Lévi Srauss - Claude La Potière Jalouse PDF [PDF]

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Zitiervorschau

Claude LÉVI-STRAUSS de l'Académie française

LA POTIÈRE JALOUSE

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Ouvrages du même auteur Gracchus Babeuf et le communisme, Bruxelles, Maison nationale d’édition L’Églantine, 1926. Indiens du Matto-Grosso (Mission Claude et Dina Lévi-Strauss, novembre 1935-mars 1936), guidecatalogue de l'exposition organisée à la galerie de la « Gazette des Beaux-Arts » et de « Beaux-Arts », 21 janvier-3 février 1937, Musée de l’Homme, 1937 ; rééd. J.-M. Place, 1988. La Vie familiale et sociale des Indiens nambikwara, Musée de l’Homme, 1948. Les Structures élémentaires de la parenté, PUF, 1949 ; rééd. Mouton, 1967. Race et histoire, UNESCO, 1952 ; rééd. Gallimard, coll. « Folio Essais », 1987. Tristes Tropiques, Plon, coll. « Terre humaine », 1955 ; rééd. Pocket, 1984. Anthropologie structurale, Plon, 1958 ; rééd. Pocket, 1974. Leçon inaugurale faite le mardi 5 janvier, Collège de France, Chaire d’anthropologie sociale, I960. Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, par Georges Charbonnier, Plon, 1961. Le Totémisme aujourd'hui, PUF, 1962 ; rééd. 1995. La Pensée sauvage, Plon, 1962. Le Cru et le Cuit. Mythologiques I, Plon, 1964 ; rééd. 2009. Du miel aux cendres. Mythologiques II, Plon, 1967 ; rééd. 2009. L'Origine des manières de table. Mythologiques III, Plon, 1968 ; rééd. 2009. L'Homme nu. Mythologiques IV, Plon, 1971 ; rééd. 2009. Anthropologie structurale deux, Plon, 1973 ; rééd. Pocket, 1996. Discours prononcés dans la séance publique tenue à l'Académie française pour la réception de Claude Lévi-Strauss à l'Académie française le jeudi 27 juin 1974, Institut de France, 1974, pp. 3-18. La Voie des masques, Genève, Éditions Skira, 1975, 2 vol. ; nouv. éd. Plon, 1979. L’Identitéséminaire interdisciplinaire dirigé par Claude Lévi-Strauss (1974-1975), Grasset, 1977. Myth and Meaning : Five Talks for Radio, University of Toronto Press, 1978 ; rééd. New York, Schocken Books, 1979. Le Regard éloigné, Plon, 1983. Paroles données, Plon, 1984. La Potière jalouse, Plon, 1985 ; rééd. Pocket, 1991. L'Anthropologie face aux problèmes du monde moderne, trois conférences prononcées par Claude Lévi-Strauss à Tokyo en avril 1986 (multigraphié). Des symboles et leurs doubles, Plon, 1989. De près et de loin, entretiens avec Didier Éribon, Odile Jacob, 1988 ; nouv. éd. 1990. Histoire de Lynx, Plon, 1991 ; rééd. Pocket 1993. Regarder écouter lire, Plon, 1993. Le Père Noël supplicié, Pin-Balma, Sables, 1994 (rééd. d’un article paru dans Les Temps modernes en 1952). Saudades do Brasil, Plon, 1994. Saudades de São Paulo, São Paulo, Companhia das Letras, 1996. Race et histoire. Race et culture, préface par Michel Izard, Albin Michel/ Unesco, 2001. Loin du Brésil : entretien avec Véronique Mortaigne, Chandeigne, 2005.

© Plon, 1985, 2009, et Plon, un département d’Édi8, 2014 pour la présente édition. 12, avenue d’Italie 75013 Paris Tél : 01 44 16 09 00 Fax : 01 44 16 09 01 EAN numérique : 9782259228671 « Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. » Réalisation ePub : Prismallia

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La potière jalouse Пρἱν μέν γάρ ζώεσϰον έπι χθονἱ φυλ’ άνθρώπων νόσφιν ἄτερ τε ϰαϰῶν ϰαἱ ἄτερ χαλποῖο πόνοιο νούσων τ’ άργαλέων αἴ τ’ άνδράσι ϰῆρας ἒδωϰαν. ’Aλλὰ γυνὴ χείρεσσι πίθου μέγα πῶμ’ άφελῦσα έσϰέδασ’, άνθρώποισι δ’ έμήσατο ϰήδεα λυγρά. La race humaine vivait auparavant sur la terre à l’écart et à l’abri des peines, de la dure fatigue, des maladies douloureuses, qui apportent le trépas aux hommes. Mais la femme, enlevant de ses mains le large couvercle de la jarre, les dispersa par le monde et prépara aux hommes de tristes soucis. (HÉSIODE, Les Travaux et les jours, v. 90-95, trad. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1947.)

Introduction Traits de la personnalité associés à l’exercice d’un métier. Exemples européens. En l’absence de spécialisation professionnelle, ces correspondances obéissent à d’autres critères. Les croyances européennes ignorent le potier. Explications possibles de cette lacune que ce livre se propose de combler. Énumération des problèmes traités.

Rentrant par bateau des États-Unis en 1947, je conversais parfois sur le pontpromenade avec un chef d’orchestre français qui venait de donner des concerts à New York. Il me dit un jour avoir observé au cours de sa carrière que le caractère d’un musicien s’accorde souvent avec celui évoqué par le timbre et le jeu de son instrument ; pour faire bon ménage avec son orchestre, le chef devait en tenir compte. Ainsi, ajoutait-il, en quelque pays qu’il se trouvât, il pouvait s’attendre à ce que le hautboïste fût pincé et susceptible, le trombone expansif, jovial et bon garçon… Cette remarque me frappa, comme toutes celles qui mettent en correspondance des domaines que rien n’incite par ailleurs à rapprocher. Depuis toujours, la pensée populaire s’ingénie à découvrir de telles analogies : activité mentale où l’on reconnaîtra un des premiers moteurs de la création mythique. En somme, mon chef d’orchestre redonnait vie dans son secteur à des croyances anciennes et répandues selon lesquelles une homologie existe entre deux systèmes : celui des occupations professionnelles et celui des tempéraments ; croyances dont, encore aujourd’hui, on peut se demander si elles sont totalement arbitraires ou si, pour une part, elles ne reposent pas sur un fonds d’expérience et d’observation. Il y a près d’un siècle, Sébillot s’était penché sur le problème. Son livre Légendes et curiosités des métiers fait l’inventaire des traits constitutifs de la personnalité associés par la tradition à l’exercice de divers artisanats. Ces traits relèvent de trois ordres. L’aspect physique d’abord : peut-être parce qu’ils travaillaient assis ou accroupis, on dépeignait les tisserands et les tailleurs comme des avortons ou des infirmes. Les contes bretons donnent volontiers au tailleur l’apparence d’un bossu affligé d’yeux qui louchent et d’une tignasse rousse. Les bouchers passaient, eux, pour robustes et bien-portants. On distinguait aussi les métiers par des critères de moralité. Pratiquement unanime, un vieux folklore européen dénonce comme voleurs les tisserands, les

tailleurs et les meuniers qui reçoivent de leur pratique une matière première — fils, tissu, grain — sur laquelle on les soupçonne de rogner avant de la rendre transformée en pièce de tissu, habit ou farine. Si ces trois corps d’état étaient censés frauder sur la quantité des produits, on suspectait les pâtissiers — qui avaient une réputation d’entremetteurs sinon même de tenanciers de maisons de passe — de mettre en vente des produits d’une qualité douteuse dissimulée par la présentation. Enfin, on prêtait à chaque catégorie d’artisans des dispositions psychologiques distinctives : les tailleurs, vantards et peureux mais aussi rusés et chanceux à l’instar des cordonniers ; ceux-ci farceurs, noceurs et égrillards ; les bouchers, turbulents et orgueilleux ; les forgerons vaniteux ; les bûcherons grossiers et désagréables ; les barbiers bavards ; les peintres en bâtiment buveurs et toujours gais, etc. Un dicton cité par Sébillot offre un condensé de ces croyances, non sans d’ailleurs y introduire quelques variantes : « S’il y avait cent prêtres qui ne seraient pas gourmands ; cent tailleurs qui ne seraient pas gais ; cent cordonniers pas menteurs ; cent tisserands pas voleurs ; cent forgerons pas altérés ; cent vieilles femmes pas bavardes : on pourrait couronner le roi sans crainte. » Pour expliquer la locution anglaise As mad as a batter, « fou comme un chapelier », on a fait état des troubles mentaux provoqués par les produits chimiques servant à traiter les fourrures. Qu’il s’agisse ou non d’une rationalisation, il est clair que dans tous les cas considérés, la pensée populaire prétend se fonder sur l’expérience mais met aussi en œuvre toutes sortes d’équivalences symboliques qui sont de l’ordre de la métaphore. Le vrai point de départ n’est pas toujours facile à déceler : « Les Grecs, écrivait Montaigne, descrioient les tisserandes d’estre plus chaudes que les autres femmes : à cause du mestier sédentaire qu’elles font, sans grand exercice du corps. » Mais luimême était d’une opinion différente : il attribuait ce tempérament au « trémoussement que leur ouvrage leur donne », c’est-à-dire au jeu des jambes actionnant les pédales du métier. L’Amérique précolombienne ignorait le métier à pédales ; pourtant les Aztèques faisaient entre tissage et lasciveté la même association qu’incarnait la déesse lunaire Tlazolteotl. Chez les Maya la déesse des tisserandes, Ixchel, présidait à la gestation des enfants, fonction que les Bella Coola du Canada occidental assignent dans leurs mythes aux charpentiers. Apparentés aux Maya, les Indiens Tzotzil du sud du Mexique partageaient, semble-t-il, les idées des Aztèques tout en les appliquant à une phase antérieure de l’industrie textile : au solstice d’hiver, les grand-mères donnaient aux jeunes

femmes des leçons de filage pour les inciter à se montrer bonnes partenaires sexuelles de leurs maris. Dans les sociétés qu’étudient les ethnologues, la spécialisation professionnelle est beaucoup moins poussée que — depuis des siècles sinon des millénaires — dans celles de l’Europe, de l’Orient et de l’Extrême Orient. Pourtant, on y observe le même goût pour les correspondances, transposées seulement dans d’autres registres. Elles s’établissent alors entre les apparences physiques et les tempéraments d’une part, les appartenances claniques, les provenances supposées ou les lieux de résidence d’autre part. Les insulaires du détroit de Torrès qui sépare l’Australie de la Nouvelle-Guinée étaient distribués en clans portant des noms d’animaux ; ils affirmaient qu’une ressemblance physique et morale existait entre les membres du clan et l’animal éponyme. En Amérique du Nord, les Ojibwa croyaient que les membres du clan du Poisson, souvent imberbes et chauves, vivaient très vieux ; que ceux du clan de l’Ours avaient des cheveux longs, noirs, épais, ne blanchissant pas avec l’âge, et qu’ils possédaient un tempérament coléreux et combatif ; tandis que les gens du clan de la Grue se distinguaient par une voix sonore et fournissaient les bons orateurs. Dans le sud-est des États-Unis, les Creek caractérisaient aussi les clans par les mœurs de leur animal éponyme, ou bien encore par les particularités géographiques de leur lieu d’habitation ou par le nom dont on désignait celui-ci. Ainsi donc, même dans des sociétés où les occupations professionnelles, insuffisamment différenciées, ne pouvaient être assimilées à des espèces sociales distinctes, des groupes constitués sur d’autres bases se définissaient à leurs propres yeux ou étaient définis par les autres d’après des modèles naturels. En Amérique du Sud, région du monde qui nous retiendra particulièrement dans ce livre, plusieurs peuples, surtout de la famille linguistique carib, donnent aux peuples étrangers des noms animaux et leur prêtent une apparence physique, un caractère et une conduite en rapport. Le peuple des Crapauds a des jambes longues et un gros ventre, celui des Singes hurleurs porte la barbe… Membres eux-mêmes de la famille carib, les Waiwai dont il sera question plus loin (infra : 126,164-165) expliquent les différences entre les espèces animales, entre les animaux et les humains et entre les diverses tribus par toutes sortes de combinaisons et de dosages. Au départ, un petit nombre d’êtres destinés à devenir des animaux se marièrent entre eux ou avec de futurs humains. Tous ces êtres étaient encore à peine distincts les uns des autres. Des unions entre animaux virtuels ou entre ces animaux et des humains virtuels, ou encore entre ces derniers seuls, naquirent des espèces mieux différenciées, et ainsi de suite jusqu’à ce que les espèces humaines et animales — étalées sur la table, si l’on

peut dire, à la façon des cartes d’une patience — offrent l’image enfin complète du grand jeu de la création : genèse dont on analyse et commente chaque étape pour justifier les caractères propres et les mœurs distinctives de chaque espèce, la correspondance de la conduite et du tempérament de chaque groupe humain avec son pedigree. L’union de quadrupèdes mâles et de vautours femelles produisit des Indiens sédentaires ; celle entre sarigues mâles et femmes humaines, des Indiens chasseurs de gros volatiles. Des coatis mâles et des vautours femelles procréèrent des tribus étrangères. Parmi ces derniers peuples, ceux nés d’aras mâles et de vautours femelles sont plus forts que les Waiwai. Quelques agoutis mâles engendrèrent des Indiens non seulement étrangers, mais sauvages et cruels au surplus. De telles théories qu’on pourrait appeler évolutionnistes ne sont pas rares en Amérique du Sud. Mais, comme le notait déjà Tastevin à propos des Cashinawa, Indiens du haut Juruá dont je reparlerai souvent, « à l’inverse de Spencer [ils] estiment que ce sont les animaux qui descendent des hommes et non pas l’homme des animaux ». De même les Guarayo du rio Madre de Dios : pour eux, certaines espèces jugées les plus nuisibles sont des humains directement transformés. D’autres proviennent d’humains par une série d’intermédiaires : la tortue terrestre descend du singe, et le singe de l’homme. Le tapir et l’agouti descendent d’espèces végétales. Du tapir, les Surára qui vivent dans l’extrême nord du Brésil disent au contraire que c’est un ancien singe coatá qui, tombé d’un arbre, ne réussit pas à y remonter, et que les porcs sauvages furent jadis des singes cuxiú. Les quelque vingt tribus du bassin du Uaupés, membres de la famille linguistique tukano, entretiennent des relations très spéciales. D’abord, chaque clan d’une tribu ne contracte mariage qu’avec un clan de même rang dans une autre tribu. Chaque tribu se croit aussi descendue d’un ancêtre animal dont elle conserve certains traits caractéristiques. Pour telle d’entre elles, les tapirs sont des « beaux-pères », les pécaris à lèvre blanche et les pacas deux sortes d’ « épouses étrangères », les agoutis des « gendres ». Tous ces animaux parlent des dialectes en accord avec leur position dans le réseau des alliances intertribales : le tapir parle tukano, le paca parle pira-tapuya, etc. Les caractères respectifs du monde naturel et du monde social se reflètent mutuellement, car si les groupes humains présentent des traits animaux, ces traits correspondent moins à des propriétés objectives qu’à des valeurs, pourrait-on dire, philosophiques et morales. Les Tukano classent les animaux d’après le type d’habitat, le mode de locomotion, la couleur, l’odeur. Les deux premiers critères relèvent de l’expérience, les autres renvoient à des valeurs symboliques. Les animaux

projettent leurs caractères empiriques sur les groupes humains qui se croient descendus d’eux, et ces groupes humains réfléchissent sur le monde animal leur système de valeurs et leurs catégories. À cet égard, les classifications par odeurs offrent un intérêt particulier. Elles ne sont d’ailleurs pas propres à l’Amérique : qu’on pense au calendrier d’odeurs des insulaires Andaman. Selon les Desana du Uaupés, l’odeur peut être absente ou présente, et, dans le second cas, bonne ou mauvaise. Mais, poursuit l’auteur à qui j’emprunte ces observations, « le concept d’odeur ne se limite pas à une pure expérience sensorielle. Il inclut ce qu’on pourrait appeler un ' air ’, une sensation imprécise d’attirance, de répugnance ou de crainte. Les Desana expriment cela clairement quand ils disent que les odeurs ne sont pas seulement perçues par le nez, mais constituent une forme de communication engageant le corps tout entier ». Toujours en Amérique du Sud, un autre système de classification par odeurs — en donnant à ce mot une acception plus large que celle de sensation olfactive — a été bien décrit et analysé pour un groupe de la famille linguistique gé à tous égards différent des Tukano : les Suya. Ces Indiens ne se contentent pas de prêter des attributs distinctifs aux résidents des maisons longues qui composent leur village : gens aux cheveux fins et plats comme ceux des Blancs ; gens aux cheveux beaux et très noirs ; gens de grande taille ; gens qui déploient une activité intense ; gens qui ont un rapport particulier avec la pluie… Ils appliquent aux espèces animales et végétales, et aux humains selon le sexe, l’âge et les fonctions politiques, une classification par odeurs qui distingue celles-ci en quatre catégories. L’enquêteur, de langue anglaise, les rend par strong or gamey, pungent, bland, rotten. Soit en français, approximativement : « forte ou faisandée », « piquante, ou aromatique », « douce », « putride ». Ces classes d’odeurs ne correspondent pas tant à des catégories sensorielles qu’à des valeurs morales (ne parlons-nous pas aujourd’hui, presque toujours au figuré, d’ « odeur de sainteté », et quand un danger menace ne disons-nous pas : « ça sent mauvais » ?). Comme l’écrit le même auteur : « Les odeurs peuvent être moins un mode de classement ‘ objectif ’ qu’une façon d’exprimer la puissance, la force ou la dangerosité […]. Les termes désignant les odeurs au sens olfactif […] renvoient à toute une variété de qualités, d’états, en même temps qu’à des stimuli de l’odorat » ; de sorte que « les odeurs appartiennent à la fois au monde naturel et au monde social ». D’autres peuples sud-américains classent leurs clans ou ceux de leurs voisins d’après des particularités linguistiques plus ou moins imaginaires : sourds, muets, bègues ; ou bien parlant trop fort, trop vite, sur un ton plaisant, de

manière irrespectueuse… Les Sikuani des Llanos du Venezuela prêtent une abondance de voyelles nasales à leurs voisins Saliva qui, selon les mythes, s’étaient réfugiés dans un four de terre lors du déluge ; tandis qu’eux-mêmes, qui avaient pu flotter sur un radeau, posséderaient une abondance de voyelles orales. On retrouve cette opposition entre phonèmes sombres et phonèmes clairs en Australie où les Yalbiri ou Lander Walbiri sont censés parler « haut » ou « clair », c’est-à-dire avec des consonnes non voisées, tandis que les autres groupes parlent « lourd » ou « pesant ». L’ouvrage de Sébillot démontre à sa façon que dans nos sociétés aussi, une tendance existait — existe peut-être encore — à traiter les catégories sociales comme des espèces naturelles. Mais en même temps il soulève un problème. Parmi plus de trente métiers recensés, on ne trouve aucune mention du potier. Pourtant la poterie est avec le tissage un des deux arts majeurs de la civilisation. Depuis des millénaires, la poterie sous une ou plusieurs formes — terres vernissées ou non, faïence, grès, porcelaine — figure dans toutes les demeures, humbles ou aristocratiques ; au point que les anciens Égyptiens disaient « mon pot » pour « mon bien », et que nous-mêmes, à propos de dommages à réparer quelle qu’en soit la nature, parlons toujours de « payer les pots cassés ». Comment expliquer cette lacune ? Plutôt, s’agit-il d’une lacune dans la documentation de l’auteur ou faut-il admettre que le potier (ou la potière) n’avait pas de place marquée dans l’inventaire des idiosyncrasies professionnelles ? Compte tenu de son érudition et de son scrupule, il est peu probable que Sébillot eût négligé des informations disponibles, et à l’appui de la première hypothèse, on fera valoir deux ordres de considérations. Dans les sociétés européennes traditionnelles, le métier de potier était souvent exercé par un groupe plutôt que par un individu isolé. Il existait des familles de potiers où chaque membre — c’est le cas de le dire — mettait la main à la pâte. Ou bien un atelier de potiers, parfois un ensemble d’ateliers, choisissait de s’installer en dehors du village, à proximité des bancs d’argile nécessaires à son industrie. Dans de tels cas, les potiers formaient une petite société distincte de la communauté villageoise ; ils n’incarnaient pas une fonction personnalisée et bien typée à l’intérieur de cette communauté. À la différence du forgeron, du cordonnier, du bourrelier, on n’allait pas chez le potier pour faire réparer un ustensile ou en commander un nouveau. Le potier apportait ses produits au marché, à la foire, ou il les confiait à un intermédiaire. Les occupations régulières, la vie de tous les jours ne mettaient pas chacun en contact direct avec lui.

En second lieu, on peut se demander si, contrairement à la Chine ancienne qui plaçait le potier et le forgeron presque sur le même rang, le travail du potier ne représentait pas dans la pensée populaire européenne une sorte de réplique affaiblie du travail de la forge. Ce dernier aurait concentré sur lui seul des valeurs magiques et mystiques qui — les faits américains le prouvent — eussent aussi pu s’investir dans l’autre. La forge et la poterie sont les deux grands arts du feu, mais outre qu’on va chercher l’argile moins profondément que le minerai, les températures requises ici et là sont inégales, et le travail du potier offre à tous égards un spectacle peu héroïque comparé à celui du forgeron. Ailleurs dans le monde, la poterie et la forge sont souvent associées. En Afrique les ethnies ont parfois des fonctions artisanales distinctes et ressemblent sous ce rapport à des castes ; on y connaît des sociétés où la même ethnie exerce les emplois de potiers et de forgerons. Il existe aussi des castes endogames où les hommes sont forgerons et les femmes potières. Chez certains peuples de l’Asie septentrionale, le forgeron et le potier, qui façonnent des substances matérielles, s’opposent ensemble au chaman qui, lui, manipule une substance spirituelle. D’Asie aussi, mais celle du Sud, pourrait venir une autre confirmation. La mythologie proto-indochinoise du Vietnam central donne une grande place à l’Engoulevent d’une part comme oiseau forgeron, serviteur du tonnerre, d’autre part comme oiseau riziculteur : il sait faire de bonnes récoltes, peut se remplir la panse, raison pour laquelle on l’appelle d’un nom qui signifie « celui qui mange à satiété ». Or, nous verrons que des mythes sud-américains associent l’Engoulevent à l’origine de la terre à poterie. En même temps, donc, que les mythes proto-indochinois remontent, si l’on peut dire, l’Engoulevent d’un cran — de la poterie au travail des métaux — l’avidité que, nous le verrons aussi, lui prêtent les mythes sud-américains acquiert une connotation positive au lieu de négative. Je n’esquisse toutefois cette interprétation que sous réserve. Car si, comme le croient divers enquêteurs, les Montagnards du Vietnam font de l’Engoulevent un maître forgeron uniquement parce que son cri évoque pour eux le bruit du marteau battant le fer, il serait superflu de recourir à d’autres considérations. Les peuples des forêts et des savanes de l’Amérique tropicale dont il sera surtout question dans ce livre ignoraient le travail des métaux. Leurs arts du feu se limitaient à la cuisine et à la poterie. Peut-être pour cette raison, ils y ont investi la notion encore libre d’un combat cosmique, préfigurant en quelque sorte celui du forgeron arrachant le feu au ciel pour le mettre au service des humains.

Dans les quatre volumes des Mythologiques, j’ai montré qu’en Amérique, de ce combat cosmique entre le peuple d’en bas et le peuple d’en haut le feu de cuisine est l’enjeu. On verra maintenant que, pour les mêmes Indiens, la terre à poterie qu’il faut faire cuire et qui donc, elle aussi, exige le feu, est l’enjeu d’un autre combat, cette fois entre un peuple céleste et un peuple de l’eau ou du monde souterrain. Témoins passifs de cette lutte, les humains en recueillent incidemment le bénéfice. Ou bien encore les humains, mis en présence du peuple de l’eau, reçoivent de lui la poterie sous condition et non sans risques. L’idée que le potier ou la potière et les produits de leur industrie jouent un rôle médiateur entre les puissances célestes d’une part, les puissances terrestres, aquatiques ou chthoniennes d’autre part, relève d’une cosmogonie qui n’est pas propre à la seule Amérique. Je me bornerai à un exemple emprunté non sans dessein à l’ancienne mythologie japonaise, car elle repose sur un fonds de croyances et de représentations dont il se pourrait que des vestiges subsistent des deux côtés du Pacifique. On lit dans le Nihongi que l’empereur Jimmu Tennô, premier d’une lignée d’extraction divine qui eût la nature humaine, parti de Kyûshû pour conquérir le Yamato, fit un rêve. Une divinité céleste lui promit la victoire si, avec de l’argile provenant du sommet du mont Kagu — à mi-distance entre le monde d’en haut et le monde d’en bas — il fabriquait quatre-vingts écuelles et autant de jarres sacrées pour offrir un sacrifice aux dieux du ciel et de la terre. Mais — les mythes américains le confirmeront — on n’obtient jamais la terre à poterie sans tracas. Des bandits (entendez des peuples ennemis) barraient la route de la montagne. Deux compagnons de l’empereur se déguisèrent en vieux couple de paysans que les bandits laissèrent dédaigneusement passer. Ils rapportèrent l’argile, l’empereur fit lui-même le nombre prescrit de jarres et d’écuelles. Il sacrifia aux dieux du ciel et de la terre près des sources d’une rivière. Des épreuves de divination confirmèrent la promesse céleste. Ces épreuves offrent pour l’américaniste un intérêt supplémentaire, car elles ressemblent curieusement à la pêche dite « au poison » ou « à la nivrée » pratiquée à la fois en Amérique du Sud et en Asie du Sud-Est. Toutefois, je n’ai pas l’intention d’entreprendre ici une étude comparative portant sur l’idéologie de la poterie à travers le monde. Ce livre, consacré à des mythes des deux Amériques, pose et tente de résoudre trois problèmes que j’énumérerai non dans l’ordre où ils apparaîtront, mais dans celui de leur généralité croissante. Un problème relève de l’ethnographie ; j’essaierai de mettre en lumière des analogies, tant de structure que de contenu, entre des mythes provenant de régions très distantes : la Californie du Sud et, dans l’autre

hémisphère, le piémont oriental des Andes depuis les Jivaro au nord jusqu’aux tribus du Chaco au sud en passant par les Campa, les Machiguenga et les Tacana ; comme si, dans les deux Amériques, on repérait le long des montagnes une traînée archaïque qui aurait déposé çà et là les vestiges des mêmes croyances et des mêmes représentations. Un autre problème, sur lequel s’ouvre ce livre et dont un cours donné au Collège de France en 1964-1965 avait amorcé l’étude (cf. Paroles données : 109-111), concerne la logique des mythes. Partant d’un mythe bien localisé et qui, de prime abord, semble rapprocher par caprice des termes à tous égards hétéroclites, je suivrai pas à pas les observations, les inférences empiriques, les jugements analytiques et synthétiques, les raisonnements explicites et implicites qui rendent compte de leur liaison. Le troisième problème occupe les derniers chapitres. Ils traitent de la pensée mythique en général, montrent la distance qui sépare sur ce sujet comme sur d’autres l’analyse structurale de la psychanalyse, et ils posent enfin la question de savoir si, loin que la pensée mythique représente un mode dépassé de l’activité intellectuelle, elle n’est pas toujours à l’œuvre chaque fois que l’esprit s’interroge sur ce qu’est la signification.

Chapitre I Un mythe jivaro et ses variantes. Théorie de l’informe. Femme et poterie. Énoncé du premier des problèmes qui font l’objet de ce livre.

Célèbres réducteurs de têtes, les Indiens Jivaro ne pratiquent plus cet art ; mais, au nombre de quelques dizaines de milliers, ils habitent toujours les confins de l’Équateur et du Pérou, sur les versants orientaux des Andes et à leur pied. Les Jivaro racontent dans un de leurs mythes que le soleil et la lune, alors humains, vivaient jadis sur la terre ; ils avaient même logis et même femme. Celle-ci nommée Aôho, c’est-à-dire Engoulevent, aimait que le chaud soleil l’étreignît, mais elle redoutait le contact de lune dont le corps était trop froid. Soleil crut bon d’ironiser sur cette différence. Lune se vexa et monta au ciel en grimpant le long d’une liane ; en même temps, il souffla sur Soleil et l’éclipsa. Ses deux époux disparus, Aôho se crut abandonnée. Elle entreprit de suivre Lune au ciel en emportant un panier plein de cette argile dont se servent les femmes pour faire de la poterie. Lune l’aperçut et, pour se débarrasser définitivement d’elle, coupa la liane qui unissait les deux mondes. La femme tomba avec son panier, l’argile se répandit sur la terre où on la ramasse maintenant çà et là. Aôho se changea en l’oiseau de ce nom. On l’entend à chaque nouvelle lune pousser son cri plaintif et implorer son mari qui l’a quittée. Plus tard, le soleil monta lui aussi au ciel en s’aidant d’une autre liane. Même là-haut, la lune continue de le fuir ; ils ne font jamais route ensemble et ne peuvent se réconcilier. C’est pourquoi on ne voit le soleil que de jour, et la lune seulement pendant la nuit. « Si », dit le mythe, « le soleil et la lune s’étaient entendus pour partager la même femme au lieu de la vouloir chacun pour soi, chez les Jivaro aussi les hommes pourraient avoir en commun une épouse. Mais, parce que les deux astres furent jaloux l’un de l’autre et se disputèrent la femme, les Jivaro ne cessent de se jalouser et de se combattre au sujet des femmes qu’ils veulent posséder. » Quant à l’argile servant à fabriquer les vases destinés aux fêtes et aux cérémonies, elle provient de l’âme de Aôho, et les femmes vont la ramasser là où celle-ci, bientôt changée en Engoulevent, la répandit en tombant.

L’ethnologue finlandais Karsten, qui recueillit cette version au début du présent siècle, en publia aussi une autre qui diffère de la première par trois traits principaux : 1. le soleil n’y figure pas ; 2. la femme Aôho, épouse du seul Lune, provoque la colère et le départ de son mari en se réservant les meilleurs morceaux des courges qu’il lui a commandé de faire cuire ; 3. quand Lune coupe la liane par laquelle sa femme tentait de le rejoindre au ciel, ce sont les courges, contenues dans le panier de celle-ci au lieu d’argile, qui se répandent et sont à l’origine de ces plantes alimentaires aujourd’hui cultivées par les Indiens. Une troisième version, due au même enquêteur, provient des Indiens Canelo de langue quechua, voisins des Jivaro et qui ont subi leur influence. Jadis, disentils, l’Engoulevent était une femme que Lune — inconnu d’elle — visitait la nuit en secret. Pour savoir qui était cet amant mystérieux, elle lui marqua le visage avec du suc de genipa (un arbre à fruits dont le jus noircit à l’air). Incapable d’effacer les taches, honteux d’être reconnu, Lune monta au ciel, et la femme changée en Engoulevent gémit à chaque nouvelle lune en reprochant à son amant de l’avoir délaissée. Un missionnaire jésuite, le P. J.-M. Guallart, a publié une version très brève qui consolide en un seul récit les deux premières versions de Karsten tout en modifiant les protagonistes et leurs rapports. Au lieu de deux hommes mariés à la même femme, on a ici un homme, Lune, marié à deux épouses. L’une d’elles ne s’entend pas avec lui. Un jour qu’il lui a demandé d’aller au jardin cueillir des courges bien mûres, elle en fait une soupe, la mange et rapporte seulement trois courges vertes à son mari. Furieux, il monte au ciel par une corde de coton. La femme le suit, il arrache la corde, la femme tombe et s’écrase au sol sous forme d’argile molle. C’est l’origine de la terre à poterie. Même intrigue dans une version provenant des Shuar, tribu Jivaro, mais enrichie d’un détail supplémentaire : la femme emportait au ciel un panier plein de vaisselle qui, en se brisant, devint une argile de mauvaise qualité tandis que le corps même de la victime se transformait en bonne argile. Il y a quelques années, Ph. Descola a obtenu une autre version des Achuar (proches parents et voisins des Jivaro, à ne pas confondre avec les Shuar). Autrefois, disent-ils, il faisait tout le temps jour car les frères Soleil et Lune vivaient ensemble sur la terre. On ne pouvait dormir ni même cesser de travailler. Le jour et la nuit ne commencèrent d’alterner que quand Lune monta au ciel. Il était marié avec Auju (Nyctibius grandis, un Engoulevent américain) qui mangeait toutes les courges mûres yuwi (Karsten yui : Cucurbita maxima) et ne lui laissait que les vertes. Lune surprit la gloutonne, mais elle s’était cousu les lèvres avec les épines du palmier chonta et prétendit qu’elle n’aurait pu manger

toutes les courges avec une si petite bouche. Lune ne fut pas dupe ; il grimpa au ciel par la liane qui unissait alors les deux mondes. Auju le suivit, il fit couper la liane par l’écureuil wichink (Sciureus sp.) : « De saisissement, [la femme] se mit à déféquer çà et là en désordre, chacun de ses excréments se convertissait en un gisement d’argile à poterie nuwe. Auju se transforma en oiseau et Lune devint l’astre de la nuit. Lorsque Auju fait entendre son gémissement caractéristique par les nuits de lune, elle pleure le mari qui l’a quittée. Depuis cette époque, la voûte céleste s’est considérablement élevée et, faute de liane, il est impossible d’aller se promener au ciel. » Au cours d’une enquête menée chez les Jivaro en 1930-1931, M. Stirling découvrit que les mythes antérieurement recueillis et publiés par divers auteurs sont, en fait, des fragments d’une longue Genèse indigène dont, à cette époque, la mémoire était presque complètement perdue. Stirling put cependant obtenir quelques éléments d’un vieillard qui lui fit un récit dramatique, « accompagné de toute une gesticulation, pantomime et modulations vocales, et en manifestant la plus vive émotion ». L’informateur reconnaissait que sa mémoire le trahissait souvent ; l’histoire, disait-il, était beaucoup plus longue et il ne pouvait en retracer que les grandes lignes. D’autres fragments sont apparus par la suite dans le travail du P. Guallart, et surtout dans le vaste corpus des traditions shuar dont le P. Pellizzaro et ses collaborateurs des missions salésiennes ont entrepris la publication. J’aurai à revenir sur ce mythe capital et me bornerai, pour le moment, à résumer l’épisode correspondant aux versions déjà citées. À l’origine des temps n’existait que le créateur, Kumpara, et sa femme, Chingasa. Ils eurent un fils, Etsa, le soleil. Un jour, pendant qu’il dormait, son père mit un peu de boue dans sa bouche et la souffla sur Etsa. Elle devint une femme, Nantu, la lune, qu’Etsa pouvait épouser puisqu’elle n’était pas sa sœur par le sang. Nul doute que ce récit ne soit une réminiscence biblique : les premiers contacts des Jivaro avec les Espagnols remontent au XVIe siècle et les missionnaires jésuites s’établirent chez eux dès le XVIIIe siècle. La suite revient aux thèmes résumés ci-dessus. Auhu, l’Engoulevent — ici un homme aux mœurs nocturnes — s’éprit de Lune et tenta vainement de la séduire. Etsa la courtisait aussi sans plus de succès ; lasse de ses assiduités, Lune profita même d’un moment où il était occupé à se peindre le visage en rouge pour monter au ciel. Là, elle se peignit en noir afin que son corps devînt la nuit. Et elle poursuivit sa course en grimpant comme un jaguar le long de la voûte céleste.

Témoin de cette fuite, Auhu voulut tenter sa chance. Il entreprit de se hisser jusqu’au ciel en s’aidant d’une liane pendante. Mais Lune coupa la liane « qui tomba et s’emmêla à tous les arbres de la forêt telle qu’on la voit aujourd’hui ». Au ciel Nantu, la lune, se fabriqua un enfant d’argile auquel elle prodiguait tous ses soins. La jalousie d’Engoulevent s’en accrut : il brisa l’enfant en morceaux qui devinrent la terre. Plus heureux que son rival, Etsa, le soleil, qui avait pu gagner le ciel, contraignit Lune au mariage. Les naissances successives de leurs enfants, leurs aventures et celles de leurs parents occupent la suite du récit. Plus tard, dans des circonstances sur lesquelles je reviendrai, Lune se trouve enfouie sous terre, Engoulevent la délivre et la projette au ciel ; il la perd de nouveau, cette fois définitivement. Depuis lors, quand il fait clair de lune, l’oiseau inconsolable appelle sa bien-aimée. Avant d’aborder ces mythes au fond, on doit s’arrêter sur une différence entre les versions : elles prétendent expliquer l’origine soit de l’argile à poterie, soit des courges cultivées, soit des lianes de la forêt. Les Cucurbitacées sont des plantes rampantes ou grimpantes. Sous ce rapport elles ressemblent aux lianes. De plus et bien qu’on les cultive dans les jardins, elles conservent une parenté avec les espèces sauvages. Les Jivaro Aguaruna appellent d’ailleurs les Cucurbitacées sauvages yuwish, nom dérivé de celui qu’ils donnent aux espèces qu’ils cultivent, yuwi. Selon un expert en agriculture amérindienne, « la manière dont croît la plante [cultivée] suggère qu’elle a pu s’introduire spontanément dans des terrains cultivés primitifs, être d’abord tolérée par l’homme, puis délibérément associée aux cultures principales ». Sous réserve de confirmations qui manquent encore, on peut donc traiter les Cucurbitacées cultivées, restées proches d’espèces sauvages et semblables aux lianes par le port, comme des variantes combinatoires de ces plantes sauvages que sont les lianes de la forêt. Reste l’alternance des lianes et de la terre à poterie. On possède au moins des indices que la pensée jivaro leur prête un caractère commun : elles relèvent de l'informe, catégorie marquée d’une connotation négative et qui tient, semble-t-il, une place essentielle dans l’esprit des Indiens1. Que l’argile à poterie se présente d’abord à l’état informé, que le travail du potier ou de la potière consiste précisément à imposer une forme à une matière, qui, au départ, en était totalement dépourvue, on l’admettra sans peine. Le propre de la poterie — qui la met en corrélation et opposition avec le travail des métaux — tient au fait que par l’emploi du feu, l’artisan transforme du mou en dur, tandis que grâce aussi au feu, l’autre artisan rend le métal dur malléable. La

version Guallart qualifie l’argile par sa mollesse. Et les lianes, emmêlées dans le désordre aux arbres de la forêt, offrent aussi le spectacle d’une masse inorganisée. La plupart des plantes qu’utilisent les Jivaro pour la pêche dite au poison sont des lianes ; ainsi le varvasco sauvage. Or, dit Karsten, « chez les Jivaro et les Canelo, quand les hommes plantent le varvasco, ils s’abstiennent ensuite de manger les intestins et le sang du gibier […] ainsi que les organes comme les poumons, le cœur, le foie. Ils ne peuvent les manger parce qu’autrement, la plante pourrirait ». Qu’il s’agisse bien là d’une répugnance pour le sang et les viscères en raison de leur consistance molle et de leur aspect informe, d’autres observations du même auteur le confirment : « Si les femmes mangeaient les intestins des animaux divers, les plantes [qu’elles cultivent dans les jardins] se décomposeraient en menus morceaux et seraient gâchées. De même si elles mangeaient des choses qui coulent, se répandent facilement et se dispersent comme le sang, la graisse de porc et le jus de canne à sucre ; ou encore les choses sans consistance et qui se dissolvent aisément comme les têtards, les œufs de poisson, la chair du crabe et de l’escargot. Les plantes perdraient leur substance, se dissoudraient, se réduiraient à rien. Pour la même raison, les femmes doivent s’abstenir de manger les cœurs de palmier qui sont faits de fibres lâches, qui se désagrègent facilement. » Cela étant, on comprend mieux que pour les Achuar déjà cités, l’idée d’ « ordure », dit Ph. Descola, « connote la densité des sous-bois [de formation secondaire] qui présente un fouillis inextricable de taillis, de buissons et de fougères arborescentes ». Les Machiguenga qui sont aussi des subandins, établis sur le cours supérieur d’autres formateurs de l’Amazone, font un lien encore plus direct entre l’informe corporel et l’informe végétal : un chasseur ne doit jamais manger les tripes d’un singe qu’il a tué, car « elles se convertiraient en lianes dans lesquelles le chasseur s’empêtrerait ». Toujours selon les Machiguenga, la maladie la plus redoutée est celle qui fait en un instant pourrir les intestins. Dans la maison d’un mourant, ses parentes doivent s’abstenir de filer. Sinon, le fil se transformerait invisiblement dans les intestins du cadavre qui sortiraient de son corps et s’attacherait à celui des personnes présentes, et toutes mourraient. Le démon principal que craignent les Machiguenga se nomme Kientibakori : « Il a un gros tas d’intestins qui ressemblent tous à des têtards inkiro. » Ce terme, me dit Mme F.-M. Casevitz-Renard, spécialiste des Machiguenga, désigne aussi la masse gélatineuse constituée par les têtards en formation, qu’on met à la marmite et avec laquelle on assaisonne le manioc doux (on a vu que les Jivaro, plus stricts, interdisent les têtards aux femmes).

Il est aussi notable que dans des mythes qu’on retrouvera plus loin, une opposition apparaisse entre la liane ou la corde de coton, connecteur unissant jadis le monde céleste et le monde terrestre, et le bambou par le moyen duquel s’opère le passage entre le monde terrestre et le monde chthonien : ces mythes relatent comment le Paresseux Uyush descendit sous terre par l’intérieur d’un bambou dont il créa les nœuds en déféquant à intervalles réguliers. On a vu que pour les Achuar, la terre à poterie provient des excréments de la femme Engoulevent, ce qui met les excréments du côté de l’informe, et on découvrira dans la suite de ce livre que les mythes opposent le Paresseux à l’Engoulevent. Cette opposition se fonde principalement sur la façon dont le Paresseux se soulage à plusieurs jours d’intervalle ; il est donc marqué au sceau de la discontinuité. Le contraste entre la liane flexueuse et le bambou à tige droite et creuse avec nœuds cloisonnants le montrait déjà : l’opposition du bien formé et de l’informe rejoint celle entre discontinu et continu. De cette dernière opposition j’ai amplement traité dans les Mythologiques, et d’abord dans Le Cru et le cuit (5862 et passim). Cette analyse faisait apparaître que non seulement en Amérique, mais aussi ailleurs dans le monde, le passage du continu au discontinu résulte de l’intervention de divinités exigeantes, jalouses et rancunières. Une première piste s’ouvre ainsi pour comprendre la place faite à la jalousie dans des mythes sur l’origine de la poterie. S’exerçant sur une matière informe, l’art du potier ou de la potière soumet cette matière à des contraintes ; il la morcèle et la façonne tout en la restreignant. Pour être exact, il faut cependant noter que les mythes jivaro font état d’un troisième moyen de passage entre les étages de l’univers. Ils racontent qu’un ogre voulut tuer Etsa, le soleil, en le clouant au sol avec un des poteaux de la maison qu’ils construisaient ensemble. Ces poteaux sont des troncs d’arbre paeni (Minquartia punctata, une Oléacée). Etsa évida magiquement le tronc sous lequel il était pris, et il s’éleva par l’intérieur jusqu’au ciel où il devint le soleil. On a donc un système triangulaire où la liane ou la corde souple s’oppose au bambou et au poteau tous deux rigides, et où, respectivement noueux et lisse, le bambou et le poteau s’opposent entre eux. De toute façon, il est clair que même dans les versions « à courges » ou « à lianes » du mythe sur l’origine de la poterie, la terre ou l’argile sont présentes, et que, dans l’ensemble des versions, elles constituent un invariant. La Genèse dont Stirling recueillit des fragments est dite en jivaro Nuhino, terme que sur les indications de son informateur il traduit par Earth Story. Dans le mythe sur l’origine de la poterie recueilli par Karsten, le mot jivaro pour argile est nui. La

Genèse de Stirling débute par le récit de la création du monde. Or les Jivaro se représentent cette création — à la chinoise, pourrait-on dire — comme un travail de potier : la voûte céleste est une grande coupe bleue en céramique. C’est avec de la boue que le Créateur forma Nantu, la lune, qu’épousera le soleil ; c’est avec de l’argile modelée que celle-ci se fabriqua un fils presque aussitôt détruit par Engoulevent. Ce fils s’appelait Nuhi (cf. nui, « argile ») et son cadavre devint la terre où nous vivons. Dans le cours du même mythe, il est dit que Soleil et Lune donnèrent naissance au Paresseux, au Dauphin, au Pécari, et à une fille, le Manioc. Après quoi leurs facultés procréatrices se tarirent, et ils reçurent de leur mère deux œufs. L’un fut perdu, de l’autre sortit une fille, Mika, plus tard épouse de son frère le Paresseux Uñushi. Mika est le nom rituel des grands vases où l’on met la chicha consommée lors des cérémonies ; aussi Mika est la patronne de la poterie. Karsten a souligné cette équivalence entre la femme et la poterie : « C’est à l’Indienne qu’il incombe de fabriquer les récipients en poterie et de s’en servir, car l’argile dont on les fait est femelle, comme la terre — autrement dit, elle a une âme de femme. » Le même auteur relève la proximité phonétique des mots nui, « argile » et ma, « femme » ; les Indiennes en auraient elles-mêmes conscience. « J’ai déjà signalé », dit-il ailleurs, « l’intéressante connexion entre la femme, qui a la poterie dans ses attributions, et la terre et l’argile qu’elle utilise. Dans la pensée des Indiens, le vase d’argile est une femme. » C’est bien, d’ailleurs, ce qu’affirment nos mythes quand ils font provenir l’argile à poterie des excréments, du cadavre ou de l’âme d’une femme, ou encore du panier rempli d’argile qu’elle laisse échapper en tombant ; ou quand d’autres, provenant des Shuar, disent que la maîtresse de la poterie façonna avec de l’argile les organes génitaux féminins. Les mythes jivaro n’en posent pas moins une énigme. Ils mettent en étroite connexion un art de la civilisation, un sentiment moral, et un oiseau. Quel rapport peut-il y avoir entre la poterie, la jalousie conjugale et l’Engoulevent ?

Chapitre II La poterie « art jaloux ». Son origine mythique. Maîtres et maîtresses de l’argile dans les deux Amériques. La potière jalouse des Hidatsa. La poterie enjeu d’un combat cosmique.

Pour tenter de résoudre le problème, on procédera par étapes. On se demandera d’abord si un lien existe entre la poterie et la jalousie (question à laquelle on a pu déjà donner un début de réponse). On s’interrogera ensuite sur le lien entre la jalousie et l’Engoulevent. Si, dans les deux cas, on obtient un résultat positif, il s’ensuivra par ce que j’ai naguère appelé une déduction transcendantale qu’un lien existe aussi entre la poterie et l’Engoulevent. On aura ainsi vérifié que, comme semblent le postuler les mythes, les trois termes sont unis par une relation transitive. Toutes les informations sur l’art de la poterie en Amérique du Sud font ressortir qu’il fait l’objet de soins, de prescriptions et de prohibitions multiples. Les Jivaro, auteurs des mythes considérés jusqu’à présent, n’emploient qu’une argile spéciale, présente seulement en quelques endroits au bord de l’eau. À cette matière première, note Karsten, « sont associées des représentations magiques et religieuses […]. Toute une ‘ philosophie ’ primitive sous-tend la confection de ces importants ustensiles ». Chez ces mêmes Indiens, Stirling relève « le soin extrême avec lequel on s’applique à repérer les affleurements d’argile utilisable pour fabriquer les pots ». Les Yurucaré, qui habitaient aussi au pied des Andes mais beaucoup plus au sud, entouraient l’art de la poterie de précautions exigeantes. Les femmes, seules à la pratiquer, allaient en grande solennité chercher l’argile pendant la période de l’année qui n’était pas réservée aux récoltes. Par crainte du tonnerre et pour échapper aux regards, elles se cachaient dans un lieu retiré, construisaient une hutte, célébraient des rites. Au moment de se mettre au travail elles observaient un complet silence, ne communiquaient entre elles que par signes, convaincues que si elles disaient un seul mot leurs pots se fendraient à la cuisson. Elles se tenaient aussi éloignées de leurs maris, sinon tous les malades mourraient. Des faits nord-américains qu’on examinera plus loin expliquent l’antipathie entre le tonnerre et l’art de la poterie. Quant à l’interdiction d’extraire l’argile au temps des récoltes, des croyances péruviennes peuvent l’éclairer. Elles mettent

les agriculteurs des zones irriguées en opposition avec les gens des hauts pays qui, privés d’eau, ne peuvent cultiver la terre et sont réduits à la modeler. Sous le rapport de l’eau, poterie et agriculture constitueraient donc des techniques antagonistes. On comprendrait par là que les Yurucaré édictent entre elles une incompatibilité. Encore aujourd’hui au Mexique, écrit le grand spécialiste de la poterie G. M. Foster, « partout où on fait de la poterie, il semble que les potiers se déprécient eux-mêmes et que les non-potiers les méprisent […] Tous sont d’accord pour voir dans l’agriculture ou le petit commerce des états supérieurs à cet artisanat traditionnel ». Dans le même esprit, les Machiguenga opposent la terre « noire et bonne » créée par le bon démiurge à la terre « rouge dont on fait les pots, qui ne vaut rien, où ne peut pousser le bon manioc », œuvre du mauvais démiurge. Le mythe péruvien auquel j’ai fait allusion conte la mésaventure d’une princesse des potiers intraitable sur la défense de cet art. Un de ses voisins, prince des cultivateurs, sollicitait sa main. Il lui envoya un jour une jarre fort vilaine mais remplie de l’eau dont pourraient naître les sources manquant à son pays. Choquée par la médiocrité du contenant, elle le jeta avec mépris sans se soucier du précieux contenu. Là aussi, par conséquent, les potiers témoignent d’un esprit étroit, incapables qu’ils sont de voir plus loin que leur métier. Les Indiens de la forêt font de la poterie et ne manquent pas d’eau. Pour eux, poterie et agriculture sont donc compatibles. L’argile extraite des berges des cours d’eau, bonne pour faire de la poterie, passe alors du côté de l’humide et s’oppose à la terre dure et desséchée des termitières. Des croyances amazoniennes illustrent cette connexion entre la poterie et l’eau. Les Tukuna du rio Solimões (nom d’une partie du cours de l’Amazone) distinguent deux arcsen-ciel, celui de l’Est et celui de l’Ouest, l’un et l’autre démons subaquatiques respectivement maîtres des poissons et de la terre à poterie. Tout près de là, les Yagua connaissent eux aussi deux arcs-en-ciel, l’un grand, l’autre petit. Ce dernier touche la terre et est la « mère des poteries d’argile ». Un mythe très répandu en Amazonie raconte que le serpent femelle Boyusu, identifié à l’arc-en-ciel, sortit un jour du fleuve sous l’aspect d’une vieille femme pour instruire une Indienne piètre potière. Elle lui apprit à poser l’engobe blanc et à peindre par-dessus en jaune, brun et rouge. Entre les serpents Boyusu et les humains régnaient jadis des relations équivoques. Les femmes élevaient des serpents mâles dans des jarres qu’elles faisaient de plus en plus grandes à mesure qu’ils se développaient. Elles les lâchaient enfin dans un lac, et elles les rappelaient de temps à autre pour imiter sur les vases les traits et les couleurs de leurs « fils ». Elles les prenaient aussi pour amants. De leur côté, les hommes

prenaient pour maîtresses des serpents « changés en femmes d’une beauté sans pareille ». Deux détails rapprochent des mythes jivaro : l’ocre rouge trouvée en petits blocs compacts s’appelle « excrément de Boyusu » ; et il est dit, malheureusement sans plus de précision, que deux Boyusu se battirent un jour « pour des questions de jalousie ». D’ailleurs, les Jivaro possèdent aussi des mythes relatifs à deux orphelins, ou à une jeune femme méprisée des siens parce qu’elle ne savait pas faire de la poterie. Nunkui, patronne du jardinage et en général des travaux féminins, les instruisit. Les mêmes mythes insistent sur la valeur pourrait-on dire éthique que les Indiens reconnaissent à l’art de la poterie. Pour être digne d’avoir un mari bon chasseur, une femme doit savoir fabriquer elle-même une vaisselle de qualité où faire cuire et lui servir son gibier. Des femmes incapables de faire de la poterie seraient à proprement parler des créatures maudites. Les Indiens de la Guyane entouraient la fabrication des pots de prohibitions aussi strictes que les Yurucaré : « Ils sont persuadés qu’on peut seulement extraire la glaise pendant la première nuit de la pleine lune […] De grands rassemblements ont lieu ce soir-là. À l’aube, les indigènes regagnent leurs villages avec d’énormes provisions de glaise. Ils sont intimement convaincus que des récipients faits avec de la glaise extraite à tout autre moment n’auraient pas seulement tendance à se fendre, mais provoqueraient diverses maladies chez ceux qui mangeraient dedans. » Un mythe récemment recueilli chez les Waura, Indiens de la famille linguistique arawak dans la région du haut Xingu, fait remonter l’origine de la poterie aux pérégrinations d’un serpent surnaturel, porteur des différents types de récipients, et dont le voyage s’acheva en un lieu où l’on trouve beaucoup d’argile. Aussi, quand on veut y tirer de l’argile, il faut s’y prendre avec précaution. On doit l’extraire tout doucement. Si l’on faisait du bruit, le serpent surgirait et vous mangerait : « À cet endroit, il ne faut pas faire le moindre bruit. C’est dangereux, oui, très dangereux. Depuis longtemps les Waura se gardent de tirer l’argile à cet endroit. » Cas rare mais non unique en Amérique du Sud, les Urubu, Tupi du Maranhão, assignent l’art de la poterie aux hommes : « Quand ceux-ci veulent faire des pots, ils s’isolent en forêt pour n’être pas observés. Tant que dure le travail, ils se privent de manger, de boire, d’uriner et de tout rapport avec les femmes. Ils font des pots de bonne qualité, mais beaucoup se fendent à la cuisson : défaut dont, à leurs yeux, l’origine se trouve dans l’acte spirituel du faire plutôt que dans ses modalités techniques ou dans la matière première employée. »

Des prescriptions et des prohibitions entourant l’art de la poterie existent dans le monde entier. Briffault en a dressé un rapide inventaire pour démontrer que cet art — moins simple qu’on ne pourrait l’imaginer, tant en ce qui concerne les propriétés d’argiles de qualités différentes que le choix des dégraissants, des combustibles, des températures et des modes de cuisson — est une invention féminine. L’exemple des Urubu montre pourtant que les hommes sont, à cet égard, mis exactement sur le même pied que les femmes en Guyane et chez les Yurucaré. Sans prétendre remonter aux origines, il est de fait que le plus souvent en Amérique, la poterie incombe aux femmes. Et plus peut-être qu’ailleurs, les mythes abondent pour rendre compte des soins particuliers dont la fabrication des pots est l’objet, ou pour parer de toute une imagerie mystique les conditions dans lesquelles se déroule cette industrie. Les mythes ci-dessus résumés en offrent des exemples. D’autres viennent les compléter. Comme les Jivaro mais plus au sud, en territoire bolivien, les Tacana habitent au pied des Andes. Ils racontent que la grand-mère de l’argile apprit aux femmes à modeler les vases de terre, à les cuire et à les rendre solides. Mais c’était aussi une divinité exigeante. Elle insistait pour que les femmes lui tinssent compagnie, les invitait chez elle ; et pour les retenir, elle n’hésitait pas à les ensevelir en faisant s’ébouler la terre qui recouvrait les lits d’argile. Une femme qui était allée chercher de l’argile au bord de l’eau pendant la nuit fut ensevelie avec son enfant pour une autre raison : la maîtresse de l’argile ne supportait pas qu’on troublât son sommeil. Depuis lors, un sorcier-guérisseur accompagne toujours les gens qui vont tirer l’argile, et on jette des feuilles de coca dans l’excavation pour apaiser la maîtresse de la terre à poterie. Celle-ci exerce aussi sa surveillance au-delà de son domaine territorial : une femme, dit-on, avait quitté sa maison en oubliant de remplir d’eau ses pots ; la maîtresse de l’argile et des pots de terre punit la négligente en confisquant sa vaisselle. Remontant du Sud vers le Nord, notons qu’en pays jivaro, les femmes Shuar doivent assidûment cajoler la maîtresse de la poterie afin qu’elle les laisse accéder à l’argile de bonne qualité au lieu de la mauvaise qu’elle se plaît à faire apparaître en surface, pour cacher l’autre et les tromper. Encore plus au nord, dans le sud-est de la Colombie, les Tanimuka ou Ofaina croient que la Terre, Namatu, la femme primordiale, institua l’art de la poterie. C’est la maîtresse des pots ; on ne peut en fabriquer sans sa permission. Les femmes qui vont pour la première fois chercher de l’argile laissent sur place un petit vase et de la coca en guise d’offrande à Namatu, pour obtenir son agrément et la payer. La fabrication des grands bassins de poterie pour cuire les miches de manioc est soumise à de multiples précautions. Le travail se déroule à un endroit prescrit

du village ; les femmes enceintes ou indisposées, « trop chaudes », doivent s’en tenir éloignées. Si la cuisson des bassins a lieu de jour, on chasse les enfants et on impose le silence. La potière ne mange ni ne boit, elle ne se baigne pas, observe la continence sexuelle, ajuste sa coiffure pour qu’un cheveu ne risque pas de tomber sur son ouvrage. Nul ne peut pénétrer mouillé dans le village car le bassin craint la froidure. Pour le cuire, on le place au centre de la maison collective sur trois supports en poterie symbolisant les piliers cosmiques : ébranlés par le serpent qui les enserre, ils compromettraient la stabilité du monde où vivent les humains et celle des autres mondes aussi. Le centre de l’habitation est en effet le centre du monde, espace sacré où l’on ne circule ni ne travaille pendant le jour et où, la nuit venue, les hommes se réunissent pour mâcher la coca et raconter les mythes. De quelque façon qu’on la nomme : Mère-Terre, Grand-mère de l’argile, Maîtresse de l’argile et des pots de terre, etc., la patronne de la poterie est une bienfaitrice puisque les humains lui sont redevables, selon les versions, de cette précieuse matière première, des techniques céramiques ou bien de l’art de décorer les pots. Mais — les mythes passés en revue le montrent — elle témoigne aussi d’un caractère jaloux et tracassier. Tantôt, comme dans le mythe jivaro, elle est la cause occasionnelle de la jalousie apparue de son fait dans les ménages ; tantôt, aussi chez les Jivaro et d’autres peuples, elle marchande âprement son aide ; tantôt elle-même fait preuve d’une tendresse jalouse pour ses élèves : soit qu’elle les emprisonne sous un éboulis pour les retenir auprès d’elle, soit qu’elle leur impose d’innombrables contraintes portant sur la période de l’année, le moment du mois ou du jour durant lesquels elle permet d’extraire l’argile ; ou bien encore en stipulant les précautions à prendre, les défenses à respecter — ainsi la chasteté obligatoire des potières en Guyane et en Colombie, des potiers chez les Urubu — sous peine de châtiments qui vont de l’éclatement des pots pendant cuisson jusqu’à la mort des malades et les épidémies. Le lien entre poterie et jalousie est encore plus apparent en Amérique du Nord où des mythes élargissent le motif et lui donnent une dimension cosmique. J’ai montré dans L’Origine des manières de table (1re Partie) qu’un mythe sud-américain provenant des Indiens Tukuna correspond étroitement, par la forme et le contenu, à des mythes de l’Amérique du Nord sur une femme qui se cramponne au dos d’un homme et refuse de le lâcher. Cette femme, disent les mythes, ressemble aux involucres à crochets de quelques plantes. Pour certains, elle est même à leur origine. Les Oglala Dakota voient dans les involucres à crochets le symbole sinon même la cause magique de la jalousie et de l’envie.

Aussi en Amérique du Nord, ce mythe existe sous forme inversée chez les Indiens Penobscot. L’héroïne est alors une créature surnaturelle bien connue des autres Algonkin orientaux. À l’inverse de la précédente, elle n’arrive pas à se débarrasser du bâton qu’elle a imprudemment ficelé autour de sa taille pour lui servir de mari. L’homme, ici représenté par un bâton, se cramponne donc à elle au lieu qu’elle se cramponne à lui. Homme paralysé ou bâton, les mythes réduisent dans les deux cas le partenaire masculin à une chose. Quant à la femme, elle est tantôt l’agent, tantôt le patient d’une conduite de jalousie. Or les mythes algonkin dénomment cette créature surnaturelle Femme-Cruche ou Femme-Pot. On traduit aussi Femme-Croûte, mais on peut faire valoir à l’appui des autres leçons que les Ponca attribuent le métier de potière à la femmecrampon. C’est chez les Hidatsa que se déploie dans toute son ampleur le système de croyances que j’essaye ici de dégager. Pour ces Indiens de langue siouan du haut Missouri, l’art de la poterie était une occupation mystérieuse et sacrée. Seule pouvait s’y livrer la femme qui en avait acquis le droit d’une autre femme, le plus souvent mère, ou sœur du père, laquelle le tenait d’une troisième, et ainsi de suite en remontant jusqu’à une lointaine ancêtre censée avoir reçu ce droit des Serpents. Jadis en effet, seuls les Serpents faisaient de la poterie. L’Amérique du Sud nous a déjà familiarisés avec cette théorie, illustrée chez les Tukuna et les Yagua par le motif de l’arc-en-ciel (contrepartie céleste du serpent chthonien initiateur de la poterie selon d’autres tribus amazoniennes) conçu comme un démon subaquatique, maître de l’argile et des pots. Autrefois, content les Hidatsa, les Serpents conduisirent un vieux couple à l’emplacement des bancs d’argile, lui apprirent comment mêler celle-ci avec du sable ou des pierres provenant des foyers et préalablement concassées. Si sacrée était la confection des pots qu’on ne pouvait approcher l’ouvrière en train de célébrer des rites en l’honneur des Serpents et de chanter des hymnes religieux. Celle-ci interdisait donc l’accès de sa cabane. Avant de se mettre au travail elle faisait une annonce publique pour que nul ne se risque à violer le secret. Installée dans la pénombre, porte close et trou de fumée partiellement obstrué, la potière personnifiait les Serpents qu’on croyait vivre dans des lieux obscurs, loin des Grands Oiseaux qui les pourchassaient pour les dévorer. Une fois les pots modelés et avant de les cuire, on les recouvrait de peaux humidifiées jusqu’à ce que l’argile s’affermisse. Si quelqu’un entrait dans la cabane à l’improviste ou si un tiers dont on ignorait la présence découvrait les pots, on pouvait être sûr que les Grands Oiseaux, volant sans trêve à la recherche des Serpents, fendraient les pots en zigzag, comme des éclairs, avant ou pendant

la cuisson. Ou bien les pots seraient fragiles et casseraient à l’usage. Le travail de la potière était ainsi l’occasion d’un combat entre les Grands Oiseaux et les Serpents. Au village d’Awaxawi, on célébrait une cérémonie estivale dite de la « ligature des pots ». On préparait rituellement deux pots décorés, censés être l’un homme, l’autre femme. La croyance est à rapprocher de pratiques supposées, associées en Amazonie au mythe du serpent Boyusu : « Les jarres où l’on élevait les serpents avaient un sexe […] Dans le pot mâle, on élevait les serpents qui se changeaient en hommes pour les femmes » — entendez : pour leur servir d’amants — et inversement dans le pot femelle. Les Hidatsa, eux, ficelaient une peau tendue sur l’orifice de leurs vases sacrés et les employaient comme des tambours ; d’où le nom donné à la cérémonie. Le reste de l’année, on conservait les pots dans une fosse bien close, et il fallait les maintenir à l’abri du soleil quand on les en retirait pour les transporter dans une cabane recouverte de terre. La cérémonie servait à obtenir la pluie. On promenait une sorte d’instrument vibrant le long d’un tronc sculpté figurant un serpent au dos creusé d’entailles. Il en résultait un bruit pareil à celui que font les Serpents quand ils apportent la pluie. On tambourinait aussi sur les deux vases. Les promoteurs de la cérémonie recevaient, dit-on, le droit de faire des pots décorés de certains motifs. Un mythe retrace l’origine de ces rites. Il y avait autrefois un beau garçon qui méprisait les femmes. Un jour, à son réveil, il en surprit une qui quittait sa couche. Elle vint quatre fois et le héros décida de la suivre. Elle se dirigea vers le nord. À la tombée de la nuit, un pluvier Kildir s’envola devant elle. La femme le reconnut pour un éclaireur des Grands Oiseaux, et elle demanda à son compagnon de couper une branche de merisier (Prunus virginiana) en forme de serpent qu’ils placèrent à l’entrée de la grotte où, peut-on supposer, ils s’étaient réfugiés. Pendant la nuit le tonnerre gronda. Ils comprirent que les Grands Oiseaux attaquaient la branche. Après l’orage, ils reprirent leur marche vers le nord-est et parvinrent à un lac. Le héros suivit la femme au fond de l’eau. Un pays peuplé de Serpents lui apparut, car la femme était la fille du chef des Serpents. Dans ce monde subaquatique, on entendait parfois le tonnerre et on apercevait des éclairs. C’étaient, disaient les habitants, les Oiseaux-Tonnerres qui voulaient les tuer ; mais les éclairs ne pouvaient traverser l’eau. Le temps passa et le héros, maintenant marié à sa compagne, voulut revoir les siens. Sa femme accepta de l’accompagner. Au village des Indiens, elle ne quittait guère sa cabane : nulle eau ne la protégeait comme dans sa patrie lacustre

et elle avait peur du tonnerre. Elle passait son temps à broder avec des piquants de porc-épic et ne sortait jamais pour ramasser du bois, chercher de l’eau ou travailler aux jardins. Elle interdisait à toutes les femmes fût-ce simplement de frôler son mari. Une fois, pourtant, la belle-sœur du héros toucha par taquinerie un pan de sa tunique. Bien qu’il eût pris soin de couper le morceau, sa femme sut ce qui s’était passé. Elle disparut peu après. Le héros retourna au lac et tenta de pénétrer dans le pays en dessous des eaux, mais, chaque fois qu’il plongeait, il était repoussé à la surface. Il gémit et pleura si longtemps que sa femme émergea un jour avec deux pots. Elle expliqua que le plus grand était un homme, l’autre une femme, et qu’il fallait s’en servir comme de tambours pour appeler la pluie. Elle enseigna à son mari les détails et les chants de la cérémonie ; elle lui dit aussi que les pots ne devaient pas être inutilement déplacés mais gardés dans une fosse profonde et bien couverte, à l’abri du tonnerre, quand on ne les employait pas. Centrées sur le personnage d’une déité jalouse, plus solidement charpentées et mieux étoffées qu’ailleurs, ces croyances des Hidatsa relatives à la poterie n’en existent pas moins chez d’autres Amérindiens. Les Indiens des Pueblos croient que toutes leurs céramiques ont une âme ; eux aussi voient en elles des êtres personnalisés. Cette essence spirituelle appartient aux pots sitôt modelés et avant la cuisson. Aussi place-t-on des offrandes dans le four à côté du pot mis à cuire. Quand un pot se fend au feu, il émet un bruit provenant de l’être vivant qui s’échappe. Comme les Hidatsa, les Jicaque du Honduras associent la poterie et une forme de jalousie : « Terre n’aime pas qu’on se serve d’elle pour faire des pots d’argile cuite […] Elle se venge : le froid entre dans le corps quand quelqu’un travaille à faire des pots. » Quant à la notion d’une lutte cosmique entre les Oiseaux-Tonnerres et les Serpents chthoniens, lutte dont l’art de la poterie est l’enjeu (ou un des enjeux), on sait la place qu’elle occupe dans les croyances et les mythes des peuples de langue algonkin : les Menomini, qui vivent entre le lac Michigan et le lac Supérieur, disent que les marmites de terre appartiennent « aux puissances d’en bas ». Nous venons de voir que ces croyances s’étendent même au-delà. Elles expliquent peut-être des prohibitions frappant des pratiques culinaires. De langue siouan comme leurs voisins Hidatsa, les Mandan faisaient rôtir la viande pendue au bout d’une corde. Ils ne mettaient à la marmite que les produits végétaux. Un

récipient d’argile ne devait contenir rien de gras, y cuire de la viande le fendrait immanquablement. De tout ce qui précède, il ressort que les mythes et les croyances font un lien entre la poterie et la jalousie. Par un mythe sur l’origine de la terre à poterie, les Jivaro expliquent aussi celle de la jalousie conjugale : l’argile provient d’une femme dont chacun de ses deux maris, ou un mari d’une part, un soupirant de l’autre, voudrait s’assurer la possession exclusive. Ailleurs, c’est la femme ellemême comme Dame Terre, comme institutrice de l’art de la poterie ou comme donatrice des pots sacrés, qui manifeste envers son, sa ou ses protégé(e)s une jalousie amoureuse ou de propriétaire (semblable en cela à d’autres dispensatrices de bienfaits venues de loin); ou bien encore qui se montre exigeante, mesquine et tatillonne. Directement ou indirectement rattachée par les mythes au conflit cosmique entre les Grands Oiseaux, puissances du haut, et les Serpents, puissances du bas, cette connexion entre poterie et jalousie est une donnée de la pensée amérindienne. Prenons-en acte et passons à la deuxième connexion inscrite à notre programme : celle entre la jalousie et l’Engoulevent.

Chapitre III Les mythes à Engoulevent, oiseau de mort, en Amérique du Sud. Leur lien avec le cycle de la dispute des astres. Leurs trois thèmes principaux : avidité, jalousie ou mésentente conjugales, éclatement.

Le sous-ordre Caprimulgi, ordre des Caprimulgiformes, comprend quatre familles et une sous-famille. Dans le Nouveau Monde les familles des Nyctibiidés et des Caprimulgidés, la sous-famille des Chordéilinés comptent plusieurs genres et une soixantaine d’espèces en majorité concentrées dans l’hémisphère sud. Suivant l’usage des naturalistes, j’utiliserai librement le terme Engoulevent pour désigner cet ensemble. Il doit donc être entendu que dans le cours de ce livre, ce mot connote une catégorie dans laquelle la pensée mythique américaine réunit des genres ou espèces variés, mais auxquels elle attribue des valeurs sémantiques semblables ou très voisines. Même en Europe où la famille des Caprimulgidés est représentée par une seule espèce Caprimulgus europœus et d’où les autres familles sont absentes, l’Engoulevent fait l’objet de nombreuses croyances populaires attestées par les noms qui le désignent et par les significations qu’ils reflètent. En français, TèteChèvre (traduction du latin qui a donné son nom scientifique à l’oiseau), CocheBranche (parce qu’il dort le jour couché longitudinalement sur une branche, position qui rappelle celle du coq cochant la poule), Crapaud-Volant (à cause de sa grande bouche), Hirondelle de nuit, etc. En italien Succiacabre, en espagnol Chotacabras, en portugais Engoievento, Mãe-de-Lua, etc. L’anglais dénomme l’Engoulevent Goatsucker, Bullbat, Nighthawk, Nightjar, Poor-Will ou Whippoormll (onomatopée évoquant son cri plaintif fait de cinq notes dont on perçoit seulement trois). L’allemand l’appelle Ziegenmelker, Kuhsauger, Kindermelker, « trayeur » ou « suceur de chèvres, de vache, d’enfants » ; Nachtkröte, « crapaud de nuit » ; Totenvogel, « oiseau de mort » ; Hexe, Hexenjührer, « sorcière », ou « meneur de sorcières » ; Tagschläfer, « dormeur de jour » ; Wehklage, « cri douloureux »… Eu égard à l’Engoulevent, une frontière sémantique pourrait séparer les langues romanes et germaniques d’avec les langues slaves. Dans ces dernières, les noms correspondant au latin Caprimulgus seraient de formation savante. Les parlers populaires russe, polonais, tchèque, slovaque, serbo-croate, bulgare, etc.,

emploient des termes apparentés entre eux, dérivés de l’ancien slave leleti, lelejati dont le sens propre est « trébucher », « balancer » qui, pris au sens figuré, donne un substantif leletik, lelejek, lelek : « un maladroit », « un bon-à-rien », « un niais »1. Les noms du type Engoulevent renvoient à l’énorme bouche de l’oiseau fendue en arrière des yeux jusque sous les oreilles. Elle lui permet d’engloutir de très gros insectes comme les papillons de nuit dans son bec aux bords hérissés de poils formant herse et dont une sorte de glu tapisse les parois internes. Les noms du type Tète-Chèvre perpétuent la croyance, répandue en Europe depuis l’antiquité, que l’Engoulevent volette au-dessus des troupeaux de chèvres pour sucer leur lait et le faire tarir (l’oiseau recherche en réalité des insectes). De ces appellations et d’autres — Oiseau de mort, Meneur de sorcières en allemand ou, dans les langues slaves, le Maladroit, le Bon-à-rien, pour lesquelles nous retrouverons des équivalents en Amérique — toute une mythologie se dégage. Elle évoque les mœurs nocturnes, le caractère funèbre et secret de l’oiseau, le fait qu’il ne construit pas de nid, son naturel âpre et glouton qui conjugue trois appétits ou sentiments : l’avarice, la jalousie, l’envie, que les langues des peuples dits primitifs rendent souvent par un seul mot. Peut-être parce que les engoulevents sont particulièrement bien représentés dans le Nouveau Monde, les croyances indigènes leur font une place de choix. À Lehmann-Nitsche revient le mérite d’avoir dressé un premier inventaire, sans tenter toutefois une interprétation. Appelés au Brésil Mãe-de-Lua, Manda-Lua ou Chora-Lua, « mère-de-lune », « cherche- » ou « pleure-la-lune » (les engoulevents sont censés chanter surtout quand il y a de la lune), ces oiseaux reçoivent dans l’Amérique tropicale et subtropicale des noms indigènes le plus souvent d’origine tupi ou guarani, variables selon la région, le genre ou l’espèce : urutau ou jurutau, traduit tantôt par « oiseau fantôme », tantôt par « grande bouche » ; ibijau, « mange-terre », bacurau, curiango, etc. Déjà au XVIe siècle, Jean de Léry notait qu’un oiseau « pas plus gros qu’un pigeon et de plumage gris cendré […] ayant la voix pénétrante et encore plus piteuse que celle du Chahuant », entendu plus souvent de nuit que de jour, recevait des Indiens Tupi de la côte une attention toute spéciale. Il leur apportait, croyaientils, de bonnes nouvelles et des encouragements de la part de leurs parents et amis défunts. Moins optimistes, les Tukuna croient que les âmes des morts reviennent sous forme d’engoulevents pour sucer le sang, la chair, les os des vivants dont ils ne laissent que la peau. Selon les Kalina de la Guyane qui croient en une pluralité d’âmes, celle qui reste liée à la terre apparaît parfois sous forme d’engoulevent.

Pour les Taulipang, l’Engoulevent est le serviteur ou l’esprit familier du génie des eaux. Toujours en Guyane, les Arawak croient que les engoulevents sont les oiseaux familiers des esprits des morts. On les voit souvent près des tombes et on ne les tire jamais. Si un engoulevent perche près de vous, c’est signe que quelqu’un va mourir. L’Engoulevent est aussi un esprit maléfique qui vous crie après, vous mord et vous tue. Le tu’io, oiseau de la famille des Caprimulgidés, prédit la mort selon les Desana du Uaupés. On retrouve des croyances analogues, accompagnées des mêmes prohibitions, jusqu’en Argentine chez les Tehuelche. Au début du XIXe siècle, Humboldt et Bonpland écrivaient à propos de la grotte de Caripe, la Cueva del Guacharo (Venezuela) où vivaient beaucoup de ces oiseaux : « Les indigènes attachent des idées mystiques à cet antre habité par des oiseaux nocturnes. Ils croient que les âmes de leurs ancêtres séjournent au fond de cette caverne. » Il s’agit ici d’un genre aberrant de Caprimulgiformes, Steatornis. On chasse ces oiseaux grégaires et frugivores pour leur graisse très abondante, mais, écrit Ph. Descola au sujet des Jivaro, les Indiens redoutent cette chasse qui se déroule dans des gouffres où vivent des milliers d’oiseaux, c’est-àdire dans un univers chthonien. Cette connivence anciennement attestée de l’Engoulevent avec la mort et le monde souterrain n’empêche pas que dès le XVIIIe siècle, les observateurs lui aient reconnu d’autres fonctions. En Amazonie, une plume d’engoulevent était un talisman souverain pour réussir en amour. La croyance est à rapprocher de celle des Carib de la Guyane pour qui l’Engoulevent, qui vole seulement la nuit, symbolise la solitude et la débauche (ce qui, soit dit en passant, appelle une comparaison avec le Japon où le mot yotaka, « faucon de nuit », désigne à la fois l’Engoulevent et la prostituée de basse classe2). Toujours en Amazonie, pour protéger la vertu des filles atteignant la puberté on balayait le sol sous leur hamac avec des plumes d’engoulevent, on fourrait le hamac avec une dépouille de cet oiseau, ou bien encore on obligeait la jeune fille à se tenir assise pendant trois jours sur la dépouille emplumée. Faut-il voir dans ces pratiques un traitement homéopathique entendu au sens de traitement du semblable par le semblable ? On l’admettrait volontiers, car les Indiens du Brésil comparent souvent la grande bouche de l’Engoulevent à une vulve ; certains racontent que l’Engoulevent fut coiffé de cache-sexe féminins, dans un mythe dont les enquêteurs qui le recueillirent soulignent eux-mêmes l’obscurité (mais voir infra : 62-63, 83). Par d’autres traits aussi, l’Engoulevent retient l’attention des Indiens. Ceux de la Guyane lui attribuent quatre yeux, sans doute à cause d’un motif ocellé sur les ailes. Dans la même région il est interdit de s’emparer des œufs de

l’Engoulevent que l’oiseau pond au nombre de deux sur le sol nu ou sur une pierre. Les mythes américains mettant en scène des engoulevents sont si disparates qu’on est en peine de les classer. J’essayerai néanmoins de distinguer quelques grands thèmes. Dans le Popol Vuh, livre sacré des Maya-Quiché du Guatemala, les oiseaux nocturnes auxquels les seigneurs du royaume infernal de Xibalba confient la garde de leurs jardins sont probablement des engoulevents. On leur fend en effet la bouche pour les punir d’avoir laissé les jumeaux divins cueillir des fleurs ; d’où leur physionomie actuelle. De serviteurs des dieux, les engoulevents passent chez les Tupi amazoniens à un rang plus élevé : la lune, déesse de la végétation, est entourée de quatre divinités au nombre desquelles figure l’Engoulevent urutau. Selon les Makiritaré, l’Engoulevent Nyctibius grandis, moqué pour sa laideur, est pourtant l’un des trois oiseaux surnaturels qui vivent dans le sixième ciel. Son frère, un héros culturel, loge chez son ami le petit Paresseux qui trouvera bientôt place dans notre bestiaire. En Colombie, les Catio croient aussi en trois animaux sacrés qui sont un oiseau rapace, sorte d’aigle, la mante prieuse et la « chouette » (espagnol lechuza) laquelle pourrait être un Engoulevent. À l’appui de cette conjecture on fera valoir qu’un des oiseaux sacrés des Campa, dont ils emploient les plumes dans les parures masculines, est un Engoulevent (Steatornis sp.); que l’ « oiseau sacré » dont les plumes ornaient le diadième de l’Inca était probablement un Engoulevent ; et que, selon les Catio eux-mêmes, la « chouette » en question fut d’abord l’épouse d’un dieu couvert d’ulcères ou qui s’était déguisé en lépreux pour mieux la surprendre ; convaincu de son infidélité, il la transforma en oiseau. Or un mythe kalina de la Guyane attribue le pouvoir de guérir les ulcères à l’Engoulevent.

FIG. 1. — L’Engoulevent sud-américain Nyctibius grandis (d’après BREHM 1891, vol. 2, p. 230).

Sans ranger expressément l’Engoulevent dans un panthéon, d’autres mythes s’attachent à retracer son origine. D’un de ces mythes, aussi obscur que compliqué, sans attribution précise mais provenant d’Amazonie où Amorim le recueillit en lingua geral, on retiendra seulement ceci : jadis, deux jeunes filles surnaturelles descendirent du ciel ; un grand chef et son fils se les disputèrent. Bien que privées de vagin, ces demoiselles — qui étaient aussi des aigrettes — se trouvèrent grosses, l’une du fils du chef devenu son amant, l’autre pour s’être endormie sous un arbre en quoi s’était changé le père. Cette femme explosa et donna naissance à des poissons ; l’autre se métamorphosa en cigales, libellules, papillons, insectes annonciateurs de l’été. Puis toutes les deux se transformèrent en rochers tournés l’un vers le soleil, l’autre vers la rivière. Le fils du chef, inconsolable, ramassa les plumes blanches que son amante s’était arrachées, les salit avec de la terre, les revêtit et disparut. On dit qu’il s’était changé en urutauhi, une petite espèce d’Engoulevent. Dans l’article qu’il consacre à l’Engoulevent (urutau), Teschauer reproduit un mythe guarani des bords de l’Uruguay qui paraît inverser le précédent. Une fille de chef et un Indien étaient épris l’un de l’autre, mais les parents de la

demoiselle s’opposaient à cette union inégale. Un jour, la jeune fille disparut. On découvrit qu’elle s’était retirée dans les collines parmi les quadrupèdes et les oiseaux. On lui envoya ambassade sur ambassade pour la convaincre de revenir, mais en pure perte : le chagrin l’avait rendue sourde et insensible. Un sorcier déclara que seul un choc moral pourrait la tirer de sa léthargie. On annonça donc faussement à l’héroïne la mort de son amant. Elle sursauta et disparut, changée en Engoulevent. Les deux mythes traitent d’une union contrariée, là entre un fils de chef et une créature surnaturelle, ici entre une fille de chef et un homme du commun parfois même décrit comme un captif ou un étranger. Dans un cas l’héroïne, dans l’autre le héros se transforme en engoulevent quand elle ou lui apprend la mort ou constate la disparition de l’objet de ses vœux. Lehmann-Nitsche recense ou résume plusieurs variantes du second mythe dans lesquelles l’héroïne changée en oiseau est associée à la lune et son amant au soleil. Cette double association semble en rapport avec la croyance, attestée dans le sud du Brésil, au Paraguay et dans le nord-ouest de l’Argentine, que l’Engoulevent endormi garde les yeux ouverts pour suivre du regard le cheminement du soleil. Bien que sans fondement cette croyance offre un double intérêt. Elle étaye l’hypothèse que les deux mythes constituent des variantes inversées l’un de l’autre puisque le premier nomme une des femmes surnaturelles « Mère du soleil » (et l’autre « Mère des poissons »), tandis que le second transfère l’affinité solaire au partenaire masculin. En outre, ce lien des protagonistes avec les deux grands astres rapproche des mythes jivaro dont nous sommes partis et qui mettent le soleil et la lune en conflit au sujet d’une femme engoulevent ; au lieu qu’ici, un autre conflit, cette fois avec des tiers, sépare un personnage solaire d’un personnage lunaire lequel devient un engoulevent. Je m’éloignerais trop de mon sujet si j’entreprenais de montrer comment les mythes jivaro relèvent, par ce biais, du cycle nord-américain de la dispute des astres auquel les quatrième et cinquième parties de L’Origine des manières de table furent consacrées. Pour fixer quelques repères, je rappellerai seulement que la plus importante version du mythe jivaro prend pour point de départ la querelle de deux maris, respectivement Soleil et Lune, au sujet de la même femme. De leur côté, les versions les plus typiques du cycle nord-américain tournent autour d’un désaccord entre deux dieux masculins, eux aussi Soleil et Lune, sur les mérites respectifs de deux sortes de femmes : les humaines et les grenouilles. Dans les deux cas, cette dispute est à l’origine des taches de la lune. Dans la version du mythe jivaro qui fait Lune sœur du Soleil, elle se peint le visage en noir, d’où les taches. Quant aux mythes nord-américains sur la dispute des astres,

ils racontent que pour se venger des railleries de Lune, l’épouse grenouille du Soleil, qui se révèle être une incapable, se fixa sur la poitrine de son beau-frère. On l’aperçoit toujours sous la forme des taches sombres qui maculent l’astre nocturne. En Amérique du Sud et chez les Jivaro même, on repère des états intermédiaires qui rendent le rapprochement encore plus vraisemblable. Un mythe des Cavina de la Bolivie qui, comme les Jivaro, sont des subandins, prête à un homme une épouse Boa, aussi belle que travailleuse. Mais une femme Crapaud aimait aussi l’Indien ; jalouses l’une de l’autre elles se battirent. Boa eut le dessous et retourna dans le lac dont elle était venue. Crapaud prit son apparence et se fit passer pour elle. Elle se montra toutefois si paresseuse et écervelée que l’homme ne fut pas dupe : il la tua et partit à la recherche de sa première épouse. Dans le même style, une variante du mythe jivaro recueillie par Wavrin attribue au Soleil plusieurs épouses de la race des grenouilles. L’une d’elles se montra cuisinière si idiote que Soleil monta au ciel pour la fuir. Ce n’est donc pas seulement dans les langues européennes — e.g. « Crapaudvolant », « Frog-mouth », « Nachtkröte » — qu’un batracien peut être une variante combinatoire de l’Engoulevent. On voit aussi par là — et les Mythologiques s’attachaient déjà à le montrer — que les grands thèmes cosmologiques nord-américains resurgissent parfois en Amérique du Sud sous la forme d’une brouille domestique ; celle-ci offre, pourrait-on dire, l’image en miniature de conflits majeurs qui précédèrent la mise en ordre de l’univers. Moins franchement étiologique que les versions Amorin et Teschauer cidessus résumées, un deuxième groupe de mythes met l’accent sur la jalousie et la mésentente conjugales. Cet aspect, déjà présent dans les mythes qu’on vient d’examiner, s’était dès le début imposé à notre attention. D’abord la jalousie. Un mythe karaja examiné dans Le Cru et le cuit (M110, p. 190) raconte qu’une nuit, l’aînée de deux sœurs admira et convoita l’étoile du soir. Le lendemain, l’étoile pénétra dans sa hutte sous l’apparence d’un vieillard voûté, ridé, aux cheveux blancs, qui se dit prêt à l’épouser. Elle le repoussa avec horreur. Prise de pitié, sa cadette accepta le vieillard pour mari. On découvrit le jour suivant que le corps de celui-ci n’était qu’une enveloppe dissimulant un beau jeune homme superbement paré, et qui savait faire pousser les plantes alimentaires encore inconnues des Indiens. Jalouse de la chance de sa cadette, honteuse de sa propre sottise, l’aînée se transforma en Engoulevent au cri plaintif.

La désunion conjugale fait l’objet d’autres mythes. Pour les Arawak de la Guyane, l’Engoulevent est l’avatar d’une femme adultère dont l’enfant mourut pendant qu’elle fuyait son mari. Les Mundurucu de langue tupi vivent sur le cours inférieur du Tapajoz ; ils racontent l’histoire d’un homme qui insistait pour que sa mère lui donnât la becquée comme à un oisillon. Il était marié, mais refusait obstinément la cuisine de sa femme. Intriguée, celle-ci l’espionna. Le spectacle qu’elle vit la révolta, elle ne voulut plus rien avoir à faire avec son mari. Celui-ci se changea en grand Engoulevent. Un autre mythe mundurucu parle d’un Indien qui, parti avec sa femme cueillir des fruits sauvages, s’éloigna peu à peu et disparut, changé en petit Engoulevent (sa femme aussi, selon une autre version). Ces mythes combinent donc deux formes de mésentente conjugale et un trait que l’observation empirique permet d’attribuer aux engoulevents, je veux dire l'oralité. Car c’est la fixation orale du héros qui, dans le premier mythe, l’éloigne de sa femme et le rapproche de sa mère : l’une lui sert à dîner de façon ordinaire, l’autre accepte de lui donner la becquée. On tiendra donc pour significatif qu’un mythe des Tenetehara qui vivent dans le nord-ouest du Brésil (mais on connaît des variantes provenant des Tembé, des Kayapo, des Shipaia, des Cavina) ait pour héros un chasseur — d’engoulevents dans la version tembé — qui, rescapé d’aventures nombreuses, se jette dans les bras de sa mère et ne peut plus s’en détacher. Qu’on me pardonne une incursion dans une tout autre aire géographique : les Ainu de l’île de Hokkaido, la plus septentrionale du Japon, nomment l’Engoulevent habu-totto ou huchi-totto d’après son cri qui, expliquent les mythes, signifie : « Mère ! Allaite-moi ! » ou bien « Grand-mère ! Nourris-moi ! » On débouche ainsi sur un troisième groupe de mythes qui mettent l’avidité et la gloutonnerie en position centrale. Lehmann-Nitsche a étudié quarante-trois versions, la plupart littéraires et très modernisées, d’un mythe quechua du nordouest de l’Argentine. Ce mythe joue sur l’homophonie du nom quechua de l’Engoulevent, cacuy, et de mots signifiant dans cette langue « Fais de la farine ! ». Une jeune femme d’une voracité peu commune mesurait parcimonieusement la nourriture à son frère, et elle lui ordonnait sans cesse de faire de la farine d'algarrobo (une Légumineuse du genre Prosopis). Las de ces persécutions, le garçon fit un jour grimper sa sœur en haut d’un arbre sous prétexte qu’elle y trouverait une ruche pleine de miel. Après quoi il coupa les branches basses pour qu’elle ne puisse pas redescendre. Depuis lors on l’entend, changée en Engoulevent, pousser son cri : « Fais de la farine ! Fais de la farine ! » d’où vient le nom de l’oiseau.

Si l’héroïne quechua est une femme qui prive son frère de nourriture, le héros d’un mythe kayapo est un méchant mari qui traite sa femme en esclave et lui refuse la viande et l’eau. Pendant la nuit, elle souffre cruellement de la soif. Elle voudrait profiter du sommeil de son mari pour sortir de la hutte et aller là où des grenouilles coassent, signe qu’il doit y avoir de l’eau ; mais elle craint que l’homme ne découvre son absence. Elle imagine donc de se couper en deux : le corps restera dans le lit conjugal et la tête, volant grâce à ses longs cheveux en guise d’ailes, pourra se désaltérer. Le mari se réveilla, comprit la ruse de sa femme et dispersa les braises du foyer. La tête ne put plus retrouver la demeure plongée dans l’obscurité. Elle vola toute la nuit à la recherche de son corps que le mari fit boucaner ; puis, poursuivant son vol elle se changea en Engoulevent. On passe ainsi du motif du glouton ou de la gloutonne égoïste à celui de la décapitation. Ici décapité, l’Engoulevent devient décapiteur dans un mythe timbira où l’oiseau tranche la tête d’un des deux héros culturels et la dépose sur la fourche d’un arbre auprès d’un nid d’abeilles. Un autre mythe, très répandu chez les Carib et les Arawak de la Guyane, relate qu’un chasseur de crabes terrestres surpris par la pluie se coiffa d’une calebasse enfoncée jusqu’aux yeux. Un mauvais esprit survint, admira le crâne lisse et poli du chasseur. Celui-ci proposa de le rendre aussi beau : il le scalpa. Plus tard les deux ennemis se rencontrèrent. L’esprit voulut se venger, l’Indien le persuada qu’il faisait erreur sur la personne. Après diverses péripéties, il réussit à lui écraser la tête sur un rocher plat. La cervelle s’éparpilla et chaque fragment devint un Engoulevent. C’est pourquoi les Indiens redoutent ces oiseaux nés d’esprits de la brousse et prophètes de malheur. Un autre genre d’éclatement, beaucoup moins dramatique, apparaît dans un mythe tukuna qui se rapporte au temps où les Indiens ne connaissaient ni le manioc doux ni le feu. Seule une vieille femme les possédait. Elle avait reçu le premier des fourmis, le second de son ami l’Engoulevent qui le tenait caché dans son bec. Les Indiens voulurent connaître le secret d’une si bonne cuisine. Ils questionnèrent la vieille, elle prétendit qu’elle cuisait ses galettes de manioc à la chaleur du soleil. Égayé par ce mensonge, l’Engoulevent éclata — mais de rire — et on aperçut les flammes qui sortaient de sa bouche. On la lui ouvrit de force pour prendre le feu. Les engoulevents ont depuis le bec largement fendu. On se souvient que les Indiens comparent souvent le large bec de l’Engoulevent à une vulve (supra : 53). Des mythes guyanais sur l’origine du feu de cuisine en font la possession exclusive d’une vieille qui le tenait caché dans son vagin.

Deux motifs — celui de la décapitation ou de l’éclatement d’une part, celui du feu d’autre part — tiennent donc une grande place dans la mythologie de l’Engoulevent. Cela ressort de façon plus nette encore chez les Ayoré du Chaco bolivien. Malheureusement, leurs mythes ne sont connus que par fragments et on ignore presque tout d’un cycle rituel dont on devine l’importance et où le rôle principal revient à l’Engoulevent. Au mois de mai, quand Arcturus se lève à l’est au coucher du soleil, les Ayoré proclament la « fermeture du monde ». C’est une période dangereuse : « Il ne pleuvra pas, la forêt sera sèche et brûlée. La plupart des petits oiseaux et des autres animaux disparaîtront. Les nuits seront souvent froides. » Ce « tabou de la forêt » dure pendant quatre mois, jusqu’à la pleine lune d’août qui est celle où l’Engoulevent recommence à chanter. Aussi guette-ton anxieusement son cri qui annonce la « réouverture du monde ». Dès qu’on l’entend, les hommes et les femmes se séparent. On inonde les foyers et on allume le feu nouveau. Les hommes font à l’Engoulevent des offrandes d’arachides, de maïs, de gourdes et de haricots pour qu’il leur évite la famine pendant l’année. Ils partent recueillir du miel sauvage qu’ils enterrent, aussi en guise d'offrande à l’oiseau et pour qu’il leur procure le miel en abondance. Pendant un jour et une nuit les hommes ne mangent ni ne boivent. De leur côté, les femmes tissent des ceintures de fibres teintes en rouge destinées à leurs maris ou à leurs amants. Au retour de la collecte de miel, les vieillards fouettent les hommes pour écarter d’eux les mauvais esprits. Le matin suivant, la nouvelle année est ouverte et les hommes rejoignent leurs épouses. Bientôt les pluies arrivent, la forêt reverdit, les animaux se montrent et on fait les plantations. Que, pour les Ayoré, l’Engoulevent soit le maître du miel rappelle le mythe quechua de la femme avide de miel changée en cet oiseau. À quoi il faut ajouter qu’en Argentine, dans la province de Catamarca, le cri de l’Engoulevent est signe qu’une ruche d’abeilles sauvages n’est pas loin. À propos du jeûne rigoureux imposé aux hommes, on se souviendra du héros ou de l’héroïne privés de nourriture et de boisson dans les mythes quechua et kayapo. Maître du miel, l’Engoulevent l’est aussi des fièvres, des convulsions et autres maladies, des pluies torrentielles et du feu destructeur. Les Ayoré se le représentent comme une divinité féminine, jalouse et tracassière, qui ne tolère pas, entre autres, qu’on ait du poil sur le visage et que la viande montre la moindre trace de sang frais. Pour lui complaire, on fait cuire le gibier avant de le vider. On espère la venue de la déesse qui met un terme à la saison sèche et prélude au grand renouveau ; mais on la craint aussi parce qu’elle appartient au monde des morts et qu’elle est leur messagère.

Les mythes font de l’Engoulevent Assoojna (Asohsná, Asoná) tantôt un homme, tantôt une femme ; en ce dernier cas épouse de Potatai qui est un Engoulevent d’une autre espèce. Comme femme, Assoojna réduisit un jour une pierre en éclats qu’elle lança sur des serviteurs paresseux. Les éclats changés en feu tuèrent les fautifs et pénétrèrent dans les arbres de la forêt d’où on l’extrait aujourd’hui : les engins servant à faire le feu par giration consistent en deux pièces de bois. Les parents des serviteurs morts voulurent les venger, Assoojna et Potatai se cachèrent. Leurs enfants qui étaient des iguanes, ne sachant où trouver leurs géniteurs, furent réduits à voler la nourriture : « C'est pourquoi les Ayoré sont voleurs. » Les enfants découvrirent enfin leur père blotti dans l’herbe haute et leur mère terrée dans un trou, raison pour laquelle les engoulevents se cachent pendant le jour. Sous son aspect masculin, Assoojna lance aussi des éclats de pierre enflammés mais contre des ennemis. Ceux qui ne périrent pas par le feu souffrirent des fièvres dont meurent aujourd’hui les Indiens. D’autres maladies — en somme, tous les facteurs qui écourtent la vie humaine — apparurent à la suite d’une inondation qui rendit malsain le séjour d’abord choisi par les survivants. Ils s’établirent finalement en terrain sec, mais leurs descendants continuent d’être exposés aux mêmes maux. Suivant une troisième version du même mythe, Assoojna et Potatai, qui étaient alors des Ayoré, menacés par des ennemis, se cachèrent dans la terre. Avertis par leur fils l’Iguane que les ennemis s’approchaient, ils montèrent tous les trois au ciel. Assoojna fit pleuvoir pour effacer leurs traces. Elle et son mari se changèrent en engoulevents d’espèces différentes. Toutes ces versions d’un mythe associé à un cycle rituel grandiose où l’Engoulevent, divinité majeure, assume une fonction cosmique, semblent à mille lieues des mesquines querelles de ménage auxquelles d’autres tribus sudaméricaines font remonter l’origine de cet oiseau. Et pourtant, ces histoires existent aussi chez les Ayoré sous forme de série parallèle. En voici deux exemples. D’après un mythe, Assoojna était jadis une femme Ayoré que son mari tua à coups de bâton. C'est pour cette raison qu’elle revient aujourd’hui et cause des maladies aux Indiens. D’après une autre version, Assoojna, qui était la plus belle fille de la tribu, s’éprit du fils d’un chef étranger et l’épousa. Contrairement à la règle de résidence matrilocale en vigueur, le père du mari exigea que le jeune couple habitât chez lui. La belle-mère, jalouse, maltraita Assoojna et réussit même à détacher d’elle son fils. De désespoir Assoojna se suicida, son esprit devint l’Engoulevent qui revient chaque année pour châtier ses persécuteurs. Nous revoici très près des versions Amorim et Teschauer

(supra : 55-56). Les mythes sud-américains à Engoulevent nous étaient d’abord apparus si hétéroclites que nous étions embarrassés pour les classer. En fait, on passe par transition des uns aux autres ; il existe entre eux une continuité.

Chapitre IV Four du potier et feu de cuisine. L’Engoulevent et la poterie : théorie du Fournier. Mythes du Chaco et d’ailleurs. Application de la formule canonique.

Mieux illustré par des mythes nord-américains, le motif de l'éclatement — cervelle éclatée, éclats de rire, pierre en éclats — sera laissé provisoirement de côté. Considérons les autres aspects. Parti de mythes jivaro qui construisent un triangle : jalousie, poterie, Engoulevent, j’ai montré que dans la pensée des Indiens sud-américains, une connexion existe entre la poterie et la jalousie d’une part, la jalousie et l’Engoulevent de l’autre. La première connexion résulte du fait que les théories indigènes de la poterie les plus élaborées (mais présentes ailleurs sous forme d’ébauche ou de vestige) voient dans cette industrie l’enjeu d’un conflit entre des puissances célestes : les Oiseaux-Tonnerres, et des puissances chthoniennes ou plus précisément subaquatiques : les Grands Serpents. Des quatre volumes des Mythologiques, il résultait qu’un paradigme commun aux mythes des deux Amériques consiste dans un combat entre humains et non-humains pour la possession du feu de cuisine. C’est ce que j’appelais dans L’Homme nu « le mythe unique ». Comme la cuisine, la poterie suppose l’emploi du feu : les récipients d’argile doivent être cuits. Mais entre les deux feux la pensée indienne fait une double différence. En premier lieu, les humains durent conquérir le feu de cuisine soit sur des animaux représentant la nature opposée à la culture, soit sur le peuple d’en haut ; dans ce dernier cas, des terriens encore à l’état de nature s’opposent à des célestes surnaturels. Par contre, quand la poterie est en jeu les humains ne s’identifient pas avec l’un des deux camps en présence. Placés entre les Serpents et les Oiseaux, ils sont plutôt les témoins d’un combat livré en dehors d’eux. D’acteurs responsables et doués d’initiative ils deviennent des bénéficiaires passifs ou des victimes. En mettant les choses au mieux, ils sont les protégés, les associés ou les complices d’un des deux camps. En second lieu, à une exception près que je vais discuter, tous les mythes sur l’origine du feu de cuisine concordent entre eux — et aussi, faut-il ajouter, avec les données de l’expérience — sur un point. Pour les humains, le feu fut difficile à conquérir, mais une fois l’opération réussie, il leur est définitivement acquis.

Au contraire, la possession et l’usage de la poterie sont perpétuellement remis en cause, car la rivalité entre les puissances d’en haut et celles d’en bas n’a pas de fin. Si modeste que soit le rôle imparti aux humains dans le conflit cosmique, l’esprit de jalousie qui anime les puissances affrontées les contamine. Aussi la poterie fait-elle l’objet d’innombrables pratiques rituelles, précautionneuses et tatillonnes. Les dispositions morales des artisans s’en ressentent. Les mythes du Chaco viennent indirectement à l’appui de ces considérations. Provenance d’autant plus significative que la théorie de la poterie ci-dessus esquissée se fonde surtout sur des mythes nord-américains (supra : 43-48) et que selon Métraux, qui connaissait bien le Chaco, des analogies frappantes existent entre les mythes de cette région de l’hémisphère austral et ceux de l’hémisphère boréal. « Il est probable », écrivait-il, « que […] les Indiens du Chaco représentent une ancienne population qui, jusqu’à une époque récente, a préservé maints traits d’une culture très archaïque. Dans des temps reculés, celle-ci pourrait avoir été commune à des tribus primitives des deux Amériques. » Ces ressemblances culturelles se doublent d’ailleurs de ressemblances physiques. Or on retrouve chez plusieurs peuples du Chaco : Chané, Choroti, Lengua, Ashluslay (et aussi chez les Guarani du Paraguay et les Apapocuva de langue tupi, dans le sud du Brésil), la croyance nord-américaine que des oiseaux surnaturels causent le tonnerre. Les Ashluslay vont plus loin : ils disent que le feu de cuisine était jadis la propriété exclusive des Oiseaux-Tonnerres et que ceux-ci jalousent tellement les humains d’avoir percé leur secret qu’ils sont devenus leurs pires ennemis. Par conséquent, dans ce cas très particulier où les Oiseaux-Tonnerres jouent, vis-à-vis du feu de cuisine, le rôle hostile que les mythes sur l’origine de la poterie leur attribuent en général, le feu domestique remplace la poterie comme enjeu disputé. L’attraction d’un groupe de mythes sur l’autre peut aussi s’exercer en sens inverse. Lors d’une rencontre à Berkeley, M. Thor Anderson a bien voulu me communiquer un mythe recueilli par lui au Mexique. Jadis, racontent les Indiens Chamula, le jaguar terrorisait les humains car il était invulnérable à leurs armes. Dès qu’il sentait l’odeur de viande rôtie, il se ruait sur la maison d’où elle venait et dévorait tous les habitants. Mais aujourd’hui, grâce au Seigneur qui créa la marmite de terre pour le bien des humains, le jaguar ne peut plus sentir l’odeur de viande rôtie. Au lieu donc que les humains obtiennent le feu du jaguar comme le narrent tant de mythes sud-américains, ici ils le possèdent déjà ; et c’est la poterie qu’ils obtiennent contre le jaguar, avec la même conséquence que, renvoyé dans les deux cas du côté de la nature, désormais le jaguar mangera cru. L’existence de

ces formes intermédiaires confirme le parallélisme entre les mythes sur l’origine du feu de cuisine et ceux sur l’origine de la poterie. La deuxième connexion — celle entre jalousie et Engoulevent — soulève moins de difficultés. Elle résulte comme je l’ai dit d’une déduction empirique qui impute à l’oiseau une nature chagrine et un appétit avide en raison de sa vie solitaire, de ses mœurs nocturnes, de son cri lugubre et de son large bec qui lui permet d’engloutir de grosses proies. À ce stade, toutefois, la démonstration reste incomplète. Si les trois termes forment système, il faut qu’ils soient unis deux à deux. On a établi que, chacun pour son compte, l’Engoulevent et la poterie ont un rapport avec la jalousie. Mais quel rapport existe entre la poterie et l’Engoulevent ? Ici se pose un problème sur lequel il convient de s’arrêter, car sa solution met en jeu certains principes fondamentaux de l’analyse structurale des mythes. Pour démontrer la connexion entre l’Engoulevent et la poterie, nous devrons recourir à un oiseau qui ne tient aucune place dans les mythes considérés jusqu’à présent. La démarche sera pourtant rendue légitime pour deux raisons. D’une part cet oiseau figure dans d’autres mythes dont on pourra montrer qu’ils sont avec les premiers en rapport de transformation. Ces nouveaux mythes s’articulent avec ceux à Engoulevent d’un point de vue non seulement logique, mais aussi géographique : ils proviennent du Chaco où vivent les Ayoré dans les rites et les mythes desquels l’Engoulevent joue un rôle inégalé. D’autre part les mœurs de l’oiseau, telles que les rapportent les voyageurs et les zoologistes, contrastent à plusieurs égards avec celles de l’Engoulevent. En somme, je me propose de soumettre deux oiseaux et les mythes qui les concernent à un traitement du type de celui que, dans La Voie des masques, j’appliquais à deux masques et aux mythes qui se rapportent à chacun d’eux. Cet oiseau, que nous n’avons pas encore rencontré, est le Fournier (Furnarius sp.) de la famille des Furnariinés qui compte environ soixante genres et deux cent vingt espèces. On le rencontre surtout en Argentine, au Chili et dans le sud du Brésil, mais il est présent dans toute l’Amérique du Sud, l’Amérique centrale et jusqu’au Mexique. Or, les mœurs du Fournier sont en opposition diamétrale avec celles de l’Engoulevent. L’Engoulevent, affirment les mythes, pousse son cri seulement pendant quelques mois de l’année, la nuit, surtout quand il y a de la lune. Le Fournier, lui, est prodigieusement loquace. Il semble même, dit Brehm citant Burmeister, voyageur du XIXe siècle, « prendre plaisir à couper les conversations ; ils [les Fourniers] se mettent à crier dès que, marchant ensemble, deux personnes

s’arrêtent pour parler. Cela m’est souvent arrivé dans le jardin de mon ami le Dr Lund. Souvent, quand les oiseaux commençaient à crier : * Laissez-les achever, me disait mon hôte ; en leur présence, nous n’obtiendrons jamais la parole ’ ». L’Engoulevent, ai-je déjà noté, ne fait pas de nid ; il pond deux œufs à même le sol ou sur une pierre. Seul moyen de les protéger : la mère volette au-dessus d’eux ; si un homme ou un animal s’approche, elle feint d’avoir une aile brisée et de tomber à quelque distance pour attirer l’intrus loin des œufs ou de ses petits. Au contraire, le Fournier — appelé par les paysans brésiliens João de Barro, Maria de Barro, « Jean » ou « Marie de Glaise » ou encore Pedreiro, « Le Maçon » — construit sur une branche un nid d’argile remarquable par la taille et l’exécution. Il comprend une antichambre et une alcôve séparées par une cloison. C’est dans l’alcôve tapissée d’herbes sèches, de plumes et de poils que la femelle pond ses œufs. Enfin, les mythes associent l’Engoulevent et la jalousie conjugale. Plus précisément, cet oiseau figure au premier rang de mythes qui ont pour thème la séparation ou l’éloignement des sexes causé soit par la jalousie entre hommes au sujet de la même femme, soit par la jalousie d’un amant ou d’une amante éconduit(e), soit par l’impossibilité où sont mis deux amants de s’unir, ou par la mésentente conjugale. Même dans des mythes qui font de l’Engoulevent l’auteur ou le résultat d’une décapitation, les motifs précédents ne sont pas complètement absents : la décapitation entraîne elle aussi une séparation. Comme le couple désuni, la tête ou le corps détachés l’un de l’autre souffre de la perte de l’autre partie. Ces motifs sont en complète opposition avec tout ce qu’on sait des mœurs du Fournier. Chez ces oiseaux, le mari et la femme collaborent à la construction de ce chef-d’œuvre qu’est leur nid lequel, souligne Brehm, « diffère considérablement de celui de tous les autres oiseaux ». Surtout le Fournier — qui aime voisiner avec les humains, à la différence aussi de l’Engoulevent — ne cesse de converser avec sa femelle. Écoutons Ihering, remarquable observateur : « Le mâle pousse un cri et la femelle lui répond immédiatement un demi-ton plus bas ; ainsi se succèdent en alternance les deux sons d’une durée toujours égale, mais avec une telle rapidité, une si grande précision de rythme qu’on est rempli d’admiration, surtout quand on pense au mal que nous autres hommes aurions pour apprendre ce genre d’exercice musical dans un mouvement prestissimo. Un musicien professionnel qui écoutait en ma compagnie un ménage de João de Barro admirait particulièrement l’exactitude avec laquelle entrait la deuxième voix sans aucun signal préalable du premier exécutant. Les

musiciens humains ont besoin que le chef d’orchestre leur donne une indication avec sa baguette, tandis que ces oiseaux paraissent se répondre automatiquement et à l’instant même, malgré la distance qui les sépare. » Comment les Indiens, témoins de tant de zèle, n’y verraient-ils pas ce qu’il est effectivement, la preuve d’un couple bien accordé, aux antipodes de ces autres couples illustrés par les mythes dont un des membres, ou un tiers instigateur de brouille conjugale, est ou devient un Engoulevent ? Bien qu’on tienne au Brésil le Fournier pour un oiseau sacré, les mythes qui le concernent sont peu nombreux. Ils proviennent surtout du Chaco et une inspection rapide suffit à convaincre qu’ils entretiennent un rapport de transformation avec — non loin de là — les mythes ayoré examinés au précédent chapitre dont le héros ou l’héroïne est l’Engoulevent. On se souvient que dans ces mythes, Engoulevent tantôt homme, tantôt femme, déchaîne un feu destructeur contre des serviteurs désobéissants ou contre des ennemis. Ce feu risque d’exterminer toute la population ; une fois le danger passé, les survivants fondent un nouvel établissement. Des formes inversées plus ou moins reconnaissables de ce mythe existent chez les Toba, les Mocovi, les Tumerehã, les Mataco… Comparées aux versions ayoré, celles des Mataco offrent un intérêt particulier. Au lieu que les auteurs du feu soient les protagonistes, et leurs victimes des comparses, chez les Mataco c’est l’inverse. Jadis, disent-ils, du temps que les humains et les animaux ne constituaient pas des familles zoologiques distinctes, au bout du monde flambait un feu inextinguible sur lequel d’énormes marmites pleines de nourriture cuisaient jour et nuit. Une autre version remplace ce dispositif par un peuple de géants faits de feu. Dans les deux cas, ceux qui voulaient s’approcher du feu ou des hommes-feu devaient prendre des précautions spéciales : soit qu’ « il ne faille jamais parler des prairies d’herbe haute, car le feu entendrait et se répandrait partout », soit que, les géants de feu étant très susceptibles, « on doive se garder en entrant dans leur pays de faire le moindre bruit, de parler ou de rire ». Cette dernière version rapporte que le peuple animal, ancêtre des Indiens, rendit un jour visite aux géants de feu. Le Fournier qui aimait à rire (nous savons que c’est un oiseau enjoué) ne put se contraindre devant le spectacle qu’offraient les enfants des géants : ils se tenaient accroupis devant les maisons, et des flammes leur sortaient du derrière. Les enfants allèrent se plaindre à leurs parents. Alors, les géants de feu embrasèrent le monde. La terre fut entièrement brûlée, il n’y avait plus d’arbres. Un petit oiseau qui s’était caché dans un trou réussit par son chant à les faire repousser.

Une version toba explique que les Indiens se protégèrent du feu en creusant une grande fosse tapissée d’argile où ils se tinrent pendant trois jours et trois nuits, privés de nourriture. Ce refuge évoque le nid du Fournier ; peut-être aussi des croyances relatives aux débuts de la poterie. C’est en effet de cette façon qu’en Amérique du Nord quelques peuples algonkin (Blackfoot et autres) prétendent qu’ils faisaient jadis une poterie fragile et grossière depuis longtemps disparue. Quoi qu’il en soit de cette conjecture, il est clair que par l’inversion des camps en présence et d’autres détails (feu dans les arbres, arbres dans le feu ; auteurs ou victimes du feu réfugiés dans un trou, etc.) les mythes mataco et toba dont le principal personnage est le Fournier offrent une image en miroir des mythes ayoré qui ont l’Engoulevent pour héroïne ou héros. Ce n’est pas tout. Responsable par son rire de la grande conflagration, le Fournier du mythe mataco inverse aussi l’Engoulevent d’un mythe tukuna (supra : 62) suivant lequel les humains purent s’emparer du feu caché dans la bouche de l’oiseau parce que celui-ci se trahit en riant. Dans un cas, le feu caché est exposé au grand jour ; dans l’autre un feu qui n’est que trop visible provoque le rire du Fournier alors qu’il eût dû faire comme si ce feu lui était caché. Enfin, le feu de cuisine, qui est un feu constructeur, sort de l’Engoulevent pat la bouche, orifice antérieur et supérieur. Le feu destructeur s’échappe des petits géants par l’anus, orifice postérieur et inférieur. En dépit de la distance qui sépare les Mataco des Tukuna, les deux mythes se font pendant. Plus près des Mataco et surtout des Ayoré, un autre mythe qui a le Fournier pour héros appartient aux anciens Mojo de la Bolivie orientale. Le dieu glouton Moconomoco, « Père des hommes », avait mangé toutes les graines et s’était ensuite noyé, laissant les Indiens en proie à la famine. L’Aigle leur indiqua l’endroit où le cadavre du dieu gisait dans la rivière. On le tira de l’eau, le Fournier creva l’estomac et on récupéra les graines. Comme oiseau salvateur et nourrisseur, ici encore le Fournier s’oppose à l’Engoulevent, oiseau avide et glouton (auquel est donc congru le dieu Moconomoco), qui, dans des mythes déjà passés en revue, prive ses proches de nourriture et de boisson. Les Cashinawa vivent beaucoup plus au nord, mais ils appartiennent à la famille linguistique pano à laquelle certains auteurs rattachent aussi les Mataco. Comme les Ayoré, ils associent la grande conflagration et la durée abrégée de la vie humaine. En outre ils décrivent cette conflagration dans les mêmes termes que les Mataco : tous les arbres furent réduits en cendres, c’est là son effet principal, le seul ou presque qu’évoquent les deux récits. Ces ressemblances ne sont pas sans intérêt pour reconstituer l’histoire culturelle des régions subandines

tout le long desquelles on repère l’avancée des peuples de langue pano. Or, les Cashinawa attribuent eux aussi un grand rôle au Fournier : au temps où leurs ancêtres menaient une vie primitive, couchant à la belle étoile et ne mangeant que du grillé, le Fournier leur apprit à construire des habitations et à faire de la poterie. Aussi vénèrent-ils l’oiseau qu’ils s’interdisent de tuer. Après avoir montré que dans un important groupe de mythes jivaro, la jalousie, la poterie et l’Engoulevent forment système, je m’en suis demandé la raison. Procédant par étapes, j’ai d’abord établi un lien entre poterie et jalousie, ensuite entre jalousie et Engoulevent. Restait, pour clore le système, à relier la poterie et l’Engoulevent. Les considérations qui précèdent sur le Fournier incitent à penser — et le mythe cashinawa sur l’origine de la poterie confirme — qu’un lien existe bien entre les deux termes. Mais ce lien se noue indirectement, par l’intermédiaire d’un oiseau que ses mœurs observables et les mythes qui le concernent mettent en corrélation et opposition avec l’Engoulevent : car cet oiseau, en qui s’inversent toutes les valences sémantiques de l’autre, ramène directement à la poterie. La démarche est-elle légitime ? Il faut encore le prouver, car je propose de boucler un cycle de transformations au moyen d’un état qui n’est pas donné dans les mythes illustrant les autres états. Mais peut-on dire que de ces mythes, le Fournier soit véritablement absent ? Même s’il habite principalement une vaste zone méridionale incluant le Chaco d’où proviennent la plupart des mythes où il figure, on le rencontre partout en Amérique du Sud et au-delà. Le mythe cashinawa n’est qu’un exemple du caractère sacré qu’on attribue au Fournier dans l’ensemble du Brésil. L’oiseau vit volontiers à proximité immédiate des établissements humains, la matière, les dimensions, la perfection de son nid retiennent l’attention : « Quand on franchit les hautes chaînes de montagnes qui séparent, au Brésil, les grandes forêts côtières des prairies des Campos […] partout, le long de la route, sur les grands arbres isolés, au voisinage des habitations, on aperçoit sur les fortes branches horizontales de gros amas de terre en forme de melons bombés de tous les côtés. Leur aspect a quelque chose d’extraordinaire. On croirait voir des termitières […]. » Nul doute que les Fourniers fussent présents à la pensée des Indiens même quand ils ne parlaient pas d’eux. Et leurs mœurs, j’en ai donné des preuves, ne pouvaient manquer d’être perçues en opposition avec celles des Engoulevents.

Toutefois, une difficulté d’une autre nature subsiste. Dans ce qui précède, j’ai postulé l’existence d’une transformation en cinq états : femme → jalousie → poterie → engoulevent → fournier. D’un point de vue formel, quelque chose gêne dans cette séquence : en fin de parcours un oiseau succède à un oiseau. Alors que les quatre premiers états sont hétérogènes, les deux derniers sont homogènes. Sous ce rapport ils paraissent donc redondants (pour un problème du même type, cf. Du Miel aux cendres : 220-222). Cette redondance disparaîtrait si les positions logiques occupées par les deux oiseaux dans le système étaient elles-mêmes hétérogènes. Or c’est ce qui ressort immédiatement d’une formule que j’ai énoncée en 1955 et que je qualifiais alors de « canonique » parce que, disais-je, elle permet de représenter toute transformation mythique. Au départ, le problème posé par les mythes jivaro se présentait comme suit : quel rapport y a-t-il entre l’Engoulevent qui « fonctionne » comme un oiseau jaloux ou cause de jalousie, et une femme qui reçoit pour fonction d’expliquer l’origine de la poterie ? Soit :

Fonction négative, remarquons-le : les humains n’obtiennent l’argile que parce qu’elle-même la perd et meurt en tant qu’humaine pour se changer en l’oiseau dont elle portait seulement le nom. Et voici la solution à laquelle conduit notre démarche :

Autrement dit, la fonction « jalouse » de l’Engoulevent est à la fonction « potière » de la femme comme la fonction « jalouse » de la femme est à la fonction « Engoulevent inversé » de la potière. Expliquons. Pour qu’à la façon du mythe jivaro on puisse mettre en rapport une humaine et un oiseau d’une part, la jalousie et la poterie d’autre part, il faut : 1) qu’une congruence apparaisse entre l’humaine et l’oiseau sous le rapport de la jalousie ; 2) que le registre des oiseaux comporte un terme congru à la poterie. Le Fournier satisfait à cette dernière exigence ; il est donc légitime de l’introduire dans le système à la condition — ce que font les mythes — de reconnaître en lui un « Engoulevent inversé ». En effet les mythes à Fournier sont la transformation inverse des mythes à Engoulevent. La fonction « jalousie » de l'Engoulevent relève, je l’ai montré, de ce que j’ai appelé ailleurs une déduction empirique : interprétation anthropomorphique de

l’anatomie et des mœurs observables de cet oiseau. Quant au Fournier, il ne peut jouer le rôle de terme puisqu’il ne figure pas comme tel dans les mythes à Engoulevent. Il est présent comme terme seulement dans des mythes qui les inversent. Mais son emploi à titre de fonction vérifie le système des équivalences, par transformation en déduction empirique de ce qui n’était au départ qu’une déduction transcendantale (que l’Engoulevent puisse, comme l’affirme le mythe, être à l’origine de la poterie) : au regard de l’expérience, le Fournier est un maître potier comme, au regard de l’expérience, l’Engoulevent est un oiseau jaloux. Le passage s’accompagne sur le plan rhétorique d’une transformation comparable à celle d’une fonction en terme : une créature surnaturelle qui n’était Engoulevent que de nom, c’est-à-dire au sens figuré, devient cet oiseau au sens propre quand, en disparaissant physiquement, elle livre aux humains l’argile, matière première de la poterie que sub specie natarae, son contraire demeure seul capable de façonner.

Chapitre V Les mythes à Engoulevent en Amérique du Nord. Les trois thèmes repérés en Amérique du Sud s’y retrouvent. Celui de l’éclatement illustré par l’histoire du rocher mouvant ; elle ramène à la mésentente conjugale et à la jalousie.

Représentés en Amérique du Sud par soixante à soixante-dix espèces, les engoulevents n’en comptent que six en Amérique du Nord qui ne recouvrent pas exactement celles que nous avons déjà rencontrées. Le genre Nyctibius tient la première place sous les Tropiques, mais il ne remonte pas plus haut que le sud du Texas. En Amérique du Nord, ce sont les genres Caprimulgus (à queue arrondie) et Chordeiles (à queue fourchue) qui prédominent. En général, les langues indigènes distinguent les deux genres. Les traductions anglaises des mythes rendent le plus souvent le premier par Whippoorwill, le second par Nighthawk ou Bullbat. Malgré cette répartition très inégale des engoulevents entre les deux hémisphères et bien que l’espèce Chordeiles minor soit la seule répandue dans tout l’hémisphère Nord, zones arctique et subarctique exceptées (la distribution de Caprimulgus vociferus se limite à la moitié est des États-Unis ; dans la moitié ouest Phalœnoptilus nuttallii, dit Poorwill en anglais, le remplace), les mythes à Engoulevent provenant des deux Amériques offrent une homogénéité remarquable : preuve supplémentaire à l’appui de la thèse défendue dans les Mythologiques que la mythologie américaine est une. Diversement illustrés, nous allons en effet retrouver en Amérique du Nord tous les motifs que l’analyse des mythes sud-américains avait permis de dégager.

FIG. 2. — L’Engoulevent nord-américain Chordeiles minor (d’après BREHM 1891, vol. 2, p. 227).

Comme les Indiens de la Guyane, des peuples d’Amérique du Nord, différents entre eux par la langue et la culture, sont d’accord pour voir dans les engoulevents des paresseux : ces oiseaux ne construisent pas de nid et pondent à même le sol ou sur des pierres1. C’est, on s’en souvient, en partie à cause de cette singularité que les mythes sud-américains opposent le Fournier à l’Engoulevent. Les Penobscot du Maine désignent Caprimulgus d’un mot : wi’pule’su (attesté sous des formes voisines dans d’autres langues septentrionales de la famille algonkin : malecite, saint-Francis, micmac, etc.). L’étymologie populaire le dérive de li'puli, « Éjacule ! », contrepartie du rapprochement, fréquent en Amérique du Sud, de la bouche de l’Engoulevent et de la vulve. Quant à eux, les Penobscot reconnaissent leur mot pour « vulve » dans le cri de la Perdrix, oiseau de mauvais augure annonciateur de mort comme l’Engoulevent. Dans la région des grands Lacs, les Menomini, aussi membres de la famille linguistique algonkin, croient que la mort d’un engoulevent frappé accidentellement par un chasseur présagerait un danger imminent. Mais si, l’entendant crier, on réussit à pointer le doigt vers l’endroit exact où il se trouve, l’oiseau se tait et s’en va. Les Omaha et les Dakota, Indiens des Plaines qui appartiennent à la famille linguistique siouan, disent qu’un engoulevent interpellé par un humain annonce une mort prochaine s’il cesse de crier, une longue vie s’il continue. Les Cherokee orientaux, lointains parents des Iroquois

par la langue, ne tuent ni ne mangent les engoulevents. Ils redoutent ces oiseaux et même les haïssent, car leur cri est un mauvais présage et les sorciers empruntent souvent cette apparence pour commettre leurs forfaits. On a vu que les Indiens sud-américains établissent eux aussi un lien entre l’Engoulevent et la mort, mais non sans une certaine ambiguïté : les Tupi de la côte donnaient à l’Engoulevent une connotation positive (supra : 52). Positive aussi, jusqu’à un certain point, pourrait avoir été la connotation de l’Engoulevent comme conducteur de la quête initiatique chez les Iroquois ; et chez les Fox de langue algonkin, voisins des Menomini, ainsi que chez les Hopi et les Zuni du sud-ouest des États-Unis, si l’on en juge par la place que leurs rites font à l’oiseau lui-même ou à ses plumes. Enfin, j’ai signalé dans les mythes jivaro une transformation : épouse lune → épouse engoulevent → épouse grenouille. Or les Indiens Ute du grand Bassin voient dans l’Engoulevent une divinité nocturne que le Conseil des dieux chargea de transformer la Grenouille en lune. Un mythe dont la distribution paraît restreinte au centre et au nord de la Californie (Maidu, Achomawi, Modoc) traite de l’origine de l’Engoulevent. Le texte anglais de la version maidu que je vais suivre l’appelle Nighthawk (les autres simplement Hawk). Jadis, un Indien envoya ses deux filles épouser un grand chasseur. Elles reconnaîtront sa demeure aux peaux d’ours pendues devant sa porte. Mais, ajoute-t-il, qu’elles ne se trompent pas de maison, car en face habite Engoulevent, un fainéant, un bon-à-rien. Les filles se mettent en route, Engoulevent les voit de loin et s’empare des peaux d’ours qu’il accroche devant son logis. Les filles y entrent donc et passent la nuit avec lui. Le lendemain seulement elles découvrent leur erreur, car le bon chasseur revenu dans l’intervalle a repris ses fourrures. Les filles changent aussitôt de domicile. Furieux d’avoir perdu ses épouses, Engoulevent suscite une tempête. Il pleut sans arrêt, tout le pays est inondé, l’eau envahit les maisons. Cela dure jusqu’à ce que le nouveau mari tranche la tête du coupable : « Ce méchant Engoulevent, pris de colère à cause des femmes, a causé un déluge. » Et s’adressant à lui : « Voici ce que tu seras désormais, quelqu’un qui ne troublera plus les humains. Tu es Engoulevent, tu seras un oiseau incapable de faire rien qui vaille. Et ce monde sera tel qu’en mentant aux femmes, les hommes réussiront à se faire agréer pour maris. » La version achomawi propose une morale différente : en décapitant l’auteur du déluge on créa le droit de tuer les mauvais chamans. La version provenant des Modoc offre des aspects déconcertants. Elle dérive manifestement des précédentes mais semble remplacer l’Engoulevent par un

petit Falconidé (à supposer que les termes modoc soient les équivalents exacts de ceux de leurs voisins Klamath, pour lesquels on dispose de grammaires et de lexiques plus complets). Pourtant, cette version souligne avec une vigueur particulière les traits que les mythes sud-américains attribuent à l’Engoulevent. Qu’on en juge. Il faut d’abord noter que pour les Modoc, le Faucon incarne un esprit surnaturel au tempérament avide, remarquable par sa ténacité. Or, le personnage principal du mythe en question se nomme Faucon. C’est un chasseur incapable qui, quand on l’invite, se gave de viande sans rien rapporter aux siens. Les autres chasseurs s’amusent à lui faire ouvrir la bouche et à y enfourner des morceaux de gibier, surtout des abats qu’eux-mêmes dédaignent. Ce personnage grotesque et méprisé réussit un jour à duper deux sœurs que leur mère avait envoyées à son village pour épouser Aigle, un grand chasseur. Faucon se fit passer pour celui-ci en planant très haut dans le ciel mais faillit succomber à cet exercice. Et comme il n’avait pas de quoi nourrir ses épouses, il coupait la chair de ses jambes et leur rapportait cette maigre pitance qu’elles trouvaient exécrable. Elles le surveillèrent, le virent en train de se faire gaver par les chasseurs, comprirent leur erreur et se transportèrent chez le bon mari. Aigle et Faucon avaient chacun quatre frères. Un combat s’engage entre les deux camps. Les Aigles triomphent de leurs adversaires, décapitent l’imposteur et lancent sa tête au ciel. On avait défendu aux femmes de regarder. Elles désobéissent, la tête retombe, tuant les Aigles. Les femmes ont désormais la tête pour mari. L’aînée se résigne à la transporter dans sa hotte. Elle l’en tire chaque fois que la tête le lui ordonne pour voler en direction du gibier et le tuer. Tout en larmes, accablée sous le poids de la viande qu’elle est obligée d’entasser dans sa hotte, la femme cesse d’avertir la tête quand du gibier est en vue et elle va demander l’aide de Kumush, le grand héros culturel. Celui-ci extrait la tête de la hotte, la met dans une étuve remplie de pierres brûlantes. La tête supplie qu’on la sorte de là. Comme Kumush reste sourd, elle s’envole en brisant les pierres entassées sur le toit de l’étuve et meurt d’épuisement. On ouvre l’étuve avec précaution, on y trouve le cadavre d’un beau jeune homme qu’on incinère sur un bûcher. C’est l’origine de la crémation des morts. Dans ce mythe, le vilain personnage est donc un glouton et un égoïste. Comme l’Engoulevent sud-américain, il garde la bonne nourriture pour lui et affame les siens (supra : 61). La ressemblance s’accroît encore quand on remarque que le spectacle de l’homme recevant la becquée ici de ses compagnons de chasse, là de sa mère, met l’indignation de sa ou de ses femmes à son comble. Aussi bien chez les Mundurucu des rives de l'Amazone (supra :

60) que chez les Modoc des confins de la Californie et de l’Oregon, c’est ce spectacle qui décide la ou les femmes à quitter leur horrible époux. Celui-ci, disent les versions nord-américaines, est ensuite décapité. La tête séparée du corps a le pouvoir de voler, comme celle de la femme Engoulevent d’un mythe kayapo (supra : 61). La suite de la version modoc illustre le thème de la femme-crampon (ici un mari-crampon) dont j’ai déjà parlé (supra : 43). Quant à l’incident de la tête heurtant les pierres posées sur le toit de l’étuve et les faisant éclater, d’autres mythes nord-américains montreront bientôt qu’il occupe une place centrale dans les mythes à Engoulevent. Par conséquent, la manœuvre de l’Engoulevent des mythes ayoré tuant ses adversaires avec des pierres réduites en éclats n’est pas un détail insignifiant ni même un motif secondaire. Du nord au sud des Amériques, le motif des pierres éclatées constitue un invariant de mythes consacrés à cet oiseau. Dans plusieurs versions du mythe nord-américain, l’homme-oiseau provoque un déluge : catastrophe aussi consécutive à la colère de l’Engoulevent selon les Ayoré du Chaco bolivien. Enfin, il est clair que nous rejoignons le mythe jivaro et notre point de départ avec l’histoire d’une rivalité jalouse entre deux hommes au sujet d’une ou de deux femmes. La jalousie est le sentiment inspiré aux maris par la crainte que leurs femmes ne les quittent. La version maidu redouble ce motif par un autre qui lui est symétrique : les hommes mentiront désormais aux femmes pour les persuader de devenir leurs épouses. Dans ce cas, le mensonge conjoint les sexes ; dans l’autre, la jalousie manifeste leur désunion. Peut-on pousser plus loin cette recherche d’un parallélisme entre des mythes des deux hémisphères ? Risquons-le. Dans le mythe modoc, Aigle avertit les deux sœurs qu’il va trancher la tête de son rival et « l’emporter au-dessus du ciel ». Supposons, bien que le texte ne le dise pas, que, parvenue très haut dans le ciel, la tête deviendra un astre. Alors, les deux sœurs qui commettent la faute de trop regarder en l’air rappelleront d’autant mieux un mythe karaja déjà résumé (supra : 59) qu’ici et là une des femmes rejette un mari affreux tandis que l’autre (l’aînée selon les Modoc, la cadette selon les Karaja) l’accepte ; et qu’ici et là le mari repoussant se change en un beau jeune homme — post mortem, il est vrai, dans le mythe modoc. N’avons-nous pas affaire aux pièces d’une même mosaïque autrement disposées ? Il est difficile de ne pas l’admettre, comme de se soustraire à la conclusion que de façon indépendante et à plusieurs milliers de kilomètres, deux versions d’un mythe sur l’origine de l’Engoulevent se sont laissées, si l’on peut dire, capter sur l’orbite du cycle panaméricain du mari-étoile (L’Origine des manières de table : 187 sqq.), lui-même inscrit dans le cycle encore plus vaste de

la dispute des astres auquel la discussion des mythes jivaro nous avait déjà ramenés. Le cycle du mari-étoile est particulièrement bien représenté chez les Algonkin, et aussi chez de petites populations, diverses par la langue et la culture, qu’on trouve rassemblées dans une zone restreinte correspondant à la partie occidentale des États d’Oregon et de Washington ; elles sont donc proches des Modoc que nous venons de quitter. Or, ces deux groupes de peuples et certains de leurs voisins ont en commun un mythe qui prête un rôle stratégique aux engoulevents. Il serait fastidieux d’examiner une par une plus de vingt versions. Disons, pour simplifier, qu’elles débutent toutes par une querelle entre un demi-dieu décepteur et un rocher capable de parler et de se mouvoir. D’une version à l’autre, les motifs de la querelle varient peu : le Décepteur ayant fait cadeau au rocher de sa couverture, de sa tunique ou de son couteau, veut les reprendre parce que la pluie menace ou qu’il a besoin du couteau pour couper la viande ; le Décepteur a donné au rocher une couverture souillée d’excréments, mais elle lui fait envie quand il la voit bien nettoyée par son nouveau possesseur ; le Décepteur s’empare d’une couverture appartenant au rocher ; ou bien encore il se soulage au-dessus du rocher et le souille. Le rocher n’aime pas les voleurs ni les malpropres. Il juge aussi que donner et retenir ne vaut : « Ce qu’on a donné aux gros rochers », énonce sentencieusement la version blackfoot, « on ne peut jamais leur reprendre. » Le rocher s’ébranle, roule derrière le Décepteur en fuite, le rejoint et l’emprisonne sous son énorme masse. La victime demande et obtient l’aide de plusieurs animaux que le rocher tue l’un après l’autre ; ou elle s’adresse directement aux engoulevents (Caprimulgus seul, ou Caprimulgus d’abord puis Chordeiles). Le dernier oiseau qu’elle implore réussit à faire éclater le rocher, presque toujours par la violence de ses pets. Le rocher est réduit en menus morceaux. C’est, dit une version, l’origine de toutes les pierres qu’on voit aujourd’hui par le monde. L’algonkin désigne en général l’oiseau Chordeiles d’un mot formé sur une racine pist- qui inspire, paraît-il, aux Blackfoot des calembours variés, « péter » se disant dans leur langue pistit. Mais l’épisode des pets de l’Engoulevent n’appartient pas en propre aux peuples relevant de cette famille, ce qui suggère entre les deux notions un lien pas seulement phonétique. Dans ses vingt et quelques versions, le mythe occupe une aire considérable. Elle inclut les Micmac, les Kickapoo, les Cree, les Blackfoot, les Gros-Ventre, les Arapaho, tous de langue algonkin ; au sud des derniers nommés, des siouan comme les Dakota (pour qui le héros, victime d’une Dame-Rocher cramponnée à son dos, est délivré par son fils changé en « Hawk », lequel fait éclater le rocher

d’un coup de flèche) et les tribus dites villageoises du haut Missouri : Arikara, Pawnee, Mandan et Hidatsa ; vers l’ouest dans le grand Bassin, les Ute ; au nord-ouest, des Salish de l’intérieur : Flathead et Cœur d’Alêne. Le mythe prétend moins expliquer l’origine des engoulevents que leur aspect actuel : bouche largement fendue, tête aplatie ; soit que le Décepteur voulût les embellir en remerciement de leur aide, soit, le plus souvent, par ingratitude et pour se moquer d’eux après avoir obtenu le secours demandé. Sous cette dernière forme (l’Engoulevent a la bouche fendue à la suite d’une altercation) un écho du mythe est perceptible jusque chez les Klamath. On se souvient que l’Engoulevent des mythes sud-américains éclate de rire et révèle ainsi qu’il garde le feu caché dans sa bouche ; ou bien il réduit des pierres en éclats dont il bombarde ses adversaires. Dans le mythe nord-américain le thème de l’éclatement prend encore plus d’importance : un ou plusieurs engoulevents font éclater un gros rocher — d’où proviennent toutes les pierres du monde suivant une version — et ils y parviennent en éclatant eux-mêmes, mais par un autre orifice corporel : au lieu de rire, ils pètent. C’est, semble-t-il, le son produit par les ailes vibrant quand l’oiseau fond sur sa proie que les Indiens interprètent comme un bruyant lâcher de vents. Une version périphérique due aux Indiens Ute fait sienne cette explication. Pour décrire le même phénomène, Audubon recourt à une autre image : « Au moment où l’oiseau dépasse, si je puis dire, le centre de son plongeon, ses ailes, prenant une direction nouvelle et s’ouvrant tout à coup au vent, choquent l’air avec violence, comme les voiles d’un vaisseau qu’on a subitement ramenées en arrière. » Les versions algonkin, qui occupent dans l’ensemble une position centrale, mettent en rapport le bruit de l’oiseau et le tonnerre, et ils voient dans l’Engoulevent un médiateur entre les puissances célestes et les puissances chthoniennes engagées dans une lutte (dont on n’aura garde d’oublier que la poterie est l’enjeu). Dans une version assiniboine, le tonnerre lui-même brise le rocher. Une version de même origine relate que pour obtenir sa délivrance, le Décepteur promet la main de sa fille, puis, sitôt libéré, avoue froidement qu’il n’en a pas. Ce Décepteur, dit-on, aime à tromper les femmes. Le trait rapproche de la morale du mythe maidu (supra : 85). De façon indépendante, une autre analogie apparaît quand on compare une version blackfoot du mythe sur le rocher vindicatif et le mythe hidatsa sur l’origine de la poterie et de la jalousie conjugale. Dans ce dernier mythe (supra : 46) le héros « souillé » par le contact d’une séductrice essaye de dissimuler l’incident à sa femme en découpant le morceau de sa tunique que sa belle-sœur avait touché. Le Décepteur, héros du mythe blackfoot, fait de même quand les engoulevents défèquent sur sa tunique

pour se venger de la déformation faciale infligée à leurs petits : Il enlève morceau après morceau ; finalement il est tout nu, le corps couvert d’ordure et il n’a plus d’autre ressource que de se mettre à l’eau. Cette version blackfoot appelle deux remarques. Malgré la distance, elle ressemble étonnamment à un mythe des Parintintin, Indiens de langue tupi qui vivent sur le rio Madeira dans le bassin amazonien. Un jour, un vieil Indien se moqua de l’Engoulevent (bacurau) à cause de sa grande bouche. L’oiseau l’enleva dans les airs, puis le laissa choir. En tombant, l’Indien ouvrit la bouche dans laquelle l’oiseau déféqua : « c’est pourquoi les vieillards puent de la bouche ». En second lieu, l’histoire que raconte le mythe blackfoot se déroule à une époque où les hommes et les femmes vivaient séparés et où le mariage n’existait pas encore. Or, c’est en conclusion des aventures du Décepteur, au nombre desquelles figure celle avec les engoulevents, que les femmes se résolurent à prendre des maris. Nous retrouvons par ce biais le lien de l’Engoulevent et du problème des relations entre les sexes, tel qu’au début de notre enquête le thème de la jalousie conjugale dans les mythes à Engoulevent l’avait déjà illustré. Voisins des Algonkin mais de langue siouan, les Dakota du Canada nomment une espèce d’Engoulevent (Nighthawk dans le dictionnaire de Riggs ; Whippoorwill suivi d’un point d’interrogation pour Wallis) d’un mot p’isko, dérivé d’une racine phonétiquement proche de celle déjà rencontrée en algonkin. Un de leurs mythes raconte que cet oiseau céda à Araignée un pouvoir magique qu’il avait reçu des Tonnerres. Depuis lors ceux-ci en gardent rancune, et les Indiens s’abstiennent de lui faire des offrandes de tabac. Entre les Tonnerres, maîtres du monde céleste, et Araignée, maître du monde terrestre, l’Engoulevent se situe donc à mi-chemin et porte la responsabilité d’un conflit opposant ces puissances antagonistes. Les Apache, qui sont des Athapaskan méridionaux, vivent à la périphérie de l’aire occupée par les mythes sur le rocher vindicatif dont triomphent les engoulevents. Ces oiseaux tiennent aussi chez eux une grande place. Une espèce, probablement Chordeiles minor, nommée d’un mot proche de l’algonkin : piše, a, disent les Apache, un vol si rapide que les éclairs ne peuvent l’atteindre. On crie donc piš, piš pendant l’orage « comme pour faire croire que nous sommes l’oiseau, à l’abri de l’éclair comme lui ». Le « Faucon de nuit » est divinisé ; on célèbre des rites en son honneur. Les Apache ont aussi un culte des gahe ou jajadeh, du nom d’un autre Engoulevent (anglais Poorwill : Phalœnoptilus ?). Les gahe ou jajadeh sont des esprits qui habitent à l’intérieur des montagnes et que personnifient des danseurs masqués. Ces esprits revêtent l’aspect

d’engoulevents pendant le jour ; la nuit, ils se transforment en femmes voleuses d’enfants et cannibales. On notera à ce sujet que les versions flathead du mythe sur le rocher vindicatif remplacent les engoulevents des autres versions par deux vieilles femmes ; elles aussi cassent le rocher en morceaux et sont des cannibales. Le Décepteur (ici Coyote) les tue. Souvenons-nous qu’une version du mythe californien sur l’origine de l’Engoulevent (supra : 85) rattache à cette origine le meurtre des mauvais chamans. L’obscure indication donnée par Goeje d’après Penard, selon laquelle les Kalina de la Guyane « disent que l’Engoulevent est né de la calomnie », renvoie peut-être au même ensemble de croyances assimilant les engoulevents à des sorciers malfaisants. Le rôle important attribué par les Apache aux engoulevents, non seulement dans les mythes mais aussi dans des rites majeurs, rappelle celui qu’en Amérique du Sud les mêmes oiseaux jouent chez les Ayoré. Rapprochement d’autant plus significatif que l'Engoulevent des Ayoré, placé au sommet de leur panthéon, est une divinité jalouse. De leur côté, les observateurs des Apache insistent sur la place qu’il convient de faire à la jalousie et à l’envie pour comprendre la psychologie et la conduite quotidienne de ces Indiens. Leur langue, ajoutent-ils, exprime les notions de jalousie, d’envie et d’avidité par un seul mot et, dans la vie courante, ce peuple semble amalgamer les trois sentiments.

Chapitre VI Avidité orale et rétention anale : la paire Engoulevent-Paresseux. Retour au mythe d’origine jivaro : conflit cosmique et guerre entre humains. Le Paresseux vieil ennemi. Coup d’œil sur sa place et son rôle dans divers mythes sud-américains.

Égoïste, envieux, jaloux, avare, goinfre : au propre ou au figuré, dans les mythes des deux Amériques l’Engoulevent connote l’avidité orale. Mais en quoi cette nature porte-t-elle à péter ou à déféquer ? Il serait insuffisant de dire que pour exploser, de rire ou par une émission de gaz intestinaux, il faut qu’on soit moralement ou physiquement bourré au point de ne pouvoir se contenir. Outre que les mythes n’établissent pas une relation de cause à effet entre les deux dispositions mais mettent en avant soit l’une, soit l’autre, c’est à un niveau plus profond que la connexion s’établit. Poser l’avidité orale comme une catégorie de la pensée mythique invite à se demander si cette catégorie existe en elle-même et par elle-même, si elle forme à soi seule un tout, ou si, en la dégageant des matériaux soumis à l’analyse, on n’a pas isolé une parcelle d’un champ sémantique, un état parmi d’autres d’une transformation. Fidèle à la méthode hypothético-déductive appliquée dans Le Totémisme aujourd’hui (p. 22-25), j’essaierai donc de construire puis de mettre à l’épreuve des faits le tableau des commutations dont l’avidité orale occuperait seulement une case. Oral s’oppose à anal. La psychanalyse nous a rendu cette opposition familière, mais on verra que sous ce rapport, la pensée mythique l’a très largement devancée. L’opposition oral/anal intéresse des orifices corporels. Ceux-ci peuvent être ouverts ou fermés, et selon qu’ils se trouvent dans l’un ou l’autre état ils sont aptes à remplir trois fonctions différentes : fermés, ils retiennent ; ouverts, ils absorbent ou ils évacuent. D’où un tableau à six commutations : rétention orale, avidité orale, incontinence orale ; et rétention anale, avidité anale, incontinence anale. On ne postulera pas que des mythes existent nécessairement pour meubler toutes les cases. Certaines restent peut-être vides, ce qui requerrait une explication. On doit d’abord se demander quelles cases sont remplies.

À la suite de l’Engoulevent, des animaux se portent aussitôt candidats. Mais même avant de les faire comparaître, cette façon de poser le problème éclaire l’ambiguïté de l'Engoulevent. Car si cet oiseau connote l'avidité orale, il inverse doublement la rétention anale et doit donc manifester sur le plan anal une certaine forme d'incontinence illustrée le plus souvent par les pets et, à la limite, par la défécation. Tout un groupe de mythes ci-dessus examinés (supra : 88-92) vérifient cette transformation. À la différence de l’avidité orale qui résulte d’une déduction empirique, l’incontinence anale attribuée à l’Engoulevent résulte d’une déduction transcendantale : enchaînement d’opérations logiques, et non inférences tirées de l’observation. On verra plus loin que les mythes chargent un autre animal, le Singe hurleur, de connoter l’incontinence anale, cette fois par déduction empirique. Pour le moment, c’est sur la rétention anale — qui, dans la table des commutations, est en opposition diamétrale avec l’avidité orale — que nous allons fixer notre attention. L’animal auquel les mythes sud-américains confient la charge de connoter la rétention anale est le Paresseux. Cette opposition du Paresseux et de l’Engoulevent offre d’emblée un aspect paradoxal. Bien que les genres et le nombre des espèces varient considérablement d’un hémisphère à l’autre, les engoulevents ont une distribution panaméricaine, régions arctiques exceptées. Comme on l’a aussi vérifié, les mythes où figurent ces oiseaux sont remarquablement homogènes d’un bout à l’autre du Nouveau Monde. Au contraire, le Paresseux — mammifère édenté, membre avec les Fourmiliers et les Tatous du sous-ordre des Xénarthres et représenté par les genres Bradypus et Cholœpus — souffre d’une mauvaise régulation thermique qui limite son habitat aux régions chaudes du continent où la température reste à peu près constante. De plus, les paresseux, surtout ceux du genre Bradypus, ne consomment qu’un petit nombre d’espèces végétales parmi lesquelles les feuilles de Cecropia tiennent une place prépondérante : « Aucuns estiment cette bête vivre seulement des feuilles de certains arbres » notait déjà au XVIe siècle Thevet. Ces deux facteurs cantonnent les Paresseux dans une zone forestière qui va, en gros, de la Bolivie orientale à la Guyane et comprend le bassin amazonien. C’est donc pour nous une chance qu’au cœur de cette zone, les mythes jivaro, point de départ de ce livre, fassent une place de choix au Paresseux à côté de l’Engoulevent. Que les deux animaux soient mis sur le même pied renforce l’hypothèse qu’ils forment un couple de termes en corrélation et opposition. Après avoir examiné quelques fragments dans les chapitres i et ii, je reprendrai la Genèse jivaro à son début.

Le Créateur et sa femme avaient eu deux enfants : Etsa, le soleil, et Nantu, la lune. Selon la version Stirling, Auhu, l'Engoulevent, poursuivait Lune de ses assiduités (on se souvient que dans d’autres versions Soleil et Lune, tous deux hommes, sont jaloux l’un de l’autre au sujet de leur commune épouse qui est alors Engoulevent). Dans la version Stirling, Soleil et Lune enfin mariés (supra : 27-28, 33) eurent quatre enfants : Uñushi le Paresseux, Apopa le Dauphin amazonien, préposé à secourir son aîné chaque fois que cet habitant de la forêt serait en danger sur l'eau ; ensuite Huangañi, le Pécari ; enfin une fille, Nijamanche, le Manioc ou la bière de manioc, compagne et amie des Indiens. Comme Soleil et Lune semblaient ne plus pouvoir procréer, leur mère leur remit deux œufs. L’Aigrette les vola ; dans la bagarre qui suivit, un des œufs se brisa. De l’autre sortit Mika, la jarre en poterie, qu’on donna pour femme au Paresseux. Instruits par leurs parents des devoirs conjugaux, ils formèrent le couple primordial. Mais l’époux était paresseux — c’est le cas de le dire — raison pour laquelle les plus gros travaux incombent aujourd’hui aux femmes. Au cours d’un voyage en pirogue un fils leur naquit : Ahimbi, le Serpent d’eau, qui commença par courir le monde puis retourna chez ses parents. Il rencontra sa mère perdue dans la forêt et commit l’inceste avec elle. Soleil les surprit et les chassa. Ils eurent de nombreux enfants, mais les animaux jusqu’alors secourables les abandonnèrent. Uñushi, qui s’était aussi égaré, apprit enfin son infortune. Il accusa on ne sait pourquoi sa mère la Lune d’avoir aidé les coupables, la battit et l’enfouit dans un trou. Engoulevent, soupirant éconduit de Lune, arriva sur les lieux. Conseillé par Colombe, il fabriqua une trompe de coquillage, s’introduisit dans le tronc creux d’un palmier qui gisait là et sonna de son instrument. À cet appel Lune jaillit hors du trou, traversa le tronc creux comme un dard de sarbacane en chassant Engoulevent devant elle et fila tout droit jusqu’au ciel. Engoulevent ne reçut même pas un remerciement. Depuis lors il pousse son cri plaintif au clair de lune. Quand les enfants de Mika et d’Ahimbi connurent ces événements, ils se mirent à la recherche du Paresseux, le décapitèrent et réduisirent sa tête. Pour le venger, Mika tua ses enfants. Ahimbi le Serpent combattit sa mère, meurtrière de leur commune progéniture, tandis que se déchaînaient l’orage et la tempête. Ces luttes familiales sont à l’origine de la guerre et de la séparation des Jivaro en groupes hostiles, les uns partisans de Mika, d’autres d’Ahimbi, d’autres encore de Uñushi.

Soleil et Lune redescendirent sur la terre pour mettre un terme à ces discordes. Ils introduisirent de force Ahimbi dans un tronc creux de palmier qu’ils firent tourner lentement sur lui-même tout en soufflant dedans comme si c’était une sarbacane. Cette manœuvre transforma Ahimbi en boa. Soleil et Lune le ligotèrent et le déposèrent au fond d’un rapide. Revenu à de meilleurs sentiments, le Serpent essaya vainement de prouver son humeur pacifique en créant l’arc-en-ciel, symbole d’union. Mais l’esprit de la guerre voila de nuées l’apparition lumineuse, et il s’employa à exciter les tribus les unes contre les autres. La femme du Créateur, arrière-grand-mère du Serpent, voulut enfin délivrer celui-ci. Dans l’état de rage où il était, le Serpent ne reconnut pas son aïeule, fit couler sa pirogue et la dévora. Il perdit ainsi sa dernière chance de recouvrer la liberté. Cette histoire, il faut l’avouer, est fort confuse. Comme on l’a noté en la résumant partiellement (supra : 23-28), le sexe des protagonistes change d’une version à l’autre. De plus, des épisodes probablement essentiels manquent ; d’autres récemment publiés par les Salésiens ne relatent pas les événements de la même façon, ou bien ils relatent des événements différents dont on ne sait trop comment ils se raccordent entre eux et avec ceux déjà connus. Procédons donc par étapes et commençons par clarifier deux points. Un épisode du mythe explique l’origine de la réduction des têtes, art dont les Jivaro furent les virtuoses. La première tête réduite ou tsantsa provenait d’un paresseux. Il est de fait qu’à défaut de têtes humaines ou quand l’occasion s’en offrait, les Jivaro réduisaient celles des paresseux et leur attribuaient une valeur presque égale. En effet, et cela ressort bien du mythe, ils voyaient dans le Paresseux un ancêtre, mais membre d’un groupe ennemi ; au surplus très âgé comme l’indiquent sa lenteur à se mouvoir et sa toison grisonnante, donc tenacement attaché à la vie. Plus l’adversaire a la vie dure, plus grande est la victoire remportée : en réduisant une telle tête on s’approprie une âme de qualité supérieure. Un informateur membre d’un groupe Jivaro, les Shuar, explique : « On demande pourquoi la coutume existe de réduire la tête du Paresseux ? C’est qu’on voit en lui un ancien Shuar transformé, un vieil ennemi ; c’est pour cela qu’on le tue et qu’on célèbre sa tsantsa. » Les Kalina de la Guyane envisagent sous un autre angle la ténacité qu’eux aussi reconnaissent au Paresseux. Ils voient dans le Paresseux à trois doigts (Bradypus) le plus fort des esprits d’en dessous les eaux : « Quand les piroguiers entendent l’esprit incarné par le Paresseux pousser son cri aigu ‘ ai, ai ’, ils sont terrifiés. Ces esprits serrent les pirogues dans leurs bras invisibles, les entraînent au fond de l’eau et broient les voyageurs dans une étreinte mortelle. »

FIG. 3. — Le Paresseux Bradypus tridactyhis (d’après BREHM 1890, vol. 2, p. 647).

Le second point concerne les œufs. Des créatures surnaturelles nées d’œufs ne sont pas propres aux Jivaro. On suit le motif en direction nord-est jusqu’en Guyane (Makiritaré); en direction sud-ouest dans l’ancien Pérou (Huamachuco); près du Chaco chez les Mbaya. Le motif a d’ailleurs une diffusion transpacifique : on le repère en Océanie, en Indonésie, en Corée, en Chine et même en Inde. Sans nous interroger sur cette distribution, contentons-nous de noter que le motif est, si l’on peut dire, rationalisé dans une version shuar qui, sans l’affirmer nettement, donne à croire que la mère du Soleil eut un amant Canard ; raison pour laquelle, semble-t-il, son mari la tua, la dépeça et trouva des œufs dans son giron. Un canard récupère et couve les œufs dans une version aguaruna. Cela dit, revenons aux mythes jivaro analysés au début de ce livre et qui font partie du même ensemble. Ils expliquent qu’au temps jadis le ciel et la terre communiquaient ; les ancêtres des Indiens circulaient librement de l’un à l’autre. La communication cessa quand fut rompue la liane par laquelle Soleil et Lune montèrent au ciel. Il s’agissait pour eux, rappelons-le, d’empêcher la femme

Engoulevent de les rejoindre. La version shuar se montre là-dessus explicite : « Si la liane n’avait pas été coupée elle continuerait à pendre, et nous aussi aurions pu monter au ciel depuis la terre. » Ces heureux temps sont révolus, mais un témoignage en subsiste : l’argile à poterie que la femme Engoulevent laissa échapper, ou en quoi elle se transforma en tombant. On observe donc un parallélisme remarquable entre ces mythes et ceux sur l’origine du feu de cuisine, résumés et discutés dans L’Homme nu. De même que le feu de cuisine, désormais présent sur la terre, atteste que le monde d’en bas et le monde d’en haut communiquaient jadis, de même l’argile à poterie qui suppose le feu — puisqu’on doit la cuire pour la durcir — joue entre les deux mondes le rôle de terme médiateur. Dans les mythes jivaro, ce terme figure sous trois modalités distinctes : la femme Engoulevent, créatrice involontaire de l’argile à poterie, en est une. Deux autres apparaissent en succession dans la version Stirling. D’abord Nuhi, le fils que Lune non encore mariée au Soleil modèle avec de l’argile, et qu’Engoulevent (ici un homme) brise par jalousie : ce fils meurt et devient la terre où nous vivons. Enfin Mika, la jarre en poterie. Dès lors, la construction du mythe devient un peu plus claire. Comme d’autres mythes déjà rencontrés (supra : 43-47, 67-70) celui-ci fait de la poterie l’enjeu d’un combat entre les puissances du ciel et celles du monde chthonien. À un double titre, Mika a des attaches célestes : elle sortit d’un œuf donné aux astres Soleil et Lune ; et cet œuf fut sauvé de la destruction par un oiseau. Cette créature encore liée au ciel est attirée vers le bas par son fils le Serpent d’eau qui s’unit incestueusement à elle. En conséquence, Lune, mère de Mika, sera ensevelie (mise en terre), puis gagnera définitivement le ciel ; et le Serpent, fils de Mika, en dévorant son aïeule céleste qui voulait le délivrer, sera définitivement relégué au fond des eaux, c’est-à-dire dans le monde d’en bas. Mais au cours de ces démêlés quelque chose de nouveau émerge : la séparation des tribus et la guerre, thèmes qui envahissent progressivement la deuxième partie du récit. Car, en fin de compte, il n’y aura qu’un seul gagnant, la guerre : « Après avoir réussi à éviter la pacification [dont l’arc-en-ciel était le symbole] l’esprit de la guerre Masata se remit à courir de tribu en tribu, vociférant son mot d’ordre ‘ Faites la guerre ! Faites la guerre ! ’. » (Sous réserve d’une inversion de la polarité de l’eau : haut → bas, on notera la symétrie frappante que ce mythe paraît offrir avec celui des anciens Maya tel que l’évoque la page du Codex de Dresde reproduite en couverture.) En somme, les Jivaro transposent (à la romaine, pourrait-on dire en pensant aux travaux de M. Georges Dumézil) le conflit cosmique entre les puissances

célestes et les puissances chthoniennes dans les termes d’un conflit politique où les tribus prennent la place des camps affrontés. Mais les mythes jivaro sur l’origine de la terre à poterie n’opéraient-ils pas déjà cette transposition, et de manière encore plus directe ? Car ce qu’ils nous disaient revient à ceci : la communication ancienne entre le ciel et la terre cessa par suite d’un conflit qui, dans un ménage polyandre, opposa deux maris au sujet de la même femme. Conflit inaugural, mais qui se perpétue dans et par les sentiments de jalousie exacerbée qu’au témoignage des observateurs les Jivaro éprouvent envers leurs épouses, et qui les opposent entre eux et aux étrangers. Les mythes et les informateurs locaux soulignent pareillement cet aspect de la vie indigène. Un petit conte aguaruna s’interroge sur les raisons qui rendirent les Indiens si jaloux de leurs femmes : ils le sont donc ; et un informateur Shuar commentant la mauvaise conduite de la femme Engoulevent — selon lui responsable des querelles qui surgissent aujourd’hui entre les hommes au sujet des femmes — fait explicitement le lien entre ces discordes privées et la guerre : « Quand une femme mariée rencontre un autre homme, le mari et cet homme ne se bornent pas à se disputer, ils se déclarent la guerre et se combattent jusqu’à ce que l’un tue l’autre. Aussi, aujourd’hui, les maris doivent veiller jalousement sur leurs femmes pour qu’il n’y ait pas de querelles. » En proposant de voir dans les discordes motivées par la jalousie conjugale un modèle réduit et une image anticipée de la guerre, je ne sollicitais donc pas les mythes. Le témoignage qui précède montre que les Indiens eux-mêmes les comprennent de cette façon. Sans doute rien de tout cela n’explique la place du Paresseux dans la Genèse jivaro. Le problème nous retiendra longtemps. À titre préliminaire, j’introduirai quelques mythes provenant d’autres populations et qui offrent un double intérêt : le Paresseux y figure et on peut raccorder ces mythes à ceux déjà discutés. Après avoir ainsi cerné le problème, on pourra l’aborder de front. En Amérique du Sud, les Jivaro ne sont pas seuls à faire du Paresseux leur ancêtre. Les Motilon, peuple de Colombie, disent qu’au commencement du monde le Paresseux était un homme. Les Ipurina, Indiens de langue arawak qui vivent au Brésil dans le bassin du rio Purus (à quelque mille kilomètres au sudest des Jivaro) croient descendre du Paresseux. Selon un de leurs mythes (indexé M331 dans Du Miel aux cendres) il y avait jadis dans le soleil une grande marmite où bouillaient les ordures qu’une multitude de cigognes allaient collecter par le monde. Dès que ces choses pourries étaient cuites et remontaient à la surface, elles les dévoraient.

Le chef des cigognes, créateur de tous les oiseaux, jeta un jour une pierre ronde dans la marmite presque vide. La marmite s’emplit aussitôt d’eau bouillante qui déborda et se répandit sur la terre, brûlant tous les arbres « et même les cours d’eau ». Seuls survécurent les humains et un arbre de la famille des Légumineuses (Cassia sp., employé comme purgatif par les Indiens). Le Paresseux, qui était humain à cette époque, y grimpa en quête de fruits pour nourrir ses compagnons affamés. Le soleil et la lune avaient disparu, une nuit profonde régnait. Le Paresseux cueillit les fruits, lança les graines qu’ils contenaient. Plus bas elles tombaient (par terre d’abord, puis dans une eau de plus en plus profonde), plus nettement réapparaissait le soleil : minuscule au début et grossissant peu à peu pour atteindre sa taille actuelle. Le Paresseux obtint du chef des cigognes les semences des plantes alimentaires, les Indiens purent cultiver des jardins. À raison d’un homme par jour le chef des cigognes dévorait ceux qui ne voulaient pas travailler. La marmite existe toujours dans le ciel, mais elle est vide. À première vue, ce mythe n’offre aucun rapport avec ceux que nous avons jusqu’ici rencontrés. Il faut y regarder de plus près. Les Jivaro font tomber du ciel sur la terre l’argile, matière première de la poterie. Pour les Ipurina c’est le contraire : au commencement des temps la poterie existait au ciel à l’état d’objet déjà manufacturé. Au transfert spatial correspond un transfert temporel : la marmite ne sert pas à cuire des denrées fraîches mais des immondices et autres pourritures qui ont une place à la fin du cycle culinaire, non au début. Dans cette cuisine à l’envers, les Cigognes n’ingèrent pas de la nourriture ; il serait plus juste de dire que, consommatrices des rebuts et des détritus d’une cuisine normale, elles résorbent des non-aliments. Qu’une pierre bien ronde et donc intacte, jetée dans une marmite presque vide, puisse l’emplir d’eau si brûlante qu’elle consume le monde en se répandant, voilà qui inverse de manière saisissante les mythes ayoré du Chaco bolivien (supra : 64-65) où tantôt des éclats de pierre se transforment en feu, tantôt déclenchent une conflagration. Preuve supplémentaire que d’un groupe de mythes à l’autre les mêmes termes s’inversent : dans les mythes du Chaco relatifs au grand incendie, le seul arbre qui subsiste est un algarrobo, Légumineuse alimentaire par excellence. Dans le mythe ipurina c’est un Cassia, aussi une Légumineuse qu’on consomme non pour se nourrir mais pour se purger. Enfin le manieur de pierre, auteur de la conflagration, d’Engoulevent chez les Ayoré devient Cigogne chez les Ipurina. Ces mythes sont donc en rapport de transformation. Nul ne contestera, je pense, que la notion d’un incendie universel causé par une eau brûlante (et qui

consume jusqu’aux rivières !) ne peut représenter l’état premier de la transformation. C'est plutôt l’aboutissement d’opérations inconscientes sur un état initial dont un incendie provoqué par le feu a pu seul fournir l’argument. On comprend mieux par là que le mythe ipurina se déroule dans un monde à l’envers où les ustensiles de terre, précédant l’art de la poterie, servent à faire une anti-cuisine, et où c’est l’eau mise à bouillir, au lieu du feu lui-même, qui provoque un incendie. Les Ufaina ou Tanimuka, petite peuplade du sud-est de la Colombie, appartiennent à la famille linguistique tukano. Ils ont un mythe symétrique de celui des Ipurina. Le Paresseux y figure comme auteur de la longue nuit au lieu d’en être le vainqueur, et comme affameur au lieu de ravitailleur des Indiens. Alors qu’il avait encore forme humaine, il grimpa en haut d’un arbre puis se hissa jusqu’au ciel au moyen d’une liane. Il s’agrippa au soleil et le masqua. La terre fut plongée dans l’obscurité, la pluie se mit à tomber : c’était le vieillard qui urinait. L’inondation gagna partout, il n’y avait plus rien à manger. Un fruit de Micrandra (une Euphorbiacée) tombé dans l’eau fit entrer celle-ci en ébullition. On bombarda le vieux Paresseux de projectiles et on réussit enfin à le couper en deux. Une moitié chut dans l’eau et devint un oiseau aquatique, l’autre arrêtée par une branche devint le Paresseux à deux doigts (Cholœpus). Le soleil brilla de nouveau. La bipartition d’un être mythique en oiseau aquatique et en Paresseux retient d’autant plus l’attention que, de son côté, le mythe ipurina mettait le chef des Cigognes et le Paresseux en opposition au sein d’un couple. Les Umutina du haut Paraguay, proches parents des Bororo par la langue et la culture, ont un mythe où l’eau bouillante, présente dans le mythe tanimuka, joue le même rôle incendiaire que dans celui des Ipurina. Cette eau appartenait aux loutres, elles aussi créatures aquatiques. Du temps que Soleil et Lune vivaient sur la terre en amis, les loutres fluviales (Pteronura brasiliensis) possédaient de grosses marmites pleines d’eau bouillante où elles faisaient cuire leur pêche. Soleil convoitait la plus belle ; il se changea en rat et la vola. Comme elle était trop lourde et trop chaude, il dut appeler Lune à l’aide. Celui-ci, maladroit, laissa tomber la marmite brûlante ; elle incendia la forêt. Pour échapper aux flammes, Soleil se changea en gavião-tesoureiro (un Falconidé dont la queue se prolonge par deux grandes plumes ; le mythe fut recueilli en portugais), et Lune en corujinha (« petite chouette »). Mais au lieu de survoler le feu, Lune se cacha dans la broussaille et périt consumé. Soleil rassembla les os et ressuscita son compagnon.

FIG. 4. — Le Paresseux Choiœpus didactylus (d’après VOGT 1884, fig. 240, p. 496).

Les deux oiseaux pourraient être des doublets ou des variantes combinatoires du grand et du petit Engoulevent. Comme le premier, certains engoulevents de l’Amérique tropicale ont deux longues plumes caudales (Curiango tesoura en portugais ; genres Macropsalis et Hydropsalis), et nous avons déjà rencontré (supra : 54) un oiseau désigné comme chouette qui paraît être un engoulevent. Les deux familles ont en commun des mœurs nocturnes et un plumage mou qui rend leur vol silencieux. Dans la version bororo du mythe (indexé M120 dans Le Cru et le cuit), des oiseaux aquatiques, au lieu de mammifères aquatiques, gardent toute l’eau potable dans de grandes et lourdes jarres. Soleil vient demander à boire, soulève imprudemment une jarre, la laisse choir, l’eau se répand. Les oiseaux se fâchent, et comme la chaleur de Soleil les incommode ils agitent leurs éventails, provoquant un vent qui emporte Soleil et Lune au ciel d’où ils ne redescendront plus. À l’instar des mythes jivaro, la séparation définitive du monde d’en haut et du monde d’en bas résulte d’une querelle entre les astres et un ou plusieurs oiseaux — ici des Échassiers, là un Engoulevent.

Cette querelle naît à propos de vases en poterie, ou elle entraîne l’apparition de l’argile dont on se sert pour faire les pots. Ouvrons ici une parenthèse. Il est clair que l’eau potable contenue dans des jarres de poterie dont parle le mythe bororo représente l’eau culturelle, équivalente « en clé d’eau », si l’on peut dire, au feu de cuisine dans les mythes qui traitent de l’origine de celui-ci. En Amérique du Sud beaucoup de ces mythes disent que le feu de cuisine appartenait jadis au jaguar. Ici, l’eau de cuisine — celle qu’on boit — appartenait jadis à des oiseaux aquatiques. La perte du feu par le jaguar le condamne désormais à manger cru. De même, la perte de l’eau culturelle par les oiseaux aquatiques les condamne à se nourrir dans l’eau naturelle des lacs et des marais. Écoutons le mythe bororo : « Vous n’aurez plus besoin de pots. Désormais, vous serez des oiseaux d’eau et vous chercherez votre nourriture dans les lacs. Vous mangerez des crabes, des petits poissons, de la vase et de la végétation aquatique. » Qu’il s’agisse bien ici de faire le départ entre la nature et la culture, mais par l'intermédiaire de la poterie, ressort aussi d’un détail sur lequel s’achève le mythe ipurina : désormais, le chef des Cigognes châtiera les jardiniers paresseux. Or, dans le deuxième volume de l'Encyclopédie bororo, le mythe qu’on vient de commenter précède un autre, vraisemblablement recueilli à la suite, qui traite du châtiment des cultivateurs négligents. Les mythes établissent donc un lien entre l’agriculture et l’usage (plus exactement le bon usage) de la poterie. Revenons maintenant aux protagonistes animaux de tous ces mythes. Des oiseaux aquatiques y prennent la place occupée dans d’autres mythes par l’Engoulevent, et ces mythes se rapportent aussi à une époque où le soleil qui vivait encore sur la terre (Bororo) ou qui y a été précipité (Ipurina) monte ou remonte définitivement au ciel par le fait d’oiseaux aquatiques (Bororo) ou par le fait du Paresseux (Ipurina). La version tanimuka, qui inverse celle des Ipurina, respecte le même schème tout en disposant autrement les termes : un personnage sépare plus qu’il ne faudrait le soleil de la terre ; pour revenir à une situation normale, cet être maléfique sera coupé en deux et donnera naissance d’une part à un oiseau aquatique (perico d’agua dans l’espagnol rustique du narrateur), d’autre part au Paresseux. Au terme d’une démarche régressive se trouve ainsi restituée la paire que met en scène le mythe ipurina (supra : 106). De l’autre côté de la frontière entre la Colombie et le Brésil, les Tukuna du rio Solimões, linguistiquement isolés mais peu éloignés des Tanimuka, ont un mythe qui ressemble singulièrement au leur. À l’origine des temps, disent-ils, l’obscurité régnait sur la terre car un grand arbre du genre Ceiba (le même, semble-t-il, où grimpe le vilain personnage du mythe tanimuka pour s’attaquer

au soleil) cachait le ciel. Le Singe nocturne visitait tous les jours un arbre arara tucupy (Parkia oppositifolia, une Légumineuse) dont il mangeait les fruits. Il faisait ses besoins au pied de l’arbre, provoquant chaque fois une lueur. Le héros culturel bombarda la frondaison de l’arbre avec les coquilles des fruits et la troua en mille endroits qui laissaient passer la lumière. C’est l’origine des étoiles. Convaincu qu’il faisait jour au-dessus de l’arbre, le héros et son frère aidés par les fourmis et les termites coupèrent le tronc. L’arbre resta suspendu à la voûte céleste. On se demanda ce qui le retenait. Le petit Écureuil découvrit que c’était un Paresseux à deux doigts. Il lui lança des fourmis dans les yeux, l’animal lâcha prise et l’arbre tomba. Une remarque au sujet d'arara tucupy. Cette Légumineuse porte de petites gousses insignifiantes que consomment seulement les animaux. Du point de vue de l’homme, c’est donc une non-nourriture qui s’oppose à la fois à l'algarrobo, nourriture très excellente au Chaco, et à l’arbre du genre Cassia, employé, je l’ai dit, comme purgatif et qui donc est une anti-nourriture. Il semble que les trois Légumineuses forment système comme les mythes mêmes où elles figurent. Reste le cas de Micrandra qui n’est pas une Légumineuse et sur l’emploi duquel je manque d’informations. Mais si l’on tient compte que les Euphorbiacées servent généralement de purgatifs ou d’émétiques en Amérique du Sud, on pourrait voir en Micrandra une variante combinatoire de Cassia. On se souvient que dans le mythe ipurina, le Paresseux jette du haut de l’arbre les graines qu’il cueille pour nourrir ses compagnons affamés. Comme nourrisseur — mais avec des graines de Cassia qui, purgatives, je viens de le rappeler, sont une anti-nourriture — il procède à l’envers de ce qu’il fait quand il défèque ; on le vérifiera au chapitre suivant. De même, les selles lumineuses du Singe nocturne préfigurent les selles du Paresseux qui se changent en comètes ou météores ignés quand, on va le voir aussi, il ne peut descendre à terre pour déféquer. Le décor ayant été ainsi dressé, on laissera le Paresseux occuper le devant de la scène.

Chapitre VII Le Paresseux, symbole cosmologique. Les excréments du Paresseux. Savoir des Indiens et savoir des naturalistes. Autres rapports de corrélation et d’opposition entre le Paresseux et l’Engoulevent. Poterie et tissage.

Tanimuka, Tukuna, Ipurina : ces Indiens attribuent au Paresseux une fonction cosmique. Elle ressort encore mieux plus au sud chez les Tacana de la Bolivie orientale, peut-être apparentés par la langue à la famille pano. En fait et comme on le vérifiera par la suite, les mythes tanimuka, tukuna et ipurina constituent la frange d’un système mythologique qui, en Amérique équatoriale et tropicale, a son site principal le long des Andes et s’infléchit en direction nordest jusqu’en Guyane. Voici donc ce que racontent les Tacana. Du temps où les humains ne connaissaient pas le feu et se nourrissaient de vent, un Indien rapporta un Paresseux à ses deux petits garçons. L’animal mangeait les feuilles de l’arbre davi (une Bombacée comme l’arbre des mythes tanimuka et tukuna) sur lequel il se tenait presque tout le temps. Par jeu, les enfants l’empêchaient d’en descendre pour faire ses besoins. Le Paresseux fâché menaça de les tuer et beaucoup de gens avec eux. Comme les enfants continuaient leurs persécutions, il se laissa tomber par terre où il se soulagea. La terre se mit à fumer, des flammes jaillirent, l’incendie gagna, le sol s’ouvrit, ensevelissant les humains. Il y eut pourtant quelques survivants dont une vieille femme. Elle attribua le désastre au fait que les enfants avaient empêché le Paresseux de quitter son arbre pour déféquer. En de telles occasions, expliqua-t-elle, il faut permettre à l’animal de descendre à terre en toute tranquillité. Quand l’embrasement cessa, une nouvelle humanité émergea du monde souterrain en grimpant le long de bâtons disposés bout à bout. Plus petits que les hommes actuels, ces êtres sont néanmoins nos ancêtres. De l’incendie provient la tache jaune que le Paresseux mâle a sur le dos. Si l’incendie ne s’était pas produit, les humains se nourriraient toujours de vent. Des variantes prennent à leur compte la théorie de la vieille. Si, pour se soulager au sol, le Paresseux devait descendre trop vite de son arbre ou se laissait tomber, il ferait un trou dans la terre ; s’il lâchait ses excréments du haut de l’arbre, ceux-ci frapperaient la terre comme une comète. La terre pivoterait

sur elle-même, ses habitants périraient ; ou bien la terre s’ouvrirait, l’eau jaillirait, tout serait détruit par l’inondation. Selon une autre version, les Singes hurleurs rouges, installés dans un grand arbre dont ils mangeaient les fruits, urinaient et déféquaient de là-haut sans se gêner. Le manège d’un Paresseux qui descendait d’un arbre voisin pour se soulager les étonna ; ils en demandèrent la raison. Le Paresseux répondit que s’il suivait leur exemple, la terre pivoterait sur elle-même ; alors les Idsetti-deha (littéralement : « Soleil-hommes », habitants du monde chthonien) monteraient à la surface tandis que les habitants actuels de la terre iraient vivre dans le monde souterrain. Aussi les Paresseux descendent-ils toujours à terre pour se soulager.

FIG. 5. — Le Singe hurleur rouge Alouatta (anciennement Mycetes) seniculus (d’après VOGT 1884, fig. 14, p. 50).

On se souviendra que dans un mythe achuar (supra : 31) le bébé miraculeux qui deviendra plus tard le Paresseux Uyush, maltraité par des enfants, descend dans le monde souterrain en passant par l’intérieur d’un bambou creux. Il y défèque à intervalles réguliers, dotant ainsi le bambou de ses nœuds. Dans leur

version du même mythe, les Aguaruna, autre groupe Jivaro, lui font créer les gaz intestinaux. Les croyances des Tacana relatives au Paresseux ont aussi leur équivalent en Guyane où le petit Paresseux (Bradypus tridactylus) est dit kupírisi, « Paresseux du soleil », à cause de la tache jaune qu’il porte entre les omoplates. Pour la même raison les paysans du Brésil l’appellent ai de bentinho, « Paresseux à scapulaire ». La locution kalina kupírisi yumañ, « père (?) du Paresseux », désigne un astre bas sur l’horizon au début de la grande saison sèche : « Le Caraïbe dit alors : ‘ le Paresseux [l’étoile de ce nom] descend sur la terre pour faire ses besoins ; depuis un an, il n’a pas fait ses besoins. ’ Le Paresseux pousse son cri au moment où l’étoile est près de l’horizon, raison pour laquelle on nomme celle-ci kupírisi yumañ. » Les Yagua (qui sont voisins des Tukuna) croient que deux Paresseux à tête humaine, nés du sang menstruel, soutiennent le monde à ses extrémités. Tout faux mouvement de leur part compromettrait cet équilibre ; le monde risquerait de basculer, un cataclysme s’ensuivrait. À mi-chemin entre les Jivaro et les Tacana sur le piémont des Andes, les Campa et les Machiguenga appellent du nom du Paresseux le grand Nuage de Magellan. Selon les Machiguenga, c’était le seul luminaire céleste avant que la lune n’éclairât la terre (infra : 194). Des connotations astronomiques semblent aussi attribuées au Paresseux par le grand mythe de Poronominaré, héros culturel des Indiens Baré (de langue arawak, aux confins du Brésil et du Venezuela). J’ai souligné ailleurs les affinités que ce personnage offre avec la lune (Mythologiques I : 170 ; III : 103 ; IV : 377, 462). Poronominaré est un coureur d’aventures et de filles que les Indiens jaloux voudraient tuer. Il triomphe d’eux l’un après l’autre, les transforme en animaux et assigne à chacun l’aspect physique et le genre de vie qui seront désormais les siens. Rencontré en dernier, le Paresseux ruse et proteste de ses bonnes intentions. Il attire ainsi le héros en haut d’un arbre et le précipite dans le vide. Entraîné par son poids, Poronominaré perce le sol comme un bolide et arrive dans le monde inférieur. Le Paresseux exulte ; il se croit devenu le seul maître « du soleil, de la lune, des étoiles, de la terre, de l’eau, des oiseaux et des autres animaux, de tout… ». Il se promet de manger sa victime, de faire une flûte d’un de ses os et d’en jouer pour séduire les filles. Les cigales accueillent Poronominaré dans le monde souterrain. Elles le ramèneront sur terre, disent-elles, quand elles y remonteront à la nouvelle lune de fin d’été (la saison des cigales survient en août-septembre). Au jour dit, les cigales font monter Poronominaré par l’intérieur de sa sarbacane. Il aperçoit le Paresseux qui chante à la lune en se vantant de l’avoir tué. Le héros le crible de

dards de sarbacane, le Paresseux tombe dans le monde inférieur. Poronominaré grimpe à l’arbre, décroche le hamac de son ennemi, le jette à terre : le hamac se transforme en Paresseux tel qu’on le voit aujourd’hui : « Plus jamais tu ne chanteras à la lune ; dorénavant tu siffleras dans le silence de la nuit. Tu seras le chef des paresseux. » Connu en de nombreuses versions où le héros porte parfois un autre nom et où les détails de l’intrigue diffèrent, le mythe de Poronominaré est répandu dans un vaste territoire qui comprend le nord du Brésil, le sud du Venezuela et la Guyane : territoire fort éloigné du pays tacana, donc ; et pourtant, on est frappé par la persistance ici et là d’un même schème. Précipité par le Paresseux et perçant le sol comme un bolide, Poronominaré tient l’emploi que les Tacana assignent aux excréments de l’animal quand celui-ci les lâche du haut d’un arbre. Dans les deux cas la terre s’ouvre, donnant accès au monde d’en bas d’où émergeront soit les Idsetti-deha instaurateurs d’une ère nouvelle, soit les cigales dont la remontée marque le changement de saison. Ainsi, depuis les Tacana de la Bolivie orientale jusqu’aux Kalina de la Guyane en passant par toute une série de peuples intermédiaires, le Paresseux fait figure de symbole cosmologique. De façon particulièrement nette chez les Tacana mais aussi ailleurs, les mythes mettent ce rôle en rapport avec les mœurs de l’animal, surtout en ce qui concerne les fonctions d’élimination. La question qu’il faut alors se poser, comme on l’a fait pour l'Engoulevent, est de savoir si les mythes attribuant au Paresseux des mœurs singulières procèdent par déduction empirique ou par déduction transcendantale. La réponse ne fait aucun doute, car, dans les mythes passés en revue, les Indiens se montrent excellents naturalistes. Avec les voyageurs européens du XVIe au XVIIIe siècle, parfois plus tard, on reste à mi-chemin entre l’observation et les fantasmes. Rapprochons tout de même du sort auquel Poronominaré réduit le Paresseux les commentaires d’Oviedo y Valdes écrits dans la première moitié du XVIe siècle : « Sa voix [du Paresseux] diffère énormément de celle de tous les autres animaux du monde. On l’entend seulement la nuit ; en général, chant continu, émis à intervalles, fait de six notes descendantes. La plus haute vient en premier, la voix s’abaisse progressivement ensuite. Comme qui dirait la, sol, fa, mi, ré, do, l'animai chante ha, ha, ha, ha, ha, ha. » Un naturaliste contemporain corrobore plus directement les indications du mythe au moins pour ce qui concerne le genre Bradypus : « Le cri tient le ré dièse pendant plusieurs secondes, imitable par un sifflement auquel

les animaux ne répondent que pour cette note, sans réagir au mi, au fa, au do, ni même au ré naturel. » Ulloa, voyageur du XVIe siècle, affirme (en accord, d’ailleurs, avec un mythe tenetehara) que le Paresseux jette à terre les fruits qu’il cueille dans les arbres, puis se met en boule et se laisse choir sur le sol pour les manger. Deux siècles plus tard, Schomburgk dit que le Paresseux, incapable de marcher par terre, ne se meut que de branche en branche. Ces témoignages sont passablement contradictoires. En revanche, toutes les observations des naturalistes confirment la manière très particulière, bien décrite par les mythes tacana, dont le Paresseux procède pour déféquer. Des paresseux observés en captivité « vidaient leur vessie environ tous les six jours, et leur colon au même intervalle peu après. On pouvait provoquer l’évacuation en aspergeant l’arrière-train de l’animal avec de l’eau froide qu’on laissait ensuite s’écouler, tandis que l’animal tenu par les pattes était immobilisé. Après avoir appris cette technique, nous la répétions tous les trois jours1 ». Sollicitude superflue ; selon d’autres observateurs le cycle digestif du Paresseux dure jusqu’à huit et même dix jours : « Pendant ce laps de temps l’animal accumule puis excrète en une seule fois une grande quantité de boulettes fécales dures, d’environ un centimètre de diamètre, pesant au total jusqu’à une ou deux livres. Ces excréments sont secs, fibreux, de couleur noire. L’estomac du Paresseux a une énorme capacité, gros comme une tête humaine quand il est plein. Il pèse alors un quart du poids total de l’animal. » Ajoutons encore ce témoignage : « Après un orage, dans un bosquet d’imposants ficus sauvages (allemand Würgfeige), j’observais la façon dont quatre paresseux descendaient à terre de divers côtés en s’aidant de lianes. Arrivés au sol ils se soulagèrent sur un tas d’excréments, aussi de paresseux. L’opération dura longtemps, chaque animal produisit une quantité considérable de matières. Pendant que les quatre bêtes s’exécutaient, elles se tenaient accroupies, le haut du corps redressé, agrippées à des racines ; la plupart avaient les yeux clos. La présence de spectateurs ne les gênait nullement, elles semblaient ne pas les voir. J’ignore si on peut généraliser ce cas de défécation au sol en un endroit déterminé. La descente simultanée des animaux était imputable à la brusque chute de température due à l’orage, qui avait dû accélérer les mouvements péristaltiques. » L’auteur hésite à généraliser son observation, mais d’autres naturalistes confirment que le Paresseux défèque toujours au même endroit, dans la nature comme en captivité. C’est ce qu’impliquent aussi les mythes tacana. De même les Shuar quand, pour tuer un Paresseux dont ils veulent réduire la tête, ils

l’encouragent à descendre du haut de l’arbre où il se tient : « Viens ! Viens ! Ici, ami, pour que tu puisses déféquer tranquillement… » Quant à la remarque sur la baisse de température pendant l’orage, les Arawak de la Guyane la corroborent par leur dicton : « Quand le vent souffle, le Paresseux marche. » Les Trumai de la région du Xingu désignent le Paresseux d’un mot suut qui signifie aussi « vent » ; ils croient que le Paresseux est le maître du vent et qu’il peut provoquer les tempêtes. Si les paresseux n’excrètent qu’à de longs intervalles, la raison en est aussi qu’ils mangent fort peu, parfois un jour sur deux, et qu’ils peuvent même jeûner plusieurs jours de suite. J’ai déjà signalé que Bradypus se nourrit presque exclusivement de feuilles de Cecropia ; Cholœpus s’accommode d’un menu plus varié. Cette frugalité n’est pas passée inaperçue des anciens voyageurs et ils en ont parfois tiré des conclusions extrêmes : « Une autre chose digne de remarque », dit Thevet à propos du Paresseux, « c’est que cette bête n’a jamais été vue manger d’homme vivant [entendez : pendant la durée de la vie d’un homme], encore que les Sauvages en aient tenu longue espace de temps, pour voir si elle mangerait, ainsi qu’eux-mêmes m’ont récité. » Au XVIe siècle aussi, Oviedo y Vaides déclare : « J’ai eu un paresseux chez moi. À ce que j’ai pu comprendre, cet animal doit se nourrir d’air […] On ne l’a jamais vu manger quoi que ce soit, mais il tourne continuellement sa tête ou sa bouche en direction du vent. » Toujours à la même époque, Léry s’exprime comme suit : « J’ai entendu non seulement des sauvages, mais aussi des truchements qui avaient demeuré longtemps en ce pays-là, que jamais homme, ni par les champs, ni à la maison ne vit manger cet animal ; tellement qu’aucuns estiment qu’il vit de vent. » Des êtres animés mangeurs de vent se sont déjà présentés sur notre route (supra : 115). Nous les retrouverons bientôt. Capable de retenir ses excréments grâce à une large poche rectale où il emmagasine des matières fécales en quantité considérable, le Paresseux mange si peu qu’on a pu croire qu’il se nourrit seulement d’air. Ainsi se confirme encore une fois que des spéculations mythiques, extravagantes de prime abord, reposent sur des connaissances zoologiques et botaniques très positives. Les hommes n’auraient pu les acquérir s’ils n’avaient de tout temps éprouvé une curiosité passionnée pour les êtres et les choses qui les entourent. Mais la pensée mythique va au-delà de ces observations. Elle en tire des inférences non validées par l’expérience, mais qui satisfont l’imagination et la réflexion. Comme d’autres animaux ou êtres surnaturels dont je parlerai, selon les Carib de la Guyane le Paresseux n’a pas d’anus ; mieux vaudrait dire qu’il n’en a

plus. Quand le monde fut définitivement mis en ordre, ou soumit les animaux à une épreuve de natation. Le Paresseux échoua car il pétait sans arrêt ; il fallut lui boucher l’anus avec un tampon de boue (les paresseux se traînent sur le sol, mais ils sont bons nageurs). Doté à l’origine de flatulence comme l’Engoulevent des mythes nord-américains (supra : 89-91), il diffère de lui en ce sens qu’il a perdu cette capacité. Tant par la rétention anale que par l’absence d’avidité orale (le Paresseux mange peu ou, dit-on, pas du tout) les mythes mettent donc le Paresseux en corrélation et opposition avec l’Engoulevent. Ce n’est pas la seule façon dont procèdent les mythes pour établir ce double rapport. Au personnage du mythe modoc (supra : 85-87), assimilable à l’Engoulevent d’autres mythes californiens — chasseur incapable, qui nourrit ses femmes avec la viande coupée à même ses jambes — répond en Amérique du Sud, dans un mythe mundurucu, un Indien qui se conduit de la même façon : lors des parties de chasse, il s’écarte de ses compagnons, prélève un morceau de chair sur sa cuisse et prétend avoir tué un cervidé. On l’espionne et on découvre « qu’il rapporte seulement de la mauvaise viande prise sur son propre corps ». Se voyant démasqué, l’homme s’enroule dans son hamac, s’y agrippe des pieds et des mains et devient le premier Paresseux. Il est vrai que les Tenetehara relatent la même histoire de la Tortue ; mais, chez eux, le Paresseux remplace la Tortue dans un groupe de mythes amazoniens où ce dernier animal berne le Jaguar. Que le Paresseux et la Tortue peuvent être commutables ressort aussi de mythes tacana où l’un ou l’autre animal reçoit la charge de s’opposer au Singe hurleur. L’Engoulevent et le Paresseux ont tous deux un rapport avec la jalousie. Je l’ai montré pour l’Engoulevent ; et les Carib de la Guyane disent que le Paresseux a son origine dans la jalousie, qu’il est en fait cette passion incarnée. Divers mythes attribuent une amante ou un amant humains à un Paresseux mâle ou femelle qui témoigne d’une jalousie rancunière. Ainsi, un mythe arawak de la Guyane a pour protagoniste un Paresseux (Cholœpus didactylus) qui maltraite son amante humaine, la griffe et lui tire les cheveux parce qu’un Indien les a surpris et les guette. Celui-ci tue l’animal et le remplace auprès de la dame. Un mythe mundurucu raconte qu’une demoiselle Paresseux nommée Araben résistait aux avances d’un Indien. Elle prétextait que la première femme de son soupirant ou les autres femmes du village taillaient ou pourraient railler ses vilaines dents. Mais elle accusait à tort, raison pour laquelle les membres du clan du Paresseux sont des menteurs et des jaloux qui aiment déblatérer les uns contre les autres. Dans un mythe dont j’ai parlé (supra : 13), les Vautours sont jaloux du Paresseux dont ils convoitent la femme. Ils cherchent à se débarrasser de lui par divers moyens, mais le Paresseux surmonte les épreuves qu’ils lui imposent.

Il assèche un lac avec sa sarbacane en guise de tuyau d’évacuation, et il échappe à un incendie en fuyant par un terrier de lézard, entrée d’un long souterrain dont il ressort près de chez lui. Autre rapport de corrélation et d’opposition entre le Paresseux et l'Engoulevent : tous deux sont associés à une activité technique. On a vu que les mythes jivaro mettent l'Engoulevent à l’origine de la poterie. La place du Paresseux est du côté du tissage. Selon un mythe tacana, du temps que les paresseux étaient pareils aux humains le cadet de deux frères s’éprit d’une femme-paresseux. Nulle femme ne pouvait se comparer à elle comme tisseuse de hamacs, de musettes et de ceintures. Le frère aîné détestait sa belle-sœur mais ne parvint pas à rompre le mariage. Les femmes-paresseux, conclut le mythe, font les meilleures tisserandes et les meilleures épouses. Le mythe waiwai cité plus haut affirme qu’à l’origine seuls les Indiens et le Paresseux Cholœpus savaient fabriquer des vêtements de fibres. Il suffit sans doute de savoir que les deux animaux s’opposent doublement sous le rapport de l’avidité et de la rétention, du caractère oral et du caractère anal, pour admettre à titre de conséquence que si le premier est associé à l’un de deux grands arts de la civilisation, le second le sera nécessairement à l’autre. Mais l’association du Paresseux avec le tissage se justifie de façon plus directe. Suspendu la tête en bas à une branche — position chez lui habituelle — le Paresseux ressemble à un hamac. Le mythe mundurucu résumé à la page précédente fait du Paresseux l’avatar d’un homme couché dans son hamac et se confondant peu à peu avec lui. Le mythe de Poronominaré dit qu’un hamac transformé en animal fut le premier Paresseux. On peut aller plus loin encore dans l’interprétation. Un mythe warrau (indexé M827 dans Du Miel aux cendres) oppose les deux épouses d’un Indien : l’une bonne tisserande mais stérile, l’autre féconde et inapte à tout métier. Stérile, bonne ouvrière, la première est tout entière du côté de la culture ; la seconde, pour des raisons inverses, tout entière du côté de la nature. Or, les Indiens sud-américains prêtent une valeur sociale et morale au contrôle des fonctions d’élimination. On a observé dans certains groupes que les hommes se font vomir au réveil pour évacuer la nourriture restée la nuit dans l’estomac ; presque partout en Amérique du Sud, l’Indien préfère retarder l’évacuation des selles jusqu’à la nuit tombée : « Il sait mieux que l’homme blanc contrôler ses besoins naturels et semble respecter la même maxime qu’un Indien de San Carlos m’a formulée dans un espagnol approximatif en disant : “ ' Quien caga de mañana es guloso ’ , celui qui défèque le matin est un glouton. ” » Céder à la nature, c’est se montrer un mauvais membre de la société.

Par sa stérilité, l’habile ouvrière du mythe warrau transpose dans le registre des fonctions reproductrices la rétention dont il est vertueux que les hommes fassent preuve eu égard aux fonctions d’élimination. Sous ce dernier rapport, le Paresseux, très petit mangeur qui excrète à de longs intervalles et toujours au même endroit, apparaît comme un animal naturellement bien élevé qui peut servir aux Indiens de modèle culturel. Il n’est donc pas surprenant que ceux-ci lui attribuent une compétence particulière en matière de tissage, le plus complexe et le plus raffiné des grands arts de la civilisation, et celui que des sociétés d’un niveau technique rudimentaire ont su porter à un haut degré de perfection.

Chapitre VIII En quête de zoèmes. Le Fourmilier, variante combinatoire du Paresseux. Les nains rouges sans anus ou sans bouche. Écureuil, Kinkajou, Coendu, Sarigue. Théorie de la faune arboricole.

Le Paresseux, ai-je dit, est affligé d’une mauvaise régulation thermique. Le genre Bradypus, pour lequel on dispose de mesures précises, a une température moyenne de 32° qui descend jusqu’à 20° quand la température ambiante est de 10° à 15° : l’animal tombe alors dans un état de torpeur. Sa température monte à 40° pour une température ambiante de 30° à 40°, et il souffre d’hyperthermie. Cette physiologie particulière restreint l’habitat du Paresseux aux régions équatoriales et tropicales du Nouveau Monde où la température varie peu. On ne s’attendra donc pas à rencontrer le Paresseux en Amérique du Nord. À supposer que les mythes sud-américains, consacrés à cet animal ou qui lui font une large place, aient leur équivalent dans l’autre hémisphère, il s’agira de découvrir sous quelle transfiguration. Une certitude nous guidera dans cette recherche, car nous savons que la pensée mythique n’est nullement désarmée devant des situations de ce genre. À travers d’immenses espaces où la géologie, le climat, la faune, la flore ne sont pas les mêmes, elle sait préserver, retrouver ce que j’appelais dans L’Homme nu des « zoèmes » — espèces animales nanties d’une fonction sémantique — permettant de garder invariante la forme de ses opérations. Les peuples qui, par migrations successives, ont occupé les deux Amériques se sont consciemment ou inconsciemment employés à repérer des espèces, genres ou familles offrant quelque analogie avec ceux qu’ils connaissaient sous d’autres climats ; ou bien, en cas d’échec, à découvrir des êtres substituables à ceux qui manquent dans un nouveau milieu, sans que changent les rapports qui prévalaient entre les anciens termes. Dans les régions chaudes de l’Amérique du Sud la pensée mythique a fait un sort au Paresseux, frappée qu’elle était par une physiologie et une éthologie très spéciales ; sans doute aussi par le mode d’accouplement de ces animaux en position ventrale et durant plusieurs heures, donc facilement observable : posture très rare chez les mammifères sauvages, qui incite à attribuer au Paresseux une certaine dose d’humanité. Mais même en Amérique du Sud, d’autres animaux

peuvent être appelés à remplir la même fonction sémantique que le Paresseux. Par rapport à celui-ci, ces animaux jouent alors le rôle de variantes combinatoires. Tel est le cas du ou plutôt des Fourmiliers. Le nom recouvre plusieurs genres appartenant comme les Paresseux à l’ordre des Edentés, sous-ordre des Xénarthres, eux aussi distingués par la taille relative et le nombre de doigts. Le grand Fourmilier ou Tamanoir, Myrmecophaga jubata, est une bête de la savane. Les petits Fourmiliers Tamandua tetradactyla et Cyclopes dorsalis sont forestiers et arboricoles. On hésite souvent sur le genre évoqué dans tel ou tel mythe. Les langues amérindiennes ont parfois des noms différents pour chacun ; ou bien elles les distinguent par un suffixe. Goeje a noté qu’en carib « le nom du Tamanoir, wariše ou walime, semble apparenté à celui du Paresseux à deux doigts walekole ». Il l’est aussi au nom du Tapir ; on y reviendra quand on parlera de cet animal (infra : 220). Les Suya, membres de la famille linguistique gé, qui ne mangent pas le Paresseux parce que, disent-ils, il sait feindre la mort, et qui, comme les Arawak de la Guyane, le tiennent pour une bête de mauvais augure, l’appellent « le mauvais » ou « le vilain Fourmilier ». Les Barasana du Uaupés, de langue tukano, expliquent l’origine du Tamanoir de la même façon que les Shuar expliquent celle du Paresseux : c’est un ancien homme changé en animal pour s’être enivré de tabac. Les Arawak de la Guyane disent de leur côté que les deux Indiens qui se risquèrent à goûter la première bière de manioc — bien que la divinité les eût mis en garde contre sa force — se transformèrent l’un en Paresseux à trois doigts, l’autre en Paresseux à deux doigts. D’après des mythes amazoniens, des ornements en ongles de Paresseux ou de Fourmilier, selon les versions, donnent aux chamans le pouvoir de se transporter au loin et de provoquer la pluie ou les orages. Les naturalistes soulignent que le petit Fourmilier Cyclopes didactylus ressemble par plusieurs traits au Paresseux : basse température corporelle, extrême lenteur à se mouvoir. Comme l’observation l’atteste dans le cas du Paresseux, des mythes affirment que le grand Fourmilier a du mal à déféquer ou du moins le prétend. Cette croyance pourrait elle aussi avoir un fondement empirique : « Les fumées [du Fourmilier] ont une odeur et un aspect caractéristiques. Elles sont toujours enveloppées d’un fourreau résistant et imperméable qui ressemble à du mucus et maintient les matières fécales en forme, même quand l’animal les dépose dans l’eau ce qui arrive souvent. » Le même observateur poursuit : « Si, chez le Fourmilier comme chez d’autres Xénarthres tel le Paresseux, la matière fécale s’accumule en grande quantité avant d’être évacuée, il se pourrait que ce revêtement prévienne l’absorption des

produits décomposés, libérés par les restes non digérés d’un régime alimentaire riche en protéines. » Quoi qu’il en soit de cette hypothèse scientifique, il n’est pas douteux que les mythes voient dans une défécation difficile ou espacée un trait commun aux deux animaux : comme le Paresseux, le Fourmilier est dit sans anus, raison pour laquelle il ne peut se nourrir que de petits insectes. Selon d’autres mythes, le Fourmilier n’aurait pas besoin d’anus à cause de sa petite bouche ; d’autres encore affirment que sa tête et son arrière-train sont indiscernables de sorte qu’on ne sait jamais si l’animal se présente de face ou de dos. Dans le même esprit, les Caingang Coroado croient que le Fourmilier, bâclé par le démiurge, est un animal inachevé. La croyance des Tacana que le derrière des Fourmiliers émet une puanteur fortifiante pour les sorciers n’est pas non plus dépourvue de base empirique : selon le naturaliste déjà cité, « une odeur caractéristique, pareille à celle de l’urine, est si forte que quand on s’est familiarisé avec elle on la reconnaît en forêt ». Les Makiritaré en font état dans leurs récits. Les Tacana tiennent le Paresseux et le petit Fourmilier pour de puissants sorciers. En ce qui concerne le Fourmilier, cette opinion est récurrente de l’Amazonie au sud du Brésil. Le petit Fourmilier parlait jadis toutes les langues ; aux Caingang-Coroado il enseigna leurs chants et leurs danses, mais il a tellement vieilli qu’il a perdu l’usage de la parole. On se souvient que les Tacana, les Jivaro, les Ipurina font du Paresseux l’ancêtre de l’humanité. Les Caingang-Coroado en disent autant du petit Fourmilier ; pour cette raison ils s’interdisent de le tuer. En revanche, chez les Guarani du Paraguay la viande de Fourmilier était la seule permise aux filles indisposées, et aux accouchées jusqu’à ce que le cordon ombilical de leur bébé soit tombé. Prohibition dans un cas, prescription dans l’autre, mais qui reposent sur des croyances très voisines : les Guarani justifient la prescription par la théorie que la chair du Fourmilier résume en elle toutes les viandes. Condensé de la création, le Fourmilier est considéré depuis le Chaco jusqu’en Amazonie comme toujours femelle ou, plus exactement semble-t-il, d’un sexe unique capable de reproduire par parthénogénèse : « Tu vivras sans femme », lui dit le démiurge des Tacana, « et tu engendreras des enfants dont tu accoucheras toi-même. » L’exemple du Fourmilier suffit à montrer que même sur place, des animaux choisis pour remplir une fonction sémantique peuvent être tantôt accompagnés, tantôt remplacés par d’autres qui leur servent de doublures ou leur font simplement écho. Mais il n’y a pas plus de fourmiliers en Amérique du Nord que de paresseux. Quand on est confronté à des milieux si différents comment convient-i] de procéder pour savoir si, dans l’hémisphère boréal du Nouveau

Monde, des mythes existent, homologues de ceux qui, dans l’hémisphère austral, donnent la première place au Paresseux ? Penchons-nous à nouveau sur ces mythes, surtout ceux des Tacana où le rôle cosmologique dévolu au Paresseux ressort le plus nettement. Ces mythes, on s’en souvient, mettent l’accent sur certaines exigences du Paresseux. Il doit pouvoir descendre tranquillement à terre pour faire ses besoins. Si de méchants garnements l’obligent à lâcher ses excréments du haut d’un arbre ou à se laisser tomber lui-même, l’animal ou ses excréments frapperont le sol comme une comète, la terre s’ouvrira sous le choc et de cet abîme jailliront soit des flammes, soit une inondation qui détruiront l’humanité. Ou bien la terre basculera et les hommes-soleil, Idsettideha, habitants du monde inférieur, viendront occuper la surface et les humains les remplaceront dans le monde d’en bas. Une version insiste sur ce dernier résultat. Quand l’embrasement cessa, une autre humanité émergea des profondeurs de la terre ; plus petits que les hommes actuels, ces êtres sont néanmoins leurs ancêtres (supra : 115-117). D’autres mythes nous éclairent sur la nature de ces Idsetti-deha. Ils parlent d’un Indien qui, par suite d’événements différents selon les versions, s’engagea dans un terrier de tatou et ressortit dans l’autre monde. Là vivaient les Idsettideha, peuple de nains sans anus qui se nourrissaient de l’odeur des mets disent les uns, surtout d’eau selon d’autres. Pour ces petits êtres, les guêpes étaient des Indiens hostiles et les lièvres des jaguars. Le visiteur les délivra de ces ennemis, mais quand les Idsetti-deha le voyaient déféquer, ils en ressentaient un profond dégoût. Ils congédièrent l’homme qui regagna la surface de la terre sous la conduite du tatou1. Ainsi, les mythes associent triplement le Paresseux et un peuple de nains sans anus. En un sens, il est l’un d’eux, déjà présent sur la terre à l’époque où une première humanité dont il faisait partie se nourrissait de vent comme lui. De plus, pareil en cela aux Idsetti-deha, le Paresseux n’a pas d’anus. Enfin, le Paresseux provoqua la disparition de la première humanité et son remplacement par les Idsetti-deha dont on vient de voir que hors la taille, elle ne différait guère. Les Jivaro associent aussi dans leurs mythes le Paresseux et des êtres surnaturels nains et chthoniens : les nunkui, esprits des jardins, sont de petite taille et vivent sous la terre. C’est sous l’aspect du Paresseux femelle Uyush que l’un de ces esprits (ou celui les représentant tous ; en jivaro nunkui est tantôt un nom individuel, tantôt un nom collectif) procura aux humains les plantes cultivées par l’intermédiaire d’une fillette, façon de naine, aussi nommée Uyush. Maltraitée par les enfants du village comme le Paresseux tacana, elle regagna finalement son séjour souterrain. La symétrie qu’on observe entre les mythes

tacana et jivaro se maintient jusqu’au bout. Selon les Tacana, la première humanité encore ignorante des plantes cultivées se nourrissait de vent ; pour les Jivaro, c’est en perdant les plantes cultivées que les ancêtres de l’humanité actuelle acquirent, si l’on peut dite, les gaz intestinaux (supra : 117) qui sont le contraire d’une nourriture mais faits aussi de vent. Le motif des nains sans anus, habitants du monde souterrain, se retrouve depuis le bassin du Xingu jusqu’en Amérique centrale en passant par l’Amazonie septentrionale ; ainsi dans le nord-est du Pérou chez les Yagua, chez les Catio de la Colombie et les Cayapa de l’Équateur qui privent d’orifices anatomiques tous leurs esprits surnaturels ; au Brésil chez les Tukuna ; au Venezuela chez les Yupa et les Sanema. Les Tukuna parlent d’un peuple de nains, habitants du monde souterrain, qui se nourrissent de l’odeur des mets. Un Indien prit femme parmi eux. Elle voulut manger comme son mari, mais la nourriture solide lui causait des douleurs atroces. L’Indien lui fit un anus avec son couteau. Elle put déféquer mais mourut peu après. Dans un mythe très proche de celui des Tacana (supra : 134) les Yupa racontent que le seul survivant d’une bande d’indiens emprisonnés dans une grotte réussit à s’échapper par une crevasse. De l’autre côté se trouvait le pays des Pipintu, nains sans anus, nourris de fumée. Ils avaient de longues barbes mais pas de cheveux parce que toutes les ordures des humains vivant au-dessus d’eux leur tombaient sur la tête. Pour consommer de la nourriture solide, ils la posaient sur leur nuque et la laissaient glisser le long de leur dos. Ils supplièrent leur visiteur de leur faire un anus pareil au sien. L’homme essaya de les opérer mais les patients moururent l’un après l’autre : ils étaient dépourvus non seulement d’anus, mais aussi d’intestins, et la nourriture solide broyait leur intérieur. Habitants du Venezuela comme les Yupa, les Sanema décrivent presque dans les mêmes termes le peuple appelé par eux Oneitib. Toutefois ces nains dotés d’une conformation identique à celle des Pipintu avalent la viande crue sans la mâcher : privés eux aussi d’intestins ils sont creux au-dedans au lieu de pleins, ce qui les rend perpétuellement affamés. On notera que le héros du mythe yupa explique à ses petits hôtes qu’il vient de la « grotte des morts », celle à usage d’ossuaire où tous ses compagnons périrent en allant déposer un cadavre. Or les Jivaro prêtent aux âmes des morts la même faim insatiable que les Sanema prêtent aux nains. Les âmes humaines n’ont pour seule nourriture que les âmes des oiseaux, poissons et quadrupèdes que les Indiens tuèrent et mangèrent quand ils étaient en vie et qui ne sont plus que du vent.

Si les animaux des régions chaudes de l’Amérique du Sud manquent en Amérique du Nord, en revanche les nains mythiques y jouissent d’une popularité encore plus grande. Les Apache Lipan leur attribuent des traits anatomiques proches de ceux décrits dans les mythes sud-américains : anus sinon absent, de la grosseur d’une tête d’épingle, si petit que leurs possesseurs ne peuvent déféquer et se nourrissent de la vapeur des plats. Aux yeux des Apache, ces nains sont des êtres bâclés comme les Fourmiliers sud-américains ; ils émergèrent du monde inférieur sans que le démiurge eût le temps de les terminer. Sur la côte nord du Pacifique, les mêmes nains subissent une transformation bas → haut qui laisse intacte leur fonction sémantique : sans bouche ou à bouche minuscule, parfois aussi sans yeux, muets, contraints à se nourrir d’asticots, de tout petits coquillages ou de l’odeur des mets. Au centre du continent, les Omaha et les Ponca poussent encore plus loin la transformation. Ils attribuent aux nains le pouvoir de blesser leurs ennemis par-dessous la peau, sans endommager celleci. De non-perforés, les nains deviennent donc des non-perforateurs. Les Arapaho les décrivent comme des cannibales à voix d’enfant. Ils leur prêtent aussi l’habitude de laisser leur cœur accroché dans leur demeure quand ils en sortent, et celle d’inverser le sens des mots : pour eux, « lourd » signifie « léger » et réciproquement. Ces transformations sont bien en accord avec la notion plus générale de « monde à l’envers » que les nains illustrent de plusieurs façons. Dernier état de la transformation chez les Wyandot, parents des Iroquois par la langue et jadis habitants de la vallée du Saint-Laurent (mais on la suit bien au-delà, jusqu’en moyenne Amérique) : les nains sont dépourvus d’un coude articulé ; ils ne peuvent plier le bras qu’à l’épaule et au poignet. La question est alors de savoir si, en Amérique du Nord comme en Amérique du Sud, le peuple des nains a un rapport privilégié avec certains animaux, et dans l’affirmative lesquels. En cas de réponse positive, des animaux des deux hémisphères, même différents entre eux, s’équivaudront du fait qu’ils sont ici et là assimilés aux nains. Il deviendra alors possible d’élargir à ses vraies dimensions un champ sémantique dont les matériaux sud-américains ne nous ont jusqu’à présent laissé voir qu’une partie. Une réponse s’offre immédiatement concernant l’animal par lequel a débuté notre enquête, le seul présent dans les deux hémisphères parmi tous ceux considérés jusqu’ici. Les Mohegan-Pequot, qui sont des Algonkin orientaux, appellent les nains chthoniens makia'wis, mot dont le sens propre pourrait être « petit garçon » mais qui désigne aussi l'Engoulevent. D’autres locutions relevées chez des Algonkin orientaux assimilent pareillement les engoulevents à des êtres surnaturels de très petite taille : ainsi en mohegan et sur la côte

orientale de l’Amérique du Nord depuis les Wanabaki jusqu’aux Delaware, « Soulier », ou « Mocassin de l’Engoulevent » pour l’Orchidacée du genre Cypripedium dite en anglais Lady Slipper, en français « Sabot de Vénus » ou « Sabot de la Vierge ». La croyance en des nains qui hantent les lacs, la montagne ou la forêt existe chez tous les Algonkin orientaux et aussi chez les Creek, les Cherokee, les Iroquois. J’ai déjà signalé (supra : 93) que les Apache identifient les esprits de la montagne à des engoulevents. Voici maintenant les nains sous des aspects qui les rapprochent d’autres animaux. Les Cœur d’Alêne, Indiens de langue salish qui vivent dans l’actuel État d’Idaho, « croient en une race de nains qui logent en pleine forêt dans des arbres auxquels ils grimpent et dont ils descendent à toute vitesse. On a observé leur manège : qu’ils montent ou descendent, ils vont toujours la tête la première. Ils ont l’apparence d’êtres humains mais très petits. Ils paraissent entièrement rouges, et la plupart des gens pensent qu’ils sont vêtus de rouge. Ils portent sur le dos leurs bébés emmaillotés, tête en bas. Les gens qui s’approchent d’eux tombent évanouis. Parfois, en reprenant conscience, ils s’aperçoivent qu’ils sont appuyés contre un arbre la tête en bas et les pieds en Pair. Parfois aussi il leur manque des pièces de vêtement qu’ils retrouvent suspendues aux hautes branches. Ces nains aiment à jouer des tours […] mais ce ne sont pas des voleurs, et ils ne tuent ni ne blessent jamais personne ». « Une autre race de nains, souvent appelés du même nom, diffère par l’aspect et la conduite. Ils ont la taille de petits garçons, vivent dans les falaises et autres endroits rocheux très haut dans les montagnes. Ils étaient autrefois nombreux en plusieurs points du pays des Cœur d’Alêne et des Nez-Percé. Leurs habits sont en peaux d’écureuil, ils ont de petits arcs, et des flèches à l’avenant. Quand ils voient des Indiens, ils leur lancent souvent des appels afin de les égarer […]. » Ce texte nous retiendra pour deux raisons. En premier lieu, il insiste sur la coloration des nains, qui sont rouges ou vêtus de rouge. Cette mention d’une couleur spéciale, propre aux nains, se retrouve en divers points d’un immense territoire qui va de la Bolivie orientale et du Brésil central jusqu’au Canada. Selon les Tacana, les Idsetti-deha, nains du monde inférieur, ont les cheveux rouges. Il incombe à certains d’entre eux de soutenir le monde qui s’écroulerait si leurs cheveux blanchissaient. On se souvient que les Yagua assignent le même rôle cosmique à deux Paresseux nés du sang menstruel, donc aussi en rapport avec la couleur rouge. La cosmologie des Tapirapé du bassin de l’Araguaya fait une place à des créatures du Tonnerre, les Topü. Ce sont des nains poilus, coiffés de plumes de perroquet rouges, qui

sillonnent le ciel par temps d’orage. Ils frappent les Indiens dans l’estomac avec des fleurs rouges, brûlantes comme des flèches enflammées. Dans un mythe des Warrau du delta de l’Orénoque, proche de celui sur le héros Poronominaré (supra : 118), on voit paraître des démons qui ont une tache rouge au lieu d’anus et grimpent aux arbres la tête en bas. Quand on creuse profondément la terre, raconte un Arawak de la Guyane, on parvient dans un monde habité par des nains aux cheveux rouges. Leurs femmes ne peuvent accoucher, il faut leur ouvrir le ventre pour extraire l’enfant ; ensuite on les recoud. Revenons en Amérique du Nord. Les Apache Lipan parlent d’un peuple de nains normalement conformés hors leur petite taille, mais dont l’anus est rouge. Complètement rouges ou vêtus de rouge sont, on l’a vu plus haut, les nains des Cœur d’Alêne. Deuxième point : les nains des Cœur d’Alêne sont surtout remarquables en ceci qu’ils descendent des arbres la tête la première, qu’ils portent leurs bébés la tête en bas et qu’ils placent leurs victimes inconscientes dans la même position. Or il existe un mythe, provenant aussi de l’Ouest canadien, qui prête à l’Écureuil un rôle salvateur en raison de son aptitude à descendre des arbres la tête en bas ; et selon les Cœur d’Alêne, les nains portent des habits en peau d’écureuil. Une signification s’attache donc peut-être au fait que dans un mythe wyandot, l’Indien qui obtient d’une naine surnaturelle des pouvoirs de chasse miraculeux n’a été jusque-là capable de tuer que des écureuils et autre petit gibier. Dans un mythe iroquois, un jeune garçon rencontre le peuple des nains aussi à l’occasion d’une chasse à l’écureuil. Gibier le plus modeste pour les humains, à la portée d’un enfant, l’écureuil est en revanche le plus gros gibier à quoi des nains osent s’attaquer. L’Écureuil joue donc ici le rôle de terme médiateur entre les deux races ; elles nouent des rapports sub specie sciurorum. Il est de fait que les écureuils tiennent une place non négligeable dans les croyances des Indiens de l’Amérique du Nord. Annonciateurs de mort prochaine, anciens monstres cannibales qui s’amusent encore à terroriser les passants, ils jouent plus rarement le rôle de porte-chance ou de héros de comédie. Faisons dans ce contexte une place spéciale aux Iroquois. Ils voient dans l'Écureuil un redoutable démon, compagnon des Tonnerres, lesquels se nourrissent de l’odeur des mets. Déplacé dans le monde d’en haut, le rapprochement s’impose à nouveau entre l'Écureuil et le peuple des sans-anus. Tous ces traits conduisent ou ramènent à des animaux sud-américains. D’abord les Sciuridés eux-mêmes, aussi présents dans l’hémisphère austral. Une espèce du genre Sciurus nommée coatipuru, acutipuru en Amazonie, sérélépé ou caxinguélé dans le Brésil central et méridional, fait l’objet de superstitions très

nombreuses. Le suffixe -puru sert d’ailleurs en langue tupi à former le nom de plantes ou d’animaux porte-bonheur. Dans le cas considéré, il dénote un animal qui apporte le sommeil aux enfants et conduit les âmes des morts vers l’au-delà. S’il fait l’admiration des Indiens, c’est que, dit-on, il est un des rares animaux sachant descendre des arbres la tête en bas. La fourrure de plusieurs Sciuridés tire sur le rouge. Cela explique-t-il pourquoi les nains arborent volontiers cette couleur ? On n’ose l’affirmer. Sans adhérer à la théorie simpliste aujourd’hui en vogue d’après laquelle les croyances religieuses auraient leur origine dans l’usage des hallucinogènes, on ne saurait exclure que les hommes aient parfois mis ces expériences à profit pour meubler d’images sensibles la représentation qu’ils se faisaient de mondes surnaturels. Plusieurs plantes hallucinogènes, dont celles employées dans les deux Amériques, provoquent des sensations violemment colorées. À titre d’exemple on citera les graines de Sophora secundiflora — mais consommées dans une seule région de l’Amérique du Nord — qui feraient voir tout en rouge. En Amérique du Sud, les écureuils ne sont pas seuls à pratiquer une gymnastique qui frappe l’imagination. « Quand le Paresseux Cholœpus veut descendre le long d’un tronc ou d’une branche, il se retourne et va la tête la première sans coller le corps au tronc, à la différence du Paresseux à trois doigts qui descend la queue vers le bas tantôt en s’agrippant, tantôt en se laissant glisser. » Un Procyonidé des tropiques, le Kinkajou, Jupará au Brésil (Potos flavus), descend des arbres la tête la première. Les Indiens Urubu en ont peur : « Ils disent que si un kinkajou défèque sur vous pendant que vous dormez dans la forêt, vous mourrez. » Les Indiens Hixkaryana aussi voient en lui un annonciateur de mort prochaine, rôle dévolu à l’écureuil dans l’Ouest canadien. Pour les Campa de la Bolivie orientale, Yaanáite, esprit redoutable, a l’apparence d’un kinkajou. C’est un meurtrier, un cannibale. Quelques informateurs affirment qu’il mange par la queue (en symétrie, donc, avec le Fourmilier censé excréter par la bouche et copuler par le museau). Pourtant, les Campa appellent le Kinkajou « Fils de Dieu » et disent qu’il est le « frère de mère » d’un oiseau sacré, malheureusement non identifié. Le Kinkajou paraît donc marqué de la même ambiguïté qui caractérise l’Écureuil en Amérique du Nord. Les Makiritaré de la Guyane lui attribuent un rôle positif : il alla voler le premier manioc au ciel pour le donner aux humains. Les paysans brésiliens redoutent le Kinkajou mais pour une autre raison : « Ils croient que les kinkajous sont des sodomites. Avant de s’endormir dans la forêt, un homme fera bien de se mettre un bouchon là où il faut pour se

protéger. » Ainsi, le Kinkajou se conduit tantôt en perforé (déféquant, mangeant par la queue), tantôt en perforateur. Perforateur aussi apparaît un autre petit animal, le Coendu, de la famille des Rongeurs. Il a le corps hérissé de piquants qu’on le dit capable de tirer comme des flèches. C’est peut-être cet animal — et non un Porc-Épic, autre Rongeur, mais du genre Erethizon sans représentant en Amérique du Sud — que mettent en scène les Campa dans un mythe. Du temps que le ciel et la terre étaient près l’un de l’autre, Pává, le soleil, qui vivait sur la terre, décida de monter au ciel par la liane qui unissait les deux mondes. Certains de ses compagnons refusèrent de l’imiter et devinrent des animaux. D’autres le suivirent, pourchassés par trois guerriers féroces : Soróni, le Paresseux, Kosámi, la Guêpe, et Tontóri qui — pour la raison ci-dessus indiquée — paraît être le Coendu. Le soleil coupa la liane juste à temps, les trois guerriers retombèrent sur la terre, Soróni dans la posture caractéristique du Paresseux, Kosámi changé en Guêpe, Tontóri hérissé de ses flèches tel qu’on le voit aujourd’hui. C’est parce que ces guerriers existèrent jadis que les Campa ont un tempérament belliqueux. Une version attribue l’échec des poursuivants au fait que le Paresseux fut trop lent à se mettre en marche et que le « Porc-Épic » perdit du temps pour rassembler et emporter ses flèches. Au Venezuela, les Yaruro ont un mythe très proche avec pour protagonistes les Singes hurleurs, les Toninos (petits Cétacés) et les Caïmans. J’ai tenu à citer ces mythes sans rapport direct avec nos considérations du moment en raison de la place que les Campa occupent dans ce livre, et parce que les mythes en question ont des parallèles saisissants dans l’ouest du Canada (cf. L’Homme nu, p. 419). Or je serai de plus en plus conduit à esquisser certains rapprochements entre une mythologie dont le foyer se situe au pied des Andes, et celle provenant de la côte occidentale de l’Amérique du Nord, depuis le sud de la Californie jusqu’au Canada. Au point où nous en sommes, contentons-nous de souligner qu’avec le Kinkajou et le Coendu, nous ne sortons pas du champ sémantique où figurent déjà le Paresseux, bouché et perforateur, et les nains sans anus ou sans bouche, donc non perforés. On peut tirer un argument supplémentaire du fait que deux versions d’un même mythe, l’une tukuna (supra : 112), l’autre sikuani, qui relatent un conflit autour de l’arbre aux nourritures (ou de son inverse, l’arbre qui obscurcit la terre) opposent à un ou deux Écureuils soit le Kinkajou, soit le Paresseux. Une transformation non moins nette permet de passer du Paresseux d’une part, de l’Engoulevent d’autre part, à un troisième animal qui joue dans les mythes un rôle considérable, et auquel dans Le Cru et le cuit plusieurs chapitres

furent consacrés : le Marsupial appelé en Amérique du Sud Sarigue, Opossum en Amérique du Nord. Comme d’autres peuples sud-américains l’affirment du Paresseux (supra : 101, 105), les Mundurucu disent que les sarigues étaient jadis des humains. On retrouve cette croyance dans le sud-est de l’Amérique du Nord où les Indiens Koasati prêtaient aux opossums d’antan l’usage du langage articulé. J’ai montré plus haut que le petit Fourmilier remplace parfois le Paresseux dans les croyances et dans les mythes. À cette occasion, je notais que divers peuples sud-américains croient que les Fourmiliers n’ont qu’un sexe, capable de se reproduire tout seul. Dans le sud-est de l’Amérique du Nord, les Creek et les Cherokee disent la même chose de l’Opossum. De ses informateurs Aztèques, Sahagun a recueilli sur le Sarigue des idées fort étranges ; elles le paraîtront moins une fois replacées dans le contexte du présent livre. La viande de sarigue serait consommable mais non les os, surtout ceux de la queue. Qui mangerait la queue perdrait ses intestins : ils s’échapperaient de son corps. Toutefois, les os ont la propriété d’extraire, d’évacuer les choses bloquées dans une cavité. L’infusion de queue de sarigue mène à terme les accouchements difficiles et constitue un remède souverain contre la constipation : « Elle ouvre les passages, les tubes, les nettoie, les purifie pour éliminer les obstructions. » Le chapitre consacré aux accouchements y revient : « Un chien mangea une fois en cachette un sarigue entier. Telle est la nature de cet animal que le chien se mit à tout rejeter ; il expulsait tout, excrétait ses intestins. De même, celui qui absorberait toute une queue de sarigue excréterait ses intestins, déféquerait tout. Une femme qui aurait bu une infusion de [Montanoa tomentosa] et de queue de sarigue et qui ne parviendrait pas à accoucher serait en grand péril, de l’avis de la sage-femme et des vieilles qui l’assistent. » Qu’est-ce à dire, sinon que le Sarigue suscite, mais en la personne d’autrui, une condition symétrique et inverse de celle que les Indiens sud-américains attribuent au Paresseux ? Pour que les intestins s’échappent du corps, l’anus doit être largement ouvert : ouverture qui remédie à la constipation (constitutionnelle chez le Paresseux) et qui, transposée de l’anus au vagin, permet un accouchement plus facile. Les anciens habitants de la région d’Oaxaca représentaient le dieu Sarigue sous les traits d’un vieillard. Nous avons vu que les Indiens sud-américains donnent un grand âge au Paresseux. Selon les Carib de la Guyane, le Sarigue incarnerait ce que Goeje appelle la kleptomanie. On est tenté de voir dans cette croyance un reflet ou un écho de l’idée que les Mexicains se faisaient du Sarigue comme animal extracteur ou soustracteur.

Nous ne quittons donc pas, mais continuons à meubler de nouveaux éléments le champ sémantique que nous nous attachons à cerner et à inventorier. Considérons maintenant les rapports entre le Sarigue et l’Engoulevent. Ils ressortaient déjà de la comparaison faite dans Le Cru et le cuit entre les mythes gé et karaja sur l’origine des plantes cultivées. Chez les Gé, la femme-étoile qui donne ces plantes aux Indiens se change en Sarigue, ou bien elle est indirectement associée au Sarigue dans le cours du récit. En revanche, chez les Karaja, les Indiens reçoivent les plantes cultivées d’un homme-étoile, et cette transformation : o → ∆ entraîne celle du personnage féminin en Engoulevent (supra : 59). Les mythes sur le mari humain d’une femme-étoile et ceux sur le mari humain d’une femme-Paresseux ont une même armature ; et le mythe karaja qu’on vient de citer office l’armature symétrique : Nous savons déjà que le Paresseux est assimilable à une comète ou à une étoile (supra : 116, 118). La transformation qu’on vient de mettre en évidence le confirme. D’autre part, le mari-étoile du mythe karaja, d’abord vieillard répugnant, devient un beau jeune homme à la façon, dans le mythe de Poronominaré, de l’Écureuil acutipuru à l’aide duquel le héros descendit du ciel. Dans tous ces mythes, on a donc affaire à plusieurs personnages stellaires en rapport de transformation, et qui chacun ramène à des animaux entre lesquels nous avons indépendamment établi des rapports de transformation. Notons enfin que si le petit Fourmilier peut servir de variante combinatoire au Paresseux, le Sarigue s’efface parfois derrière un Mustélidé, l’Irára (Tayra barbara), qui remplit vis-à-vis de lui la même fonction. Comme le petit Fourmilier, l’Irára est un mangeur de miel ; le peuple brésilien les appelle souvent du même nom, melero. Or le célèbre mythe tupi dont l’héroïne se trompe de mari, et en prend un ou plusieurs mauvais avant de choisir le bon, donne au Sarigue le rôle d’imposteur principal ; rôle que la version bororo du même mythe confie à l’Irára. Mais n’est-ce pas très exactement ce mythe, commun aux deux Amériques, que nous avons rencontré en Californie chez les Maidu et les Modoc (supra : 8487) ? Et là, un Engoulevent tenait le rôle de l’imposteur. Si loin que nous allions, nous ne sortons pas d’une ronde où les mêmes animaux se donnent la main. Quel caractère commun à tous ces animaux peut expliquer leur récurrence et leur association ? Pris ensemble, Engoulevent, Paresseux, petit Fourmilier, Écureuil, Kinkajou, Coendu, Sarigue forment une faune arboricole à laquelle on

peut joindre l’Irára qui ne vit pas dans les arbres, mais y grimpe facilement pour piller les ruches d’abeilles sauvages. Il faut ajouter les Singes et les Ratons laveurs que les traditions mésoaméricaines mettent à l’honneur. Selon ces traditions, ces animaux résultent de la transformation d’un peuple de nains, prédécesseurs sur terre de l’humanité actuelle. Rejoignant les mythes tacana sur le Paresseux, ces traditions relatent que ceux des nains qui échappèrent à cette métamorphose, survenue à la suite d’un déluge, vivent aujourd’hui sous la terre, enduits ou coiffés de boue pour se protéger du soleil ardent du monde chthonien. Ils cherchent donc à remonter sur la terre ; quand ils y parviendront la terre se retournera, ils seront au-dessus et les humains au-dessous. Les Cayapa de l’Équateur, qui partagent ces vues, disent que ces habitants du monde chthonien privés de fesses et d’anus se nourrissent de l’odeur des mets. En Amérique centrale on croit cette race primitive dépourvue d’articulations, particularité anatomique qu’en Amérique du Nord les Wyandot attribuent aussi à leurs nains (supra : 138). En somme, tous les mythes que j’ai considérés jusqu’à présent constituent en une sorte de micro-panthéon une cohorte d’animaux vivant dans les arbres, audessus des hommes donc et plus petits qu’eux. Ces mythes projettent aussi ce micro-panthéon dans le monde chthonien qui est un monde à l’envers : il y fait nuit quand le jour règne sur la terre, son hiver correspond à notre été. Un peuple de nains souvent assimilés à des tatous, animaux qui logent dans des terriers, y vit au-dessous des humains comme ceux-ci vivent au-dessous de la faune arboricole. Toutefois, ce n’est encore là qu’un état d’une combinatoire. En termes très généraux on peut le formuler comme suit : la faune arboricole et le peuple des nains sont par rapport aux humains comme chacun d'eux est par rapport à l’autre. Mais sitôt énoncée, cette formulation en appelle deux autres que je présenterai sur le mode interrogatif. Car si une relation existe entre trois termes : faune arboricole, société humaine, peuple de nains, la pensée mythique se demandera tout de suite : Qu’est-ce qui est aux humains comme les humains sont aux nains ? Et : Qu’est-ce qui est aux humains comme les humains sont à la faune arboricole ? À la première des trois formules correspond manifestement l’idée que l’audelà offre du monde terrestre une image en réduction. Les Indiens du NordOuest de l’Amazonie l’affirment : « L’au-delà est une réplique du monde ordinaire en miniature […] Tout y est à plus petite échelle, arbres ratatinés et gibier nain. » Les Indiens Colorado de l’Équateur répondent aux deux autres

questions : « Le soleil monte dans le ciel où vivent des hommes plus grands que nous […] Notre soleil descend dans la mer et revient par le dessous de la terre, là où vivent les nains. Tout est plus petit dans ce monde-là, au-dessus duquel nous marchons. Au-dessus de nous existe un autre monde où tout est plus grand, les êtres humains, les arbres, absolument tout. » Inversement, le monde souterrain peut être peuplé d’animaux arboricoles plus grands que les humains, de sorte que ceux-ci et non ceux-là font figure de nains. Le rapport entre peuple chthonien et humains devient alors le symétrique, quant aux ordres de grandeur respectifs, de celui dépeint dans les mythes où de petits animaux, guêpes et lièvres, sont pour les nains des Indiens hostiles ou des jaguars (supra : 134) : « Pour les Wayãpi [ou Oyampi, Indiens de la Guyane française] le monde est plat et possède un envers totalement symétrique lequel est peuplé de wↄ’ↄ, paresseux géants, animaux humanoïdes s’il en est. Un homme du monde d’en dessus, tombé accidentellement dans le monde d’en dessous, est vu par les habitants comme un kinkajou. » Texte essentiel à deux égards. D’abord, il étend vers le nord l’aire où l’on attribue une nature humaine au Paresseux. On se souvient que c’est la raison pour laquelle les Jivaro, chasseurs et réducteurs de têtes, substituaient volontiers la tête du Paresseux à celle d’un ennemi humain. Les Oyampi, qui ne chassent pas les têtes, retournent la situation au bénéfice des paresseux chthoniens : ceuxci possèdent un crochet magique avec lequel ils décapitent leurs adversaires. Un Indien fut leur victime ; son compagnon qui s’était emparé de l’arme s’en servit contre les paresseux. Chez ces mêmes Indiens, les affinités humaines reconnues au Paresseux entraînent une curieuse conséquence. Le monde végétal se trouve, si j’ose dire, « culturalisé » pour servir aux besoins du Paresseux ; on nomme diverses plantes « savon », « coton », « tabac », « cassave », « banane » du Paresseux Cholœpus didactylus : « Les Wayãpi pensent que ces animaux ont des fonctions humanisées. Il leur faut donc des objets qui leur permettent d’agir dans ce sens. » Les Jivaro tirent eux aussi de l’humanité qu’ils reconnaissent au Paresseux des conséquences linguistiques, mais ils les situent sur le plan rhétorique. Jadis, racontent-ils, seule la dame Paresseux Uyush possédait le manioc. Les femmes, qui ne cultivaient pas de jardins, allaient le lui mendier. Uyush soumettait les solliciteuses à des épreuves : « Comment appelez-vous, demandait-elle, mes griffes, mon pelage, mes ongles, etc. ? » Les femmes devaient répondre par des expressions figurées. Une sotte qui répondait chaque fois par le mot propre ne reçut que des tubercules immangeables.

Qu’il faille parler courtoisement aux dieux est un thème récurrent de la mythologie américaine. On le trouve çà et là depuis les Maya en Amérique centrale jusqu’au Brésil oriental et au Chaco (cf. Du Miel aux cendres, p. 266 sq., 276 sq.). Mais l’idée que le langage courtois emploie des métaphores n’est certainement pas propre à l’Amérique. Témoin cette observation de Hocart aux îles Fidji : « Il existe un langage courtois pour s’adresser aux personnes de qualité ; il consiste à utiliser des métaphores au lieu des mots propres pour nommer les parties du corps, les relations de parenté et les actions habituelles des nobles. » En Amérique du Nord, on relève chez les Chinook du bas Columbia la même distinction entre les deux langages pour s’adresser non pas aux nobles ou aux gens du commun, mais aux morts ou aux vivants. Le langage figuré, où les mots ont un sens relatif, convient au monde des morts ; le langage propre, où les mots ont un sens absolu, convient à celui des vivants. Les croyances des Oyampi en des paresseux géants maîtres du monde chthonien offrent un autre intérêt. Elles étayent l’hypothèse que les trois univers — de la faune arboricole, de la société humaine et du peuple des nains — sont mutuellement convertibles. La réciprocité des perspectives qui s’impose à la pensée mythique pour pouvoir constituer les trois univers en système clos fait que chacun offre sa propre image et reflète celle des deux autres. Ce jeu de miroirs explique que dans le monde d’en haut, une humanité géante soit par rapport aux humains comme les humains sont par rapport aux nains ; et que dans le monde d’en bas, une faune arboricole géante, elle aussi idéalement requise, soit par rapport aux humains comme ceux-ci par rapport à la faune arboricole réelle. Portée par son élan, la pensée mythique engendre ainsi des étages cosmiques placés de part et d’autre de l’étage empirique, et tels que chaque nouvel étage entretienne avec l’étage qui le précède un rapport homologue de celui que cet étage entretient avec l’étage placé soit au-dessous, soit au-dessus de lui. Des effets de bascule en résultent, qu’on prendrait parfois pour des contradictions. Selon les Indiens Colorado, une humanité géante peuple le ciel. En revanche mais toujours en Amérique du Sud, les étoiles sont pour les Machiguenga un peuple de nains incapables de quitter leur séjour céleste ; tandis qu’en Amérique du Nord, les Iroquois croient que les Tonnerres, autre peuple céleste, se nourrissent de l’odeur des mets comme ailleurs les nains chthoniens sans bouche ou sans anus. Et les variantes d’un même mythe tacana décrivent les habitants du monde inférieur tantôt plus petits, tantôt plus grands que les humains.

Chapitre IX Les étages du monde et les problèmes de voisinage. Le Singe hurleur symbole de l’incontinence anale. Deuxième application de la formule canonique.

Dans un immeuble d’habitation, le plancher de l’appartement au-dessus est plafond pour l’appartement au-dessous et réciproquement. De même dans un monde formé d’étages superposés : « Ce qui », disent les Campa, « est pour nous une terre solide est un ciel aérien pour les êtres qui logent en dessous de nous, et le ciel aérien constitue le sol ferme de ceux qui habitent en dessus. » Rien d’étonnant si, dans un tel univers, les problèmes de cohabitation prennent des dimensions cosmiques. Des Indiens vivant dans des huttes souvent rudimentaires et de plain-pied avec le sol ne s’en représentent pas moins, de façon très réaliste, les nuisances — comme on recommence à dire aujourd’hui — qui, dans les assemblées de copropriétaires, fournissent un thème inexhaustible aux récriminations des voisins les uns contre les autres : bruits, fuites d’eau, balcons salis d’épluchures et de mégots… Les Mundurucu croient qu’un peuple d’esprits inoffensifs habite le monde inférieur. Ces esprits organisent des parties de pêche au poison : « De telles parties sont toujours bruyantes, mais celles des Kokeriwat ont un caractère si tempétueux qu’elles déchaînent un vent violent. On le ressent dans le monde terrestre aux coups de froid qui frappent le pays mundurucu en juin, durant deux ou trois jours. Inversement, les parties de pêche des Mundurucu provoquent des refroidissements du monde souterrain. » Les nains Pipintu des Indiens Sanema souffrent bien plus de la présence des humains au-dessus d’eux : les ordures que ceux-ci déversent leur pourrissent la tête et ils n’ont plus de cheveux (supra : 136). Le motif de la tête souillée de déjections et rendue chauve est attesté aussi à l’autre bout du Nouveau Monde. Il occupe dans le nord-ouest de l’Amérique du Nord une aire aux frontières imprécises, car il y subit des transformations si nombreuses qu’on hésite souvent à l’identifier. Les mythographes nord-américains lui ont donné un nom de code : anus wiper. J’ai étudié et discuté le motif dans L’Homme nu (p. 290-301) sous des aspects différents de ceux que je veux maintenant souligner. Par l’intermédiaire des versions nez-percé et kalapuya, ces mythes du « Torche-cul » semblent appartenir à un ensemble plus vaste, dont n’existent plus que des traces

dans la région, et où il est question de quatre créations successives. À la fin de la première, dit la version kalapuya, « la terre se retourna et les hommes du premier âge mythique devinrent les étoiles ». Or en Amérique du Sud, au Chaco où, je l’ai déjà noté, les mythes ont une nette affinité avec ceux du nord-ouest de l’Amérique du Nord, le motif des têtes souillées d’excréments et celui du monde retourné sont explicitement liés. Selon les Ayoré, jadis le ciel et la terre vivaient ensemble ici-bas. Mais le ciel se lassa parce que l’état de la terre le dégoûtait. Elle était sale à cause des humains qui urinaient sur elle et sur la face du ciel. Celui-ci décida donc de se séparer de la terre et de chercher un endroit où on le traiterait avec égards au lieu de se soulager sur lui. Il s’éleva jusqu’à son emplacement actuel ; la terre resta où elle était. De leur côté, les Toba racontent qu’autrefois, « le monde au-dessus de nos têtes se trouvait à la place de la terre. Mais la terre qui était en dessous n’aimait pas que le peuple céleste la souillât de ses excréments. Elle changea donc de place avec le monde d’au-dessus. » Car selon les Toba, les étoiles filantes sont les excréments des étoiles fixes. En Amérique du Nord, les Ute voient eux aussi dans les étoiles filantes les excréments des « sales petits dieux-étoiles ». En revanche, les rognures d’ongles et autres déchets humains sont particulièrement appréciés des âmes des morts chez les Tacana, des nains chthoniens au dire des Iroquois. Un informateur Iroquois expliquait ce goût peutêtre en le rationalisant : les nains chthoniens sont bons chasseurs mais les animaux les repèrent à l’odeur et les évitent ; les nains se baignent donc dans une eau où ils ont fait macérer les rognures d’ongles que les humains recueillent dans des petits sacs jetés en guise d’offrande à leur intention. Ils prennent ainsi une odeur d’homme et peuvent mieux approcher le gibier. Mais une autre raison n’est-elle pas qu’un peu partout en Amérique, et ailleurs aussi dans le monde, les humains conservent précieusement les ongles comme parures ou comme talismans ? Pour les peuples amazoniens, des charmes en ongles de Paresseux ou de petit Fourmilier permettent aux chamans de se transporter à de grandes distances, de susciter la pluie ou l’orage ou de se métamorphoser. Par conséquent, on vérifierait aussi dans ce cas que les nains chthoniens sont aux humains comme les humains sont à la faune arboricole et que, de part et d’autre du monde des humains, le peuple des nains qui vivent sous la terre et celui des animaux qui vivent dans les arbres se font exactement pendant. Les considérations qui précèdent montrent l’importance de la faune arboricole dans les croyances et les représentations. Sous forme visible et tangible, elle illustre le lot qui échoit aux humains dès lors qu’ils imaginent d’autres mondes placés au-dessus ou au-dessous du leur. Ils peuplent le monde

supérieur de divinités dont ils attendent la protection ; par des prières et des offrandes ils cherchent à se les concilier, à nouer avec elles des liens de réciprocité. Mais il n’en reste pas moins que les dieux logent en haut et les hommes en bas. Si ceux-ci conçoivent ceux-là comme des êtres animés, le monde des hommes, du fait qu’ils ne sont pas les seuls occupants du cosmos, se trouvera réduit à l’état d’égout ou de dépotoir à l’usage des habitants d’audessus. Par sa présence, la faune arboricole confère à cette relation imaginaire une réalité. En prenant le mot au sens étymologique, on peut dire que la faune arboricole constitue une hypostase du peuple d’en-haut puisque, relativement à elle, il est aussi vrai que les humains vivent, mangent, se reproduisent et meurent à l’étage en dessous. D’un point de vue logique autant que moral, cette position apparaît inconfortable. D’où la nécessité de concevoir un troisième monde : celui des nains chthoniens vis-à-vis desquels les humains jouissent de la même supériorité verticale que la faune arboricole vis-à-vis des humains. D’où aussi l’extrême attention portée aux fonctions d’élimination (et ipso facto d’ingestion) propres à cette faune, et dont les modalités différentes pour chaque espèce acquièrent une valeur philosophique. Les mythes les utilisent pour élaborer un vocabulaire et une grammaire de la communication entre les étages superposés. À ce vocabulaire et à cette grammaire permettant d’engendrer toutes sortes de rapports concevables entre les humains et les bêtes qui vivent dans les arbres, nous nous sommes trouvés confrontés dès le début de notre enquête. Si l’Engoulevent émet des gaz intestinaux violents au point que les mythes font de lui un maître des éclatements, c’est que l’avidité orale qui le caractérise le rend en permanence trop plein. Et si le Paresseux, jadis péteur irrépressible, a désormais l’anus bouché, c’est que la rétention anale dont il a le privilège lui permet de se contrôler. En revanche, le Fourmilier jadis sans anus, contraint à excréter par la bouche, reçut du héros culturel Poronominaré ou de ses alter ego l’orifice inférieur qui lui manquait, grâce auquel, dit-on ailleurs, il émet une puanteur aux vertus magiques (supra : 132). Cette incontinence bénéfique le met en corrélation et en opposition avec un autre animal arboricole, le Singe hurleur, dont il va être question. Elles aussi arboricoles, les chauves-souris illustrent une troisième forme d’incontinence : selon les Barasana de langue tukano qui vivent dans le bassin du Uaupés, elles souffrent de diarrhée depuis qu’elles mangèrent le cadavre putréfié de la lune, et doivent se suspendre tête en bas pour empêcher leur corps de se vider1. On se souvient qu’un mythe tacana souligne la différence entre les manières de déféquer propres au Singe hurleur et au Paresseux. L’un lâche à tout moment

ses excréments du haut des arbres, l’autre se sent obligé de descendre à terre quand il lui faut se soulager. On appelle communément Singe hurleur (au Brésil bugío, guariba, barbado) plusieurs espèces du genre Alouatta, nom scientifique dérivé du carib arawata qui sert à former le nom de plantes ou d’animaux entièrement rouges dont une chenille venimeuse, un oiseau-mouche, une abeille… Toutes les espèces de singes hurleurs n’ont pourtant pas un pelage fauve ; certaines sont noires, et les mâles et les femelles d’une même espèce peuvent être de couleurs différentes. Le genre a pour caractère anatomique distinctif un os hyoïde en forme de gobelet. Les mythes l’interprètent comme un sac, un réservoir, ou comme un gros noyau ou un ustensile de cuisine que l’animal aurait avalé. Cet os creux joue le rôle de caisse de résonance. Il amplifie les cris des animaux, entendus à une distance d’autant plus grande que les singes hurleurs vivent en bandes et se livrent ensemble à leurs exercices vocaux. En général, les mythes prêtent aux singes hurleurs une connotation péjorative sinon sinistre. Pour les Tacana, ils sont affligés d’un gosier puant. Leur cri, dit-on en Guyane, est terrifiant. Selon les Yaruro les singes hurleurs descendent d’indiens changés en ces animaux lors du grand déluge. Les Arawak de la Guyane racontent que le Singe hurleur rouge grimpa à un arbre pour échapper à une inondation ; la terreur lui arracha les cris qu’il pousse depuis. C’est aussi en grimpant à un arbre pour fuir la montée des eaux, dans l’île où elle a cherché refuge, qu’une femme enceinte de Poronominaré se métamorphose en singe hurleur n’ayant plus que la peau et les os. On la sauve malgré elle en la faisant tomber à coups de pierres. Plus tard, son fils courra ses aventures les plus dramatiques dans l’île « de la guariba » où il affrontera l’esprit du mal et aura avec le Paresseux les démêlés déjà contés (supra : 119).

FIG. 6. — Le Singe hurleur noir Alouatta (anciennement Mycetes) niger (d’après BREHM 1890, vol. 1, p. 205).

Un peu partout en Amérique du Sud on tient les singes hurleurs pour d’anciens cannibales ou qui le sont restés. Entre eux et les humains règne une hostilité permanente. Toutes les tentatives d’union entre un Indien et une femmesinge se soldèrent par un échec ; depuis lors, les deux races sont définitivement séparées. On connaît de nombreuses versions de ce mythe. Celle des Mundurucu offre un intéressant parallélisme avec un épisode de la Genèse jivaro. Les Mundurucu racontent que la femme-singe fut abandonnée enceinte par son mari. Elle s’unit plus tard avec son fils. De cet inceste descendent tous les singes hurleurs actuels. Le fils était humain par son père, simiesque par sa mère, mais du fait de la séparation des conjoints puis de l’inceste, cet être mixte rétrograda à l’animalité ; la race des hommes et celle des singes, qui auraient pu se fondre, recommencèrent à diverger. Rappelons maintenant un passage du mythe jivaro. Mika, incarnation de la poterie, abandonnée par son mari le Paresseux commet l’inceste avec son fils. Leurs descendants seront les premiers Indiens chasseurs de têtes (supra : 99). Soit dans un cas une séparation entre la famille humaine et une famille animale formant désormais des genres irréductibles ; et, dans le

second cas, une division interne de la famille humaine en groupes hostiles et qui se font mutuellement la guerre. Les mythes mettent donc les humains à plus grande distance des singes hurleurs que des paresseux avec lesquels ils conservent une affinité : pour être des ennemis, on n’en reste pas moins entre hommes… Des mythes traitent sans doute de l’union avortée d’un Indien et d’une femme-paresseux (supra : 125) mais le climat n’est pas le même. Au lieu qu’un homme, émissaire de son espèce, affronte la nation des singes constituée en collectivité d’alliés, les intrigues entre humains et paresseux sont clandestines ou tout au moins d’ordre privé : elles se déroulent dans un triangle classique formé des deux amants plus, selon les cas, un frère, une mère, un soupirant éconduit. À la différence des singes hurleurs vivant en société, le Paresseux est en effet solitaire. Comme le suggérait déjà le mythe tacana où dialoguent un paresseux et des singes hurleurs, c’est surtout par leurs modes respectifs de défécation que les deux espèces s’opposent. Le Singe hurleur est à plusieurs titres un producteur d’ordures. Métaphoriquement d’abord, car la pensée mythique fait du vacarme une expression figurée de la pourriture (cf. Du Miel aux cendres, p. 264). Le Singe hurle matin et soir, surtout aux changements de temps : Guariba na serra, chuva na terra, « le singe hurle au loin, c’est la pluie qui vient » affirme un dicton paysan, d’accord avec les Bororo pour qui les guaribas sont des esprits de la pluie, et aussi avec les Indiens de la Guyane : ceux-ci croient que les esprits Singes hurleurs, qui vivent dans les rivières, remontent à la surface quand il pleut. Au témoignage des naturalistes, c’est aussi une baisse de la température qui incite le Paresseux à déféquer (supra : 122). Animaux barométriques, le Paresseux trahit cette nature en excrétant, le Singe quant à lui hurle, mais avec un gosier « puant ». Ce qualificatif appliqué au Singe hurleur ramène au sens littéral. C’est en effet un animal incontinent qui excrète beaucoup, souvent et en toute occasion. J’ai nourri pendant quelque temps un singe guariba que je laissais en liberté (cela lui fut d’ailleurs fatal : un chasseur le tua). Précis comme une horloge, il revenait trois fois par jour partager nos repas. Mais si, à d’autres moments, mes compagnons ou moi tentions de l’approcher, il produisait à l’instant même une quantité prodigieuse d’excréments qu’il roulait en boules dans ses mains, et il nous bombardait avec ces projectiles. Le fait n’est pas exceptionnel : l’auteur d’une monographie classique sur cet animal en a noté de semblables : « Le Singe hurleur rejette parfois des matières fécales sur un observateur […] Un individu gagnera lentement un emplacement directement au-dessus de moi ou aussi proche que possible, et il lâchera ses excréments […] Il semble que jeter des

branches et des excréments représente une sorte d’acte primitif tendant à un but (kind of primitive instrumental act). » On comprend mieux par là que les Indiens Barasana opposent le Singe hurleur au Paresseux comme étant respectivement « ouvert » et « fermé ». Ils opposent aussi par divers traits le Singe hurleur et le Tapir : voix basse et puissante contre voix haute et placide ; incontinence orale contre continence orale ; indiscipline anale contre discipline anale. En effet, le Tapir (dont je parlerai plus loin) diffère également du Singe hurleur par le mode de défécation qu’on lui prête : on le dit attentif à déféquer seulement dans l’eau. Pris d’un besoin ailleurs, il recueille ses excréments dans un panier et les transporte jusqu’à la rivière la plus proche. Sous le rapport vocal enfin, le Guariba s’oppose au Paresseux puisque le premier hurle tandis que le second fut condamné à n’émettre, et pendant la nuit seule, qu’un léger sifflement (supra : 119). Les Carib de la Guyane racontent dans un mythe que des singes hurleurs se vengèrent d’un chasseur en le couvrant d’excréments. Les Waiwai, qui sont des Carib guyanais, célèbrent une fête dite Shodewika au cours de laquelle des danseurs costumés imitent divers animaux. « Une troupe de shipili [singes hurleurs] envahit la maison commune […] Ils grimpèrent rapidement aux poteaux et dans la charpente, et ils s’installèrent sur les poutres horizontales entrecroisées. Là, ils se mirent à manger des provisions de bananes et jetaient les épluchures sur la tête des danseurs. De temps en temps ils s’accroupissaient, postérieur au-dessus du vide, et ils laissaient tomber une pelure de banane comme si c’était la preuve d’un plantureux repas. » Car les singes hurleurs ne sont pas seulement incontinents ; ils gâchent aussi la nourriture dans la proportion, dit le naturaliste auteur de la monographie déjà citée, d’un bon tiers des feuilles et fruits effectivement consommés : « Sitôt arrachés, les fruits ou les bourgeons semblent avoir moins d’attrait que ceux encore sur la branche. Les singes jettent la nourriture qu’ils ont cueillie et mangent celle restée en place. » Parti de l’Engoulevent — un oiseau, certes, mais que ses mœurs mettent à part de ses congénères — j’ai montré que les mythes lui font connoter l’avidité orale. J’ai ensuite rencontré le Paresseux à qui les mythes, inversant doublement les termes, font connoter la rétention anale. Cette connotation s’exprime de trois façons : ou bien le Paresseux n’excrète pas (depuis qu’il a l’anus bouché), ou il excrète ; dans ce dernier cas, il excrète à courte distance du sol, ou il descend lentement au sol pour excréter. Autrement dit, les croyances et les mythes connotent le Paresseux tantôt par rapport au temps, tantôt pat rapport à l’espace, ou bien les deux à la fois.

Or on vient de constater que sous le double rapport spatial et temporel, au Paresseux s’oppose le Singe hurleur qui défèque de haut et à tout moment. Le Singe hurleur est donc doublement qualifié pour connoter l’incontinence anale. Ce n’est pas tout : producteur de vacarme, gâcheur de nourriture, le Singe hurleur connote aussi l’incontinence orale. Même si le mythe de Poronominaré ne l’énonçait expressément, on pourrait déduire par voie transcendantale que le Paresseux, condamné à n’émettre qu’un léger sifflement, en plus de ses autres fonctions doit connoter la rétention orale. Revenons maintenant au mythe oyampi (supra : 151) dont j’avais intentionnellement laissé un épisode de côté. Quand le compagnon de l’Indien décapité par les paresseux pénètre à son tour dans le monde souterrain, il trouve les paresseux occupés à s’oindre le corps avec les excréments de leur victime, et il comprend que pour ces bêtes géantes, les humains sont comme des kinkajous. Par rapport aux autres mythes opposant les humains à la faune arboricole, les étages du monde sont donc ici décalés vers le bas : au lieu d’une faune arboricole plus petite que les humains et vivant au-dessus d’eux, on a une humanité assimilée aux kinkajous, plus petite qu’une faune arboricole géante — les paresseux — vivant, elle, au-dessous. Comment les habitants de ces étages décalés se conduisent-ils les uns envers les autres sous le rapport de la défécation ? Dans le droit fil de la réflexion mythique, on pourrait attendre soit que se remplaçant l’un l’autre, l’homme ne défèque pas sur le Paresseux, soit que s’inversant l’un dans l’autre, l’homme se conduise vis-à-vis du Paresseux comme le Singe hurleur (qui est le contraire du Paresseux) se conduit vis-à-vis de l’homme, c’est-à-dire en le souillant d’excréments. Le mythe oyampi n’adopte ni l’une ni l’autre solution. À la place, il offre une illustration saisissante de cette torsion surnuméraire qu’on voit toujours apparaître au stade terminal d’une transformation mythique et que j’ai tenté de schématiser au moyen de ce que j’appelais naguère « formule canonique » (supra : 78). Dans le présent cas, il s’agit en fait d’une triple torsion : au lieu d’être passivement souillés par des êtres vivants, les habitants du monde inférieur — en l’occurrence des paresseux géants — recueillent activement les excréments d’un animai mort ; et surtout, ils s’en oignent le corps. Ce qui pour les hommes est souillure, du fait que les excréments proviennent d’un homme, se change pour eux en anti-souillure : le mythe transforme les excréments en ornements. L’ornement qui n’avait pas de place dans le système s’introduit par la bande, aimerait-on dire : rendu logiquement nécessaire pour boucler un cycle de transformations. Comme l’oiseau Fournier auquel nous avions dû faire jouer ce rôle en discutant un problème posé par d’autres mythes, et à la différence de

l’excrément dans le système ici considéré, l’ornement n’est pas un terme, mais une fonction : la fonction « anti-souillure » de l’excrément. Ainsi se déploie progressivement sous nos yeux — et souvent par des voies imprévues mais, j’ai essayé de le montrer, cohérentes — un champ sémantique triangulaire dont l’Engoulevent, le Paresseux et le Singe hurleur occupent les sommets. D’autres animaux se situent sur les côtés du triangle, à des distances variables des trois premiers. D’autres encore, que nous avons aussi rencontrés, prennent place à l’intérieur du triangle selon leur degré de proximité ou d’éloignement sémantiques avec les trois animaux qui, de leurs positions stratégiques, dominent l’ensemble du champ.

Chapitre X Excréments, météores, jalousie, corps morcelé : cet ensemble aussi présent en Amérique du Nord. Le mythe d’origine des Iroquois. Rôle qu’y joue l’interprétation des rêves. Introduction aux mythes de la Californie du Sud.

Dans un mythe tacana auquel je me suis plusieurs fois référé, un jeune Paresseux explique à sa mère que s’il faisait ses besoins du haut d’un arbre, ses excréments frapperaient le sol comme une comète, la terre pivoterait sur ellemême et les habitants périraient. Les comètes, éclairs en boule et autres météores ignés tiennent une place non négligeable dans les mythes de cette région de l’Amérique. Voisins et parents des Tacana par la langue et la culture, les Cavina racontent qu’un Indien marié avait deux frères célibataires. L’aîné des célibataires envoyait sans cesse son cadet demander de la farine de manioc à leur belle-sœur. Ne suffisant plus à la tâche, celle-ci réclama un tamis neuf. L’aîné des célibataires grimpa à un palmier pour cueillir les feuilles dont on fait cet ustensile. Mais, au lieu de palmes, il jeta successivement à terre ses jambes, ses entrailles, son torse et ses deux bras. La tête, qui restait seule, ordonna au jeune frère de la poser sur le chemin du tapir. Quand celui-ci parut, elle bondit en l’air, retomba sur l’animal et le tua. Le jeune frère le mangea. La tête ordonna qu’on la mît là où le chef du village allait pour uriner ; il voulut la faire voir à ses administrés, la tête tua tout le monde sauf un petit garçon. Elle se fit transporter au bord d’un lac où elle disparut. Parfois elle monte au ciel et retombe dans le lac, pareille à une boule de feu avec une queue de plumes. Sa vue est de mauvais augure. Une étoile tombante annonce que quelqu’un sera mordu par une fourmi venimeuse. À quelques centaines de kilomètres vers le nord-ouest mais toujours au pied des Andes, les Machiguenga ont un mythe dont le héros subodore une intrigue entre sa femme et son fils d’un précédent lit. Il part en voyage pour trouver une épouse à celui-ci, est victime d’anthropophages qui lui arrachent les entrailles ; il réussit néanmoins à leur échapper. Pendant ce temps, la femme infidèle préparait un poison destiné à son mari. De retour, l’homme la supplia en vain de lui servir un mélange de tubercules, de pulpe de calebasse et de coton filé qui lui tiendrait lieu de viscères. Furieux de n’être pas écouté, il dévasta le jardin, prit ensuite un

bambou, le frappa avec une pierre et l’enflamma. Il s’en fit une queue et se transforma en comète. Parfois il s’empare des cadavres et les change en comètes semblables à lui (résumé plus détaillé indexé M298 : Du Miel aux cendres, p. 269270). Qu’un homme se démembre lui-même ou qu’un autre se voit privé d’entrailles, que le premier approvisionne son frère de viande tandis que le second détruit les plantes cultivées, dans les deux cas la comète est issue d’un indi vidu réduit à une partie de soi-même. Dans les mythes tacana, elle provient d’une partie de soi-même (les excréments) dont un individu (le Paresseux) fut contraint de se séparer trop brusquement. Tentons maintenant une « expérience pour voir » : deux sauts inégalement risqués nous porteront d’abord en Guyane, puis sur le haut Missouri. Au dire des Arawak, les engoulevents proviennent de la cervelle éparpillée d’un esprit surnaturel dont un Indien né malin a réussi à briser le crâne (supra : 62). En Amérique du Nord, les Pawnee font remonter l’origine des météores (probablement ceux qui tombèrent en quantité le 13 novembre 1833, pluie spectaculaire dont se souviennent aussi les Dakota et les Pima) à la mort d’un Indien tué pat des ennemis et dévoré par les bêtes sauvages. Les dieux ordonnèrent aux animaux de reconstituer le corps, mais ils ne purent retrouver la cervelle qu’on remplaça par du duvet. Cet homme, ressuscité, devint le chef du peuple des météores. À des milliers de kilomètres de distance, une cervelle éparpillée donne donc naissance ici aux météores, là aux engoulevents. Retraçons rapidement notre itinéraire. L’Engoulevent nous a conduits au Paresseux, le Paresseux aux comètes et aux météores. Et voici que par l’intermédiaire de la notion de corps mutilé, les météores nous ramènent à l’Engoulevent. Faut-il s’en étonner ? Par d’autres aspects aussi ces mythes ramènent au point d’où nous étions partis. Les mythes qu’on vient de résumer sur l’origine des météores ignés les mettent en relation avec l’avidité orale (ou son inverse, la rétention anale, mais contrariée) et avec la jalousie ou la mésentente conjugale. Avidité orale, car on reconnaît dans le glouton du mythe cavina un doublet de la sœur gloutonne elle aussi de farine d’un mythe quechua, ainsi que d’autres personnages affamés ou voraces des mythes à Engoulevent (supra : 60-61, 85). Quant à la jalousie et à la mésentente conjugale, par-delà le mythe machiguenga dont c’est le thème elles renvoient à des situations du même type illustrées par des mythes jivaro tout au début, puis, en succession, par ceux des Karaja, des Kraho et des Mundurucu (supra : 23-24, 59-60). Le motif des excréments a également sa place dans les mythes sur les météores comme il l’avait déjà dans ceux relatifs à l’Engoulevent. Ce sont les

excréments du Paresseux qui, lâchés de haut, se transforment en comète. C’est à l’endroit où, tel le Paresseux, le chef Cavina va régulièrement satisfaire un besoin naturel que — sûre ainsi qu’il la verra — la tête se fait déposer avant de s’élever au ciel pareille à une boule de feu. Et, dit le mythe machiguenga, les aérolithes — excrétions, il est vrai, plutôt qu’excréments — proviennent des gouttes de sang lâchées dans le ciel par la tête une fois changée en météore. On retrouve non sans surprise les trois pièces maîtresses de cet ensemble : jalousie, excrément, météore, étroitement articulées dans un des plus considérables systèmes mythologiques de l’Amérique du Nord, celui des Indiens Iroquois. Il existe plusieurs versions de leur mythe d’origine. Les plus anciennes, dues aux Jésuites français, remontent au XVIIIe siècle. D’autres plus récentes et plus détaillées furent recueillies, traduites et publiées par des enquêteurs à moitié ou complètement iroquois, principalement J. N. B. Hewitt, né de mère tuscarora. On sait que les Iroquois formaient une confédération d’abord de cinq puis de six « nations » : les Cayuga, les Mohawk, les Oneida, les Onondaga et les Seneca, auxquels les Tuscarora se joignirent au début du XVIIIe siècle. Il ne peut être ici question d’examiner dans le détail les quelque vingt-cinq versions connues du mythe d’origine : la plus riche, narrée à Hewitt par le chef Gibson en langue onondaga, occupe cent cinquante pages in-quarto du 43e Rapport du Bureau of American Etbnology. Je me bornerai à retracer les grandes lignes en signalant à l’occasion les divergences. Le récit débute quand la terre n’existait pas encore. Dans le monde d’en bas il n’y avait que de l’eau. Sur une sorte d’île en plein ciel, des êtres surnaturels à forme humaine préfiguraient le genre de vie qui sera plus tard celui des Indiens. Là-haut, dans un village — en crise ou en « état de manque », comme eût dit Propp, selon quelques versions — une famille tenait deux enfants, parfois frère et sœur, en réclusion. C’était la coutume pour les enfants de haut rang. Pourtant ils se rendaient clandestinement visite. Que cette fréquentation l’explique ou que ce soit pour des causes d’ordre mystique, la demoiselle tomba enceinte et donna naissance à une fille. À peu près en même temps, son frère d’après certaines versions, son oncle maternel d’après d’autres, mourut non sans avoir ordonné qu’on plaçât son cercueil dans les branches d’un arbre. Quand l’oncle maternel est le défunt, le frère, nommé Séisme, n’intervient que plus tard dans le récit. La fillette grandit vite mais pleurait sans arrêt. Pour la calmer, on lui permit de rendre de longues visites au cadavre en haut de l’arbre. Il lui prédisait son avenir et lui dictait sa conduite. Et tout se passa comme il l’avait annoncé. On envoya la jeune fille épouser le chef d’un autre village. En route, elle dut déjouer les ruses par lesquelles celui-ci essayait de la faire fauter. Quand elle arriva au

village, le chef devenu son mari l’obligea à se mettre nue pour faire cuire dans une énorme marmite une soupe de maïs. Elle fut vite recouverte de la tête aux pieds d’éclaboussures brûlantes. Toujours sur l’ordre du chef, des chiens terrifiants vinrent la lécher avec une langue si rugueuse qu’elle eut tout le corps en sang. On croirait la jeune nécrophile (elle faisait sa société d’un mort) tirée d’affaire après avoir subi courageusement ces traitements sadiques. Mais non : son mari était encore jaloux d’elle. Il tomba malade, tous les traitements échouèrent. En désespoir de cause il assembla la population et supplia qu’on devinât un rêve qu’il avait fait, faute de quoi il mourrait. Ouvrons une parenthèse. Dans un livre où j’essaye de montrer que des notions dont on crédite la psychanalyse — caractère oral, anal, etc. — sont déjà présentes à la pensée mythique, il n’est pas hors de propos de s’arrêter un instant sur la façon dont les Iroquois et leurs voisins concevaient les rêves, devançant là encore bon nombre d’idées qui, chez nous, attendirent Freud pour s’exprimer. Écoutons donc comment en 1649 le Père Ragueneau, missionnaire chez les Hurons (qui partageaient les vues des Iroquois sur ce problème), exposait la théorie indigène : « Outre les désirs que nous avons communément, qui nous sont libres, ou au moins volontaires, qui proviennent d’une connaissance précédente de quelque bonté qu’on ait conçue dans la chose désirée, les Hurons croient que nos âmes ont d’autres désirs, comme naturels et cachés ; lesquels ils disent provenir du fond de l’âme, non pas pat voie de connaissance, mais par un certain transport de l’âme à de certains objets […]. « Or ils croient que notre âme donne à connaître ces désirs naturels, par les songes, comme par sa parole, en sorte que ces désirs étant effectués, elle est contente : mais au contraire si on ne lui accorde ce qu’elle désire, elle s’indigne, non seulement ne procurant pas à son corps le bien et le bonheur qu’elle voulait lui procurer, mais souvent même se révoltant contre lui, lui causant diverses maladies et la mort même. » « En suite de ces opinions erronées, la plupart des Hurons sont fort attentifs à remarquer leurs songes et à fournir à leur âme ce qu’elle leur a représenté durant le temps de leur sommeil. Si par exemple ils ont vu une épée en songe, ils tâchent de l’avoir ; s’ils ont songé qu’ils faisaient un festin, ils en font un à leur réveil, s’ils ont de quoi ; et ainsi des autres choses. Et ils appellent cela Ondinnonk, un désir secret de l’âme, déclaré par le songe.

« Toutefois, de même que quoique nous ne déclarions pas toujours nos pensées et nos inclinations par la parole, ceux-là ne lairraient pas d’en avoir la connaissance, qui verraient par une vue surnaturelle le profond de nos cœurs, ainsi les Hurons croient qu’il y a de certaines personnes plus éclairées que le commun, qui portent pour ainsi dire leur vue jusque dans le fond de l’âme, et voient ces désirs naturels et cachés qu’elle a, quoique l’âme n’en ait rien déclaré par les songes, ou que celui qui aurait eu ces songes, s’en fût entièrement oublié. » On voit que ne manquaient même pas aux Indiens les psychanalystes ! Or c’est bien de ce que Ragueneau (dont je me suis borné à moderniser l’orthographe) appelle une « maladie du désir » que souffre le héros du mythe iroquois. Dans de tels cas, le seul traitement efficace consiste « à deviner quels sont les désirs de l’âme qui la troublent ». Un autre missionnaire, le Père de Quen, fut témoin d’une scène identique à celle qu’on va voir dépeinte dans le mythe : « Un Indien fait un rêve, assemble tous les principaux du pays, leur dit qu’il avait eu un songe, qu’on n’exécuterait pas ; mais que sa perte causerait celle de toute la nation ; qu’il fallait s’attendre à un renversement, et à un débris universel de la terre […] et puis il donna à deviner son songe. » De même, dans le mythe dont je reprends le récit, les principaux personnages du pays s’assemblent. L’un d’eux réussit à deviner le « mot » du songe qui est selon les versions « dent », « ordure » ou « excrément ». Les deux derniers mots traduisent le même terme indigène en dialectes respectivement onondaga et seneca. « Dent » serait le nom d’une Liliacée : Lis tigré ou Erythronium dent-de-chien. Un « arbre de lumière », trésor du village, porte ces fleurs qui éclairent le monde céleste car, de ce temps-là, le soleil n’existait pas encore. D’autres versions identifient l’arbre de lumière à un pommier sauvage (une Rosacée) ou à un « cerisier » sauvage (anglais Dogwood, une Cornacée). Quoi qu’il en soit, Météore, un compagnon du chef et celui-là même qu’il soupçonne de relations coupables avec sa femme, devine le sens caché du rêve : il faut arracher l’arbre. Sitôt dit, sitôt fait. Un trou béant apparaît à l’emplacement des racines. Le chef y conduit sa femme enceinte sous prétexte de déjeuner sur l’herbe et il la précipite dans le vide. Une version plus courte remplace l’arbre de lumière par un arbre couvert d’épis de maïs, seule nourriture des villageois. Un jeune homme furieux qu’on ait arraché l’arbre pousse la femme du pied et la fait tomber dans le trou. Dans cette version, c’est elle qui était malade et qu’on cherchait à guérir. La jeune femme commence alors une longue chute dans les ténèbres. « Cause de la jalousie du chef » selon une version seneca, Météore l’a munie

d’un modeste équipement : quelques fagots, un pilon et un mortier en réduction, un petit pot… D’après une version obtenue du chef Seneca A. Parker et corroborée par d’autres recueillies dans cette nation, la femme tombait « enveloppée par la lumière du météore, comme une comète, terrifiant les animaux [du monde aquatique inférieur] qui, craignant d’être détruits, créèrent la terre pour amortir le choc ». Météore s’était montré secourable « parce qu’accusé des choses qui avaient incité le mari de la femme à la précipiter dans le vide ». Il aida donc la femme tout au long de sa chute. Le personnage appartient à la race des « Dragons de feu » ou « Panthères bleues » contraints par leur nature à vivre au fond des lacs. Ils ne sont pas hostiles aux humains, mais s’ils sortaient de l’eau ils embraseraient l’univers. Pourquoi le « mot du rêve », deviné par ledit Météore, désigne-t-il tantôt l’arbre qu’il faut abattre, tantôt l’ordure ou l’excrément ? Les sources indigènes et les commentateurs les mieux informés n’apportent là-dessus aucun éclaircissement. Contentons-nous donc de souligner que ces mots, certainement lourds de sens, figurent dans un contexte qui les associe à la jalousie d’une part, à un météore d’autre part. Car si, allant plus loin, et sans doute au-delà de ce qu’une saine méthode autorise, nous nous risquions à consolider en une sorte de méta-mythe — ou, qui sait, d’arché-mythe ? — les traditions jivaro, tacana, machiguenga et iroquois, nous serions amenés à conclure que l’héroïne iroquois, un moment assimilée par divers procédés rhétoriques à une comète ou à un météore, et tombant par un trou de la voûte céleste en direction de l’eau — en un sens, donc, excrétée par son époux —, menaçant enfin de détruire dans sa chute les animaux du monde inférieur, est comparable tout à la fois aux excréments du Paresseux trop vite lâchés, et à la mère de la poterie des mythes jivaro elle aussi précipitée du ciel dans le monde d’en bas après une scène de jalousie conjugale, et y laissant sa marque sous forme d’excréments (supra : 26). La ressemblance s’accroît avec des versions seneca qui disent que la femme apporta dans le monde liquide d’en bas la première terre (comme l’héroïne jivaro la première terre à poterie) : à l’instant de sa chute elle l’avait arrachée en s’agrippant par les ongles au bord du trou. Rapprochements d’autant plus tentants que selon une version due au P. Sagard, autre missionnaire du XVIIe siècle, un parallélisme apparaît entre le rôle ultérieur de l’héroïne et celui dévolu à la lune par les Campa et les Machiguenga. L’héroïne des mythes huron et iroquois, créature maléfique plus tard changée en lune, serait responsable de la mort et prendrait en charge les âmes des défunts : « Eataentsic [c’est son nom] a soin des âmes, et parce qu’ils croient qu’elle fait mourir les hommes, ils disent

qu’elle est méchante […]. » Le P. Brébeuf s’exprime dans les mêmes termes. Comment ne pas penser au dieu Lune des Machiguenga qui s’empare des cadavres et les dévore avant de leur restituer une apparence corporelle et de les expédier dans l’au-delà ? Un détail, à vrai dire mineur, pourrait conférer plus d’unité encore au groupe des mythes sud-américains. Des cadavres qu’il capture, le dieu Lune consomme seulement les membres. Il transforme les entrailles en tapirs dont il nourrit ces mêmes cadavres quand il leur a rendu forme humaine. Cette pratique éclaire peut-être l’incident du tapir dans le mythe cavina (supra : 169) où il semble dépourvu de toute signification. À moins que le tapir, dont l’Indien démembré nourrit son frère, ne soit aussi le produit d’entrailles — ici les siennes — après qu’il les a eu jetées. Cette tentative de consolidation de mythes provenant des deux hémisphères reste, je le répète, hautement conjecturale. Je la laisserai donc à l’état d’esquisse, comme un champ de recherche ouvert à d’autres s’ils peuvent le meubler d’éléments plus riches et plus nombreux. Boas se disait convaincu, et il a d’ailleurs écrit, que les Iroquois se rattachaient directement aux cultures du golfe de Mexico et de l’Amérique du Sud par divers traits. Ainsi la structure de la langue et l’invention indépendante de la sarbacane (ou sa réapparition, attestée seulement au XVIIIe siècle). On retrouve un écho des conversations que nous eûmes avec Boas dans une remarque de Jakobson sur l’absence de labiales en seneca qu’on pourrait expliquer par le port ancien du labret, suggestif lui aussi d’une origine méridionale. Ces hypothèses sont aujourd’hui contestées, notamment par Lounsbury. Mais si les ressemblances que j’ai signalées entre mythes iroquois et subandins pouvaient leur rendre un peu d’actualité, on serait tenté de reconnaître dans l’ « arbre de lumière » iroquois, aux fleurs décrites comme des lis (supra : 176), le lointain souvenir d’une plante du genre Datura (ou plutôt Brugmansia s’agissant d’un arbre) dont les fleurs offrent superficiellement cet aspect. Dans leurs chants chamaniques liés à l’emploi de cet hallucinogène, les Machiguenga disent en effet que les fleurs blanches de Datura produisent une lumière si vive qu’elle fait pâlir le soleil. Sans me risquer dans des spéculations aussi aventureuses, je retiendrai seulement d’une comparaison rapide qu’en Amérique du Nord comme en Amérique du Sud un sentiment moral : la jalousie, un phénomène céleste : les météores, et une production organique : les excréments, forment dans certains mythes un système bien articulé.

Pour étayer et élargir la démonstration, il me reste à considérer une autre région de l’Amérique septentrionale où les mythes exhibent le même système, de façon encore plus nette que ceux des Iroquois et des Hurons. Cette région est la Californie du Sud. Mais d’abord une remarque. L’acte de déféquer consiste à séparer du corps quelque chose qui, juste avant, en faisait intimement partie. Cette disjonction anatomique a sa place dans une série dont les autres termes sont le corps éviscéré, le corps démembré, la tête détachée du corps, le crâne décervelé — série, on l’a vu, que les mythes s’appliquent méthodiquement à illustrer. Les mythes du sud de la Californie évoluent eux aussi dans ce champ sémantique ; et comme ceux considérés jusqu’à présent, ils font un sort aux météores et à la jalousie. Les peuples à qui nous les emprunterons appartiennent aux familles linguistiques shoshonean et yuman : dans l’intérieur les Mohave qui vivent aux confins de la Californie et de l’Arizona ; puis, en allant vers la côte, les Cahuilla et plusieurs groupes dits ensemble « Indiens des missions » parce qu’ils tombèrent sous la coupe des Franciscains espagnols au XVIIIe siècle. Les noms distinctifs qu’on leur donne rappellent cette sujétion : Luiseño, Diegueño, Juaneño, Gabrielino, etc. Acculturés dès cette époque, contaminés ou massacrés au cours du XIXe siècle quand les chercheurs d’or envahirent la Californie, certains groupes ont pratiquement disparu. L’effectif des autres est tombé à quelques centaines sinon dizaines d’individus. On ne possède d’eux qu’une mythologie mutilée, et la tâche du comparatiste se complique encore du fait que cette mythologie présente des traits puissamment originaux. On est tenté d’y reconnaître les vestiges d’un stade très archaïque, témoin peut-être d’une des plus anciennes vagues de peuplement des Amériques. Si tel était le cas, le parallélisme avec des schèmes mythiques sud-américains n’en offrirait que plus d’intérêt. Ajoutons que l’usage des plantes du genre Datura ou très voisines (Brugmansia) comme narcotique et hallucinogène occupe en Amérique deux aires principales incluant l’une la Californie centrale et méridionale avec quelques prolongements vers l’est, l’autre cette zone subandine d’où proviennent la plupart des mythes sudaméricains auxquels j’ai recouru jusqu’ici. Toujours obscurs et se contredisant souvent les uns les autres (ou se contredisant parfois dans le cours du récit), ces mythes californiens posent de redoutables problèmes d’interprétation au point qu’on peut avoir du mal à les comprendre. Sans entrer dans le détail, je les répartirai en trois groupes d’importance inégale. Les deux premiers groupes concernent des événements décrits comme relativement tardifs. Le troisième remonte aux origines.

Un groupe de récits a pour protagoniste le monstre cannibale Takwish. Un jeune Indien vient d’être sa victime ; son père, un grand chef, décide de le venger. Il rend visite à Takwish, le défie à une épreuve de danse acrobatique au cours de laquelle l’ogre « casse ses propres os, coupe sa chevelure et la jette, brise ses jambes et les jette, s’envole réduit au torse et à la tête et s’arrache luimême la tête avec ses mains » ; après quoi il se reconstitue. Il est finalement tué et incinéré par les Indiens, mais il ressuscite sous la forme d’un météore igné ou, plus exactement, d’un de ces éclairs en boule ou boule de feu qu’on aperçoit souvent, paraît-il, dans le ciel de l’Amérique du Nord. J’ai consulté par curiosité le Scientific Event Alert Network Bulletin de la Smithsonian Institution (vol. 9, nos. 2 et 3) : plus d’une douzaine furent signalés en février-mars 1984. Un des plus célèbres enquêteurs chez les Indiens de la Californie du Sud, Constance Goddard DuBois, raconte qu’au tout début de ce siècle, un Luiseño qui avait enfin consenti à lui chanter un chant sacré fut si effrayé par un éclair en boule qu’il refusa d’aller plus avant. Il ressort de ce premier groupe de mythes que comme en Amérique du Sud, le météore (en prenant ce mot dans son sens le plus général) s’inscrit dans ce qu’on pourrait appeler le champ sémantique du corps morcelé. Les héros d’un deuxième groupe de mythes sont des frères jumeaux bien que d’âge inégal, descendants plus ou moins rapprochés du couple primordial formé du ciel et de la terre. Je ne les suivrai pas au long d’aventures compliquées au cours desquelles l’un d’eux meurt, ou tous les deux, laissant un fils et neveu nommé Chaup ou Guiomar qui vengera son père, son oncle ou les deux ensemble avant de se transformer en météore igné. Il suffira de souligner trois points. Dans ce groupe, d’abord, il est constamment question de météores. À preuve la version mohave dont le héros Ahta-tane, « Canne » (sorte de roseau), n’emprunte que provisoirement l’aspect d’un météore mais lance au loin « comme un météore » la rotule de son défunt père avec quoi les meurtriers jouaient à la balle. Un autre épisode relate comment le héros triompha d’un ogre nommé Météore ; j’y reviendrai. Les Diegueño, écrit DuBois, « identifient l’être dont le nom sur terre était Cuyahomarr [Guiomar], le garçon faiseur de miracles, et qui, au ciel, se nomme Chaup ou Shiwiw, avec la grande boule de feu météorique qui est sa manifestation physique ». Les jumeaux respectivement père et oncle de ce héros sont aussi des météores : « Ils brillent comme des étoiles […], leurs yeux brillent comme du feu. » Un enfant qu’on envoie les espionner rapporte : « Il y a quelque chose comme des étoiles dans la maison. Ils ont des yeux de feu et j’en ai peur » ; si peur qu’à cette vue, l’enfant croit mourir.

En deuxième lieu, le thème de la jalousie revient au cours du mythe mohave à la façon d’un leitmotiv. Les frères ne cessent de se jalouser l’un l’autre. Ils se disputent les aigles qu’ils ont tués pour empenner leurs flèches, les roseaux qu’ils coupent pour faire des flûtes, les femmes qu’ils veulent épouser… De ces femmes, la mère des jumeaux se montre jalouse et elle réussit à rompre les mariages. Un frère tuera finalement l’autre par jalousie. Plus tard dans le récit, leur fils ou neveu arrive chez l’ogre Météore déjà cité et qui lui fait mauvais accueil : « Nul n’a la permission d’entrer chez moi. Je ne veux personne chez moi. Je suis avare, je veux que personne ne dévisage mes femmes. Je suis méchant et tuerai tout homme venu rendre visite à mes femmes. » Les femmes de ce jaloux se jalousent entre elles : devenues veuves, elles se disputent à qui aura le meurtrier pour mari. Dans une version diegueño, une femme mystérieusement fécondée et qui donne naissance aux jumeaux est en butte à la jalousie de sa sœur. Enfin, le thème du démembrement figure dans ces mythes, puisque selon des versions diegueño le grand-père du héros parie l’une après l’autre les parties du corps de son petit-fils ; ou bien c’est le cadet des deux démiurges qui perd au jeu tous ses membres et finalement son cœur. Un champ sémantique global se reconstitue ainsi sous nos yeux. On ne sera pas surpris (en vérité, on aurait presque pu le déduire) que le premier terme de la série du corps morcelé (supra : 180) — séparation des excréments — apparaisse en pleine lumière dans un dernier groupe de mythes : celui qui traite des origines. Les versions diegueño présentent par rapport aux : autres quelques traits aberrants, mais elles assurent la transition entre les deux premiers groupes et le troisième. Au commencement des temps, disent-elles, l’eau mâle qui occupait le haut, et la terre femelle qui occupait le bas s’unirent. Leurs deux fils eurent d’abord pour tâche de repousser l’eau plus haut encore afin qu’elle devînt le ciel ; puis ils créèrent les êtres vivants avec de l’argile. Un des frères mourut et fut incinéré ; l’autre monta au ciel : « On le voit maintenant comme un éclair en boule. Il s’empare des âmes des humains et cause ainsi leur mort. » Dans les autres versions qui proviennent des Mohave, des Luiseño, des Cahuilla et des Cupeño, l’origine des choses et des êtres remonte aussi à un couple primordial, ou bien à la conjugaison d’entités plus abstraites qui s’engendrent successivement par paires et devancent l’apparition d’êtres personnalisés : « Au tout début il n’y avait rien que l’obscurité […] Des sons, bourdonnements et grondements s’entendaient par intervalles. Du rouge, du blanc, du bleu et du brun s’enroulèrent en torsade et convergèrent vers un point dans l’obscurité. Ils agissaient de concert en s’entortillant. Ils s’unirent en un

point pour produire. La boule ainsi formée frémit et tourbillonna, se condensa en une substance qui devint deux embryons enveloppés dans ce placenta. Cela s’était produit dans l’espace et dans l’obscurité. Ils naquirent prématurément, tout s’immobilisa car ils étaient mort-nés. De nouveau les lumières tourbillonnèrent, s’unirent et produisirent. Cette fois les embryons parvinrent à terme — au-dedans, les deux enfants se parlaient […]. » Ainsi, la création acquiert progressivement ses contours. Selon les Cahuilla et les Cupeño, elle sera très vite prise en charge par deux démiurges concurrents bien qu’inégalement doués, Mukat et Temaïyauit. Ils se disputent sans trêve pour décider lequel est l’aîné, lequel travaille avec la plus grande efficacité : prototype des querelles entre les héros jumeaux et jaloux l’un de l’autre dans des mythes ci-dessus résumés. Les démiurges décident finalement de se séparer. Temaïyauit éventre et bouleverse la surface terrestre pour emporter dans le monde souterrain les êtres qu’il a créés : « Il voulut même prendre la terre et le ciel avec lui. Un vent violent se leva, la terre entière trembla, le ciel plia et chancela. Mukat mit un genou à terre ; d’une main il retint toutes ses créatures, de l’autre il immobilisa le ciel. Il cria : hi ! hi ! hi ! hi ! comme on fait maintenant quand il y a un séisme. Au cours de cette lutte, les montagnes et les canyons apparurent, les lits des rivières se creusèrent, l’eau jaillit et les emplit. Temaïyauit disparut dans le monde d’en bas, tout se calma, la terre cessa de trembler, mais elle garde depuis un relief inégal et tourmenté. » Mukat reste donc seul avec les êtres et les choses qu’il a créés. À partir de là, les mythes de la Californie du Sud se développent de façon parallèle. Celui des Cahuilla, dont je viens d’exposer le début, continue de mettre en scène le démiurge Mukat. Chez les Mohave et les Luiseño, des personnages nommés respectivement Matevilye ou Wiyot le remplacent avec néanmoins quelques différences. Matevilye et Wiyot, apparus pendant ou aussitôt après la création, sont les éducateurs des premiers humains plutôt que des démiurges. Plus nettement qu’eux aussi, Mukat possède une nature ambiguë. C’est, je viens de le dire, un démiurge, auteur contre son frère de la bonne création. Pourtant il joue ensuite un rôle maléfique : il introduit la mort violente en dotant de crocs venimeux le serpent à sonnettes, en distribuant des arcs et des flèches aux humains, et en leur apprenant à se faire mutuellement la guerre. Quoi qu’il en soit de cette différence apparente sur laquelle je reviendrai (infra : 200-201), les trois personnages commettent des fautes analogues et subissent le même destin. Mukat a un geste inconvenant envers sa sœur la lune (Cahuilla, Cupeño). Matevilye fait de même envers sa fille la grenouille (Mohave). Wiyot regarde une jeune femme ravissante vue de face, et se fait in

petto la réflexion qu’elle a le dos décharné comme une grenouille (Luiseño). La femme devine cette pensée désobligeante ; comme les deux autres offensées, elle gagne les animaux à sa cause et les persuade de la venger. On surveille le dieu pour savoir où, la nuit, il va déféquer en cachette. C’est, découvre-t-on, en grimpant en haut d’un poteau ou d’un échafaudage de pieux plantés dans la mer. Quand le dieu ainsi installé se soulage, ses excréments font un bruit de tonnerre en tombant dans l’eau. La fille-grenouille ou un autre batracien se poste, gobe les excréments au vol ou les rapporte aux animaux conjurés qui les dispersent, morcelant ainsi ce qui résultait déjà d’un morcellement. Le dieu s’aperçoit à l’absence de bruit qu’on a détourné ses excréments. Il tombe malade, se sait condamné, meurt enfin. On brûle son cadavre sur un bûcher ; c’est l’origine de la coutume d’incinérer les morts. Mais Coyote parvient à ravir le cœur, plus lent à se consumer, et le dévore. Wiyot transformé en lune, moila, revient périodiquement visiter ses créatures (Luiseño), tandis que des cendres de son homologue Mukat (Cahuilla, Cupeño) naissent les plantes cultivées.

Chapitre XI Démiurges ou héros culturels californiens comme potiers jaloux. Rapprochement avec les mythes subandins. Lune et météore. L’arbitraire du signe dans l’analyse mythique. Rapports de symétrie entre les mythes de la Californie du Sud et les mythes sud-américains à Paresseux. Problèmes qu’ils posent. Troisième application de la formule canonique.

Dans le mythe d’origine diegueño, il est dit que le démiurge (ici nommé Tuchaipa) creusa le sol et en tira de la boue dont il fit les Indiens ; dans le mythe cahuilla, que le démiurge Mukat créa les premiers hommes « en travaillant lentement et soigneusement l’argile pour modeler un beau corps comme les hommes en ont un aujourd’hui ». Quand le démiurge et son frère se demandent s’il faut ou non que les humains soient mortels, Mukat, partisan de la mort, argumente : « Si les humains revenaient à la vie, le monde deviendrait trop petit. » Temaïyauit, le mauvais démiurge, réplique : « Nous l’agrandirons. » — « Soit, objecte Mukat, mais il n’y aura pas assez de nourriture pour tous. » — « Ils mangeront de la terre », dit Temaïyauit — « Mais alors, ils la consommeront tout entière. » — « Non, car nous conserverons le pouvoir de la faire à nouveau grandir. » Comme on voit, les mythes conçoivent même l’idée d’un univers en expansion… Wiyot, le héros culturel luiseño, instructeur de l’humanité plutôt que démiurge, régnait au départ sur un monde où la mort était inconnue et dont la population, qu’il nourrissait d’argile, pouvait croître indéfiniment. Mais en mourant, il emporta son savoir. Il fallut tenir conseil pour trouver comment une création devenue trop nombreuse pourrait survivre. On résolut de différencier la communauté primordiale en espèces animales et végétales, et on assigna à chacune un milieu propre : sur terre, sous terre, dans l’eau ou dans les airs. Au lieu d’une population homogène nourrie de terre, menant une vie paisible, libre de se multiplier, on décida qui mangerait qui et de s’en remettre à des espèces désormais antagonistes pour limiter mutuellement leur effectif. Façon de cannibalisme, puisque la création consistait auparavant en un seul peuple au sein duquel les animaux et les plantes ne se distinguaient pas les uns des autres, ni les humains des animaux : « Ils tuèrent des animaux. Ils tuèrent des glands — c’étaient alors des gens — ils tuèrent tout ce qu’on mange aujourd’hui. Car les gens se changèrent en animaux, en graines, en glands et en plantes. » L’Aigle,

qui était très sage et très savant, voulut se soustraire à ce destin tragique : « Il vola vers le nord, espérant sortir de ce monde, atteindre ses limites et les franchir. Il essaya partout et échoua […] Au nord, la mort était là, et aussi à l’est, au sud et à l’ouest. Quand il revint, il dit avoir trouvé la mort partout et toute proche. Nul être ne pouvait lui échapper. » On institua les rites funéraires pour marquer la frontière entre les morts et les vivants. Cette interprétation philosophique du cannibalisme, les rites la mettaient d’ailleurs en pratique. Chez les Juaneño, probablement aussi chez leurs voisins, quand mourait un initié un officiant nommé takwé coupait un morceau de la chair du cadavre. Il le dévorait ou faisait semblant devant le peuple assemblé. On le craignait fort et on le rémunérait grassement. Les Indiens mettaient ce rite en rapport avec l’épisode du mythe d’origine au cours duquel Coyote vole et mange le cœur du dieu mort. On s’assurait ainsi que le cœur de l’initié irait au ciel et deviendrait une étoile. Les cœurs et les âmes des non-initiés allaient dans un monde souterrain. Le sens de « mangeur » anciennement attribué au mot takwé est aujourd’hui contesté. Kroeber le rapprochait de takwish, « éclair en boule », qui désigne aussi le monstre cannibale tué par les Indiens et ressuscité sous l’apparence d’un météore igné (supra : 182). Dans le mythe d’origine des Cahuilla, un personnage nommé Takwic, décrit comme un « démon en boule de feu », joue un rôle décisif dans l’épisode au cours duquel le démiurge Mukat apprend aux humains à tirer des flèches les uns sur les autres, dupés par des oiseaux — dont l'Engoulevent, une vieille connaissance — qui prétendent ce sport inoffensif : « Alors les survivants virent leurs camarades morts et se lamentèrent bruyamment. » L’épisode est précédé d’un autre où Lune, seule femme entre les créatures de Mukat, répartit la population en moitiés exogamiques et leur apprend « à chanter l’une contre l’autre comme si c’étaient des ennemis […] à courir, à sauter, à se lancer des boulettes de terre et des pierres ». Autrement dit, Lune institue un ordre social à base d’antagonisme où les camps sont animés par une hostilité mutuelle préfigurant, mais « comme un jeu », celle qui s’imposera entre des groupes étrangers. Rappelons que dans cet ensemble de mythes, le démiurge ou héros culturel peut entretenir avec la lune deux types de rapports. Pour les Luiseño, Wiyot, instructeur de l’humanité, se change en lune après sa mort et revient sous cette forme visiter périodiquement les humains. Le personnage homologue des Cahuilla, Mukat, est un démiurge. Il crée la lune, extraite de son cœur ; plus tard, il occasionne la disparition de Dame Lune, éducatrice de la première humanité. Quand il meurt et qu’on incinère son cadavre, de son cœur naît le tabac, de son

estomac les courges, de ses pupilles les melons d’eau, de ses dents le maïs, de ses lentes le blé, de son sperme les haricots, etc. Par conséquent, dans un cas Mukat vivant tire la lune de son corps ; dans l’autre, symétrique, Wiyot mort se réincarne en la lune. Et les humains reçoivent comme bienfait ici la lune dans le ciel ; là, sur la terre, les plantes cultivées. Où ces remarques conduisent-elles ? Elles mettent sur la piste d’analogies frappantes entre les thèmes californiens et, loin de là en Amérique du Sud, ceux qu’on rencontre dans les mythes de peuples subandins. Comme les Indiens du Sud de la Californie, les Machiguenga — que nous avons déjà rencontrés ainsi que leurs parents et voisins Campa, établis eux aussi au pied des Andes — voient dans la création le résultat d’un conflit entre un bon et un mauvais démiurge. Comme eux, ils croyaient en des « démons comètes », qu’ils dénommaient kachiboréni (supra : 170). Comme eux enfin, ils pensaient qu’à l’origine les humains se nourrissaient de terre. À vrai dire, ils faisaient à ce sujet une distinction symétrique et inverse de celle des Luiseño. Pour ces derniers, les humains consommaient une argile blanche, mais non l’argile rouge utilisée seulement en poterie. Selon les Machiguenga, l’argile consommée par les premiers humains était « une terre rouge semblable à celle dont on fait les pots […] sorte d’argile qu’ils pétrissaient et cuisaient dans les cendres chaudes », et qu’ « ils avalaient comme les poules, car ils n’avaient pas de dents pour mâcher ». Les Campa disent de leur côté qu’à l’origine, les humains se nourrissaient de morceaux de termitières. Le dieu Lune pénétra un jour en cachette dans la hutte où se tenait recluse une jeune fille qui avait ses premières règles. Il lui fit don des plantes cultivées. Plus tard il l’offensa, ou offensa une autre fille dans la même condition. En représailles elles l’aspergèrent de sang menstruel ou de salive qui firent à la lune ses taches. Dans une autre version, les taches proviennent du cadavre démembré de la femme de Lune dont des morceaux collèrent au visage de son mari. Car il est dit partout que la femme mourut, en suite de quoi Lune devint un dieu cannibale. Chez les Machiguenga comme en Californie, on le voit, Lune ou un personnage plus ou moins directement assimilé à cet astre commet une offense de caractère sexuel. Sans doute ni Mukat ni Wiyot ne sont ou ne deviennent des cannibales. Mais en mourant sans léguer leur savoir à leurs créatures et en emportant ce savoir dans la tombe, ils se rendent responsables du cannibalisme métaphorique qui régnera désormais sur la terre entre des créatures jusque-là toutes pareilles et formant une seule race, maintenant condamnées à se manger entre elles. Le cannibalisme rituel du takwé commémore cette révolution ; et

c’est aidé par un personnage du même nom que, dans le mythe, le dieu institua sinon le cannibalisme, au moins la guerre (supra : 191). La conclusion s’impose qu’aussi bien chez les Machiguenga que chez les Indiens californiens, le personnage de Lune, ambivalent, oscille entre deux pôles : d’un côté instructeur et bienfaiteur (chez les Luiseño, bienfaitrice) des humains ; de l’autre côté, responsable de la guerre, de la mort et plus ou moins directement du cannibalisme. Sous le premier aspect, la lune apparaît comme astre nocturne dans un rôle protecteur et civilisateur. Sous l’autre aspect, Lune mâle ou femelle se rapproche du météore cannibale jusqu’à se confondre avec lui. À preuve le mythe d’origine des Diegueño où le frère du démiurge Chakopa ou Tuchaipa, devenu aveugle, monta comme Wiyot au ciel. À la différence de Wiyot, on l’y voit aujourd’hui, non comme lune, mais comme « un éclair en boule qui emporte au loin les âmes des humains et cause ainsi leur mort ». Faisons un bref retour aux Jivaro dont j’ai déjà consolidé les mythes avec ceux des Machiguenga, et qui voient dans des « anneaux » ou « boules de feu » une des manifestations sensibles des « esprits ancestraux » arutam. Quand Engoulevent exhume la lune ensevelie par le Paresseux, la fait jaillir hors du trou comme un bolide et filer droit au ciel, ne la transforme-t-il pas en un météore inversé ? Les Machiguenga disent de leur côté qu’avant que la lune ne fût montée au ciel pour s’y fixer définitivement, seul le Paresseux éclairait un peu le ciel nocturne. Selon les Shipaia du Xingu auxquels on fit dans le passé une solide réputation de cannibales, Lune, frère incestueux que sa sœur cherchait à rejoindre au ciel où il avait fui, précipita celle-ci dans le vide ; elle se changea d’abord en météore, puis en tapir. Et le dieu lune cannibale des mythes machiguenga, qui fait rôtir et mange les membres des morts, transforme le reste de leurs corps en tapir. Le problème du rapport entre tapir et lune sera traité plus loin (infra : 223). Dans ces mythes des deux Amériques, lune et météore sont donc commutables comme sont aussi commutables la lune et la tête séparée du corps laquelle, nous l’avons vu, devient parfois un météore. Tête coupée, météore, lune, forment un système où les deux premiers termes ont une connotation négative tandis que la connotation du troisième oscille : tantôt positive et tantôt négative. Compte tenu du rôle d’ordonnateur du cosmos que la déesse (plus souvent le dieu) Lune tient dans les mythes, pourrait-il en être autrement ? Les bêtes féroces ou venimeuses, les maladies, la guerre, la mort ont leur place dans l’univers. Celui ou celle qui les a tolérées, parfois voulues, ne peut être entièrement bon.

Cette ambivalence s’explique aussi par des raisons d’ordre formel sur lesquelles, dans L’Origine des manières de table (p. 88-91), j’avais appelé l’attention. Même quand elle ne change pas de sexe, écrivais-je, la lune, souvent androgyne ou hermaphrodite, s’offre comme thème à une mythologie de l’ambiguïté. Mais c’est que les corps célestes accomplissent un retour périodique, selon le cas, chaque année, chaque mois ou chaque jour. Sous ce rapport, la lune s’oppose aux constellations saisonnières par ses phases mensuelles au lieu d’annuelles ; tandis que sa présence ou son absence alternant avec celles du soleil reflètent la forme la plus courte de périodicité : celle du jour et de la nuit. À propos de cette analyse, on m’a non sans naïveté reproché une contradiction. Ne disais-je pas dans la même phrase (L’Origine des manières de table, p. 160) que le soleil et la lune peuvent chacun « signifier n’importe quoi », mais à la condition, pour le soleil, d’être « père bienfaisant ou monstre cannibale », et pour la lune d’être soit « démiurge législateur ou décepteur », soit « fille vierge et stérile, personnage hermaphrodite, homme impuissant ou dissolu » ? Ainsi, j’aurais d’un seul jet réaffirmé le principe de l’arbitraire des signes et donné un contenu concret à ces mêmes signes. Or, poursuit mon critique, ces contenus découlent des modes spécifiques d’existence des deux grands luminaires célestes : « Le soleil suit un cycle journalier et annuel, la lune un cycle journalier et mensuel. Le soleil n’est jamais altéré dans son être physique ; simplement il brille ou ne brille pas. Au contraire, la lune croît et décroît. Le soleil est soit visible, soit invisible et ne connaît qu’une courte période de transition à l’aube et au crépuscule. La lune, elle, n’est jamais absolument présente ou absente, avec une courte période de transition à la pleine lune et à la nouvelle lune. Le mode d’existence du soleil est marqué par des contrastes : opposition entre le fait d’être-là et le fait de n’être-pas-là ; le mode d’existence de la lune est marqué par la transition et la médiation, elle est toujours dans un état de passage entre l’être et le non-être. » On ne saurait mieux condenser des analyses éparses dans les quatre volumes des Mythologiques. Mais en résulte-t-il, comme le prétend l’auteur, que le principe de l’arbitraire du signe se trouve à la fois affirmé et récusé ? Trois remarques s’imposent à ce sujet. En premier lieu, dire comme je l’ai toujours fait que la signification des mythèmes n’est jamais que de position n’équivaut pas à leur appliquer le principe saussurien de l’arbitraire du signe sur lequel j’ai moi-même formulé des réserves (Anthropologie structurale, p. 101-110). Le principe de l’arbitraire du signe concerne les mots et les concepts dans leurs rapports respectifs avec les

signifiants et avec les objets physiques. J’ai, au contraire, souligné que si l’on veut mettre en parallèle la linguistique structurale et l’analyse structurale des mythes, la correspondance s’établit non entre mythème et mot, mais entre mythème et phonème (Le Regard éloigné, p. 199). Or, s’il est vrai que le phonème, sans rien signifier par lui-même, sert à différencier des significations, il ne s’ensuit pas qu’un phonème d’une langue donnée soit apte à jouer ce rôle n’importe où et n’importe comment. Son emploi est soumis à des contraintes définies par sa place au début, au milieu ou en fin de mot, par sa compatibilité ou son incompatibilité avec le phonème qui le précède ou qui le suit. Les contraintes que j’évoquais sous forme imagée sont du même type. Elles relèvent de ce que, dans mon langage, j’appellerais l’armature. En second lieu, les rapports de corrélation et d’opposition que mon critique relève à ma suite entre le soleil et la lune ne constituent nullement des propriétés objectives, immédiatement appréhendées par les sens. Ces propriétés sont abstraites de l’expérience par un travail de l’entendement. Elles consistent en rapports logiques qui, en raison de leur nature formelle, peuvent admettre un grand nombre de contenus différents. De ces contenus, j’offrais seulement des exemples. Enfin, ces rapports de corrélation et d’opposition sont ceux conçus et mis en œuvre dans une famille parmi d’autres de mythes amérindiens. Ils correspondent à un usage particulier fait des mythèmes soleil et lune pour bâtir un système de significations. On ne saurait aller plus loin et leur conférer une portée générale. En Amérique même et aussi ailleurs, des familles de mythes choisissent d’autres rapports : soit qu’elles opposent entre eux le soleil et la lune, mais pas sur les mêmes bases ; soit qu’elles opposent chacun pris à part, ou les deux ensemble, à d’autres corps célestes ; ou bien à des objets relevant d’un ordre de réalité différent. Le principe selon lequel la signification des mythèmes est toujours de position ne souffre pas d’atteinte du fait qu’une famille de mythes assigne au soleil et à la lune des positions sémantiques relatives qui leur permettent de véhiculer certaines significations. C’est plutôt une manière de confirmer le principe en illustrant concrètement une de ses applications. Dans le cas qui nous intéresse, le point à retenir est que, selon qu’on l’envisage sous l’un ou l’autre aspect, la lune évoque des formes différentes de périodicité, l’une quotidienne, l’autre mensuelle, mais dont aucune n’entraîne de changements comparables à ceux du cycle saisonnier. À la limite, la lune, tout entière du côté d’une périodicité courte et sérielle, vient se confondre avec les météores sans périodicité régulière mais assez fréquents, je l’ai dit, pour former des séries. J’ai résumé et discuté dans Du Miel aux cendres un mythe

machiguenga (indexé M299, p. 273-280) d’après lequel l’épouse humaine du dieu Lune mourut en accouchant de son quatrième enfant. La mère de la défunte insulta son gendre, lui dit qu’il n’avait plus qu’à manger le cadavre de sa femme après l’avoir tuée. Lune la prit au mot ; depuis ce temps, il est devenu cannibale et nécrophage. En commentant ce mythe, Mme Casevitz-Renard a vu avec beaucoup de perspicacité que « si Lune s’est montré bon époux en donnant quatre enfants à sa femme, il a manqué de modération en la faisant concevoir chaque année […] et non tous les trois ou quatre ans ». La périodicité courte de la lune rend compte de son cannibalisme et de ses affinités « météoriques ». En dépit de sa périodicité, la lune alternativement nouvelle et pleine présente un caractère de discontinuité qui a conduit plusieurs peuples amérindiens à voir en elle autant d’êtres distincts qu’elle a d’aspects. C’était le cas des anciens Tupi et, à un moindre degré, des Araucan chez qui une divinité météorique, cannibale, annonciatrice de maladie et de mort tenait une place non négligeable, bien faite pour rappeler qu’eux aussi subandins, les Araucan relèvent d’un ensemble de cultures vers lequel nous sommes constamment ramenés. Bien que déjà évoqué (supra : 184, 189), un autre aspect du système doit être maintenant reconsidéré. Le dieu lunaire qui nourrit ses créatures de terre ou d’argile, ou qui apprend aux humains à remplacer ce régime alimentaire par un autre à base de plantes cultivées, est un potier. Quand la jeune recluse des mythes machiguenga offrit à Lune la terre calcinée dont les humains se nourrissaient, le dieu lui expliqua que cette substance n’était pas de celles qu’on mange ; on devait s’en servir pour fabriquer les pots, vases et autres récipients dans lesquels on mettrait à cuire le manioc, tubercule nutritif d’une plante qu’il était seul à posséder et qui serait désormais la base de l’alimentation humaine. On croit en Californie du Sud — à la mésopotamienne, pourrait-on dire — que les premiers humains furent faits d’argile. Le démiurge Mukat, précisent les Cahuilla, les modela avec soin ; il les exposa ensuite à la chaleur du soleil. Selon leur degré de cuisson les uns devinrent noirs, d’autres rouges, et ceux qui furent exposés peu de temps restèrent blancs ; ainsi les races humaines se formèrent. Wiyot, le héros culturel Luiseño, entre autres arts enseigna la poterie aux humains. Le dieu ou héros lunaire a aussi une nature jalouse. Il est enclin à la persécution. Ces traits ressortent de façon particulièrement nette chez le démiurge Mukat. Il tient à ce que ses créatures soient mortelles. Sous prétexte de les amuser, il les incite à se tuer les unes les autres : « C’est ainsi que Mukat trompa son peuple et se joua de lui », raison pour laquelle plusieurs de ses

créatures, révoltées, se liguèrent : « Mukat succomba finalement à la rancune des humains parce qu’il les avait poussés à se disputer et à se combattre. » Même Wiyot, sage éducateur des humains, qui « instruisit son peuple, veilla sur lui, pourvut à ses besoins et les appelait tous ses enfants » se conduisit de façon si perverse qu’on résolut de le tuer. Le P. Geronimo Boscana, missionnaire franciscain qui catéchisa les Indiens au début du XIXe siècle, dépeint Wiyot sous des couleurs très noires. D’abord pacifique, bon et généreux, il se révéla quelques années plus tard comme un monstre féroce, un tyran cruel et à l’occasion meurtrier. Ses sujets le prirent peu à peu en haine ; poussés à bout, ils décidèrent enfin de le supprimer. On a discuté ce témoignage : en décriant une divinité indigène, Boscana aurait été victime de ses préjugés de prêtre catholique. Je serais plutôt porté à lui donner raison. Son portrait de Wiyot coïncide avec celui que les mythes font du démiurge Mukat qui remplace Wiyot chez les Cahuilla, et de son homologue serrano Kukikat dont les humains voulurent se venger parce qu’il les avait séparés en nations parlant des langues différentes et se faisant mutuellement la guerre. Selon les Maricopa qui sont de langue yuman comme les Mohave, le démiurge furieux que les humains eussent malmené son serpent favori les exposa au risque de mort violente par morsure de serpents venimeux ou à la guerre. Une grenouille le fit mourir en avalant les vomissures (remplaçant ici les excréments) qu’il dégorgeait du haut d’un poteau. Si la conduite de Wiyot n’avait pas été odieuse à ses créatures, on ne comprendrait pas qu’elles aient résolu de le tuer. Sans doute le personnage de Wiyot apparaît-il plus bienveillant dans des mythes recueillis à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. À l’inverse de la thèse défendue par Waterman, j’y verrais plutôt l’effet d’une christianisation progressive de cette divinité. Comme les mythes sud-américains par lesquels a débuté notre enquête, ceux de la Californie du Sud associent donc la poterie et la jalousie. Et on y retrouve aussi le motif des excréments présenté sous une affabulation qui offre une image en miroir de celle des mythes sud-américains où figure le même motif. En parfaite symétrie avec le Paresseux tacana qui doit descendre de l’arbre où il habite pour déféquer au sol sous peine que ses excréments se changent en comète, Mukat et Wiyot ont coutume, pour déféquer, de grimper au sommet d’un poteau d’où leurs excréments, tombant dans la mer, font un fracas de tonnerre. Faute d’entendre le bruit habituel (car une grenouille postée en bas du poteau a saisi les excréments au vol avant qu’ils ne frappent l’eau) Mukat (ou Wiyot) comprend qu’il a été ensorcelé. Dans la plupart des versions, la grenouille avale les excréments, le dieu tombe malade, se sait perdu. Toujours de façon

symétrique, si les excréments du Paresseux tacana tombaient de haut et frappaient la terre, ils causeraient la perte, non de leur auteur, mais de l’humanité tout entière : laquelle, selon les mythes californiens, cherche au contraire son salut en subtilisant, avant qu’ils ne frappent la mer, les excréments du dieu. Le lien conçu par les mythes entre les excréments et la jalousie est encore renforcé quand on note que chez les Mohave — dont le héros culturel Matavilye remplace le héros Wiyot des Luiseño — les substances magiques servant de talismans sont dites « follement jalouses » de leurs détenteurs. Dans la perspective psychanalytique où il se place, l’auteur de cette observation croit pouvoir assimiler les substances magiques à des excréments. D’après les mythes mohave, les excréments, substance magique par excellence, servirent à perpétrer le premier acte de sorcellerie. On rapporte des Cahuilla qu’ils ont grand soin d’enterrer leurs excréments de peur qu’on ne les utilise à des fins magiques. En raison de sa mauvaise régulation thermique, le Paresseux ne vit que dans une zone forestière de l’Amérique méridionale et centrale où les écarts de température ne sont pas trop grands, qui s’étend du nord de l’État brésilien de Rio Grande do Sul jusqu’au Honduras. On ne s’attendra donc pas à le rencontrer en Californie. Mais l’Engoulevent, uni au Paresseux par des rapports de corrélation et d’opposition, est présent dans la nature californienne et pourrait l’être aussi dans les mythes (supra : 191). Un mythe Luiseño se déroule au pied d’un mât de cocagne auquel deux peuples rivaux tentent de monter : les gens de l’Ouest et ceux de la Montagne. Le camp vainqueur décroche et fait tomber les paniers pleins de nourriture que se disputent alors les assistants. À l’issue d’une de ces épreuves, les gens de la Montagne avisèrent parmi eux un oiseau à grande bouche — probablement un Engoulevent — et s’écrièrent : « À ton tour de manger ! […]. Ils lui ouvrirent la bouche, lui enfournèrent toute la nourriture qu’il engloutit. Ainsi le camp de la Montagne gagna. » Comment expliquer que dans une région du Nouveau Monde où l’on ne pouvait avoir aucune idée du Paresseux, la place que cet animal occupe dans les mythes de l’Amérique du Sud se trouve, pour ainsi dire, marquée en creux ? Peut-être sommes-nous là en présence d’un jeu de la pensée mythique qui, comme ceux qu’on prête à la nature, confère fortuitement une apparence semblable à des objets entre lesquels n’existe aucun rapport. Mais même sur de faux problèmes il n’est pas interdit de rêver. En battant la campagne, on frôle parfois des réalités qu’on n’apercevait pas et qui peuvent donner aux recherches un nouveau tour. Faisons donc un moment l’école buissonnière. Au cas où le problème serait réel, quelles solutions s’offriraient ?

Depuis quelques années, on se convainc que le début du peuplement de l’Amérique remonte à une date plus ancienne que celles précédemment acceptées. Au lieu des 10 000 ou 12 000 ans sur lesquels on s’accordait naguère, certains parlent aujourd’hui de cent à deux cents millénaires. Dans l’état présent des connaissances, une évaluation de l’ordre de 30 000 à 40 000 ans paraît raisonnable et des voix, autorisées l’allongent jusqu’à 70 000 ans. En ces temps reculés, l’extension du Paresseux fut-elle beaucoup plus grande ? Nous savons que bien après cette époque, l’homme des deux Amériques cohabitait avec une mégafaune (qu’il a probablement exterminée) comprenant entre autres des paresseux géants, Mylodon et Megatherium, d’origine sud-américaine mais présents aussi en Amérique du Nord. Toutefois ces lourdes bêtes ne grimpaient pas aux arbres du haut desquels elles eussent pu lâcher leurs excréments, et les paresseux arboricoles n’ont pas laissé de fossiles permettant de savoir s’ils occupèrent jadis une aire plus vaste que celle où ils sont cantonnés aujourd’hui. Puisque les animaux se dérobent, il faut interroger les hommes. Si ceux-ci pénétrèrent par la terre ferme qui joignait l’Asie et l’Amérique à l’emplacement actuel du détroit de Béring, rien n’oblige à croire qu’au cours des millénaires, les mouvements de population se sont toujours faits du Nord vers le Sud. Des mouvements en retour ont pu se produire comme ceux, bien attestés, de l’Amazonie aux Antilles et jusque dans la partie sud-est des États-Unis. D’autre part, la règle d’hygiène attribuée à leur dieu par les mythes du sud de la Californie (monter en haut d’un poteau la nuit pour déféquer) relève de l’imaginaire, tandis que celle suivie par le Paresseux est réelle. Dans ces conditions, on pourrait voir dans les mythes californiens le produit d’une élaboration secondaire à quoi des gens auraient été conduits par le souci de maintenir ou de reconstituer leurs schèmes mythiques traditionnels dans un habitat plus septentrional que celui où ils résidaient auparavant. J’ai montré ailleurs (L’Origine des manières de table, p. 219-224) comment un animal absent d’un nouveau milieu pouvait néanmoins conserver dans l’imagination mythique une existence métaphysique. Les distances impliquées étaient en vérité bien moindres. Il arrive aussi que les caractéristiques attribuées à un animal présent dans un milieu déterminé soient transférées à un autre vivant dans un milieu très éloigné du premier. Les Indiens sud-américains prétendent que les fourmiliers sont tous femelles. Les Creek du sud-est des États-Unis disent la même chose de l’Opossum (supra : 133, 146) et, au Canada, les Tsimshian l’affirment du Castor. On pourrait encore envisager une autre hypothèse. Un schème mythique élaboré en Amérique du Nord dans l’abstrait, et transporté tel quel en Amérique

du Sud, y aurait trouvé une vérification imprévue dans les mœurs d’un animal particulier en lequel il se serait incarné. Les deux hypothèses resteront certainement gratuites. En faveur de la première on peut faire valoir que les mœurs du démiurge californien et celles du Paresseux (jouant dans les mythes sud-américains le rôle d’anti-démiurge) sont entre elles, je l’ai montré, dans un rapport de transformation. Or les mœurs attribuées au Paresseux ont un fondement empirique qui — et pour cause, s’agissant d’une divinité — fait totalement défaut aux autres. Du texte plus haut cité de L’Origine des manières de table, il ressortait aussi qu’une espèce absente d’un milieu déterminé, si elle reste présente dans les mythes, s’y projette dans un « autre monde » où les fonctions sémantiques que des mythes lui assignent ailleurs au titre d’animal réel sont systématiquement inversées. Quel que soit le sort promis à ces spéculations, on tiendra pour acquis que le dieu californien a une place dans un ensemble de transformations dont les autres états jusqu’ici repérés sont la tête coupée, changée en lune ou en météore ; les excréments détachés du corps et changés en météore ; le personnage surnaturel séparé de ses excréments et changé en lune… L’idée, bien attestée dans les deux Amériques, que les excréments sont une substance chargée de la force vitale de leur producteur, paraît sous-tendre ces transformations. Toutefois, quand on compare ce que d’un point de vue logique seulement, on peut appeler leur état initial et leur état terminal, une remarque que j’ai souvent présentée s’impose. En fin de série, on observe non pas une dernière transformation s’ajoutant aux précédentes, mais deux qui sont concomitantes. Car le dernier état applique au premier une double torsion : l’excrément en position terminale transforme la tête en position initiale et, si j’ose ainsi m’exprimer, il ne « fonctionne » pas de la même façon. Que ce soit par le fait du sujet ou d’un tiers, la tête est abusivement séparée du corps propre. On ne saurait en dire autant de l’excrément dont c’est la destination naturelle. Déféquant à de longs intervalles, le Paresseux éloigne à courte distance les excréments de son corps. Inversement, les dieux californiens Mukat et Wiyot éloignent leurs excréments à grande distance, mais ils défèquent chaque nuit, donc à de petits intervalles. Ce faisant, tous accomplissent une fonction normale qui consiste pour chacun à séparer périodiquement les excréments de son corps. L’ensorcellement du dieu californien ne peut donc pas résulter du fait que les excréments se séparent de son corps propre, mais du fait qu’ils sont captés par un corps autre (que la grenouille les avale ou qu’elle les disperse, les exposant au même danger). Dans l’état initial de la transformation, la tête séparée du corps propre se change en lune ou en météore. Dans l’état final de la même transformation, les excréments ne remplacent la tête que pour

autant que, rattachés à un corps autre, ils inversent la tête quant à la fonction. Par application de la formule canonique des transformations mythiques (supra : 78, 167) on écrira donc :

On notera1 que le premier membre de l’équivalence correspond pour l’essentiel à des mythes sud-américains, le second membre aux mythes californiens. Pour justifier le premier terme du second membre : Fmétéore (lune), vide supra : 198-199.

Chapitre XII Mythes en bouteille de Klein. Sarbacane, pipe et autres tubes. Interprétations psychanalytiques ; discussion. Le champ sémantique des orifices corporels. Avidité anale, incontinence et rétention orales. Théorie du Tapir. Quatrième et cinquième applications de la formule canonique.

À côté des deux hypothèses que j’ai envisagées pour rendre compte des analogies de structure entre les mythes californiens et subandins, il faut faire place à une troisième. En Amérique du Sud comme en Amérique du Nord les mythes pourraient donner une expression concrète à un schème reflétant des contraintes mentales, suffisamment abstrait pour avoir été conçu n’importe où sans rien devoir à l’expérience ni à l’observation. Même si ce schème déjà formé n’avait pas rencontré le Paresseux dans les forêts de l’Amérique tropicale et n’avait accueilli la chance ainsi offerte de passer de l’abstrait au figuratif, il eût emprunté d’autres images ou bien il s’en serait passé. Quel pourrait être ce schème ? Les mythes des deux Amériques que j’ai rapprochés offrent pour l’essentiel deux caractères communs. D’une part, ils posent une primauté logique de la lune sur le soleil et même une primauté historique quand ils affirment qu’elle fut créée avant lui. D’autre part, ce sont des mythes que, pour user d’un raccourci, on peut appeler « en bouteille de Klein ». Qu’entendrons-nous par là ? D’abord une remarque. Ces mythes font un emploi non inconnu ailleurs, certes, mais inégalé ici, de l’image du tube ou du tuyau. Dans la Genèse jivaro elle apparaît au moins deux fois. Quand, pour punir sa mère la Lune de n’avoir pas empêché l’inceste entre sa femme et son fils, le Paresseux Uñushi la précipite dans un trou et l’y ensevelit, Engoulevent, amoureux de Lune, vient à son secours. Il fabrique une trompe avec un gros escargot d’eau, s’insinue dans le tronc creux d’un palmier tombé à terre et souffle dans son instrument. Cet appel fait jaillir Lune hors du tombeau, elle traverse le tronc comme un bolide en chassant Engoulevent devant elle, et elle file tout droit jusqu’au ciel. Plus tard dans le récit, Soleil décide de châtier son petit-fils incestueux. Il l’introduit de force dans un tronc de palmier creux, y souffle comme dans une sarbacane en faisant lentement tourner l’engin. Ahimbi, le petit-fils coupable, sort par l’autre bout, transformé en boa que son grand-père ligote et place au fond d’un rapide (supra : 98-100).

De même, dans le mythe amazonien — lui aussi lunaire — de Poronominaré (supra : 118), le héros réussit à s’enfuir par l’âme de sa sarbacane de la demeure d’un mari trompé qui tente de le tuer à coups de pets explosifs : en somme, un tuyau le sauve d’un autre tuyau. Au cours de démêlés ultérieurs avec un Paresseux (animal comparable, nous le savons, à un tuyau bouché) Poronominaré précipité du haut d’un arbre traverse comme un bolide la terre (formant tuyau en cette circonstance) et débouche dans l’autre monde. Avec l’aide des cigales, il remonte en passant par l’âme de sa sarbacane qui fait fonction de cage d’ascenseur. Après quoi il projette à son tour le Paresseux dans le monde souterrain. Au début et à la fin du mythe, deux personnages sont quant à eux mis en perce : la sœur ou compagne du héros, à qui un poisson fore le vagin qui lui manquait ; et le Fourmilier qui, jusque-là sans anus, était réduit à déféquer par la bouche.

FIG. 7. — La bouteille de Klein.

À l’instar des mythes eux-mêmes, on serait tenté de reconnaître dans ces épisodes (comme aussi dans celui d’un mythe waiwai, supra : 126) une imagerie inspirée par l’emploi de la sarbacane. Nous sommes en effet au cœur de l’aire

occupée par cette arme de chasse longue de trois à cinq mètres, efficace seulement à condition d’être fabriquée avec une extrême précision. Entre autres observateurs, Stirling, Nimuendaju, Bianchi ont décrit en détail les étapes de cette fabrication ainsi que celle du curare, indispensable pour empoisonner les dards si l’on veut s’attaquer au moyen gibier. Il n’est donc pas surprenant que la sarbacane tienne une grande place dans les représentations des utilisateurs de cet instrument. Pourtant, la sarbacane pose des problèmes. Elle est presque certainement d’origine précolombienne au Pérou, mais sans poison semble-t-il, et seulement pour chasser les petits oiseaux. En revanche, les conquérants et missionnaires, qui, à partir du XVIe siècle, pénétrèrent dans le piémont des Andes et les basses terres au-delà, ne parlent pas de la sarbacane, ou leurs témoignages sont douteux. Les Jivaro qui fabriquent des sarbacanes d’une grande perfection pourraient donc n’avoir connu cette arme que vers la fin du XVIe siècle ou même après. On sait que son usage s’est répandu ailleurs à une date encore plus tardive. L’introduction relativement récente de la sarbacane en Amérique tropicale, si elle se confirmait, laisserait perplexe en raison de la place qu’elle occupe dans l’imagerie mythique ; et d’autant plus qu’une imagerie très semblable se retrouve dans les mythes de la Californie, région pour laquelle on ne dispose d’aucun document attestant qu’elle ait connu la sarbacane (présente en Amérique du Nord, sans dards empoisonnés, seulement dans le sud-est des États-Unis). Un mythe des Shuar, groupe Jivaro, assure la transition entre les deux hémisphères. Il narre les enfances d’Etsa, le futur soleil, élevé non sans arrièrepensées par un ogre. S’exerçant à la chasse, Etsa entend une tourterelle qui chante dans un buisson touffu. À cet autre Siegfried l’oiseau ordonne d’enfoncer sa sarbacane au plus épais du massif, de passer par l’intérieur du tuyau et d’arriver jusqu’à lui. Il révèle à l’enfant que l’ogre a tué et mangé sa mère. De retour au logis Etsa constate que l’ogre joue de la trompe avec le crâne de sa mère, et que l’épouse de l’ogre se sert de l’œil extrait du crâne pour vernisser ses poteries. Sous une affabulation un peu différente, on reconnaît sans peine dans ce mythe un des plus célèbres des deux Amériques (cf. Du Miel aux cendres, M264). Aussi n’est-ce pas de le retrouver en Californie qui étonne, mais de noter des analogies si précises entre les versions californiennes et subandines qu’on les dirait calquées les unes sur les autres. J’ai déjà introduit (supra : 183) un mythe mohave lui aussi consacré aux enfances d’un héros orphelin, recueilli et élevé par les meurtriers de son père. Il apprend toute l’histoire d’un insecte venu se poser sur ses lèvres : donc à l’orifice de ce tube qu’il constitue lui-même, car il se nomme Canne et nous verrons que le mythe l’assimile très concrètement à

une tige creuse. Éclairé par l’insecte, Canne découvre que les assassins de son père jouent à la balle avec sa rotule, qui remplit donc un rôle comparable à celui de l’œil dans le mythe shuar. À quelques centaines de kilomètres au nord-ouest des Mohave, les Mono de la Owens Valley content les aventures de deux héros culturels nommés Loup et Coyote, dans des mythes relevant du même cycle que celui consacré à Canne chez les Mohave, au héros Chaup ou Guiomar chez les Indiens des missions. Loup et Coyote voulaient trouver des compagnes : « Ils se préparèrent à aller à Tovówa où vivaient des femmes. Leurs maris étaient à la chasse. De sa cabane à celle des femmes, Loup installa un long tuyau par l’intérieur duquel son compagnon et lui passèrent de l’autre côté. » Confronté au même problème, Chaup (ou Guiomar) qui, ne l’oublions pas, est un météore igné, pénètre en volant par le trou de fumée du toit, ou bien il fore un conduit souterrain. Mais les protagonistes des mythes mohave et cahuilla ne se servent pas seulement de tuyaux ou de tiges creuses. Convertis de corps interne en enveloppe externe, de contenu en contenant, ils sont eux-mêmes des tubes, par l’effet d’une transformation qui évoque, je l’ai dit, l’image de la bouteille de Klein. Le héros mohave nommé Canne se transforme à son gré en ce végétal. Au cours de ses aventures, il mourut et ressuscita. Une des femmes qui veillaient sur lui apprit aux autres qu’il se nourrissait exclusivement de tabac. On lui en apporta, il le mit directement dans sa bouche, en redemanda : « Alors la plus jeune des sœurs lui tendit une canne creuse longue comme la main, bourrée de tabac. Le garçon la fuma très vite, aspirant d’une traite et avalant la fumée […] La canne fut entièrement consumée sauf le bout qu’il mâcha et cracha. » Plus tard, le héros séjourna chez le météore cannibale Kwayû et lui réclama du tabac : « Tu es trop jeune pour fumer, dit son hôte, mais je te donnerai du tabac. Tu ne sais pas fumer avec une canne creuse car les Mohave fument des pipes de terre. » Le garçon rétorqua : « Si, je sais, c’est mon nom [= je suis Canne]. » Alors Kwayû lui présenta deux cannes bourrées de tabac. Le héros fuma l’une, garda l’autre. Si l’on nous passe l’expression, il « s’autofume ». Quand les démiurges cahuilla émergèrent des ténèbres et voulurent les dissiper, chacun commença par extraire de son cœur une pipe et le tabac dont la fumée chasserait l’obscurité régnante. Mais chaque pipe consistait en un cylindre plein qu’ils durent forer avec un de leurs poils. Ils firent un conduit de fumée d’abord trop large et d’où le tabac s’échappait, puis du diamètre convenable. Après les pipes et le tabac, les démiurges tirèrent de leur corps le soleil, la lumière, l’axe du monde et toutes les créatures. Leur corps apparaît ainsi comme un contenant creux d’où sort un contenant plein — la pipe inutilisable — puis le

contenu qu’elle est destinée à recevoir — le tabac — avant que, rendu creux par l’opération du forage, ce contenant puisse effectivement accommoder ce contenu… La suite du récit obéit à la même dialectique. Il faudra forer la terre pour que les premiers morts accèdent à l’au-delà. Et quand le démiurge Mukat grimpe au sommet d’un poteau ou d’un échafaudage pour déféquer dans la mer, il est lui-même assimilé à une pipe puisque le mythe appelle ses excréments « son tabac […] qu’il mange et laisse choir ». Des auteurs formés par la psychanalyse : Erikson, Roheim, Posinsky, ou bien marqués par elle comme Kroeber qui pratiqua pour un temps cette discipline, ont attribué un caractère oral-anal ou franchement anal à quelques sociétés de la Californie centrale, particulièrement les Yurok auxquels, dans cet esprit, diverses études furent consacrées. En écrivant que « la représentation yurok du monde et du corps est centrée sur la zone alimentaire, prise au sens de ‘ passage tubulaire traversé par la nourriture depuis la bouche jusqu’à l’anus ’ », Erikson se situe très près des mythes, bien plus méridionaux pourtant, que je suis en train de discuter. Mais justement, il s’agit ici et là de sociétés très différentes, et rien ne permet d’étendre à toutes les caractères spéciaux de la culture et de la personnalité yurok sur lesquelles l’analyse d’Erikson est fondée : relations d’une nature particulière entre la mère et l’enfant, discipline des fonctions physiologiques, attitudes distinctives vis-à-vis de l’alimentation et de l’élimination, de l’acquisition des richesses, etc. On est plutôt en présence d’un problème logique et philosophique que des sociétés diverses se sont posé. Sinon, comment comprendre la récurrence d’un même schème dans des cultures des deux hémisphères que rien par ailleurs n’autorise à rapprocher ? Illustrée en Amérique du Sud par la sarbacane, en Amérique du Nord par la pipe, la notion de tube ou de tuyau est le point de départ d’une transformation à trois états : 1. Le corps du héros entre dans un tube qui le contient. 2. Un tube qui était contenu dans le corps du héros en sort. 3. Le corps du héros est un tube soit où quelque chose entre, soit d’où quelque chose sort. D’extrinsèque au début, le tube devient intrinsèque ; et le corps du héros passe de l’état de contenu à celui de contenant. Ce que l’on peut écrire :

Autrement dit : le corps contenu est au tube contenant comme le tube contenu est à un contenant qui n’est plus un corps (mais lui-même un tube). Ce n’est donc pas sur la sarbacane en particulier, ni sur la pipe (dont les mythes américains font bien d’autres emplois) que nous devons d’abord fixer notre attention ; pas plus, d’ailleurs, que sur l’Engoulevent, le Paresseux ou le

Singe hurleur, qui constituent seulement des réalisations empiriques d’une structure formelle sous-jacente dont l’avidité orale, la rétention et l’incontinence anales ne font aussi que rendre perceptibles certains aspects. Car, je le remarquais tout au début, le champ sémantique construit au moyen des tuyaux naturels et de leurs orifices comporte des cases plus nombreuses. Ces orifices sont antérieurs ou postérieurs, du haut ou du bas : bouche, nez, oreilles, vagin, anus… Pris à part, chacun est apte à remplir trois fonctions : fermé, ouvert, et dans ce dernier cas ouvert pour absorber ou bien pour éjecter. De cette combinatoire, les mythes ici considérés n’illustrent que quelques états. Toutefois on n’aurait pas de mal à repérer des mythes ou groupes de mythes à l’aide desquels on meublerait les cases restées vides. Comme exemples d’avidité anale, on mentionnera divers personnages : l’être surnaturel nommé Taimu par les Kagaba, à bouche et anus pourvus de dents et qui mange indifféremment par les deux orifices ; ou encore le Tapir à qui plusieurs mythologies attribuent le même genre de talent. Les Barasana du Uaupés identifient leurs chamans à la fois aux tapirs et aux singes hurleurs en raison de leurs techniques de cure, par succion ou par soufflage. Les singes hurleurs soufflent, les tapirs sont de la race qui « prend dans son intérieur » : inversant l’accouchement, le Tapir essaye d’aspirer les nouveau-nés dans son anus au moyen d’une flûte (autre réalisation du tube), car il est jaloux des êtres sur le point de passer de la condition d’esprits à celle d’humains. Un conflit surgit à ce sujet entre le Tapir et les Singes hurleurs. Ils s’approprièrent la grosse voix qu’il avait alors et ne lui laissèrent en partage que son petit cri d’aujourd’hui. Un mythe mundurucu, indexé M402 dans L’Origine des manières de table, raconte qu’un jeune garçon fut entraîné et égaré dans la forêt par son oncle maternel changé en un tapir dans le rectum duquel, le croyant mort, il avait enfoncé le bras pour le vider. Les Urubu font un récit analogue où le tapir casse le bras d’un Indien qui opérait de la même façon. On connaît enfin dans les deux Amériques, chez les Chippewa et chez les Tupi, des mythes sur un dieu décepteur ou héros culturel qui feint d’être mort pour capturer un vautour. Quand l’oiseau s’apprête à lui dévorer le rectum, il contracte le sphincter et emprisonne la tête de l’oiseau. Il serait oiseux de s’attarder sur l’avidité vaginale, abondamment illustrée par le motif dit vagina dentata et d’autres relatifs à une femme sexuellement avide, tant en Amérique du Sud qu’en Amérique du Nord (e.g. la femmedémiurge des Barasana et la Dame-Vulve des Apache). Quant à l’incontinence orale, de nombreux mythes l’illustrent, notamment ceux où un ou plusieurs personnages ne peuvent tenir leur langue ou s’empêcher de rire (supra : 62, 74).

En fréquentant les Blancs, les Indiens ont semble-t-il découvert une espèce zoologique qui fait de la parole un usage immodéré. À preuve la façon dont les Menomini de la région des grands Lacs parodiaient le trafiquant blanc s’adressant à l’un d’eux : « Ail right, Indian, ail right, ail right, all right ! Bring it, bring it, bring it ! I'll give you credit, I will, I will, I will ! » Et pour résumer : « White men are wordy. » Dans la langue tsimshian, écrit Boas, « le mot qui signifie ‘ jouer ’ veut dire aussi ‘ parler sans but précis ’, et se livrer à quelque activité que ce soit sans but précis est tenu pour méprisable par les Indiens ». De même en Amérique du Sud : « Les Bororo appellent les civilisés kidoe kidoe, ‘ perruches, perruches ’ parce qu’ils parlent trop, comme ces oiseaux. » L’homme blanc trouve donc sa place dans le bestiaire indigène à côté de l’Engoulevent, du Paresseux, du Singe hurleur, du Tapir et de bien d’autres animaux… À charge de revanche, les observateurs Blancs ont souvent décrit la rétention orale, « répugnance têtue à parler sauf en cas d’absolue nécessité », comme une conduite typique des Indiens américains. On a noté en Amérique du Nord, dans la région de Puget Sound, que certains personnages mis en scène par les formules rituelles, les chants religieux ou les mythes convertissent régulièrement les occlusives sonores en nasales. La raison pourrait être du genre de celle qui, chez les Cuiva de la Colombie, incite le chaman caché par un écran à nasaliser ses incantations, « car il est très dangereux que la bouche mette la gorge en communication directe avec le milieu externe ». La nasalité apparaît donc comme une forme de rétention orale. D’autres exemples de rétention ou d’incontinence orales ressortent de mythes qui prêtent des conduites verbales distinctives à certains êtres surnaturels. Le démon amazonien Jurupari rote et pète, se plaint bruyamment, chante à tue-tête. Les monstres cannibales des mythes suya parlent de façon bizarre et déformée ; Boré, le maître des bananes yanomami, blèse. En Amérique du Nord, un personnage surnaturel des mythes nootka change toutes les consonnes sifflantes en consonnes latérales (s en l, etc.); chez les Kwakiutl voisins, un autre personnage surnaturel fait l’inverse. Geai-Bleu des mythes wishram commence ses mots par ts !-. Les Kutenai disent Coyote incapable de prononcer les s. Dame-Richesse des Haida, l’ogresse Dzonoqwa des Kwakiutl bégayent, Carcajou des Cree parle entre ses dents… En dehors des Amériques, on pense au dieu Renard japonais Kitsune qui ne peut terminer les mots. Mais une enquête comparative à travers le monde serait sans fin. Contentons-nous de ces quelques exemples américains. Ils suffisent à convaincre que les mythes épuisent tous les états d’une combinatoire intéressant les orifices corporels. On n’en conclura pas que dans chaque mythe ou groupe de

mythes de cette famille, tous les états de la combinatoire seront nécessairement présents. Parmi ceux qu’on vient de passer en revue, seule l’avidité anale incarnée par le Tapir mérite qu’on lui fasse une place, à vrai dire subordonnée, auprès des trois états — avidité orale, rétention et incontinence anales — que les mythes discutés dans ce livre ont en quelque sorte sélectionnés. Au chapitre VIII j’ai proposé de voir dans le Fourmilier une variante combinatoire du Paresseux. Il faut toutefois nuancer cette affirmation, car le Fourmilier a sa place entre le Paresseux et le Tapir et peut donc se substituer à l’un comme à l’autre. J’ai déjà noté (supra : 131) que, selon Goeje, le nom carib du grand Fourmilier s’apparente à celui du Paresseux. Le même auteur estime aussi que les mots carib *waria ou *waila, « tapir » servent à former ceux désignant le Fourmilier : *wariši, *wariš-ima. Chez les mêmes Carib de la Guyane, l’esprit Tikokë, qui apparaît parfois sous l’aspect d’un Fourmilier, suce le sang de ses victimes humaines au moyen d’une flûte ; c’est donc un démon aspirateur comme le Tapir pour d’autres Indiens. Sous d’autres rapports, le Tapir et le Fourmilier diffèrent : celui-ci excrète par la bouche (supra : 211), celui-là aspire par l’anus ; les fourmiliers sont censés être tous d’un seul sexe, vivre et se reproduire en solitaires, tandis que, dans la pensée des Indiens, on verra pourquoi, le Tapir symbolise l’appétit sexuel. À propos de cette croyance, Goeje rapproche les mots tupi tapiira, « tapir » et t-apia, « scrotum ». Par ailleurs, le Tapir semble plus éloigné du Paresseux que ne l’est le Fourmilier. Les Indiens prêtent au Paresseux et au Tapir des conduites d’excrétion antithétiques. On se souvient que le Paresseux se meut de haut en bas pour déposer ses excréments sur le sol et toujours au même endroit. Le Tapir, lui, est censé marcher au fond de l’eau et y transporter — sur l’axe horizontal, donc — ses excréments dans un panier ; alors qu’en fait, il n’excrète pas seulement dans l’eau et sur les berges, mais parfois à distance et jusque dans les collines. Plus généralement, les mythes sud-américains font du Tapir d’une part un personnage égocentrique et glouton, de l’autre le suborneur attitré des femmes mariées qui, quand il se présente à elles, succombent à l’appel de la nature. De plus, l’ensemble mythique qui nous occupe établit une connexion sinon même une équivalence entre le Tapir et le météore. Les Indiens sud-américains répartissent les corps célestes en deux catégories : d’un côté le soleil, la lune, Vénus, les constellations, les astres dénommés ; de l’autre côté les étoiles anonymes, au nombre desquelles ils rangent les astres ou phénomènes erratiques comme les météores et les comètes. Les mythes illustrent admirablement cette opposition quand ils mettent en

contraste « l’étoile du Paresseux » — kupírisi yumañ en carib de la Guyane — qui s’abaisse sur l’horizon au début de la grande saison sèche, figurant l’animal qui descend à terre une fois par an pour faire ses besoins, et la comète dévastatrice en quoi les excréments du Paresseux se changent, au dire des Tacana, si des persécuteurs l’empêchent justement de descendre à terre et l’obligent à déféquer de haut ; sans périodicité donc, et en violation de la bonne règle. Formes les plus aberrantes des astres anonymes, les comètes et les météores constituent une sorte de scandale cosmique comme, sur un autre plan, la conduite du Tapir affameur des humains et suborneur de femmes représente un scandale social. Ajoutons que le Tapir, « faiseur d’anges » (supra : 217), manifeste une avidité anale symétrique de l’avidité vaginale des femmes folles de lui, et qui s’oppose à la rétention et à l’incontinence anales de façon beaucoup plus radicale que ces deux termes, contraires et non contradictoires, ne s’opposent entre eux. Contre cette esquisse d’analyse, on invoquera peut-être un important groupe de mythes dans lesquels le tapir séducteur monte au ciel et devient une constellation, en général les Hyades. Mais outre que Lehmann-Nitsche a contesté cette interprétation, ne peut-on envisager qu’entre les Pléiades et Orion constituant un couple d’opposition majeur (cf. Le Cru et le cuit : 225-232), les Hyades fassent figure de constellation surnuméraire, et que, comme le séducteur s’introduisant dans un ménage, elles soient, en quelque sorte, de trop1 ? Surtout, l’ambiguïté astronomique du Tapir reflète celle déjà signalée dans des mythes qui donnent à la lune une prépondérance sur le soleil. Alternativement ou simultanément, ces mythes attribuent au dieu ou héros lunaire des caractères opposés : ordonnateur du monde et civilisateur d’une part, de l’autre jaloux, perfide, déflorateur de filles, le cas échéant cannibale… La place de la lune est ainsi marquée tantôt avec les astres dénommés, tantôt avec les météores (supra : 194-195). Sur l’ambiguïté du Tapir, capable de satisfaire les femmes mieux que leurs maris grâce à son gros organe, mais aussi affameur des Indiens comme maître de l’arbre aux nourritures dont il tient secret l’emplacement, je renvoie le lecteur à Du Miel aux cendres : 255-260. C’est sur un autre aspect qu’il convient maintenant d’insister. Proches voisins des Tacana, les Tumupasa disent que l’épouse du Tapir dévore chaque mois la lune quand celle-ci est sur son déclin. Elle la vomit ensuite, et la lune recommence à croître de l’autre côté de l’horizon. Mais, une fois, le Tapir trop pressé copula avec sa femme avant qu’elle eût régurgité l’astre nocturne. Il a depuis un gros pénis et trois testicules (cf. L’Origine des manières de table : 67). Ainsi donc, le Tapir a attenté ou failli attenter à l’ordre cosmique : acte

inconsidéré qui lui donne les moyens physiques de compromettre aussi l’ordre social lequel voudrait que les femmes, insensibles aux séductions de la nature, restassent fidèles à leurs maris. Un mythe ayoré va dans le même sens. Jadis, le Tapir et le dieu Lune se disputèrent la faveur des humains. À ceux-ci, le Tapir promit que s’ils lui obéissaient ils deviendraient gros et gras. En échange de leur obéissance, Lune promit aux humains qu’ils ressusciteraient comme lui. Les ancêtres choisirent le Tapir dont ils enviaient la corpulence. C’est pourquoi les hommes meurent et ne reviennent pas à la vie. Et même ainsi, ajoute l’informateur, ils furent trompés par le Tapir, car il y a aujourd’hui autant d’indiens maigres que de gras… D’après une autre version, Lune était le père des Ayoré. Le Tapir le défia à la course et gagna, raison pour laquelle, au lieu de rejoindre Lune au ciel quand ils meurent, les Indiens vont dans le monde souterrain fangeux, sombre et sans miel. On se souvient d’un mythe machiguenga sur une fille recluse au moment de la puberté (supra : 199). Le dieu Lune, qui lui rendait secrètement visite, lui enseigna ainsi qu’à ses parents l’art de la poterie et la culture des jardins. Une variante inversée de ce mythe raconte qu’un démon mit prématurément un terme à la réclusion d’une fille pubère et la fit sortir de sa hutte, changée en tapir. Dans tous les cas, le Tapir s’oppose à la lune dans un conflit pour ou contre la périodicité : succession régulière des phases de la lune, résurrection des morts au même rythme, respect de la durée des interdits. Que le Tapir et la lune soient des termes antagonistes va nous permettre de résoudre un problème particulier. Dans ce qu’on pourrait appeler la vulgate américaine, le soleil et la lune sont les avatars de germains incestueux. La sœur se sauve au ciel et devient le soleil ; son frère, qu’elle a marqué au visage ou sur le corps pour identifier cet amant inconnu, désormais changé en lune la poursuivra sans succès. Or, dans un mythe shipaia déjà cité (supra : 194), ce schème s’altère : le frère devient bien la lune, mais la sœur se change d’abord en météore, puis en tapir. Qu’en est-il alors du soleil ? Le mythe ne permet pas de lui assigner un sexe, d’abord pour la simple raison qu’il n’apparaît pas ; et ensuite parce que les deux pôles sexuels étant occupés l’un par le frère, l’autre par la sœur, le soleil — s’il a un sexe dans la mythologie shipaia — doit être d’un côté ou de l’autre, mais on ne peut préjuger lequel. Faisons une expérience en cherchant si la formule canonique (supra : 78, 167, 207, 216) permettrait de déduire le sexe du soleil. Nous savons que dans la vulgate américaine la lune a une fonction mâle, le soleil une fonction femelle. D’autre part, les considérations qui précèdent conduisent à l’hypothèse que le

météore et le tapir (en quoi se transforme l’héroïne shipaia) présents dans les mythes à titre de termes, y remplissent la fonction de lune inversée. En revanche, à ce stade nous ignorons tout de la conception que les Shipaia peuvent se faire du soleil. Écrivons donc :

En continuant d’appliquer la formule, on obtient automatiquement la partie manquante du second membre : Fmâle(soleil). Cela signifie que si, dans un mythe shipaia d’où le soleil est absent, la femme (qui devient ailleurs le soleil) se transforme en anti-lune, il faut que dans un autre mythe shipaia le soleil apparaisse comme une anti-femme, autrement dit un homme. Ce mythe existe : les Shipaia font du soleil actuel le plus jeune fils d’un ancien soleil lui aussi masculin, que les hommes durent enfouir dans les profondeurs de la terre parce qu’il était cannibale (on notera la démarche du mythe : le soleil atténué cesse d’être cannibale alors qu’ailleurs — ainsi chez les Machiguenga — la lune « météorisée » le devient). Par conséquent, la nature masculine du soleil dans la mythologie shipaia, et la fonction « lune inversée » de la paire (météore + tapir) dans l’ensemble de mythes dont relèvent ceux des Shipaia, se valident réciproquement.

Chapitre XIII Nature de la pensée mythique : pluralité des codes. Place du code psycho-organique. Oralité et analité. Cycle alimentaire de la nourriture et cycle technique des récipients. Dialectique du contenant et du contenu. Conservatisme et jalousie des familles de potiers. Femmes et exogamie des pots. Rétentrices vaginales. Retour par la côte nord du Pacifique à la sarbacane et à l’Amazonie.

Tout mythe pose un problème et le traite en montrant qu’il est analogue à d’autres problèmes ; ou bien le mythe traite simultanément plusieurs problèmes en montrant qu’ils sont analogues entre eux. À ce jeu de miroirs, reflets qui se renvoient l’un l’autre, ne correspond jamais un objet réel. Plus exactement, l’objet tire sa substance des propriétés invariantes que la pensée mythique parvient à dégager quand elle met en parallèle une pluralité d’énoncés. En simplifiant beaucoup, on pourrait dire que le mythe est un système d’opérations logiques définies par la méthode du « c’est quand… » ou du « c’est comme… ». Une solution qui n’en est pas une d’un problème particulier apaise l’inquiétude intellectuelle et le cas échéant l’angoisse existentielle, dès lors qu’une anomalie, une contradiction ou un scandale sont présentés comme la manifestation d’une structure d’ordre mieux apparente dans d’autres aspects du réel qui, pourtant, ne heurtent pas la pensée ou le sentiment au même degré. La réflexion mythique a donc pour originalité d’opérer au moyen de plusieurs codes. Chacun extrait d’un domaine d’expérience des propriétés latentes permettant de le comparer avec d’autres domaines et, pour tout dire, de les traduire les uns dans les autres ; comme un texte peu intelligible en une seule langue, s’il est rendu simultanément dans plusieurs, laissera peut-être émaner de ces versions différentes un sens plus riche et plus profond qu’aucun de ceux, partiels et mutilés, auquel chaque version prise à part eût permis d’accéder. Il ne s’ensuit pas que chaque mythe mette en œuvre la totalité des codes possibles, ni même tous ceux qu’un inventaire de l’ensemble dont il relève a permis de recenser. Le mythe apparaît comme un système d’équations où les symboles, jamais nettement aperçus, sont approchés au moyen de valeurs concrètes choisies pour donner l’illusion que les équations sous-jacentes sont solubles. Une finalité inconsciente guide ce choix, mais il ne peut s’exercer que sur un héritage historique, arbitraire et contingent, de sorte que le choix initial

reste aussi inexplicable que celui des phonèmes entrant dans la composition d’une langue. De plus, ce choix, exercé parmi les codes qu’un milieu, une histoire, une culture proposent, est fonction des problèmes sur lesquels un mythe ou un ensemble de mythes particulier s’interroge. On ne s’attendra pas à trouver n’importe quel code à l’œuvre, n’importe où. Ce n’est pas tout ; car si chaque code constitue une sorte de grille de déchiffrement appliquée sur un donné empirique, le mythe, qui emploie toujours plusieurs codes, retient seulement de chaque grille quelques cases qu’il combine avec des cases prélevées sur d’autres grilles. Il élabore ainsi une sorte de métacode dont il peut faire son outil exclusif. Des commutations dont j’ai tenté de dresser la table, les mythes examinés jusqu’ici utilisent principalement deux : celles illustrant ce que nous appellerions aujourd’hui le caractère oral et le caractère anal, que la psychanalyse met aussi en avant. C’est sur cette convergence que nous nous arrêterons maintenant. Revenons à la question qu’au tout début de ce livre posaient des mythes qui associent des motifs entre lesquels nous n’apercevions pas de lien. Des intrigues dont le premier moteur était la jalousie conjugale élisaient pour héros ou héroïne l’Engoulevent, et mettaient celui-ci en connexion physique ou en rapport logique avec le Paresseux « né de la jalousie » et jaloux aussi de ses excréments. Par le biais du Paresseux s’introduisait l’image de la comète ou du météore, en Amérique du Sud avatar des excréments quand le Paresseux ne peut plus s’en montrer jaloux, et, chez les Iroquois, cause directe de la jalousie conjugale en suite de quoi un mari éjecte sa femme par un trou comme si c’était ses excréments. Si l’on définit la jalousie comme un sentiment résultant du désir de retenir une chose ou un être qu’on vous arrache, ou bien de posséder une chose ou un être qu’on n’a pas, on peut dire que la jalousie tend à maintenir ou à créer un état de conjonction quand existe un état ou surgit une menace de disjonction. Si variés que soient leurs thèmes, tous les développements subséquents concernent des modalités différentes de la disjonction qui, sans changer de nature, éloigne à grande distance ou laisse relativement proches des termes précédemment unis et dorénavant séparés. Si, par commodité, nous convenons de traiter les étapes successivement parcourues dans ce livre comme les états d’une transformation à l’échelle du Nouveau Monde — depuis la Bolivie et le Pérou jusqu’à la Californie —, Il peut sembler qu’au stade initial la disjonction affecte une épouse, et au stade final des excréments. Dès le début, un lien existait pourtant entre les deux termes. Selon le mythe jivaro sut l’origine de la terre à poterie, deux maris las de se quereller au sujet de la même femme montèrent au ciel et devinrent l’un le soleil, l’autre la

lune. La femme voulut les rejoindre mais retomba sur terre en y laissant soit son corps changé en argile, soit cette argile qu’elle transportait dans un panier, soit enfin ses excréments, lâchés de frayeur pendant sa chute, qui devinrent l’argile à poterie. Cette dernière leçon est celle des Achuar dont le territoire jouxte celui des Jivaro proprement dits et qui parlent un dialecte de la même famille. Or, à l’autre extrémité de notre parcours, on observe le même passage de l’argile aux excréments. Il se produit en Californie, des Cahuilla et des Serrano aux Chemehuevi lesquels sont, par rapport aux premiers nommés, dans la même situation que les Achuar par rapport aux Jivaro : proches voisins et membres de la même famille linguistique, en l’occurrence la famille shoshone. Pour les Cahuilla et les Serrano, le démiurge modela la première humanité avec de l’argile (supra : 189). Les Chemehuevi disent que le démiurge façonna leurs ancêtres et ceux des Mohave avec ses excréments. Que ce passage se répète à des milliers de kilomètres de distance ne troublerait sans doute pas les psychanalystes (ils auraient plus de mal à dire pourquoi il manque dans l'intervalle). Toutes sortes de considérations sur la petite enfance suffiraient selon eux à l’éclairer. Gardons-nous cependant des explications passe-partout. Les mythes que nous avons isolés se signalent par une armature commune dont l’image de la bouteille de Klein fait ressortir la spécificité. La démarche qu’ils suivent offre des caractères originaux. On n’a pas le droit de les négliger au profit d’un psychisme infantile, fût-il universel, dont la valeur explicative apparaît d’autant plus maigre que ce n’est pas l’humanité en général, mais des tribus indiennes particulières qui ont élaboré les mythes que nous cherchons à interpréter. Pour comprendre le motif des nains sans bouche ou sans anus, se nourrissant de l’odeur des mets (supra : 134-158), on pourrait aussi invoquer quelque constante psychique. En effet le motif est attesté depuis des temps anciens (Pline décrit déjà un tel peuple au Livre VII, ch. I de son Histoire naturelle), et on le retrouve aujourd’hui dans des lieux si divers qu’il relève d’un folklore universel : probablement vieil héritage paléolithique qui avait achevé son tour du monde avant que les civilisations historiques ne se fussent mises en place. Mais en rattachant, pour la seule Amérique, le motif des nains à la faune arboricole, j’excluais consciemment de ma réflexion les problèmes relatifs aux origines. Il s’agissait pour moi de rechercher comment des cultures constituant un ensemble bien défini ont mis en forme le motif, comment elles l’ont intégré dans un contexte tout à la fois empirique et idéologique ; en un mot et quelles que puissent être les sources psychologiques ou historiques du motif —

questions que je n’avais pas à me poser — de montrer comment une culture ou un ensemble de cultures donnés l’articulent avec tout le reste. Dans les mythes que nous considérons à présent, l’argile (dont, selon les Indiens des missions en Amérique du Nord et les Machiguenga en Amérique du Sud, les premiers humains se nourrissaient) et les excréments (mangés par la Grenouille dans les mythes de la Californie du Sud, causant la mort du démiurge et le passage de la première humanité à son état actuel) coïncident comme point de départ et point d’arrivée de deux cycles respectivement technique et physiologique. N’oublions pas, d’ailleurs, que l’argile n’est pas à strictement parler une anti-nourriture. La géophagie est connue par le monde depuis l’antiquité. Les Grecs consommaient une certaine argile à titre de médicament. En Amérique du Nord, les Pomo mélangeaient de l’argile rouge à leur pain de glands ; on pratique encore aujourd’hui la géophagie dans des régions rurales du sud des États-Unis. De potières indigènes, on rapporte qu’elles « mordillent ou goûtent parfois leur pâte pour apprécier sa texture et d’autres qualités jugées nécessaires à une cuisson réussie ». L’essentiel n’est pas là. La terre à poterie d’abord extraite, puis modelée, mise enfin à cuire, devient un contenant destiné à recevoir un contenu : la nourriture. Et celle-ci suit le même parcours en sens inverse ; d’abord placée dans un récipient de terre, puis mise à cuire, ensuite élaborée à l’intérieur du corps par la digestion, enfin éjectée sous forme d’excrément : Pour l’équivalence entre le procès physiologique de la digestion et un procès culturel, je renvoie le lecteur à L'Origine des manières de table. Avec toutefois une différence ; car en posant dans ce volume et les trois autres Mythologiques le problème de l’origine du feu de cuisine, je faisais se correspondre la digestion et la cuisson : « Au cours de la digestion, l’organisme retient temporairement la nourriture avant de l’éliminer sous une forme élaborée. La digestion a donc une fonction médiatrice, comparable à celle de la cuisine qui suspend un autre processus naturel conduisant de la crudité à la putréfaction. En ce sens, on peut dire que la digestion offre un modèle organique anticipé de la culture » (394). Cet itinéraire débouchait déjà sur des mythes qui, comme ceux examinés ici, opèrent à l’aide d’une table de commutations où une héroïne traverse un obstacle bien que pleine, une autre adhère à un obstacle bien que creuse, illustrant ainsi une combinatoire des orifices vers laquelle les précédents chapitres nous ont ramenés par le biais d’autres mythes.

Mais — et c’est la raison de la différence — ces mythes et ceux sur lesquels je raisonnais dans les Mythologiques ne constituent pas des ensembles redondants. Pour rendre compte du passage de la nature à la culture, du cru au cuit, un ensemble met l’accent sur le feu de cuisine, l’autre sur la poterie dont l’emploi culinaire suppose que le foyer domestique est acquis. Ce deuxième ensemble est donc subordonné au premier ; disons plutôt qu’il le prolonge dans un autre registre à la façon d’une résonance harmonique. Un art culinaire conçu sur le mode élémentaire de la nourriture directement exposée au feu éveille l’image d’un autre, plus savant, et qu’on peut dire au second degré. « Il est digne d’intérêt, note Kroeber, que la pensée mohave associe étroitement la poterie et l’agriculture. Leurs mythes racontent que le dieu Mastamho jugea la nourriture tirée des jardins incomplète tant qu’il n’y aurait pas des récipients pour l’y faire cuire et y manger. » (Au sujet d’un lien analogue dans les mythes sudaméricains, supra : 111.) On voit par là comment des mythes sur l’origine du feu de cuisine cèdent la place à des mythes sur l’origine de la poterie, ceux-ci n’étant souvent qu’une transformation de ceux-là. Ces mythes enseignent que la terre ne doit plus être ce qu’on mange, mais ce qu’on fait cuire comme de la nourriture pour pouvoir y faire cuire ce qu’on mange. D’aliment propre à l’état de nature, la terre cuite passe au rôle de récipient, c’est-à-dire d’ouvrage culturel. Comme je l’indiquais dans L'Homme nu (p. 5 54) avant d’y revenir plus en détail au chapitre II du présent livre, cette transformation déplace l’accent, de la conquête du feu céleste par les terriens, au don de l’argile et de l’art mystérieux de la poterie fait aux terriens par des êtres surnaturels à la fois aquatiques et chthoniens. Au lieu que l’événement se déroule sur un axe terre-ciel, il se déroule sur un axe dont la terre occupe un sommet, l’eau et le monde souterrain l’autre sommet. Tant en Amérique du Sud, chez les Machiguenga et les Campa, que dans le sud de la Californie, ce déplacement d’accent s’accompagne d’un autre qui intéresse l’ordre cosmique. Il éloigne la lune de la classe des astres périodiques et la rapproche de celle des corps célestes erratiques auxquels elle s’apparente par une double irrégularité : présence ou absence suivant que la nuit est à lune ou sans lune ; et même quand la lune est présente, diversité d’aspects. En même temps que la fonction du feu elle aussi se dédouble — pour cuire les aliments, ou pour cuire les pots où seront cuits les aliments — apparaît enfin une dialectique de l’interne et de l’externe, du dehors et du dedans : congrue aux excréments contenus dans le corps, l’argile sert à façonner les pots contenant une nourriture qui sera contenue dans le corps avant que celui-ci cesse en se libérant d’être le contenant des excréments.

Tout art impose une forme à une matière. Mais parmi les arts dits de la civilisation, la poterie est probablement celui où le passage s’accomplit de la façon la plus directe, avec le moins d’étapes intermédiaires entre la matière première et le produit, sorti déjà formé des mains de l’artisan avant même d’être soumis à la cuisson. Cette matière première — argile tirée du sol — est aussi la plus « brute » que l’homme connaisse et utilise. Son apparence grossière, son manque total d’organisation confrontent la vue, le toucher, l’entendement même, à la présence massive de l’informe et à sa primauté. « Informe et nue », dit la Bible, était la terre au début de la création ; et ce n’est pas sans raison que d’autres mythologies comparent l’œuvre du créateur à celle du potier. Mais imposer une forme à une matière ne consiste pas seulement à la discipliner. En l’arrachant au champ illimité des possibles, on l’amoindrit du fait que certains possibles parmi d’autres se trouveront les seuls réalisés : de Prométhée à Mukat, tout démiurge manifeste un tempérament jaloux. Dans le cas de la poterie, ces restrictions apportées à la matière première en entraînent d’autres : comme contenant, le vase imperméable retient dans ses parois les liquides informes, les solides morcelés qu’on y place, les empêche de s’épandre ou de se disperser. Démiurge au petit pied, la potière elle aussi jalouse exerce une contrainte sur une matière en liberté. Façonnée par le modelage et fixée par la cuisson dans une forme immuable, cette matière exerce à son tour, en les « culturalisant », une contrainte sur des substances végétales et animales encore à l’état de nature. Ce n’est pas tout ; car si l’art de la poterie diminue à l’extrême l’écart entre la matière et la forme, c’est en revanche un art aux résultats incertains et plein de risques qui retentissent sur le psychisme de celles (ou ceux) qui le pratiquent. S’interrogeant sur l’esprit conservateur dont témoignent les familles de potiers au Mexique, Foster estime qu’ « il a sa raison d’être dans le procès de production, lequel incite l’artisan à rester strictement fidèle aux traditions éprouvées sous peine de courir à un désastre économique. La poterie est, pour dire le moins, une opération délicate ; il y a littéralement des centaines d’occasions pour qu’une infime variation affectant la matière ou la technique ait un effet néfaste sur le produit. Une menue différence dans le choix des argiles, des couvertes, des pigments, des températures de cuisson peut réduire à néant l’ouvrage d’une semaine ou même d’un mois. Aussi, le souci de sécurité incite la potière à reproduire fidèlement les matériaux et les modes de fabrication qu’elle sait par expérience être les mieux propres à lui épargner un échec. Tout pousse l’artisan à suivre un chemin direct et étroit. S’égarer trop loin d’un côté ou de

l’autre peut avoir des conséquences tragiques sur le plan économique […]. D’où un esprit foncièrement conservateur, une méfiance envers toutes les innovations qui retentit sur la vision globale du monde et de la vie ». Un autre observateur va dans le même sens : « Quand il apprend à faire de la poterie, l’enfant imite si rigoureusement son instructeur que son ouvrage présentera les mêmes particularités […] Jeune ou vieux, le potier doit son style et son savoir-faire à la maisonnée où il vit. » Aussi, « la connaissance des techniques céramiques est considérée comme une affaire privée. On n’en parle qu’au sein de la famille ». Sans doute, dans les régions du Mexique où furent faites ces remarques, la poterie est l’œuvre d’hommes et de femmes qui travaillent pour le marché. Mais des cultures dites primitives de l’Amérique tropicale ont inspiré des réflexions comparables. Ainsi, chez les Cashinawa, « on tire l’argile des berges de petits cours d’eau près du village. Mais pas n’importe quelle argile : quelques emplacements seulement, près de chaque village, fournissent une argile de qualité convenable. On choisit d’ailleurs le site du village en fonction de la qualité et de la quantité d’argile qu’on y trouve à proximité. Les femmes d’une maisonnée ne possèdent pas tel ou tel banc d’argile, mais elles ont le droit exclusif de l’exploiter ». Il y a plus d’un demi-siècle, Norden-skiöld notait chez les Indiens du Chaco bolivien le conservatisme des potières qui se bornaient à varier très peu les décors traditionnels et refusaient de se risquer dans des voies nouvelles. On connaît certes des potières innovatrices. Ainsi celle qui, en 1895, eut l’idée de copier les céramiques du XIVe siècle que les archéologues commençaient à exhumer en pays hopi, à Sikyatki. Mais elle y mettait une telle servilité que ses ouvrages et ceux de ses imitatrices sont devenus presque indiscernables des pièces authentiques. J’ai déjà souligné (supra : 33) que les Indiens des deux Amériques ne voient pas seulement en la femme la cause efficiente du vase de poterie : ils les identifient sous l’angle symbolique. Cette identification pourrait, d’ailleurs, être pratiquement universelle ; les vases pourvus de seins l’attestent pour l’Europe protohistorique. En Amérique même, elle aide peut-être à mieux comprendre la nature du lien entre poterie et jalousie conjugale qui nous guide depuis le début de ce livre à la façon d’un leitmotiv. Cette connexion est en effet manifeste dans la région du Uaupés où vivent des tribus parlant des dialectes mutuellement inintelligibles et qui, pourtant, respectent l’obligation de se marier entre elles. Or, cette exogamie s’applique aussi à la terre à poterie : « Chez les Desana, seules les femmes font de la poterie et pour se procurer de la bonne argile, elles doivent se rendre en certains lieux, non de leur propre territoire, mais de celui

des Pira-Tapuya ou des Tukano. De même, les femmes Pira-Tapuya vont chercher l’argile en territoire desana ou tukano, et les femmes Tukano en territoire desana ou pira-tapuya. » En liaison directe avec cette règle, les groupes exogamiques sont dits « cuire » leurs filles avant de les échanger, et les diverses phases du modelage de l’argile reçoivent une connotation sexuelle soit mâle, soit femelle : « Le corps de la femme est un récipient culinaire (cooking pot). C’est un fait que la marmite de terre repose sur trois supports, aussi en poterie, qui représentent chacun un des groupes exogames : Desana, Pira-Tapuya et Tukano dont les hommes ‘ font cuire ’ les femmes-pots […]. D’une femme en état de grossesse avancée, on dit qu’elle est un ‘ gros pot ’ […] ou qu’elle ‘ prend forme de pot ’. » On retrouve par ce biais l’image de la bouteille de Klein : la femme, cause efficiente de la poterie, se métamorphose en son produit ; de physiquement extérieure elle devient moralement intégrée à celui-ci. Entre la femme et le pot, un rapport métonymique se convertit en rapport métaphorique. Pandore, modelée en argile, ne se confond-elle pas elle aussi avec la jarre : sinon potière, poterie qu’on peut dire jalouse au même titre car elle est porteuse de tous les maux qui persécuteront les humains ? Faisons alors un bref retour en arrière. Pour de nombreux mythes américains, la femme ou certaines femmes sont la vivante image de l’avidité ou de la rétention vaginales : elles dévorent le sexe de leur partenaire pendant le coït (thème bien connu sous le nom de vagina dentata), ou elles emprisonnent ce partenaire entre leurs cuisses comme le racontent des mythes californiens indexés M292d-g dans Du Miel aux cendres et L'Homme nu. Bien que la poterie soit rudimentaire et d’occurrence sporadique en Californie (où une vannerie d’une rare perfection, assez imperméable pour qu’on y fasse la cuisine, la remplace), ces rétentrices vaginales se conduisent en « potières jalouses » congrues à l’Engoulevent, symbole de l’avidité orale, sous réserve d’une transformation haut → bas. Ce chemin, que je ne fais qu’indiquer, ramènerait lui aussi à notre point de départ. La rétentrice vaginale des mythes californiens est une Dame Raie. Comme en Amérique du Sud, les Indiens qui racontent ces mythes comparent la Raie à l’appareil génital féminin : le corps du poisson figure l’utérus et la queue le vagin. Un corps complet et plein est donc mis en équivalence avec une de ses parties, celle-ci creuse, ce qui renvoie aux transformations externe → interne et contenu → contenant. J’ai montré dans L'Homme nu (p. 499-500) qu’en Amérique du Nord même, la Dame Raie se transforme parfois en Sieur Papillon. On retrouve celui-ci avec les mêmes caractères dans le bassin amazonien : le

mythe d’origine des Indiens Tukuna contient un épisode où un papillon Morphos menelaus emprisonne dans ses ailes brusquement refermées l’estomac (= contenant contenu) du démiurge, échappé des mains de ses fils qui l’avaient récupéré dans le gosier (= contenu contenant) d’un jaguar femelle et cannibale. Soit, en la réduisant au premier et au dernier état, la transformation : penis captivus → gaster captivus. Pour libérer l’estomac, il fallut trouer par le feu les ailes du papillon. Aussi dans L'Homme nu (p. 36-40), j’ai rapproché les mythes tukuna de mythes provenant de régions situées au nord de la Californie, qui les reproduisent de façon presque littérale. Les ressemblances avec la Californie proprement dite ne sont pas moindres pour ce qui concerne la geste du ou des fils du démiurge. Prisonniers des ogres meurtriers de leur mère, les héros Tukuna réussissent à s’échapper en passant par un tube creux : leur sarbacane, comme le héros amazonien Poronominaré. La nature du tube mise à part, le récit se déroule dans les mêmes termes en Amazonie et en Californie. Le rôle topique du tube — pipe ou canne creuse en Californie, sarbacane en Amérique du Sud — ressort également de mythes tukuna (indexés M181 et M182 dans Le Cru et le cuit) sur l’origine d’instruments de musique rituels. Le héros culturel les avait d’abord peints en rouge. Un de ses compagnons le blâma et lui indiqua un lieu où il trouverait superposés des lits d’argile de couleurs différentes. Le héros ne devrait pas y toucher avec ses mains, mais — à la façon des géologues et prospecteurs prélevant des carottes — enfoncer sa sarbacane pour qu’elle s’emplisse d’échantillons de toutes les couleurs. Il ramonerait ensuite le tube avec une baguette et se servirait du mélange pour peindre les instruments. Cette peinture rendrait mortelle aux femmes la vue des instruments sacrés. On se souvient (supra : 37, 44) que les Tukuna font d’un monstre aquatique le maître de l’argile à poterie. Jaloux de son bien, il tua un jour et dévora une femme venue extraire de l’argile alors qu’elle était près d’accoucher. Si, dit-on, une femme enceinte touche à l’argile ou même s’en approche pendant qu’une potière travaille, les boudins ne se souderont pas et les pots mis à sécher tomberont en morceaux. Le maître de l’argile apparaît souvent sous la forme de l’arc-en-ciel de l’Ouest. On sort les instruments et on en joue principalement lors des cérémonies célébrées pour la puberté des filles, qui, chez les Tukuna, sont longues, sévères et compliquées. Quand on rapproche toutes ces données, la conclusion s’impose que la peinture multicolore (aux teintes probablement dégradées en raison de la technique utilisée pour l’extraire) représente l’arc-en-ciel, lequel constituera

dorénavant un danger majeur pour la jeune femme surtout en sa qualité de potière. Si donc l’argile à poterie est habituellement dans (la dépendance de) l’arc-en-ciel, un emploi imprévu de la sarbacane — mais qui s’explique à présent — fait que l’arc-en-ciel se trouvera dans l’argile, peinture multicolore posée sur des instruments dont le plus important, sorte de mégaphone, contient la voix d’un démon. Vue dans cette perspective qui remet la poterie au premier plan, l’image de la bouteille de Klein, illustrant la fonction du tube ou du tuyau dans les mythes des deux Amériques, se justifie aussi.

Chapitre XIV Totem et tabou version jivaro. Critique des principes de l’interprétation psychanalytique. Deux conceptions du symbole. Freud et Jung. La pensée de Freud comme pensée mythique authentique. Sa conception des rapports entre la psychanalyse et les sciences de l’homme. Nature de la métaphore. Pulsions sexuelles ou exigences logiques ? La relativité réciproque des codes : exemple des écritures japonaises. Sophocle et Labiche : esquisse d’analyse comparée. Ce que « signifier » veut dire.

En sous-titre à Totem et tabou, Freud avait écrit : « Sur quelques correspondances de la vie psychique des sauvages avec celle des névrosés. » Dans les pages qui précèdent, je me suis plutôt attaché à montrer qu’une correspondance existe entre la vie psychique des sauvages et celle des psychanalystes. À chaque pas ou presque, nous avons rencontré sous forme parfaitement explicite des notions et des catégories — telles celles de caractère oral et de caractère anal — que les psychanalystes ne pourront prétendre avoir découvertes : ils n’ont fait que les retrouver. Mieux encore : c’est Totem et tabou tout entier qu’avec une bonne avance, les Indiens Jivaro ont anticipé dans le mythe qui leur tient lieu de Genèse : l’état de société apparut quand la horde primitive se divisa en factions hostiles, après le meurtre du père dont la femme avait commis l’inceste avec leur fils. Envisagée sous l’angle psychologique, l’intrigue du mythe jivaro apparaît même plus riche et plus subtile que celle de Totem et tabou. Rappelons sa démarche. Profitant d’une longue absence de son père Uñushi, le serpent Ahimbi coucha avec sa mère Mika, la jarre en poterie : comme si les deux coupables symbolisaient respectivement les organes mâle et femelle — serpent et vase — voués par la nature à s’unir au mépris des règles sociales qui viendront restreindre cette liberté. Et en effet le patriarche, père de l’une et grand-père de l’autre, les chassa ; ils menèrent une vie errante et eurent de nombreux enfants. Quand il fut de retour, le mari offensé apprit son infortune et tourna sa colère non contre les coupables, mais contre sa mère qu’il accusait d’avoir favorisé leur crime ; la rendant responsable, dirait-on volontiers, des désirs incestueux qu’il éprouvait lui-même à son égard et que, par sa conduite, la génération suivante aurait en quelque sorte actualisés. Les enfants nés de l’inceste voulurent venger leur aïeule ; ils décapitèrent l’époux de leur mère dans le style Totem et tabou. Des conflits en cascade suivirent : Mika tua ses enfants

meurtriers de son mari ; son fils incestueux prit parti contre elle. Désormais les trois camps — du père, de la mère, du fils — se livrèrent une lutte sans merci. Ainsi apparut l’état de société. Loin que la théorie psychanalytique amène au jour ce qu’un langage à la mode appellerait le « non-dit » des mythes, ceux-ci gardent la primauté. La thèse sur l’origine de la société soutenue par les Indiens Jivaro peut ressembler à celle de Freud ; ils ne l’ont pas attendu pour l’énoncer. Rendons grâce au génie de la langue américaine qui, en dénommant les psychanalystes head shrinkers, les avait spontanément rapprochés des Jivaro ! On ne mettra donc pas au crédit de Freud de savoir mieux que les mythes ce qu’ils disent. Quand les mythes veulent raisonner à la façon du psychanalyste, ils n’ont besoin de personne. Le mérite de Freud est ailleurs, et du même ordre que celui que j’ai reconnu à Max Müller (L’Homme nu : 38). Ces grands esprits ont chacun percé un des codes — astronomique pour l’un, psychoorganique pour l’autre — dont les mythes ont su de tout temps se servir. Mais, ce faisant, ils ont commis deux erreurs. La première est d’avoir voulu déchiffrer les mythes au moyen d’un code unique et exclusif, alors qu’il est de la nature du mythe d’employer toujours plusieurs codes de la superposition desquels ressortent des règles de traductibilité. Toujours globale, la signification d’un mythe ne se laisse jamais réduire à celle qu’on pourrait tirer d’un code particulier. Aucun langage, astronomique, sexuel ou autre, ne véhicule un « meilleur » sens. La vérité du mythe, écrivais-je dans Le Cru et le cuit (p. 246), n’est pas dans un contenu privilégié : « Elle consiste en rapports logiques dépourvus de contenus ou, plus exactement, dont les propriétés invariantes épuisent la valeur opératoire puisque des rapports comparables peuvent s’établir entre un grand nombre de contenus différents. » Un code n’est pas plus vrai qu’un autre : l’essence ou, si l’on veut, le message du mythe repose sur la propriété qu’ont tous les codes, en tant que codes, d’être mutuellement convertibles. La seconde erreur consiste à croire que parmi tous les codes à la disposition des mythes, tel ou tel d’entre eux est obligatoirement employé. Du fait que le mythe recourt toujours à plusieurs codes, il ne s’ensuit pas que tous les codes concevables, ou ceux répertoriés par l’analyse comparative, soient simultanément à l’œuvre dans tous les mythes. On pourrait certes dresser un tableau idéal des codes utilisés ou utilisables par la pensée mythique, qui rendrait au mythologue un service comparable à celui que la table périodique des éléments rend au chimiste. Mais, dans ce tableau, chaque mythe ou famille de mythes fait un choix. Les quelques codes au moyen desquels travaille tel ou tel

mythe ne représentent pas l’ensemble des codes attestés, et ne sont pas nécessairement les mêmes qu’un autre mythe ou une autre famille de mythes aura retenus pour son usage particulier. Dans ce livre, j’ai concentré mon attention sur une famille de mythes où le code psycho-organique — sexuel si l’on veut ; j’y reviendrai — est mis à contribution avec d’autres : technologique, zoologique, cosmologique, etc. On aurait tort d’en inférer que ce code psycho-organique offrira la même valeur opératoire dans n’importe quel mythe ou famille de mythes qui font peut-être appel à des codes tout différents. Au chapitre x de l'Introduction à la psychanalyse, Freud pose un double problème. « Alors même, écrit-il, que la censure dans les rêves n’existerait pas, le rêve ne nous serait pas plus intelligible, car nous aurions alors à résoudre le problème qui consiste à traduire le langage symbolique du rêve dans la langue de notre pensée éveillée. » Autrement dit, le rêve est par essence codé. Mais comment se fait-il, poursuit Freud, que ce code nous soit accessible, et que nous obtenions « pour une série d’éléments de rêve des traductions constantes, tout à fait semblables à celles que nos ‘ livres de songes ’ populaires donnent pour toutes les choses qui se présentent dans les rêves » ; et cela, bien que la technique de l’association libre n’obtienne jamais « des traductions constantes des éléments de rêves » ? Quinze ans plus tard, dans les Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse (1933), Freud, toujours préoccupé par le problème, le formule dans les mêmes termes : « C’est toujours aux mêmes contenus que le symbolisme s’applique, et nous savons traduire ces symboles alors que le rêveur lui-même se trouve encore devant une énigme. » Psychanalyse et analyse structurale divergent ici sur un point essentiel. Tout au long de son œuvre, Freud oscille — et n’arrive pas à choisir en fait — entre une conception réaliste et une conception relativiste du symbole. Pour la première, chaque symbole aurait une signification unique. On pourrait ranger toutes ces significations dans un dictionnaire qui, comme Freud le suggère, ne différerait guère d’une « clé des songes », sauf par le volume. L’autre conception admet que la signification d’un symbole varie avec chaque cas particulier, et elle recourt aux associations libres pour la dégager. Sous une forme encore naïve et rudimentaire, elle reconnaît donc que le symbole tire sa signification du contexte, de son rapport à d’autres symboles qui ne prennent eux :-mêmes un sens que relativement à lui. Cette deuxième voie peut être féconde à condition que la technique simpliste des associations libres occupe la place qui lui revient dans un effort global visant, pour chaque sujet, à reconstituer son histoire personnelle, celle de son milieu familial et social, sa culture… On chercherait

ainsi à comprendre un individu de la façon dont l’ethnographe cherche à comprendre une société. Or, au lieu de suivre cette voie qu’il avait pourtant ouverte, il semble que Freud se soit de plus en plus tourné vers le langage courant, l’étymologie, la philologie — non sans reprendre à son compte d’assez lourdes erreurs, Benveniste l’a montré — dans l’espoir de trouver aux symboles une signification absolue. Ce faisant, il ne diffère pas de Jung par le but recherché, mais seulement pour autant que Jung court la poste tandis que Freud s’attarde dans les méandres de l’érudition et la quête laborieuse de ce qu’il appelle le mythe original : « Dans de telles circonstances [la recherche du sens absolu des symboles] je défends la proposition que les formes manifestes des motifs mythologiques ne sont pas directement utilisables pour la comparaison avec nos résultats ΨA, mais que seules le sont leurs formes latentes, originelles, auxquelles il faut les ramener par une comparaison historique, afin d’écarter les défigurations qu’elles ont subies au cours du développement des mythes. » Méthode que Freud a certainement raison d’opposer à celle de Jung, « parce que, dans ses récentes études mythologiques, [Jung] utilise […], sans procéder à une sélection, n’importe quel matériel mythologique, qui abonde, dans sa version actuelle. Or le matériel mythologique ne peut être utilisé de cette façon que lorsqu’il apparaît dans sa forme originale et non dans ses dérivés ». Si juste que soit la critique, elle offre quelque chose de piquant car elle vaut aussi contre son auteur. Sous le couvert de revenir à la forme originale, Freud ne fait — n’a jamais rien fait d’autre — que produire une version actuelle du mythe, plus récente encore que celles dont il reproche à Jung de se contenter. Jamais la psychanalyse n’a pu démontrer que ses interprétations des mythes rejoignent des formes originales — fût-ce pour la simple raison que la forme originale (à supposer que la notion ait un sens) est et demeure insaisissable, tout mythe, si loin qu’on remonte, n’étant jamais connu que pour avoir été entendu et répété… Qu’en partant à la recherche d’une forme originale et en croyant l’atteindre, le psychanalyste ne fasse que retrouver dans le mythe ce qu’il y a mis, Freud le reconnaît avec candeur : « Le matériel nous a été transmis dans un état qui ne nous permet pas d’en faire usage pour résoudre nos problèmes. Au contraire, il doit d’abord être soumis à une élucidation psychanalytique. » D’où cet aveu mélancolique à Jung à propos de Totem et tabou qu’il est en train d’écrire et des difficultés qu’il rencontre : « À cela s’ajoute que l’intérêt est affaibli par la conviction de posséder déjà à l’avance les résultats que l’on s’efforce de prouver. » On ne saurait mieux dire.

En un sens, pourtant, Freud est injuste envers lui-même. Sa grandeur tient pour une part à un don qu’il possède au plus haut point : celui de penser à la façon des mythes. Considérant que le serpent peut prendre dans les mythes une connotation mâle ou femelle, il observe : « Cela ne veut cependant pas dire que le symbole a deux significations ; il est seulement employé dans le sens inverse. » Dans le rêve, écrit-il ailleurs, nous rencontrons fréquemment « le processus du renversement, changement dans le contraire, inversion des relations ». De manière encore oblique, Freud atteint ici une notion clé : celle de transformation, qui inspire toutes ses analyses. Pour comprendre le mythe biblique de la Genèse ou le mythe grec de Prométhée, il faut, dit-il, les inverser. Eve sera alors la mère dont naît Adam ; et l’homme, plutôt que la femme, donnera à son conjoint quelque chose de fécondant (une grenade) à manger. Le mythe de Prométhée s’éclaire lui aussi quand on inverse la férule contenant le feu en pénis, c’est-à-dire en conduit pour une eau (l’urine) permettant de détruire le feu (au lieu qu’il s’agisse de l’obtenir). De même enfin, par inversion du contenant en contenu, le véritable thème de la légende du labyrinthe se révélera être celui d’une naissance anale où les chemins entrelacés figurent l’intestin et le fil d’Ariane, le cordon ombilical. Ce sont là d’excellentes variantes. Elles entretiennent avec le mythe de départ des rapports très semblables à ceux que l’ethnologue relève entre les mythes d’une population et ceux d’une autre qui les lui a empruntés en inversant leurs termes ou en les transposant dans un nouveau code. On imaginerait très bien qu’un peuple limitrophe des anciens Hébreux ou des compatriotes béotiens d’Hésiode eussent raconté à la manière de Freud le mythe d’Adam et Ève ou celui de Prométhée. L’ennui est qu’ils ne l’ont pas fait. Mais, grâce en partie à Freud, ces mythes gardent une place dans notre patrimoine spirituel. Les nouvelles interprétations qu’il en donne, les versions originales qu’il en propose, l’écho qu’elles éveillent dans toutes les couches de notre société, attestent que le mythe d’Œdipe — pour ne citer que celui-là — reste chez nous vivant et efficace. En ce sens et comme je le disais il y a trente ans, on ne doit pas hésiter à ranger Freud après Sophocle au nombre de nos sources de ce mythe. Les variantes produites par Freud respectent les lois de la pensée mythique ; elles obéissent à leurs contraintes, appliquent les mêmes règles de transformation. Freud avait lui-même conscience de cette affinité entre la pensée mythique et la sienne. J’ai noté (supra : 246-247) qu’il est resté tout au long de sa vie hanté par un problème : « Comment pouvons-nous connaître la signification des symboles des rêves, alors que le rêveur lui-même ne nous fournit à leur sujet aucun renseignement, ou que des renseignements tout à fait insuffisants ? » Si

difficulté il y a, elle provient de l’étrange façon dont Freud conçoit que ces renseignements parviennent à l’analyste : « Comme dans une langue primitive sans grammaire, seul le matériel brut de la pensée est exprimé, l’abstrait est ramené au concret qui est sa base. » Outre que la notion de langues primitives sans grammaire fera bondir l’ethnologue et le linguiste, quand Freud remarque que « le rêve apparaît comme un condensé abrégé des associations, établi, il est vrai, d’après des règles que nous n’avons pas encore percées à jour », ne met-il pas le doigt sur le nœud du problème ? Ces règles sont précisément celles d’une grammaire dont, on vient de le voir, il exclut par avance la réalité. Pour éviter l’impasse, Freud opère un repli stratégique : « Cette connaissance de la signification des symboles du rêve nous vient de diverses sources, des contes et des mythes, des farces et facéties, du folklore, c’est-à-dire de l’étude des mœurs, usages, proverbes et chants de différents peuples, du langage poétique et du langage commun. Nous y retrouvons partout le même symbolisme, que nous comprenons souvent sans la moindre difficulté. » Et il est vrai que dans toutes les langues, on retrouve, se recouvrant plus ou moins complètement, des énoncés reposant sur des similitudes ou des contrastes qu’on pourrait croire issus d’assonances ou d’homophonies propres à chaque langue alors qu’ils sont l’émanation, dans le langage populaire, d’une réflexion qui puise sa substance aux racines mêmes de la pensée. Pour étayer sa thèse, Freud aurait pu invoquer à meilleur droit celle de Rousseau au chapitre III de l'Essai sur l’origine des langues : « Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouvé le dernier […] D’abord on ne parla qu’en poésie ; on ne s’avisa de raisonner que longtemps après. » Mais si l’on accepte la solution de Freud, pourra-t-on voir dans la psychanalyse autre chose qu’une branche de l’ethnologie comparée, appliquée à l’étude du psychisme individuel ? Cette subordination de la psychanalyse aux sciences sociales et humaines, Freud lui-même la reconnaît à plusieurs reprises : « Le domaine du symbolisme est extraordinairement grand, et le symbolisme des rêves n’en est qu’une petite province » ; et plus loin : « Le travail psychanalytique nous met en rapport avec une foule d’autres sciences morales, telles que la mythologie, la linguistique, le folklore, la psychologie des peuples, la science des religions, dont les recherches sont susceptibles de nous fournir les données les plus précieuses. » Cet aveu le gêne tellement qu’il s’empresse d’ajouter : « Dans tous ses rapports avec les autres sciences, la psychanalyse donne plus qu’elle ne reçoit » ; prétention que, dans le contexte, rien ne vient justifier, sauf à croire que « la recherche psychanalytique découvre dans la vie psychique de l’individu humain des faits qui nous permettent de résoudre ou de

mettre sous leur vrai jour plus d’une énigme de la vie collective des hommes », alors que tout le chapitre dont ces citations sont extraites est construit sur la proposition inverse que des faits relevant de la vie psychique de l’individu, et qui demeurent impénétrables même à lui, ne peuvent être éclairés qu’en les rapportant « à la vie collective des hommes », précisément. Postérieures à l'Introduction, les Nouvelles Conférences sont plus prudentes. Elles jettent un voile sur le débat et se bornent à constater que « des confirmations venues d’ailleurs, de la linguistique, du folklore, de la mythologie, du rituel, devaient nous être particulièrement bienvenues », et que « dans le contenu manifeste des rêves surviennent bien souvent des images et des situations qui rappellent des motifs connus de contes, légendes et mythes ». Mais elles ne posent plus de question de priorité. Dans Le Cru et le cuit (p. 344), je soulignais moi aussi que l’interprétation des mythes lointains et de prime abord incompréhensibles rejoint parfois des analogies immédiatement perceptibles, quelle que soit notre langue maternelle, dans l’emploi que nous faisons des mots. Mais pour comprendre le phénomène, on ne peut s’en tenir à une définition du symbolisme qui le réduirait à une simple comparaison. Ni le langage figuré ni la métaphore au moyen de laquelle il s’exprime le plus souvent ne se ramènent à un transfert de sens entre deux termes. Car ces termes ne se confondent pas au départ dans une masse indistincte ; ils ne sont pas contenus dans une fosse commune d’où l’on exhumerait à volonté n’importe quel terme pour l’associer ou l’opposer à n’importe quel autre. Le transfert de sens n’a pas lieu de terme à terme, mais de code à code, c’est-à-dire d’une catégorie ou classe de termes à une autre classe ou catégorie. On aurait surtout tort de croire que l’une de ces classes ou catégories relève par nature du sens propre, l’autre par nature du sens figuré. Ces fonctions sont interchangeables, relatives l’une par rapport à l’autre. Comme cela se passe dans la vie sexuelle des escargots, la fonction propre ou figurée de chaque classe, indéterminée au départ, selon le rôle qu’elle sera appelée à jouer dans une structure globale de signification, induira dans l’autre classe la fonction opposée. Pour montrer que le travail du rêve traduit des idées abstraites en images visuelles, Freud cite une observation de Silberer : « Je pense que j’ai l’intention d’améliorer dans un exposé un passage raboteux. Vision : je me vois en train de polir au rabot un morceau de bois. » Pourtant, l’image de l’écrivain penché sur sa table de travail et raturant son manuscrit ne serait pas moins visuelle que celle du menuisier. Ce qu’il y a de remarquable dans cet exemple (où, notons-le, on ne trouve pas trace de refoulement ni de sexualité) ne tient donc pas au passage de

l’abstrait au concret, mais au fait que le discours du rêve transpose métaphoriquement au sens propre ce qui, dans l’état de veille, relevait du sens figuré. On objectera que l’adjectif « raboteux » ne s’applique au sens propre qu’à une planche. Mais, dans la vie courante, aucun de nous ne pense avec les catégories du grammairien. Pour l’écrivain, le travail du menuisier est figuratif du sien comme, le cas échéant, serait figuratif du sien pour le menuisier le travail de l’écrivain. La métaphore fonctionne toujours des deux façons ; si l’on nous passe l’à-peu-près, comme certaines rues elle est « à double sens ». Quand elle remplace l’un par l’autre des termes relevant de codes différents, elle se fonde sur l’intuition que ces termes, vus de plus haut, connotent un même champ sémantique ; c’est ce champ sémantique qu’elle reconstitue nonobstant les efforts de la pensée analytique pour le subdiviser. La métaphore du rêve de Silberer n’échange pas l’abstrait pour le concret. Comme toute métaphore, elle rend son sens plein à une notion qu’exprimée soit au propre, soit au figuré, la langue banale appauvrirait de toute façon. Autrement dit, la métaphore consiste en une démarche régressive accomplie par la pensée sauvage qui, pour un moment, annule les synecdoques au moyen desquelles opère la pensée domestiquée. Rousseau l’a bien compris après Vico. Il leur a seulement manqué de voir dans le langage figuré ou métaphorique, non l’effet immédiat des passions et des sentiments (Voltaire le croyait aussi : « La métaphore, quand elle est naturelle, appartient à la passion ; les comparaisons n’appartiennent qu’à l’esprit »), mais l’appréhension primitive d’une structure globale de signification, qui est un acte de l’entendement. En affirmant à propos des symboles du rêve que les signifiants existent en nombre illimité mais que les signifiés sont toujours les mêmes : des faits relevant de la sexualité, Freud continue donc sur la fausse piste ouverte par Vico, Rousseau et Voltaire. Mais quelle était au juste sa position sur ce sujet ? N’en doutons pas : tout disciple fidèle démontrerait avec brio que Freud ne se contredisait pas quand il répudiait des « formules [que] nous n’avons jamais avancées, telle la thèse que tous les rêves seraient de nature sexuelle », mais affirmait quelques pages plus loin : « Notre travail d’interprétation dévoile pour ainsi dire la matière première qu’on peut appeler bien souvent sexuelle » ; quand il élargit sa conception de la sexualité à celle de « motion pulsionnelle inconsciente […] véritable moteur de la formation des rêves » et reproche à Pfister « de contester la fragmentation de la pulsion sexuelle en pulsions partielles », pour la raison explicitée dans les Nouvelles Conférences qu’ « une des tâches de la psychanalyse est […] d’amener au souvenir conscient les manifestations de la vie sexuelle infantile », en ajoutant à la page suivante : « En

effet, tous les désirs pulsionnels impérissables, irréalisés, qui durant toute la vie fournissent leur énergie à la formation des rêves sont attachés à ces expériences infantiles » dont il vient d’affirmer la nature sexuelle. La formation des rêves n’est d’ailleurs pas seule en cause : « La mythologie et l’univers des contes ne peuvent se comprendre qu’à partir de la vie sexuelle infantile. » Et Freud poursuit : « C’est comme un bénéfice accessoire des études analytiques. » Ces propos tantôt tranchés, tantôt ambigus, laissent perplexe. Non que la sexualité effarouche le mythographe : les récits des Indiens américains et ceux d’autres peuples l’ont mis, si j’ose dire, dans le bain. Mais n’apparaît-il pas de façon croissante que les rêves interprétables par des désirs d’ordre sexuel et refoulés constituent un cas réel, important même, tout en restant particulier ? Le matériel qu’élabore le dormeur est plus composite : désirs conscients ou refoulés certes ; et aussi bruits extérieurs vaguement perçus, gêne physique due à la présence sous les draps d’un corps étranger, incommodités organiques, soucis de travail ou de carrière, etc. Freud en convient : « L’état de sommeil est menacé […] de manière plutôt fortuite par des stimulations extérieures pendant le sommeil et des intérêts diurnes qui ne se laissent pas interrompre […] par les motions pulsionnelles […] qui guettent une occasion de se manifester. » Pour lui, cependant, ces stimulations et ces intérêts constituent des matériaux bruts dont s’emparent les motions pulsionnelles pour chiffrer un message qui reste de bout en bout le leur. Ne pourrait-on plutôt dire que ces éléments disparates s’offrent au subconscient du dormeur comme les pièces éparses d’un puzzle auxquelles, pour apaiser le trouble intellectuel suscité par leur hétérogénéité, il devra, par cette forme de bricolage qu’est aussi le travail du rêve, en les reliant les uns aux autres dans une chaîne syntagmatique, sinon leur donner une cohérence (on ne saurait dire que tout rêve est cohérent), au moins les soumettre à une ébauche d’organisation ? « Le véritable moteur de la formation du rêve, écrit Freud, aboutit régulièrement à un accomplissement de désir. » Mais en amont du désir, notion confuse s’il en est, se situe l’appétit ou le besoin ; et le besoin universel qui joue dans le travail du rêve, contrairement à ce que Freud a parfois paru croire (supra : 251) est celui de soumettre des termes surgis dans le désordre à une discipline grammaticale. Il ne s’agit pas de remplacer le symbolisme sexuel par un autre de nature linguistique ou philosophique ; on pencherait alors dangereusement du côté de Jung qui, remarque justement Freud, « essaya de réinterpréter les faits analytiques en termes abstraits, impersonnels et anhistoriques ». On n’ira pas chercher dans les mythes ou dans les rêves un signifié « vrai ». Les mythes, peut-être aussi les rêves, mettent en œuvre une pluralité de symboles dont aucun

pris à part ne signifie quelque chose. Ils n’acquièrent une signification que dans la mesure où s’établissent entre eux des rapports. Leur signification n’existe pas dans l’absolu ; elle est seulement « de position ». Si l’on me passe une comparaison simpliste, la situation à laquelle confronte l’analyse des mythes ressemble un peu à celle illustrée par l’écriture ou plutôt les écritures japonaises. Celles-ci consistent d’une part en deux syllabaires différents seulement par le graphisme, d’autre part en idéogrammes dérivés du chinois. Ces types d’écriture ne sont pas indépendants l’un de l’autre : ils se complètent. Chacun des deux syllabaires kana rend le son sans équivoque, mais non le sens en raison des homonymes particulièrement nombreux dans la langue japonaise : pour les mots kan, kô, shô un dictionnaire courant n’en aligne pas moins d’une quinzaine. Avec les caractères chinois ou kanji, c’est l’inverse. La plupart incluent une clé ou radical qui signale le champ sémantique auquel appartiennent le ou les mots, quelle que soit leur forme nominale ou verbale, que cet idéogramme sert à transcrire. En japonais, le nombre de ces mots dépasse parfois la dizaine ; parents par le sens, ils peuvent différer complètement sous le rapport phonétique. Pour préciser le son, on superpose ou juxtapose au kanji un ou plusieurs kana ; pour préciser le sens, on se guide sur le kanji de préférence au kana. L’écriture japonaise utilise donc concurremment deux codes (et même trois, bien qu’elle tende aujourd’hui à réserver l’un des deux syllabaires à la transcription de mots étrangers, non encore naturalisés dans la langue). Le sens du texte ne ressort ni de l’un, ni de l’autre, car chacun pris à part ne permettrait pas de lever les incertitudes ; il résulte de leur ajustement réciproque. C’est un peu la même chose qu’on observe dans les mythes, sauf que les codes mis en œuvre sont plus nombreux. Si le code sexuel permettait seul de déchiffrer le mythe d’Œdipe, comment comprendrait-on que nous trouvions une satisfaction d’un autre ordre, mais non moins grande, à lire ou écouter Un Chapeau de paille d’Italie ? La tragédie de Sophocle et la comédie de Labiche sont en effet la même pièce où l’oncle Vézinet, qui est sourd, et Tirésias, qui est aveugle, se remplacent. Tirésias dit tout, on ne le croit pas. Vézinet veut tout dire, on ne le laisse pas. En raison d’une infirmité qui les affecte en qualité d’interlocuteurs, personne ne fait crédit à des propos qui, correctement interprétés, eussent mis fin à l’action avant qu’elle n’eût commencé. Et c’est, dans les deux cas, parce que cette solution toute prête a été ignorée qu’une crise s’ouvre entre des alliés par mariage : ici le héros de la pièce et son beau-frère qu’il accuse de machination ; là, le héros de la pièce et son beau-père (« Mon gendre, tout est rompu ! ») qui lui reproche de manquer à ses devoirs.

Ce n’est pas tout. Chaque pièce pose et cherche à résoudre les mêmes problèmes et, pour y parvenir, elles s’y prennent exactement de la même façon. Dans Œdipe roi, le problème initial est de découvrir qui a tué Laïos ; un individu quelconque fera l’affaire, pourvu qu’il remplisse les conditions énoncées. Dans Un Chapeau de paille d’Italie, il s’agit au départ de découvrir un chapeau identique à un chapeau disparu. Un chapeau quelconque fera l’affaire, pourvu qu’il satisfasse aux conditions énoncées. Mais, en plein milieu de chaque pièce, ce problème initial bascule. Chez Sophocle, la recherche d’un meurtrier quelconque s’efface progressivement derrière la découverte bien plus intéressante que l’assassin qu’on cherche est celui-là même qui cherche à découvrir l’assassin. De même, chez Labiche, la recherche d’un chapeau identique au premier s’estompe derrière la découverte progressive que ce chapeau qu’on cherche n’est autre que celui qui a été détruit. Les deux auteurs auraient pu s’arrêter là. Or, ils font pareillement rebondir l’intrigue en amenant à la surface un problème qui, je l’ai dit, était dès le début impliqué par l’autre bien qu’on ne l’eût pas clairement formulé. Ici et là, ce problème concerne les règles du mariage et le statut de l’alliance au sein de la société. À travers les allusions de Tirésias, Œdipe roi pose le problème du rapport entre l’état civil réel d’Œdipe et son état civil supposé, celui-ci conforme, celui-là contraire aux normes sociales ; une contradiction existe donc entre eux. Un Chapeau de paille d'Italie a pour point de départ — pour premier moteur, dirait-on volontiers — la présence sous le même toit de deux couples aux états civils opposés : d’une part des nouveaux mariés ou près de l’être, de l’autre un couple illégitime et scandaleux. Car si cette cohabitation d’un jeune ménage bourgeois et d’un couple adultère n’eût été incompatible avec les normes sociales, Fadinard ne se fût pas lancé à la recherche du chapeau et il n’y aurait pas eu de pièce… Pour rapprocher ces données antithétiques et les amener au point où elles iront se confondre, les deux pièces procèdent en trois étapes qui se font respectivement pendant. Œdipe roi : 1. Œdipe apprend de son épouse Jocaste les circonstances du meurtre de Laïos, ce qui lui dicte son plan d’enquête ; 2. Œdipe apprend du messager qu’il n’est pas le fils de Polybe et de Mérope, mais un enfant trouvé ; 3. Œdipe apprend du serviteur que cet enfant trouvé est le fils de Laïos et de Jocaste, c’est-à-dire lui-même. Et maintenant, Un Chapeau de paille d'Italie : 1. Fadinard apprend d’une modiste, ancienne maîtresse, qu’un chapeau semblable à celui qu’il cherche existe, ce qui lui dicte son plan d’enquête ; 2. Fadinard apprend de la propriétaire du chapeau qu’elle ne l’a plus mais l’a

donné ; 3. Fadinard comprend en rencontrant la servante que le chapeau qu’il cherche est celui-là même qui a été mangé. Dans les deux pièces aussi, chaque pas en avant vers la solution du problème s’accompagne d’une démarche en sens inverse exécutée par l’entourage du protagoniste. Jocaste d’abord, puis le messager à deux reprises, sont sûrs d’apporter la démonstration chaque fois plus probante que le problème n’existe pas. La noce de Fadinard croit au long de la pièce parcourir les étapes confirmatives d’un mariage vrai : mairie, restaurant, domicile conjugal. Au terme de ces parcours inversés, les états civils d’Œdipe s’appliqueront l’un sur l’autre ; on comprendra comment, d’incompatibles au départ, ils peuvent maintenant coïncider. En fin d’un double parcours aussi, l’incompatibilité sur laquelle s’ouvrait la comédie de Labiche disparaît quand, d’épouse adultère qu’elle était au début, Anaïs de Beauperthuis prend le visage d’une femme fidèle et injustement soupçonnée : homologue d’Hélène aux yeux de la société, et non plus son antithèse personnifiée. Pour aboutir à ces résultats, il aura suffi qu’on se décide à découvrir, ici un objet caché, là une personne cachée, dont, dès le commencement des deux pièces, on connaissait ou on soupçonnait l’existence : chez Labiche, le cadeau de l’oncle Vézinet, car on ne se souciait pas de savoir ce que contenait le paquet bien que le donateur fût démangé de l’envie de le dire et multipliât les allusions à ce sujet ; chez Sophocle, le serviteur qui détient la clé de l’énigme et dont, tout au long de la pièce, on connaît l’existence mais qu’on ne se décide qu’in extremis à convoquer. Le ressort des deux intrigues consiste dans les péripéties analogues imaginées par les deux auteurs pour amener ces résultats avec un retard calculé. Le codage sexuel ne peut donc à lui seul rendre compte de l’intérêt que nous prenons à la tragédie grecque, de l’attention passionnée avec laquelle nous suivons son déroulement. Qu’on relise Œdipe roi : avec pour enjeu un point de droit constitutionnel — du frère ou de l’époux de la reine, qui peut prétendre au pouvoir légitime ? — c’est une énigme policière (« tout le drame est d’une certaine façon une énigme policière qu’Œdipe se doit de débrouiller », écrit J.-P. Vernant1), progressivement résolue au cours d’un procès public, formule illustrée de nos jours avec une élégante économie de moyens par les romans de Earle Stanley Gardner. En dépit de contenus différents, l’intérêt suscité par la tragédie de Sophocle et la comédie de Labiche tient aux propriétés spécifiques d’une commune armature. En ce sens, on peut dire qu’ Œdipe roi et Un Chapeau de paille d’Italie sont des métaphores développées l’un de l’autre. Et leurs intrigues étroitement parallèles font ressortir la nature même de la métaphore qui, en

rapprochant des termes ou séries de termes, les subsume sous un champ sémantique plus vaste dont, pris isolément, chaque terme ou série de termes n’eût pu faire saisir la structure profonde et moins encore l’unité. Il ne faudrait pas prendre ce petit exercice d’analyse structurale trop au sérieux. Ce n’est qu’un jeu, mais qui, sous un dehors futile, aide à mieux comprendre que des intrigues hétéroclites éveillent l’intérêt moins par leur contenu que par une forme. C’est d’ailleurs à la même conclusion que l’étude d’Œdipe roi, entreprise sur de tout autres bases, conduit des hellénistes : « Pur schème opératoire de renversement, règle de logique ambiguë […] forme [qui] a dans la tragédie un contenu », dit J.-P. Vernant. Et dans un livre consacré précisément à Sophocle, J. Lacarrière pose la question : le peuple grec « n’a-t-il pas cherché […] les lois secrètes qui révèlent le Tragique en soi ? » ; c’est-à-dire, ajoute-t-il, une démarche tragique « dont on peut se demander si elle ne se confond pas avec la recherche — dans le destin des hommes — de cette symétrie que la science et la philosophie grecques découvraient dans l’ordre du cosmos ». Ce schème (ou forme, ou symétrie), quel est-il donc ? Je l’ai dit, celui que le roman policier popularisera à des millions d’exemplaires, mais appliqué à des contenus si monotones que le schème apparaît dépouillé, réduit à des contours immédiatement perceptibles, d’où l’empire que ce genre exerce sur un public même peu lettré. Là comme ailleurs, pourtant, ce schème consiste en un ensemble de règles destinées à rendre cohérents des éléments d’abord présentés comme incompatibles sinon même contradictoires. Entre un ensemble de départ et un ensemble d’arrivée comprenant chacun des termes (les personnages) et des relations (les fonctions qui leur sont attribuées par l’intrigue), il s’agit d’établir une correspondance biunivoque au moyen d’opérations diverses : application, substitution, translation, rotation, inversion qui se compensent, de sorte que l’ensemble d’arrivée forme aussi un système clos. Tout restera pareil et tout sera différent. Le résultat contentera d’autant mieux l’esprit que les opérations auront été plus complexes et qu’elles auront requis plus d’ingéniosité. En somme, la volupté intellectuelle procurée par de tels exercices tient à ce qu’ils rendent présente l’invariance sous la plus improbable transformation. On me reprochera de réduire la vie psychique à un jeu d’abstractions, de remplacer l’âme humaine avec ses fièvres par une formule aseptisée. Je ne nie pas les pulsions, les émotions, les bouillonnements de l’affectivité, mais je n’accorde pas à ces forces torrentueuses une primauté : elles font irruption sur une scène déjà construite, architecturée par des contraintes mentales. En ignorant celles-ci, on reviendrait aux illusions d’un empirisme naïf avec cette seule différence que l’esprit apparaîtrait passif devant des stimulations internes au lieu

d’externes, tabula rasa transposée du domaine de la cognition à celui de la vie affective. Aux débordements de celle-ci, un schématisme primitif impose toujours une forme. Dans ses élans les plus spontanés, l’affectivité cherche à se frayer des voies entre des obstacles qui sont aussi des jalons ; ils lui opposent une résistance, mais lui marquent des cheminements possibles dont ils limitent le nombre et qui comportent des stations obligées. Sans doute Œdipe roi a sur Un Chapeau de paille d’Italie le privilège d’une longue antériorité, et on pourrait arguer que les deux intrigues ne sont pas vraiment parallèles. Labiche, dira-t-on, n’a fait que ramasser dans les poubelles de la tradition littéraire un schème éculé dont l’invention revient au seul Sophocle, et depuis souvent remployé. Soit ; il ne serait pas étonnant qu’après de solides études secondaires puis à l’École de Droit, Labiche eût gardé le souvenir d’Œdipe roi. Mais en coulant une matière aussi incongrue dans le même moule, il n’en aurait pas moins fourni la démonstration que déjà chez Sophocle, le moule comptait plus que le contenu. Et ira-t-on jusqu’à voir une imitation délibérée dans la présence ici et là du même triangle canonique ? Au sommet vertical, un notable : Tirésias qui, le sachant, Vézinet qui, sans le savoir, détient la clé du problème. À la base du triangle, les membres d’une paire ancillaire éloignés dans l’espace occupent les deux autres sommets : messager et serviteur dans Œdipe, valet et camériste dans Un Chapeau. Consciemment ou inconsciemment (et même cette différence s’estompe puisque Tirésias est un inspiré), les deux notables ont de la solution du problème une connaissance interne et en quelque sorte ésotérique. En revanche, la connaissance des serviteurs peut d’autant mieux être dite exotérique qu’elle se fait par le dehors : elle résulte de leurs positions respectives aux extrémités du champ où toute l’action se déroule — Corinthe et Thèbes dans Œdipe, le domicile de Fadinard et celui de Beauperthuis dans Un Chapeau —, et la vérité jaillit du fait que les personnages furent et sont remis en contiguïté spatiale. Dans les deux cas enfin, une preuve tangible opportunément produite : pieds enflés, fragment de chapeau, corrobore une identité restée secrète et que, par leurs allées et venues (c’est-àdire d’une façon qu’au propre et au figuré on peut appeler terre à terre) révèlent aussi des infirmes sociaux pour cette raison dédaignés — ce sont des domestiques —, formant une paire à laquelle s’oppose un infirme physique — aveugle ou sourd — qui, lui, possède de cette identité une connaissance savante sans que ses pairs consentent à l’écouter. On ne peut exclure a priori les réminiscences, mais la matière traitée est si différente, les correspondances formelles si précises et si détaillées, qu’on croirait plus volontiers qu’un même

schème une fois donné se déploie de manière identique, en engendrant ici et là les mêmes configurations. À ce parallèle entre une tragédie sublime et un divertissement bouffon séparés par le laps de quelque deux mille trois cents ans, on opposera peut-être une fin de non-recevoir. Pourtant, les mythes ne sont-ils pas eux aussi intemporels, et ceux rapprochés dans ce livre n’appartiennent-ils pas à des genres qui vont du cours des astres aux fonctions organiques, de la création du monde à la fabrication des pots, du monde des dieux à celui des animaux, des désordres cosmiques aux querelles de ménage ? Et souvenons-nous que les Indiens américains tiennent pour spécialement sacrées des histoires qui, à nous, paraissent vulgaires sinon même obscènes ou franchement scatologiques. C’est donc à leur exemple et fidèle aux leçons de la pensée mythique que j’ai confronté des genres relevant de la tragédie ou de la comédie, mettant en scène des héros légendaires ou des figures de vaudeville : chacun à sa façon fournit des grilles permettant de déchiffrer des messages qu’aucune, appliquée seule, n’eût suffi à reconstituer. N’est-ce pas toujours le cas quand se pose un problème de signification ? On sait que le sens d’un mot est doublement déterminé : par ceux qui le précèdent ou le suivent dans le discours, et par ceux qu’on aurait pu lui substituer pour rendre la même idée. Les linguistes appellent chaînes syntagmatiques les séquences du premier type, où les mots s’articulent dans la durée. Ils appellent ensembles paradigmatiques les collections du second type, composées de mots mobilisables dans le présent chaque fois qu’un locuteur en choisit un plutôt que d’autres qu’il eût pu aussi employer. Cela dit, comment procède-t-on pour définir un mot, le transférer au sens figuré, représenter sa notion par un symbole ? Définir un mot, c’est le remplacer par un autre mot ou locution relevant du même ensemble paradigmatique. User d’une métaphore, c’est détourner un mot ou une locution d’une chaîne syntagmatique pour l’introduire dans une autre chaîne syntagmatique. Quant au symbole, il constitue une entité qui, dans un certain ordre conceptuel, entretient les mêmes rapports syntagmatiques avec le contexte que, dans un autre ordre conceptuel, la chose symbolisée entretient avec un autre contexte. La pensée symbolique met ainsi en rapport paradigmatique des termes homologues chacun sous un rapport syntagmatique particulier. Mais la signification ou le surplus de signification à quoi l’on vise n’appartient pas en propre au nouveau mot, à la nouvelle chaîne ou au nouvel ensemble. La signification résulte de leur mise en rapport avec l’autre mot, l’autre chaîne, l’autre ensemble qu’ils complètent plutôt qu’ils ne le remplacent,

afin que ce rapprochement enrichisse, nuance le champ sémantique auquel ils appartiennent au même titre, ou bien précise ses limites. Signifier n’est jamais qu’établir une relation entre des termes. Même les lexicographes, qui travaillent avec beaucoup de rigueur, connaissent le danger des définitions circulaires. Ils savent aussi que sous couleur de les éviter, ils ne font le plus souvent que distancer les retours. La circularité existe du seul fait qu’on définit les mots au moyen d’autres mots dans la définition desquels interviendra à terme celle des mots qu’ils ont eux-mêmes permis de définir. Le vocabulaire d’une langue peut comprendre des dizaines ou centaines de milliers de mots. Au moins idéalement, il constitue dans l’instant un système clos. Ainsi, la réciprocité de perspectives où j’ai vu le caractère propre de la pensée mythique peut-elle revendiquer un domaine d’application beaucoup plus vaste. Elle est inhérente aux démarches de l’esprit chaque fois que celui-ci cherche à creuser le sens ; seules diffèrent les dimensions des unités sémantiques sur lesquelles il fait porter son labeur. Insoucieuse de trouver au-dehors un ancrage, une référence absolue indépendante de tout contexte, la pensée mythique ne s’oppose pas par là à la raison analytique. Surgie du fond des âges, tutrice irrécusable, elle nous tend un miroir grossissant où sous forme massive, concrète et imagée, se reflètent certains des mécanismes auxquels est asservi l’exercice de la pensée. décembre 1983-avril 1985.

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Notes Chapitre I 1- Pour tout ce qui suit, on comparera, en français, la dérivation probable de l’adjectif péjoratif moche à partir du francique mokka « masse informe » en passant par moche « paquet de soies filées non teintes et n’ayant pas encore reçu leurs apprêts » ou « paquet de vers attaché au bout d’une ligne comme appât ».

Chapitre III 1- Mme Anita Albus et M. Dietrich Leube m’ont renseigné pour l'allemand, M. Ludwik Stomma pour les langues slaves. Je les en remercie vivement. 2- Le Professeur Moriaki Watanabe a bien voulu me préciser que ces prostituées travaillaient à même le sol et qu’une vieille littérature populire les disait promptes à empocher l’argent de leurs clients.

Chapitre V 1- À quoi il faut ajouter que le Poorwill (Phalœnoptilus), appelé « le Dormeur » par les Hopi, est un oiseau hibernant, au moins dans le sud-ouest des États-Unis.

Chapitre VII 1- Je réitère mes remerciements au Professeur François Bourlière qui, en vue d’un de mes cours, m’avait il y a vingt ans fourni la liste des sources à consulter sur la biologie du Paresseux.

Chapitre VIII 1- Les Tehuelche du sud-ouest de l'Argentine croient eux aussi en un « peuple du soleil » privé d’anus. Mais, plus logiquement, ils le domicilient au ciel et non dans le monde souterrain. Le rapprochement avec les « hommes-soleil » tacana est intéressant car les Tehuelche appartiennent à la famille linguistique chon, rangée par divers auteurs avec le tacana et le mataco dans un ensemble dit macro-panoan.

Chapitre IX 1- Il est amusant de noter que les aborigènes du Queensland, en Australie, ont la théorie opposée. Selon eux, les chauves-souris (des roussettes) n’ont pas d’anus et doivent excréter par la bouche.

Chapitre XI 1- Et aussi que la formule apparaît ici sous une de ses transformations : Cet emploi est légitime pourvu que les conditions initiales soient respectées : qu’un des termes soit remplacé par son contraire, et qu’une inversion se produise entre une valeur de terme et une valeur de fonction.

Chapitre XII 1- Pathologie astronomique, si l’on peut dire, parallèle à la pathologie de l’alliance mise en évidence dans les mêmes mythes (Du Miel aux cendres : 257 sq.).

Chapitre XIV 1- L’idée de ce rapprochement n’est pas nouvelle. Elle s’est imposée dès la naissance du roman policier dont le père, comme on sait, fut Émile Gaboriau (1832-1873). Dans un article écrit au lendemain de sa mort, Francisque Sarcey le loue d’avoir renouvelé « un genre de récit [qui] se représente de siècle en siècle depuis Zadig jusqu’à la légende d’Œdipe mise en œuvre par Sophocle et qui me semble être le prototype ».