Claude Romano, de La Couleur [PDF]

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Zitiervorschau

COLLECTION FOLIO ESSAIS

 

Claude Romano  

De la couleur   Édition revue et augmentée

 

Gallimard

Claude Romano enseigne la philosophie à Sorbonne Université et à l’Australian Catholic University de Melbourne. Il a publié de nombreux ouvrages de phénoménologie et d’herméneutique philosophique, en particulier, chez Gallimard, Le Chant de la vie. Phénoménologie de Faulkner (2005), Au cœur de la raison, la phénoménologie (2010) et Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie (2018). Il a été titulaire de la chaire Gadamer à Boston College en 2019-2020.

À mes amis qui pensent avec la couleur : Serge C., Catherine M., Jean-Pierre M., Pascal B., et à la mémoire de Julie S.

NOTE ÉDITORIALE

Cet ouvrage est issu d’un cours prononcé au premier semestre 2007-2008 à l’Université de Paris-Sorbonne. Il a été publié pour la première fois aux éditions de la Transparence en 2010 à l’invitation de Cyrille Habert. La présente édition a été entièrement revue et intègre un certain nombre de variantes et d’ajouts par rapport à cette première édition. Toutefois, une prise en compte de tous les travaux qui ont vu le jour sur ce sujet depuis la période à laquelle ce cours a été prononcé eût nécessité une refonte de l’ouvrage. Nous nous sommes contenté, dans la mesure du possible, de mettre à jour un certain nombre de références et de compléter les indications bibliographiques. Nous remercions Sophie Kucoyanis d’avoir bien voulu accueillir ce texte dans la collection qu’elle dirige.

Une Pivoine

aussi blanche que le sang est rouge

Paul CLAUDEL, Cent phrases pour éventails

Introduction

L’énigme de la couleur n’est sans doute pas de celles qui peuvent être aisément résolues, elle résiste de multiples manières. L’objectif de ces réflexions est de soumettre ce domaine intrigant et fascinant des phénomènes chromatiques à un questionnement philosophique. On pourrait certes s’étonner que le philosophe ait quelque chose à dire sur ces questions. Après tout, pour en apprendre davantage sur la couleur, ne faut-il pas s’adresser au peintre plutôt qu’au philosophe  ? Ou bien, ne faut-il pas interroger le physicien sur la nature de la lumière, les caractéristiques atomiques et moléculaires des corps qui sont responsables du fait que leurs surfaces absorbent sélectivement certaines longueurs d’onde du spectre électromagnétique et réfléchissent ou réfractent les autres d’une manière qui explique nos perceptions chromatiques  ? N’est-ce pas le neurophysiologiste, et notamment le spécialiste du cortex visuel, qu’il convient de questionner pour comprendre les mécanismes de traitement de l’information visuelle responsables de notre expérience d’un monde coloré  ? En somme, ce qu’est et ce que n’est pas la couleur n’est-il pas suffisamment expliqué par les connaissances physiques, optiques, neurologiques dont nous disposons  ? Dans ces conditions, une philosophie des couleurs n’est-elle pas aussi absurde qu’une philosophie de l’astronomie ou une philosophie de l’appareil digestif  ? Qu’est-ce que le

philosophe a de plus à dire sur ces questions par rapport au scientifique — ou, à la rigueur, au critique d’art ? Ces objections ont une part de légitimité dans la mesure où la philosophie a eu tendance par le passé à prétendre s’élever audessus des sciences empiriques pour prétendre les « fonder » ou en totaliser les savoirs en les subordonnant à son magistère. Il lui est arrivé aussi, à l’occasion, de revendiquer une source de connaissance de la nature entièrement indépendante de toute recherche empirique, comme ce fut le cas dans l’idéalisme allemand et la Naturphilosophie. Il est inutile de préciser que telle ne sera pas la perspective de ce livre. Pourtant, si indispensables que soient ces savoirs empiriques pour aborder notre thème, ils sont loin de régler toutes les questions. On pourrait même affirmer que plus nos connaissances se raffinent et s’étoffent, comme ce fut le cas à partir de la révolution newtonienne et de la constitution d’une optique mathématique, et plus il y a matière à débats, plus la couleur oppose à nos interrogations une résistance têtue. La philosophie est alors une ressource, peut-être même une ressource indispensable, comme c’est généralement le cas lorsque les problèmes deviennent trop complexes et pluridimensionnels pour pouvoir être enfermés dans une formule unique ou laissés au soin d’une seule discipline. Et la couleur fait partie de ces problèmes, justement parce qu’elle touche à la fois à la physique, à la psychologie, à la neurologie, aux sciences du langage, à l’esthétique. Le défaut de spécialisation se change alors en ressource, et l’art de questionner peut se révéler supérieur aux savoirs positifs et prétendument définitifs. Au reste, la philosophie parle de la couleur depuis toujours —  avant même d’être philosophie, ce qu’elle ne devient réellement qu’avec Platon. Empédocle assigne comme couleur au

feu le blanc et à l’eau le noir  ; Démocrite et Lucrèce, en bons atomistes, l’excluent de la nature et la ramènent à une simple apparence 1. Aristote, dans ses Météorologiques, conçoit toute couleur comme un obscurcissement de la lumière 2, une théorie proche de celle que défendra Goethe. Quant à Descartes, il s’efforce d’expliquer le phénomène de l’arc-en-ciel, à la suite de Gassendi, Léonard de Vinci, Dietrich de Freiberg, Albert le Grand 3 et de nombreux autres. Peut-être même que les premières questions philosophiques que nous nous sommes tous posées un jour, avant même de connaître la signification du mot «  philosophie  », portaient précisément sur ce thème. Percevons-nous tous les mêmes couleurs ? Comment confronter ma sensation de rouge avec celle de quelqu’un d’autre  ? Serait-il possible que j’eusse appris à nommer «  rouge  » une sensation qualitativement différente de celle que d’autres ont appris à nommer «  rouge  », de sorte que sous ce même terme nous ne nous référerions pas aux mêmes couleurs  ? Et que nous emploierions donc les mots de manière entièrement différente  ? Ces questions sont typiquement philosophiques dans la mesure où elles sont composites  : elles touchent autant à la nature de l’expérience qu’à celle du langage. À la nature de l’expérience, puisque le fait que chaque couleur se présente à nous avec une teneur qualitative unique, laquelle ne peut guère être exprimée autrement que par un nom (« rouge », « jaune »), a pu donner naissance à l’idée que la couleur était un pur quale, une sensation intérieure, pour le reste incommunicable. À la nature du langage, puisque ce genre d’interrogation suppose que les différents noms de couleur puissent être appris indépendamment les uns des autres au moyen d’une sorte de cérémonie privée consistant à faire

correspondre à chaque sensation un nom, de sorte que nous aurions très bien pu appeler «  rouge  » une expérience privée qualitativement différente  : une telle conception, qui n’est pas très éloignée de celle de Locke, est celle que Wittgenstein a critiquée sous le nom de « conception du langage privé ». Comme on le voit, la question de la couleur fait appel à trop de paramètres et se ramifie dans trop de directions à la fois pour pouvoir être résolue par le recours à un petit nombre de connaissances empiriques positives. Comme la plupart des questions philosophiques, elle se situe à la croisée de multiples champs d’investigation et exige que l’on conjugue différentes approches. Si nous parvenons à rendre le lecteur sensible à cette complexité, ce livre aura atteint au moins le premier de ses objectifs. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, lorsque nous réfléchissons, même naïvement, au problème de la couleur, nous viennent aussitôt à l’esprit des hypothèses relativistes. On pourrait dire que la question de la couleur est par excellence le lieu où le relativisme a prospéré sous de multiples formes, et donc aussi un bon terrain pour mettre à l’épreuve ce genre de doctrine. Relativisme esthétique, bien sûr (« Des goûts et des couleurs… »), mais également relativisme subjectiviste (nous ne percevrions pas les mêmes couleurs d’un individu à l’autre), relativisme culturaliste (les couleurs que nous voyons dépendraient du contexte culturel dans lequel nous évoluons) et sa sous-espèce, le relativisme linguistique : notre perception des couleurs serait de part en part informée et façonnée par la langue que nous parlons. Le relativisme subjectiviste est très ancien, puisqu’on en trouve la trace jusque chez les atomistes antiques, notamment dans la pensée de Démocrite telle qu’elle est rapportée par

Galien  : «  convention que la couleur, convention que le doux, convention que l’amer ; en réalité : les atomes et le vide 4 ». Pour un atomiste, le monde n’est composé que de vide, d’atomes et de leurs ordonnancements, et les couleurs ne peuvent y trouver une place ; elles ne sont que le produit de la rencontre fortuite de ces arrangements atomiques avec nos organes sensoriels. « Démocrite dit que par nature il n’existe pas de couleur. Car les éléments sont dépourvus de qualité, qu’il s’agisse soit des compacts, soit du vide. Ce sont les composés à partir de ces éléments qui sont colorés par l’assemblage, le rythme et la modalité relative, c’est-à-dire l’ordre, la figure et la position  : les images dépendent d’eux en effet », rapporte Aétius 5. Les couleurs se ramènent alors à de simples apparences subjectives (même si Démocrite ne s’exprimerait évidemment pas en ces termes), qui ont une base purement conventionnelle dans le langage. Mais ce sont surtout les relativismes culturel et linguistique qui bénéficient d’une forme d’évidence dans notre culture depuis de nombreuses décennies, au point que nombre d’entre nous sont persuadés de savoir que les anciens Grecs étaient incapables de distinguer le bleu du vert (la couleur de la mer Méditerranée par beau temps de celle des plantes de leur jardin) sous prétexte que ces teintes peuvent s’exprimer toutes deux en grec ancien par glaukos —  un adjectif qui veut dire en premier lieu «  brillant  », «  étincelant  », et qui est employé pour désigner à la fois la couleur de la mer et toute une gamme de tons compris entre le vert et le gris, par exemple pour se référer à la couleur des yeux ; ou encore parce que kuaneos (qui a donné « cyan » en français), un autre adjectif dont la signification principale est «  sombre  », est susceptible de renvoyer au bleu sombre, mais également au noir. S’ensuit-il que les Grecs ne voyaient pas les mêmes couleurs

que nous  ? Ou que, comme l’affirme un ouvrage récent (après tant d’autres), « il leur manquait [scil. aux Grecs] le sens du bleu et du vert, et qu’en place du premier, ils voyaient un brun plus profond, et du second, un jaune […]. Combien la nature devait leur sembler différente et beaucoup plus proche de l’homme 6 […] ». Comment est-il possible de confondre ainsi ce que voyaient les Grecs avec la manière dont fonctionnait leur vocabulaire chromatique  ? On songe à l’affirmation de Bruno Latour selon laquelle, parce que le bacille de Koch n’a pu être isolé qu’en 1882, Ramsès II ne peut pas être mort de la tuberculose. De même, à en croire les relativistes linguistiques, les Romains n’auraient jamais vu de gris ou de brun sous prétexte qu’il n’y a pas en latin de terme générique pour se référer à ces couleurs. Quant aux Esquimaux, on le sait, ils posséderaient plusieurs dizaines (voire plusieurs centaines) de termes différents pour désigner la neige et toutes les nuances de blanc qu’on peut lui associer. Ces préjugés s’expliquent en partie par une tendance à assimiler les couleurs à de simples sensations, c’est-à-dire à des états mentaux privés, indépendants les uns des autres et dépourvus de toute relation nécessaire entre eux. Dans cette mosaïque de sense data, le langage introduirait un ordre parfaitement arbitraire et qui pourrait varier considérablement d’une langue à l’autre. C’est ce présupposé du simple et de l’élémentaire, en même temps que du privé et de l’incommunicable, qui conduit à conférer au langage un privilège aussi absolu, celui de pouvoir découper et ordonner à sa guise des matériaux sensibles en eux-mêmes amorphes. Par exemple, dans un ouvrage qui a été en son temps un classique, An Introduction to Descriptive Linguistics, Henry A. Gleason écrit :

Il y a une gradation continue de la couleur d’une extrémité à l’autre du spectre. Toutefois, un Américain qui décrit celui-ci classera les teintes en rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet, ou quelque chose dans ce genre. Il n’y a rien intrinsèquement ni dans le spectre ni dans la perception humaine que nous en avons qui nous contraigne à le diviser de cette manière 7. Si l’on réfléchit un peu, de telles affirmations ont de quoi surprendre. D’abord, qu’est-ce que la mention du spectre électromagnétique vient faire dans ces débats ? Il est vrai que le spectre électromagnétique de la lumière solaire est un continuum physique parfait, qui s’étend de 300 à 800  nanomètres environ, mais ce que nous percevons n’est justement pas un tel continuum. Notre perception chromatique se structure autour de couleurs fondamentales bien distinctes et identifiables (rouge, jaune, vert, etc.), comme on peut s’en apercevoir en observant les rayons de lumière diffractés par un prisme ou le phénomène de l’arc-enciel. Ces couleurs diffèrent qualitativement les unes des autres —  même si leur nombre exact est sujet à controverse et si leur décompte a pu éventuellement varier (Léonard de Vinci en comptait six alors que Newton en comptera sept). La continuité du spectre lumineux est donc ici sans pertinence, seuls importent les phénomènes chromatiques tels que nous les percevons, et, dans ces phénomènes, le jaune ne ressemble pas au bleu ni le vert à l’orange. Le plus extraordinaire est que Gleason passe de l’affirmation selon laquelle le spectre est un continuum physique sans division ou structuration particulières à celle selon laquelle notre expérience humaine de la couleur est exempte de toute structuration, en sorte que rien ne nous contraindrait à la diviser

d’une manière plutôt que d’une autre  ! Cela revient à nier toute différence entre la physique de la lumière et notre perception chromatique. Or il est nécessaire d’admettre que notre expérience des couleurs est amorphe en ce sens-là, c’est-à-dire divisible n’importe comment —  une pure mosaïque d’impressions ou de sense data dépourvus de tout principe d’ordre  —, pour pouvoir admettre que le langage, et lui seul, est susceptible d’y introduire une structuration dont notre perception de l’univers chromatique dériverait dès lors tout entière. Supposons, ne serait-ce qu’un instant, que notre perception chromatique soit structurée autour de couleurs fondamentales et de leurs rapports de complémentarité ou d’exclusion, et déjà la plausibilité de l’hypothèse d’un découpage et d’une classification linguistiques arbitraires de notre expérience des couleurs décroît de manière drastique. En un mot, c’est le préjugé du simple, de l’élémentaire, de l’amorphe, résultant lui-même de la conception des couleurs comme simples sensations atomiques, conformément au dogme de l’empirisme classique, qui amène à accorder au langage un poids aussi exorbitant et à faire de la différence des langues le point de départ de l’affirmation d’une véritable incommensurabilité entre les perceptions chromatiques d’individus appartenant à des cultures différentes. C’est chez Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf qu’un tel relativisme linguistique a revêtu sa forme la plus caractéristique. Ce dernier écrit par exemple : Les catégories et les types que nous isolons dans le monde des phénomènes, nous ne les y trouvons pas parce qu’elles s’imposent de manière évidente à tout

observateur  ; au contraire, le monde nous est présenté dans un flux kaléidoscopique d’impressions qui doit être organisé par nos esprits — et cela signifie, dans une large mesure, par les systèmes linguistiques présents dans nos esprits. Nous découpons la nature, l’organisons en concepts, et lui assignons des significations (significances) de la manière dont nous le faisons en grande partie parce que nous prenons part à un accord (agreement) pour l’organiser de cette façon-là 8. La justification supposée du relativisme linguistique ressort de ce passage de la manière la plus explicite. C’est parce que notre perception se réduirait à un «  flux kaléidoscopique d’impressions  » qu’il faudrait s’en remettre au langage pour découper ce flux, l’organiser d’une manière sensée, et que le langage serait investi du privilège de donner forme à notre perception par elle-même informe  ; ou, selon l’image prométhéenne qui revient sans cesse dans ces textes, que l’esprit humain (suppléé par le langage) pourrait organiser ce chaos impressionnel et ainsi «  donner forme  » au monde. Mais notre perception est-elle donc un tel flux d’impressions  ? Voilà qui ressemble fort à un préjugé pur et simple. En réalité, comme le relève Paul Kay, on trouve ici deux idées entremêlées, pourtant bien distinctes l’une de l’autre. D’un côté, le relativiste linguistique affirme que nos catégories langagières contribuent à structurer notre perception —  et plus particulièrement notre perception chromatique. Jusque-là, rien de très notable ni de très surprenant. Ce qui serait étonnant serait plutôt que la possession d’un langage n’exerce pas une influence sur notre perception, comme elle l’exerce sur tant d’autres choses — nos actions et nos

sentiments, par exemple. Le fait de pouvoir associer un nom à une teinte («  lapis-lazuli  », «  terre de Sienne  ») représente assurément une aide mnémotechnique non négligeable pour se souvenir de cette teinte exacte. Mais une influence aussi modeste de nos compétences linguistiques sur notre expérience ne saurait satisfaire le relativiste. C’est ici qu’intervient sa seconde thèse, beaucoup plus radicale. Ces catégories linguistiques, affirme-t-il, constituent de pures conventions sociales arbitraires qui pourraient être entièrement autres qu’elles ne sont. En d’autres termes, ces conventions ne sont soumises à aucune espèce de contrainte qui s’exercerait sur elles du fait de la manière dont nous percevons les couleurs et des relations qui se manifestent entre celles-ci. De là découle l’idée d’incommensurabilité. Cette fois, c’est Edward Sapir qui s’exprime : Les êtres humains ne vivent pas seulement dans le monde objectif, encore moins dans le monde de l’activité sociale telle qu’elle est communément comprise, mais sont véritablement à la merci de la langue particulière qui est devenue le médium de l’expression pour leur société. C’est une illusion d’imaginer que l’on s’ajuste à la réalité sans l’usage du langage et que le langage est seulement un moyen secondaire de résoudre des problèmes particuliers de communication ou de réflexion. Le fait est que le «  monde réel  » est dans une large mesure construit inconsciemment sur les habitudes linguistiques du groupe. Deux langues différentes ne se ressemblent jamais suffisamment pour qu’on les considère comme représentant la même réalité sociale. Les mondes dans lesquels différentes sociétés vivent sont des mondes

distincts, et pas simplement le même monde avec différents labels qui lui sont attachés 9. Le mot est lâché : nous ne vivons pas dans le même monde, en tant que représentants de diverses communautés de langue. Notre langue délimite notre monde à la manière d’une invisible prison de verre. Nous sommes à sa merci. Comme le professait déjà Humboldt, notre langue est une Weltanschauung, une vision ou une conception du monde. Et le domaine des couleurs est le lieu privilégié pour mettre à l’épreuve une telle hypothèse. La mettre à l’épreuve ? En fait, le relativiste a déjà tranché la question. Les différences du vocabulaire des couleurs d’une langue à l’autre suffisent à ses yeux à établir que notre découpage du monde chromatique est arbitraire et que le langage en est l’unique responsable. Comme l’écrit le linguiste Eugene Nida, également traducteur de la Bible, «  la segmentation de l’expérience par les symboles linguistiques est essentiellement arbitraire. Les différents ensembles de mots de couleurs dans différentes langues constituent peut-être la meilleure preuve dont nous disposions de cet arbitraire essentiel 10  ». En réalité, l’argument est très faible. Le problème n’est pas tant de savoir si la terminologie des couleurs est la même d’une langue à une autre, ou si la démarcation entre couleurs y correspond point par point  ; la question est plutôt de savoir si ces variations entre les idiomes sont soumises à des contraintes ou si elles se produisent entièrement au hasard. De ce que le langage contribue à donner forme à la pensée et à la sensibilité, il ne s’ensuit pas que les distinctions linguistiques sont purement arbitraires ou purement conventionnelles, ni qu’elles ne sont contraintes rigoureusement

par rien. Pas le plus petit commencement de preuve n’a été avancé à cet égard. Or, depuis les travaux de Brent Berlin et Paul Kay, et notamment leur ouvrage Basic Color Terms  : Their Universality and Evolution (1969), nous en savons un peu plus à ce sujet. Cet ouvrage avance la thèse de l’existence d’au maximum onze noms de couleurs de base dans les langues possédant le plus riche vocabulaire chromatique (le noir, le blanc, le rouge, le jaune, le vert, le bleu, le marron, le violet, le rose, l’orange et le gris), et surtout d’une évolution réglée dans le développement et le raffinement des typologies chromatiques qui suit un ordre comparable d’une langue à l’autre : lorsqu’une langue possède un vocabulaire réduit, elle distingue le blanc du noir (ou le sombre du clair) ; au fur et à mesure que sa typologie s’affine, elle intègre d’abord le rouge, puis, dans l’ordre, ou bien le jaune ou bien le vert, puis le bleu, et enfin les autres couleurs (l’orange, le violet, le marron, le rose, le gris). Ce schéma de variation se retrouve dans ses grandes lignes à peu près partout. Depuis la parution de leur ouvrage, Berlin et Kay ont révisé quelque peu leur modèle et l’ont testé sur un échantillonnage de langues plus étendu. Ils ont remplacé l’hypothèse de onze noms de couleurs de base par les primaires de Hering (rouge, jaune, bleu, vert), auxquelles il faut ajouter le blanc et le noir. Ils ont affirmé qu’il existait en réalité deux séquences évolutives possibles (parfois se superposant, mais le plus souvent se succédant)  : la division progressive des catégories linguistiques pour parvenir aux primaires de Hering complétées par le blanc et le noir  ; l’acquisition d’une terminologie plus riche qui inclut les cinq autres couleurs de base (la somme étant toujours de onze). Ce faisant, ils en sont venus à conclure qu’«  il n’y a probablement rien de magique concernant

le nombre onze comme limite supérieure du nombre des noms de couleurs de base qu’une langue peut posséder 11 ». N’y a-t-il donc pas de division «  naturelle  » du spectre chromatique  ? En tout cas, l’idée d’une division purement arbitraire, que rien ne contraindrait dans notre perception des couleurs, ressort pour le moins affaiblie de ces travaux. Partout dans le monde, les enfants dessinent le ciel bleu et non pas rouge ou vert. Les Grecs anciens auraient-ils été les seuls à l’apercevoir par beau temps blanc ou jaune 12  ? Certes, le vocabulaire chromatique diffère en richesse d’une langue à l’autre, et la division entre couleurs n’y est pas partout uniforme (certaines langues ont tendance, par exemple, à associer aux jaunes certaines teintes que nous aurions tendance à classer comme vertes). Et alors  ? Est-ce que cela permet d’établir que les différents hommes ne voient pas les mêmes couleurs ? Certes, les noms de teintes que nous avons appris à maîtriser influent sur notre discrimination perceptive et sur notre capacité à nous souvenir des couleurs. Est-ce si étonnant, et cela permet-il de conclure à l’incommensurabilité de notre monde avec celui d’Homère 13 ? Quant à la langue des Esquimaux et à ses innombrables termes pour parler de la neige et de sa blancheur, il ne s’agit que d’un mythe. D’après les dictionnaires disponibles, les Esquimaux n’ont pas quelques centaines de mots pour désigner la neige, ils n’en ont pas même quelques dizaines, ils en ont environ une douzaine, c’est-à-dire à peu près autant qu’en français si l’on compte des mots tels que «  poudreuse  », «  blizzard  », «  avalanche  », «  congère  » 14. D’après les anthropologues qui se sont penchés sur la question, notamment Laura Martin et Geoffrey Pullum 15, il semble que ce mythe se soit constitué de la

manière suivante. George Boas a indiqué un jour dans son introduction au Handbook of North American Indians que les Esquimaux employaient quatre racines étymologiques distinctes (signifiant respectivement «  neige au sol  », «  neige tombant  », «  neige amoncelée  », «  congère  ») pour désigner les différents états de la neige. Whorf aurait aussitôt embelli l’histoire dans un article grand public en mentionnant sept racines différentes et en laissant entendre qu’il y en aurait davantage. En 1984, dans le New York Times daté du 9 février, le nombre des mots esquimaux pour désigner la neige était passé à cent. Pour en revenir à la couleur, l’ouvrage que l’on s’apprête à lire rejettera les thèses relativistes sous leurs différentes formes, qui d’ailleurs, comme on l’a vu, se complètent et se renforcent mutuellement. (1) Le relativisme subjectiviste de la couleur comme pur quale ou sensation, puisque nous défendrons la thèse selon laquelle la plupart des couleurs que nous observons ne se réduisent absolument pas à des qualia, et qu’elles possèdent une objectivité dans le monde phénoménal qui les rend irréductibles à de simples représentations mentales. Nous défendrons par conséquent un réalisme à propos des couleurs. (2) Le relativisme linguistique et culturel, dans la mesure où nous tâcherons de montrer que la perception chromatique est structurée par des nécessités a priori qui ne sont pas de simples règles ou des conventions grammaticales (au sens de Wittgenstein), mais qui tiennent bien plutôt à ce que c’est que d’être du rouge ou du vert, c’est-à-dire à l’essence des couleurs considérées. La méthode que nous suivrons pour justifier ces affirmations est principalement phénoménologique, même si nous croiserons en réalité différentes approches (historiques ou grammaticales, par exemple). Cependant, la lecture de cet ouvrage ne requiert

aucune familiarité particulière avec cette méthode, ni aucune adhésion préalable aux principes qui la sous-tendent. Nous ne présupposerons pas la validité de la perspective phénoménologique au point de départ de notre étude, nous essaierons plutôt de l’établir chemin faisant. Le plan de l’ouvrage ressort de ces considérations préliminaires. Nous aborderons successivement trois grandes questions à propos des phénomènes chromatiques  : (1) la question de la subjectivité ou de l’objectivité des couleurs  ; (2) celle d’une « logique » des couleurs ; (3) enfin, celle de ce que nous appellerons, en un sens bien particulier du terme, l’« esthétique » des couleurs, qui nous conduira à quelques brèves considérations sur la peinture. La première est une vexata quaestio qui remonte aux réflexions les plus anciennes sur les couleurs, comme on l’a vu avec Démocrite et Empédocle. À l’époque moderne, elle s’est centrée sur les réactions souvent très vives qu’a suscitées l’optique newtonienne de la part de Goethe ou des représentants de la philosophie post-kantienne. Elle a donné lieu à une littérature considérable. Nous examinerons successivement la thèse de l’objectivisme, qui considère les couleurs phénoménales comme étant reliées de manière biunivoque à des longueurs d’onde du spectre électromagnétique, dans la lignée de l’optique de Newton, puis la position subjectiviste, qui réduit les couleurs à des qualia privés et leur refuse toute place dans la nature, les ramenant à des illusions bien fondées 16. Nous considérerons ensuite les objections qu’il est possible d’adresser à cette approche du point de vue de la psychologie écologique de James  J.  Gibson. Nous aboutirons à la position que nous entendons défendre, celle d’un réalisme phénoménologique qui confère une objectivité aux

couleurs dans ce que Husserl appelle notre «  monde de la vie (Lebenswelt) ». Le deuxième moment de cette enquête se concentrera sur la question de savoir si les phénomènes chromatiques sont uniquement compréhensibles sur une base empirique, en tant que liés aux particularités contingentes de notre appareil visuel, ou s’il n’est pas possible de découvrir dans ce domaine des nécessités plus fortes. En d’autres termes, n’existe-t-il pas ce que Cézanne appelait « une logique colorée », et à propos de laquelle il ajoutait : « Le peintre ne doit obéissance qu’à elle. Jamais à la logique du cerveau 17  »  ? Plusieurs philosophes au début du e XX  siècle ont affirmé qu’il existait bien quelque chose de tel, tout en prêtant à cette «  logique  » différents statuts  : celui de règles grammaticales entièrement conventionnelles (Wittgenstein), ou celui de nécessités a priori liées à la nature même des phénomènes chromatiques (Meinong, Husserl). C’est ce débat qu’examine la deuxième partie de notre ouvrage. Nous nous rallierons à l’idée que la logique des couleurs répond à des nécessités a priori immanentes à l’ordre phénoménal, à ce que Husserl appelait une Weltlogik (une logique du monde) ou un « logos du monde esthétique ». Enfin, le troisième moment de notre réflexion étendra cette idée d’un logos du monde de la couleur à la peinture. Si les couleurs sont des modulations de notre monde phénoménal ou de notre monde de la vie, qui possèdent en lui une réalité en partie indépendante de nous-mêmes (première partie), et si le domaine chromatique exhibe un ordre et une rationalité qui ne sont pas simplement la projection sur lui de nécessités inhérentes au langage (deuxième partie), cela ne confère-t-il pas à la peinture le statut d’une opération de dévoilement du monde, cela

n’en fait-il pas, comme l’écrit Merleau-Ponty, «  une opération centrale qui contribue à définir notre accès à l’être 18  »  ? Qu’en est-il, d’autre part, de l’être de la couleur considérée en ellemême, abstraction faite de son pouvoir représentatif  ? Ne découvre-t-on pas déjà en elle, en deçà de tout symbolisme conventionnel, des orientations de sens prescrites par sa perception et qui font, par exemple, que le rouge ressemble au «  son des fanfares avec tuba, un son fort, obstiné, insolent 19  », alors que le vert « n’a aucune consonance de joie, de tristesse ou de passion, […] ne réclame rien, n’attire vers rien 20 », comme le relève Kandinsky  ? Comment le peintre met-il en scène ce pouvoir de dévoilement propre à la couleur, cette ouverture à l’être que nous ménage la couleur en tant que telle ?

PREMIÈRE PARTIE

SUBJECTIVITÉ OU OBJECTIVITÉ DE LA COULEUR

« Il n’est tout simplement pas vrai que tout étant doive être de nature psychique ou physique, comme l’affirme le positivisme. » Wilhelm SCHAPP

Chapitre premier

LE CADRE CLASSIQUE DE L’APPROCHE DES COULEURS : LOCKE ET NEWTON

Il serait tentant de commencer à réfléchir aux questions soulevées par la perception des couleurs, comme c’est du reste souvent le cas dans les ouvrages spécialisés, en s’appuyant sur tous les matériaux empiriques accumulés depuis l’époque de Newton, concernant la lumière et ses propriétés ainsi que le traitement de l’information visuelle. La plupart des exposés de ce type procèdent d’une manière à peu près immuable. Ils débutent par une analyse de la nature de la lumière, des phénomènes de réfraction, de réflexion, de diffusion, d’interférence, des facteurs atomiques ou moléculaires qui sont responsables de l’absorption sélective de certaines longueurs d’onde du spectre électromagnétique par les surfaces des corps et de la transmission des autres  ; ils présentent ensuite les facteurs neurophysiologiques qui interviennent dans le codage et la transmission de l’information visuelle et son traitement proprement cérébral. Le risque d’une telle approche est de perdre rapidement de vue les problèmes philosophiques et de penser qu’une accumulation de connaissances empiriques est suffisante pour y répondre. La voie que nous suivrons est différente. Elle consiste à introduire progressivement des informations

scientifiques indispensables, à l’occasion d’une réflexion qui s’appuiera en premier lieu sur des textes philosophiques. Il n’est peut-être pas de meilleure entrée en matière, à cet égard, que l’Essai philosophique concernant l’entendement humain de Locke. Cet ouvrage est doublement exemplaire. D’abord, il a fixé pour longtemps la manière dont on a coutume d’aborder le problème de la couleur, y compris dans les travaux scientifiques. Ensuite, ce texte fournit une partie du cadre conceptuel général dans lequel s’inscrit la révolution newtonienne : les problèmes qui sont formulés par Locke sont, dans une large mesure, les mêmes que ceux que nous trouvons chez Newton ; et Newton, on le sait, a ouvert la voie à toute l’optique moderne. La première édition de l’Essai de Locke paraît en 1689. La première édition de l’Optique de Newton date de 1704. Mais Newton a adressé le 6  février 1672 une lettre à la Société royale de Londres par l’intermédiaire de son secrétaire, Henry Oldenburg, qui faisait état de ses découvertes sur la couleur, et qui fut lue le 8  février devant l’assemblée de ses membres en l’absence de Newton, avant d’être publiée la même année dans le numéro  80 des Philosophical Transactions. Il est probable que Locke ait lu cette lettre. Les deux théories présentent en tout cas un certain nombre d’analogies. La question de la couleur est abordée par Locke au chapitre  VIII de la deuxième partie de l’Essai, à travers la distinction qu’il formule entre «  qualités premières  » et «  qualités secondes  ». La thèse que développe Locke surprendra assez peu le lecteur  ; elle est proche de celle que soutiennent aujourd’hui encore bon nombre d’ouvrages de vulgarisation sur ces questions. Aussi le texte de Locke nous introduit-il, d’une certaine manière, au cœur des problèmes

philosophiques soulevés par la couleur — des problèmes qui sont loin d’être résolus à ce jour. Dans les ouvrages de vulgarisation scientifique, l’ampleur de ces problèmes est souvent sous-estimée, comme si les avancées empiriques considérables qui ont été accomplies dans la connaissance de la lumière et de ses propriétés, ou dans celle de l’appareil visuel et du cerveau, ne laissaient plus subsister que quelques zones d’ombre. Libero Zuppiroli et Marie-Noëlle Bussac, par exemple, dans un ouvrage très complet, n’hésitent pas à affirmer : « Celui qui veut comprendre l’apparence colorée du monde de la matière ne doit jamais oublier que les couleurs d’un corps n’appartiennent pas en propre aux matériaux qui le constituent. Elles résultent plutôt de l’interaction lumièrematière. On remarquera qu’une robe qui est vue pourpre à la lumière du jour apparaît noire lorsqu’on l’éclaire avec de la lumière verte. C’est la preuve que sa couleur pourpre ne lui appartient pas en propre. En revanche, sa capacité à absorber le vert, teinte complémentaire du pourpre, est une propriété intrinsèque du tissu, indépendante de la lumière 1. » La question de l’objectivité ou de la subjectivité des couleurs semble ainsi résolue une fois pour toutes. Mais arrêtons-nous à cet exemple. Pourquoi une robe pourpre apparaît-elle noire quand elle est éclairée par une lumière verte  ? Parce que cette robe absorbe toutes les longueurs d’onde du spectre électromagnétique à l’exception du pourpre, couleur complémentaire du vert, qu’elle réfléchit. Par conséquent, si on éclaire le tissu avec une lumière verte, toutes les longueurs d’onde dont est constituée cette lumière, sans exception, sont absorbées. Résultat  : la robe nous apparaît noire.

On pourrait, à en croire le scientifique, tirer de cet exemple une série de conclusions  : 1) les couleurs ne sont pas dans les choses, elles ne leur appartiennent pas en propre ; 2) ce qui leur appartient en propre, c’est une disposition à produire causalement la perception de la couleur  ; 3) cette propriété dispositionnelle à engendrer la perception de la couleur repose à son tour sur des propriétés non dispositionnelles, ou intrinsèques, du corps  : sa structure atomique et moléculaire. Il s’ensuit que ce qui appartient intrinsèquement au corps, ce n’est pas sa couleur, mais l’infrastructure physique qui rend la chose apte à absorber certaines longueurs d’onde du spectre lumineux et à en transmettre d’autres, qui sont captées par l’œil et décodées par le système nerveux central, donnant naissance à une perception de couleur. Si l’on revient à présent au texte de Locke, on va voir que ces trois thèses y sont déjà contenues, exprimées dans un lexique différent qui tient à l’état de la science de son époque. Locke réfléchit en effet à ces questions dans un contexte intellectuel fortement marqué par le cartésianisme et la philosophie corpusculaire de Boyle.

DEUX PRÉCURSEURS

Bien que Descartes ne formule pas expressis verbis la distinction qui deviendra, chez Locke, celle des «  qualités premières  » et des «  qualités secondes  », la fameuse analyse du morceau de cire, dans la Méditation troisième, anticipe cette distinction. Il s’agit de montrer, à l’occasion de l’altération de toutes les qualités sensibles d’un corps (un morceau de cire) quand on l’approche du feu, que la cire n’est rien d’autre qu’une

certaine chose étendue, dont l’extension peut certes être modifiée (la cire augmente de volume quand elle fond, en même temps que sa figure se modifie), mais de telle sorte que la cire ne puisse être séparée, même par la pensée, de toute espèce d’extension. La nature de cette res extensa, conclut Descartes, n’est pas connue par les sens, mais par une inspectio mentis, une inspection de l’esprit. Comme il le précisera plus tard dans les Principes de la philosophie, chaque substance possède un attribut principal qui est soit pensée, soit étendue (I, §  53), et à l’attribut extension correspondent différents modes  : la figure et le mouvement (I, § 61). Par conséquent, bien que les modes de la cire soient altérés, lorsque celle-ci est chauffée ou qu’elle se refroidit, l’extension, c’est-à-dire l’attribut principal de la cire, demeure, et c’est par ce seul attribut qu’est connue cette substance corporelle. Il en résulte, conclut Descartes, que les qualités sensibles qui ne sont ni extension ni modes de l’extension n’appartiennent pas à la chose connue, mais seulement à l’esprit qui les connaît : ce sont des idées, c’est-à-dire des modes de la pensée et non des attributs ou des modes du corps. Nous croyons que ces idées possèdent «  une existence hors de la pensée  » —  ce en quoi nous nous trompons  : «  Ainsi, lorsque nous avons vu, par exemple, une certaine couleur, nous avons cru voir une chose qui subsistait hors de nous, et qui était semblable à l’idée que nous avions 2 » (I, § 66). Il s’agit là d’un « faux préjugé » ; à cet égard, la couleur ne diffère pas de la douleur, par exemple. Pas plus que la douleur que nous ressentons au contact d’une flamme n’est à situer dans la flamme elle-même, la couleur jaune que nous voyons n’en fait partie ; elle est une modification ou une affection de notre esprit. Mais pourquoi, pourrait-on demander naïvement, croyonsnous de prime abord que le jaune est dans la flamme, et non que

c’est une modification de notre esprit  ? Ou plutôt, pourquoi inférons-nous (faussement) que c’est la flamme qui est jaune, et non les idées présentes dans notre esprit  ? Il ne suffit pas de dénoncer une erreur ou une illusion, encore faut-il expliquer la source de cette illusion. Descartes répondrait : nous croyons que c’est la flamme qui est jaune parce que c’est ainsi qu’on nous a enseigné les choses. Ce faux jugement provient des préjugés de notre enfance  : «  nous étions accoutumés à juger de la sorte 3. » Mais cette réponse ne semble pas suffisante, elle ne fait que reculer la difficulté : si on nous a enseigné cela, c’est que d’autres l’ont cru avant nous. Mais alors, pourquoi l’ont-ils cru ? Descartes apporte à cette difficulté une seconde réponse qui anticipe la solution de Locke. Si nous avons tendance à juger de la sorte, c’est par une confusion assez naturelle entre les pouvoirs qui sont dans les corps, et qui sont causes de nos sensations, et ces sensations elles-mêmes : […] nous avons sujet de conclure que nous n’apercevons point aussi en aucune façon que tout ce qui est dans les objets que nous appelons leur lumière, leurs couleurs, leurs odeurs, leurs goûts, leurs sons, leur chaleur ou froideur, et leurs autres qualités qui se sentent par l’attouchement, et aussi ce que nous appelons leurs formes substantielles, soit en eux autre chose que les diverses figures, situations, grandeurs et mouvements de leurs parties, qui sont tellement disposées qu’elles peuvent mouvoir nos nerfs en toutes les diverses façons qui sont requises pour exciter en notre âme tous les divers sentiments qu’ils y excitent 4.

Précisons que, dans le français de l’époque, « sentiment » est l’équivalent de notre « sensation ». Ce sont donc les pouvoirs que les corps possèdent —  pouvoirs purement mécaniques à agir causalement sur nos nerfs — qui constituent, non pas la couleur, laquelle est une sensation et donc un mode de l’esprit, mais la propriété physique qui joue le rôle de fondement causal pour la perception de la couleur. La couleur est une « idée » en nous, et non une propriété physique  ; mais ce qui est cause de la perception de la couleur, c’est une propriété physique, communiquée par un mouvement local, et que nous prenons à tort pour la couleur quand nous «  projetons  » celle-ci sur les choses. Descartes, dans certains passages au moins, appelle également «  couleurs  » ces pouvoirs des corps de causer une sensation colorée. Il écrit par exemple dans La Dioptrique : « [les] couleurs ne sont autre chose dans les corps qu’on nomme colorés, que les diverses façons, dont ces corps la reçoivent [scil. la lumière] et la renvoient contre nos yeux 5.  » Néanmoins, il ne s’agit là que d’une façon de parler, puisque Descartes maintient une séparation stricte entre les deux substances, la res extensa et la res cogitans. La couleur relève par principe uniquement de la seconde, elle se réduit à une simple idée en nous. Elle n’est que la résultante des mouvements locaux produits dans nos organes des sens et nos nerfs par d’autres mouvements locaux qui sont situés dans le monde. Les conclusions des Principes ont été anticipées dans les opuscules de jeunesse de Descartes, dans lesquels celui-ci avait avancé une explication purement mécanique des perceptions chromatiques. Dans Les Météores, Descartes avait expliqué que la lumière agit sur nos sens par le mouvement d’une matière subtile dont les parties peuvent être imaginées comme de petites boules

soumises à différents mouvements de rotation. La réfraction n’exerce sur ces boules qu’un effet homogène  ; il faut donc supposer un second élément, l’ombre, qui agit sur leur vitesse angulaire, entravant leur rotation, en sorte que, sous l’effet de l’ombre, le tournoiement de la matière subtile se trouve ralenti. Ainsi, lorsque les corpuscules de matière subtile tournoient à grande vitesse, ils engendrent les sensations de rouge et de jaune ; quand ils tournoient à une vitesse plus lente, ils engendrent les sensations de vert ou de bleu 6. Il n’en reste pas moins que les couleurs demeurent exclusivement des idées, et c’est pourquoi on ne saurait parler, affirme Descartes, de couleurs plus «  vraies  » que d’autres. La couleur n’étant qu’une sensation, son esse se ramène entièrement à son percipi : Je ne saurais goûter la distinction des philosophes, quand ils disent qu’il y en a [des couleurs] qui sont vraies, et d’autres qui ne sont que fausses ou apparentes. Car toute leur vraie nature n’étant que de paraître, c’est, ce me semble, une contradiction de dire qu’elles sont fausses et 7 qu’elles paraissent . La seconde source à laquelle il convient de s’arrêter pour comprendre le texte de Locke est Robert Boyle, qui publie, en 1666, un essai intitulé The Origins of Forms and Qualities according to the Corpuscular Philosophy, dans lequel il insiste sur l’importance, pour rendre compte des qualités sensibles, de ces dispositions qui se trouvent dans les corps, dispositions à causer une certaine perception ou expérience. En quoi un corps rouge, par exemple, diffère-t-il d’un corps qui est vert  ? Non pas en ce

que le rouge serait une propriété de ce corps —  sur ce point, Boyle est d’accord avec Descartes. Mais alors ? Je ne nie pas que les corps puissent être dits en un sens très favorable avoir ces qualités que nous appelons sensibles, alors même qu’il n’y aurait aucun animal dans le monde. Car dans ce cas un corps peut différer de ces corps qui sont maintenant plutôt dépourvus de qualité, en ce qu’il possède une disposition des corpuscules qui le composent telle que, au cas où il serait appliqué comme il faut aux organes sensoriels d’un animal, il produirait une qualité sensible différente de celle produite par un autre corps, d’une autre texture […]. Par conséquent, s’il n’y avait pas d’êtres doués de sensation, ces corps qui sont à présent les objets de nos sens ne seraient revêtus, si je puis ainsi m’exprimer, que dispositionnellement de couleurs, de goûts, et ainsi de suite, et actuellement de ces affections plus catholiques des corps que sont la figure, le 8 mouvement, la texture, etc. . Ainsi, au niveau physique (corpusculaire), la neige n’est pas blanche, elle est dispositionnellement blanche, c’est-à-dire qu’elle est blanche en relation avec un être sentant, dans la mesure où elle est susceptible d’engendrer une sensation de blancheur chez un tel être. Le blanc est une propriété dispositionnelle de la neige envisagée dans sa relation à des organes sensoriels. C’est donc une propriété à la fois dispositionnelle et relationnelle  : dispositionnelle, car la neige n’est pas blanche actuellement si aucun sujet (animal ou humain) ne la perçoit telle  ; elle est susceptible d’être blanche si et seulement si elle est perçue  ;

relationnelle, puisque la disposition en question n’est dans la neige que pour autant que celle-ci est envisagée dans sa relation avec les organes de la vue. Par conséquent, cette disposition n’est pas dans la neige elle-même, abstraction faite de sa relation à un sujet doué de capacités visuelles. Deux ans plus tôt, dans ses Experiments and Considerations Touching Colours, Boyle avait précisé les fondements mécanistes et corpusculaires de sa théorie des couleurs en affirmant que le trouble de la lumière blanche incidente, qui est provoqué par les corpuscules et engendre les sensations colorées, était dû à la structure superficielle des corps : Et, en fait, la plus grande part des expériences suivantes se réfère à la couleur dans ce sens [scil. comme une qualité résidant dans le corps qu’on dit coloré], car il y aura dans les corps, et principalement dans leurs parties superficielles, une certaine disposition par laquelle ils peuvent réellement troubler la lumière qui, provenant d’eux, parvient à notre œil, ce qui produit alors une impression distincte dont nous rendons compte en disant que le corps vu est soit blanc, soit noir, soit rouge, soit 9 jaune, soit de quelque autre couleur déterminée . Locke s’inspire à la fois de la conceptualité de Descartes et de celle de Boyle. Pour lui, les couleurs sont d’abord des idées, et il définit ce terme de la manière suivante  : «  J’appelle idée tout ce que l’esprit aperçoit en lui-même, toute perception qui est dans notre esprit quand il pense  » (Essai, II, VIII, §  8). L’idée est par conséquent une perception interne de quelque chose, en sorte que penser, c’est percevoir des idées à l’intérieur de cette espèce

de boîte mentale qu’est l’esprit. Ces idées dérivent d’ailleurs de deux sources : la sensation ou la réflexion (II, I, § 2). Les couleurs font évidemment partie des idées qui dérivent de nos sens. Toutefois, elles peuvent aussi être décrites comme des qualités d’un corps. «  J’appelle qualité du sujet, précise Locke, la puissance ou faculté qu’il a de produire une certaine idée dans l’esprit.  » En d’autres termes, une qualité est une propriété dispositionnelle d’un corps d’engendrer causalement une sensation. «  Une qualité du sujet  » ne signifie pas, comme on pourrait le croire, une propriété de celui qui perçoit (le « sujet » de la perception)  ; «  sujet  », subjectum, s’entend ici en son sens scolastique et pré-kantien, comme la traduction de l’hupokeimenon grec  ; il renvoie au substrat d’une chose, littéralement à ce qui gît au fond de cette chose et en supporte tous les prédicats. La couleur est par conséquent frappée d’entrée de jeu d’une ambivalence fondamentale  : elle consiste à la fois en une idée dans l’âme et en une qualité dans le « sujet », c’est-à-dire dans le corps lui-même. «  Ainsi, j’appelle idées, poursuit Locke, la blancheur, la froideur et la rondeur, en tant qu’elles sont des perceptions ou des sensations qui sont dans l’âme  ; et en tant qu’elles sont dans une balle de neige, qui peut produire ces idées en nous, je les appelle qualités » (II, VIII, § 8). Déjà, cette phrase qui fixe la terminologie de l’Essai est loin d’être claire. Locke commence par nous dire que les idées sont «  dans l’âme  » sans vraiment préciser ce que veut dire cette expression. Devons-nous comprendre que la boule de neige que nous recevons en plein visage, parce qu’un petit farceur vient de nous l’envoyer, est «  dans notre âme  »  ? Mais passons sur cette première difficulté qui ne cessera de revenir sous différentes

formes. Locke commence par nous dire que l’idée, par exemple l’idée de blancheur, se trouve dans l’âme. Il poursuit en affirmant qu’il va appeler cette même idée « qualité » « quand elle se trouve dans une balle de neige  »  ! Comment l’idée peut-elle se trouver dans la boule de neige, puisqu’elle ne se trouve que dans l’âme ? Comment la couleur peut-elle exister en même temps sous deux formes différentes, en tant que qualité dispositionnelle d’un corps et en tant que perception actuelle de celui-ci  ? Une lecture charitable consisterait à répondre que ce que veut dire Locke, en réalité, est qu’il convient d’appeler «  qualité  » ce qui correspond dans la boule de neige à l’idée de blancheur dans l’esprit. Mais alors, «  correspond  » en quel sens  ? La thèse de Locke, qu’il va développer un peu plus loin, est que les idées de couleurs ne ressemblent absolument pas à ce qui en est la cause dans les corps eux-mêmes. Par conséquent, «  correspondre  » ne peut pas ici avoir le sens de « ressembler », mais uniquement d’« être la cause de  ». Les idées sont des perceptions dans l’âme, et les qualités sont les causes, présentes dans le corps, qui engendrent ces idées. Seulement, si on examine les choses d’un peu plus près, ce n’est pas non plus ce que veut dire Locke. Si on lit attentivement le texte, on s’aperçoit que le philosophe anglais entend par «  qualités  » non les propriétés des corps qui sont causes de nos sensations, mais les puissances qui engendrent ces sensations  : «  J’appelle qualité du sujet, précise-t-il, la puissance ou faculté qu’il a de produire une certaine idée dans l’esprit. » Il s’ensuit qu’il y a non pas deux, mais trois éléments à distinguer : 1) Les idées ou sensations. 2) Les qualités en tant que pouvoirs ou dispositions.

3)  Le fondement causal de ces pouvoirs, les propriétés non dispositionnelles que possèdent les corps et qui leur confèrent leurs propriétés dispositionnelles (leurs pouvoirs causaux) en relation à des organes sensoriels. La distinction entre ces trois éléments est capitale, mais il se trouve qu’elle n’est pas faite expressément par Locke. Celui-ci emploie plutôt le mot «  qualité  » de manière fondamentalement équivoque. Tantôt la qualité désigne une propriété intrinsèque d’un corps qui lui appartient indépendamment du rapport de causalité qui s’établit entre l’objet et le sujet sentant, tantôt Locke emploie «  qualité  » pour désigner non pas une propriété intrinsèque d’un corps, mais une disposition ou un pouvoir qui n’appartient à ce corps qu’en relation au sujet sentant. Or, si Locke n’employait pas le concept de qualité de manière ambiguë, il ne pourrait pas avancer sa distinction entre qualités premières et qualités secondes. En effet, comme nous allons le voir, les qualités premières sont des propriétés intrinsèques des corps, qui leur appartiennent indépendamment de leur relation à un sujet percevant, alors que les qualités secondes ne sont justement pas des propriétés intrinsèques, ce sont des propriétés à la fois dispositionnelles et relationnelles, des pouvoirs qui n’appartiennent aux corps qu’en relation à un organe de perception. En outre, Locke affirme que les qualités secondes se fondent sur les qualités premières. Il faut entendre par là que ces qualités dispositionnelles et relationnelles se fondent sur des propriétés intrinsèques. C’est parce qu’un corps est constitué de telle ou telle manière, au niveau corpusculaire, qu’il a aussi le pouvoir ou la faculté, en présence d’un être sentant, d’éveiller en lui telle ou telle sensation. Il s’ensuit que les qualités premières et les qualités secondes ne sont pas du tout des « qualités » dans le

même sens. Il existe une équivoque fondamentale du concept de qualité, dont il faudra examiner les conséquences. Il y a non seulement une équivoque du mot « qualité », dans le texte de Locke, mais une équivoque du mot «  idée  ». Cette ambiguïté pourrait paraître moins grave, et Locke la présente du reste comme une simple licence qu’il s’accorde : « Que si je parle quelquefois de ces idées comme si elles étaient dans les choses mêmes, on doit supposer que j’entends par là les qualités qui se rencontrent dans les objets qui produisent ces idées en nous » (II, VIII, §  8). «  Idée  » voudra donc dire parfois «  qualité  »  ; mais « qualité » en quel sens ? S’il s’agit du premier sens de « qualité » (propriété non dispositionnelle d’un corps qui lui appartient indépendamment de tout rapport à un sujet), alors nous aboutissons à la contradiction pure et simple selon laquelle l’« idée », dont Locke ne cesse de dire qu’elle se trouve seulement «  dans l’âme  », se trouverait aussi dans le corps en tant que propriété physique indépendante de l’âme ! On ne peut plus parler d’une licence, il s’agit d’une absurdité pure et simple. Si nous aboutissons à un tel paradoxe en nous bornant à analyser les définitions de Locke, c’est qu’en réalité toute sa formulation du problème de la couleur succombe à une équivoque de principe que l’on peut formuler de la manière suivante. Reprenons les trois éléments qu’il faudrait distinguer dans l’analyse de la couleur : 1) Les idées ou sensations. 2) Les qualités des corps en tant que pouvoirs ou dispositions. 3)  Le fondement causal de ces pouvoirs, les propriétés non dispositionnelles que possèdent les corps indépendamment de nos organes sensoriels.

Ce qu’il y a de plus problématique dans cette typologie, c’est (2). En effet, les idées sont les perceptions dont nous avons immédiatement conscience  : le blanc de la neige, le rouge du porphyre, etc. Quant aux propriétés physiques, lesquelles sont au fondement de ces pouvoirs des corps, Locke avoue qu’il ne sait pas au juste ce qu’elles sont. Il reprend parfois à son compte les concepts de la philosophie corpusculaire de Boyle  : «  Certains petits corps imperceptibles doivent venir de l’objet que nous regardons, jusqu’aux yeux, et par là communiquer au cerveau certains mouvements qui produisent en nous les idées que nous avons de ces différentes qualités  » (II, VIII, §  11). Locke ne se prononce pas sur ces propriétés physiques, il n’est pas en mesure de le faire compte tenu de l’état de la science à son époque. Aujourd’hui, nous pourrions être tentés de pallier cette lacune en nous appuyant sur les découvertes de la physique contemporaine. Nous pourrions avancer que ces corpuscules qui viennent frapper la rétine sont des photons et que ces «  mouvements  » communiqués au cerveau sont des influx nerveux issus des cellules photosensibles de la rétine. Il s’agit donc de phénomènes physiques et physiologiques qui diffèrent toto caelo des sensations de couleur (à supposer qu’il faille concevoir les couleurs comme des sensations, ce sur quoi nous reviendrons plus loin). La difficulté principale se situe donc en (2). À ce niveau, nous avons quelque chose qui n’est ni de l’ordre de la sensation ni de l’ordre de propriétés physiques, ni subjectif ni objectif. On pourrait dire aussi que nous avons quelque chose qui est à la fois subjectif et objectif  : (a) subjectif, puisque ces dispositions à produire des sensations ne sont telles qu’en référence aux sensations qu’elles engendrent  ; toute disposition se définit par

rapport à ce qui vient l’actualiser, et ce qui vient l’actualiser, dans le cas présent, c’est une perception de couleur ; (b) objectif, dans la mesure où cette disposition ne dépend pas seulement pour s’actualiser d’un organe sensoriel, elle dépend tout autant de l’existence de propriétés non dispositionnelles des corps que nous pouvons appeler «  fondement  » ou «  base causale  » de leurs pouvoirs. Elle repose donc sur des propriétés physiques objectives, indépendantes de toute relation à un sensorium. Dans ces conditions, on pourrait être tenté de supprimer ce niveau intermédiaire et de s’en tenir à l’alternative suivante  : ou bien les couleurs sont des propriétés physiques des corps, et ont le même statut que les qualités premières (étendue, solidité, figure, mouvement), ce qui nous conduit à une théorie physicaliste de la couleur  ; ou bien les couleurs sont de nature purement mentale, elles ne dépendent d’aucune base physique constante (chaque couleur ne reflète pas une propriété physique et une seule), ce qui nous conduit à une théorie purement psychologique des couleurs. Les couleurs seraient alors de purs «  artefacts  » engendrés par notre appareil visuel, de pures illusions auxquelles ne correspondrait aucune propriété physique homogène. Locke lègue à la philosophie moderne ces deux «  voies  » possibles, mais il refuse d’en choisir aucune. Il ne veut ni dire que la couleur est un phénomène objectif, identique à certaines propriétés physiques de la lumière ou de l’interaction de celle-ci avec la matière, ni dire que la couleur est une simple illusion subjective. Pourtant, la question qui se pose est de savoir si ce qu’il dit est cohérent  ; et, si oui, comment il convient de l’interpréter.

QUALITÉS PREMIÈRES ET SECONDES

Examinons maintenant la distinction classique entre qualités premières et secondes : Il est d’une absolue nécessité pour notre dessein de distinguer les qualités réelles et originales des corps, qui sont toujours dans les corps et n’en peuvent être séparées, savoir la solidité, l’étendue, la figure, le nombre et le mouvement, ou le repos, qualités que nous apercevons toujours dans les corps lorsque pris à part ils sont assez gros pour pouvoir être discernés ; il est, dis-je, absolument nécessaire de distinguer ces sortes de qualités d’avec celles que je nomme secondes qualités, qu’on regarde faussement comme inhérentes aux corps, et qui ne sont que des effets de certaines combinaisons de ces premières qualités, lorsqu’elles agissent sans qu’on les discerne distinctement (II, VIII, § 22). Ainsi, les couleurs « ne sont dans le fond autre chose dans les objets que la puissance de produire en nous diverses sensations par le moyen de leurs premières qualités » (II, VIII, § 14). À cette caractérisation, Locke ajoute que les qualités premières, qui sont réellement dans les corps, ressemblent aux idées que nous avons de ceux-ci, alors que les qualités secondes ne ressemblent pas à nos idées, «  il n’y a rien dans les corps mêmes qui ait de la conformité avec ces idées » (II, VIII, § 15). Cette thèse d’une ressemblance, dans le cas des qualités premières, et d’une absence de ressemblance, dans le cas des

qualités secondes, pose un sérieux problème si nous nous souvenons que « qualité » n’a pas le même sens ici et là. Pour ce qui touche aux propriétés intrinsèques des corps, indépendantes de l’observation, il y a peut-être un sens à parler de ressemblance. Admettons que la sphéricité de la boule de neige soit une propriété géométrique intrinsèque de cet objet, et que cette propriété soit indépendante de la perception que nous en avons  ; admettons, de surcroît (ce qui n’a rien d’évident), que notre idée de cette sphéricité soit quelque chose de distinct de l’objet sphérique, et qui se trouve « dans l’âme » seule ; il s’ensuit qu’il y a peut-être un sens à comparer la sphéricité comme propriété objective du corps et la sphéricité comme propriété subjective de ma représentation de ce corps, et à dire qu’elles « se ressemblent » (comme un tableau intérieur ressemblerait à l’objet qu’il dépeint). Bien sûr, cela pose d’autres difficultés bien connues, comme celle de savoir comment je peux «  sortir  » de mes représentations pour les comparer à la réalité telle qu’elle existe indépendamment de ces représentations. Cependant, dans le cas des qualités secondes, que pourrait bien vouloir dire « ressemblance » ? Si les qualités secondes sont des pouvoirs d’engendrer telle ou telle sensation, pouvoirs euxmêmes fondés sur des qualités premières, en quoi des pouvoirs, des dispositions peuvent-ils être dits «  ressembler  » à des représentations  ? C’est comme si l’on disait que le pouvoir que possède un bloc de marbre de donner naissance à un Hermès sous le ciseau du sculpteur « ressemble » à la figure d’Hermès. Le pouvoir d’engendrer causalement la perception du rouge ne saurait ressembler, en aucun sens intelligible du terme, au rouge perçu. Et puisque l’idée de ressemblance n’a pas de sens ici, celle de dissemblance n’en a pas non plus. S’il était cohérent, Locke ne

devrait pas dire que la blancheur de la neige en tant que qualité seconde ne ressemble pas à ma perception de cette blancheur ; il devrait plutôt dire qu’il n’y a aucune place ici pour une ressemblance en quelque sens que ce soit. Si on laisse de côté ce problème, il reste à s’interroger sur le bien-fondé des arguments que Locke avance en faveur de l’idée que la blancheur n’est pas dans la neige, ni la rougeur dans le porphyre, tandis que la forme ou la solidité sont bien dans ces corps. On pourrait distinguer trois types d’arguments. Le premier peut être baptisé « argument de la division » et il s’énonce comme suit : « Prenez, par exemple, un grain de blé et le divisez en deux parties : chaque partie a toujours de l’étendue, de la solidité, une certaine figure, et de la mobilité  » (II, VIII, §  9). Cela reste vrai même si on divise le grain jusqu’à atteindre des parties insensibles. Mais ces parties ont-elles encore des couleurs, des odeurs, produisent-elles encore des sons, etc. ? Si ce n’est pas le cas, il faut en conclure que ces qualités ne se situent pas sur le même plan que les autres. Le premier genre de qualités est inhérent aux corps, le second type ne consiste en rien d’autre que la puissance des corps à exercer sur nos sens une action causale, et cette puissance fait défaut dans le cas des corpuscules insensibles. (La seconde partie de l’argument se trouve au § 17.) Le deuxième argument est celui du changement en fonction des circonstances extérieures. L’éclairage dans lequel nous apparaît un objet coloré peut changer, et la couleur se modifie alors avec lui — mais non la figure du corps (II, VIII, § 19 et 25). Lorsque nous voyons que la cire ou un beau visage reçoivent du soleil un changement de couleur, nous pouvons en conclure que les couleurs ne sont pas des propriétés des objets considérés en eux-mêmes. Notons au passage que le fait que la couleur d’un

objet se modifie ne suffit pas à prouver que cette couleur est une qualité réellement séparable du corps ; la figure de la cire change, comme le remarquait Descartes, et pourtant la figure est une qualité inséparable de la cire, comme Locke le reconnaît luimême. Parmi ces conditions d’éclairage changeantes figure la transition du jour à l’obscurité. « Considérons la couleur rouge et blanche dans le porphyre, écrit Locke, faites que la lumière ne donne pas dessus, sa couleur s’évanouit, et le porphyre ne produit plus de telles idées en nous. La lumière revient-elle, le porphyre excite encore en nous l’idée de ces couleurs » (II, VIII, § 19). Locke en conclut que le porphyre «  n’a aucune couleur dans les ténèbres  », alors qu’il possède encore des qualités premières  : extension, figure, solidité. Enfin, le troisième argument formulé par Locke est celui de la modification des couleurs en fonction de l’état du sujet qui les perçoit (on pourrait le baptiser «  l’argument des illusions perceptives  »). Locke mentionne au §  21 l’expérience qui nous permet de sentir la même eau comme étant en même temps froide (dans une main) et chaude (dans l’autre main), lorsque nous avons laissé pendant un certain temps l’une de nos mains auprès d’une source de chaleur. Il en va de même pour les couleurs. Même si Locke ne s’arrête pas à cet exemple, il est clair que des causes purement physiologiques peuvent agir sur notre perception des couleurs (absorption de drogues, maladies de la rétine, phosphènes, c’est-à-dire couleurs apparentes qui sont la conséquence d’une pression exercée sur le globe oculaire). Ces couleurs «  illusoires  » et, plus généralement, la variabilité de notre perception chromatique en fonction de notre état prouveraient, à en croire Locke, que les couleurs n’existent pas dans les choses.

Que penser de la portée de ces différents arguments  ? À la vérité, aucun n’est pleinement concluant. D’abord, il est vrai qu’un corps microscopique, par exemple un grain de sable, peut paraître ne posséder aucune couleur à l’œil nu. Mais est-ce vrai ? Un microscope nous révèle l’existence d’une coloration même au niveau le plus infime de la matière. Une chose est de soutenir que les objets de trop petite dimension pour notre vision ordinaire ne nous présentent aucune couleur détectable, une autre d’en inférer qu’ils sont dépourvus de toute couleur. Qu’en est-il de l’argument de la variabilité perceptive ? Prouvet-il que les couleurs ne sont pas dans les choses  ? Mais le changement de taille ou de forme entraîne-t-il que la forme ou la taille ne sont pas des propriétés de l’objet ? Peut-on conclure du fait que, la nuit, le porphyre ne nous apparaît plus rouge qu’il a cessé de l’être ? Après tout, on peut soutenir que, même lorsque le rouge du porphyre ne nous apparaît pas, cette roche volcanique reste rouge, de même qu’elle conserve une taille, une forme, un poids, y compris quand on ne la touche pas et ne la soulève pas. Pour que l’argument soit concluant, pour que l’on puisse inférer de ce que le rouge du porphyre n’est pas perçu la nuit, que le porphyre, à ce moment-là, n’est plus rouge, il faudrait déjà avoir établi que la couleur de cette roche se réduit à une « idée » ou à une sensation dans l’esprit, qu’elle n’est pas une propriété de ce corps — ce que l’argument visait précisément à démontrer. Il ne s’agit donc que d’une pétition de principe. Enfin, que prouve au juste le cas des couleurs apparentes (illusoires) ? L’existence de telles couleurs ne prouve pas, en tout cas, que toutes les couleurs sont de ce type. Qu’il soit possible d’être victime d’une illusion quant à la perception d’un poids ne prouve pas que toute perception du poids est de ce type, ni que la

pesanteur n’est pas une caractéristique de l’objet lui-même. En réalité, les illusions perceptives ne permettent de rien prouver du tout. Certes, les couleurs induites, tels les phosphènes, ne sont pas dans les choses, mais s’ensuit-il que toute couleur perçue doive être pensée sur ce modèle ? Il faut en conclure que la distinction entre qualités premières et secondes, loin de régler une fois pour toutes le problème du statut des phénomènes chromatiques, comme pourraient le laisser penser ses innombrables reprises dans la littérature consacrée à ces questions, révèle plutôt la profondeur de la difficulté. Ce qui ressort des analyses de Locke est plutôt l’indécision fondamentale qui affecte sa position. Tantôt Locke définit la couleur comme une idée ou une sensation, tantôt il soutient qu’elle est une «  qualité  » dans le sens où il entend ce terme, c’est-à-dire une propriété dispositionnelle des corps, ellemême fondée sur des propriétés non dispositionnelles (les corpuscules dont l’objet est constitué, susceptibles de modifier la lumière qui est renvoyée jusqu’au sensorium). La définition que Locke avance de la couleur est tantôt subjective, tantôt objective. Conformément à la première tendance, il affirme  : «  Ôtez le sentiment que nous avons de ces qualités […] et dès lors toutes les couleurs […]  s’évanouiront et cesseront d’exister  » (II, VIII, §  17  ; nous soulignons). Mais si les couleurs ne sont rien abstraction faite de nos sensations, cela implique qu’elles sont purement subjectives et que ce ne sont donc pas des qualités, mêmes dispositionnelles, des corps, c’est-à-dire des pouvoirs réels en eux. Dans d’autres passages, pourtant, Locke définit la couleur comme une puissance qui réside dans les objets  : les couleurs, affirme-t-il alors, «  ne sont dans le fond autre chose dans les objets que la puissance de produire en nous diverses sensations

par le moyen de leurs premières qualités 10  » (II,

VIII,

§  14). Il

donne alors de la couleur une définition dispositionnelle, mais ce qu’il échoue à expliquer est comment un seul et unique terme peut s’appliquer à la fois à la cause de la perception et à la perception elle-même. Ce problème est d’ailleurs celui que soulève toute théorie causale de la perception. Locke écrit notamment : « la production de quelque qualité sensible dans le sujet n’est que l’effet d’une certaine puissance, et non la communication d’une qualité qui existe réellement dans celui qui la produit  » (II, VIII, §  25). La perception est ici conçue comme un événement réel qui est le produit causal d’une disposition réelle située dans les corps, lorsque cette disposition s’actualise. La perception est une relation réelle qui s’établit entre un corps doté de pouvoirs causaux et un sensorium. Mais pour qu’on puisse parler d’un rapport causal, ne faut-il pas que le rapport causal s’établisse entre deux événements logiquement indépendants l’un de l’autre, le premier étant cause du second  ? N’est-il donc pas nécessaire que l’actualisation de la disposition du corps à causer une certaine idée soit logiquement distincte de l’idée ainsi causée  ? Or, dans le cas considéré, une telle indépendance fait défaut ; car le pouvoir causal dans les choses est manifestement un pouvoir de produire telle ou telle sensation (par exemple une sensation de blancheur), il n’est pas logiquement indépendant de son présumé «  effet  » et ne peut être conjecturé qu’à partir de cet effet. En d’autres termes, l’idée de disposition ne permet pas encore de parvenir à une définition objective de la couleur, qui la déterminerait comme un état physique indépendant de l’observateur, puisque Locke infère à partir de la perception une cause qui ne peut être décrite qu’à la lumière de cette perception,

c’est-à-dire de son supposé « effet ». Une théorie qui confère aux couleurs un statut dispositionnel demeure en quelque sorte au milieu du gué, elle ne parvient pas à garantir aux pouvoirs causaux une indépendance suffisante vis-à-vis de l’expérience de l’observateur pour leur procurer une véritable objectivité, et ainsi donner un sens à l’idée de causalité. Certes, on pourrait objecter que, du point de vue de Locke, la cause réelle de la perception des couleurs n’est pas une qualité seconde, mais une qualité première, dans la mesure où la qualité seconde n’agit sur nos sens que par l’intermédiaire de son fondement causal  : ce sont des propriétés corpusculaires de la matière qui confèrent à la boule de neige son pouvoir d’engendrer en moi une perception de blancheur. Et c’est bien, en effet, ce qu’affirme Locke quand il rapproche (II, VIII, §  23) les qualités secondes, en tant que dispositions, d’une autre espèce de disposition (une «  qualité  » à laquelle Locke ne donne pas de nom) : le fait que le sel est soluble. Que veut dire en effet que le sel est soluble ? Le chlorure de sodium, dirions-nous aujourd’hui, possède la propriété dispositionnelle d’être soluble en vertu de propriétés non dispositionnelles qui tiennent à sa composition moléculaire, aux forces électrostatiques qui assurent la cohésion de ses cristaux, à la composition de l’eau et à l’interaction chimique qui se produit lorsqu’on met en contact l’eau et le sel. On peut toutefois se demander si ce rapprochement entre les deux sortes de dispositions est légitime : dans le cas des qualités secondes, comme la couleur, la cause est physique, mais l’effet, lui, ne l’est pas  ; cet «  effet  », c’est une perception. Or une perception ne semble pas pouvoir être décrite prima facie comme un état physique de quoi que ce soit. Pour Locke, en tout cas, c’est un état mental, et l’auteur de l’Essai, sans embrasser le

dualisme cartésien, reste circonspect à l’égard de la possibilité d’un matérialisme réductionniste. On peut alors se demander si la distinction cause/effet est adéquate pour rendre compte de la perception 11. En d’autres termes, il semble demeurer toujours un hiatus dans l’explication causale. L’« explication » de Locke repose sur la simple juxtaposition de deux définitions de la couleur, une définition dispositionnelle en termes de qualités secondes fondées sur des qualités premières, et une définition psychique ou mentale en termes d’idées ou de sensations. Elle n’a pas permis de combler le fossé qui sépare ces deux descriptions. En fait, Locke affirme que la production des couleurs perçues échappe à la raison  : «  la raison ne peut faire voir comment les corps peuvent produire dans l’esprit les idées du bleu, ou du jaune, etc., par le moyen de la grosseur, figure et mouvement de leurs parties » (II, VIII, § 25). La conséquence, chez Locke, est son adhésion au scepticisme. Tandis que Descartes sautait allégrement par-dessus le fossé qui demeure dans l’explication causale en invoquant la véracité divine, Locke, qui n’a pas recours à ce type d’argument, ne peut échapper à une conclusion sceptique. Contre Descartes, il soutient que l’homme «  est fort éloigné de connaître certainement ce que c’est que son âme  » (Essai, IV, III, §  6), et qu’il ne peut par conséquent comprendre comment des propriétés physiques peuvent être responsables de perceptions ou d’états mentaux. «  Notre esprit, écrit-il, étant incapable de découvrir aucune liaison entre ces premières qualités des corps, et les sensations qui sont produites en nous par leur moyen, nous ne pouvons jamais être en état d’établir des règles certaines et indubitables de la conséquence ou de la coexistence d’aucunes secondes qualités  » (IV, III, §  13). Bref,

nous ne pourrons jamais expliquer adéquatement la perception de la couleur. Nous ne pouvons jamais aller plus loin que l’expérience que nous avons de cette dernière (IV, III, § 14). Peut-être sera-t-on tenté de se demander  : n’est-ce pas simplement l’insuffisance de notre savoir empirique qui nous empêche de fournir une explication complète des phénomènes chromatiques  ? Et Newton n’a-t-il pas apporté une contribution décisive à notre savoir empirique en ces matières, en formulant la première théorie optique des couleurs  ? Là où Locke parle vaguement d’effets que produirait le mouvement de corpuscules, Newton met au jour le phénomène de la composition spectrale de la lumière : nous avons tous observé à l’école la décomposition de la lumière blanche par «  un prisme de verre pur  ». Pourtant, comme nous allons le voir, malgré ses avancées scientifiques indéniables, la théorie de la lumière et des couleurs de Newton se meut dans un cadre théorique assez proche de celui de Locke et se trouve confrontée, sur le plan philosophique, au même genre de difficultés.

LA THÉORIE OPTIQUE DE NEWTON

Il n’est pas possible ici — et sans doute n’est-ce pas nécessaire non plus — d’entrer dans tout le détail et la technicité de l’optique géométrique 12. Le projet de Newton est extrêmement ambitieux puisqu’il ne s’agit de rien de moins que de montrer que la couleur est écrite en langage mathématique, pour parler comme Galilée. Le savant écrit ainsi à Oldenburg dès 1672  : «  Un naturaliste s’attendrait peu à voir la science des couleurs devenir mathématique, et cependant je ne crains pas d’affirmer qu’il y a

autant de certitude dans celle-ci que dans n’importe quelle autre partie de l’Optique 13.  » Notre propos consistera ici davantage à fournir une interprétation du cadre philosophique d’ensemble dans lequel prend place la théorie de Newton qu’à nous intéresser aux détails de cette théorie. La principale découverte de Newton est le phénomène de la réfraction de la lumière blanche quand elle est interceptée par une interface entre deux milieux transparents, par exemple par un prisme de verre pur, et qu’elle se brise en un spectre que Newton décrit (par analogie avec les sept tons de l’échelle musicale) comme étant composé de sept couleurs : rouge, jaune, orange, vert, bleu, indigo, violet. Newton formule sa découverte dans le théorème  II de son Optique  : «  La lumière du soleil est composée de rayons différemment réfrangibles. » Dans sa lettre de 1672 à Oldenburg, plus de trente ans avant la publication de l’Optique, il rapportait déjà l’experimentum crucis qui lui avait permis de parvenir à cette conclusion : Je pris deux planches et plaçai l’une d’entre elles juste derrière le prisme près de la fenêtre, de telle sorte que la lumière pût traverser un petit trou pratiqué à ce dessein, et ainsi que la lumière tombât sur l’autre planche que je plaçai à environ douze pieds de distance, ayant préalablement pratiqué dans celle-ci également un petit trou afin qu’un petit peu de lumière incidente la traversât. Ensuite, je disposai un autre prisme derrière cette seconde planche de telle sorte que la lumière qui traversait les deux planches pût également la traverser et fût à nouveau réfractée avant d’arriver sur le mur. Ceci fait, je pris le

premier prisme dans la main et le tournai lentement d’un mouvement de va-et-vient autour de son axe, afin que toutes les diverses parties de l’image, envoyées sur la seconde planche, traversassent successivement son trou  ; ainsi, il me serait possible d’observer en quel lieu le second prisme réfracterait sur le mur les diverses parties. Et je vis, par les différentes positions de ces lieux, que la lumière tendant vers une extrémité de l’image vers laquelle la réfraction du premier prisme avait lieu subissait vraiment dans le second prisme une réfraction beaucoup plus importante que la lumière tendant vers l’autre extrémité. Et ainsi, nous décelâmes que la véritable cause de la longueur de cette image [l’image produite par le prisme est oblongue] n’était pas autre chose que celle-ci, à savoir que la lumière se composait de rayons différemment réfrangibles qui, sans égard à la différence de leurs incidences, étaient suivant leur degré de réfrangibilité transmis vers diverses parties du mur 14. Ce que révèle le dispositif formé de ces deux prismes, c’est que les rayons de lumière diversement colorés qui sont issus du premier prisme, ayant chacun un degré de réfrangibilité donné, ne subissent, en traversant le second prisme, aucune nouvelle altération ni du point de vue de leur couleur ni du point de vue de leur degré de réfrangibilité. Conclusion  : la lumière, loin d’être homogène, est composée de rayons dont le degré de réfrangibilité diffère et qui correspondent aux différentes couleurs du prisme. La réfrangibilité des rayons de lumière est définie par Newton comme «  leur disposition à être détournés de leur direction, en 15 passant d’un milieu dans un autre   ». Il faut la distinguer de la

réflexivité, par laquelle les rayons sont « renvoyés du milieu dans lequel ils tombent dans le milieu d’où ils sont partis ». Les rayons qui composent la lumière blanche incidente diffèrent en couleur dans la mesure où ils diffèrent aussi en réfrangibilité, et vice versa. Qui plus est, comme le montre l’experimentum crucis, cette différence est pour eux une propriété inaltérable, que ce soit par réfraction ou par réflexion : « à un même degré de réfrangibilité correspond toujours une même couleur 16.  » L’hypothèse fondamentale que Newton pense ainsi avoir démontrée 17 est celle qu’il reformule dans le théorème I de l’Optique, à savoir que « les rayons qui diffèrent en couleur diffèrent aussi en réfrangibilité ». Aujourd’hui, on ne parlerait plus de différents degrés de réfrangibilité correspondant aux différentes couleurs du prisme, mais on dirait plutôt qu’en vertu du caractère à la fois ondulatoire et corpusculaire de la lumière, lequel dépend de principes quantiques, chaque couleur correspond à une longueur d’onde du spectre électromagnétique. Il suit de ces affirmations de Newton qu’il est possible à la fois de séparer les rayons dont la lumière blanche est composée en les faisant diverger au moyen d’un premier dispositif optique (le prisme), et de les réunir à nouveau grâce à un second dispositif qui les fait converger. On retrouve alors la lumière blanche initiale. L’expérience qu’avance Newton à l’appui de cette affirmation est la suivante : Dans une pièce assombrie, faire dans le volet d’une fenêtre un trou dont le diamètre sera pour raisons de commodité du tiers d’un pouce, de sorte que puisse être admise une quantité convenable de lumière solaire : placer alors un prisme clair et incolore afin de réfracter la

lumière pénétrant dans la pièce vers la partie opposée de cette dernière ; la lumière, comme je l’ai déjà dit, sera de ce fait dispersée sous la forme d’une image colorée oblongue. Placer ensuite une lentille d’environ trois pieds de rayon (par exemple une grande lentille d’un télescope de trois pieds) à une distance d’environ quatre ou cinq pieds du prisme  ; toutes les couleurs la traverseront à la fois et convergeront, du fait de la réfraction, à une distance de dix à douze pieds. Si, à cette distance, vous interceptez cette lumière à l’aide d’une feuille de papier blanc, vous observerez, de par leur mélange, que les couleurs redonneront du blanc 18. Newton conclut de tout cela que le blanc est la somme de toutes les autres couleurs (nous avons appris cela à l’école) : De ce qui précède, il suit évidemment que la blancheur de la lumière solaire est composée de toutes les couleurs que les rayons hétérogènes donnent à tout corps blanc sur lequel ils tombent après avoir été séparés par leurs différentes réfractions  : car leurs couleurs sont inaltérables ; et toutes les fois qu’ils sont mêlés de nouveau, ils reproduisent de la lumière blanche 19. Bien entendu, le blanc dont parle ici Newton est une propriété de la lumière, et la loi qu’il tire de ses expériences ne vaut pas pour les pigments chimiques, par exemple ceux qu’utilisent un peintre ou un teinturier. Qu’on essaie de mélanger les sept couleurs dont parle Newton en prenant de la peinture à l’huile, et on constatera sans mal que cela ne donne absolument pas du

blanc. Une telle constatation sera d’ailleurs à l’origine d’une violente réaction contre la théorie de Newton de la part de Goethe, Hegel et Schopenhauer. En revanche, la théorie de Newton rend admirablement compte de couleurs par diffraction de la lumière comme celles qui apparaissent dans le phénomène de l’arc-en-ciel (quoique ces couleurs ne s’expliquent pas uniquement par l’optique géométrique et les phénomènes de réfraction, mais fassent intervenir également des effets interférentiels liés aux propriétés des gouttes d’eau de pluie, effets qui expliquent l’existence d’arcs surnuméraires au voisinage des arcs principaux). En réalité, les observations de Newton ne sont pas tout à fait exactes même pour la lumière. Il est possible en effet d’obtenir de la lumière blanche en mélangeant seulement deux rayons colorés, par exemple du rouge et du bleu-vert, ou encore du jaune et de l’outremer. Or Newton affirme le contraire : « Il [scil. le blanc] est toujours composé, et pour sa composition entrent toutes les couleurs primaires susdites mélangées selon des proportions convenables 20.  » Cela pose un sérieux problème sur lequel il faudra revenir. Quoi qu’il en soit, l’optique géométrique de Newton n’apporte pas seulement une réponse au problème de savoir comment définir une lumière rouge ou jaune (à savoir, par son degré de réfrangibilité quand elle rencontre un spectre ou une interface entre deux milieux transparents) ; elle apporte aussi une solution au problème plus général de ce que Newton appelle les «  couleurs de la nature  », ou les couleurs permanentes des corps. De ces propositions bien démontrées découle la preuve de celle qui fait le sujet de cet article. Car si la lumière du

soleil est composée de différentes espèces de rayons originairement doués d’un degré de réfrangibilité particulier à chacune, et de qualités colorifiques inaltérables, il est évident que toutes les couleurs de la Nature ne sont autre chose que les qualités colorifiques des rayons de la lumière qui rend ces couleurs visibles. Veuton connaître la cause d’une couleur quelconque ? Il suffira donc de considérer comment les rayons solaires ont été séparés ou combinés par réfraction, par réflexion, etc. ; ou bien il suffira de déterminer les différents rayons qui composent la lumière dont cette couleur provient ; puis de faire voir, à l’aide du dernier problème, quelle est la couleur qui doit provenir du mélange de ces rayons fait dans la proportion indiquée 21. Cette conclusion est-elle nécessaire, comme le dit Newton  ? Non —  et nous verrons qu’en un sens elle est même fausse  —, mais elle est du moins plausible. À partir du moment où l’on définit la couleur par le degré de réfrangibilité de chaque rayon lumineux  ; à partir du moment, donc, où l’on considère que la couleur est une propriété inaltérable des différents rayons dont la lumière est composée, on peut en déduire avec plausibilité que les couleurs des corps, ces couleurs qui demeurent quasi immuables dans la nature, ont pour cause la manière dont les différentes surfaces réfractent ou réfléchissent la lumière solaire. Autrement dit, quelque chose à la surface des corps doit réfléchir une sorte de lumière en plus grande quantité que les autres 22. Newton ne se prononce pas sur ce qu’est ce « quelque chose ». Il doit y avoir des propriétés physiques qui expliquent cela.

Sa conclusion en ce qui concerne les « couleurs de la nature » est par conséquent la suivante  : les couleurs permanentes des corps «  proviennent de ce que certains corps réfléchissent principalement certains rayons : le cinabre, par exemple, réfléchit principalement les rouges ; et la violette, les violets. Ainsi, chaque corps tire sa couleur des rayons qu’il réfléchit en plus grand nombre 23 ». Par exemple, « de l’or en feuille, placé entre l’œil et la lumière, transmet des rayons bleu verdâtre ; ces rayons pénètrent donc le tissu de l’or en masse qui les absorbe ou les éteint, tandis que sa surface réfléchit les rayons jaunes 24 ». Ici, une notion très importante est introduite  : celle d’absorption. Un corps jaune absorbe tous les rayons de la lumière blanche incidente à l’exception des jaunes, qu’il réfracte ou réfléchit, ce qui lui confère sa couleur pérenne en plein jour. En un certain sens, la théorie de Newton a été confirmée dans ses grandes lignes par la physique contemporaine. Nous savons mieux expliquer aujourd’hui ce dont Newton ne savait pas rendre compte, à savoir les causes qui font qu’un objet physique absorbe sélectivement certaines longueurs d’onde du spectre électromagnétique et pas d’autres, qu’il réfléchit. Pourquoi tel corps absorbe-t-il la lumière verte, jaune et bleue du spectre, de telle sorte que seule la lumière rouge soit transmise à l’observateur 25  ? La réponse relève de la structure atomique et moléculaire de la matière. Considérons un diamant et un morceau de charbon. Tous deux sont composés uniquement d’atomes de carbone  ; seule leur structure moléculaire diffère. Cette structure moléculaire suffit à expliquer leur frappante diversité de couleur. (Tout cela est important pour la chimie de la couleur, qui étudie ces propriétés moléculaires, et pour l’industrie

qui met au point des colorants, naturels ou de synthèse, sur la base de ces connaissances.) En fait, si l’on s’intéresse à ce phénomène d’absorption/transmission, il faut descendre jusqu’au niveau quantique. Comme le précisent Zuppiroli et Bussac, «  telle molécule résonne, lorsqu’elle est soumise à une lumière, d’une certaine longueur d’onde, c’est-à-dire d’une certaine couleur, tout comme la corde résonne, soumise à une vibration d’une certaine longueur d’onde, c’est-à-dire d’une certaine hauteur 26  ». Cette «  résonance  » n’est pas seulement ici une métaphore  ; elle est à entendre littéralement : elle se définit par le transfert d’électrons π d’une orbitale atomique à une autre. Mais ces considérations quantiques excèdent nos compétences et nous ne nous y intéresserons pas dans ce qui suit. Jusqu’à présent, nous avons suivi de près l’analyse de Newton en essayant d’indiquer comment on peut reformuler certaines de ses intuitions dans un langage physique plus actuel. Nous avons laissé de côté un certain nombre de questions qui n’ont probablement pas manqué de traverser l’esprit du lecteur. La principale est sans doute la suivante : Newton parle de la couleur comme d’une propriété de la lumière ou d’une propriété des corps pour autant qu’ils absorbent sélectivement la lumière et la transmettent. Mais parler de la couleur comme appartenant à la lumière est-il défendable  ? Les différents degrés de réfrangibilité de la lumière (ou les différentes longueurs d’onde du spectre) sont-ils intrinsèquement colorés  ? Si oui, nous avons obtenu la réponse à notre question philosophique initiale qui portait sur la nature de la couleur. Sinon, les choses risquent d’être beaucoup plus complexes que ce que nous en apprend Newton, et nous n’avons toujours pas expliqué la couleur perçue, c’est-à-dire ce

que nous appelons communément « couleur ». Ou, si l’on préfère, nous n’avons «  expliqué  » la couleur qu’en la faisant disparaître du monde tel que nous le vivons et l’expérimentons ; nous l’avons simplement remplacée par une définition physique en termes d’indice de réfraction ou de longueur d’onde dont rien n’indique encore qu’elle est bien une définition de la couleur. Newton est d’ailleurs loin de méconnaître cette difficulté, quoiqu’il s’exprime souvent comme si la couleur était une propriété de la lumière ou des objets en tant qu’ils réfléchissent sélectivement la lumière. Il remarque par exemple : À proprement parler, les rayons ne sont pas colorés. En eux, il n’y a rien d’autre qu’un certain pouvoir ou une certaine disposition à exciter une sensation de telle ou telle couleur […]. Ainsi, les couleurs dans l’objet ne sont rien d’autre qu’une disposition à réfléchir plus copieusement que tout le reste telle ou telle espèce de rayons  ; dans les rayons, elles ne sont rien d’autre que leur disposition à propager tel ou tel mouvement dans le sensorium, et, dans le sensorium, elles sont des sensations de ces mouvements 27 sous forme de couleurs . Ce passage ressemble beaucoup à une reformulation de la théorie de Locke. Certes, il éclaire aussi cette théorie grâce aux avancées empiriques réalisées par l’Optique. Locke, on s’en souvient, était obligé d’avouer son ignorance quant au fondement physique de notre perception des couleurs, aboutissant même à une conclusion sceptique sur la possibilité de toute explication dans ce domaine. En analysant la composition spectrale de la lumière solaire, en procédant à sa décomposition par diffraction

et à sa recomposition, en mettant au jour pour la première fois les phénomènes d’absorption de certaines longueurs d’onde et de transmission des autres par les surfaces, Newton, contrairement à Locke, apporte en 1704 de nombreux éléments d’explication. At-il pour autant expliqué la nature de la couleur  ? Rien n’est moins sûr. La mathématisation à laquelle il soumet les phénomènes optiques et qui lui permet, par exemple, de calculer le degré de réfrangibilité de chaque rayon, de construire une échelle quantitative des différentes lumières monochromatiques, ou encore d’effectuer des prévisions justes sur l’emplacement où va apparaître chaque couleur à la sortie du prisme, ne lui permet pas, en revanche, de résoudre le délicat problème de la nature de la couleur, comme il le reconnaît d’ailleurs lui-même dans une lettre adressée à Oldenburg du 3  avril 1673  : «  Je n’ai jamais eu l’intention de montrer, écrit-il, en quoi consistent la nature et la différence des couleurs, mais seulement de montrer que de facto ce sont des qualités originelles et immuables des rayons qui les présentent, et de laisser à d’autres le soin d’expliquer la nature et la différence de ces qualités par des hypothèses mécaniques 28 […]. » En vérité, sur la nature de la couleur, Newton manifeste la même hésitation fondamentale que Locke entre une définition physique et une définition psychologique. Il qualifie parfois les rayons lumineux eux-mêmes de «  colorés  »  ; il parle aussi de la lumière réfléchie par les surfaces en termes de «  couleurs de la nature » ; il finit néanmoins par reconnaître qu’en réalité il n’y a de couleurs ni dans la nature ni dans la lumière, mais seulement dans le sensorium ou dans l’âme de celui qui perçoit. Il dégage ainsi, plus clairement encore que Locke, trois niveaux d’explication du phénomène de la couleur 29 :

1)  La constitution physique des corps explique le pouvoir qu’ils possèdent à leur surface de transmettre sélectivement les rayons lumineux. 2)  La constitution physique de la lumière explique comment les différents rayons dont celle-ci est composée possèdent le pouvoir (la disposition) d’exciter de différentes manières le sensorium. 3)  Ces deux phénomènes combinés expliquent la perception des différentes couleurs. Le problème est que, entre les deux premiers niveaux d’explication (physiques) et le troisième (psychologique), il y a un véritable saut. La mathématisation des phénomènes optiques a permis d’avancer une caractérisation purement objective, car quantitative, de la différence des rayons lumineux monochromatiques, elle n’a pas permis de combler ce gouffre. Ni Newton, ni Locke ne parviennent à articuler de manière satisfaisante l’aspect causal de la couleur et son aspect subjectif. N’est-ce pas parce qu’il manque ici une analyse physiologique de la sensation  ? C’est ce qu’on pourrait croire. Une chose est la physique de la lumière et des surfaces, une autre la physiologie du sensorium, une troisième la perception de la couleur. Sans doute cela est-il vrai. Mais le problème n’est-il pas plus profond que cette remarque ne pourrait le laisser croire ? Locke et Newton ont élaboré un cadre conceptuel pour l’analyse de la couleur qui semble laisser place à trois solutions différentes — du moins, si on évite la position contradictoire qui consiste à appeler «  couleur  » aussi bien la cause de la sensation que la sensation elle-même  : (1) un objectivisme qui considère que la couleur est une propriété dispositionnelle des surfaces à transmettre un certain type de lumière ; (2) un subjectivisme qui, s’appuyant sur

les variations qui existent entre individus (et éventuellement entre espèces) dans la perception chromatique, affirme que les couleurs sont dans notre esprit et nullement dans la nature. La première réponse (dispositionnelle) manifeste à son tour une certaine ambiguïté, puisque de deux choses l’une  : (1a) ou bien les propriétés physiques non dispositionnelles, qui sont au fondement des dispositions, peuvent être spécifiées de manière «  absolue  », c’est-à-dire indépendamment du pouvoir causal qu’elles exercent de susciter telle ou telle perception chromatique : nous avons alors une conception physicaliste de la couleur qui stipule qu’à toute perception d’une teinte donnée doit correspondre une caractéristique physique du stimulus distal (de l’interaction matière-lumière à la surface de l’objet), et une seule ; (1b) ou bien ces propriétés physiques absolues du stimulus distal ne peuvent pas être spécifiées indépendamment de la couleur perçue, et la seule solution qui demeure est celle d’affirmer que la perception du rouge correspond, dans les corps, à leur disposition à causer une telle perception dans des conditions d’observation normales —  ou encore qu’un objet est rouge si et seulement si, dans des conditions d’observation normales, il semble rouge à quelqu’un. Auquel cas, nous retombons dans une forme de subjectivisme, puisqu’il n’est plus possible de spécifier indépendamment d’une expérience de couleur donnée la propriété physique distale qui en est la cause. L’approche dispositionnelle oscille entre ces deux dernières solutions  ; elle demeure structurellement ambiguë. Alors que le dispositionnalisme semblait être le moyen d’avancer une définition physique des couleurs qui soit indépendante de notre perception de celles-ci, il se révèle au contraire tributaire d’une définition subjective des couleurs en termes d’expériences vécues.

On peut conclure que les analyses de Locke et de Newton restent frappées d’une indécision fondamentale relativement à la question de savoir si les couleurs sont subjectives ou objectives. Et pourtant, même si, plus de trois siècles plus tard, cette question n’est toujours pas résolue, le cadre théorique à partir duquel nous l’abordons reste encore en grande partie celui qu’ont esquissé ces deux penseurs. Comme le remarque Evan Thompson, « en dépit des remarquables progrès accomplis dans l’étude de la vision des couleurs en ce siècle [scil. le XXe], le problème de l’ontologie de la couleur demeure non seulement irrésolu, mais il continue à se tenir fondamentalement à l’intérieur de l’espace problématique délimité par l’opposition de l’objectivisme et du subjectivisme hérités de Newton et de Locke 30 ».

Chapitre II

DE L’OBJECTIVISME AU SUBJECTIVISME

Nombreux sont les auteurs qui ont considéré que l’approche physico-mathématique du problème de la couleur chez Newton était insuffisante dans la mesure où elle ignorait tout de la neurophysiologie, et qu’il fallait la compléter par une étude des processus cognitifs sous-jacents à notre perception chromatique. C’est ce que nous trouvons dans certains ouvrages de référence qui, partant d’une étude de la nature de la lumière et des phénomènes d’absorption de celle-ci, aboutissent à une analyse de la «  couleur physiologique  », comme l’appelait Goethe, à travers l’étude du fonctionnement de la rétine, des cellules qui codent l’information à différents niveaux, puis du traitement de cette information par le cortex visuel. Certes, il existe aussi une stratégie beaucoup plus radicale. Elle a été illustrée par la pensée allemande du Sturm und Drang, les représentants de l’idéalisme allemand ou de la Naturphilosophie et, plus généralement, de la philosophie postkantienne, tels Goethe, Hegel, Schelling, Schopenhauer. Cette stratégie a consisté à soutenir que l’optique géométrique de Newton était purement et simplement fausse. Il n’est pas question ici d’entrer dans le détail de ces critiques, qui, sur un certain nombre de points au moins, apparaissent aujourd’hui dépassées.

En français, on pourra se reporter à l’ouvrage très complet de Maurice Élie 1. Non que toutes les remarques de Goethe et de ses successeurs soient erronées. Nous donnerons quelques indications sur ce qui demeure intéressant et pertinent dans leur argumentaire au fur et à mesure que nous discuterons du problème de la couleur lui-même. Nous laisserons en revanche de côté les arguments qui, au regard des progrès accomplis dans la compréhension de ces questions, apparaissent intenables. En voici quelques exemples, sans souci d’exhaustivité. Goethe et les représentants de la Naturphilosophie refusent le traitement mathématique du problème des couleurs, parce qu’ils rejettent en général la mathématisation de la nature. Pour eux, la Nature n’est pas seulement res extensa, elle abrite en elle du spirituel. Elle est l’esprit lui-même à l’état inconscient — «  le chemin mystérieux qui mène vers l’intérieur 2  », comme l’écrit Novalis. Or la nature de Newton, se plaint Schiller, a été ravalée au « battement mort de l’horloge 3 ». Une telle approche ne peut faire droit aux phénomènes chromatiques  : aucune optique qui procède par calcul des angles et des rayons ne peut parvenir à une analyse satisfaisante de la couleur. Ce qu’il y a de spirituel dans la nature, en effet, pensent Goethe et Schelling, c’est la lumière. Il en résulte que la lumière doit être quelque chose de simple (comme le moi ou l’esprit) et non quelque chose de composé, contrairement à ce que professe Newton. Hegel reprend la même idée dans sa Philosophie de la Nature  : «  La lumière, écrit-il, est aussi peu que le moi, ou la pure conscience de soi, partagée en faisceaux de rayons 4.  » C’est la raison pour laquelle Goethe et ses successeurs refusent qu’un faisceau lumineux puisse être décomposé par un prisme. Goethe croit que les couleurs des différents rayons proviennent non de la

décomposition de la lumière, mais de sa limitation par l’obscurité. C’était déjà en substance la conception d’Aristote telle qu’elle était formulée dans les Météorologiques 5. C’est pourquoi Newton s’est trompé quand il a pris « pour composé ce qui était simple (la lumière) et pour simple ce qui était composé (la couleur) 6  ». Parce que les couleurs sont toutes issues d’une limitation de la lumière par l’ombre, la couleur se structure selon deux pôles  : un pôle jaune et un pôle bleu, c’est-à-dire un pôle clair et un pôle obscur. «  Pour naître, écrit Goethe, la couleur exige lumière et obscurité, clarté et ombre, ou, si l’on veut user d’une expression plus générale, lumière et non-lumière. La couleur la plus proche de la lumière est celle que nous appelons jaune, la plus proche de l’obscurité celle que nous désignons par le mot “bleu” 7.  » Cette théorie possède une forte dimension symbolique, voire ésotérique, puisque la polarité clair/obscur dans notre perception du monde coloré a pour analogon la distinction bien/mal, lumière/ténèbres dans le domaine moral. Ces remarques suffisent déjà à apercevoir à quel point la conception goethéenne des couleurs est spéculative. On ne peut certes pas dire que Goethe et ses héritiers aient réfuté l’optique de Newton. Il n’empêche qu’ils lui ont adressé, à l’occasion, des questions très judicieuses. En fait, Goethe est le premier à élaborer une véritable phénoménologie des couleurs en partant non de considérations physiques ou optiques, mais de notre seule expérience. Il écrit dans l’introduction à la Farbenlehre  : «  Nous croyons mériter la reconnaissance du philosophe pour avoir cherché à remonter jusqu’aux sources des phénomènes, là où simplement ils apparaissent et sont —  sans que rien de plus ne soit en eux à expliquer 8. » Remonter à la source des phénomènes, ou se donner les phénomènes comme source de droit pour leur

description, tel sera le projet même de Husserl ; ce qui implique, ici et là, d’accorder une certaine confiance à notre intuition naïve et préscientifique : Tous les phénomènes apparaissent soumis à des règles et à des lois supérieures qui se révèlent non par des mots et des hypothèses à notre entendement, mais par des phénomènes à notre vue intuitive. Nous nommons ceux-ci phénomènes primordiaux (Urphänomene) […]. Que l’homme de science laisse les phénomènes primordiaux à leur paix et à leur splendeur éternelles ; que le philosophe les appelle dans son domaine, et il trouvera que les phénomènes fondamentaux et primordiaux […] 9 constituent la matière digne d’être traitée et travaillée . D’où la célèbre formule de Goethe, qui préfigure à la fois la phénoménologie husserlienne et la grammaire des couleurs de Wittgenstein  : «  Ne cherchons rien au-delà des phénomènes, ils sont à eux-mêmes la théorie 10.  » Ce n’est pas un hasard si cette affirmation suit immédiatement, dans les Maximes et réflexions, des considérations sur les couleurs de la nature, et notamment le bleu du ciel  : c’est la chromatique, en premier lieu, qui est une phénoménologie. Et cette phénoménologie ne va pas sans étude de l’art, puisque Goethe reconnaît avoir abordé «  l’étude des couleurs par le côté de la peinture 11 ». Cette discussion de la théorie de Newton a été prolongée de manière originale par le jeune Schopenhauer —  un Schopenhauer bien différent de l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation, beaucoup plus attentif aux questions empiriques comme aux questions phénoménologiques.

Schopenhauer est sans doute le premier à insister avec autant de force sur le versant physiologique de l’explication des couleurs. Dans ses écrits Sur la vie et les couleurs, il se révèle un précurseur des sciences cognitives contemporaines, en suggérant notamment de remplacer une analyse transcendantale de type kantien par une analyse neurophysiologique, une «  analytique de l’entendement pur  » par une recherche empirique des processus cérébraux qui sous-tendent la perception. Le jeune Schopenhauer n’hésite pas à affirmer que l’entendement « est, comme les formes de l’espace et du temps sur lesquelles il repose, la fonction du cerveau 12  ». Dans ces conditions, l’erreur de Goethe non moins que celle de Newton a été de négliger, ou du moins de passer sous silence, l’aspect proprement physiologique du problème. Aux yeux de Schopenhauer, la dépendance de la couleur —  qu’il définit comme une propriété de l’activité de la rétine 13 — vis-à-vis des processus neuronaux et physiologiques entraîne sans hésitation possible son caractère subjectif  : il faut parler d’une «  nature entièrement subjective de la couleur 14  ». Nous verrons plus loin quel est l’argumentaire qu’il avance en faveur de cette affirmation. Ces réactions à un traitement purement optique des phénomènes chromatiques conduisent à douter que cette approche soit suffisante. C’est cette question que nous allons à présent aborder de manière moins historique, en examinant quelques arguments qui ont pu être avancés en faveur de l’objectivité ou de la subjectivité des couleurs.

LES COULEURS « PHYSIQUES »

La supériorité de l’optique newtonienne par rapport à toutes les tentatives antérieures pour résoudre l’énigme de la couleur tient, comme on l’a vu, au traitement mathématique qu’il lui réserve. Le degré de réfrangibilité des rayons lumineux permet de procurer aux phénomènes chromatiques une base objective, c’està-dire d’en fournir une caractérisation qui soit tout à fait indépendante des expériences de l’observateur. Mais une théorie physique ou objectiviste de la couleur qui postule qu’à chaque longueur d’onde du spectre électromagnétique correspond, en vertu d’une relation biunivoque, une couleur perçue, se heurte à un certain nombre de difficultés. La première est liée à la structuration des phénomènes de couleur. Supposons que ce que nous voyons soit le spectre lumineux, ou plutôt une partie de ce spectre. La lumière peut être décrite soit en termes corpusculaires, comme composée de photons, soit en termes ondulatoires. L’unité de mesure pour les longueurs d’onde est le nanomètre, qui est égal à un milliardième de mètre. La lumière du soleil est composée de longueurs d’onde qui s’échelonnent d’environ 300  nm, longueur d’onde qui correspond à l’ultraviolet, à 800  nm, longueur d’onde qui correspond à l’infrarouge. L’œil humain n’est capable de percevoir que les longueurs d’onde comprises entre 400 et 700 nm environ. Une abeille perçoit un spectre qui s’étend de 300 à 650  nm  ; par conséquent, elle perçoit l’ultraviolet. Un oiseau diurne a une vision comprise entre 350 et 720 nm : il perçoit une petite partie de l’infrarouge. Il faudrait ajouter que le rayonnement solaire n’est que l’un des multiples rayonnements qui existent dans l’univers. À titre d’élément de comparaison, on peut citer les rayons X, de mille à dix mille fois plus énergétiques, ou les rayons gamma, dont les photons possèdent des énergies de

un à cent millions de fois supérieures à celle des photons de la lumière solaire. Nous ne percevons qu’une infime partie des rayonnements cosmiques. Le spectre électromagnétique est un continuum physique. Pourtant, ce que nous percevons est loin d’être un continuum  ! Notre perception chromatique est structurée autour de couleurs fondamentales qui se détachent et se différencient les unes des autres, et qui entretiennent les unes avec les autres des rapports spécifiques. Newton distinguait sept couleurs de base dans le spectre, par analogie avec l’échelle musicale. Gassendi en identifiait cinq, Léonard de Vinci six. Les langues qui possèdent le plus grand nombre de termes de couleurs 15 comprennent, comme on l’a vu 16, onze désignations fondamentales (blanc, noir, rouge, jaune, vert, bleu, marron, violet, rose, orange et gris), certaines de ces couleurs n’étant pas des couleurs du spectre, tels le rose, le violet, le marron, le gris ou le noir. Mais, quel que soit le nombre de couleurs de base que l’on discerne dans le spectre, le problème qui se pose pour une théorie objectiviste des phénomènes chromatiques est le suivant  : le spectre électromagnétique est un continuum parfait, alors que les couleurs que nous percevons s’ordonnent autour de couleurs de base qui diffèrent qualitativement les unes des autres. Il n’y a rien dans le continuum, du point de vue d’une physique de la lumière, qui corresponde à cette structuration des couleurs perçues. Qui plus est, les couleurs perçues se divisent en simples (ou unitaires) et binaires. Sont simples le jaune, le rouge, le bleu, le vert  : cela signifie qu’il y a un jaune qui n’est ni rougeâtre ni verdâtre, un rouge qui n’est ni bleuâtre, c’est-à-dire violet ou pourpre, ni jaunâtre, c’est-à-dire tendant vers l’orangé, et ainsi de suite. Les teintes binaires se présentent au contraire comme

intermédiaires entre leurs deux teintes adjacentes à l’intérieur du spectre : par exemple, tout orange est intermédiaire entre le jaune et le rouge, au sens où il n’y a pas d’orange qui ne tende vers le rouge et vers le jaune à la fois, il n’y a pas d’orange «  pur  » comme il existe un rouge pur. Outre cette distinction entre couleurs unitaires et binaires, la structuration des couleurs perçues se manifeste dans les phénomènes d’incompatibilité entre couleurs primaires. Le vert, en effet, peut tendre vers le bleu ou vers le jaune, mais il ne peut pas tendre vers le rouge ; il n’existe pas de «  vert rougeâtre  », ni d’ailleurs de «  rouge verdâtre  », comme il existe un rouge bleuâtre. Démocrite le remarquait déjà quand il affirmait d’après Théophraste que «  le vert est le contraire du rouge, comme le noir est le contraire du blanc 17 ». Pareillement, le bleu ne peut tendre vers le jaune, ni le jaune vers le bleu. Bien entendu, en parlant d’impossibilité de combiner certaines couleurs, nous ne parlons que des couleurs telles qu’elles peuvent être perçues, indépendamment de toute considération empirique sur la physique de la lumière ou la chimie, nous ne parlons absolument pas du mélange des pigments ou des faisceaux lumineux. Il est évident qu’il est toujours possible de mélanger des pigments colorés de n’importe quelle couleur, mais cela est sans conséquence pour la question qui nous occupe. On peut résumer ces lois de compatibilité et d’incompatibilité (ou d’opposition) par le tableau suivant : couleurs

incompatibles avec

compatibles avec

rouge

vert

jaune ou bleu

jaune

bleu

vert ou rouge

vert

rouge

bleu ou jaune

bleu

jaune

rouge ou vert

On pourrait encore illustrer cette structuration phénoménale des couleurs par d’autres exemples, notamment celui des couleurs complémentaires que nous aborderons plus loin. De surcroît, toute couleur, ou plutôt toute couleur chromatique (le blanc, le gris et le noir étant des couleurs achromatiques, c’est-àdire ne possédant aucune teinte) peut être caractérisée en fonction de trois paramètres  : 1) sa teinte  ; 2) son degré de saturation ; 3) son degré de clarté. La teinte renvoie à la quantité de rouge, vert, bleu, etc., dans une couleur donnée ; la saturation correspond à la proportion de teinte dans une couleur donnée par rapport à un point neutre achromatique (les couleurs saturées ont une plus grande proportion de teinte, les couleurs désaturées tendent vers le gris) ; enfin, la clarté se réfère à la proportion de blanc ou de noir dans une teinte donnée. Rien ne correspond à ces trois dimensions de la couleur perçue du point de vue de la physique de la lumière. On a besoin, pour représenter la géométrie des couleurs, d’un espace tridimensionnel, alors que le spectre électromagnétique est un continuum unidimensionnel.

D’après E. Thompson, Colour Vision, p. 47.

Quel est d’ailleurs le statut de ces différents aspects de la couleur et de ces relations entre couleurs ? Sont-ils nécessaires ou contingents ? Et, s’ils sont nécessaires, ont-ils la nécessité de lois empiriques ou de principes purement a priori ? Si on se rallie à cette dernière hypothèse, ces nécessités a priori sont-elles liées à la nature même de la couleur ou à notre langage ? Sont-elles de re ou de dicto  ? Nous aborderons toutes ces questions dans la deuxième partie de cet ouvrage, consacrée à la «  logique  » des couleurs. Pour revenir à notre problème, ce décalage entre les propriétés physiques de la lumière et les phénomènes de couleur

semble disqualifier, ou tout au moins rendre très difficile à défendre, toute conception qui identifierait les couleurs phénoménales à la simple détection d’invariants physiques. Ni au niveau du spectre électromagnétique (« couleurs » de la lumière), ni au niveau de la réflexion sélective des longueurs d’onde à la surface des objets («  couleurs  » de la nature), nous n’avons quelque chose qui correspond aux rapports structurels entre les couleurs perçues. Des longueurs d’onde ne peuvent être ni unitaires ni binaires, ni opposées ni complémentaires, ni saturées ni désaturées, et ainsi de suite. C’est pourquoi Evan Thompson a avancé l’argument suivant à l’encontre de l’objectivisme physique 18 : (1) Pour être une couleur, il faut posséder une teinte. (2) Pour avoir une teinte, il faut être simple ou binaire. (3) Par conséquent, si les teintes doivent pouvoir être identifiées (réduites) à des propriétés physiques, indépendantes du sujet percevant, ces propriétés doivent admettre une division correspondante en simples et binaires. (4) Les propriétés physiques externes, indépendantes du sujet percevant, telles que les longueurs d’onde ou les réflexions spectrales, n’admettent pas de telles distinctions. (5) Il s’ensuit que la couleur ne peut pas être identifiée (réduite) à de telles propriétés physiques indépendantes de l’observateur. Nous avons là une objection qui paraît assez forte à l’encontre d’une théorie physicaliste de la couleur. Pourtant, cette objection ne semble pas non plus fatale à l’objectivisme dans la mesure où la disparité existant entre la physique de la lumière et les couleurs perçues ne permet pas encore d’écarter entièrement

l’idée d’une correspondance terme à terme entre des longueurs d’onde du spectre électromagnétique et des phénomènes chromatiques, en dépit de l’hétérogénéité qui existe entre les deux domaines, celui de la physique de la lumière et celui de la phénoménologie. Nous allons voir que d’autres considérations peuvent intervenir pour écarter l’idée d’une telle correspondance terme à terme 19. Une deuxième difficulté pour l’objectiviste tient à la constance des couleurs perçues. Pour montrer qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’établir une corrélation biunivoque entre une longueur d’onde du spectre électromagnétique et une couleur perçue, on peut partir du fait que les couleurs des objets conservent pour nous, dans des conditions physiques changeantes, une très grande constance. Prenons le cas d’une surface blanche, celle que nous présente une feuille de papier  : cette surface n’absorbe aucune des longueurs d’onde de la lumière solaire et réfléchit celle-ci intégralement. Une surface noire les absorbe toutes. Considérons maintenant une feuille de papier blanche et une feuille de papier noire ; plaçons la première à l’ombre et exposons la seconde au soleil  : la feuille noire réfléchira une quantité de lumière solaire beaucoup plus importante que la feuille blanche, et pourtant elle n’apparaîtra pas blanche. Observons à présent cette même feuille blanche lorsqu’elle est placée successivement à l’ombre et au soleil  : au soleil, elle réfléchira une quantité de lumière nettement plus élevée qu’à l’ombre, et pourtant elle conservera pour l’observateur la même couleur. À l’ombre, la feuille blanche n’apparaîtra pas grise, malgré une réflexion de lumière qui varie de manière spectaculaire par rapport à celle de cette même feuille exposée en plein jour.

Examinons un autre exemple, celui d’expériences menées par Edwin Land, l’inventeur de l’appareil Polaroïd 20. On dispose sur un panneau des carrés de papier de différentes couleurs dans un ordre aléatoire ; on choisit ensuite un de ces carrés — que Land appelle «  Mondrians  » —, par exemple un carré jaune  ; l’expérimentateur mesure séparément le pourcentage de longueurs d’onde courtes, moyennes et longues qui sont réfléchies par ce carré ; puis il règle des projecteurs pour envoyer ces mêmes longueurs d’onde dans exactement les mêmes proportions sur un autre «  Mondrian  », par exemple un carré blanc  ; désormais, celui-ci réfléchit le même pourcentage de longueurs d’onde courtes, moyennes et longues que le carré initialement choisi. Qu’en résulte-t-il  ? Ce carré sera-t-il perçu comme jaune par l’observateur  ? La réponse, sans conteste, est non  : il continuera à paraître blanc. La couleur possède une constance relative sous des conditions d’éclairage changeantes. La composition spectrale de la lumière en un lieu du champ visuel ne détermine absolument pas la couleur qui y est vue. On peut parvenir à la même conclusion d’une autre façon encore. Prenons une feuille de papier verte. Cette feuille reflète plus de longueurs d’onde moyennes que longues ou courtes (puisque le vert se situe vers le milieu du spectre lumineux perçu par l’œil humain, entre 500 et 550  nm). Si je modifie artificiellement la longueur d’onde de la lumière émise, en éclairant cette feuille par un projecteur de lumière colorée, par exemple de lumière jaune (autour de 600 nm), et si j’observe cette feuille en vision monoculaire en l’isolant de son contexte, la couleur en sera fortement modifiée  : elle apparaîtra jaune-vert. Mais si, tout en conservant le même éclairage, je regarde en vision binoculaire cette même feuille de papier au milieu d’une

scène comprenant d’autres couleurs, elle redeviendra verte. La couleur vue est indissociable de son environnement chromatique et en dépend pour une part importante. Comme l’observent Peter Gouras et Eberhart Zrenner, «  la vision de la couleur n’est pas concernée par l’analyse de la composition en longueurs d’onde de la lumière réfléchie par la surface d’un objet, mais par l’exposition d’un objet sur un arrière-plan […]. Les couleurs des objets que nous voyons sont celles qui les mettent le mieux en relief par rapport à leur arrière-plan dans les conditions d’éclairage les plus courantes 21  ». Cela entraîne que des stimuli optiques différents peuvent donner lieu à la perception d’une même couleur (on appelle couleurs «  métamères  » des couleurs perçues identiquement malgré la différence de la composition spectrale de la lumière), et des stimuli identiques, à la perception de couleurs très différentes. Une troisième difficulté pour la théorie objectiviste des couleurs est liée aux phénomènes de contraste chromatique, successif ou simultané. Comme on vient de le voir, les couleurs adjacentes ou voisines au sein de l’environnement chromatique d’une couleur donnée influent sur la perception de cette dernière. Une tache jaune aperçue sur un fond vert acquiert une teinte rougeâtre qu’elle ne possède pas lorsqu’elle est vue sur un fond neutre, achromatique, par exemple du gris. Comment rendre compte de ce phénomène ? C’est Michel-Eugène Chevreul (1786-1889) qui a identifié le premier ce phénomène dans son Mémoire sur l’influence que deux couleurs peuvent avoir l’une sur l’autre quand on les voit simultanément, présenté à l’Académie des Sciences en 1828, puis dans De la loi du contraste simultané (1839), travaux qui exerceront une influence décisive sur plusieurs générations de

peintres. Les couleurs juxtaposées, affirme Chevreul, ne produisent pas la même impression sur nous que si nous les voyons isolément ou sous leur aspect absolu. C’est ce qu’il appelle le contraste simultané : Sur le fond blanc, zéro ton de couleur, le gris paraît d’un ton élevé, tandis que sur le noir maximum de ton il paraît presque blanc. Voilà le contraste de ton. Sur le fond rouge le gris paraît verdâtre ; Sur le fond orangé le gris paraît bleu ; Sur le fond jaune le gris paraît violet ; Sur le fond vert le gris paraît rouge ; Sur le fond bleu le gris paraît orangé ; Sur le fond violet le gris paraît jaunâtre. Voilà le contraste de couleur. En résumé, le gris paraît coloré de la couleur complémentaire de celle du fond sur lequel il est placé. […] La rigueur du langage, au point de vue de la vérité, exige donc que nous disions, quand nous voyons les rubans juxtaposés, que les couleurs nous paraissent alors modifiées, et cette modification est celle que chacune recevrait si la couleur complémentaire de l’une s’ajoutait à 22 l’autre . Pour comprendre cette théorie du contraste chromatique, il faut savoir que lorsque Chevreul parle de « ton », il n’entend pas la teinte, mais la clarté 23. En vertu des très nombreux mouvements du globe oculaire au cours de la vision, les contrastes successifs et simultanés s’ajoutent et sont difficiles à

distinguer l’un de l’autre, comme Helmholtz le remarque dans son Optique physiologique. Toutefois, cette observation n’ôte rien de sa pertinence à la distinction entre les deux types de contraste. C’est la loi du contraste simultané qui explique que, si je place une bande jaune à côté d’une bande bleue, le jaune paraît plus lumineux et le bleu plus intense que lorsque ces deux tons sont placées à une certaine distance l’un de l’autre (planche no 12). Le problème du contraste simultané nous conduit à la notion de couleur complémentaire. Chevreul en donne la définition suivante : Définissons maintenant la couleur complémentaire d’une autre couleur, celle qui neutralise celle-ci, en même temps qu’elle est neutralisée, soit que, les couleurs étant des rayons solaires, elles reforment de la lumière blanche, c’est-à-dire incolore, soit que, les couleurs étant matérielles, elles produisent du gris 24. Comme l’atteste cette définition, et contrairement à ce qu’on affirme parfois 25, Chevreul ne confond pas les mélanges de pigments et les mélanges de lumière, ce qu’on appelle le « mélange soustractif » (ou synthèse soustractive) et le « mélange additif  » (ou synthèse additive). Le mélange additif de tous les faisceaux lumineux colorés, dans lequel chaque faisceau ajoute aux autres ses caractéristiques propres, donne le blanc ; quant au mélange de pigments, on peut le qualifier de « soustractif » dans la mesure où la matière se comporte comme un filtre qui soustrait à la lumière une partie de ses radiations. Il s’ensuit qu’il y a deux définitions des complémentaires, suivant que l’on considère les «  couleurs  » de la lumière ou les «  couleurs  »

chimiques. On dira ainsi que  : (a) deux couleurs de la lumière, prises dans des proportions telles que leur mélange produit la lumière blanche, sont complémentaires ; (b) la somme des rayons absorbés et la somme des rayons réfléchis par une surface sont complémentaires 26. D’après Chevreul, les complémentaires sont les suivantes  : «  Le rouge est le complémentaire du vert, et vice versa  […] l’orangé est le complémentaire du bleu, et vice versa […] le jaune tirant sur le vert est le complémentaire du violet, et vice versa […] l’indigo est le complémentaire du jaune-orangé, et vice versa 27. » Une définition des complémentaires pour les couleurs pigmentaires qui semble proche de celle de Chevreul est avancée par Ogden Rood dans son ouvrage de 1879, Modern Chromatics : la couleur complémentaire d’une couleur donnée est celle dont le mélange avec cette couleur induit l’apparence du gris 28. Si l’on divise par exemple un disque en différents segments que l’on peint alternativement de deux couleurs complémentaires, lorsque ce disque est mis en rotation rapide, le mélange de ces couleurs sur la rétine produit la perception d’une surface grise uniforme. Toutefois, cette définition est incorrecte dans la mesure où elle assimile à tort le mélange des sensations (ou mélange optique) avec le mélange des matières : c’est en effet dans l’œil que s’opère ici la synthèse, et non dans les matières pigmentaires ellesmêmes. Il ne faut pas confondre ce qui relève de la physique de la lumière et de la chimie avec ce qui relève de la psychologie empirique et du traitement de l’information visuelle. Aujourd’hui, nous disposons d’une compréhension plus fine de ces phénomènes. Une couleur est dite « primaire » quand son mélange avec d’autres primaires permet d’obtenir la totalité des autres couleurs. Les couleurs complémentaires dépendent des

couleurs primaires. Les couleurs primaires sont de deux sortes  : celles qui valent pour le mélange additif (mélange de faisceaux lumineux), à savoir le rouge, le vert et le bleu, et celles qui valent pour le mélange soustractif, et que l’on appelle aussi «  couleurs fondamentales  », à savoir le magenta (une espèce de rose), le cyan (une espèce de bleu clair) et le jaune. Quand on additionne les trois couleurs primaires du mélange additif, on obtient les résultats suivants : — rouge + vert = jaune ; — bleu + vert = cyan ; — bleu + rouge = magenta. On appelle le jaune, le cyan et le magenta «  couleurs secondaires  ». Ces couleurs secondaires forment les trois couleurs primaires pour la synthèse soustractive. Elles sont employées dans l’imprimerie (quadrichromie) pour obtenir toute la diversité des teintes (à ceci près que le noir reste nécessaire pour obtenir le contraste), mais également dans l’impression numérique des photos. Les trois couleurs primaires du mélange additif sont employées en revanche dans la fabrication de diapositives ou de pellicules cinématographiques, ou dans la technique du tube cathodique. Paradoxalement, les trois primaires du Mépris et de Pierrot le fou sont celles du peintre et non celles du cinéaste  ! Jean-Luc Godard joue de ce décalage pour suggérer la proximité du cinéma avec la peinture. Les trois couleurs primaires de la synthèse additive (vert, rouge, bleu) ont pour complémentaires les trois couleurs secondaires de la synthèse additive (qui sont les primaires de la synthèse soustractive)  : le vert a pour complémentaire le magenta, le rouge a pour complémentaire le cyan (bleu-vert), le bleu a pour complémentaire le jaune. On peut figurer ces

rapports par deux schémas (planches nos  4 et  5). Le premier schéma, toutefois, n’est pas tout à fait exact, puisqu’on peut obtenir de la lumière blanche en additionnant seulement du vert et du magenta, du bleu et du jaune, du rouge et du cyan. C’est Charles Blanc (1813-1882) qui contribua, dans sa Grammaire des arts du dessin (1867), à diffuser les idées de Chevreul tout en les appliquant à la peinture : Mais les couleurs complémentaires ont d’autres vertus, non moins merveilleuses que celles de s’exalter mutuellement ou de s’entre-détruire. « Mettre une couleur sur une toile, dit M.  Chevreul, ce n’est pas seulement teindre de cette couleur tout ce qu’a touché le pinceau, c’est encore colorer de la complémentaire l’espace environnant  ; ainsi, un cercle rouge est entouré d’une légère auréole verte, qui va s’affaiblissant à mesure qu’elle s’éloigne  ; un cercle orangé est entouré d’une auréole bleue  ; un cercle jaune est entouré d’une auréole violette… » et réciproquement. Déjà cette belle observation avait été faite par Goethe et par Eugène Delacroix. Eckermann raconte (Conversations avec Goethe) que, se promenant dans un jardin avec le philosophe, par une belle journée d’avril (1829), comme ils regardaient des crocus jaunes qui étaient en pleine fleur, ils remarquèrent que leurs regards, en se posant sur le sol, y apercevaient des taches violettes. À la même époque, Eugène Delacroix, occupé un jour à peindre une draperie jaune, se désespérait de ne pouvoir lui donner l’éclat qu’il aurait voulu, et il se disait : « Comment donc s’y prennent Rubens et Véronèse pour trouver de si beaux jaunes et les

obtenir aussi brillants ?… » Là-dessus, il résolut d’aller au musée du Louvre et il envoya chercher une voiture. C’était vers 1830  ; il y avait alors dans Paris beaucoup de cabriolets peints en jaune serin : ce fut un de ces cabriolets qu’on lui amena. Au moment d’y monter, Delacroix s’arrêta court, observant, à sa grande surprise, que le jaune de la voiture produisait du violet dans les ombres. Aussitôt il congédia le cocher et, rentré chez lui tout ému, il appliqua sur-le-champ la loi qu’il venait de découvrir, à savoir : que l’ombre se colore toujours légèrement de la complémentaire du clair, phénomène qui devient surtout sensible lorsque la lumière du soleil n’est pas trop vive et que nos yeux, comme dit Goethe, portent sur un fond propre à faire bien voir la couleur complémentaire. Cette couleur est-elle produite par notre œil ? Il ne nous appartient pas d’en décider  ; mais il est sûr qu’en sortant d’une chambre toute tendue de bleu, on voit pour quelques moments les objets se teindre en orangé 29. L’exemple classique, en peinture, de l’usage de la technique des ombres colorées est la cathédrale de Rouen représentée par Monet à différentes heures de la journée : les ombres y sont plus ou moins teintées, selon l’heure du jour, de la complémentaire de la couleur de la façade (planche no  1). On peut mentionner également la série des Meules, par exemple les Meules sous la neige (1891), tableau conservé au Museum of Fine Arts de Boston (planche no 13). Il est remarquable que le texte de Charles Blanc ne tranche pas la question décisive. Le contraste simultané est-il dû seulement à l’œil humain et au traitement de l’information

visuelle ? Ou répond-il à quelque chose dans la lumière transmise à l’œil  ? C’est la première hypothèse qui semble plausible. Si la couleur perçue était en relation directe avec la longueur d’onde de la lumière émise, le phénomène du contraste simultané ne pourrait se produire, car rien, d’un point de vue physique, ne correspond à ce phénomène. Puisque nous percevons ce contraste, c’est donc que la couleur expérimentée n’entretient aucune relation simple avec la longueur d’onde de la lumière émise ou avec la réflexion sélective qui se produit à la surface des objets.

LES OBJECTIONS DE GOETHE

Comme on l’a vu, et contrairement à ce que croyait Newton, il n’est pas nécessaire de mélanger toutes les couleurs du spectre lumineux pour obtenir du blanc  : il suffit de mélanger une lumière verte et une lumière pourpre, par exemple, ou une lumière bleue et une lumière jaune  ; nous retrouvons ici les complémentaires. Il y a là manifestement quelque chose qui échappe à la théorie physique et qu’il est très tentant de mettre au compte de la subjectivité des couleurs, c’est-à-dire des bases physiologiques de la vision et des processus neuronaux qui décodent l’information visuelle. Certaines des objections de Goethe à Newton reposent justement sur la prise en considération de ces phénomènes. C’est le cas en particulier pour les « ombres colorées » (cas de contraste simultané) et les images consécutives, ce que Buffon appelait les «  couleurs accidentelles 30 » (cas de contraste successif). Goethe a fourni de magnifiques descriptions du phénomène des ombres colorées, phénomène auquel rien ne peut

correspondre dans la lumière, puisque, selon la théorie optique de Newton, il n’y a aucune raison que les ombres apparaissent teintées de la complémentaire des objets —  et, du reste, il est impossible de fixer ce phénomène sur une émulsion photographique. Si le chromatisme est une propriété de la lumière blanche, demande en substance Goethe, comment les ombres peuvent-elles posséder une teinte ? Pendant un voyage d’hiver dans le Harz, je descendais vers le soir les pentes du Brocken  ; les flancs des montagnes d’alentour et la lande étaient couverts de neige ; les arbres et les rochers épars, ainsi que les groupes d’arbres et les masses rocheuses, étaient couleur de givre ; le soleil descendait à l’horizon en direction des étangs de l’Oder. Pendant le jour, j’avais déjà pu remarquer que, contrastant avec le ton jaunâtre de la neige, les ombres paraissaient légèrement violettes ; je dus constater qu’elles se coloraient en bleu foncé à mesure que les parties éclairées renvoyaient un jaune plus intense. Mais lorsque le soleil fut enfin sur le point de disparaître à l’horizon, lorsque ses rayons très adoucis par les vapeurs du soir recouvrirent du plus beau pourpre le monde alentour, l’ombre changea de couleur et parut d’un vert qui, par sa limpidité, pouvait être comparé à celui de la mer, et par sa beauté à celui de l’émeraude. Le phénomène devint de plus en plus vif  ; on se croyait transporté dans le royaume des fées, tant les objets étaient teints de ces deux couleurs vives et si bien harmonisées. Après le coucher du soleil, cette splendeur s’évanouit,

faisant place à un crépuscule grisâtre et, par degrés, à une nuit éclairée par la lune et les étoiles 31. Texte remarquable, car Goethe ignore la notion de complémentaire et la théorie du contraste simultané, lesquelles ne seront découvertes que plus tard par Chevreul. Non seulement il relève parfaitement les complémentaires, mais, en amateur de peinture, il insiste sur leur harmonie qui confère au paysage sa féerique beauté. Baudelaire remarque, lui aussi, qu’au crépuscule «  de vastes ombres bleues chassent en cadence devant elles la foule des tons orangés et rose tendre qui sont comme l’écho 32 lointain et affaibli de la lumière  ». D’autres objections formulées par Goethe à l’encontre de Newton reposent sur la loi du contraste successif. Observons un carré jaune vivement éclairé en vision immobile pendant une trentaine de secondes  ; ensuite, dirigeons notre regard sur une surface neutre (blanche ou grise)  : une image consécutive bleuviolet apparaît, de forme carrée. Chevreul expose le principe qui préside à ce phénomène au moyen de l’anecdote suivante : Si l’on présente à un acheteur, l’une après l’autre, quatorze pièces d’étoffes rouges, il juge les six ou sept dernières d’une couleur moins belle que celle des pièces qu’il a vues d’abord, quoique les pièces soient identiques. Quelle est la cause de ce faux jugement ? C’est que les yeux qui ont vu sept ou huit pièces rouges successivement sont dans le même cas que s’ils eussent regardé fixement pendant le même temps une seule étoffe rouge  ; ils ont donc tendance à voir la complémentaire du rouge, c’est-àdire le vert. Cette tendance doit donc nécessairement

affaiblir l’éclat du rouge des dernières pièces. Pour que le marchand ne soit pas victime de la fatigue des yeux de l’acheteur, il faut que le premier, après avoir montré au second sept pièces rouges, lui présente des étoffes vertes pour ramener ses yeux à l’état normal 33. Nous avons affaire ici à un cas de ce que Goethe appelle «  couleur physiologique  »  : «  les couleurs opposées, écrit-il, [s’appellent] successivement sur la rétine 34  »  ; ainsi, «  le jaune demande le violet, l’orange le bleu, le vert le pourpre, et inversement 35  ». Naturellement, Goethe interprète ces expériences à la lumière de sa théorie très spéculative de la vision fondée sur les polarités. « L’œil se forme par la lumière et pour la lumière, écrit-il, afin que la lumière intérieure vienne répondre de la lumière extérieure […]. En l’œil réside une lumière au repos, laquelle serait suscitée par le moindre stimulant venu de l’intérieur ou de l’extérieur 36.  » En somme, «  l’œil demande toujours la totalité et complète en lui-même le cercle chromatique  : le rouge et le bleu se trouvent contenus dans le violet, couleur demandée par le jaune 37 ». Schopenhauer n’est pas moins enclin que son prédécesseur à expliquer le phénomène du contraste successif à partir de considérations sur ce qu’il appelle « la polarité de la rétine 38 », qui veut que les couleurs s’appellent mutuellement. Il n’est pas inutile, à ce propos, de prendre au sérieux la maxime de Goethe selon laquelle il faut envisager les phénomènes pour eux-mêmes avant de vouloir à tout prix les expliquer. Ce que révèlent, en tout cas, les phénomènes du contraste successif, c’est que la seule physique de la lumière et de la matière ne permet pas de rendre compte de nombreux aspects de notre vision des couleurs.

DE L’OBJECTIVISME AU SUBJECTIVISME

Il semble que la conclusion la plus «  naturelle  » à tirer de toutes ces difficultés est que la perception des couleurs, puisqu’elle ne peut être expliquée intégralement par une corrélation entre des longueurs d’onde et des phénomènes perçus, est subjective et ne correspond à rien en dehors de notre appareil visuel. On en revient ainsi à une position proche de celle de Descartes  : la couleur est entièrement subjective et c’est une illusion de la projeter sur les objets. Les couleurs, en d’autres termes, ne sont que des « idées » en nous. L’un de ceux qui ont le plus insisté sur cette subjectivité de la couleur, en avançant une analyse qui fait de la physiologie de l’œil le seul point de départ légitime d’une explication des phénomènes chromatiques, est Schopenhauer. Dans ses textes sur la vision, Schopenhauer se met à l’école de Goethe, mais il critique aussi la division goethéenne des couleurs en physiques, chimiques et physiologiques. Goethe a tort quand «  il pose les couleurs physiologiques, qui sont mon point de départ, affirme Schopenhauer, comme un phénomène isolé, subsistant par soi, sans même essayer de les mettre en relation avec les couleurs physiques, son thème principal 39  ». Il s’agit alors d’inverser l’ordre de priorité de la Farbenlehre en soutenant qu’il n’est possible de rendre raison des couleurs en général qu’en partant des couleurs physiologiques. L’analyse des couleurs chimiques et physiques « sera d’un point de vue théorique toujours dépendante et subordonnée, bien qu’elle soit plus riche de faits 40  ». Bref, il s’agit de tout faire dériver de la couleur physiologique dans une version inédite du transcendantalisme kantien selon laquelle les fonctions transcendantales deviennent des fonctions cérébrales,

et le cerveau prend la place de l’entendement pur. La polarité fondamentale qui constituait pour Goethe l’Urphänomen de la couleur, la polarité entre lumière et ombre, clair et obscur, jaune et bleu, peut être reconduite sans reste à une caractéristique de la rétine. Dans la perspective qui est la sienne, non pas celle d’une simple physiologie, mais celle, plus générale, d’une théorie de la connaissance 41, Schopenhauer propose ainsi de partir du sujet organique, doué d’un corps et d’un cerveau, pour le mettre à la place du sujet kantien et de ses fonctions transcendantales. Les formes a priori de la sensibilité, étudiées par l’«  esthétique transcendantale  », ne suffisent pas et l’analytique de l’entendement pur doit être remplacée par l’étude « de la fonction propre de la masse nerveuse constituant le cerveau  », de sorte que ce sont les activités rétinienne et cérébrale qui fournissent la base explicative de la perception de la couleur. « Je démontrerai, affirme Schopenhauer, que son activité [scil. de la rétine], modifiée de façon particulière, constitue la couleur qui enveloppe les corps, tout au plus comme un vêtement superflu 42.  » Schopenhauer a beau développer une conception hautement conjecturale de cette activité de la rétine —  dans le détail de laquelle il est inutile d’entrer —, nombre de ses observations font mouche. La doctrine de Newton ne peut pas expliquer la structuration interne du phénomène chromatique ou, comme Schopenhauer le dit aussi, les relations internes —  c’est-à-dire nécessaires et constitutives  — entre couleurs (une idée fondamentale que reprendront diversement au XXe  siècle Meinong, Husserl et Wittgenstein). «  L’erreur fondamentale de Newton, écrit-il, a justement consisté à vouloir passer trop

rapidement à la recherche de la cause, sans connaître de façon suffisamment précise l’effet et ses relations internes 43. » Par « relation interne », on entend généralement une relation telle que si ses relata existent, la relation existe elle aussi  ; ou encore une relation nécessaire à l’existence de ses relata, par opposition à une relation externe, contingente et accidentelle. Par exemple, «  être marié à X  » est une relation externe, qu’un individu peut perdre sans cesser d’exister : il devient alors veuf ou divorcé. Mais l’orange ne peut perdre sa relation interne au rouge ni au jaune dans la mesure où il appartient à la nature même de l’orange d’être intermédiaire entre ces deux couleurs. Schopenhauer met au compte de ces relations internes les rapports d’opposition et de complémentarité. Il critique Goethe pour s’être limité à distinguer les couleurs chaudes et froides, en privilégiant l’opposition jaune/bleu, correspondant à celle du clair et de l’obscur, et d’avoir méconnu ce que Schopenhauer appelle les «  oppositions polaires  » entre couleurs (Schopenhauer ne dispose pas du concept de complémentaire), résultant, pense-t-il, de la physiologie de la rétine. La rétine possède en effet un fonctionnement « polaire ». Qu’est-ce que cela veut dire au juste ? Il n’est pas facile de restituer cette doctrine physiologique qui repose presque entièrement sur des métaphores. Lorsque nous observons longuement un disque violet, déclare Schopenhauer, et qu’il en résulte une image consécutive jaune, la rétine, qui n’est pas seulement passive, mais agit, déploie une activité «  qui s’est divisée en deux moitiés  »  : nous avons à la fois l’activité en laquelle réside la perception du jaune et une activité qui «  reste disponible  », même sans nouvelle stimulation, et qui est définie comme « spectre violet 44 ». On assiste alors à une « bipartition de

l’activité rétinienne 45 » qui, lorsqu’une teinte est perçue, éveille sa complémentaire. Tout cela est loin d’être clair, car la notion d’une activité divisée en deux moitiés ne fait pas vraiment sens. Peu importe, au fond, ce que Schopenhauer a en vue, il n’est pas nécessaire de comprendre le détail de sa théorie pour en mesurer l’intérêt. D’après lui, la rétine est en quelque sorte schizophrène  : elle possède une activité dédoublée, mais compense constamment ce dédoublement, si bien qu’à chaque couleur perçue correspond une sorte de « spectre » ou de couleur « virtuelle » qui demeure latente. Parfois, Schopenhauer s’exprime en disant que « la rétine possède une tendance naturelle à exprimer entièrement son activité, elle cherche à la compléter à nouveau, lorsque celle-ci a été divisée 46  », ce qui est plus proche des formulations de Goethe 47. Ses objections adressées à l’optique newtonienne reposent sur l’idée que les couleurs font système et qu’une couleur isolée est une absurdité. En vertu de cette systématique interne, les tons vont toujours par deux, « la véritable théorie des couleurs a […] constamment affaire à des paires de couleurs 48  ». Cette vérité peut être illustrée par les «  couleurs physiologiques  » de Goethe (les images consécutives, par exemple), mais aussi par les mélanges. Selon la théorie de Newton, le blanc résulte du mélange de la totalité des rayons monochromatiques qui composent la lumière solaire ; cette théorie méconnaît le fait que le mélange de deux rayons suffit en réalité à produire du blanc, pourvu que ces rayons soient convenablement choisis en fonction des lois de la synthèse additive. Schopenhauer relève ce phénomène et en fait le levier de sa critique. Il en conclut que Newton aurait voulu penser des « lois indépendantes de l’œil 49 » et qu’il a méconnu la nature essentiellement subjective des

couleurs. «  Deux de ces couleurs [scil. physiologiques] doivent être intimement unies, afin de pouvoir donner naissance au blanc, et cela sur la rétine elle-même, de telle sorte que les deux moitiés séparées de son activité soient simultanément excitées, par où se produit leur activité totale, le blanc 50.  » Il est ainsi possible de produire du blanc avec seulement deux couleurs prismatiques. Schopenhauer cite à ce sujet les expériences de Helmholtz, sur lesquelles nous reviendrons. Et il en conclut que Goethe a eu tort de nier la possibilité d’obtenir le blanc par mélange. La force de ces analyses réside moins dans le détail de l’explication qu’elles avancent, laquelle demeure embryonnaire, que dans leur teneur proprement descriptive ou phénoménologique. Les deux phénomènes que Schopenhauer oppose à Newton, le contraste successif (Schopenhauer ne semble pas avoir aperçu le contraste simultané) et la possibilité d’obtenir le blanc par mélange de deux complémentaires, constituent en effet des objections fortes tout au moins à la complétude de l’explication newtonienne. Il en découle que c’est la notion de polarité qui joue le rôle le plus décisif dans la théorie physiologique schopenhauerienne de la couleur. Ainsi, «  les couleurs ne sont pour nous rien d’autre que la manifestation, par des oppositions polaires, des actions de l’œil lui-même  ». Ou, plus simplement  : «  la couleur est l’activité qualitativement divisée de la rétine 51. » Puisque la polarité est une propriété issue du traitement de l’information visuelle, elle ne peut être comptée au nombre des propriétés physiques de la lumière. Schopenhauer en conclut à «  la nature entièrement subjective de la couleur 52 ». Pour paraphraser la célèbre formule du Monde comme volonté et comme représentation, « le monde est

ma représentation 53  », il faut dire à présent  : la couleur est ma représentation.

VERSIONS CONTEMPORAINES DU SUBJECTIVISME

D’une certaine manière, la conception de Schopenhauer a ouvert la voie à d’autres doctrines plus récentes, étayées par un matériau expérimental plus riche. Grâce aux découvertes qui se sont multipliées, notamment depuis les années  1960, nous sommes aujourd’hui en position de donner sinon une explication physiologique complète de la perception de la couleur — nous en sommes encore loin —, du moins un schéma d’explication global. Avant même qu’aient vu le jour les découvertes principales sur les processus de la vision, au tout début du XIXe  siècle, Thomas Young et Hermann von Helmholtz avaient fait l’hypothèse qu’il existait trois types de photorécepteurs sur la rétine. Le raisonnement de Young était le suivant : Il est à peu près impossible d’attribuer à chaque point de la rétine un nombre infini de particules dont chacune vibrerait à l’unisson avec chaque ondulation possible de la lumière  ; il devient donc nécessaire d’en supposer un nombre limité, à trois par exemple, comme les trois couleurs fondamentales : rouge, jaune et bleu 54. Helmholtz donne une forme plus systématique à cette hypothèse dans son Optique physiologique  : le système visuel serait trichromatique. À ce moment-là, cette adoption de trois couleurs fondamentales est une pure conjecture que ne permet

d’étayer aucune découverte empirique  ; du reste, Young retient ses trois couleurs primaires en reprenant les trois couleurs fondamentales du peintre  ; son choix est un choix culturel, comme l’affirment Zuppiroli et Bussac 55, et d’ailleurs, il n’annonce sa conjecture que du bout des lèvres. La seule chose qui paraisse à peu près évidente, dès cette époque, c’est que les récepteurs photosensibles de la rétine doivent occuper cette dernière en nombre égal et se partager de manière équitable le spectre électromagnétique  ; il doit y avoir des cellules sensibles au jaune, au bleu, au rouge, la combinaison de leurs signaux respectifs donnant l’infinité des couleurs. La théorie trichromatique de Young-Helmholtz a été critiquée par Ewald Hering, qui lui a reproché de ne pas pouvoir rendre compte des antagonismes chromatiques 56. Si vraiment toutes les couleurs perçues sont obtenues par combinaison de différentes réactions physiologiques correspondant aux trois couleurs primaires, comment se fait-il qu’il soit possible de mélanger du rouge et du bleu (ce qui donne du pourpre ou du violet), mais pas du rouge et du vert, attendu que rien ne peut être rouge verdâtre ? Prenant au sérieux cette observation déjà formulée par Goethe et Schopenhauer 57, Hering avance un système qui comprend quatre couleurs primaires  : rouge, jaune, bleu, vert. Ces primaires sont régies par des principes de compatibilité et d’opposition. L’idée de Hering est que la réaction rétinienne et neuronale à certaines «  couleurs  » inhibe la réponse à d’autres  : ces couleurs-là sont donc antagonistes. On a souvent rejeté la théorie de Hering au XXe siècle, car on a supposé à tort qu’elle postulait la présence de quatre types de récepteurs photosensibles. En fait, la physiologie l’a confirmée au début des années  1960 en montrant que l’antagonisme

chromatique correspond au second niveau de traitement de l’information visuelle, niveau qui est celui des cellules ganglionnaires des couches profondes de la rétine. Nous en savons un peu plus aujourd’hui sur ces questions, et les recherches qui ont été faites ont donné lieu à des résultats surprenants. La rétine est formée de trois couches  : une couche de détection, constituée de photorécepteurs, une couche intermédiaire et une couche de cellules ganglionnaires qui, comme on va le voir, est sans doute le lieu du traitement des antagonismes chromatiques mis au jour par Hering. Les cellules photoréceptives sont de deux types, cônes et bâtonnets, et, contrairement à ce à quoi on aurait pu s’attendre, elles ne sont pas réparties de manière uniforme sur la rétine ; de surcroît, elles ne se partagent pas de manière équitable le spectre électromagnétique (planche no 2). Les bâtonnets sont actifs principalement dans la vision nocturne, achromatique. Ils ne véhiculent donc pas d’information sur la couleur. Les oiseaux nyctalopes ont une rétine dotée uniquement de bâtonnets. Les cônes, qui entrent en activité à des niveaux de luminosité diurne, sont de trois types, chaque type ayant une courbe d’absorption du spectre lumineux qui atteint son maximum respectivement à 419, 531 et 559 nm. On qualifie parfois ces trois types de cônes de «  bleu  », de «  vert  » et de «  rouge  ». Cette terminologie prête à malentendu pour deux raisons au moins. D’abord, s’il est vrai que les longueurs d’onde de 419 et 531 nm correspondent effectivement au bleu et au vert, la longueur d’onde de 559 nm ne correspond pas au rouge, mais plutôt au vert-jaune. Ensuite et surtout, il est extrêmement hasardeux d’appeler ces cellules de trois noms de couleurs, puisque ces récepteurs ne sont pas isolément responsables de la

perception de ces dernières. C’est collectivement que ces trois types de cônes (dont les deux derniers ont des spectres de réponse qui se chevauchent) sont à la base de la perception chromatique. Il vaut mieux par conséquent les qualifier de cônes S (short wavelengths), M (medium wavelengths) et L (long wavelengths). Étonnamment, ces trois types de photorécepteurs ne sont pas présents dans des proportions identiques sur la rétine : pour un cône S, il y a 20 cônes M et 40 cônes L. Chacun de ces pigments visuels répond à tout le spectre visible ou presque, et ce sont seulement leurs différences de degré d’activation qui expliquent les différences de perception des couleurs. Il faut ici abandonner toute conception simple de la corrélation entre stimuli et expériences. D’un point de vue évolutif, il semble que les cellules photosensibles de la rétine ne se soient diversifiées que progressivement. Les premiers mammifères ne disposaient que d’une vision en noir et blanc, avec un seul type de pigment visuel dont la réponse était la plus élevée au milieu du spectre visible. Puis le cône  S semble être apparu, permettant de distinguer les couleurs froides (bleu) des couleurs chaudes (jaune). Goethe n’a donc pas tort de conférer à cette opposition un privilège, et d’y voir la polarité chromatique fondamentale. Enfin seraient apparus les deux derniers pigments (M et L), présents surtout dans la fovéa où la résolution est la plus grande — pigments qui ont procuré aux singes supérieurs un avantage sélectif, une acuité visuelle supérieure à celle des autres mammifères. En effet, la polarité rouge/vert est d’une importance cruciale pour des animaux frugivores. C’est elle qui permet de détecter la présence de fruits au milieu d’un feuillage 58.

L’activité des pigments visuels placés à la surface de la rétine est aussitôt relayée par l’activité de cellules appartenant à ses couches plus profondes. La rétine possède une structure neurologique complexe, elle est « un morceau de cerveau extrudé (a bit of extruded brain)  », pour reprendre une formule de Hardin 59. Les cellules ganglionnaires, dont les extrémités (ou axones) forment le nerf optique, conduisant l’information visuelle au cerveau, émettent des impulsions électriques qui varient de manière typique en présence de l’opposition rouge/vert. Ces impulsions ont une fréquence de trente par seconde lorsqu’une lumière rouge est projetée et elles cessent pratiquement quand survient une lumière verte. Nous aurions ici une base physiologique permettant d’expliquer l’antagonisme entre ces deux couleurs, puisque cet antagonisme ne semble pas pouvoir résulter de la différence des cônes M et L, dont la sensibilité spectrale est extrêmement proche. Il semblerait donc, pour schématiser, que la différence jaune/bleu, la plus ancienne du système visuel, soit codée par la différence des réponses des cônes S, d’un côté, et M et L, de l’autre, tandis que l’opposition vert/rouge serait liée à un niveau plus profond du traitement de l’information, celui des cellules ganglionnaires, c’est-à-dire de la composante la plus récente du système visuel. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Les niveaux les plus élevés de traitement de l’information dans le cortex visuel ont une importance plus grande encore, bien qu’ils soient plus difficiles à comprendre. C’est probablement à ce niveau-là que l’on peut trouver des bases neurophysiologiques permettant d’expliquer l’un des phénomènes les plus mal compris dans ce domaine, celui de la constance de la couleur.

On aperçoit donc que les structures neurologiques apportent une ébauche d’explication à des problèmes comme celui de l’opposition chromatique, laquelle ne correspond à rien dans la physique de la lumière. Les effets de contraste (successif et simultané) pourraient être dus, au moins en partie, à ces mêmes mécanismes. Par exemple, il semble possible de fournir une explication physiologique à un fait sur lequel nous sommes revenus à plusieurs reprises  : la lumière blanche peut être obtenue par le mélange de deux faisceaux lumineux seulement. Le mode de réponse des cellules ganglionnaires est d’inhibition latérale, ce qui signifie qu’elles exemplifient une tendance plus générale du système nerveux à inhiber l’activité d’une région quand celle adjacente est stimulée 60. Cette inhibition de certains signaux (ou de certaines configurations de signaux) quand d’autres signaux sont transmis permettrait de comprendre que l’effet combiné des lumières rouge et verte soit le blanc, signal neutre, point d’équilibre qui résulte de l’inhibition réciproque des deux systèmes chromatiques. Au niveau des cellules à opposition spectrale, le signal correspondant au rouge est «  effacé  » par le signal correspondant au vert, et réciproquement, de sorte que si les lumières sont combinées selon les justes proportions, cet effacement provoque un signal neutre, achromatique : le blanc 61. La conséquence que l’on pourrait être tenté de tirer de ces considérations empiriques est que, puisque la couleur perçue ne dépend pas du stimulus physique considéré en lui-même, elle dépend du traitement de l’information par le système nerveux. On retrouverait ainsi la conclusion de Schopenhauer : « Les couleurs ne sont pour nous rien d’autre que la manifestation, par des oppositions polaires, des actions de l’œil lui-même 62.  » Les couleurs ne seraient pas dans la nature, elles se situeraient

uniquement dans le système nerveux central des animaux, ou dans leur conscience. La seule position philosophiquement tenable serait dès lors celle du subjectivisme le plus extrême, d’un subjectivisme que l’on pourrait qualifier de « neuronal ». Il vaut la peine d’examiner cette idée d’un peu plus près en repartant d’une version qui en a récemment été défendue, celle de Hardin dans Color for Philosophers. Tout d’abord, Hardin reprend, contre la théorie de l’objectivité des couleurs, un certain nombre d’arguments que nous avons déjà rencontrés (et qui ont été anticipés par Goethe dans sa critique de Newton), notamment celui du caractère structuré des phénomènes colorés —  structuration à laquelle il est impossible de trouver un équivalent dans le continuum des longueurs d’onde : Au moment où nous parlons, il n’y a pas la moindre raison de penser qu’il existe un ensemble de propriétés physiques externes qui soit l’analogon de la structure quadripartite des couleurs dont nous faisons l’expérience. L’orange et le pourpre sont toujours binaires, mais le rouge ne l’est pas. La théorie des processus d’opposition (opponent-process theory) nous dit qu’il en est ainsi et pourquoi il en est ainsi. Les théories des longueurs d’onde et de la réflexion de la lumière ne nous disent ni l’un ni l’autre. Elles ne nous permettent donc pas de comprendre les similarités et les différences que l’on trouve entre le rouge, l’orange et le pourpre, et, par conséquent, à mes yeux, elles échouent à constituer des théories adéquates de la couleur 63.

Le point de départ de ce raisonnement est la distinction couleurs unitaires/couleurs binaires (il pourrait être aussi le phénomène de complémentarité ou d’antagonisme chromatique). Mais, pourrait-on objecter, qu’est-ce qui nous assure que le rouge n’est pas binaire lui aussi  ? Pourquoi le rouge ne pourrait-il pas être défini comme un orange-pourpre, et le vert comme un jaune bleuté  ? Ne sont-ce pas seulement ici des conventions linguistiques qui nous font écarter ces possibilités  ? Cette question nous occupera dans la deuxième partie. Si vraiment les légalités qui structurent le champ phénoménal des couleurs ne dépendent que de conventions linguistiques qui pourraient être autres qu’elles ne sont, alors peut-être, après tout, l’objectivisme est-il philosophiquement tenable. Toutefois, un argument qui nous conduit à penser que la distinction couleurs binaires/couleurs unitaires ne peut pas être de nature purement conventionnelle est le suivant  : si le rouge était un orange-pourpre, il serait une couleur intermédiaire entre un rouge jaunâtre (l’orange) et un rouge bleuâtre (le pourpre)  ; mais cela reviendrait à affirmer que le rouge est une couleur intermédiaire entre deux rouges (deux nuances de rouge), ce qui est absurde. Si l’on voulait échapper à cette conséquence, il faudrait dire non pas que le rouge est intermédiaire entre l’orange et le pourpre, mais qu’il est intermédiaire entre le jaune et le bleu ; le rouge devrait être défini comme un jaune-bleu, ce qui, de nouveau, est absurde, mais cette fois parce que le jaune et le bleu sont des couleurs incompatibles, et que rien, donc, ne peut être jaune-bleu. Le même raisonnement s’applique au vert, qui ne saurait être défini comme un bleu-jaune, au bleu, qui ne peut être conçu comme un rouge-vert, et au jaune, qui n’est évidemment pas un vert-rouge.

On pourrait développer d’autres lignes d’argumentation similaires, valant pour d’autres structures phénoménales de la couleur  : contrastes simultané et successif, phénomènes d’incompatibilité, etc. Un deuxième argument contre l’objectivisme (et donc, prima facie, en faveur du subjectivisme) réside dans l’extrême disparité des phénomènes chromatiques du point de vue physique. Si l’on conçoit la vision des couleurs comme la détection d’invariants physiques, on est obligé de supposer l’existence d’une réalité physique un tant soit peu homogène derrière la perception d’une même couleur. Mais est-ce le cas ? Manifestement non. Il y a des couleurs par incandescence (rouge de la flamme), des couleurs par dispersion de la lumière (bleu du ciel), des couleurs par réfraction et dispersion (arc-en-ciel), des couleurs organiques (peaux des animaux), des couleurs par interférence (bulles de savon), des couleurs qui dépendent de la température moyenne des atomes et ions (le bleu de l’étoile Sirius), des couleurs qui dépendent de transferts d’ions (le bleu du saphir) —  cette liste n’étant pas exhaustive. Inversement, des couleurs extrêmement différentes sont dues à des causes physiques très proches : le vert de l’émeraude et le rouge du rubis sont dus tous deux à une même impureté du cristal, le chrome  ; la force du champ cristallin est simplement moins grande dans le cas de l’émeraude que dans celui du rubis, et cette seule différence est à l’origine de leur contraste spectaculaire de couleur 64. Comme l’écrit Hardin, « il existe tout simplement trop de facteurs causaux hétérogènes dans les objets pouvant entraîner que ceux-ci nous apparaissent jaunes dans des circonstances normales. Il n’est pas le moins du monde plausible de supposer que les choses jaunes sont les membres d’une espèce naturelle physique, et la charge de la

preuve incombe à celui qui soutient l’existence d’une telle espèce naturelle  ; c’est à lui qu’il revient de montrer quel candidat satisfait effectivement à cette condition 65 ». Si l’on s’en tient aux couleurs du spectre, on a vu que le problème était le suivant  : une même couleur perçue peut être obtenue par différents mélanges de lumières de longueurs d’onde différentes ; par exemple, quelqu’un qui voit du jaune pur quand on projette une lumière de 572 nm verra aussi un jaune pur avec un stimulus obtenu par le mélange d’une lumière de 550  nm et d’une lumière de 650 nm 66. Encore une fois, dans la lumière ellemême, on ne peut identifier aucune réalité physique qui soit commune à toute perception d’un jaune pur ou d’un bleu pur, ou même qui soit suffisamment semblable dans tous les cas. Ce faisceau d’arguments conduit, semble-t-il, à une forme de subjectivisme, c’est-à-dire à la thèse selon laquelle «  la seule et unique chose que des réalités qui possèdent la couleur K doivent posséder en commun, c’est qu’elles apparaissent K à O dans les conditions S.  Donc, les couleurs unitaires sont des couleurs qui apparaissent unitaires à O dans les conditions S et les couleurs binaires sont celles qui apparaissent binaires à O dans S 67 ». Cette formulation de la thèse subjectiviste va pourtant être discutée et critiquée par Hardin lui-même. En effet, nous avons encore affaire ici à un subjectivisme «  faible  », car compatible avec l’idée d’une certaine objectivité des couleurs. Sans doute, cette objectivité ne peut plus être déterminée de manière purement physique, abstraction faite de la couleur perçue par l’observateur. L’objectivisme physique, dans cette mesure, s’est révélé intenable. Mais, en fixant des conditions normales d’observation et en faisant référence à un observateur normal, il est possible de maintenir que les couleurs sont, malgré tout, des

propriétés des objets. Un pull-over sera un pull-over carmin à la condition qu’il semble carmin à tout observateur normal dans des conditions normales d’éclairage. Il reste donc quelque chose de l’objectivisme dans cette première version du subjectivisme. Au lieu de soutenir l’objectivisme dans sa version simpliste (selon laquelle à toute longueur d’onde et à toute réflexion spectrale correspond une perception de couleur et une seule), le partisan de cet objectivisme plus subtil —  compatible avec un subjectivisme modéré  — se contentera d’affirmer qu’il y a bien une objectivité des couleurs du moment que l’on peut spécifier un « observateur normal » et des « conditions normales » d’observation. Hardin va rejeter cette version faible du subjectivisme pour en adopter une beaucoup plus radicale, et cela, au nom de deux arguments principaux  : (1) la notion de conditions normales d’observation ne recouvre rien dans les faits  ; (2)  il en va de même pour la notion d’un observateur normal. Conclusion  : si les notions de conditions normales d’observation et d’observateur normal découlent de simples conventions qui ne correspondent à rien dans les faits, alors la couleur « objective » des choses se ramène à son tour à une simple convention. C’est, comme on l’a vu, ce que soutenait Démocrite d’après Galien 68. Ces deux arguments méritent d’être examinés de près. Premièrement, l’idée de conditions standard d’observation n’est pas tenable, affirme Hardin  ; souvent, on fixe comme conditions «  normales  » d’observation celles d’une vision à la lumière diurne, si possible avec exposition au nord, dans une lumière comprise entre 6  500 et 7  500  degrés Kelvin (Munsell Book of Color). Mais il ne s’agit là que d’une convention. En effet, la lumière diurne ne révèle pas mieux les couleurs que les

éclairages artificiels. Une lumière artificielle (une lampe à incandescence, par exemple) permet de différencier des compositions spectrales que la lumière du jour ne permet pas de distinguer, et vice versa. Pour tout éclairage, certaines compositions spectrales sont perçues de manière identique et d’autres sont distinguées  ; mais ce ne sont pas forcément les mêmes compositions spectrales qui sont perçues de manière identique et distinguées, pour deux éclairages donnés. Deuxièmement, les différences individuelles dans la perception des couleurs rendent extrêmement problématique la référence à un observateur normal. La méthode d’effacement chromatique (chromatic cancellation procedure) le montre bien. Un sujet prend place devant un appareil appelé monochromateur duel (dual monochromator) qui sélectionne des longueurs d’onde dans le spectre lumineux et permet ainsi de combiner deux longueurs d’onde différentes 69. Il règle son appareil pour obtenir un bleu pur (ne tirant ni sur le vert ni sur le rouge) 70. L’appareil mesure exactement (en nanomètres) la longueur d’onde sélectionnée. Le sujet pourra ensuite obtenir, par combinaison avec une autre longueur d’onde, le blanc. Le problème qui se pose est le suivant  : les sujets vont-ils régler leur appareil de manière identique quand on leur demandera, par exemple, d’obtenir un bleu pur ou un vert pur  ? La réponse est négative. Les réglages varient considérablement d’un individu à l’autre. Par exemple, pour le vert, les «  choix  » des sujets d’expérimentation peuvent varier de 486 à 535 nm, ce qui revient à dire que les différences individuelles peuvent couvrir 13 % du spectre. Il s’ensuit, conclut Hardin, même en laissant de côté le cas du daltonisme et des déficits visuels, que nous ne voyons pas tous les mêmes couleurs 71. La couleur est subjective non seulement au sens où

elle est toujours dépendante d’un sujet en général, mais au sens où elle est tributaire d’un sujet individuel : elle n’est pas la même pour vous et pour moi. Il n’existe par conséquent d’observateur «  normal  » que par convention. Des observateurs différents, précise Hardin, «  voient des stimuli identiques de manière légèrement différente —  un fait qui est extrêmement dommageable pour la suggestion du subjectiviste de spécifier les propriétés de couleur des objets physiques en termes de leurs effets sur “un observateur normal” 72  ». Et si la différence est si importante d’un homme à l’autre, que doit-elle être entre un homme et un animal ! Tout cela conduit Hardin à son subjectivisme radical  : on ne peut résoudre le problème de la «  localisation  » des couleurs perçues sur le spectre que de manière conventionnelle, en faisant par exemple une moyenne de tous les résultats empiriques obtenus à l’occasion du test d’effacement chromatique, ou en déterminant une valeur de manière arbitraire. Il s’ensuit que les «  objets colorés sont une illusion, mais non une illusion infondée 73 », dans la mesure où cette pure apparence est partagée par les autres membres de notre espèce. La perception des couleurs n’est guère autre chose qu’un mirage, «  une illusion, quoiqu’une illusion très durable 74  ». «  Il nous faut être éliminativistes, conclut Hardin, en ce qui concerne la couleur en tant que propriété des objets, mais réductionnistes en ce qui concerne les expériences de la couleur 75.  » De telles conclusions nous ramènent inévitablement au voisinage de l’ontologie des sense data 76, bien que Hardin ne prenne pas clairement position en faveur de cette dernière. Et l’on voit bien pourquoi  : si une couleur n’est ce qu’elle est que parce qu’elle nous semble telle, sans qu’il y ait ici aucun fundamentum in re ; si donc, pour une

couleur, être telle ou telle, c’est paraître telle ou telle à quelqu’un (esse est percipi), alors la couleur se ramène sans reste à la perception que nous en avons, et nous aboutissons à un subjectivisme extrême, voire à une forme de solipsisme. Jamais nous ne pourrons partager notre monde coloré avec autrui  ; jamais nous ne serons assurés que nous parlons des mêmes nuances lorsque nous employons les mots «  cyan  » ou « magenta ». Une telle position est-elle défendable  ? Nous proposons de la discuter plus en détail au chapitre suivant.

Chapitre III

UNE CRITIQUE DU SUBJECTIVISME : L’APPROCHE ÉCOLOGIQUE DE LA COULEUR

Hardin, au terme d’un périple philosophique non dénué d’intérêt, retrouve une idée très répandue à notre époque (mais pas pour autant vraie  !), une certaine vulgate issue des neurosciences : le cerveau « fabriquerait » les couleurs. C’est, par exemple, ce qu’on peut lire dans l’ouvrage de Zuppiroli et Bussac : « Monge avait compris comment le cerveau fabrique de façon globale les sensations colorées 1.  » Mais que veut dire ici « fabriquer » ? Et à supposer que la couleur soit une « illusion », de quel genre d’illusion s’agit-il ? Dire que le cerveau « fabrique » les couleurs revient à dire que les couleurs telles que nous les expérimentons ne sont que l’effet subjectif d’une stimulation proximale, de l’activation par la lumière des récepteurs de notre rétine et du traitement de cette information optique par le cortex visuel, et qu’elles ne véhiculent aucune information objective concernant le stimulus distal, la structure atomique et moléculaire des surfaces et la manière dont celles-ci absorbent sélectivement certaines longueurs d’onde du spectre et transmettent les autres. En d’autres termes, cette affirmation revient à soutenir que les couleurs perçues des objets qui nous entourent sont fondamentalement du même type que les

images consécutives ou les phosphènes  : elles ne nous révèlent aucune structure de notre environnement physique ; elles ne nous manifestent que la manière dont nous sommes affectés par lui. Pourtant, il semble à première vue qu’il existe une différence phénoménologique notable entre les couleurs en tant que propriétés persistantes des objets, qui conservent une grande stabilité à travers des conditions d’observation changeantes, et de simples sensations colorées. Si certaines des couleurs que le monde nous présente nous apparaissent comme des propriétés relativement stables des objets, n’est-ce pas parce qu’elles sont de telles propriétés ? C’est ici que le subjectivisme neuronal introduit la notion d’illusion : en attribuant aux choses qui nous entourent des couleurs, nous serions victimes d’une illusion «  naturelle  », au sens où elle serait largement partagée par les autres membres de notre espèce. Le propre d’une illusion est que celui qui en est victime, au moment où il en est victime, est incapable de la différencier d’une perception véritable — il n’en a pas conscience, sur le moment même, comme d’une illusion. La croyance en une réalité des couleurs indépendante de l’observateur serait une illusion globale de ce type. Nous ne pourrions nous empêcher de prêter des couleurs aux choses de la même manière que celui qui est victime d’une hallucination ne peut s’empêcher de céder à son hallucination, d’accorder une existence à des objets qui n’en ont pas. Pourtant, le recours à la notion d’illusion (ou d’hallucination) suppose, pour faire sens, que nous soyons capables d’avancer des critères de la distinction illusion/perception. Supposons que je croie voir mon père devant moi, assis dans un fauteuil, dans la pièce où je me trouve, et que, l’espace d’un instant, je sois persuadé de sa présence. Même le fait de savoir que mon père est

décédé il y a de nombreuses années ne m’empêche pas de tressaillir ni ne dissipe mon impression d’une présence réelle. Néanmoins, même dans une telle situation, et même si, sur le moment même, je n’arrive pas à faire le départ entre mon hallucination et une perception véridique, je n’en dispose pas moins, plus généralement, de critères me permettant de les départager une fois l’hallucination passée. Par exemple, mon père n’est pas entré par la porte, il y a eu simplement un moment où il était là, dans la pièce (les romanciers adeptes des histoires de fantômes usent souvent de ce procédé). En d’autres termes, il ne m’est pas possible de relier cette apparition à d’autres apparitions ni de reconstruire une histoire causale cohérente. En outre, à un moment donné, l’hallucination s’est dénoncée comme telle : je me suis approché du fauteuil, j’ai esquissé le mouvement d’en faire le tour, et cette apparence ne s’est pas enchaînée à d’autres apparences concordantes de mon père qu’il m’aurait été possible d’explorer plus en détail : l’apparence s’est dissipée et je me suis retrouvé seul dans la pièce. Une hallucination, en effet, contrairement à une perception, ne me présente pas un parcours réglé d’apparitions à travers lesquelles ma connaissance de l’objet s’enrichit, se complète  ; elle ressemble davantage à un feu follet qui s’évanouit presque aussitôt. Si je suis fondé à parler ici d’«  hallucination  », c’est parce que tous ces critères (et d’autres) existent pour départager hallucination et perception. La notion d’hallucination va donc de pair avec celle de perception fiable : là où la seconde n’a pas de place, la première n’a pas de sens non plus. Si toute couleur était réellement une illusion, il faudrait renoncer à toute distinction entre couleurs «  accidentelles  » et couleurs durables des choses. Or la phénoménologie de la couleur exige que nous fassions une

distinction de ce type. Le problème d’une conception des couleurs comme pures illusions est qu’en alignant tous les phénomènes chromatiques sur les «  couleurs accidentelles  », elle ne parvient pas à rendre justice à la phénoménologie de la couleur. Certes, on pourrait répondre qu’une théorie comme celle de Hardin ne prête pas aux couleurs le statut d’illusions stricto sensu. Elle établit plutôt une analogie entre illusions « naturelles » et phénomènes chromatiques. Dans l’emploi qu’en fait Hardin, «  illusoire  » veut dire simplement, au sujet de la couleur perçue, qu’elle ne nous renseigne en rien sur le stimulus distal et, par voie de conséquence, qu’elle ne permet de détecter aucune propriété réelle (physique) du monde qui soit homogène pour une même couleur perçue. Mais, même réinterprétée de cette manière, l’idée d’une pure subjectivité des couleurs, qui devraient être dès lors projetées sur le monde pour le recouvrir comme une robe chatoyante, est très énigmatique. Il est difficile de donner un sens à l’idée de sensations, c’est-à-dire de propriétés immanentes à l’esprit, qui seraient « projetées » sur les choses et nous apparaîtraient, à l’occasion de cette projection, comme des propriétés pérennes de celles-ci. Comment ce qui est supposé être une pure modification de nous-mêmes pourrait-il se présenter à nous comme quelque chose d’extérieur et d’indépendant de nous, comme une propriété stable des objets  ? Comme le remarque Michael Tye, «  le projectivisme, à la réflexion, semble incompréhensible. Les qualités que nous expérimentons en voyant les couleurs des surfaces sont expérimentées comme des qualités de ces surfaces […]. Assurément, je ne peux attacher aucun sens à l’affirmation selon laquelle la rougeur que j’expérimente comme recouvrant la surface d’une tomate mûre est en réalité une propriété de mon expérience 2 ».

Le subjectivisme de Hardin repose en fait sur un présupposé fondamental  : celui selon lequel la perception viserait à détecter des propriétés de l’univers physique et, comme l’ont montré un certain nombre de considérations sur la variabilité individuelle de cette perception et sur l’hétérogénéité des propriétés physiques sous-jacentes à la perception d’une même couleur, échouerait à le faire. D’où ce qui constitue le véritable enjeu de ce débat  : la perception échoue-t-elle réellement dans la tâche qui est la sienne  ? La perception vise-t-elle vraiment à détecter des invariants physiques de notre environnement  ? C’est ce présupposé, en tout cas, qui conduit Hardin à passer d’un objectivisme, dont il a montré le caractère intenable, à un subjectivisme extrême. Il convient donc de s’arrêter à cette prémisse de son argumentation, et nous le ferons ici en nous inspirant d’un certain nombre de remarques d’Evan Thompson, qui lui-même se réclame de l’optique écologique de James J. Gibson 3.

L’APPROCHE ÉCOLOGIQUE DE LA PERCEPTION DES COULEURS

La thèse selon laquelle la perception aurait pour but de nous permettre de détecter un certain nombre d’invariants physiques de notre environnement peut être interrogée à la lumière d’une autre thèse, que l’on peut qualifier d’«  écologique  » au sens de Gibson, celle d’après laquelle la perception aurait plutôt pour finalité de mettre l’animal en rapport avec des invariants utiles et signifiants pour sa vie dans l’environnement biologique auquel il appartient. Ainsi, pour reprendre un exemple déjà mentionné, un chimpanzé a la possibilité, acquise au cours de l’évolution de son

espèce, d’apercevoir un fruit rouge se détacher sur un feuillage, non parce qu’il serait un physicien en herbe, préoccupé de détecter la composition spectrale de la lumière ambiante réfléchie par les surfaces — apprenti physicien qui échouerait dès lors dans son entreprise au motif que différentes compositions spectrales peuvent entraîner une même perception de rouge  —, mais parce qu’il est un animal frugivore particulièrement bien adapté à son environnement, capable d’y discerner, avec une plus grande acuité visuelle que les membres d’autres espèces, la présence de fruits au milieu d’une végétation épaisse. En somme, pourrait-on argumenter, Hardin a raison de rejeter la position objectiviste ; mais il s’en faut de beaucoup qu’il soit fondé à en inférer sans plus de précautions la subjectivité pure et simple des couleurs. L’échec de l’objectivisme n’entraîne que le subjectivisme serait la seule position défendable qu’à la condition de souscrire à une prémisse additionnelle. Cette prémisse implicite qui seule permet de conclure, de ce que le phénomène de la couleur est structuré par des relations qui n’ont pas d’équivalent dans le domaine de la physique de la lumière ou des surfaces, à la thèse selon laquelle la couleur, puisqu’elle n’appartient pas au monde physique, est une propriété intrinsèque de certains états mentaux (auxquels correspondent éventuellement des états cérébraux, voire qui sont identiques à de tels états), est que la couleur doit être ou bien « dehors », dans le monde physique, ou bien «  dedans  », dans l’esprit, c’est-à-dire identique à un état mental (lui-même causé par un état cérébral, voire identique à lui). Hardin argumente comme suit : Puisque les objets physiques ne sont pas colorés et que nous n’avons pas de bonnes raisons de croire qu’il y a des

supports non physiques des phénomènes de couleur, et puisqu’il faut bien que les objets colorés soient physiques ou non physiques, nous n’avons pas de bonnes raisons de croire qu’il y a des objets colorés. Les objets colorés sont des illusions, mais non des illusions infondées. Nous sommes normalement dans des états visuels chromatiques, et ces derniers sont des états neuronaux 4. L’alternative sur laquelle repose ce raisonnement est celle en vertu de laquelle ou bien les couleurs sont des caractéristiques intrinsèques des objets, déterminées au niveau physique, ou bien ce sont des propriétés intrinsèques du « mental », déterminées au niveau neuronal. Mais une autre possibilité existe : que la couleur ne soit pas du tout une propriété intrinsèque de quoi que ce soit. Il faudrait alors la comprendre comme une propriété relationnelle d’un environnement pour un organisme vivant doué de capacités visuelles qui ont évolué avec son espèce 5. Cette propriété relationnelle —  et c’est cela qui la différencie des relations envisagées dans l’approche dispositionnaliste classique de Locke et de Newton, dans laquelle les couleurs étaient déterminées à la fois comme des propriétés dispositionnelles de l’objet physique et comme des propriétés relationnelles mettant en jeu le sensorium — n’est plus du tout une relation physique. En effet, du point de vue de la perspective écologique, il faut abandonner l’hypothèse selon laquelle la perception serait la détection de propriétés physiques de l’environnement de l’animal. Pourquoi devrait-elle l’être ? Essayons de donner forme à cette possibilité. Les couleurs, pourrait-on affirmer, ne sont ni des propriétés intrinsèques (physiques) de l’environnement de l’animal, ni des propriétés

intrinsèques du psychisme de l’animal, mais des propriétés dispositionnelles et relationnelles à la fois, qui ne peuvent être décrites de manière pertinente qu’au niveau de la relation biologique que l’animal entretient avec son environnement. Les couleurs, ainsi comprises, sont la manifestation visible du genre de rapport qui unit un vivant pourvu de besoins vitaux à son environnement, elles n’ont en elles-mêmes aucune vocation à « représenter » correctement la réalité du point de vue physique ; elles présentent à l’animal son milieu de manière à ce qu’il puisse y remplir au mieux ses tâches. On s’aperçoit ainsi, par exemple, que la vision humaine possède sa plus grande acuité dans les conditions d’éclairage qui sont celles d’un sous-bois. On observe également que la vision des couleurs ne confère un avantage sélectif à l’animal (par rapport à la vision achromatique) que lorsque ses cibles d’action sont enveloppées d’un demi-jour, dans des conditions changeantes d’ombre et de lumière. De telles considérations invitent à penser que la vision des couleurs n’est ordonnée à aucune détection d’invariants physiques, mais plutôt à la détection d’invariants biologiques, c’est-à-dire qu’elle tend à présenter à l’animal son environnement, non de la façon la plus exacte d’un point de vue cognitif, mais de la façon la plus adaptée à ses tâches, qui sont des tâches de vie et non des tâches de connaissance. En d’autres termes, le présupposé implicite du subjectivisme neuronal (et plus généralement du cognitivisme dans sa forme la plus répandue) est son approche purement gnoséologique des problèmes, qui oublie que la vision s’est développée au cours de l’évolution pour répondre à des besoins adaptatifs, pour rendre possible une symbiose de l’animal avec son environnement. Pourquoi les oiseaux migrateurs ont-ils une vision qui embrasse

une partie de l’infrarouge ? Sans doute parce que cette vision est utile à la «  navigation aérienne 6  ». Pourquoi les poissons (ou certains poissons) perçoivent-ils les couleurs ? Peut-être pour de tout autres raisons. En somme, «  il n’y a pas un seul et unique type de propriété distale que la vision des couleurs aurait pour fonction biologique de détecter 7 ». On pourrait même se demander si la fonction biologique de la vision chromatique est de détecter quoi que ce soit. Qui dit «  détection  » dit saisie d’une information indépendante de l’observateur. Par exemple, le phénomène de la constance de la couleur, qui reste encore mal expliqué, a-t-il pour fonction de véhiculer une information fiable sur la réflexion spectrale des surfaces physiques  ? Et en quoi cela servirait-il à l’animal  ? On pourrait raisonner autrement et dire que si le phénomène de la constance peut aussi permettre de «  détecter  » ce genre d’information, telle n’est pas en tout cas sa fonction primordiale ; il s’agit seulement d’une caractéristique qui découle accidentellement de cette fonction. D’un point de vue «  écologique  », on peut penser que le phénomène de constance sert plutôt à générer des catégories perceptives stables permettant à l’animal d’identifier et de classifier des objets en fonction de ses besoins. « Au lieu de procurer des indices perceptifs constants de la réflexion des surfaces, avance Thompson, le rôle principal de la vision des couleurs [et du phénomène de constance] est probablement de générer un ensemble relativement stable de catégories perceptives qui puissent faciliter l’identification des objets et guider la conduite en conséquence 8.  » La critique que l’approche écologique de la vision adresse au subjectivisme cognitiviste (l’idée que le cerveau fabriquerait la réalité, ou fabriquerait des modèles internes de cette réalité) n’est alors pas

sans rappeler la critique que Heidegger et Merleau-Ponty avaient adressée à la phénoménologie de Husserl : le rapport premier au monde n’est pas d’ordre théorétique, il est d’ordre pratique, déterminé par des besoins vitaux et des buts, et —  faudrait-il maintenant ajouter  — ces besoins et ces buts ne peuvent être décrits convenablement qu’au niveau écologique des relations qu’un animal entretient avec son Umwelt. Certes, Hardin, comme d’autres cognitivistes, signale souvent en passant que la vision des couleurs satisfait à des intérêts adaptatifs. Le problème est qu’en réduisant les couleurs à des qualia intérieurs, et à leur base neuronale, il tend à priver ces couleurs de toute signification écologique  : car une telle «  signification  » (l’affordance dont parle Gibson 9, que l’on peut rendre en français par « suggestion d’agir ») ne peut être décrite qu’au niveau de l’interaction de l’animal, en tant que doué de capacités et de buts, avec son milieu de vie dans lequel ces capacités et ces buts prennent place. Une signification ressaisie au niveau écologique ne peut être comprise comme une propriété intrinsèque du mental. En d’autres termes, c’est l’internalisme de l’approche de Hardin qui l’amène à sous-estimer l’importance de la relation animal-environnement. Comme le remarque Evan Thompson, […]  c’est précisément la valeur de signal (the signal significance) du contenu de perception de la vision des couleurs dont il devient impossible de rendre compte dans un tel cadre de pensée. La valeur de signal d’un contenu de perception chromatique ne peut pas être expliquée exhaustivement en termes proximaux (intradermiques), car elle est constituée par des couplages organisme-

environnement (où l’environnement, bien sûr, inclut d’autres animaux). En général, rien n’est intrinsèquement un signal  : quelque chose n’est un signal qu’en relation avec un émetteur et un récipiendaire. De la même manière, la valeur de signal de la couleur n’est ni intrinsèque aux réflexions spectrales, ni intrinsèque à des états neuronaux : c’est une structure relationnelle de l’animal pris comme un tout, dans son interaction avec son environnement 10. On peut en conclure que les couleurs sont «  des propriétés dispositionnelles de niveau écologique 11 » qui, en jouant leur rôle de signaux biologiques, et en satisfaisant ainsi aux besoins adaptatifs de l’animal, c’est-à-dire en lui permettant de s’orienter au mieux dans son environnement de vie concret, sont nécessairement liées à des signaux vitaux ou à des affordances. On pourrait d’ailleurs rapprocher ces «  suggestions d’agir  » de notions déjà avancées par la Gestaltpsychologie ou la phénoménologie. Les affordances de Gibson ressemblent beaucoup aux Aufforderungscharaktere de Kurt Lewin et aux « significations vitales » ou « valeurs vitales » de Merleau-Ponty. Pour ce dernier également, il est impossible de comprendre une couleur comme un simple quale, un état interne du sujet, en la coupant de la relation vitale qui unit l’organisme percevant à son milieu : « La vision est déjà habitée par un sens qui lui donne une fonction dans le spectacle du monde comme dans notre existence. Le pur quale ne nous serait donné que si le monde était un spectacle et le corps propre un mécanisme dont un esprit impartial prendrait connaissance. Le sentir, au contraire, investit la qualité d’une valeur vitale, la saisit d’abord dans sa signification pour nous […]. Le sentir est cette communication

vitale avec le monde qui nous le rend présent comme lieu familier de notre vie 12. » Le partisan du subjectivisme neuronal pourrait toutefois objecter à l’approche écologique de la perception qu’il ne nie pas du tout, pour sa part, que la perception des couleurs d’un animal soit liée à ses besoins biologiques ; mais que cela n’enlève rien, en réalité, à la subjectivité de la couleur, puisque, même si, du point de vue écologique, le but de la vision n’est pas de détecter des invariants physiques, mais de permettre à l’animal de s’adapter au mieux à son environnement, il n’empêche qu’elle ne permet pas de détecter de tels invariants, et c’est cela, et cela seulement, qui compte en dernier ressort quand on formule le problème de la subjectivité de la couleur. Autrement dit, aux yeux du partisan du subjectivisme neuronal, la physique joue la fonction d’un véritable absolu à l’aune duquel le problème tout entier doit être mesuré. Il se pourrait que le partisan de l’approche écologique soit embarrassé par cette réponse, car lui-même part de l’idée d’un environnement physique, à ceci près qu’il conçoit cet environnement comme étant plus complexe qu’on ne le suppose généralement. Il existe en effet, affirme Gibson, une «  optique écologique  » qui devrait se substituer à l’optique classique pour permettre de formuler adéquatement le problème de la vision, et cette optique écologique n’a pas affaire à la lumière comme onde ou comme flux de photons, mais à une «  lumière ambiante  », c’est-à-dire à la lumière telle qu’elle est réfléchie par une multitude de surfaces dans un environnement optique complexe. La discipline que Gibson appelle de ses vœux n’est donc rien d’autre qu’une complexification de l’optique traditionnelle. Mais alors, l’approche écologique n’a ébranlé qu’en apparence l’idée que la physique jouerait le rôle d’un véritable absolu pour la

formulation du problème de la vision, puisqu’elle-même part d’une description de l’environnement de l’animal qui se borne à complexifier la description physique habituelle. Or cet environnement tel que le perçoit l’animal présente un certain nombre de traits qui ne peuvent avoir d’équivalent dans la physique de la lumière, même complexifiée conformément à l’optique écologique  ; il devient alors de nouveau quelque chose qui ne peut guère être qualifié autrement que de « subjectif ». Et l’approche écologique tout entière peut être considérée comme une variante du subjectivisme à propos des couleurs.

LES LIMITES DE L’APPROCHE ÉCOLOGIQUE

Cette difficulté fait signe vers un certain nombre de limitations de la perspective écologique. Il semble en effet qu’il y ait bien une ambiguïté au point de départ de l’approche écologique de la perception. Gibson ne part pas d’une description immanente de la perception, comme le ferait un phénoménologue  ; il part d’une description optique du milieu environnant de l’animal dans les termes d’une optique écologique, et il pense à partir de là la perception comme simple « saisie (pick-up)  » d’une «  information visuelle  » disponible. Ce recours au concept d’information est problématique. En effet, pourrait-on demander, les couleurs sont-elles spécifiées dans l’information comme telle  ? Les couleurs peuvent-elles être conçues comme des propriétés de l’«  information visuelle  » qui est accessible dans l’Umwelt de l’animal ? Cela fait tout aussi peu sens, semble-t-il, que d’affirmer que les couleurs sont des propriétés de la lumière ambiante. Ainsi, Gibson ne semble pas en

mesure de dépasser, dans sa formulation même du problème, une forme d’objectivisme qui pourrait donner raison à ses adversaires et leur permettre de conclure que, puisque les couleurs ne sont pas « objectives » en ce sens-là, elles doivent être subjectives. Examinons les choses de plus près. Au point de départ de la théorie gibsonienne de la perception, il y a un flux d’information. Gibson définit son «  réalisme direct  » en affirmant que, lorsque l’animal perçoit, il se borne à «  prélever (pick up)  » de l’information visuelle dans son environnement optique. Cette affirmation s’oppose à l’idée répandue dans l’approche cognitive classique selon laquelle la perception serait un codage/décodage d’information grâce auquel le cerveau se construirait un « modèle intérieur  » ou une représentation de la réalité. Or, ce concept d’information paraît avoir précisément pour but d’éviter deux autres concepts : ceux d’expérience et de phénomène. En affirmant que la perception est une saisie ou un prélèvement d’information dans un «  flux optique  », Gibson écarte toute description de la perception en termes expérientiels et phénoménaux. Pour quelle raison  ? La réponse semble être la suivante. Gibson entend par «  expérience  » les vécus subjectifs, internes, d’un observateur  ; il entend par «  phénomène  » les représentations des choses dans notre esprit. C’est parce qu’il comprend ainsi ces notions qu’il affirme, par exemple, que les affordances ne sont pas des significations phénoménales  : elles «  ne sont ni physiques, ni phénoménales 13 ». De même, c’est parce qu’« expérience » signifie manifestement pour lui quelque chose d’interne au sujet (ou au psychisme de l’animal) qu’il refuse de dire que les affordances relèvent du domaine de l’expérience  : elles sont «  des propriétés des choses considérées en référence à un observateur, mais ne sont pas des propriétés des expériences de l’observateur 14 ».

Certes, Gibson nous met en garde  : le concept d’information tel qu’il l’emploie n’est pas celui de Shannon et Weaver. L’information n’est pas ici ce qu’un émetteur communique à un récepteur au moyen d’un code, puisqu’il n’y a, dans la perception, ni émetteur, ni récepteur, ni code d’aucune sorte. Ainsi, précise Gibson, «  on conçoit l’information comme quelque chose de disponible dans le flux d’énergie ambiant, et non comme des signaux dans un faisceau de fibres nerveuses 15  ». On voit quelle conception Gibson combat : c’est celle que nous avons qualifiée à la suite de Thompson de «  subjectivisme neuronal  ». Mais ce concept d’information n’est-il pas profondément ambigu  ? C’est ce que révèle le problème des affordances. D’après le «  réalisme direct » de Gibson, les suggestions d’agir sont contenues dans le flux de l’information lui-même et simplement prélevées en lui. Les suggestions d’agir «  sont spécifiées dans l’information du stimulus. Elles semblent être perçues directement parce qu’elles sont perçues directement 16  ». Mais qu’est-ce que cela signifie au juste  ? Les suggestions d’agir ne peuvent tout de même pas être spécifiées par l’information toute seule, abstraction faite de sa relation à l’animal et aux aptitudes de ce dernier, par exemple, dans le cas de l’affordance que nous présente une boîte aux lettres, de la capacité humaine à poster du courrier, ou, pour l’affordance que cette même boîte aux lettres revêt pour une mésange, de la capacité de l’oiseau à y nidifier. Mais alors, il faut dire que les affordances ne sont pas des propriétés du flux d’information simpliciter, ce sont des propriétés du flux d’information eu égard aux dispositions et aux capacités d’un animal, y compris à ses capacités de discrimination perceptive. Ou plutôt, le concept d’information n’est plus ici très éclairant puisque l’affordance est une propriété de la chose (la boîte aux

lettres) dans sa relation aux capacités de l’observateur, y compris perceptives, et que cette relativité à l’observateur est précisément ce qu’a pour but de capturer le qualificatif «  phénoménal  » que pourtant Gibson rejette. C’est la boîte aux lettres phénoménale, celle dont l’animal fait l’expérience, et non la boîte aux lettres envisagée en elle-même, à titre d’objet physique, ou même à titre d’information présente dans le flux optique de l’animal, qui seule peut «  procurer (afford)  » à l’animal la possibilité d’une conduite déterminée. Et ce concept d’information, même si on essaie de l’expurger des reliquats d’objectivisme d’une «  théorie de l’information  », ne peut nous être ici d’aucun secours. Ce qui est compréhensible pour la suggestion d’agir, en tant que propriété phénoménale d’un objet pour un observateur (l’animal), ne l’est plus pour l’information  : «  Une suggestion d’agir pointe dans les deux directions à la fois, vers l’environnement et vers l’observateur. Il en va de même pour l’information qui spécifie la suggestion d’agir 17. » Étrange affirmation ! Comment quelque chose d’aussi neutre et objectif que de l’information, dont le « prélèvement » est censé expliquer l’apparition des affordances elles-mêmes, pourrait-il, comme l’affordance, «  pointer dans [ces] deux directions  » à la fois  ? Et si l’information possède les mêmes caractères que l’affordance, dans quelle mesure est-elle réellement susceptible d’expliquer la perception de cette dernière ? Ces apories sont lourdes de conséquences. Ce qui donne, en effet, sa plausibilité au subjectivisme neuronal, c’est le privilège absolu qu’il continue à accorder à la physique  : puisque la couleur perçue ne correspond à aucune propriété physique du stimulus distal, elle ne peut être que subjective. Or l’approche écologique de Gibson partage en un certain sens ce même

présupposé. L’optique écologique est une complexification de l’optique classique fondée sur une physique de la lumière. On ne voyait pas, tout à l’heure, comment la couleur pouvait être présente dans le flux d’information optique tout seul  ; et on ne voit pas davantage, à présent, comment elle pourrait être contenue dans cette même information telle qu’elle se présente du point de vue d’une optique complexifiée par la prise en compte de la réflexion de la lumière par les surfaces — du point de vue d’une « optique écologique ». Un monde défini en termes d’information ne peut pas receler quelque chose comme des couleurs. L’objection qu’il faut donc adresser à l’approche écologique est qu’elle ne saurait se passer, pour sa compréhension de la couleur, du niveau phénoménologique, celui de l’expérience en tant que telle. La couleur n’est pas présente dans un environnement décrit en termes physiques  ; elle n’est pas non plus présente dans un environnement décrit en termes écologiques. Le concept d’environnement privilégié par l’approche écologique reste un concept biologique, c’est-à-dire objectivant. Ce milieu biologique n’est pas encore le monde ambiant (Umwelt) qui enveloppe et circonvient l’animal, tel qu’il est ressaisi du point de vue de l’expérience de ce dernier. C’est seulement au niveau d’un tel monde ambiant expérimenté, c’est-àdire de l’environnement comme phénomène, qu’il y a place pour ces émissaires zélés du monde que sont les couleurs. Chez Gibson, la volonté de substituer le concept d’information à celui de phénomène semble provenir d’une conception encore trop étroite de la nature de l’expérience, c’est-à-dire d’une conception qui adopte, sans nécessairement se l’avouer, un internalisme et un subjectivisme dont tout le projet initial du

psychologue semblait être de nous délivrer. Pourquoi faudrait-il concevoir les phénomènes comme des représentations mentales ? Pourquoi ne seraient-ils pas plutôt à comprendre en termes relationnels, comme le mode d’apparition du monde pour celui qui en fait l’expérience  ? De même, pourquoi les expériences seraient-elles à concevoir comme des états mentaux intrinsèquement subjectifs, en sorte que nier l’existence de tels états équivaudrait à nier que les affordances relèvent du plan de l’expérience  ? Le tort de Gibson semble être, en rejetant la dichotomie sujet/objet pour la perception (et pour les affordances que celle-ci recèle), de rejeter toute référence au monde perçu ou expérimenté en général. Or l’expérience n’est rien de « subjectif », si l’on veut dire par là qu’elle serait une propriété intrinsèque d’une mens ou d’un cerveau. Elle nous place au contact du monde lui-même sans intermédiaires mentaux d’aucune sorte  ; elle est une «  prise corporelle  » sur le monde, comme dirait MerleauPonty. Si l’on redéfinit l’expérience de cette manière, on peut soutenir à la fois que le monde dans lequel des couleurs existent est le monde expérimenté — ce que Husserl appelle dans la Krisis le «  monde de la vie (Lebenswelt)  » — et que ce monde phénoménal n’est pas pour autant à entendre comme quelque chose d’intrinsèquement subjectif, c’est-à-dire n’est pas identique à des états mentaux (encore moins réductible à leurs substrats cérébraux). Il est vrai alors de dire que la couleur n’est ni subjective ni objective non parce qu’elle consisterait en un simple prélèvement d’information, mais parce qu’elle relève du monde phénoménal 18. Autrement dit, les couleurs sont bien phénoménales, mais elles ne sont pas « subjectives » ou mentales. Dire qu’une propriété est phénoménale, c’est décrire d’une certaine manière cette propriété,

c’est-à-dire la décrire en référence à l’observateur  ; ce n’est pas décrire une seconde propriété (le « phénomène ») qui se situerait quelque part « à côté » de la première. Le rouge phénoménal n’est pas un second rouge par rapport à celui de la pomme, c’est ce rouge lui-même envisagé dans sa relation à celui qui le perçoit. Les phénomènes ne sont pas «  dans notre tête  », ils sont la manière même dont les choses se présentent à nous. Aussi longtemps que le phénomène est conçu comme un intermédiaire mental, une simple représentation, Gibson a raison de considérer que l’environnement, avec toutes ses caractéristiques, n’est «  ni physique ni phénoménal » ; mais dès qu’on cesse de concevoir le phénomène de cette manière, son refus n’a plus de justification. Le monde qui constitue le «  sol  » des conduites de l’animal, et dans lequel celui-ci a sa «  niche  », est évidemment un monde phénoménal, un monde considéré du point de vue de cet animal, sans être pour cela un monde subjectif ; c’est aussi un monde réel, c’est-à-dire indépendant vis-à-vis de sa perception, mais pas pour autant équivalent à l’univers objectif du physicien.

L’OBJECTIVITÉ DES COULEURS DANS LE MONDE DE LA VIE

Revenir en deçà du monde comme simple environnement physique (ou biologique) vers le monde phénoménal semble être une condition nécessaire pour formuler de manière adéquate le problème des couleurs. Les couleurs sont des propriétés du monde phénoménal lui-même, c’est-à-dire du monde considéré dans sa relativité à nous ou à tout vivant doué de fins et pourvu d’aptitudes visuelles d’un certain type. Les couleurs ne sont ni dans l’esprit ni dans le cerveau considérés isolément  ; elles ne

figurent pas davantage dans l’univers qu’étudie le physicien ; elles rayonnent dans ce monde-pour-nous, dans le monde que nous habitons et dans lequel nous nous mouvons et agissons, dans le monde de notre vie —  qui, du reste, est le seul à mériter d’être appelé un monde. Le «  bon  » niveau d’une description des phénomènes chromatiques n’est ni le niveau physique, ni le niveau psychologique, ni même le niveau biologique ou écologique —  encore moins le niveau de ce que Gibson appelle l’«  information  »  ; c’est le niveau phénoménologique. Autant l’approche écologique avait pour supériorité sur l’approche cognitiviste traditionnelle d’être plus concrète, puisqu’elle substituait à l’abstraction irrecevable d’un cerveau isolé l’animal dans ses transactions avec son milieu vital, autant, quand elle aborde le problème du statut de la perception, cette approche renouvelle une forme d’objectivisme. Non moins que l’approche traditionnelle, elle dépouille le monde perçu de ses couleurs en prétendant expliquer ces dernières. Elle remplace un objectivisme par un autre : à l’objectivisme physique et neuronal, elle substitue désormais un objectivisme écologique. Et puisque le point de départ de l’approche écologique demeure celui d’une optique physique simplement complexifiée, le tenant de cette approche, en reconnaissant l’échec de l’objectivisme concernant une définition strictement physique des couleurs, en est réduit à embrasser une forme de subjectivisme. C’est cette prémisse objectiviste qu’il nous faut par conséquent mettre en question si nous voulons défendre un réalisme à propos des couleurs. La grande leçon de la phénoménologie, telle qu’on peut tenter de la tirer à partir de Husserl —  mais aussi au-delà de lui  —, réside dans le caractère inéliminable du monde de la vie pour toute explication scientifique. Le monde de la vie, c’est-à-dire le monde

phénoménal ou le monde-pour-nous, n’est pas un niveau de description superficiel et négligeable que la science pourrait laisser derrière elle  ; il est ce à quoi il nous faut constamment revenir pour pouvoir formuler correctement certains problèmes. Ce monde forme le « sol » non seulement de toutes nos pratiques naïves et préscientifiques, mais de notre praxis scientifique ellemême. Toute élaboration scientifique, aussi complexe, médiate et éloignée de l’intuition qu’on voudra, présuppose ce «  sol (Boden) » intuitif du monde de la vie et en dépend en son essence. C’est cette vérité que méconnaît l’objectivisme sous ses différentes formes. Par «  objectivisme  », Husserl entend dans la Krisis une thèse philosophique qui accompagne la révolution scientifique moderne et lui fournit son cadre interprétatif. L’objectivisme affirme que les vérités mises au jour par la physique ne valent pas simplement dans le contexte de cette science, ne disent pas seulement la vérité physique de notre monde, mais qu’elles décrivent l’«  en soi  » des choses, rendant faux ou illusoire le monde expérimenté lui-même. Aux yeux de l’objectivisme, la science ne se borne pas à redoubler le monde phénoménal d’une infrastructure idéale de formes pures et d’expériences de pensée qui permettent d’en énoncer les lois sous forme mathématique, elle va jusqu’à remplacer le monde de notre expérience naïve par cette infrastructure idéale, en sorte qu’au terme de cette substitution (Unterschiebung), la nature mathématique de la physique devient la seule et unique réalité, « le monde mathématique des idéalités, qui est une substruction [une construction édifiée sur ce monde naïf ou préscientifique], est pris pour le seul monde réel 19 ». Le but de la science n’est plus alors de sauver les phénomènes, mais de découvrir au-delà d’eux

une vérité « en soi » qui permette de ravaler ces phénomènes au rang de simples illusions. Or cet objectivisme, comme le souligne Husserl, frôle constamment l’incohérence. Si les couleurs du monde ne sont que des illusions, de simples apparences subjectives sans contrepartie réelle, si l’explication physique doit en venir à éliminer les couleurs pour pouvoir les «  expliquer  » (comme illusions), cette explication abolit son propre point de départ. L’explanans n’éclaire plus ici l’explanandum, il se substitue à lui, de sorte que l’explication se détruit elle-même. Les couleurs ont moins été expliquées que radiées de la réalité —  identifiée sans reste au monde physique. La représentation scientifique ne s’est ainsi substituée au monde manifeste qu’en ruinant sa propre intelligibilité. Car si le monde de la vie n’est qu’une vaste illusion, s’il est dépourvu de toute réalité intrinsèque, on se demande bien comment il peut être aussi le lieu où se pratique l’expérimentation scientifique, où le savant formule et discute ses découvertes. Contre de telles conclusions, Husserl insiste au contraire sur la résistance du monde de la vie (et des phénomènes en général) à toute réduction de ce genre. Sa mise en question de l’objectivisme permet de mieux comprendre les rapports complexes qui unissent une explication scientifique de la couleur et une phénoménologie des couleurs. L’explication scientifique ne saurait détrôner la phénoménologie, elle présuppose inévitablement la validité de cette dernière tout comme les longueurs d’onde ne peuvent expliquer les couleurs qu’en présupposant leur réalité au moins au niveau pertinent, celui du monde de la vie lui-même. Pour tenter de mieux comprendre ce point, il convient de repartir du concept d’objectivité. Pour le tenant de la subjectivité

des couleurs comme pour son adversaire objectiviste, «  objectivité  » ne peut signifier qu’une chose, l’objectivité physique, et cette dernière réside dans une indépendance totale des entités ou des propriétés considérées vis-à-vis du sujet de la connaissance. Les objets de la physique prennent place dans un univers «  en soi  » dont toute subjectivité a été éliminée. Si les couleurs doivent être objectives, raisonne donc l’objectiviste, elles doivent être en soi en ce sens-là. Mais ne peut-on définir l’objectivité différemment  ? En effet, il existe une objectivité qui s’attache à un grand nombre de couleurs dans notre monde de la vie et signifie une forme d’indépendance —  mais non une indépendance totale  — de ces couleurs vis-à-vis du sujet qui les perçoit. Par exemple, de nombreuses teintes de surface des objets nous apparaissent comme «  adhérant  » à ceux-ci au point d’en être inséparables  : nous identifions un certain cheval grâce à sa couleur baie, parce que nous tenons la couleur de sa robe pour indissociable de l’animal (et le fait que son poil puisse être éventuellement teinté artificiellement est ici sans pertinence). Nous ne séparons pas cette couleur du mode d’apparaître de l’animal  ; nous supposons aussi qu’elle persiste, inchangée, pendant le laps de temps où nous ne la voyons pas, et que nous la retrouvons telle quelle en retrouvant le cheval. Nous considérons que cette couleur demeure la même quand ses conditions d’éclairage varient et que seule la perception que nous en avons s’en trouve modifiée. Nous attribuons à cette couleur une permanence, une stabilité indépendamment de ses conditions d’apparition changeantes, y compris lorsqu’elle n’apparaît pas. Il en va de même pour l’ensemble des couleurs qui adhèrent aux choses dans le monde phénoménal. Cette vérité est d’ailleurs si universelle que nous n’hésitons pas à tenir les couleurs elles-

mêmes pour des substances matérielles, par exemple les huiles dont se sert le peintre, et qui sont transférées de sa palette à la toile. Cette indépendance des couleurs perçues non seulement à l’égard des conditions changeantes de leur apparition, mais de la présence même d’un sujet apte à les percevoir, nous amène à faire immédiatement une différence entre ces couleurs « adhérentes », inséparables des choses et de la matière (comme les huiles du peintre, les teintures du teinturier,  etc.), et des couleurs purement phénoménales ou «  accidentelles  » qui supposent, pour pouvoir exister, un sujet qui les appréhende. Les premières se manifestent toujours selon la perspective d’un sujet, mais elles ne se réduisent pas à leur être perspectif  : dans cette relativité même à celui qui les perçoit, elles manifestent une indépendance vis-à-vis de sa perspective. C’est ce que signifie ici « objectif ». À l’instar d’un objet perçu, dont nous affirmons qu’il est le même malgré ses modes de perception changeants, et donc qu’il manifeste, dans son mode d’apparaître lui-même, une indépendance vis-à-vis de ce mode d’apparaître, la couleur révèle, dans sa phénoménalité même, c’est-à-dire dans son apparaître pour quelqu’un, une indépendance vis-à-vis de ses conditions d’apparaître. Selon un tel concept d’objectivité, il n’y a aucune incompatibilité entre l’idée d’une dépendance du point de vue de son mode d’apparaître vis-à-vis d’un sujet, et l’idée d’indépendance de ce qui apparaît à l’égard de ce même sujet. Non seulement il n’y a pas incompatibilité, mais il y a au contraire complémentarité entre ces deux affirmations : seul quelque chose d’indépendant à l’égard de ses conditions d’apparaître — d’« objectif » en ce senslà  — peut exhiber un mode d’apparaître qui soit relatif à la

perspective de quelqu’un. Car je ne peux adopter un point de vue sur quelque chose que parce que la chose en question ne se réduit pas à ce point de vue et existe indépendamment de lui. Inversement, seule une chose qui transcende tout point de vue particulier et contingent sur elle peut se prêter à une saisie de type perspectiviste. La notion d’indépendance (ou d’objectivité) et la notion de relativité au niveau phénoménal, loin de s’exclure, se présupposent mutuellement. Il s’ensuit que le monde de la vie doit être compris à la fois comme un monde pour nous, qui exhibe dans son mode d’apparaître une relativité à l’égard de notre perspective, et un monde qui, dans son mode d’apparaître même, manifeste une indépendance vis-à-vis de ce mode d’apparaître. Le monde de la vie est à la fois pour nous et objectif (indépendant de nous), et il ne peut être l’un que parce qu’il peut être l’autre. Ainsi, le fait que le bon niveau de description des couleurs soit celui du monde phénoménal n’entraîne absolument pas que les couleurs, telles qu’elles apparaissent dans ce monde, ne posséderaient aucune objectivité. C’est le contraire qui est vrai —  tout au moins pour toutes les couleurs qui ne sont pas purement phénoménales (de purs états internes d’un sujet). Ce concept d’objectivité est, pourrait-on dire, un concept «  naïf  », préscientifique, qui a sa place dans le monde de la vie lui-même. Quant à l’objectivité physique, elle procède d’un passage à la limite par rapport à ce concept naïf, d’une opération d’idéalisation qui vise cette fois, grâce à l’application d’un formalisme mathématique, à atteindre quelque chose comme une indépendance absolue à l’égard de tout sujet quel qu’il soit. Or ce concept naïf d’objectivité n’est pas seulement différent du concept qu’avance l’objectiviste, il lui est également préordonné, de même

que le monde de la vie, comme l’affirme Husserl, est antérieur en droit aux idéalisations de la science : c’est seulement parce que je fais l’expérience de ce que signifie, dans le monde de la vie, exhiber ce type d’indépendance à mon égard, que je peux aussi, par le passage à la limite de l’idéalisation mathématique, avancer l’idée d’une indépendance absolue à l’égard de toute perspective et de tout sujet, et me placer au point de vue des propriétés du monde tel qu’il existe « en soi ». Si l’on admet que le seul concept d’objectivité à posséder une validité n’est pas le concept physique, mais qu’il existe aussi une objectivité que les choses (et les couleurs) possèdent dans le monde de la vie lui-même —  et qui signifie une indépendance à l’égard de toute perspective particulière (indépendance qui ne se révèle pourtant, à chaque fois, que selon une perspective donnée) —, il en résulte que le raisonnement de l’objectiviste peut être questionné dans son principe même. L’objectiviste conclut du fait que les couleurs ne correspondent pas à des propriétés «  absolues  » ou «  en soi  » de niveau physique (entièrement indépendantes de toute forme de subjectivité) qu’elles sont subjectives, comme si nous n’avions le choix qu’entre l’objectivité physique et la subjectivité de purs qualia. Le problème que pose ce raisonnement est qu’en alignant toutes les couleurs perçues sur les couleurs «  accidentelles  », l’objectiviste, devenu hypersubjectiviste, ne peut plus rendre justice à la phénoménologie des couleurs telle qu’elle se présente à nous du point de vue de notre monde de la vie. Inversement, le fait de partir du concept « naïf » d’objectivité permet de rejeter l’objectivisme sans retomber dans le subjectivisme. La plupart des couleurs ne correspondent pas terme à terme à des propriétés distales homogènes (longueur d’onde de la lumière émise, structure atomique et moléculaire des

corps) : sur ce point, il faut donner raison au subjectiviste ; mais il ne s’ensuit aucunement, contrairement à ce qu’il affirme, que l’ensemble des couleurs telles qu’elles se manifestent à nous dans notre monde vital se réduiraient à des qualia ; dans de nombreux cas, il s’agit de propriétés permanentes des objets, présentant à notre égard une véritable indépendance. Nous n’avons pas le droit de conclure de ce que les couleurs se présentent à nous dans le monde de la vie et n’appartiennent pas à l’univers physique, que ce monde de la vie, et les couleurs avec lui, seraient intrinsèquement subjectifs. Cette affirmation ouvre la voie à un réalisme des couleurs du point de vue de ce qu’on peut baptiser un réalisme phénoménologique ou un réalisme du monde de la vie, et que nous avons exposé ailleurs 20. Ce qui manifeste l’antériorité de droit du monde de la vie sur l’univers physique, et par conséquent la primauté du concept naïf d’objectivité (purement phénoménologique) sur le concept physique, c’est que, même si nous admettions le point de vue de l’objectivisme et acceptions une correspondance terme à terme entre des états physiques de la matière et de la lumière et des perceptions chromatiques, cela ne changerait rigoureusement rien à la manière dont nous continuerions, en dépit de cela, à assigner une objectivité aux couleurs dans notre monde de la vie —  en fonction de critères purement phénoménologiques. Que nous adhérions ou non à l’objectivisme physique, les couleurs adhérentes aux choses demeurent aussi objectives (au sens naïf du terme) qu’auparavant dans notre monde quotidien. Qui plus est, même si nous acceptions l’explication objectiviste des couleurs, nous ne saurions même pas comment l’appliquer pour distinguer, dans notre monde de la vie, les couleurs objectives que les choses possèdent de celles qui sont purement subjectives.

Cette explication ne nous serait d’aucune utilité à cette fin. Ce qui prouve que, lorsque nous accomplissons cette distinction entre différents types de couleurs, réelles ou seulement apparentes, dans notre monde phénoménal, nous l’opérons indépendamment de toute théorie physique particulière. Et cela confirme que le concept d’objectivité préscientifique est préordonné au concept physique (objectiviste) d’objectivité, c’est-à-dire qu’il est présupposé par celui-ci et ne peut être aucunement remplacé par lui. Il faudrait ajouter que les couleurs de notre monde phénoménal (y en a-t-il un autre ?) possèdent également un autre type d’objectivité qui se rapporte cette fois non aux couleurs comme propriétés particulières de certains objets (ce que les métaphysiciens analytiques contemporains appellent des «  tropes  »  : le rouge de ce livre, le jaune de ce citron), mais aux couleurs comme propriétés générales ou essences générales — le rouge, le jaune  —, et aux relations qui s’établissent entre ces essences. Comme le soulignait un autre phénoménologue, un disciple de Husserl (mais de tendance réaliste), Adolf Reinach  : « Lorsque le physicien ramène les couleurs et les sons à certaines ondes, il s’intéresse à des faits réels, qu’il cherche à expliquer. Quel que soit le sens profond de la “réduction” —  elle ne s’applique pas au monde des essences. Ou alors, voulait-on réduire l’essence du rouge, que je vois en toute occurrence de rouge, à l’essence “onde”, qui est évidemment différente 21 ? » Ces relations nécessaires entre couleurs, cette structuration du monde de la couleur est ce que nous allons prendre à présent pour objet d’investigation. Y a-t-il une «  logique  » de la couleur, c’est-à-dire un ensemble de nécessités au sens fort qui régissent le domaine chromatique et déterminent, par exemple, les relations

de compatibilité ou d’incompatibilité entre couleurs, la structuration des couleurs en teinte, clarté, saturation, ou la distinction entre couleurs unitaires et binaires, par exemple ? Et, si oui, quel est le statut  de cette «  logique  »  ? Faut-il référer ces apparentes nécessités uniquement à la contingence de notre appareil visuel  ? Faut-il y voir au contraire un ordre immanent aux phénomènes chromatiques, et qui en détermine l’essence  ? S’agit-il plutôt de simples conventions linguistiques régissant le vocabulaire chromatique — la manière dont nous employons les termes de couleur dans notre langage ordinaire  — qui ressortiraient à ce que Wittgenstein appelle une « grammaire » ?

DEUXIÈME PARTIE

LA « LOGIQUE » DE LA COULEUR

«  Ce qui compte le plus dans la couleur, ce sont les rapports. » Henri MATISSE

Chapitre IV

LA GRAMMAIRE DES COULEURS (WITTGENSTEIN)

Souvenons-nous de Cézanne qui s’exclamait  : «  Il y a une logique colorée, parbleu. Le peintre ne doit obéissance qu’à elle. Jamais à la logique du cerveau 1. » N’est-il pas excessif d’attribuer aux couleurs quelque chose comme une «  logique  »  ? N’avonsnous affaire ici qu’à une simple métaphore  ? Commentant cette phrase dans Les Voix du silence, Malraux écrit : « En cette phrase maladroite [sic] une des plus fortes et des plus sincères qu’un peintre ait jamais dites 2…  » Cette phrase est-elle donc maladroite  ? Est-il impropre ou erroné de croire qu’il existe des rapports nécessaires entre couleurs, même si ces rapports ne relèvent pas de la «  logique  » en un sens étroit (la «  logique du cerveau  »), mais uniquement d’une «  logique  » en un sens plus large ? Pourtant, certains philosophes n’ont pas hésité, eux aussi, à se rallier à cette idée, bien qu’ils aient pu être en désaccord sur le statut à donner à une telle «  logique  ». L’idée d’un système des couleurs se fait jour dès Goethe et Schopenhauer  : Goethe affirme qu’il existe des lois de la couleur dans la nature qui peuvent être saisies par une observation des phénomènes faisant appel à l’intuition. «  La couleur, écrit-il, est la forme sous laquelle, selon sa loi, la nature s’offre au sens visuel 3. » Il ne s’agit

pas tant, alors, d’expliquer les phénomènes chromatiques que d’en saisir le type idéal, ce que Goethe appelle l’Urphänomen : Le phénomène primordial Idéal en tant que l’ultime connaissable, Réel en tant qu’il est connu, Symbolique en ce qu’il englobe tous les cas, Identique à tous les cas 4. Schopenhauer reprend à son compte un projet analogue, celui d’une analyse des relations a priori, et donc nécessaires, entre couleurs, qu’il compare à un ensemble de propriétés aussi idéales et rigoureuses que celles de la géométrie : Il se trouve qu’il existe chez tous les peuples, et en tous temps, pour le rouge, le vert, l’orange, le bleu, le jaune et le violet, des noms particuliers, qui sont compris partout, comme désignant les mêmes couleurs bien déterminées, bien que celles-ci ne se présentent que très rarement pures et parfaites dans la nature : elles doivent donc être connues dans une certaine mesure a priori, d’une manière analogue à celle des figures géométriques régulières, qui ne se présentent pourtant pas de façon absolument parfaite dans la réalité […]. Chacun sait pourtant distinguer [une couleur] de la couleur à laquelle ce nom appartient au sens strict, et dire si elle s’en écarte, et de combien, par exemple si un jaune empiriquement donné est pur, ou s’il se rapproche du vert ou de l’orange : il doit donc porter en lui une norme, un idéal, une anticipation épicurienne

indépendante de l’expérience, du jaune ou de toute autre couleur, à laquelle il compare toute couleur réelle 5. Dans ce texte, Schopenhauer étend l’a  priori kantien de l’«  esthétique transcendantale  » au-delà des formes pures de la sensibilité (temps et espace), à la couleur elle-même dans ses déterminations concrètes : nous avons « en nous » un a priori du jaune, affirme-t-il — même s’il demeure difficile de comprendre, sur la base de ses textes de cette période, en quoi consiste exactement un tel a priori. En revanche, cette idée va recevoir une élaboration beaucoup plus poussée dans le cadre de la philosophie austro-germanique issue de Brentano, chez des psychologues et des philosophes aussi divers que Carl Stumpf, Alexius Meinong, Edmund Husserl et Ludwig Wittgenstein. Chacun à sa manière, ils vont s’interroger sur la nature de ces nécessités a priori qui structurent le champ des phénomènes chromatiques. Dans ses «  Bemerkungen über den Farbenkörper und das Mischungsgesetz [Remarques sur les corps colorés et la loi de mélange] 6  », Meinong forge l’expression de «  géométrie des couleurs  » pour exprimer les relations internes prenant place entre celles-ci, du type : « l’orange est intermédiaire entre le jaune et le rouge », « le gris est intermédiaire entre le blanc et le noir », «  le rouge est opposé au vert  », ou encore «  de deux bleus différents, l’un est toujours plus clair que l’autre  ». Ces propositions nécessairement vraies ne portent aucunement, précise Meinong, sur les couleurs physiques ou chimiques (synthèses additive ou soustractive), ni d’ailleurs sur les couleurs en tant qu’états psychologiques : « dans leur nature, les couleurs, affirme-t-il, sont aussi peu psychologiques que les lieux ou les

nombres 7. » Le problème du mélange des faisceaux lumineux ou de celui des «  couleurs  » chimiques est un problème empirique, alors que les propositions susmentionnées sont toutes vraies a priori. Ces propositions ne portent même pas sur des couleurs dotées de réalité empirique  : l’existence ou l’inexistence d’objets colorés est non pertinente pour évaluer la vérité de ces affirmations. Comme y insiste Meinong, « notre connaissance de l’espace des couleurs est dans sa nature même a priori, de même que notre connaissance de l’espace pur : c’est une géométrie des couleurs (Farbengeometrie) ; notre connaissance des corps colorés est dans sa nature empirique et, dans cette mesure, elle est psychologie des couleurs (Farbenpsychologie) 8 ». Cette géométrie des couleurs permet de figurer les relations a priori qui s’établissent entre celles-ci au moyen de relations purement spatiales. Il y a ainsi un «  espace des couleurs  » au même titre qu’il y a un espace géométrique. Par exemple, l’énoncé selon lequel «  l’orange est intermédiaire entre le jaune et le rouge  » exprime des relations de ce type  ; il ne signifie pas que l’orange est composé de jaune et de rouge, ce qui est faux, puisque l’orange est un ton à part entière, et qu’on ne saurait y déceler, même par analyse, affirme Meinong, la présence d’un jaune pur ou d’un rouge pur. Il en va de même du violet, qui n’est pas composé de rouge et de bleu : […] aucune analyse n’est en mesure de trouver le bleu pur et le rouge pur dans le violet, en ceci que, dans le violet, on n’est pas en présence et du rouge et du bleu, mais ni du rouge ni du bleu — bien plutôt d’un troisième terme qui se situe entre le rouge et le bleu 9.

L’énoncé selon lequel le violet est situé entre le bleu et le rouge ne signifie donc pas que le violet serait composé d’un mélange de bleu et de rouge, ni qu’on pourrait « apercevoir » ces teintes dans le violet. Ce qu’il signifie, c’est plutôt qu’il existe une gradation continue de tons entre le rouge et le violet, entre le violet et le bleu, alors qu’il n’existe pas une telle gradation entre le rouge et le vert, ou entre le jaune et le bleu. Ce sont ces nécessités a priori que s’efforce de représenter la géométrie des couleurs, par exemple grâce au modèle de l’octaèdre avancé par Alois Höfler, un élève de Meinong, dans sa Psychologie 10 (voir planche no  5). Wittgenstein s’accordera sur ce point avec Meinong en affirmant qu’il ne faut pas confondre l’idée selon laquelle il y a une gradation continue entre l’orange et le jaune, ou entre l’orange et le rouge, avec celle qui voudrait que l’orange «  contînt  » du rouge et du jaune, c’est-à-dire fût nécessairement de l’ordre d’un mélange 11. Malgré tout, dans la suite des «  Bemerkungen  », Meinong semble revenir en partie sur ses propres déclarations puisqu’il concède que, en un certain sens, il n’est pas absurde de dire que nous « voyons » dans l’orange du jaune et du rouge — à condition de ne pas entendre par là qu’on pourrait y déceler un jaune pur ou un rouge pur : Je reconnais maintenant un point de vue selon lequel moi aussi, en un certain sens, je peux concevoir et même faire mienne l’idée d’un violet composé de rouge et de bleu, 12 et donc, si l’on peut dire, mélangé . L’idée d’une composition du violet ou de l’orange que Meinong ne concède ici que du bout des lèvres ne doit pourtant

pas s’entendre, une fois encore, au sens d’un mélange empirique, comme dans le cas d’une mixture entre couleurs pigmentaires. C’est une question empirique de savoir ce que donne le mélange de deux pigments chimiques et c’en est une autre — entièrement a priori — de savoir si l’on peut comprendre ou non le caractère intermédiaire de l’orange comme signifiant que l’orange, d’un point de vue purement phénoménal, comprend en lui du jaune, ou s’il est légitime de dire que l’on « voit » du jaune dans l’orange. Bien que Wittgenstein s’inspire, lui aussi, de ces tentatives de figuration géométrique des relations internes entre couleurs, bien qu’il reprenne même à son compte l’idée meinongienne de Farbengeometrie, son approche est très différente. Wittgenstein estime que les nécessités exprimées par la géométrie des couleurs ne portent aucunement sur les couleurs elles-mêmes, ou sur leurs essences, mais uniquement sur nos termes de couleur ou nos concepts de couleur tels qu’ils sont employés dans notre langage ; de telles nécessités sont donc purement conventionnelles. C’est ce que relève George Edward Moore, qui a assisté aux cours de Wittgenstein en 1930-1933 et qui, dans les notes qu’il rédige à cette occasion, ne dissimule pas son étonnement : « Selon ce qu’il [scil. Wittgenstein] avait dit ailleurs, ce qu’il disait ne pouvait avoir un sens que si cela avait porté, non sur les couleurs, mais sur certains mots qu’on emploie pour les exprimer  ; et, conformément à cela, il persista effectivement à dire que “rouge est une couleur primaire” n’était qu’une proposition sur l’usage du mot français “rouge” —  ce qu’il ne peut avoir soutenu sérieusement 13. » Pour Meinong, au contraire, comme ce sera le cas aussi pour Husserl, les nécessités exprimées par une géométrie des couleurs, par exemple par l’octaèdre de Höfler, n’ont rien de

conventionnel  : ce ne sont pas des nécessités de pensée ou de langage, mais d’être. Elles touchent à l’essence même du rouge, du jaune, du bleu. Mais commençons par examiner la position wittgensteinienne en la replaçant dans le mouvement plus général de sa pensée.

LES DEUX PILIERS DU TRACTATUS

L’idée d’une grammaire des couleurs chez Wittgenstein dérive de sa critique de l’idée d’une phénoménologie des couleurs — une idée qui, pendant une certaine période au cours de son évolution, a exercé un attrait sur sa pensée, mais qu’il a fini par rejeter dans la dernière phase, la plus aboutie, de sa philosophie. Dès le Tractatus logico-philosophicus, son œuvre de jeunesse mais aussi son œuvre la plus systématique, l’interrogation sur les couleurs occupe une place importante dans sa pensée, bien qu’elle demeure discrète. Pour comprendre le statut que Wittgenstein attribue à certains énoncés sur les couleurs, il faut repartir de deux thèses du Tractatus tout à fait capitales, et qui continueront à sous-tendre toute la réflexion wittgensteinienne y compris dans ses phases plus tardives. La première est présentée dans la proposition 6.37 de l’ouvrage, qui énonce  : «  Rien ne contraint quelque chose à arriver du fait qu’autre chose soit arrivé. Il n’est de nécessité que logique.  » L’autre est celle de la proposition 6.375 : « De même qu’il n’est de nécessité que logique, de même il n’est d’impossibilité que logique. » L’exemple qui illustre le caractère logique de toute nécessité est justement emprunté au domaine chromatique ; c’est celui de ce que Wittgenstein appelle la « structure logique » des couleurs. Comme l’indique la proposition 6.3751, « que, par exemple, deux

couleurs soient ensemble en un même lieu du champ visuel est impossible, et même logiquement impossible, car c’est la structure logique de la couleur qui l’exclut […] (énoncer qu’un point du champ visuel a dans le même temps deux couleurs différentes est une contradiction) ». L’ennui est que Wittgenstein ne dit pas ici en quoi consiste cette «  structure logique  », et encore moins ce qui permet d’affirmer que toute nécessité est de nature strictement logique. Il parle de « structure logique 14 » des couleurs là où d’autres auraient sans doute parlé de structure ontologique. Qu’entendre ici par « logique » ? À propos du statut de la logique, la proposition  5.61 de l’ouvrage énonce  : «  La logique remplit le monde ; les frontières du monde sont aussi ses frontières.  » En d’autres termes, la logique structure tout ce qui est pensable, tous les états de choses (Sachverhalte) dont le monde est constitué 15. Rien ne peut tomber en dehors de sa juridiction, puisque tout ce qui est intelligible, tout ce qui fait sens, ressortit à son domaine. À l’époque où Wittgenstein écrit, deux grandes positions philosophiques s’affrontent touchant au statut de la logique. D’un côté, le psychologisme, défendu par des auteurs tels que John Stuart Mill, Christoph von Sigwart, Johann Eduard Erdmann ; de l’autre, l’antipsychologisme de Gottlob Frege et d’Edmund Husserl, reposant sur un platonisme sémantique. Pour les premiers, les vérités de la logique décrivent les lois de la pensée humaine, liées à la nature contingente de l’esprit humain. Les seconds objectent à cette affirmation que la logique ne peut énoncer des lois contingentes, régissant des actes de pensée contingents, susceptibles de varier d’une espèce à l’autre. Les vérités de la logique, tout comme les propositions logiques ellesmêmes, sont objectives ; les pensées (Gedanken) au sens de Frege,

c’est-à-dire les propositions elles-mêmes, sont des entités idéales, des objets platoniciens relevant d’un « troisième règne », qui n’est ni le domaine de la nature ni celui de l’esprit. Ce platonisme —  que Wittgenstein va rejeter sans pour autant revenir à la position du psychologisme qu’il rejette avec autant de vigueur que Frege  — semble au moins s’accorder avec le psychologisme sur un point essentiel  : il suppose que les propositions de la logique décrivent quelque chose. Pour les tenants de cette position, il existe donc des propositions logiques qui représentent un domaine d’objets et, pour cette raison, peuvent être dites «  vraies  ». L’originalité de Wittgenstein dans le Tractatus est de soutenir au contraire que la logique ne décrit rien, aucun état de choses, aucun domaine d’objets (proposition  5.4), et qu’elle constitue bien plutôt un système de règles qui déterminent quelles combinaisons de signes ont un sens et quelles combinaisons en sont privées. Ainsi, la syntaxe logique telle que Wittgenstein la conçoit porte sur les limites du sens et du non-sens, et partant sur les conditions de possibilité de toute pensée en général — en un sens non psychologiste de « pensée » : la pensée ainsi entendue est ce qu’exprime une combinaison sensée de signes. Il s’ensuit qu’il n’y a pas d’objets logiques et que les «  constantes logiques  » ne représentent rien ; elles n’expriment que des règles qui président à l’emploi d’un symbolisme. Il n’y a pas non plus de vérités logiques au sens strict, puisque seule peut être vraie une proposition qui peut aussi être fausse. Les seules propositions auxquelles s’appliquent le vrai et le faux sont les propositions empiriques, lesquelles sont l’image d’un état de choses. Les «  propositions  » (qui ne sont même pas des propositions au sens strict) de la logique ne sont pas de cet ordre ; ce sont de pures tautologies 16.

Comme le précise la proposition 6.11 de l’ouvrage, «  les propositions de la logique ne disent donc rien. (Ce sont des propositions analytiques)  ». Ces «  propositions  » ne font qu’énoncer les règles d’un symbolisme, de sorte qu’elles sont vides, n’expriment rien à propos du monde, ne portent sur aucun état de choses : « Il pleut ou il ne pleut pas » ne nous renseigne pas sur le temps qu’il fait. Cette «  proposition  » nous montre seulement la règle de la disjonction  : elle nous montre une des formes sensées que peut revêtir la combinaison de propositions empiriques. Ou encore, elle nous montre une règle qui préside aux opérations vérifonctionnelles : une disjonction est vraie si et seulement si une au moins de ses propositions constituantes est vraie, et fausse dans le cas contraire. Cette règle nous révèle «  comment ces propositions [empiriques] peuvent être logiquement agencées  » (proposition 6.121). Dans la mesure où avoir un sens (être sinnvoll), pour une proposition, c’est figurer un état de choses possible, une tautologie est dépourvue de sens (elle est sinnlos) (4.461), ce qui ne veut pas dire qu’elle soit un pur non-sens (elle n’est pas unsinnig) (4.4611). Autrement dit, les « propositions » de la logique ont un statut tout à fait à part : ce sont des tautologies, c’est-à-dire des propositions qui montrent à partir de leurs seuls symboles constituants qu’elles sont vraies —  ce qui entraîne qu’on ne peut les appeler au sens strict « vraies », puisqu’elles ne peuvent par principe être fausses 17. Par conséquent, la logique porte sur les conditions de possibilité du sens et du non-sens, et par là de toute pensée  : «  la logique est transcendantale » (6.13). La conséquence de cette conception de la nature de la logique et des nécessités logiques en général est la suivante  : puisque seules les propositions logiques sont nécessaires, et puisque la

logique n’énonce rien à propos du monde, ne fournit aucune image de la réalité, il s’ensuit qu’il n’existe que deux sortes de propositions  : (a) les propositions a posteriori, empiriques ou synthétiques, qui sont « binaires » (c’est-à-dire peuvent être vraies ou fausses, et représentent des états de choses possibles ou réels) ; (b) les propositions a priori, c’est-à-dire tautologiques, ou encore analytiques, qui appartiennent à la logique. Ces dernières seules sont nécessaires, alors que les premières sont contingentes. En dehors de ces deux sortes de propositions, il n’y a rien ; il n’y a donc pas de propositions telles qu’elles seraient à la fois a priori (et donc absolument nécessaires) et pourvues de sens (sinnvoll), c’est-à-dire nous procurant une image de la réalité. Il n’y a pas, par conséquent, de propositions synthétiques a priori : «  Il n’y a pas d’image vraie a priori » (2.225). La conséquence du dispositif du Tractatus est de montrer que la métaphysique, qui croit avancer des propositions nécessaires quoique non empiriques, n’asserte que des non-sens. Ici, Wittgenstein n’a probablement qu’un seul prédécesseur dans toute l’histoire de la philosophie  : Kant. Tout le projet de la Critique de la raison pure est en effet de montrer non seulement la stérilité de la métaphysique, « cette mer sans rivage où les progrès ne laissent aucune trace 18  », cette discipline dont les désaccords incessants n’aboutissent à aucune conclusion fiable, mais, bien plus radicalement, le fait que la métaphysique est le symptôme d’une véritable maladie de la raison. Toutefois, pour Kant, il ne s’agissait pas de faire table rase de la métaphysique ; il s’agissait d’établir les conditions de possibilité d’une métaphysique légitime, débarrassée de ses illusions et guérie de ses divagations, replacée sur le chemin sûr de la science. Pour Wittgenstein, au contraire, il n’y a pas de métaphysique légitime, tout comme il n’y

a pas de propositions synthétiques a priori. Le Tractatus présente la métaphysique comme un ensemble de non-sens qui violent la syntaxe logique et prétendent dire ce qui ne peut être que montré 19. La philosophie se réduit, dans ces conditions, à une activité d’éclaircissement ou de «  clarification logique des pensées  » (4.112) qui vise à faire reconnaître au métaphysicien que ce qu’il dit est dépourvu de sens  : «  La plupart des propositions et questions des philosophes découlent de notre incompréhension de la logique du langage » (4.003). Tout cela a des conséquences profondes pour le problème du statut des nécessités qui structurent le domaine des couleurs. La nécessité d’une proposition telle que « L’orange est intermédiaire entre le jaune et le rouge  » est de nature logique, affirme Wittgenstein, au sens de «  logique  » tel que nous venons de le préciser. Lorsque Wittgenstein revient à la philosophie, à la fin des années 1920, après une longue parenthèse, il reprend cette affirmation dans un texte demeuré inédit, les «  Quelques remarques sur la forme logique » (1929) : Une nuance de couleur ne peut simultanément avoir deux différents degrés de brillance ou de rougeur, une note deux différentes intensités,  etc. Et le point important est que ces remarques n’expriment pas une expérience, mais sont en un certain sens des tautologies 20. On voit pourtant que cette affirmation soulève de sérieuses difficultés. Pourquoi la proposition «  Deux couleurs sont ensemble en un même lieu du champ visuel  » serait-elle logiquement impossible, puisque — au moins à première vue — il

ne s’agit pas d’une contradiction formelle ou analytique du type « A et non A » ? On peut apercevoir la nature de la difficulté en s’arrêtant au traitement que les représentants du Cercle de Vienne, inspirés par le Tractatus, donnent de ces mêmes questions. Sans entrer dans le détail de leur argumentation 21, ils affirment d’une manière tout à fait consonante avec le Tractatus qu’une proposition telle que «  Une même surface ne peut pas être uniformément rouge et verte en même temps » est fausse en vertu de sa forme seule, c’està-dire est une contradiction logique (le contraire d’une tautologie). Ils pensent en effet que cette proposition est vraie en vertu de la signification même de ses termes constitutifs  : « surface », « rouge », « vert », et ainsi de suite. Pour eux, il serait déjà inclus dans la « signification » de « rouge » (ils disent aussi parfois la «  définition  ») que «  rouge  » équivaut à «  non vert  », «  non jaune  »,  etc. Dans ces conditions, la proposition «  Une même surface ne peut pas être uniformément rouge et verte en même temps  » serait équivalente à la proposition «  Une même surface ne peut être uniformément verte et non verte en même temps », qui est effectivement une contradiction logique. Or cette argumentation, si on l’examine de près, est difficilement tenable. D’abord, qu’est-ce que la définition du rouge  ? Existe-t-il quelque chose de tel  ? Et, si oui, pourquoi devrait-elle comprendre le vert  ? Devrait-elle comprendre aussi toutes les autres nuances chromatiques possibles  ? Ce serait absurde. Ensuite, même si on concédait l’existence d’une telle définition qui exclurait toutes les autres couleurs, il faudrait encore se demander si toute couleur exclut toutes les autres, et cela, logiquement. Par exemple, l’orange exclut-il logiquement le jaune et le rouge  ? Non, dans la mesure où l’orange peut être

caractérisé comme un rouge jaunâtre, à condition d’accepter de définir cette teinte par une combinaison de couleurs primaires. Ainsi, si je remplace «  rouge  » par «  orange  » et «  vert  » par «  jaune  », la proposition en question cesse d’être une contradiction logique. Une même surface peut être uniformément orange et jaune en même temps, puisqu’il y a bien un sens dans lequel on peut dire que l’orange est un jaune tirant vers le rouge 22. Interprétée de cette façon, la proposition en question est même vraie. Cet exemple montre par conséquent qu’il n’est pas aussi facile que l’ont cru les représentants du Cercle de Vienne — à la suite du premier Wittgenstein — de réduire l’incompatibilité des couleurs à une incompatibilité purement formelle (ou analytique). Wittgenstein va d’ailleurs lui-même s’en apercevoir et cette découverte l’amènera à réviser sa conception.

LA DISCUSSION AVEC LE CERCLE DE VIENNE

En réalité, lorsque les représentants du Cercle de Vienne discutent de ces questions sur la base des positions du Tractatus, leur cible est la  conception phénoménologique des a priori matériels ou synthétiques, dont font partie les propositions nécessaires sur les couleurs. Une proposition telle que « L’orange est intermédiaire entre le rouge et le jaune  » exprime, d’après Husserl, une vérité a priori, mais une vérité a priori qui n’est pas de nature strictement logique, qui n’est pas analytique. Cette vérité fait intervenir la prise en considération de la nature ou de l’essence de la couleur orange, et cette essence n’est plus du ressort de la seule logique. Husserl appelle « a priori matériels » (par opposition aux a priori formels de la logique) des a priori qui

portent sur un domaine déterminé de la réalité, sur une « région ontologique  » particulière —  en l’occurrence, la  région couleur. La proposition concernant l’orange est absolument nécessaire, au sens où, si nous devions chercher à imaginer un orange qui ne serait pas intermédiaire entre le rouge et le jaune, nous ne nous heurterions pas seulement à une limite de fait de notre faculté d’imagination (comme lorsqu’on nous demande d’imaginer un troupeau de vingt-cinq moutons, pas un de plus ni de moins), nous ne saurions littéralement pas quoi imaginer. L’impossibilité d’un orange qui ne serait pas intermédiaire entre ces deux tons n’est pas une simple impossibilité de pensée, mais d’être  : elle porte sur ce qu’est l’orange. Husserl appelle de telles nécessités, qui portent sur un domaine ontologique particulier et ne se réduisent pas à des nécessités analytiques, «  nécessités synthétiques  » (ou «  matérielles  »). Quant à la négation de cette proposition a priori matérielle, «  Cet orange n’est pas intermédiaire entre un rouge et un jaune  », elle ne représente aucun état de choses possible et est donc un «  contresens matériel  » (différent d’une contradiction logique). Cette doctrine des jugements synthétiques a priori est exposée notamment aux paragraphes 11 et 12 de la troisième Recherche logique, et Husserl y affirme que ces jugements, quoique a priori, continuent à dépendre malgré tout d’une expérience possible (par exemple, d’une expérience de l’orange), ce qui les sépare des énoncés analytiques. Husserl énonce dans ces paragraphes ce qui constitue à ses yeux le critère de la distinction entre nécessités matérielles et formelles, à savoir la possibilité d’une formalisation intégrale des jugements correspondants (un critère inspiré de Bernard Bolzano). Les jugements analytiques, c’est-à-dire formellement

nécessaires, sont susceptibles d’être «  entièrement formalisés  », affirme-t-il, c’est-à-dire qu’il est possible de substituer ici salva veritate une variable à chacun de leurs termes constituants (sujet et prédicat). Par exemple, la proposition « Il n’y a pas de roi sans sujet  » est analytique dans la mesure où elle signifie en réalité  : « Si quelqu’un est le roi de quelqu’un, alors quelqu’un est le sujet de quelqu’un. » On peut la ramener à un théorème de la logique des relations : « Si x a avec y la relation R, y a avec x une relation qui est la converse de R.  » Même si ce jugement comprend des concepts matériels, sa vérité ne dépend en aucune manière du contenu matériel de ces concepts. Il en va différemment de la nécessité d’une proposition telle que « Une même surface ne peut pas être uniformément rouge et uniformément verte en même temps ». Ici, la nécessité dépend du contenu matériel de ces termes de couleur. On ne peut pas remplacer les mots «  rouge  » et «  vert  » par des variables arbitraires, sous peine de rendre cette proposition fausse. Une proposition telle que «  Une même surface ne peut pas être uniformément polie et uniformément brillante en même temps » n’est pas vraie. La substitution de variables aux termes matériels ne préserve donc pas la valeur de vérité de la proposition. Pour Husserl, la nécessité de la proposition portant sur le caractère mutuellement exclusif du rouge et du vert est donc a priori, puisque, affirme-t-il, elle ne dépend d’aucune généralisation empirique : je ne fais pas l’hypothèse, sur la base de mes expériences passées, qu’il en ira toujours ainsi dans le futur, je le sais a priori pour toute expérience possible. En réalité, je sais que cette proposition n’est pas une hypothèse empirique parce que je ne peux même pas concevoir ce qui serait le cas si elle n’était pas vraie, je n’ai aucune idée de ce qui pourrait venir l’infirmer.

En même temps, sa nécessité reste matérielle, dans la mesure où elle continue à dépendre d’une expérience possible des couleurs. Si je n’avais jamais vu la moindre couleur, il me serait impossible de dire dans quel cas deux couleurs peuvent être coprésentes sur une surface —  en un sens bien précis de «  coprésentes  », celui dans lequel je définis le turquoise, par exemple, comme une combinaison de bleu et de vert, c’est-à-dire par une combinaison de couleurs primaires — et dans quel cas elles ne peuvent l’être. On peut donc affirmer d’une proposition synthétique a priori qu’elle est indépendante de l’expérience sous un certain rapport et dépendante de l’expérience sous un autre  : indépendante, au sens où elle n’est pas obtenue par généralisation empirique (elle est a priori) et ne peut donc être infirmée par aucune expérience ; dépendante, au sens où elle renvoie néanmoins à une expérience possible des couleurs pour que je puisse en saisir intuitivement la nécessité. Moritz Schlick a attaqué cette distinction husserlienne entre deux types de nécessité a priori, formelle et matérielle, dans un article célèbre : « Gibt es ein materiales A priori 23 ? [Y a-t-il un a priori matériel  ?]  » sur la base de la position énoncée par le Tractatus : il n’y a de nécessité que logique. Or il est remarquable que, lorsque Wittgenstein revient à la philosophie, à la fin des années 1920, et qu’il discute avec Schlick, il ne semble plus tout à fait d’accord avec sa propre position dans son ouvrage de jeunesse. Wittgenstein n’a probablement pas lu Husserl, mais, à la demande de Schlick, il répond à la question de savoir s’il peut y avoir ou non du synthétique a priori, comme l’affirme le fondateur de la phénoménologie :

SCHLICK :

Quelle objection peut-on faire à un philosophe

qui croit que les énoncés de la phénoménologie sont des jugements synthétiques a priori ? WITTGENSTEIN  : […] Considérons […] l’énoncé  : «  Un objet n’est pas rouge et vert en même temps. » Est-ce que tout ce que je veux dire par là est que je n’ai pas encore vu pareil objet  ? Manifestement non. Ce que je veux dire est ceci : « Je ne puis voir pareil objet », « Du rouge et du vert ne peuvent se trouver au même endroit ». Je poserais alors la question suivante : Que signifie ici le mot « pouvoir » ? Le mot «  pouvoir  » est à l’évidence un concept grammatical (logique), non un concept réaliste. Mais supposons que l’énoncé «  Un objet ne peut pas être rouge et vert » soit un jugement synthétique et que les mots «  ne peut pas  » signifient l’impossibilité logique. Étant donné qu’une proposition est la négation de sa négation, il doit également exister la proposition  : «  Un objet peut être rouge et vert.  » Cette proposition aussi serait synthétique. En tant que proposition synthétique, elle a un sens, ce qui veut dire que l’état de choses qu’elle représente peut se produire. En sorte que si « ne peut pas » signifie l’impossibilité logique, nous aboutissons à cette conséquence que l’impossible est également possible. Ainsi ne resterait à Husserl qu’une issue : expliquer qu’il y aurait une troisième possibilité. À quoi j’objecterais qu’il est certes possible d’inventer des mots, mais que je ne puis leur associer aucune pensée 24. Wittgenstein rejette ici la position de Husserl, mais sa propre conception n’est manifestement plus tout à fait celle du Tractatus

(et de Schlick). La reductio ad absurdum qu’il avance de l’idée de nécessités synthétiques ou matérielles (propres au domaine de la couleur) repose sur plusieurs prémisses que Husserl n’aurait probablement pas toutes acceptées. Comme Peter Simons l’a montré 25, ces prémisses sont au nombre de cinq :   (1) La seule espèce de possibilité ou d’impossibilité est d’ordre logique (2) Si une proposition a un sens, elle peut être vraie (3) La négation d’une proposition synthétique est elle-même synthétique (4) La négation d’une proposition qui a un sens a elle-même un sens (5) Une proposition est synthétique si et seulement si elle a du sens.   Wittgenstein argumente en montrant qu’une proposition ne peut être à la fois nécessaire et synthétique. Soit la proposition « Un objet ne peut être rouge et vert en même temps ». Si elle est synthétique, il s’ensuit qu’elle possède un sens et que sa négation également a un sens. Mais une proposition qui a un sens représente un état au moins possible de la réalité (elle peut être vraie ou fausse). Or la négation de cette proposition synthétique ne peut représenter aucun état possible de la réalité et, par suite, elle est un non-sens (Unsinn). Elle exprime une impossibilité logique et non pas réelle. Elle est une contradiction pure et simple. Elle n’est donc pas synthétique. Husserl ne se serait pas senti contraint par ce raisonnement. En effet, il n’adopte ni la prémisse selon laquelle toute nécessité et toute impossibilité sont d’ordre logique, ni celle d’après laquelle une proposition synthétique a priori fausse devrait

malgré tout représenter un état possible du monde. En vérité, comme le souligne Peter Simons, « manifestement, tout ce qui a une importance dans cette argumentation [scil. de Wittgenstein] est déjà là dans les principes employés ou présupposés, et l’argument ne sert qu’à démêler leur teneur 26 ». Même si le raisonnement de Wittgenstein semble ici reposer sur les concepts et les thèses du Tractatus relatives à la nature de la proposition, à la nature de la nécessité logique,  etc., ce texte marque, malgré tout, un infléchissement de sa position, comme l’indique l’incise dans laquelle il précise que le mot « pouvoir » est un concept «  grammatical  » (et il ajoute, entre parenthèses, «  logique  »). Certes, le Tractatus parlait déjà de la «  grammaire logique » — et il n’est pas exclu que « grammaire » veuille dire ici «  grammaire logique  » au sens du Tractatus (3.325). Toutefois, Wittgenstein semble hésiter à qualifier sans plus cette nécessité de logique si l’on entend par « logique » la logique mathématique (calcul propositionnel, calcul des prédicats), car il prend peutêtre conscience de la difficulté que nous avons rencontrée plus haut, à savoir le fait qu’il est difficile —  pour ne pas dire impossible — de réduire une proposition sur l’incompatibilité des couleurs à une contradiction logique stricto sensu. Ici commence à prendre forme une nouvelle notion de « grammaire » qui aura une importance très grande dans la suite de l’œuvre wittgensteinienne. Du reste, dans ce texte, contrairement à ce que Wittgenstein affirmait dans le Tractatus, il n’est pas dit que la proposition « Un objet ne peut être (uniformément) rouge et vert en même temps  » est une tautologie, ni que sa négation est une contradiction logique 27. Il n’est donc pas évident qu’« impossibilité logique » signifie encore contradiction, ni que

l’énoncé en question, pour être « grammatical », se réduise à une pure et simple tautologie 28.

UNE PHASE INTERMÉDIAIRE : LE PROJET D’UN LANGAGE PHÉNOMÉNOLOGIQUE ET SON ABANDON

Cette évolution est confirmée par le texte demeuré inédit «  Quelques remarques sur la forme logique  » de 1929. Wittgenstein y avance le projet d’un langage phénoménologique, c’est-à-dire d’un langage qui pourrait exprimer la multiplicité logique des phénomènes au moyen d’un formalisme adéquat, différent du formalisme de la logique mathématique : Or, nous ne pouvons substituer un symbolisme clair à un symbolisme imprécis qu’en examinant les phénomènes que nous souhaitons décrire, et en essayant ainsi de comprendre leur multiplicité logique. C’est-à-dire que nous ne pouvons parvenir à une analyse correcte qu’au moyen de ce qui pourrait être nommé une recherche logique portant sur les phénomènes eux-mêmes, autrement dit d’une certaine manière a posteriori, et non en faisant des conjectures sur des possibilités a priori 29. Or, ajoute Wittgenstein, «  il serait bien étonnant que les phénomènes réels n’aient rien à nous apprendre quant à leur structure 30 ». Dans ce passage, Wittgenstein continue à défendre l’idée du Tractatus selon laquelle le langage ordinaire est défaillant, il « déguise la structure logique », et sa conséquence, la nécessité de développer une notation logiquement clarifiée pour

exclure de ce langage tous les non-sens et les pseudopropositions. Ainsi, une proposition telle que « RPT & BPT [(une couleur R est à un certain endroit P de notre champ visuel à un temps T) et (une couleur B est à un certain endroit P de notre champ visuel à un temps T)]  » semble à première vue être une contradiction logique. Toutefois, si l’on applique le formalisme du Tractatus, on s’aperçoit que ce n’est pas vraiment le cas. Si l’on essaie en effet de fournir la table de vérité qui correspond à cette proposition, on se rend compte, souligne Wittgenstein, d’une «  déficience 31  » de notre notation. Si cette proposition est une contradiction logique, sa table de vérité sera la suivante : RPT

BPT

V

V

F

V

F

F

F

V

F

F

F

F

Pourtant, précise Wittgenstein, cette notation n’est pas adéquate. Pour quelle raison  ? Parce que «  la ligne supérieure “VVF” accorde à la proposition une multiplicité logique supérieure à celle de ses possibilités réelles 32  ». En effet, la combinaison « VV » « représente une combinaison impossible 33 » puisque, en réalité, il est impossible que deux taches de deux couleurs différentes se situent en même temps au même endroit. Puisqu’il s’agit d’une combinaison impossible, il est absurde de lui faire correspondre le signe «  faux  ». Cette proposition n’est pas fausse, elle est un non-sens : « Ce qui veut dire qu’il n’y a pas

de produit logique de RPT et BPT dans le premier sens, et c’est en cela que réside l’exclusion par opposition à la contradiction 34. » La seule solution qui demeure, dans un langage logiquement bien construit, c’est de supprimer la première ligne de la table de vérité : RPT

BPT

V

F

F

V

F

F

Wittgenstein conclut  : «  C’est évidemment une déficience de notre notation que de ne pas prévenir la notation de pareilles constructions absurdes, et il reviendra à une notation parfaite d’exclure les structures de ce type [la première ligne  : “VV”] par des règles de syntaxe définies […]. Mais elles ne peuvent être établies avant que nous ne soyons véritablement parvenus à l’analyse ultime des phénomènes en question. Ce qui, nous le savons tous, n’a pas encore été réalisé 35. » Wittgenstein formule ainsi le projet qui va devenir le sien à cette époque, celui d’élaborer un « langage phénoménologique », c’est-à-dire une notation logique clarifiée, fondée sur «  une analyse des phénomènes  » et qui permette d’éviter que l’on confonde des constructions qui sont des non-sens avec des propositions fausses. Contrairement à ce que pourrait laisser penser la notation canonique du Tractatus, «  Une même surface…  » n’est pas une proposition nécessairement fausse, c’est-à-dire une contradiction logique, mais une «  exclusion  » logique. Et, partant, sa négation n’est pas véritablement une

tautologie, mais en quelque sorte une tautologie : « Une nuance de couleur ne peut avoir simultanément deux degrés de luminosité ou de rougeur différents, un son ne peut avoir deux intensités différentes,  etc. Et l’important est que de telles remarques ne soient pas l’expression d’une expérience, mais qu’elles soient en quelque sorte des tautologies (in some sense tautologies) 36.  » L’importance de ce « en quelque sorte » se révèle dans le fait que la négation de cette proposition n’est justement pas appelée par Wittgenstein «  une contradiction  », mais seulement «  une sorte de contradiction (some sort of contradiction) (et non pas simplement une proposition fausse) 37  » —  cette sorte de contradiction étant une exclusion au sens que l’on vient de voir. Wittgenstein se démarque ici nettement des positions du Cercle de Vienne et des siennes au moment où il rédige le Tractatus sur deux points essentiels  : 1) l’incompatibilité des couleurs ne peut pas être formulée sur le mode d’une contradiction logique  ; 2) pour comprendre la forme logique de propositions comme «  Une même surface ne peut pas être uniformément rouge et uniformément verte en même temps », il faut élaborer un langage phénoménologique qui fasse appel à une analyse en quelque sorte « empirique » des phénomènes (et nous ne sommes plus très loin, dès lors, du synthétique a priori husserlien) 38. Nous avons besoin pour cela, estime Wittgenstein, de «  ce qui pourrait être nommé une recherche logique portant sur les phénomènes eux-mêmes, autrement dit d’une certaine manière a posteriori 39 ». En un certain sens, une notation logique clarifiée repose sur l’expérience, elle est a posteriori —  d’où la nécessité d’une «  phénoménologie  ». La «  phénoménologie  » est le nom que Wittgenstein donne à cette époque à cette investigation a posteriori sur la nature des phénomènes qui serait

requise pour déterminer la syntaxe logique d’une notation logiquement parfaite. Cependant, on voit bien que, sous la contrainte d’un problème réel, Wittgenstein a adopté une solution qui va à l’encontre de l’esprit même du Tractatus — ce qui explique qu’il se soit montré particulièrement insatisfait de son propre texte au point de le désavouer. Comment, en effet, la logique pourrait-elle «  prendre soin d’elle-même » si la syntaxe logique dépend désormais d’une investigation a posteriori des phénomènes ? Comme le remarque Peter Hacker, « l’idée que les règles de notation vérifonctionnelles qui confèrent leur signification aux connecteurs logiques doivent attendre [qu’on procède à] des recherches a posteriori viole et réduit à l’absurde (makes nonsense of) l’esprit même du Tractatus 40  ». La stratégie qui consiste à maintenir en place l’atomisme logique pour sauver l’idée d’une notation logiquement clarifiée, mais à abandonner l’indépendance de la logique et son autosuffisance, a quelque chose de suicidaire du point de vue du Tractatus lui-même. En outre, même considérée isolément, la solution de Wittgenstein est extrêmement paradoxale. En faisant de «  A est uniformément rouge et A est uniformément vert en même temps  » non une contradiction logique, c’est-à-dire une proposition qui, à l’instar des tautologies, est vide de sens (sinnlos), mais un non-sens (Unsinn), Wittgenstein lui prête le même statut qu’aux propositions métaphysiques (exprimées au moyen des «  concepts formels  ») du Tractatus. Or, à première vue, «  A est uniformément rouge et A est uniformément vert en même temps  » ne contient aucun concept formel, donc rien qui ne puisse être dit et doive être uniquement montré. Cette solution a de surcroît l’inconvénient d’entraîner que l’affirmation

d’incompatibilité des couleurs n’a pas le même statut logique que sa négation : « A n’est pas rouge et vert en même temps » devrait être tout autant dépourvu de sens —  car une affirmation et sa négation ont le même statut logique. Or, ce n’est pas le cas : cette proposition fait sens et elle est vraie. Une conséquence plus grave encore de tout cela est que les couleurs ne relèvent plus toutes de la même catégorie «  grammaticale  »  ; tandis que «  Si A est écarlate, A est rouge  » est vraie, lorsqu’on substitue «  vert  » à « rouge », cette proposition devient un non-sens pur et simple 41. Enfin, la solution de Wittgenstein détruit en quelque sorte le problème même d’où celui-ci était parti. Il s’agissait, on s’en souvient, de rendre compte du fait que «  A est rouge  » exclut logiquement « A est vert », et vice versa, et donc que l’affirmation de la première proposition entraîne la négation de la seconde, et inversement. Or cela ne se produit que si la conjonction de ces propositions est une contradiction logique. Si, en revanche, leur conjonction est un non-sens, alors on ne peut plus, de «  A est rouge », inférer logiquement que « A n’est pas vert » 42. En somme, pour avoir voulu maintenir intact l’édifice du Tractatus, Wittgenstein s’est condamné à ne pas pouvoir apporter une solution réellement satisfaisante au problème de l’incompatibilité des couleurs. En voulant maintenir à la fois les principes de l’atomisme logique (et notamment l’indépendance des propositions élémentaires) et l’axiome selon lequel toute nécessité est d’ordre logique, tout en reconnaissant, d’un autre côté, que « A est rouge et A est vert » ne peut pas être ramené à une contradiction logique, Wittgenstein était obligé d’en faire un non-sens sur le modèle des non-sens métaphysiques. Mais il s’expose alors à au moins trois paradoxes : 1) il doit abandonner l’axiome selon lequel la négation d’un non-sens est également un

non-sens ; 2) il doit renoncer à l’idée que « A est rouge » entraîne logiquement « A n’est pas vert » ; 3) il doit renoncer à l’idée selon laquelle les couleurs auraient toutes le même statut «  logicogrammatical ». Ce prix à payer est évidemment très lourd. Or deux autres solutions auraient été envisageables  : 1) renoncer à l’atomisme logique, et à son succédané, l’idée d’un langage phénoménologique qui posséderait la même multiplicité logique que les faits qu’il décrit ou que les phénomènes eux-mêmes  : ce que Wittgenstein fera en renonçant à l’idée d’un langage phénoménologique  ; 2) renoncer à l’axiome selon lequel toute nécessité et toute impossibilité sont logiques et admettre l’idée de nécessités matérielles au sens de Husserl. Bien sûr, cela aurait conduit Wittgenstein aux parages de la phénoménologie, mais cela aurait eu aussi pour lui la conséquence indésirable qu’il lui aurait fallu abandonner sa conception de la philosophie comme activité de dissolution des (pseudo)problèmes métaphysiques, et donc sa conception des (pseudo)propositions métaphysiques comme dépourvues de sens. Bref, Wittgenstein aurait dû reconnaître la possibilité de propositions d’essence proprement philosophiques —  une idée dont tout le dispositif du Tractatus visait à montrer l’absurdité. L’analyse de l’incompatibilité des couleurs va conduire Wittgenstein par la suite à abandonner une idée maîtresse de sa première philosophie, celle de l’indépendance logique des propositions élémentaires, et, avec elle, celle de leur statut vérifonctionnel. En réalité, avouera-t-il plus tard, on ne peut pas comparer directement une proposition comme «  Une même surface…  » à la réalité  ; il y a ici des règles de compatibilité et d’exclusion qui dépendent du système des propositions sur les

couleurs dans son ensemble. Comme Wittgenstein le reconnaît dans ses conversations avec le Cercle de Vienne : J’ai écrit un jour : « la proposition est comme une règle graduée appliquée à la réalité. Seules les graduations les plus extrêmes touchent l’objet à mesurer.  » Je préférerais dire aujourd’hui qu’un système propositionnel est comme une règle graduée appliquée sur la réalité  […]. Quand je dis, par exemple, tel ou tel point dans le champ visuel est bleu, ce n’est pas là tout ce que je sais  ; je sais également que ce point n’est pas vert, ni rouge, ni jaune,  etc. C’est l’échelle des couleurs tout entière que j’ai appliquée d’un coup. Telle est aussi la raison pour laquelle un point ne peut avoir plusieurs couleurs en même temps. Car, si j’applique à la réalité un système propositionnel, il est déjà dit par là du même coup — exactement comme dans le cas du système spatial  — qu’il ne peut jamais y avoir qu’un 43 seul état de choses, non plusieurs . Cette idée conduit tout droit à la notion de grammaire du second Wittgenstein 44. L’idée qui prévaut en effet avec le tournant grammatical est celle selon laquelle les rapports nécessaires et a priori entre les propositions (le système des propositions) ne relèvent plus de la logique mathématique, mais d’une analyse des règles à l’œuvre dans le langage ordinaire lui-même. L’ensemble de ces règles représente ce que Wittgenstein appelle alors une «  grammaire logique  », qui n’a plus rien à voir avec la syntaxe logique du Tractatus. Ce que Wittgenstein retient néanmoins de cette période intermédiaire, dite phénoménologique, c’est l’idée que la logique

mathématique ne permet pas de conférer un statut satisfaisant aux relations internes entre couleurs. Wittgenstein en vient alors à affirmer que la logique mathématique ne possède qu’une portée restreinte pour l’analyse des problèmes philosophiques, parce qu’elle a été élaborée en premier lieu pour résoudre le problème du fondement des mathématiques, dans la perspective du projet logiciste de Frege : Notre langue est parfaitement en ordre, pour peu qu’on soit au clair sur ce qu’elle symbolise. Des langues autres que les langues ordinaires sont elles aussi très précieuses, dans la mesure où elles nous montrent ce qui est commun à ces dernières. Pour certaines fins, par exemple pour figurer les relations d’inférence, une symbolique artificielle est fort utile. De fait, Frege, Peano et Russell, en construisant la logique symbolique, n’ont eu en vue que son application aux mathématiques et n’ont pas pensé à la figuration d’états de choses réels. Les logiciens pensaient : en mettant les choses au pire, si ces formes logiques ne se laissent pas appliquer à la réalité, il restera toujours les mathématiques. Nous voyons aujourd’hui que cela ne marche pas, même à l’égard des mathématiques, et qu’aucune proposition logique ne se présente ici. Un symbole «  Fx  » est fort bon, tant qu’il s’agit d’élucider les relations logiques simples […]. Mais dès que l’on commence à considérer les états de choses réels, on s’aperçoit que cette symbolique est très inférieure à notre langue réelle 45.

Il est frappant que la même année (1929) où Heidegger dénonce « le primat de la logique à l’intérieur de la philosophie », dans sa conférence «  Qu’est-ce que la métaphysique  ?  », Wittgenstein lui fait écho non pour dénoncer la logique en tant que telle — ce que ne fait pas non plus du reste Heidegger, tout au moins à cette époque  —, mais seulement pour rejeter son primat aux fins d’une analyse philosophique. Bien sûr, la mise en relief des limites de la logique mathématique s’effectue dans les deux cas selon des points de vue très différents, et répond à des préoccupations et à des questionnements très différents, mais il n’en reste pas moins que la convergence de ces critiques est réelle. Avec le passage du projet d’élaboration d’une langue logiquement adéquate dans un style platonicien (Tractatus) à l’étude de la grammaire de notre langage ordinaire, dans une perspective résolument antiplatonicienne, ce sont désormais la grammaire et l’analyse grammaticale qui se constituent en antiphénoménologie. Il ne s’agit plus alors d’étudier les phénomènes, mais de prendre les expressions comme «  phénomènes originaires [c’est l’expression même de Goethe  : Urphänomene] 46 ». L’« essence » est constituée par la grammaire. Et donc la métaphysique (l’idée qu’il y a des propositions d’essence délimitant un domaine propre à la philosophie) n’est plus combattue par Wittgenstein par le retour à une notation logique entièrement clarifiée, mais grâce à la reconduction des mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien. Toutefois, le trait d’union entre la première philosophie de Wittgenstein et la seconde est l’idée selon laquelle toute nécessité est de nature logique (la grammaire reste une grammaire logique en un sens élargi de ce terme)  ; en somme, la nécessité —  qui

descend du ciel platonicien du Tractatus avec ses objets simples, éternels et son symbolisme idéal (sa logique «  sublimée  ») au «  sol rugueux  » des Recherches philosophiques constitué par les conventions et l’usage  — est totalement indépendante des propriétés du monde, contrairement à ce que Wittgenstein a soutenu au cours de son bref intermède «  phénoménologique  ». Mais cet élargissement du sens du mot «  logique  » qui le fait coïncider avec celui de «  grammaire  » fait perdre aussi à la logique l’unité qu’elle possédait dans le Tractatus. Cette unité était celle du domaine des tautologies telles qu’elles peuvent être établies au moyen des tables de vérité. C’est seulement grâce à cette extension de la «  logique  » au-delà de la logique mathématique et à l’adoption de l’idée de «  grammaire  » que Wittgenstein peut préserver ses deux thèses fondamentales que nous énoncions en commençant  : 1) «  toute nécessité est logique  » (qui équivaut désormais à  : «  toute nécessité est  grammaticale  »)  ; 2) tout ce qui contredit la «  logique  » (la grammaire) est non-sens. Il faut dire désormais que « A ne peut être uniformément vert et uniformément rouge en même temps  » n’est pas une proposition susceptible d’être vraie ou fausse (empirique), que ce n’est pas non plus une proposition vraie a priori (synthétique a priori) — puisqu’il n’existe rien de tel —, qu’il ne s’agit en réalité pas réellement d’une proposition, mais plutôt de l’énoncé d’une règle pour l’emploi des termes de couleurs, et donc d’une norme de représentation pour la description des phénomènes ; et que sa négation n’est pas une proposition non plus, c’est quelque chose qui contrevient à une règle grammaticale, et par conséquent un pur non-sens. Un tel non-sens n’a pas le même statut que les nonsens du Tractatus : c’est quelque chose qui ne peut être dit, non

en vertu de la distinction entre dire et montrer, laquelle a été entre-temps abandonnée, mais tout simplement parce que cela viole une convention grammaticale.

L’ABANDON DU PROJET PHÉNOMÉNOLOGIQUE ET LA NAISSANCE D’UNE GRAMMAIRE DES COULEURS

Pendant quelques mois, en 1929, Wittgenstein s’efforce donc de construire un langage phénoménologique au sens qui a été présenté ci-dessus. Pour ce qui touche aux couleurs, la phénoménologie diffère de la physique en ce qu’elle ne cherche pas à expliquer, mais uniquement à décrire, laissant de côté les faits et les théories empiriques pour s’interroger sur de pures possibilités  : «  Il est possible de séparer ce qu’il y a d’essentiel dans notre langage de l’inessentiel —  ce qui aboutit à la construction d’un langage phénoménologique 47. » Par rapport au langage ordinaire —  dont le Tractatus soulignait qu’il était parfaitement en ordre du point de vue logique  —, un langage phénoménologique possède la supériorité de rendre manifestes certains risques d’équivoque et surtout de non-sens. Le langage phénoménologique doit fournir une représentation adéquate de ce qui est immédiatement donné dans l’expérience (par exemple, le champ visuel). Nous n’entrerons pas ici dans le détail de cette entreprise qui, de l’aveu de Wittgenstein, se solde par un échec. Au début des Remarques philosophiques, nous trouvons en effet l’affirmation suivante : Le langage phénoménologique […] n’est pas maintenant le but que je poursuis, je ne le tiens plus maintenant pour

indispensable. Tout ce qui est possible et indispensable, c’est de séparer ce qu’il y a d’essentiel dans notre langage de ce qui y est inessentiel […]. La physique se différencie de la phénoménologie en ce qu’elle veut établir des lois. La phénoménologie n’établit que les possibilités. Alors la phénoménologie serait donc la grammaire de la description de ces faits sur lesquels la physique construit ses théories. L’espace des couleurs est par exemple représenté d’une façon accessoire par l’octaèdre aux sommets duquel sont les couleurs pures : cette représentation est grammaticale, non psychologique […]. La représentation octaédrique est une représentation synoptique des règles grammaticales 48. On assiste ici à la substitution de la grammaire à la phénoménologie. Ou plutôt, la phénoménologie bien comprise n’est rien d’autre que la grammaire, qui seule est à même de séparer l’essentiel de l’inessentiel dans le langage. Il est inutile d’inspecter les phénomènes, il faut inspecter plutôt les règles grammaticales qui nous permettent de parler des phénomènes, il faut séparer l’essentiel de l’inessentiel dans notre langage (et non dans les phénomènes), comprendre la grammaire de notre langue pour défaire les « nœuds » que le philosophe a introduits de façon absurde dans le langage et dans lesquels il s’emprisonne luimême 49. Il n’y a pas à remplacer notre langage ordinaire par un symbolisme plus clair  ; il faut comprendre mieux ce langage et, pour cela, en comprendre la grammaire. La phénoménologie se change en grammaire lorsqu’elle passe d’une analyse des phénomènes à une analyse du sens et du non-sens : « La physique lutte pour la vérité, pour des prévisions correctes d’événements,

tandis que la phénoménologie ne fait pas cela. Elle lutte pour le sens, non pour la vérité 50. » Les Recherches philosophiques indiquent encore plus nettement ce qui est en jeu dans une telle transformation de point de vue  : «  Nous avons l’impression que nous devrions percer à jour les phénomènes. Notre recherche, cependant, n’est pas dirigée sur les phénomènes, mais, pourrait-on dire, sur les “possibilités” des phénomènes. Ce qui veut dire que nous nous remettons en mémoire le type d’énoncés que nous formulons sur les phénomènes […]. Nos considérations sont donc grammaticales. […] [Elles consistent en] une “analyse” de nos formes d’expression 51.  » Il ne s’agit alors de rien d’autre que de comprendre la logique de notre langage 52. Qu’est-ce que la grammaire en général et qu’est-ce que la grammaire des couleurs en particulier ? À l’époque de son retour à la philosophie, Wittgenstein s’est approché de très près de l’idée selon laquelle la recherche d’un symbolisme adéquat à la description des phénomènes, dont la découverte nécessitait une inspection des phénomènes eux-mêmes, pouvait être le but de la philosophie. La recherche d’une syntaxe logique n’était pas pour lui indépendante de l’examen des propriétés réelles du monde (elle articulait un élément a priori et un élément a posteriori). Mais tout change à partir du moment où le projet de langage phénoménologique est abandonné et où la grammaire vient prendre sa place. Ce qui caractérise la grammaire, en effet, c’est son arbitraire. Mais que faut-il entendre au juste par « grammaire » ? Tout d’abord, il faut souligner que la grammaire dont parle Wittgenstein n’est pas d’une nature absolument différente de la grammaire dont parle le grammairien. Le grammairien s’occupe des règles de formation des énoncés doués

de sens dans une langue donnée : il s’intéresse donc à la syntaxe comme condition du sens et du non-sens. Le philosophe, selon Wittgenstein, ne fait pas autre chose. Mais, pour démarquer le sens du non-sens, il s’interroge sur des règles qui n’intéressent pas de prime abord le grammairien ou le linguiste  ; les règles dont il se préoccupe sont celles qui permettent de dissoudre les pseudo-problèmes philosophiques. Wittgenstein écrit au §  27 de ses Cours de Cambridge (19321935) : Il n’y a pas deux grammaires, l’une qui serait philosophique et l’autre qui serait la grammaire ordinaire du français, la première se distinguant de la seconde par sa plus grande complétude, dans la mesure où elle inclut des définitions ostensives comme la corrélation de «  blanc  » avec quelques-unes de ses applications, la théorie russellienne des descriptions,  etc. On chercherait en vain des choses de ce genre dans les livres de grammaire ordinaire  ; mais là n’est pas la différence qui importe. La différence qui importe, ce sont les buts dans lesquels le linguiste et le philosophe poursuivent l’étude de la grammaire […]. Notre objectif est de nous débarrasser de certaines confusions. Le grammairien ne trouve en elles rien qui l’intéresse  ; son but et celui du philosophe sont différents. Nous mettons en pièces la grammaire ordinaire 53. L’idée qui accompagne cette détermination de la grammaire est qu’il n’existe qu’une seule espèce de non-sens  : tous les nonsens le sont au même degré et dans la même acception du terme,

il n’y en a pas de plus profonds que d’autres. Cette conception s’oppose par exemple à celle de Husserl, lequel distingue les expressions «  dénuées de sens  » (sinnlos ou unsinnig), qui sont agrammaticales du point de vue de la grammaire pure des significations (exemple  : «  Vert et ou  »), et les expressions qui sont des contresens (widersinnig), telles que « Ce tapis est rouge et n’est pas rouge 54 ». Wittgenstein critique ce type de conception qui laisse entendre que certains non-sens ont malgré tout du sens (ils sont «  profonds  »), tandis que d’autres sont entièrement privés de sens («  superficiels  » au sens où ils apparaissent immédiatement tels pour quiconque)  : «  Lorsqu’on dit qu’une phrase est dénuée de sens, ce n’est pas parce que son sens serait quasiment dénué de sens, mais parce qu’une combinaison de mots est exclue du langage, retirée de la circulation 55. » Bref, si la grammaire consiste à exclure des combinaisons de signes comme dépourvues de sens, ce n’est pas parce que leur sens serait dépourvu de sens ! Il n’y a qu’une seule espèce de non-sens, parce qu’il n’y a qu’une seule espèce de grammaire, mais subordonnée éventuellement à des intérêts différents. Il en résulte qu’il n’y a pas vraiment de distinction entre syntaxe et sémantique pour Wittgenstein 56. En pensant la phénoménologie comme grammaire (ou en substituant la grammaire à la phénoménologie telle qu’il l’entendait précédemment), Wittgenstein veut insister sur l’idée que la «  phénoménologie  » telle qu’il l’entend désormais —  en tant que grammaire  — ne vise aucunement à fournir une description des phénomènes  ; elle porte sur les possibilités de description des phénomènes, ou encore sur les normes qui régissent toute description de phénomènes. Ces règles sont des conventions grammaticales, elles ne décrivent aucune propriété du

monde ni ne reposent sur la description de telles propriétés. Wittgenstein refuse à présent l’idée du Tractatus selon laquelle les structures du langage sont le miroir des structures du monde. C’est ce que soulignent les Remarques philosophiques à propos des couleurs : Pourrais-je décrire la finalité des conventions grammaticales en disant que je dois les adopter parce que, disons, les couleurs ont certaines propriétés — dans ce cas, ces conventions seraient superflues puisque alors il me serait possible de dire ce que précisément les conventions excluent. À l’inverse, si les conventions étaient nécessaires, donc si certaines combinaisons entre les mots devaient être exclues comme ne faisant pas sens, c’est précisément pour cela que je ne saurais attribuer aux couleurs telle propriété dont la nécessité ressort des conventions, car il serait pensable que les couleurs n’aient pas ces qualités et cela ne pourrait s’exprimer que contrairement aux conventions. Que ce soit un non-sens de dire d’une couleur qu’elle est une tierce plus haute qu’une autre, voilà qui ne peut pas être prouvé. Je puis seulement dire : « Qui utilise ces mots avec la signification que je leur donne ne peut pas associer de sens à cette combinaison  ; si elle a un sens pour lui, 57 c’est qu’il comprend autre chose que moi par ces mots . » Ce passage est capital pour comprendre ce que Wittgenstein appelle à présent l’arbitraire ou l’autonomie de la grammaire, et en l’occurrence l’autonomie de la grammaire des couleurs, vis-àvis de l’expérience. Wittgenstein rejette deux thèses : (a) celle qui

affirme que les conventions grammaticales seraient fondées dans des propriétés du monde (ou de notre expérience)  ; selon cette thèse, on ne pourrait pas combiner les mots « vert » et « rouge » dans l’expression « un vert rougeâtre », parce qu’un objet ne peut pas être vert-rouge. Ce que Wittgenstein rejette ici, c’est l’idée même d’un langage phénoménologique telle qu’il a cru un temps pouvoir l’élaborer. Pourquoi les conventions grammaticales ne peuvent-elles être fondées dans des propriétés du monde, ou du moins en dépendre ? Parce que, à ce moment-là, il serait possible de dire (dans des expressions douées de sens) ce que les conventions excluent, par exemple  : «  Il n’y a pas d’objets vertrouge.  » Pour pouvoir fonder des conventions, cette phrase doit posséder un sens  ; or, remarque Wittgenstein, elle est absurde, puisque cette combinaison de signes est exclue par les règles d’emploi de «  vert  » et de «  rouge  », elle est «  retirée de la circulation » par les règles qui régissent ce symbolisme : rien ne peut être vert-rouge. En somme, si nos conventions devaient se fonder dans une nature des choses, nos conventions seraient superflues, car nous pourrions dire ce qu’elles excluent. (b) Inversement, si nos conventions étaient nécessaires, et non pas susceptibles d’être différentes de ce qu’elles sont, il s’ensuivrait le même genre de paradoxe  : elles seraient probablement nécessaires parce que justifiées, fondées sur un état de choses. Mais alors, je ne pourrais dire cet état de choses qui les justifie (par exemple, « Une surface ne peut pas être verte et rouge en même temps  ») qu’à la condition de pouvoir aussi affirmer l’état de choses opposé (« Une surface peut être verte et rouge en même temps  »), c’est-à-dire à la condition de pouvoir violer les conventions grammaticales qu’il s’agit de justifier. Donc, si les conventions étaient nécessaires, justifiées par un état de

choses, je ne pourrais pas dire ce qui les justifie, puisqu’il me faudrait pour cela pouvoir violer les conventions du langage, et ce que je dirais alors serait dépourvu de sens. Il en résulte que les conventions sont arbitraires, elles ne sont fondées sur rien, sur aucun état de choses, elles ne sont redevables à aucune réalité. «  Vert-rouge  » est une combinaison de mots qui n’a pas de sens en vertu de conventions grammaticales, et non pas parce qu’il ne pourrait pas y avoir dans la réalité quelque chose qui soit «  vert-rouge  »  ; car au moment même où je dis cela, où j’essaie de justifier cette convention, je profère un non-sens et je suis donc en train de la violer. Wittgenstein reformule le même argument d’une manière légèrement différente dans les Remarques philosophiques en affirmant que les règles de la grammaire ne sont ni fondées ni infondées, elles sont arbitraires : La grammaire est une « theory of logical types ». La règle de la représentation, je n’en fais pas une convention qui tire sa justification de propositions — des propositions qui décrivent ce qui est représenté et montrent que la représentation est adéquate. Les conventions de la grammaire ne tirent pas leur justification d’une description de ce qui est représenté. Toute description de ce genre présuppose déjà les règles de la grammaire. Autrement dit, ce qui fait non-sens dans la grammaire qui appelle justification ne peut pas non plus faire sens dans la grammaire des propositions qui la justifient, et 58 inversement .

Nous avons là l’argument principal en faveur de ce que Wittgenstein appelle l’arbitraire de la grammaire. La grammaire fournit les normes de toute description possible. Dès lors, elle ne peut pas se fonder sur une description de ce qui est. Car je ne peux pas décrire ce qui est indépendamment de la grammaire. Ainsi, la proposition « Il n’y a pas de rouge verdâtre » n’est pas la description d’un quelconque fait du monde, c’est une règle grammaticale qui n’est ni fondée ni infondée, et qui joue le rôle de norme pour toute description possible. Je ne peux pas justifier cette règle au moyen d’une description des propriétés du monde ou des phénomènes  ; car, si j’essayais de fonder cette règle en disant qu’«  Il n’y a pas de rouge verdâtre  », cette proposition serait ou bien à nouveau une règle (auquel cas, je me contenterais de redire la règle, je ne la justifierais pas), ou bien la description d’un état de choses. Mais si elle était la description d’un état de choses, alors sa négation ferait sens. Or, cette négation ne fait pas sens (elle est exclue par nos conventions grammaticales). Par conséquent, la grammaire ne peut pas être justifiée. Il faut donc abandonner l’idée, propre à la période intermédiaire de la pensée de Wittgenstein, d’une investigation des phénomènes «  en quelque sorte a posteriori  » qui serait nécessaire pour pouvoir délimiter ce qui peut être dit de manière sensée à propos des phénomènes. Il faut abandonner ce sens-là de la « phénoménologie », un sens qui n’est pas sans affinité avec celui que ce mot revêt chez Husserl et ses successeurs. Désormais, comme Wittgenstein l’indique dans la Grammaire philosophique, il faut affirmer que « la grammaire n’est redevable vis-à-vis d’aucune réalité. Les règles grammaticales ne font que déterminer la signification (la constituer) ; de ce fait, elles ne sont pas responsables de la signification et, dans cette mesure, sont

arbitraires 59  ». Les règles d’emploi des mots de couleurs ne découlent pas d’a priori matériels, contrairement à ce qu’affirme Husserl, elles constituent la signification des mots employés : On est tenté de justifier les règles de la grammaire au moyen de propositions du type  : «  Mais il y a réellement quatre couleurs primaires » ; et, contre la possibilité d’une telle justification, qui est construite sur le modèle de la justification d’une proposition par référence à sa vérification, il y a l’affirmation que les règles de la 60 grammaire sont arbitraires . On peut encore préciser cette idée d’arbitraire en distinguant les règles de la grammaire de celles de la cuisine, par exemple, lesquelles, à la différence des premières, ne sont justement pas arbitraires, car elles permettent, non pas de cuisiner tout court, mais de bien cuisiner —  tandis que les règles de grammaire ne permettent pas de bien parler, elles permettent de parler tout court : Pourquoi ne dit-on pas que les règles culinaires sont arbitraires ; et pourquoi suis-je tenté de dire que les règles de grammaire le sont ? Parce que je pense que le concept de «  cuisine  » est défini par la finalité de la cuisine  ; par contre, je ne pense pas que le concept de «  langage  » soit défini par la finalité du langage. Dans l’art culinaire, lorsqu’on ne suit pas les bonnes règles, on cuisine mal  ; mais aux échecs, quand on suit d’autres règles que celles du jeu d’échecs, on joue à un autre jeu  ; et quand on suit

d’autres règles grammaticales que les règles en usage, on ne dit rien de faux, on parle d’autre chose 61. On peut dire que les règles non arbitraires sont normatives, alors que les règles arbitraires sont constitutives pour l’activité sur laquelle elles portent. Dans le premier cas, si je ne suis pas les règles, j’agis mal ; dans le second cas, si je ne suis pas les règles, je ne pratique plus la même activité, car les règles définissent l’activité en question. Quand je ne suis pas la grammaire de ma langue, comme fait le philosophe métaphysicien, je ne pense pas mal, je ne pense rien du tout, c’est-à-dire rien qui ait du sens. Nous comprenons à présent ce que Wittgenstein a en tête quand il élabore une grammaire des couleurs. Il s’interroge sur les conventions grammaticales qui sous-tendent notre usage des termes de couleur, conventions arbitraires au sens que nous venons de préciser. C’est exactement ce genre d’affirmation, selon lequel « Le rouge est une couleur primaire » est une proposition grammaticale, c’est-à-dire portant sur des conventions régissant l’emploi des mots «  rouge  » et «  primaire  » en français, qui suscitait la perplexité de Moore et lui faisait dire que 62 Wittgenstein ne pouvait pas parler sérieusement . Avant d’examiner d’un peu plus près comment Wittgenstein met en œuvre in concreto son projet grammatical, et avant de discuter tout cela plus en détail, nous voudrions faire une remarque sur l’ensemble du raisonnement que nous avons tenté de reconstruire. Ce raisonnement est-il imparable  ? Il semble qu’il repose sur plusieurs prémisses implicites, dont la principale est que les propositions sur l’incompatibilité des couleurs ne décrivent aucun état de choses du monde, ne sont donc ni vraies ni fausses,

mais constituent des règles pour toute description. Pourquoi fautil les tenir pour des règles  ? Parce qu’elles sont absolument nécessaires. Leur nécessité ne repose sur aucune conjecture d’ordre empirique qui pourrait se révéler fausse. Si ce sont des règles grammaticales, elles ne peuvent pas être justifiées par des propositions décrivant des états de choses (c’est-à-dire par des propositions empiriques). En vérité, si ce sont des règles grammaticales, elles ne peuvent pas être justifiées par quoi que ce soit. Tout cela suppose, en un sens, ce qu’il faudrait démontrer, à savoir : (a) que de telles « propositions » ne décrivent aucun état de choses du monde  ; (b) qu’elles sont des règles pour toute description ; (c) par conséquent, que leur négation est purement et simplement un non-sens. Or on pourrait refuser ces trois affirmations et soutenir que ces propositions sur l’incompatibilité des couleurs  : (a) décrivent des états de choses du monde, quoique des états de choses nécessaires a priori  ; (b) sont nécessaires, bien que leur nécessité ne soit pas de nature strictement logique (ou grammaticale)  ; (c) sont telles que leur négation est simplement fausse a priori, et non pas absurde. C’est exactement ce que soutiendrait Husserl. Ramené à son squelette, le raisonnement de Wittgenstein est le suivant  : si les «  propositions  » sur l’incompatibilité des couleurs sont des règles grammaticales, et si la négation de ces règles est un non-sens (puisqu’elle est exclue par ces règles), alors les « propositions » sur l’incompatibilité des couleurs ne peuvent pas être justifiées. Encore faut-il s’interroger sur ces «  si  »  ! Wittgenstein semble tenir ces affirmations pour acquises, parce qu’il pense que toute nécessité doit provenir de règles (elle est « logique », comme disait le Tractatus, mais en un sens élargi de

« logique » qui équivaut maintenant à « grammatical »). Or c’est là que réside tout le problème. Il ne faut pas confondre les arguments qui valent dans le cadre de la pensée de Wittgenstein et qui lui permettent de dire que la grammaire, au sens où il l’entend, n’est pas susceptible de justification, et le problème de savoir comment Wittgenstein peut justifier son recours à l’idée de grammaire et ce qu’il dit de cette grammaire. Il ne faut pas confondre l’affirmation selon laquelle une justification de la grammaire par une description des phénomènes est impossible, avec l’affirmation selon laquelle il serait impossible de justifier philosophiquement l’idée de «  grammaire  ». Car, si rien ne justifie cette idée, pourquoi devrions-nous l’adopter  ? Que la grammaire ne puisse pas être justifiée n’implique pas que l’idée de « grammaire » ne doive pas l’être ! À lire les commentateurs, on a parfois l’impression que ce que Wittgenstein dit de la grammaire coule de source et n’enveloppe aucune thèse philosophique substantielle qui devrait être à son tour justifiée. Mais c’est faux. Ce que Wittgenstein dit des rapports de la grammaire et de l’expérience ne découle pas, à son tour, de ce qu’il appelle « grammaire ». Cela découle d’arguments que l’on pourrait appeler méta-grammaticaux et que Wittgenstein laisse largement dans le vague. Peut-on accepter l’idée de grammaire au sens de Wittgenstein  ? Doit-on l’accepter  ? Ces questions ne peuvent être éludées, sauf à tomber dans un dogmatisme antiphilosophique. Autrement dit, on ne peut pas esquiver cette question très simple  : pourquoi les «  propositions  » que Wittgenstein définit comme grammaticales ne seraient-elles pas des propositions nécessaires, car a priori, donc indépendantes de toute

généralisation empirique, et en même temps non arbitraires, car ayant leur source dans les structures de notre expérience ellemême  ? Cela supposerait, bien sûr, que notre expérience fût structurée et que les structures qu’elle possède ne fussent pas reconductibles aux seules conventions du langage. Ces structures d’essence sont exactement ce que Husserl appelait des «  a priori matériels ». Ainsi, on pourrait résumer la nature de la dissension entre Husserl et Wittgenstein en disant que tous deux seraient d’accord pour dire : (1) que l’incompatibilité entre couleurs est nécessaire ; (2)  qu’elle est a priori  ; (3) qu’elle ne découle d’aucune généralisation inductive ni ne fait intervenir aucune hypothèse. Ils se séparent en revanche quand il s’agit de comprendre le statut de cette nécessité. Pour Wittgenstein, cette nécessité est l’expression d’une règle conventionnelle qui appartient à la grammaire du concept de couleur, c’est une nécessité logique  ; pour Husserl, il s’agit d’une nécessité « matérielle » qui n’est pas de l’ordre d’une pure convention, mais exprime des vérités d’essence touchant la couleur elle-même et, par voie de conséquence, l’expérience que nous en faisons. À vrai dire, Wittgenstein ne semble jamais avoir envisagé la possibilité de propositions nécessaires a priori qui ne soient pas pour autant des règles d’emploi du langage. N’ayant pas envisagé cette possibilité, il est loin de l’avoir réfutée. Mais interrogeonsnous d’abord pour savoir si son idée selon laquelle les règles qui structurent l’espace logique des couleurs sont purement conventionnelles est défendable. Pour Wittgenstein, une proposition nécessaire sur les couleurs n’est pas vraie ou fausse, elle a seulement à voir avec le sens et le non-sens :

La proposition  : «  En un même lieu et en un même temps, il n’y a place que pour une couleur  », est bien sûr [sic] une proposition de grammaire masquée. Sa négation n’est pas une contradiction, mais elle contredit (widerspricht) une règle de notre grammaire reçue. «  Le rouge et le vert ne vont pas ensemble à la même place » ne signifie pas qu’ils ne sont pas ensemble de fait, mais signifie plutôt que c’est un non-sens, qu’ils n’occupent jamais le même lieu en même temps 63. Cette proposition a l’air vraie, elle semble exprimer une nécessité physique, et pourtant c’est une règle de grammaire. Et donc, au sens strict, il ne s’agit pas d’une proposition (car une proposition est binaire, elle peut être vraie ou fausse). Et il ne s’agit pas au sens strict d’une proposition, non pas, comme le soutenait le Tractatus, parce que ce serait une tautologie, mais, dorénavant, parce que c’est une norme de description qui ne décrit aucun état de choses  : «  Si ma façon de voir est correcte, “Rouge est une couleur pure” n’est pas une proposition et ce qu’elle est censée montrer n’est pas justiciable du verdict de l’expérimentation. Alors, il n’est pas pensable que ce qui serait susceptible de nous paraître pur soit tantôt le rouge, tantôt le 64 rouge-bleu . » Il en va de même de la proposition négative «  Une même surface ne peut être uniformément rouge et verte ». Ici, on serait tenté de croire, affirme Wittgenstein, que l’on a affaire à une proposition à laquelle correspond un état de choses, et qui est donc vraie. Mais, en réalité, la négation exprime ici seulement une impossibilité logique : « On a le sentiment que, pour que non p nie p, il faudrait d’abord qu’en un certain sens il le vérifie. On

pose la question : “Qu’est-ce qui n’est pas le cas ?” Il faut bien que cela soit représenté —  mais sans cependant pouvoir être représenté de telle façon que p soit réellement vérifié 65.  » En somme, on croit assez spontanément que la proposition «  Le rouge et le vert ne vont pas ensemble à la même place » est vraie, qu’elle représente un état de choses possible, alors qu’en fait elle nie une possibilité, elle exprime une impossibilité logique. Une impossibilité logique n’est pas une sorte de possibilité, de même qu’un non-sens n’est pas une espèce de sens — le sens de ce qui n’a pas de sens. Un non-sens est ce qui contrevient à la grammaire. Mais n’y a-t-il pas des nécessités autres que physiques (empiriques) et qui, néanmoins, ne sont pas logiques  ? Voilà le problème. Aux yeux de Wittgenstein, la réponse est négative  : il n’y a rien d’intermédiaire entre la science et la logique 66. « L’essence est exprimée par la grammaire  », comme il l’écrit de manière éloquente dans les Recherches philosophiques 67. Dans ces conditions, l’essentiel est «  la marque d’un concept, non la propriété d’un objet » ; « si vous parlez de l’essence — vous êtes seulement en train de noter une convention 68 ». La confusion de la science et de la grammaire est justement le propre de ce que Wittgenstein appelle «  métaphysique  »  : la métaphysique prétend donner une forme théorique à des embarras purement grammaticaux. Ces affirmations sont à la base de toute la conception wittgensteinienne de l’activité philosophique  ; mais, il faut le reconnaître, elles restent passablement dogmatiques.

QUELQUES ASPECTS D’UNE GRAMMAIRE DES COULEURS : LES REMARQUES SUR LES COULEURS (1950)

Les Remarques sur les couleurs sont un texte relativement tardif dans la production de Wittgenstein, un texte qui recueille néanmoins l’héritage de tout l’itinéraire de pensée dont nous avons retracé les grandes lignes. Ayant compris, dans ses grands traits, la notion de «  grammaire  », nous sommes maintenant en position de comprendre la déclaration de Wittgenstein expliquant pourquoi il ne fait pas de phénoménologie, mais aussi pourquoi ses remarques, en tant que remarques purement grammaticales, fournissent l’équivalent d’une phénoménologie ou possèdent une portée phénoménologique  : «  Il n’y a certes pas de phénoménologie, mais il y a bel et bien des problèmes phénoménologiques 69.  » Les problèmes phénoménologiques doivent être « traités » (comme on traite une maladie) au moyen de l’analyse grammaticale. Analyser la grammaire des expressions de couleur, ce n’est pas proposer une théorie de la couleur. « Nous ne voulons pas trouver, précise Wittgenstein, une théorie des couleurs (ni une théorie physiologique, ni une théorie psychologique), mais la logique des concepts de couleur. Et celleci s’acquitte de ce que l’on attend souvent à tort d’une théorie 70. » « Nous ne nous soucions pas des faits de la physique, affirme-t-il, sauf dans la mesure où ils déterminent les lois de l’apparence 71. » Les lois de l’apparence sont seulement les règles d’emploi des termes de couleur ainsi que le système des «  propositions  » nécessaires dans lesquels ceux-ci figurent 72. Nous avons là une espèce de nominalisme méthodologique. Par conséquent, la

phénoménologie, si ce mot a encore un sens, ne peut être l’analyse des phénomènes, elle doit être une analyse des concepts grâce auxquels nous pensons les phénomènes. «  L’analyse phénoménologique (telle que Goethe, par exemple, la voulait), précise Wittgenstein, est une analyse de concepts et ne peut ni confirmer ni contredire la physique 73. » La phénoménologie consiste donc en une «  logique  des couleurs  » ou en une «  géométrie des couleurs  » (Wittgenstein n’hésite pas à reprendre la terminologie de Meinong) qui relève d’une analyse grammaticale et ne constitue en aucun cas un intermédiaire entre la logique et la science : Mais quelle espèce de proposition est-ce que celle-ci  : «  L’adjonction de blanc ôte de sa coloration à une couleur  »  ? Telle que je la pense, ce ne peut être une proposition de physique. La tentation est ici très grande de croire à une phénoménologie, une sorte d’intermédiaire entre science et logique 74. Ce statut intermédiaire est exactement celui de la métaphysique, et la «  tentation  » en question doit être par conséquent combattue. On rencontre le problème de ce qu’Elizabeth Anscombe a appelé l’«  idéalisme linguistique  » de Wittgenstein. «  Si nous disons que l’essence exprimée par la grammaire du mot “rouge” est elle-même la création ou le produit de cette grammaire, écrit Anscombe, ne sommes-nous pas en train de dire que rien n’aurait été rouge s’il n’y avait pas eu le langage humain 75 ? » Anscombe répond à cette question en affirmant que, même s’il n’y avait pas eu le langage humain, de sorte qu’il n’y aurait pas eu de concept

de rouge, rien n’exclut de dire qu’il y aurait eu malgré tout des choses rouges. «  Donc, conclut-elle, les essences, qui sont exprimées par la grammaire, ne sont pas créées par la grammaire 76.  » Anscombe refuse, comme Wittgenstein, de dire que quelque chose dans la réalité contraint la grammaire ou impose au langage ses règles. «  L’expérience, dans tous les cas, affirme-t-elle, ne nous dit pas les limites de l’usage du mot ou quel genre d’instrument il doit être 77. » En somme, la grammaire du concept de rouge pourrait être différente de ce qu’elle est, mais, si elle était différente, elle ne serait plus la grammaire du rouge, c’est-à-dire de ce concept tel que nous le « connaissons » et l’appliquons. Ou, à tout le moins, si elle était différente, elle devrait suffisamment recouper la grammaire du «  rouge  » telle que nous la connaissons pour que nous puissions dire qu’il s’agit bien encore de la grammaire de ce concept. Anscombe avance qu’il convient de distinguer trois niveaux dans la formulation du problème : 1) L’existence d’objets qui tombent sous des concepts ne dépend pas de ces concepts  : l’existence des couleurs ne dépend pas de nos concepts de couleur. 2) En revanche, l’existence de règles, de droits, de promesses, dépend du langage et de ses conventions  : le «  il faut  » de « Si tu veux jouer aux échecs, il faut que tu bouges le roi de cette manière » est une création du langage 78. 3) Quant aux «  nécessités métaphysiques  » qui se rapportent aux objets qui tombent sous les concepts, par exemple les nécessités que l’on découvre dans les relations entre couleurs, elles sont considérées par Wittgenstein comme de pures nécessités grammaticales  : «  Réfléchis à ceci  : “Le seul corrélat dans le langage d’une nécessité de nature est

une règle arbitraire 79.”  » Il faut souligner ici  : le seul. Anscombe suggère que la manière de s’exprimer de Wittgenstein dans ce passage serait typique de la façon dont il avance des points dont il n’est pas tout à fait sûr. Quoi qu’il en soit, sur ce rapport, «  Wittgenstein était un idéaliste linguistique. Il insiste sur le fait que ces choses [règles et nécessités] sont la création de la pratique linguistique humaine 80 » Dire que les nécessités qui structurent le domaine chromatique ne sont que des conventions grammaticales implique deux choses  : (1)  Elles sont créées ou instituées par le langage en tant que pratique humaine. (2) Elles pourraient être autres qu’elles ne sont, c’est-à-dire que nous pourrions avoir d’autres concepts de couleurs, autrement reliés entre eux. Prenons quelques exemples, et interrogeons-nous pour savoir si les nécessités ici présentes (les « lois de l’apparence », comme dit Wittgenstein) se réduisent bel et bien à de simples « conventions grammaticales ». (a) Examinons, tout d’abord, le cas de la distinction entre couleurs unitaires et binaires. Cette distinction, à en croire Wittgenstein, serait grammaticale. Ce n’est pas parce que les couleurs sont simples ou binaires que nous les désignons ainsi, c’est parce que nous avons les concepts de couleurs simples et binaires que les phénomènes colorés peuvent nous apparaître tels. Et, par conséquent, le fait d’appeler l’orange une teinte unitaire n’est pas une erreur, c’est un non-sens (quelque chose qui est exclu par nos conventions grammaticales)  : «  Je peux graver dans ma mémoire un certain vert-gris, de telle façon que je le reconnaisse toujours correctement sans avoir recours à un échantillon. Mais je puis toujours reconstruire à nouveau, pour

ainsi dire, le rouge pur (le bleu pur,  etc.). C’est précisément un rouge qui ne penche ni d’un côté ni de l’autre, et je le reconnais sans avoir recours à un échantillon, comme par exemple l’angle droit par opposition à n’importe quel angle obtus ou aigu. Or, en ce sens-là, il y a quatre couleurs pures (ou six en comptant le blanc et le noir) 81. » Ce qu’affirme Wittgenstein dans ce passage est que la conception de Hering énumérant quatre couleurs pures n’est pas une hypothèse physiologique, c’est une pure remarque grammaticale (ce qui réduit à l’absurde le travail proprement physiologique de Hering). Qu’est-ce qu’une couleur pure ? C’est un ton qui «  ne penche ni d’un côté ni de l’autre  », c’est-à-dire qui n’est pas binaire. Cette remarque serait purement grammaticale, c’est-à-dire qu’elle porterait uniquement sur les règles d’emploi de l’expression «  couleur pure  » en français, indépendamment de toute considération empirique et de toute hypothèse explicative. Un peu plus loin, Wittgenstein réitère ce point : Quels arguments conduisent à considérer le vert comme une couleur primaire, et non comme un mélange de bleu et de jaune ? Serait-il correct de dire : « C’est là ce qu’on ne peut reconnaître qu’immédiatement, en regardant les couleurs » ? Mais comment sais-je que je vise par les mots « couleur primaire » la même chose que quelqu’un d’autre qui serait enclin également à nommer le vert couleur primaire  ? Non —  ce sont ici les jeux de langage qui 82 décident . On ne peut être plus clair  : ce n’est pas en inspectant l’expérience que je découvre ce qu’est une couleur primaire ; c’est

en inspectant mes concepts de couleur, c’est-à-dire les mots de couleur et leurs règles d’emploi, que je détermine quelle couleur est primaire ou non. Ce n’est pas parce qu’il existe des couleurs primaires que l’expression «  couleur primaire  » a un sens  ; les couleurs primaires sont ce que signifie l’expression «  couleur primaire  » (de même que «  Le rouge existe  » signifie seulement « Le mot “rouge” a une signification ») 83. Il y a là une forme de nominalisme qui s’oppose à toute acceptation d’essences et de relations d’essence au niveau des couleurs elles-mêmes. On pourrait avancer à l’encontre de ces affirmations l’argumentation suivante. Il existe assurément un élément conventionnel dans les « lois de l’apparence » (à commencer par les noms de couleurs eux-mêmes, par leur nombre dans une langue donnée,  etc.), mais il ne s’ensuit pas que la distinction couleur unitaire/binaire soit purement conventionnelle, ne reposant que sur la grammaire de nos concepts, ce qui impliquerait qu’elle pourrait toujours être autre qu’elle n’est. Étant donné nos noms de couleurs, la manière dont nous les appliquons dépend de ce que nous voyons, et non pas le contraire. Sinon, si les règles d’emploi pouvaient toujours être différentes de ce qu’elles sont, qu’est-ce qui nous empêcherait d’appeler le rouge «  binaire  » et de le définir comme un orange tirant sur le violet ? Après tout, si ce que nous percevons n’est pas le critère de l’application des mots de couleur, il n’est pas possible de répondre que nous ne voyons pas le rouge comme intermédiaire entre l’orange et le violet pour exclure cette possibilité, puisque, d’après Wittgenstein, ce que nous voyons est ici sans pertinence (et qu’il est inversement déterminé par la grammaire).

Pourtant, Wittgenstein admet qu’une telle possibilité n’existe pas : « Il n’y a certainement pas de combinaison orange-violet au sens où l’orange est une combinaison rouge-jaune 84.  » Mais pourquoi ? La seule réponse que l’on puisse donner à cette question, nous semble-t-il, est la suivante  : le rouge n’est pas un orange-violet pour la simple raison que le rouge pur  : (1) n’est pas une combinaison de deux sortes de rouges (ce que sont le violet et l’orange, puisqu’ils tendent tous deux vers le rouge) ; (2) n’est pas non plus intermédiaire entre les deux couleurs ne tirant pas sur le rouge entre lesquelles il se situe, à savoir le jaune et le bleu, pour une raison tout autre, cette fois, c’est que jaune et bleu sont des couleurs incompatibles : rien ne peut être jaune-bleu. Dès lors, la distinction des teintes unitaires et binaires dépend d’une autre propriété du domaine de la couleur  : les antagonismes chromatiques. Et la question de savoir si la distinction entre teintes unitaires et binaires est purement conventionnelle repose maintenant sur le problème de savoir si les antagonismes entre couleurs sont purement conventionnels («  ne dépendent que des jeux de langage »). (b) Qu’en est-il donc des oppositions entre couleurs  ? Est-il plausible de les reconduire à de simples conventions  ? Mais d’abord, comment apprenons-nous les noms de couleurs  ? Généralement par définitions ostensives  : on nous montre une surface rouge en prononçant le mot «  rouge  », puis une surface verte en prononçant le mot «  vert  », et ainsi de suite. Mais apprenons-nous l’incompatibilité des couleurs en apprenant le langage, de telle sorte qu’il s’agirait là d’une règle implicite du type : « Une surface peut être vert-bleu, mais ne peut jamais être vert-rouge  »  ? Cependant, comment une telle règle pourrait-elle

en venir à être instituée ? En effet, à première vue, il semble que nous sachions nommer les couleurs et que nous maîtrisions des jeux de langage simples à base de concepts de couleur bien avant de pouvoir comprendre la notion d’antagonisme chromatique. Il se pourrait alors qu’un enfant ne soit pas tenté de parler de choses «  vert-rouge  » pour la simple raison qu’il n’en voit pas autour de lui. Il n’y aurait rien dans les phénomènes qui justifierait l’emploi de cette expression. Aux yeux de Wittgenstein, un tel raisonnement n’est pas correct. « Aucun objet n’est rouge-vert » n’est pas, contrairement aux apparences, une proposition sur le monde, mais une règle. « Cet objet est rouge-vert » n’est pas une proposition fausse, mais un non-sens (elle contredit la règle). Ce qui semble néanmoins embarrassant dans cette position est qu’on ne voit pas bien comment une telle règle pourrait être instituée. Même si l’on admet que nous suivons certaines règles inconsciemment, sans avoir besoin de nous formuler à nous-mêmes la règle, il n’en reste pas moins que, puisque ces règles sont conventionnelles, cela veut dire qu’elles auraient pu être autres qu’elles ne sont. C’est le cas de beaucoup de règles linguistiques, mais est-ce le cas des « propositions » sur l’antagonisme chromatique ? Par exemple, on pourrait imaginer une convention grammaticale qui interdirait l’emploi de tous les noms de couleurs composées : « Une chose peut être verte ou bleue, mais jamais vert-bleu.  » Dans un tel langage, il faudrait donc qu’à chaque teinte différente corresponde un nom de teinte et un seul. Ce serait assurément un langage peu commode et fort difficile à manier — un langage de peintres ! Mais un tel langage reste tout à fait concevable. En revanche, il est très difficile de voir comment de simples conventions grammaticales expliqueraient

la différence qui existe en français entre certaines combinaisons de couleurs, qui sont permises (bleu-vert), et d’autres, qui sont exclues (rouge-vert) —  et cela, tout à fait indépendamment de notre expérience des couleurs, ou antérieurement à elle. Des conventions peuvent bien rendre compte de la propension du langage à associer (ou à ne pas associer) les noms de teintes, mais pas de sa propension à associer certains noms de teintes et pas d’autres. Et dire que de telles associations sont une affaire d’usage, c’est ne rien dire du tout, puisqu’il faudrait pouvoir dire comment un tel usage en est venu à être institué. Comme le remarque Hardin : Les conventions qui régissent les noms donnés aux couleurs peuvent expliquer pourquoi nous ne combinons pas des noms de teintes, mais elles n’expliquent pas pourquoi nous associons certains noms de teintes —  par exemple «  bleu rougeâtre  » ou «  rouge-bleu  » — et pas d’autres, tels «  jaune bleuâtre  » ou «  bleu-jaune  ». Ce fait semble refléter une espèce d’incompatibilité qui réside en dehors du langage. L’incompatibilité semble avoir des racines profondes  ; car, non seulement nous échouons à expérimenter des verts rougeâtres, mais nous semblons incapables de nous imaginer dans notre for intérieur à quoi cela pourrait ressembler d’expérimenter des verts rougeâtres. Rien, semble-t-il, ne pourrait être vert rougeâtre 85. C’est parce que rien ne peut être rouge-vert, parce que rien dans le monde ne possède cette caractéristique, et cela nécessairement, en vertu de lois ayant trait au domaine de la

couleur (et à l’expérience que nous en faisons), que l’expression est exclue de notre répertoire linguistique, et non le contraire. Non seulement cette couleur n’est pas expérimentable, mais elle n’est pas même imaginable. À un tel argument, il semble que Wittgenstein pourrait objecter deux choses : (1) Que veut dire ici « inimaginable » ? S’agit-il de limites de fait de mon imagination (liées à des limites de fait de mon expérience) ou s’agit-il de limites qui tiennent à une impossibilité « logique » ? Dans ce dernier cas, l’inimaginabilité reposerait sur le caractère de non-sens de l’expression considérée. « “On ne peut se représenter cela”, quand il s’agit de logique, veut dire  : on ne sait pas ce que l’on doit ici se représenter 86. » (2) Nous n’avons pas affaire, en l’occurrence, à une règle isolée excluant la combinaison « rouge-vert », mais à un système des couleurs, à une géométrie des couleurs. C’est tout un système de règles qui exclut de parler de «  rouge verdâtre  », donc qui exclut de définir le rouge comme intermédiaire entre l’orange et le violet, ou comme un bleu-jaune, et c’est par conséquent tout ce système qui conduit à isoler quatre couleurs pures ou primaires 87. Or (1) est une pétition de principe, puisque cette affirmation implique que l’incompatibilité des couleurs n’a aucun lien avec le domaine des couleurs ni avec notre expérience de ces dernières, qu’elle est purement conventionnelle  ; et (2) est vraie mais laisse entièrement en suspens la question centrale, celle de savoir pourquoi il en est ainsi et non pas autrement. Bref, la grammaire des couleurs ne dépend-elle pas en dernière instance de certains faits et de certaines nécessités réelles, et, si oui, cela ne nous contraint-il pas à reconnaître que la grammaire des couleurs est

tout sauf arbitraire 88  ? C’est-à-dire à faire une distinction entre une proposition nécessairement fausse, mais ayant un contenu, et une proposition logiquement absurde  ? En outre, s’il fallait posséder tout le système des règles régissant les combinaisons entre concepts de couleurs pour s’apercevoir que rien ne peut être rouge verdâtre ou vert rougeâtre, un enfant ne devrait pas s’en apercevoir, puisque son acquisition de ce système de règles n’est pas encore parfaite —  et il devrait lui arriver de prononcer des non-sens de ce type. D’ailleurs, à un moment donné, Wittgenstein semble lui-même exprimer un certain embarras par rapport à ses propres conclusions. « Tout se ramène-t-il ici, écrit-il, aux jeux de langage possibles pour moi avec la forme “-âtre” 89 ? » Ou encore : « On pourrait ici me demander ce que je veux en fin de compte, jusqu’à quel point c’est de grammaire que j’entends traiter 90. » Il remarque un peu plus loin : « C’est un fait que nous n’employons pas les mots “vert rougeâtre”, “bleu jaunâtre”,  etc. 91.  » Mais ce fait relatif à notre langage ne se fonde-t-il pas à son tour sur un état de choses ayant trait à la couleur comme telle et à la perception que nous en avons ? (c) On pourrait soulever le même type de problème à propos cette fois des ressemblances et dissemblances chromatiques. Devrons-nous dire, à nouveau, que ces ressemblances relèvent de la seule grammaire, c’est-à-dire sont indépendantes de faits chromatiques et perceptifs ? Wittgenstein, sans surprise, se rallie à la première possibilité. «  Dans les couleurs, écrit-il, parenté et opposition. (Et cela est de la logique.) 92  » Soit la proposition  : « Le rouge ressemble davantage à l’orange qu’au bleu (pur). » Je peux tenter d’expliquer cette affirmation en termes de conventions implicites en disant : le bleu pur ne tend absolument pas vers le rouge  ; l’orange tend toujours vers le rouge, donc…

C’est déjà moins évident pour la proposition suivante citée par Wittgenstein : « Le jaune est apparenté davantage au rouge qu’au bleu 93. » Le rouge pur, en effet, ne tend aucunement vers le jaune, non plus que le bleu pur, mais le rouge et le jaune sont tous deux des couleurs «  chaudes  ». Est-ce que cela aussi est de la grammaire  ? Il en va de même de  : «  Le bleu pur ressemble davantage au vert pur qu’au rouge pur.  » Cette proposition est manifestement nécessaire (plusieurs langues ne possèdent pas de nom distinct pour le vert et le bleu, dont le grec ancien), et pourtant il est difficile de l’expliquer par des conventions grammaticales indépendamment de la teneur qualitative phénoménale de ces tons eux-mêmes. Comment rendre compte de cette autre vérité nécessaire  : «  Un jaune saturé est plus clair qu’un bleu saturé 94  »  ? Va-t-on dire que c’est un aspect de la règle d’emploi des mots «  saturation  » et «  clarté  »  ? Donc, qu’en comprenant cette proposition, nous ne faisons aucune découverte concernant les phénomènes chromatiques, mais que nous nous bornons à rendre explicite une règle qui nous est déjà familière puisqu’elle régit notre langage ? Mais si tel est le cas, il doit en aller de même de l’affirmation : « Il y a une différence plus importante entre un jaune faiblement saturé et sombre (c’est-à-dire un brun) et un jaune fortement saturé et clair qu’entre un bleu faiblement saturé et sombre et un bleu fortement saturé et clair  (les deux bleus apparaissant beaucoup plus proches).  » Va-t-on dire que cette affirmation aussi n’est pas une découverte portant sur les phénomènes eux-mêmes, mais seulement l’explicitation d’une règle d’emploi de «  bleu  », «  jaune  », «  brun  », «  clarté  », «  saturation  », que nous suivons sans y prêter attention quand nous faisons des assertions sur ces couleurs ?

On pourrait soutenir au contraire que le fait que les bruns sont en réalité des jaunes (ou des orangés) saturés et sombres représente pour la plupart d’entre nous une découverte qui résulte d’une meilleure compréhension des notions de clarté et de saturation. Cette découverte semble bien porter sur les couleurs elles-mêmes, et nullement sur nos concepts de couleurs, c’est-àdire sur des règles d’emploi conventionnelles des expressions correspondantes. Et pourtant, l’affirmation qui exprime cette découverte est nécessaire, au sens où elle ne peut être falsifiée par aucune expérience concevable — elle n’est pas une hypothèse. Tel est justement le statut des a priori matériels de Husserl.

Chapitre V

DE LA GRAMMAIRE À LA PHÉNOMÉNOLOGIE

Pour Wittgenstein, comme on l’a vu, il n’existe que deux types de nécessité  : une nécessité inconditionnée, qui est toujours d’ordre «  logique  » (dans le Tractatus, au sens de la logique formelle, mathématique ; dans la seconde partie de son œuvre, en un sens élargi de «  logique  » qui confère à ce terme le sens de « grammatical »), et une nécessité plus faible qui est en jeu dans les lois scientifiques et fait intervenir des hypothèses empiriques. Ce que rejette en revanche Wittgenstein —  il s’agit là d’un pilier de sa philosophie qui demeure même intact dans le passage de l’atomisme logique du Tractatus à la philosophie des Recherches philosophiques — est l’existence d’un troisième type de nécessité qui ne serait ni logique (grammaticale) ni fondée sur des hypothèses empiriques. Cette sorte de nécessité est celle que Husserl avait admise en l’assignant aux a priori matériels : des propositions telles que « Il n’y a pas de couleur dépourvue d’extension spatiale  », «  Une même surface ne peut être uniformément verte et uniformément rouge en même temps  », «  L’orange est intermédiaire entre le jaune et le rouge », « Le jaune à son plus haut degré de saturation est plus clair que le bleu à son plus haut degré de saturation », ne sont ni le produit d’une généralisation empirique, puisqu’un

contre-exemple est ici inconcevable (inimaginable), ni de simples vérités logiques, analytiques, qui seraient indépendantes de tout contenu et ne porteraient sur aucun domaine d’objets spécifique. De telles propositions sont des vérités absolument nécessaires, quoique ce soient aussi des vérités à propos d’un domaine particulier d’objets : les couleurs. Ces vérités ont en ce sens-là un contenu matériel, elles ne sont pas entièrement formalisables, et, dans la mesure où elles portent sur une « région » déterminée de l’être, elles mettent en jeu une expérience possible des objets qui la peuplent. Pour prendre un autre exemple, la proposition «  Le vert n’est pas un jaune bleuâtre [parce que rien ne peut être un jaune bleuâtre]  » n’est pas une proposition empirique, à la différence de «  Les trois couleurs primaires du mélange additif sont le bleu, le vert et le rouge  ». Après tout, on aurait pu s’imaginer a priori que le jaune faisait partie des primaires du mélange additif ; or il n’en est rien : il est possible d’obtenir toutes les couleurs du spectre, et même des couleurs non spectrales, comme le pourpre ou le rose, à partir de ces trois seules primaires — voilà un simple fait empirique. La proposition « Le vert n’est pas un jaune bleuâtre », de son côté, est vraie a priori, elle vaut indépendamment de toute expérience, et partant elle est absolument nécessaire. Mais elle ne semble ni réductible à des axiomes formels (à la classe des vérités logiques) ni purement conventionnelle, à la manière dont l’est une règle de grammaire.

LA DISJONCTION WITTGENSTEINIENNE ENTRE LES DEUX NÉCESSITÉS

Wittgenstein s’en tient à cette disjonction du grammatical et de l’empirique, et n’envisage pas qu’il puisse y avoir une tierce

possibilité. Peut-être pense-t-il avoir écarté cette possibilité au moyen de l’argument que nous avons examiné au chapitre précédent 1. Quoi qu’il en soit, il croit que si les rapports entre les couleurs sont nécessaires, ils sont aussi conventionnels (grammaticaux) puisqu’il n’existe pas d’autre nécessité absolue, à ses yeux, que celle d’une règle  ; inversement, il pense que si ces rapports sont contingents, ils sont forcément empiriques, comme la question de savoir quelles sont les primaires de la synthèse additive ou soustractive. Les Recherches philosophiques précisent que la seule nécessité qui ne soit pas de nature empirique et que l’on trouve à l’œuvre dans le langage est celle de règles conventionnelles : « Réfléchis à ceci : “Le seul corrélat dans le langage d’une nécessité de nature est une règle arbitraire 2.”  » Mais pourquoi ne pourrait-il y avoir des règles telles qu’elles se fonderaient sur des nécessités réelles, c’est-à-dire sur les nécessités propres à l’essence de quelque chose (par exemple, à l’essence du rouge ou du jaune)  ? Nous aurions alors affaire à des propositions nécessairement et universellement vraies si et seulement si la vérité de ces propositions s’enracine dans l’essence des objets considérés, nécessairement et universellement fausses si et seulement si elles contredisent les caractéristiques d’essence des objets en question. Pour Wittgenstein, les couleurs ne sont pas des sortes d’objets dont nous aurions à découvrir les propriétés, soit de manière empirique, soit en vertu d’une investigation sur leurs essences. Comme il le précise dans un passage des Remarques sur les couleurs, «  “les couleurs” ne sont pas des choses qui posséderaient des propriétés déterminées, de sorte que l’on pût tout simplement se représenter des couleurs que nous ne connaîtrions pas encore, ou que nous pussions imaginer

quelqu’un qui en connaîtrait de différentes de celles que nous connaissons 3  ». Wittgenstein veut sans doute dire que les couleurs ne sont pas des choses, mais des concepts, c’est-à-dire des règles prescrivant l’emploi de certains mots, et que c’est pour cette raison que les couleurs forment système. Le système chromatique inclut toute la diversité des teintes possibles et nous est donné a priori avec le langage lui-même. Nous pouvons prendre connaissance d’une nouvelle chose dont nous ignorions jusque-là l’existence, mais pas d’une nouvelle couleur. C’est exactement le problème que soulevait Hume dans l’Enquête sur l’entendement humain, lorsqu’il se demandait si l’imagination ne peut pas combler le vide laissé par la perception et si nous ne pouvons pas, par exemple, trouver par l’imagination une teinte de bleu que nous n’avons jamais perçue auparavant et qui est intermédiaire entre deux autres teintes données. Il répondait par l’affirmative. Supposons une personne qui a perçu la totalité des couleurs à l’exception d’une certaine nuance de bleu ; « placez devant elle toutes les différentes nuances de cette couleur sauf la nuance dont nous parlons, en allant graduellement du plus foncé au plus clair […]. Or je demande s’il lui sera possible, par sa seule imagination, de combler le vide et de se donner l’idée de cette nuance particulière, bien qu’elle ne lui ait jamais été transmise par ses sens. Presque tout le monde tombera d’accord, je pense, pour dire qu’elle le peut 4  ». En d’autres termes, même Hume, l’empiriste radical, est forcé de reconnaître qu’il y a un élément non empirique dans notre appréhension de la couleur, puisque nous pouvons par l’imagination combler les déficits de la perception et imaginer une nuance chromatique intermédiaire entre deux autres nuances sans l’avoir jamais perçue dans le passé.

Il est indéniable que les couleurs forment système. Il est également vrai que le système des couleurs nous permet d’identifier par l’imagination même une teinte que nous n’avons jamais appréhendée par les sens. Mais peut-on en inférer, comme le fait Wittgenstein, que les couleurs ne sont pas «  dans les choses  », qu’elles ne sont pas elles-mêmes des choses ou des propriétés de choses  ? Ce qui semble légitimer une telle conclusion, c’est de nouveau la disjonction sur laquelle repose toute sa pensée : ou bien les couleurs sont « dans les choses », et il faudrait les connaître empiriquement, en sorte qu’il n’y aurait ni système de couleurs ni identification imaginaire possible d’une teinte que l’on n’a pas perçue auparavant ; ou bien il existe bien un tel système, et il est constitué de règles conventionnelles, c’està-dire de règles qui ne sont redevables à aucune réalité. Mais faut-il accepter une telle disjonction ? Certains aspects de la couleur ne peuvent être découverts qu’empiriquement (exemple  : quelle couleur produit la combinaison d’une teinte chimique x avec une autre y  ?)  ; d’autres sont a priori et nécessaires (exemple : un bleu pur est un bleu qui ne tend ni vers le vert ni vers le rouge). N’avons-nous pas affaire, dans ce dernier cas, à des nécessités à propos des couleurs elles-mêmes, et non de nos concepts de couleurs ? Bien sûr, cela n’empêcherait pas de reconnaître que de nombreux aspects de notre maîtrise conceptuelle du vocabulaire chromatique reposent effectivement sur de simples conventions. Un bon exemple en serait l’adjectif « sale » qui ne veut pas dire la même chose dans le cas d’un «  jaune sale  », d’un «  noir sale  », d’une «  surface colorée sale  »,  etc. Wittgenstein en fait la remarque : « Une couleur, qui en tant que couleur d’un mur serait “sale”, ne l’est pas pour autant dans une peinture.  » Ici, il s’agit

sans nul doute d’une affaire purement grammaticale 5, puisqu’il y a un élément important de convention dans le fait d’appeler « jaune sale » un jaune verdâtre en tant que couleur murale, et de ne pas appeler ce même jaune «  sale  » lorsqu’il figure dans un tableau, par exemple lorsqu’il permet le rendu d’une ombre sur un pan de mur. Il n’en reste pas moins que, même dans ce dernier cas, on aurait probablement tort d’en conclure que nous n’avons affaire qu’à de simples conventions. Ou, à tout le moins, aux conventions grammaticales s’ajoutent ici des conventions proprement picturales, puisque peindre l’ombre en teintant le jaune de vert ou de brun, c’est fournir un système d’équivalences, transposer une différence de luminosité en une différence de teinte. Ce qui vaut pour l’affirmation « Une couleur, qui en tant que couleur d’un mur serait “sale”, ne l’est pas pour autant dans une peinture » ne vaut pas nécessairement de cette autre : « Un jaune à son maximum de saturation est plus clair qu’un bleu à son maximum de saturation.  » Cette dernière proposition ne se contente pas d’énoncer les règles d’emploi de mots («  jaune  », « bleu », « saturé »), elle dit en outre quelque chose de vrai (et de nécessairement vrai) à propos des objets colorés eux-mêmes. Dans le premier cas, je pourrais appeler le jaune verdâtre du mur « jaune-vert », « jaune-glauque », et peut-être même, si je ne suis pas familier de ce qu’est un tableau, serais-je tenté de désigner le pan de mur représenté par le peintre comme étant « jaune sale » (c’est une situation pensable). Dans le second cas, je ne peux pas même concevoir (imaginer) un bleu qui, à son plus haut degré de saturation, serait plus clair qu’un jaune à son plus haut degré de saturation. Dans le cas de cette «  loi de l’apparence  », il semble bien que je fasse une découverte dans l’ordre de la couleur, et

cette découverte ne se réduit aucunement à l’emploi de certains mots. De même, je peux découvrir que tel brun est un jaune désaturé et sombre. Il s’agit là d’une vérité nécessaire dans l’ordre chromatique, qui dérive d’une vérité d’essence plus générale concernant les teintes marron. Qu’est-ce en effet que le brun du point de vue d’une géométrie des couleurs  ? Comme le souligne Jonathan Westphal, le brun désigne un ensemble de couleurs dont la teinte varie du rouge au jaune, dont la clarté est moyenne ou faible, et dont la saturation est modérée ou faible 6  ; il s’agit là d’une définition de cette couleur. En définissant ainsi le marron, je le situe par rapport à d’autres nuances chromatiques en fonction des trois grands paramètres qui structurent le domaine de la couleur  : teinte, clarté, saturation. Une telle définition ne constitue évidemment pas une découverte empirique, car aucune expérience concevable ne peut la falsifier. Cette définition est a priori. Et pourtant, en définissant ainsi le marron, il semble que je fasse autre chose qu’énoncer une simple règle d’emploi de « marron » en français, règle que j’appliquerais sans même le savoir. Je n’apprends pas le mot «  marron  » en apprenant cette caractérisation d’essence ou cette définition phénoménologique de cette couleur —  sur ce point, Wittgenstein a raison  —, mais, une fois que je maîtrise ce mot, il n’est pas vrai que je sache tout ce qu’il y a à savoir de la nature de cette couleur ; je peux encore découvrir cette définition réelle de manière non empirique. De même, le fait que le rouge puisse tendre vers le bleu (pourpre, violet) et le jaune (orange), mais pas vers le vert, le fait que ce soit une couleur unitaire, mais aussi chaude, etc., semblent être des propriétés a priori du rouge comme tel, et non d’un symbolisme qui lui serait associé. Et si de telles propriétés essentielles existent dans le domaine de la

couleur, pourquoi ne pourraient-elles pas exercer une contrainte sur nos conventions elles-mêmes ? L’une des originalités de Wittgenstein est d’avoir admis l’idée de conventions implicites ou tacites, c’est-à-dire de conventions que l’on suit « aveuglément » ou « inconsciemment », sans même avoir besoin de (se) les formuler. Même si l’idée de « convention » suggère à première vue l’idée de se mettre d’accord (convenire), et si un tel accord préalable ne peut exister que s’il est intentionnel, c’est-à-dire si ceux qui s’accordent savent aussi sur quoi ils s’accordent et possèdent donc une compréhension explicite de la règle, Wittgenstein, grâce à son idée de conventions implicites, n’a pas besoin de supposer que suivre des conventions mettrait en jeu nécessairement une connaissance thématique et linguistiquement articulée des règles. Pour lui — à juste titre —, le langage n’est pas une possession théorique ; il repose en grande partie sur le suivi de règles « inconscientes », car suivre une règle est d’abord une pratique. Toutefois, lorsqu’il est question de conventions portant sur un domaine qui semble indépendant du langage, comme celui de la couleur, la supposition de conventions implicites qui régiraient notre grammaire entraîne une conséquence fortement contre-intuitive. En effet, si toute nécessité dans le domaine des couleurs avait le statut d’une règle arbitraire implicite, il faudrait pouvoir maîtriser un nombre inouï de règles, dont on se demande bien comment elles auraient pu être instituées, pour pouvoir maîtriser le moindre jeu de langage, si simple soit-il, portant sur ce domaine. Ce conventionnalisme radical trouve son expression dans des déclarations telles que celle-ci :

Si l’on nous demande  : «  Que signifient les mots “rouge”, “bleu”, “noir”, “blanc”  ?  », nous pouvons bien entendu montrer immédiatement des choses qui ont de telles couleurs —  mais notre capacité à expliquer la signification de ces mots ne va pas plus loin  ! Du reste, nous ne nous faisons de leur usage aucune représentation, ou alors une représentation tout à fait grossière, et pour partie fausse 7. Mais est-il vrai que nous ne puissions expliciter la signification de ces mots plus avant  ? La définition du brun avancée par Westphal et citée plus haut indique le contraire  : l’essence du marron, pourrait-on dire, son essence réelle et non son essence nominale, est d’être un ensemble de couleurs dont la teinte varie du rouge au jaune, dont la clarté est moyenne ou faible, et la saturation modérée ou faible. Ici, Wittgenstein semble partager avec l’empirisme classique l’idée suivant laquelle les couleurs seraient des « qualités simples », des qualia, ne laissant prise à aucune définition. Il est vrai qu’en un certain sens Wittgenstein refuse de réduire les couleurs à des qualia, puisque pour lui il existe bien une syntaxe des couleurs 8  ; mais, du moment que cette syntaxe n’est pas une propriété des couleurs elles-mêmes (ou de leurs essences), mais uniquement des concepts de couleur, c’est-à-dire de règles linguistiques, nous ne pouvons rien apprendre ou savoir des couleurs a priori. Or on pourrait défendre l’idée que les propositions nécessaires touchant aux couleurs représentent bien des connaissances au sens fort, et des connaissances a priori. La définition d’essence du brun n’est ni une hypothèse empirique qui pourrait être invalidée par une quelconque expérience, ni l’énoncé de la règle d’emploi d’un mot.

Il se pourrait qu’elle fût plutôt une vérité nécessaire qui sous-tend et, dans une certaine mesure, contraint tout emploi correct de ce terme.

DISCUSSION D’EXEMPLES PLUS PARTICULIERS

On pourrait tenter de justifier la nécessité d’une contrepartie phénoménologique à l’analyse grammaticale de Wittgenstein à partir d’exemples plus particuliers. Dans les Remarques sur les couleurs, l’auteur s’interroge sur la caractéristique grammaticale suivante de l’emploi de « jaune » : À quoi tient-il qu’un jaune sombre ne doive pas être ressenti comme «  noirâtre  », même si nous l’appelons sombre ? La logique des concepts de couleur est beaucoup plus compliquée qu’il ne pourrait sembler 9. Elle serait très compliquée, en effet, si elle émanait de simples conventions grammaticales —  et il faudrait alors se demander  : pourquoi emploie-t-on si bizarrement le mot « noirâtre » ? Mais est-ce le cas ? On pourrait proposer du paradoxe envisagé par Wittgenstein l’explication suivante. Le jaune est une couleur claire même à son plus haut degré de saturation  ; et cela, c’est une propriété phénoménologique du jaune. Un jaune sombre et désaturé n’est rien d’autre qu’un marron. On peut par conséquent parler d’un marron « noirâtre », mais pas d’un jaune « noirâtre », parce que le jaune le plus sombre reste néanmoins relativement clair par rapport aux autres couleurs sombres (qui tendent vers le noir et

sont donc «  noirâtres  »). Cette «  explication  » n’a rien d’une hypothèse empirique. Ainsi que le remarque Westphal, elle relève des «  lois de l’apparence  » de Goethe, par contraste avec une explication empirique de ces lois 10. Elle concerne l’essence du jaune et du marron, et est entièrement a priori. Nous nous démarquons toutefois de Westphal sur un point important, puisque, dans son ouvrage Colour : A Philosophical Introduction, il fait appel à une définition physique de la couleur pour résoudre certains puzzle cases wittgensteiniens, alors qu’il semble qu’une définition purement phénoménologique suffise dans bon nombre de cas. Examinons un second problème assez proche : On parle d’une «  lueur rouge sombre  », mais non 11 « rouge noire » . Ici encore, il semble que la clé de l’énigme n’ait strictement rien à voir avec des conventions alambiquées. « Rouge sombre » renvoie à un ensemble de teintes rouges, de nuances de rouge. En revanche, il ne saurait y avoir de lumière « rouge noire » pour la simple raison que, pour qu’une telle lumière soit possible, il faudrait qu’elle fût composée de lumière rouge et de lumière noire. Une lumière noire  ? Le noir est peut-être une couleur (achromatique), ce n’est pas en tout cas une couleur possible de la lumière 12 ! Ce constat est de nature physique. Il ne peut y avoir non plus de lumière «  rouge sombre  » dans la mesure où un rayon de lumière rouge apparaîtra toujours comparativement plus clair que les teintes environnantes. « Rouge sombre » est une couleur pigmentaire possible, mais non une couleur possible de la lumière. Quant à «  rouge noir  », cette expression est des plus

étranges et ne peut s’appliquer pour les mêmes raisons à la lumière. Le paradoxe de Wittgenstein semble donc se résoudre en vertu de considérations à la fois physiques (la différence couleurs de la lumière/pigmentaires) et phénoménologiques (la dépendance du ton perçu par rapport à son environnement optique). Il semble d’ailleurs que Wittgenstein se trompe lorsqu’il affirme que « le brun contient du noir 13 » et qu’il ajoute : « Il y a des bruns plus ou moins noirs. Y en a-t-il un qui n’est plus du tout noir  ? Il n’y en a en tout cas certainement pas un qui ne serait plus du tout jaune 14. » D’abord, il existe des bruns qui tirent sur le rouge et non sur le jaune. Ensuite, le brun peut être sombre, c’est-à-dire avoir un faible degré de clarté, et sa saturation est toujours faible (si sa saturation était élevée, ce serait du jaune, de l’orange ou du rouge), mais qu’il soit sombre et désaturé n’équivaut pas à dire qu’il est noir. Il y a aussi des bruns « pâles » (pour des bruns), par exemple des beiges. En revanche, Wittgenstein a raison de relever que le brun n’est jamais une couleur de la lumière : «  Lumière brune  ». Suppose que quelqu’un propose de régler le trafic automobile dans les rues par une lumière 15 brune . Cette fois encore, il semble difficile de faire reposer ce constat sur les règles d’usage de certains termes. L’explication tient à la nature du brun et à certaines de ses propriétés phénoménologiques. Le brun ou le marron sont des couleurs de contraste  ; elles apparaissent lorsqu’un jaune ou un orangé paraissent plus sombres que leur environnement optique. Ainsi,

un marron aperçu en vision monoculaire à travers un tube garni de velours noir se change rapidement en jaune parce qu’il est plus clair que son entourage 16. De même, lorsqu’on projette une lumière à travers un filtre rouge, elle paraît rouge, alors que lorsqu’on projette cette même lumière à travers un filtre « fumé » (c’est-à-dire brun), elle paraît non pas brune, mais jaune. Et puisqu’une source lumineuse est toujours plus claire que son entourage, il s’ensuit qu’une source lumineuse ne pourra jamais apparaître brune. Là encore, il s’agit uniquement de phénoménologie. Dans la perspective qui est la sienne, consistant à avancer une réponse en termes physiques aux paradoxes de Wittgenstein —  solution inspirée de Goethe, qui définissait déjà la couleur comme un phénomène d’obscurcissement de la lumière  —, Westphal souligne que «  le brun est une espèce d’obscurcissement (shadowing) […]. Ainsi, le brun ne peut jamais se détacher par rapport à son entourage  : il ne peut jamais apparaître flamboyant ou éclatant, bien qu’il puisse être brillant. Un feu de circulation brun serait moins éclatant que son entourage. Il ne brillerait pas. Dans un entourage sombre, la nuit, le feu serait plus lumineux que son entourage, et il deviendrait jaune. De la lumière brune est jaune 17 ». Cette remarque est juste même d’un point de vue strictement phénoménologique, c’est-àdire abstraction faite de la théorie des couleurs défendue par Westphal et de toute considération empirique. Une solution analogue se présente pour le gris. Wittgenstein se demande à plusieurs reprises pourquoi on ne peut parler de « gris lumineux » (ne le peut-on ?) :

Il n’y a pas de gris lumineux. Cela relève-t-il du concept de gris, ou de la psychologie, et donc de l’histoire naturelle du gris  ? Et n’est-il pas étrange que je ne sache point cela 18 ? Le gris ne peut être une couleur de la lumière, dans la mesure où le gris n’est pas une couleur du spectre et où, comme le brun, c’est une couleur de contraste. Il peut néanmoins y avoir en un certain sens des gris «  lumineux  », soit qu’ils réfléchissent la lumière — ils sont brillants ou chatoyants — comme le gris d’un foulard en soie, soit qu’ils diffusent la lumière, comme un ciel 19 gris . Mais, même à travers un ciel gris ou un brouillard, le soleil n’apparaîtra jamais gris  ; il pourra apparaître très pâle, presque blanc, jaunâtre. Prenons un tissu gris, plaçons-le devant une source lumineuse  : cette source apparaîtra blanche ou jaune, jamais grise, à la différence de ce qui se passe avec un tissu rouge qui teinte de sa couleur la source lumineuse située derrière lui. Il en va de même pour le noir. Il n’est pas tout à fait exact, contrairement à ce que prétend Wittgenstein, qu’« il n’y a pas de noir lumineux 20  ». Il n’y a pas de noir comme couleur de la lumière, il n’y a pas de lumière noire, mais il y a des noirs lumineux par réflexion de la lumière : il suffit de penser aux toiles de Soulages qui égrènent mille nuances de noir et même, d’une certaine manière, permettent de retrouver dans cette couleur l’intégralité du spectre chromatique. Il semble que Wittgenstein se réfugie souvent derrière l’obscurité de la grammaire, derrière d’énigmatiques règles d’emploi de certains mots, parce qu’il méconnaît la nature même des phénomènes en question, la nécessité de «  lois de l’apparence  » en un sens différent du sien. Ces lois sont certes

jusqu’à un certain point explicables empiriquement ; il n’en reste pas moins qu’elles peuvent être formulées indépendamment de toute hypothèse empirique. Or Wittgenstein refuse leur existence et s’en tient à des considérations situées sur un tout autre plan : Pourquoi ne peut-on se représenter un gris ardent  ? Pourquoi ne peut-on se le figurer comme un degré inférieur du blanc ardent ? Que quelque chose qui semble donner de la lumière ne puisse en même temps apparaître gris, cela doit renvoyer au fait que nous appelons toujours « blanc » quelque chose d’incolore qui éclaire. Cela nous apprend quelque chose sur notre concept de blanc. Une lumière blanche faible n’est pas une lumière grise. […] C’est-à-dire, à peu près : quelque chose n’est « gris » et « blanc » que dans un environnement déterminé. Ce que je dis ici n’est pas ce que disent les psychologues de la Gestalt  : que l’impression de blanc est produite de telle ou telle façon. Mais la question est exactement celleci  : qu’est-ce que l’impression de blanc, quelle est la signification de cette expression, quelle est la logique du concept « blanc » 21 ? Le fait de revenir de manière quasi obsessionnelle à la signification des mots, à notre concept de blanc, ne semble pourtant pas de nature à éclairer les exemples choisis. On peut se demander si Wittgenstein n’assimile pas deux niveaux bien différents des analyses de la Gestaltpsychologie  : (a) le niveau strictement descriptif ou phénoménologique, par exemple celui

des contrastes chromatiques, qui permet d’aboutir à la conclusion selon laquelle certaines couleurs dépendent essentiellement de phénomènes de contraste (tels le noir, le brun, le gris) et d’autres non, même si toute couleur perçue est «  modifiée  » par son environnement optique  ; (b) le niveau explicatif, pour lequel les théoriciens de la Gestalt font intervenir le principe d’isomorphisme. En assimilant ces deux niveaux, Wittgenstein fait comme si tout ce que disaient les psychologues de la forme ressortissait à une explication empirique, était de la psychologie empirique dont se démarquerait sa méthode grammaticale. Pour retrouver un domaine vierge encore de toute explication empirique, il faudrait revenir en deçà des phénomènes à la signification des mots. Or ce compte rendu est peu plausible. En disant qu’«  une lumière faible n’est pas une lumière grise  », je ne m’en remets pas à des conventions linguistiques, je me réfère au simple fait qu’aucune lumière ne m’apparaît jamais grise, ou que «  gris  » n’est pas une couleur possible de la lumière. Si une lumière m’apparaissait grise, pourquoi ne l’appellerais-je pas ainsi  ? Qu’est-ce que les conventions grammaticales ont à dire touchant les phénomènes de contraste ? Le fait que le gris soit phénoménologiquement une couleur de contraste n’est pas une convention grammaticale. Ce que signifie le mot « contraste » est fixé par la grammaire — mais certainement pas ce qui tombe sous cette dénomination. Dans ces conditions, il paraît difficile de maintenir la dualité stricte entre des considérations de psychologie, qui seraient toujours empiriques, et des considérations «  logiques  », qui feraient appel à la seule grammaire. L’exemple de la Gestaltpsychologie l’indique bien : il y a plus dans la psychologie que la seule explication empirique de certains phénomènes  ; le

niveau empirique de l’explication est distinct du niveau descriptif d’une psychologie pure, d’inspiration phénoménologique, et les théoriciens de la Gestalt étaient particulièrement attentifs à maintenir séparés ces deux plans. À cet égard, la position de Wittgenstein ne semble guère tenable lorsqu’il déclare : « Ce n’est pas la même chose de dire : l’impression de blanc ou de gris ne se produit (au sens causal) que dans telles ou telles conditions, et de dire qu’elle est une impression dans un contexte déterminé (définition). (La première définition est de la Gestaltpsychologie, la seconde de la logique.) 22 » La Gestaltpsychologie, continuatrice sur bien des points de la phénoménologie, comprend un moment descriptif, et les descriptions qu’elle fournit alors se veulent purement phénoménologiques, c’est-à-dire indépendantes de toute hypothèse. Sur ce point, le contraste que trace Wittgenstein semble un peu artificiel  : «  La psychologie, quand elle parle de l’apparence, relie l’apparence à l’être. Mais nous, nous ne pouvons parler que de l’apparence, autrement dit nous relions l’apparence à l’apparence 23.  » En un sens, la psychologie de la forme, elle aussi, relie l’apparence à l’apparence, dans la mesure où elle possède justement un moment phénoménologique. Mais qu’est-ce qu’une phénoménologie  ? Et qu’est-ce que la phénoménologie peut apporter à l’analyse de la couleur ?

LES BASES D’UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DES COULEURS

On résume souvent à bon droit le projet phénoménologique de Husserl par sa fameuse exclamation «  Zu den Sachen selbst  !  » (« Aux choses mêmes ! »). La phénoménologie se réclame en effet d’une méthode concrète en philosophie qui délaisse les grandes

spéculations métaphysiques, l’édification de systèmes visant à englober la totalité du réel, pour habiter une demeure plus modeste, à l’écart des grandes disputes métaphysiques, et aborder les problèmes par la voie d’une simple description de notre expérience telle qu’elle s’offre à nous de prime abord et ingénument. Cela étant, en citant la formule «  Aux choses mêmes ! », on oublie souvent de mentionner la suite de la phrase de Husserl. La formule dans son intégralité est la suivante  : il s’agit de passer «  von den blossen Worten… zu den Sachen selbst 24 » — des simples mots aux choses elles-mêmes. Ou encore, selon la formulation des Ideen… I, il s’agit de « se diriger d’après les choses elles-mêmes, ou, si l’on veut, [de] délaisser les discours et les opinions pour revenir aux choses mêmes, [de] les mettre en question dans leur être-données-en-personne et [d’]écarter tous les préjugés superficiels 25  ». La méthode phénoménologique se veut une méthode qui fait de l’intuition son point de départ et son instrument principal, qui prend ce qui se donne pour source de droit, refusant de partir pour l’investigation des phénomènes d’une analyse préalable du langage. D’où ce que Husserl appelle le «  principe des principes  », formulé au §  24 des Ideen… I, sur lequel la phénoménologie repose tout entière  : «  toute intuition originairement donatrice est une source de droit (eine Rechtsquelle) pour la connaissance 26. » Rien ne s’oppose autant à une analyse grammaticale qui fait de l’analyse de l’emploi, et donc de la signification des mots, son point de départ et son fil conducteur, qu’une méthode qui assume de mettre entre parenthèses le langage, au moins dans un premier temps, pour partir des seuls phénomènes tels qu’ils se donnent à nous avant toute théorie particulière. La phénoménologie prend ainsi place dans un mouvement plus

général de la philosophie de la fin du XIXe  et du début du e XX  siècle, qui fait de l’expérience son leitmotiv, chez des auteurs aussi divers que Wilhelm Dilthey, William James, Franz Brentano, Henri Bergson. L’œuvre de Husserl se situe notamment dans le prolongement de la tentative de Brentano pour élaborer une psychologie descriptive, distincte de la psychologie génétique, et lui demeurant préordonnée en droit. La première se borne à décrire les phénomènes psychiques pour euxmêmes, sans en avancer aucune explication génétique ou causale, sans interroger leur base physique ou neurologique. Seule la seconde procède au moyen d’hypothèses empiriques qu’elle soumet à des tests expérimentaux. Nombreux sont les disciples de Brentano qui s’inspirent de cette distinction et cherchent, eux aussi, à circonscrire une psychologie purement descriptive ou « phénoménologique » : Alexius Meinong, Carl Stumpf, Christian von Ehrenfels, bientôt suivis de toute la psychologie de la forme. Mais, de tous ces brentaniens, c’est probablement Carl Stumpf qui s’est approché le plus de l’idée de phénoménologie telle que la comprendra Husserl et a ouvert la voie à ses travaux. Pour Stumpf, la psychologie est une «  théorie descriptive des phénomènes 27 » qui vise à ressaisir des structures immanentes à l’ordre phénoménal, ce que Stumpf qualifie de « lois structurales des phénomènes 28  », lesquelles sont aussi des lois absolument nécessaires. À ces lois appartiennent par exemple les rapports de fondation entre contenus d’expérience, telle la dépendance de la couleur vis-à-vis de l’extension spatiale —  l’un des exemples qui reviennent le plus souvent dans ses textes. «  À l’intérieur même du domaine des phénomènes, précise Stumpf, […] couleur et étendue forment l’une avec l’autre un tout dans lequel elles ne peuvent être distinguées que par abstraction 29.  » Ce rapport de

dépendance de la couleur vis-à-vis de l’étendue est de nature strictement phénoménologique, il ne dépend d’aucune conjecture empirique ; il relève de la connaissance a priori. Il en va de même pour l’affirmation selon laquelle «  De deux couleurs distinctes données, l’une sera toujours plus claire que l’autre. » Les couleurs fournissent ainsi, déjà, chez Stumpf, le lieu privilégié d’une réflexion sur des structures a priori de la phénoménalité telles qu’elles se prêtent à une description pure. D’ailleurs, comme Husserl à sa suite, Stumpf insiste sur le fait que ces nécessités proprement phénoménologiques ne sont ni dépendantes d’hypothèses qui pourraient se révéler fausses, ni susceptibles d’être dérivées de la seule logique  : elles occupent un troisième domaine situé entre les sciences empiriques et les sciences formelles. Stumpf choisit de désigner ce troisième domaine non comme celui du synthétique a priori, à l’instar de ce que fera Husserl, mais comme celui de l’analytique, en distinguant toutefois deux sens de l’«  analytique  »  : l’analytique formel et l’analytique en un sens élargi du terme 30. Les nécessités qui régissent les couleurs ou la relation de celles-ci à l’étendue ne sont pas des vérités purement analytiques, elles font intervenir déjà une référence au contenu de nos expériences. C’est cette idée que Husserl va reprendre et approfondir en affirmant qu’il existe certes des a priori formels, comme ceux que Kant avait en vue (formes de la sensibilité et formes de l’entendement), mais également des a priori matériels qui concernent les contenus de nos expériences, des «  a priori du contenu », par exemple du son ou de la couleur. C’est à l’occasion de cette réflexion sur l’a priori matériel que le fondateur de la phénoménologie avance un certain nombre de remarques particulièrement précieuses pour les questions qui nous

occupent. Il n’existe pas à notre connaissance de texte dans lequel Husserl aurait véritablement abordé la question des couleurs pour elle-même. Reste que les indications plus générales qu’il avance sur le statut de l’a priori matériel sont nourries de toute la réflexion sur la couleur qui s’est développée dans l’école brentanienne. Husserl s’intéresse dans ses textes aux couleurs sous trois formes  : (1) comme simples sensations de couleur, qu’il appelle aussi «  data hylétiques  » (matières de la sensation)  ; de telles sensations, affirme-t-il, n’apparaissent pas, elles ne sont pas phénoménalisées, elles sont purement vécues ; la seule chose qui apparaisse, ce sont les objets colorés. «  Je ne vois pas des sensations de couleurs, écrit-il, mais des objets colorés  ; je n’entends pas des sensations auditives, mais la chanson de la cantatrice 31  »  ; (2) comme propriétés des surfaces  : de telles couleurs sont des «  moments  », c’est-à-dire des propriétés particulières de certains objets (ce que les métaphysiciens analytiques appellent aujourd’hui des «  tropes  »)  : le rouge de cette pomme, le vert de cette étendue de pelouse ; (3) en plus de ces propriétés particulières, il existe des propriétés générales qui appartiennent à l’espèce rouge ou vert : le rouge in specie, le vert in specie. Il est important de noter la différence entre (2) et (3). Si je parle du vert de cette pomme, je parle d’un moment (de couleur) de l’objet concret «  pomme  », et un tel moment peut s’altérer ou disparaître —  parce que la pomme pourrit ou parce que j’ai décidé de la repeindre en rouge. L’essence du rouge, ou la généralité eidétique rouge, c’est-à-dire l’élément commun à tous les rouges perçus concrètement, est en revanche quelque chose de supra-temporel, de non localisable, et même d’imperceptible  : il ne peut ni s’altérer ni être repeint —  de telles expressions ici ne

font pas sens. La psychologie a souvent affaire à des perceptions particulières de rouge, à ce rouge que j’observe et qui m’est présenté en vision monoculaire  ; elle porte sur des lois psychologiques contingentes qu’elle cherche à expliquer causalement. Tout autre est une enquête phénoménologique sur l’a priori des couleurs, qui cherche à dégager des lois absolument universelles dans ce domaine en considérant l’essence des couleurs et leurs relations d’essence. Que signifie ici «  essence  »  ? Selon la définition que Husserl en avance dans les Ideen… I, pour un objet individuel, son essence est «  sa réserve (seinen Bestand) permanente de prédicables essentiels, qui doivent lui échoir (comme étant “tel qu’en lui-même il est”) 32  ». Cette définition, à première vue, est circulaire puisqu’elle définit l’essence comme un ensemble de prédicats essentiels —  mais il ne faut pas se laisser abuser par cette apparence. Ce qu’affirme de manière substantielle cette définition est contenu dans la parenthèse, c’est-à-dire l’explicitation qui est aussitôt fournie de « prédicats essentiels », à savoir des prédicats tels qu’ils surviennent nécessairement à cet objet en tant qu’il est ce qu’il est. En d’autres termes, l’essence ressaisit ce qu’est une chose, c’est-à-dire les traits nécessaires pour que la chose soit ce qu’elle est, les traits nécessaires à l’identité de cette chose. En conséquence, lorsque nous nous interrogeons sur les «  lois de l’apparence  » qui régissent le domaine des couleurs  : (1) nous nous interrogeons sur les couleurs en tant qu’essences, et non sur les couleurs empiriques que nous observons autour de nous  ; (2) cette investigation se déroule a priori et ce qu’elle cherche à mettre au jour, ce sont des nécessités absolues ou inconditionnées, c’est-à-dire des nécessités telles qu’aucun contre-exemple n’est ici concevable. Cette

investigation cherche à dégager des a priori matériels régissant le domaine des couleurs comme telles, que l’on peut désigner aussi du nom d’a priori phénoménologiques. Pour mieux comprendre la teneur et la nature de ces a priori, il faut comprendre la profonde réforme que Husserl a opérée par rapport à Kant dans l’analyse de cette notion d’a priori. Pour Kant, l’a priori figurait nécessairement du côté du formel (formes de la sensibilité et formes de l’entendement), puisque la matière de l’expérience était constituée de sensations, elles-mêmes nécessairement a posteriori. Si la couleur est d’abord une sensation, rien à propos de la couleur ne peut être a priori, si ce n’est la forme spatiale et temporelle qu’elle vient remplir. Il ne peut y avoir d’a priori qui concerne la couleur comme telle. Pour Husserl, au contraire, une investigation sur l’essence du rouge est une investigation qui porte sur l’a priori de cette couleur ellemême. «  A priori (matériel)  » et «  essence  » (ou «  eidos  ») sont dans sa terminologie interchangeables. Comme le précise Logique formelle et logique transcendantale, « ce concept d’eidos [essence] définit en même temps le seul des concepts de l’expression à signification multiple  : a priori à être reconnu par nous comme philosophique. C’est lui exclusivement qui est donc visé chaque fois que dans mes écrits il est question d’a priori 33 ». Mais comment est-il possible de parler d’a priori du contenu de notre expérience, d’a priori chromatiques par exemple  ? Ne s’agit-il pas d’une contradiction in adjecto ? « A priori », en effet, ne signifie-t-il pas «  qui est antérieur à toute expérience  »  ? Comment quelque chose comme une couleur, un contenu d’expérience, peut-il être dans le même temps antérieur à toute expérience  ? Ce qui semble un paradoxe intenable n’en est pas un, à condition de comprendre comment Husserl emploie le

concept d’a priori. En effet, dans son usage de ce terme, l’a priori est d’abord un caractère des objets (à savoir leur essence ou leur eidos), et non un trait de notre connaissance. L’a priori a une signification ontologique avant d’avoir une signification gnoséologique. «  A priori  » ne doit pas être glosé par «  qui est antérieur à toute expérience possible » ; cette expression signifie bien plutôt « qui précède, du point de vue de sa validité, tous les faits  ». Husserl précise ce point dans un passage capital de sa Psychologie phénoménologique : Les vérités générales, dans lesquelles nous exposons simplement ce qui appartient aux pures généralités d’essence, précèdent du point de vue de leur validité toutes les questions sur les faits et leurs vérités factuelles. C’est pourquoi les vérités d’essence se nomment a priori, précédant du point de vue de leur validité tous les faits, toutes les constatations tirées de l’expérience 34. L’a priori est par conséquent ce qui possède une validité telle qu’elle ne peut être limitée par aucun fait, dans la mesure où elle ne repose sur aucune hypothèse empirique ; c’est ce qui possède une «  généralité illimitée  », comme le dit aussi Husserl. Les essences sont de ce type. Les propriétés qui appartiennent à l’essence du rouge ne dépendent d’aucun fait du monde, y compris d’aucun fait chromatique, de l’existence d’aucune couleur réelle, empirique —  on retrouve ici l’affirmation de Meinong selon laquelle les vérités appartenant à la géométrie des couleurs ne portent sur aucune couleur réelle, existante, et pourraient demeurer ce qu’elles sont même dans un monde dépourvu de toute couleur — tout comme une figure géométrique

possède ses propriétés abstraction faite de la question de savoir si elle est instanciée ou non dans le monde. Les énoncés d’essence portant sur les phénomènes chromatiques sont tous a priori et, inversement, l’a priori dans le sens ici pertinent (l’a priori matériel) est une caractéristique de l’essence. Il n’y a alors aucune contradiction à soutenir que les couleurs, qui nous sont connues par l’expérience, possèdent néanmoins des traits a priori, par exemple sont reliées par des relations internes, nécessaires, abstraction faite de la question de savoir si de telles couleurs existent ou non dans le monde, et, a fortiori, si nous en avons ou non fait l’expérience dans le passé. La «  nuance manquante de bleu  » de Hume en est une parfaite illustration  : c’est a priori que nous imaginons cette nuance manquante sans avoir jamais eu besoin de la percevoir dans le passé. Les a priori matériels sont «  indépendants de toute expérience  » en ce sens qu’ils ne dépendent pas, pour leur validité, de l’expérience. Ils restent néanmoins référés ou « enchaînés » à notre expérience de fait des couleurs en ce sens que nous ne pouvons conférer un sens intuitif à un énoncé tel que « L’orange se situe entre le jaune et le rouge  » que si nous possédons une certaine expérience des phénomènes chromatiques. Mais cela ne rend pas cet énoncé empirique : il reste vrai indépendamment de tout fait du monde 35, que les couleurs dont il parle existent empiriquement ou non. Il ressemble sur ce point à une vérité de géométrie. On voit ce qui rapproche les vérités a priori matérielles et formelles. Toutes deux sont pourvues d’une validité inconditionnée, au sens où elles ne peuvent être invalidées par aucune expérience, et possèdent par conséquent une généralité illimitée. Le critère de leur différence est que les vérités analytiques sont entièrement formalisables, c’est-à-dire qu’on

peut remplacer salva veritate dans le jugement qui les exprime tous les termes concrets par de simples variables, la « forme vide du “quelque chose” », comme le dit Husserl 36. Ce n’est pas le cas des vérités matérielles. C’est pourquoi, tout en étant a priori (indépendantes, du point de vue de leur validité de tout fait), ces vérités sont synthétiques. Comparons une proposition a priori analytique : « Un tout ne peut exister sans parties  », et une proposition a priori synthétique  : «  Une couleur ne peut exister sans une étendue qu’elle recouvre. » Dans le premier énoncé, « tout » et « partie » sont des concepts «  vides  » qui ressortissent à une ontologie formelle, c’est-à-dire qui s’appliquent à tout objet quel qu’il soit. Ces notions sont aussi corrélatives : il ne peut pas y avoir de partie sans un tout dont celle-ci soit la partie, pas plus qu’il ne peut y avoir de tout sans parties dont il soit le tout 37. C’est pourquoi la négation de cette proposition n’est pas matériellement fausse, elle constitue une contradiction logique, un « contresens (Widersinn) “formel”, “analytique” 38 » : il est contradictoire de parler de partie sans tout, et vice versa. Il en va différemment de la proposition qui statue sur l’indissociabilité de la couleur et de l’étendue. Même si une couleur n’est pas concevable (imaginable) sans une extension spatiale qu’elle occupe, « étendue » et « couleur » ne sont pas des notions corrélatives ; la vérité en question dépend pour une part essentielle du contenu de ces concepts. Cette proposition est donc a priori et synthétique. Elle est a priori parce qu’elle porte sur l’essence couleur qui demeurerait ce qu’elle est même si nous vivions dans un monde achromatique, un monde «  en noir et blanc  ». Comme le précise Husserl, «  couleur n’est pas une expression relative, dont la signification impliquerait la

représentation d’une relation avec une autre chose. Bien que la couleur ne soit pas “concevable” sans une chose colorée, l’existence d’une chose colorée quelconque, plus précisément d’une étendue, n’est pas incluse cependant “analytiquement” dans le concept de couleur 39 ». Toutes les propriétés a priori dans la sphère des phénomènes chromatiques (la Farbengeometrie de Meinong) ressortissent donc, du point de vue de Husserl, au domaine de l’a priori matériel ou synthétique. Sa conception originale de l’a priori refusant d’identifier celui-ci avec le formel ouvre un champ d’investigation entièrement nouveau par rapport à la conception qui prévalait au sein de la philosophie post-kantienne, dominante à l’époque en Allemagne. Comme le souligne Adolf Reinach : Il n’est que peu de philosophes qui n’aient pas reconnu de quelque manière l’a priori, mais il n’en est pas un qui ne l’ait pas réduit, d’une manière ou d’une autre, à une province de son royaume. Hume énumère quelques relations d’idées —  ce sont des connexions a priori  ; mais on ne voit pas pourquoi il les réduit à des relations, et à quelques-unes seulement. Et, en définitive, le cadre étroit auquel Kant a ramené les a priori devait être fatal à la philosophie qui suivit. En réalité, le domaine des a priori est immensément grand  ; tous les objets que nous connaissons ont leur « quid » (Was), leur « essence », et de toutes les essentialités valent des lois d’essence. Absolument rien ne justifie de réduire l’a priori au formel, en quelque sens que ce soit ; il y a des lois a priori même des choses matérielles, voire sensibles, des sons et des couleurs. Ainsi s’ouvre à la recherche un domaine si

immense et si riche que nous ne pouvons aujourd’hui l’embrasser 40. D’où le projet phénoménologique d’un déploiement intégral du champ de l’a priori matériel et d’une investigation des différents domaines ontiques où il intervient, couplée à une analyse de la manière dont nous faisons l’expérience de ces domaines en vertu de la corrélation essentielle entre les objets apparaissants et leurs modes subjectifs d’apparaître.

QUELQUES ÉLÉMENTS D’UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DES COULEURS

Husserl, nous l’avons dit, n’a jamais consacré à la phénoménologie des couleurs une étude thématique, il s’est borné à esquisser les principes qui sous-tendent une telle investigation. Les vérités à propos des couleurs qu’il mentionne restent très générales, souvent triviales  ; c’est leur statut avant tout qui l’intéresse. Cela ne doit pas surprendre : à son niveau le plus simple, en effet, la phénoménologie est une «  science des trivialités 41  », comme il le reconnaît lui-même —  ce que sera aussi la grammaire pour Wittgenstein. Cela ne veut pas dire que toute phénoménologie soit condamnée à en rester à ce niveau. Il y a beaucoup plus à dire concernant le domaine chromatique, du point de vue d’une phénoménologie, comme l’ont montré deux auteurs qui se sont inspirés de Husserl : Wilhelm Schapp et David Katz. Wilhelm Schapp, dans ses Beiträge zur Phänomenologie der Wahrnehmung [Contributions à une phénoménologie de la

perception] (1910), s’inscrit directement dans le sillage des Recherches logiques pour mettre en œuvre une recherche a priori sur la perception chromatique. Par « recherche a priori », Schapp entend une investigation d’essence, conformément à l’équivalence husserlienne  : «  Est a priori, écrit-il, une relation qui est fondée dans l’“essence” du phénomène concerné […]. Une recherche fondamentale portant sur l’a priori devra donc comporter un examen de l’“essence” elle-même 42.  » À cette investigation d’essence appartient en particulier la différence qu’il établit entre des couleurs adhérentes (anhaftend) et des couleurs d’illumination (Beleuchtungsfarben)  : les premières s’attachent aux choses et conservent une grande stabilité au cours du temps, au point qu’elles ne se manifestent guère différemment que le volume d’un objet ou son poids  ; les secondes dépendent par nature de l’illumination et sont essentiellement changeantes. En font partie les ombres colorées, les reflets sur l’eau, les scintillements, les lueurs. Couleurs d’illumination et couleurs adhérentes sont généralement perçues ensemble, même si elles diffèrent du point de vue phénoménologique. Les couleurs adhérentes, en effet, ne sont jamais données perceptivement de manière «  pure  », indépendamment de tout éclairage, elles dépendent toujours d’effets d’illumination. La vision des couleurs «  pérennes  » des choses est favorisée par un éclairage qui tend vers une certaine neutralité (ou vers un éclairage dit « normal », celui de la lumière naturelle à l’air libre lorsque le ciel est légèrement voilé). Elle est au contraire rendue plus difficile par la pénombre ou une lumière artificielle. La prise en considération de cette différence conduit à mettre en question la pseudo-évidence selon laquelle les couleurs seraient dans leur ensemble des sensations — l’un des dogmes les

plus constants de l’empirisme et, en vérité, une idée déjà avancée dans un cadre rationaliste par Descartes. On se souvient que, dans Les Météores, celui-ci affirmait qu’on ne saurait appliquer aux couleurs le partage de la vérité et de l’apparence, puisque, en tant que sensations, leur être s’épuise dans leur paraître : « toute leur vraie nature n’étant que de paraître, c’est, ce me semble, une contradiction de dire qu’elles sont fausses et qu’elles paraissent 43.  » Ce que tend à révéler au contraire l’analyse de Schapp, c’est qu’il existe des couleurs phénoménales qui, parce qu’elles possèdent une grande constance dans le temps et sont inséparables des choses, peuvent être dites «  véritables  », et que de telles couleurs ne se ramènent en aucune façon à des sensations. Aussi sa phénoménologie des couleurs s’érige-t-elle en faux contre l’alternative mortifère de l’objectivisme physique et du subjectivisme psychologique. «  Il n’est tout simplement pas vrai, écrit-il, que tout étant doive être de nature psychique ou physique 44. » Bien que Schapp, en 1910, ne dispose pas encore du concept husserlien de Lebenswelt qui ne sera élaboré que bien plus tard, à l’époque de la Krisis, il s’en approche à de nombreux égards dans la mesure où son analyse purement immanente des phénomènes chromatiques fait abstraction de toute hypothèse empirique et se déploie au niveau de notre perception quotidienne, «  naïve  », antérieure à toute théorie physique ou physiologique. Il en va ainsi de l’affirmation selon laquelle, dans le domaine des couleurs adhérentes, il existe une forme de la couleur, alors que les couleurs d’éclairage sont essentiellement dépourvues de forme, labiles et insaisissables. C’est cette forme qui lie étroitement la couleur à ses supports chosiques et lui confère une localisation spatiale. Aux yeux de Schapp, il n’est pas vrai que la

forme et l’extension spatiale précèdent en droit leur « remplissement » par la couleur (on pense ici, bien entendu, à la querelle qui traverse toute l’histoire de la peinture entre les adeptes du primat du dessin sur la couleur et les « coloristes » qui font surgir le relief et la silhouette des objets de la couleur ellemême 45)  ; au niveau de notre perception effective, l’extension spatiale des corps se donne à voir à travers leur coloration même. Comme le relève Maurice Élie, il s’agit ici d’un point de désaccord fondamental avec Husserl, lequel, dans une perspective davantage cartésienne, caractérisait la chose en premier lieu par sa spatialité et ses caractéristiques de forme, et seulement en second lieu par sa couleur en tant que remplissement sensible de ces formes. Il y a pour lui une primauté de l’ordre spatial sur la coloration en tant que déterminité secondaire de la forme : « les lieux ne reçoivent pas leur ordre des couleurs, ce sont au contraire les couleurs [qui le reçoivent] des lieux. L’unité de la coloration se fonde donc dans la forme d’ordre de l’étendue qu’elle recouvre 46.  » À l’opposé, Schapp affirme que notre perception de la spatialité est par essence tributaire de la couleur  : «  l’espace n’est pas la couleur et il est pourtant perçu dans ce monde coloré 47.  » L’analyse des phénomènes chromatiques revendique à cet égard une proximité avec la peinture, à l’instar de la phénoménologie de Goethe, et elle ne peut ignorer que le peintre rend souvent l’espace par les seules modulations de la couleur, comme dans la perspective aérienne et le sfumato. Il y a donc une forme qui est propre aux couleurs adhérentes et grâce à laquelle celles-ci apparaissent d’entrée de jeu localisées, mais aussi particularisées en tant que couleurs distinctes les unes des autres. En outre, bien que Schapp admette une forme de

séparation des sens et des contenus phénoménologiques qui en dépendent —  séparation qui fait qu’il ne saurait y avoir de différence de degré, mais seulement de nature, entre un son et une couleur ou entre une couleur et une odeur  —, sa phénoménologie de la perception tend à enjamber la disparité des organes sensoriels en insistant sur le caractère fondamentalement intermodal de toute perception. Schapp rejette ainsi, à titre de préjugé contredit par une bonne phénoménologie, l’idée d’une séparation tranchée entre les différents apports sensoriels, l’idée selon laquelle « tout ce qu’on peut voir ne saurait consister qu’en des variations de forme, de mouvement et de couleur 48 ». Un tel préjugé ne représente qu’une projection sur les phénomènes du savoir du physiologiste. Loin que les teintes adhérentes ne constituent qu’une coloration superficielle qui s’ajouterait accidentellement à la chose, la couleur perçue livre d’emblée une information sur les structures physiques du monde, information qui ne dérive ni d’associations ni d’inférences. Nous voyons à travers les modulations de la couleur les matériaux eux-mêmes, en sorte que la couleur procure un aperçu immédiat sur l’« intérieur » des choses, mais aussi sur leur solidité, leur poids ou leur légèreté : Nous croyons cependant, pour reprendre la question à partir des pures couleurs de surface, qu’elles nous procurent déjà un aperçu sur « l’intérieur de la chose ». Il n’est certes pas fortuit que les matériaux tels que l’or et l’argent aient une couleur éclatante, car l’homogénéité de ces métaux se reflète dans cette couleur, comme la constitution intégrale du bois se reflète dans sa couleur sans éclat. […]

Celui qui regarde et prend part à la manière dont le monde se déploie sous ses yeux, ainsi que les modifications naturelles des choses qui s’accomplissent sous son regard, ne peut nier que par la vue il ait présents « en chair et en os » devant lui la « structure », l’« intérieur » des choses 49. Le jaune de l’or n’est pas simplement une couleur située à sa surface, il émane et rayonne de sa profondeur, il rend visible sa substance même. Lorsque cette surface est dépourvue d’aspérités, aucune démarcation n’est visible entre le matériau et l’éclat dont il se pare. Il y a ainsi une profondeur du monde coloré que Merleau-Ponty a soulignée après Schapp : « chaque couleur, dans ce qu’elle a de plus intime, écrit-il, n’est que la structure 50 intérieure de la chose manifestée au-dehors .  » À nouveau, la proximité de la phénoménologie avec la pratique picturale et la réflexion des artistes est évidente. Pour ressaisir la couleur telle qu’elle se donne à voir, il faut renoncer à tout ce que nous croyions savoir à son sujet sur un plan purement intellectuel, il faut abandonner l’idée qu’elle ne constituerait qu’un simple revêtement de surface, une coloration ; il faut apprendre à voir la profondeur dans la couleur, et par conséquent la matière qu’elle révèle et toutes les caractéristiques tactiles des choses qui se manifestent à travers elle. C’est un des enjeux de la nature morte dans laquelle le peintre s’efforce de restituer l’indissociabilité de la forme, de la couleur et de la matérialité, rendant par la couleur seule l’élasticité et la fraîcheur d’une grappe de raisin, le visqueux d’une huître, la fragilité du verre, la légèreté des plumes d’un faisan ou le velours du pelage d’un lièvre. « La nature n’est pas en surface, elle est en profondeur, rappelle Cézanne. Les couleurs sont l’expression, à cette surface, de cette profondeur. Elles

montent des racines du monde 51.  » Ici, nulle déduction de la fragilité à partir du rendu du cristal ou de la douceur à partir du rendu du pelage  ; nulle association, non plus, avec le moindre souvenir. Ces caractéristiques tactiles des choses sont vues directement dans et à travers la couleur, sans médiation d’aucune sorte. Comme le conclut Schapp, « il n’est […] guère de propriété de chose qui ne se manifeste dans le monde coloré 52 ». L’intersensorialité est ici première et nullement dérivée. Approfondissant les analyses de Schapp, Erwin Straus le redit à son tour  : du point de vue phénoménologique, il n’existe pas de sens séparés, mais seulement des modalités sensorielles qui opèrent conjointement dans la perception et forment des modes variés d’une unique communication avec le monde. La psychologie a eu tort, à cet égard, de vouloir séparer les apports sensoriels et ainsi de s’enchaîner à la physiologie 53. En somme, comme le redira la Phénoménologie de la perception, «  les sens communiquent entre eux en s’ouvrant à la structure de la chose. On voit la rigidité et la fragilité du verre et, quand il se brise avec un son cristallin, ce son est porté par le verre visible. On voit l’élasticité de l’acier, la ductilité de l’acier rougi, la dureté de la lame dans un rabot, la mollesse des copeaux 54 ». La distinction entre couleurs adhérentes et couleurs d’éclairage est affinée et précisée par David Katz dans un ouvrage paru seulement un an après le livre de Wilhelm Schapp, Die Erscheinungen der Farben und ihre Beeinflussung durch die individuelle Erfahrung [Les Phénomènes des couleurs et leur influence à travers l’expérience individuelle]. Katz, qui s’inscrit dans le sillage des travaux de Hering et va devenir bientôt l’un des représentants majeurs de la psychologie de la forme, se réclame aussi beaucoup, dans cet ouvrage, de la phénoménologie

husserlienne. À l’instar de l’école de Brentano, il subordonne l’explication génétique et causale des phénomènes à une description pure. À la distinction binaire entre couleurs adhérentes et d’éclairage, Katz substitue une distinction tripartite. Les phénomènes chromatiques se répartissent en trois modes d’apparaître fondamentaux  : les couleurs filmiques (Flächenfarben), les couleurs de surface (Oberflächenfarben) et les couleurs de volume (Raumfarben). Les couleurs filmiques sont celles que nous présente un spectroscope dans les conditions artificielles du laboratoire  ; nous les trouvons également, dans des conditions naturelles d’observation, dans l’arc-en-ciel, le bleu ou le gris du ciel, l’apparence de certains nuages, fumées et vapeurs. Ces couleurs possèdent une « texture spongieuse », elles sont mal localisées et se présentent sur un plan bidimensionnel avec une orientation qui est toujours «  parallèle-frontale  » (frontalparallele Orientierung 55), c’est-à-dire qui les manifeste comme si elles occupaient un plan perpendiculaire à l’orientation du regard. Elles sont «  lisses  » et ne laissent apparaître aucune microstructure. Elles se bornent à remplir l’espace et flottent, sans consistance, dans une espèce de non-lieu, leur apparence n’étant pas telle qu’elle donnerait l’impression d’une voluminosité ou d’une profondeur au sens véritable. Elles diffèrent sur ce point des couleurs de surface qui, adhérant à leurs supports, peuvent se moduler selon une infinité de perspectives et dévoilent la structure de surface des objets. Si nous nous allongeons dans un champ et observons une portion de ciel, nous avons la perception d’une couleur filmique très étendue  : la couleur se présente à nous avec un caractère parallèle-frontal comme c’est le cas pour les couleurs du prisme.

Le bleu qui remplit l’espace flotte à une distance indéterminée, il ne donne lieu à aucune vision perspective ni à aucune perception d’un volume. Merleau-Ponty, qui connaissait les travaux de Katz, écrit dans la Phénoménologie de la perception à propos du bleu du ciel : « je ne suis pas en face de lui […], je m’abandonne à lui, je m’enfonce dans ce mystère, il “se pense” en moi, je suis le ciel même qui se rassemble, se recueille et se met à exister pour soi, ma conscience est engorgée par ce bleu illimité 56.  » Pourtant, la perception du bleu du ciel ne se présente pas toujours sur un plan perpendiculaire à l’observateur, son orientation peut être légèrement modifiée par la perception de couleurs de surface. Lorsque je reporte mon regard sur l’horizon, l’orientation du ciel m’apparaît légèrement différente au-dessus des lointains ; le ciel a l’air, à cette distance, de s’étaler presque parallèlement au plan sur lequel sont situés les objets : cette portion de ciel m’apparaît « plus lointaine » que celle qui se trouve à la verticale du plan que j’occupe avec mon corps 57. À la différence des couleurs filmiques, les couleurs de surface accompagnent la perception d’une texture des objets dont elles forment des attributs quasi permanents. Elles possèdent une orientation spatiale déterminée qui peut varier, elles sont localisables à une distance déterminée et dépendent de manière caractéristique de l’éclairage. Ces couleurs ne se présentent pas uniquement au regard comme les propriétés d’objets solides ; on les retrouve, par exemple, sur certains nuages ou panaches de fumée qui présentent un net relief au regard et peuvent être teintés de rose ou d’autres nuances. Elles sont intrinsèquement liées à la perception de la microstructure des surfaces, même si la discrimination de la texture des objets décroît lorsque leur distance augmente jusqu’à disparaître complètement. Du point de

vue de leur structure temporelle, les couleurs de surface telles qu’elles sont présentes dans un champ visuel stationnaire n’apparaissent ni ne disparaissent, à la manière dont un son qui retentit se produit et s’évanouit  ; elles sont pour ainsi dire «  toujours déjà là  » et sont expérimentées comme existant de façon pérenne. Bien qu’elles ne soient pas entièrement soustraites à tout processus temporel, puisqu’elles peuvent être légèrement altérées par l’éclairage ou parfois se modifier en fonction des changements de l’objet, elles n’en possèdent pas moins un caractère fondamentalement stationnaire qui exclut la succession temporelle 58. Il est possible, précise Katz, de modifier les couleurs de surface pour les faire apparaître d’une manière qui se rapproche de celle des couleurs filmiques. Par exemple, en vision monoculaire, en interposant un écran coloré entre l’œil et l’objet et en ne laissant apparaître dans l’ouverture qu’une faible partie de celui-ci, de telle façon que la texture de sa surface ne soit plus visible  : ce que nous percevons alors se rapproche, par son caractère difficilement localisable, flottant, dépourvu de perspective et de profondeur, de l’apparence des couleurs filmiques. Le changement inverse (des couleurs filmiques aux couleurs de surface) est, quant à lui, impossible à obtenir. Des expériences rapportées par Gelb 59 éclairent cette différence. Un patient atteint de lésion cérébrale occipitale se trouve dans un premier temps frappé d’une complète cécité aux couleurs  ; quatre mois après son accident, il a récupéré presque entièrement sa sensibilité chromatique. Dans une phase intermédiaire, le patient possède une vision trichromatique normale pour des aires du champ visuel qui sont vastes, une vision dichromatique pour des aires de dimension moyenne et

monochromatique pour des aires très petites. Le patient est également atteint d’aphasie pour ce qui touche au vocabulaire chromatique et d’une incapacité à mémoriser les couleurs. Gelb signale que, au cours de la phase intermédiaire, les couleurs des objets ont perdu leur caractère de surface, au sens où, en ce qui concerne leur spatialité et leur localisation, elles ont revêtu le caractère de couleurs filmiques et se rapprochent des couleurs de volume 60. Le patient est en effet incapable de localiser avec précision les surfaces colorées qui se présentent à lui désormais avec le caractère «  spongieux  » propre aux couleurs filmiques  : tout est devenu «  flou et mou  ». Le malade a l’impression de devoir « traverser » la couleur pour atteindre les objets. Gelb en conclut que le patient a perdu la capacité de percevoir et de localiser des surfaces. Quand on lui présente des échantillons monochromatiques qui se répartissent du blanc au noir, il répond avec les expressions «  lumineux  » et «  foncé  », jamais avec les désignations « blanc » et « noir ». Ne faut-il pas dire alors que le patient ne perçoit plus que des sensations de couleur  ? Katz répond par la négative, car les couleurs transparentes, aériennes, spongieuses qu’il perçoit possèdent encore, malgré tout, une structuration spatiale proche de celle des couleurs filmiques. Une « sensation » ne possède rien de tel. Le troisième type de perception chromatique distinguée par Katz est celle des couleurs de volume. Celles-ci sont perçues comme occupant l’espace, elles sont tridimensionnelles. Lorsqu’on observe un récipient transparent rempli d’un liquide coloré, la couleur se présente comme structurée en profondeur dans la mesure où il est possible d’apercevoir à travers le liquide les objets situés derrière le récipient. Il n’existe de couleurs de volume que dans le cas de substances véritablement

transparentes  : liquides, gaz,  etc. L’espace «  rempli  » par la couleur se différencie alors nettement de l’espace environnant. Les couleurs de volume peuvent à leur tour se modifier jusqu’à se rapprocher de couleurs filmiques. Lorsque nous regardons un paysage enveloppé d’un fin brouillard, aussi longtemps que les choses continuent à nous apparaître avec une certaine netteté, la blancheur de la brume revêt pour nous l’apparence d’une couleur de volume ; mais sitôt que le brouillard s’épaissit jusqu’à brouiller la vision de la distance et du volume, nous n’avons plus devant les yeux qu’une couleur filmique homogène 61. Le blanc n’est plus localisable, il perd ses propriétés de volume en même temps que l’espace environnant se modifie au point de perdre entièrement sa profondeur  ; nous ne parvenons plus à nous orienter en lui. «  Nous n’y voyons plus rien » — rien qu’une diffuse et homogène couleur filmique. Ce qui caractérise les couleurs de volume, c’est donc que nous voyons à travers elles. On peut songer au turquoise ou à l’émeraude qui teintent la profondeur marine. Vue de loin, la mer possède une couleur de surface. Mais dès que nous nous en approchons, si nous montons par exemple à bord d’un bateau, le bleu ou le vert de la surface se changent soudain en couleurs de volume au moment précis où nous commençons à apercevoir des formes par transparence — formes tantôt distinctes, lorsque l’eau est claire, tantôt brouillées, lorsque nous nous éloignons du rivage et que nous cessons d’apercevoir les fonds. Comme le remarque Katz, cette typologie porte sur les phénomènes eux-mêmes et ne dépend pas essentiellement du langage. Nous ne trouvons rien dans notre français ordinaire qui corresponde à ces trois modes d’apparition de la couleur 62, et il n’est pas possible de comprendre ces distinctions sans les

explications appropriées. Pourtant, les peintres n’ignorent pas ces différences : on ne peint pas de la même manière une couleur de surface et une couleur de volume ; par exemple, on ne peint pas de la même manière la partie de la barque émergée et les fonds marins qui apparaissent au-dessous de l’ombre qu’elle projette. Il faut ajouter à cela le rendu des phénomènes de brillance et de réflexion qui se produisent à la surface de l’eau et permettent de délimiter cette surface. On voit à partir de tous ces exemples à quel point l’idée selon laquelle la couleur se réduirait à un quale, à un état psychologique, relève d’une phénoménologie appauvrie au point d’en être complètement faussée. Chacun des trois types de phénomènes chromatiques entretient ses propres relations à la spatialité  ; il prend place dans le monde et non dans une chimérique intériorité. L’atomisme des sensations est dépourvu ici de pertinence. Merleau-Ponty l’a souligné à propos des couleurs filmiques (qu’il appelle « plages colorées ») : Mais ces plages colorées (Flächenfarben) ne sont en réalité qu’une des structures possibles de la couleur, et déjà la couleur d’un papier ou couleur de surface (Oberflächenfarbe) n’obéit plus aux mêmes lois. Encore ces deux modes d’apparition de la couleur figurent-ils l’un et l’autre dans les expériences des psychologues, où d’ailleurs ils sont souvent confondus. Mais il y en a beaucoup d’autres dont les psychologues, pendant longtemps, n’ont pas parlé, la couleur des corps transparents, qui occupe les trois dimensions de l’espace (Raumfarbe) —  le reflet (Glanz)  — la couleur ardente (Glühen) —  la couleur rayonnante (Leuchten) […]. Le préjugé est de croire qu’il

s’agit là de différents arrangements d’une perception de la couleur en elle-même invariable, de différentes formes données à une même matière sensible 63. C’est la conclusion opposée qu’il convient de tirer : il n’y a pas de «  matière sensible  », il n’y a pas de sensations brutes qui seraient « mises en forme » par l’esprit. La couleur est d’entrée de jeu un mode d’apparaître du monde lui-même ; elle est structurée spatialement de manière différenciée et contribue, dans cette mesure, à notre orientation au milieu des choses. C’est la raison pour laquelle, pour Katz comme pour Schapp, il faut abandonner le dogme cartésien et empiriste d’une inapplicabilité de la distinction apparence/réalité aux couleurs. Katz défend au contraire, à la suite de Hering, l’idée selon laquelle il existe des couleurs «  véritables  » des choses, par contraste avec des couleurs simplement apparentes. Certes, l’éclairage dans lequel les objets sont placés varie en intensité selon la loi d’un continuum, et il ne semble pas plus pertinent de considérer comme « couleur véritable » le ton que nous présente un objet dans telles conditions d’éclairage plutôt que dans telles autres  ; même ce qu’on appelle «  conditions normales  » d’observation garde un caractère nettement conventionnel. Mais ces considérations gardent elles-mêmes un caractère abstrait au regard des normes vitales qui sous-tendent notre vision. Il est courant de parler de la «  couleur réelle  » d’un objet et cette manière de s’exprimer, pense Katz, est parfaitement justifiée à condition d’en comprendre les raisons. D’abord, il est clair que certaines couleurs sont purement apparentes : des phosphènes ou des images consécutives ; c’est le cas également de l’apparence que nous présente une surface

achromatique, blanche ou noire, placée à différentes distances d’une source lumineuse, qui tantôt s’éclaircit, tantôt s’assombrit. Dans de telles conditions d’observation, nous ne voyons pas la couleur de surface se modifier, bien qu’elle nous apparaisse alternativement plus claire ou plus sombre  : le blanc demeure blanc et le noir, noir. On dira que l’éclairage dit « normal » dans lequel les objets sont supposés revêtir leurs « véritables » couleurs se réduit à une convention. Pourquoi privilégier la lumière diurne, plutôt indirecte, sur toute autre condition d’éclairage  ? Pourquoi ne pas retenir la lumière du crépuscule, plutôt que celle du plein jour  ? Pourquoi choisir des conditions d’illumination « intermédiaires », celles que l’on trouve au grand air par un ciel dégagé à peine voilé de nuages ? En vérité, comme l’observe Katz, l’idée de conditions d’éclairage qui rendraient plus distinctes que d’autres les couleurs est un non-sens. Pourtant, remarque-t-il, ce qu’il faut entendre par un éclairage «  normal  » ne concerne pas du tout, en vérité, le degré de distinction des couleurs, mais celui de la texture des surfaces. En effet, comme l’a montré Hering, il existe un éclairage optimal pour discerner la microstructure des surfaces et c’est celui que Hering appelle l’«  éclairage optimal absolu 64  ». Il s’agit de l’éclairage dans lequel nous discernons à l’œil nu le plus grand nombre de détails de l’objet  : si l’on augmente l’intensité de l’éclairage, l’acuité visuelle décroît par excès de luminosité ; si l’on diminue l’éclairage, elle s’affaiblit par défaut de lumière. C’est donc spontanément, lorsque nous voulons observer une couleur de surface, que nous nous orientons vers cet optimum. On peut considérer cet éclairage optimal absolu comme une «  donnée phénoménale 65  » qui confère un sens à l’idée de couleurs «  naturelles  » ou « authentiques » que les choses possèdent pour l’œil humain. La

couleur se révèle une fois de plus comme un aspect du monde luimême et, du reste, Katz n’hésitera pas à republier son ouvrage en 1930 sous un nouveau titre : Der Aufbau der Farbwelt, la structure du monde de la couleur.

TROISIÈME PARTIE

L’« ESTHÉTIQUE » DES COULEURS

«  Mais le monde n’a pas de couleurs, comme on le croit si naïvement, se ditil encore, c’est la couleur qui est, seule, et ses ombres à lui, lieux ou choses, ne sont que la façon qu’elle a de se nouer à soi seule, de s’inquiéter de soi, de chercher rivage. » Yves BONNEFOY, La Vie errante

Chapitre VI

DU CÔTÉ DE CHEZ LES PEINTRES

Ayant donné dans le chapitre précédent quelques échantillons d’analyses phénoménologiques portant sur le champ de la couleur, nous voudrions à présent étendre nos réflexions à la sphère de l’art, peu considérée jusqu’à présent. Notre ambition n’est pas ici de nous engager dans une philosophie de l’art en bonne et due forme, la place et la compétence nous font défaut. Nous voudrions envisager l’« esthétique » des couleurs en un sens beaucoup plus modeste. L’esthétique telle que nous la connaissons ne fait son apparition comme une discipline autonome qu’à la fin du XVIIe  siècle et au début du XVIIIe. L’exemple le plus représentatif en est l’Esthétique de Baumgarten. La métamorphose de la théorie de l’art en « esthétique » engage une transformation profonde de la compréhension de la catégorie même d’art. Tandis qu’il n’a fallu pas moins de toute la Renaissance pour que l’artiste se démarque définitivement de l’artisan —  notamment par sa revendication du statut de savant  —, Baumgarten parachève un second bouleversement d’égale importance  : l’affirmation selon laquelle il existe un domaine propre de l’art, distinct de la sphère «  logique  » de la connaissance en général, et qui est celui de la sensation, de l’aisthêsis. Alors que la logique a affaire à l’universel, l’œuvre d’art se déploie dans l’élément de la particularité  ; alors que la connaissance a pour médium l’entendement, l’art a affaire à la

sensibilité. La philosophie de l’art voit ainsi son domaine sévèrement restreint. D’après la définition de Baumgarten, «  la fin de l’esthétique est la perfection de la connaissance sensible en tant que telle, c’est-à-dire la beauté 1  ». On peut considérer que cette réduction de la théorie de l’art à l’esthétique constitue un appauvrissement considérable de la réflexion  ; car l’art n’est pas moins production historique, pensée incarnée, politique en acte, qu’expression de la sensibilité de l’artiste. Ce n’est pourtant pas dans cette acception que nous prendrons ici le mot « esthétique ». Ce terme désignera plutôt pour nous un ensemble de considérations préalables à la réflexion sur l’art proprement dite, et qui en forment le soubassement. Il ne s’agira pas tant, dans les réflexions qui suivent, de s’engager dans un commentaire ou une interprétation d’œuvres picturales que de se demander ce qu’une phénoménologie de la couleur apporte à une réflexion sur la peinture. Sans souci d’exhaustivité, nous nous bornerons à fournir au lecteur un florilège d’exemples. L’esthétique a affaire au sentir. Qu’est-ce que le sentir ? C’est une relation primordiale et pré-théorétique au monde par l’entremise du corps  ; c’est, comme l’écrit Merleau-Ponty, une «  communication vitale avec le monde qui nous le rend présent comme lieu familier de notre vie 2 » ; ou, pour suivre la définition qu’en donne un autre phénoménologue, Erwin Straus, « le sentir est un vivre-avec immédiat, non conceptuel 3  ». «  Dans le sentir, précise-t-il, le “Je” et le “monde” se déploient simultanément pour le sujet sentant  ; dans le sentir, le sujet sentant s’éprouve soimême et le monde, soi dans le monde, soi avec le monde 4. » Le sentir n’est pas la sensation. Les couleurs telles qu’elles se présentent à nous dans notre commerce primordial avec le monde ne sont pas des sensations. Qu’il y ait une structuration

fondamentale des phénomènes colorés, comme toute la deuxième partie de cet ouvrage a permis de le vérifier, invite déjà à la plus grande prudence vis-à-vis du concept classique de sense datum. Rien n’indique que la perception d’un paysage, avec le rayonnement de ses plages colorées s’entremêlant et interagissant sans cesse les unes avec les autres, puisse s’analyser comme une addition de sensations élémentaires. Rien n’indique, en vérité, que notre perception soit composée de sensations tout court. Que nous ayons parfois des sensations (un phosphène, une démangeaison, une piqûre d’insecte sur notre peau) n’entraîne aucunement que la sensation soit partout à l’œuvre dans la perception. Comme la psychologie de la forme y a insisté, après Chevreul et les peintres, la perception des couleurs est un phénomène fondamentalement holistique. L’œil ne cesse de se mouvoir par saccades infimes et de balayer le champ visuel, opération sans laquelle nulle forme, nul contraste chromatique ne pourraient voir le jour. Rien n’est jamais statique dans la perception visuelle. Ce branle incessant, comme dirait Montaigne, fait communiquer tout avec tout dans une scène perçue, selon des lois néanmoins constantes. Les couleurs ne se détachent les unes des autres qu’en empiétant constamment les unes sur les autres. Elles se contaminent sans cesse et échangent leurs déterminations, se compensent, s’intensifient, s’harmonisent, se neutralisent. De cet affrontement naît une danse. Ce que nous percevons n’est jamais une couleur, ni même une combinaison de couleurs isolées, c’est un jeu de couleurs, une modulation rythmique qui devance et guide notre œil et dans laquelle les échos et les contrastes alternent sur fond de coexistence belliqueuse ou apaisée. La

perception de la moindre plage chromatique dépend de celle de toutes les autres. La Gestaltpsychologie l’a manifesté à l’aide de multiples expériences. Nous percevons non des sensations positives, invariables et juxtaposées (selon ce que les théoriciens de la Gestalt appellent l’« hypothèse de constance »), mais un système de différences. Tandis que Hering supposait qu’une rondelle de papier grise placée sur un fond jaune est altérée par le jaune du fond et devient bleue, Koffka tire de la même expérience une conclusion toute différente : la transformation n’est due à aucun des deux termes en présence, car ce que nous percevons est la relation qui s’établit entre eux, un système différentiel sans termes positifs, pour paraphraser Saussure. Si Hering avait raison, en effet, il suffirait d’intensifier le jaune du fond, d’accroître sa saturation, pour faire en sorte que le bleu en soit accentué. Mais tel n’est pas le cas. Merleau-Ponty résume l’expérience cruciale de Koffka de la manière suivante : Disposons donc sur une feuille de papier blanc, dans une pièce éclairée par la lumière diffuse du jour [scil. blanche] et par une ampoule électrique [scil. jaune], un objet opaque qui fasse écran à la lumière électrique. Au centre de la zone d’ombre projetée par l’objet, la lumière du jour pénètre seule et cette ombre apparaît d’un bleu saturé. Si l’on couvre de papier jaune toute la surface qui entoure la zone d’ombre, on renforce la coloration du milieu, et le phénomène de contraste devrait, si la théorie classique était vraie [scil. celle de Hering], se trouver accentué. En fait, la coloration bleue de l’ombre disparaît

dans ces conditions, et d’autant plus complètement que le papier jaune employé est plus saturé 5. Pourquoi en va-t-il ainsi  ? Sans doute parce que la lumière jaune au début de l’expérience se manifestait à l’observateur comme éclairage neutre, et, par contraste, faisait apparaître l’ombre teintée de bleu, alors que ce n’est plus le cas dans le second dispositif. Ainsi, conclut Merleau-Ponty, «  la valeur chromatique qui sera assignée dans la perception à tel point du champ visuel n’est pas seulement un effet composé de l’excitation locale et des excitations simultanément distribuées sur la rétine. 6 Elle dépend encore de la valeur chromatique assignée au fond  ». La distribution des valeurs chromatiques dans le champ dépend de la totalité des valeurs présentes simultanément, mais aussi de la fonction que joue chaque valeur, par exemple de sa fonction de couleur d’éclairage ou, au contraire, de couleur de surface. La perception des couleurs est un phénomène holistique. Il s’agit là du point de départ de toute peinture. Même le peintre du dimanche sait qu’il ne suffit pas de combiner le « ton local » que possèdent les objets (c’est-à-dire leur couleur telle qu’elle apparaît rapportée uniquement à elle-même, abstraction faite de son environnement chromatique) pour parvenir à peindre une scène ou un paysage de manière satisfaisante. L’art pictural commence avec la prise en considération du système des couleurs dans leurs relations complexes et le jeu infini de leurs influences mutuelles. Peindre, c’est déployer cette puissance de la couleur d’instaurer un système de rapports, à travers le jeu renouvelé de leurs consonances et dissonances  ; c’est, pour ainsi dire, reconstituer avec chaque couleur le cercle chromatique.

Les principes en fonction desquels les couleurs agissent ainsi les unes sur les autres et dépendent de la totalité de leur entourage visuel sont, comme on l’a vu, le contraste simultané et successif (ce dernier étant mis en œuvre par l’œil qui balaie la toile), la complémentarité et l’opposition. Mais l’usage que chaque peintre fait de ces principes est original. Par exemple, l’impressionnisme, en émancipant les couleurs de toute référence à la surface des objets, en s’efforçant de peindre l’«  impression  » pour elle-même, comme disent ses représentants, a limité drastiquement sa palette. Ce que peignent les impressionnistes en même temps que l’impression —  ou plutôt en lieu et place de celle-ci  —, c’est la lumière telle qu’elle flotte au-dessus des choses, les pollinise de son poudroiement sans fin. Il fallait pour cela sacrifier un certain nombre de teintes chimiques ou pigmentaires : les marrons, les ocres, les noirs. La forme naît ici du libre déploiement de la couleur rendue à sa nature solaire. « Ils employèrent toujours plus de couleurs pures, relève Phoebe Pool, les trois primaires, rouge, jaune et bleu, et leurs complémentaires, vert, violet et orange, renonçant aux noirs et aux bruns, à toutes les terres 7.  » Sous leur pinceau, la chose devient fantôme, évocation, brume colorée. Le ton est décomposé par touches contiguës, à la manière dont se décompose la lumière du prisme. En abandonnant totalement le procédé du report sur la toile du ton local, l’impressionnisme inaugure une réflexion picturale sur la couleur émancipée de sa fonction mimétique qui culminera avec l’abstraction. « L’œil — le fameux œil “purement œil” de l’impressionniste  — est habité d’une distraction divine à l’égard des choses, note Gérard Granel. Ne pas voir d’abord des objets donnés, mais en deçà d’eux ou avant eux, un grand

franchissement sensible, et comme de la couleur libre et de la lumière libre 8… » Pour peindre ainsi la lumière à rebours de toute vision réifiante et objectivante, l’impressionnisme a mis au point un nouveau système d’équivalences. Il reprend à son compte la théorie goethéenne des ombres colorées, enrichie par Chevreul et Charles Blanc, mais pour la mettre au service d’un objectif nouveau. Pourquoi le peintre impressionniste peint-il les ombres bleues ? Parce qu’il remplace le contraste de lumière et d’ombre (l’utilisation du pigment limitant considérablement la possibilité de rendre les contrastes lumineux) par le contraste de tons. Le peintre impressionniste ne se borne pas à peindre la couleur de l’ombre, il transpose les contrastes de la lumière dans un nouveau registre visuel, celui de la teinte. Comme le remarque Edmond Duranty dès 1876, l’impressionniste rend la lumière par les tons, puisque « la grande lumière décolore les tons », et que « le soleil reflété par les objets tend, à force de clarté, à les ramener à cette unité lumineuse qui fond ses sept rayons prismatiques en un seul éclair incolore, qui est la lumière 9 ». Un autre procédé fréquemment employé par Monet repose sur le même genre d’équivalences. Il explique sa prédilection pour les champs de coquelicots. «  Pour [les impressionnistes], remarque Georges Roque, il semble bien que les complémentaires étaient considérées comme un moyen efficace et “scientifique” d’exalter les couleurs du tableau, afin d’en augmenter la luminosité et d’approcher ainsi celle de la nature 10.  » De même que les différences d’intensité sont transposées dans la différence des tons, parfois au moyen d’ombres teintées de la complémentaire de l’objet, de même, ici, la luminosité de la toile tout entière est

accrue par un jeu sur des antagonismes chromatiques (vert du champ/rouge des coquelicots). L’emploi des complémentaires a une tout autre finalité pour la génération suivante. Déjà, chez Cézanne, la relative pauvreté de la palette impressionniste se voit élargie, et la division du ton abandonnée, car il ne s’agit plus de « peindre l’impression » pour elle-même, mais plutôt de renouer avec le monde in statu nascendi. La touche devient modulation rythmique, vibration immobile, lieu de la surrection de l’apparaître dans sa rencontre continuée avec le regard. Elle contient la lumière, l’air, la profondeur de champ, la forme, la force, les qualités tactiles et même l’odeur. Le monde a cessé de flotter dans une atmosphère vaporeuse  ; ce sont les «  assises géologiques du paysage  » dans leur solidité inentamée que le peintre cherche à atteindre. Dans cet art tellurique et aérien à la fois où les couleurs respirent et conspirent, chaque ton communique avec tous les autres pour restituer la plénitude indivise de la manifestation. Comme le note Merleau-Ponty, «  chaque touche donnée doit satisfaire à une infinité de conditions  ; c’est pourquoi Cézanne méditait quelquefois pendant une heure avant de la poser  ; elle doit, comme le dit Bernard, “contenir l’air, la lumière, l’objet, le plan, le caractère, le dessin, le style” 11 ». Renouer avec la pesanteur et la massivité du monde, chasser l’illusoire «  impression  » des impressionnistes  : tel est le geste fondamental de Cézanne. Merleau-Ponty note encore : L’impressionnisme voulait rendre dans la peinture la manière même dont les objets frappent notre vue et attaquent nos sens […]. Pour rendre cette enveloppe lumineuse, il fallait exclure les terres, les ocres, les noirs, et

n’utiliser que les sept couleurs du prisme. Pour représenter la couleur des objets, il ne suffisait pas de reporter sur la toile leur ton local […] il fallait tenir compte des phénomènes de contraste qui, dans la nature, modifient les couleurs locales. De plus, chaque couleur que nous voyons dans la nature provoque, par une sorte de contrecoup, la vision de la couleur complémentaire, et ces complémentaires s’exaltent […]. Mais la peinture de l’atmosphère et la division des tons noyaient en même temps l’objet et en faisaient disparaître la pesanteur propre. La composition de la palette de Cézanne fait présumer qu’il se donne un autre but  : il y a non pas les sept couleurs du prisme mais dix-huit couleurs, six rouges, cinq jaunes, trois bleus, trois verts, un noir. L’usage des couleurs chaudes et du noir montre que Cézanne veut représenter l’objet, le retrouver derrière l’atmosphère. De même, il renonce à la division du ton et le remplace par des mélanges gradués, par un déroulement de nuances chromatiques sur l’objet, par une modulation colorée qui suit la forme et la lumière reçue. La suppression des contours précis dans certains cas, la priorité de la couleur sur le dessin n’auront évidemment pas le même sens chez Cézanne et dans l’impressionnisme. L’objet n’est plus couvert de reflets, perdu dans ses rapports à l’air et aux autres objets, il est comme éclairé sourdement de l’intérieur, la lumière émane de lui, et il en résulte une impression de solidité et de matérialité 12. Comment peindre le rayonnement des choses — leur venue à nous, en tant que venue en soi-même de la manifestation — sans

rien ôter au monde de son inertie de roc  ? Telle est l’équation à laquelle tout l’art de Cézanne se mesure. Il la résout par la restitution du rythme qui vibre en chaque couleur, lui conférant sa texture et sa manière propre d’émaner, de rayonner, parfois de s’absorber en elle-même, sa musique et sa matérialité endogènes. Cézanne fait chanter et s’harmoniser ces rythmes par la seule juxtaposition de plages colorées. Sa peinture est une modulation de la couleur qui permet à celle-ci de déployer son propre espace de visibilité, celui d’un monde frémissant et reposant sur ses assises, qu’une force maintient debout, arc-bouté sur lui-même. Dans le Château Noir (planche no  6), le dynamisme de la touche confère aux formes un rayonnement qui se communique de proche en proche à tout l’espace de la toile comme un vent agitant un feuillage, l’unifiant, transgressant l’écart des sens, faisant communiquer bruits, mouvements, senteurs en une unique modulation indivise — l’odeur même des pins. La couleur est vie et le paysage mouvement. «  Il n’y a qu’une seule route, affirme Cézanne, pour tout rendre, tout traduire : la couleur. La couleur est biologique, si je puis dire. La couleur est vivante, rend seule les choses vivantes 13. » Alors que l’univers de Van Gogh est un monde qui chancelle au bord du vide, un monde ivre et pris de vertige, l’univers de Cézanne est un entrebâillement lumineux où la matérialité des choses devient lumière et la lumière matière vibrante. Nul géométrisme, ici, mais la tension perpétuellement renouvelée d’un monde secoué du mouvement de sa propre surrection. Dans ses conversations avec Gasquet, Cézanne indique comment cette alchimie entre formes, matières et lumière opère : «  La nature n’est pas en surface  ; elle est en profondeur. Les couleurs sont l’expression, à cette surface, de cette profondeur.

Elles montent des racines du monde. Elles en sont la vie, la vie des idées. Le dessin, lui, est tout abstraction. Aussi ne faut-il jamais le séparer de la couleur 14. » « Les couleurs ont un sens », déclare-t-il encore. Et il en donne l’exemple suivant  : «  Il faut, sans rien perdre de moi-même, que je rejoigne cet instinct [l’instinct des paysans], et que ces couleurs dans les champs éparses me soient significatives d’une idée comme pour eux d’une récolte. Ils sentent spontanément, devant un jaune, le geste de moisson qu’il faut commencer, comme je devrais, moi, devant la même nuance mûrissante, savoir par instinct poser sur ma toile le ton correspondant et qui ferait onduler un carré de blé. De touche en touche ainsi la terre revivrait. À force de labourer mon champ, un beau paysage y pousserait 15… » Ainsi, ce qui fait la force du Grand Pin, ce qui l’arrache au sol et le fait tenir d’aplomb, c’est le coin de champ de blé en bas à droite. Cette bande de terre cultivée répond au ciel par le vert interposé (illustration du précepte de ne pas peindre les complémentaires côte à côte)  ; elle évoque, face à la sauvagerie du vent et à l’isolement superbe de l’arbre, face aux ondulations de la nature, le travail patient de l’homme, comme celui du peintre, toujours inachevé. La couleur n’est plus ici « subjective » ; c’est l’observateur ou, mieux, le contemplateur qui redevient un fragment de nature. C’est au travers de lui que passent la résistance de l’arbre et la sourde violence du vent. Le peintre et l’univers sont le lieu conjoint où se forme, où germine l’apparition : La couleur est le lieu où notre cerveau et l’univers se rencontrent. C’est pourquoi elle apparaît toute dramatique aux vrais peintres. Regardez cette Sainte-Victoire. Quel

élan, quelle soif impérieuse du soleil, et quelle mélancolie, le soir, quand toute cette pesanteur retombe. Ces blocs étaient de feu […]. Longtemps je suis resté sans pouvoir, sans savoir peindre la Sainte-Victoire, parce que j’imaginais l’ombre concave, comme les autres qui ne regardent pas, tandis que, tenez, regardez, elle est convexe, elle fuit de son centre. Au lieu de se tasser, elle s’évapore, se fluidise. Elle participe, toute bleutée, à la respiration ambiante de l’air […]. Voilà ce qu’il faut rendre 16. Bien différente est la manière dont le contraste, la complémentarité, l’opposition jouent dans le symbolisme. Le souci mimétique passe ici au second plan ; l’intérêt se porte sur la composition et elle seule. Les complémentaires s’émancipent de leur référence à un motif comme des sonorités pures que l’on goûte pour elles-mêmes. Van Gogh a lu Charles Blanc : il utilise souvent les complémentaires, mais non pas pour mimer la nature. À propos de son tableau Le Semeur, dont la partie supérieure est jaune et la partie inférieure violette, il écrit dans une lettre à Émile Bernard  : «  Il y a bien des rappels de jaune dans le terrain, des tons neutres résultant du mélange du violet avec le jaune  ; mais je me suis un peu foutu de la vérité de la 17 couleur . » o À propos du Café de nuit (1888) (planche n   11) et de son étrange, inquiétante dissension chromatique, il écrit : J’ai cherché à exprimer avec le rouge et le vert les terribles passions humaines. La salle est rouge sang et jaune sourd, un billard vert au milieu, quatre lampes jaune citron à rayonnement orangé et vert. C’est partout un

combat et une antithèse des verts et des rouges les plus différents, dans les personnages de voyous dormeurs petits, dans la salle vide et triste, du violet et du bleu. Le rouge sang et le vert jaune du billard, par exemple, contrastent avec le petit vert tendre Louis XV du comptoir, où il y a un bouquet rose 18. Ici, seul le choc des couleurs engendre l’effet voulu, et non leur signification ou leur référentialité. Les couleurs abdiquent pratiquement toute fonction figurative pour tendre vers une musique pure faite de disharmonies réglées. Il s’agit d’utiliser la couleur « arbitrairement », déclare Van Gogh : La signification de cette phrase  : ne pas peindre le ton local, elle est large et laisse au peintre la liberté de choisir des couleurs qui forment un tout et sont en rapport entre elles de façon à tirer le maximum, par opposition à une autre gamme […]. On commence par se crever sans fruit à vouloir suivre la nature, et tout semble aller de travers. On finit par créer tranquillement en partant de sa palette, et la nature suit, et emboîte le pas 19. Contrairement à Van Gogh qui fait un emploi abondant des complémentaires, d’autres symbolistes vont rompre avec ce dogme issu de la réinterprétation de Chevreul par Charles Blanc, notamment Gauguin qui aurait dit  : «  Défiez-vous des couleurs complémentaires qui donnent le heurt et non pas l’harmonie 20. » Gauguin récuse aussi l’usage trop systématique des tons antagonistes  : «  Qui vous dit que l’on doit chercher l’opposition de couleur  ? Quoi de plus doux à l’artiste que de faire discerner

dans un bouquet de roses la teinte de chacune  ? Deux fleurs semblables ne pourraient donc jamais être feuille à feuille  ? Cherchez l’harmonie et non l’opposition, l’accord et non le heurt 21.  » Comme l’a montré Georges Roque, le peintre de Hiva Oa s’inspire ici probablement de David Sutter, auteur en 1858 d’une Philosophie des beaux-arts, et notamment de la théorie de la troisième couleur qu’il y développe : Pour rendre harmonieux le rapprochement des couleurs élémentaires, il faut y faire entrer la troisième couleur. Par exemple, si l’on met un rouge à côté d’un bleu, on modifiera ces couleurs par l’adjonction du jaune ; alors le rouge tournera légèrement à l’orangé, couleur complémentaire du bleu  ; et le bleu prendra une teinte verdâtre, couleur complémentaire du rouge. S’il s’agit du violet et de l’orangé, on chargera de bleu la couleur violette,  etc. On pourra donc accorder toutes les couleurs en les modifiant dans le sentiment de leur opposant harmonieux, de telle façon qu’elles ne paraissent ni dures, ni trop entières de ton 22. On trouve une illustration de cette technique dans sa toile Otahi (planche no  9). Gauguin retrouve ainsi une indication de Chevreul qui, contrairement à une idée reçue, n’a jamais conseillé de teinter les aires adjacentes à une couleur donnée de la complémentaire de celle-ci 23. Ni l’idée de peindre des ombres légèrement teintées de la complémentaire ni celle de juxtaposer les complémentaires sur la toile ne sont de Chevreul. Et l’on voit bien pourquoi : une couleur perçue tend déjà à teinter légèrement les couleurs adjacentes de sa complémentaire. Il n’est donc pas

nécessaire de peindre les complémentarités chromatiques. Ainsi, avec Gauguin, comme bientôt avec les Nabis, l’harmonie de tons et le contraste tendent à devenir une fin en eux-mêmes. Les couleurs dialoguent, se répondent, sont «  chorales  ». Un pas est accompli en direction de l’idée d’une «  musique chromatique  » qu’énoncera Yves Klein. Bien que mû par une interrogation différente, le fauvisme a recours lui aussi à la technique de la troisième couleur. Dans le Pont sur le Riou d’André Derain, conservé au MoMA de New York (planche no 10), les complémentaires et les opposées forment une trame complexe qui les exalte mutuellement, restituant quelque chose d’une lumière de plein air, à la fois dorée et zénithale  : la lumière de la Provence. Son éclat est suggéré par le chiasme et la crudité des tons, réduits à sept ou huit principaux — deux verts, deux bleus, un jaune, un orange, un rose, un rouge  —, et le dialogue qui s’établit entre eux. Derain partage avec l’impressionnisme une volonté de capter l’instant dans son caractère éphémère, mais, à la différence de ce qui se passait chez ses prédécesseurs, la volonté de rendre cette scintillante fugacité ne fait plus fond sur les couleurs du prisme : le rose, par exemple, qui occupe une place si importante dans ce tableau, rehaussant et intensifiant la complémentarité orange/bleu, n’est pas une couleur de la lumière. Dans le contraste simultané, la vision maximise les différences en même temps qu’elle travaille à un équilibre chromatique 24. Et de fait, dans ce tableau, un armistice précaire s’installe qui rehausse chaque teinte, lui conférant un surcroît d’éclat. Le principe qui préside au fauvisme est parfaitement résumé par Matisse : « la lumière […] se trouve exprimée par un accord des surfaces colorées intensément 25.  » Chez les Fauves, comme chez les symbolistes, la couleur est

affranchie de tout souci de vraisemblance. « Le tableau est fait de la combinaison de surfaces différemment colorées, écrit Matisse, combinaison qui a pour résultat de créer une expression. De la même façon que, dans une harmonie musicale, chaque note est une partie du tout, ainsi souhaitai-je que chaque couleur eût une valeur contributive. Un tableau est la coordination de rythmes contrôlés 26. » Dans le postimpressionnisme, au contraire, dans le divisionnisme et le pointillisme qui conservent la palette des couleurs prismatiques, ce qui est en jeu est l’effet optique « inverse » du contraste simultané, le phénomène d’assimilation, appelé aussi effet de Bezold. Il s’agit d’un phénomène qui ne concerne plus la lumière, mais les effets optiques qu’elle induit. Le gris (couleur absente du spectre lumineux) est ainsi obtenu —  en même temps qu’il est rendu particulièrement subtil et vibrant — par la juxtaposition de petites touches contiguës (vert, rouge, bleu, par exemple) qui se fondent l’une dans l’autre et annulent mutuellement leurs teintes lorsqu’elles sont aperçues à une certaine distance. C’est ce qui se produit dans Le Phare d’Honfleur de Seurat (planche no 7). À première vue, on pourrait croire que le pointillisme utilise la même ressource que l’impressionnisme avec sa division du ton, mais il n’en est rien. Ici, les tons se neutralisent, au lieu qu’ils s’exaltent sous la palette d’un Monet, et c’est cette neutralité chromatique que conspire à produire l’artiste. C’est pourquoi Seurat fait partie de ces rares peintres (avec Caillebotte et Whistler) qui excellent dans les gris. Cette neutralité voulue n’est pas exempte de luminosité  : sous le pinceau d’un Seurat, le gris devient vivant, chatoyant, il acquiert une profondeur secrète. Chevreul avait décrit cet effet. Il opposait ce qu’il appelle

«  mélange  » des couleurs (qu’il vaudrait mieux appeler « assimilation ») et le contraste simultané : Il y a mélange des couleurs toutes les fois que des matières de diverses couleurs sont si divisées et si rapprochées que l’œil ne peut distinguer ces matières l’une de l’autre  : dans ce cas, il reçoit une impression unique  ; par exemple, si les matières sont l’une bleue et l’autre jaune à la même hauteur et en proportions convenables, l’œil reçoit la sensation du vert. Il y a contraste de couleurs toutes les fois que les surfaces différemment colorées sont convenablement rapprochées et susceptibles d’être vues simultanément et parfaitement distinctes l’une de l’autre, et nous rappellerons que, si une surface bleue est juxtaposée à une surface jaune, loin de tendre au vert, elles s’éloignent au contraire l’une de l’autre en prenant du rouge 27. Dans le phénomène de l’assimilation, les couleurs juxtaposées se rapprochent l’une de l’autre en fusionnant (procédé du divisionnisme à la Seurat), tandis que dans le phénomène du contraste chromatique exploité par les impressionnistes, elles rehaussent leurs différences, ce qui leur confère plus d’éclat et d’individualité. Comme l’écrit Chevreul dans son Mémoire de 1828, « dans le cas où l’œil voit en même temps deux couleurs qui se touchent, il les voit les plus dissemblables possible 28  ». Que veut dire cette dernière expression  ? Chacune des couleurs contiguës ajoute sa complémentaire à l’autre, de sorte qu’elles s’opposent davantage, mais aussi s’harmonisent mieux  ; cette harmonie existe notamment (mais pas exclusivement) lorsque les

couleurs sont déjà complémentaires  ; alors, les «  couleurs s’embellissent par leur rapprochement en se renforçant et s’épurant l’une par l’autre 29 ». Il y aurait beaucoup à dire sur l’usage que chaque peintre ou chaque courant pictural a fait de ces propriétés phénoménales. Ce qui constitue la matière de l’artiste, ce ne sont pas des teintes isolées, c’est une «  palette  », c’est-à-dire un système de couleurs dans lequel chaque ton fait cercle avec tous les autres, appelle sa complémentaire, teinte les tons adjacents et reçoit d’eux sa neutralité ou son intensité. La perception de la couleur est un phénomène toujours global. C’est pourquoi, même dans l’art le plus figuratif, «  peindre n’est pas dépeindre  », pour reprendre l’expression de Braque. La peinture est déploiement d’une puissance de mise en relation et de communication généralisée qui est inhérente à chaque couleur. C’est ce que voulait dire plus haut l’affirmation selon laquelle, sous le pinceau de l’artiste, chaque ton reconstitue le cercle chromatique, c’est-à-dire contient en puissance tous les autres. Merleau-Ponty a esquissé la logique de ce phénomène dans Le Visible et l’Invisible : La couleur est d’ailleurs variante […] dans ses rapports avec l’entourage : ce rouge n’est ce qu’il est qu’en se reliant à sa place à d’autres rouges autour de lui, avec lesquels il fait constellation, ou à d’autres couleurs qu’il domine ou qui le dominent, qu’il attire ou qui l’attirent, qu’il repousse ou qui le repoussent. Bref, c’est un certain nœud dans la trame du simultané et du successif. C’est une concrétion de la visibilité, ce n’est pas un atome […]. Si l’on faisait état de toutes ces participations, on s’apercevrait qu’une couleur nue, et en général un visible, n’est pas un morceau

d’être absolument dur, insécable, offert tout nu à une vision qui ne pourrait être que totale ou nulle, mais plutôt une sorte de détroit entre des horizons extérieurs et des horizons intérieurs toujours béants, quelque chose qui vient toucher doucement et fait résonner à distance diverses régions du monde coloré ou visible, une certaine différenciation, une modulation éphémère de ce monde, moins couleur ou chose, donc, que différence entre des choses et des couleurs, cristallisation momentanée de l’être coloré ou de la visibilité 30. Nous nous en sommes tenu ici à quelques exemples de la manière dont les «  lois de l’apparence  » de Goethe ont pu être exploitées par les peintres, et notre rapide promenade à travers l’histoire de la peinture ne prétendait, dans les exemples retenus, à aucune complétude ni représentativité particulière. On aurait tort d’inférer de la brièveté de ce parcours que seule la peinture contemporaine a médité les rapports chromatiques. Comme le rappelle Matisse — mais c’est presque une banalité —, « on a trop tendance à oublier que les anciens ne travaillaient que par les rapports. La question capitale est là. Que les rapports soient expressifs et toute la surface se trouve modulée, animée, la lumière exaltée, la couleur amenée à son plus haut degré de pureté et d’éclat 31 ».

Chapitre VII

LA COULEUR COMME « TON DE L’ÊTRE 1 »

On pourrait se demander si insister sur ce «  caractère syncrétique  », comme l’appelle parfois Merleau-Ponty, de la perception des couleurs, ou, mieux, sur son caractère holistique, ne conduit pas de nouveau à une forme de subjectivisme. Affirmer que chaque couleur ne rayonne de son ton inimitable qu’à l’intérieur de son environnement chromatique et rejaillit sur toutes les autres, n’est-ce pas reconnaître implicitement que les couleurs n’ont pas d’existence dans les choses, indépendante de leur perception  ? Que les couleurs sont de simples illusions — sans doute « bien fondées » ? Nous avons amplement développé cette question dans la première partie du présent ouvrage, et il ne s’agit pas à ce stade d’y revenir longuement. Il est néanmoins utile de redire que la conséquence ne s’ensuit pas. Que chaque couleur soit une concrétion dans la trame de la visibilité, et ainsi que la perception du tout, de la scène colorée ou de la toile, précède la saisie des différences locales de ton, ne permet pas de conclure que l’univers chromatique ne serait qu’une simple construction du cerveau (naturalisme et subjectivisme neuronal) ou de l’esprit (idéalisme). En effet, à supposer que les stimuli physiques responsables de la vision puissent être pensés sur un mode atomistique (ce que contesterait par exemple James J.  Gibson, avec son optique écologique), l’existence d’une disparité entre les

stimuli physiques distaux et les phénomènes perçus ne suffit pas à étayer la thèse du caractère purement subjectif du « monde de la couleur ». On nous dit qu’il existe des différences spectaculaires entre la réflexion spectrale des surfaces d’un point de vue physique et les couleurs perçues. Ne faut-il pas en conclure que ce que nous percevons sous forme de couleurs identifiables, ce ne sont pas des propriétés invariantes de l’interaction lumière-matière ? Que les couleurs perçues ne correspondent à aucun invariant physique ? Même si l’on souscrit à cette conclusion, le caractère purement subjectif du monde chromatique, comme on l’a vu, ne s’ensuit pas. Il est toujours possible de rejeter la disjonction initiale selon laquelle ou bien les couleurs sont des propriétés intrinsèques de la lumière et de sa réflexion/réfraction par les surfaces, sont objectives au sens d’une objectivité physique, ou bien elles doivent être uniquement des propriétés intrinsèques de l’appareil visuel dans son couplage avec le cerveau (ou de l’esprit). On peut objecter à ce raisonnement que les couleurs ne sont peut-être pas des propriétés intrinsèques de quoi que ce soit. Il se pourrait qu’elles fussent uniquement des propriétés du monde phénoménal, c’est-à-dire du monde physique dans sa relation à nous-mêmes —  de ce monde qui a été baptisé par Husserl «  monde de la vie  »  : ni des propriétés intrinsèques du monde physique, ni des propriétés intrinsèques de notre cerveauesprit, mais des propriétés du système que ce monde et nousmêmes formons l’un avec l’autre, des propriétés (remarquablement stables) de notre Lebenswelt. Le problème est que ce concept de «  monde de la vie  » a été compris d’une façon inadéquate à la suite de Husserl — et, il faut bien le reconnaître, par Husserl lui-même. En effet, en

subordonnant ce monde à quelque chose comme une constitution transcendantale, en le conceptualisant dans les termes d’un idéalisme, Husserl a vidé son propre concept d’une partie de son sens. La notion de monde de la vie ne peut pas être approchée à partir des dichotomies sujet/objet, subjectivisme/objectivisme, naturalisme/transcendantalisme, elle en promet bien plutôt le dépassement. L’idée géniale de Husserl réside dans un complet renversement de perspective par rapport au cadre métaphysique de la science classique, à la conception de la nature issue de la révolution galiléenne et newtonienne  : ce n’est pas le monde apparaissant qui est une interface entre un «  monde en soi  » physique et un sujet  ; c’est inversement le monde objectif de la physique qui est une construction idéale, le produit d’une série de passages à la limite et d’idéalisations opérées sur le monde de la vie. L’univers physique est une «  substruction  », c’est-à-dire une construction idéalisante échafaudée sur notre monde quotidien et préscientifique —  ce qui ne veut pas dire que cette construction serait dépourvue de toute portée réelle, et que nous serions condamnés à une conception instrumentale de la vérité scientifique. Il ne faut pas concevoir le monde de la vie en partant de l’objectivité scientifique (l’erreur la plus commune, accomplie par ce que Husserl appelle l’«  objectivisme  »), il faut inverser la perspective et penser l’objectivité scientifique à partir du monde de la vie, primordial et indéracinable. En d’autres termes, il faut refuser d’inscrire ce dernier dans les partages de l’« objectif » (au sens de l’objectivité scientifique) et du «  subjectif  », et de toutes les antithèses qui en découlent. Le monde de la vie est ce qu’il y a de plus «  objectif  », au sens de commun, partagé, irréductible à toute représentation, sans pour autant relever de l’objectivité physique, et ce qu’il y a de plus «  subjectif  » puisqu’il est

indissociable de notre existence incarnée, il est un monde pour nous, le «  berceau de nos vies  », comme dirait Merleau-Ponty, sans relever pour cela de l’illusion. Or, c’est dans ce monde de la vie, premier, basal, indéfectible, que miroitent mille et une nuances chromatiques. Ces nuances ont d’ailleurs des statuts différents. Comme l’a montré la phénoménologie des couleurs, les unes sont «  permanentes  », inséparables des objets et de leur texture matérielle ; d’autres plus éphémères, et néanmoins indissociables de certains états de l’eau, de l’air, de la lumière ; d’autres, enfin, effectivement subjectives et « accidentelles ». La couleur n’a de place que de notre monde de notre vie. Mais cette caractéristique n’équivaut pas à lui prêter une pure subjectivité, comme si les phénomènes étaient de simples représentations mentales —  ils sont le mode de monstration des choses et du monde. La couleur, en d’autres termes, est une dimension de l’être des choses —  mais telles qu’elles se présentent à nous dans le milieu de notre vie. La couleur n’est pas quale, ni illusion « bien fondée ». Elle est le visage même de l’être polymorphe, le milieu et la concrétion de toute visibilité. Et c’est bien cette couleur-là, qui n’est pas un reflet de surface dans le jeu de la monstration du monde, mais le « cœur des choses 2 », comme dit Paul Klee, leur signature et leur énigme, la modulation indéfinie de leur manifestation, qui constitue le désespoir du peintre. Son combat est un corps à corps avec l’être par l’intermédiaire de la couleur. Comme le remarquait Merleau-Ponty, «  la sensation telle que nous la livre l’expérience n’est plus une matière indifférente et un moment abstrait, mais une de nos surfaces de contact avec l’être 3  ». La couleur possède pour nous une profondeur parce qu’elle est le lieu même d’une expérience de l’être comme tel, celle que le

peintre cherche à traduire. L’artiste n’éprouve pas la couleur d’un côté et le monde de l’autre  ; il éprouve le monde dans et par la couleur. « Je sens par la couleur, c’est donc par elle que ma toile sera toujours organisée », affirme Matisse 4. Quelle est donc cette couleur dont il retourne avec la peinture ? Merleau-Ponty répond : « Il ne s’agit pas des couleurs, “simulacre des couleurs de la nature” [Delaunay], il s’agit de la dimension de couleur, celle qui crée d’elle-même à elle-même des identités, des différences, une texture, une matérialité, un quelque chose 5…  » Ou encore, pourrait-on dire, il s’agit de la couleur comme élément, de même que la mer ou le ciel sont pour nous des éléments, des dimensionnalités de l’apparaître, des rayons de monde, des réceptacles et des miroirs du tout. Parce que la couleur est une dimension fondamentale du monde visible, il y a dans toute couleur considérée en elle-même une profondeur où le peintre peut puiser un aperçu sur le monde lui-même  ; il existe un chromatisme ontologique ou cosmologique qui n’est plus simple instrument d’imitation, signature des objets, mais pure dimension de pensée et d’existence. Merleau-Ponty a esquissé cette direction de recherche, mais il n’est peut-être pas allé au bout de l’itinéraire qu’il dessine. L’épiphanie sensible de la couleur reste conçue chez lui, notamment dans sa dernière philosophie, comme liée au couple que forment la chair propre et la «  chair du monde  ». Or, le concept de chair est un concept d’origine transcendantale. Peuton le transplanter ailleurs que dans son climat d’origine  ? La chair, constituée comme support des sensations redoublées (sentant/senti) dans l’expérience de l’autocontact, n’a de sens que dans l’optique de la constitution transcendantale du monde par un ego pur, non mondain, dont cette chair forme l’appendice ou

la dépendance. Inversement, l’idée d’une «  chair du monde  » et, avec elle, l’extension du paradigme de la réflexivité au-delà de ma propre chair à l’univers entier («  les choses et mon corps sont faits de la même étoffe », affirme L’Œil et l’Esprit 6) ne nous font pas sortir du subjectivisme transcendantal de la constitution —  ou ne nous en font sortir qu’en apparence. Si la chair du monde et ma chair sont faites de la même étoffe, et si d’autre part, de l’aveu de Merleau-Ponty, ma chair est le site même de ma subjectivité — puisqu’il s’agit pour lui, dès la Phénoménologie de la perception, de mettre le corps propre en lieu et place d’une subjectivité transcendantale acosmique —, l’extension de la chair au monde ne semble pas pouvoir échapper à une subjectivation intégrale de ce dernier. Il n’est pas toujours aisé de voir comment Merleau-Ponty échappe à cette conséquence, ni même s’il y parvient. Sa phénoménologie post-transcendantale demeure sur ce point structurellement ambivalente. Le concept de chair n’est pas le sésame permettant d’échapper au cadre idéaliste de la phénoménologie de Husserl 7. C’est certainement dans la peinture non figurative que la couleur, affranchie de toute référentialité, devenue dimension de l’être, est accessible pour elle-même. La couleur est un monde parce qu’elle possède un rythme, une vibration, une dynamique, une spatialité, une résonance affective propres. Ces caractéristiques ont été remarquablement décrites par Vassily Kandinsky. Chaque couleur sécrète pour notre œil son propre climat affectif, sa propre dynamique spatiale. Par exemple, les couleurs chaudes « s’approchent de nous », tandis que les froides s’éloignent de nous et nous fuient :

Le jaune irradie, prend un mouvement excentrique et se rapproche presque visiblement de l’observateur. Le bleu, en revanche, développe un mouvement concentrique (comme un escargot qui se recroqueville dans sa coquille) et s’éloigne de l’homme. L’œil est comme transpercé par l’effet du premier, alors qu’il semble s’enfoncer dans le second 8. Songeons à la description du bleu du ciel par Merleau-Ponty : « ma conscience est engorgée par ce bleu illimité 9. » C’est l’effet rigoureusement inverse que produit une toile telle que Central o Green de Rothko (planche n   14), où la dominante jaune et les éclats or —  réminiscence d’icônes  — opposent au regard une barrière impénétrable et paraissent refluer sur lui, l’aplat vert sombre au centre de la toile créant un vide axial et comme une ombre au cœur de ce rayonnement. La « vibration » d’un bleu est toute différente. Un bleu sombre n’est pas profond, il est la profondeur même dans sa manière de se présenter à nous. Rothko était parfaitement conscient de ces propriétés spatialisantes de la couleur qui, de surcroît, chez lui, n’est jamais homogène. «  Vous avez peut-être remarqué, disait-il, que mes tableaux peuvent avoir deux caractéristiques. Soit leurs surfaces se dilatent et s’ouvrent dans toutes les directions, soit elles se contractent et se referment précipitamment dans toutes les directions. Entre ces deux pôles, on trouve tout ce que j’ai à dire 10.  » Dans cette diastole et cette systole cosmiques est présente toute la gamme des affections humaines, des plus radieuses et solaires à l’horizon définitivement bouché des dernières toiles.

La vibration-spatialisation de la couleur va de pair avec son dynamisme, qui ne s’épuise pas dans la distinction entre couleurs «  s’approchant de nous  » et «  s’éloignant  ». Robert Delaunay a joué sur cette mobilité et cette immobilité des tons, sur les différences de rythme et de vitesse qui les animent. Ce qui se produit pour l’observateur dans Joie de vivre (planche no  8) a immédiatement affaire avec le mouvement et non avec la contemplation de plages colorées. Des rythmiques différentes s’esquissent, des pulsations chromatiques entrent en résonance et en conflit, se compensant et s’équilibrant plus ou moins sur la toile, emportant le regard malgré lui dans un tourbillon endiablé. Delaunay en fournit la clé : Le dynamisme du contraste des couleurs où l’élément linéaire n’est plus, c’est la forme même issue des contrastes en vibration simultanée des couleurs qui est le sujet —  la forme mobile totale  — non descriptive ni analytique comme dans le premier cubisme. C’est la forme en mouvement, statique —  et dynamique. Les éléments constitutionnels sont les couleurs ; les unes vibrent, lentes, 11 en opposition aux rapides et extra-rapides . Delaunay associe les complémentaires aux mouvements lents (vert/rouge) et les couleurs dissonantes aux mouvements rapides (par exemple, rouge/bleu). La différence de tempo de chaque ton et leur association plus ou moins active ou passive donnent l’impression d’une frénésie de mouvement, en dépit du géométrisme des figures. L’effet produit par ce choc entre vibrations rapides et lentes induit une expérience que Delaunay a appelée un jour « coup de poing 12 ».

Ces caractéristiques dynamiques et spatialisantes de la couleur s’accompagnent de sa corrélation à différentes tonalités affectives ou Stimmungen. Cette corrélation n’a rien de fortuit ni d’arbitraire, elle ne se situe pas au niveau d’une simple symbolique des couleurs, laquelle est toujours culturellement et historiquement conditionnée. C’est au niveau de cette symbolique des couleurs que se place Kant lorsqu’il affirme par exemple, dans la Critique de la faculté de juger, que les sept couleurs du prisme expriment un « langage » de la nature : C’est ainsi que la couleur blanche du lys semble orienter l’esprit vers l’idée d’innocence, et, pour suivre l’ordre des sept couleurs, du rouge au violet [scil. rouge, jaune, orange, vert, bleu, indigo, violet] : 1. vers l’idée du sublime, 2. de l’audace, 3.  de la sincérité, 4. de l’amabilité, 5. de la 13 modestie, 6. de la fermeté, et 7. de la tendresse . La symbolique des couleurs est (relativement) contingente, particulière à une culture et à une époque données, comme l’historien Michel Pastoureau l’a montré en détail pour l’Occident. Le rouge évoque pour un Occidental la couleur de la passion, de la corrida, de l’insurrection et, par association avec la pourpre impériale, du pouvoir  ; pour un Chinois, ce sera traditionnellement la couleur du bonheur, et donc celle du mariage. Mais cette symbolique des couleurs n’exclut pas une interrogation de nature plus phénoménologique sur la corrélation entre couleurs et tonalités affectives, couleur et spatialisation, couleur et mouvement, et nous revenons alors en deçà d’une culture particulière, à un niveau plus profond et partagé que tout

symbolisme conventionnel —  même si, bien entendu, la culture de chacun infléchira toujours sa sensibilité chromatique. Kandinsky parle d’une action des couleurs sur l’œil qu’il qualifie de « physique » : « Ou bien l’œil est excité comme le palais par un mets épicé. Il peut également être calmé ou rafraîchi comme le doigt qui touche de la glace 14. » Ainsi, par exemple : […]  le vert absolu est la couleur la plus reposante qui soit  ; elle ne se meut vers aucune direction et n’a aucune consonance de joie, de tristesse ou de passion, elle ne réclame rien, n’attire vers rien. Cette absence permanente de mouvement est une propriété bienfaisante pour des âmes et des hommes fatigués, mais peut, après un certain temps de repos, devenir fastidieuse. Les tableaux peints dans une harmonie verte confirment cette affirmation 15. Kandinsky affirme même que le vert correspond, dans le domaine des couleurs, « à ce qu’est, dans la société des hommes, la bourgeoisie 16 » ! À l’opposé, le rouge, couleur révolutionnaire, se distingue par un caractère ardent et exalté, parfois même animé d’une fureur guerrière, et ce indépendamment de toute culture. « Le rouge vermillon, souligne Kandinsky, attire et irrite le regard comme la flamme que l’homme contemple irrésistiblement. Le jaune citron vif après un certain temps blesse l’œil comme le son aigu d’une trompette déchire les oreilles. L’œil clignote, ne peut le supporter et va se plonger dans les calmes profondeurs du bleu ou du vert 17. » L’important est que le jaune ne possède pas ce caractère acide par association avec des choses pourvues de cette qualité (le citron), comme s’il symbolisait seulement l’acide : cette qualité du jaune est « physique », selon le

vocabulaire de Kandinsky («  phénoménologique  » constituerait sans doute un meilleur terme), parce qu’elle nous frappe avant tout symbolisme à l’aide duquel elle pourrait être décryptée — elle sous-tend en réalité tout symbolisme particulier. Ici joue d’ailleurs à plein le phénomène de la synesthésie. Scriabine a développé un tableau comparatif des tons colorés et musicaux qui lui a servi de base pour la composition de son poème symphonique Prométhée ou le Poème du feu. C’est devant un tableau de Delville représentant Prométhée que l’idée de cette composition serait née, et Scriabine aurait alors imaginé une projection de lumières colorées qui devait accompagner sa musique. De même, Pierre Schaeffer a cherché à établir «  une échelle des “couleurs” sonores 18  ». «  La couleur est la touche. L’œil est le marteau. L’âme est le piano aux cordes nombreuses 19  », écrit Kandinsky. Et Baudelaire  : «  On trouve dans la couleur l’harmonie, la mélodie, et le contrepoint 20.  » Le phénomène des synesthésies est fondamental, parce qu’il est universel. Il donne une raison supplémentaire de douter que les couleurs ou les sons se réduisent à des qualia. Il existe, comme nous l’avons vu, une intersensorialité première, qui n’est pas une simple correspondance terme à terme entre des sons considérés en eux-mêmes et des couleurs, mais plutôt un système complet d’équivalences et d’inter-traductibilité entre nos « sens ». Erwin Straus et Merleau-Ponty l’ont abondamment souligné : «  L’expérience des “sens” séparés n’a lieu que dans une attitude très particulière et ne peut servir à l’analyse de la conscience directe 21.  » La couleur est le mode d’apparaître des choses dans une perception d’entrée de jeu intermodale. Bien plus, elle présente immédiatement des champs de force, un dynamisme qui résonnent affectivement en nous, donnant naissance à certaines

conduites. Merleau-Ponty a analysé le fait que les couleurs perçues exhibent des tendances motrices, c’est-à-dire «  inspirent  », facilitent ou rendent plus difficiles certains comportements 22. Un geste peut être ainsi modifié par la présence, dans l’environnement perçu de l’agent, de tels ou tels tons. « Quand nous disons que le rouge augmente l’amplitude de nos réactions, écrit-il, il ne faut pas l’entendre comme s’il s’agissait là de deux faits distincts, une sensation de rouge et des réactions motrices —  il faut comprendre que le rouge, par sa texture que notre regard suit et épouse, est déjà l’amplification de notre être moteur 23. » Merleau-Ponty s’inspire ici des travaux de Kurt Goldstein qui insistait déjà, dans La Structure de l’organisme, sur l’influence des phénomènes sensoriels sur les phénomènes toniques : Nous pouvons admettre qu’à toute impression sensorielle correspond une tension tout à fait déterminée de la musculature […] des mouvements exécutés à la lumière rouge ou à la lumière verte ont une vitesse différente, bien qu’on ait l’impression subjective de les exécuter à la même vitesse […]  ; une impression colorée déterminée va de pair avec une structuration déterminée de 24 l’organisme tout entier . On retrouve un phénomène semblable pour les sons. Erwin Straus a analysé la manière dont la spatialité et la motricité expérimentées pouvaient être modifiées en fonction de la prééminence d’un « sens » ou d’un autre, selon que prédomine la perception acoustique ou visuelle. Il avance une analyse de l’espace de la danse dans sa solidarité avec la perception

acoustique, par opposition à l’espace de la motricité de notre locomotion normale, régi en premier lieu par la vision 25. La couleur est un monde, disions-nous : parce qu’elle possède sa propre profondeur, sa vibration et son rayonnement, son rythme, sa manière de s’adresser à nos tonalités affectives, parce qu’elle communique avec d’autres modalités perceptives, elle est une propriété toujours totale et, si l’on peut dire, un mode de présentation du tout lui-même. Le projet de Kandinsky rejoint ici celui de Goethe  : «  L’art est la manifestation de certaines lois cachées de la nature, qui, sans lui, ne pourraient jamais être exprimées.  » Il en va de même du domaine de la couleur. La peinture ne dépeint pas seulement avec des couleurs, elle peint la couleur, elle prend part à son déploiement, car elle a trait à notre accès au monde lui-même, elle investit une pars totalis, une modalité sensorielle (ou, mieux, perceptive) qui communique avec toutes les autres, un mode de manifestation du tout comme tel — et cela, naturellement, bien avant l’art abstrait. La peinture, comme le remarque Merleau-Ponty, est « une opération centrale qui contribue à définir notre accès à l’être 26 ». Dans la palette de chaque artiste affleure le style de son être-là, une manière d’habiter le monde, un climat spirituel. La couleur n’est pas pour le peintre un moyen, c’est l’élément même de son art. Le peintre est-il d’ailleurs seul en son genre ? Dans un passage étonnant par l’accumulation de noms de teintes et d’adjectifs décrivant leurs modalités d’apparition, Proust semble suggérer que l’écrivain peut élever son art à ce même niveau, en dépit de ses moyens uniquement langagiers, qu’il peut rivaliser avec le coloriste et, à travers l’accumulation de cette multitude de teintes, synthétiser toutes les nuances du sentiment amoureux démultiplié par la mémoire :

Il en était d’Albertine comme de ses amies. Certains jours, mince, le teint gris, l’air maussade, une transparence violette descendant obliquement au fond de ses yeux comme il arrive quelquefois pour la mer, elle semblait éprouver une tristesse d’exilée. D’autres jours, sa figure plus lisse engluait les désirs à sa surface vernie et les empêchait d’aller au-delà : à moins que je ne la visse tout à coup de côté, car ses joues mates comme une blanche cire à la surface étaient roses par transparence, ce qui donnait tellement envie de les embrasser, d’atteindre ce teint différent qui se dérobait. D’autres fois, le bonheur baignait ses joues d’une clarté si mobile que la peau, devenue fluide et vague, laissait passer comme des regards sous-jacents qui la faisaient paraître d’une autre couleur, mais non d’une autre matière que les yeux  ; quelquefois, sans y penser, quand on regardait sa figure ponctuée de petits points bruns et où flottaient seulement deux taches plus bleues, c’était comme on eût fait d’un œuf de chardonneret, souvent comme une agate opaline travaillée et polie à deux places seulement, où, au milieu de la pierre brune, luisaient comme les ailes transparentes d’un papillon d’azur, les yeux où la chair devient miroir et nous donne l’illusion de nous laisser plus qu’en les autres parties du corps, approcher de l’âme. Mais le plus souvent aussi elle était plus colorée, et alors plus animée  ; quelquefois seul était rose, dans sa figure blanche, le bout de son nez, comme celui d’une petite chatte sournoise avec qui l’on aurait envie de jouer ; quelquefois ses joues étaient si lisses que le regard glissait comme celui d’une miniature sur leur émail rose que faisait encore paraître plus délicat, plus

intérieur, le couvercle entrouvert et superposé de ses cheveux noirs ; il arrivait que le teint de ses joues atteignît le rose violacé du cyclamen, et parfois même, quand elle était congestionnée et fiévreuse, et donnant alors l’idée d’une complexion maladive qui rabaissait mon désir à quelque chose de plus sensuel et faisait exprimer à son regard quelque chose de plus pervers et de plus malsain, le sombre pourpre de certaines roses d’un rouge presque noir ; et chacune de ces Albertine était différente, comme est différente chacune des apparitions de la danseuse dont sont transmutées les couleurs, la forme, le caractère, selon les jeux innombrablement variés d’un projecteur lumineux 27. Dans ce texte unique, tout se passe comme si —  il n’est pas fortuit que ce passage prenne place, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, peu après l’évocation d’Elstir  — le romancier concurrençait le peintre impressionniste sur son propre terrain pour déployer une palette plus riche et inattendue que la sienne. Il est difficile, à moins d’être peintre, de discerner autant de différents tons dans le visage et le teint d’une jeune femme : toute la gamme est ici passée en revue, avec peut-être pour unique exception le vert. La progression du texte va du blanc au noir, avec toutes les teintes intermédiaires de l’opale au rose, du rouge au pourpre et au brun, de l’azur au bleu et au violet. Dans cette réécriture du célèbre passage consacré à la lanterne magique de Du côté de chez Swann, le personnage d’Albertine se démultiplie dans la mémoire du narrateur comme les projections lumineuses et irisées de la lanterne, à Combray, sur les murs de la chambre de l’enfant. Mais surtout, à chaque aspect de la personnalité

d’Albertine, à chacune des multiples facettes de cet être de fuite retenues par la mémoire, correspond un échantillon différent d’un nuancier et, par là même, un chiffre, un mystère, à la fois une atmosphère érotique et un climat moral  : profondeur équivoque de ses yeux, comparable à celle de la mer violette, gris de la jeune fille maussade, rose des moments fugitifs de bonheur, reporté sur les joues du personnage, taches de rousseur évoquant quelque chose de plus minéral et de terrien, avec lequel contraste l’azur des yeux, aérien et volatil comme des ailes de papillon  ; sensualité qui éclate en teintes violacées, violentes, s’étageant du pourpre sombre au noir, lesquelles incarnent « quelque chose de plus pervers et de plus malsain ». Tout se passe alors comme si, en surpassant le peintre impressionniste — Elstir —, le romancier était parvenu aux parages du symbolisme.

APPENDICES

Bibliographie

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Table des illustrations

Planche no  1  : Claude Monet, Cathédrale de Rouen, façade ouest, soleil (1894), Washington DC, National Gallery of Art.   Planche nos 2 et 3 : Fonctions de réponse des trois cônes de la rétine (A) et des cellules ganglionnaires (B).   Planche no  4  : Couleurs primaires de la synthèse additive (mélange des rayons lumineux) et de la synthèse soustractive (mélange de pigments).   Planche no 5 : Octaèdre de Höfler.   Planche no  6  : Paul Cézanne, Château Noir (1903-1904), New York, The Museum of Modern Art.   Planche no  7  : Georges Seurat, Le Phare d’Honfleur (1886), Washington DC, National Gallery of Art.   Planche no  8  : Robert Delaunay, Joie de vivre (1930), Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne.   Planche no 9 : Paul Gauguin, Otahi (Seule) (1893), collection privée.   Planche no  10  : André Derain, Pont sur le Riou (1906), New York, Metropolitan Museum of Arts.   Planche no 11 : Vincent Van Gogh, Le Café de nuit (1888), New Haven, Yale University Art Gallery.  

Planche no  12  : Contraste simultané de jaune et de bleu (d’après Charles-Ernest Guignet, Les Couleurs, Paris, Hachette, 1889).   Planche no 13 : Claude Monet, Meule, effet de neige, matin (1891), Boston, Museum of Fine Arts.   Planche no 14 : Mark Rothko, Central Green (1949), collection privée.

Notes

INTRODUCTION 1. Voir J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade  », 1988, p.  876  ; Lucrèce, De rerum natura, II, v.  730 sq. Lucrèce affirme notamment  : «  Les éléments de la matière n’ont aucune couleur, ni semblable ni dissemblable à celle des objets  » (v.  737-738) (De la nature, trad. d’A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 140). 2. Aristote, Météorologiques, III, 4. 3. Albert le Grand, De Meteoris, livre  III, De coronis et iride quae apparent in nubibus, in Beati Alberti Magni Ratisbonensis episcopi, ordinis Praedicatorum, Opera, éd. P. Jammy, Lugdini, 1651, tome II, p. 120-141 ; Dietrich de Freiberg, De Iride et Radialibus Impressionibus (Dietrich von Freiberg, Über den Regenbogen und die durch Strahlen erzeugten Eindrücke), éd. J. Würschmidt, Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, XII (5,6), Münster, 1914. 4. J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, op. cit., p. 876. 5. Ibid., p. 805. 6. Andrea Marcolongo, La Langue géniale, trad. de B.  Robert-Boissier, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 102. Pour une mise au point de bon sens sur l’idée que les Grecs et les Romains ne percevaient pas le bleu, on pourra se reporter à Michel Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 25-27. 7. Henry Allan Gleason, An Introduction to Descriptive Linguistics, New York, Chicago et Londres, Holt, Rinehart and Winston, 1961, p. 4 (nous traduisons) ; cité par Paul Kay, «  Methodological Issues in Cross-Language Color Naming  », in Christine Jourdan et Kevin Tuite (éd.), Language, Culture and Society : Key Topics in Linguistic Anthropology, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 129. 8. Benjamin Lee Whorf, «  Science and Linguistics  », Technology Review,  42/6 (avril 1940), p. 229-231, 247-248 (cité par Paul Kay, « Methodological Issues », loc. cit., p. 115) (nous traduisons).

9. Edward Sapir, Culture, Language and Personality : Selected Essays, Berkeley, University of California Press, 1961, p. 69. Voir aussi, parmi les travaux classiques sur ces questions : Verne Frederick Ray, « Techniques and Problems in the Study of Human Color Perception  », Southwestern Journal of Anthropology, 8 (1952), p.  251-259  ; Harold C.  Conklin, «  Hanunóo Color Categories  », Southwestern Journal of Anthropology, 11 (1955), p. 339-344. Pour des défenses contemporaines du relativisme linguistique, voir Barbara Saunders, «  Revisiting Basic Color Terms », The Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 6, no 1 (mars 2000), p. 81-99 ; John A. Lucy, Language, Diversity and Thought  : A Reformulation of the Linguistic Relativity Hypothesis, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. 10. Eugene Nida, «  Principles of Translation as Exemplified by Bible Translating  », in Reuben A.  Brower (éd.), On Translation, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1959, p. 13. 11. Paul Kay, «  Methodological Issues in Cross-Language Color Naming  », loc. cit., p. 118. Voir aussi Paul Kay, « Color Categories Are Not Arbitrary », CrossCultural Research, vol. 39, no 1, février 2005, p. 39-55 ; Michael A. Webster et Paul Kay, «  Color Categories and Color Appearance  », Cognition, 122 (2012), p.  375392 ; Paul Kay, « In Defence of Color Categories in Thought and Language (Hardin and Maffi, eds.)  : A Response to B.  A.  C.  Saunders’s Review  », American Anthropologist, vol. 102, no 2 (juin 2000), p. 321-323. 12. Natalie Levisalles, « En latin et en grec, il n’y a pas de mot pour dire bleu », interview dans Libération, 19 octobre 2000. 13. Voir à ce sujet les remarques justes de Steven Pinker dans The Language Instinct. The New Science of Language and Mind, Londres, Penguin Books, 2015, p. 62-63. 14. Ibid., p. 64. 15. Laura Martin, « Eskimo Words for Snow : A Case Study in the Genesis and Decay of an Anthropological Example  », American Anthropologist, vol.  88, no  2 (juin 1986), p. 418-423 ; Geoffrey Pullum, « The Great Eskimo Vocabulary Hoax », Natural Language and Linguistic Theory, 7 (1989), p. 275-281. 16. C. L. Hardin, Color for Philosophers. Unweaving the Rainbow, Indianapolis, Hackett, 1988, p. 111. 17. Conversations avec Cézanne, éd. P.-M. Doran, Paris, Macula, 1978, p. 118. 18. Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964, rééd. « Folio essais », 1987, p. 42. 19. Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, trad. de N.  Debrand et B.  du  Crest, Paris, Gallimard, rééd. «  Folio essais  », 1989, p. 158. 20. Ibid., p. 151.

I LE CADRE CLASSIQUE DE L’APPROCHE DES COULEURS : LOCKE ET NEWTON 1. Libero Zuppiroli et Marie-Noëlle Bussac, Traité des couleurs, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2001, p. 144. 2. René Descartes, Principes de la philosophie, in Œuvres de Descartes publiées par Charles Adam et Paul Tannery, rééd. Paris, Vrin, 1996 (abrégé désormais « AT »), tome IX, 2, p. 55. (Nous avons modernisé l’orthographe de Descartes.) 3. Ibid., I, § 66 ; AT IX, 2, 55. 4. Ibid., IV, § 198 ; AT IX, 2, 317. 5. René Descartes, La Dioptrique, AT VI, 85. 6. René Descartes, Les Météores, Discours VIII, AT VI, 335. Soit dit en passant, Descartes traduit par là en termes physiques, corpusculaires, une distinction qui est plutôt d’ordre phénoménologique  : celle entre des couleurs lentes et rapides, dont on verra plus loin l’usage qu’en fait un peintre tel que Robert Delaunay (voir infra). 7. René Descartes, Les Météores, AT VI, 335. 8. Robert  Boyle, «  The Origins of Forms and Qualities According to the Corpuscular Philosophy  », in M.  A. Stewart (éd.), Selected Philosophical Papers of Robert Boyle, Indianapolis, Hackett Publishing Company, 1991, p.  33-34 (nous traduisons). 9. Robert Boyle, Experiments and Considerations Touching Colours…, Londres, 1664, p. 21. Nous suivons la traduction de ce passage par Michel Blay (légèrement modifiée), La Conceptualisation newtonienne des phénomènes de la couleur, Paris, Vrin, 1983, p. 46-47. 10. Sur cette tension entre une définition dispositionnelle et une définition subjective de la couleur chez Locke, voir les remarques d’Evan Thompson dans Colour Vision. A Study in Cognitive Science and Philosophy of Science, Londres, Routledge, 1995, p. 29. 11. Nous n’entrerons pas ici dans le délicat problème de savoir si une définition causale de la perception est tenable. Pour les tenants d’une conception causale de la perception, l’idée de causalité est nécessairement incluse dans celle de perception dans la mesure où il ne suffit pas qu’un objet soit tel que nous le percevons pour que perception il y ait  ; il faut encore que nous le percevions de cette manière parce que l’objet est tel, c’est-à-dire parce qu’il cause notre perception de manière appropriée. Quant au fait que nous n’avons pas ici d’accès à la cause indépendamment de son effet, c’est-à-dire de notre expérience perceptive, les tenants de la conception causale répondraient que le type d’énoncé causal qui est impliqué dans ce cas est différent d’autres énoncés courants portant sur des dépendances causales en ceci qu’«  il n’est pas établi en notant des corrélations

entre des états de choses observables indépendamment les uns des autres. Car on ne peut pas observer que des [faits] appropriés à certaines [expériences] sont le cas sans que se produisent précisément les expériences en question  » (P.  Strawson, « Causation in Perception », in Freedom and Resentment and Other Essays, Londres et New York, Routledge, 2008, p.  77). Toutefois, une conception causale de la perception présente deux inconvénients majeurs  : 1)  elle semble sous-estimer la difficulté du passage du physique au mental, voire l’irréductibilité du mental au physique  ; 2)  elle est inévitablement une théorie représentationnelle de la perception, qui suppose que percevoir ce soit être le dépositaire d’une sorte de «  modèle  » intérieur de la réalité, distinct de cette réalité elle-même. Voir nos remarques à ce sujet dans Les Repères éblouissants. Renouveler la phénoménologie, Paris, PUF, 2019, chap. III et IV. 12. Pour une analyse approfondie de l’optique newtonienne, on se reportera en français à l’ouvrage indispensable de Michel Blay, La Conceptualisation newtonienne des phénomènes de la couleur, op. cit. 13. Isaac Newton, Lettre à Oldenburg du 6  février 1672. Nous suivons ici la traduction de Michel Blay, in La Conceptualisation newtonienne…, op. cit., p. 183. 14. Ibid., p. 182. 15. Isaac Newton, Optique, trad. de J.-P. Marat, Paris, Bourgois, 1989, p. 38. 16. Lettre à Oldenburg du 6 février 1672, loc. cit., p. 183. 17. Michel Blay a montré l’insuffisance de cette démonstration, qui repose en réalité sur l’hypothèse de la structure corpusculaire de la lumière. Voir La Conceptualisation newtonienne, op. cit., 2e partie, chap. II. C’est Georges Gouy qui, à la fin du XIXe  siècle, a montré qu’il était possible de se représenter la lumière ou bien dans les termes de Newton, comme émettant un grand nombre de radiations monochromatiques différant en longueur d’onde, ou bien comme constituée d’une succession de pulsations irrégulières, sans que rien ne permette de départager ces deux interprétations. Voir Georges Gouy, « Sur le mouvement lumineux », Journal de physique théorique et appliquée, 2e  série, tome  V, 1886, p.  354-362  ; et le commentaire très éclairant de Michel Blay, Lumières sur les couleurs. Le regard du physicien, Paris, Ellipses, 2001, p.  77-86  ; La Conceptualisation newtonienne, op. cit., p. 84-85. 18. Lettre à Oldenburg du 6 février 1672, loc. cit., p. 187-188. 19. Optique, op. cit., p. 145. 20. Lettre à Oldenburg du 6  février  1672, loc. cit., p.  185 (nous soulignons « toutes »). 21. Optique, op. cit., p. 150. 22. Voir Lettre à Oldenburg du 6  février  1672, loc. cit., p.  186  : «  […]  je conclurai avec cette étude générale  : à savoir que les couleurs de tous les corps naturels n’ont pas d’autre origine que la suivante  : ceux-ci sont différemment qualifiés pour réfléchir une seule sorte de lumière en plus grande quantité qu’une

autre. Cela, je l’ai expérimenté en une pièce sombre en illuminant ces corps avec des lumières non composées de diverses couleurs. Car, par ce moyen, on peut faire apparaître n’importe quel corps de n’importe quelle couleur. Ils n’ont pas de couleur définie, mais apparaissent toujours de la couleur de la lumière envoyée sur eux, à la différence près qu’ils sont plus brillants et vifs à la lumière correspondant à leur propre couleur en plein jour. » 23. Optique, op. cit., p. 165. 24. Ibid., p. 168. 25. En réalité, les choses sont plus complexes  : un objet qui paraît jaune absorbe les longueurs d’onde de la lumière incidente correspondant au bleu et diffuse (en proportions inégales) toutes les autres longueurs d’onde  ; donc aussi celles qui correspondent au rouge et au vert, par exemple. 26. Libero Zuppiroli et Marie-Noëlle Bussac, Traité des couleurs, op. cit., p. 94. 27. Isaac Newton, Opticks, I, II, Définition, New York, Dover, 1952, p.  125 (nous traduisons). Pour une raison obscure, ce passage a été omis dans l’Optique traduite par Jean-Paul Marat et rééditée par Michel Blay. 28. The Correspondence of Isaac Newton, éd. H. W. Turnbull, J. F. Scott, A. R. Hall et L. Telling, 7 vol., Cambridge, Cambridge University Press, 1959-1977, vol. 1, p.  264. Nous suivons la traduction de Michel Blay et renvoyons à son commentaire : Lumières sur les couleurs, op. cit., p. 31. 29. Voir sur ce point Evan Thompson, Colour Vision, op. cit., p. 25. 30. Ibid., p. 105 (nous traduisons).

II DE L’OBJECTIVISME AU SUBJECTIVISME 1. Maurice Élie, Lumière, couleurs, nature. L’optique et la physique de Goethe et de la Naturphilosophie, Paris, Vrin, 1993. 2. Novalis, Blütenstaub, no 16 : « Nach Innen geht der geheimnisvolle Weg » ; trad. de G.  Bianquis (modifiée) in Novalis, Petits Écrits / Kleine Schriften, Paris, Aubier-Montaigne, 1947, p. 35. 3. Friedrich von Schiller, Poèmes philosophiques / Gedankenlyrik, trad. de R. d’Harcourt, Paris, Aubier-Montaigne, 1944, p. 91. 4. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, tome II, Philosophie de la nature, trad. d’A. Vera, Paris, Ladrange, 1863, § 276, add., tome I, p. 361. 5. Pour Aristote, l’apparition des couleurs est due fondamentalement à un affaiblissement de la lumière, lorsqu’elle est réfléchie ou réfractée  ; ainsi, par exemple, «  le soleil apparaît rouge à travers la brume ou de la fumée  »

(Météorologiques, III, 4, 374  a  6, in Aristote, Œuvres complètes, sous la dir. de P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 2014). 6. Maurice Élie, Lumière, couleurs, nature, op. cit., p. 39. 7. Johann Wolfgang von Goethe, Traité des couleurs, accompagné de trois essais théoriques, trad. d’H. Bideau, Paris, Triades, 2000, p. 91. 8. Ibid., p. 92. 9. Ibid., p. 138-139. 10. Johann  Wolfgang von Goethe, Maximen und Reflexionen, Hamburger Ausgabe, Munich, Beck, tome XII : Kunst und Literatur, 1981, p. 432. 11. Traité des couleurs, op. cit., p. 93. 12. Arthur Schopenhauer, « Sur la vue et les couleurs », in Textes sur la vue et sur les couleurs, trad. de M. Élie, Paris, Vrin, 1986, p. 51. 13. Ibid., p. 63 : « La couleur est l’activité qualitativement divisée de la rétine. » 14. Ibid., p. 38. 15. Cf.  Brent Berlin et Paul Kay, Basic Color Terms. Their Universality and Evolution, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1969. 16. Voir supra. 17. Démocrite, Fragment A CXXXV (cité par Théophraste), in Les Présocratiques, éd. J.-P.  Dumont, Paris, Gallimard, «  Bibl. de la Pléiade  », 1988, p. 820. 18. Evan Thompson, Colour Vision, op. cit., p. 123. 19. Voir infra. 20. Edwin H.  Land, «  The Retinex Theory of Color Vision  », Scientific American, 237/6, 1977, p. 108-128. Et les commentaires d’Evan Thompson, Colour Vision, op. cit., p. 81 sq. 21. Peter Gouras et Eberhart Zrenner, «  Colour Vision  : A Review From a Neurophysiological Perspective  », Progress in Sensory Physiology, 1, 1981, p.  139140 (cité par Evan Thompson, Colour Vision, op. cit., p. 113). 22. Michel-Eugène Chevreul, « Étude des procédés de l’esprit humain dans la recherche de l’inconnu à l’aide de l’observation et de l’expérience et du moyen de savoir s’il a trouvé l’erreur ou la vérité  », §  138-140, Mémoires de l’Académie des Sciences, Paris, 1877, tome  39, p.  96-97. Il y a des couleurs qui dépendent essentiellement, pour apparaître, du contraste simultané. Tel est le cas du noir (comme propriété de la lumière). Considérons un écran de télévision  : il est gris foncé quand le poste est éteint. Comment fait-on apparaître du noir sur l’écran  ? En ajoutant non de l’obscurité (car l’écran ne peut pas devenir plus obscur que dans la situation où il est éteint), mais de la lumière. Grâce à cet apport de lumière, le gris de l’écran, c’est-à-dire sa partie non éclairée, apparaîtra du plus beau noir. Le noir est donc une couleur de contraste (cf. C. L. Hardin, Color for Philosophers, op.  cit., p.  24). Une autre couleur de contraste fascinante est le marron. Si vous

observez en vision monoculaire une surface marron à travers un tube dont l’intérieur est garni de velours noir, au bout d’un certain temps le brun est remplacé par un jaune uniforme dont la teinte exacte dépend de la nature du marron d’origine (elle peut varier de l’orange au jaune-vert). Autrement dit, la perception du marron dépend de son environnement visuel. Dans le cas où le brun est aperçu à travers un tube garni de velours noir, la doublure de velours apportant un environnement sombre à la couleur d’origine, il s’éclaircira jusqu’à devenir du jaune. Si l’on cesse d’observer à travers le cylindre et si la surface est réintégrée à un environnement plus lumineux, elle regagne sa teinte marron (cf. Jonathan  Westphal, Colour. Some Philosophical Problems from Wittgenstein, Oxford, Basil Blackwell, 1987, p. 53). Le marron est donc une couleur de contraste, un jaune sombre ou un orange sombre. Comme l’écrit Helmholtz dans son Optique physiologique, «  un rouge, un jaune et un vert de faible luminosité sont respectivement rouge-marron, marron et olive  » (cité par Jonathan  Westphal, op.  cit., p.  54). C’est pourquoi il est impossible de produire une lumière marron, puisque ou bien elle apparaîtra lumineuse, et elle sera donc plus claire que son entourage, et donc jaune, ou bien sa couleur sera plus sombre que son entourage —  mais elle n’apparaîtra plus alors comme lumière. Pour la même raison, a fortiori, on ne peut pas produire une lumière noire  ! C’est pourquoi le noir et le marron ne peuvent pas être perçus en vision monoculaire à travers un orifice qui isole la couleur de son environnement optique (voir C.  L. Hardin, Color for Philosophers, op. cit., p. 92). 23. Voir Georges Roque, Art et science de la couleur. Chevreul et les peintres, de Delacroix à l’Abstraction, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1997, p. 89. 24. Michel-Eugène Chevreul, « Étude des procédés de l’esprit humain dans la recherche de l’inconnu… », op. cit., § 144, p. 99. 25. Libero Zuppiroli et Marie-Noëlle Bussac, Traité des couleurs, op.  cit., p. 235. 26. Georges Roque, Art et science de la couleur, op. cit., p. 77. Voir aussi Ogden Rood, Modern Chromatics with Applications to Art and Industry, Londres, Kegan Paul, 1879, p.  161  : «  Deux couleurs, quelles qu’elles soient, qui par leur union produisent la lumière blanche sont appelées complémentaires » (nous traduisons). 27. Michel-Eugène  Chevreul, De la loi du contraste simultané des couleurs…, Paris, 1839, § 6, p. 5. 28. Ogden Rood, Modern Chromatics, op. cit., p. 166. 29. Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin, Paris, 1867, p. 599-600 ; voir Libero Zuppiroli et Marie-Noëlle Bussac, Traité des couleurs, op. cit., p. 236. 30. Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, «  Observations sur les couleurs accidentelles et sur les ombres colorées », in Introduction à l’histoire des minéraux. Œuvres complètes de Buffon, éd. A.  Richard, Paris, Librairie historique illustrée, 1853-1854. 31. Johann Wolfgang von Goethe, Traité des couleurs, op. cit., p. 116-117.

32. Charles Baudelaire, Salon de 1846, III. «  De la couleur  », in Œuvres complètes, éd. Cl. Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, 1976, p. 423. 33. Michel-Eugène Chevreul, De la loi du contraste simultané, op.  cit., §  119, p. 57. 34. Johann Wolfgang von Goethe, Traité des couleurs, op. cit., p. 111. 35. Ibid., p. 109. 36. Ibid., p. 88-89. 37. Ibid., p.  112-113  ; voir aussi p.  273-274  : «  Jaune appelle violet.  / Bleu appelle orange. / Pourpre appelle vert, / et inversement. » 38. Arthur Schopenhauer, « Sur la vue et les couleurs », loc. cit., p. 66. 39. Ibid., p. 34. 40. Ibid., p. 36. 41. Ibid., p. 37. 42. Ibid., p. 50-51. 43. Ibid., p. 53. 44. Ibid., p. 59. 45. Ibid., p. 61. 46. Ibid., p. 63. 47. Johann Wolfgang von Goethe, Traité des couleurs, op.  cit., p.  112-113  : «  L’œil demande toujours la totalité et complète en lui-même le cercle chromatique  : le rouge et le bleu se trouvent contenus dans le violet, couleur demandée par le jaune. » 48. Arthur Schopenhauer, « Sur la vue et les couleurs », loc. cit., p. 65. 49. Ibid., p. 69. 50. Ibid., p. 73. 51. Ibid., p. 63. 52. Ibid., p. 38. I ;

53. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, I, trad. d’A. Burdeau revue et corrigée par R. Roos, Paris, PUF, 1966, p. 25.

54. Thomas Young, «  On the Theory of Light and Colours  », Philosophical Transactions, 92 (1802), p. 20-21. 55. Libero Zuppiroli et Marie-Noëlle Bussac, Traité des couleurs, op.  cit., p. 172. 56. Voir Ewald Hering, Zur Lehre vom Lichtsinn, Vienne, Gerold, 1878. 57. Schopenhauer se moque de Melloni (un newtonien) et de Humboldt qui « parle en newtonien » et qui mentionne un « rouge verdâtre » (cf. Textes sur la vue

et les couleurs, op. cit., p. 78). 58. Voir Evan Thompson, Colour Vision, op. cit., p. 113 et 173-174. 59. C. L. Hardin, Color for Philosophers, op. cit., p. 10. 60. Ibid., p. 15. 61. Ibid., p. 39. 62. Arthur Schopenhauer, Textes sur la vue et les couleurs, op. cit., p. 70. 63. C. L. Hardin, Color for Philosophers, op. cit., p. XXI. 64. Ibid., p. 2-7. 65. Ibid., p. 62. Voir aussi, pour des remarques allant dans le même sens, Leda Cosmides et John Tooby, Mindblindness, Cambridge, Mass., MIT Press, 1995, p. XI. Pour une défense du physicalisme, voir Michael Tye, Consciousness, Color, and Content, Cambridge, Mass., MIT Press, 2000, chap.  7. Au constat selon lequel la composition spectrale de la lumière réfléchie en direction de l’œil ne détermine pas la couleur perçue, Tye répond que ce fait ne permet pas de conclure encore à la subjectivité des couleurs. Tout ce qu’il permet de conclure, c’est que la couleur d’une surface n’est pas physiquement équivalente à la longueur d’onde que cette surface réfléchit en plus grande proportion (ibid., p.  150). Ce constat permet malgré tout de maintenir la position physicaliste qui veut que «  les couleurs sont des propriétés physiques dont les natures peuvent être découvertes par la recherche empirique » (ibid., p. 149). Et le meilleur candidat, pense Tye, pour cette propriété physique que les surfaces possèdent et qui est responsable de leur couleur reste les longueurs d’onde de la lumière qu’elles réfléchissent. Tye discute aussi l’argument selon lequel la différence entre couleurs unitaires et binaires, sans équivalent dans la physique de la lumière, prouverait que la couleur n’est pas une propriété physique. 66. C. L. Hardin, Color for Philosophers, op. cit., p. 66. 67. Ibid., p. 67. 68. Voir supra. 69. Ibid., p. 39. 70. Au sens strict, il n’y a pas de teinte spectrale ni de couleur spectrale. La couleur n’a pas de composition spectrale  ; ce qui possède une composition spectrale, c’est la lumière réfléchie par un matériau. 71. C. L. Hardin, Color for Philosophers, op. cit., p. XXIII. 72. Ibid., p. 76. 73. Ibid., p. 111. 74. Ibid., p. 95. 75. Ibid., p. 112. 76. Ibid., p. 95.

III UNE CRITIQUE DU SUBJECTIVISME : L’APPROCHE ÉCOLOGIQUE DE LA COULEUR 1. Libero Zuppiroli et Marie-Noëlle Bussac, Traité des couleurs, op. cit., p. 167. 2. Michael Tye, Consciousness, Color, and Content, op.  cit., p.  165-166 (nous traduisons). 3. James J.  Gibson, The Ecological Approach of Visual Perception, Hillsdale, Lawrence Erlbaum Associates, 1986  ; trad. d’O.  Putois, Approche écologique de la perception visuelle, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014. Nous avons traduit nousmême les passages de cet ouvrage et nous renverrons donc à l’édition originale. 4. C. L. Hardin, Color for Philosophers, op. cit., p. 111. 5. Evan Thompson, Colour Vision, op. cit., p. 138. 6. Ibid., p. 182. 7. Ibid., p. 183. 8. Ibid., p. 196. 9. L’affordance de Gibson doit être comprise à partir de la signification de to afford en anglais  : «  offrir, procurer  ». Ainsi, une branche procure au singe la possibilité de s’y suspendre, un fruit lui procure la possibilité de se nourrir, etc. Les choses s’offrent perceptivement à l’animal comme recelant des vecteurs pratiques, elles se présentent comme bonnes pour… telle ou telle action, et c’est cette caractéristique que ressaisit la notion d’affordance. James Gibson précise  : «  Une suggestion d’agir (affordance) n’est ni une propriété objective ni une propriété subjective  ; ou, si l’on préfère, elle est les deux à la fois. Une suggestion d’agir déjoue la dichotomie du subjectif et de l’objectif, et nous aide à saisir son caractère inadéquat. Elle est autant un fait de l’environnement qu’un fait du comportement. Elle est à la fois physique et psychique, et par suite ni l’un ni l’autre. Une suggestion d’agir fait signe dans les deux directions à la fois, vers l’environnement et vers l’observateur  » (The Ecological Approach to Visual Perception, op.  cit., p. 129). 10. Evan Thompson, Colour Vision, op. cit., p. 207. 11. Ibid., p. 244. 12. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945 ; rééd. « Tel », 2017, p. 79 (nous soulignons). 13. James J. Gibson, The Ecological Approach, op. cit., p. 143. 14. Ibid., p. 137. 15. Ibid., p. 263. 16. Ibid., p. 140. 17. Ibid., p. 141.

18. Il faut alors admettre une équivocité fondamentale du mot « phénomène » : le phénomène en tant que mode d’apparaître du monde (le sens auquel nous faisons référence) et le phénomène en tant que pur état subjectif ou interne, comme dans le cas d’un phosphène ou d’une couleur consécutive, ne sont pas des «  phénomènes  » dans le même sens. Les couleurs du monde sont des phénomènes uniquement dans la première acception du terme. 19. Edmund Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, Husserliana, Band VI, §  9, p.  48-49  ; trad. de G. Granel, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de Philosophie », 1976, p. 57. 20. Voir Claude  Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, Paris, Gallimard, «  Folio Essais  », 2010 et Les Repères éblouissants, op.  cit., notamment chap. III et IV. 21. Adolf Reinach, « Über Phänomenologie », in Sämtliche Werke. Textkritische Ausgabe in 2  Bänden, Munich, Philosophia, 1989, Band  I, p.  534  ; trad. de P.  Secretan, «  De la phénoménologie  », Philosophie, no  21, 1989, p.  40. Une autre traduction de ce même texte due à Arnaud Dewalque est incluse dans le volume d’Adolf Reinach, Phénoménologie réaliste, Paris, Vrin, 2012  ; pour la citation, voir p. 38-39.

IV LA GRAMMAIRE DES COULEURS (WITTGENSTEIN) 1. Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 118. 2. André Malraux, Les Voix du silence, in Œuvres complètes, tome  IV, éd. J.Y. Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 568. 3. Johann Wolfgang von Goethe, Traité des couleurs, op. cit., p. 89. 4. Johann Wolfgang von Goethe, Maximen und Reflexionen, op.  cit., p.  366  ; cité par Maurice Élie, Lumière, couleurs, nature, op. cit., p. 79. 5. Arthur Schopenhauer, Textes sur la vue et les couleurs, op. cit., p. 63-64. 6. Alexius Meinong, «  Bemerkungen über den Farbenkörper und das Mischungsgesetz (1903)  », Zeitschrift für Psychologie und Physiologie der Sinnesorgane, 33 (1903), p.  1-80. On pourra se reporter, sur la conception de Meinong, à Kevin Mulligan, «  Colors, Corners and Complexity  : Meinong and Wittgenstein on Some Internal Relations  », in B.  C. van  Fraassen, B.  Skyrms et W.  Spohn (éd.), Existence and Explanation  : Essays Presented in Honor of Karel Lambert, The University of Western Ontario Series in Philosophy of Science, Dordrecht, Kluwer, 1991, p.  77-101  ; trad. remaniée, «  Couleurs  », in Kevin Mulligan, Wittgenstein et la philosophie austro-allemande, Paris, Vrin, 2012.

7. Alexius Meinong, «  Bemerkungen über den Farbenkörper und das Mischungsgesetz (1903)  », loc. cit., p.  3  : «  Von Natur sind die Farben so wenig psychisch wie die Orte oder selbst die Zahlen » (nous traduisons). 8. Ibid., § 10, p. 39. 9. Ibid., p. 19 (nous avons ajouté les italiques). 10. Alois Höfler, Psychologie, Vienne et Prague, Tempsky, 1897. Meinong juge la représentation octaédrique de la géométrie des couleurs supérieure à la sphère de Runge (Farben-Kugel, oder Construction der Verhältnisses aller Mischungen der Farben zu einander, und ihrer vollständigen Affinität, Hambourg, F. Perthes, 1810), puisqu’elle permet d’apercevoir du premier coup d’œil les rapports d’opposition entre couleurs. 11. À propos de l’orange, voir Ludwig Wittgenstein, Philosophische Bemerkungen, éd. R.  Rhees, Oxford, Basil Blackwell, 1964, XXI, §  221  ; trad. de J. Fauve, Remarques philosophiques, Paris, Gallimard, 1975, rééd. « Tel », p. 264. Et à propos du violet, Philosophische Bemerkungen, VIII, § 80 ; trad. citée, p. 105. 12. Alexius Meinong, «  Bemerkungen über den Farbenkörper und das Mischungsgesetz », loc. cit., p. 19. 13. George Edward Moore, «  Wittgenstein’s Lectures in 1930-33  », in Philosophical Papers, Londres, Allen and Unwin, 1959, p.  318  ; trad. de J.P.  Cometti, Les Cours de Wittgenstein 1930-33, in Ludwig  Wittgenstein, Philosophica I, Mauvezin, TER, 1997, p. 133. 14. Dans le Tractatus logico-philosophicus, seuls les états de choses (Sachverhalte) ont une structure logique : parler de structure logique des couleurs signifie en fait parler de la structure logique des états de choses dans lesquels interviennent des objets colorés. 15. Voir Tractatus logico-philosophicus, proposition 1 : « Le monde est tout ce qui a lieu. » 16. Ibid., proposition 6.1. 17. Ibid., proposition 6.1223, où « vérités logiques » est mis entre guillemets, et 6.1231. Voir aussi proposition 6.113  : «  La marque particulière des propositions logiques est que l’on peut reconnaître sur le seul symbole qu’elles sont vraies, et ce fait clôt sur elle-même toute la philosophie de la logique. » 18. Emmanuel Kant, Quels sont les progrès réels de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de Wolff  ?, Ak., t.  XX, p.  259  ; trad. de J.  Rivelaygue, in Œuvres philosophiques, éd. F.  Alquié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome III, 1986, p. 1215. 19. Sur la différence dire/montrer, voir Tractatus, propositions 4.022, 4.12, 4.121. 20. Ludwig Wittgenstein, «  Quelques remarques sur la forme logique  », in Philosophica IV, trad. J.-P. Cometti et É. Rigal, Mauvezin, TER, 2005, p. 51.

21. Pour cela, le lecteur pourra se reporter à Claude Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, op. cit., chap.  VI et à notre article « La phénoménologie en sa possibilité  : la dispute de l’a priori synthétique et ses enjeux  », Recherches husserliennes, 24, 2006, p. 3-32. 22. Il faut insister ici sur «  il y a un sens dans lequel  »  ; car, logiquement parlant, de ce qu’une même surface est uniformément jaune rougeâtre (orange), il ne s’ensuit pas que cette surface est uniformément jaune et uniformément rouge. On ne peut passer de l’affirmation selon laquelle cette surface possède une unique teinte binaire à l’affirmation selon laquelle elle possède deux teintes unitaires. Toutefois, il suffit de remplacer l’affirmation «  Une même surface peut être uniformément rouge et jaune en même temps » par « Une même surface peut être uniformément rouge et verte en même temps » pour s’apercevoir que les rapports entre teintes sont de nature différente. On ne peut pas dire que la présence du rouge exclut la présence du jaune au même sens où elle exclut la présence du vert. Dans le premier cas, elle l’exclut à supposer que le rouge soit un rouge pur  ; dans le second, elle l’exclut quelle que soit la teinte de rouge considérée. 23. Moritz Schlick, «  Gibt es ein materiales A priori  ?  », Wissenschaftlicher Jahresbericht der Philosophischen Gesellschaft an der Universität zu Wien  : Ortsgruppe Wien der Kant-Gesellschaft für das Vereinsjahr 1931/32, Vienne, 1932, p. 55-65. 24. Wittgenstein et le Cercle de Vienne. D’après les notes de Friedrich Waismann, trad. G. Granel, Mauvezin, TER, 1991, p. 37-38. 25. Peter Simons, « Wittgenstein, Schlick and the A Priori », in Philosophy and Logic in Central Europe from Bolzano to Tarski, La Haye, Nijhoff, 1992, chap. 15. 26. Ibid., p. 369. 27. Dans le Tractatus, Wittgenstein parlait bien d’une véritable contradiction. Rappelons l’aphorisme 6.3751 : « Que, par exemple, deux couleurs soient ensemble en un même lieu du champ visuel est impossible, et même logiquement impossible, car c’est la structure logique de la couleur qui l’exclut. […] (Énoncer qu’un point du champ visuel a dans le même temps deux couleurs différentes est une contradiction) » (nous soulignons ce dernier mot). 28. Un peu plus loin, la conversation du 2  janvier 1930 montre bien que les choses, aux yeux de Wittgenstein, sont moins tranchées que ne le voudrait Schlick : « SCHLICK : N’y a-t-il aucune réponse à la question : d’où sais-je que telles et telles règles de syntaxe sont valides ? D’où sais-je qu’à un emplacement donné il ne peut y avoir de rouge et de bleu en même temps ? N’y a-t-il pas malgré tout ici une sorte de connaissance empirique ? WITTGENSTEIN : Oui et non. Tout dépend de ce qu’on entend par “empirique”. Si on entend par connaissance empirique une connaissance qui peut être exprimée par une proposition, alors il ne s’agit pas d’une connaissance empirique. Si l’on entend par empirie quelque chose d’autre, alors la syntaxe aussi est empirique. J’ai dit quelque part dans le Tractatus  : la logique est antérieure au comment, mais non au quoi [5.552]. La logique dépend de ce que quelque chose existe (au sens de  : quelque chose est donné) —  elle

dépend de ce qu’il y a des faits. Elle ne dépend pas du “comment” de ces faits (de l’être-ainsi). Qu’il y a des faits, cela n’est descriptible par aucune proposition. Si vous voulez, j’aurais pu aussi bien dire : la logique est empirique — si c’est cela que vous appelez empirie » (Wittgenstein et le Cercle de Vienne, op. cit., p. 48). 29. Ludwig Wittgenstein, «  Quelques remarques sur la forme logique  », loc. cit., p. 45. 30. Ibid., p. 45. 31. Ibid., p. 57. 32. Ibid., p. 57. 33. Ibid., p. 55. 34. Ibid., p. 57. 35. Ibid. (nous soulignons). 36. Ibid., p. 51. 37. Ibid., p. 53. 38. Voir Denis Perrin, «  L’idée d’une phénoménologie de la conscience du temps », in J. Benoist et S. Laugier (éd.), Husserl et Wittgenstein. De la description de l’expérience à la phénoménologie linguistique, Hildesheim, Olms, 2004, p.  85  : « Wittgenstein s’approche de très près de l’idée selon laquelle la règle de grammaire décrit une certaine propriété du monde. » 39. Ibid., p. 45. 40. P. M. S. Hacker, Appearance and Reality. A Philosophical Investigation into Perception and Perceptual Qualities, Oxford, Blackwell, 1987, p. 89. 41. Ibid., p. 91. 42. Ibid. 43. Wittgenstein et le Cercle de Vienne, op. cit., p. 33-34. 44. Comme le remarque Anthony Kenny, «  à l’époque du Tractatus, Wittgenstein avait soutenu que toutes les propositions analytiques étaient des tautologies. Il avait maintenant isolé une nouvelle classe de propositions, ou des propositions éventuelles qui, bien qu’étant a priori, n’étaient pas des tautologies  » (Wittgenstein, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1973  ; trad. de J.F.  Malherbe, Ce que Wittgenstein a vraiment dit, Verviers, Marabout, 1975, p.  90). Ces propositions qui ordonnent le système des couleurs ne sont pas empiriques, elles sont a  priori, mais ce ne sont pas des tautologies  : ce sont des règles grammaticales. 45. Wittgenstein et le Cercle de Vienne, op. cit., p. 14-15. 46. Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, I, §  654  ; trad. de Fr. Dastur, M. Élie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, É. Rigal, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, p. 235 : « Notre faute est de rechercher une explication là où nous devrions concevoir les faits (Tatsachen) comme les “phénomènes

originaires” (Urphänomene)  ; en d’autres termes, là où nous devrions dire que tel jeu de langage se joue. » 47. Ludwig  Wittgenstein, Philosophische Bemerkungen, trad. de J.  Fauve, Remarques philosophiques, Paris, Gallimard, «  Bibliothèque des Idées  », 1975, p. 13. 48. Ibid., §  1, p.  51-52  ; cf. aussi §  39, p.  73  : «  L’octaèdre des couleurs est grammaire, car il dit que nous pouvons parler d’un bleu tirant sur le rouge, mais non d’un vert tirant sur le rouge,  etc.  »  ; et §  231, p.  265. La supériorité de l’octaèdre de Höfler sur le cercle chromatique et d’autres représentations de la « géométrie des couleurs » (la sphère de Runge, la pyramide de Lambert, le double cône d’Ostwald, etc.) lui vient de ce que, dans le cercle, il semble que le rouge soit situé entre l’orange et le violet dans le même sens que l’orange est situé entre le rouge et le jaune, alors que, dans l’octaèdre, non (cf. §  221, p.  264). Voir supra, note 10. 49. Ibid., § 2, p. 53. 50. Ludwig Wittgenstein, Manuscrit 105, Wiener Ausgabe, Studien Texte, Band 1-5, Vienne, Springer, 1999, t. I, p. 4 : « Die Physik strebt nämlich Wahrheit, d. h. richtige Voraussagungen der Ereignisse an während das die Phänomenologie nicht tut, sie strebt Sinn nicht Wahrheit an. » 51. Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, I, § 90. 52. Ibid., I, § 93. 53. Ludwig Wittgenstein, Cours de Cambridge (1932-1935), § 27, trad. É. Rigal, Mauvezin, TER, 1992, p. 47. 54. Edmund Husserl, Logische Untersuchungen, Husserliana (désormais abrégé «  Hua  »), vol.  XIX, IV, §  12-14  ; trad. H.  Élie, A.  L.  Kelkel et R.  Schérer, Recherches logiques, Paris, PUF, tome II-2, 1972, p. 120-138. 55. Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, I, § 500. 56. Cf. P. M. S. Hacker, Wittgenstein, Mind and Will, Oxford, Blackwell, 2000, p. 97, note. 57. Philosophische Bemerkungen, op. cit., I, § 4 ; trad. citée, p. 53-54. Voir aussi The Big Typescript. TS 213, German-English Scholar’s Edition, Malden (MA)/Oxford, Victoria/Blackwell, 2005, p. 188-189. 58. Philosophische Bemerkungen, op. cit., I, § 7 ; trad. citée, p. 55. 59. Ludwig  Wittgenstein, Grammaire philosophique, trad. M.-A.  Lescourret, Paris, Gallimard, 1980, rééd. «  Folio essais  », 2001, p.  240 (trad. modifiée). Voir aussi The Big Typescript, op. cit., p. 184. 60. The Big Typescript, op. cit., p. 187. 61. Grammaire philosophique, trad. citée, p.  241  ; voir aussi Recherches philosophiques, I, § 497. 62. Voir supra.

63. The Big Typescript, op. cit., p. 341 et 342. 64. Philosophische Bemerkungen, op. cit., XXI, § 222 ; trad. citée, p. 266. 65. Ibid., I, § 41 ; trad. citée, p. 74. 66. Ludwig Wittgenstein, Bemerkungen über die Farben, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1979, II, §  3  ; trad. de G.  Granel, Remarques sur les couleurs, éd. bilingue, Mauvezin, TER, 2e éd. 1984, p. 22. 67. Philosophische Untersuchungen, op. cit., I, § 371 ; trad. citée, p. 170. 68. Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les fondements des mathématiques, I, respectivement, § 73 et 74, trad. de M.-A. Lescourret (modifiée), Paris, Gallimard, 1983, p. 60 et 61. 69. Remarques sur les couleurs, I, § 53, p. 15. 70. Ibid., III, § 188, p. 54. 71. Ibid., III, § 180, p. 53. 72. Recherches philosophiques, I, §  383, p.  173  : «  Nous n’analysons pas un phénomène (la pensée par exemple), mais un concept (celui de pensée par exemple), et donc l’application d’un mot. » 73. Remarques sur les couleurs, II, § 16, p. 23. 74. Ibid., II, § 3, p. 22. 75. Elizabeth Anscombe, «  The Question of Linguistic Idealism  », in From Parmenides to Wittgenstein. Collected Philosophical Papers, I, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1981, p. 113. 76. Ibid., p. 114. 77. Ibid. 78. Ibid., p. 128. 79. Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., I, § 372, p. 171. 80. Elizabeth Anscombe, «  The Question of Linguistic Idealism  », loc. cit., p. 122. 81. Ludwig  Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, op.  cit., III, §  133-134, p. 44-45. 82. Ibid., I, § 6, p. 9. 83. Edmund Husserl, Logische Untersuchungen, Hua XIX, I, § 58. 84. Philosophische Bemerkungen, XXI, § 219, trad. citée, p. 261. 85. C. L. Hardin, Color for Philosophers, op. cit., p. 122. 86. Remarques sur les couleurs, op. cit., I, § 27, p. 12. 87. Wittgenstein refuserait de dire, comme le Cercle de Vienne, que l’impossibilité d’être vert découle de «  la  » définition du rouge ou de «  la  » signification de « rouge » (car il n’y a rien de tel). Il refuse de s’engager dans une métaphysique de la signification. Il dirait seulement que la règle d’emploi de

«  rouge  », c’est-à-dire sa signification, exclut l’association vert-rouge  : l’incompatibilité avec le vert ne découle pas de la signification de « rouge », comme l’affirmaient Schlick ou Carnap, elle est plutôt un aspect de cette signification, c’est-à-dire de cet usage. Ce qui revient à dire qu’ici la combinaison « rouge-vert » est sans usage, dépourvue de toute application (voir P.  M.  S.  Hacker, Appearance and Reality, op. cit., p. 168). 88. Sur tout cela, le lecteur pourra également se reporter à notre ouvrage, Au cœur de la raison, la phénoménologie, op. cit., chap. VII. 89. Remarques sur les couleurs, op. cit., III, § 41, p. 31. 90. Ibid., III, § 309, p. 71. 91. Ibid., III, § 52, p. 32. 92. Ibid., III, § 46, p. 32. 93. Ibid., III, § 50, p. 32. 94. Voir Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, op. cit., p. 146 : « Le jaune a une telle tendance au clair (blanc) qu’il ne peut guère exister de jaune très foncé. »

V DE LA GRAMMAIRE À LA PHÉNOMÉNOLOGIE 1. Voir supra. 2. Recherches philosophiques, op. cit., I, § 372, p. 171. 3. Remarques sur les couleurs, op. cit., III, § 127, p. 43. 4. David Hume, Enquête sur l’entendement humain, trad. de M.  Malherbe, Paris, Vrin, 2004, p.  52. Sur le problème de la nuance manquante de bleu chez Hume, on pourra se reporter à William H. Williams, « Is Hume’s Shade of Blue a Red Herring ? », Synthese, 92 (1992), p. 83-99. 5. Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, op. cit., III, § 89, p. 37. 6. Jonathan Westphal, Colour. A Philosophical Introduction, op. cit., p. 132. 7. Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, op. cit., I, § 68, p. 18. 8. L’idée de structuration des couleurs conduit à abandonner l’idée de couleur comme pure qualité (Locke). Voir C.  L. Hardin, Color for Philosophers, op.  cit., p. 42-44 ; Evan Thompson, Colour Vision, op. cit., p. 65. Wittgenstein déclare dans les Remarques philosophiques que les impressions de sens «  sont toujours tenues pour beaucoup plus simples qu’elles ne sont » (XXI, § 223, trad. citée, p. 268). 9. Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, op. cit., III, § 106, p. 39. 10. Voir Jonathan Westphal, Colour  : A Philosophical Introduction, op.  cit., p. 58.

11. Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, op. cit., I, § 42, p. 14. 12. Jonathan Westphal, Colour : A Philosophical Introduction, op. cit., p. 58. 13. Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, op. cit., III, § 62, p. 34. 14. Ibid. 15. Ibid., III, § 65, p. 34. 16. Voir supra, note 22. 17. Jonathan Westphal, Colour : A Philosophical Introduction, op. cit., p. 60. 18. Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, op. cit., III, § 81, p. 36. 19. Peut-on dire sans plus de précisions que «  le gris n’est pas lumineux  » (Remarques sur les couleurs, III, § 156, p. 48) ? 20. Ibid. 21. Ibid., III, § 216-222, p. 58. Parmi ces paradoxes discutés par Wittgenstein, il faudrait faire une place toute particulière à l’un de ceux qui reviennent le plus souvent dans sa réflexion : le problème du blanc transparent. « Comment se fait-il, demande Wittgenstein, que quelque chose de transparent puisse être vert, mais non pas blanc  ?  » (ibid., I, §  19, p.  11). Ou encore  : «  Certes, il se pourrait bien qu’un corps qui soit en réalité transparent nous apparaisse blanc ; mais il ne peut nous apparaître comme blanc et transparent  » (ibid., III, §  146, p.  46). L’impossibilité d’un blanc transparent est un très bon exemple pour tenter de départager une explication physique de ce phénomène, une explication en termes purement phénoménologiques et une explication grammaticale. Nous l’avons fait ailleurs et n’y reviendrons pas ici. Voir Au cœur de la raison, la phénoménologie, op. cit., chap. VIII. 22. Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, op. cit., III, § 229, p. 59. 23. Ibid., III, § 232, p. 60. 24. Edmund Husserl, Logische Untersuchungen, «  Einleitung  », §  2  ; Hua XIX/1, p. 10 ; Recherches logiques, trad. citée, tome II-1, p. 6. 25. Edmund Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, erstes Buch, Hua III/1, §  19, p.  41  ; trad. de J.Fr.  Lavigne, Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de Philosophie », 2018, p. 58. 26. Hua III/1, § 24, p. 51 ; trad. citée (modifiée), p. 71. 27. Carl Stumpf, Erscheinungen und psychische Funktionen, Berlin, Verlag der Königlichen Akademie der Wissenschaften, 1907 ; trad. de D. Fisette, Renaissance de la philosophie. Quatre articles, Paris, Vrin, 2006, p.  148. L’un des premiers à avoir attiré l’attention sur l’influence de Stumpf sur Husserl est Herbert Spiegelberg, The Phenomenological Movement  : A Historical Introduction, vol.  I, La Haye, Martinus Nijhoff, 1976, p. 58. 28. Ibid., p. 197.

29. Ibid., p. 142 ; cf. aussi loc. cit., p. 295. Ce texte est relativement tardif dans l’œuvre de Stumpf, mais en réalité, dès 1873, dans Über den psychologischen Ursprung der Raumvorstellung, Stumpf a déjà identifié ces rapports de fondation. Voir Über den psychologischen Ursprung der Raumvorstellung, Leipzig, S.  Hirzel, 1873, p. 110 sq. 30. Carl Stumpf, « Autobiographie », in Renaissance de la philosophie, op. cit., p. 285. 31. Edmund  Husserl, Logische Untersuchungen, Hua XIX, 1, p.  387  ; trad. citée, tome II-2, p. 176. 32. Edmund Husserl, Ideen… I, Hua, III/1, p. 12-13 ; trad. citée p. 24. 33. Edmund Husserl, Formale und transzendentale Logik, Hua XVII, § 98, note a  ; trad. de S.  Bachelard, Logique formelle et logique transcendantale, Paris, PUF, 1957, p. 332. 34. Edmund  Husserl, Phänomenologische Psychologie. Vorlesungen Sommersemester 1925, Hua  IX, p.  86  ; trad. de Ph.  Cabestan, N.  Depraz et A. Mazzu, Psychologie phénoménologique, Paris, Vrin, 2001, p. 84. 35. Il semble que ce critère de l’a priori, Husserl l’ait en fait découvert chez Hume, dans sa distinction entre les sciences portant sur les matters of fact et celles portant uniquement sur les relations of ideas : les secondes, affirme Hume dans la section IV de l’Enquête, énoncent des propositions without dependence on what is anywhere extent in the universe, qui «  ne dépendent en rien de ce qui existe en quelque lieu de l’univers  » (David Hume, Enquête sur l’entendement humain, éd.  bilingue, trad. de M.  Malherbe, Paris, Vrin, 2008, p.  95). Cela deviendra le critère de l’a priori pour Husserl. Voir à ce sujet Claude  Romano, «  Husserl et Hume : l’a priori, l’anthropologisme et le transcendantal », repris in L’Inachèvement d’Être et temps et autres études d’histoire de la phénoménologie, Argenteuil, Le Cercle herméneutique, 2013, chap. 1. 36. Logische Untersuchungen, III, § 12, Hua XIX/1, p. 259 ; trad. citée, tome II2, p.  39  : «  Dans une proposition analytique, il doit être possible de remplacer chaque matière concrète, en maintenant intégralement la forme logique de la proposition, par la forme vide quelque chose.  » En définissant l’analyticité par la possibilité d’une formalisation intégrale, Husserl anticipe une des idées maîtresses du Tractatus. L’un de ses disciples, Oskar Becker, remarque cette proximité dans l’Appendice III à Logique formelle et logique transcendantale, «  Bemerkungen über Tautologie im Sinne der Logistik » (Formale und transzendentale Logik, Hua XVII, Beilage III, p. 333). Pourtant, la position de Husserl se situe à l’opposé de celle du Tractatus en ce qui concerne la «  logique  » des couleurs puisque le phénoménologue refuse de réduire toute nécessité absolue à une nécessité d’ordre logique. 37. Logische Untersuchungen, III, § 11, Hua XIX/1, p. 258 ; trad. citée, tome II2, p. 37. 38. Ibid.

39. Ibid., Hua XIX/1, p. 257 ; trad. citée, tome II-2, p. 37. 40. Adolf Reinach, «  Über Phänomenologie  », in Sämtliche Werke, Band  I, op. cit., p. 546-547 ; trad. de Ph. Secretan, Philosophie, 21, 1989, p. 52. 41. Logische Untersuchungen, IV, § 14, « Anmerkungen » ; Hua XIX/1, p. 350 ; trad. citée (modifiée), tome II-2, p. 137. 42. Wilhelm Schapp, Beiträge zur Phänomenologie der Wahrnehmung, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1981 (réédition de l’ouvrage de 1910), p. 12 ; une traduction partielle due à Maurice Élie de l’Introduction et de la Première section, accompagnée d’une présentation et d’un commentaire, est parue dans la revue Noésis, no  6, 2003, p.  49-97. Nous y renvoyons quand cela est possible (ici, p. 62). 43. René Descartes, Les Météores, Discours VIII, AT VI, 335 (déjà cité). 44. Wilhelm Schapp, Beiträge zur Phänomenologie der Wahrnehmung, op.  cit., p. 2 ; trad. citée, p. 53. 45. Pour une analyse de ces débats à la Renaissance et à l’âge classique et leur arrière-plan métaphysique, voir Jacqueline Lichtenstein, La Couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris, Flammarion, «  GF  », 2013. Voir également Max Imdahl, Couleur. Les écrits des peintres français de Poussin à Delaunay, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1996. 46. Edmund Husserl, Ding und Raum. Vorlesungen 1907, Beilage III, Hua XVI, p. 347 ; Chose et espace. Leçons de 1907, trad. de J.-Fr. Lavigne, Paris, PUF, 1989, p. 402. 47. Beiträge zur Phänomenologie der Wahrnehmung, op. cit., p. 17 ; trad. citée, p. 68-69. 48. Ibid., p. 20 ; trad. citée, p. 72. 49. Ibid., p. 24 ; trad. citée (modifiée), p. 77. 50. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 275. 51. Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 123. 52. Beiträge zur Phänomenologie der Wahrnehmung, op. cit., p. 26 ; trad. citée, p. 78. 53. Erwin Straus, Vom Sinn der Sinne, Berlin, Göttingen, Heidelberg, Springer, 2e éd., 1956, p. 209 ; trad. de G. Thinès et J.-P. Legrand, Du sens des sens, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1989, p. 334. 54. Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 275. 55. David Katz, Die Erscheinungen der Farben und ihre Beeinflussung durch die individuelle Erfahrung, Leipzig, Engelmann, 1911, p. 10. 56. Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 259. 57. David Katz, Die Erscheinungen der Farben, op. cit., § 7, p. 76-77. 58. David Katz, Der Aufbau der Farbwelt, Leipzig, J. A. Barth, 1930, § 3, p. 37.

59. Adhemar Gelb, «  Über den Wegfall der Wahrnehmung “Oberflächenfarben” », Zeitschrift für Psychologie, no 84, 1920.

von

60. Ibid., § 2, p. 184. 61. Die Erscheinungen der Farben, op. cit., § 2, p. 17-18. 62. Der Aufbau der Farbwelt, op. cit., § 4, p. 40. 63. Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 359-360. 64. Ewald Hering, Zur Lehre vom Lichtsinn, Vienne, Gerold, 1878, rééd. in Gräfe et Sämisch (éd.), Handbuch der gesamten Augenheilkunde, t.  I, chap.  12, Leipzig, 1905, p. 73 (cité par Katz). 65. Der Aufbau der Farbwelt, op. cit., § 16, p. 122.

VI DU CÔTÉ DE CHEZ LES PEINTRES 1. Alexander Gottlieb Baumgarten, Esthétique, §  14, trad. (partielle) de J.Y. Pranchère, Paris, L’Herne, 1988, p. 127. 2. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 79. 3. Erwin Straus, Vom Sinn der Sinne, op. cit., p. 379 ; trad. de G. Thinès et J.-P. Legrand, Du sens des sens, op. cit., p. 574. 4. Ibid., p. 372 ; trad. citée, p. 565. 5. Maurice Merleau-Ponty, La Structure du comportement, Paris, PUF, 1942, rééd. 1977, p. 90-91. 6. Ibid., p. 91. 7. Phoebe Pool, L’Impressionnisme, trad. d’H.  Sieyès, Paris, Thames et Hudson, 1992, p. 54. 8. Cité par Maurice Élie, Couleurs et théories. Anthologie commentée, Nice, Les éditions Ovadia, 2010, p. 129. 9. Edmond Duranty, « La nouvelle peinture (1876) », cité par Maria et Godfrey Blunden, La Peinture de l’impressionnisme, trad. de M. et A. Chenais, Genève, Skira, 1981, p. 120. 10. Georges Roque, Art et science de la couleur, op. cit., p. 274. 11. Maurice Merleau-Ponty, «  Le doute de Cézanne  », in Sens et Non-sens, Paris, Nagel, 1948, rééd. 1966, p. 26. 12. Ibid., p. 19-21. 13. Conversations avec Cézanne, éd. P.-M. Doran, Paris, Macula, 1978, p. 119. 14. Ibid., p. 123. 15. Ibid., p. 119.

16. Ibid., p. 112. 17. Vincent Van Gogh, Lettre à Émile Bernard de juin  1888 [B 7], in Correspondance complète de Vincent Van Gogh, trad. de M.  Beerblock et L. Roëdlandt, Paris, Gallimard/Grasset, 1960, tome III, p. 109. 18. Lettre à Théodore Van Gogh du 8 septembre 1888 [533], loc. cit., tome III, p. 190. 19. Lettre à Théodore Van Gogh d’octobre-novembre  1885 [429], loc. cit., tome II, p. 496. 20. Charles Chassé, Les Nabis et leur temps, Lausanne, La Bibliothèque des Arts, 1960, p. 168. 21. Paul Gauguin, Avant et Après, Paris, La Table ronde, 1994, p. 65. 22. Ibid., p. 269 ; cité par Georges Roque, Art et science de la couleur, op.  cit., p. 301. 23. Voir à ce sujet les remarques de Georges Roque, op. cit., p. 299. 24. C. L. Hardin, Color for Philosophers, op. cit., p. 49. 25. Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972, p. 96. 26. Ibid., p. 132. 27. Michel-Eugène Chevreul, De la loi du contraste simultané des couleurs, op. cit., § 374-375, p. 221-222. 28. Mémoire sur l’influence que deux couleurs peuvent avoir l’une sur l’autre quand on les voit simultanément, Paris, 1828, § 12, p. 9. 29. Ibid., § 139, p. 67. 30. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, éd. Cl.  Lefort, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 1964, p. 174-175. 31. Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 195.

VII LA COULEUR COMME « TON DE L’ÊTRE » 1. L’expression est de Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, op.  cit., p. 178. 2. Cité par Maurice Merleau-Ponty dans L’Œil et l’Esprit, op. cit., p. 67. 3. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 267. 4. Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 195. 5. Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, op. cit., p. 67. 6. Ibid., p. 21.

7. Voir sur ce point nos essais « Le miroir de Narcisse et l’être vertical », in Il y a, Paris, PUF, 2003, et plus récemment «  Après la chair  », in Les Repères éblouissants, op. cit. 8. Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, op. cit., p. 143. 9. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 259. 10. Cité par Maurice Élie, Couleurs et théories, op. cit., p. 224. 11. P.  Francastel (éd.), Du cubisme à l’art abstrait. Les cahiers inédits de R. Delaunay, Paris, EHESS, 1957, p. 75. 12. Hajo Düchting, Robert Delaunay et Sonia Delaunay. Le triomphe de la couleur, trad. de F. Michel, Cologne, Taschen, 1994, p. 41. 13. Emmanuel  Kant, Critique de la faculté de juger, §  42, trad. A.  J.-L. Delamarre, in Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, «  Bibliothèque de la Pléiade », tome II, 1985, p. 1083. 14. Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, op. cit., p. 105. 15. Ibid., p. 151. 16. Ibid. 17. Ibid., p. 107. 18. Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p.  591. Voir pour plus de précisions Anne-Sylvie Calvet-Barthel, «  Parler de musique en couleurs. Utopie d’une matérialité sonore ? », Cahiers philosophiques, no 96, décembre 2003, « La couleur », p. 19-29. 19. Ibid., p. 112. 20. Charles Baudelaire, « De la couleur », loc. cit., p. 423. 21. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 271. 22. Ibid., p. 243. 23. Ibid., p. 245. 24. Kurt Goldstein, La Structure de l’organisme, trad. d’E.  Burckhardt et J. Kuntz, Paris, Gallimard, 1983, rééd. « Tel », p. 223-224 (nous soulignons). 25. Erwin Straus, « Les formes du spatial. Leur signification pour la motricité et la perception (1930) », trad. de M. Gennart, in J.-Fr. Courtine (éd.), Figures de la subjectivité, Paris, CNRS, 1992, p. 15-49. 26. Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, op. cit., p. 42. 27. Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, I, in À la recherche du temps perdu, éd. J.-Y.  Tadié, Paris, Gallimard, «  Bibliothèque de la Pléiade  », tome II, 1988, p. 298-299.

Index nominum *1

AÉTIUS 20 ALBERT LE GRAND 17, 325, N3 ANSCOMBE, Elizabeth 219-220, 332, 334, N75, N80 ARISTOTE 17, 83, 325, N2, N5   BAUDELAIRE, Charles 105, 315, 325, N20, N32 BAUMGARTEN, Alexander Gottlieb 283-284, 325, N1 BECKER, Oskar N36 BERGSON, Henri 252 BERLIN, Brent 27-28, 334, N15 BERNARD, Émile 291, 295, N17 BLANC, Charles 101-102, 290, 295, 297, N29 BLAY, Michel 330, 334, N9, N12, N13, N17, N27, N28 BOAS, George 29 BOLZANO, Bernard 182 BONNEFOY, Yves 281 BOYLE, Robert 41, 45-47, 52, 325, N8, N9 BRAQUE, Georges 302 BRENTANO, Franz 167, 252, 270

BUFFON (Georges-Louis Leclerc, comte de) 104, 326, N30 BUSSAC, Marie-Noëlle 39, 74, 114, 129, 338, N1, N1, N25, N26, N29, N55   CAILLEBOTTE, Gustave 300 CALVET-BARTHEL, Anne-Sylvie 335, N18 CARNAP, Rudolf N87 CÉZANNE, Paul 32, 165, 269, 291-294, 326, 339, N11 CHASSÉ, Charles N20 CHEVREUL, Michel-Eugène 96-99, 101, 105, 285, 290, 297-298, 300-301, 326, N22, N24, N27, N27, N33 CLAUDEL, Paul 1 CONKLIN, Harold C. 335, N9 COSMIDES, Leda N65   DELACROIX, Eugène 101-102 DELAUNAY, Robert 309, 312-313, 326, 339, N6, N12 DELAUNAY, Sonia 326, N12 DELVILLE, Jean 315 DÉMOCRITE D’ABDÈRE 17, 19-20, 31, 89, 125, N17 DERAIN, André 298-299, 339 DESCARTES, René 17, 41-47, 58, 64, 107, 265, 326, N2, N5, N6, N7, N43 DIETRICH DE FREIBERG 17, 326, N3 DILTHEY, Wilhelm 252 DURANTY, Edmond 290, N9   ECKERMANN, Johann Peter 101 EHRENFELS, Christian von 253 ÉLIE, Maurice 82, 266, 331, 333, 335, N1, N4, N6, N8, N10, N42, N46 EMPÉDOCLE D’AGRIGENTE 17, 31 É

ÉPICURE 167 ERDMANN, Johann Eduard 173   FRANCASTEL, Pierre 326, N11 FREGE, Gottlob 173-174, 196-197   GALIEN 19, 125 GALILÉE 66 GASQUET, Joachim 294 GASSENDI, Pierre 17, 88 GAUGUIN, Paul 297-298, 326, 339, N21 GELB, Adhemar 273-274, 326, N59 GIBSON, James J. 32, 134, 139, 141-148, 150-151, 305, 327, 337, N3, N9, N13 GLEASON, Henry A. 22-23, 335, N7 GODARD, Jean-Luc 100 GOETHE, Johann Wolfgang von 17, 31, 70, 81-86, 101-108, 110-112, 115, 117, 120, 165-166, 198, 218, 243, 246, 267, 303, 317, 327, N3, N4, N7, N10, N31, N34, N47 GOLDSTEIN, Kurt 317, 327, N24 GOURAS, Peter 95, 335, N21 GRANEL, Gérard 289, 329, 332-333, N19   HACKER, Peter Michael Stephan 192, 335, N40, N56, N87 HARDIN, C. L. 117, 120, 123-127, 129, 132-135, 139-140, 226, 335, N4, N8, N16, N22, N24, N59, N63, N66, N71, N85 HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich 70, 81, 83, 327, N4 HEIDEGGER, Martin 139, 197 HELMHOLTZ, Hermann von 97, 112-114, 327-328, N22 HERING, Ewald 28, 114-115, 222, 270, 278-279, 286-287, 328, N56, N64 HÖFLER, Alois 169, 171, 328, 339, N10, N48

HOMÈRE 29 HUMBOLDT, Friedrich Wilhelm von 26, N57 HUME, David 235-236, 259, 262, 328, N4, N35 HUSSERL, Edmund 32, 84, 109, 139, 149, 152-154, 157, 160, 167, 171, 173, 180-182, 184-186, 194, 204, 209, 212, 214, 231-232, 251-261, 263, 266, 306-307, 310, 328-329, N19, N24, N25, N27, N31, N32, N33, N34, N35, N36, N46, N54   JAMES, William 252   KANDINSKY, Wassily 33, 310, 314-315, 317, 329, N8, N14, N19, N94 KANT, Emmanuel 176-177, 254, 257, 262, 329, N13, N18 KATZ, David 263, 270-271, 273-274, 276-279, 329, N55, N57, N58, N64 KAY, Paul 25, 27-28, 334-336, 338, N7, N11, N15 KENNY, Anthony 336, N44 KLEE, Paul 308 KLEIN, Yves 298 KOCH, Robert 21 KOFFKA, Kurt 286-287   LAMBERT, Johann Heinrich 329, N48 LAND, Edwin H. 94, 336, N20 LATOUR, Bruno 21 LEVISALLES, Natalie N12 LEWIN, Kurt 141 LICHTENSTEIN, Jacqueline 336, N45 LOCKE, John 18, 37-41, 43, 45, 47-55, 57-59, 61-65, 75-80, 136, 329, N8, N10 LUCRÈCE 17, 329, N1 LUCY, John A. 336, N9

  MALRAUX, André 165, 336, N2 MARCOLONGO, Andrea 336, N6 MARTIN, Laura 29, 336, N15 MATISSE, Henri 163, 299, 303, 308, 329, N4, N25, N31 MEINONG, Alexius 32, 109, 167-171, 218, 253, 259, 261, 329, N6, N7, N10, N12 MELLONI, Macedonio N57 MERLEAU-PONTY, Maurice 33, 139, 141, 149, 268, 271, 277, 284, 287, 291, 302, 304, 307-311, 316-318, 330, 335, N1, N2, N2, N3, N5, N5, N9, N11, N12, N18, N21, N26, N30, N50 MILL, John Stuart 173 MONET, Claude 102, 290, 300, 339-340 MONGE, Gaspard 129 MONTAIGNE, Michel de 286 MOORE, George Edward 171, 211, 330, N13   NEWTON, Isaac 22, 31, 37-38, 65-66, 68-86, 88, 103-105, 109, 111-112, 120, 136, 330, N13, N15, N17, N27 NIDA, Eugene 26, 337, N10 NOVALIS, Friedrich von Hardenberg, dit 82, 330, N2   OLDENBURG, Henry 38, 66-67, 76, 330, N13, N16, N18, N20, N22 OSTWALD, Wilhelm 330, N48   PASTOUREAU, Michel 313, 337, N6 PEANO, Giuseppe 197 PERRIN, Denis 337, N38 PINKER, Steven 337, N13 PLATON 17

POOL, Phoebe 289, 337, N7 PROUST, Marcel 318, 331, N27 PULLUM, Geoffrey 29, 337, N15   RAMSÈS II 21 RAY, Verne F. 337, N9 REINACH, Adolf 160, 262, 331, N21, N40 ROOD, Ogden 99, 331, N26, N28 ROQUE, Georges 290, 297, 338, N10, N22, N23, N23, N26 ROTHKO, Mark 311, 340 RUBENS, Pierre Paul 101 RUSSELL, Bertrand 197   SAPIR, Edward 24-25, 338, N9 SAUNDERS, Barbara 338, N9 SAUSSURE, Ferdinand de 286 SCHAEFFER, Pierre 315, 338, N18 SCHAPP, Wilhelm 35, 263, 265-270, 277, 331, N42, N44 SCHELLING, Friedrich Wilhelm Joseph von 81-82 SCHILLER, Johann Christoph Friedrich von 82, 331, N3 SCHLICK, Moritz 183-184, 331, 338, N23, N25, N28, N87 SCHOPENHAUER, Arthur 70, 82, 85-86, 106-113, 115, 119, 165-167, 331, N5, N12, N38, N48, N53, N57, N62 SCRIABINE, Alexandre N. 315 SEURAT, Georges 300-301, 339 SHANNON, Claude Elwood 145 SIGWART, Christoph von 173 SIMONS, Peter 185-186, 338, N25 SOULAGES, Pierre 247

SPIEGELBERG, Herbert 338, N27 STRAUS, Erwin 269, 285, 316-317, 331, N3, N25, N53 STUMPF, Carl 167, 253-254, 332, N27, N29, N30 SUTTER, David 297   THÉOPHRASTE 89, N17 THOMPSON, Evan 79, 91-92, 134, 139-140, 338, N5, N8, N10, N10, N18, N20, N21, N29, N58 TOOBY, John 334, N65 TYE, Michael 133, 332, N2, N65   VAN GOGH, Vincent 293, 295-297, 332, 340, N17 VÉRONÈSE, Paul 102 VINCI, Léonard de 17, 22, 88   WEAVER, Warren 145 WEBSTER, Michael A. 338, N11 WESTPHAL, Jonathan 239, 241, 243, 246, 338, N6, N10, N12, N17, N22 WHISTLER, James Abbott 300 WHORF, Benjamin Lee 24, 30, 338, N8 WITTGENSTEIN, Ludwig 18, 30, 85, 109, 161, 165, 167, 169-174, 176-178, 184-200, 202-206, 208-209, 211-222, 224-225, 227-229, 232, 234-237, 250, 263, 332-334, 338, N5, N6, N8, N9, N11, N11, N13, N13, N20, N21, N22, N25, N27, N28, N29, N38, N44, N46, N47, N50, N53, N55, N59, N66, N68, N79, N81, N87 WOLFF, Christian N18   YOUNG, Thomas 113-114, 334, N54   ZRENNER, Eberhart 95, 335, N21 ZUPPIROLI, Libero 39, 74, 114, 129, 338, N1, N1, N25, N26, N29, N55

180, 239N18, N51,

*1. Cet index ne comprend que les noms d’auteurs et de personnages historiques, et laisse de côté les traducteurs et les éditeurs scientifiques.

© Éditions Gallimard, 2020. Couverture : Paysage maritime avec des bateaux et une ville, fresque provenant de Akrotiri, île de Santorin, vers 1450 av. J.-C. (détail). Musée national d’archéologie, Athènes. Photo © Konstantinos Kontos / LA COLLECTION. Éditions Gallimard 5 rue Gaston-Gallimard 75328 Paris http://www.gallimard.fr

DU MÊME AUTEUR L’ÉVÉNEMENT ET LE MONDE, PUF, coll. Épiméthée, 1998, 2e éd. 1999 ; 3e éd. revue et corrigée en un seul volume, 2021. L’ÉVÉNEMENT ET LE TEMPS, PUF, coll.  Épiméthée, 1999  ; 2e  éd. coll.  Quadrige, accompagnée d’une nouvelle préface, 2012. IL Y A, PUF, coll. Épiméthée, 2003. LE CHANT DE LA VIE. Phénoménologie de Faulkner, Gallimard, coll.  NRF  Essais, 2005. AU CŒUR DE LA RAISON, LA PHÉNOMÉNOLOGIE, Gallimard, coll.  Folio essais, 2010. L’AVENTURE TEMPORELLE. Trois essais pour introduire à l’herméneutique événementiale, PUF, coll. Quadrige, 2010. DE LA COULEUR. Un cours, Éditions de la Transparence, 2010. L’INACHÈVEMENT D’ÊTRE ET TEMPS ET AUTRES ÉTUDES D’HISTOIRE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE, Le Cercle herméneutique, 2013. ÊTRE SOI-MÊME. Une autre histoire de la philosophie, Gallimard, coll.  Folio essais, 2018, 2e éd. 2019. LES RÉPÈRES ÉBLOUISSANTS. Renouveler la phénoménologie, PUF, e coll. Épiméthée, 2019, 2  éd. 2019. LA LIBERTÉ INTÉRIEURE. UNE ESQUISSE, Hermann, coll. Le Bel aujourd’hui, 2020.

Direction d’ouvrages LE NÉANT. Contribution à une histoire du non-être dans la philosophie occidentale (avec Jérôme Laurent), PUF, coll. Épiméthée, 2006, 2e éd. 2010. WITTGENSTEIN ET LA TRADITION PHÉNOMÉNOLOGIQUE, Le Cercle herméneutique, 2008. HEIDEGGER EN DIALOGUE (1912-1930). Rencontres, affinités, confrontations (avec Servanne Jollivet), Vrin, 2009. WITTGENSTEIN, Éditions du Cerf, coll. Les Cahiers d’histoire de la philosophie, 2013. DU MOI À L’AUTHENTICITÉ. La philosophie de Charles Larmore, Éditions Mimésis, 2017.

Claude Romano

De la couleur Édition revue et augmentée

Les couleurs existent-elles dans les choses ou n’ont-elles de réalité que dans notre regard ? Sont-elles matière ou idée ? Entretiennent-elles les unes avec les autres des rapports nécessaires ou sont-elles seulement connues de manière empirique ? Y a-t-il une logique de notre monde chromatique ? Pour répondre à ces questions, Claude Romano convoque l’optique, la physique, les neurosciences, la philosophie et la peinture. En retraversant certaines étapes décisives de la réflexion sur ces problèmes (de Descartes à Newton, de Goethe à Wittgenstein, de Schopenhauer à Merleau-Ponty), il développe une conception réaliste qui replace le phénomène de la couleur dans le monde de la vie et le conçoit comme mettant en jeu notre rapport à l’être en totalité : perceptif, émotionnel et esthétique. L’auteur fait ainsi dialoguer la réflexion théorique et la pratique artistique. C’est parce que la couleur touche à l’être même des choses, en révèle l’épaisseur sensible, que la peinture, qui fait d’elle son élément, est une opération de dévoilement.

Cette édition électronique du livre De la couleur de Claude Romano a été réalisée le 6 janvier 2021 par les Éditions Gallimard. Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782072886850 - Numéro d’édition : 363746). Code Sodis : U31571 - ISBN : 9782072886881. Numéro d’édition : 363749.   Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo