Maurras, Charles - Lettres de Prison [PDF]

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Zitiervorschau

LETTRES DE PRISON

CHARLES MAURRAS

LETTRES DE PRISON 8 Septembre 1944 - 16 Novembre 1952

FLAMMARION, EDITEUR 26, rue Racine, PARIS

Il a été tiré de çet 0111Jrage : Deux cent trente exemplaires sur Vergé pur fil des Papeteries d'Arches, dont 2.00 exemplaires numérotés de I à 2.00 2.0 exemplaires numérotés I à XX et 10 exemplaires numérotés H.L. 1 à H.L. 10 réservés à la Librairie Henri Lefèbvre.

Droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

©

FLAMMARION 19j8.

Printcd in France.

AVERTISSEMENT

Les lettres de Charles Maurras, présentées dans ce volume, ont toutes été écrites en prison, à quelques exceptions près. Arrêté à Lyon le 8 sep­ tembre 1944, il fut conduit le 9 au Fort Montluc, puis à l'hôpital de l'Antiquaille et, de là, à la prison Saint-Paul-Saint-Joseph où il resta jusqu'au 2.8 janvier 1945. Après l'arrêt de la Cour de Justice du Rhône, il fut détenu à la Maison centrale de Riom, jusqu'en mars 1947, puis à celle de Clairvaux jusqu'au 10 août 1951. Transféré à l'Hôtel­ Dieu de Troyes, il y demeura isolé jusqu'en mars 1952., date à laquelle il fut placé en résidence surveillée à Ja clinique Saint-Grégoire, à Saint­ Symphorien-les-Tours, où il mourut le 16 novembre. Ce 9.ue fut sa vie en prison, les innombrables amis du chef de l'Action França,.re se le sont demandé bien souvent. Ce livre leur permettra de s'en faire une idée et manifestera la merveilleuse liberté d'esprit qui ne cessa d'animer l'illustre prisonnier. Maurras est tout entier dans ces lettres, avec ses préoccupations habituelles, son amour de la poésie, son goût des idées, ses parti-pris, son inflexible attachement aux plus hautes nécessités nationales, au souvenir des siens, de sa Provence, et de ses amis. Alors que ceux qui l'ont fait condamner pour étouffer sa voix espèrent l'avoir réduit au silence, sous le calot et la bure du« bagnard>>, Maurras écrit, assis à sa petite table. Emprisonné, il est plus libre que jamais, dans la mesure où il se trouve délivré de toute contingence de temps. Toutes les heures de toutes ses journées lui appartiennent et il en dispose à sa guise. Des études, des travaux, des lectures auxquelles ses écra­ santes occupations de chef l'avaient contraint de renoncer, il les reprend et s'y plonge avec délices. De merveilleux dévouements lui permettent de rétablir avec l'extérieur les contacts nécessaires. Les ouvrages de toute nature dont il a besoin lui parviennent par dizaines et s'accumulent le long des murs de sa cellule. Grands textes grecs et latins, poètes et philosophes, classiques français et provençaux, historiens et écrivains contemporains viennent aider son incomparable mémoire. Il se pas­ sionne aussi bien pour des questions de grammaire et de philologie provençales que pour la réfutation de l'existentialisme. Il continue

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le combat contre ses adversaires de toujours, un Bergson, un Henri Bre­ mond et ces théoriciens de la démocratie, dite chrétienne, auxquels il impute une si grande part de responsabilité dans la déclaration de guerre de 1939 et dans nos malheurs subséquents. Il ne se lasse pas davan­ tage de dénoncer les méfaits de ce germanisme qu'il a combattu sans trêve depuis plus d'un demi-siècle; les complaisances qu'il a rencon­ trées chez nous lui arrachent des cris de fureur. N'acceptant pas sa condamnation, il ne cesse de rechercher et d'accumuler les preuves de l'action qu'il a menée contre !'Occupant pour obtenir la révision d'un procès qui insulte à son action, à celle de ses compagnons de l'Action française. Lutte émouvante pour l'honneur de sa Patrie et de la Justice. Il suit avec attention le développement politique de la IV8 République, i::uarquant avec une implacable logique les étapes de la déchéance progressive vers laquelle elle entraîne le pays. Malgré la hauteur des murs et l'épaisseur des barreaux, il oriente, dirige, stimule ceux de ses amis qui ont reprif le combat et qui essaient, en rappelant les vérités d'expérience, de limiter les sottises de l'igno­ rance et la folle bêtise des partis. En Suisse, au Portugal, en Italie, en Belgique et jusqu'aux lointaines Amériques, s'envolent des feuiJlets couverts de sa difficile écriture, rétablissant cenains faits, dénonçant les lourdes impostures et affirmant les droits imprescriptibles de la vérité politique et de la vérité tout court. Mais cette correspondance montre un autre Maurras, ignoré du grand nombre et que ne connaissaient vraiment que les siens et ses plus proches amis, nous voulons dire l'homme vivant, attaché à tous les plaisirs de l'existence, aussi sensible au bouquet d'un vin, à la saveur d'un mett; qu'à la délicatesse d'un profil féminin. Et plus précieux encore, peut-être, les rappels constants de son enfance, de ses parents, de ses premiers compagnons de vie littéraire, de son Martigues, vibrant en lui constamment, sans défaillance de jour ni d'heure, toutes pages qui apporteront une contribution inestimable à ses biographes et aux exégètes de sa pensée. Il va sans dire que les lettres publiées ici ne représentent qu'une partie de celles que Charles Maurras a écrites en prison. Nous remer­ cions les différents destinataires qui nous ont autorisés à choisir parmi ces lettres palpitantes de vie. Octobre 1957

A HENRI RAMBAUD 1

Vendredi 8 septembre 1944.

Mon cher ami, je m'en veux d'avoir laissé passer quarante-huit heures sans vous féliciter de reprendre enfin au Nouvelliste 2 la place que vous donnait votre nom, votre sang I A vrai dire, c'était une question à laquelle je songeais toujours beaucoup, mais dont je n'importunais personne, de crainte de réponse absurde, et dont je me défendais de vous parler, à vous ... Il est superflu de vous dire que vous avez bien fait d'accepter et que vous pourrez y rendre de grands services, malgré tout. Malgré le titre, évidemment I N'y aurait-il pas un moyen de profiter de cette exaltation >. Comme dit Louis Ménard: Grande Nuit,principe et terme des choses••• 2• I. Henri Rambaud lui avait envoyé quelques passages des Hymnes à la Nuit de Novalis, en les rapprochant du poème de Maurras intitulé Variations IRr le.r deux Nllit.r d, Mjçhef-Ange. 2. Vers de la dernière strophe du poème de Louis Ménard L'Idlal, dans ses Poèmes et Riverie. d',m Paim my.rtiqm.

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Je ne suis pas sûr du texte, mais c'est cela, avec le sens additionnel que les choses possibles y sont surtout évoquées par le rêve allemand. Il est trop clair que, pour une initiation complète, il faudrait savoir l'allemand ou en avoir quelque teinture. J'ai su assez d'anglais pour suivre, à fond, Shakespeare et même Shelley. Ici, tout point d'appui me manque. Avec cette seule réserve que j'ai toujours senti fortement les deux Faust, surtout le second, les Ballades de Gœthe, ses Affinités (très aimées jadis 1), ses Elégies, Iphigénie et le reste. Il m'est donc traduisible très direc­ tement. Novalis ne passe qu'indirectement, et grâce à votre commentaire et à celui de Pujo qui s'en est beaucoup occupé autrefois, du temps où il écrivait Le Règne de la Grâce 1• Je suis bien heureux de vous avoir satisfait avec la Palinodie. Mais déjà elle avait obscurément fermenté dans ma mémoire, et j'avais ainsi remanié la strophe quatrième : LesyeNX de la Femme, (ou d'1111efemme) Ces baumes du corps, Ces philtres de l'âme, Ne sont pas si forts... 2•

Cela me semble plus fluide, et aussi plus clairement conduit. Quand vous pourrez, vous me donnerez votre avis. J'ai aussi grande envie de modifier la fin. Les définitives bontés me semblent dures, et sans prolongement ni écho. Que diriez-vous de ANX contemplatives (ou aux méditatives) Do11Ceurs de la Mort

Contemplatives me paraît assez achever et surélever l'idée de reflet contenue dans miroiter, d'eau tranquille du pli des rives et d'anses du port. Mais j'hésite encore. Néanmoins la parenté virgilienne proposée par votre érudition et à laquelle je n'avais pas songé, m'enfonce dans cette cortection. Quid censeas? Quant au premier poème, irm'a causé à peu près les mêmes soucis qu'à vous-même, je doute encore! Oui, il faut timbrer le Soleil de la-majuscule divine, et tout de suite encore. Que le vers 4 de la première sttophe ne vous déplaise pas, malgré sa familiarité, c'est un repos pour moi. Mais l'italien, le pro­ vençal sont sans gêne. Le français est la seule langut vraiment aristo1. Maurice Pujo : Le Règne de la Grt1ce (1892). M. Pujo �tait alors secdtaire de l'Union pour l'Action morale que venait de fonder Paul Desjardins, l'auteur du Dwoir prisent (1892). Il devait, ainsi qu'Henri Vaugeois, futur directeur de l'Action fraflfaÏII, quitter l'Action morale au début de l'affaire Dreyfus. 2. Pour le texte définitif, cf. La Ba/ana intlri111re: Variations 111r les dellX Nllits de Mkhel-Ang1; II. Palinodie: Los de la Nllit (1952).

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cratique, aulique, royale. Le familier y est délicat, quoique possible dans le tréfonds (La Fontaine, Corneille). · La strophe 2. ne m'a pas complètement satisfait. Bien que la pierre à f11Sil soit dans Michel-Ange, n'aimeriez-vous pas mieux : Un éclat de silex a pensé te meurtrir... ?

Pour le vers 9, vous avez totalement raison. Il est né d'une mauvaise correction. Il disait d'abord : T11 n'es rien qu'une éclipse, 1111 ref11s de la jlamme,

et alors rien perd son sens absolu que vous lui reprochez avec raison, il redevient un simple rien que. Le Phoe de Phébus est aussi pris dans Michel-Ange, et je le crois, ici, de couleur locale assez supportable. Pour l'éllli de roseau, n'est-ce pas une traduction acceptable de la «férule • où Prométhée enferme son feu, avant de le donner à l'homme? J'ai cherché longtemps ce mot de férule. Il a fini par me revenir, et j'en suis sûr. Mais la férule devant être creuse, je vois un étui! Préférez-vous de sure1111, plutôt que de roseau? Je ne vois pas d'autre bois creux, dont le nom soit courant et familier. Férule, aujourd'hui, ne fait plus penser qu'au supplice des écoliers d'autrefois. Au premier vers de la dernière strophe, j'étais aussi très mécontent. Faut-il dire tout net : ù Soleil projeta ton f(III/Ôme, et la Te"e Porta son ombre en maudissant... 1 ?

On a ainsi l'ombre portée au physique, tout net. ]"avais songé aussi à « le Soleil a t:réé ton fantôme >>... Le rappel du nom de la Nuit est-il bien utile? On sait bien qu'il ne s'agit que d'elle. Quant aux vils labeurs nocturnes, du vers suivant, c'est le sujet : j'avais pensé aux labeurs de la Lune, semblables à ceux de la Terre, et, alors, avant l'arrivée de votre lettre, je méditais ceci : Ses l1111aires labeurs et le bas ministère...

Mais cette allusion à Phoebé est-elle nécessaire? ,A la réflexion, peut­ être suffirait-il que la Terre maudisse Sa planète asservie a11 plus bas ministère

(le ministère du simple reflet) et cela donnerait au vers final l'éclat d'un subjonctif graduateur et relatif: le plus bas des ministères, Qu'impose à l'1111ivers la loi du Tout-Plliss(III//

1. Le texte fut encore modilié dans la version délinitive.

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Voilà bien des histoires pour quelques vers! Pardonnez-les moi, c'est un peu votre faute, puisque vous vous y êtes intéressé. Et puis, votre dignus est intr-:ire (en somme) me comble de joie, parce qu'il m'eût été désagréahle de n'avoir pas dans un de la Balance intérieure, bien supé­ rieur au sien en qualité, pour les corrections que j'y ai portées et pour celles dont nous avons délibéré ensemble, notamment quant à la préface. - 2 Vous avez huit pièces nouvelles : a) les deux petites vieilles que j'ai retrouvées à Martigues, et qu'il faut mettre dans les vers de jeunesse, en tête du chapitre de Z> et sur > 1 ! c'est odieux, et, je vous le répète, vil et bas. Il n'aura pas volé son coup de pied quelque part. Vous verrez que je l'ai un peu perfectionné et si, tel quel, cela ne vous déplaît pas trop, j'aimerais aussi le mettre dans le Parvis d 'hommages pour faire cortège à celui de Ronsard. Je suis absolument de votre avis sur les Regrets, ils sont supérieurs à I'Olive, bien que j'aie un culte pour le sonnet de l'Idée. (N'est-ce pas Brunetière dans une conférence qui lui avait fait un sort ?) Celui que vous m'avez transcrit est aussi bien beau 2, et, je suis comme vous, son obscurité ne m'offusque pas. Elle est noble et profonde, et > 1•

On vient de me dire que janvier verra la sortie de tous les 4-5 2, encore q_ue les Anglais demandent par radio l'amnistie à toutes les nations. Je me sens l'âme de Chateaubriand pour demander aux Anglishs de quoi ils se mêlent 1 - Et si c'est mon plaisir à moi d'être en prison ?... Mais il ne me plaît pas du tout, c'est vrai. Ce qui me plairait mieux c'est d'être plus vieux d'une semaine et d'avoir le > et ses réponses... Le sous-duc (sous-directeur) sort d'ici. Il apportait vœux et adieux, étant nommé ailleurs à une direction. Tant mieux et tant pis, le directeur part aussi. Je n'aime pas beaucoup cela, mais on me dit le remplaçant, directeur régional, excellent. L'essentiel est de faire durer les statu quo excellents. Vous ai-je priée de demander à G. dont la belle-sœur est astrologue l'horoscope de 46 ? Il sait tout mon scepticisme et toute ma joie sur ces lectures dans les étoiles. Elle correspond un peu, de très loin, à mon > de la pie"e de Magnès 3 : ce que les hommes ont toujours cru n'est-il pas un peu vénérable ? Je puise ces vues profondes dans mon Bossuet que je n'ai jamais tant admiré que depuis cette relecture des assauts à Simon 4 • C'est le chevalier de la polémique à visage découvert. Pas une petite ruse, pas une dérobade, tout sur table, sur l'arène au soleil. C'est magnifique et quelle rigueur incomparable contre les tricheries qui gâtent le beau jeu et le métier splendide. On n'a plus revu cela. Je comprends maintenant pourquoi toute la postérité de Fénelon, y compris Renan, a dressé des autels à 1. Ce mot désignait les colis alimentaires contenus dans des boîtes à double fond où la comtesse de Dreux-Brézé dissimulait les lettres, coupures de journaux, renseignements, avis, timbres, etc •.. qu'elle faisait « passer » au prisonnier. Rien ne fut découvert avant son arrestation, en février 1947. 2. Les prisonniers politiques condamnés à quatre, cinq ans de détention. 3. La Pi,rr, d, Magnès était le nom donné par les alchimistes à la pierre d'aimant. 4. Richard Simon, auteur de l'Histoirurititjllt du Vieux Testament (1673), un des premiers essais d'exégèse rationaliste de la Bible, contre lequel Bossuet écrivit deux Instr11Gtions paslo­ rahs (1702-1703).

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ce Simon-là. Ils se sont sentis exécutés en grand et en détail par la serre de l'aigle. Je n'en reviens pas. Ces traités, lus autrefois un peu vite, je les ai relus avec délices et puis je suis revenu sur les débats de l'Histoire des variations, du quiétisme. Mais je n'en ai pas assez ici. Je vous demanderai la suite. On voudrait avoir plus de loisirs encore pour s'amuser à voir le jansénisme à travers Bossuet. Mais je vous confesserai que cela ne me fait pas avancer d'un pas. Tout cela m'est historique. Saint Thomas m'est plus actuel, sa méthode et sa · raison l'affranchissent du temps. Tous Ies éléments de sa doctrine restent presque tout à fait contem­ porains de toute raison libre. Il suffit de savoir à peu près son vocabu­ laire, ou de l'apprendre, ce qui n'est pas difficile. Il faut bien que je vous dise que l'on m'a comblé suivant le mot à la mode, je leur ai fait une guerre de plume de quatre ans, guerre offensive sous toutes les formes et sous tous les rapports. Elle continuait l'œuvre de ma vie, que je n'ai jamais infléchie. Si l'on publiait les archives de la Censure on y verrait, en clair, l'esprit qui animait mes articles, mais on peut fort bien en ·uger dans ce qui en est resté, à condition de savoir lire cette perpétue1le action contre « l'étranger >>. Après des débats orageux, Maurice Pujo avait pu imposer notre manchette quotidienne anticol­ laborationiste : > et nous l'avons maintenue pendant quatre ans malgré les plaintes des Allemands et de mauvais Français, leurs complices. Ainsi ai-je pu faire repousser les projets de renversement des alliances et de collaboration militaire et navale, pro­ longer l'attentisme du Maréchal, entraver la L. V. F. et provoquer ainsi la colère et l'injure de la presse proboche de Paris, de Lyon, de Mar­ seille, déchaîner toutes les cabales des Laval-Déat-Doriot-Sordet­ Luchaire-Suarez contre nous, - et cela depuis août 1940 jusqu'à août 1 944 où j'eus directement affaire à 1a section déatiste de Lyon. Même au début de septembre, je parvins à signaler à la presse amé­ ricaine la violence faite au Maréchal Pétain par les Allemands, qui, tout en l'emmenant prisonnier, voulaient, malgré ses protestations étouffées, faire croire qu'il était avec eux! La constance de mon action anti-allemande n'a pu être contestée : le ministère public en est tombé d'accord à plusieurs reprises, dans son Réquisitoire : > (Page 9). Dès la fin de 1 943, un document secret de la propagande officielle allemande, dont on a la photographie, porte que « après avoir, cinquante a,m/es durant, combattu l'Allemagne comme pas un », j'avais eu « une influence déterminante sur le cours attentiste de la politique vicl!Jssoise et cela dans un pays occupé par l'ar111ée allemande ! >> Enfin l'ambassadeur Otto Abetz, qui en décem­ bre 1 940 s'était plaint de vive voix de notre action contre Pierre Laval, avait écrit en 1 944 d'autres plaintes amères contre nous, dûment enre­ gistrées par la sordide Interfrance 1 • Ainsi étions-nous les bêtes noires de l'Allemagne et de ses partisans. Ceux-ci avaient même organisé mon assassinat, il en a été témoigné sans contradictions possibles à mon procès. Les Allemands d'Allemagne n'ont pas coutume de rendre le bien pour le mal. Ils me l'avaient d'ailleurs fait voir, dès leur arrivée à Paris, que j'avais fui par horreur de leur conquête; ils s'étaient mis à piller de la cave au grenier notre hôtel de l'Action Fran;aise, rue du Boccador. Ils avaient placé sous scellés mes deux domiciles personnels et pillé 1. Agence de Presse dirigée par Dominique Sordct, apologiste de la • collaboration •·

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encore le plus important, celui où étaient mes livres et mes papiers. Après 1 942., ils avaient campé chez moi à Martigues en Provence, sillonné mon jardin de leurs tranchées, miné ma colline et, à leur der­ nière saJve d'adieu, endommagé les vieux murs de ma maison de famille. A Lyon, ils m�avaient traqué d'hôtel en hôtel et réduit à vivre en meublé. A la veille de décamper ils avaient emprisonné au fort Montluc, pendant vingt jours, sans l'ombre d'un motif ni d'un interrogatoire, mes deux collaborateurs et amis Maurice Pujo et Georges Calzant 1 Je ne suis pas peu fier de cet échange de bons procédés entre les Alle­ mands et moi I Il faudrait dire maintenant par quel magique renver­ sement de leur pensée les Allemands auraient pu vouloir me faire sortir d'une prison où ils devaient me trouver fort bien à ma place, - dans le cas inimaginable où des amis à moi se seraient entêtés à vouloir m'en faire sortir malgré moi 1 D'après votre récit, monsieur et cher confrère, c'est un étudiant d'A. F. dénommé Claude A.. qui aurait conçu le projet, c'est un autre étudiant Pierre C.. qui, à Montpellier, lui aurait fourni le poste radio­ phonique qui lui aurait permis de correspondre avec Berlin... Mais pourquoi ne donne-t-on pas en toutes lettres le nom de ces sauveteurs bénévoles? Pourquoi ces ménagements pour des personnages, pris d'après vous en flagrant délit d'intelligences avec l'ennemi, car la guerre durait encore fin décembre 1 944 ? Quelle étrange sollicitude I Elle s'explique d'autant moins qu'on nous dit qu'ils ont été arrêtés - et nous n'entendons pas dire que, depuis un an, ils aient été jugés, condam­ nés, etc ... Avouez encore qu'il était de leur part assez bizarre de faire radiodiffuser de Montpellier la demande d'un parachutage qui devait être exécuté près de Beauvais pour une évasion préparée à Lyon, et dans un temps où les communications n'étaient pas faciles ! Les conjurés de cette histoire rocambolesque cherchaient la complication 1 Son inventeur a oublié deux petites choses : aux rares occasions où un adhérent de l'Action Fran;aise eut le malheur de tourner au colla­ borationisme et au philobochisme, il était automatiquement radié, et on ne le lui envoyait pas dire, Dominique Sordet en fit l'expérience 1 ; d'autre part, dans leur Congrès de Montpellier en 1 943 et de Lyon en 1944, nos étudiants auraient été bien surpris de trouver parmi leurs camarades l'ombre d'un >, mais son expulsion n'eût pas traîné. Je peux en témoigner, j'y étais. Tout cela ne tient pas debout. On n'a pas volé les tours de Notre­ Dame, je n'ai même pas pris mon vol de leurs sommets. Néanmoins, si volumineuse que soit la fable, il est indispensable de la démentir, car elle a quatre gros inconvénients : 1. Dès juillet 1940, Maurras lui avait écrit en lui donnant congé : « ... Nous nous honorons de vous tenir à l'écart. pour rester entre Français. clignes de ce nom. •

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- celui d'exalter les crédulités, presque obsidionales, dans la foule française, si cruellement éprouvée; - celui d'ajouter à ma prison perpétuelle une diffamation calom­ nieuse que je ne puis accepter, nulle Cour de justice ne l'ayant prononcée contre moi; -- celui d'opposer à mon prochain pourvoi en révision une rumeur d'hostilité injuste et sans raison; - et enfin cet inconvénient, d'ordre plus général encore, de faire le jeu de l'Allemagne en l'aidant à brouiller les cartes françaises, et à présenter ses plus grands ennemis de France comme ses amis et ses protégés : toutes les pommes de discordes qu'elle nous a lancées en fuyant tendaient à prolonger nos luttes civiles et, comme cette méthode lui a réussi, elle y persévère : les Français feront bien de s'en apercevoir avant qu'il ne soit trop tard. En vous demandant d'insérer cette réponse dont je regrette la lon­ gueur forcée, je vous prie, Monsieur et cher Confrère, d'agréer l'expres­ sion de mes sentiments distingués, CHARLES MAURRAS

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS 2.0

janvier 1 946.

Ma petite Ninon, merci de tes deux lettres 9 et 1 2, il est inouï que l'on ne puisse avoir de nouvelles de Martigues, si instamment deman­ dées I Armons-nous de patience, mais écrivons, écrivons, nous finirons par avancer et voir au moins Berre 1 Remercie vivement Françoise\ elle a pris la pie au nid, son Amoiboie m'apporte ce qui me manquait. On ne connaît un mot que par sa racine. Me voilà fort bien fixé. Reste la question des révélations archéolo­ giques de la Tourette sur lesquelles Duneau doit avoir gardé l'œil ouvert. L'intéressant n'est pas de savoir si l'on a trouvé des urnes ou des statuettes, mais quelques-uns des monuments inamovibles, pesant des tonnes, comme le tombeau de Saint-Julien, le temple de Ponteau ou le Mur grec de Saint-Mître l Quant au confessionnal de Saint-Lazare, voici : dans mon adolescence j'ai été conduit à Saint-Victor, on nous a montré un coin de pilier tranché à hauteur d'appui, au centre duquel un trou d'une dizaine de centimètres, et l'on nous a dit: saint Lazate confessait là, et dans ce trou tombaient les larmes des pénitents. Mais n'est-ce pas un rêve déguisé en souvenir? Consulte le chanoine P. et 1 . Sa petite-nièce, Françoise Blanc-Maurras alors en Rhétorique.

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remercie-le bien! Fais de même pour Jaffard, pour lui et pour le Racine d'Uzès 1 • Ne 1>9urrait-on avoir cette République de Martigues autre­ ment? Pierre Varillon ne pourrait-il voir si le volume ne serait pas trouvable d'occasion? Madame Ruxton, morte en Angleterre, l'avait peut-être, même sûrement. On pourrait voir ses héritiers qui n'en ont que faire, et je serais très heureux de faire ce plaisir à Nastia. Bien entendu tous les frais seront pour moi, dis-le bien! Tu as bien fait de remettre à Dromard le cachet de bronze qui est nécessaire là-bas. Tu peux garder les autres petits objets que je t'ai priée de prendre à Lyon. Que personne ne s'inquiète, je viens d'avoir une toute petite crise de fièvre et de bile, ce n'est rien, c'est dijà fini. Je pense que vous allez tous bien. La lumière revient, c'est le printemps, vos petits oiseaux travaillent-ils toujours aussi bien, et Jean-Claude prend-il goût à la procédure? Quelles nou­ velles des Pierangéli 1? Fais mes amitiés à tous... et je ne freine même pas pour toi, les z.048 épreuves auxquelles vous avez droit 1 Ton vieil oncle. CH. M.

A LA COMTESSE DE DREUX-BRÉZÉ

Je Vient

... Pour le Père de Judas non pas de chahut, à aucun prix. D'abord nos ennemis le désirent, ils sont capables de l'organiser comme aux obsèques de Bainville. Je me dois, je dois à la . - On m'empêchera d'écrire ? Et puis après ? - D'abord on ne m'en empêchera pas. Et si on le fait on en exercera ma mémoire et ma métromanie, voilà tout. Ce qui se perdra d'un côté se regagnera de l'autre. - Je ne comprends rien à l'affaire du cousin Arsène1• A-t-on refusé de rechercher la lettre ? L'a-t-on recherchée et pas trouvée ? Ou trouvée et pas recopiée ? Ou recopiée et pas utilisée. On s'y perd. Selon la réponse, je pourrai faire rechercher en Provence de nouveau. - Je vous en prie, dites, dites, dites-moi vite la vilaine histoire sur laquelle je vous jure un silence éternel. Je n'en parlerai jamais, n'y ferai jamais allusion mais, grâce à vous je posséderai un morceau de vérité qui, fût-elle inutile, ser.-du vrai, du vrai, du vrai. Vous ne pouvez vous imaginer combien ma surdité m'en a rendu plus avide, en m'en rendant l'abord plus difficile et plus com­ pliqué. Donc vite, dites, vous portez de /'ea11fraîche à la bouche altérée... Merci d'avance ! - Je ne veux pas oublier de vous dire, avant d'abor­ der nos grands sujets du jour, combien je vous suis reconnaissant de toute cette droite franchise... Non, je ne vous donnerai pas ! Méchante 1

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

Ma petite Ninon,

10 février 1946.

J'ai été heureux d'avoir de tes nouvelles par ta lettre de dimanche dernier. Plus il y en a mieux ça vaut. Et de bonnes 1... Pélissier faisant la grande découverte nécessaire 2 1 Remercie-le I Dis-moi le prix pour que je l'envoie en mars. Avais-tu écrit à Pierre Varillon ? Si oui ne manque pas de me dire sa réponse. Non je ne savais pas l'histoire de cet évêque Lazare du u:re siècle, mais, comme le dit Mll e Maurel, toute l'affaire des autres (Ste Madeleine, Stes Maries, etc.) se rattache bien à l'hyperI, Arsène Gouin 2, La découverte, chez un libraire de Genève, d'un exemplaire de Sextus Empirk11.t (texte grec et latin) que Maurras souhaitait relire pour son Pascalpuni, afin d'y trouver rassemblés les arguments des sceptiques et des pyrrhoniens.

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critique des modernistes et, là-dessus, en principe {je laisse de côté les cas où la preuve contraire est faite), j'admets le raisonnement des défenseurs de l'apostolicité des églises de Provence, non par patrio­ tisme provençal, mais par attachement à toutes les règles de la critique. Les h ypercritiques, genre Mgr Duchesne, n'admettent que les témoi­ gnages écrits. Ils ne veulent tenir compte d'a11c1111e >, sera d'abord acte de stricte justice, et je t'en serai reconnaissant comme d'un signe d'affection donné à ton vieil oncle. Je viens d'entrer majestueusement dans la 8oe année de mon âge, avec la bonne mine que tu as constatée; Le cœur n'avait un peu flanché qu'au moment très court où a manqué le vin. Axiome : l'eau ne me fait pas de bien, le vin ne fait pas de mal. As-tu fait mes commissions à Dromard? Refais-lui mes amitiés, ainsi qu'à tous nos amis. Tu as raison, il faut nous embrasser sans compter! Donc n'épargne personne. Dis à Jeannette de sourire au beau soleil de juin, remercie Josette de sa belle image. Tes plumes font très bien affaire, merci encore, je vous embrasse en chœur, Ton vieil oncle CH. MAURRAS NO d'écrou 8321 P.S. As-tu écrit à Berthie? Les Trévise descendent d'un maréchal du Jer Empire (Mortier) 8• Je ne sais si leurs héritiers habitent Canne�. Leur descendant et chef doit y être encore propriétaire de ma rue 4!

1. La servante de Maurras à Martigues. 2. La comtesse de Dreux-Brézé venait d'avoir de graves ennuis pour avoir servi d'émis­ saire à Maurras. 3. Mortier, duc de Trévise (1768-1835), marécMI de France, victime de la Machine infer­ nale de Fieschi. 4. Le bruit courait vers 1942 que le nom de Maurras avait été donné à une rue de Cannes.

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A SON NEVEU JACQUES MAURRAS Mon petit Jacques,

zz avril 1 947.

Je te remercie de ta bonne dépêche d'hier, elle me rajeunissait d'un jour, c'est dimanche et non lundi que j'ai fait mon entrée dans la 808 année de mon âge! Et du meilleur train du monde l J'ai le souvenir de notre bonne et trop rapide conversation de l'autre dimanche I Depuis, je l'espère, tu auras avancé la paresseuse affaire de Clermont et terminé la rue de Verneuil 1• Remercie Marcel 2, je l'ai trop peu vu à Lyon, quand il est venu faire sa brillante déposition. Dis-le-lui de ma part. Depuis la remise du livre de François-Poncet 3 (meilleur que je n'espérais), je n'ai reçu aucun de ceux que tu m'annonçais pour la semaine écoulée, ni J'Alle­ magne éternelle 4, ni le Judas, ni ThUfJdide, ni Aristote, ni Xénopho n, ni rien. Quant à notre avocat, qui devait venir aujourd'hui, je ne l'ai pas vu non plus! C'est une grève générale. Renseigne-moi si tu le peux. Dis à Georges qu'il serait vraiment temps de nous mettre au travail. Où en est la transcription de mon Mémoire 6• L'a-t'il étudié ? Quand viendra­ t-il me dire ce qu'il en pense ? Nous sommes un peu surpris de ces len­ teurs ? J'ai oublié de te demander si tu avais pu aller place Vendôme avec lui ? Où en est l'affaire du Littéraire 6 ? etc., etc. Je n'ai pas l'habi­ tude de prendre mes désirs pour des réalités, mais une date est une date, une promesse une promesse l Du moins, nous entendons-nous toi et moi. Peut-être pourras-tu me dire, à ton prochain passage, si Hilaire 7 a répondu favorablement à ce que je conseillais ? Cela peut se faire sans aucun mouvement de plus, tout est dans l'état. Donne-moi des nouvelles de Michel. Va-t-il mieu.."C ? Redis-lui qu'il faut absolument se bien porter. Cela est nécessaire à tous et à tout. Et François ? Tu vois combien toutes ces choses me tracassent. Elles ne m'empêchent pas de travailler. Encore faut-il des outils. Je suis sûr que leur retard ne vient pas de toi. Je t'embrasse et te réembrasse, mon bon petit Jacques, ton vieil oncle. CH. M. 8 3 2 1 P.S. Pas d'accident a u mobilier dans le transfert ?

1. Il s'agit du transfert au garde-meuble des livres et du mobilier qui étaient restés à son ancien domicile, 60, rue de Verneuil. 2. Marcel Justinien, directeur de l'Indipendancefran;aise, que Maurras avait peu connu avant qu'il ne déposât en sa faveur devant la Cour de Justice de Lyon. 3. André François-Poncet : De Versailles à Potsdam. Paris, 1947. 4. Charles Maurras : Devant l'Allemagne éter114/le : Gaulois, Germains, Latins. Paris, 1937. La mort de Judas de Paul Claudel. 5. Ce mémoire, relatif à la revision de l'arrêt de la Cour de Justice de Lyon, a été publié en 1949 sous le titre : Au grand_juge de France. 6. L8 Figaro littéraire du 18 novembre 1946. CT. plus haut, la lettre du 8 décembre 1946. 7. Hilaire Theurillat.

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9 mai 1 947.

Ma petite Ninon,

Tes plumes sont très bonnes, oui et surtout les longues, les blanches et les dorées, au large bec. J'en consomme beaucoup. Peux-tu m'en renvoyer par la poste? Ce n'est pas faute de plu.mes que j'ai tardé à répondre à ta lettre du 2.8 avril. J'attendais une forte rentrée qui ne vient pas encore, ce qui me fera prier la pauvre Josette de patienter pour son cadeau, elle n'y perdra pas. Ce qui presse, c'est ta robe. Demande à Mlle G[ibert] la somme dont tu as besoin, elle vient de recevoir assez pour y faire face. Remercie-la. J'ai été ahuri de ton chapitre des chapeaux. Si le chapeau t'agace, comment vas-tu à l'église? De mon temps les dames n'y étaient reçues que chapeautées ou voilées. Elles tournaient la diffi­ culté en s'adaptant un léger foulard, dont la pointe allait sur le front en jouant la coiffe Marie Stuart ou le casque de Savoie. Et le curé fer­ mait les yeux, même Moussu Guillibert 1 qu'a toujou agu lis iue auberf, que touti li capellan qu'an passa an toujou agu lis iue forma ! Quant à la bouil­ labaisse, je te félicite de ton goût affiné. L'erreur marseillaise est de n'y pas admettre les grands poissons, turbot, sole, rouget. C'était aussi l'erreur de ma vieille Sophie, qui était pour la poêle et le gril I Mais elle n'était pas provençale, née à la Motte-Chalençon dans la Drôme! Il y a d'ailleurs à Martigues d'autres bouillabaisses, celles-là 1111itaires, comme la bouillabaisse de muge, qui se défend, ou (exquise!) celle de rouget, ou encore l'admirable bouillabaisse noire aux tautenoun ou sépions (et non scipions 1 1 1) de sépia, sèche, petite sèche. Mais là, Brun me trouble : il leur enlève le noir ! Ote+il le jaune à Ja langouste? Remer­ cie-le de l'huile comme de la tapenado et des poutargues I Merci du lyonnais du 2.0 avril. Et surtout merci de la lettre qu'il t'était si difficile d'écrire? Mais justement le divin Platon disait que le beau était difficile, le difficile beau. Je te serai reconnaissant du conte ou de l'histoire de la valise. Je suis heureux de ce que tu me dis de Dromard. Fais-lui mes amitiés. Qui est Mme da Passano? Est-ce la libraire d'Aix qui a succédé à Dragon ? Mais j'ai un autre nom en mémoire. Puisqu'elle veut bien offrir des livres, pourrait-elle m'avoir les Mlmoires du Cardinal de Retz, le VIe volume des Mémoires d'Outre-tombe de Chateaubriand, la Vie des philosophes de Diogène Laërce, qui m'a beaucoup amusé jadis. J'ajou­ terai l'Ilfiade d'Homère, mais n'en avez-vous pas une à me prêter ? Celle que j'ai vue, il y a soixante-cinq ans, rue des Petites-Maries 2, trad. de I. • M. Guillibert qui a toujours les yeux ouverts, quand tous les autres curés ont toujours eu les yeux fermés. • C'est là ce que ses paroissiens de Martigues disaient de lui. 2. A Marseille.

LETTRES DE PRISON

Mme Dacier ou de Bitaubé. Si comme je le crains, elle s'est perdue à la bataille de la vie, demande l'Iliade à Mme da Passano. Pas 1'04,ssée, je l'ai ici. Il me reste la place de vous embrasser sans compter. Ton vieil oncle, CH. MAURRAS no d'écrou 8 3 2 1 A SA NIÈCE HÉLÈNE MA URRAS

Ma petite Ninon,

3 j uin 1947.

Je n'attends pas ta réponse à ma question sur ta robe (qui m'inquiète) pour te dire combien j'ai eu de plaisir à savoir ton lundi de la Pente­ côte à Martigues. Je savais que les marches horizontales de l'escalier étaient dorées à point, mais qu'en est-il des murs verticaux spécialement du marbre des plaques 1 ? Est-ce toujours aussi blanc cru ? Ou cela blon­ dit-il ? Je voudrais savoir aussi si les myrtes de la terrasse, devant la maison, de part et d'autre du chapiteau, ont un peu épaissi leurs touffes. Dis-le moi quand tu m'écriras. Comme les Goirand sont amis! A tout point de vue je dois accepter leurs propositions pour les quatre embar­ ras lyonnais. Dis-lui que je le remercie de tout cœur. Ecris en même temps à Joséphine pour qu'elle aide au déménagement 2• Dis aussi mes amitiés à la Reine-qui-cliante, et donne-lui l'adresse des Lassus, qui ont toutes les autorisations voulues. N'oublie pas d'y ajouter que, pour la descente du Rhône au 14 juillet, si elle se fait jusqu'à Marseille, elle passera probablement par le canal d'Arles, le golfe de Fos, Caronte et le tunnel du Rove, par conséquent devant la maison. Que M11e Imbert lui donne le bonjour en passant! Tu ne peux pas t'imaginer à quel point cette vieille femme qui t'a mis maternellement son châle sur la tête pour te sauver des exécrations du curé, m'a fait penser à quelque beau groupe à l'antique dans le genre du Saint Martin de Tours I Encore celui-ci ne donnait-il que la moitié de son châle 1 Oui, je serai avec vous le 1 2 juin 3• Mais ta.robe! Ta robe! tu ne peux pourtant pas y aller en chemise. Je t'embrasse avec tous, ma petite Ninon. CH. M. N° 8 3 2 1 Ton vieil oncle.

1, Les plaques de marbre, couvertes d'inscriptions mémoriales, qui sont enchassées dans le • Mur des Fastes • dans son jardin du Chemin de Paradis. 2. Mme Joseph Baret, sa servante lyonnaise. Il s'agit du déménagement de ce que Maurras avait laissé dans son logement de la rue Franklin. 3. Jour du mariage d'une petite-nièce de Maurras.

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Mon petit Jacques,

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4 août 1947.

Voici la lettre de poursuite ! Mais c'est sérieux; en y songeant bien, je retrouve dans mes souvenirs de 1886 une Rwm contemporaine, à Paris, pas à Lyon, in-8° couverture jaune paille où je n'ai jamais écrit : ai. M. y était les initiales de Charles Morice 1, grand garçon de 1 mètre 90, chauve (j'étais chevelu comme un roi mérovingien, mais la raie s'est un peu élargie depuis). Ch. Morice était d'une génération antérieure, peut­ être l'aîné de Barrès, bien que celui-ci fût né en 1 862. Morice venait de publier un livre, La Littérature de tout à l'heure, dont on parlait un peu, inspiré de Carlyle, d'Emerson. Je ne suis plus sûr '!ue la revue lyonnaise de 1886, portant un article sur Thureau-Dangin, s appelât aussi contem­ poraine, mais c'est encore possible. Donc, détrompe ton correspondant 2 sur la question Morice. Ajoute que ses successeurs dans un demi siècle auront de la tablature avec ce même Ch. M. à cause d'un Charles Mauron, qui fait à Saint-Rémy-de-Provence des livres mallarmisants l Quant aux Annales de Philosophie Chrétiennes, les ai. M. sont tous de moi, mais H me semble me souvenir que j'y signais tout au long beaucoup de courtes bibliographies et peut-être une note sur l'amlition colorée. C'est l'époque où, malgré mes dix-huit ans, Mgr d'Hulst me proposait d'être membre de l'Institut de Saint-Thomas-d'Aquin! Je refusai à cause de ma surdité, ne croyant pas possible de m'asseoir au milieu des hommes parlants 1 Vingt ans plus tard, j'hésitai encore à accepter un siège au Comité direc­ teur de l'Actionfrllllfaise pour la même raison I Traitera-t-il la q_uestion de l'influence de Nietzsche? J'ai toujours été contre Nietzsche, J'ai envoyé en 1935 tous les textes probants à la dernière commentatrice de Nietzsche, Mlle Bianqui 3• Cette péronnelle a répondu qu'elle les connaissait et a maintenu son mensonge. Alors, tâche de te procurer la fin d'un article de Pierre Lasserre au Mercure de France vers 1909-1910, où P. L. insiste auprès de moi en me conjurant de mieux regarder les « beaux vers » tra­ giques et pathétiques de !'écrivain allemand. Ces lignes finales, très claires et très belles, montrent quelles étaient alors nos discussions entre amis sur Nietzsche et quel rôle hostile j'y tenais. - Je voudrais aussi que tu fisses savoir combien j'ai toujours regretté d'avoir imprimé, et publié trop tôt I A dix-sept ans et demi! 1 Quand on a fait le Di,tion1. Charles Morice (1861-1919). Son livre La littérat11r1 d4 to#I à l'bnlr, (1889) passa, à l'époque, pour une manière de manifeste du symbolisme. 2. Ce correspondant était M. L. S. Roudiez. de l'Université de Columbia (U.S.A.) qui préparait un ouvrage intitulé : Mllllrf'as_i1mplà I'AnionfrtlllftlÎSI (Paris, 1957). 3. Geneviève Bianqui : Ni,tz.uhe. Paris, 1 933.

LETTRES DE PRISON

naire politique et critique, 1 j'ai interdit, sauf rares exceptions, de rien réimprimer qui fût antérieur à 1 893, c'est à dire à ma vingt-cinquième année. - L'idée de la page littéraire est excellente 2 • On avance par l'éclat des polémiques à l'éclat littéraire. Il y a cinquante ans nous avons ruiné, battu, vaincu la revue blanche par la force des discussions et la splendor veri attaché au langage. Récapitule bien mes livres : Platon, Boutang, Politique cl'Aristote, Horace. Amitiés à Georges, Boutang, Marcel, François, Wittmann. Prie Hilaire 8 de tout presser. Tes pêches, très belles, sont sublimes à goûter. Quel dessert hier soir! Je t'embrasse, mon petit Jacques, tout à la foi de nos serments, ton vieil oncle. CH. M.

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Ma petite Ninon,

6 août 1 947.

J'étais en effet impatient d'avoir de tes nouvelles et les voilà dans ta lettre du 3 1 juillet, bonne et belle et très bien venue, hier soir. Comme tout s'est bien passé à Lyon ! Tu es tombée sur les Goirand, Suzanne Imbert, Mistral neveu et M. Tournier, ingénieur que je connais bien. Son père était des officiers qui ont fabriqué le canon de 75 au temps du général Mercier. Pour Fourvières, c'est parfait '· Ce qu'il fallait. Juste. On a dft �e un peu froid, d'après ton rapport, je m'y attendais, mais la courtoisie est sauve. Il faut demander à Georges pour Lardanchet quelques Patriotismes 5, et un pour toi. Dis-moi les comptes dès que tu les auras. Pour Horace, comment ne pas être abrupt ? Son dernier vers tient en deux mots : sub ara vite bibentem. (L'Améri­ cain 6 n'a pas_ tort. Mais j'adore le :petit serviteur de Rambaud 7) • • As-tu pensé à lut dire tout ce que m'a fait rêver la page 1 5 6 de son livre 8 ! J'avoue que mon propos était peu clair. Voici de la lumière. Rambaud

1. Di,tionnairepolilif/116 el mliqm, s vol. Paris, 193 z à 1934. Œ. l'Introduction de Pierre Char­ don. 2. Il s'agit de la page littéraire d'Aspe,ts de la France dont le premier numéro avait paru le 10 juin 1947. 3. Hilaire Theurillat préparait l'édition du poème de Maurras intitulé : Àlltigone, Pierge111,n d# l'Ortlre. Genève, 1948. 4. Il s'agit d'une visite faite à Fourvières, au Cardinal Gerlier, archevêque de Lyon. 5. Le Patriotism, ne doit pas hltf' la patrie. Paris, 1937. Plaquette publiée clandestinement sans nom d'auteur en réponse au livre de Jean-Albert Sorel, intitulé Le Calvaire. 6. M. Léon S. Roudiez. 7. t A son petit serviteur •• poème, recueilli dans la plaquette intitulée : A mes vieux oli­ viers. 8. Henri Rambaud : La Voi, sacrée. Lyon. 1947.

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doit se rappeler une vieille ballade qui est dans la Balance intérieure et dont le refrain dit : . Et déjà était fartie vers vous la lettre répétant cette même prière en précisant qu'i fallait prendre des conclusions, interjeter des demandes reconventionnelles de dommages et intérêts à l'Etat qui avait le toupet de nous poursuivre ainsi. Muni de votre réponse orale, je veux encore dire qu'il faut dans la > du juge implanter au plus profond de l'os du rocher un solide cornet acoustique : conclu­ sions de 1a défense, demande reconventionnelle des accusés 1... Vous m'avez écrit que M0 G[oncet]. viendrait prendre mes instructions, je n'en ai pas perdu l'espoir, mais belle Pf?ylis, on désespère, et le mieux me paraît de vous revenir pour renouveler mon insistance. D'autant mieux que je veux vous signaler à l'un et à l'autre un instrument de travail de premier ordre, le mémoire de Pujo, qui vient de paraître, (Ed. de la Seule

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France), que vous avez certainement eu et lu, mais que je vous recom­ mande au point de vue qui nous occupe. Pujo a beaucoup plus insisté que moi sur la vie du journal dont il avait la charge. L'éditeur y a mis d'excellentes notes complémentaires très utiles, comme page 3 3, 34 sur le Figaro. On ne saurait trop insister sur notre refus de toute sub­ vention, que l'on prononce subvention ou indemnité! Voyez aussi tout ce qui est dit, passim, des Cagoulards. Voyez, pages 43, 44, ]es trois exposés si importants de nos rapports avec le Maréchal person­ nellement : a) sur la Constitution dont le .couronnement était différé jusqu'à la libération. b) sur le rétablissement éventuel du régime parle­ mentaire. c) contre toute intervention du Maréchal pour une paix favo­ rable aux Boches. Voyez page 48, mon article sur la conférence dorio­ tiste de Lyon. Cela serait éloquent, bien exploité. Il faudrait le relire de très près, la plume à la main. - D'autre part, ma lettre précédente vous signalait une affaire de juillet-août 1944 avec les déatistes lyonnais, quand Déat voulait mobiliser en Normandie I Cela intéresse aussi de très près la ligne du journal, mais j'ai oublié de vous dire le nom de ce secrétaire départemental du mouvement déatiste R.N.P. : il s'appelait Philippe Dreux et j'ai appris qu'il avait été fusillé récemment. C'était donc contre un ultra-bochisant que nous nous alignions et contre qui le Maréchal nous envoyait des moyens d'attaque et de défense directe. Tout cela doit servir I Votre fierté, votre mordant au dernier procès a été cause de votre avantage partiel. Ce n'est pas en rompant que l'on a l'adversaire, mais en marchant sur lui. Avec Vainker 1 qui est un lâche, une lâche vipère, ces lieux communs sont encore plus vrais. Je m'en suis convaincu en lisant la sténo. Il se taisait, fuyait ou changeait la conversation lorsque Pujo ou moi le poussions un peu. Vous le ferez reculer ou ]'arrêterez. Cela va d'accord avec votre tempérament de marin à l'abordage. Et Me G. n'a pas froid aux yeux. Donc, en avant! Il est d'une vérité éblouissante que l'État nous doit des dédommage­ ments, et qu'il les doit d'autant plus que nous nous sommes appliqués davantage à le détourner de la guerre folle, principe et cause de tous nos malheurs civils et militaires, dont 5 mille milliards de dégâts avoués, l'autre jour, par le comptable Bidault. La vérité, son évidence, doivent créer de la force morale et maté­ rielle autour de nous. Et nous ne marchons pas pour nos simples procès : il y a l'avenir qui jugera, qui voudra juger de près l'usage que nous avons fait de notre pouvoir. Et cet usage, s'il est bon, servira encore, aujourd'hui, ou demain, à la France. Mes amitiés et mes hommages respectueux autour de vous. Embras­ sez bien pour moi mon filleul. Très cordialement à vous, mon cher ami avec tous mes souvenirs CH. M. 1 . Président de la Cour de Justice du Rhône au Procès Maurras-Pujo.

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A MONSIEUR LÉON S. ROUDIEZ A L'UNIVERSITÉ DE COLUMBIA

Monsieur,

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décembre 1947.

Votre lettre de New-York, 1 er novembre, vient de m'arriver et me couvre de confusion. Il y a plusieurs mois que mes neveux m'ont fait savoir avec quel intérêt vous vous informez d'une partie de ma bio­ graphie. J'ai le devoir d'y correspondre. Comme le temps ne manque pas ici, il pourra vous paraître abusif d'opposer à chaque ligne de votre questionnaire tant de pages d'explications; mais il n'est pas d'autre moyen d'être précis en certain domaine! Encore dois-je vous prévenir d'un point; j'avais dix-sept ans et demi quand les Annales de Philosophie Chrétienne acceptèrent mon premier article, à l'automne de 1 8 8 5 . J'ai donc écrit et publié beaucoup trop tôt. De longues années plus tard, lorsque l'on a réuni les matériaux de mon Dictionnaire Politique et Critique, j'ai fait défense de rien recueillir c1ui fût antérieur à 1 893, l'année de mes vingt-cinq ans, où, commen­ çant à me débrouiller du chaos, je me suis rendu compte de ce que j'écrivais. Veuillez me pardonner cet écriteau planté en avant de ma préhistoire et recevez, Monsieur, l'expression de mes sentiments distingués et dévoués. CHARLES MAURRAS

numéro d'écrou 8 3 2 1

Je vous serai très reconnaissant de saluer pour moi M. le professeur Horatio Smith, de Columbia 1, qui m'est nommé dans votre lettre . . Pour plus de clarté, /e transcris, Monsieur, votre questionnaire en avant des réponses sur es six feuillets que voici, paginés de I à VI;

1 En dehors des poèmes déjà publiés ou confiés à des éditeurs, vous reste­ t-il encore des poèmes de jeunesse inédits ? °

]� ne le crois pas. J'en ai beaucoup brûlé. Mais dans le manuscrit de la Balance Intérieure, il est fait une large place à mes vers de jeunesse, eux-mêmes subdivisés en deux cycles, P.ryché et Faust, Faust et Hélène. Si cela vous intéressait, je prierais l'éditeur de le confier à votre discrétion lors de votre prochain séjour en Europe. 1. L'ouvrage de L. S. Roudiez : Maurras jusqu'à l'Action fra11faise porte cette dédicace : c A la mémoire du professeur Horatio Smith dont l'humanisme m'a réconcilié avec la litté­ rature. •

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2° Y a-t-il encore à votre connaissance des personnes détenant des lettres de vous, écrites avant 1 899, et susceptibles dejeterune lumière nette sur le dévelop­ pement de vos idées?

Il existait dans ma maison de Martigues un dossier important de lettres de ce genre, échangées avec mon ancien maître Monseigneur Penon, le futur évêque de Moulins. Elles ont été soustraites en octobre 1944; je suis sut' la piste du voleur. Puissè-je les retrouver I Car je ne me connais pas d'autre correspondance digne d'intérêt. 3° Sont-ce des raisons religieuses qui vous ont empêché de goûter Baudelaire, des raisons analogues à celles qui vous auraient détourné de Pascal?

Le Baudelaire de notre jeunesse n'avait pas encore reçu les insignes d'un Père de l'Église. Je ne l'ai d'ailleurs que trop goûté alors I Non, ce n'est pas la religion qui m'a détourné de lui, mais une réaction d'huma­ niste, une certaine aversion pour sa matière suspecte et insuffisamment dominée, pour ses oscillations alternantes de Racine à Hugo. La poésie et l'art de Jean Moréas ont éclairé et accentué cette réaction.

4° Aviez,-vous fait la connaissance de Paul Valéry avant 1899 ? Si oui, dans quelles circonstances?

J'ai lu de très bonne heure de beaux vers de Paul Valéry, ceux qu'il publia tout jeune dans l'une des petites revues que faisait naîire et mourir à Aix-en-Provence mon condisciple et ami le poète Joachim Gas­ quet, vers 1891, 92, 93. Cette revue s'appelait, je crois, la Conque ou, peut-être Syrinx. Le poème de Valéry y brillait de tous les charmes mallarméens que savait déjà rafraîchir et embellir le retour à la splendeur logique 1• Je n'ai connu plus personnellement ce rare poète que fort longtemps après.

5° Avez,-vous eu conscience, vers la même époque, d'une aj/inité esthétique avec André Gide? Je songe notamment à ses théories sur l'art, telles qu'elles sont formulées dans ses premiers ouvrages?

Ces affinités ne m'ont pas beaucoup arrêté parce qu'elles s'expri­ maient en termes d'éthique, d'ailleurs rebroussés et dénaturés. Vers 18 90 ou 1891, comme on parlait un peu des mes premiers essais dans le milieu de Barrès, André Gide vint m'apporter son premier livre, les Cahiers d'André Walter, d'un baudelairisme enflammé. Je le vois encore, plus jeune que ses vingt ans, avec son air de petit ange, sous les ailes battantes d'un macfarlane noir. La même année, ou la suivante, quand r. En 1892, parlant des disciples de Mallarmé, Maurras avait écrit : • M. Valéry est fort habile. Ce que j'ai lu de lui montre bien qu'il saura se servir de son art et sortira de cette virtuosité pure où s'attardent ses amis. •

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le poète Oscar Wilde vint à Paris, je rencontrai André Gide chez Barrès où il accompagnait le futur auteur de la Geôle de &ading. Quelques jours plus tard je le retrouvai dans un grand café du boulevard Saint-Michel, escortant toujours Oscar Wilde. A ceb. se bornèrent nos relations personnelles. Un peu plus tard, sans nous être revus, nous discutâmes, par écrit, sur les Déracinés de Barrès 1• Enfin, p endant l'autre guerre, il eut je ne sais quel coup de foudre d'Actio n fran;aise et m'adressa une belle lettre avec une large souscription pour nos blessés. Depuis, les sévères jugements d'Henri Massis dans la Rev11e Universelle 2 furent mon seul contact avec l'auteur des Nomritures terrestres. J'avais un peu laissé tomber ses livres. C'est à la Maison Centrale de Riom que j'ai fait connaissance avec les Caves du Vatican, dont la charge m'a paru un peu grosse. C'est également là que j'ai vu son article de la Gazette de Lausanne, en septembre 1 945, traitant de Barrès et de Maurras, Barrès mort et Maurras prisonnier, l'un et l'autre dans l'impossibilité de lui répondre 3• Je m'en suis consolé, le mois dernier, en pensant au lustre que son prix Nobel jetait sur les Lettres françaises. 6° Vous serait-il possible de prlciser exactement où et quand Rqymo nd de La Tailhède vous a présenté à Moréas et si vous avez eu 1111e influence quel­ co nque sur >

Il y a ici une petite erreur, dont je dois être responsable. La 'Tailhède a été mon grand lien auprès de Moréas. Exactement, il ne m'a pas présenté à lui. Moréas faisait de temps en temps une apparition au Félibrige de Paris, place de l'Odéon. C'est là que je l'ai vu pour Ja pre­ mière fois, en mars ou avril 1 890. Je ne sais plus qui m'a présenté à Jni. Peut-être Paul Arène. C'est un peu plus tard que je revis Moréas avec La 'Tailhède. Je connaissais Raymond de La 'Tailhède depuis 1 8 87 4• Son admirable ami Jules 'Tellier venait de publier un volume de critique, Nos poètes, dont j'avais rendu compte dans une revue /'Instructio n publique où je signais d'un mystérieux anagramme R. Amarus. L'article avait plu au jeune critique. Il s'était mis à ma recherche et avait fini par dénicher mon adresse, 1 1 , rue Cujas, où nous habitions, ma mère, mon frère et moi. IJ vint avec La 'Tailhède, je n'étais pas là; ils revinrent le même jour et prétendirent m'entraîner dîner avec eux. J'alléguai mon inso1. Le débat qui s'ouvrit entre Maurras et Gide au sujet de la thèse barrésienne de l'enra­ cinement est connu sous le nom de « querelle du peuplier t. Cf. André Gide : Prétextes, pp. 5 359 et Charles Maurras : Les deux patries ou l'Elution de sépulture. Œ. Œm,res capitales, t. IV. 2. Henri Massis : Jugements, t. II et D'André Gitk à Marcel Proust. Lardanchet, 1947. 3. Charles Maurras : Réponse à André Gitk. Paris, 1948. Voir, plus bas, la lettre à Henri Ram­ baud du 23 février 1952. 4. Raymond de La Tailhède (1867-1938). Il fut l'un des fondateurs de l'Ecole romane. CT. plus bas : la lettre de Charles Maurras à Marcel Coulon, sur Moréas et La Tailhède, du 7 septembre 1949.

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IOI

ciabilité, ma surdité... Bah! dirent-ils, nous crierons. Je passai la soirée avec ewi;. Ce fut, je crois, mon premier pas dans la vie littéraire. Dix­ huit mois plus tard, Tellier succombait à une attaque de fièvre typhoïde et La Tailhède nous demew:a comme le témoin et le légataire universel du grand esprit qui nous avait si brusquement quittés I On se groupa autour de lui avec une admiration resserrée et renouvelée. Moréas ne le quitta plus, et c'est La Tailhède qui me fit lire les épreuves du Pèlerin

passionné.

Une influence sur le Pèlerin ? Vous voyez que c'est impossible. Ce cancan a pu courir chez des disciples et des adversaires de Moréas. C'est une grande folie. Moréas était né en 1 8 5 6, moi douze ans phis tard I Ses trente-quatre ans, mes vingt-deux ans I Il prenait possession de sa gloire. J'étais un blanc-bec, Ce genre de disparité, qui vous fait tout mesurer, n'est certes pas le seul. On a soutenu aussi que j'eus part à l'évolution qui le mena aux Stances, après Eriphyle. Tout ce que l'on peut dire est que mes passions helléno-latines rencontrèrent les siennes, Encore avait-il déjà trouvé sur son chemin celles de La Tailhède telles que les lui avaient préparées Jules Tellier, latiniste ardent, bien que né en Normandie, comme tant d'autres humanistes français. L, Pèlerin passionné est formé de deux parties : la première, où prévaut une tendance médiévale, a été, l'année suivante, refoulée dans une petite plaquette, A11tant en emporte le vent, et que le vent n'a pas emportée; la seconde partie, d'une veine plus ronsardienne, tendait déjà à Racine et à Lamartine. Elle nous plaisait mieux à La Tailhède et à moi, mais nous ne figurions, Jui et moi, qu'un public préposé à l'applaudissement, non à l'exercice d'une influence quelconque, qui eût renversé les rapports naturels de maître à disciples. Je me permettrai seulement de vous signaler un point mal vu encore : à la dilférence de beaucoup de Grecs anciens et modernes, Moréas faisait le plus grand cas de la Muse romaine. Oui, c'est au sang latin la co11le11r la plus belle,

il est plein de Virgile et d'Horace comme de Sophocle et d'Homère.

7° St111iez.-vous, en I 896, lorsque vo11s en parliez. dans la Revue Encyclo­ pédique, 1J118 le poète qui signait de trois astérisq11es dans la Revue des Deux Mondes était Madame de Régnier ?

Il me semble bien que nous le savions tous. Du moment qu'elle ne signait pas, il était naturel de feindre l'ignorance, et j'avoue que, ayant dit assez de mal des vers de son père 1, il me plaisait de rendre hommage à ce nouveau poète, si brillamment doué. Mais permettez-moi, Monsieur, cet autre aveu. Vous m'avez rappelé mon vieil article, je l'avais totalement oublié, après en avoir repris r. José-Maria de Hérédia, le poète des

Trophéu.

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la substance, six ou sept ans plus tard, dans le Romantisme féminin de: /'Avenir de /'Intelligence. Votre admirable mémoire m'explique à présent pourquoi, lors de ma campagne académique de 192.2.-192.3, Jacques Bain­ ville avait beaucoup insisté pour que j'essaie d'intéresser Madame de Régnier à ma candidature. Mais, lui dis-je, j'ai été si dur pour les vers de son père et de son mari I Mais, répliquait-il, vous ayez attaché le premier grelot de sa gloire à elle... Le curieux est que, aplès mon échec (par 1 1 voix contre 18 à M. Jonnart), Madame de Régnier écrivit très gentiment une chronique fantaisiste où elle faisait dire à l'Académie, parodiant Chénier : Je ne veux pas Maurras encore I C'était un rayon d'espérance. go Est-il exact que ce soit l'étude de Pascal et des philosophes allemands, Kant en particulier, qui vous ait fait perdre la foi ou tout au moins l'aitfor­ tement ébranlée?

Pour Pascal, c'est la vérité. La première et dernière secousse est venue de lui. Pascal a élevé à la note tragique les badinages de Montaigne traducteur des sceptiques grecs et latins, depuis les préplatoniciens jusqu'à Sextus Empiricus en passant par Cicéron. Ceux-là ont tout vu et tout dit. Pour Kant, entre les années 1881 et 1892., tout le monde kantisait plus ou moins dans la jeunesse philosophante. Mais à part la Critique du jugement que j'ai toujours tenue pour exceptionnellement importante, le Kantisme ne m'a rien appris que le Pascalisme m'eût laissé ignorer. Sa façon de substituer la vie morale à la vie intellectuelle ne m'a pas plus contenté que la substitution pascalienne de la mystique religieuse à la dialectique rationnelle. En revanche j'ai beaucoup lu et médité Schopenhauer. Mais c'est lui, oui, ce kantiste forcené, qui m'a défi­ nitivement éloigné de Kant par un mot jeté, par hasard, sur la notion d'espace, au seuil de ses Parerga.

9° Est-il indiscret de vous demander si, avant 1899, il y a eu une femme dans votre vie qui ait eu une influence sur votre œuvre? On a parlé à ce propos de Madame S. Vous plairait-il de démentir 011 de confirmer cette allégation? Vous êtes bien curieux. Indiscret, nullement. Ma réponse ne peut être que négative. J'ai beau feuilleter les vieilles cases de ma mémoire : au temps que vous dites, l'influence féminine s'exerçait ailleurs que dans mon esprit ou sur mon œuvre ! La Psyché à laquelle furent dédiés quelques poèmes de 1 890-91 1 ne fut qu'un fantôme sentimental. Mes Amants de Venise parus après 1900, mais écrits en 1896 (à la première révélation des documents Pagello) et qui ont couru les journaux et les l,

a. Pour PsydJI. Paris, 1919.



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revues par chapitres volants pendant plusieurs années, étaient impré­ gnés d'une sorte de défi et de bravade à toutes les formes de l'influx féminin. C'est plus tard que j'en fus châtié, comme le sont tous les impies, et que j'approchai les autels de la Déesse inconnue, dont la p�rsonne n'importe pas; mais elle fut assez puissante pour me persuader de changer le premier titre, un peu fracassant, de mes Promenades païennes en l'étiquette ânodine d'A nthinéa. Les gens qui ont parlé de Madatne S. à ce propos ignorent vraisemblablement que, dès nos prettûères rencontres, la politique pure fut notre thème presque unique. Ou, alors, il faudrait que l'influence se fût exercée a contrario I Mme S. était violemment républicaine, et moi réactionnaire fougueux. J'étais déjà rédacteur (depuis 1892) au doyen de nos journaux, la Gaz.elle de France fondée en 1636 par le cardinal de Richelieu. Elle était la fille d'un membre de la Com­ mune de 1 871, celui qu'on appelait le « bourgeois de la Commune >> à cause de sa grande culture, de son éloquence et des nombreuses destruc­ tions qu'il avait épargnées à nos monuments parisiens : Jules Andrieu. Exilé à Londres, il s'y était fait une place brillante comme professeur et conférencier. Il fut ensuite nommé consul général à Jersey sur l'inter­ vention de Gambetta qui, paraît-il, redoutait la concurrence de ses talents d'orateur et d'écrivain. A la mort de son père, Mademoi­ selle Andrieu, sa mère et ses frères, étaient revenus à Paris, où ils avaient été fort bien reçus par leurs amis d'autrefois, les frères Hébrard, qui dirigeaient le Temps, Arthur Ranc, qui avait le Radical et d'autres puis­ sants personnages. Elle épousa P.S. que je connaissais depuis des années. Vers 1890, préparant sa licence ès lettres comme maître répétiteur au lycée Henri IV, il s'était présenté à moi tout exprès pour me dire que le journal auquel je collaborais alors, l'Observate11r fran­ çais, était la propriété personnelle de l'archevêque de Rouen, Mgr Thomas, ce que j'ignorais tout à fait, mais ce qu'il tenait de son propre frère, élève ecclésiastique au Grand Séminaire de Rouen, et qui fut plus tard curé d'une paroisse de la même ville, Saint-Clément, je crois. Quoi qu'il en soit, je vis beaucoup les S. depuis 1895, et dans une telle intimité de camaraderie que l'affaire Dreyfus (cause de tant de brouilles entre Français du xrxe siècle) ne réussit point à nous séparer. Quel­ ques années plus tard, je fis donner à P.S. déjà rédacteur au Temps, la chronique dramatique d'un journal nationaliste, /'Eclair, qui se fonda vers 1906 ou 1907. Nos relations étaient toujours au beau fixe. C'est l 'Actio n française qui rompit notre accord. Les S. avaient été au nombre des ingénieux spectateurs qui pariaient que mon entente avec Léon Daudet ne durerait pas trois mois ; elle dura trente-quatre ans, jusqu'au dernier soupir de mon illustre collaborateur et ami. Je ne sais plus quel frivole incident fut cause de la rupture entre S. et moi. L'union sacrée de l'autre guerre nous rapprocha un instant vers 191 5 . Mais les replâtrages n e durent jamais I D e tant d'heures lointaines

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vécues en commun il ne subsiste même plus ma dédicace des Amants de Venise, livre que Madame S. eut en horreur, tant qu'il courut en morceaux dans la presse, car, disait-elle, c'est un livre ç0ntre l'amour, ne me dédiezjamais un livre comme celui-là, et, la veille du jour où il allait paraître en librairie, la mobilité féminine lui fit dire : dédiez-le-moi, ce que je fis en 1902., et dus défaire un peu moins de vingt ans plus tard... Les longueurs de cette chronique véridique vous assurent et vous mesurent l'inanité du deuxième cancan dont vous avez été encombré : Mme P.S. a pu avoir sur moi à peu près la même action que je pus exercer sur Jean Moréas 1 10° Après votre venue à Paris, votre mère a-t-elle eu 1111e influence sur vos lectures, sur le choix des œuvres dont vous rendiez compte dans les revues?

Ma mère s'est beaucoup occupée de l'instruction de mon frère et de la mienne, nous n'avons pas eu de répétiteur plus régulier. Non seulement pour le français et le latin (que toutes les Françaises catho­ liques savent un peu, par leur livre de messe) mais pour le grec dont elfe avait appris le rudiment pour nous faire repasser nos leçons. Elle nous avait suivis à Paris. Puis, tandis que mon frère allait aux écoles spéciales de Toulon et de Bordeaux pour sa carrière de médecin de marine, elle demeura près de moi dix années pleines (1 8 8 5 -1 895). Son rêve fut toujours de défendre mon indépendance d'esprit. Elle aurait toujours ctatnt d'intervenir dans aucun de mes choix. Mais eJle lisait avec attention les livres de mes amis de manière à pouvoir en causer avec eux. Quand, peu à peu, notre petit logement se fut rempli de visi­ teurs, d'amis, de confrères, elle fut rassurée sur mon compte, jugea que le démon de ma misanthropie et de ma tristesse, né de ma surdité, était exorcisé et ne désira plus rien d'autre : elle revint donc vivre sous notre vieux toit provençal. Un trait achèvera de vous donner la note juste. J'avais alors comme aujourd'hui l'écriture d'un chat. Celle que vous lisez ici est un chef-d'œuvre d'application dont ma jeunesse était incapable. Un certain jour de 1 894, j'eus besoin d'une copie bien claire d'un petit conte plus qu'hétérodoxe, cette > qui fit partie de la premiète édition de mon Chemin de Paradis. Je priai ma mère de me prêter sa plume, elle voulut bien y consentir, fit le travail, très lisible d'un bout à l'autre, sans une objection; mais, depuis, pendant de longs jours (je pourrais et devrais dire : toujours) elle me reprocha ce péché de jeunesse, et ce fut un peu et beaucoup pour elle que je le retranchai du volume définitif. Elle m'en dit son grand plaisir. C'était la dernière année de sa vie. 1 1 ° J'ai lu parmi les livres que vous aviez offerts au professeur Horatio Smith, de Columbia, lors de son sijour à Paris en 1 93 9, la dédicace suivante de la

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Musique intérieure : >... Je ne sais si tu as une idée de ça, mais ça me rajeunissait à l'escale de Lyon. Ainsi, ce 3 janvier, René 1 part pour Paris I C'est le 74e anniversaire de la mort de ton grand-père, 3 janvier 1 8 74. Je deviens aussi impla­ cable que ta grand-tante Mathilde pour les anniversaires de famille ! A propos de l'autre Mathilde, celle des Remparts d'Ainay ? Je n'en ai plus de nouvelles. Merci d'avoir fait mes commissions. Le livre de Brun est-il bien corrigé ? Quand paraît-il ? Pourrais-tu envoyer mes hommages de Nouvel an et mes remerciements à Mlle de Ribbes, 1 o rue Mazarine, Aix 2 ? Donne-moi des nouvelles de Michel, ou demandes­ en. Oui, embrasse tout le monde. Je t'embrasse ma petite Ninon, à bientôt. Ton vieil oncle. CH. M. 832.1

A SA NIÈCE HÉLÈNE MA URRAS

Ma petite Ninon,

II janvier

1 948 .

Tu es avertie de mes disgrâces. Dimanche, mes bottines béant de toutes parts, et mes pieds ayant l'horreur naturelle de l'eau, j'ai voulu mettre des sabots pour aller à la Messe, et bien qu'ayant fait la répé­ tition la veille, un faux mouvement m'a fait tomber sur le nez, les sour­ cils, les genoux et les pieds, tout ça n'est rien, mais aussi l'épaule gauche qui a été luxée. Sinistre qui rappelle celui de Saint-Martin de Crau, ses bras, son nez cassé, estrade effondrée sous les orateurs et les cantatrices, qui fut le présage singulier de l'affreuse décade 1939-48 et que le dernier malheur semble clore. J'ai été transporté à l'Hôtel-Dieu de Troyes. La luxation a été réduite. Mon âge s'opposait à l'anesthésie, l'opération m'a semblé moins douloureuse que comique : deux médecins tiraient sur l'os, et aussi la sœur : ces trois tractions savamment combinées avaient gardé chacune son individualité, deux fortes et brutales, l'autre fine et subtile, c'était joli à suivre du coin de l'œil, mais j'ai le bras bandé pour 20 jours! Dorloté pendant trois jours à Troyes, l'on est venu m'y rechercher pour Oairvaux ce matin. Mais une heure avant le départ, il arrive une dépêche : c'est Louise de Saint-Pons 2, à Philippeville, que 1 . René Colle. Mlle de Ribbes, sa vieille amie d'Aix-en-Provence, qui avait créé dans cette ville un groupe d'Action frflltfaise. 3. Sœur de son ami d'enfance, René de Saint-Poris. 2.

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mon accident inquiète au fond de l'Algérie. Les journaux l'ont donc su I Tu as dû la voir à Martigues. Louise est une très vieille amie. Elle était l'aînée de tous et de tout; René, le dernier, était exactement mon contemporain, né le 19 avril, comme Cyprien de Chènerilles. Ils m'acca­ blaient d'humiliations le jour où ils avaient >. René est mort depuis trente ans à Miliana, où je suis allé voir sa tombe. Je ne crois pas me tromper en disant que Cyprien l'a rejoint. Louise et moi demeurons les deux dernières colonnes de cette amitié. J'ai tenté de lui répondre, mais quel sort aurait eu mon papier? Rends-moi le service d'envoyer un petit mot à Madame Louise de Saint-Pons à Philippeville (arr. de Constantine), eUe y est très connue; je ne me rappelle plus que son numéro I 2, et pas du tout le nom de sa rue. Dis­ lui que je suis heureux de l'accident qui m'a valu de ses nouvelles chéries. Oui vive le jeune Philippe Joseph 1 1 Dis que Just. fasse l'impossible pour mimer l'union 2 s'il ne peut la faire... Je vous embrasse tous, en vous priant de dire à tous nos amis que l'accident n'est rien du tout. Ton vieil oncle qui t'embrasse encore. A bientôt, je pense.

A SON NEVEU JACQUES MAURRAS

Mon petit Jacques,

19 février 1948.

Merci d'avoir fait diligence. J'ai reçu hier ton mandat, non sans remords, je crains de te gêner. Je ne cesse pas de ruminer la faute de Georges, ses causes, ses effets. Cependant je réfléchis que cette précau­ tion prise contre lui peut être bon signe. Mais je persiste à penser qu'il ne doit pas se tenir pour battu. Il est victime d'un abus et d'un chantage dans l'exercice de sa profession. Il doit en appeler à toutes les forces morales de sa Confrérie. Il doit faire annuler la promesse qui lui a été arrachée, tout au moins pour le moment où la pièce aura été officiel­ lement déposée. Parles-en à Maurice. Et remercie-le de tout ce qu'il 1. Fils de René Joseph, auteur, avec M. Jean Forges, de la Biblio-Iconographie générale de

Charles Maurras, 2 vol., 1953.

2. L'union entre les rédacteurs de l'Indlpendançe fra11faÎII que dirigeait M. Justinien et ceux d'Aspects de la France. Cf. plus haut, la lettre du 16 octobre 1947.

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fait pour moi. Ai-je assez insisté pour Rémi R. 1 sur lefait que ma lettre de rectification au Pèlerin de 1946 montrait que je poursuivais dans B. le mauvais professeur d'histoire de France et non le conspirateur que j'ignorais totalement. Donne-m'en des nouvelles 1 Pas reçu Keril­ lis 2 complété, ni le Vatican. Où en est Hilaire ? Où René Wit. ? Où la promotion de J. ? Dis à Michel que je finis piano l'odelette hi-thomiste. Le livre d'Eddy Bauer est admirable. Il y a de solides confirmations à l'avis du génénl Juin sur le débarquement en Provence. Je suis content d'avoir su la stratégie sans l'avoir apprise, comme les gens de qualité dans Molière. Maurice 8 se rappelle-t-il ce Suisse très brun qui venait nous voir à Paris ? Hilaire le connaît-il ? Peut-il lui faire mes compli­ ments les plus vifs ? Cependant :Sauer a tort, dans une note d'ailleurs excellente, de parler du « patois provençal ». Le provençal n'est pas un patois 1 Mais cela vient à propos de ce que les soldats de l'armée des Alpes, les provençaux de la 5 88 demi-brigade, avaient inscrit sur leur insigne, à l'adresse des Italiens, ces mots : Digo li que vengue I Raconte la chose à Maurice, je lui ai toujours dit que tel était le ton méprisant des provençaux pour les Italiens, et il en doutait un peu l La preuve est bien là. A propos d'Italiens, je pense beaucoup à ce que ce fou de Rome s'est permis d'écrire de moi en Allemagne 4 1 Sur le moment j'en ai été tellement ahuri que je ne t'ai pas demandé de détail. Tâche de t'en rap­ peler le plus possible, je ne décolère pas, que s'est-il imaginé de conter ? C'est un fou sans doute, mais il y a des bornes même à la folie. Je serais heureux que tu m'en reparles. A quelle date cela est-il venu ? A quel propos ? J'oubliais de te demander comment va Georges après son opération. Mais dis-moi surtout où en est ta tension. Il ne faut pas se laisser faire, mon petit Jacques, et nos Anciens diraient qu'il faut battre le diable pour ne pas être battu. Soigne-toi, fais les mêmes recomman­ dations à Maurice... Je t'embrasse, mon petit Jacques. Ton vieil oncle. CH. MAURRAS

8 3 2. 1

1. Rémi Roure, rédacteur au Monde. Maurras venait de faire envoyer une nouvelle lettre de rectüication à ce journal. Sur la rectification au PUerin, cf. plus haut, la lettre du 8 décembre 1946. 2. Henri de Kérillis : :Qe Gatti/, dùlaltllf', 11111 grant/4 mysli/kalion de l'histoire. Montréal, 1945. - Le V•tit,m : il s'agit du livre de M. François Charles-Roux, ancien ambassadeur au Vatican : Cit11J 111oi1 tragi(Jllls aux Affaires étrangères. - Hilaire Theurillat, au sujet de l'édition d'Anligone Vierge-Mère de l'ordre. - La promotion de J. : Unepromotion de Judas. L'odelette hi-thomiste désigne le Cintre d. Riom, odelette réparatrice composée • entre les fêtes des dcwi: Thomas, décembre 47, mars 48. • - Le livre d'Eddy Bauer : La guerre des blindls. Paris, I947, 3. Maurice Pujo. Dans la plupart des lettres il est désigné par son seul prénom. 4. Pierre Pascal, le poète d'&rydit,, qui s'était engagé dans la Milice.

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Vendredi 28 février 1948.

Ma petite Ninon,

Et Lyon ? J'ai oublié de te reparler de ce sacré déménagement de Lyon! En as-tu des nouvelles ? Trouve-m'en, envoie-m'en! Cela mis à part, je ne fais que penser à l'Illuminatrice 1 depuis hier, à la nouveauté du spectacle, à sa couleur orientale très vive, à son charme, et je rumine aussi mon désir d'y ajouter tout ce que notre mémoire retient des plus anciennes et des plus habituelles mélodies du cycle marial, par une vraie synthèse de l'ordinaire désiré et de l'extraordinaire le plus inat­ tendu. Mais, dis-le à Michel, je commence à y trouver des difficultés indiscernées hier. Encore pour le Stabat, l'Ave Maris Stella, le réper­ toire lyrique po:urrait passer sans encombres. Le latin n'y ferait point d'obstacles, ou encore des traductions plausibles seraient à tenter. Le gros embarras serait pour les Psaumes. Comment en donner une ver­ sion qui se moule sur le plain-chant! J'ai essayé pour le premier psaume des vêpres, qui est dans le film : Dixit dominus domino meo. Ç'est le diable, de mettre en français cet hébreu plein d'ellipses et de · 1ui maintenir un sens musical et logique. Le commentaire continu, dont Michel a vu la nécessité, suffira-t-il? Je me le demandais et, tout à coup, je me suis aperçu que ce travail était fait, et depuis longtemps I La bagatelle de quatre siècles. Au moment où les huguenots ne voulurent plus chanter qu'en français, Clément Marot a traduit pour eux les psaumes de David, et ils n'ont pas arrêté,depuis, de les chanter dans leur vieux langage et sur leurs vieux airs. C'est bien ce qu'ils ont fait de mieux! Michel aurait-il scrupule d'utiliser ainsi la Vache à Colas ? Mais comme tous ses contemporains, protestants ou ligueurs, Marot était né catho­ lique, et il devait encore un peu prier la Vierge Marie, comme son maître Villon dont il a été le premier éditeur. Si cette idée tentait Michel, dis-lui que, pour les textes et surtout pour la musique, il trouverait tous les renseignements nécessaires auprès de nos amis Henri Boegner et sa femme. Le projet marial leur plairait, j'en suis sûr. Le jour de ma réception à l'Académie, les jeunes filles royalistes avaient beaucoup remar9,ué que ce protestant et cette protestante 2 applaudissaient ce que je disais du culte de la Vierge au xve siècle. Ils sont d'une famille de pasteurs et grands lettrés, rien ne leur manquerait pour la bibliographie de Marot.,, Si Michel les voit ou. leur écrit, prière de leur dire mes hommages et mes amitiés. Il a dû connaître Boegner comme secrétaire 1 . • L'Il/uminatrice •• scénario d'un film sur la naissance de la Vierge, par la Comtesse

J. de Dreux-Brézé.

z. Convertis depuis au catholicisme.

I IO

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général du Cercle Fustel de Coulanges. Il serait amusant d'utiliser Marot et son coin de tradition mutilée pour cette reconstitution plénière. J'oubliais de te dire que la version Marot n'a rien de commun avec le genre marotique. Le ton en est grave et fort, digne de nos meilleurs poètes spirituels et de leurs plus belles paraphrases de !'Écriture, mais avec un souci d'exactitude et de fidélité qui trahit la surveillance et les soupçons de toute une époque. Cela vaut un coup d'œil. Autre chose. Je ne parviens pas à me rappeler si, dans le très beau florilège final dont Michel m'a fait les honneurs, une place a été faite aux fameuses strophes de Don Juan, /'Ave Maria sur les flots. Comment la pseudo-Dolly 1 les aurait-elle oubliées? Et cependant cela ne m'est pas resté dans les yeux ! Tu vas voir que je ne peux pas m'en désinté­ resser : l'histoire n'est pas d'hier. En 1 865, ma mère, jeune fille, faisait des courses dans Martigues avec une vieille dame astucieuse et marieuse, veuve d'un docteur Gal, médecin de ma grand-mère, et cousine ger­ maine de la directrice du fameux pensionnat Gal, d'Aix, où avaient été élevées ma mère et mes tantes avec la mère et les tantes de Mlle Gibert. Les deux promeneuses étaient arrivées dans l'Ile et, pour y venir, avaient passé sept petites îles et sept ponts aujourd'hui disparus. Elles longeaient le Quai, près de l'Église, lorsque, devant la perception, Madame Gal se frappa le front en disant : Marie I Je n'ai pas payé mes contributions, je monte cinq minutes chez M. Maurras, viens avec moi... Mais, dit Marie, je le connais à peine. Que va dire maman ! - Maman? Tu peux aller partout avec moi. Allons viens !... - La vérité, qui rendait la visite un peu plus délicate, est que M. Maur­ ras avait été très ébloui par la sœur aînée de Marie, la belle Valérie, qui lui avait préféré un brillant lieutenant d'infanterie, venu après la guerre d'Italie comme juge de paix à Martigues. Il ne s'en était pas consolé, disait-on. Bref, elles montèrent. Le jour finissait. Dans le bureau qu'avaient quitté les deux commis, Durand et Corneille, M. Maur­ ras, seul, lisait sous une lampe de porcelaine blanche. Il encaissa le ver­ sement, fit la quittance, puis souvent une courtoisie célèbre cédant à son goût de la conversation, des dames, de la vie, il les pria de lui donner quelques instants. On causa. Qu'est-ce qu'il lisait? demanda Mme Gal : Lord Byron. Simplement I Mais notre petite bourgeoisie d'alors était très lettrée, très cultivée. On savait par cœur le dernier chant du Pèlerinage de Childe Harold, de Lamartine. Ces dames firent entendre que ce poème leur plaisait beaucoup moins que Je Lac, le Crucifix, Bonaparte, les vers lyriques. M. Maurras reparla de Byron lui-même, de sa vie, de sa mort, de son dévouement enthousiaste à la cause grecque. Mlle Marie aimait la cause des Grecs parce que son père avait fait ses débuts dans la Marine française à Navarin. Mais Madame Gal objecta l'immoralité de Byron, le cynisme de Don Juan... 1. Mme de Dreux-Brézé.

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III

-Donjuan / s'écria M. Maurras, mais il y a des oasis de piété, de dévotion à Notre-Dame, rappelez-vous, Madame, I'Ave Maria sur les flots. - C'est vrai, dit Madame Gal, et se tournant vers sa compagne : Marie, qui lis si bien les vers, tu vas nous lire I'Ave Maria sur lesflots que M. Maurras nous cherchera dans ce poème qui n'est pas pour les jeunes filles ... C'était un bel in-octavo bien relié, que j'avais encore rue de Bourgogne en 1940... Les Boches me l'ont-ils volé ? La page trouvée, Mlle Marie ne se fit pas prier, elle lut l'invocation merveilleuse, qui mêle le ciel et la mer, de sa voix grave, chaude et pathétique, sa voix de la Prière d'Esther; mais le sujet était plus difficile : ni rime ni rythme, le simple nombre de la prose, avec les inflexions de l'intelligence, de l'expression et du sentiment. On battit des mains. Le vieux garçon avait le coup de foudre. Sa passion ne perdit pas de temps. Le lendemain, à la première heure décente, il passait les sept ponts, les sept iles, il en aurait passé mille pour demander la main de Mademoiselle Marie qui le traita mieux que la grande sœur. Et Madame Gal but du lait. Nous ne serions pas 1,à, ma petite Ninon, ni toi, ni moi, ni Jean-Claude, ni Henri, ni Josette, ni son petit fleuron de mai, sans /'Ave Maria sur les flots et sans Lord Byron. Je t'autorise à répéter cette filiation mystique à Michel. Que de fois ma pauvre mère me l'a contée, à tous mes âges et selon mes degrés d'irritabilité ! Une seule chose me chiffonne un peu, c'est que mon père lût Byron en français, lui qui savait l'anglais et était allé plus d'une fois à Londres. A quoi bon cette traduction ? N'y avait­ il pas eu une entrevue préalable et cachée avec Mme Gal ? Peut-être s'étaient-ils disputés ; quelques jours en çà, sur la belle Valérie, brillante comme son époux, mais mille fois moins charmante et moins intel­ ligente que M lle Marie ! C'est à celle-ci qu'il aurait dû faire la cour, il était bête comme tous les hommes, passait devant le bonheur sans le voir ... etc., etc. Et j'imagine là-dessus un pari, un complot, un piège, et tout ce qui recouvrait le sacrement, puis le reste et ce qui a fini par venir, y compris la destinataire de cette épître et son vieil auteur, qui t'embrasse, ma petite Ninon, en te disant à bientôt. Ton vieil oncle n° 8321. CHARLES MAURRAS

8

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II2

A JEAN ARFEL 12

Monsieur,

avril

1 94 8.

L'estime déjà ancienne que j'ai pour votre talent, votre esprit, votre connaissance de la philosophie médiévale 1 , fait que tout ce qui vous touche m'émeut. J'ai donc suivi de loin l'agitation dont vous êtes le centre, dans la mesure où je l'ai pu, et je manquerais de bon sens en me dissimulant que cette mesure est étroite. Je serais donc coupable envers l'œuvre commune si je ne m'étais fait un devoir de me décharger de tout jugement sur un esprit capable d'en connaître à fond toutes les données : j'ai tenu à rédiger une sorte d'écrit testamentaire portant que je m'en remettrai à mon ami et co-directeur Maurice Pujo, de tout cœur et de tout esprit, et j'ai dit aussi pourquoi. Mais rien ne m'empêche, dès lors, de causer avec vous, Monsieur, et de vous communiquer certaines impressions qui valent ce qu'elles valent et dont vous ferez ce que vous voudrez, mais qui me semblent pouvoir être versées au dossier. Si elles ne vous sont pas toujours favo­ rables, elles sont fortement balancées, je vous le répète, par l'estime que j'ai de votre intelligence et de vos autres dons. Longtemps je ne vous ai connu, bien que vous ayant vu et ayant causé avec vous, qu'au titre de pur esprit. J'étais emprisonné quand il a fallu considérer autre chose. L'ajfaire 2 me semble remonter un peu plus haut que ne le disent telles lettres échangées un peu comme des balles, et elle me semble tenir, en son origine, à des différences de caractère personnel entre deux hommes appliqués au même devoir politique. Ecrivant chez l'un de nos plus anciens amis, vous avez eu à vous plaindre de modifications apportées à vos articles ou de retranchements estimés arbitraires ou fâcheux. C'était bien votre droit ! Mais quel tranchant dans vos plaintes irritées 1 Quelle raideur ! Quelle amertume ! sanctionnée, je crois, par un brusque départ ? Pourtant vous signiez, je crois, d'un pseudonyme, ce qui semblait étendre un peu les pouvoirs de la direction. De plus, au jugement de celle-ci, tout au moins, l'on vivait des temps difficiles, et la responsabilité du sort commun pouvait mériter quelques sacri­ fices de l'équipage. Je comprends que vous n'ayez rien voulu sacrifier de vos risques. Mais il y en avait pour d'autres. Et enfin le directeur en question tenait de nous un mandat formel qui, dans l'intérêt de l'avenir, recommandait avec beaucoup d'insistance le maximum de 1. Jean Arfel était à cette époque professeur de philosophie. Il avait publié en 1948 un livre sur la Philosophie polilitJ116 de saint Thomas que Maurras avait préfacé en 1944. 2. Cf. plus haut, la lettre du 16 octobre 1947.

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prudence ; ce que, plus tard, vous avez appelé timidité, abandon de prin­ cipes, résultait précisément d'une extrême fidélité à nos recommanda­ tions de sauvegarder le petit bateau, ses hommes, ses passagers et sa cargaison, nos trésors I Plus tard, j'ai été heureux de l'audace spon­ tanée de Justinien, mais je n'ai jamais révoqué les instructions écrites et parlées que nous avions données à d'autres. Ces deux actions, pour être diverses, n'avaient absolument rien de contraire qui les fît s'exclure. Je crois qu'il vous faudrait inscrire comme un effet psychologique tout naturel la réaction personnelle causée à votre ancien directeur par ce qu'il devait juger susceptibilité extrême, irritabilité excessive et qui devait lui laisser ainsi un certain ressentiment de ce tour de vos plaintes et de l'allure de votre départ. Par une méprise assez normale et qui n'avait rien de criminel ni même de fautif, peut-être étendait-il en dehors de son domaine et même du nôtre, les intentions qui ne portaient que là-dessus, et en était-il induit à nommer indiscipline votre juste indépendance après que vous l'aviez quitté. Quelques-unes des hostilités initiales peuvent venir de là. Vous vous en plaignez ; encore un coup, c'est votre droit. Il faudrait aussi comprendre le droit des autres, et même leur droit à l'erreur, et comprendre aussi les effets divergents d'un même vocabulaire, des mêmes références, des invoca­ tions aux mêmes autorités •.• Tous les malentendus étaient en suspension dans ces milieux et par ces temps-là 1 Le premier article sur Bardèche 1 a soulevé (outre une discussion) un second nuage que je vais essayer de décrire. L'une de vos dernières lettres dit que vous aviez noté que >. Ils sont horribles l Chesterton en est plein, mais je rentre dans mes plaît et plaît pas que je ne veux imposer à personne 1 Convaincu que Monsieur Bossuet est supérieur de cent piques à Mon­ sieur Pascal, qu'une seule page de la Relation sur le Quiétisme est supé­ rieure en bon comique moliérien à toutes les Provinciales, je lui dirai sans m'échauffer ni faire grief à quoi que ce soit de penser autrement. Le Saint-Paterne 3 est ravissant. Le Borval estinsignifiant. Mais le pauvre R ... 4 est bien mal luné d'aller cueillir une anecdote désagréable pour le père M. qui est de nos grands amis et dont j'ai tant à me louer! Mais ça ne se devine pas, on ne peut pas lui en vouloir. Et voilà, je crois, la boucle bouclée. Je me hâte de boucler celle-ci en t'embrassant, ma petite Ninon vitriol. Ne pourrais-tu pas me donner des nouvelles plus 1. Œ. la préface à Mes Idées politi(Jll8S que Maurras avait écrite en 1936 à la Prison de la Santé. à l'époque où il signait Pcllisson ses articles de l'Aclio11franfais1. Maurras y rappdle qu'il n'a jamais accepté la loi des trois états sur laquelle se fonde le positivisme d'Auguste Comte. 2. ]. L. Lagor y répondit le 9 novembre 1948 dans l'Indépendance fran;aise. • L'lndépendance fra11(aise, disait-il, n'est nullement une équipe de métaphysiciens. Nous sommes des poli­ tiques réunis par l'unité de méthode : celle de l'empirisme organisateur. Pourtant, ajoutait-il, il existe autre chose qui est la parole du Christ en die-même. » 3. L'article de Saint-Paterne (R. Havard de la Montagne) était intitulé : Propos de table (15 octobre), celui de Bernard Borval (22 octobre) : Le Chien et le Réseau. 4. Dans l'indépendance du 22 octobre 1948, René Ranson avait mis en cause le Père Mouren, aumônier des prisons, à propos du livre de Georges Lupo : Levée d'écro11.

LETTRES DE PRISON

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précises de Michel? Et de la noce? Et de la novi à défaut de son mythique portrait ? Je t'embrasse encore. Ton vieil oncle. CHARLES MAURRAS

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J'oubliais de te dire qu'on peut être antiélectoral et se servir de l'élec­ tion. Léon Daudet, antiparlementaire fieffé, est rentré au parlement qui me fut rapporté en 1908 d'un très bon pays de l'ouest où les vieilles idées, gardant les vieilles mœurs, étaient néanmoins menacées et un peu pénétrées par le ralliement pontifical de la Démocratie chrétienne, grâce aux tentations électorales et à l'appât des sièges parlementaires. Un fils de chouan qui y cédait et partait pour une tournée de candidature répondait aux amis qui lui en faisait honte : Je mets ma conscience dans le tiroir, je la reprendrai au retour. A Rome, il y a deux mille ans, les vieux républicains tentés par Octave disaient et faisaient comme ce vieux royaliste angevin d'il y a quarante ans, la conscience était mise dans le tiroir, ni les uns ni les autres ne la retrou­ vaient au retour. Je n'en ·finirais pas d'épiloguer en vous remerciant, mais j'ai d'autres dettes envers vous. J'ai lu à Riom avec délices La t1ie qNOtidienne à Rome et, à Paris, beaucoup plus anciennement, votre ti:ès beau commentaire de la IVe Eglogue, avec la même satisfaction de me sentir d'accord avec vos interprétations et vos démonstrations essentielles. Mais voilà que mon jeune neveu Jacques Maurras, qui a eu l'honneur de vous être présenté chez nos admirables voisins providentiels de Lassus, me dit que, à vous ouïr, nous nous serions coupé la gorge il y a cinquante ans, sur la dépêche Panizzardi 1 ... Voyre l Mon ancien confrère et électeur à l'Académie M. Maurice Paléologue 2, m'envoya bien, vers ces temps pastoraux, les deux plénipotentiaires Dumaine 1 . Pendant l'affaire Dreyfus. 2 . Cf. Maurice Paléologue : ]om-nal de I'Affaire Drey/111. Paris, 1956. 9

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LETTRES DE PRISON

et Ganderax aux fins de combat singulier, mais nous ne nous alignâmes point! Etes-vous sûr que nous n'aurions pas trouvé le terrain d'un accord, .vous et moi? Il y a moins longtemps que nous nous sommes rencon­ trés et réunis sur le sujet le plus difficile de l'enseignement théolo­ gique à l'école primaire 1 1 Cela me laisse un espoir pour l'autre différend, le rétrospectif... Quoi qu'il en soit, je vous prie, Monsieur et cher Maître, de recevoir, avec mes félicitations et mes remerciements les plus vifs, mes vœux de nouvel an et l'expression de mes sentiments les plus distin­ gués et dévoués. CHARLES MAURRAS



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A SA NIÈCE MADAME GEORGES' BLANC-MAUR.RAS

Ma petite Jeannette,

9 janvier 1949.

Je suis extrêmement confus de mon silence à ton égard depuis ta gentille lettre du 17 décembre, il est difficile de m'expliquer ce qui a tant retardé ma réponse. Le vrai est que je travaille beaucoup, je m'assigne des tâches à date fixe, essaie de les remplir; des livres me sont prêtés que je dois lire rapidement, et les jours se succèdent avec une impé­ tuosité déroutante. Je suis content de t'avoir été utile I A quoi servi­ raient les vieux s'ils n'aidaient pas les jeunes? Ne t'excuse pas de la rareté de tes lettres à ton vénérable parrain. Je suppose que ta nichée ne doit pas te laisser beaucoup de loisir. Merci des nouvelles de la messe de Martigues et de ses vides pleins de mélancolie. Pauvres mesde­ moiselles Mandine 11 1 C'étaient de Dien grandes amies à ta grand-mère, à ton père et à moi. Elles sont allées où nous allons tous, plus tôt ou plus tard. Le métier de survivant n'est pas très gai, à qui le dis-tu! Dis à Françoise 3 que, moi aussi, j'ai cru beaucoup aimer la langue et la littérature anglaises, c'était une illusion de mes sens abusés. J'avais apt>ris sans trop de difficultés à lire Shakespeare et même Shelley; pws, faute d'exercice, j'ai tout oublié et ne seta1s plus capable de déchif­ frer une colonne du Times sans y faire un tas de contre-sens. Enfin 1. a. Jérôme Carcopino : Souvmirs d4 Sept ans (1937-1944) à propos d'une mesure prise à Vichy par son prédécesseur au ministère de l'Education nationale, M. Jacques Chevalier, pour que Dieu et les devoirs envers Dieu figurassent aux programmes de l'enseignement primaire. 2. Ses vieilles amies de Martigues. 3. Fille de MJD.8 G. Blanc-Maurras.

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si ça l'amuse ! Je n'en reste pas moins persuadé que six mois d'italien ou d'espagnol m'auraient donné le moyen de fréquenter Dante ou Cervantès jusque dans cette extrême vieillesse. J'espère qu'on n'a pas beaucoup retouché les bâtiments de la vieille Faculté des Lettres d'Aix. C'est là que, vers mes 1 3 ans ou 14, ta grand­ mère m'amena à la Faculté de Théologie au cours d'un vieil abbé� l'abbé Penon, qui nous raconta comment Richelieu maria le grand Corneille, après le succès de MIiite. Ce théologien était de l'espèce que j'aime. Je n'ai pas mis les pieds à la Faculté de Droit où va Jean­ Claude, mais il me semble la voir aussi dans un de ces vieux hôtels qui sont la gloire d'Aix. Quel est le travail de bureau que fait Micheline et qui la gêne pour ses cours? Il est bon et utile, comme tu me le dis, que tes enfants se soient mis courageusement au travail, mais je ne verrais aucun inconvénient à ce CJU'ils travaillent aussi pour leur plaisir. A leur âge, on peut mener à bien beaucoup de choses de front. Ne crois-tu pas? Je suis heureux de savoir le Seigneur de Josette, Dominique, aussi sage que beau, et elle, fière de monsieur son fils. Vous avez sans doute ajouté les rois à sa crèche. J'ai vu Ninon, en effet, l'autre jeudi, mais elle s'est grippée au retour comme j'en avais eu le pressentiment. Pourtant, une lettre reçue d'elle avant-hier respire la convalescence. J'espère donc la revoir avant peu. Elle te redira, comme elle a dû le faire, que je porte gaîment ma mauvaise fortune et qu'il n'y a pas lieu �e vous en préoccuper. Embrasse les enfants pour moi, remercie-les des pensées qu'ils veulent bien me donner, et toi, ma petite Jeannette, reçois toutes les embrassades et les vœux de bonne année de ton vieux parrain. CH. M.

AU BARON ET A LA BARONNE

DE LASSUS

9 janvier 1949.

Que le baron et la baronne de Lassus trouvent ici les tardifs mais très sincères - vœux pour 1 949 - Il m'est impossible de les leur offrir sans y ajouter la vive et très confuse expression de ma gratitude pour leur action persévérante de véritable providence en ces lieux sin­ guliers où l'amitié française fait de semaine en semaine tant de prodiges 1 Comment faire pour y correspondre, même dans la plus faible mesure 1 Que l'avenir me le permette ou non, mort ou vif, je voudrais. que l'on sût combien j'y suis sensible I Le lien d'Action fran1aise se démontre décidément l'un des plus beaux et des plus sûrs qui aient jamais été noués dans ce magnifique Pays. Merci à vous, de tout cœur, cher Mon­ sieur et chère Madame, et par vous, grâce à vous, merci à tous 1 CHARLES MAURRAS

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LETTRES DE PRISON A LA COMTESSE LAZARE DE GÉRIN-RICARD

Madame,

6 février 1949.

Veuillez me pardonner le retard de cette réponse 1 et surtout sa maigre substance, autant que sa longueur, telle que je la prévois. Malgré l'intérêt passionnant de ce beau suj et, je n'eus jamais le temps d'acquérir de grandes lumières sur nos fouilles de Provence, et certes rien qui vaille la peine de vous être offert. Vous travaillez avec des maîtres sur des méthodes éprouvées depuis près d'un siècle, et ces épreuves ont dû renouveler souvent, non la matière, mais l'idée que l'on s'en faisait. Camille Juillan, si prudent, si ingénieux, si libre, avait, je crois bien, débuté, par son bel opuscule des Inscriptions romaines de la vallée de l'HNVeaune. A la fin de sa vie, il semblait s'en cacher comme d'un péché de jeunesse ou d'un essai d'écolier dépassé de toutes parts. Je n'ai pu me le procurer qu'en le faisant photographier à la Biblio­ thèque nationale. J'espérais m'y renseigner à fond sur les centaines et les centaines de médailles antiques découvertes à Auriol vers 1 867. Je n'y trouvai pas ce que je cherchais. Le trésor a-t-il perdu de son importance ? A-t-on oublié de l'inscrire en détail sur les tablettes de la science organisée ? Il est vrai que l'on travaillait alors en ordre dis­ persé. De bien heureuses réformes sont intervenues, et le défaut doit être bien réduit sinon effacé, mais mon souci subsiste, je ne suis pas d'A11rié11, loin de là, et ne m'en fiche point 2 1 Vous voulez bien me parler des pionniers. Il m'a toujours paru qu'on les méprisait un peu trop. Pauvres de titres et de savoir, dénués de toute méthode, soit ! mais non de mérite. Je suis certain de faire rire nos érudits quand j'ose articuler le nom du pauvre docteur Tholozan qui fut chargé des antiquités dans la Statistique des Bouches du Rhône du préfet Villeneuve en 1 8 z4. Sa science est médiocre, sa critique à peu près nulle, mais ce n'est pas une raison d'écarter son témoigna�e quand il est positif. Les journaux ont parlé dernièrement comme de nouveautés inouïes, de la ville antique recouverte par les eaux de l'étang de Berre entre Arc et Touloubre : leur emplacement est désigné de façon très claire par le malheureux Tholozan l L'exploration .que l'on projette aurait pu être faite depuis un siècle. J'en dirai autant du gîte de Fos, redécouvert par des argonautes, venus de Cannes. Gloire à eux, mais non à la lenteur de leur navigation! Et j'en dirai bien plus, acclamation par ci, malédiction par là, en ce qui touche à ce plateau x. Cette réponse est relative aux projets de · thèses de MJne de Gérin-Ricard sur L'histori(Jlle de l'état açfue/ de.r jOIIÏlle.r en Provence et sur La symboliqt,e fm,éraire celto/igure. 2. Allusion à un dicton provençal : • Moi, je m'en f... ! je suis d'Auriol. •

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de l'Avarage (au Castel Verin ou Saint-Blaise) près de Martigues­ Saiot-Mitre I C'est un peu le cœur de mon cœur, tant j'y ai couru, erré ou rêvé avant la belle aurore du Mur grec en 1934 1• A l'est et au sud de ce mur s'ouvrent dans la roche affieurante des dizaines, des centaines de tombes nues (je veux dire sans couvercles) et ne contenant plus qu'un peu de terre et d'herbe embaumée : eh I bien, Tholozan dit, en termes formels, d'abord que ces tombes ont été fouillées devant lui, puis que le produit de ces fouilles a été transporté au Château Borelly. J'ai fait cinquante fois le projet d'aller m'en éclaircir auprès de Monsieur votre beau-père, quand il était conservateur de ce Musée. Cela n'a jamais été possible, mais beaucoup de savants marseillais ont haussé les épaules en entendant citer ce témoignage du vieux docteur. Ne vau­ drait-il pas mieux essayer de l'examiner? Autre chose est l'étude d'un monument ou l'interprétation d'un texte, autre chose la connaissance d'un fait attesté par un contemporain. A propos du même site plein de mystère, Tholozan dit encore que les rares habitants de cette soli­ tude prétendaient avoir vu, tout en haut de la falaise occidentale, des anneaux de métal scellés dans le rocher, tels qu'on en voit le long des quais où s'amarrent des barques, Comme on s'accorde à penser que le niveau des eaux a beaucoup baissé dans ces parages, le fait n'aurait rien de surprenant. Mais je peux ajouter ceci : soixante ans plus tard, vers 1882, comme je battais les mêmes parages avec un mien cousin, membre de la Société archéologique de Draguignan, nous rencontrâmes un homme du pays, ouvrier des salines et paysan, qui nous parla aussi de la roche aux anneaux, comme d'une portion de falaise assez récemment écroulée dans l'étang. Là aussi les retards ont nui à la science. Tholozan avait vu l'importance de la région. Que n'a t-il été écouté plus tôt 1 Pour moi, son lecteur naïf, je n'ai jamais rôdé sans émotion sur cette garrigue, dans le demi-siècle qui va de 1 882 à 1934 : il y avait notamment, vers l'extrémité nord du mur grec, le long du sentier de chasseur et de pâtre, mais obturées de kermès et de chênes-verts, de très larges pierres taillées aussi vétustes, aussi moussues et aussi sombres que sont fraîches, blondes et dorées celles qu'Henri Roland 2 a fait sortir de terre à l'autre extrémité, et ces blocs si bien équarris semblaient crier du fond de leur gangue sylvestre un appel à la curiosité scien­ tifique endormie. Elle s'est réveillée il y a juste quinze ans. Fêtons le beau miracle. Lamentons aussi son retard. Cela date, je crois, des séjours à Martigues de l'éminent professeur Bourguet et de son jeune élève, fils de Victor Bérard. S'est-elle rendormie à Paris? On m'a dit qu'après avoir ébauché une importante thèse de doctorat sur l'isthme de l'Ava­ rage et de sa conformité à l'ancien type des ports grecs, le fils Bérard 1. Mur grec découvert à Martigues et qui. sdon Maurras, prouve péremptoirement que la première Marseille, la véritable cité phocéclmc; était au bord de l'étang de Berre. a. Cf. plus haut, la lettre du 10 mars 1946 à sa nièce, lU1ène Maunas.

LETTRES DE PRISON aurait déserté l'antiquité pour la vie moderne et accepté un poste diplo­ matique à Berlin 1• Avez-vous eu vent de cette thèse et savez-vous, Madame, si le renoncement est définitif? Qu'est devenu M. Bérard pendant nos tempêtes ? En tous cas, je suis sûr que notre Henri Roland· tient toujours, obtient les subsides qu'il faut et continue ces déblaie­ ments magnifiques. Je ne connais Entremont que par des ouï-dire, éclairés de schémas et de photos. Permettez-moi, Madame, de vous saluer bien heureuse de pouvoir vous débrouiller parmi ces mystères. Celtes I Ligures I Cela ne me rappelle que des incertitudes, des doutes et des questions sans distinctions très précises. Mais voici une obscurité de plus : en 1 945, dans ma première prison de Riom, un saYant professeur nous a fait une conférence sur les origines ethniques du peuple français, au cours de laquelle il nous a classé dans l'apport linguistique ligure la série des radicaux en esc, que j 'avais toujours vu rattacher au rameau ibérique ou basque..• La doctrine a-t-elle changé ? Mon professeur s'est-il trompé ? Il avait avec lui un petit manuel justificateur, je serais bien curieux de savoir où l'on en est. Car la présence de certains noms en esc, lieux ou personnes, dans mon pays de Martigues m'a toujours étonné, le pays basque étant si loin. St esc était ligure, tout s'expliquerait. Vous le voyez, Madame, les rapports sont inversés, et c'est le ques­ tionné qui questionne, la questionneuse est questionnée, comme il convient à Di.otime. Je prie ma nièce Hélène de me transmettre la réponse que vous aurez la bonté de me faire. Je vous en serais très reconnaissant. Voudriez-vous aussi me rappeler au souvenir de M. Picard 2, avec toute mon admiration. Il y a bien vingt ans que je veux lui écrire à propos d'un de ses livres sur la vie privée des Athéniens, qu'il avait bien voulu m'adresser ! Le loisir, qui me manquait alors tout à fait, ne me fait plus défaut, et je puis préciser combien je suis de son avis contre l'idéali­ sation romantique et parnassienne de la vie privée de la Grèce et de l'Attique. Le texte de son envoi semblait préjuger du contraire. Le fait est . Vous m'avez procuré la joie de vérifier un très lointain souvenir d'enfance, et aussi de le rectifier ainsi que de voir comme notre magasin d'images vibrantes conserve son trésor en l'amplifiant! Oui, c'est bien la ligne, les deux lignes, pas plus, où le fabuliste enchanteur nous poignait la méfiance inquiète de son tyran Pygmalion, mais il parlait de trente chambres se commandant les unes les autres et j'avais fini par en imaginer cent 2• Encore cette multiplication avait-elle été très rapide, car je n'ai guère pu lire « Télémaque » que sur mes sept ans, c'est à dire en 1 875, et c'est au printemps 1 876 que ma mère et moi fûmes à Aix visiter le morceau de maison que nous devions occuper à l'automne suivant, le bout d'étage dont les pièces se commandaient de la même manière que dans le palais du personnage de Fénelon auquel je pensai tout de suite, ce qui me fit gronder de mon sot pédantisme. Quinze à dix-huit mois m'avaient donc suffi pour opérer cette multiplication imaginative. Et, à partir de là, le chiffre n'a plus bougé 1 J'aurais dû aller de cent à mille et au million! Plus du tout! A quatre vingts ans, mon Pygmalion intérieur n'a pas plus de chambres qu'à huit ans, il a grandi, passé, mûri, vieilli sans rien gagner de plus ; j'ai envie de dire : quelle imposture 1 Et puis j'admire combien tout en nous aspire à prend1e forme, sa forme, et puis à s'y fixer dans une espèce d'éternité... subjec­ tive, hélas 1 Cher monsieur et ami, voilà bien des mots pour vous dire le pour­ quoi de mon merci, et je crains qu'il n'y en ait pas un de bien clair. Mais l'essentiel est que vous sachiez que vous êtes un grand bienfaiteur 1. Cf. plus haut, la lettre du 28 octobre 1941, 2 Cf. Fénelon : T_lll111a1J114, livre III.

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et que ma reconnaissance ne vous quitte pas. Cela ne date d'ailleurs pas de ce Télémaque ! Vos deux Platon, votre Montaigne (et je n'oublie pas le monumental Sextus Empiricus) sont là, qui, chacun dans sa langue, vous murmure; en silence, le même merci ému. Je vous prie de le recevoir comme le signe de ma vive amitié, très touché de votre si généreuse fidélité. Encore une fois, l'expression de ma gratitude et de mon affection. CH. M.

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A SA NIÈCE HÉLÈNE MA URRAS POUR HENRI MASSIS 1

949•

......Voici, dis à Massis mon grand merci pour son Pascal toujours Ainsi soit-il. Et voilà pour P et V. Quant à la Balance Intérieure, dont Lardanchet a parlé spontanément à Jacques, j'attends des nouvelles. Car je veux autant que possible d'ici veiller sur mon intégrité. Hélène m'a apporté l'autre jour un très beau profil de moi en me disant que vous le destiniez à je ne sais plus quoi 3• Peut-être jeudi prochain me précisera-t-elle ce que c'est. Sinon faites-le-moi savoir. Merci de me donner un peu de jeu sur le Musset 4• Ce que j'en dis dans la préface de la Musique intérieure et plus anciennement dans les Amants de Venise vous montre l'espèce d'ensor­ cellement qu'il exerçait sur notre jeunesse. Il a joué un rôle d'enchanteur dans notre dernière après-midi à la Cour de Justice de Lyon. J'ai essayé de faire que ce ne soit pas trop moi-moi et que ça garde pourtant son intérêt. Mais il sera toujours temps de déchirer le parasite et l'inconve­ nant, vous en jugerez. Le tour doit être fait des objets de notre dialogue. Il me reste à vous redire mes mercis et mes vœux. Je vous recommande encore de ne pas trop maltraiter la forme matérielle du Breu. On a fait � qu'on a pu du moment qu'on n'espérait pas pouvoir échanger des épreuves. Cela est devenu tout à fait possible à présent. Les améliorations cfu régime sont constantes. Cela signifie-t-il mieux ? Je suis de votre avis. Il ne faut rien demander à ces voyous. Mais ils semblent si curieusement empêtrés que tout devient possible; il ne nous restera qu'à leur botter le cul. Par exemple c'est une besogne à laquelle il sera naturel et néces­ saire de ne pas nous dérober. Je vous délivre enfin de mes pattes de mouches, mon cher ami. Mes respectueux hommages à ces dames, blondinettes comprises; à vous et à votre fils, toutes les vieilles amitiés de votre CHARLES MAURRAS

1. • La Figue-palme • publié dans Candide, le 29 septembre 1 943 sous le titre • Apologue sous un figuier • et recueilli dans Insmption.r sl/1' nos ruines. 2. Henri Brisson (1838-1912), président de la Chambre des Députés qu'on avait surnommé le croquemort à cause de sa triste figure et des éloges funèbres que pàr fonction il devait prononcer. 3. Portrait par Robert Bradieux, frontispice gravé sur bois à Inscriptions Sl/1' nos ruines. 4. Maurtas travaillait à la préface d'une édition d'Alfred de Musset qui n'a pu paraitre.

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A CHARLES VA.RILLON

Mon petit Charles,

7 mai 1949.

Je vous remercie beaucoup de la jolie lettre que · vous avez ·écrite à votre vieux parrain pour son anniversaire n° 8 1. Je ne sais s'il faut souhaiter à un jeune contemporain de voir un si grand nombre de printemps et d'hivers. Tout de même on s'instruit et l'on comprend les choses I En agri> Enfin, il est tout de même Aemilius, et je suis bien content de l'avoir nommé aux gens qui me questionnaient, avant même que votre 1. Cf. Jean Moréas : « La plainte d'Hyagnis • (Poèmes. 1886-1896. Sy/,,1s 110NtJ1/11.r). z. CT. Eriphyle. poème suivi de quatre Sylves. Paris. 18943. Le philosophe Emile Meyerson. cf. plus haut. la lettre du :i mars 1949.

LETTRES DE PRISON

réponse ne m'arrivât. - Vous me nommez de Bréville \ le tllViliiçien. Ah ! de celui-ci j'ai un bien beau souvenir. Vous nous voyez dcscettdre avec lui la rue Racine vers le boulevard St-Michel ? Non, nous sommes un soir d'été sur l'étroite bordure du trottoir du Voltaire, et de Bréville fait à Moréas d'étonnants reproches relatifs à une strophe d'Agnès que notre maître récitait si bien·! Mais de Bréville s'était emparé des vers sur le désir qui se fait gnome tortu, vous souvient-il ? et de l'hémi­ stiche éclatant : P11tai11, M.adame, l11i disais-Ill 2 ••• « Non, disait de Bréville à Moréas, vous avez tort ! Ça ne peut pas se réciter dans un salon. Devant des dames ! Comprenez-vous ? Voyons, pensez-y ! >> Vraiment tous les poncifs de l'adjuration I Et dits, et redits, et répétés indéfiniment. Et, sous l'averse, Moréas muet. Moréas immobile. Moréas tirant après les avoir mouillées et mouillant après les avoir tirées les deux pointes de ses moustaches. Je ne sais plus comment finit l'abordage. Mais je verrai toujours le poète identique au sage (Socrate sous Xantippe) et supportant l'assaut des destins, le poète adjuré, le poète immuable ! Mon restaurateur de !'Esplanade des Invalides 3 1 Je vous suis bien reconnaissant de m'avoir donné de ses nouvelles. Jacques n'avait pas pensé à me dire qu'il avait eu sa visite. A l'occasion remerciez-le de son souvenir. Le mien est très vif et très bon. Sa maison est une des rares qui me fussent ouvertes à mes heures dans le Paris des années 1930... C'est à sa porte que je fus arrêté brutalement et délicatement transféré à la Santé dans l'automne de 1936. Merci du Ferdinand Bac ', son Moréas est admirable ! Je n'ai pas connu le « jeune homme • de 18 86-7. C'étaient mes toutes premières années de Paris. Je ne l'ai rencontré pour la première fois qu'en 1889 au Voltaire, chez les félibres où il venait déjà de temps en temps par affinité de méditerra­ néen. Je ne l'imaginais ni végétarien, ni démarqueur d'Edmond About dans son portrait d'Ulysse : mais comme son art poétique lui ressemble déjà! Variété de l'arabesque, verbe riche, image simple, intolérable conception de l'infini. C'est admirablement vu. C'est même révélé. Je ne croyais pas dix ans plus tard, dans ma préface du Chemin de Paradis blasphémer l'infini à la suite de Moréas ! Mais la logique nous unissant à défaut du langage articulé, il aurait fallu que je fusse bien difficile pour n'être pas heureux de votre article ! D'abord, comme il convient, le bien que vous disiez de moi I Et puis ces rencontres, ces harmonies inattendues sur le sens et l'esprit de la critique en elle-même. Vous en jugerez quand vous aurez sous les yeux mon vieil essai de 1 896 6• Mais 1. Pierre de Bréville (1861-1932) avait écrit une suite de mélodies sur des poèmes de Jean Moréas. 2. a. Jean Moréas dans Le Pelerin passi,mné. 3. Le restaurant Chauland, rue Fabert. 4. Marcel Coulon avait fait copier pour Maurras un vieil article de Ferdinand Bac qui évoquait Jean Moréas • jeune homme •· 5. Son Essai SIIT la Criliqt«, publié en 1896 dans la I Revue Encyclopédique Larousse •·

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1 49

n'avez-vous pas imprimé votre Pascal et l'astrono111ie ? Ayez la bonté de me le faire tout au moins copier. Je relis le Port-Royal de Sainte-Beuve, je viens de relire plusieurs œuvres et œu.vrettes de Pascal, et je suis en train de ruminer un Pascal puni qui paraîtra bien sacrilège. Vos 1110rds et vos vanitates me faisaient espérer les Mataloth ! Ma.-ra.L6ni i;I Ma.-ra.Lo'") i; µa.-ra.toni-rwv 1 1 de saint Jean Chrysostome, mais cela doit être dans la suite que vous n'avez pas transcrite. Ne tournez-vous pas au père de l'Église ou au saint Solitaire? Mais vous avez bien raison d'invoquer pourla mnémo­ technie pure l'autorité de Voltaire, de La Fontaine, de Marot et de Malherbe. Le Romantisme a bouleversé là-dessus les notions les plus solides et les plus certaines. La poésie poétique ou la poésie pure fuù­ raientc-elles par devenir des notions aussi fausses que la prose poétique maudite par Hugo sous le vocable de Marchangy 2 1 Mais je ne cesse de rimer. La métromanie continue d'être une grande distraction. Je vous en envoie un spécimen... Ah 1 sapristi, ce sera pour une autre fois! C'est une Prière aux trois Parques avec leur métamorphose 3 et je n'en ai p� le dernier état. Je suis sûr de le retrouver mais attendez un peu. On va venir, je crois, je n'ai que deux minutes devant moi, le temps de cacheter. Ayez la bonté de dire à Mme Marcel Coulon combien je lui suis reconnais­ sant de sa complaisante copie du Bac, qui m'a ravi, je l'ai relue plusieurs fois et recevez, mon cher ami, toutes les vieilles amitiés du vieux cheval de retour, votre ex-justiciable et ex-camarade, CH. MAURRAS

83z1

A PIERRE VARILLON 24

juillet

1 949.

Mon cher ami,

Voulez-vous continuer votre entremise auprès du jeune N. de B. 4 et faire taper cette lettre, puis la faire porter ou poster à son adresse? 1. • Vanité ! Vanité des vanités ! •· Citation de l'B«llsialle, faite par saint Jean Chrysos­ tome dans une de ses homélies. 2. François de Marchangy, qui, comme magistrat est resté célèbre par son réquisitoire contre les quatre sergents de La Rochelle, était aussi écrivain. Son livre La Gallle poétique, obtint un vif succès au début du siècle dernier. 3 . Cf. plus bas, à la date du 20 septembre 1949, la transcription de ce poème. 4. « Un article signé Neraud de Boisdcffrc dans les EJ""81, à propos de Barrès, avait énervé Maurras qui croyait avoir affaire à un Père jésuite et lui a envoyé une lettre de rcctüication. Boisdeffre a répondu : Ce Père jésuite est un jeune laïque de vingt-trois ans. t (Xavier Vallat, Charles Mtllll'rat, 11' d'«r011 8321).

LETTRES DE PRISON

Je vous en serai bien reconnaissant. Gardez, si vous voulez, le manuscrit c:t renvoyez-moi le double de la dactylographie, qui me sera utile. . Jacques va me donner de vos nouvelles cet après-midi, et j'y répondrai plus tard, mais, dès maintenant, pouvez-vous dire à Gaxotte combien j'ai été émerveillé de son article de jeudi ou mercredi dernier à Figaro 1 ? C'est de premier ordre, quelques mots étincelants y incarnent les relations fondamentales de la liberté et de l'ordre, de la loi et du péché. Il a parlé comme un autre saint Paul, né à Revigny 2• Et comme son exemple était bien choisi 1 Mille amitiés et hommages à la ronde, votre vieil ami, CH. M.

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS 2. s juillet 1 949.

Ma petite Ninon, Ninon la surprise, Ninon la belle surprise, je te cours à l'après comme il est déjà arrivé. C'est que je ne t'ai pas assez dit qu'il faut absolument, par lettre, visite ou de toute autre manière et le plus vite possible, mettre au fait notre Maurice de Ferrières 3 de ce qui advient au Je1111e Français', bien mené à terme grâce à toi, à Michel, à vos doigts de fées abîmés. A aucun prix je ne voudrais que fût, un seul instant, compromise cette harmonie préétablie à laquelle j'attache tous mes soins. Tu es jeune, j'oserais- même dire, Ninon, que tu es petite et ne vois peut-être pas l'intérêt cafital de ce point de vue. Ce qui importe est qu'il ait tout de suite ce qu'i serait un malheur de commencer avant qu'il l'ait vu. Deux raisons à cela : la première est que toutes sortes d'erreurs peuvent être commises d'ici, sur l'à propos de certaines choses dites ou non dites. La seconde est que sa mémoire à lui peut réparer beaucoup de lacunes de la mienne, me faire penser à beaucoup de choses nouvelles et compléter ainsi bien utilement ma toile et ma trame. Donc, cours, cours, cours, de manière à rattraper tout ce qu'il faut. ... Ceci peut t'arriver encore mardi. Mais où te l'adresser? Le plus sfu: me paraît tout de même chez toi. Là tu aviseras 1 Je ne t'embrasse pas, ma petite Ninon, sans te demander ce que tu 1. Article intitulé : • Rien n'est aventure quand tout est désotdtc •· (Le Figaro, 21 juillet 1949). z. L'auteur de !'Histoire des Fran;aù est né à Revigny en Lorraine. 3. Maurice de Ferrières désigne ici Maurice Pujo, originaire de Ferrières-en-Gâtinais. . 4- POIII' 1111 j111111 Fran;ais, Paris, 1949. L'ouvrage a été écrit pour répondre aux questions d'un jeune agrégé de lettres, M. Oaude Digeon, qui prépatait une thèse de doctorat sur les répercussions de notre défaite de 1870 dans la littérature française.

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auras_ mangé à ,dîner ce soir sur la route, et je t'embrasse en te disant à jeudi, de tout cœur, ton vieil oncle. CHARLES MAURRAS

A MARCEL COULON

Décembre 1 949.

Mon cher ami,

Cela est très beau 1 • Y a-t-il quelque chose de pareil dans les Vies de poètes, Pasquier, Tieck 2, cette mort du maître de chœur entouré de dis­ ciples qui disputent de son chef-d'œuvre et lui, donnant raison à tous 1 Je n'avais pas oublié la haute impression que m'avait faite votre tableau, mais je l'a.t retrouvé avec une grande joie. Merci. Non, non, ne m'attri­ buez aucune prétention à une priorité de goût pour mes choix de Moréas. Ils sont ce qu'ils peuvent être, comme mon goût, et je n'invoque même pas le principe d'après lequel son génie critique (peut-être supérieur à son génie de poète) fit deux parts du Pèlerin et abandonna la première au « vent ». Il le regretta plus tard, c'est vrai. Mais il l'avait fait, tran­ chant entre le médiéval et le roman de la France classique. C'est un prin­ cipe juste, mais, à l'épreuve, il aurait pu se faire que les réussites eussent été plus complètes dans le premier genre, ce qui n'est d'ailleurs pas. Le lendemain de la mort de Moréas, ce que j'ai publié de ses vers dans le journal pour donner au profane l'idée de son génie et de son art, n'était pris ni des ..fylns ni d'Eripf!yle, mais des Stances, et j'en fus récom­ pensé le soir, par le spectacle émouvant d'un Uon Daudet ivre et fou de ces beautés suprêmes qu'il n'avait pas soupçonnées I il les récitait en chantant : > et ne ces­ sait pas de venir nous le redire, à Bainville et à moi, qui en souriions. Car Bainville avait connu Moréas à la Gaz.ette et le savait par cœur depuis toujours. Jusqu'à quand ces très grandes. choses seront-elles hors de portée de la masse qui lit? On attend de nous savoir enterrés pour que nous n'en ayons pas la joie. J'ai demandé l'Anthologie 4 de Gide, Jacques me l'apportera sans doute jeudi, et je verrai où en sont les honneurs, dus et indus, chez ce prix Nobel de la pédérastie. Mais pour en revenir ,à la préséance d'Eripl!Jle, voici : il me semble que les grandes 1. Marcel Coulon venait d'envoyer à Maurras, qui l'en avait prié, les pages qu'il avait écrites sur la mort de Jean Moréas. CT. plus haut. la lettre du 21 juin 1949. 2. Louis Tieck (1773- 1853), poète romantique allemand, auteur d'une Vi, d8 Slmh1peare 3. Jean Moréas : L, Pèkrin pauionné. 4. André Gide : Anthologie d8 la Polsi,frt111f111Ï11. Paris, 1949. ·

LETTRES DE PRISON

fleurs parfaites de l'été, ni leur parfum de vie profonde, ni leur splen­ deur de couleur et de forme n'ont tout à fait gardé un je ne sais quel charme aprilin, le duvet, la fraîcheur, la douceur âcre des poèmes de la zone intermédiaire qui va du nouveau Pèlerin aux Stances. Nous en avons causé un jour avec Valéry, sa préférence était la même, il la jus­ tifiait par une arait les plus fameux Bourgognes à des gourgandines tandis que le Bordeaux était des femmes de la plus haute distinction, en quoi ma passion bourguignonne lui rendait les armes. Devinez ce que je lis, relirai et re-relirai avec un plaisir croissant, comparable à celui que nous donna Mme de Sévigné I Ce n'est que Molière. La verve, la poésie, la profondeur morale me confondent et me soûlent. Et c'est aussi d'une vue extraordinaire sur l'esprit et la pensée du siècle, les tendances du règne, la volonté du roi. Puis, quel français, en vers et en prose I J'ai cru,pendant soixante ans, avoir lu_dans_André Ché­ nier ce distique : Semblables à ces eaux si pures et si belles Qui coulent sans effort de sources naturelles...

t. CT. plus haut, la lettre du 18 mai 1950. 2. Le comte et la comtesse de Juigné. gendre et fille du marquis de Juigné, député, puis sénateur de la Loire-Inférieure. 3. A. Festugière : L'Enfant d'Agrigente, Paris, 19so, dont Pierre Boutang venait de rendre compte dans Aspects de la France (u et 18 mai 19-50).

LETTRES DE PRISON

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C'est de Molière! Et dans Don Garcia de Navarre / Qu'est-ce qu'on peut dire de ça ? Rien! Vous donner le bonsoir. Tâchez de trouver aussi les souvenirs du général Ducrot 1, il y a de curieux détails sur 1 8 3 1.

A SA NIÈCE HÉLÈNB MAURRAS 9 juin 1950.

Ma petite Ninon,

J'ai réfléchi toute la. soirée à l'offensive de Thomas. C'était bien ce que j'avais t>C?Sé au premier btuit l Une ressucée de l'affaire Worms. Je t'ai dit tout de suite ce qu'il fallait dire à Georges, mais je viens de m'aper­ cevoir que nous avons bien mieux, les moyens d'une contre-offensive foudroyante sur le plan même de la milice et du parti Doriot : la lettre de Pujo citée page 1 72. du Grand Juge, qui avait été envoyée de Toulouse à notre procès, et que le dossier n'a jamais connue, ce qui donne toutes les raisons de juger que le procureur Thomas l'a traitée exactement comme la lettre parisienne du 2.4 janvier 45 et mise dans sa poche 2, et cela constitue une probabilité nouvelle de forfaiture à son compte! Il faut joindre à la page 1 72. du Grand Juge, la note I de la page 65 du même livre. Il me semble que Thomas sera embroché sur sa propre flamberge. Hâte-toi de dire cela à Maurice et à Georges. Ils ont dû y penser, du reste I Ils n'ont pas oublié non plus que le parti Doriot avait publié tout un numéro d'un de ses journaux contre moi; il faudrait aussi leur rappeler que le cas de Susini et de ses variations fut aussi celui de l'agent Bou­ vard qui, à l'instrµction, n'avait «pas vu », et qui se rappelait brusquement

de l'ennemi de la spéculation philosophique. Sans expier tant de périodes ronflantes et de_faussetés oratoires ( « les mensonges qui nous ont fait

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195

tant de mal >>), ces services que Cicéron a rendus à la mémoire du genre humain lui vaudraient quelques circonstances atténuantes, à mon avis. Mais qu'est-ce que ce flot de chicanes ! J'en ai honte. Lucrèce et Virgile vous disent comme le Christ à saint Thomas : Bene locufll.r es de me Aemili ! Et cependant (encore!) comment vous épargner (à la cantonade) une plainte de l'oubli, entre les belles dames et 1es beaux guerriers de l'Enéide, de la Volsque Camille à la fin du VIIe chant et des exclamations du poète : ut, ut, ut 1 ... par le carquois des ttobles épaules, l'épingle d'or des beaux cheveux et la pique emmanchée de myrte des bergers? Toutes y sont, sauf celle-là I Gare à la rencontre aux Champs-Elysées I Plus maltraitée que Didon, elle est capable de vous fuir de même... Autre chose : les Grecs font-ils tellement mieux? Il n'y a rien qui passe Sophocle, ou l'égale, à plus forte raison Homère et Sapho, mais votre rapport général du génie latin n'humilie pas tellement celui-ci - et puis l'ionien et l'athénien sont des oncles, des grands-oncles, et nous disons les pères romains, nos pères romains et les femmes gauloises. Ronsard lui aussi a fait tra­ verser la poésie latine à son hellénisme : il n'y a pas perdu. Chénier seul s'en est passé. Moréas, qui n'est pas suspect, dit tout à trac : Oui, c'est 1111 .rang latin la couleur la pl11.r belle ! et, ces temps-ci, relisant Horace et Virgile, j'ai été frappé d'y trouver cette abondance d'excellents proto­ types du Pèlerin, des Syrtes et du reste. Athènes butinant à Rome, cela est presque sans exemple, qu'en dites-vous? Enfin, faites sur nos Grecs un nouveau volume qui aille de l'Iliade à l'Anthologie, je ne me plaindrai pas, ah! non. Merci donc de celui-ci, très cordialement à vous. CH. MAURRAS,

83 2 1

A Martigues, oui, pourquoi pas? Je vous montrerai ma collection d'Horace et de Lucrèce ... Vous ai-je assez loué de cette belle inscription sur votre Je1111e fille 1111 panier de figues du chemin de fer 2? Votre portrait corrobore les grands éloges que m'ont souvent fait des visiteuses parisiennes sur la poitrine haute et les seins aériens de mes belles conci­ toyennes. En admirant te.r .reins qm h1111.r.re laje1111e.r.re, dit, je crois, Moréas, mais ce vers lapidaire n'est pas comme le vôtre, dédié à une Provençale. Merci pour leur gloire 1 1. Voir les vets de Virgile : • ...#/ regiflS oslro - 111'61 honos '6111s 11111,ros, 111ftbtda mmm - Ollf"o int11'114N'at, ½Y'Îàm #1 gerat ipsa pharetram - 11pastorakmpraeftxa t111pidt m.,rlllm •· Enéide, VIII, 814-81 7. 2. Emile Henriot avait envoyé à Charles Maurras le manuscrit d'une petite pièce de vers écrite après la visite qu'il lui avait faite à Martigues, pièce publiée depuis dans Trislis ,xul (1 945) et intitulée : Phod111111. En voici les premiets vers : Tris belle dans I, train fJIIÏ tmtail dt M4rlig111s E JI, 111 monde a,,eç sa n,rb,;/'6 d, figR,s...

LETTRES DE PRISON A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

17 juillet

1950.

Ma petite Ninon, introuvable mais retrouvée, je croyais que le pre­ mier adjectif était un éloge, mais pour le reste, j'avoue bien qu'il y avait quantité d'épines pointes dehors destinées à tout l'univers, sauf à toi. Je te remercie de ta propre lettre, elle m'a enchanté. Tant mieux si le conte t'a amusée, dis-moi tes prémonitions, il y a là de grands mystères et je n'en ai jamais trouvé d'explications qui aient le sens commwi. C'est encore le mot d'Hamlet à Polonius qui me semble le plus philo­ sophe de tous. Je n'arrive pas à me rappeler la date exacte de ton départ. Auras-tu fini avec les dialectes 1 ? Je crains d'avoir laissé wie fâcheuse bavure à l'endroit où sont donnés les âges que nous avions, Barrès, Léon Daudet et moi en 1 897. C'est vers la fin. Il faudrait atténuer ce qui est un peu > du nouveau-monde et de l'Europe nouvelle. C'est une espèce d'organisme ethico-économico-financier à 'lui revien­ drait fort bien le nom biblique de la Bête. Cette Bête n'a pomt de tête ou en a six ou sept, mais elle est menée par un instinct sûr. Nul argu-

LETTRES DE PRISON

ment venu de vous ne la persuadera. Et ce sera très bien ainsi, croyez­ moi, Monsieur le Chanoine 1 Mais vous pourrez leur chanter aussi, sauf votre respect, le refrain des camelots du roi, car votre moyen n° 1 vous dispensera de tous les autres. Il est fameux. Il est parfait. Oui, c'est cela (jll'ilfautfaire. Etablir, par un appel a� témoig�ge �verse! jusque dans les moindres hf!meaux, un compte détaillé, un bilan rigoureux et complet, de tous les crimes de lucre, de sanie et de sang qui ont été commis en 1944 et qui ont décoré et caractérisé la plus hideuse des révolutions. Oui, lui donner son carac­ tère vrai, par des révélations indéniables et des confirmations acca­ blantes. Allumer partout le flamboiement lucide et brûlant de la vlrité. Profiter pour cela de l'approche des confrontations électorales et de l'épreuve qui s'ensuit. Vous avez eu un mot splendide, Monsieur le Chanoine, quand vous avez dit : C, .ront eux qlli demanderont grâce. En transmettant ce très beau mot, en l'imprimant, et le faisant circuler, mon ami Auphan 1 en a élargi encore la haute vertu, et je l'en remercie, et je l'en félicite. Mais à vous, que vous dire ? Comment vous expri­ mer la sensation de bien-être physique et moral que me donne, dans votre bouche et sous votre plume, l'évidence de la bonne voie poli­ tique prise et du bon programme souscrit et propagé. Voilà l'œuvre immédiate que tous nos organes, tous nos groupes doivent indiquer, appuyer et encourager. Les coupables demanderont grâce, et cette menace formidable suffira peut-être à ramener les conditions de la paix. En tout cas, il n'y aura qu'à pousser l'une pour imposer l'autre, en vainqueurs. Vive cette méthode 1 C'est la première fois depuis bien longtemps que je vois surgir et briller, comme une étoile sur la mer, une idée pratique. Car je crains bien que l'idée du refus de l'impôt ne le soit pas beaucoup : l'Etat prend tout, mais, comme il semble donner plus qu'il ne semble recevoir, je crains qu'il ne lui soit trop facile de renverser la menace contre ceux qui la font. Evidemment il n'aime pas ça. IJ y redoute des difficultés, un état de gêne et d'ennui, mais c'est tout. Cat il peut prendre de dures revanches contre les refusants. Aux innombrables créanciers de l'Etat, le percepteur peut dire : « Je ne peux pas vous payer parce que le chate­ lain, le curé, les réactionnaires ne m'ont pas payé les impôts qu'ils me devaient. » Et la canaille peut aller brûler le château, la cure, et les maisons de l'opposition, de la manière la plus spontanément automa­ tique 1 L'Action fraf1faise n'a jamais conseillé le refus de l'impôt. Elle aurait adopté d'enthousiasme votre moyen, votre remède; il est autre­ ment radical, solide et sans réplique. En avez-vous causé avec Xavier Val­ lat ? Il est votre voisin aux environs de Laval. Mon jeune ami et filleul 1. Louis Auphan, rédacteur à Aspects d6 la Fr1111Çe, Sous son pseudonyme de Jacques Mas­ sancs, il avait publié un article sur « Le Pèlerinage de la Merci à Lourdes •• le 8 septembre 1950;

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François Daudet, digne fils de son père, vous comprendrait aussi. Tous les deux sauraient recruter avec mes amis Pujo, Calzant, Boutang, Auphan, les hommes d'intelligence et d'énergie capables de monter cette offensive à la française et qui aurait grand chance de réouvrir le pays légal aux justes lois du pays réel ! Vivat ! Bravo! Et bonne chance l Permettez-moi, Monsieur le Chanoine, d'ajouter à mes remerciements et à mes félicitations tous mes vœux, avec mes respectueux hommages. CH. M.

A MARCEL COULON

Mon cher ami,

8 3 2. 1

1 3 septembre 1950.

Je suis bien reconnaissant à Mlle de Kermorvan de m'avoir fait appor­ ter votre lettre. Nos va-et-vient n'avaient été interrompus, il y a un mois, que par un certain resserrement du régime qui a duré jusqu'au milieu de l'année, et je ne savais même pas si vous aviez eu mon hommage à Moréas 1 1 Mais quelle nouvelle de votre signe de vie 1 Et de quel malheur 1 Croyez, mon ami, à toute ma compassion, d'autant plus forte qu'il y a plus de difficulté pour moi à imaginer cette union constante de cinquante et un ans, précédée par une amitié d'enfance et des années de fian­ çailles. Cela est presque trop beau dans le passé et comme je me repré­ sente bien l'immense désarroi qui doit y succéder l Votre épitaphe récapitulante des formes et des modes de l'existence est un adieu telle­ ment complet qu'il impose le sens de sa profonde sincérité. Là encore, il faut faire effort pour y adapter mon insatiabilité de cette chienne de vie. Mau-ras 2, avait écrit Mistral qui ne détestait pas non plus le calem­ bour. Vous ai-je dit combien ma pauvre mère avait été sensible à la grâce et au charme de Mme Marcel Coulon, après cette visite à Marti­ gues, si ancienne ? Elle m'en reparlait. Elle vous aimait bien tous les deux. fueine à penser que nos belles heures, bien choisies, ne soient pas cris 1 · sées quelque part. Après tout, il y a des choses plus extraor­ dinaires, dans l'être universel, que ce « conte bleu • ! Je ne vous promets rien, je n'essaie pas de vous endormir, ni votre mal. Mais ce sont des aventures marines ou galaxiques dont il m'arrive de rêver quelquefois.

r:;

I. Le poème intitulé : A Jean Moréas, qui figure dans le « Parvis d'hommages t de La &lance intérieure. 2. Mau-ras : Mal tassasié, ou insatiable.

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LETTRES DE PRISON

Le paysage de la Vigne et la Maison qui me suit toujours 1 Ne vous hâtez pas trop vers le fleuve noir. Il faut garder le temps de former quelques jeunes têtes où « bourdonner >> un peu dignement la romane leçon de Moréas, au milieu �es danses sauvages en pagnes de plume. A propos, un jeune (il n'a pas soixante-quinze ans) un très jeune poète de l'école d'Aix, nommé Paul Souchon 1, annonce un livre sur Emmanue] Signoret, mort en 1900. Ce n'est pas injuste. Ce n'est pas juste non plus. Cela ouvre des espérances. Je l'ai bien connu, élève en tout sens de notre Raymond 2, avec des reflets de Banville et de Mallarmé. Il était complète­ ment fou. Une de ses satires me reproche de lui préférer le petit talent de Moréas 1 Mais on a tout lu et je suis content que vous n'ayez pas été trop fâché de mon hommage rimé à notre Maître. Depuis, je l'ai un peu corrigé par-ci par-là, mais il me semble que cela peut aller avec le sonnet de la Crèche mistralienne, ma Consolation à Térence et le reste de mon petit chœur du >. Vous vous vous voyez bien toutes les vérités immenses et néces­ saires que cela recouvre, et ce qu'elles ont d'essentiellement vital au­ jourd'hui. Mais pardon de l'abus des mots 1 C'est la terreur de paraître rien négliger qui me rend si vraiment prolixe. Pardon et comprenez, ou plutôt faites l'inverse qui rende le second terme inutile. CHARLES MAURRAS

A MADAME PA UL MORAND 20

Madame,

83 2 1

décembre

1950.

Mon voisin et ami, Paul Marion, fait avec moi le plus généreux des partages. Mille et mille fois merci des merveilleux chocolats et de tout le café passé et futur 1 Quel malheur que la lettre perdue pour me ressouvenir

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LETTRES DE PRISON

de Suisse et d'Amérique f L'amitié m'a gâté presque iniquement tout au long de ma vieille vie. Je n'y puis/lus répondre que par un mémorial constant et fidèle, et le vrai est qu•· est bien là; soyez assez bonne pour l'attribuer en toute certitude à ceux qui en ont cure. Il est difficile de dire où nous allons. Rattrapons-nous sur le charme indicible et la grâce incroyable d'un Passé bien vivant. C'est avec cela qu'on refera peut-être le monde, ou un monde, c'est-à-dire quelque élément d'ordre et de beauté. Pardonnez-moi, Madame, la longueur de ce merci, ce n'est qu'un hommage respectueux rendu à la dignité de qui ne sait ni ne veut oublier. CH. M.

8 3 2- 1

Je vous serai reconnaissant de dire un souvenir plein d'admiration à M. Paul Morand.

A MONSIEUR ET MADAME DE LASSUS 3 1 décembre 19 50.

Madame, Monsieur, et chers amis si excellents! Vous m'avez dit : bon Noël, vous m'avez dit : bonne année, et je ne vous le rendrais pas? Directement, non, c'est impossible et vous ne pouvez le recevoir que par notre antique et toujours jeune > Le professeur aurait pu répondre que notre veni, vidi, vici, à syllabes inaccentuées, était encore plus éloigné du langage de César, et il aurait eu le dessus. De même que votre Taiteri /011petiouli req11io11bens... encore un coup, ce n'est pas de jeu! Seul (ou surtout) l'accent importe. Et, comme j'espère rat­ traper mon commentaire sur Pie X, je vais tâcher d'arranger le langage et le ton d'une manière moins critique, et mettrai l'accent (c'est le cas de le dire) sur le bienfait de l'accentuation imposée aux Gaulois, mais sur 1'11 ou sur l'ou, non, pas possible, je ne peux pas transiger sur cette fantaisie de bureaucratie sacrée. Là, on a fait comme Charlemagne et comme le roi noir de Guinée, confondu unité et centralisation, crino­ line et casque de guerre. Traitez-moi de > et de « pico-pebre », vous devez juger tout au fond que je n'ai pas tort! Ou alors, avec les félibres de Toulouse, avec ce malheureux Marius André 2, unifions 1a prononciation du provençal entre Pau et Nice, et coupons la tête (ou la queue) à notre cher o mistralien. Car vos prémisses vous y contrai­ gnent I Merci pour le b et le v ; je croyais que cette consonne suivait le sort de l'h et que biben remplaçait viven dans les mêmes pays ou l'h rem­ place l'j. Ce que vous me dites si pertinemment montre que les « lois » des langues sont encore plus variées, souples et vivantes qu'on ne le dit et qu'on ne le croit. Si donc l'on voulait prononcer le latin selon les hypothèses plus ou moins discutées des philologues, il faudrait dire 1. A Clairvaux, Xavier Vallat avait eu une longue controverse avec Maurras au sujet de la prononciation romaine de l'u, ordonnée par Pie X. 2. Marius André, camarade d'enfance de Charles Maurras. Consul de France et félibre, il a publié plusieurs livres de poèmes en langue d'oc.

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Kikéro et donner au nom du grand Jules la sonotité du Kaiser ! Le fait est qu'il y a beaucoup de hasards dans les affirmations les plus fermes. J'en ai vu qui ne voulaient à aucun prix que nous eussions dans l'étang de Berre un étang de Marthe, qui est marqué dans toutes les anciennes cartes, sous prétexte que la toponymie n'est certaine que depuis l'ère carolingienne> ce qui peut être vrai en gros (je n'en sais rien, et eux le « savent »), mais je leur ai demandé de m'expliquer alors comment les pêcheurs de Martigues (pas les paysans) ont pris pour guide dans les lignes de cloisonnement et de repère sur l'étang de Berte, 1 ° les îlots de Brescon à l'ouest, 2° le vieux Miramas au nord, 3° le rocher des Trois frères au midi, et 4° Dalubre, ou Delubre, c'est-à-dire la montagne de sainte Victoire, à l'est, Delubrum victoriae aquensis, temple disparu et qui n'a laissé qu'une inscription au musée d'Aix, mais qui a laissé son souvenir dans la langue de ces pêcheurs? Ceci nous éloigne bien de l'om et de l'oum, mais ressortit aux incertitudes de ces échafaudages d'inductions ingénieuses qui ne méritent pas le sacrifice de réalités constatées. L'u français, d'oc et d'oil, existe, je ne le supprime pas pour les beaux yeux de l'étymologie de tourterelle, turtur ou de cadeu : catulus. Si vous avez mon Mont de Saturne, il y a, pages 1 27 et 1 28, une sortie contre nos latinisants et qui vous découvre un peu de mon horrifique pensée là-dessus. Je sais bien que ça ne tient pas debout scien-ti-fi­ que-ment, mais c'est le bon sens, autrement dit mon opinion, et je la partage I Au surplus, voici ma tête. Coupez-la. Ce sera un mauvais esprit de moins sur la machine ronde. Renan avait la passion des sources du langage : ce n'est pas pour des raisons de théologie, ou même de philosophie qu'il quitta la soutane, c'est pour des raisons de philologie, de la philologie allemande du milieu du xixe siècle qui tirait tout des mots, les choses et les dieux ! Or savez-vous comment, devenu vieux et sage, il appelait les amusettes de son ptintemps ? De >. Pour moi, je ne donnerais pas une rognure d'ongle pour leur amour. Merci de m'avoir retrouvé le nom de Mgr Dulong de Rosnay que je cherchais en vain 1 • Et quels beaux textes vous y ajoutez! En particu­ lier ce langage de l'anglais Forster : les Anglo-Saxons, pour ne pas oublier l'Amérique, sont nos ennemis d'instinct, par une envie sourde. Croyez­ vous que l'amiral Leahy ou Mme Roosevelt se soient dit délibérément : non, je ne viendrai pas efficacement au secours de Pétain ? Ils ne sont pas si méchants 1 Mais leur inconscient a joué. Celui-ci leur disait qu'avec Pétain la France retrouvait son unité, sa prospérité, sa force, sa grandeur, pas de ça 1 Avec les Gaulle, les Bidault et les Auriol, pas de danger 1 Bismarck était conscient contre le comte de Chambord. Ni Leahy, 1. Mgr Dulong de Rosnay, prélat breton, qui dirigeait un journal légitimiste et catho­ lique : La Résistançe de Morlaix. Il était l'ami de La Tour du Pin et d'Albert de Mun.

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ni mistress Roosevelt ne l'étaient contre Pétain. Mais c'était kif-kif pour le résultat 1 Votre historiette romaine de Mgr Lamy est digne d'une biogra­ phie d'Henri VI 1• Rien ne m'a empêché, ni ne m'empêche d'espérer en lui. Je vous félicite de vos Rois tirés à Solesmes, vous avez dû boire, à sa santé, de ce petit Anjou, dont je vous félicite particulièrement, et plus encore, de votre souvenir de la poumpo à l'oii et du vin cuit de Palette 2• Quelles cuites annuelles nos réunions 1 Nous rentrions tous au collège titubants, et l'abbé qui était censé nous « surveiller >>, plus que nous. Avez-vous de meilleures nouvelles de mère Agnès 3? Elles sont admirables? J'ai reçu fin décembre mon lot habituel de calendriers à effeuiller avec les pensées de la petite sainte! J'ai vu que son diffama­ teur, un certain Maxence Van... (trop difficile à prononcer) Dermersch, je crois, est mort. Et le Monde qui en fait un éloge pompeux n'a pas dit un mot de ses exploits d'hagiographe 4• Bien fait 1 Je vais chercher mon Ave Maria, et j'espère vous le trouver cette nuit ... Trouvé après trois minutes à peine de recherches. Je vais le recopier et fermer. Peut-être cela pourra-t-il partir demain. Je ne peux pas, non, décidément, je ne peux pas mettre, sous la même enveloppe, une merveille qui m'est revenue avant-hier par le détour le plus étonnant I Un poème inédit de Mistral, écrit en 1865, dix ans avant son mariage, en l'honneur d'une magnifique Provençale au beau corps. Titre : Gardounado, autrement dit déborde­ ment : c'en est un 1 Et quel I Pierre Devoluy 5 l'avait trouvé après la mort de l'Altissime dans le tiroir secret du haut de la bibliothèque. Il s'était gardé d'en parler même à Mme Mistral à qui cela aurait fait une peine inutile, ni, me dit-il, à personne qu'à moi; et il m'en donna une copie, que j'ai à Paris si elle ne m'a pas été volée par les Boches. J'eus la faiblesse de la montrer à M. 6• Je lui en fis même une copie. Il me jura de ne la montrer à personne. J'ai fait une seconde copie pour ici, et renvoyé le premier paquet, en prescrivant de le rendre à M lle M[azet] et en conseillant à celle-ci d'adresser le poème à Mistral nebout (neveu) qui l'a peut-être, mais qui peut-être ne l'a pas. J'espère que les félibres ne vont pas avoir un accès de pudeur mal placé : si l'on en croit le Dante de Gillet, on a découvert au passif du plus grand poète, du poète officiel du catholicisme, une série de poèmes aussi raides et poivrés et salés 1. Cette historiette est la suivante : En sortant de Saint-Pierre de Rome après la canoni­ sation d'une sainte française, Mgr Lamy, archevêque de Sens, voit passer une auto qu'il prend pour un taxi. Il la hèle et donne une adresse au chauffeur. Pendant le trajet, il cause avec celui-ci qui lui parle de la beauté de la cérémonie qui venait d'être célébrée. C'était le comte de Paris qui, en l'occurrence, s'était prêté au rôle de chauffeur. 2. Spécialité aixoise. Ce vin se fait au hameau de Palette à quelques kilomètres d'Aix. 3. Du Carmel de Lisieux, sœur de sainte Thérèse. 4. Maxence van der Meersch, auteur de La petite sainte Thérèse. Paris, 1947. 5. Pierre Devoluy, majoral, puis capoulié du Félibrige. 6. Henri Mazet, l'architecte provençal.

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que possible. De Verlaine à Ronsard, chez nous cela court les rues et les bibliothèques ... et puis le Saint-Esprit ne s'est pas gêné dans le Cantique des Cantiques ! Evidemment, ces choses-là ne sont pas faites pour tous, mais elles font partie de l'art universel, et l'abbé Trochu 1 n'a jamais été plus dégoûtant que le jour où il s'est servi de cela pour empê­ cher l'élection sénatoriale de Uon Daudet et pour arracher à la France un défenseur qui l'eût peut-être sauvée ! Il a fait une affaire de principe de quelque chose qui tient aux différences de temps et de lieux. Néan­ moins je ne crois pas avoir le droit de faire voisiner ce poème, si beau soit-il (et je ne vous ai pas dit combien il est magnifique), avec la traduc­ tion de l'Ave Maria. Vous aurez la Gardounado par un autre courrier. Mes respectueux hommages à Mme Vallat. Toutes mes amitiés à nos amis de Solesmes, de Laval, de Juigné, de partout. Je vous em­ brasse, mon ami, de tout cœur. Ch. MAURRAS 8 3 2. 1

AU DOCTEUR PAULINE SÉRIOT

Chère Mademoiselle et cher docteur Sériot, providence des pri­ sonniers d'Action Française et fidèle amie de cette œuvre, Hommage et merci au nom de tous. CHARLES MAURRAS

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janvier 1793. 6 février 1934.

Place de la Révolution Place de la Concorde

Morts de février Venus pour crier La même colère Le temps écoulé A defjà mêlé Dans une eau plus claire Vos noms au prénom D'illustre renom Qui fut la victime r. L'abbé Trochu, directeur de l 'Ouest-Eclair, avait fait alors une violente campagne contre la candidature de Léon Daudet.

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D'mz d!chaînement Du nombre qui ment ! J'admire etj'estime. A garder raison La dure passion Plusfort nous convie. Prenons sans remords Le flambeag des morts Leur flamme, leur vie !

L'amitié d'Action Française est une force que nos ennemis, les enne­ mis de la France, n'ont pas calculée. CH. M.

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS 17

Ma petite Ninon,

février

195 1 .

Qui t'a donné ce > 1 sur Proust? Cela est très juste à mon sens G'ai connu ce demi-juif), mais c'est terriblement appuyé. Je ne le donnerais pas à lire à Mlle Cadiergue, fichtre non I Si, comme je le pense, le cadeau est de Varillon, qu'il faut féliciter de sa nouvelle contribution à l'histoire de la Marine (son article d'Aspects était très bon), demande-lui si ce Briand est vieux ou jeune : il y avait au > en 1914 un Charles Briand, qui, à la déclaration de guerre, fit un article fracassant en l'honneur de Léon, de Bainville et de ton oncle; ces trois avaient tout prévu, tout dit, tout compris I Ce journaliste républicain était d'autant plus honorable que tous ses autres confrères, pour cacher leur béjaune et celui de Jaurès, criaient que nous avions fait assassiner ledit Jaurès. Cette fable les dispensait d'avouer la vérité. Si c'est le même Briand, que P. V. le félicite de ma part. Contemporain, je n'ai vu dans son livre qu'une petite erreur. Mme Aubernon n'était pas la maîtresse de Jules Lemaitre, il confond avec Mme de Loynes. Mme Auber­ non était > qui donnait la parole à ses 1. Charles Briand : Le Secret de lviarcel Proust, Paris. 1950.

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convives tour à tour en interdisant qu'on les interrompît. Un jour, Renan voulut intervenir. Elle le fit taire. Quand l'orateur autorisé eut fini, elle demanda à Renan ce qu'il voulait. « Des petits pois », dit-il. En présidant un dîner comme une Chambre, je me suis demandé si Mme Aubernon n'ambitionnait pas de se faire appeler la Présidente comme Mme Sabatier, l'amie de Baudelaire et de Th. Gautier. Paix aux mortes I Mais Ch. Briand a bien vu Proust : malade pat vice et vicieux par maladie I Il était admirablement beau, d'une beauté orientale, une odalisque, avec son accent féminin très marqué. Il y eut un jour chez Mme Arman de Caillavet... mais d'abord qu'est-ce que le « pouf » de Mme Strauss 1, dont Briand parle deux fois? Ce pouf, je l'ai vu, ou son frère, et Proust assis dessus, et contemplant de ses larges yeux d'oriental Mme Arman qui trônait au-dessus de lui, . France, à côté, ravi, naturellement ! Mais son amie avait trop d'esprit pour être long­ temps dupe de cette contemplation. Un jour, elle organisa chez elle une pt:ttte cour d'amour composée de jeunes filles (sans doute en majo­ rité Juives), mais présidée par Suzanne France, la fille de son ami, qui pouvait avoir de quatorze à quinze ou seize ans. Le problème qui leur était posé consistait à savoir qui elles préféraient de M. Proust ou de M. Maurras? Ton oncle eut, non la majorité, mais l'unanimité. Il était déjà assez laid pour avoir l'air d'un homme, et les petites juives étaient restées assez naturelles pour deviner en Proust, qui avait l'air de ce qu'il était, une concurrence ! Je dois dire qu'après cet exploit, la jeune Suzanne France devint la femme du capitaine Mollin, officier que disqualifia l'affaire des délateurs des Fiches 9• Elle divorça, devint Mme Psichari, dont elle eut ce Lucien Psichari qui est tout à la fois le petit-fils d'Anatole France et l'arrière-petit-fils dé Renan qui avait marié sa fille à Jean Psichari. Voilà bien des quartiers de noblesse sur le Par­ nasse! Je te les raconte pour t'amuser. Cela t'amusera-t-il, étant si diffi­ cile à déchiffrer? Tu dois avoir une loupe, sinon achètes-en une à mes frais. Je viens de recevoir ta sabbatine fidèle et j'y répondrai plus libre­ ment d'ici. D'abord tu as bien raison pour dimanche dernier. Sauf le très grand plaisir de vous voir, c'était raté.....• Vive donc et revive le 25 février ! Je vais prendre toutes mes dispositions pour éviter un pareil fiasco, et même l'incident qui a gâté le dernier passage de Colle. Je parlerai de Nastia et du docteur, en excipant de son titre de membre du conseil de tutelle. Dis-moi si tu as des nouvelles de Flammarion? du marseillais Detaille? 3•••••• Je t'ai envoyé un feuillet d'une lettre de toi où t'est demandé le sens d'une phrase que je n'y ai pas hie, ni pu lire. Ne l'as-tu pas perdu? Sinon, réponds-moi. La phrase est marquée 1. Mme Strauss-Bizet avait elle aussi un salon dans son hôtel particulier, 104, rue de Miro­ mesnil, salon où fréquentait Marcel Proust. 2. Le capitaine Mollin était officier d'ordonnance du général André. ministre de la Guerre de 1900 à 1904. 3. L'éditeur Detaille, de Marseille, qui a publié en 1952 Originaux de 111a Provence.

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au crayon de couleur. Je pense tout d'un coup au nombre extravagant de choses que je te demande : est-ce qu'il ne serait pas prudent de prendre note tu fur et à mesure de ta lecture, cela t'épargnerait des pertes de temps o)l des efforts de mémoire? Exemple cette phrase de lettre ; exemple, encore, lès livres dont je te rabats les oreilles : > Cela fit taire mon scrupule, mais il m'était venu. Ce que vous dites 4 de l'amertume de Bourget ne m'étonne qu'à 1. Mlle de Kermorvan. 2. Cf. Maurras et Mlrt 1,mps, tome II, p. 28-29. Bourget disait que si Maurnis arrivait en retard aux réunions publiques de l'A. F. c'était pour que son enuée suscitit des applau­ dissements. « Ainsi, disait-il, faisait Lucien Guitry qui ne voulait pas être en scène au lever du rideau. t 3. Pseudonyme de Maurras à la revue de la presse de /'.Actionfra11faise. 4. C'est à Henri Massis que Maurras s'adresse ici directement, cette partie de sa lettre devant lui être communiquée par Mlle Hélène Maurnis.

LETI'RES DE PRISON

demi. Elle se marquait de plus en plus vers la fin. « Qu'est-ce que Bourget a donc contre vous? • me dit un jour Léon Daudet : « Il dit partout que vous êtes fou... » C'était le temps de notre plus grande sagesse. Nous annoncions la guerre, nous la dénoncions, nous criions à l'urgence des armements et des alliances. Nous commencions à atténuer la virulence, injuste ou excessive, de nos premières polémiques romaines et louions ]es sévérités de Pie XI pour le germanisme et le communisme. C'était bien le contraire de la folie. Mais il y eut encore mieux de la part de Bourget. Massis est trop jeune pour avoir vu cela. En 1 898, lors de ma défense du colonel Henry, il l'avait si totalement approuvée et louée �u'il avait transformé en mon honneur les vers 845-46 du VIe livre de l'Enéide : T11 maxim11s iUe es, Ufllls tJIIÎ nobis rll1ldarJdo restituis rem, mais en rempla­ çant le c11nctando par alldendt>. En osant, disait-il, j'avais rétabli les affaires du parti national. Or, près de quarante ans après, quelle ne fut pas ma stupeur d'apprendre que le même Bourget allait de maison en maison, répétant je ne sais quelle phrase de mon vieil article oseur et sauveur en ]ui donnant un sens assez ridicule ! M'était-il devenu ennemi? Non, il me couchait (ou me laissait couché) sur son testament entre les amis auxquels il léguait un souvenir. La vérité, je crois, est que la profonde tristesse, causée par la maladie et la mort de Mme Bourget, l'avait très profondément affecté et aigri, au point que l'univers avait noirci à ses yeux. Notre médecin commun le Dr Charles Fiessinger me disait qu'il passait des journées entières avec elle, et que cela ne lui faisait aucun bien. L'absence définitive causée par le deuil dut être pire encore. Je ne me rappelle néanmoins a11e11n incident des dernières années qui ait pu m'éloigner de lui. Nous étions de ceux qui l'entourions d'une admiration aussi solide que notre gratitude et notre respect, et s'il nous arrivait de sourire d'un petit travers, c'etait sans la moindre malice. Le jour de sa mort, Bainville me dit : Voici 1j11el(Jll8 chose q11i s'écroule dans le monde litté­

raire, c'est par Bourget seul q11e tenait encore 1111 certain sentiment de l'honneur, il s'en va, cela s'en ira,je crois, avec l11i. Je crois que Bainville ne se trompait

pas. Pour ma part, je trouvais toujours le même accueil, le même appui auprès de lui. Il m'avait soutenu vivement en 1 923 dans ma candidature contre Jonnart, je ne parle pas seulement de son vote, mais de démarches faites en commun. Dès le début de ma critique, quand Barrès m'eut présenté à lui, il avait été très amical, avait pris part à l'E.nq_11éte sur la Mo narchie, m'avait introduit au Figaro de Périvier, venait assidument au Flore 1, et, loin de Paris, écrivait qu'il s'en languissait (franco-provencal d'Hyères). Je ne vois que deux désaccords : l'un très ancien en 1 894, quand il faisait partie d'un Gobineau- Verein et disait, comme Renan, que la décadence française tenait à la raréfaction du sang germanique, ce que je contestais énergiquement, et ce qu'il finit par oublier lui-même,

1. Le Café de Flore, où Maurras retrouvait ses amis et où fut fondée l'Action fratlftlÎse. Cf. Charles Maurras : Sous !, signe de Flon.

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puisque, dix ans plus tard, il acceptait la présidence d'honneur du n e anniversaire de Fustel de Coulanges. Mais, à ce même moment de 1 904, il y avait, depuis plusieurs années, un dissentiment plus sérieux. Bourget voulait qu'on dérivât la Politique de la Biologie, ce que je n'ai jamais admis; les lois politiques étant spécifiques et propres à leur ordre. (La médecine étant un peu son violon d'Ingres, il aimait à en jouer en amateur.) De là, une certaine mauvaise humeur quand nous abordions ce sujet. Mais c'était peu de chose. La même année 1904, ma mère revint faire un séjour de quelques semaines à Paris, elle vit Mme Bourget alors jeune femme charmante, qui lui dit en riant qu'elle s'amusait parfois à me voir discuter avec son mari, quand celui-ci me lisait un de ses articles du Gamois en réponse à M. d'Haussonville, parce que c'était moi qui le modérais; j'étais le jeune opportuniste, lui l'intransigeant impétueux. De fait, il avait quelquefois une manière abrupte (il en a abusédans L'Etape)d'appuyer les idées d'aplomb sur les faits, en écornant ceux-ci un peu trop. Mais sa façon rigoureuse de suivre la courbe logique d'une pensée lui rendait très souvent aussi le plus grand service pour la connaissance de la vérité. Ainsi je n'ai jamais osé, fa11te de preuve, dire, pendant le fameux procès des quatre officiers, en octobre-novembre 1 904, suscité par Jaurès et qui finit par s'effondrer de lui-même, que ce procès fut fait à l'instigation de la Triple-Alliance qui voulait connaitre la véritable identité de l'espion austro-allemand nommé par nos Rensei­ gnements : > ? Il y a longtemps que je n'avais rien lu de si désopilant. Comme je m'en serais donné à l'air libre ! Le dogme du pouvoir civil y est plus florissant que jamais. Le malheureux n'a pas encore compris que lorsque le Nombre se met à faire des siennes, c'est-à-dire ce qui lui appartient en propre, des dégâts, la première qualité salvatrice qu'opposerait ce Nombre est forclment militaire, exemple Pétain et de Gaulle, et témoin toutes les républiques de l' Amé­ rique du Sud, que l'Amérique du Nord est vouée à rejoindre dans un temps x... Brisson (commentateur ambitieux et indigne de Molière) n'a pas compris non plus qu'il n'y a pas un pouvoir civil ,t un pouvoir militaire, et que la vraie subordination est celle du militaire (espèce) au politique (genre), qu'ils ne s'opposent pas essentiellement, mais qu'ils se composent, et doivent pour se composer, prendre chacun un numéro, « comme à l'autobus >> 1 (vous en souvient-il ?) Seulement un pouvoir politique souverain, s'il est complet, est aussi militaire, et le roi, grand juge, grand ambassadeur, était aussi traité de grand soldat par l'arche­ vêque de Reims : h,mç mi/item, hormis Louis XVI, qui seul de tous ses prédécesseurs, ne reçut pas d'éducation militaite, en vertu des préjugés féneloniens régnants. A propos de ce Télémaque XVI, avez-vous lu le livre de Dard sur la chute de la royauté 3 ? Ce fonctionnaire de Ma­ rianne III vérifie (sans le dire) toutes nos positions, toutes, y compris les plus contestées; il admet (en en remettant) que nos révolutions préten de Ch. Maurras était destinée à Lyautey, né légitimiste chambordien, et, depuis, rentré (et comment 1) au bercail de la vraie légitimité. Et d'un ! Le père du > Et de trois ! Le comte de Chambord ne disait pas que la Maison de Bourbon était « réconciliée » (car ce n'était pas la Maison de Bourbon qui régnait sur la France, mais la Maison de France, celle d'Hugues Capet). 11 disait : la Maison de France. Ce n'était donc pas la même chose pour lui... Vous direz : pour Lui, mais il ne faisait pas la loi ni la tradition I Sans doute, mais il devait les savoir tout de même 1 Et il avait du mérite à vivre sa science et à pratiquer sa loi, car enfin Paris et Chartres, qu'il avait reçus comme ses enfants, étaient les petits-fils de l'homme qui avait déshonoré sa mère. Si ce n'était pas par la loi du royaume et sa tradition sacrée, qu'est-ce qui l'obligeait à ce grand sacrifice ? On a répondu : son

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cœur chrétien..• Ce n'est pas sérieux ! On peut pardonner ces choses-là, non les couronner. Il faut lire cette affreuse histoire de Blaye, non dans Thureau-Dangin qui l'estompe avec raison, mais dans Louis Blanc où rien n'est épargné 1. Une preuve morale irrésistible de la croyance absolue d'Henri V aux droits de Philippe VII est certainement là. Quant à d'autres « crimes » des Orléans, les uns ont été payés, d'autres compensés. De 1 830 à 1 848, Louis-Philippe, qui n'avait nullement usurpé puisqu'il avait offert à la duchesse de Berry de couronner son fils, Louis-Philippe a continué la grande politique bourbonienne de la Restauration, la poli­ tique anti-guerrière et contre son propre parti, pendant dix-huit ans, avec une énergie, une intelligence, une méthode qui font de lui un capétien direct, un vrai père de la Patrie. On pardonne à Louis XI ses parricides, la grandeur de Louis XVIII fait pardonner son affreuse conduite envers Marie-Antoinette et Louis XVI. Les lois de morale sont une chose, le droit politique en est une autre, et le droit royal est à peine un droit, c'est un devoir. L'écholalie juridique n'entrera jamais dans les réalités; elle a fait trop de mal à la France pour être prise au sérieux plus longtemps. Mais je dois à M. G. la preuve qu'il ignore totalement le sens des mots qu'il écrit. Il parle de notre > d'olibrius étrangers au trône de France, une providence casuiste et juriste nous aurait privés du droit de pouvoir sauver la patrie. De qui M. G. tient-il le droit de ridiculiser à ce point le dogme de la Providence?... Par exemple, je n'arrive pas à me rappeler les ronsardiens sont comparés à un chœur de cigales, sans doute à cause de la sécheresse de leur corps et de leur voix. Tu n'imagines pas comme c'est beau, et joli : Ol Neµeal ! ce sont les deux seuls mots qui me sont restés, et qui, là, veulent dire quelque chose comme : « Ce n'est pas dommage >> ••• . Non ! c'est au contraire un asservisseur selon moi, mais c'est un détail, et il vous est personnel depuis toujours; nous nous sommes assez querellés là-dessus; rien à changer pour vous. Je veux seulement que vous sachiez que je ne vous ai pas lu en diagonale et que tout a été bien vu. Mes vieilles amitiés de vieillard troyen, CHARLES MAURRAS

A SA NIÈCE HJ3LÈNE MAURRAS

Ma

petite Ninon,

ex 8 32- 1

10 septembre 195 1.

...Ici le train continue d'être bon. Sommeil, re_pas, sommeil, promenade, repas, sommeil, écriture, sommeil, le tout rythmé par d'odieuses prises de température et les charmantes visites que tu sais. Toujours des bicyclistes tant et plus, sur les boulevards de mon rempart; après une religieuse en voile noir sur sa bécane, une religieuse en voile blanc, hier, pédalait, ce sont des perspectives dignes du xx:e siècle. Personne n'a encore jeté de bombe ni tiré de mitraillettes contre moi I Je me demande ce qui a bien pu te donner cette phobie. Pas l'attitude du corps médical, toujours I As-tu passé de mes nouvelles à Michel? Et comment ton envoyé, Reynaud, je crois, s'est-il comporté à Maillane? Comment Maillane a-t-elle réagi? Tu as dû le savoir par lui. Mais mon détachement à l'égard de ce bouquin 2 continue d'être ce que tu sais. Il n'y en a plus que pour le Mont, M'en Fouti, La Balance et Pie. Un Mont bis 3 en cinéma, 1. Henri Massis lui avait soumis, avant qu'il ne parût, certaines pages du tome II de MDmras el notre 11111ps, celles où il faisait état de documents confidentiels sur l'affaire de /'Arfion française et du Vatican. 2. Jarres de Biol. Cf. plus haut, la lettre du 1 er septembre 195 1, 3. Projet de porter Le Mont de Salllrne à l'écran.

HOTEL-DIEU DE TROYES

dont tu as rêvé devant moi, ne me présente rien de très réel parce que je n'ai aucune notion de ce nouveau bel art. Mais l'idée continue à m'amuser par tout ce qu'elle a de flottant pour moi... Jacques n'a pas donné de nouveaux signes de vie. Il sera à Paris, je pense, d'ici quatre jours, et je ne tarderai pas à le voir. Je serai heureux de voir aussi les Colle dont tu m'as fait entrevoir la visite possible. Dis-le-leur si vous êtes en corres­ pondance. Je réponds au jeune Boisdeffre. T'ai-je dit que les rédacteurs d'Esprit ont fait tout un numéro contre nous, c'est-à-dire Massis, Pétain, sauf ton respect, et moi 1 ? La rage de ces bandits est un baume pour les bons cœurs. Nous sommes en train de leur tailler des croupières nouvelles. J'ai oublié de te demander si, en feuilletant la I3alan,e, tu y as bien trouvé le petit poème sur l'hôtel Danieli ? 11 y était ; mais je crois que je vais en changer le dernier hémistiche qui sera, au lieu dé « fleuve des larmes •• « la source des larmes », qui va plus loin dans l'esprit de l'image ; la source n'exclut pas le fleuve et le fleuve n'évo�ue pas forcément la source. C'est du moin!1 ce qui m'apparaît pour l'111stant. Tu pourrais transmettre la correction à )osso. ... Je t'embrasse, ma petite Ninon, avec tous mes scrupules de vieillard troyen. CHARLES MAURRAS

A XAVIER VALLA1'

Mon cher ami,

19 septembre 195 1.

Ne croyez à aucune paresse de ma part, pas un jour ne s'est passé sans le propos de vous écrire depuis l'envoi destiné à Mme de Juigné et à Mme de Vesins, et il y eut là une longue interruption... Il y a eu mon transfert ensuite, et tout est resté en plan de manière indéfinie ; mais Georges m'a apporté votre acceptation d'écrire un Gaxotte 2 et je ne saurais trop vous dire combien j'en suis heureux. Cela sera-t-il vite prêt et paraîtra-t-il vite ? Oui, vite, vite I Je lis ce matin dans le Monde un article d'Henriot sur le même sujet. Pas mal. Ce Gaxotte a l'art d'arracher et presque d'imposer des vérités. Son livre est . précieux. Je n'ai pas celui de Carrel 3 dont vous me parlez. Je le demanderai à · 1. Esprit. n° de septembre 195 1 (Articles de J. Vialatoux et J. Lacroix, d•Afbert et d'Adrien Dansette). 2. Un article sur /'Histoire des Franfais de Pierre Gaxotte. 3. Alexis Carrd : Le Vivage de Lourdes. Paris. 1949.

Béguin

LETTRES DE PRISON

Hélène, qui est venue ici et a passé deux jours. Pas de nouvelles de Jacques qui doit être entre ciel et terre retour du Congo belge et de notre A. E. F. Je suis ici un coq en pite, avec des communications plus faciles qu'à Cfairvaux, dans un milieu d'amis médecins tous pleins d'espérance. Pour moi, l'optimisme très général qui m'anime n'est corrompu d'aucun espoir particulier. Arrive qui plante I Et plante qui pourra I Platon dit bien : o -rl. tiv -rux:;i. Une astrologue tourangelle, parente de Georges, m'a fait un splendide horoscope 195 1-1952. Je ne aemande pas mieux. Il est un peu tard pour aller prendre un bain à Fos, mais une bonne soupe de poissons et de sérieuses soles grillées nous attendent toujours, Mme Vallat, vous et moi, chez notre Brun national, et je ne dis rien de ce que nous réserverait le Chemin de Paradis, puisque mes domestiques y faisaient une table magnifique et que je ne sais qui saura les remplacer. Puisse ma « bonne inconnue » se connaître en champi­ gnons, car il y a à l'automne sur ma colline, des « lactaires délicieux » auxquels le grand mycologue Pujo rendit les armes, il y a une vingtaine d'années. Il est vrai que des amis m'avaient ravitaillé de ce vin du Pays que le même Pujo et Léon mettaient au-dessus de tout autre. Je crains bien que la source n'en soit tarie : c'était une vieille vigne au bord de la mer, entre Port de Bouc et le golfe de Fos. A-t-elle encore des sarments, des fruits ? Je serais inconsolable de ne point vous y faire goûter, mais .., mais ... mais ... le cousin germain qui m'approvisionnait est mort depuis longtemps, le mari de sa fille 1 a été assassiné par les Fifis et je ne sais plus où ils sont tous. J'ai conduit mon Pie X à l'extrême pointe jusqu'où je peux me flat­ ter de donner à mes paroles un sens perceptible pour moi. J'ai fini par me construire une espèce d'île flottante entre ciel et terre, comme la boîte de Gulliver, et où se tiennent des saints et des saintes de mon cru, Notre Dame en tête, bien entendu. Mais à qui et à quoi cela se tient-il, en substance et en raison, c'est ce que je ne puis voir encore. C'est un « Berre » très éloigné! Par exemple, le petit travail critique tendant à rétablir la vérité sur Pie X et l'A. F. m'a rempli de joie, d'entrain, d'espé­ rance, et le hideux numéro d'Esprit (ô antiphrase 1), son Béguin, son Dan­ sette, ont poivré et salé mon plaisir. Quels malheureux! Quelles cervel­ les gluantes, poisseuses, inconsistantes I Quels derrières faits pour être tambourinés en cadence I Ils appellent cela l'impartialité de !'Histoire 1 Que serait alors la plus fantastique et la plus aveugle des fables ? Il est beau de les voir se scandaliser de notre opposition, toute temporelle et politique, à Pie XI, quand le modernisme et le Sillon sont habillés en belligérants légitimes contre Pie X I Non, c'est trop beau. La note de Roquevaire, que je ne retrouve toujours pas, fait allusion à des faits que j'ai connus aussi. J'entends gémir des « négociants », qui n'étaient pas de la classe de mon oncle, sur la « concurrence algé1. Le marquis Robert de Demandolx, assassiné en août 1944

HOTEL-DIEU DE TROYES

rienne ». Mais je voudrais savoit si, à l'usage, on a replanté des câpriers. Le sûr est que, à un certain moment, on les avait arrachés jusqu'au der­ nier. Ma pauvre mère, qui jusqu'à ses dernières années, y retournait à Pâques et à Saint-Michel pour ses loyers, m'en avait souvent parlé, avec le cœur serré, d'après ce que tout le monde lui racontait. Mon vieil ami et futur voisin de cimetière, Rancure!, m'a souvent redit qu'il se débattait comme un diable pour organiser dans le syndicat, par le syndi­ cat, la vente de leurs fruits fameux (dès le xvrr8 siècle et Louis XIV) ; il ne m'a jamais reparlé d'un retour des câpriers à la vie. Et cependant il était fils de « négociants » comme mon père et mes oncles, comme le père de Mgr Castellan, l'archevêque de Chambéry, comme deux ou trois autres que j'ai connus ou dont j'ai oui parler. Je vous ai dit l'étonnante mois­ son de timbres-poste de tous pays que j'avais faite dans le courrier com­ mercial de mon oncle : Russie, Australie, Guinée, Mexique, Etats-Unis, Allemagne, même Royaume de Naples l Il allait à Paris et à Londres une fois par an et se donnait un mal de chien : vie d'ascète, passion d'étendre son affaire, cela était au-dessus des moyens d'un paysan secrétaire ou président de syndicat. Ce qui peut-être, sans suffire à tout expliquer, aide à comprendre la rapide ruine de ce négoce chez nous séculaire. Car je crois vous avoir dit que les miens, à Roquevaire, cumulaient ce métier avec ... la perception! Mon oncle est mort percepteur à Roquevaire en 1 871, et son trisaïeul... Maurras l'était vers 1770. Ma mère, jeune mariée, en était bleue. Fille d'officier, elle ne connaissait que la loi, et le règlement qui interdisait le cumul : - Mais, cher beau-frère, demandait-elle, com­ ment faites-vous? - Rien, répondait-il, je suis M. Maurras... L'usage s'est perpétué à travers la Révolution et l'Empire. Mais qu'est-ce que je vous raconte là? Vous avez peut-être vu dans Aspects combien j'ai été attaqué de la maladie du souvenir 1• C'est un mal agréable, déjà dans Virgile ; Meminisse Argos... Peut-être de tout ça ferai-je quelque chose, mon Argos de !'Huveaune et de l'Etang de Berre! Rarement dans ma vie, y aurai-je autant vécu. Si le complot 2 réussit, ils sont capables de m'envoyer me guérir dans les Flandres ou le Cotentin, endroits dont je ne dis point de mal. Mais enfin vous savez ce que c'est d'être privé de votre Vivarais et de votre (et notre) Paname. Tout homme a deux pays, le sien et puis Paris, c'est une correction à faire à Henri de Bornier. Ces deux exils seraient peut-être plus durs que la prison, que vous en semble ? La mort de la mère Agnès, les communications avec sœur Madeleine de Saint-Joseph, fille de Victor Favet, ont contribué à serrer encore le fil de mon Pie X. Je suis impatient de vous le montrer, si indégrossi qu'il soit encore, mais Hélène finit de le taper. Je l'envoie à Pujo; dès qu'il l'aura vu, je le prierai de vous le passer. 1. MaUttas venait de publier dans Aspects Je la Franç11 plusieurs articles sous le titre : Le Beau Jeu des Rivivimnas. 2. Ses amis s'employaient alors à obtenir sa mise en liberté.

286

LETTRES DE PRISON

. Le 8 septembre a été bien à Maillane. J'en ai plusieurs relations, dont une de François. En quittant le tombeau de Mistral on est allé à celui de Léon. Plus le recul se fera, mieux on verra combien Félibres et A. F ., sont unis, et je crois bien que c'est par là que l'on sauvera iuelque chose. J'ai horreur de cette écriture, et j'en ai honte. Est-ce 1 encre? Est-ce la plume? Mais l'une et l'autre ont un maître, et je suis dégoûté d'y cas­ ser vos yeux. Tachez de m'excuser et recevez toute la vieille amitié de votre ancien compagnon. CH. MAURRAS

J'ai vu avec joie le paragraphe de vous sur la Vieille Droite. Cela avance-t-il? Oui, le programme social, la générosité spontanée de ces représentants de l'Ouest agricole, et leurs projets ouvriers toujours blackboulés par les radicaux et les opportunistes - et puis, de leur temps, le faisceau des fidélités politiques, économiques, locales qui créaient une réputation respectabfe et respectée et puissante. Au fond, ils exer­ çaient toujours un chantage : Vo11s respecterez. notre foi, ou no11s llletltlfons votre Rlpubli(JIIC. Et ça prenait. En se privant d'une branche de l'alter­ native, Léon XIII n'a pas vu qu'il se désarmait, lui et la cause religieuse! En France et en Allemagne. Car voyez le Centrum de Windthorst, légitimiste, régionaliste, en même temps que catholique : il faisait trem­ bler Bismarck. Le Centrum et fixées pour l'éternité. La psychologie des êtres devient un cristal aussi ferme que celui de la géométrie. L'accident n'existe plus. Ni le mouvement! Chaque être apporte sa dose fixe de vitalité et de finalité, chacune l'emporte aussi, et notre homme en sait la charge, le volume et le numéro, en avant, en arrière, au passé, au futur, comme un premier confident du Père Eternel! Tout réfléchi, cela permet encore plus de fantaisies que la simple vue du concret; on peut en prendre à l'aise, je ne dis pas avec tous les devoirs (cela ne me regarde pas), mais avec toutes les vérités, et Jean-Jacques lui-même n'est pas plus volatil lorsqu'il dit : > est une mauvaise habitude de moi, un mais = magis, , dont on me dit qu'il >, ce que, de semaine en semaine, j'attends sans jamais le voir. C'est un retard qui a causé le mien à vous accuser réception de votre lettre et du rouleau géant de Nescafé! Tous deux sont bien arrivés et me remplissent de remords malgré la très utile excuse invoquée ci­ dessus. Mais le pis est ce que Jacques a appris par téléphone : des horreurs ! Vous avez été mal reçue. On vous a raconté des fâbles sur mon plus ou moins d'affaires ce mercredi 16 avril, vers midi! Cela, on a osé vous le dire de bouche grossière avec des yeux et des gestes de bas soupçons 1 Je vous supplie, Madame, de recevoir tous mes regrets pour un procédé honteux et ridicule et de ne rien croire de ces fables. Pour je ne sais quel principe plus ou moins policier et judiciaire, on lit à l'entrée de ma chambre : visites interdites. C'est pourquoi on y entre comme dans un moulin, dès qu'on en sait le chemin. Entre qui veut, presque sans frapper, parce que le toc-toc n'est pas perçu. Pour les nou­ veaux, toutes les cartes me sont, par mon ordre, montées ; à leur défaut, des noms griffonnés sur un bout de papier. Par un principe personnel, je reçois exactement tout le monde... A qui avez-vous eu affaire? Je me matagrabolise le cerveau pour retrouver cet « ours ». Je mentirais si je n'ajoutais que le personnel, direction, service, hommes et femmes, est parfait de courtoisie avec mes visiteurs et moi. Leur scrupule va parfois jusqu'à vouloir faire respecter le sommeil de ma sieste, et j'ai tant réclamé qu'on a fini par comprendre qu'il n'était pas de meilleur repos pour moi que la joie de revoir mes anciens amis ou d'en découvrir de nouveaux. Alors, comment Cerbère s'est-il trouvé si mal à votre seul passage ? Quel est ce Raminagrobis que je ne puis identifier? Il m'est assez diffi­ cile de mener seul une telle enquête (avec mes mauvaises oreilles) mais, jeudi, mes neveux Hélène et Jacques seront là, ils feront un voyage d'exploration des bureaux aux cuisines, aux chambres d'opération et de maladie, ils finiront bien par savoir le fin mot de l'affaire à laquelle je ne comprends rien. Mais d'ici-là, Madame, permettez-moi de mettre à vos pieds le respectueux hommage de ma vive gratitude, de mes grands regrets, et l'expression de la vraie honte que m'ont fait éprouver mes propres iniquités. M. Paul Morand a-t-il retrouvé son Paris ? Combien je serais heureux de l'en féliciter! CHARLES MAURRAS

CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN

33 5

A 'HBNR.I RAMBAUD1 20 mai 19 5 2.

Mon cher ami, vous avez mille fois bien fait de saisir la balle au bond. Paulhan doit tenir à votte livre. Il y trouve, faite et bien faite, la situation morale et intellectuelle, littéraire et philosophique à laquelle il a droit, mais qu'il ne possède pas encore. Vous la qualifiez avec beaucoup de raison et de naturel. Je croirais difficilement qu'il laisse passer cette occasion d'un passage brillant du petit monde littéraire à ce grand public, très lettré sans doute, mais étendu ! L'esprit, le penchant, l'amitié de vos pages pour Jean Paulhan leur sera donc chez cet éditeur nouveau d'un secours précieux. Ailleurs, la situation serait renversée. Il y a beaucoup, mais beaucoup de ces pages (je ne dis nullement : trop) où s'affrontent vos deux personnes, où elles s'affirment et se commentent l'une l'autre dans des conditions qui peuvent étonner et même dérouter le lecteur, parce qu'il ne vous connaît bien ni l'un ni l'autre. Il peut se demander, si intéressant que soit le dialogue, pourquoi les deux interlo­ cuteurs ne lui ont pas été définis, présentés, dans une préface, une intro­ duction, bref une parabase quelconque. Cela fait, à mon sens, une diffi­ culté en soi dans la première partie du volume. Le subjectif y prend une trop grande place : je dis le subjectif à vous deux. Compliments, concessions, rappel, insistance, c'est assez longuement (toujours point trop) affaire entre vous. Excellent avantage chez l'éditeur de Paulhan. Objection, ailleurs... Le public, intéressé par l'objet du livre, s'y fera, pliera, marchera, et l'intérêt toujours accru, l'objet de plus en plus investi, défini, décrit, le retiendra par toutes sortes de liens. Mais, là, j'avoue ne pas avoir toute satisfaction. Cela tient à ce qu'il me semble que vous avez un peu trop arboré votre ossature philologique et philo­ sophique sur votre épiderme au lieu de charger celui..,ci de la cacher et de la laisser s'exprimer par son mouvement. L'oscillation justement et précisément menée entre le purisme et le populisme reparaît, dans sa formule abstraite, avec une fréquence nécessaire, mais sensible. Combien j'aurais souhaité qu'au lieu de tenir le premier plan elle fît plus de place au concret I Je ne parle que de la première partie. Car, au fur et à mesure que l'on avance, ce concret apparaît, il brille, il donne ses étincelles en même temps que sa hul'ière avec sa chaleur, et le débat analytique, conduit sur le vif, contient tout ce qu'il faut pour passionner des Français, non seulement de l'élite, mais des >, r. Désii:eux de publier sa Le/Ire à ]eQII Patdban (Œ. plus haut, lettre du s novembre 19p) Henri Rambaud avait demandé à Maurras s'il lui serait possible de la présenter à son propre éditeur. Avant que la démarche edt lieu, l'occasion s'était offerte de la proposer à une • maison où Paulhan a de l'influence &.

LETTRES DE

PRISON

comme ceux qu'a baptisés votre maire 1• Là est le bon, le beau, le succu­ lent de l'ouvrage, et sans vous donner le conseil dites/able de le boule­ verser, j'opinerais peut-être pour l'insertion d'un certain nombre de ·ces débats dans la page d'annonce et d'introduction. Là vous prendriez votre public à la piple, comme dit Mathurin, je crois 2 ; il entendrait le cri qu'il aime : « Dites I Ne dites pas 1 • Toute votre haute théologie vous serait pardonnée du coup. Je n'ai pas beaucoup pratiqué Abel Her­ mant, mais tel était son procédé, il me semble. Peut-être serez vous sage de faire ici la part de ma vieille méthode empirique, qui ne vient ni de Pontigny, ni de Bâle, ni de Barth, ni de Desjardins. Mais n'est-ce pas d'une affaire d'art éprouvé que nous confabulons ? Par exemple, où s'évanouit la difficulté, où l'objection disparaît, où tout est mené en triomphe, c'est votre fin. Le Valéry 8 est magnifique et admirable de vérité, de justesse, de sympathie I Voilà de très grandes pages, avec l'invitation du séjour en montagne, qui sont d'une liquidité de langue, d'une force de style, d'une douceur de sens tout à fait exemplaire, ton familier qui n'ôte rien à la noblesse, poésie des choses et de l'âme qui s'ajoute à la réalité. Cela est plein de grandeur, en même temps que de bonhomie cordiàle et saine. Vos colombes et les deux colombiers, le passé et le futur sont des merveilles. Cela a été écrit ou tout au moins conçu dans un enthousiasme de la vie qui ne se laisse point détourner par l'éternité, mais qui y cherche le prolongement et l'achèvement, selon l'esprit catholique, tel que me l'a fait connaître mon enfance ou mon adolescence, tel que je l'ai toujours aimé. Il serait absurde, il est impossible de transférer au début cette haute et pure gerbe finale, ni le Valéry, si pénétrant, dont elle est précédée. Mais n'y aurait-il pas moyen de composer vo11s-111é111e, vous et nul autre, comme un portique introductif à ces rares beautés ? Il ne serait plus fait des p1airies, des forêts, des vénérables murailles ancestrales, même de l'amusante boîte au t1ktrac des bonnes veillées. J'y verrais plutôt trois ou quatre belles colonnes de marbre blanc ou coloré comme un Poeci le, par lesquelles vous imprimeriez la même vie puissante, le même élan aérien aux prin­ cipes sublimes dont vous êtes plein. Bien entendu, il ne s'agirait pas de répéter la formule, mais d'abord d'en chanter la gloire et l'autorité. Paulhan y serait nommé, bien entendu encore I Mais non interpellé, ni discuté. Vous vous tiendriez au simple niveau du ciel supérieur et des planètes satellites. Là aussi, le lecteur marcherait. Ce ne serait pas forcément étendu, ni trop écourté. Ce que peut soutenir d'allusions pieuses à de grandes idées générales le client d'Herriot. Cela existe. 1. Edouard Herriot, maire de Lyon. :z. Mathurin Rtgnicr se pcint, en effet (Satire X) t

ComlfH 1111 poile � pr,,,d m vers à la pipé,

3. Avant-dernier chapitre de la Ltttre à Jean Paulhan publiée dans La Table Ronde (janvier i9s2).

CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN

337

Passez-moi cette chimère, si c'en est une, et soyez certain que le livre est fort bon sans elle. Je ne songe qu'à le défendre contre Momus et les campagnes d'étouffement. J'oublie de vous dire que les appendices sont excellents, l'un de distinction synthétique, l'autre d'analyse aiguë. Mais j'attendais un petit arrêt au fameux rien moins et rien de moins : est-ce élégance? Mes respectueux hommages à Mme Henri Rambaud, mes amitiés à vos fils. Mille amitiés à vous et pardon de tout! Ch. M.

A HENRI MASSIS 20

mai

Mon cher ami,

1 9 5 2.

... Dites ceci à Lagor. Quand, ily a bien longtemps, le marquis de Lur­ Saluces (fils) revint de Russie où il avait réussi à entrer par la Suède, il me dit que ce pays était tout hâve et miteux, sauf les cuivres et les métaux de l'armée. Je rapportai à Bainville ces propos auxquels il répondit : >. Quelle illusion ! Rien d'utilisable, rien d'humanisé n'est commun. Ce que nous utilisons a été déjà pétri pour nous. Qui s'est rendu maître du travail humain bloque le genre humain, l'affame, le tient, et la vaste Russie est un désert pour ceux de ses habitants qui n'ont pas obtenu la licence du gouvernement, maître du travail! Mais alors, là-bas comme partout, c'est le polititJNe d'abord qui s'impose et s'est déjà imposé. Pardon de ces apophtegmes,... ma vieille amitié à vous, mon cher ami. CHARLES MAURRAS

LETTRES DE PRISON A PIERRE VARILLON

z juin 1 9 5 z .

Mon cher ami,

Comme je comprends votre grande douleur et comme je suis avec elle I Il m'est facile de juger et de m'unir à elle. C'est une plaie qui continue à saigner et n'a pas fini de me faire souffrir depuis bientôt trente ans accomplis. Je n'ai pas connu mon pauvre père (perdu à six ans) pour faire la comparaison que vous établissez, mais elle est presque inutile et ce que vous dites va de soi. C'est de notre mère que nous tenons tout l'af­ fectif et tout le charnel de notre être, et la séparation que nous ne sentons pas quand la nature nous tire de son sein, devient à la mort la plus grande douleur possible. C'est dire combien je vous plains. D'autant que vous êtes encore fragile et que votre énergie est mise à une épreuve nouvelle. Et puis la suprême consolation de lui fermer les yeux vous aura manqué ! Et aussi sa forte tristesse. Soyez vigilant, ne cédez rien · à l'ennemi, il faut vous défendre et vous maintenir. Cela est conforme à votre nature qui est résistance et robustesse par excellence. Les soucis ne vous man­ quent pas, je le vois, après ceux de la santé, mais vous êtes de taille main­ tenant physiquement pour les surmonter. Moi-même j'ai vu Gaxotte, Massis, l'amiral 1, Theurillat, Gonnet, et j'ai eu plaisir à parler de vous avec eu.�... Ma besogne se fait ici sans trop d'accrocs. J'ai de temps en temps un petit accès de fièvre sans grande signification. Mais le pays est beau, le printemps vert, et la liberté... ! Mes respectueux hommages, je vous prie, à Mme Varillon, à vous, mon cher ami, ma vieille amitié. CH. M.

1. L'amiral Fcrnct.

CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN

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A JACQUES MAURRAS 1 2 8 juin 1 9 5 2 .

Saint-Symphorien

Chers amis de Provence, venus d'Arles, d'Aix, de Marseille, de Toulon, de Martigues, Roquevaire, Simiane et autres villes et villages de nos pays, Avignonnais, Nîmois, Montpelliérains, gens du Languedoc et de Gascogne, du Limousin, d'Auvergne et du Béarn, chers amis de Paris, grands multiplicateurs et répercuteurs de nos gloires; Félibresses, félibres, reine Suzanne Imbert qui ne manquerez pas à ce beau rendez-vous de notre Pierre Chauvet, de Maxime Réal del Sarte, de François Daudet et de Jacques Maurras, jeunes félibres qui portez votre fleur à côté de la grande gerbe odorante de M. Delavouet, Chers amis d'Aspects, chers anciens amis de /'Action Fra11faise, groupés jadis par notre inoubliable commandant Dromard, ce noble Franc­ Comtois, ce compatriote de Lamartine naturalisé marseillais, vous qui veniez l'applaudir, ainsi que Charles de Bonnecorse, dans les buis arbo­ rescents de Roquemartine et sous les cyprès ondoyants de Saint-Mattin de Crau, Chers patriotes invincibles du Nationalisme intégral, et chers répu­ blicains des républiques sous le roi, Champions des beaux jeux du taureau et de l'homme, jeunes gens qui perpétuez la ra;o racèjo de Mistral, vous dont les forces printanières incarnent le progrès et dont le bel été proclame les bons fruits de l'ordre et des traditions fidèles qui ne cessent de vous mûrir et de vous grandir, Jeunes gens, jeunes filles, adultes généreux et valeureux combattants, belles dames des Cours d'amour, vous qu'un jour, je l'espère, lorsque j'aurai vaincu la fourbe, le faux témoignage, le parjure et l'iniquité, je pourrai saluer de ma bouche et malgré le vieil âge, admirer de mes yeux, c'est de tout mon cœur que je vous envoie les salutations de la bien­ venue, car sans qu'il y paraisse, je suis au milieu de vous, je ne vous ai jamais quittés. Alors, chers amis et chers compagnons du voyage de la vie, alors, faisons comme autrefois, et redisons ensemble le formulaire mistralien qui doit être tenu pour le plus haut sommet des poèmes civiques nés de ]a Muse universelle : Amo de 11101111 païs, Tu que dartlaies manifèsto E dins sa lenifJ e dins sa gèsto;

1'. Lettre lue par Jacques Maun:as à la grande réunion provençale qui a eu lieu à Saint­ Martin�de Crau le 29 juin 1952.

LEITRES DE PRISON

Quand li baro1111 picard, alemand, bo11rg11igno1111, S""avon To11lo11so e Bèu-Caire, Tu q11'emp11rères de tout caire Contra li négrï cavaucaire Lis ome de Marsiho e li fiéu d'Avigno1111,

Pèr la grandour di remembranfo Tu (jflC nous sauves l'esperanço,T11 que dins lajouinesso, e plus caud e plus bèu, Mau-grat la mort e l'adapaire, Fas regreia Jou sang di paire,· Tu qu'ispirant li do11s troubaire, Fas pièi mistraleja la vo11es de Mkabèr,,

Car lis oundado seculàri E si tempèsto e sis esglàri An bèu mescla li pople, escaja li co1111fin, La Terro maire, la Nalllro, Nollrris tolfio11r sa po11rtaduro Dot1 meme la : sa poussa duro Tolfiour à l'oulivié dounara l'oli fin,·

Amo de-longo renadivo, Amojouiouso et fièro e vivo, Qu'endihes dins 1011 brut dôu Rose e dôu Rousau ! Amo di sé11110 ar11101111io11so E di calanco souleiouso, De la patrio amo pio11so, T'apelle / encarno-te dins mi vers pro1111enfa11 1 !

Observation. Je crois inutile d'ajouter un mot au texte de Mistral. Peut-être sera-t-il courtois d'en réciter d'abord une traduction à l'usage des Parisiens. Tu la trouveras dans n'importe quel exemplaire de Calendal, aux premières pages. Seulement, il faut, selon moi, traduire 1. • Ame de mon pays, toi qui rayonnes, manifeste, dans son histoire et dans sa langue ; quand les barons picards, allemands, bourguignons, pressaient Toulouse et Beaucaire, toi qui enBammas de partout, contre les noirs chevaucheurs, les hommes de Marseille et les fils d'Avignon, • Par la grandeur des souvenirs, toi qui nous sauves l'espérance; toi qui, dans la jeunesse, et plus chaud et plus beau, malgré la mort et le fossoyeur, fais reverdir le sang des pères ; toi qui, inspirant les doux troubadours, telle que le mistral, fais ensuite gronder la voix de Mirabeau. • Car la houle des siècles, et leurs tempêtes et leurs horreurs en vain mêlent les peuples, effacent les frontières; la terre mère, la nature nourrit toujours ses fils du même lait; sa dure mamelle toujours à l'olivier donnera l'huile fine. • Ame sans cesse renaissante, âme joyeuse, fière et vive, qui hennis dans le bruit du Rhône et de son vent, âme des sylves harmonieuses et des golfes pleins de soleil, de la patrie âme pieuse, je t'appelle, incarne-toi dans mes vers provençaux 1 •

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le vers 4 de la dernière strophe, non par « la forêt harmonieuse >>, mais >, v:rai� réplique f�nçaise de seùves_proyençal : sylva. Quant à ce texte provençal, tu feras bien de le collationner sur le même exemplaire de Calemlal, car j'écris cela de mémoire et pourrais avoir mis un mot pour un autre. J'espère que tu n'auras pas un accent trop scan­ dinave en faisant cette lecture de langue d'oc ...

A HENRI RAMBAUD

9 juillet 19 5 2..

Mon cher ami, voilà qui est convenu. Calzant emporte mon exemplaire du dernier Gide 1, et l'on en fera un compte rendu dans Aspects du point de vue de l'hypocrisie et du mensonge naturel au sire. On éludera un peu la figure centrale qui me dégoûte toujours beaucoup... Quant à Kemp, c'est le critique qui veut embêter les autres et qui s'embête surtout lui­ même. Avez-vous lu son Mais ne croyez pas que je veuille tourner ni au pape ni à l'antipape. - Quant à mes Serviteurs, je suis per­ suadé que ma défense avait convaincu le grand Pie X. Elle est l'expression absolue de la vérité pure : pas un instant, je n'ai visé le Christ catholique. Le malheur et le tort était qu'en ces années 1 890, 1 89 1 , pas une de nos têtes 1. Un article de son fils, Jacques Rambaud, sur l'Argentine, destiné à Aspects de la France, où celui-ci avait déjà publié plusieurs articles. 2. Henri Rambaud, dans une lettre datée du 21 avril 1952, avait écrit à Maurras qu'il n'était pas • choqué • par son conte intitulé La &nn8 mort, ni « tellement éloigné d'y voir au contraire piété véritable... t 3. Le récit de la vision de saint Simon Stock figure dans la Vie liturgique de Dom Gué­ ranger : Le Temps de la Pentecôte, t, IV.

CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN

347

n'était complètement préservée de l'idéalisme subjectif kantien ou sub­ kantien, nous pensions moins aux choses qu'à Jeurs « images ». Il a été dur de se guérir de ce mal. - J'ai relu, depuis, la Politiq11e d'Aristote. Ce qui y est dit de l'esclavage reste, psychologiquement, bien profond. C'est la partie la plus profonde de son anthropologie peut-être, et je l'égale à tout ce qui est dit de la primauté de l'amitié sur la justice. Je ne lis pas le Figaro littéraire 1 mais ce que vous m'y cueillez de Roussin est bien joliment vrai. C'est Vü et senti. Meilleures amitiés en toute hâte, mes respectueux hommages à Mme Henri Rambaud, amitiés à Jacques. 1

Votre

CH. M.

Je suis content que la Lettre à Paulhan vous soit bien arrivée.

A MADAME BERNARD DE LASSUS

Chère madame, 2.8

août

1 9 5 2..

A défaut d'une visite que je désirais de toute mon âme et qui n'a pas été possible, vous auriez dû recevoir une première lettre du libéré, comme l'action de grâces nécessaire pour toutes les bontés que vous avez prodiguées au vieux prisonnier durant tant d'années, votre merveilleuse et très délicate organisation du bienfait, pour son ingéniosité constante et toujours renouvelée, comme une surprise qui renaissait de semaine en semaine... Et c'est vous qui me prévenez ! Je suis plus que confus, honteux au delà de tout. Ma seule excuse est que, depuis Je 2. r mars, date de ma sortie de Troyes, j'ai été bousculé par une suite de besognes immédiates entre lesquelles il n'était pas un instant de repos. Une correspondance politique insensée, un affiux de visites plus heu­ reuses les unes que les autres, mais où le temps fondait comme neige au soleil. Cette quarantaine de jours a passé comme une heure, au point de me donner figure d'ingrat et d'oublieux; 1. Le Figaro littéraire avait interrogé les auteurs dramatiques sur les échecs qu'ils avaient connus au théâtre et H. Rambaud avait transcrit à Maurras ces quelques lignes de la réponse d'André Roussin, parue dans le numéro du 16 aoftt 1952 : « Ce qui rend le théâtre si intéressant, c'est que tout y est possible et qu'il ne faut pourtant « pas méconnaître un certain nombre de « lois • impossibles à formuler. Autrement dit, rien « n'est interdit à l'a11teur et tout ne lui est pas possible. •>

LE'ITRES DE PRISON

Mais non, je n'oublie pas ce qui ne cesse de rouler en moi, toutes les merveilles de l'amitié dont vous étiez le centre et qui passait par vous, chère Madame, par vos · soins, par vos attentions constantes, avarit de s'épanouir dans la lumière de ma prison. Je vous prie de vouloir bien être assurée de ma mémoire très recon­ naissante et d'agréer avec mes remerciements, les respectueux hommages que je mets à vos pieds, en même temps que mes plus vives amitiés d'esprit pour M. de Lassus, votre complice! CHARLES MAURRAS

A ÉMILE HENRIOT

Monsieur et cher confrère,

3 septembre 19 5 2.

Je tiens à vous dire tout de suite le grand, le très grand plaisir que m'a fait votre article sur ma Ba/m,ce intérieure 1 parce que j'y ai trouvé, supé­ rieur aux contingences de la vie extérieure, l'humaniste et le poète­ critique avec qui tant de rencontres heureuses avaient été faites, depuis le temps lointain des polémiques littéraires sur le romantisme jusqu'à l'âge un peu plus moderne de la Porteuse de figues en gare de Caronte et du train de Marseille 2 1 Car, là on peut causer; là des rapports humains peuvent être tenus par-dessus des abîmes de divisions matérielles, et quels passages magni­ fiques nous donnent les grands aïeux, quelles incomparables passerelles nommées Mistral, Virgile, Homère, Térence, notre cher Lucrèce et cet Horace que vous tenez toujours un peu à l'écart. Hélas I Je voudrais être mon vieux maître Anatole France pour vous fredonner, comme il me le fit un jour, avenue Hoche 8, comme nous y marchions ensemble, le Sic te diva potens Cypri sic fratres Helenae, llldda sidera... vous vous rendriez certainement à cette harmonie. · Pour moi, j'ai médité longtemps sur le secret de l'Ode d'Horace, consi­ dérée comme une merveille qui doit avoir une « recette » qui n'est pas retrouvée. Ce dissentiment est peu de chose en comparaison des grands accords et, par vos citations, je vois sur quels points sacrés ils portent. Bref, l'essentiel ! Encore une fois merci. Car je ne crois pas devoir me 1. Article. publié par Emile Henriot, dans Ja Vie Littmire du Monti,, le 3 septembre 1952, et recueilli dans M.a/1re1 d'hier et Conümporai,u. Paris, 1956. 2. a. plus haut, la lettre du 14 juillet 1950. , . Chez Mm8 Arman de Caillavet.

CLINIQUE SAINT-GlIBGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN

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dissimuler ce qu'il vous a peut-être fallu de courage pour me porter un témoignage de cette fermeté et de cette netteté. Supposons que j'exagère, ce sera tant mieux pour tous. Je suis bien en retard avec vous, car du temps de Clairvaux vous avez eu la bonté de m'envoyer deux livres 1 dont l'un sur Les Normands en Médite"anée m'a beaucoup, beallCOlljJ intéressé, bien qu'il ne m'ait pas apporté la lumière que j'attendais sur les Normands dans ma Provence, où leur passage, moins sensible que celui des Sarrazins, demeure flagrant, et un autre livre, ah I ce roman de vous qui m'a passionné, au point de me réduire au silence, parce que j'aurais eu trop à dire! Grosso modo et à distance, voici I Vos personnages sympathiques, ceux qui le sont à vous d'abord, ont vos sentiments· et vos passions, qui sont aussi les miennes et les miens. Cela sans réserve, sans la moindre nuance capable de les distinguer. Le patriotisme tout cru, tout nu ! Le saignement du cœur sous la défaite et sa conséquence : l'occupation. La seule différence tient à ce dernier mot de « conséquence » qui est une opération de l'esprit, d'aillettrs certaine. Et mon étonnement a été de ne pas retrouver dans ces peintures, de sentiment si naturel et si juste, deux opérations de ]'esprit, l'une remontant de l'effet à la cause, et l'autre considérant que, si la patrie est malheureuse, on peut la rendre plus malheureuse encore par de simples réflexes nerveux et instinctifs, abstraction faite des vues ménagères (passez-moi le mot trivial) de la raison. Faut-il tuer ]a patrie par patriotisme 2? Ne faut-il pas, par patrio­ tisme, observer certains délais dans la vengeance, craindre certaines représailles? Ce n'est pas la question de la Résistance où la bonne foi populaire a été seule mise en jeu, ce qui lui a coûté extrêmement cher ! Assurément, je ne demandais pas à vos personnages sympathiques de résoudre le problème dans le sens que je crois vrai. Ils pouvaient avoir leurs raisons de cœur, de sens, d'odorat, ils pouvaient y céder, rien de plus naturel, dans un récit, dans un conte qui n'est pas un traité ; encore, à mon avis, eût-il fallu que cette zone d'intelligence politique ou, si vous préférez, de réalisme national fût au moins entrevue, signalée, marquée. Il l'aurait fallu d'autant plus, selon moi, que le livre n'était pas d'un simple narrateur et conteur de métier, mais d'un homme qui compte dans la haute élite, entre ceux qui opinent ou qui jugent, et qui font valoir, discuter, propager leur jugement. Si poignant que soit votre récit et de quelques couleurs vivaces qu'il se pare, toutes les fois que je m'y re,porte, je trouve de ce côté une lacune qu'il eût été facile de combler. Mais pourquoi un autre livre du même caractère rie la comblerait-il pas? Vous voyez la franchise de l'objection. Elle 11e fait tort ni à l'art du récit, ni à son âme profonde, qui est la réaction spontanée ·du cœur r. CT;- plus haut, la lettre du 9 octobre 19p. 2. CT. sur ce thème et sous ce titre, l'article d'Olivier Martin (pseudonyme de Charles Maur­ ras) dans Aspects d8 la France. 20 janvier 19p.

LETTRES DE PRISON

français, du sang français devant l'occupant et l'envahisseur. Là, je n'ai pas besoin de vous le dire, il n'y a que l'acclamation de la même vérité. Avec les remerciements que je vous renouvelle, veuillez, Monsieur et cher confrère, agréer mes meilleurs souvenirs et l'expression de mes sentiments les plus distingués et dévoués. CH. MAURRAS

A HENRI MASSIS 16

septembre

1952.

Mon cher ami,

.. . Avez-vous lu dans Aspects mon appel à votre témoignage sur la thèse de Bourget quant à l'inutilité du style 1? Vous feriez des heureux si v:o� y répon�ez comtt?-e j_e crois que vous le pouvez. Pardonnez-moi s1 Je vous suis apparu indiscret.

AU MEME 20

septembre

195 2.

Mon cher ami,

J'ai votre lettre d'hier, ce matin . Excusez mon silence, j'ai été encore une fois submergé. Je commence par le P. S. Je me rappelle l'incident Souday sur les Essais et la réponse de Bourget, absolument juste, que vous me rapportez. Mais, plus tard, ne vous rappelez-vous pas autre chose? Il s'agissait de littérature, de style, et Paul Bourget déclarait q_ue ça n'avait pas d'impor­ tance et qu'il s'en tenait désormais à sa notation scientifique des idées et des choses. Cela s'embranchait à des épigrammes contre la calligraphie d'A. France (sa bête noire) et sur Ja peine inutile que l'on se donnait pour cela. « A preuve, disait-il, Balzac 1 >> Il me semble vous voir et vous entendre m'en parler avec éclat. Fais-je confusion ? Mille amitiés en toute hâte, à vous. CHARLES MAURRAS

r. Charles Maurras : • Une question sur Paul Bourget », in A.rpecl.r de la France, 12. sep­ tembre r 9 5 2. • Pourquoi, demandait Maurras, Bourget a-t-il froidement immolé les exigences de l'art au seul souci de la construction intellectuelle et logique de ses ouvrages ? »

CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIBN

31 1

AU MSME 2.1 septembre 195 2. .

Mon cher ami,

Merci 1 Nos lettres se sont croisées. Vous avez pris le bon parti : c'était de vous reporter aux explications que Bourget lui-même a don­ nées 1• Elles ne me persuadent pas plus que vous ; je les crois même un peu contradictoires. Mais enfin c'est la pie au nid. Vous l'avez trouvée · et à coup sûr... Bien entèndu, je vais me servir de vos lumières...

AU AŒME 2.2.

septembre 195 2. .

Mon cher ami,

J'ai été bien embarrassé, ces jours-ci, tenté que j'étais d'abord de donner toute votre lettre car elle répondait simplement à ma question et aussi la débordait sur d'autres problèmes, comme celui du roman d'idées, en le résolvant dans un sens différent du mien, ce qui pouvait rouvrir de nouveaux débats. Tout compté, avec de grands regrets très diversement motivés, il m'a paru meilleur de ne prendre et de ne citer sue ce qui réglait et résolvait l'affaire avec des textes irréfragables et des références (à Dumas fils) qui ne le sont pas moins 2 • Cela diminue de beaucoup l'intérêt intrinsèque de l'article 3, mais cela en multiplie la clarté, du fait même du resserrement et de la précision. J'en suis malade et satisfait, inq_uiet et �ranlant . de ma ".1eille tête, conv:aincu au fond que le nueux était · de swvre la ligne droite de ma question, telle qu'elle était, et de votre réponse en tout ce qui y correspond. Mais je vous devais l'aveu de cette délibération orageuse, dont les hésitations continuent de m'obséder un peu... I. A défaut de confidences que Paul Bourget ne lui avait point faites, Henri Massis avait répondu à Maurras en lui citant ce que Bourget a écrit sur le problème dM lly/4 dans le roman : • Le style dans le roman ne saurait, sans fausser le genre, rappeler celui du poème en prose. Il doit tenir du laboratoire et de la clinique, comme l'observation elle-m&ne qu'enregistre le romancier. • 2. Paul Bourget disait d'Alexandre Dumas fils, à qui il devait son propre système litté­ raire, qu'il • était un écrivain très peu préoccupé des questions de l'art •· 3. Cette partie de la réponse d'Henri Massis à Charles Maurras a été publiée par Aspects de la France (numéro du 26 septembre 195 2). 23

LETTRES DE PRISON AU MP.ME

.25 septembre 1 9 5 .2 .

Mon cher ami,

Je continue à délibérer avec moi-même si j'ai eu raison de i:,référer la clarté à tout. Dans ce doute une certitude : vous devez publier toute la partie de votre lettre laissée inédite par nous. Le débat du Dl,11011 de Midi avait le tort de rouvrir la discussion en plein, mais en soi c'était, c'est capital, l'objection du mauvais prêtre en particulier 1• Est-elle dérimante? Je ne sais ; vous en savez beaucoup plus long que moi sur cette matière. Pujo_ me disait jadis que j'avais deux taies : je n'aimais pas les poires, je n'aimais pas les romans. Ce genre, issù de l'épopée médiévale, me paraît, en effet, un peu bâtard. Je vais lire attentivement vos Réflexions sur l'art du roman pour m'en éclairer encore 2• Les officiels n'ont pas réussi à louer Bourget dignement 3• Je crois qu'ils se sentent battus par notre initiative. Continuons! ... CHARLES MAURRAS

A MONSIEUR PIERRE LOUIS BERTHAUD� CONSEILLER DE L'UNION FRANÇAISE

Septembre 195 .2.

Cher Monsieur et ami,

Pardonnez le retard de cette réponse que j'ai voulu faire à tête reposée. Et d'abord, à la bonne heure! Votre brochure est substantielle et claire. Elle me débrouille ce que votre premier rapport avait laissé d'indé­ cision dans ma pensée, car celui-ci faisait porter l'attention sur des x. A l'auteur du Démon de Midi, qui a fait du petsonnage de l'abbé Fauchon un hérésiarque intégral, dissolu de conduite et de mœurs, Henri Massis avait objecté, quand ce roman parut en 1914, que l'hérétique. dans la réalité vécue, ne risquerait pas de sédum: et d'avoir de l'influence s'il n'était pas inattaquable par quelque endroit. A quoi Bourget lui avait répondu, pour justifier la flérité d'excrplion de son mauvais p� en citant l'Imporlet1r de. Molière, c'est-à-dire un personnage de thédtre et non pas de f'Ol11an. 2. Œ. Henri Massis : Rlj/exio111 111r l'art du roman. Paris, 1921, 3. A l'occasion du centenaire de sa naissance.

CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN

353

noms et des prénoms que je c_oanaissais mal, à peine, ou pas du tout. Cette fois vous posez la question et elle est grande et grave. Mon expérience de mistralien et de fondateur d'une école parisienne de Félibrige me convainc, comme vous, de la nécessité de rallier tout le pays d'oc : des Alpes aux Pyrénées. . . Un particularisme provençal était jugé funeste, tant par Mistral que par ses jeunes disciples de 1 894. Nous avons fait la plus grande place à nos Limousins, Quercynois, Languedo­ ciens, Gascons, tant dans notre bureau que dans le choix des poèmes et des chansons que l'on récitait aux grands jours. Et je dois à la vérité de dire que nos amis des provinces non provençales n'en avaient jamais assez. J'entends encore les coups de gosier vigoureux qui étaient donnés à l'a dans le Canta perma 1niga 1 de la chanson de Gaston Phœbus ! N'im­ porte ! Cela était indispensable, nous faisions toutes les concessions dues. Que chacun parlât son dialecte, rien n'était plus naturel ni plus néces­ saire 1 Nous ne demandions qu'une chose : la graphie du félibrige. Cette �fhie est une merveille de simplicité en même temps que de science et d art. Voisine du populaire, excluant tout signe inutile, pou­ vant être apprise en vingt minutes par tout écolier appliqué, elle était un élément de la propagation des œuvres écrites, et, par conséquent, de la langue littéraire en marge de la langue patlée, tout en évitant les vulgarités de la phonétiq_ue pure. On . avait exilé avec un succès complet les aou, éou, iou, qw déshonorent nos patoisants marseillais. On avait créé un instrument solide et souple de toute langue écrite. Et on veut changer tout cela i Je comprends que des majoraux sentent le péril de cette fantaisie. Je dis : péril pour tous, pour la langue et la poésie, non pour la seule Provence. Je suis plein d'admiration pour l'abbé Salvat, il se donne une peine magnifique. Quel malheur que ce soit pour une cause vaine et même nuisible I Il n'y a aucune raison valable de faire la guerre à l'o muet des Provençaux. Le félibre montpelliérain qui a écrit Provencau é Catoli, dit nosto je n'a pas fali 2 et cet o ne lui a ôté ni grâce ni vigueur ni puissance de propagande; je ne serais pas choqué du tout qu'un félibre du Comté de Nice où l'o devient a, adoptât l'a naturel, mais pourquoi en vouloir aux avignonnais, aux arlésiens et aux marseillais pour leur o non moins naturel ? Ecoutez ceci : je reçus à Lyon en 1940 ou 41 une lettre d'un médecin félibre du Languedoc me disant qu'il avait retrouvé, dans l'album de sa grand-mère, un petit poème de moi dédié aux beautés vivantes d'Orange et m'en envoya la copie en me priant de l'autoriser à le reproduire dans sa revue. Bien que le morceau n'eût que la beauté du diable de mes vingt-six ans (1 894), j'envoyai l'autorisation. Quelques saisons plus tard, je reçus la revue qui avait placé mon factum en tête de son numéro : seulement, je ne le reconnais1. Chanter pour ma mie, ces mots sont ceux du refrain du célèbre chant pyrénéen. 2. Prove11faux et catholiques••• notrefoi n'a pasfaibli est le début du refrain du cantique popu­ laire provençal de Malachie Frizel.

LEITRES DE PRISON

3 54

sais plus I Mes o étaient devenus a et la graphie en avait été compliquée à plaisir. J'eus tant d'humeur que je ne donnai aucun signe de vie ni de gratitude à mon correspondant 1 Autre chose, et celle-là énorme : dans son excellente brochure sur l'union latine, M. Marcel Carrières prétend que Mistral a dit dans l'Ode à la race latine Ali batedis de ta pensada As esclapat cent cops li reis

1•

Mistral n'a jamais dit ça! Mistral disait pensado et ne mettait point de t ni d's à esc/apa, à cop ni à rei. Et je n'ai pas entendu dire que les Italiens de Vénise ou de Messine aient corrigé le toscan de Dante pour y ajouter les signes de leurs dialectes du nord ou du sud. Ces fantaisies passent l'imagination. Ce sont de vieilles folies. On veut singer les troubadours. Mais ces troubadours sont des pionniers, des découvreurs, des initiateurs. Ils ont engendré saint François, Dante, Pétrarque. Mais, eux n'ont pas laissé grand-chose qui vaille, leurs disciples les ont absorbés, engloutis, recouverts, et ce n'est pas avec cette littérature morte que l'on fera circuler et que l'on propagera la. poésie vivante qui part de Mireille et qui aboutit à Joseph d'Arbaud. De grâce, un peu d'attention et de gratitude pour ces Maîtres qui constituent le grand titre de notre temps et de notre patrie ! C'est avec de l'action, c'est-à-dire des œuvres, qu'une langue se réveille; les subtilités de grammaire et d'orthographe si elles sont parfois utiles ne viennent qu'après, et celles que l'on distribue avec tant de zèle à Toulouse ne font que compliquer et redoubler nos diffi­ cultés. Je ne saurais trop vous dire combien les soucis des majoraux me paraissent fondés, graves, essentiels même. Il m'est assez égal que Sully-Peyre se soit ou non occupé du félibrige. Là, il a raison. Il a couru au secours du Capoulié et du consistoire sur deux points essen­ tiels : a) La négligence ou plutôt le véritable mépris des productions multipliées depuis 18 5 9 par une multitude de poètes, les uns très dis­ tingués, les autres très grands (Paul Arène n'est pas encore à sa juste place), et pour la plupart apparus en Provence ou en terre rhodanienne, car enfin c'est là-dessus que tout fonde, et, b) la mise en train d'une graphie qui, 1 sera antiprovençale, par le sacrifice de l'o à l'a, et 2. 0 suichargera inutilement ce que l'art et le bon sens de Mistral et de Roumanille avait allégé, facilité, éclairci à merveille. Pédantisme sur pédantisme, et dont les œuvres non provençales auront certainement à souffrir au moins autant que les autres. Ai-je assez blasphémé, cher Monsieur et ami? Tâchez de me le pardon­ ner. Je vous ai ouvert mon cœur sur toute l'étendue du litige, et plus j'y réfléchis, moins je me sens capable d'y rien changer. Savez-vous ce que je souhaite? C'est que la réaction contre l'erreur toulousaine parte du °

1.

Ali battement de la pensée - T11 as écrasé cent fois tes rois.

CLINIQUE SAINT-GR.nGOIRE A SAINT-SYMPHORŒN

3H

Toulousain, de votre Quercy, du Béarn, du Périgord et du Limousin, que ces provinces s'aperçoivent du tort qu'elles se font ou qu'on leur fait, et qu'elles reviennent d'elles-mêmes à la simplicité et à la clatté mistraliennes. Comment seriez-vous d'un autre avis? Très cordialement à vous. CHARLES MAURRAS

A XAVIER VALLAT

Mon cher ami,

10

septembre

1 95 z.

Es ansin, on fait le peu qu'on peut ! L'important est d'avoir de bons amis comme vous, pas sévères, mais qui obligent à réfléchir. Inutile de vous dire que je devais réfléchir et ai réfléchi en effet sur votre miracle de voyant sans rétine. Prenez bien garde qu'il faut deux actes de foi ou deux hypothèses : 1 ° Les « savants » ne se sont pas trompés en diagnos­ tiquant l'absence de rétine, de toute rétine, de tout élément rétinien. z0 Il n'y a pas dans l'économie organique un mode de vision par d'autre voie que la rétine, comme il y a un mode d'audition par les os du crâne, mode si parfait que c'est à lui que l'on s'adressera pour la confection de mon futur lorgnon auditif... Au lieu que l'existence d'une jambe de bois et l'apparition d'une jambe de chair et d'os sont des phénomènes qui tombent sous le sens et n'ont besoin ni d'acte de foi ni d'hypothèse. Je n'ai jamais nié le surnaturel. La difficulté est de savoir où il commence. Je vous ai raconté par quelle prémonition tragique, j'ai, en novembre 1 9z4, senti l'agonie et la mort de mon frère. Dans quel ordre classer cela? Est-ce celui des esprits? Celui d'ondes X, Y, ou Z ? 11!/Joramus ignora­ b1111da. Je vous conterai quelque soir la teneur de notre conversation avec Anatole France, le long du gave désert, un jour d'août 1 890 1• Je crois que vous y verrez plus de prudence critique que d'impiété. Quant à l'Immaculada Co1111cepciou, ce que vous me dites de l'abbé Peyramale 2 fait partie de mes souvenirs de coJlège les plus anciens. J'entends encore le propos qui ouvrait la « lecture spirituelle », Notre-Dame de Lourdes, par Henri Lasserre, suite, quand ce n'était pas l'Héroïsme en soutane, par le géné1. C'est à Lourdes, en 1 890, que Maurras fut présenté à Anatole France par Paul Arène, Ils allèrent ensemble à la Grotte. France, montrant les béquilles suspendues à la voûte, fit remarquer : • Il n'y a pas une seule jambe de bois... • A quoi Maurras répliqua : , Et même s'il y en avait? Qu'est-ce que cela prouverait potu' ou çontr, le miracle ? Le miracle est, par définition, un fait qui échappe aux lois de la nature. • CT. Xavier Vallat, op. rit. 2. L'abbé Peyramale était curé de Lourdes au moment des apparitions de la Vierge à Bernadette Soubirous.

LETTRES DE PRISON

rai Ambert, SIIÏte. Mais enfin l'encyclique de Pie IX n'a pas inventé cette formule. Elle était connue de pas mal de théologiens. Il aurait pu suffire d'un prédicateur de mission un peu érudit ou original pour que le mot ait frappé l'oreille et l'esprit de la bergère. Evidemment ce n'est qu'une supposition? Mais elle est moins forte, moins démesurée, moins dispro­ portionnée que celle qui émeut le Ciel et la Terre et fait traverser les espaces infinis à des êtres semi-divins. Les maîtres scolastiques disaient, à la suite d'Aristote, que la conclusion ne doit pas être plus grande que les prémisses. Ici, elles sont toutes limitées à notre horizon et votre conclusion les déborde et les crève toutes par une effusion des neuf cieux. Vive donc le repentir de Froshdorf 1 1 Je ne sais pas d'histoire plus émouvante ciue celle de ce vieux fils de France en qui la passion et la passion religieuse créait un sentiment civique ! On aurait tort de croire que ce fut de sa part chimère pure. Je me rappelle très bien ces années 1 8 80-82., l'indignation causée par l'article 2., la véritable fureur allumée par l'expulsion des Pères. La Marianne d'alors n'était pas même sûre de ses fonctionnaires. A .ia porte des Jésuites, rue Lacépède, où la voix pointue de l'avocatH. Boissard 2, le père, criait aux crocheteurs : Messieurs, vous encourez. les travaNX forcés I Messieurs, vous risquez. les galères I Le serrurier et le commissaire de police reculaient. On faisait appel à la pègre révolutionnaire. Des gens du peuple sortaient de la foule pour crier aux soulauds et aux mendigots : > Le gros chanoine Mille 3 avait tiré un Lutrin du siège de Frigolet, mais c'était après. Avant et pendant, on ne badinait pas, et 3.000 hommes de troupes avaient été amenés de Marseille pour exécuter la décision. Avez-vous lu les souvenirs de l'abbé Klein 4? Ils attestent que, dix ans plus tard, au toast d'Alger, les hauts fonctionnaires militaires et civils furent de glace, tant ce régime était branlant et son avenir incertain I Le prince impérial était mort en 1 878, les princes d'Orléans se tenaient tranquilles, Henri V avait au moins un conseiller de premier ordre : La Tour du Pin, l'aventure pouvait être courue, d'autant que les querelles républicaines Gambetta, Grévy, Oémenceau, Ferry n'avaient pas cessé d'étonner et de scandaliser, comme le prouvèrent les élections de I 8 8 5 . Savez-vous encore ceci (pour la légitimité des Orléans)? En sep­ tembre 1 883, le jeune duc d'Orléans devait aller chasser à Froshdorf (ou à Gôritz), et Je comte de Chambord avait envoyé à Paris son fameux 1. Résidence en Autriche-Hongrie, depuis 1 841, du Comte de Chambord qui y mourut en 1883. 2. Henri Boissard était le père d'Adéodat Boissard, condisciple de Maurras au Collège catholique d'Aix. 3. Prêtre du diocçse d'Aix que Maurras avait connu dans sa jeunesse. 4. Abbé Félix Klein : Le Cardinal La,,igerie et m Œuvres d'AfrifJIII, 1892. Il s'agit du discours que le Cardinal Lavigerie, archevêque d'Alger, prononça à la fin d'un grand banquet officiel pour prescrire le ralliement à la République, co nformément aux Encycliques de Uon XIII.

CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN

3 57

valet de chambre Charlemagne pour s'informer des goûts du « petit >>. (Je le tiens du colonel de Parseval, gouverneur militaire du Prince.) Oui, affirmez avec force les droits de /11111ique Henri VI, mais prenez garde que celui-ci ne veut pas être le roi de l'A. F. ou d'Aspects, alors restons dans l'abstrait! ... Le papier sur le patriotisme des communards, sera le très bienvenu aussi, peut-être avez-vous raison de l'ajourner jusqu'en mars prochain • ... Pour l'Art Poétique de Forot 1, je l'attends avec les photos. Le propos de votre jeune conseiller d'Ambassade me paraît très sensé. Raison de plus de ne pas « dévaluer » les frontières, comme le veut Schuman I Et cette affitlre de la Sarre! Nous avons donné comptant, on nous paiera à terme, mais le terme ne viendra pas. C'est du joli! Pardon de ces cris confus comme on en entend dans la vieillesse 1 Mes respectueux hom• mages à Mme Xavier Vallat. Toute ma vieille an-Jtié l CHARLES MAURRAS

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

Mercredi 8 octobre 19 5 2.

Ma petite Ninon,

Vive toi, vive nous ! car j'ai ta dépêche. Moi qui me morfondais sachant que Chauvet 2 devait être lùer à Paris, et qui me demandais comment le charger du précieux fardeau 1 Et ça y est ! Tout seul 1 Donne­ moi des nouvelles de Jeannette. Qu'a dit l'examen? Oui, Jacques est de retour. Et je voudrais bien que tu le sois aussi et que tu accompagnes Michel. Mais ce ne sera pas possible si Jeannette a besoin de toi. Com­ bien je désire son rétablissement rapide 1 Pour ces raisons et pour d'autres, autrement importantes! Elle s'est beaucoup fatiguée et inquiétée, tuée de soucis. Dis-lui que son vieux parrain s'en est toujours douté ... Je vous embrasse tous, toi première et dernière 3• 1. Le poète Charles Forot avait fait remettre à Maurras, par Xavier Vallat, la copie d'une suite de poèmes où sa Poétique se formule en pentamètres. 2. Pierre Chauvet, son ami marseillais. - Le précieux fardeau était la copie dactylogra­ phiée de Votre bel aujourd'hui, 3 . Cette lettre est sans doute une des dernières que Charles Maurras ait écrites. Il est mort le 16 novembre 1952. (Le chanoine Cormier, le 13 novembre, lui avait administré les derniers sacrements à la clinique Saint-Grégoire.)

ANNEXE I Notes de Charles Mau"as concernant l'étude de M. Uon S. Rolldiez. (Cf. la lettre du z 3 juillet 1 9 5 0) . (Les numlros des pages se rlferent à l'ouvrage de M. Rolldiez. intitu/1: Maurras

jusqu'à l'Action française.)

P. 57- 5 8. - A propos des tout premiers articles de l'Obseroateur (7 mai et 6 septembre 1888) où le jeune Maurras .mettait en cause les méthodes d'éducation française : « ... J'ai souvent déploré la folle hâte avec laquelle j'ai voulu écrire et publier. C'est peut-être ce que j'ai fait de plus follement absurde au long de mon interminable existence!.. Ces premiers ei>sais... pouvaient avoir du bon quand ils traduisaient un effort d'analyse intellectuelle portée sur des notions déterminées, clarifiée suivant des méthodes et des disciplines données. Mais pour les jugements personnels, quelle prétention I Et même quelle démence quand ils prétendaient à juger non les idées, mais la vie, la vie encore lointaine, la vie ignorée I Ce que je faisais alors de moins follement prétentieux, c'était de céder à une mode, de me laisser glisser à des idées toutes faites trouvées autour de moi, ou à des formulaires encore plus artificiels et plus éloignés de ma nature et même de mon expérience encore si courte I Le texte sur l'éducation française... prend un ton augural et professoral de petit expert, qui, à distance, me fait rire. J'y découvre comme un petit égout collecteur de toutes les sottises que charriaient à cette époque les écrivains d'une coterie elle-même maîtresse de la mode. A leur tête, Paul Bourget qui passait pour « faire blanchir son linge à Londres t... Précisément à la suite de son voyage en Amérique... il avait compris la forte nécessité qui s'imposait, à nous Français, pour vivre et pour durer, de retrouver « la plus profonde France ». Il a senti que, si nous devions imiter en quel­ que chose les Anglo-Saxons, c'était pour leur fidélité à leurs propres traditions, en rejoignant les nôtres, et non en décalquant les leurs... A l'époque éloignée où se place mon article, nous subissions aussi l'influence de quelques maîtres de pensions et marchands de soupe qui voulai ent fonder des équivalents d'Universités anglaises et qui y réussirent dans une mesure assez faible... A côté de cet état-major, mon vieux texte arbore aussi - son nom y est - Jules Vallès, le révolutionnaire et romantique Jules Vallès, rhéteur plein de talent mais rhéteur accompli.

franrais

LETTRES DE PRISON

Il se plaignit toute sa vie de n'avoir eu que des professeurs de rhéto­ rique; toute son œuvre montre qu'ils l'ont supérieurement enseigné dans ce bel art. Quel ingrat 1 « La meilleure preuve que ce texte retrouvé ne correspond à rien de sérieux ni de profond, mais est essentiellement du chiqué, comme disent les artistes, c'est cette énormité que notre éducation, la mien.ne, aurait manqué d'air 1• Au Collège Catholique d'Aix, nous aurions manqué d'air! Sur le boulevard de la Plate-forme, aux portes de la ville ... dans le splendide espace déterminé par un rideau de cèdres, de sapins et de pins, dans ces cours immenses, bordées d'aubépines, aux allées latérales complantées d'iris, vergers plantureux, potagers, avec piscines, hangars de gymnastique, salles d'escrime, tout ce que l'imitation britannique a pu donner plus tard de plus raffiné, les enfants, les adolescents y auraient manqué d'air? Laissez-moi rire de moi-même et de mes stupides dix­ neuf ans. « Quant au moral, ces prêtres, jeunes et vieux, étaient les plus honnêtes gens de la terre, tout à leur besogne d'éducation et de discipline. Ils sortaient soit d'une classe moyenne extrêmement fidèle et ferme dans les principes, soit de cette paysannerie arlésienne que Léon Daudet nommait, d'après Mistral, nos « princes paysans •· Leur moralité était si saine que, je peux bien vous le dire, le premier et seul mauvais prêtre que j'ai connu, c'est à Paris que j'en ai fait l'ignoble rencontre... « ••• Dans ce morceau, on parle de lycées. Je n'avais jamais mis les pieds dans un lycée, et, si mon jeune frère avait été à Paris, à Louis-le­ Grand et à Buffon, c'était uniquement au titre d'externe libre, il n'avait jamais assisté qu'aux cours : si donc j e parlais de ces établissements avec l'aplomb d'un connaisseur, c'était, encore une fois, par simple ouï-dire, sans contact personnel ni prochain et sous l'influence pure et simple d'une mode. Il est déplorable d'avoir écrit dans ces conditions de folle jeunesse...

P. 77. - Sur son conte, La Bonne Mort 2, Maurras précise qu'il l'avait écrit : « après que sa crise religieuse eut été conclue par la négative ». « Les images, les idées, les sensations, les combinaisons d'idées et de sen­ timents qui s'agitent dans ce conte voluptueux et religieux n'auraient jamais été agencées ni présentées comme elles le sont, sans cet arrêt de ma foi••. Ce n'est pas le libertinage de l'imagination qui a suscité, stimulé, éperonné le libertinage de l'esprit et de la raison ; c'est, au contraire, celui-ci qui a libéré l'imagination et les Eens. Et ce processus est celui qui me paraît convenir le mieux à un jeune Français élevé comme je I. Dans son article de l'ObservaleRrfrilllfais, ce n'était pas tant le surmenage qu'incriminait le jeune Maurras que « ce manque d'air, cet absurde système de discipline •· 2. a. Le Cb,fllin de Paradis. Paris, 1119,. Le conte.La bo11M Mort a été supprimé dans toutes les réimpœssions.

ANNEXE I

l'ai été. Cela n'implique ni frigidité ni refoulement religieux de la part d'un Provençal, né au mois d'avril et de nature assez ensoleillée, mais c'est discipline...

P. 79. - Au sujet de son « agnosticisme •• du « funeste Pascal » et de Montaigne : « Montaigne, dirais-je encore aujourd'hui, est un Pascal souriant et comique, et Pascal un Montaigne tragique et se tordant les bras. Mais peut-être ne faudrait-il pas attribuer à l'auteur des Essais une part trop vive dans ma pensée première. Ce qui m'attirait et m'amusait en lui, y compris les délices de son langage (je disais alors son caquet) fut très longtemps diminué par son extrême incohérence et l'obsession maniaque de sa personne. C'est en vieillissant que je me suis mis à l'aimer tout à fait. Il apparaissait trop peu tranché et trop peu tranchant à ma jeunesse et à ma maturité batailleuses. •

P. 8 3. - Là où L. S. Roudiez avait cité Aldous Huxley qui, dans un de ses premiers livres, avait écrit que « le Dieu qu'adorait Pascal n'était pas le Dieu de Vie, mais la Mort », Maurras ajoute : « C'est- l'homme de la mort, dites-vous. Si ce n'était que cela i Mais c'est l'homme de la peur de la mort, comme de la peur de la vie. J'étais infirme, soit I Mais, cette vie, je l'aimais, j'aimais la santé et la force. Surdité à part, ma résistance physique, sous des asP.ects assez modestes et même médiocres, est au-dessus de la moyenne, qu'il s'agisse de marcher, de nager, de veiller dans mon bon temps. De robustes jeunes gens ne pouvaient tenir à l'imprimerie la nuit, contre ma cinquantaine ou ma soixantaine. Pascal est le spectre de la maladie. Cette incompatibilité personnelle ne prouve certes rien contre son magnifique génie I Cela peut expliquer qu'il ne m'ait pas été bienfaisant, quelque admiration que m'aient toujours inspirée sa langue, sa poésie et, de-ci de-là, sa logique. »

P. 106. - Sur le fait que « la doctrine de Maurras a pu ramener des Français à la foi -:atholique • : « Soit que: les confusions, possibles jusqu'en 1903, ne l'aient plus été par la suite, soit toute autre raison, de nombreux libres-penseurs, de nombreux non-catholiques et non chrétiens sont allés ou sont revenus à la foi romaine sous l'influence de mes idées qui, par exemple, leur ont ouvert les directions du thomisme ou qui ont développé en eux le sens des bienfaits de l'Eglise. Raison : le Français est naturellement chrétien, comme il est animé d'un esprit de justice et de moralité, qui sans être puritain, est très vif. Il n'est pas aussi naturellement catholique que !'Italien ou !'Espagnol. Mais, quand on lui explique le catholicisme (dogme, rite, culte, etc.), alors sa nature de logicien prend feu, son catholicisme se définit et emporte tout. C'est à cette explication du

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catholicisme que j'ai dû mes plus· grands amis dans le monde ecclésias­ tique français et romain. »

P. 13r. - Sur l'influence que Schopenhauer avait eue pendant la jeu­ nesse de Maurras : « Schopenhauer m'avait certainement aidé à vérifier le vide prodi­ gieux de� « trois sophistes », comme il appelait Fichte, Schelling et Hegel, et de leurs divagations unilinéaires. Ce pessimisme salubre m'avait aussi gardé du culte de la vie (plus l'être s'élève, plus il souffre). Je m'étais, en même temps, dégagé, par moi-même, de l'adoration alter­ nante des abstractions personnifiées et des entités sans réalité qui encom­ braient notre imagination scholastiq_ue, Idoles et Nuées, sur la foi desquelles (tantôt l'une, tantôt l'autre) on se figurait devoir accéder au bonheur. A partir de cette critique rigoureuse, il n'était plus possible d'adhérer à la bacchanale du Scientisme et, sans admettre le moins du monde la faillite de la Science, on songeait à tempérer la science par la sagesse. Quelques hautes satisfactions contemplatives que l'esprit humain en pût recevoir, on voyait bien qu'il n'y avait aucune raison de penser que le genre humain dût se sauver par aucun progrès de ce côté-là ni d'un autre I La Nation, l'Etat, l'Eglise même pouvaient négliger de faire la police de ces rêveries subjectives, mieux valait ne pas supposer que nous fussions sur le point de devenir des Dieux par l'entremise de quelques logomachies. »

P. 162.. - A propos de son maître Mgr Penon : « Sur la personnalité et l'influence de Mgr Penon, l'on se tromperait de beaucoup en imaginant un esprit systématique. C'était surtout une âme sensible au beau et communicatrice de l'enthousiasme du beau. Elle m'a donné tout d'abord la certitude du beau et (je l'ai raconté) quand je doutais de tout, même de la géométrie, quand tout se dérobait, il me montra, comme un point fixe indubitable, le beau de la poésie, le beau des idées; voilà son action, elle fut révélatrice. Mais il ne faut pas confondre cela avec un travail de mise en ordre qui n'eut lieu que plus tard, et que je fis seul. C'est faire fausse route que d'en faire le deus ex machina de mon retour ou de mon accès à l'ordre. J'étais seul à Paris, je me noyais, j'ai appris à nager pour échapper à la noyade, d'abord sur la mer des sentiments et des sensations littéraires, puis sur l'élément politique et social. » P. 2.47. - « La présence de Faust 1 dans la poésie de Maurras peut étonner au premier abord », avait écrit M. Roudiez, et Maurras de répli­ quer : « L'étonnement manifesté sur la question de Gœthe et de Faust 1. Cf. La Ba/anç1 inllrieur,, Livre Jer : 1. C_yc/1 d, FaNSI 11 dl P.rychl; II. Cycle dl Faust et d'Hl/;ne.

ANNEXE I

m'étonne à mon tour. Si notre poétique était née d'un simple chauvi­ nisme méditerranéen, il serait scandaleux en effet de nous voir parler de Faust aussi naturellement que de Tityre et de Mélibée. Mais ce chau­ vinisme est imaginaire. Le Faust de Gœthe et, en général, l'esthétique de Gœthe, nous sont toujours apparus, bien que de langue et de race germaniques, comme des œuvres et des idées :lassiques, dans lesquelles l'esprit humain se reconnaît comme en des miroirs dignes de lui. Quelle merveilie y avait-il à parler et à agit selon ce sentiment naturel? On peut dire, il est vrai : « Vous comptez bien peu d'œuvres de ce gerue hors du monde gréco-romain. • C'est vrai. Mais y en a-t-il donc tant que cela? C'est la question. •

P. 2 5 6. - Maurras ayant un jour écrit : « Philosophie, critique, sou­ venir� de mes meilleurs maîtres, tout cela, je le sens, demeure en moi à la merci d'un rythme heureux », M. Roudiez en concluait qu'en poésie et en critique il ne suivait pas toujours ses propres règles à la lettre. Et Maurras de lui répondre : « Faut-il bien voir un aven dans ces lignes? Dans le langage, surtout écrit, il y a toujours quelque chose d'incommensurable entre l'expres­ sion d'un sentiment et une règle abst:1.aite, qu'il s'agisse de la confirmer ou de l'offenser. La primauté fondamentale du plaisir n'a jamais été perdue de vue par son dogmatisme le plus acéré. Mais l'homme juge son plaisir. C'est ce que ne fait pas l'animal. Je verrais volontiers des _complémentaires là où vous signalez un aveu de contradiction. &

P. 260. - M. Roudiez ayant pensé que pour Maurras, jeune étudiant à Paris, le fait d'avoir songé à une licence d'histoire était pour quelque chose dans ses premiers rapports avec Alexis Delaite, qui dirigeait l'Ecole de la Paix sociale, Maurras lui précise que son entrée sur le terrain de la sociologie fut beaucoup plus fortuite : « Il n'y a rien de commun entre l'excellent accueil de M. Delaire et mes premières études d'histoire. Lorsque, à la fin de 1885, nous avions quitté la Provence, nous emportions une énorme liasse de lettres d'intro­ duction et de présentation. Nos amis d'Aix, de Marseille, de Nîmes et autres lieux s'étaient donné le mot pour nous confier des moyens de joindre des personnages de la presse ou du monde parisien. J'en avais pour le secrétaire perpétuel de l'Académie française, M. Gaston Baissier; j'en avais pour Ernest Daudet, frère d'Alphonse Daudet; j'en avais aussi pour le président général des Conférences de Saint-Vincent-de-Paul, l'excellent M. Beluze, qui avait épousé une Aixoise, et c'est ce dernier qui avait failli me rendre tout de suite le service que je désirais. « En effet, M. Beluze me proposa de m'introduire au grand journal religieux le Monde, avec un article sur Tartarin sur les Alpes d'Alphonse Daudet, mais en me demandant d'ajouter une réserve cri­ tique relative à Sapho, qui avait paru l'année précédente. Je ne pus me

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résoudre à écrire une phrase restrictive sur ce très beau livre, et mon entrée dans la presse quotidienne fut retardée de deux ans. « J'aurais pu avoir un accès plus facile encore à cette même presse si j'avais voulu d'un journal de gauche. Le directeur du Siècle, président de la presse parisienne, M. Philippe Jourde, était aussi conseiller général de Martigues, vieil ami de mon père. Sa femme était liée avec ma mère qui ne manqua point de la voir à son arrivée à Paris. Mais cette filière était exclue pour moi. Sans avoir d'opinion politique bien marquée, je ne me souciais pas plus de devenir rédacteur au Siicle que d'écrire du mal de Sapho. « Il y avait dans ma liasse une lettre pour M. Delaire, et celle-ci eut un plein effet immédiat, Soit qu'une place à la RI/orme Sociale se trouvât vacante, soit que l'on y fût en quête de jeunes gens disposés au travail, soit par effet de la cordialité naturelle de M. Delaire, homme très dis­ tingué, ancien élève de l'Ecole Polytechnique comme Le Play et très dévoué à la doctrine de son maître, tous mes articles furent reçus et publiés sans retard. C'est par là que je pénétrai à l'Observateur Fran;ais. Le lien qui s'était formé entre M. Delaire et moi ne se rompit qu'à son lit de mort où j'allais le saluer. •

P. 264. - Songeant à ses vieux articles de la Ri/orme sodale (1 8 86-1 891) où il signalait le danger qu'il y avait à mêler la politique et la sociologie, Maurras écrit à M. Roudiez en 1 9 5 0 : « J'ai longtemps tâtonné dans ma distinction du Politique et du Social... Je brûlai, j'avançai vers le bon chemin, je n'y étais pas. Ce qu'il fallait voir, c'était, d'un côté, toutes les misères, toutes les plaies, toutes les revendications et les agitations nées du m,e/ régime du travail au xrxe siè­ cle, mais, de l'autre côté, le facteur démocratique et spécialement la démocratie élective qui versait surtout du vitriol sur toutes ces douleurs, loin de s'appliquer à les apaiser ! Le régime du travail est inhumain, il pose de durs problèmes. Mais la démocratie a pour effet fatal d'en empêcher la sol11tion, ne serait-ce que par l'enchère perpétuelle que les partis rivaux montent entre les classes. C'est en cela que le Politique intoxique et meurtrit le Social. Il existe une profession de gens qui vivent du désordre civil et qui prospèrent à préparer la guerre civile. Comment voulez-vous y voir naître Ia paix? •

ANNEXE II

ANNEXE II Notes de Charles Maurras concernant l'oNVrage d 'Henri Massis intitulé Maurras et notre temps (Cf. la lettre dejtlin 195 1). P. 1 .z. - Non, jamais ma pauvre mère n'a habité rue du Dragon. Elle m'y a installé quand elle a quitté, en 1 895, Paris et notre logement de la rue Guénégaud 7, (voir ma Surdité, j'en parle). Elle est revenue en 1 896 me soigner d'une rougeole que j'avais rapportée d'Athènes, elle était descendue dans un hôtel de la rue de Rennes, où elle allait passer la nuit.

P. 50. - Non, je n'avais pas attendu la nuit pour lire Sous l'œil des Barbares. Je l'ouvris en sortant de chez Lemerre et me mis à aq,enter la �erie de Choiseul en le lisant. Il pleuvait à verse, le livre, très court, tut fini avant l'averse.

P. 5 6. - Exactement, Bourget rapportait le mot d'un professeur de la Faculté de Médecine, qui disait de ses disciples : >, mais vous dites bien : il l'appliquait à Barrès qui le pompait 1

P. 5 8. - La réponse au mot de Barrès : « Que serais-je sans la Révo­ lution ? >> n'est pas de Bainville, mais de Quinton, René Quinton, petit­ neveu de Danton, et aussi royaliste que nous.

P. 64. - Votre histoire de l'affiche du quotidien 1 est certainement d'une vérité absolue. Il me semble y assister. Car enfin mes notules ne sont pas faites pour vous contredire tout le temps. L'histoire de l'affiche mérite d'être corroborée très vivement. Vers le même temps, Barrès disait à Mme de Courville : « Je crains que la fondation du journal ne soit une faute »..• Et je traduisais qu'il devait nous blâmer de n'avoir pas obtempéré a:ux menaces des feuilles concurrentes, Echo, Eclair, etc., etc., lors cfe la fondation de la Patrie franfaiie en 1 899. Mais, vous avez raison de l'indiquer, il y avait quelque chose de plus profond. Il craignait qu'en rompant ainsi, nous ne nous coupassions du reste de la France. La suite lui apprit le contraire. Mais cette idée était forte et vive en lui. Je ne m'étonne pas qu'il ait pensé à une « opération chirurgicale » que son bon sens et ses amitiés l'ont toujours empeché de faire. Mais, en avant de ce jour de printemps 1908, il y avait eu deux anicroches : en 1905, 1. Au printemps de 1908, en voyant les murs du quartier des Halles, dont il était député, couverts d'affiches où il lut, imprimé en gros caractères : • L'Ae'lionfra11faÏJe, organe quotidien du nationalisme intégral •• Barrès s'était écrié : « Quelle absurde entreprise ! Ca qui m'ennuie, c'est qu'ils se réclament de moi. Je crains qu'ils ne me compromettent. Sans doute vais-je être obligé de faire l'opération chirurgicale. Mais est-ce la peine ? Bah! ils n'en ont pas pour six mois. &

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lors du soixante-quinzième anniversaire de Fustel, il avait accepté d'être du Comité pour rendre hommage à un grand nom de !'Histoire de France, mais il n'aimait ni Fustel, ni sa doctrine : elle choquait ses idées sur la Rhénanie, les deux civilisations, etc... Bourget qui présidait le comité était encore en 1894 membre d'un Gobineau- Verein de je ne sais quelle ville allemande, peu d'hommes étaient alors plus germanistes que lui (tradition Renan). Dix ans plus tard, il retourna tranquillement sa veste et soutint imperturbablement le catéchisme fustelien. Barrès n'était pas de cette pâte, Il mit ses idées en veilleuse et, sans dire un mot de trop, rejoignit l'os/ nationaliste attaquée. Il fut, comme toujours, un champion de marbre et de fer. Deux ans plus tard, en 1907, autre accroc, celui-ci grave, complet, visible. Le journal n'existait pas encore, mais la Ligue avait pris beau­ coup d'importance par les attaques contre la Cour de Cassation, les défis publics, les affichages, etc. Nous avions fait frapper une médaille d'or au général Mercier pour commémorer sa forte attitude au Sénat contre la réhabilitation de Dreyfus : ... >, et nous devions la lui remettre salle Wairam, où le capitaine Lebrun­ Renault devait répéter les aveux de Dreytus. Barrès est invité, naturelle­ ment... Tout d'un coup, on me dit qu'il ne viendra pas 1 Je saute en taxi, cours à Neuilly. Mme Barrès était seule. Je lui dis : « Mais ce n'est pas possible, voyons I C'est le couronnement des dix ans de combat que nous avons menés avec lui 1 Sous ses ordres I Du même cœur I Mercier est de Metz : les Allemands seront trop contents de l'abstention de Barrès 1 Et pourquoi ? Pourquoi ? Est-ce que le général Mercier est royaliste ? Et le capitaine Lebrun-Renault, non plus 1 Alors... ? » Mme Bar­ rès me parut ébranlée. Elle me dit : « Que vou1ez-vous que je vous dise! Dites tout cela à Maurice .•. II va rentrer ... Attendez-le. » J'attendis. Mais j'étais attendu moi-même. Il ne rentrait pas. Je partis. Elle me dit : « Vous le rencontrerez peut-être dans l'avenue... » Ce qui arriva. Le taxi s'arrêta. J'en sautai, et nous eûmes là, sur le trottoir de gazon, un quart d'heure de conversation haletante de : >. Nous nous rencontrions toujours beaucoup chez les Courville qu'il connaissait, je crois, par le frère de

ANNEXB II

Mme de Courville, le peintre Rondel 1� · Il l'aimait beaucoup, elle, et elle était devenue la grande amie de Mme Barrès. Quand nous ne nous voyions pas chez elle, elle prenait toujours grand soin de maintenir le contact entre nous. C'était une femme excellente, fière et fidèle. J'ai dû connaître ses petits défauts qui tenaient, en partie, aux très grands services rendus et qui la rendaient parfois un peu exigeante pour ses amis. Mais chez elle, je veux dire de sa part, et non dans sa maison, jamais l'ombre d'un potin et surtout de ces potins qui divisent. Au contraire, c'était pour éclairer qu'elle répétait les choses. Quand elle disait à B. : « Maurras a dit que... », c'est que Maurras avait dit que, et quand elle disait à Maurras : « Barrès a dit que... », c'était pour la raison que Barrès l'avait dit. Je lui dois cet hommage. Nous lui avons dû, au fond, pendant des jours un peu difficiles, le maintien de notre entente, et elle y tenait, car elle était loin d'être bête.

P. 73-76. - J'ai oublié de vous redire me%ci pour la recopie de ma lettre sur !'homoncule et le vieux 'magistrat d'Aix1; Elle m'a égayé à relire.

P. 91. - Comment les trois maximes placées en haut de la page (et si lumineuses) peuvent-elles faire hésiter sur la conversion de Barrès 3 ? Quand je les ai connues, j'ai conclu.

P. 104. - Savez-vous Ge le tiens d'Edouard Aude 4 lui-même) que lorsqu'il eut entendu chanter le magnifique chant mistralien des Ancêtres aux rimes en 11, Bremond imagina de dire que le vers : Q11'avon pas ,onneigll (les ancêtres que nous n'avons pas connus) était une cheville. Aude en bavait de fureur contre l'imbécile. Il y avait en Bremond un excellent régent de rhétorique, tout à fait étranger à toute poésie. De là ses bévues sur Phèdre, sur le Carillon de Vendôme, etc. Il prenait pour une cheville l'essentiel même de la qualification poétique, la qualité lointaine et ignorée des ancêtres que le poète chantait. Ainsi avait-il cru que « la fille de Minos et de Pasiphaë », le vers de Phèdre, était un vers de poésie pure 1

P. 106. - Mais non, je n'étais pas insensible aux envois de bouquins de Bremond, s'il est très vrai que ses histoires anglaises m'aient surtout ennuyé. J'ai souvent commenté dans la Gazette de France, et une fois au Figaro, ce qu'il écrivait sur la France. Quant au Charme d'Athènes, malgré l'intention ironique parfaitement démêlée, j'en ai parlé aussi dans un 1. Le peintre llondcl a fait plusie1US portraits de Maurice Barrès. 2. Voir la lettre du 28 juin 1951. 3. Ce sont œUes où Bari:ès se défuùssait à lui-même ce qui lui restait désormais à accomplir : • Mener une vie chrétienne. Avoir la foi. Fréquenter les sacrements •· 4. Conservateur de la Bibliothèque Méjanes, à Aix-en-Provence.

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feuilleton de la Gazette, et j'ai repris cet article dans un chapitre de mes Vergers sur la mer (1937), d'ailleurs orné de bonnes notes.

P. 1 09-1 1 0, etc. - N'approchons pas trop de la guerre de 1 9 1 4 sans régler tout àfait un point de nos rapports avec Barrès. C'était vers la fin de 1 9 1 1 . Je restais souvent fort tarcf au journal, à la Chaussée d'Antin, puisque j'y faisais toute la chronique de la Ligue, y compris le fameux > ; il ne restait que les Camelots de garde. Vers 1 1 heures et demie, on me fit passer la carte de Barrès. Je courus l'introduire, il me dit qu'il me savait là et avait voulu me voir seul. Air discret, air mystérieux, une figure que je lui vis rarement : « Je viens de dîner chez Paillard (en face) avec Poincaré... >> Il avait l'air de demander si j'allais lui demander de le faire monter ou de descendre moi-même... Alors nous causâmes un moment de choses et d'autres, et il redescendit... Il est parfaitemenr possible que Poincaré lui ait demandé cette démarche, car il avait été attiré d'assez bonne heure par notre mouvement. Lorsque, en 1 9 1 5 , je fus amené à lui écrire pour lui donner un conseil de mon correspondant espagnol, il me répondit par retour du courrier, en me proposant un rendez-vous à l'Efysée, rendez-vous que j'acceptai d'ailleurs. Poincaré a beaucoup perdu avec Barrès. Et nous aussi hélas 1 Je m'aperçois que j'ai laissé en l'air la page 2.7, je la reprends.

P. 2.7. - Je ne comprends pas bien votre reproche à Renan. D'abord, ce qu'il a fait, nous le faisons tous. Avons-nous par aventure, conjoncture, ou hasard, per combinaz.ione, c'est le sens du mot italien, rencontré une expression f>rillante et énergique dont le prétexte ou le sujet nous paraît inférieur, il nous est naturel de le transporter de la petite place à la grande, de mettre en vue ce qui était dans l'ombre. > Pas formelle, si vous entendez par là rhétorique, car le style fait partie de la pensée. Renan a pu penser que ces trois lignes s'appliquaient mieux à sa sœur qu'à son obscur ami Eckstein 2, et je ne vois pas que ce fût là un mauvais jugement. E.n second lieu, tout Barrès est fait ainsi : c'est la méthode des petits carnets que l'on fait émigrer dans un livre. Je ne vois pas ce que cela peut ôter à la sincérité, à moins de n'entendre par là qu'improvisation, ce qui serait abusif. Je ne me rappelle plus très bien la discussion que vous rapportez, mais je suis surpris de ne pas vous 1. L'.A&tion fra11faise appelait ainsi le commentaire quotidien qu'elle faisait de l'article 445 qui avait servi à la Cour de cassation pour casser le jugement du Conseil de guerre de Rennes ; ce tribunal militaire avait à nouveau condamné le capitaine Dreyfus, lors du procès en revision. 2. Baron Eckstein (179-1861). Danois d'origine, converti .au catholicisme, cet écrivain allemand fut, sous la Restauration, mêlé à toute la vie intellectuelle de l'époque. A sa mort Renan écrivait de lui, dans le ]011r1111/ des Dibats, que sa foi • s'appuyait sur ces vérités qui dominent la mon, empêchent de la craindre et la font presque aimer •· Ce sont là les derniers mots de la dédicace de la Vi, de Jlsm à Henriette, la sœur de Renan.

ANNEXE II

avoir répondu ces deux choses qui m'étaient familières. · Si familières qu'elles avaient été l'objet de certaines critiques (parlées ou écrites) contre Barrès. Je lui signalai la querelle qu'on lui faisait, il me dit de sa voix la plus grave qu'il était « le propriétaire de sa littérature >> et qu'il faisait ce qu'il jugeait bon. Maintenant, quant à la difficulté des gens de lettres à faire leur salut, d'accord. Mais étions-nous sur ce plan ? Pas moi, toujours 1 Hélas non 1 Et pas encore 1 P. 160. - Merci du tiroir de Pie X, c'est la pure vérité 1.

P. 170. - Et des trois positions de Maritain 2•

. Tout le chapitre Bernanos est si curieux et neuf que je vous demande d'y réfléchir. Mais je connais un autre Bernanos plus simple !. ..

P. 1 8 3. - C'est amusant! Il prend parti directement contre le prési­ dent Worms, qu'il confond d'ailleurs avec le jury (c'était la fameuse affaire de Versailles 191z-191 3).

P. 19z. - Ce bavard eut-il quelque chose de prophète ? par ce Maritain ! Au fond, quel pédant! Le fond de ce garçon, c'est la pédagogie. Bainville me disait : >

P. z 1 8-z19. - Ces exhumations de textes 4 seront bien utiles pour mettre les choses au point, si jamais quelqu'un s'en soucie.

P. zzz. - Pour l'Académie, il y a ceci d'amusant que ma réception est du 8 ou 9 juin 1939, et que la réconciliation de l'Action franraise 1. Il s'agit du • dossier • de l'Actionfrallfaise, ce « dossier t qu'en 19u Pie X n'avait pas voulu sortir de son tiroir. 2. Au cours de la. crise religieuse qui s'ouvrit en août 1926, à la. suite de la. lettre du car­ dinal Andrieux relative à l'Action frallfaise, Jacques Maritain devait changer trois fois de position doctrinale, cherchant d'abord la. conciliation possible, expliquant ensuite l'inter­ vention romaine en fonction du • pouvoir indirect •• puis en fonction du « pouvoir direct •· 3. Les adversaires que l'Action frllllfaise comptait parmi les tenants de la. démoctatié chré­ tienne reconnaissaient eux-mêmes que la. lettre du cardinal Andrieux contenait « des erreurs matérielles ayant parfois l'aspect de véritables abus de confiance intellectuelle •· 4. Il s'agit de textes de Bernanos sur Maurras, cités par Massis � ijon livre.

LETTRES DE PRISON

est du x 3 juillet suivant. Les « privés de sacrements 1 » n'ont donc pas été oubliés sous la Coupole.

P. z41 . - Le « Ne me faites plus de mal » 2 est atroce dans cette bouche de croyant. Par bonheur il était fol ou fou.

P. z45. - Merci de ma formule citée sur la Société et la Justice 3• J'y tiens beaucoup.

_J

P. z47. - Quant à !'Antigone juive juive qu' Antigone 1

4,

elle me semble beaucoup plus

P. 2. 5 5. - J'ai vu une seule fois Drieu la Rochelle. Il m'était amené par celui des opérateurs de la linotype qui parvenait à lire mon écriture avant que le pauvre Tissier de Mallerais 5 y eût été préposé. Notre dialogue fut insignifiant. Lui, prétendait faire de toute question une affaire personnelle sur mes intentions et mes volontés. Pour lui apprendre à vivre, je le bousculai un peu. Nous en restâmes là. Je lus son livre Mesure de la France (d'après lequel la guerre avait été un sport glorieux) et j'y trouvai plus de goût du paradoxe qu'autre richesse.

P. z68. - Merci du Malraux et de son « crever en donnant sa me­ sure >>. Je ne l'ai pas revu depuis Mlle Monk 6 !

P. z78. - « Le fidéisme sans substance >> 7, comme c'est ça! Et puis, et puis encore, une nouvelle reprise, un nouveau retour sur une page oubliée, celle que j'aurais dû vous prier de rectifier la première, la grosse erreur des pages 38 et 39 qui me fait avoir exercé une action intellec­ tuelle sur France. Ah! non ! Songez aux dates. J'ai pu exercer une in­ fluence indirecte ou un entraînement relatif sur Barrès, c'était tout naturel. Mais France! Je l'ai connu en 1890, il était alors plus royaliste

1. Bernanos avait exprimé son ressentiment à l'endroit de Charles Maurras en écrivant que « des milliers de chrétiens et de chrétiennes avaient cru en lui ••. jusqu'à supporter d'être privés de .racremenls •· Dans ce cas, ajoutait-il, • on ne brigue pas l'Académie •· 2. Bernanos, agonisant, s'était écrié : • Oui, oui, Père, par votre fils Jésus-Christ, ne me faites plus de mal. t (Cf. Georges Bernanos, essais et témoignages recueillis par Albert Béguin.) 3. En voici le texte : • C'est un profond malheur qu'une société sans justice, mais cela peut se conserver et subsister tant bien que mal, et plutôt mal que bien. Mais il n'y a pas de justice sans société. • 4. Simone Weil qui, pendant la guerre civile espagnole, était entrée en correspondance avec Bernanos. 5. Secrétaire de Maurice Pujo qui, la nuit, à l'imprimerie de l 'A#ion frall{ais,, dictait au linotypiste l'article de Maurras. 6. A vingt ans, en 1923, Malraux avait écrit une préface à une réimpression de Mademoi­ selle Monk où il exposait, en les faisant siennes, les idées e,q,osées par Maurras. 7. Henri Massis définissait ainsi le • règne du cœur •• tel que le formulait Georges Duhamel. pour qui seule la foi compte, même une foi sans objet.

ANNEXE II

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que moi. Il a pu contribuer, même par ses discours, à me rendre tel. Ses articles de 1 896 (l'Abbé Lantaigne, Bergeret) sont du temps où je ruminais encore ma propre construction. Il n'y a pas 1111 atome de vérité dans cette rêverie. Savez-vous qu'un type 1, fils d'un autre type qui fut directeur des Beaux-Arts et contemporain de France (son nom ne me revient pas), a fait un bouquin pour expliquer que j'avais tout tiré de France? Et je ne l'ai pas contredit parce que c'était au moins une grosse part de la vérité. Ce que vous appelez « maurrassisme » chez lui était du > lui furent à cet égard soumis; il les examina tous de très près, les corrigea, les modifia, pour aboutir, après un long travail, à l'ordonnance des Œuvres capitales. C'est à la suite d'e ces échanges que fut réalisée une dernière maquette où, dans le même esprit qui a présidé à la plupart de ses publications, mais en des proportions plus vastes, Charles Maurras a lui-même restitué la matière de ses principaux écritsJ de manière à offrir, d'une seule vue, au lecteur, l'essentiel de sa pensée et de son art. Ce faisant, Maurras a apporté à ses textes maints changements qui leur donnent un caractère définitif. Comme à l'accoutumée, il ne s'est nulle part privé d'en éclairer le sens général, d'en améliorer le langage, et certains de ses essais, presque entièrement refaits, ont la valeur d'inédits : « Une seule chose compte, aimait-il à dire : c'est le texte défini et définitif. • Aux pages qui composent ses Œwres capitales, Maurras a voulu conférer une forme ne t1ariefllr. Distribuées en quatre volumes d'environ cinq cents pages chacun, elles se présentent selon l'ordre que Charles Maurras avait lui-même arrêté. On en trouvera ci-après le sommaire analytique. Pages de doctrine et de critique générale, de philosophie politique et de jugements littéraires, voyages, souvenirs et poésies s'y succèdent, toutes marquées de son grand art, de sa pen­ sée « éprise de belles formes et soucieuse de solidité. » Ainsi présentée, par ses parties hautes et lumineuses, dans son corps d'en­ semble et comme une. suite de constructions destinées à créer ou à maintenir une harmonie, l'œuvre de Charles Maurras aborde une vie nouvelle ouverte sur l'avenir et sur toutes les perspectives de l'esprit.

Sommaire des ŒUVRES CAPITALES I. - SOUS LE SIGNE DE MINERVE Invocation. - Le chemin de Paradis. - Anthinéa : d'Athènes à Florence. - Les Vergers sur la mer. - Quatre nuits de Provence. II. - ESSAIS POLITIQUES

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Confession. Critique générale : Romantisme et Révolution. - La politique naturelle. - Politique Naturelle et Politique Sacrée. R.éalités : La Patrie. - La Nation. L'histoire : Jeanne d'Arc, Louis XIV, Napoléon. Doctrine et action politiques : Dictateur et Roi. - Vingt-cinq ans de Monarchisme. Conclusion : L'avenir du Nationalisme français. III. - ESSAIS LITTÉRAIRES Méthodes : Prologue d'un essai sur la critique. - Ironie et poésie. Critique du Romantisme : Les Amants de Venise : George Sand et Musset. Bons et Mam1ais Maîtres : Réflexions préalables sur la critique et sur l'action. - Devant l'art des poètes. - Figure humaine des idées. - L'allée des philosophes. - Un modèle d'histoire. IV. - LE BERCEAU ET LES MUSES

LE BERCEAU Jeunesse. - Confession de Denys Talon. - Tragi-Comédie de ma surdité. L'Étang de Berre. Suite provençale : Les secrets du Soleil. - La montagne proven­ çale. - Marseille en Provence. - Souvenirs d'un Gourmand provençal. - La Figue palme. - Le beau jeu des reviviscences. - Mon Jardio qui s'est souvenu.

LES MUSES

L'art poétique. Destinées. - Faust et Psyché. - Faust et Hélène. - Les Jours et les Nuits. - Les inscriptions et les sentences. Le mystère d'Ulysse. - Floralies. - Vers les pics de la Sagesse. - Mortuaires.

ŒUVRES CAPITALES

en 4 volumes in-8 Édition limitée à 5 500 exemplaires dont 5 00 numérotés de I à 5 00 sur vergé pur fil des Papeteries d'Arches ooo numérotés de 501 à 5 ooo sur vergé 5 des Papeteries de Guyenne illustrés de 16 pages hors-texte en phototypie

------- Printed in France ------­ TYPOGRAPHil!l l'IIIMIN•DIDOT Ell' 01 9 • - :MESNIL (EURE). - 3759 Dépôt légal : 2• trimestre 1958. Flammarion et C'•, éditeurs. N° 355{.-{..f958.

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LE'ITRES DE PRISON