrivée, où nous en sommes arrivés. L’amour peut-il prêter main-forte à la folie ? Tu t’es volée toi-même pour tout me donner, tu t’es saccagée pour me combler. Pourquoi ? Et tu t’es ruinée. Pourquoi ? De plus en plus pauvre, tu ne t’es enrichie singulièrement que de ta folie. Ce bien, tu le gardes bien. Incessible, intransmissible. Tu ne sauras me l’offrir en supplément. Tu le gardes. Tu ne t’y reconnais plus, tu ne comprends rien à ce que je te dis là. Et moi je ne te reconnais pas et ne comprends rien à ce que tu es devenue. Tu es passée de l’autre côté et tu as tiré la porte, m’interdisant l’entrée.
Que dois-je faire ? Et si tu en es réduite à cette extrémité pour en avoir aimé un, surgi d’on ne sait où, pour avoir enfreint d’anciennes lois, offensé quelque Dieu jaloux qui prend sa revanche à cette heure ? Mais peut-être est-ce d’autre chose qu’il s’agit. Qu’il y ait au moins possibilité de réparation. Qu’il n’y ait pas que cette voix de la perte à parler, à crier et te réduire au silence, ce hurlement dont ton silence est plein. Ce serait trop injuste. Que dois-je faire ? Damner mon âme aussi ? Mais t’ayant perdue, ne subis-je pas déjà la peine du dam ? C’était à Pohjan. Dans son pays, dans sa ville. C’était dans une autre existence. Six heures du soir. Nous avions dîné, nous les malades, à cinq. La dernière bouchée sitôt avalée, je suis descendu de mon douzième étage, je me suis mis en faction devant la porte de l’hôpital. En face, une espèce de jardin monte, hirsute, à l’assaut d’un amas de rochers qui affleurent là en rond, un amoncellement de caboches. Je reste à attendre, à regarder ce jardin en éruption. À regarder. Après le confinement blanc, aseptisé, des salles, des couloirs, regarder cette végétation profuse, ces fleurs, des gueules-de-loup jaunes, sauvages, l’épilobe, sauvage aussi ; reste là à oublier que tu regardes et à te le rappeler aussitôt après. Il fait chaud. Il fait plus que chaud. Il fait trop chaud même pour quelqu’un comme toi qui viens de loin au sud. Elle persiste malgré l’heure avancée, la canicule. Une pure calcination. La mer est à deux pas d’ici. Mais ça n’y change rien. (La mer, de ma fenêtre en haut. Je la vois avec ses pans flottants d’îles, de forêts, ses bords effrangés tout ouverts. Ils la reçoivent, l’enlacent, l’enserrent, font d’elle des lacs, comme s’il n’y en avait pas assez dans ce pays. La mer qui dort, roule sur elle-même.) J’attends. Et des pensées battent des ailes en moi dans la lumière ignée. Papillons déferlant de partout à la fois, précaires. Il est six heures du soir. Faïna arrive. Je l’aperçois, et je ne vois plus qu’elle, je ne pense plus qu’à elle comme elle
jaillit devant moi. À quelques pas, un geyser produit par cette lumière maintenant triomphante. Cette lumière finissante qui va céder la place à un autre jour, celui de la nuit. Je ne sais pas comment elle s’est trouvée là d’un coup. La figure vibrant de l’ardeur du soleil, les yeux plus que jamais lumineux. Et le sourire lumineux aussi, à l’ombre de son grand chapeau de paille. Je la guide vers les rochers qui font art de verdure dans ce paysage urbain. Il y a des bancs. Ils culminent à quelques mètres et notre ascension nous mène à l’un d’eux, greffé sur le granit. Tous les endroits, tous les refuges, tous les gîtes, que Faïna et moi avons connus. Appartements empruntés – il y a des gens comme cela, qui prêtent leur appartement. Wagons-lits. Abris de fortune. En ville, à la campagne, dans divers pays. Ceux dont on garde bonne mémoire, et les autres… Hôtels, hôtels, parfois douteux. Nous nous sommes, le temps durant, vus assignés à ces résidences éphémères. Il est arrivé, c’est vrai, que nous soyons restés au moins une semaine çà ou là ; mais rarement plus. Oiseaux de passage. Quelque part manquait un hôpital. J’y suis à cette heure. Faïna m’y a fait entrer, il y avait urgence, pour mon bien. Je suis donc moins seul que je ne le crois. Et de m’entourer, elle, de son amour, l’abri le plus invraisemblable où j’aurais jamais souhaité élire domicile – et l’attendre. Assise, elle tire d’un sac, sur-le-champ, une barquette en plastique pleine de fraises. « Du jardin, dit-elle. Pour toi. » Nous les mangeons ensemble. Une variété russe. Lactées en dedans, très parfumées, elles ont comme un goût de violette. Inconnues de moi. Nous parlons, Faïna parle, j’écoute. Une voix rieuse, des inflexions moirées qui se voilent d’ombres, de raucités brusques. Par moments, de brefs moments. Elle parle de ses cours, de ses deux collègues, deux jeunes femmes, je les connais. L’une d’elles s’appelle Maija. Maija avait reçu hier soir, alors qu’elle allait se mettre au lit, un coup de téléphone de son mari. Avec son propre bateau, il avait rejoint un petit port, à quarante
kilomètres de Pohjan. Il rentrait d’un périple en URSS. Elle s’était rhabillée presto. Elle avait emprunté à sa voisine de quoi prendre le taxi. Un taxi pour pulvériser quarante kilomètres, les quarante qui les séparaient. Lui, il avait navigué déjà neuf heures de suite. Ils ont pu passer cette nuit ensemble. Et le ravissement de Faïna me contant leur histoire. « Je fais comme elle. Je suis comme Maija. » Elle m’envoie en plein visage l’éclat de son regard vert jade. Ce débordement de bonheur. Les mêmes effluves (de bonheur) arrivent de partout, nous éclaboussent. Une joie sans mélange. Elle m’avait vu écroulé sans connaissance, une nuit il n’y a pas longtemps, elle m’avait fait transporter en ambulance au petit matin. Et maintenant elle est tranquille. Moi je reviens vers elle, de là, sinon d’URSS. Maintenant elle ne voit que ça. L’homme est-il tout le bien et tout le mal d’une femme ? Sur le banc à la peinture qui s’écaille, vert sur les rochers rougeâtres, parmi les buissons, les fleurs en flammes, c’est la félicité, c’est la contagion de la félicité, le même sentiment s’étale, se répand. Je puise ma joie dans les yeux de Faïna. J’en tremble. Je serre ma robe de chambre d’hôpital autour de moi. Faïna s’inquiète : « As-tu froid ? Nous allons rentrer. – Ce n’est tout de même pas cette brise tiède… Non, c’est nerveux. » Et la compréhension obtenue dans la grâce d’un sourire. Je parle moi aussi, longuement, d’un ami qui vient de perdre son père. La nouvelle en est donnée par un journal venu de France. Et elle, Faïna : « Que je t’aime ! Que je t’aime ! » Elle dit : « Cet été, il faut que la maison soit repeinte. » Elle dit encore : « Sans faute. Il y a plus de dix ans que ça n’a pas été fait. » Elle dit :
« C’est moi qui vais la repeindre. Sauf le toit, bien sûr. Je demanderai au voisin, pour le toit. Il est peintre en bâtiment. Il le fera, lui. » Je lui propose mon aide : « Mais tu attendras que je sorte d’ici. – Comment ! Tu n’y penses pas. Prendre des risques ? » Une plante pousse et rien ne peut plus l’arracher. Elle pousse dans notre cœur. Si nous essayons, nous la brisons et nous nous brisons. Nous nous tuons de nos mains. Elle ne projettera aucune ombre, et nous non plus. Je ne comprends pas. C’est moi qui dis ces mots ? Qu’ai-je à parler ainsi ? « C’est ça, l’amour ! », s’écrie Faïna. Mais je continue. Je dis : dans un couple, quand on commence à se déchirer, c’est qu’on veut arracher ça de soi, ou qu’on tente de le faire. Les griefs ne sont que des prétextes. Ils viennent en plus. C’est qu’on veut détruire sa chair et ce qui colle à cette chair : la force, la beauté, l’intelligence. « Nous ne sommes nous-mêmes que dans l’amour », finis-je par dire. Disant cela, effaré, je ne regarde pas Faïna, je regarde au loin. Puis je tourne les yeux vers elle. Ses yeux sont pleins de larmes. Pleins à déborder, à s’y noyer. Quelque chose s’est brisé, une chose qui pleure silencieusement dans ses yeux grand ouverts, fixés sur moi. Inutile que je me mette à explorer les parages. L’endroit est atteint par une lumière suractivée. L’hôpital, ses étages, le troupeau d’échines rocheuses, les arbres, les fleurs, les gens : tout est là soumis à ce feu. Soumis… Que dire de plus ? Je me tais. La parole n’a que faire en ce lieu, maintenant. Il est des moments comme cela. Les larmes de Faïna coulent sans bruit. Ses yeux me contemplent toujours comme une source qui m’aurait reconnu et qui resterait à me regarder avec étonnement, avec douleur. La brise n’est qu’imperceptibles
froissements d’ailes, de pensées. Le soleil n’est plus. Les fleurs s’offrent à la nuit claire. Et le reste à l’entour aussi. Puis elle fait le geste d’écarter l’encolure de sa longue robe bleue semée de minuscules ombelles rouges, me montre son corps, ses seins nus en dessous. Nous n’avions pas fini de nous chercher, déjà en ces temps, Faïna, nous n’avions pas fini de nous trouver pour nous perdre.
3 Ce matin, je lui ai porté un bouquet de fleurs rustiques toutes fraîches. Je le lui ai mis dans la main. Elle l’a laissé échapper. Pressant sa main entre les miennes, j’ai essayé de le lui faire tenir plus fermement. Je n’ai pas eu plus de succès. Ce qui se dresse entre nous devra tôt ou tard avouer qu’il ment. Je lui ai parlé. Elle n’a pas changé d’expression. La même stupeur chagrine peinte sur le visage, elle est restée hors de portée de mes mots. Je l’ai considérée alors au fond des yeux. Comme chaque fois, je n’ai vu que des lacs, ces lacs de son pays, lacs qui se confondaient bientôt en un seul. Comme les autres fois, comme chaque fois, un seul, et qui ne me voyait pas pendant que moi je me voyais y parvenir, une image, elle succédait à elle-même, une vision, et je ne savais plus par où en sortir, ne me rappelais plus à mesure que j’avançais. Car ouverts au-delà, les yeux de Faïna me fixaient tel un soleil muet. Et je le regardais, ce soleil, surprenais comme il jouait avec l’eau, la dissipait en lumière, comme il la roulait vers moi, la retirait pour la renvoyer, à la seconde. Je n’ai pas tardé, finalement, à me sentir arrivé là où il me fallait être de toute nécessité. Ne me retrouvais-je qu’en face de moi-même ? La chance aurait été à ce moment que je me reconnaisse. Le cercle d’eau, de radiations, devant quoi je me dressais avait l’air vacant, livré tel qu’il l’était à son propre rayonnement.
Elles ne me reconnaissaient pas, ou ne voulaient pas me reconnaître, n’y tenaient pas : Faïna, l’eau, la lumière. Pas plus que je ne me reconnaissais. Je ne savais qui se détournait de moi. « La damnation, me disais-je, c’est cela. » Je me suis mis à leur parler : « L’inévitable, l’imparable question reste au bout du compte – j’aime bien cet : au bout du compte ! – celle que soulève le mot nombre et que posent les termes, les expressions numériques. Tant qu’il s’agissait d’assurer à la théorie des ensembles un fondement propre à la garantir contre les paradoxes, de l’axiomatiser, ce qui peut être tenu pour un fait accompli désormais, il n’y avait pas place pour d’autres préoccupations, les soucis d’ordre sémantique n’étaient pas de saison. Aujourd’hui, ils le sont ; et nous retrouvons là notre bon vieil ami Frege. Malgré Russell, malgré sa fameuse antinomie qui avait contribué à son éclipse. Passage obligé que cette éclipse, comme toute éclipse, passage commandé par la nouvelle étape du savoir mathématico-logique. Puis est venu Wittgenstein, est venu Carnap. Ils sont venus, ont remis en œuvre, l’un et l’autre, les données de Frege. Frege avec lequel, tout en reconnaissant dans le langage le lieu ultime et le siège de toute manifestation, nous ne pouvons pas ne pas admettre qu’il est en même temps le lieu où le diable a établi ses quartiers. Et la question nous questionne : saurait-on ruser avec le diable ? Entreprise périlleuse, sinon désespérée. Il faut pourtant la tenter quoi qu’il en coûte, et découvrir ce qu’est un nombre afin de répondre à la question : combien ? Trois : Faïna, l’eau, la lumière. Une ? Agamemnon ne pouvait pas dire combien il avait de pieds. Nous serons condamnés à ne pas savoir non plus combien nous avons de pieds tant que nous demeurerons inaptes à définir le nombre. Je serai encagé dans mon impuissance à énoncer combien il y a de Faïna, combien d’eaux, combien de soleils. L’opacité est celle du langage : elle est un fait premier, et aussi dernier, en ce qu’elle astreint toute opération intellectuelle à passer par elle, matériau livré en
forme de discours. Le mathématicien se doit en conséquence d’être attentif d’abord à la forme de sa propre parole. Elle charrie des blocs de rationalité étrangers aux spéculations rationalistes des philosophes. Elle seule au bout du compte – toujours cet admirable : au bout du compte – lui fournit le sens à suivre, l’index qui désigne et met à jour les « objets » ayant pour vocation d’être l’objet de l’activité mathématique. La question : « Qu’est-ce qu’un nombre ? » ne cessera de vous questionner si vous n’abandonnez pas l’idée que le nombre résulte d’une promotion naturelle de l’arithmétique. Idée bizarre sans doute… » Là-bas encore. Dans son pays toujours. Il était une heure du matin et Faïna, me faisant les honneurs de sa capitale, me conduisait à travers Pohjan. Et puis notre promenade nous a ramenés pour finir à mon hôtel, qui répondait au docte nom d’Academica, n’est-ce pas joli ? Nous n’y sommes pas entrés pour autant, nous avons continué, descendant la rue, droit devant nous. Bientôt se présentait un carrefour que des rails de tramway sabraient en croix d’un sourd éclat. Nous le coupons et, toujours tout droit, nous nous engageons dans une avenue sans éclairage, dira mon souvenir, et au long de laquelle des bouleaux s’entretiennent, blanches mânes, ombres sans densité dans la nuit elle-même immatériellement pâle. Une nuit, un horizon de nostalgie où chaque chose, et d’abord votre route, semble aller déboucher, et vous y portez le paysage que traverse votre corps en proie à une subtile ivresse. J’avançais ainsi quant à moi. Je ne pouvais dire ce qu’il en était de Faïna. Mais je ne pouvais croire qu’un émoi identique ne l’eût soulevée. La preuve ? Plus souvent qu’à mon côté, elle marchait devant, en sautillant, dansant, virevoltant. Un elfe. Un elfe et il m’ouvrait le chemin tout en me faisant face. Les démonstrations qu’il offrait à cette nuit et à ce qui, insaisissable, la hantait, il me les offrait aussi. Cela fusait dans le plus grand silence, et vaste était le silence. Puis, sans interrompre ses jeux, l’elfe me signalait que nous longions le
cimetière sur notre gauche. À droite, s’enfuyaient des espaces nus, jusqu’à buter loin sur un barrage abrupt d’immeubles. Dans l’un d’eux logeaient et logent toujours les parents de Faïna ; l’enfant qu’elle a été venait jouer sur ce terrain. Elle me racontera, mais plus tard, il y a peu, que du temps où elle était enceinte, elle s’y promenait dans la neige : une paire de gamins qui faisaient du traîneau, l’ayant alors aperçue, s’étaient mis avec des rires fous à moquer son ventre proéminent. Pour le moment, à l’ombre de ses yeux et dans une ambiance d’aube sans aube, sans lune, ce décor anonyme ne m’imposait que son étrangeté. Il ne voulait ni se livrer, ni se faire reconnaître ou adopter. Lui restant étranger, sans doute courais-je moins de risques de mon côté. Je devais de toute façon m’accommoder du visage indifférent qu’il me montrait. Je m’en accommodais en fait assez mal. Nous commentions cela. Nous n’avions presque pas besoin de mots en l’occurrence. La nuit, comme tout ce dont elle nous entourait, les rendait superflus. Les mots. Non qu’elle les eût vidés de leur substance, plutôt elle leur conférait un poids dont jamais jour n’a pu les lester. Et quand Faïna a désigné cette fois, par-dessus le cimetière et son mur, la silhouette du crématorium, les bouleaux soudain ont cessé, se sont absentés. Aussi la ville. La ville et, avec elle, la scène du monde. Tout a cessé. Nous marchions dans du sable. Il y avait la mer devant nous. Il n’y avait plus que la mer et le cri d’une mouette insomnieuse. L’eau immobile, paisible, habillée d’une aube, mais de celles que revêtent les officiants pour servir la divinité. Cette blancheur lisse s’abreuvait elle-même aux sources de la nuit, où de place en place, hydres, des îlots aux crinières sauvages flottaient. Nous nous enlaçons devant une pareille mer, ni nocturne ni diurne, qui était autre chose qu’une mer. Et le retour. Et reprenant la même avenue, nous repassons, à l’ombre des bouleaux, le long du cimetière. Mais à mi-chemin, ce coup-ci, nous tournons sur notre gauche et coupons à travers le terrain vague. Faïna me
mène. Depuis le fond éloigné, les bâtiments braquent, érigés en un front continu, leurs yeux éteints, leurs yeux aveugles. Ils nous voient arriver pour en faire le tour et en découvrir la façade. Une porte, Faïna pousse déjà la clé dans la serrure. Elle est entrée. Disparue par la porte massive qui s’est refermée lentement, sans bruit sur elle. Je n’ai plus qu’à rejoindre mon hôtel Academica, à peu de distance de là. Pas de crainte que je m’égare à présent que personne ne me conduit par la main. Mes pas résonnent, solitaires, dans le vide. Vide de la nuit, vide de la ville, vide du cœur. Vide ouvert par Faïna, par ses baisers dont l’humidité m’allège de ma peau, des baisers où elle s’est engloutie, a sombré tout entière, où elle a paru vouloir étancher une soif inextinguible et c’est elle à la fin qui a épuisé son souffle, qui a manqué d’air. À ce moment, une avidité qui m’a étonné par son excès lourd de tourment. Elle m’étonne moins aujourd’hui. À l’époque déjà, quelque chose de mort en elle désirait se réchauffer ainsi et aborder à nouveau les vertes rives du monde.
4 Les jours, tous pareils, passés auprès de Faïna. Monologues, propos, divagations. Les histoires que je lui racontais, les lectures que je lui faisais, qui ne se comptaient plus : s’il y en avait, dans le nombre, qui produisaient le moindre effet sur elle, ce n’était qu’un effet passager. Je le voyais bien. Vite, elle perdait intérêt à ce qu’elle n’entendait sans doute même pas. On parle avec les autres, peu ou beaucoup, et on ne parle jamais que pour soi. L’idée m’est alors venue, après quelque temps, de l’emmener en promenade. Je me demande comment je n’y avais pas pensé plus tôt. Un cycle avait touché à son terme, il fallait trouver autre chose, changer. Ce qui m’est arrivé en fait : je me suis peu à peu englué dans sa maladie et je ne m’en suis pas aperçu. J’allais à mon tour par le fond, en
croyant la tirer à moi. J’en ai brusquement pris conscience. Il était temps. Nos sorties se sont succédé, quotidiennes, depuis. Sans conteste, elles ont apporté une amélioration, si difficile à mesurer qu’elle soit, dans l’état de Faïna. Nous avons déjà parcouru la région, nous sommes allés loin de Méricourt à de certaines fois. Notre première randonnée, je l’ai entreprise sans plan ni préparation et il en a été de même pour celles qui ont suivi. Je prends Faïna, je la mets dans la voiture, nous partons. J’avise après coup, trop content de fuir moi-même cette maison où je me trouve de plus en plus mal à l’aise. Un lieu maléfique, c’est en quoi elle s’est changée. Elle semble répandre des bouffées d’horreur. Que de fois, sans demander mon reste, n’ai-je pas quitté la maudite maison pour foncer devant moi, emportant Faïna. Direction : l’ouest. À l’est, c’était Versailles, c’était Paris. Assurément pas ce qui nous convenait. Il nous fallait de l’évasion, de l’air. Nous passions forcément par la campagne domptée, ratissée, emprisonnée entre des murs ou dans du grillage, de la banlieue, la grande. Sa tristesse faisait peine à voir, surtout par temps couvert et, en ce mois de juillet-là, le ciel n’avait presque jamais soulevé sa capuche de nuages mous, gibbeux, et s’il advenait qu’il le fît, il tirait alors sur lui un drap peut-être plus léger mais d’un gris pervers. Je poussais plus loin, assez loin en tout cas pour découvrir des champs francs de collier, des friches, des chemins de terre, où abandonner la voiture et marcher, nous égailler Faïna et moi à travers prés et bois. J’ai refait donc, ce jour-là, ce que j’avais déjà fait les jours précédents : laisser, après une course sans but, la nationale et m’engager sur une petite route. Celle-ci s’est mise bientôt à monter. Une forêt apparaît au loin. Ce que je cherchais précisément et ne savais comment trouver. Il ne fallait surtout pas la manquer. Elle coiffait la crête des collines. Je mets le cap dessus, je continue ; nous traversons un hameau, tournons. Exigu, un simple bandeau de terre envahi d’herbe par places, le chemin gravit la
côte ; nous tournons et tournons encore. Deux, probablement trois kilomètres de virages, et nous allons y être. La forêt est là, en avance. Immédiatement, en bordure, un retrait de la chaussée me permet de me garer. Je débarque, fais descendre Faïna. Nous empruntons une sente à peine tracée dans du trèfle, de la sauge, du bleuet, parallèle à la voie carrossable. Nous respirons l’air vif à pleins poumons. Le silence de ces vertes étendues, troué de lointains, d’impondérables échos, vibre à nos oreilles, et rien. Rien d’autre. Je foule le matelas végétal sans, d’un coup, éprouver le besoin de raconter des histoires à Faïna. Finis les bavardages, fini mon asservissement à la parole. Là-bas, en haut, le train de collines soutient le ciel et tout de suite, houppelande jetée sur l’épaule de l’une d’elles, la forêt, une pinède, s’étend. Nous en suivons durant un moment la lisière sans y pénétrer. Dans l’air, au-dessus, l’immobilité d’un vol plané maintient, unique, ce grand oiseau, un aigle ? à la hauteur de ma joie. Lequel par de longues évolutions, de lentes glissades, se met ensuite à rêver pour nous. La marée pressante des graminées empanachées de fins épis, bien plus forte que sur le sentier maintenant délaissé, entoure nos jambes, nous monte peu à peu jusqu’aux hanches. Nous errons encore de-ci, de-là. Puis nous entrons sous les arbres. Tant les troncs roux se pressent l’un contre l’autre qu’ils forment d’odorantes chambres à colonnes. Chambres qui se suivent en enfilade et où, de proche en proche, Faïna semble ne rien attendre d’autre de moi que de lui ouvrir la voie. Bientôt des essences se présentent en foule au rendez-vous : chênes, hêtres, marronniers, ormes, auxquels s’ajoutent des poiriers, des pommiers, des cerisiers mais retournés à l’état sauvage. Une chose, celle-ci bien faite pour réjouir Faïna, si elle était capable d’y prêter attention. Une chose, ce rassemblement hétéroclite, qui me laisse perplexe, pour ma part. Et dans l’humide étuve du sous-bois, sans nous être donné le mot, chacun va de son côté. À peine un instant après nous être séparés, nous butons l’un dans
l’autre et presque en même temps contre un bouquet de jeunes bouleaux qui reluisent, se détachant de toute leur blancheur neigeuse sur la masse de sombre verdure ourdie à l’entour. À leur vue, Faïna tombe en arrêt, les regarde sans prononcer un mot. L’arbre de son pays. Je lui prends la main et l’éloigne de ces parages. Des larmes dont elle ne paraît pas consciente débordent de ses yeux. Pas une plainte. Mais des larmes. De nouveau, elle s’évade et, seule, disparaît sous les couverts. Et si elle étendait, cette fois, son errance à toute la forêt, qui, le premier, découvrirait l’autre ? Je déambule sans but, moi aussi, la figure fouettée par les branches les plus basses, les pieds pataugeant dans l’herbe. Qui retrouvera l’autre ? À ce moment, j’ai l’impression d’entendre un chant mais, un rien modulé, il est si ténu ou si lointain que je crois à une de ces erreurs des sens par quoi souvent les forêts vous subjuguent. Et d’un coup j’y suis : perdue parmi les arbres, Faïna chante une chanson finnoise. J’écoute, retenant mon souffle. J’écoute. Le monde ne tient plus qu’à un fil, mon cœur aussi. Lorsque, après maints tours et détours, nous nous rejoignons, je lui déclare ma joie. Elle, sourcils levés, soutient l’attention que je concentre sur elle sans avoir l’air de comprendre. Mais il y a ce regard dans ses yeux. Elle ne dit ni oui ni non, mais il y a ce regard. À présent, c’est elle qui ouvre la marche à travers le labyrinthe forestier. Brusquement les arbres, autant qu’ils sont, tous les arbres, s’écartent comme des rideaux le feraient d’eux-mêmes. Nous avons abordé l’orée opposée, dont je ne me doutais pas que nous la gagnerions si tôt. Nous nous plantons devant l’immense scène des terres réparties jusqu’à l’horizon en bandes vert-de-gris rigoureusement identiques. Cela, ces cultures et l’argent lumineux du ciel au-dessus ; cela, et la pâte du même métal en fusion aux confins.
Des fascines, des ronces foisonnantes nous interdisent d’aller plus avant. Nous prolongeons notre halte sur place durant quelques minutes de nostalgique méditation. Puis je me tourne vers Faïna. Je tressaille. Quelle expression sa figure a donc prise encore ? Des joues émaciées à l’extrême, des yeux dévorés d’anxiété – non, d’imploration, non, d’appels hectiques – composent cette expression. Et son regard continue à venir insensément à la rencontre du mien. Pas un son ne sort de sa gorge et pourtant elle veut me communiquer le diable si je suis en mesure de dire quoi, ce qu’ellemême ignore sans doute, ce qui ne peut pas se communiquer. Une bête qui ne sait pas mais cherche à parler. Je l’entoure de mes bras, la serre sur ma poitrine. Je lui demande : « Qu’est-ce que c’est, Faïna ? Qu’est-ce qu’il y a ? » Elle alors sans me répondre, petit à petit, elle écarte les coudes du corps, oiseau qui prend son essor et va s’envoler, puis les mains levées suffisamment haut, petit à petit, elle les noue derrière ma tête. Se dressant ensuite sur la pointe des pieds, elle applique ses lèvres sur les miennes, ne bouge plus. Sa bouche ainsi jointe à la mienne, elle semble incapable de se reprendre ou de se déprendre. Une posture où je discerne le feu glacé, retiré, réduit à un simple filament, du regard de louve qu’elle rive sur moi tout en s’efforçant de trouver son souffle dans mon souffle. « Encore une fois, me dis-je, comme si l’air allait s’épuiser soudain, qu’il n’en restât plus à respirer et qu’elle risquât d’étouffer. » Mais d’elle-même, elle détache ses lèvres, recule d’un pas. « Oui, me dis-je. D’être laissée sans souffle, sans vie. » Je l’observe : une roseur tendre lui est montée au visage. Transfigurée, elle m’offre ses yeux, rouverts tout grands sur moi, sur le monde. Je ne sais quoi dire, et n’essaie pas. Comment devineraitelle mon trouble ? Elle m’adresse ce sourire que je lui connais et que, dans mon étonnement, je reconnais tout à coup. D’un charme, ce sourire, il me laisse tremblant d’amour et de peine !
L’envie de parler l’ayant désertée, ainsi seuls le font pour elle ses yeux, à cela près qu’ils tiennent un langage indéchiffrable. Ils s’arrogent le droit de vous questionner et vont jusqu’à vous acculer. J’en affronte l’impitoyable étrangeté, quand bien même je rencontre ce mur à chaque fois. Je ne renonce pas, n’abandonne pas. Je m’obstinerai à la ramener des sombres bords qui la retiennent, et qu’elle me voie comme en ce moment, dans cette forêt ; nous voie tous, nous parle. Tombera l’énigme, fondra le plomb qui lui scelle les lèvres… Je reprendrai lentement, patiemment, interminablement mes monologues avec elle. Qu’elle ne se déshabitue pas d’entendre par ma voix la parole humaine. L’unique lieu… Après cela, après cette sortie… eh bien, il n’y a rien eu de changé dans l’état de Faïna. Une évidence à laquelle il fallait se rendre, avec laquelle il fallait vivre – et toujours se colleter. Le corps alourdi, les traits brouillés, les mouvements rares et lents, le regard éteint, Faïna était redevenue cet objet qui se détournait, nous repoussait. Ses traits s’animaient pourtant un peu lorsque j’entrais chez elle, le matin. Un éclat fugace ravivait ses yeux, qui brillaient. Mais elle ne tardait pas à reglisser dans sa torpeur, à s’y défaire de son corps et de son âme. De nouveau, elle n’était plus présente que dans une inviolable absence. Et je me retrouvais là-devant, n’y pouvant rien, désemparé, les mêmes forces qui disposaient d’elle, disposant de moi. Je me remettais à lui parler, je ne me résignais pas. Je refusais de laisser son silence faire et nous vaincre. Ce silence, cette brume plus résistante qu’un roc. N’était-ce pas la femme que j’aimais ? Elle, sortie sans bruit d’elle pendant que je la suivais, moi, comme son ombre, je l’aurais suivie où qu’elle m’eût mené : fût-ce vers ce lointain qui ne cessait de l’appeler et d’où il est rare qu’on revienne. Elle n’était plus personne, elle était une étrangère. Mais elle était Faïna.
Le monstre pervers et doux qui œuvrait en elle, tout le temps à l’affût et ne lâchant pas prise, me tenait donc à sa merci. Je ne l’ignorais pas. Certes non ! Le sentiment que j’en avais, bien qu’indéfinissable, était un sentiment très net. Oui, le monstre prévenant, compatissant, qui s’entendait à l’être. Une révélation, et je la recevais comme une pierre au front, et comme si cette pierre venait me désigner, m’accuser. Comme si c’était moi, le monstre. La pierre m’a fait saigner et vouloir quitter cette maison, me sauver loin, loin, loin. Je devais rester, ne pas abandonner Faïna. Mais quand les mots cesseront ? Quand les mots se tairont, quand ils s’effaceront ? Quand la pensée affranchie de la parole deviendra silence. Quand elle ne parlera plus que de mémoire, et même, et seulement, à partir de l’oubli. Quand unique, l’oubli la soutiendra et qu’elle ne sera que la vague au ras du sable venant sans venir, se retirant sans se retirer. Quand le secret qu’elle pratique sera celui de la mort qui déchiffre la vie. Quand elle nous aura exposés, toi et moi, à cette question. Elle qui existe, qui résiste. Par les moments d’attention requise et détournée, elle dont le visage éclate dans un rire insoutenable pour – lorsque nos regards retombent sur elle – reprendre son masque, sa violente impassibilité. Et que nous sommes repoussés là où l’on se replie pour ne rien dire. Le masque d’une page blanche, d’une page où rien ne peut s’inscrire, visible par son seul effacement.
Chapitre III
L’OMBRE CARDINALE 1 Pour une allumette prélevée sur un premier tas, je prends une allumette dans un second tas, ou l’inverse. Si je pose qu’à une allumette – je m’en sers pour allumer mes cigares – correspond un concept donné C, je construis à chaque coup un concept dérivé D équinumérique à C. Toutes sont russes. Ainsi à D correspond un certain objet : son extension. Me voici en présence du nombre cardinal lui-même. Et puisque ma méthode est conçue de manière assez générale pour me permettre de composer des ensembles infinis, il me suffira de retenir, pour trouver le nombre répondant à la question : combien ? – ce défi de tous les jours –, qu’il est un cas particulier, autrement dit un cardinal fini. Et tout sera gagné lorsqu’en plus du zéro, nombre du concept non identique à soi, j’aurai défini la fonction de successibilité de façon à pouvoir dire : un entier naturel quelconque sera successeur de zéro. Ni individu, ni collection d’individus, mais classe de familles d’ensembles, il convient comme concept abstrait au troisième degré, et pas même abstrait, dans une forme des plus adéquates à l’expression de certains concepts. Le nombre tel qu’en lui-même… Mais les vides, et les discontinuités, les silences intercalaires – interstellaires, ô Pascal – sur quoi passe l’effort à produire le nombre, et qu’il couvre ? Qu’en est-il ? Nous finissons toujours par
savoir où va le sens et ce qu’il vise. Mais entre les objets du sens, que se cache-t-il, quelle ombre cardinale ? Ne pas pouvoir définir cette sensation, non plus que le but de ma recherche. Pourtant la prescience est là, foudre tombée ou différée durant un laps de temps infinitésimal : le lieu exclusif où je me dois d’être, où je suis à présent. Le lieu, l’espace où une aventure, comme pourrait l’être une découverte, est destinée à m’arriver s’il faut qu’elle m’arrive. Dans le sommeil, la beauté revient le mieux, le plus à soi, se montre le mieux, le plus à nu. L’état de veille lui est invariablement une torture. Ce n’est que dormant du sommeil d’Ève qu’elle s’abandonne aux mains de la joie. De sa joie. Paroles, paroles, passerelles jetées par-dessus l’abîme. Et d’un abîme à l’autre, la vie en lambeaux. Deux, trois, quatre lambeaux que je ne sais quelle parole a sauvés, dont je ne sais quelle parole assure la résistance : la sienne, la mienne, ou la parole d’autres que nous. D’autres qui ont été nous, d’autres qui ne l’ont pas été. Vous. La parole par-dessus l’abîme. Elle a maintenant onze ans, Faïna. Elle est placée par ses parents comme garde d’enfants au service d’une famille suédoise. Des aristocrates, ma chère. On se trouve en vacances sur l’une des îles Aaland. Été sur l’île. C’est à peine un rocher échoué au large, ne tolérant çà et là qu’une herbe rare et dans les anfractuosités deux, trois, quatre arbres rabougris qu’il livre à la tyrannie d’un vent sacrément têtu. Cette enfant doit s’occuper d’un autre enfant ; celui-ci plus jeune tout de même, et unique. À sa charge aussi : la grand-mère et un bout de jardin. La surveillance de l’une, trop vieille, l’entretien de l’autre, trop ingrat. Médecin, la maîtresse de maison s’absente, le mari fait des apparitions météoriques. Quoi qu’il en soit, Faïna dispose de grandes enclaves de liberté et dans leur calme elle écrit. Journal intime, correspondance avec les parents, avec l’amie ; des poèmes. Écrivant, écrivant. Elle mûrit, elle le
sent. Plus étonnant : elle le sait. Elle s’est sue jeune fille, un matin, par la grâce d’une illumination. Il faut, c’est indispensable, le marquer d’un repère qui ne laisse aucune place au doute. Mais quel repère, ou acte, ou signe ? Elle se coupe les cheveux. Quelques centimètres dans une somptueuse crinière châtain. Et justement, c’est la Saint-Jean. Mettons notre plus belle robe, et à deux, avec une autre fille du voisinage, allons attendre dehors que les garçons viennent nous emmener danser. Sur l’île, pas de feux à la Saint-Jean. Avec ce vent allumeur d’incendies ? Et le bois, denrée combien précieuse, où le prendre ? Mais on a dressé un mât sur l’aire. Comme un étalon prêt pour la parade, il est couvert de longs rubans multicolores. Nous danserons, tournerons autour en tenant les rubans. Les garçons ne viennent pas nous chercher. Ils n’y pensent pas. Il est trop tard. Nous pensons à eux, nous. Sa place dans cette maison, elle le comprend à la fin, est celle d’une servante. Un jour, peu importe lequel, l’envie lui prend de se couper un morceau de pain à l’office. Elle y va, constate qu’il est moisi. Elle revient le signaler à la dame, qui lui répond : « Enlevez la partie moisie, le reste sera bon. » Pour elle, Faïna traduit : « Oui, le reste sera toujours assez bon pour moi. Et même tout ce qui est reste. » Elle est pourtant heureuse ici. Elle a sa chambre à elle, chose à quoi elle ne saurait prétendre sous le toit familial. En plus, elle s’appartient, ce que ses parents ne sauraient permettre. Son père surtout. La sortie en mer. Monsieur étant par chance présent, c’est décidé, on organise une sortie en mer. Ils sont déjà en mer. Dans sa tenue de bain, Monsieur rame, madame son épouse à ses côtés. La grand-mère… Qu’a-t-on fait de la grand-mère ? L’histoire ne le dit pas. Faïna donne à manger au petit, assise avec lui en
face du couple. Elle remarque alors comme, hors du slip, s’échappe l’organe sexuel de l’homme. Elle laisse tomber à l’eau la cuiller avec laquelle elle nourrit l’enfant. Madame s’écrie, fort contrariée : « Qu’avez-vous fait là, ma fille ! » Elle a compulsé, regardé, lu les livres de médecine de la doctoresse, à la suite de cet événement, Faïna, tous les livres. Moments, moments fusant par-dessus un feu de mémoire. Et cette arrivée, la mienne, après un vol sans encombres, à Pohjan. Il est cinq heures de l’après-midi. Il fait déjà nuit. Il a beaucoup neigé, apparemment. Des hublots de l’avion, on ne distinguait pas les pistes d’atterrissage. Des bourrasques de blancs flocons fouettent les verrières de l’aéroport à l’instant où nous y entrons. Le contrôle de police. Mon bagage est apporté avec d’autres par le tapis roulant. À la douane, on ne fait que passer, personne ne vous demande rien. La sortie : pas de Faïna dans le hall. Elle n’a jamais manqué d’y être quand j’arrive. Elle est retardée. J’attends. Elle apparaîtra bientôt avec ce merveilleux sourire qu’elle a toujours pour moi. Une heure passe. Elle ne se montre pas davantage. Inébranlable, ma conviction demeure : elle se montrera, elle viendra. Je me promène encore, fais les cent pas dans le hall où, par vagues, les voyageurs défilent. Ma crainte est que, si je partais maintenant, nous nous croisions en route sans le savoir. Et je me rappelle. Elle n’est pas venue, déjà une fois, et je l’ai attendue comme en ce moment. Quand je suis allé chez elle sans, à la fin, son aide, elle ne s’y trouvait pas ; devant sa porte fermée, je m’interrogeais : que faire ? Au même instant, elle arrive, me raconte sa mésaventure. Une drôle d’histoire. Elle a été victime d’une sorte d’hallucination, quelque chose comme une aberration des sens, les locaux de l’aéroport, où elle se trouvait en fait, et bien avant mon débarquement, lui sont devenus soudain méconnaissables. Elle a erré, arpenté des couloirs, descendu des escaliers,
traversé des salles. Elle ignorait où elle était, ne découvrait pas d’issue. Un cauchemar qui n’en finissait plus. Elle en est sortie, elle ne se rappelle guère comment, et n’a eu qu’une idée : prendre la fuite. C’est cela sans doute qui s’est reproduit, le mauvais rêve a recommencé, revenant avec l’obstination qu’y mettent certains de nos rêves. J’en suis à me poser la question et j’entends alors, proféré par les haut-parleurs, mon nom qui se répercute à tout champ et de divers points de l’aéroport. Une seconde durant, je me dis : « Ça se reproduit, ça recommence, mais je suis moi la victime du rêve. » Non, on m’invite à me présenter au bureau d’accueil. Il me faut néanmoins un certain temps pour démêler le dialecte de la machine parlante et comprendre ce dont il s’agit. Lorsque je me présente, une jeune fille à la blondeur d’albinos me transmet un message. Il est de Faïna, qui me demande d’arriver sans l’attendre. De guerre lasse, je comptais le faire depuis quelques minutes. Je suis mal accueilli dès mon entrée. J’apprends, de sa bouche, que je n’aurais pas dû venir, qu’il n’y a pas place pour moi chez elle. Je reste perplexe. Je ne saisis pas. Je n’ai résolu d’entreprendre ce voyage que sur sa prière. Il n’est pas dans mes habitudes de forcer la porte des gens. Impatientes, pressantes, étaient ses lettres. Débordantes d’amour. Maintenant, cette injure. Elle n’avait donc insisté et ne m’avait fait venir que pour m’infliger cette avanie, et d’autres probablement, qu’elle garde en réserve. Le paysage libère ses lointains, qui se font plus lointains. Partout ailleurs, la distance est une relation vivante, faite d’échanges. Ici, rien de tel. Ici, elle vous oppose un refus. Elle creuse un gouffre de refus. Pas de relation, pas d’échange qui tienne. Le paysage vous regarde sans vous voir. Il n’existe que pour lui-même, ne connaît que lui et vous touchez à la limite de votre impuissance – de l’impuissance humaine.
Depuis deux jours, ce paysage est plongé dans le brouillard. Il semble vivre un drame intérieur. Devant ce drame, il tend un rideau de sapins. Et derrière, je suppose. Et d’autres rideaux encore. Devant et derrière. Rideau après rideau. Lignes dentelées des cimes de sapins, écharpes sans pesanteur, noires, étagées, soutenues en l’air par la vapeur violacée. Tout vous est repris ici, avant de vous être donné. Vienne la neige avec son silence. Qu’elle habille de fourrure blanche ces arbres, ces prés, ces maisons d’hommes. Vienne l’immobilité infinie. L’immobilité dans la nuit chevillée à la terre. La nuit et autre chose qui attend dans la nuit. L’immobilité. Il n’y aura qu’attente incurable. Il n’y aura rien. Et cet autre moment. Ce moment, plus tard. Ce coup de téléphone. Beaucoup plus tard, des mois après. Un appel reçu à deux heures du matin et j’ai compris sur-le-champ. Su, cette fois. Su que c’était la bonne, celle du mal, le mal accompli. Parce qu’elle avait déjà téléphoné la veille deux fois, et aussi l’avant-veille deux fois, et le jour précédent. Et c’était chaque fois pour se lancer dans des monologues incohérents, hagards. Des monologues tournant rapidement à l’homélie, improvisés avec des accents de prophétesse. Elle me stupéfiait. Toute cette science de l’ésotérisme, que je ne lui connaissais pas, toute cette astrologie, cette mystagogie ! Elle avait, proclamait-elle, mission d’annoncer le jugement universel ou la venue de temps de gloire, je ne savais au juste. Quelque chose dans ce genre. Mais la voix vaticinant dans l’appareil n’appartenait à personne. Elle ne ressemblait pas à la sienne, en tout cas. Rien au demeurant ne ressemblait à Faïna dans cette affaire. Et sa façon de me mettre en garde lui ressemblait encore moins : attention, que je ne sorte pas, que je ne prenne pas, pour cela, ma voiture surtout ! Ni ce jour-là, ni les sept jours suivants. Elle se fondait sur les pouvoirs du chiffre 7 pour m’en dissuader et me dispenser avertissement sur avertissement. Je découvrais ainsi une
autre arithmétique que la mienne. Ébranlé d’ailleurs, je ne suis pas sorti. Mais qu’advenait-il d’elle pendant ce temps ?… Crénom de Dieu, il advenait qu’elle était en train de perdre la raison, et ce, tout contre mon oreille ! Dans de brefs éclairs de lucidité, ce qui lui arrivait, elle me harcelait d’une demande, toujours la même : « Concentre ta pensée sur moi. Prie pour moi. » Et haletante, sa voix se brisait là-dessus dans un râle. C’est lors d’un de ces retours de conscience qu’un médecin accompagné d’infirmiers est apparu, dans ses discours, avec ses propres parents. Elle m’informait, et son ton se faisait sombrement ironique : « Le docteur va me faire quelque chose. » Elle a repris : « Il va me faire quelque chose. » Puis elle a crié : « Il ne faut pas ! Je ne veux pas ! » Et à propos de ses parents : « Ils croient comprendre ce que j’ai. » J’ai interprété : comprendre qu’elle traversait une crise de démence. Et elle : « Mais ils n’ont aucune idée de ce qui m’arrive. Ni eux, ni le docteur, ni personne. » Elle a poursuivi : « Souviens-toi de… » Que je me souvienne de qui ? Elle avait prononcé un nom de femme, que je n’avais pas saisi. Lily, je crois. C’en était bien un, de femme, j’en suis absolument sûr, mais je ne le lui ai pas fait redire. Retenant ma langue, j’écoutais sans plus. Et elle, juste après : « On m’arrache le téléphone des mains… Solh, à moi, le docteur va m’endormir ! » Et, silence. Le silence. Et plus tard, pas beaucoup plus tard, la voix. Tantôt ci, tantôt là, un balbutiement dans l’obscurité. Comme on parle quand on ne sait pas qui écoute, et si même il y a quelqu’un pour écouter. On pourrait parler ainsi à un danger. Il pourrait être grand, ce danger. Intolérable si l’on y réfléchit bien. Une voix aussi qui parlerait simplement pour soi. Comme on confie tout bas, sans violence, un secret, son secret. De sa voix la plus basse, la plus opaque. Une voix rentrée, un peu sèche, à peine lâchée dans la nuit. Seulement un peu rauque. Qui dit, qui ressasse : « Tu ne
m’abandonneras pas. Tu ne m’abandonneras pas… » Ça, un secret ? Alors celui du désespoir. Quand il n’a pas de nom, quand il a perdu nom et raison, ce désespoir-là. Quand il va dans la nuit, ne sait que se répandre dans cette nuit. Circuler, atteindre et ignorer quoi. Un être possible, une chose possible. Et c’est quoi, ça ? Une affirmation, une question ? L’une, ou l’autre : mais qui va en accepter le poids, Faïna ? Je cherche ton visage dans ce noir. Tu n’es que ténèbres et moi je fais naître tes traits sous mes doigts. Je dessine tes sourcils. Rêches. Je souligne l’arête du nez. Tranquille, froide. J’apaise tes paupières. Tendres de la tendresse d’un regard. Je trouve l’oreille, j’en suis les circonvolutions du pouce et de l’index. Amoureusement lovées. Je m’attarde au point, privé de sa boucle, du lobe. C’est un durillon. Ma main descend le long du cou. Tu te formes sous ma main, faite de noirceur, conforme et autre. Je te caresse les cheveux et la peau dans le même transfert de la main. Et eux, et elle, me caressent. Je touche ton sein. Il se réveille, il cherche ma paume. Ma paume descend, descend jusqu’à la mer d’huile. Ton ventre, cette mer et cette huile. Ma main gravit le promontoire de la hanche, ponce plus loin les cuisses, s’échoue dans la toison. Je t’ai modelée contre les ténèbres. La lumière, elle, nous est nuit, agression, engeance d’enfer.
2 Faïna dont les yeux, au cours d’irréductibles silences, s’ouvraient sur des horizons hantés, en ces temps premiers déjà. Faïna par l’entremise de qui le mystère devenait présent, et qui, exposée à sa lumière noire, s’abîmait dans l’écoute de – une ombre. Ayant choisi cette ombre pour unique interlocutrice, Faïna, ce regard déclinant, ce tison sous la cendre, tandis qu’une autre ombre la submergeait. Faïna ainsi captivée, ainsi
requise, et l’ombre, et ce mélange d’absence, d’éloignement. Faïna en qui j’avais mal. J’aimais ce mal, j’aimais cette ombre, j’aimais cette femme. Tout ce qui me défiait de nommer ce par quoi il m’éloignait. J’avais tenté de la prendre en photo, comme elle était en ces moments. La pellicule n’avait pas été impressionnée. Qu’on m’explique ça. Comment expliquer aussi que ses cheveux et ses sourcils, blonds en réalité, blonds tirant sur le roux, virent au noir dans mes photos-pensées – dans mon kodak-souvenir ? Toujours au noir. Elle partait pour laisser venir ou revenir, à sa place, quelque chose d’autre qui voulait être elle. Nous avons repris nos promenades en voiture et j’ai gagné, ce jour-là aussi, le plus rapidement possible la campagne, ou ce qui méritait ce nom. Ce n’est pas difficile en quittant Méricourt. Je n’ai, de la sorte, pas été long à laisser la route de Dreux pour piquer droit vers le sud. Une fois de plus, je n’avais aucun trajet précis en tête, aucune idée de but à atteindre. À Dieu vat ! Je roule devant moi, où que ma course puisse me conduire. Les indications ne manquent pas de toute manière sur notre passage. Elles m’apprennent que je file bon train sur Dampierre. Nous dépassons des localités qui ne sont déjà plus la banlieue mais sont toujours loin de « faire » vraie campagne : elles doivent probablement elles-mêmes ignorer ce qu’elles sont. Vallonné, divers, le pays vient à nous. Et Dampierre, nous y entrons avant que j’aie le temps de m’en apercevoir. Un regard jeté, en passant, à travers la grille au château revêtu de sa lumière d’un autre âge, et nous le mettons derrière nous. Dans ces rues, tout est un peu trop beau, trop ordonné, trop propre. Les maisons, de riches demeures, cela va encore, mais quand ce sont les arbres, les jardins qui ont l’air de sortir de chez le coiffeur, non. Je vais à l’allure qu’il faut pour traverser l’endroit et, dès la sortie, je monte en vitesse. Mais nous faisons déjà irruption dans une autre bourgade. De quel nom, je ne sais. Le panneau indicateur, escamoté, ne m’a pas laissé le loisir de lui dédier un
coup d’œil. À présent, je veille à ce que la bonne route à prendre n’échappe pas à mon attention. Celle où je roule en ce moment, sans être un chemin de terre, n’en diffère pas beaucoup. Nous tombons encore dans un village, et là aussi les résidences se suivent, coquettes et renchérissant les unes sur les autres en séduction : colombages, fers forgés, balcons en bois, encorbellements, fleurs tant et plus. Cela s’appelle Cernay. À peine quelques minutes après, nous atteignons Les Bordes, et c’est déjà autre chose. Un village, des habitations qui ne sortent pas des mains d’un décorateur. Passé Les Bordes, se révèlent les premières terres incultes. Les premières qui soient livrées aux plantes sauvages, à la nature. Je repère, trop tard, un emplacement pour la voiture et donne un coup de frein brusque, ce qui jette Faïna en avant et manque de l’envoyer la tête la première dans le pare-brise. J’ai négligé de lui attacher la ceinture. Elle ne semble pas en être affectée, elle s’est remise d’aplomb et assurée sur son siège, n’ayant rien perdu de son indifférence. J’entre dans un champ sans haie ni clôture, me range doucement. Aussitôt des immensités verdoyantes nous sautent aux yeux. La campagne est au rendez-vous. La lumière, qui respire l’allégresse autour de nous, paraît jouir d’elle-même. Ayant mis pied à terre, je remercie le hasard, ou quelque nom qu’on veuille lui donner, de nous avoir guidés vers ces lieux. Avant que j’aille lui ouvrir, Faïna déjà sortie de l’auto part, les lèvres entrouvertes, à la rencontre de la verdure, de l’espace, comme appelée par une voix. Je la regarde, silencieuse, aller dans son blue-jean, son pull à étoiles noires sur fond jaune que je lui avais, dans l’île de Viljala, fait endosser contre la fraîcheur du crépuscule et qui, de mien, est devenu sien, depuis – et encore le bouleversement ; mon bouleversement de la voir marcher à travers les furieux rayons dont le soleil éclabousse chaque arbre, chaque fleur, chaque brin d’herbe, dans ce même pull, de me retrouver ici, en ce moment, et de suivre des yeux comme là-bas, à Viljala,
cette même femme. De manifeste, il n’y a que la distance d’elle à moi. Mais invisible existe aussi ce fil tendu, le regard, pour nous lier sans retour. Je lui emboîte le pas dans les hautes graminées qui montent, grossissent, moutonnent. Je la rejoins : la distance s’emboîte en ellemême, le fil se change en point de suture. Nous voguons ensemble dans la houle de folle avoine crêtée d’aigrettes mauves qui propagent, en surface, des moirures marines. Le soleil lui-même s’y laisse prendre, s’y reflète et ondoie comme sur une nappe océanique. Nous marchons assez longtemps pour toucher le fond, que barre un rideau d’arbres. À cet endroit, creusant sa tranchée dans la masse verte, un sentier se présente, providentiel. Toujours sans échanger un mot, nous nous confions à lui. Il côtoie une clôture de fil de fer barbelé. Faïna va devant, maintenant. Je la suis comme à la Résurrection nous monterons l’un sur les pas de l’autre, et je la reconnaîtrai alors entre toutes à ses cheveux fins partagés derrière la tête. Au plus épais de l’herbage, quand je m’y attends le moins, elle s’assoit et s’expose au soleil. J’hésite, et m’assois aussi. À présent, étendue de tout son long, elle ferme les yeux. Promptement, la chaleur fait éclore de tendres églantines sur ses joues plus que blanches. Mais elle ne remue pas un cil ; une gisante. Dort-elle ? Je ne puis l’approcher, enfermée comme elle est dans son silence, son détachement. Parce qu’on est mort, on ne parle plus. Elle vit, elle. Fascinée par les choses ? Envoûtée par le monde et liée à lui par la stupeur ? Elle est en passe de devenir le monde sous mes yeux. Elle s’y fond déjà. Je la regarde, empoigné et tremblant intérieurement au spectacle de cette plénitude et de ce vide qui condamnent les mots, n’importe quel mot, les rend inutiles, imprononçables, frappés sans doute qu’ils sont du même vertige qui me frappe. Les mots qui manquent. Et ils manquent aussi bien pour questionner que pour donner la réponse attendue. Ce n’est pas quelque chose qui se puisse exprimer : Faïna est seulement présence.
Réponse, non. Elle se fait objet parmi les objets de ce monde et s’associe à eux dans l’indicible secret, la déchirure noire d’où ne monte ni question ni réponse. Les coudes reposant sur mes genoux relevés, j’explore du regard la perspective rase des champs, leur fuite. Mon interrogation finit au ciel où brûlent mille torches, pour de nouveau refluer vers Faïna. Puis je me couche, moi aussi, dans l’herbe. Allongé, je me livre encore à l’inspection du gouffre azuré qui semble de seconde en seconde sur le point de clamer un commandement et qui à chaque seconde le rattrape. J’écoute, les sens tendus, je guette. Dans un bruit de plantes froissées, Faïna se redresse et, comme excédée, assise comme elle est, ne tarde pas à se dépouiller de ses habits. Quelques gestes, et elle en est débarrassée, elle n’a plus rien sur elle. L’herbe reçoit maintenant sa nudité, une nudité liliale, avec ses duveteuses rousseurs aux aisselles et à la naissance des cuisses. Elle a parlé, après un assez long temps. Sa voix a flotté, hésitante, un souffle sur ce corps protégé par l’air et par lui-même ; une voix, l’ombre d’une autre voix, muette, elle, et se tenant sur la réserve, le double audible ne faisant que l’accompagner, comme notre ombre nous accompagne et nous garde ; une voix qui s’entretient de soi à soi, frémissement du feuillage sur les arbres, murmure de l’eau entre ses rives, du corps dans son lit ; parole de sommeil. Toujours couchée, paupières rabattues sur les yeux, Faïna a dit : « Je ne suis plus moi. » Je me redresse, prête l’oreille. Un revenant qui aurait parlé. Elle était si belle, toute gainée dans sa peau à l’éclat givré, nacré, sous sa carnation exaltée par le soleil. Et les yeux, qu’elle ouvrait soudain en grand : une eau et, au fond, le secret de l’eau. De la même voix fragile, elle a repris : « Je ne sais plus ce que je suis. Je n’existe plus. »
Que si, ma Faïna, tu existes, je pensais tandis qu’elle s’exprimait de la sorte. Mais je n’ai pas ouvert la bouche. Parce qu’elle allait probablement, et je le redoutais, s’enfermer à nouveau dans son mutisme. J’ai posé ma main sur sa poitrine. « Ça nous arrive. » Des propos que je n’ai tout de même pu retenir, qui m’ont échappé. Devais-je les renier, les retirer ? Mais que dire à la place ? « Ça nous arrive. Qu’est-ce qui nous arrive ? a-t-elle demandé. – De ne pas savoir par moments si nous existons. – Nous faisons plutôt un échange. Et c’est pendant l’échange. – Quelle sorte d’échange ? – De démons. Un échange de démons. Maintenant ils sont chez moi, après ils seront chez toi… » Sa phrase est demeurée en suspens. Combien imprudent j’avais été, de m’être engagé dans ce dialogue : je commençais tout d’un coup à le comprendre et à le regretter. J’ai provoqué l’intérêt de Faïna. Mais encore, que lui dire après ça ? N’importe quoi ? Ce n’était pas de jeu. J’y vais de la seule question qui se fût présentée à mon esprit : « Quand ? » Elle s’est relevée, m’a fait face. « Ils seront chez toi dans quelque temps. Pas plus tard. » Sa voix a sonné, presque normale, et puis, sur ces mots, le regard perdu, elle a retrouvé sa stupeur. Ce qu’elle entendait par là, je ne le saurais jamais. Je n’ai pas insisté. Pourtant elle s’est remise à parler, comme elle était couchée. Et ç’a été aussi inattendu, à la suite du silence où elle s’était replongée, dans lequel j’avais l’impression qu’elle n’achevait pas de se plonger. Une parole, des paroles qui affluaient d’improbables, d’inexpugnables lieux de réclusion.
« Je ne sais pas ce que j’ai fait il y a un quart d’heure ! Je ne me souviens de rien. Tout s’éloigne si vite, s’efface si vite. Je ne suis plus rien… » Parle, Faïna. C’est ce qu’il faut, c’est ce qui importe. Ce que j’attendais de toi. Ne t’arrête pas. « Ça reviendra, ai-je dit. Tout revient. » Elle m’a interrompu, sa voix a encore mué, se rapprochant encore et soudain de sa voix naturelle à s’y méprendre. Tout à fait celle que je lui connaissais. « Je n’ai jamais été heureuse… Ou peut-être l’ai-je été à l’âge de treize ans. Ou de onze ans ? Je ne sais plus. Peut-être. Mais c’est le seul moment de ma vie… » Je restais à l’écoute de ses mots aussi bien que des autres, qu’ils masquaient, qui se cachaient au-delà d’eux. Je me gardais d’intervenir, sa langue se déliait. Elle a ajouté : « C’est fini. Il n’y a plus rien. » Elle a dit, il n’y a plus rien, et sa voix a paru prendre du champ, regagner cette fois le cœur de cette ombre où pour parler vous n’avez pas besoin d’une voix. Son regard, qui s’était rallumé entre-temps, s’est réfugié aussi dans la même ombre. Le visage a recouvré son air engourdi, l’ombre est passée par là-dessus. Retombant en arrière, elle-même, Faïna, s’est recouchée dans l’herbe. Nue comme elle était. Elle n’a pas brisé avec ses amis de la nuit, elle conservait trop, au fond des yeux, qu’elle fermait à présent, l’éblouissement de sa rencontre avec eux. Elle n’a pas repris pied ici, dans la clarté du jour. Ça n’avait été qu’un intermède. Ne risquait-elle pas de prendre froid ? Peut-être, pour utiliser son expression. Mais peut-être que non. Il faisait si bon, il faisait même un peu trop chaud. Après avoir, un instant songé à la couvrir de ma veste, je me
suis ravisé. Elle devait rester offerte au soleil, à l’air, dans sa vénusté. Un premier mouvement ne se reprend pas toujours : j’ai étendu la main sur elle et lui ai caressé le front, la tempe, les paupières tirées sur leur globe.
3 Il y a ces moments, Faïna, tous ces moments. Et ils resteront entre nous. Même sans nous, si ça se trouve. Inscrits où ? Inscrits quelque part. Ce moment par exemple à Pohjan quand Eva, une des premières, en a fait la constatation, quand ainsi, pour la première fois quelqu’un nous reconnaissait comme parents. Tant notre ressemblance – une illusion passagère ? – l’a frappée. Et elle n’a pas hésité à venir nous le dire, c’était plus fort qu’elle, en pleine réception. Tu t’en souviens certainement. Sans que nous appartenions si peu que ce soit à son monde, elle savait pourtant qui tu étais, toi – et moi d’où je venais. Mais elle tenait à nous l’apprendre, nous le faire découvrir. Cela n’a pas cessé, depuis. À partir de ce jour, il s’est trouvé chaque fois des gens qui de confiance nous prenaient pour frère et sœur. Jusqu’à ce couple d’épiciers, des Tunisiens, de la rue Émile-Dubois, à Paris. Toutes nos explications n’avaient, pas plus que les autres, pu les tirer d’erreur. Nous nous en amusions. Nous en étions troublés et ravis en même temps sans oser l’avouer. Parce que rien ne se prête à la ressemblance chez nous : pas plus les traits ou l’expression du visage que le dessin des yeux ou leur couleur. Il n’y a analogie ni de corps non plus, ni d’attitudes, ni d’allure. Toutes ces choses, et quand nous parlons, nous le faisons avec des intonations différentes. Alors ? Nous n’étions pas les seuls à qui pareille chose arrivait. Tous ceux qui se sont beaucoup aimés – phantasme, autosuggestion, il y a toujours eu des témoins – en sont passés par là à un moment ou à un autre. On doit émigrer l’un vers l’autre, je serais tenté de croire. Tu es passée de toi à
moi, Faïna, et je suis passé de moi à toi. Il y a eu un temps où nous avons dû avoir un être unique, une personnalité pour deux et il importait peu qui se trouvait être l’autre. Les gens, tu te rappelles, se faisaient un plaisir de nous le signaler, pour nous en demander ensuite confirmation, que nous étions bien frère et sœur. Nous l’étions à ce moment-là. Ils ne se trompaient pas. Nous étions plus que ça : des jumeaux, l’un le miroir de l’autre, l’image dans le miroir. Et nous changions de côté selon notre bon plaisir. Nous nous étions cherchés, nous nous étions attendus si longtemps, nous avions manqué si fort l’un à l’autre avant de nous connaître, que nous ne pouvions pas, notre étoile nous ayant mis face à face et nous étant reconnus, ne pas aller aussi loin que possible dans la reconnaissance. Aller toi jusqu’à être moi et, en sens inverse, moi jusqu’à être toi. Tu t’es reconnue, alors, et je me suis reconnu. Qui était l’autre n’avait plus de sens puisqu’il était l’un, et il était l’autre. De figure, de corps, de voix, de regard, tout se retrouvant dans tout. Ce que nous étions devenus, Faïna, n’avait pas de nom, c’est ce qui n’a jamais de nom. Et quand il en a un, c’est un nom interdit. Écoute Ibn Arabi, ce qu’il dit : « L’absolu manifesté dans la forme de la femme est agent actif parce qu’il exerce un contrôle total sur le principe féminin de l’homme, c’est-àdire sur son âme. Par là, l’homme devient soumis et dévoué à l’absolu tel qu’il se manifeste en une femme. L’absolu est aussi passivement réceptif car, dans la mesure où il apparaît dans la forme de la femme, il est contrôlé par l’homme et soumis à ses ordres. De ce fait, contempler l’absolu dans une femme, c’est en voir simultanément les deux aspects, et c’est le voir plus parfaitement que dans toutes les autres formes où il se manifeste. C’est pourquoi la femme est créatrice et non créée. Car ces deux qualités, actif et passif, appartiennent à l’essence du créateur, et toutes deux se manifestent dans la femme. »
Mais ce nom. Lui-même ne le prononce pas. Lui-même s’en garde bien. Il y a ce moment aussi dans le train qui nous emportait là-haut vers le cercle polaire. Nous y avons passé la nuit. Ce moment où, au matin, toilette faite et petit déjeuner pris, j’ai soulevé le store de la fenêtre et reçu en pleins yeux la rafale rousse et gelée de la forêt s’écoulant contre le wagon. La forêt en marche, et moi figé à cette vue, moi comme sous l’effet d’un sortilège. Les troncs se répandaient en une danse frénétique. Marais tapis en dessous, futaies saupoudrées de givre, de soleil et de brume. Jamais l’impression d’être transporté ailleurs, et d’y être abandonné, ne m’a aussi violemment empoigné. J’entr’apercevais le cœur des légendes. Cette houle fauve blanchie à frimas, un bandeau de ciel la coiffait, un mince bandeau effrangé, et son bleu portait au cœur à force de pureté. Le songe allait d’elle à Faïna, où je m’enfonçais. Je voyais d’où Faïna sortait. Ces forêts à enchantements, forêts à loups. Ses yeux aussi, Faïna, étaient des yeux de louve. Ils étaient verts, une couleur en harmonie, en connivence avec l’or hâlé de ces taillis en fuite, et partageant leur secret. Puis je me suis retourné, je l’ai enveloppée d’un regard. Baissée, elle rassemblait nos affaires, nous arrivions à destination. Ses cheveux tiraient plus que jamais sur la blondeur de cette sylve, ils brillaient de la même mordorure givrée. Elle s’est redressée, m’a fait face, elle m’a considéré de ces yeux-là, les mêmes yeux, s’il est possible plus lumineux à présent de la lumière sauvage de l’extrême nord. Elle a deviné mes pensées. Elle devine toujours mes pensées. Le fond de son regard me disait oui, il en était ainsi que je le supposais. Et elle souriait. Des yeux phosphorescents, effectivement de louve. Elle-même venait d’en convenir. Des yeux brasillant de cette infinité d’éclats allumés par le gel sur les arbres qui pressaient le train de leurs vagues. Son visage, aussi, a pris à ce jour une blancheur transparente avivée par un foyer de chaleur sous-jacent. L’air du
pays restituait à sa peau une sorte de virginité. Elle se mirait dans la glace du compartiment, pivotait de la glace à moi, riait, puis recommençait, se mirait, me regardait, de plus en plus fraîche, de plus en plus ravissante. Et plus heureuse qu’à aucun moment jusqu’alors. Et le cercle enchanté où la forêt nous tenait captifs s’est desserré, ouvert, les arbres, des bouleaux, reculaient. Le train, à bout de force, s’est traîné et a enfin suspendu sa folle chevauchée devant une espèce de grande maison familiale, en bois, à la peinture vert feuille délavée : c’était la gare. Nous étions arrivés, ou je le croyais ; nous étions très loin. Nous étions aussi loin que nous pouvions l’imaginer, je n’aurais su dire de quoi, par exemple. C’était le train, il n’allait pas plus loin. L’air extérieur dont j’étais persuadé que le froid nous congèlerait sur place à notre descente était simplement vif. Il nous piquotait, nous tirait des larmes, nous brûlait aux oreilles avec des vibrations de vitre mal scellée. Face à la gare, un autobus, le moteur déjà en marche, nous attendait pour la suite du voyage. Il ne fallait pas s’endormir. Nous avons couru, nous nous y sommes engouffrés. Et il y a eu ce moment où, dans l’autobus, nous nous retrouvions vite en nage. Pour être chauffé, on y était bien chauffé. Nous tombons d’abord le manteau, puis la veste après le manteau, puis le pull après la veste. Ironsnous jusqu’à nous mettre en bras de chemise ? Ce n’est pas encore arrivé, mais ça arrivera bientôt. Bonne, la route ; nous roulons constamment en terrain plat. De montagnes, pas l’ombre, pas même un soupçon. Dès la préhistoire, les glaciers ont couché à ras de terre le pays de Faïna. Aussi l’horizon, feu pâle, reste dégagé du nord au sud, de l’est à l’ouest. Les tournants ne manquent pas cependant, nous virons sans arrêt de bord. Pour éviter des lacs, la plupart du temps. Ils sont partout présents. Ils tendent leurs miroirs sur votre gauche, un moment ; l’instant d’après, ils surgissent à droite. Vous vous dirigez sur eux. Ils se referment soudain
dans votre dos. Mais un autre, ou le même, vous attend plus loin, arrive déjà. Un pays qui va de lac en lac, ne s’accommode, semble-t-il, que de cette eau dormante, ne rêve que de reflets à l’infini, ne cherche qu’à s’y perdre – qu’à vous y perdre. « N’as-tu pas regardé comme le Seigneur étend sa lumière ? S’il le voulait, elle resterait à demeure. Nous avons commis l’eau pour preuve. » Non mais, que suis-je en train de débiter là ? L’authentique, la vraie parole est : N’as-tu pas regardé comme ton Dieu étend l’ombre ? S’il le voulait, elle resterait à demeure. Nous avons commis le soleil pour preuve… Ce soleil, qui nous regarde, et le ciel autour, l’air partout. Ils paraissent, eux, juste inventés, mis en place, le premier tout éclat, le second toute bleuité, l’air toute profondeur. Mais pour rien. Inventés, mis en place, on ne sait pas pour qui, pour quoi. Il n’y a manifestement que mutisme, solitude dans quelque direction qu’on aille, de quelque côté qu’on se tourne. Une solitude qui vous accompagne, devance, poursuit de son mutisme. Elle cède peut-être le terrain, maintenant, en cette minute, à des forêts, mais ce sont des forêts naines, bouleaux ou sapins qui vous arrivent, les plus hauts, à l’épaule. Et déjà roussis, brûlés, presque noirs. Pointes, harpons, faisceaux d’épines, dardés à perte de vue, des forêts parvenues jusqu’ici mais qui n’en peuvent plus et, sauf les cimes, rentrent en terre. Elles se mottent devant vous, survolées par nul oiseau. Inhabitables, ça se sent. Et la solitude n’a rien cédé, ayant simplement substitué cette housse mangée aux mites au brillant glacé des lacs. Des lames d’acier hors de leurs fourreaux éblouissent à nouveau l’étendue, la même étendue. D’autres lacs ; ils refont surface, ils affluent et, tout aussi muets, ils offrent au ciel son image vide. Nous n’avons plus l’air de progresser dans ce paysage arrêté. Vouloir y atteindre une destination paraît vain. La destination serait d’y rouler sans trêve ni répit. Cette idée me vient, saugrenue comme elle est. Faïna ne sort
plus de ses pensées. Taris d’eux-mêmes, nos entretiens. Je parcours mon silence en avant et en arrière, moi aussi. Nous ne nous en rendons pas compte à force, mais l’autobus emprunte une large avenue depuis quelques instants. Et le voici traversant une ville aux constructions disséminées, à un étage toutes, ou presque toutes, et nous ouvrons les yeux. De notre voyage, l’étape dont je me suis longtemps demandé si elle viendrait à notre rencontre est rattrapée, rejointe. Du moins je le présume. Une ville qui se crée, encore en chantier. Fondrières, tas de gravier, tranchées, bosses et trous ; secoué là-dessus, cahotant, notre autobus va clopin-clopant et finit par s’immobiliser. Il nous abandonne sur une immense place nue, et il repart. Rougeoyant, le soleil polaire nous lorgne en face, dans les yeux, à présent. Aveuglés, Faïna et moi, nous cherchons comme deux taupes autour de nous où aller. À qui demander notre direction ? Pas âme qui vive, homme ou animal, dans ce pays. Puisqu’elle parle sa langue, Faïna se décide, part à la découverte. Je monte la garde près des valises. Je fais des pas sur la place asphaltée, ensoleillée, poussiéreuse, déserte. L’air pince mais pas trop méchamment. Dans le fond, comme sur les côtés, toutes neuves, toutes pareilles, les maisons : style cube, elles se retranchent toutes dans le même anonymat. En l’une d’elles, plus étendue en longueur que les autres, je reconnais un supermarché.
Chapitre IV
LA FIANCÉE DU LOUP 1 Il y a trois semaines, nous rentrions de l’une de nos équipées par monts et par vaux, le jour allait sur son déclin. Nous n’avions pris aucune nourriture depuis que nous étions partis, ce matin-là, de Méricourt : je parle pour moi surtout, Faïna se nourrissait à peine. Nous arrivions à Chevreuse quand cinq heures sonnaient à l’horloge de la mairie. J’ai pensé que c’était un bon endroit où s’arrêter et manger un morceau. Je ne pousse pas plus loin. Il était un peu tôt pour espérer découvrir des restaurants ouverts. (Là-bas, dans son pays, ils l’auraient été ; ils reçoivent des clients à longueur de journée.) Mais les cafés ne manquaient pas, nous n’avions que l’embarras du choix. (Des cafés par contre, il n’en existe pas là-bas, les restaurants en tiennent lieu.) La terrasse aménagée en tonnelle de l’un d’eux nous attire, nous y allons, prenons place parmi des plantes grimpantes. Nous continuons ainsi à respirer un peu l’air des champs que nous venons d’abandonner. Je commande du thé et des tartes pour deux. Je suis surpris de voir, quand elles nous sont servies, ces tartes faites de gros quartiers de pomme légèrement consumés, au lieu des œuvres d’art habituelles noyées dans trop de crème, trop de sirop, et néanmoins sans goût. Cela est fort sympathique en étant meilleur. D’être aussi attablé en face de Faïna est fort agréable, garderait-elle le silence jusqu’au bout. Ses
yeux en attendant fourmillent de paillettes scintillantes qu’ils paraissent avoir dérobé au soleil des espaces quittés, il y a moins d’une demi-heure. Et même ils déversent des sourires ; vers l’intérieur, mais qu’importe : ils sourient en projetant leurs rayons. C’est peut-être ce qui me fait parler comme je me suis mis à parler. Parler sous une impulsion irrésistible et comme par besoin de la convaincre et qu’elle me croie. Je déclare en effet et m’en persuade moi-même, au point où j’en suis arrivé de ma tirade : « … grâce à des prédispositions auxquelles on ne peut réellement donner un nom, il se trouve que certaines personnes renouent avec le passé le plus oublié, elles ont ce don. Passé oublié, c’est d’ailleurs vite dit. Occulté plutôt, mais conservé vivant et non moins intact là où il est. D’une nature apte à reprendre pied dans le monde qui a précédé le nôtre, ces personnes sont toutes désignées pour nous en ramener des nouvelles. Des porteurs de messages en quelque sorte. À leur insu, bien entendu, et même à leur corps défendant. Nous connaissons tant les uns que les autres des moments, des états pareils. Mais nous moins, alors qu’eux, certainement beaucoup plus. Et les occasions ne manquant pas où l’humanité s’égare, il leur revient, sur la base de ce qui, humain, fait l’humain, de nous le signaler, de nous délivrer des avertissements salutaires. Ils sont là pour ça. Si nous voulons les entendre, si le fracas des voitures au sol, des avions dans les airs ne nous rendent pas sourds à leur voix déjà difficilement perceptible. Et ce ne sont en fait pas les automobiles, ce ne sont pas les avions, mais nous qui étouffons leur voix et les enfermons. Pour euxmêmes et pour notre tranquillité. Nous proclamons qu’ils ont perdu la raison, qu’il y a danger de les laisser courir. Et le danger c’est nous, les forts que nous sommes de notre raison. Il est très dur de servir les hommes, de travailler pour leur bien. Il faut que les anges qui veillent depuis l’autre bord nous mettent à mal de temps en temps. Non qu’ils nous veuillent du mal ; on sort meilleur de leurs mains… »
Toute attention, Faïna écoute comme elle ne l’a jamais encore fait jusqu’à ce jour. Elle écoute avec cette chose, cet air de qui, revenant de loin, n’en revient pas. Faïna dont les traits reprennent vie, et qui me voit. Je n’ai pas le temps d’achever ma phrase que sa main s’approche pardessus la table, puis se glisse dans la mienne. Une statue qui s’anime. Et la voici qui parle. Parle, parole neuve et claire. Et d’évoquer le temps barré, exclu, irrachetable, bien que proche. Le temps de la maison de santé. Justement ce temps. « Je m’y trouvais bien, dit-elle. Je m’y suis fait de bonnes camarades. Nous dessinions beaucoup. Tu les as vues d’ailleurs, mes aquarelles de cette période. J’ai appris aussi à coudre à la machine. J’en ai confectionné, des coussins ! Je les ai tous distribués là-bas. » Et elle rit. Je prête l’oreille à ce rire et aux échos qu’il répand en moi. S’est-il passé autre chose, des choses en plus, que dessiner, coudre, dans cette maison ? Tant mieux, si c’est tout le souvenir qu’elle en a gardé. Que même ce souvenir soit oublié ! Elle ajoute : « Je t’y emmènerai, un jour. » M’y emmener. En moi, chancelle l’autre, qui parle, écoute, observe. C’était pour sûr la seule réponse à ma longue improvisation. Elle aura donc attendu de voir si elle pouvait se fier pour se confier. Il aura fallu des semaines et des mois. Ils n’auront pas été perdus en tout cas, semaines ou mois. Cette fin de jour n’entretenait, derrière elle, plus qu’un foyer cramoisi à travers les plantes grimpantes. Faïna n’avait presque pas touché à sa tarte, mais elle avait bu le thé. Elle était maintenant présente : à tout, à moi, au monde. Des regards, des gestes. Entièrement présente. La lumière du couchant redoublait, inextinguible, d’intensité – sourde ardeur, dans son dos. Quelques allées et venues sur l’esplanade, peu de gens ; c’était l’époque des vacances. Elle-même, Faïna, s’est souvenue qu’il fallait rentrer. Mais je restais à regarder ses yeux… Secret de l’eau
saturée de lumière, changeante et pareille : on se livrerait à elle, lui confierait son sort. Elle et son sourire ne trouvaient pourtant qu’un mot à dire ; non, qu’une question à m’opposer, pourquoi ? Je ne pouvais échapper à cette question, elle s’offrait d’elle-même comme une réponse. Et tu réalises que ce faisant elle a entamé avec toi un dialogue sans paroles, formulé ce que le cœur tente et craint toujours de s’avouer. Un dialogue ; plus jamais il ne cessera, tu en as la certitude, murmure qui fraie son passage au plus sombre de la chair. Ce qui parle quand tu parles et te dit sans autre but que de te dire. Avec, continuel, le sourire, verte lumière d’un paradis entrevu, soudain probable. Continuellement ce cri de la lumière. « Alors, on part ? », disait Faïna d’une voix gaie, une voix, je l’aurais juré, presque moqueuse. Nos sorties se sont poursuivies, pareilles d’un jour à l’autre et, pour chacune, je m’en remettais pareillement au hasard du soin de nous assigner un but et de nous y conduire. Il a bien rempli son rôle. La raison qui me poussait à entreprendre ces randonnées restait toujours la même : rendre Faïna à son élément originel, la nature. Il le fallait, elle y aspirait de tout son être. Ses forces s’y retrempaient. Le bain qu’elle prenait au cours de nos immersions au large des terres, de nos longues dérives dans les prairies, nos plongées à travers bois, fera d’elle une miraculée. Plus sauvages, plus solitaires étaient les lieux où nous nous aventurions, mieux elle s’en trouvait. Cela se voyait. Son pays de naissance appartient plus à la verdure et à l’eau qu’à l’homme. Créature elle aussi d’eau, de végétation et toujours prête à s’y fondre, elle ne sait vivre, respirer qu’à ciel ouvert. Dès que nous nous échappions de la voiture, elle partait donc sans m’attendre, caressant des mains les hautes herbes. Premiers attouchements, premier contact, elle ne pouvait s’en passer. Je la laissais aller. Je la laissais chercher cette intimité dont elle avait la nostalgie, dont,
jusque dans les pires affres, les pires transes, elle a éprouvé le besoin. Arrachant distraitement une tige par-ci, une tige par-là, je la suivais à distance. Elle se retournait d’elle-même depuis peu et m’appelait pour me demander le nom de telle ou telle plante, de tel ou tel arbre. Elle s’y connaît, en espèces végétales, en essences, bien mieux que moi, mais dans sa langue. Nous nous disions ces quelques mots, elle reprenait ses vagabondages silencieux, méditatifs. Pas une fois encore ne s’était établie entre nous une conversation, une vraie. Les mots qu’il arrivait à l’un (elle ou moi) de dire flottaient sans amarres dans l’espace, où l’autre (moi ou elle) devait s’efforcer de les capturer. Mais ça venait, une chose que je voyais, sentais venir. Un jour, j’ai décidé de l’emmener à Paris, pour changer. Je m’étais mis en tête qu’il lui fallait voir des gens, réapprendre à vivre en société, retrouver la foule, se rappeler l’existence des magasins, des cafés, des musées. Je l’ai fait en pensant qu’elle ne pouvait continuer d’être coupée du monde, bien plus : qu’elle serait en mesure de l’affronter. Le résultat a été catastrophique.
2 Le mois de juillet touchait à son terme. J’observais chez Faïna des signes assez clairs de rémission cependant, son état s’améliorait. Une nuit surtout, il s’est produit quelque chose ; ou presque produit. C’est arrivé le lendemain matin, plutôt. C’est ça, le lendemain matin. Je n’avais pas prévu que nous la passerions ensemble, cette nuit. Je l’avais sortie pour lui faire faire encore un tour à Paris. J’y tenais. Je ne voulais pas la laisser sur le sentiment, tout d’horreur, que la grande ville lui avait inspiré quelques jours auparavant. Et elle a résisté, bien mieux, cette fois. Non moins impressionnée par la confusion des rues, le mouvement des voitures, cette
fureur de vivre, s’agrippant nerveusement à mon bras, elle marchait, serrée contre moi. L’air qu’elle avait ? Celui d’une hulotte surprise par le jour, le plein soleil. Et puis, de plus en plus, elle a adopté un pas normal, elle a retrouvé un peu de son allure dégagée d’antan. Elle n’étreignait plus mon bras en noyée, nous allions la main dans la main. Nous nous sommes promenés sur les quais de la Seine, longuement. Arrivés au Châtelet, nous avons poussé jusqu’à la place Beaubourg, où nous nous sommes offert un pot. La nuit approchant, je m’apprêtais à la ramener à Méricourt. Elle m’a posé alors la question, et c’était moins une question et plus une prière ; ses yeux me l’adressaient autant que ses lèvres : « Ne pourrions-nous pas rester ensemble ? » Ce n’est pas moi qui aurais eu la force de lui dire non. Dès cet instant, l’auberge de Mme Barbue, hors de Paris, nous attendait. Nous nous y rendons. La chance nous sourit : malgré l’heure passablement avancée, j’obtiens une chambre dans cette villa tout assiégée de verdure. La chance qui vient de nous sourire anticipe sur ce qui va suivre. La joviale Mme Barbue n’en est encore qu’à se mettre à table, magnifique, dans le confort de ses rondeurs. Elle mange de sa propre cuisine en son établissement, où ne s’attardent plus que deux clients, un couple. Elle veut bien nous faire servir un petit repas. Dans l’obscur jardin, quand nous le traversons pour gagner notre chambre, tous les arbres nous saluent d’un frémissement. Un énorme chien silencieux nous accueille et entoure d’égards. Après les arbres, lui aussi nous reconnaît. Et le matin, au petit déjeuner, je remarque le changement. À l’évidence, il s’est produit quelque chose. Cette nuit ? D’abord, je ne suis frappé que par la beauté, nouvelle, que je découvre à Faïna. La beauté différente. Nous sommes assis en bas, dans la salle qui sert de café. Faïna tourne le dos à la lumière du jour endiguée par les fenêtres à croisillons, tamisée par de petits rideaux de dentelle – ces fenêtres, les tables massives, les bancs luisants, les lambris, le paysage de neige qui couvre un mur entier :
décidément on se croirait dans un chalet suisse. Faïna sourit ; elle me sourit comme pour me révéler sa métamorphose. Et moi je ne veux qu’y croire, ne demande que cela, follement y croire. La blanche lumière matinale, qui tremble aux fenêtres, se répand sur elle et elle en est inondée, caressée. Elle ne dit mot, mais toujours dans un sourire ses lèvres s’entrouvrent sur l’éclat nacré des dents. Sans doute s’amuse-t-elle de ma surprise. Ce n’est ni la Faïna d’avant, que je vois en face de moi, ni non plus la Faïna de ces derniers jours. Je pense : « Une icône. » Dans mon saisissement, mon trouble, je pense encore : « C’est ce à quoi elle ressemble, avec son air. » Et encore : « Une beauté d’une autre époque, très lointaine. Une icône. » Elle rapporte au jour cette merveille de la nuit et elle en surcharge l’espace non moins que l’instant présent. Il y a immanquablement dans la souffrance du monde un défaut par où l’espoir se glisse. Faïna faite à l’image de la Vierge russe, Faïna la chrétienne primitive, orthodoxe ayant foi en la Parole, Faïna, avec sa grâce, ses yeux longs, pensifs, rejoint dans son passé et son origine la Vierge de l’icône. La figure telle une auréole autour du regard, elle reste là, tout apaisement et douceur. Elle infirme par son air de jeunesse la notion même d’âge. Elle est là, simplement là, elle-même et l’être en elle qui ne donne guère prise au temps. Je me risque et la plaisante : « Tu gardes une réserve de nouvelle mariée. J’ai l’impression d’être devant une icône. N’est-ce pas blasphémer, pour vous, que de dire ça ? Je le dis quand même. Une icône et je vais t’adorer. » Son sourire s’accuse un peu plus. Elle ne sort pas de son silence. Nomme-la dans l’écriture Marie, alors qu’elle s’isolait des siens quelque part à l’est, puis tendait autour d’eux un voile, sur quoi nous lui envoyions notre esprit sous une apparence humaine sans défaut. Elle est là en personne qui revient d’exil et elle ouvre les yeux, regarde. Est-elle tout à fait revenue ou est-elle seulement en train de revenir, et elle le fait d’une
démarche hésitante ? Notre monde s’est rendu étranger à ses yeux, incompréhensible. Mais plein de la nouvelle vérité apportée de là-bas, le regard qu’elle fixe sur toute chose est déjà un regard de re-connaissance. Ma propre vue se brouille soudain. Elle me questionne : « Qu’as-tu, Solh ? » De son index replié, elle essuie sur ma joue celles de mes larmes qui ont coulé. « Ma foi, rien », dis-je. Nous repartons dans la verdure frissonnante vers l’enchantement de ce matin d’été. Sur quoi nous lui envoyions notre esprit sous une apparence humaine sans défaut. Et elle a dit, je m’en remets au miséricordieux…
3 Et l’autre matin, quelques jours plus tard, les yeux de Faïna verts comme l’arbre d’or de la vie, et ne changeant pas : le regard rieur qu’ils posaient sur moi. Le regard de sinople qu’ils gardaient. Ils avaient retrouvé leur particularité de ciel étoilé, de zodiaque fourmillant d’un rire dans ses plus intimes parcelles, mais qui ne riait pas. Je me suis levé pour écarter les rideaux, les plus gros, les bruns. C’était dans un autre hôtel, à Versailles. Ne laissant que les plus légers, les rideaux blancs, de voile, prendre au jour leur diaphanéité, j’ai regagné ma place auprès d’elle. Nous allions déjeuner au lit, une chose qu’on ne connaît pas dans son pays. Elle-même a décroché le téléphone et sonné l’office pour passer commande. Nous avons couru à l’assaut de la salle de bains pour nous jeter un peu d’eau sur la figure, brosser les cheveux, en attendant de faire notre toilette. On frappe alors à la porte. Nous nous glissons à la hâte sous les couvertures. Un homme bien pris dans sa maturité et sa mise distinguée entre avec le plateau du petit déjeuner : le gérant de l’hôtel. Il hésite un instant : je lui indique la table qui se trouve à
mon chevet. Il dépose le plateau et se retire vivement avec, on ne sait pourquoi, des excuses. Dehors, c’est Versailles, quand nous sortons. Un Versailles des premières heures du matin, aux rues vides. Il n’y a rien à en dire. Pour une fois depuis plusieurs jours, il fait beau. Pas un vrai temps d’août comme on le désirerait, mais déjà d’arrière-saison, avec sa fraîcheur et sa brume, ténues l’une et l’autre et participant à cette clarté de mousseline. C’est mon genre de temps, il me va, il me touche. Aussi dispos, léger, qu’on l’est dans ses meilleurs moments, je marche, Faïna à mon bras, et elle, toute rose, toute souriante, elle paraît encore plus légère, plus épanouie, juste sortie de son bain, dans ce jour à la vertu lustrale. À quoi notre journée s’est passée ? D’abord en recherches dans les boutiques de Versailles d’un cadeau pour sa mère, cadeau qui dans l’esprit de ma compagne devait nécessairement être un sac à main. Nos allées et venues dans la ville royale pour le trouver et notre incapacité à le trouver. S’entend : celui que nous cherchions et qui serait sous peu emporté par Faïna. Puis en investigations à Paris, le voyage ayant été entrepris sur ma suggestion. Nous nous étions pourvus d’un bon kilo d’abricots acheté au préalable, sur notre passage, au grand marché de plein air. Un bon kilo mangé en route. La gare Saint-Lazare, son grouillement. Le quartier, ses piétons, toute sa cohue, ses bus, ses voitures… Et la découverte inopinée de l’objet. Celui qu’il fallait. Le seul à pouvoir et devoir convenir à la mère de Faïna. Et la joie de Faïna. Cette victoire qui ajoutait à notre bonheur nous a rendu notre liberté. Notre promenade s’est poursuivie dès lors sans hâte, sans but, le long des vitrines. Je signale à Faïna, devant les guichets de la rue de Budapest : « Peut-être l’une des rues les plus chaudes de Paris, au mètre carré. Même en comparaison de Pigalle. »
Elle veut s’en rendre compte par elle-même. Nous prenons la rue en question. Elle est jalonnée de dames court vêtues et soutenant du dos des maisons qui, on l’aurait parié, se seraient déjà écroulées sans ça. Faïna les examine non moins attentivement qu’elle n’est examinée. Elles ont son âge pour la plupart, aucune n’est laide et aucune ne songe à me faire des propositions comme quand je passe seul. Parvenus à la place de Budapest, nous rebroussons chemin, revenons par la rue d’Amsterdam. Il est aux environs de midi, l’heure de se demander, où déjeuner ? Faïna aimerait que nous retournions dans un certain café-restaurant du quartier. Nous y étions allés, me rappelle-t-elle, une fois avec sa mère, lorsque celle-ci, il y a un an ou un peu plus, était venue la voir. Oui, elle aimerait bien y retourner. Et tout un sourire à mon adresse. Qu’à cela ne tienne, je me souviens de l’endroit. Je l’y conduis. Une minuscule table est libre au moment où nous arrivons. Nous nous précipitons et nous installons dans la cuve bouillonnante de conversations, au milieu d’un branle-bas de chaises, de vaisselle, d’incessantes bousculades, de gens qui sortent, qui entrent. Une ambiance détendue malgré ça, bon enfant. Et moi je suis heureux pour Faïna, heureux pour le sac à main, heureux pour moi. Je la regarde, ne me rassasie pas de son charme. Elle me regarde, sourit. Le charme lui goutte du menton. Je souris aussi pour une autre raison. Je me rappelle comment tout à l’heure, dans la rue de Budapest, elle s’est prise d’intérêt pour ces prostituées. Une curiosité qui, pour mémoire, ne date pas d’aujourd’hui ; – née d’une attirance ou d’une répulsion : physique, morale ? Difficile à dire. Le mystère des êtres. Elle a eu de tout temps des remarques à leur endroit, et toujours inattendues. Un après-midi, nous redescendions l’avenue du Maine, où j’avais réussi à garer ma voiture, quand elle a interrompu notre entretien pour m’interroger à brûle-pourpoint : « As-tu souvent été avec des putains, Solh ? »
Elle avait dû en voir passer une, ou ce qu’elle avait cru en être une. Je ne pouvais m’expliquer autrement l’honneur qui me valait sa question. Quand il lui arrive aussi de parler de certaines habituées des vernissages, des cocktails, ces sortes de réunions, seraient-ce d’austères et savants colloques. Elle dit chaque fois : « Ce sont des putains intellectuelles. » Elle n’a pas peur des mots, et pas de celui-là entre autres. Un exemple encore : à la sortie d’un concert, nous tombons sur quelques-unes de mes connaissances, à qui je présente Faïna. Après un échange d’aimables banalités, nous repartons. Que vois-je aussitôt se produire ? Ma compagne entrer dans une effroyable colère. « Il n’y a qu’une putain qu’on présente de cette façon », gronde-t-elle. Le feu aux joues, les yeux lançant des éclairs, de ces éclairs qui flagellent sans raison un ciel pur, elle se contient encore. Je n’en reviens pas : « Pourquoi, de quelle façon ? – Voici Faïna ! C’est une manière ça, de présenter quelqu’un ? » Il ne fallait surtout pas rire, ni lui déclarer qu’elle était adorable. Assis à la petite table du café-restaurant où nous attendons d’être servis, je souris à ce souvenir, et elle, sans que je l’entende dans le vacarme qui va croissant, est en train de me demander pendant ce temps : « Où es-tu parti ? » Elle me secoue la main que je pose devant elle, sur la table. « Solh, je suis ici. » Je la dévisage. Vrai, elle est ici, de tout son être, dans toute sa beauté. C’est moi qui n’y suis pas, et qui m’étonne. « Tout le temps parti, hein ? », me blague-t-elle. Elle est ici et je suis allé la chercher ailleurs.
Je n’en continue pas moins à songer, aujourd’hui encore, pas moins à courir sur tes traces, Faïna, toi si prompte à me rappeler ma distraction. Un reproche contre lequel je n’irais pas m’élever, ce n’est pas une chose à faire lorsque votre culpabilité est établie, notoire et qu’elle s’aggrave même avec le temps. Mais me laisseras-tu te confier que toujours, et à cette heure comme aux autres heures, et malgré l’accusation, je ne m’accorde aucun répit, ne me donne aucun repos ? Tu aurais beau jeu de me répondre : « Tu n’as pas à t’infliger cette peine. Je suis toute à toi, et toute offerte. » Quelque chose pourtant ferait défaut à cette réponse – si tu entends par là que je cherche loin ce qui est près, que je suis porté à ça, à cultiver les fantasmagories ; dans ce cas tu te trompes. Je n’aspire qu’à toi, je te poursuis toi seulement, mais dans ta vérité, une vérité sans voiles. C’est cela, sans voiles. De ma vie, je n’ai espéré en recevoir autant, de qui que ce soit, telle n’est pas la question. Elle est de savoir, quand tu m’aimes, qui tu aimes. Mon amour pour toi me procure invariablement la sensation de manquer son but. Tu n’es jamais celle que je crois à un moment donné.
4 Ce matin du 16 août, première carte de Faïna. Elle a été expédiée du nord de l’Allemagne, de là où tous les trois ont passé la nuit avant de prendre le bateau, voiture comprise, et poursuivre leur voyage. Je la tiens entre mes mains, cette carte, reproduction d’une toile de Hugo Simberg avec son titre : Saga. Ce qu’elle représente ? La Fiancée du Loup. La femme qui s’est faite louve pour l’amour du Loup, dans ces pays. Une carte que Faïna m’avait déjà envoyée, détail dont elle a perdu le souvenir, à coup sûr. À moins que, sans le faire intentionnellement, l’inspiration lui en ait été soufflée par l’Ombre qui n’a pas de nom, l’Ombre fidèle. C’est sa manière d’aller dans la vie. Elle n’avait rien pour écrire, et la fatalité a
mis pareille carte sous sa main. Les coïncidences. On peut épiloguer, à ce sujet, tant et plus. Il y en a eu beaucoup, il y en a eu trop depuis que je la connais, je parle des coïncidences. Et, maintenant, la dernière : toute une nuit, l’histoire de la femme qui n’a pas su résister à l’appel du Loup m’a torturé le cerveau et, ce matin, arrive la carte. L’histoire, Faïna la connaissait déjà d’avant, de bien avant, étant de làbas. Elle ne savait pas, alors, que ce serait aussi son histoire. Pas encore. À présent, elle le sait. Elle ne savait pas qu’un loup allait venir l’enlever, et à présent, elle le sait. Elle aurait dû s’y attendre, s’y préparer, elle qui connaissait déjà l’histoire. Mais ce n’était sans doute qu’une histoire, pour elle. Une histoire. Et elle ne s’y est pas attendue, ne s’y est pas préparée. Maintenant elle sait que ce n’est pas qu’une histoire. Elle a dû finir par le comprendre. Elle y a mis du temps. Elle s’était mise d’abord à se raconter toute seule l’histoire. Je crois. Puis elle me l’a racontée sans que j’aie rien demandé. L’histoire de cette femme qui a tout abandonné, foyer, enfants, mari, pour suivre le Loup. L’histoire de ce Loup et de cette femme partis ensemble. Et elle est devenue son histoire. Elle retournait quelquefois prendre, ou essayer de prendre sa place auprès de ses enfants, auprès de son mari. Faire comme avant, revivre une vie de femme humaine. Elle ne tenait plus en place en guère de temps, elle ne pouvait pas, ne l’endurait pas. Le Loup lui manquait, le désir du Loup était plus puissant. Son cœur battait trop fort pour lui. Et elle partait le retrouver. Faïna, tu connaissais déjà l’histoire. Et si moi je l’ignorais à l’époque, il n’importait. Il faut que ces choses se passent comme elles doivent toujours se passer, il le faut, c’est nécessaire.
Il fallait que ça t’arrive et nous arrive. Et tu es devenue, avec moi, de plus en plus louve. Maintenant, oublie si tu peux. Mais qui a envoyé la carte ? Faïna ? Louve ?
5 Elle a téléphoné, il y a cinq minutes à peine. Elle va aussi bien qu’on puisse le souhaiter. Elle l’a dit en ces propres termes. Elle a été comme ci comme ça dans un premier temps, mais n’a pas connu de rechute. Une lettre d’elle reçue jeudi dernier, après la carte, m’avait pourtant fait craindre le pire et en reconnaissant sa voix tout à l’heure au téléphone, je me suis demandé quelle catastrophe allait m’être annoncée. Mais non, ça va. L’avouerais-je, son appel m’a tout de même étonné. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle fût si tôt en état de téléphoner. Ça va donc pour le mieux. On lui propose d’enseigner à la faculté, de nouveau. Elle a envie d’accepter. J’ai dit : « Il ne faut pas laisser passer ça. » Elle restera là-bas, elle ne reviendra pas. Elle n’était qu’une voix grêle dans le lointain. Tu as voulu forcer le destin, Faïna, et m’aimer. Or, on ne force pas le destin. Il fait semblant de céder. Un moment, puis il se reprend, et prend le dessus, plus impérieux que jamais. Le loup qui s’est emparé de toi, c’est lui ! Et il est là-bas, hantant les mêmes terres que toi. Tu ne consentiras plus à écouter, j’espère, ceux qui te donneront ce nom : Louve.
D U MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA D IFFÉRENCE
L’Enfant-jazz, poèmes, 1998 (Prix Mallarmé 1998). Le Cœur insulaire, poèmes, 2000. Feu beau feu, poèmes, 2001. Les Terrasses d’Orsol, roman, coll. « Minos », 2002. Ombre gardienne, poèmes, 2003. L. A. Trip, roman, 2003. Neiges de marbre, roman, coll. « Minos », 2003. Omneros, poèmes, 2006. Le Désert sans détour, roman, coll. « Minos », 2006. Poésies, Œuvres complètes t. 1, 2007. Qui se souvient de la mer, roman, coll. « Minos », 2007. Habel, roman, coll. « Lire & Relire », 2012. CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS La Grande Maison, Éditions du Seuil, 1952. L’Incendie, Éditions du Seuil, 1954. Au café, Éditions Gallimard, 1956. Le Métier à tisser, Éditions du Seuil, 1957. Un été africain, Éditions du Seuil, 1959. Baba Fekrane, Éditions de la Farandole, 1959.
Le Talisman, Éditions du Seuil, 1964. Cours sur la rive sauvage, Éditions du Seuil, 1966. La Danse du roi, Éditions du Seuil, 1968. Dieu en barbarie, Éditions du Seuil, 1970. Le Maître de chasse, Éditions du Seuil, 1973. L’histoire du chat qui boude, Éditions de la Farandole, 1974. Mille hourras pour une gueuse, Éditions du Seuil, 1980. L’Infante maure, Éditions Albin Michel, 1994. Tlemcen ou les lieux d’écriture, Éditions de la Revue noire, 1994. La Nuit sauvage, Éditions Albin Michel, 1995. Si diable veut, Éditions Albin Michel, 1998. L’Arbre à dires, Éditions Albin Michel, 1998. Comme un bruit d’abeilles, Éditions Albin Michel, 2001.
Cet ouvrage a été numérisé avec le concours du Centre national du Livre
Pour l’édition originale : © SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2003. ISBN de l’édition originale : 978-2-7291-1439-8 Cet ouvrage a été publié pour la première fois chez Sindbad en 1989. Pour la présente édition numérique : © SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2015. ISBN de l’édition numérique : 978-2-7291-2218-8 En couverture : Edvard Munch, Séparation, 1900. Cet ouvrage a été numérisé le 12 octobre 2015 par Zebook. Éditions de la Différence 30, rue Ramponeau, 75020 Paris
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