Les 7 Peches Capitaux Des Reseaux Sociaux [PDF]

  • 0 0 0
  • Gefällt Ihnen dieses papier und der download? Sie können Ihre eigene PDF-Datei in wenigen Minuten kostenlos online veröffentlichen! Anmelden
Datei wird geladen, bitte warten...
Zitiervorschau

Bénédicte Flye Sainte Marie

Les 7 péchés capitaux des réseaux sociaux

MICHALON ÉDITEUR

DU MÊME AUTEUR PMA, le grand débat, Michalon, 2018 Le pouvoir de l’apparence. Le physique, accélérateur de réussite ?, avec Dr Catherine de Goursac, Michalon, 2018

© 2020, Michalon Éditeur 9, rue de l’École-Polytechnique – 75005 Paris www.michalon.fr ISBN : 978-2-347-01703-3

À Cyrille, Marine, Noé et Hélène, mais cela tombe sous le sens. À Sameh et Fred, à qui je souhaite tout le bonheur du monde. À ma précieuse Amandine, qui a payé de sa personne pour ce livre et mon Jiminy Cricket Super-Teddy.

INTRODUCTION Appelez-moi Jurassic Woman. Je n’habite pas dans une zone blanche oubliée par les dieux des télécommunications ni ne souffre d’hypersensibilité aux ondes électromagnétiques et je suis très loin d’avoir fait vœu de chasteté digitale. Pourtant, je ne me suis convertie aux réseaux sociaux qu’en octobre 2018, soit quatorze ans après la création de Facebook, douze après la naissance de Twitter et huit après la création d’Instagram, alors même que j’exerce une profession, journaliste, où l’on ne cesse d’insister sur la nécessité d’être connecté pour pouvoir prétendre capter la substantifique moelle de ce qui se passe en temps réel sur la planète. Mais comme tout le monde, j’ai fini par plonger. Sachant que plusieurs milliers d’ouvrages paraissent chaque année en France, susciter l’intérêt des lecteurs est une bataille difficile dans l’absolu mais elle relève du défi impossible, voire de la mission-suicide si l’on n’est pas présent sur ces plateformes, à moins évidemment d’avoir l’aura et la notoriété d’Amélie Nothomb, icône littéraire chapeautée certifiée « 0 % numérique, 0 % réseaux sociaux, 100 % papier et encre ». Comment ne pas adhérer aux propos de Monica Sabolo, autre femme de plume, qui a expliqué au cours d’une chronique faite dans Par Jupiter sur France Inter le 9 novembre 2019, qu’être auteur aujourd’hui, « c’est Koh Lanta. Et on n’est pas du tout sûr d’avoir assez de riz pour aller jusqu’aux poteaux » ? Dans ce contexte, pourquoi m’être privée aussi longtemps des extraordinaires possibilités qu’offrent ces agoras planétaires, immenses champs des possibles où l’on peut croiser le monde entier, partir de rien pour arriver à tout, donner corps aux rêves les plus fous ? Comment expliquer que je ne parvienne pas, encore aujourd’hui, à jouer le jeu du personal branding qui fait que plus vous postez sur les réseaux sociaux, plus vous vous y racontez, plus vous vous donnez de chances d’accroître votre visibilité ou votre notoriété ? Le fond du problème, c’est que trop de

choses en eux me hérissent et que je les trouve profondément anxiogènes, à l’image de ces filles vénéneuses ou de ces bad boys sexy que votre maman vous déconseillait de fréquenter quand vous étiez ados, sous peine qu’ils vous brisent le cœur et vous essorent les neurones. Tout n’est pas bon à jeter du côté des maisons prospères de Mark Zuckerberg, d’Adam Mosseri, de Jack Dorsey et des autres. Oui, des personnes ouvertes sur le monde et militant pour l’amélioration de nos sociétés, notamment en ce qui concerne le droit des femmes, y sévissent. Oui, ils ont donné le jour à de superbes élans de solidarité, tel le #PorteOuverte qui a suivi les attentats du 13 novembre 2015 à Paris ou du 14 juillet 2016 à Nice. Certes, ces mêmes réseaux sociaux ont permis, par la force du nombre et du groupe, à certaines maladies rares ou orphelines longtemps ignorées de tous, y compris du corps médical, d’entrer dans la lumière, impulsant ainsi la conception de nouveaux traitements et créant des ponts entre les patients. Mais lorsque l’on évolue sur Facebook, Twitter et consorts, on ne peut pas s’empêcher d’éprouver la sensation de danser perpétuellement au bord de l’abîme, avec la certitude que la mauvaise rencontre ou le déferlement de bile n’est jamais loin. Qui ne s’y est jamais retrouvé salement injurié par un inconnu à qui il avait eu le malheur de déplaire ou de trop plaire, des mots qui, s’ils sont affreusement banals sur la Toile, ne nous laissent pas complètement indemnes ? S’il n’est que l’extension de Facebook, Messenger, son service de messagerie privée est selon moi le parfait reflet de ce qu’il y a de plus pourri au royaume des réseaux sociaux. En seulement quelques mois, la néophyte et petite fourmi que je suis a eu droit pour ainsi dire à tout ce que vous ne souhaiteriez pas trouver sur votre écran : quelques menaces sibyllines (« Ne te prends pas pour Dieu le monde (sic). Je sais d’où tu viens alors fais profil bas »), des extrapolations vaseuses, établies à partir du fait que j’ai écrit, en 2018, un essai sur l’ouverture de la PMA aux couples lesbiens et aux femmes célibataires (« Donc, je vois que vous êtes favorable à la chute du patriarcat déjà en mauvaise passe en France, vous êtes favorable aux féministes hétéros castratrices qui veulent évincer l’homme, vous êtes favorable à la création artificielle d’êtres humains ? »), des propositions plus ou moins subtiles (« tu es une très jolie auteur qui fait naître en moi l’envie de te lire à défaut de pouvoir t’aimer (pour l’instant). Mais qui sait ? »), et je vous épargne la prose érotique et les photos explicites.

Même si les propos désobligeants ou intrusifs en révèlent beaucoup plus sur celui qui les écrit que sur son destinataire, il est difficile de ne pas se sentir affecté. Ce que confie sur sa page Facebook Fiona Schmidt, à qui l’on doit le récent L’amour après #Metoo m’a semblé traduire très exactement ce que l’on éprouve en consultant ces messages : « Ils m’ont longtemps fait l’effet d’un coup de taser au cœur, bizarrement, j’avais honte de les recevoir, comme si j’étais responsable de la haine qui les propulse ». Preuve de la liberté d’outrepasser les barrières de l’intimité mais aussi d’insulter quand ce n’est pas de démolir son prochain qu’octroient ces mondes virtuels aux humains prétendument civilisés que nous sommes… Sur les réseaux sociaux, les principes de politesse et de contrôle de soi qui rendent les relations interpersonnelles agréables ou tout du moins supportables dans le monde réel se diluent, voire disparaissent. Comme dit Jaron Lanier, pionnier de la réalité virtuelle et chercheur pour Microsoft, qui a publié en 2018 Dix raisons pour supprimer vos comptes de réseaux tout de suite : « Facebook et compagnie font ressortir les pires défauts de la nature humaine, ils nous rendent agressifs, égocentriques et fragiles », alors que nous avons certainement beaucoup mieux à aller chercher en nous-mêmes. Car l’impact des réseaux sociaux sur ce que nous sommes intrinsèquement, c’est évidemment cette latitude que l’on prend avec les principes les plus élémentaires du respect de l’autre. Mais parce qu’ils savent comme nul autre support, via leurs algorithmes qui nous abreuvent de continus ciblés, créer les clivages et les entretenir, ils offrent aussi un cadre très favorable à la formation de petites pelotes de détestation et de frustration individuelles qui aboutissent parfois en énorme magma de violence collective. C’est souvent là qu’on lynche en premier, avant parfois de passer à l’action dans la vraie vie : les statistiques du ministère de l’Éducation nationale indiquent, par exemple, que 7 % des collégiens (8 % des filles contre 6 % des garçons) sont victimes de cyberharcèlement, forme d’agression qui se transforme fréquemment en harcèlement direct, physique ou verbal, dans l’établissement scolaire. Netflix, qui a un art consommé de renifler les tendances, prépare d’ailleurs une série sur ce thème, Clickbait, qui, si l’on en croit son synopsis, explorera la manière dont « nos pulsions les plus dangereuses et incontrôlées sont alimentées à l’ère des médias sociaux et révèlent les fractures sans cesse croissantes

entre nos personnages virtuels et réels »… Parmi nous, certains ne supportent plus cette ambiance de conflit permanent et restreignent volontairement leur activité sur les réseaux sociaux, lissent ce qu’ils y expriment, voire ferment complètement leurs comptes. Inutile également de nier que les réseaux sociaux riment avec une culture de l’addiction, volontairement édictée par les cracks de la Silicon Valley, qui nous conduit à céder à une sorte d’appel du néant. Dans nos journées chronométrées où le temps est maintenant une denrée rare, nous sommes devenus experts dans l’art d’en perdre, en nous laissant sans arrêt happer par des publications qui non seulement n’ont aucun intérêt mais nous font aussi nous sentir beaucoup plus « creux » avant qu’après… Enfin, Facebook et ses petits frères du cyberespace ont promulgué une religion du narcissisme en vertu de laquelle nous donnons à voir une existence ripolinée, dont toutes les aspérités – celles qui font le sel des choses – ont été gommées. To be or not be sur les réseaux sociaux, tel est le nouveau paradigme. Et tant pis pour ceux qui aspireraient à plus de substance et de profondeur, comme l’écrivaine Karine Tuil qui les a quittés en 2018 et a avoué au Journal du Dimanche : « Tout me paraissait factice et vain. L’injonction au bonheur sur Instagram m’était devenue insupportable : je me sentais hors-jeu. Je souffrais, j’avais besoin de vraies interactions, d’affections véritables ». Pire, les réseaux sociaux ont fait voler en éclats certaines valeurs essentielles : la vérité est devenue une notion très relative à l’heure où les fake news n’en finissent plus de proliférer. Les qualités des réseaux sociaux, notamment celle d’être d’extraordinaires courroies de transmission, ne peuvent donc pas me faire oublier leur toxicité, leurs capacités à nous influencer et à « tordre » nos comportements quotidiens. Ce sont justement ces sept péchés capitaux que je vous invite à explorer dans ce livre qui vous donne la parole, puisque de nombreux témoins s’y expriment. Il trouvera, je pense, de nombreuses résonances dans vos vies…

PÉCHÉ CAPITAL N° I LA CULTURE DE LA DÉPENDANCE « À force de dire que l’être humain se conduit comme un rat qu’on oblige à se conduire comme un être humain conditionné par d’autres êtres humains qui se conduisent comme des rats, on oublie de dire que l’être humain peut aussi se conduire comme un papillon. » François Weyergans, Je suis écrivain, 1989

Mais comment faisait-on avant Facebook ? WhatsApp ? Instagram ? Depuis une décennie et demie, les réseaux sociaux ont pris racine dans nos quotidiens, rendant méchamment obsolètes les bons vieux mails, textos et chats sur les forums, sans parler de l’époque antédiluvienne où l’on s’adressait des cartes postales et des tendres pensées d’un bout à l’autre de la France ou du globe, ou des faire-part destinés à annoncer des heureux événements. En apparence, Facebook et consorts semblent avoir décloisonné le monde et simplifié le contact entre les êtres numericus que nous sommes désormais. Le plus joli bébé de la Terre, 3,6 kilos et 50 centimètres, a pointé le bout de son nez ? Une petite publication avec photo de la merveille à l’appui et le tour est joué : vos 2 340 amis sont prévenus et prêts à s’ébaubir devant tant de beauté. Vous avez réussi votre première année de médecine ou le concours d’entrée à HEC ? Quelques lignes et votre triomphe est désormais public. Vous avez perdu 15 kilos en trois mois, trouvé un formidable petit village « dans son jus » en Sardaigne que vous aimeriez faire découvrir à vos proches, adoré lire ce pro-di-gieux ouvrage dont a si bien parlé (avant vous) votre radio préférée, réussi un Opéra digne du Meilleur Pâtissier, couru 5 kilomètres en 22’30 ou trouvé une formidable astuce pour mieux supporter la canicule ? Heureuse âme

de l’ère de l’ultramodernité, vous n’aurez pas besoin, pour véhiculer la nouvelle, de procéder à l’envoi d’un pneumatique ou d’un télégramme façon Napoléon III ni de faire transporter votre lettre par coursier à cheval ou par pigeon voyageur comme au Moyen Âge. Car nous disposons désormais d’un pouvoir immense, celui de pouvoir nous faire lire, écouter et voir de manière instantanée. Pouvons-nous désormais nous considérer plus libres, plus maîtres de nos existences grâce aux réseaux sociaux ? Rien n’est moins sûr, lorsque l’on réalise à quel point nous sommes devenus aujourd’hui des esclaves consentants de ces outils. Dixit le baromètre We Are Social paru en 2019, à l’échelle de la planète, chaque utilisateur y consacre désormais une moyenne de deux heures et seize minutes par jour (une heure et dix-sept minutes chez les Français, soit au total vingt jours complets par an), c’està-dire un septième de son temps lorsqu’il est éveillé. Une progression exponentielle puisque cette plage quotidienne a augmenté de 40 minutes et de 40 % depuis 2014. Et les réseaux sociaux ont gagné 288 millions d’adeptes supplémentaires entre 2017 et 2018 ! Enfin, consulter les réseaux sociaux est le premier geste au réveil de 48 % des 18-34 ans.

Piètres bergers et brebis égarées Et ce n’est pas parce que nous sommes des vilains moutons de Panurge, tendant docilement le museau pour consommer toujours davantage mais bien parce que les concepteurs des réseaux sociaux les ont délibérément élaborés pour nous accaparer. De l’aveu même des petits génies qui les ont enfantés, leur objectif, dès le départ, était de « briser (notre) volonté » et de jouer sur nos faiblesses psychologiques pour installer l’addiction. En bref, de capitaliser au maximum sur ce que Tristan Harris (un ex-chef de produit pour Google, protagoniste que vous devriez bien connaître à la fin de ce livre !) nomme « l’économie de l’extraction de l’attention ». Depuis 2016 et la parution de son texte aux allures d’uppercut Comment la technologie pirate l’esprit des gens, ce brillant ingénieur informatique, qui connaît bien le système pour l’avoir édifié et exploré de l’intérieur, nous alarme sur les dangers des réseaux sociaux et clame haut et fort ses regrets d’avoir posé les briques de ce qu’ils sont aujourd’hui. « Nous étions à l’intérieur. Nous savons ce que les entreprises mesurent. Nous savons

comment elles parlent et nous savons comment leur système fonctionne. Les entreprises de la Silicon Valley nous manipulent pour nous faire perdre le plus de temps possible dans leurs interfaces », a-t-il confié au New York Times en février 2018. Cette discipline consistant en gros à vampiriser les esprits porte même un nom, la captologie et elle est très officiellement enseignée au Persuasive Technology Tech Lab de l’Université de Stanford, où a été étudiant (ça n’étonnera personne) notre Tristan Harris. Imaginée par l’Américain Brian Fogg qui s’était lui-même inspiré du controversé Burrhus Frederic Skinner, théoricien des mécanismes de conditionnement humain, la captologie, que l’on pourrait considérer comme une sorte de méthode de « magnétisation » mentale, se base sur les ressources qu’offrent la psychologie, les neurosciences et l’informatique pour nous pousser, lorsque nous sommes sur nos ordinateurs et autres smartphones, à changer de comportement et à obéir docilement à ce que l’on attend de nous. Dans le cas des réseaux sociaux, il s’agit de nous amener à y rester un maximum de temps, à y visiter un maximum de pages, à y absorber le plus de publicité possible, voire à y accepter les services proposés.

Grassement payés pour ne pas trop penser Un art d’anéantir notre bon sens naturel, de nous retourner la tête en excitant nos neurones, dont Tristan Harris avait déjà pointé les dérives dans un entretien donné au Nouvel Obs-Rue 89 peu après sa démission de Google : « Ce qui est mauvais, c’est que nos écrans, en nous “remplissant”, tout en nous donnant faussement l’impression de choisir, menacent notre liberté fondamentale de vivre notre vie comme on l’entend, de dépenser notre temps comme on le veut. Et remplacent les choix que l’on aurait faits par les choix que ces entreprises veulent que l’on fasse ». Dans une interview accordée au Figaro en 2018, il explique enfin par quels biais ces entreprises persuadent leurs designers et ingénieurs, sélectionnés dans les pépinières d’exception de la high-tech, de participer à ce système, des salariés surdiplômés à qui la dimension aliénante de leurs créations ne peut évidemment pas échapper… « Ils ne disent pas à leurs ingénieurs de concevoir des outils de manipulation des esprits mais

des outils pour “augmenter l’engagement sur de la publicité ciblée”, car aucun ne voudrait travailler pour eux sinon. Pour reprendre l’écrivain Upton Sinclair, vous ne pouvez pas demander à des gens de se poser des questions quand leur salaire dépend du fait de ne pas se les poser. Et les employés de Facebook sont payés très cher pour ne pas se poser de questions. » Tel le géniteur de la dynamite, Alfred Nobel, choqué en 1888 d’avoir été qualifié par un journal français de « marchand de mort », et qui aurait décidé, en réaction à cet article, de léguer sa fortune et de fonder le prix éponyme récompensant les personnes « qui travaillent au bénéfice de l’humanité », Tristan Harris mène depuis une véritable croisade pour réparer les dégâts engendrés par les réseaux sociaux. Tout d’abord, il a créé en 2016 l’association Time Well Spent : à la tête de celle-ci, il enchaîne les rencontres et séminaires pour dénoncer les usages peu honorables des géants de la tech et prône la mise au point de sites et d’applications beaucoup plus respectueux de leurs utilisateurs. Il s’est également exprimé à ce sujet devant le Sénat américain le 25 juin 2019. Prolongeant la démarche engagée avec Time Well Spent, il a également bâti le Center for Human Technology, une organisation à but non lucratif visant à nous permettre de reprendre le contrôle de nos appareils électroniques et par la même occasion de nos existences. On trouve à ses côtés d’autres ex-cracks de cette sphère, eux aussi « repentis », notamment Justin Rosenstein, codeur à qui on doit une petite innovation, qui est sûrement un grand pas en arrière, à savoir le bouton « like » sur Facebook, Roger McNamee, investisseur de la première heure de Facebook et Lynn Fox, qui a évolué chez Google et Apple. Via cette entité, Harris a prévu d’organiser courant 2020 une conférence, qui sera relayée par un podcast, durant laquelle interviendront des hypnotiseurs, des hackeurs et des magiciens, et qui mettra en lumière les moyens que choisissent les econcepteurs pour exploiter nos vulnérabilités.

Pompier pyromane : des lanceurs d’alerte qui se multiplient

Il n’est pas le seul outre-Atlantique à avoir éprouvé le besoin de militer pour cette cause. On a déjà cité Roger McNamee qui l’a accompagné lors de son intervention face aux parlementaires au Capitole et qui est allé très loin en comparant dans le Telegraph les procédés utilisés par Facebook à ceux dont se servait jadis le publiciste Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud qui fit croire aux femmes que la cigarette était l’instrument de leur émancipation, ainsi qu’à ceux qu’adoptait Joseph Goebbels, le chef de la propagande nazie. Les propos de Tristan Harris trouvent aussi un écho – pour ne pas dire qu'ils en sont la copie conforme – dans ceux de Sean Parker qui fut le premier président de Facebook et le cofondateur de Napster, le logiciel de partage de musique. Selon ce dernier, Mark Zuckerberg comme Kevin Systrom, le « papa biologique » d’Instagram, connaissaient très bien le pouvoir de nuisance de leurs plateformes. « Les inventeurs, les créateurs – c’est moi, c’est Mark (Zuckerberg), c’est Kevin Systrom sur Instagram, tous ces gens-là – avions bien compris cela, c’était conscient. Et on l’a fait quand même », a déploré auprès d’Axios Sean Parker qui se définit à présent comme un « objecteur de conscience ». « Dieu seul sait ce que c’est en train de faire au cerveau de nos enfants », redoute-t-il. Pointé par Parker, ce cynisme décomplexé ressemble presque trait pour trait à celui de Reed Hastings, le big boss de Netflix qui explique que son seul concurrent est… le sommeil des internautes (les faits lui donnent d’ailleurs raison puisqu’une récente étude menée par SurveyMonkey montre que son service de streaming impacte la vie sexuelle. Un Américain sur quatre dit préférer passer une soirée devant Netflix que de faire l’amour, ce qui aurait un rôle dans la baisse de la natalité outreAtlantique…). Chamath Palihapitiya, qui a quitté en 2011 son poste de vice-président chargé de la croissance de l’audience chez Facebook, a exprimé, comme Tristan Harris qu’il côtoie au Center for Human Technology, sa honte d’avoir contribué « à cette merde ». « Ils sapent les fondamentaux du comportement des gens », a-t-il affirmé dans Quartz, avouant se sentir « immensément coupable » et enjoignant les internautes à se rebeller : « C’est à vous de décider ce que vous voulez abandonner, à quel point vous êtes prêts à renoncer à votre indépendance intellectuelle. » La France a enfin son chevalier blanc anti-réseaux sociaux en la personne de Guillaume Chaslot, qui a été l’un des maillons forts de YouTube où il évoluait en tant qu’expert du système de recommandation

des vidéos. À l’époque, gêné par ces techniques qu’il considérait comme une sorte de prise d’otage psychologique, il avait rédigé une note interne résumant les divers moyens à adopter pour que l’utilisateur puisse avoir un meilleur contrôle de ce qu’il regarde et ne se fasse plus « balader » passivement d’une vidéo à l’autre ; les plus populaires d’entre elles étant souvent les plus tendancieuses. Le staff de Google, dont fait partie YouTube, n’a tenu aucun compte de ses préconisations et ce sont sûrement celles-ci qui ont contribué à ce qu’il en soit licencié en 2013. « Mon travail se résumait à une question “Comment garder les gens à tout prix devant leur écran ?”. L’algorithme de YouTube est programmé pour vous faire scotcher sur n’importe quoi, une vidéo de chat qui se casse la figure, des accidents de voiture, ou encore des théories bidon à propos de géants qui peuplaient la planète il y a deux mille ans », a-t-il reconnu dans Télérama. À travers son association AlgoTransparency, il a prouvé via plusieurs enquêtes, la première sur la présidentielle américaine de 2016, la seconde sur le même scrutin dans l’Hexagone en 2017, que cet algorithme, gros pourvoyeur de vues pour YouTube, favorisait les vidéos à la gloire de Donald Trump plutôt que celles consacrées à Hillary Clinton. Dans l’Hexagone, YouTube a mis en avant le contenu consacré à Jean-Luc Mélenchon, à François Asselineau et à Marine Le Pen au détriment des autres candidats. Non pas par partialité politique ou par désir d’intervenir dans le jeu électoral (bien que la victoire de Trump témoigne de l’impact profond des réseaux sociaux dans les suffrages) mais parce que YouTube privilégie très largement ce qui a un caractère sensationnaliste et même « clivant ou conspirationniste », dixit Guillaume Chaslot, donc ce qui est susceptible d’inciter l’usager à ne pas quitter la plateforme de sitôt. D’autres recherches réalisées par Guillaume Chaslot montrent que lorsque l’on recherche « Michelle Obama » sur YouTube, le plus grand nombre des occurrences aboutit à des vidéos expliquant qu’elle est… « un homme » et quatre vidéos sur cinq concernant le Pape recommandées par YouTube dépeignent le chef de l’Église catholique sous les qualificatifs d’« enfer », de « satanique » ou d’« Antéchrist ». Ce qui en dit long sur la fiabilité de ce qui y est proposé…

Des adeptes (culottés) de la pédagogie débranchée

Pour l’anecdote, les cadres supérieurs toujours en poste dans les grandes firmes de la Silicon Valley, ceux-là mêmes qui imaginent ces applis et réseaux addictifs, sont extrêmement nombreux à inscrire leur progéniture à la Waldorf School of Peninsula, un établissement situé près de San Francisco où les tables et les tableaux sont encore en bois, les travaux manuels omniprésents et les ordinateurs et smartphones interdits car on les y considère comme des entraves à la créativité, aux relations et interactions sociales, aux capacités d’attention et de mouvement. Le corps enseignant y conseille aux familles des écoliers de réduire, voire de prohiber l’usage des écrans à la maison. « Il y a bien sûr la conviction, étayée par de nombreuses études, que la technologie n’améliore pas, ou pas beaucoup, le niveau des élèves. Mais le facteur-clé qui justifie cet ostracisme est la conviction qu’ont les parents que non seulement la technologie n’est pas utile en classe, mais divertit les élèves, les détourne du savoir. Celui qui va sur Internet […] rentre dans une entreprise de distraction, au sens premier du terme, qui est celui du détournement. Au bout de quelques minutes, il a toutes les chances de se retrouver à faire autre chose que de la recherche […] Les concepteurs des machines que sont Google, l’iPad ou encore eBay sont parfaitement conscients du phénomène d’addiction qu’ils créent et veulent en préserver leurs enfants. C’est d’un cynisme génial », décrypte Thierry Klein, directeur de Speechi, sur son blog du même nom. Et nos papas et mamans, pourtant geeks jusqu’au bout des ongles, sont prêts à mettre sans modération la main au porte-monnaie pour tenir leurs bambins à l’écart des appels du grand méchant Web : pour une année passée sur les bancs de la Waldorf, les frais se montent à 25 000 dollars en primaire et 40 000 dollars au collège. Une très chère déconnexion ! Feu Steve Jobs, le patron gourou d’Apple décédé en 2011, adoptait la même attitude puisqu’il a déclaré en 2010 au New York Times que son fils, Reed, et ses filles, Erin et Eve, n’avaient jamais touché à un iPad. Son biographe Walter Isaacson a relaté au même journal que « chaque soir, Steve insistait pour dîner sur la longue table dans leur cuisine, pour discuter de livres et d’Histoire ». Même politique chez Bill Gates, dont les rejetons ont été purement et simplement privés de portables jusqu’à leur 14 ans et chez Evan Williams, auquel on doit la naissance de Twitter, chez qui les étagères débordent de livres mais où on ne trouve pas de tablette… Tous schizophréniques ? Pendant ce temps, Confucius, qui a

dit : « ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse, ne l’inflige pas aux autres », se retourne dans sa tombe…

Histoire de faire le tour de la question S’il en était besoin, ces mea-culpa montrent donc que la dépendance qu’installent les réseaux sociaux a été le fruit d’une stratégie volontaire et pas celui d’un malheureux hasard, façon monstre de Frankenstein qui aurait échappé à ses géniteurs. Mais quels sont précisément les mécanismes employés pour la provoquer ? Chacun d’entre eux repose sur un même type de système, celui d’un cercle qui s’auto-nourrit ; ce que Sean Parker a appelé une « forme de boucle sans fin de jugement par le nombre ». Le principe est basique mais redoutablement efficace : le contenu que vous lisez, soigneusement sélectionné par leurs algorithmes pour vous correspondre, suscite chez vous l’intérêt, vous le partagez, obtenez les satisfactions auxquelles vous aspirez à travers les like, commentaires et partages que vous décrochez, ce qui vous pousse àrecommencer à partager et à faire vos propres publications pour augmenter votre visibilité, et cætera. C’est la géniale tactique marketing du crochet, concept d’hameçonnage qui consiste à emmailloter imperceptiblement le « client » dans un filet dont il ne pourra plus sortir, qu’a théorisée dans son livre Hooked Nir Eyal, spécialiste de la psychologie appliquée à la consommation et diplômé d’un MBA évidemment obtenu à Stanford. Car, pour finir, les minutes s’égrènent et vous êtes toujours là. Facebook et ses semblables ont atteint leur objectif, obtenir de vous que vous soyez à la fois un acteur et un public captif.

Drogués aux pouces et aux cœurs : comment les notifications stimulent nos hormones Nous sommes donc piégés à nos dépens dans un cycle continu qui peut ne jamais avoir de fin, sauf si l’on décide courageusement de s’en extraire. Mais nos Machiavel modernes ont d’autres flèches dans leurs carquois pour nous amener à succomber aux attraits empoisonnés des réseaux sociaux. Le pull to refresh, geste qui consiste, lorsque l’on est sur Facebook, Instagram ou Twitter, par exemple, à faire coulisser sur son

écran son pouce ou son index du haut vers le bas pour rafraîchir son fil d’actualité, provoque ainsi dans notre organisme une sécrétion de dopamine, l’hormone du bonheur. On s’accoutume à cette sensation brève mais intense jusqu’à ne plus pouvoir s’en passer et à se muer en sorte de toxicomanes. Ce qu’admet sans détour Loren Brichter, issu de l’écurie Twitter, qui a mis au point cette fonctionnalité en 2009. « Tirer pour actualiser est addictif. Twitter est addictif. Ce ne sont pas de bonnes choses. Quand je travaillais dessus, je n’étais pas assez mature pour y réfléchir. Je ne dis pas que je suis mature maintenant, mais je le suis un peu plus, et je regrette les inconvénients », a-t-il révélé au Guardian en 2017, indiquant dans le même article : « J’ai passé de nombreuses heures, des semaines, des mois et des années, à me demander si une des choses que j’avais faites avait eu un impact positif net sur la société ou sur l’humanité… ». Tristan Harris, auprès duquel s’implique aujourd’hui Loren Brichter au sein du Center for Human Technology, compare ce pull to refresh au mouvement qui consiste à baisser le bras articulé des bandits manchots dans un casino. Parmi l’arsenal pléthorique des armes fatales qu’alignent nos médias sociaux, il y a aussi évidemment les fameuses notifications qui nous assaillent en masse (nous en recevons parfois plusieurs centaines, voire plusieurs milliers chaque jour), des stimuli sous forme de vibrations, de sonneries ou encore d’alertes visuelles qui signalent que nous avons un nouveau « j’aime », ou « j’adore », une demande d’ami, un événement prévu ou encore une mise à jour. Sans que nous le réalisions, elles accaparent notre ouïe, notre vue et notre toucher comme peuvent le faire une sirène ou des lumières puissantes qui clignotent. Quelle que soit l’activité que l’on fait à ce moment-là, on y est nettement moins investi…

Des parasites qui rongent notre concentration Les chercheurs en neurosciences ont mis en évidence le fait que ces notifications mobilisaient notre cortex sensoriel, zone du cerveau qui assimile les informations que reçoit notre corps par nos sens et notre lobe pariétal, situé non loin, où sont traitées les impulsions nerveuses. Contrairement à l’idée reçue, le cerveau étant assez peu multitâches, – excepté chez de très rares individus, les supertaskers, qui représentent

moins de 3 % de la population totale – mieux vaut ne pas être au même instant en train de couper du bois avec une scie électrique ou d’opérer un patient à cœur ouvert. Sinon, gare au scénario de film d’horreur… Et comme le magique refresh cité précédemment, ces signaux émis lors de l’arrivée de commentaires, de « likes », « loves » sur Facebook et de cœurs sur Instagram, offrent des micro-shoots de plaisir auxquels on a très vite fait de prendre goût. Le cerveau s’habituant à avoir ces mini-extases narcissiques, il nous faut ensuite, comme dans le cas des autres paradis artificiels, augmenter peu à peu la dose pour atteindre le nirvana. D’où cette course à la visibilité à laquelle beaucoup d’entre nous se livrent sur les réseaux sociaux, jusqu’à devenir un peu dingos à force d’être dans l’attente de ces gratifications et d’être placés perpétuellement en état de surexcitation émotionnelle. En 2012, les travaux de Michelle Drouin et Daniel Miller, psychologues à l’Université de l’Indiana à Fort Wayne, nous ont livré une étonnante statistique : 89 % des étudiants américains sont plus ou moins souvent victimes de « vibrations fantômes ». Ils ressentent des impulsions venues de leur téléphone qui n’existent pas ! Et une proportion presque aussi conséquente d’usagers (86 %) checkent « constamment » leurs réseaux sociaux afin de vérifier s’ils ont de nouvelles notifications ou pas. De quoi casser complètement le rythme de nos journées !

Crise de nerfs sur fond de montagnes russes Mais le plus retors dans l’affaire, c’est que pour achever de nous rendre fous, ces notifications nous sont délivrées sur Facebook, Instagram, etc., sur le mode de la récompense variable et aléatoire. Impossible de prévoir lorsqu’on met une parution en ligne si elles seront nombreuses, très nombreuses, faibles, qui les fera et pourquoi et quelle sera la teneur des commentaires, positive ou négative ou encore quels seront les partages ou retweets. Même si vous postez une photo ou un message chaque semaine le même jour à la même heure, il n’est pas dit que l’accueil sera identique. Ce qui décuple le stress qu’on inflige à nos neurones et constitue un parfait terreau pour la création de l’addiction. À ce sujet, notre bon monsieur Harris (Tristan, pour les intimes que vous êtes maintenant) utilise une nouvelle fois la métaphore du casino : « Lorsque nous sortons notre

téléphone de notre poche, nous jouons à une machine à sous pour voir les notifications que nous avons reçues. Et lorsque nous faisons défiler les visages sur des applications de rencontre comme Tinder, nous jouons avec une machine à sous dans l’espoir d’un “match” ». Dans les fifties, bien avant la genèse des réseaux sociaux, Burrhus Frédéric Skinner a illustré, par diverses expériences effectuées sur des animaux, que la stratégie qui consiste à primer ses « victimes » de manière irrégulière exacerbait leur désir, installait des comportements répétitifs et était donc l’un des ingrédients majeurs de la mise en place de la dépendance. Il l’a testée sur des rats en cage : ceux-ci devaient d’abord actionner un levier dix ou cent fois pour pouvoir recevoir de la nourriture. Puis dans une autre phase, les délais au terme desquels leur pitance leur était allouée variaient, pouvaient être longs, moyens ou courts. Nos rongeurs ne pouvant donc prévoir quand leur jackpot gourmand surviendrait, ils sont tous devenus des forcenés absolus de la manette.

Des cobayes qui se prennent pour des cow-boys Il a tiré les mêmes conclusions avec des pigeons qui devaient taper sur une vitre avec leur bec afin de se faire délivrer leurs aliments, ceux-ci arrivant à intervalles inégaux. Parmi les volatiles, certains, sorte de desperados de la quête de la graine, sont allés jusqu’à frapper le verre jusqu’à 2,5 fois et demie par seconde soit à 87 0000 reprises pendant seize heures consécutives, quand bien même les rations octroyées seraient dérisoires. Or, sur nos réseaux sociaux comme dans les boîtes de Skinner, « l’écuelle » à notifications est parfois vide, partiellement remplie ou pleine à craquer. Nul n’est capable d’anticiper… « Si nous ouvrons la porte du réfrigérateur à plusieurs reprises et que nous voyons toujours le même gâteau, nous ne serons pas aussi motivés à manger que si nous voyons un gâteau différent chaque fois que l’on ouvre le frigo », a expliqué dans un email envoyé au site Quartz Ofir Turel, professeur en système d’informations et sciences de la décision à l’Université de l’État de Californie à Fullerton, qui s’intéresse depuis plus d’une décennie aux compulsions virtuelles qui sont nées avec Internet. Si les notifications n’ont pas réussi à nous transformer en junkie du clavier, d’autres dispositifs s’en chargeront comme le « lu » qui est

mentionné sur WhatsApp, Twitter, ou Messenger lorsque notre correspondant a vu notre message, la petite lumière verte qui annonce qu’il est en ligne ou les trois petits points qui nous informent qu’il est en train de nous répondre. Un suspense qui peut virer au supplice de Tantale si l’intéressé(e) lambine, voire opte finalement pour le mutisme. Sur Snapchat, application de partage instantané de photos et de vidéos qui a la cote auprès des ados, ce ne sont ni les notifications, ni ces sournoises bulles qui clignotent qui nourrissent notre envie d’y rester vissé mais des émoticônes qui ne sont mignonnes qu’en apparence. Le feu accompagné d’un chiffre montre depuis combien de jours on échange des Snaps avec un ami. Auparavant, il faut avoir maintenu ce type de contact au moins trois jours pour décrocher ce Snapstreak. Si l’on cesse de le faire pendant vingt-quatre heures, nos précieuses flammes disparaîtront (manière de nous faire comprendre que notre popularité se consume un peu elle aussi, pauvres rebuts que nous sommes). Et pour nous mettre plus encore la pression, un sablier vient nous avertir qu’il ne nous reste que quelques heures pour balancer de l’image avant de les perdre ! À l’inverse, le « 100 » souligné montre que nous sommes assidus puisque nous snapstreakons avec cette personne depuis au moins cent jours.

Nos écrans, des stupéfiants comme les autres Avec ces subterfuges en pagaille déployés pour nous polluer, on ne s’étonnera pas que l’étude réalisée par Dar Meshi, qui a été publiée par le Journal of Behavorial Addictions début 2019, ait conclu que la fréquentation excessive des réseaux sociaux altérait la prise de décision chez les individus comme le fait la consommation de drogue, type opioïdes, cocaïne ou amphétamines. Elle constitue donc un problème de santé publique à part entière. En attendant que Mark Zuckerberg et ses petits camarades prennent véritablement leurs responsabilités (même si des cellules dédiées existent déjà au sein des médias sociaux et proposent de menues améliorations pour rendre leurs interfaces moins ensorcelantes, comme cette fonctionnalité qui envoie un avertissement en cas de dépassement d’une durée de connexion déterminée au préalable), nous ne disposons que de petites brindilles pour colmater les larges brèches qu’ils génèrent dans notre libre arbitre : on peut ainsi envisager d’enlever toutes

les applis ayant trait aux réseaux sociaux sur son portable ou de basculer son écran en noir et blanc, les professionnels du marketing ont en effet compris depuis une éternité le pouvoir de séduction des couleurs ! On peut aussi se tourner vers Facebook Demetricator, qui dissimule toutes les statistiques qui concernent Facebook, tel que le nombre d’amis ou de likes, ou Space, qui retarde l’ouverture des applis des réseaux sociaux. Et c’est basique, simple, comme dirait notre ami rappeur Orelsan, mais il faut éviter de se servir de son téléphone comme réveil, sinon le premier automatisme au saut du lit est évidemment de se ruer sur ses réseaux sociaux. Ces petites manœuvres d’évitement ont en tout cas fonctionné pour Mounir Mahjoubi, l’ex-secrétaire d’État au numérique qui a avoué dans une interview à 20 minutes avoir été « complètement hypnotisé par les alertes permanentes ». Pour éviter ce syndrome auquel il avait donc été confronté personnellement, celui qui occupe aujourd’hui le siège de député de Paris avait également souhaité que les réseaux sociaux déploient un système d’alerte comparable, par exemple, à celui de la Française des Jeux qui s’engage à travers diverses mesures pour « une pratique modérée des jeux d’argent ». On ignore si Cédric O., qui lui a succédé le 1er avril dernier à son poste et que l’on surnomme « Samsung » ou « l’homme qui murmure à l’oreille des GAFA », se sent aussi concerné par cette bataille à mener…

Le segment opportuniste de la détox numérique À nouvelle pathologie, nouveaux malades. Dans le monde médiatique, certains ont reconnu avoir tellement surinvesti les réseaux sociaux qu’ils se sont mis en danger physiquement. L’écrivain Thierry Crouzet, ancien meneur d’hommes sur la Toile où il était présent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, a fait en 2011 un véritable burn-out digital, avec des symptômes semblables à ceux que l’on retrouve dans les bad trips provoqués par la prise de drogues, comme des sensations d’oppression, des douleurs thoraciques, une augmentation du rythme cardiaque et des suées, au point qu’il a dû même été hospitalisé. Celui qui s’est initié depuis aux charmes de la lenteur a relaté ses excès et sa rédemption dans J’ai débranché : comment revivre sans Internet après une overdose. « Je dois me réapproprier ma vie. Ne plus la subordonner aux messages qui

déferlent sur moi », y écrit-il. Guy Birenbaum, journaliste qui fut suractif sur Twitter, s’est dépeint quant à lui dans Vous m’avez manqué : histoire d’une dépression française comme un « naufragé ». Il y disserte sur la façon dont le réseau à l’oiseau bleu l’a poussé vers la noirceur. « L’hyperconnexion a joué un rôle dans ma dépression. Branché en permanence sur le Web, j’ai absorbé comme une éponge l’antisémitisme et la violence de l’époque. J’ai payé le prix fort. » Afin de prendre en charge ceux qui se sentent complètement dépassés par leur usage des réseaux sociaux, à l’instar de Thierry Crouzet et de Guy Birenbaum, notre société joyeusement mercantile décline une infinité de formules de détox numérique. Des offres qui vont des applis ciblées aux palaces et établissements étoilés où nous sommes priés de laisser nos mobiles et tablettes à l’accueil, même s’il agit de l’iPhone 11 Pro Max qui nous a coûté l’équivalent d’un SMIC, en passant par les séminaires d’entreprise où l’on claironne qu’il y a de la joie en dehors de nos appareils et un vrai bénéfice à réapprendre à communiquer entre vrais gens dans la vraie vie… Nous n’avons donc que l’embarras du choix pour nous mettre sur pause. En Suède, à Göteborg, l’hôtel Bellora met ainsi à votre disposition « The Check Out Suite », une chambre dotée d’une lampe intelligente qui mesure le temps que vous consacrez à Instagram,Facebook, YouTube, Snapchat et Twitter. Chaque minute dilapidée sur ceux-ci fait monter l’addition de vingt couronnes. Au bout d’une demiheure par personne, votre luminaire devient rouge et l’on paie plein pot. En résumé, moins l’on surfe, moins l’on débourse. Et votre hébergement sera même gratuit si vous faites complète abstinence (numérique, parce que pour le reste, vous êtes libre de vos mouvements). Si ces initiatives sont intéressantes, elles ne sont jamais qu’un business fructueux qui capitalise sur nos failles pour répondre à un autre marché qui lui-même prospérait sur nos faiblesses. Un break de quelques jours, même dans un cadre enchanteur nous éloignant de toute sollicitation connectée, a peu de chance de régler le problème puisqu’à notre retour, il est fort à parier que l’on replongera tête la première dans ce grand bain tellement sexy des réseaux sociaux. Si l’on aspire à se sevrer de cette séduction irrépressible, mieux vaut suivre un vrai protocole de soin. Les thérapies cognitivo-comportementales (TCC), qui consistent, par l’apprentissage, à remplacer des pratiques toxiques telles que le recours frénétique aux

réseaux sociaux par des habitudes moins aliénantes, sont indiquées. Et si ce phénomène prend encore plus d’ampleur à l’avenir, la France se dotera peut-être un jour à l’image du Brésil, des États-Unis ou du Japon de cliniques spécialisées. À Rio de Janeiro, dans un pays où 77 % des habitants sont adeptes des réseaux sociaux, un pool de spécialistes de l’Université fédérale de la ville a fondé, sous la houlette d’Anna Lucia Spear King, psychologue justement formée aux TCC, l’institut Delete qui prend en charge gratuitement les personnes souffrant de dépendance technologique. On y panse les blessures mentales mais aussi les bobos physiques : les kinés et physiothérapeutes du centre sont fréquemment amenés à soulager les traumatismes cervicaux causés par l’abus de la position inclinée, inhérent au maniement constant de notre smartphone.

L’addiction aux selfies, maladie à part entière Un train peut en cacher un autre. S’ils ont engendré chez nous une accoutumance quelquefois névrotique au fait de les consulter sans répit, l’incroyable expansion des réseaux sociaux et particulièrement celle d’Instagram et Spnachat – avec tous les effets et filtres que l’on peut apporter aux photos – a aussi fait le lit d’un autre asservissement : en bons Dorian Gray, nous ne pouvons plus nous empêcher de faire des selfies à tout bout de champ. S’autoportraiturer est devenue une manie : une enquête accomplie pour CEWE et l’Agence Mille Soixante Quatre indique que parmi les 60 % des Français qui en ont déjà pris, 3 % le font tous les jours et 10 % au moins une fois par semaine. Chez certains, elle vire à l’obsession. Le selfitis, ou addiction au selfie, est même aujourd’hui reconnu comme un trouble mental à part entière par l’American psychiatric association. Une étude de l’Université de Nottingham Trent et de la Thiagarajar School of Management à Madurai, accomplie auprès de 400 volontaires et relayée par l’International Journal of Mental Health and Addiction, a classifié ce syndrome et indiqué que celui-ci pouvait présenter différents degrés de gravité : celui des personnes « limites », qui prennent des selfies au moins trois fois par jour sans les mettre en ligne, le stade « aigu » dans lequel on fait trois selfies par jour et on les poste sur les réseaux sociaux et enfin l’addiction chronique, qui fait que l’on ne peut s’empêcher de réaliser des selfies tout au long de la journée et de les offrir à ses abonnés ou followers (qui n’en demandent peut-être pas tant) plus de six fois par jour. Nos scientifiques anglais et indiens ont établi une échelle comportementale recensant les vingt « symptômes » qui doivent inciter à être vigilant, parmi lesquels « J’attire énormément l’attention en partageant mes selfies sur les médias sociaux », « J’utilise des outils de retouche pour améliorer mon selfie et lui donner un meilleur rendu que d’autres », « Prendre des selfies modifie instantanément mon humeur » ou encore « Lorsque je ne prends pas de selfies, je me sens détaché de mon groupe de pairs ». Si l’on se reconnaît dans ces affirmations, il est peutêtre judicieux de mettre son smartphone au fond d’un coffre-fort fermé à clé avant d’égarer complètement ce qu’il nous reste de raison ou de le

switcher pour immortaliser les beautés du vaste monde plutôt que sa petite personne !

Phénomène des desadopters : les quitter pour mieux se retrouver Ne se contentant pas d’une détox temporaire, certains électrons libres osent prendre la décision radicale de renoncer temporairement ou définitivement aux réseaux sociaux. C’est ce que font des célébrités comme Adèle qui avait tiré le rideau sur Twitter parce qu’elle ne pouvait plus tolérer les tombereaux d’insultes que l’on y déversait sur son fils (« Adèle a eu un bébé ? Est-ce qu’il est gros et paralytique ? Il faudrait le tuer tout de suite » et autres ignominies du même acabit) ou Essena O’Neill, une influenceuse phare australienne qui s’est éclipsée, quant à elle pour de bon, d’Instagram, de YouTube et de Tumblr fin 2015. « Sans m’en rendre compte, j’ai passé la majorité de mon adolescence à être accro aux réseaux sociaux, à l’admiration, à la reconnaissance sociale et à mon apparence. Les réseaux sociaux quand on les utilise comme je le faisais, n’ont rien à voir avec le réel. C’est un système basé sur la reconnaissance sociale, le nombre de likes et le succès en fonction du nombre d’abonnés. C’est parfaitement organisé et ça absorbe tout jugement personnel. Tout ça m’a brûlée à petit feu », a déclaré dans un communiqué la jeune fille qui a préféré ensuite s’exprimer à travers son site Let’s be Game Changers (« Changeons les règles du jeu »). Fuck you, c’est également ce qu’a dit il y a quelques mois aux réseaux sociaux la pétillante Lily Allen, chanteuse qui y passait auparavant cinq heures par jour et s’y sentait complètement emprisonnée. Interrogée sur la façon dont elle comptait occuper ces plages de loisirs désormais vacantes, elle a précisé sur… Instagram qu’elle allait « lire des livres et rencontrer des gens ». Et a mentionné ensuite, non sans ironie, « Les photos de b**** vont me manquer et toutes les provocations misogynes aussi, toute la propagande et les nouvelles de Taylor Swift, Scooter Braun, KimKardashian et Kanye West ». Dans l’Hexagone, c’est Michel Cymes, le médecin le plus célèbre du paysage audiovisuel, qui a franchi le pas en quittant Twitter en 2017. « Finalement, ça me prenait du temps, ça ne

m’apportait pas grand-chose, si ce n’est un dialogue avec les gens. Mais il y a tellement d’abrutis ! La meilleure métaphore que j’ai trouvée, c’est que vous ouvrez la porte de chez vous pour faire entrer des gens. Ils viennent et ils cassent la vaisselle », a-t-il expliqué en septembre 2018 sur le plateau de l’émission Quotidien de Yann Barthès.

Le tout-à-l’ego des réseaux sociaux Chez ces stars ou superstars, c’est souvent la lassitude face au fiel à haute dose qu’elles reçoivent, la sensation d’évoluer dans un univers insipide et de gaspiller leur temps qui les pousse à prendre la tangente. Mais qu’en est-il chez nous, simples mortels ? Pourquoi claquons-nous la porte des réseaux sociaux ou aimerions-nous sauter le pas ? C’est là aussi le manque de sens, pour ne pas dire sa totale absence que l’on montre du doigt. Le voyeurisme ambiant et la nécessité de se plier à des impératifs d’approbation de soi factices sont également incriminés. Anne, 64 ans, auteure dont les livres n’ont pas attendu les réseaux sociaux pour trouver leur public et s’exporter hors de nos frontières, en témoigne : « Les “t’es trop beau-belle !” à chaque photo que publient les facebookien(ne)s m’exaspèrent. Mais c’est vrai que si j’ai parfois envie de dire “t’es trop moche !” ou “on s’en fout de ton assiette !”, je ne le fais pas, je suis trop bien élevée pour cela. Je déteste cet enthousiasme forcé permanent autour d’une photo de gâteau (auquel il m’arrive bien sûr de participer !), l’étalage de la vie privée, les photos d’enfants qui ne pleurent jamais, de parents souriants et détendus qui ont une vie de famille formidable, EUX, et n’ont jamais envie de balancer des coups de pied dans le ventre à leurs sales mômes, la vitrine magique des couples tellement beaux, tellement merveilleux, des familles idéales, qui peuvent renvoyer à la “médiocrité”, la banalité, la sinistre normalité de ceux qui assistent à ce monde deBisounours ahuris, alors que le leur est pitoyable et triste et leur solitude infinie… La banalité de mon couple, la normalité de ma vie me conviennent parfaitement ! J’essaie même de me battre pour les revendiquer ». Beaucoup invoquent aussi le pillage en règle que ces mêmes réseaux sociaux effectuent dans nos données personnelles. Un piratage qui est tout sauf une vue de l’esprit. Dans son étude parue dans PNAS, Michal

Kosinski, chercheur à l’Université de Stanford – toujours elle ! – pointe le fait qu’en analysant 10 de vos likes, l’algorithme de Facebook vous connaît davantage que vos collègues. À 100 likes, il sait de vous plus de choses que votre famille et à 230 likes, il vous « maîtrise » mieux que votre conjoint… « On peut déterminer, par exemple, votre préférence sexuelle, votre apparence physique, vos centres d’intérêt, votre QI, vos origines et couleur de peau, votre religion, votre sexe, vos opinions politiques et bien d’autres choses. Un algorithme découvrira facilement si vous avez une dépression », nous éclaire dans une interview donnée au site suisse 24 heures celui qui plaide néanmoins en faveur de ces mêmes réseaux sociaux, qu’il juge « géniaux ». Tristan Harris va jusqu’à dire qu’il existe au sein des réseaux sociaux un clone numérique de chacun d’entre nous, constitué à partir des informations que nous y laissons, une créature qui a un ascendant très fort sur ce que nous faisons. Lors de son allocution devant la Chambre haute du Congrès américain en 2019, il a décortiqué le fonctionnement de YouTube : « Quand vous cliquez sur “Play”, YouTube réveille votre avatar, une poupée vaudou à votre effigie. Tous vos clics sur les différentes vidéos, tous vos “j’aime”, toutes vos vues, participent à l’amélioration de votre poupée dans tous ses détails, vous ressemblant de plus en plus pour que vos actions soient de plus en plus prévisibles. YouTube “pique” alors votre poupée avec ses millions de vidéos pour simuler et prédire celles qui vous maintiendront en ligne. C’est comme jouer aux échecs contre Garry Kasparov, vous allez perdre. Les machines de YouTube ont trop de coups d’avance. »

Tourner dans le vide, vide, vide… Teddy, 35 ans, qui exerce le métier – pourtant très digitalisé – de directeur associé dans une agence de relations presse parisienne et a longtemps tenu le blog Planète beauté, nous décrit le processus qui l’a peu à peu conduit à se désengager des réseaux sociaux, au départ plus par hasard que par volonté délibérée. « Lorsque j’avais mon compte Facebook, que j’ai créé en 2009, je me connectais plus par automatisme qu’autre chose. Je ne peux pas dire que j’y voyais des choses spécifiquement intéressantes mais comme un réflexe, je m’y connectais quand même deux ou trois fois par jour pour voir ce qu’il se passait dans

mon “entourage”. Suite à une mauvaise manipulation lors de laquelle j’ai tapé plusieurs mots de passe erronés en voulant me connecter à mon Facebook et après avoir voulu fusionner une page perso et la page fan de mon blog pour que cela soit plus simple à administrer, il m’a été impossible d’y accéder. Au début, j’étais totalement dépité car j’avais quand même 3 000 personnes en tout dessus et c’était une source de trafic importante pour mon blog. Pendant des semaines, j’ai essayé de retourner ciel et terre pour régler ce souci, essayé de rentrer en contact avec Facebook pour qu’ils m’aident à réinitialiser (impossible de les joindre par quelque moyen que ce soit, c’est impressionnant !). » Mais l’impasse technique exaspérante dans laquelle il se trouvait s’est révélée rapidement salvatrice : « Au bout d’un moment, je me suis simplement rendu compte que j’étais mieux sans Facebook. Délivré d’un poids. Comme si ça me libérait l’esprit de ne plus avoir ce truc à checker, à poster régulièrement dessus, à regarder des messages dont je n’avais en fait pas grand-chose à faire… Assez rapidement, j’ai compris que je n’allais pas insister outre mesure pour récupérer mon password et que c’était comme un signe du destin qui voulait me dire que la chose était superflue et me faisait plus perdre de temps et d’énergie qu’autre chose. Mais est-ce que j’aurais eu le “courage” de le faire si cela n’avait pas été contraint et forcé au départ, je n’en suis pas certain du tout. » Peut-on, comme Teddy, fuir les réseaux sociaux ? Nous en sommes pour la plupart incapables, englués dans des considérations sur le préjudice qu’une telle démarche causerait à notre rayonnement professionnel ou à l’entretien de notre nébuleuse amicale. Paradoxalement, l’exemple pourrait venir de la génération Z, celle des enfants nés à partir de 1994, dont on présumait pourtant qu’ils étaient sortis du ventre de leur mère avec leur portable à la main… Le groupe indépendant de recherche ORIGIN a révélé l’an dernier que 34 % des Américains de cette tranche d’âge avaient renoncé à une ou plusieurs plateformes sociales et que 64 % d’entre eux s’étaient déjà mis temporairement en pause de celles-ci. Contrairement à leurs aînés, souvent scotchés, ils savent réellement se couper des réseaux sociaux, quitte à y revenir ensuite. Qui a dit qu’il fallait que jeunesse se passe ?

PÉCHÉ CAPITAL N° 2 L’AVÈNEMENT DE L’HYPER-NARCISSISME « L’amour-propre aime mieux les injures que l’oubli et le silence, il aime que l’on parle de lui. » Fénelon, Morceaux choisis ou Recueil de ce qu’il y a de meilleur sous le rapport du style et de la morale, 1720

3,48 milliards d’utilisateurs des réseaux sociaux dans le monde et moi, et moi, et moi… Si ceux-ci ont vu fleurir des enthousiasmantes lames de fond démocratiques comme celles du Printemps arabe, s’ils ont permis alors, il y a presque une décennie, de fédérer les combats et de renverser des régimes autoritaires, ces plateformes censées engendrer du lien entre les gens et générer du partage ont peu à peu perdu leur raison d’être. Celles qui auraient dû rimer avec l’exaltation du « nous ensemble » sont aujourd’hui le lieu rêvé pour encenser « le moi tout seul ». Or, en cultivant le fait d’exposer notre petite personne sur les réseaux sociaux, nous sommes en quelque sorte bloqués à l’étape du narcissisme primaire, phase dite aussi du miroir, qui se déroule normalement entre les six et les dixhuit mois d’un bébé, où le tout-petit prend conscience de son corps et de ce qu’il est, grâce son reflet dans la glace, par le regard aussi de son ou de ses parents et où, dixit Freud, « il investit la totalité de sa libido, de son énergie sur lui-même. L’enfant se prend lui-même comme objet d’amour ». Ou bien nous restons figés à un âge un peu plus tardif, entre 2 et 7 ans, où le bambin se conçoit comme le centre du monde, où il exige de l’attention permanente et où il voudrait que ses désirs, au détriment de ceux des autres, soient satisfaits tout de suite. Un ego trip qui nous pousse à

l’autopromotion sur les réseaux sociaux, à n’importe quel moment du jour et dans n’importe quelle circonstance : assis(e) sur la plage sous les palmiers, baskets aux pieds pendant notre dernier trail en date, à la terrasse d’un café avec notre best friend for ever Mila ou nu(e) dans notre bain moussant. Une régression consentie et même recherchée qui n’est pas aussi futile qu’elle n’en a l’air… Car cela a une conséquence dont nous ne sommes pas forcément conscients : cette boulimie envers le virtuel nous incite à laisser se distendre ce que le sociologue Mark Granovetter avait conceptualisé en 1973 comme « nos liens forts », ceux que l’on entretient avec notre famille et autres proches de la vraie vie, et à privilégier nos « liens faibles », nos relations numériques, des « amis » que l’on serait bien incapable d’identifier si on les croisait dans la rue ou dans notre local à poubelles. Oui, Mamie Josette devra se passer de notre visite dominicale car ce week-end, on a des stories urgentes sur le feu et on a à cœur de ne pas décevoir Paul Bidule et les autres, nos plus grands « fans » qui adorent, commentent chacune de nos publications avec moult émoticônes. On oublie qu’on ne les a jamais vus autrement que par écrans interposés et que ce ne sont pas eux, mais bien notre aïeule qui viendra nous apporter nos chocolats préférés à l’hôpital si on se fait opérer de l’appendicite. Faisons tout de même une petite concession aux nombrilistes que nous sommes devenus : nous n’aimons pas que nous-mêmes, nous raffolons aussi de nos semblables. En 2018, les travaux de Seunga Venus Jin de l’Université de Sejong en Corée du Sud ont illustré une chose : les personnes qui postent énormément de selfies sur Instagram ont tendance à suivre et à plébisciter sans modération les autres narcissiques « grandioses » qui s’exhibent sur le même réseau social. Vanité bien assumée peut s’étendre à d’autres qu’à soi-même !

Mise en scène du quotidien : vivre pour se montrer et non plus s’épanouir Dans une certaine mesure, les réseaux sociaux font de nous des Peter Pan, éternels gamins peuplant notre bulle de Toile des mots tendres (likes, commentaires) de nos abonnés, « amis » ou followers, câlinant notre humeur avec ces doudous immatériels. Mais ce n’est pas la seule façon

dont ils modifient ce que nous sommes : parce qu’ils exigent que l’on s’y raconte en long, en large et en travers, ils nous rendent inaptes à goûter le carpe diem, à célébrer « l’ode au plaisir d’exister en tant que tel », à « cueillir le jour présent », rituel qu’Horace nous exhortait à pratiquer. Prenez une situation très ordinaire : le repas au restaurant. Nous avons une bonne bouteille, des plats qui ne le sont pas moins et auprès de nous, des amis très chers à notre cœur… Comment nous comportons-nous généralement ? Plutôt que de savourer l’instant, nous allons consacrer tout notre repas ou presque à réaliser le selfie qui va bien, qui nous immortalise sous notre meilleur angle et sera le plus apte à témoigner, une fois mis sur Instagram ou Facebook, de l’insoutenable coolitude de notre vie personnelle. Oyez, oyez, le monde entier, voyez comme je suis beau/belle, comme mes camarades me chérissent, comme nous sommes puissants (la preuve, on dîne dans un resto où l’on ne croise que des VIP) mais surtout, n’oubliez pas de dire que vous êtes fou de moi (voire que je vous énerve) en cliquant sous mes photos. Il devient dispensable d’être heureux mais indispensable de donner un maximum d’indices qui font supposer qu’on l’est. C’est ce glissement dans nos attitudes qui conduit à ce qu’on ne fasse plus rien (voyages, soirées, concerts, etc.) sans arrière-pensées puisqu’on anticipe la manière dont on les relatera et exploitera en ligne, qu’a analysé le journaliste Jacob Silverman dans une longue tribune intitulée « Pics or it didn’t happen’ – the mantra of the Instagram era » (« Les photos ou ça ne s’est pas passé, le mantra de l’ère Instagram ») qu’il a rédigée pour le Guardian. « À l’ère des médias sociaux, s’efforcer d’obtenir de la visibilité et ne pas l’atteindre est une défaite amère », écrit-il dans son billet. Et il donne l’exemple des vacanciers qui viennent contempler la Joconde au Musée du Louvre, quitte à n’en apercevoir qu’une infime partie et à se faire piétiner par la foule déchaînée qui se presse devant elle : « Il faut capturer l’expérience, posséder le tableau lui-même, acquérir un pauvre fac-similé pour que vous puissiez l’appeler comme étant la vôtre, une photographie qui, finalement, dit que “j’étais ici. Je suis allé à Paris et j’ai vu Mona Lisa.” La photo montre que vous pouviez vous permettre le voyage, que vous êtes cultivé et offre un aperçu de votre histoire […] Nous nous transformons en touristes de nos propres vies et nos communautés, nos comptes Instagram sont nos guides auto-écrits, reflétant notre bon goût ». Sur Internet, « Je est un autre », comme dirait Arthur Rimbaud,

une savante composition qui n’hésite pas à prendre des libertés avec ce que nous sommes effectivement ; ce que notre milliardaire roublard de Mark Zuckerberg a compris depuis des lustres. « Sur Facebook aujourd’hui, les gens se construisent également une image et une identité, ce qui en un sens est leur marque », philosophait-il sans états d’âme en 2014. Au bout du processus, quand nous sommes déjà bien atteints par ce virus, nous finissons parfois par ordonnancer nos journées en prévision des parfaits moments Facebook ou Insta qu’elles peuvent nous procurer. Dans un article de Francetvinfo d’avril 2013, Dominique, chef d’entreprise de 52 ans, explique ainsi qu’avec sa femme Françoise, il sélectionne les endroits où ils se sustentent en fonction non pas de la qualité de leur carte mais de leur capacité à maintenir le cordon ombilical qui les relie aux réseaux sociaux. « Quand on est à Londres, on cherche des restos où il y a du WiFi pour pouvoir poster en direct », confie-t-il, amusé, même s’il admet que cela a tendance à les couper, son épouse et lui, du monde réel : « C’est un jeu, mais en même temps ça m’agace, parce que parfois j’ai l’impression que sa tête est ailleurs ».

Et le Dieu du Net créa l’influenceur L’importance du paraître et le fait qu’il supplante l’être dans ce que nous dévoilons de nous-mêmes en public sont loin d’être des inventions contemporaines. Avant même Louis XIV et sa cour qui s’enivraient d’artifices, de perruques, de postiches, de mouches, de fards à blanchir la peau, de mousselines et autres rubans, sortes d’ancêtres des filtres faciaux flouteurs de teints, oreilles de chien ou encore couronnes de fleurs qui sont l’apanage aujourd’hui des réseaux sociaux, William Shakespeare, à la toute fin du XVIe siècle, mettait dans la bouche d’Antonio, le héros malheureux de son Marchand de Venise, cette phrase : « Je tiens ce monde pour ce qu’il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle. » Mais cette capacité à se donner en représentation et à transformer son SOI en capital à faire fructifier est tout particulièrement incarnée aujourd’hui par les influenceurs. Apparu il y a cinq ou six ans, ce néologisme désigne toutes les personnes, sévissant sur Instagram, YouTube, Twitter, Facebook, Snapchat ou autres, qui servent d’intermédiaires entre les marques et les

consommateurs, à travers les publications, photos et vidéos qu’elles proposent. Des relais qui sont devenus cruciaux, à l’heure où la télévision perd de son impact auprès des Français, spécialement chez les plus jeunes, et où la publicité qui y est diffusée a donc peu de chances de les atteindre. Il est donc beaucoup plus rentable aujourd’hui pour les entreprises de nouer des partenariats rémunérés avec ces personnalités du Web qui ont l’avantage d’échanger directement avec leur communauté via les réseaux sociaux et donc, d’être considérées par leurs membres comme des figures familières, si ce n’est comme des amis ou des modèles. Par conséquent, lorsque nos influenceurs font les louanges d’une crème hydratante à l’aloe vera, d’une palette de maquillage ou encore des délicieux bonbons garantis sans gluten et sans matière grasse, le jackpot est en vue pour l’annonceur ! En 2017, un sondage – Cission – L’Argus de la Presse révélait qu’un internaute sur trois suivait au moins un influenceur et que 75 % de ceux-ci avaient déjà accompli un achat de produit après avoir vu un influenceur l’utiliser. Plutôt que de s’offrir un spot onéreux et pas forcément efficace sur une chaîne nationale, mieux vaut donc miser sur la force de frappe sur Internet d’un Cyprien ou d’un Norman, pionniers et maîtres Yoda de YouTube, de Nabilla qui a non seulement du shampooing mais aussi de la ressource et du bagout, de Caroline Receveur et EnjoyPhoenix ou encore d’une Iris Mittenaere, notre Miss Univers, qui a abandonné des études dentaires déjà bien avancées pour céder aux sirènes séduisantes de ce job. Si tous les influenceurs ne sont pas, loin de là, aussi vénérés que ce sextet (dans leur grande majorité, les influenceurs ont de 1 000 à 50 000 followers), les accords qu’ils concluent avec les marques peuvent néanmoins mettre une jolie portion de beurre dans leurs épinards : si vous avez 50 000 fidèles, un post Instagram vous sera rémunéré de 250 à 750 euros alors que sur YouTube, une petite vidéo sympathique pourra vous faire toucher entre 500 et 1 000 euros. Et l’addition se chiffrera en milliers d’euros si vous êtes ce que l’on appelle un ou une « leader d’opinion ». « Certains demandent jusqu’à 10 000 euros pour un statut Facebook moche, avec trois lignes », déplore Paul Marty, directeur associé de la création digitale à l’agence de publicité HEREZIE, dans un entretien accordé en septembre 2018 au site La Réclame.

Contrefaiseurs et reines de l’imitation Ce qui aboutit à une situation surprenante : ils ont beau ne pas avoir inventé un cœur artificiel dernier cri, ni risqué leur vie pour apaiser les conflits géopolitiques dans les Balkans, pas plus qu’ils n’ont triomphé de quinze ans d’études pour devenir cosmonaute ou doctorant(e) en chimie, et ils nous parlent plus souvent de codes de réduction que du mythe de la caverne de Platon, mais les influenceurs sont néanmoins considérés, grâce à leur poids économique, comme des personnalités qui comptent sur la scène nationale, voire internationale. Aucune émission, aucun événement artistique, aucun défilé de mode ne se tient sans leur présence. Durant l’été 2019, certains puristes ont dû avaler de travers leur Earl Grey en voyant Caroline Receveur, qui a été révélée par Secret Story en 2008 et a transité ensuite par La Maison du bluff, Hollywood Girls et Les anges de la téléréalité, devenir la première femme à faire la couverture de l’édition française du très sérieux magazine Forbes, alors que des pointures comme Isabelle Kocher, PDG d’Engie et seule représentante de son sexe dans le milieu hyper-masculin des patrons du CAC 40, n’avait jamais eu à cette date ce privilège. De quoi dresser le poil de ceux qui prônent les vertus de la méritocratie… Mais ce n’est pas le seul côté irritant de l’avènement de ces icônes sanctifiées par leurs audiences numériques. Les internautes sont ainsi de plus en plus nombreux à s’indigner contre l’uniformisation des publications que proposent nos influenceurs. S’il en est parmi eux qui s’illustrent par leur originalité, leur liberté de ton, leur œil singulier, la plupart livrent un contenu très stéréotypé, comme dupliqué à l’infini, autant dans l’aspect visuel que dans la teneur des propos. On peut l’observer chez les influenceurs « voyage », sur les comptes desquels on y admire toujours le même genre d’images : nos baroudeurs y posent devant un lac façon « Moi, tout petit devant l’immensité de Mère Nature », sur un pont suspendu qui surplombe une cascade, le visage dissimulé par l’objectif d’un appareil photo vintage, de dos au bord d’une falaise avec leur sac. Et leurs clichés sont systématiquement retouchés… Même disposition au mimétisme chez leurs homologues influenceuses beauté qui sont nombreuses à opter pour un maquillage à la Kylie Jenner ou à la Kim Kardashian : sourcils très marqués, cils surdimensionnés, bouche pulpeuse

et teint hyper-travaillé grâce au contouring et à Facetune, l’application qui métamorphose les visages. Et elles sont aussi conformistes dans les tics de langage qu’elles adoptent à l’unisson, notamment le fameux « coucou, les filles » que parodie l’actrice Juliette Katz sur sa chaîne YouTube. Une standardisation qui amène certains à faire dissidence et à allumer sur Instagram des contre-feux hilarants : sur le compte @InstaRepeat, une jeune cinéaste, qui vit en Alaska et préfère garder l’anonymat, réalise sur Instagram des sortes de mosaïques des photos des influenceurs spécialisés dans le tourisme, pour démontrer leur manque absolu d’originalité et leur propension à se « copier-coller » entre eux. Sur Instagram toujours, @Allthesame kind, lancé par une Française, est engagé dans la même croisade : à travers ses posts, il pointe le fait que ce sont souvent des lieux, des vêtements et des objets de décoration identiques qui reviennent sur les images des influenceurs, qui y adoptent en outre toujours les mêmes postures. Plus caustique encore est Thomas, photographe qui, sur @cestlaviequejemène, a décidé de tourner en ridicule le sexy obligatoire d’Instagram en se mettant en scène dans des situations pathétiques mais avec des légendes au premier degré comme peuvent en rédiger les influenceurs. Le nez aplati contre la terre battue, habillé dans un bas de jogging défraîchi, il palabre ainsi : « Dépasser ses limites en faisant un petit match au clair de lune avec @rafaelnadal sur son court privé, ça n’a pas de prix… Aucune ligne n’est infranchissable… C’est la vie que j’ai décidé de mener. »

Du danger de tutoyer trop vite les sommets S’ils se meuvent dans une sphère que tissent beaucoup de superficialité et d’illusions, il ne faut pas croire pour autant que les influenceurs sont des oisifs qui n’ont rien d’autre à faire que de sourire face au soleil couchant ou de tester le vernis végan démentiel qu’on vient de leur envoyer. D’abord, parce que dans leur immense majorité, ils ont un autre métier, généralement loin des paillettes et des strass, qu’ils taisent le plus souvent de peur d’entacher leur e-réputation chèrement acquise. Ensuite, parce que les tâches incombant à un influenceur sont plus multiples qu’on ne se l’imagine, entre discussions d’ordre commercial, signatures de contrats auprès des marques, évaluation des performances des publications, gestion

de la relation avec la communauté, shootings et travail d’amélioration des photos. Un travail à flux presque continu qui exige une solidité qui leur fait parfois défaut. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils se retrouvent fréquemment confrontés à des difficultés psychologiques… Sur le site Les Gens d’Internet, la sophrologue Delphine Pilcher explique pourquoi elle s’est spécialisée dans le soutien aux influenceurs : « Chez les plus jeunes […], les dégâts sont très visibles. Ils ont été propulsés là avant même d’avoir atteint une certaine maturité émotionnelle. Leur vie s’est construite autour de likes, ils ne distinguent pas bien le réel du virtuel, et cela crée des problèmes mentaux et de construction identitaire. » Celle qui enseigne également la méditation leur donne des jalons pour séparer leur activité de leur sphère personnelle : « On apprend aussi à se distinguer soi-même de notre “avatar” digital, celui qui poste tout ce qu’on poste sur nos réseaux sociaux. On se rend compte qu’il y a toujours un décalage entre soi et l’autre soi, même s’il est pour certains infime et bien vécu. Mon accompagnement auprès des influenceurs leur permet de se reconnecter pleinement à eux-mêmes, de se sentir davantage alignés avec qui on veut vraiment être, pour leur permettre ensuite de faire les bons choix. » Souvent décriés, les influenceurs, ces gourous d’un nouveau genre, ne sont donc pas exempts d’états d’âme et de cas de conscience. Des questionnements existentiels qui pourraient prendre à l’avenir encore plus d’acuité car leur domination commence à être fragilisée : si l’on se base sur les enseignements d’un rapport de juillet 2019 de la société d’analyse InfluencerDB, on note que le taux d’engagement des publications des influenceurs, c’est-à-dire la quantité de réactions, type likes, partages ou commentaires, par rapport au nombre de followers qu’ils ont au total, est en nette érosion, quel que soit leur domaine de prédilection (beauté, lifestyle, univers culinaire, mode). Il a ainsi diminué de moitié entre 2017 et 2018, certainement en grande partie à cause du trop-plein de posts sponsorisés que leur commandent les marques. À la longue, ces publicités qui ne disent pas leur nom suscitent un ras-le-bol chez les abonnés qui ne prennent plus la peine de cliquer quand ils les voient apparaître !

Des mutants plus vrais que nature

Nos influenceurs qui « catéchisent » de moins en moins (mais qui ont encore de la marge) sont sous l’effet d’une autre menace : des influenceurs virtuels, androïdes remarquablement réalistes conçus par des studios d’animation ou des collectifs d’artistes et d’ingénieurs leur font concurrence aujourd’hui sur les réseaux sociaux. La première à avoir vu le jour, en 2016, s’appelle Lil Miquela (ou Miquela Sousa), elle est brésilienne et a une vingtaine d’années. Nonobstant le fait qu’elle n’existe pas en chair et en os, la demoiselle a tout pour elle, avec sa frange avantgardiste, ses macarons de cheveux à la princesse Leia, ses grands yeux mutins, ses taches de rousseur et son goût affirmé pour les pièces les plus stylées des griffes de luxe. Mais ses concepteurs ne se sont pas contentés d’en faire une jolie potiche décorative puisqu’ils ont aussi construit autour d’elle toute une mythologie : Lil est censée avoir une fibre militante très développée et s’impliquer dans le combat pour les droits des LGBT et des migrants ainsi qu’au sein du mouvement Black Lives Matter, qui s’érige contre la violence, notamment policière, envers les Noirs. Elle n’est pas non plus du genre à jouer les potiches et se rebelle parfois contre sa condition. « Mon identité est un choix qu’a fait Brud (la société spécialisée en intelligence artificielle qui lui a donné le jour) pour que je puisse vendre. Je ne leur pardonnerai jamais. Je ne sais pas si je me pardonnerai un jour à moi-même », s’est-elle indignée dans l’un de ses posts. Jolie, sensible et engagée, elle fait tourner les têtes : outre les classiques partenariats que l’on se bouscule pour lui proposer, Lil, qui a 1,6 million d’abonnés sur Instagram, pose en couverture de grands magazines tels que L’Officiel ou ELLE Mexique, a défilé pour Prada, consent parfois à donner des interviews et prend la pose en compagnie de la crème des VIP américains, dont Beyoncé et la top-modèle Bella Hadid, avec qui elle a même échangé un baiser fougueux. Dans son sillage, d’autres « robots » ou hologrammes-influenceurs sont apparus, dont Bermuda, la rivale blonde de Lil, l’homme masqué Ronnie Blawko, la mannequin Shudu Gram ou le producteur de musique Liam Nikuro, telles des incarnations cyniques mais sophistiquées d’une profession trop monétisée qui tend à perdre son humanité.

La recherche du quart d’heure de célébrité et ses dérives

Comme la bulle des start-up au début des années 2000, celle des influenceurs pourrait, elle aussi, éclater dans la décennie à venir, faute de renouer avec plus d’authenticité. Il n’empêche qu’être une « personne à suivre » reste attrayant et envié. Les aspirants à ce statut sont innombrables et sont prêts pour ainsi dire à n’importe quoi pour atteindre ce qu’ils considèrent comme le paroxysme de la notoriété. Le destin de Mona Lisa Perez est dans ce registre très édifiant : en 2017, cette jeune femme de 19 ans du Minnesota, déjà maman d’une petite fille, Aaliyah, et enceinte de son deuxième enfant, a tué accidentellement Pedro Ruiz III, son compagnon, lors du tournage d’une vidéo pour YouTube. Les deux tourtereaux avaient lancé ensemble quelques mois auparavant leur chaîne, où ils s’amusaient à filmer leur « vraie vie de jeune couple qui sont aussi des ados-parents » et les blagues potaches qu’ils se faisaient l’un à l’autre, type piment ultrafort mis dans les sandwiches ou talc saupoudré sur les beignets. Mais la courbe de progression du nombre de leurs abonnés – à peine plus de deux cents – peinant à décoller, Ruiz s’était engagé à faire une performance jamais vue ailleurs qui ferait d’eux des stars sur cette plateforme, la « plus folle » depuis Jackass, émission télé dont les protagonistes s’adonnaient à des challenges aussi stupides qu’aventureux et depuis Evel Knievel, le motard casse-cou qui a sauté avec sa machine au-dessus d’un canyon de la rivière Snake. Pedro et Mona Lisa imaginaient également avec délice le moment où ils franchiraient le seuil des 300 000 followers. « Je parie que je vais atteindre très prochainement cet objectif. Dans les prochains mois, alors que cela prendrait une vie pour certaines personnes ! », plastronnait Pedro sur Facebook. Le 26 juin 2017, Mona Lisa avait averti de l’événement à venir sur Twitter… « Pedro et moi allons probablement tourner l’une des vidéos les plus dangereuses de tous les temps. C’est son idée, pas la mienne », s’excusait-elle, en agrémentant son message de l’émoticône évocatrice d’un singe qui se cache les yeux. Quelques heures plus tard, après un premier tir d’essai effectué sur un livre que la balle n’avait pas réussi à transpercer, Pedro a placé un Desert Eagle, puissante arme semi-automatique, dans les mains de sa fiancée, positionné une encyclopédie d’environ quatre centimètres d’épaisseur sur son torse et a demandé à Mona Lisa de le prendre pour cible. Le projectile a traversé l’ouvrage et Pedro, touché à la poitrine, est décédé quelques instants plus tard, devant les yeux stupéfaits des trente

personnes qui assistaient à la scène, parmi lesquelles Aaliyah. Mona Lisa Perez, qui a appelé tout de suite les secours, a été arrêtée par la police : après le paiement d’une caution, elle a écopé d’une interdiction à vie de posséder une arme à feu et de 180 jours de prison, assortis d’une période de probation de dix ans. La tragique ironie de ce fait divers est que Mona Lisa et Pedro auront finalement relevé leur défi : se faire connaître. Dans la journée qui a suivi le drame, leurs vidéos ont été vues 1,7 million de fois. Et le plus incroyable dans cette affaire est que le prix que cette course à la viralité aura coûté, à savoir la vie de Pedro Ruiz, n’a pas suffi à persuader Mona Lisa Perez de se sevrer de YouTube : après avoir effectué sa détention, elle y est revenue, réalise plusieurs vidéos par semaine, y vante son « énergie positive » et s’y affiche en toute décontraction avec sa nouvelle moitié, Tyler Blake.

De l’art meurtrier de l’autoportrait L’histoire de Pedro Ruiz, très symptomatique de notre époque, trouve aussi des échos dans le nombre affolant de personnes qui périssent depuis quelques années pour avoir voulu prendre le meilleur des selfies. C’est ainsi le sort de Xenia Ignatyeva, qui est tombée du haut d’une des poutrelles d’un pont de chemin de fer à Saint-Pétersbourg et s’est électrocutée au contact des câbles à très haute tension qu’elle a saisis afin d’essayer de se rattraper, de Karina Baymukhambetova qui a été percutée par un train de marchandises alors qu’elle posait sur une voie ferrée, à Orsk, toujours en Russie, d’Ashok Bharti, un quinquagénaire piétiné dans un parc forestier en Inde par l’éléphant à côté duquel il tentait de poser, de ce Français de 33 ans qui a récemment glissé dans la cascade de Na Muang 2 sur l’île de Koh Samui en Thaïlande… et de beaucoup d’autres. Paru dans le Journal of Family Medecine and Primary Care pendant l’été 2018, un article scientifique révèle que les selfies ont fait au moins 259 victimes d’octobre 2011 à novembre 2017, contre 50 seulement pour les attaques de requins en mer. Et dans des circonstances toutes stupides mais assez diverses, de la noyade à l’accident de transport, en passant par les blessures infligées par des armes ou consécutives à l’agression perpétrée par un animal. Quand certains trépassent en pleine gloire, d’autres succombent pour avoir voulu en grappiller quelques miettes…

PÉCHÉ CAPITAL N° 3 LA MORT DE L’INTIMITÉ « Notre liberté se bâtit sur ce qu’autrui ignore de nos existences. » Alexandre Soljenitsyne, L’archipel du Goulag, 1973

Toute ressemblance avec des personnes existantes n’est pas une pure coïncidence. En 1998, The Truman Show, film d’anticipation de Peter Weir, nous relatait le quotidien d’un homme, héros d’une télé-réalité, qui était filmé à son insu depuis sa naissance. Depuis, ce qui n’était qu’une fable dystopique s’est pour ainsi dire concrétisé avec la montée en puissance des réseaux sociaux car notre vie privée s’y est progressivement délayée jusqu’à changer de substance et de nature. Le confidentiel, qu’il soit joyeux ou douloureux, doit désormais s’afficher ouvertement sur ces plateformes. C’est ainsi qu’à côté des retrouvailles entre copains rugbymans et des réunions de famille, se racontent et se montrent désormais sur Facebook ou Instagram des événements que les plus visionnaires des analystes n’auraient jamais imaginé, lors de la création d’Internet, pouvoir y retrouver un jour. En octobre 2016, le producteur américain, DJ Khaled, a exposé en direct sur Snapchat dans ses moindres détails l’accouchement de Nicole Tuck, sa femme, de ses prémices (« Ma reine a perdu les eaux. C’est l’heure d’y aller. Je vous tiens au courant ») à son apogée, à savoir l’arrivée d’un petit garçon, en n’épargnant aucune contraction ni aucun cri de la future maman. Et ce type de récit où ce qu’il y a de plus intime bascule dans la sphère publique n’est pas du tout l’apanage des célébrités puisque les femmes sont de plus en plus nombreuses, qu’elles soient connues ou non, à partager cette « aventure » obstétricale en ligne. Il y a deux écoles. On recense d’abord les alarmistes,

qui mettent particulièrement l’accent sur les aspects désagréables, voire traumatisants de leur accouchement (les heures interminables à pousser, le sang, l’épisiotomie qui est faite à la hussarde, les débuts pénibles de l’allaitement, la cicatrice de césarienne qui lance, etc.), ce qui pourrait renforcer chez celles qui les lisent et les regardent la tocophobie, c’est-àdire la peur-panique d’être enceinte et d’accoucher qui existe chez environ 20 % des femmes. À l’inverse, d’autres, à l’instar de Caroline Receveur et de la blogueuse mode Chiara Ferragni, en font une séquence « zéro défaut » réalisée sous des lumières flatteuses, durant laquelle ces adeptes du développement personnel ont évidemment pu méditer et se reconnecter à leur moi profond. Après la délivrance, bébé est irréprochable, à peine un peu rouge sous son bonnet trop mignon et maman n’a même pas de cernes et déjà la ligne, façon Kate Middleton devant Kensington Palace, perchée sur des talons aiguille et le teint frais, sept heures après la naissance du petit George devant l’hôpital Saint Mary à Londres…

Les pieds dans l’étrier, les pinceaux à la main Des parturientes dorées sur tranche qui conditionnent négativement leurs followeuses : à force de contempler ces accouchements qui ressemblent à un shooting pour Bonpoint ou pour Chanel Kids, celles-ci sont obsédées par l’idée d’offrir ce même spectacle parfait quand elles mettent la chair de leur chair au monde. Un sondage réalisé en 2019 par l’enseigne de produits de beauté Cosmetify, auprès de 2 000 femmes britanniques de 18 à 31 ans, a montré que 64 % d’entre elles ont prévu de faire un geste beauté avant d’accoucher : 65 % ont planifié une épilation, 57 % une manucure, 37 % une pédicure, 43 % de mettre de l’auto-bronzant, 37 % de faire un brushing et 32 % une coupe de cheveux. Et elles n’omettent surtout pas de dégainer leurs mascaras et blushs : 68 % se maquillent deux heures et demie avant le grand moment. Leur objectif étant, pour 32 % d’entre elles, d’être jolie sur les photos et autres vidéos de naissance ; pour 26 % d’entre elles, d’être présentables pour leurs visiteurs et pour 22 %, d’éviter d’avoir mauvaise mine pendant et après l’accouchement. De nombreuses vidéos de tutoriels de make-up sont d’ailleurs disponibles sur YouTube pour donner toutes les armes pour enfanter non pas dans la

douleur – ou alors en ne serrant pas trop les dents – mais dans la splendeur. Poussez, madame, vous êtes likée !

Visibilité imposée du premier au dernier souffle Notre Origine du monde fait donc maintenant partie des bastions conquis par les réseaux sociaux. Et il en va de même pour le deuil, territoire également annexé. La période d’introspection et de repli sur soi nécessaire, le travail intérieur qui s’opère lors du départ d’un être cher ne semblent plus de mise. Nous sommes ainsi nombreux à avoir vu apparaître sur nos réseaux sociaux le texte d’un « ami » nous avisant de la mort d’un parent, d’un frère, d’une sœur à peine quelques minutes après celle-ci. Pour ma part, je me souviens d’avoir été médusée – sans pouvoir m’empêcher de les lire – face aux posts successifs qu’a rédigés quasiment en direct E., l’une de mes connaissances virtuelles de Facebook, lors de la crise cardiaque qui a emporté D., sa compagne, où elle décrivait le drame dans ses moindres détails, jusqu’à la veste qu’elle a posée sur son visage et l’arrivée de la police venue constater le décès. Dans la même veine, c’est sur Instagram qu’Anastasiya, une candidate de la onzième promotion des Anges de la télé-réalité, a crié sa révolte en juin 2019 lors du décès de son petit ami Steve : « Je n’ai pas les mots. Tu étais la meilleure personne et seras toujours dans mon cœur […] Je t’aime plus que tout au monde. Nos projets se sont envolés. » Enfin, c’est sur YouTube que Julie Ricci, elle aussi issue du sérail de la real-TV, a confié avoir perdu son bébé à son quatrième mois de grossesse. Qu’est-ce qui fait que nous ressentons le besoin de clamer notre peine à des personnes que nous ne connaissons pas ? Qu’allons-nous chercher à travers ces wagons d’émoticônes qui pleurent ? Sûrement, paradoxalement, le fait d’exister nous-mêmes (un peu plus)… quitte à jeter l’opprobre sur ceux pour qui la discrétion est un meilleur remède : Brian Austin Green, acteur de la série-culte Beverly Hills s’est ainsi vu reprocher de ne pas avoir commenté sur les réseaux sociaux la mort de Luke Perry, comédien avec qui il entretenait pourtant une complicité très forte depuis des décennies. Ce qui a excédé ce dernier. « On m’a dit : “Pas de post pour Luke ?” Mais pour qui ? Je poste pour qui ? Pour Luke ? Il est décédé. Est-ce que je poste pour moi ? Je ne comprends pas. Pour qui est-ce que je suis censé faire mon deuil ? Fais

ton deuil à ta manière. Si tu veux poster quelque chose en hommage, c’est super. Si tu ne veux rien poster, c’est super aussi. Tout le monde a sa propre manière de gérer les merdes. J’ai choisi de ne rien dire et de ne rien poster. Ma relation avec Luke était très importante. Je ne laisserai jamais personne faire que je me sente jugé pour la manière dont j’ai géré cette situation », s’est-il indigné dans les commentaires d’un podcast. Une réaction qui trouve son pendant dans celle de Michel Mallory, l’ancien parolier de Johnny, affligé par l’écume constante qui est faite autour du défunt chanteur, notamment au sein de sa famille. « Je ne peux qu’être troublé par sa veuve et ses filles, qui, sur le Net et ailleurs, communiquent sur leur tristesse. Pour ma part, mon silence est à la hauteur de mon chagrin », a avoué à Gala en septembre 2019 celui qui a signé 114 chansons pour le rocker. Deux témoignages aux allures presque anachroniques car la douleur et les larmes, comme le reste, se doivent aujourd’hui d’être exprimées en ligne. On aura sinon tendance à considérer qu’elles n’existent pas…

Problème du consentement : les parents qui surexposent leurs enfants Ce n’est pas la seule brèche via laquelle la vie privée se dissout dans le vaste fleuve planétaire que sont les réseaux sociaux. Au cours des vœux qu’il a adressés dans une vidéo diffusée sur le site de la chaîne anglaise Channel 4 quelques mois après le fameux scandale, l’ex-agent de la CIA Edward Snowden, qui a créé une onde de choc en 2013 en révélant l’ampleur de la surveillance téléphonique et numérique dont s’est rendue coupable, à l’échelle mondiale, la National security agency (NSA) américaine, a expliqué qu’« un enfant né aujourd’hui (grandirait) sans aucune conception de la vie privée » et « ne (saurait) jamais ce que c’est que de passer un moment privé. » Propos d’un oiseau de mauvais augure ou simple constat ? On penche pour la seconde hypothèse lorsque l’on voit la facilité avec laquelle beaucoup de parents dévoilent en ligne les visages et les bons mots de leurs bambins, quand ils ne restituent pas la moindre de leurs activités. Bobos et virus, achats de vêtements, bêtises, disputes, câlins et prouesses, tout a sa place dans le prisme enchanté des écrans.

Certaines chaînes YouTube comme Démo Jouets, Ellie’s Magic World, Mava Chou, Néo & Swan ou certains comptes Instagram, tels Et Dieu créa, Zozo Mum, Maman Louve ou Maman Poule, en font même leur centre d’intérêt exclusif, à l’image de Blanche Gardin et Maxime Tual dans le film Selfie récemment sorti au cinéma. En résulte que nos chérubins, avant même d’avoir l’âge légal d’ouvrir leurs propres comptes, ont déjà un sévère passif sur les réseaux sociaux… Who knows what about me ?, un rapport anglais de la Commission des enfants rendu public en novembre 2018 met en exergue des chiffres sidérants : à 13 ans, un ado peut déjà trouver en ligne une moyenne de 1 300 photos et vidéos le concernant, majoritairement postées par ses parents. « Les empreintes de nos données deviennent de plus en plus importantes. C’est vrai pour nous tous », explique Anne Longfield, la responsable de cette institution depuis 2015. « Mais la différence pour les enfants d’aujourd’hui, c’est que leurs empreintes de données commencent dès que les parents téléchargent fièrement leur première photo de bébé sur les médias sociaux […] Nous devons arrêter et réfléchir à ce que cela signifie pour la vie des enfants maintenant et en quoi cela pourrait avoir une incidence sur leur existence future en tant qu’adultes. Nous ne savons tout simplement pas ce que seront les conséquences de toutes ces informations à propos de nos enfants. À la lumière de cette incertitude, devrions-nous être heureux de continuer éternellement à collecter et à partager ces données ? Je ne pense pas que nous le devrions. Nous devons faire une pause et réfléchir », déclare-t-elle en préambule de ce texte.

Bébés pas encore nés, déjà tracés La genèse numérique des juniors remonte quasiment à la rencontre du spermatozoïde et de l’ovule qui leur a donné le jour : dans le sondage Fairaparterie La digitalisation de la vie familiale mené par l’institut GECE, on découvre, ébahis, que même dans leur liquide amniotique, 30 % d’entre eux ont une « identité » virtuelle. Et ce n’est qu’un prélude puisqu’à la photo du test de grossesse ou de la première échographie succéderont celles de la naissance, des séances biberon, de la première dent, des premiers pas et ainsi de suite. Attendrissant, certes… mais si l’on ne nie pas le ravissement que nous inspirent – ou pas – ces délicieuses

scènes quotidiennes, ce procédé qui a un nom, le parental sharenting, pose plusieurs problèmes majeurs. Le premier risque à prendre en considération, limité mais réel, est le fait que cela met nos rejetons à la merci des agresseurs : tout ce que les parents disent des journées de leur progéniture peut leur servir à la localiser et à la suivre, offrant ainsi un cadre propice aux enlèvements ou aux situations de harcèlement. Les photos innocemment postées peuvent par ailleurs se retrouver sur des sites pédophiles et pédopornographiques, telles quelles ou utilisées dans des montages. L’étude L’âge du consentement de l’entreprise de cybersécurité McAfee (où l’on apprenait par ailleurs que 24 % des parents publient une photo ou une vidéo de leur enfant au moins une fois par jour sur les réseaux sociaux et 6 % plus de quatre fois par jour) évoque également le vol d’identité puisque le nom complet de l’enfant et sa date de naissance y sont aisément récupérables par recoupements. C’est en considérant ce type de menace que la Gendarmerie nationale avait dénoncé à travers un communiqué, le 23 février 2016, l’explosion du phénomène du Motherhood Challenge, dont le principe pour celles et ceux à qui l’on soumettait le défi était de poster trois photos de leurs enfants sur les réseaux sociaux puis de désigner ensuite dix amis pour qu’ils fassent la même chose.

Comment semer les graines de futures souffrances L’autre danger, à envisager sur le long terme, est le retentissement négatif que cette exposition permanente est susceptible d’avoir sur la construction psychologique de nos bouts de chou : est-il sain que leur apparence extérieure devienne pour eux le seul étalon qui soit pour jauger leur valeur ? Que leurs frimousses soient évaluées à coup de likes et de commentaires ? Le schéma n’est pas forcément très équilibrant et peut biaiser à la fois la perception qu’ils ont de leur corps et les rapports qu’ils nouent et tisseront à l’avenir avec leur entourage. Ils grandiront en effet avec l’idée qu’il vaut mieux laisser voir une réalité arrangée, embellie, plutôt que ce qu’ils sont vraiment et se laisseront enfermer dans ce carcan de faux-semblants, sans s’exprimer lorsqu’ils doutent, sont angoissés ou se sentent mal.

La position est d’autant plus déstabilisante pour eux que ces petites mascottes intronisées par leurs pères et mères sont parfois aussi chargées malgré elles de porter le désir de revanche social de ces derniers, tels que l’ont été certains prodiges du sport (notamment les sœurs Williams et Marion Bartoli), surdoués à travers lesquels leurs parents ont voulu réussir par procuration. Enfin, puisque plus aucune séquence de leur vie, même très personnelle, n’échappe à l’objectif du smartphone de leurs digitalsmums (ou dads), leur maison, leur « chez-soi » perd sa fonction de cocon, de bulle qui permet aux enfants de se retrouver avec eux-mêmes et de recharger leurs batteries émotionnelles. Imaginez-vous plancher, lors d’un examen, sur une épreuve qui recommencerait sans cesse, à la manière du film Un jour sans fin : c’est en quelque sorte ce que nous infligeons aux neurones des plus jeunes… On revient à la disparition de tout « moment privé » qu’évoque Edward Snowden.

De la cour de récré à la Cour de justice Et que dire de leur droit de regard sur leur identité numérique ? Parce qu’ils n’ont pas choisi d’être photographiés et partagés poussant sur leur pot, les fesses à l’air au bord de la piscine ou en costume de tomate lors de la fête de l’école quand ils avaient 3 ans, on peut imaginer qu’une fois devenus adolescents ou adultes, quelques-uns parmi eux décident de faire un procès à leurs parents. Si la législation française autorise ces derniers à poster des photos de leurs enfants sur les réseaux sociaux car ils sont codétenteurs de leur droit à l’image jusqu’à leur majorité, elle laisse aussi la porte ouverte à la possibilité de les condamner, toujours au nom de ce droit à l’image, s’ils publient sans son accord des clichés qui nuisent à la personne représentée, par exemple, parce qu’ils sont ridicules. Dans notre pays, c’est un délit qui est passible d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende, en vertu de l’article 226-1 du Code pénal qui interdit de porter volontairement atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui, en « fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé ». Peut aussi être invoqué l’article 9 du Code civil qui assure à chacun le respect de sa vie privée…

Nul doute qu’on verra ce type d’affaire poindre bientôt. Cette situation s’est en tout cas déjà produite en Italie, où un garçon de 16 ans a exigé réparation en 2018 devant le tribunal de Rome, dénonçant une violation répétée de sa vie privée de la part de sa mère qui avait mis en ligne de très nombreuses photos de lui sans le consulter. Cette instance a tranché en imposant la suppression des portraits incriminés et en lui interdisant d’en publier de nouveaux. Si l’accro en question récidive, elle héritera d’une amende pouvant aller jusqu’à 10 000 euros et devra verser des dommages et intérêts à son fils. Parce que cet étalage très personnel – qui s’étendait aussi aux conquêtes de sa maman – lui a porté préjudice, le lycéen aurait ensuite décidé d’aller poursuivre sa scolarité à l’étranger. C’est pour éviter d’en arriver à ce genre de querelle à la Festen que le Fonds allemand pour l’enfance s’est attaché en 2017 à faire une grande campagne d’affichage intitulée « Mon visage, mes droits », combinant des visuels de bébés – floutés – avec des spaghettis sur la tête ou jouant avec du papier toilette et des slogans tels que « Chère maman et paparazzi, qui vous a permis de poster ceci ? » Elle a été relayée sur les réseaux sociaux avec le hashtag #ErstDenkenDannPosten (Réfléchissez avant de poster). Les maniaques du parental sharenting s’exposeront peut-être bientôt également à d’autres types de sanctions judiciaires car une proposition de loi formulée fin 2019 par le député Bruno Studer suggère de considérer les prestations des enfants youtubeurs comme une véritable activité professionnelle. S’ils ne sollicitent pas l’agrément préfectoral qui autorise et encadre le travail infantile, ces parents pourraient être condamnés pour travail illicite.

Facebook et Instagram, espions insoupçonnés Bref, mieux vaut tourner sept fois ses pouces sur ses touches quand il s’agit de relater les formidables progrès d’Emma et de Léo, nos merveilleux poussins, afin d’éviter qu’ils se sentent, plus tard, tels les dindons d’une farce dans laquelle ils n’auraient pas consenti à jouer. Car l’utilisation des réseaux sociaux nous « engage » au-delà de ce que l’on peut imaginer : rendre public ce qui est privé n’est pas anodin. Laeticia Hallyday n’est sans doute pas près de l’oublier… En offrant sur Instagram à ses fans et à ceux du Taulier des aperçus ultra-fréquents de leur existence de rêve, de leurs 20 ans de mariage au restaurant l’Apicius à Paris en mars 2016, à leurs vacances idylliques dans le Gers en juillet 2015, en passant par leur escapade à Strasbourg en juin 2017 et de toutes ces semaines où ils ont goûté au farniente et reçu leurs camarades people sous les cieux de Saint-Barthélemy, elle n’a pas mesuré qu’elle allait bientôt contribuer à scier la branche sur laquelle elle était assise. En s’appuyant, entre autres éléments, sur le décompte établi à partir de la fonction géolocalisation de ce réseau social, ces publications ont permis au tribunal de grande instance de Nanterre de trancher en faveur de David Hallyday et Laura Smet dans l’interminable bataille judiciaire qui les oppose à leur belle-mère. Avec 151 jours de présence sur le territoire hexagonal en 2015, 168 en 2016 et l’intégralité des huit derniers mois qui ont précédé son décès en décembre 2017, Johnny Hallyday a pu être considéré comme résident français et non pas américain, comme le prétendait sa veuve, ce qui rendait cette cour compétente pour examiner la succession de l’artiste. Or, dans notre droit, il est interdit de déshériter ses enfants, contrairement à ce qui a cours de l’autre côté de l’Atlantique. Plus d’une décade s’est écoulée depuis l’allocution que Bill Thompson, ingénieur et journaliste spécialisé dans les nouvelles technologies à la BBC, a faite à la conférence Lift à Genève en 2009 mais, à la lumière de cet exemple, on se dit que son discours n’a rien perdu de sa force et de son actualité : « Les utilisateurs de Twitter, Tumblr et autres outils de réseaux sociaux partagent plus de données, avec plus de gens que le FBI de Hoover ou la Stasi n’auraient jamais pu en rêver. Et nous le faisons de notre propre chef, espérant pouvoir en bénéficier de toutes sortes de manières. » Or, sachant que

l’écrit électronique peut faire office de preuve devant la justice depuis 2000, elles seront plutôt promptes à nous revenir dans la figure à la manière d’un boomerang… Car les « cailloux » numériques que nous semons sur les réseaux sociaux sont aussi susceptibles de faire l’objet de constats d’huissiers, de nourrir les dossiers à charge constitués par les avocats et d’être retenus contre nous dans les procédures de divorce pour faute. Ils peuvent également faire le bonheur des compagnies d’assurances et des contrôleurs de l’Assurance maladie qui n’apprécieront sûrement pas de nous voir déchaînés sur le dance-floor ou en lice dans un semi-marathon si l’on est censés être immobilisés chez nous par une horrible sciatique. Relater sa vie à la seconde sur les réseaux sociaux peut enfin être une aubaine pour les cambrioleurs : c’est certainement parce qu’elle y a été incroyablement diserte au sujet de son passage à Paris, filmant en détail les lieux où elle séjournait et montrant sa bague de fiançailles à 4 millions d’euros, que Kim Kardashian a été victime le 2 octobre 2016 d’un braquage avec séquestration à l’hôtel de Pourtalès, sublime demeure où elle avait posé ses (montagnes de) valises. Un incident qui n’a pas convaincu Madame Kanye West, 151 millions d’abonnés, de quitter Instagram mais la star échaudée fait preuve désormais de plus de réserve. « J’ai réalisé lors d’une mauvaise expérience que j’ai eue quand on m’a volée que les gens étaient conscients de tous mes mouvements, ils savaient ce que j’avais, où j’allais, ce que je faisais, et ça a vraiment changé les choses que je publie. Je veux quand même que les gens sentent qu’ils me suivent dans ma vie mais, par exemple, quand je filme une vidéo, je la publie une demi-heure plus tard quand je suis partie de l’endroit où j’étais, pour plus d’intimité », a-t-elle confié au New York Times le 6 novembre 2019.

Du pain bénit pour les enquêteurs de tout poil Mais la profession pour laquelle les réseaux sociaux sont une sainte providence est celle des détectives privés. Quand Nestor Burma et ses acolytes étaient jadis obligés de patienter des heures sous la pluie, cachés entre deux voitures, d’arborer des caméras miniatures et des micros sous leur trench pour confondre le conjoint adultère ou le payeur indélicat, les limiers 2.0 n’ont plus qu’à surfer sur les réseaux sociaux, et ceci, en toute

légalité. En croisant les « indices » qu’ils y trouvent, nos Sherlock Holmes ont vite fait de connaître l’endroit où nous habitons, les personnes et les lieux que nous fréquentons, nos déplacements et nos habitudes d’achat. S’improviser « ami » sur Facebook avec sa proie et engager la discussion avec elle peut aussi fournir des renseignements très précieux. Le métier est donc devenu plus accessible, moins pénible et onéreux, ce qui explique que de nombreuses agences de filature proposent leurs prestations à des prix discount. Même le fisc a décidé de s’aventurer du côté des réseaux sociaux pour lutter contre la fraude. Munis d’un algorithme encore expérimental, ses services n’hésitent plus à se baser sur Facebook ou Instagram pour traquer les « mauvais » contribuables dont les revenus déclarés semblent assez éloignés du train de vie qu’ils y affichent. « Il y aura la permissivité de constater que si vous vous faites prendre en photo […] de nombreuses fois, avec une voiture de luxe alors que vous n’avez pas les moyens de le faire, peut-être que c’est votre cousin ou votre copine qui vous l’a prêtée, ou peut-être pas », a développé Gérald Darmanin, le ministre de l’Action et des Comptes publics, en novembre 2018 dans Capital, l’émission de M6. Le locataire de Bercy a cependant édulcoré son message un an plus tard, affirmant sur BFM que « contrairement à ce qui pourrait être affirmé ici ou là, les signes extérieurs de richesse postés sur les réseaux sociaux ne feront pas l’objet d’étude de la part de l’administration fiscale » et que ce dispositif se contenterait de traquer le trafic de marchandises, l’activité professionnelle non déclarée et la domiciliation fiscale frauduleuse. À méditer tout de même si l’on comptait parader cet été sur Instagram à bord de son yacht ou devant son tableau de Banksy !

PÉCHÉ CAPITAL N° 4 LA PARESSE AU BOUT DU CLAVIER « Oui, l’univers conspire à la vacuité, les âmes perdues pleurent la beauté, l’insignifiance nous encercle. » Muriel Barbery, L’élégance du hérisson, 2006

Que celui qui ne s’est jamais laissé prendre malgré lui dans les rets des réseaux sociaux lève le doigt ! L’histoire est toujours la même : entre deux dossiers, deux activités, on s’accorde une petite parenthèse du côté de Facebook, Twitter ou Instagram. Une heure plus tard, force est de constater que la rédaction du rapport que l’on doit remettre à Dupont, notre supérieur hiérarchique, le calcul de nos impôts ou le pliage de notre montagne de chaussettes n’a pas avancé d’un pouce. La faute au redoutable traquenard de l’infinite scrolling, dans lequel nous adorons foncer tête baissée, le même phénomène qui nous fait oublier de descendre du bus ou du métro. « Scroller », ce néologisme pas encore consacré par l’Académie française mais déjà largement entré dans les mœurs, qualifie l’action de faire défiler sur son ordinateur ou smartphone le contenu de son fil d’actualité ou de sa timeline. Sur une année, c’est donc près de trois semaines que nous consacrons à cette navigation. Et c’est, hélas, souvent avec l’impression d’y avoir égaré de précieuses minutes, et aussi fréquemment celle de n’y avoir rien vu d’intéressant, et non sans éprouver une forme diffuse de culpabilité… « Ce qui pourrait me pousser à quitter pour de bon les réseaux sociaux, outre le manque de “hiérarchie” dans l’importance des choses visibles sur Facebook qui me déglingue littéralement, c’est le caractère chronophage et le sentiment de “honte” qui m’envahit parfois de m’être laissé avoir à y dépenser du temps que

j’aurais pu passer à aller me balader, à écrire, à lire, ou simplement à être avec mon amoureux… Il m’est arrivé d’y passer une partie de la nuit, littéralement “scotchée”, à surfer sur des bêtises, à “aller voir” des profils de personnes que je ne connais pas… J’ai non seulement gaspillé des heures de sommeil (essayez de vous endormir après plusieurs heures d’écran…), mais je me suis détestée, car je me suis sentie “voyeuse” de la vie des autres, en tout cas de la “vie-trine” qu’ils affichent. Cette phase-là est, je pense, définitivement close pour moi », me confie Anne, écrivaine dont vous avez déjà croisé le franc-parler plus haut dans ce livre. James Williams, ex-employé de Google et partenaire de Tristan Harris au cœur du mouvement Times Well Spent, a parfaitement analysé ce sentiment dans une interview réalisée par Usbek et Rika : « Ce que les gens regrettent quand ils sont sur leur lit de mort, c’est toujours : “J’aurais dû passer plus de temps avec ma famille, mes amis”, ce genre de choses. Personne ne se dit jamais : “J’aurais aimé passer plus de temps sur Facebook”. Ces technologies capturent notre attention chaque jour, le temps qu’on leur consacre est incroyable, et ça ne fait qu’augmenter. Faire confiance aux technologies n’est pas un mal en soi, mais il faut vérifier que cette confiance est bien placée. Il faut absolument ajouter de la réflexion au processus. »

L’irrépressible attraction vers des puits sans fond Pourquoi faisons-nous preuve alors d’un tel manque de discernement et de volonté ? On l’a vu dans le premier chapitre, nous ne sommes pas complètement responsables : l’architecture intrinsèque de ces sites et leurs dark patterns (« pièges à utilisateurs »), c’est-à-dire leurs boutons, couleurs et images qui nous envoûtent et nous crient : « Ne me quitte pas », sont précisément conçus pour happer notre attention et l’enfermer à triple tour. Mais même conscients de cela, nous ne résistons pas à leur appel. Nous savons que le fossé est boueux mais nous y allons quand même ! Une des explications à ce comportement irrationnel est le FoMO, acronyme de Fear of missing out, un syndrome défini par le chercheur anglais Andrew Przybylski qui fait que l’on redoute, si l’on ferme ses applications et éteint son smartphone, d’y louper une information indispensable, une opportunité d’« agir » en ligne, ou encore de ne pas

participer, au risque de perdre notre popularité, à un événement, une soirée ou une fête qui contribuerait à notre rayonnement personnel. C’est ce qu’on appelle aussi l’anxiété de ratage, qui va très souvent de pair avec la nomophobie, terreur de ne pas pouvoir utiliser son portable, parce qu’il n’y a pas de réseau, qu’il n’a plus de batteries ou que ce fameux compagnon électronique, ombre de notre ombre, a été volé ou perdu. Financée par l’agence Spot Pink, l’enquête menée par Dylan Michot, Carole Blancot et Barthélémy Bourdon Baron Munoz, respectivement consultant scientifique, psychosociologue clinicienne et entrepreneur dans le secteur médico-psychologique, a été la première à disséquer la prévalence du FoMO en France : selon celle-ci, près de deux personnes sur trois se disent préoccupées de savoir que leurs amis s’amusent sans eux et 67,9 % se demandent s’ils ne consacrent pas trop de temps à suivre ce qu’il se passe autour d’eux. Et elle offre une conclusion qui n’étonnera pas grand monde, sauf peut-être ceux qui habitent sur Mars : plus un internaute dispose de plages de loisirs, plus il consulte les réseaux sociaux et plus son score de FoMO risque d’être élevé. Or, pendant qu’il vagabonde sur le Web et fomo-somatise, les choses se font… sans lui. Composé à partir de diverses études américaines récentes, un graphique fait par la société Statista débouche sur ce constat qui est tout sauf réconfortant : ce scrolling dont nous ne ressortons pas forcément plus intelligents ni plus épanouis est en revanche très chronophage et énergivore puisqu’il consumera au total cinq ans et quatre mois de notre vie, contre un an et dix mois pendant lesquels nous nous consacrerons à nouer des (vraies) relations sociales.

Vidéo de chats, défis débiles, pourquoi les contenus stupides nous captivent ? Je scrolle, tu scrolles, nous scrollons, vous scrollez, ils scrollent… Et si cela nous pousse à l’inaction et à la procrastination, cela encourage également un autre type de paresse, intellectuel celui-ci. Car si nous remettons à plus tard les tâches que nous avons à accomplir pour errer sans but dans les myriades infinies que sont les réseaux sociaux, c’est beaucoup plus souvent pour regarder un chat qui joue du piano ou arbore un cornet

de frites sur la tête, ou encore un teckel qui prend sa queue pour une saucisse que pour s’informer sur les solutions qui existent pour résorber le déficit commercial français. Sur YouTube, on trouvait ainsi, en 2018, 93 millions de vidéos centrées sur nos délicieux amis félins. Si les sociologues et experts de tout poil tentent de justifier ce fol engouement en expliquant que cet animal est un totem universel autour duquel on pourrait communier de Melbourne à Oulan-Bator en passant par Paris et Djakarta, qu’il est vecteur de bien-être (ce qu’on ne peut pas nier) et que ces petits films rigolos dont les matous sont les héros facilitent la communication entre les internautes qui en sont fans et donc créent du lien, il n’en reste pas moins qu’ils symbolisent l’incroyable appétit pour la futilité dont nous faisons preuve sur les réseaux sociaux. « Tu te souviens quand tu n’avais pas Facebook ? Eh bien, moi non plus. J’aurais bien aimé qu’on me prévienne avant. Sur les bouteilles d’alcool ou les paquets de cigarettes, on te prévient que ça va te pourrir la vie », en plaisante l’humoriste Olivia Moore dans l’une de ses vidéos YouTube avant d’expliquer vers quelle pente glissante son entrée dans la grande communauté des émules de Mark Zuckerberg l’a guidée : « Tu vas regarder des vidéos de lapins, alors que tu n’aimes pas les lapins, des vidéos de chats, des vidéos de loutres pour finir avec des vidéos de gens qui envoient des tranches de fromages sur la tronche de leurs enfants. » Justement, pour quelle raison préférons-nous regarder sur YouTube un animal qui fait du ski ou un énergumène qui s’enfile une tranche de pain XXL autour de la tête plutôt que les captations d’un ballet, d’un spectacle ou d’une pièce de théâtre, pourtant librement accessibles en ligne ? Pour le professeur en économie Jason Potts, qui, dans une tribune en 2014, a analysé le phénomène des lolcats en s’appuyant sur le théorème d’Alchian-Allen, lorsqu’un bien culturel est pour ainsi dire gratuit, ce qui est plus ou moins le cas des vidéos YouTube ou Facebook dont le coût de production est très faible, celui qui le consomme ne privilégiera pas la qualité du contenu. Pire, il ne s’apercevra parfois même pas qu’il a ces fameux supports enrichissants à portée de pavé ou de souris ! À l’inverse, s’il dépense une somme conséquente, par exemple, pour aller voir un concert, il aura des attentes plus importantes.

Putaclic, tous clients du néo-racolage numérique

Les réseaux sociaux sont donc ainsi faits qu’ils ne nous incitent pas à aller vers ce qui nous élève l’esprit. Certains sites l’ont compris et s’adonnent avec jubilation aux joies du clickbait, ou incentive clic, plus trivialement nommé « putaclic », procédé qui consiste à attirer l’attention de l’internaute à coup de titres excitants qui titillent sa curiosité ou font appel à ses émotions primaires : « Vous n’imaginez pas ce que ce chien a fait pour sa maîtresse… », « La ville d’Ottawa dérangée par des ratons laveurs complètement ivres », « Son fiancé l’avait trompée, voilà sa vengeance le jour de leur mariage… ». Avec ses points de suspension habilement placés, ses formules affriolantes mais mystérieuses, le jargon du putaclic est huilé sur mesure pour nous faire plonger. À Brighton, en Angleterre, la firme de conseil en influence et référencement BuzzSumo a compilé, entre le 1er mars et le 10 mai 2017, 100 millions de phrases ou groupes de mots pour voir ceux qui, dans les titres des parutions Facebook, « créent de l’engagement » auprès des lecteurs, puis a établi un classement. Dans le haut du panier, on trouve sans surprise les formules « ce qui arrive quand… », « va vous faire pleurer », « est trop mignon », « vous retourne le cœur », « vous serez choqué de voir que… », « vous donne la chair de poule ». Une fois le lien ouvert, la chose s’avère généralement beaucoup moins trépidante qu’elle n’en a l’air mais qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse d’avoir ferré le gogo et généré de l’audience ! Fréquents sur Facebook, ces « attrape-mouches » (sachant que ce sont nous, les insectes) le sont encore davantage sur YouTube. Pour sortir de la masse et arriver en tête des recommandations sur la plateforme qui compte autour de 2 milliards d’utilisateurs par mois dans le monde et où 500 heures de vidéos sont mises en ligne chaque minute, les youtubeurs recourent massivement au clickbait et l’assument pleinement. Sur sa chaîne Apérotube « où les youtubeurs répondent à des questions taboues », Gonzague, qui fait lui-même partie de cette sympathique confrérie, a réalisé une série de vidéos où il a interrogé ses collègues sur le thème : « Qu’as-tu fait de plus putaclic ? » Là où Pyzik, 132 000 abonnés, avoue avoir conçu une vidéo qui s’appelait « Fesses » parce que « les fesses, ça attire les gens », Maxenss, qui en a 1,14 million, reconnaît avoir baptisé l’une des siennes « Maître Gims gagne 500 000 euros » parce qu’il avait croisé un copain de copain, avec une vague ressemblance avec le rappeur, qui avait remporté de l’argent grâce à un jeu

de grattage. « Tu fais vite des raccourcis, ça marche super bien », confie-til. Et Léa, alias « Je ne suis pas jolie », a cartonné avec « On m’a virée de chez moi », dont l’intitulé évoque un psychodrame familial. En réalité, elle avait juste oublié ses clés et s’était trouvée face à une porte close !

Drôles de zèbres et camélidé énervé La technique est efficace mais elle dérange jusqu’au sein même de la communauté des youtubeurs. Shera Kerienski s’est indignée en 2017 « des personnes qui font des titres très alléchants mais qui n’ont rien à voir avec la vidéo. Un titre doit être alléchant mais à partir du moment où tu écris “Je suis drogué” alors que tu es juste accro à la brioche, on a réellement envie de t’insulter. » Un an avant, WarTek, qui a désormais fermé sa chaîne YouTube, l’avait précédée : « Aujourd’hui, quand je vois ce que ça devient, quand j’assiste à ça, quand je vois ce qu’il y a dans les vidéos recommandations, ça me rend taré […] Aujourd’hui, on voit qu’il y a des vidéos qui ne sont pas du tout légitimes, des vidéos putaclics dominent YouTube et si on ne fait pas un titre putaclic, personne ne regarde notre vidéo. » Mais il y a largement plus répugnant dans ce répertoire du putaclic que nos braves youtubeurs qui « survendent » gentiment leurs vidéos à travers des punchlines aguicheuses. Comme un écho à la phrase « Plus ça capte, plus c’est con » qu’a prononcée l’écrivain Sylvain Tesson dans une interview donnée au Journal du Dimanche et jouant à fond sur notre abêtissement volontaire, la chaîne YouTube Lama Faché, dont les créateurs et auteurs préfèrent rester anonymes, fait un triomphe avec des vidéos, souvent présentées sous la forme de tops (« le top 10 des gardes du corps de stars les plus impressionnants »), qui panachent allégrement des titres ultra-putaclics (« Si vous voyez cette bête, courez rapidement et demandez de l’aide »), des informations intégralement bidonnées (« Il est resté dans la même position pendant cent cinquante ans »), des visuels qui piquent les yeux, ingrédients déjà peu ragoûtants auxquels vous pouvez rajouter un brin de conspirationnisme (« Où se trouve l’avion du vol MH370 de la Malaysia Air Lines ? ») et une déontologie en pointillé. Beaucoup de leurs merveilleux films sont en effet purement et simplement pillés sur des chaînes YouTube étrangères, essentiellement américaines, avant d’être rhabillés de nouveaux commentaires dans la langue de

Molière… Mieux vaudrait en rire qu’en pleurer si le susnommé mammifère cracheur n’avait pas près de 6 millions d’abonnés francophones, des enfants et des adolescents dans leur très grande majorité, chez qui l’esprit critique n’est pas forcément encore très aiguisé.

La lecture sacrifiée sur l’autel des écrans Vite ouverts, vite consommés, vite remplacés par leurs semblables, les putaclics sont-ils juste oubliables ? Si l’on mettait de côté la culture de l’infox qu’ils peuvent enraciner dans la psyché des plus jeunes, ce ne serait pas si grave, mais ils participent également à la culture du zapping mental, qui nous fait bondir d’un post à l’autre, d’un article à un autre, d’une vidéo à l’autre, au gré des suggestions faites par les réseaux sociaux et des liens hypertextes qui émaillent parfois leurs parutions. Tels Taz ou Bip Bip dans les dessins animés Looney Tunes, les créatures numériquement survoltées que nous sommes désormais y perdent notamment la faculté d’assimiler en profondeur un écrit et donc de lire de vrais livres. Le cerveau étant plastique et se modelant au fil de ce qu’on lui impose, il n’est progressivement plus capable d’accorder suffisamment de concentration à ces ouvrages « physiques » et d’appréhender de manière linéaire le texte qu’ils proposent. Dès 2008, le journaliste et auteur Nicholas Carr décrivait cette sensation, à propos du Web en général, dans un article de l’Atlantic : « Auparavant, me plonger dans un livre ou dans un long article ne me posait aucun problème. Mon esprit était happé par la narration ou par la construction de l’argumentation, et je passais des heures à me laisser porter par de longs morceaux de prose. Ce n’est plus que rarement le cas. Désormais, ma concentration commence à s’effilocher au bout de deux ou trois pages. Je m’agite, je perds le fil, je cherche autre chose à faire. J’ai l’impression d’être toujours en train de forcer mon cerveau rétif à revenir au texte. La lecture profonde, qui était auparavant naturelle, est devenue une lutte. » S’il serait absurde de crier au catastrophisme, le progrès technologique ayant toujours véhiculé avec lui des peurs, généralement surmontées par la suite, il serait peut-être utile d’entraîner, dès le plus jeune âge, notre gyrus fusiforme (la « boîte aux lettres de notre cerveau ») à développer le bi-litterate reading, compétence qui fait que nous possédons l’aptitude de lire aussi bien en mode très superficiel que de

manière beaucoup plus immersive. C’est ce que soutient Maryanne Wolf, professeure d’université et directrice du Centre de la dyslexie à l’UCLA en Californie, dans l’un des ouvrages qu’elle a rédigés à ce sujet Reader come home : The Reading Brain in a Digital World. Pour avoir encore à l’avenir l’immense bonheur de savoir se perdre dans un roman, d’être ce « lecteur lent » qui est « comme un nageur qui cesse de compter le nombre de tours de piscine qu’il a faits et qui apprécie tout simplement la sensation et le mouvement de son corps dans l’eau » comme l’a joliment métaphorisé Joe Moran, historien et grand amoureux de Flaubert dans le billet qu’il a signé en septembre 2018 pour The Guardian.

Productivité : quand le boulot prend l’eau Parmi les victimes collatérales des réseaux sociaux, il y a également notre rendement au bureau. Si le bon vieux soldat Efficacité n’est pas complètement mort, il a déjà des blessures assez inquiétantes… La navigation à visée personnelle sur les réseaux sociaux et les sites classiques pendant les journées de travail représente en France une heure et quinze minutes par jour, c’est-à-dire l’équivalent d’un mois par an, dixit une étude de 2016 de l’éditeur de logiciels de sécurité Olfeo. De l’autre côté de la Manche, les Anglais sont aussi concernés par ce « virus », et même atteints jusqu’à la moelle pour certains : 5 % des hommes et 11 % des femmes passent plus de quarante-cinq minutes par heure à utiliser les sites de médias sociaux au travail, ce qui ne les rend opérationnels qu’environ deux heures sur les huit heures légales de travail selon un rapport de PeoplePerHour publié la même année. Sur le papier, rien n’interdit d’avoir recours aux réseaux sociaux dans l’univers professionnel : en France, ce droit existe en vertu de la jurisprudence Nikon, affaire dans laquelle la Chambre sociale de la Cour de cassation s’était prononcée le 2 octobre 2001 en faveur du droit à l’utilisation des outils informatiques à des fins non professionnelles et au secret des correspondances (aujourd’hui étendu à Messenger, WhatsApp, Twitter et Instagram qui n’existaient pas à l’époque). Mais les « chartes de bonne utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication », ou « chartes informatiques » que mettent sur pied la plupart des entreprises mentionnent tout de même qu’un usage privé est

toléré dans la mesure où il reste raisonnable. Une pondération que nous ne réussissons pas toujours à cultiver. Plusieurs salariés ont déjà perdu leur emploi dans l’Hexagone à cause d’une utilisation excessive des réseaux sociaux. En 2013, cela fut le cas d’une chargée de recrutement d’une agence d’intérim d’Anglet dont le licenciement pour faute grave a été considéré comme justifié car elle était très assidue sur le Net, notamment sur Facebook, pendant ses quinze jours de présence dans la société, ce qui l’avait conduite à commettre des erreurs et des négligences dans les fonctions qui lui incombaient. La sentence a été identique à Douai pour une responsable juridique opérationnelle qui a engrangé plus de 10 000 connexions en un mois sur son temps de travail.

Non, gazouiller n’est pas un péché En revanche, pépier, même énormément, sur le site de l’oiseau bleu pendant vos heures de travail n’est visiblement pas répréhensible. En février 2016, la Cour d’appel de Chambéry a estimé que le fait qu’un directeur web analytics ait émis sur Twitter en seize mois d’exercice 1 336 tweets non professionnels sur ses plages de travail, dont 90 pendant ses soixante derniers jours d’activité, n’était pas un motif suffisant pour le congédier. La durée évaluée pour l’envoi des tweets représentait en effet moins de quatre minutes par jour. Et pan sur le bec pour son employeur qui lui avait signifié dans un courrier : « Vous avez gravement manqué à votre obligation de loyauté à l’égard de votre employeur en communiquant sous le nom de la société dont vous êtes actionnaire, à de multiples reprises pendant vos heures de travail et à partir du matériel appartenant à la société. » Ce que l’histoire oublie parfois de dire, c’est que son licenciement a tout de même été considéré comme valable, mais au regard d’autres types d’arguments. Est-il alors souhaitable que les réseaux sociaux grand public ne soient pas consultables sur les postes de travail, comme c’est l’usage encore dans quelques entreprises. Faudrait-il plutôt aménager des plages de temps ou des endroits « interdits » aux smartphones pour booster nos performances ? Les Universités de Würzburg et de Nottingham Trent ont en tout cas mis ce principe à l’essai en 2016 pour Kaspersky Lab, en demandant à leurs quatre-vingt-quinze volontaires de se répartir en quatre

groupes : le premier avait son portable dans sa poche ; le deuxième, sur son bureau ; le troisième, dans un tiroir fermé et le dernier, dans une pièce différente. Plus il y avait de la distance entre le mobile et son détenteur, plus l’implication grandissait. Lors des tests de concentration, les participants étaient jusqu’à 26 % plus productifs lorsqu’ils avaient été intégrés au pool des « éloignés ». Pour obtenir votre prochaine promotion ou créer l’œuvre qui mettra à jamais votre carrière sur orbite, vous savez donc ce qu’il vous reste à faire…

PÉCHÉ CAPITAL N° 5 LA SOCIABILITÉ MISE EN DANGER « La véritable irrévérence aujourd’hui […], c’est faire du lien dans une époque qui sépare les êtres. » Abd Al Malik dans une interview à Télérama, 23 février 2015

Pour les anciens de la Silicon Valley, les dés sont jetés. « Je pense que nous avons créé des outils qui déchirent le tissu social », a déploré Chamath Palihapitiya, ancien vice-président en charge de la croissance de l’audience chez Facebook, que j’ai déjà cité au début de ce livre. Mais nos réseaux sociaux sont-ils effectivement à l’origine d’une dégradation des rapports sociaux que nous entretenons dans le réel ? Les uns signent-ils le déclin ou l’extinction des autres ? Si l’on se penche sur les diverses analyses réalisées à ce sujet, la réponse ne peut être qu’extrêmement nuancée. On a vu précédemment que les réseaux sociaux nous poussaient à capitaliser sur nos « liens faibles », forme d’échanges à distance avec de simples connaissances numériques, plutôt que sur nos liens forts, synergies directes avec notre famille et nos amis proches et dans lesquelles nous sommes prêts à nous investir autant en pratique qu’émotionnellement. Mais pour le sociologue Antonio A. Casilli, chercheur en sociologie au Centre Edgar-Morin, qui a publié il y a dix ans Les Liaisons numériques, ces deux dimensions ne sont pas contradictoires mais complémentaires. Ce serait pour lui une erreur et un anachronisme d’en faire des ennemies. C’est aussi ce qu’a soutenu la philosophe Anne Dalsuet, auteure de T’es sur Facebook, qu’est-ce que les réseaux sociaux ont changé dans l’amitié ?, dans une interview accordée aux Inrockuptibles en septembre 2013, quand on l’a interrogée sur la possible baisse des

rencontres IRL (in real life) que pourraient générer les réseaux sociaux : « C’est une idée préconçue de penser qu’elles auraient diminué. Pour les Grecs, l’amitié requiert la proximité physique et ne se vit pas à distance. Elle nécessite l’expérience commune du quotidien, le partage d’un même territoire. Aujourd’hui, la technologie numérique permet de la vivre différemment. Les lieux de vies s’additionnent. Nous sommes dans l’hypercontact permanent. Qui éteint son smartphone aujourd’hui lorsqu’il prend un café avec quelqu’un ? Pendant que je discute, je suis connecté à d’autres personnes grâce à mon smartphone. Les deux réalités se complètent. » Si elles s’additionnent, ces sociabilités s’interpénètrent assez peu. Généralement, les personnes que l’on fréquente dans la vraie vie ne sont pas les mêmes que celles qui peuplent notre tribu « amicale » virtuelle. C’est pour cela que notre complice sur Facebook ou notre alter ego sur Twitter a peu de chance de glisser d’une sphère à l’autre et de devenir notre témoin de mariage ou le compagnon avec qui on sirotera des bières devant Marseille-PSG…

Facebook, un réseau qui maintient le statu quo Le groupement d’intérêt scientifique Marsouin, structure basée en Bretagne qui se penche sur les évolutions induites par la société de l’information et les usages d’Internet et qui s’est intéressé en 2016 au cas de Facebook, a observé que ceux qui sortent beaucoup avec leur entourage sont également ceux qui se servent de manière intensive de cette plateforme sociale. Mais ce n’est pas parce qu’il y a recours fréquent à Facebook que cela améliore ou minore la sociabilité. Celle-ci dépend davantage du milieu, de la situation géographique et de la génération auxquels appartient la personne. Godefroy Dang Nguyen et Virginie Lethiais, les deux chercheurs en charge de cette étude, observent par la suite que lorsque tous nos proches IRL sont sur Facebook, il y a un « effet de groupe » qui fait que nous sommes moins enclins à nouer en ligne de nouvelles connaissances. L’entre-soi y intervient donc. Ils remarquent aussi que Facebook peut améliorer les amitiés solides, mais uniquement si l’on se trouve dans un endroit qui est propice à cela, par exemple, dans une ville où l’activité culturelle et festive est soutenue. L’effet sera contraire si l’on réside dans une zone plus enclavée, moins favorisée sur ce

plan-là. Ils notent également que Facebook peut aider les plus jeunes à voir plus souvent leurs amis, notamment via sa fonctionnalité « événement », ce qui n’est pas le cas pour les plus âgés. Enfin, ils concluent en nous disant que Facebook n’a pas d’effet notable sur le nombre de (vrais) amis, qu’on soit ado ou adulte, qu’on ait 20, 40 ou 60 ans…

Loin des yeux, près du cœur En Italie, le Centre international d’études sur la famille (qui dépend du Vatican) s’est quant à lui efforcé, en 2018, à travers un rapport présenté à Rome, de mesurer l’impact des réseaux sociaux sur la communication familiale. 4 000 « sujets » ont été sondés. S’il s’avère que ceux-ci plébiscitent en tout premier lieu WhatsApp (où ont lieu 82 % de leurs dialogues), les réseaux sociaux sont considérés comme « un soutien important pour cultiver les relations » surtout lorsque ses « membres sont éloignés ». Le rapport se conclut par un avis « pas forcément négatif » : « En effet, les données d’enquête montrent que l’hybridation des relations interpersonnelles en réseau semble avoir des effets plus positifs que négatifs sur presque tous les indicateurs de la cohésion familiale. » La théorie du « déplacement » que l’on invoque souvent, qui veut que l’attention qu’on accorde aux réseaux sociaux implique de sacrifier ses rapports sociaux traditionnels a enfin été battue en brèche en 2019 aux États-Unis par la parution dans Information, Communication & Society d’un article de deux chercheurs de l’Université du Kansas, Jeffrey Hall et Chong Xing, et de Michael Kearney, professeur assistant à l’École de journalisme de l’Université du Missouri, qui se sont appuyés sur les enseignements de deux études. Il en ressort que le fameux espace que nous réservons quotidiennement aux réseaux sociaux n’empiète pas sur la vraie vie mais dévore en revanche le temps passé en général sur Internet. Mais où se prend le temps que l’on donne à Internet ? Telle est la question. Peutêtre justement dans cette vraie vie, ce qui nous fait revenir à notre interrogation de départ, à la façon du « Je tourne en rond », qu’a chanté Zazie.… « Les gens passent de plus en plus de temps à utiliser Internet et d’autres médias, temps qu’ils pourraient consacrer à la parole en face à face, mais cela ne signifie pas qu’ils en pâtissent », estime Michael

Kearney sur Munews, le site de son université, avant d’expliquer qu’ils « doivent en fin de compte être responsables du maintien de leurs relations, que ce soit par le biais des médias sociaux ou par d’autres moyens. »

Couple et réseaux sociaux : je te follow, moi non plus Ne les accusons pas de tous les maux, les réseaux sociaux ne méritent pas (totalement) d’être qualifiés d’asociaux. S’ils ne nous permettent pas de nous doter de véritables amis supplémentaires, ils ne nous en délestent pas non plus et ont le bon goût de gommer les distances kilométriques entre les individus qui s’apprécient. Mais s’ils peuvent se révéler des tremplins, dans certaines conditions très précises, pour les relations interpersonnelles, il est quand même un territoire sur lequel les réseaux sociaux agissent comme le curare, c’est celui de la Carte du Tendre. Car au mieux, ils paralysent les élans de Cupidon, au pire, ils leur portent un coup fatal. De la phase de séduction jusqu’à l’éventuelle rupture, ils rajoutent des cailloux dans nos chaussures, voire transforment la construction du couple en véritable course de haies. S’ils divisent plus qu’ils ne rapprochent les tourtereaux, c’est d’abord tout simplement, dixit l’enquête Gleeden qui a été accomplie en Europe en 2018 auprès de 12 000 membres européens entre 35 et 50 ans, parce qu’ils sont trop accaparants. 72 % des interrogés déclarent que leur partenaire passe trop de temps sur les réseaux sociaux au détriment de leur binôme, 69 % ont déjà eu des désaccords à ce propos, 57 %, disent se sentir « négligés » par leur conjoint addict et ils sont 29 % à l’avoir trompé(e) à cause de cela et pour se sentir à nouveau attirants. Ce que corrobore un sondage CSA Link, de la même année, où l’on apprend que 43 % des Français n’éteignent jamais leur mobile et que 41 % préfèrent se priver de faire l’amour plutôt que d’être privés d’Internet. La chair peut devenir très triste et le septième ciel hors d’atteinte si l’on ne se force donc pas à se déconnecter.

Des amours, des amis, des emmerdes Ce paramètre est loin d’être le seul qui pollue la dynamique des sentiments. Si, à l’heure du like-roi, se lover pour de bon et sur le long

terme est aussi difficile, c’est également parce que les réseaux sociaux permettent de surveiller son conjoint quand ce n’est pas de le stalker (le traquer) dans la moindre de ses activités numériques. Et lorsqu’on cherche des sujets de mécontentement, bingo, on les trouve fréquemment ! Pourquoi notre moitié fait-elle preuve d’une telle complicité – y compris tactile – avec sa/son collègue de bureau sur les photos de leur séminaire à Cannes ? Pourquoi s’amuse-t-elle à dégainer systématiquement des pouces bleus ou des cœurs chaque fois que son ex fait un post sur Facebook ou met un pauvre cliché de vacances sur Instagram ? Pourquoi ce Julien ou cette maudite Katia applaudit dans la seconde quand il/elle change de photo de profil ? Si on n’était pas jaloux à la base, il y a de fortes probabilités qu’on le devienne. Pratiquer un espionnage virtuel serré ne changera rien à l’affaire : plus vous vous y adonnerez, plus ce vilain venin vous dévorera les entrailles, qu’il y ait des doutes légitimes à avoir ou pas, sachant que des attitudes ou des propos anodins peuvent prêter à confusion. Et même si vous êtes encore dans la phase de cristallisation passionnelle avec votre moitié, celle où elle est totalement exempte de défauts à vos yeux, vous pourriez rapidement déchanter si vous persistez à aller quadriller ses réseaux sociaux jusque dans les tréfonds de son passé numérique : oui, il y a quelques années, il ou elle a sympathisé avec des idées politiques qui ne sont pas franchement les vôtres, c’était un(e) fan de Jean-Claude Van Damme et à l’époque, il ou elle n’oubliait jamais l’anniversaire de son élu(e)… C’est imparable pour faire germer gênes, rancœurs et frustrations et couper les ailes d’une histoire qui démarrait bien.

La non-cohabitation et ses nombreux bienfaits C’est en vertu de cela que certains psychothérapeutes, comme l’Américain Ian Kerner, conseillent assez radicalement de ne pas être ami sur les réseaux sociaux avec celui ou celle dont on est épris. Notre Newyorkais, qui est aussi titulaire d’un doctorat en sexologie, s’est d’ailleurs appliqué cette stratégie à lui-même en unfriendant sa propre femme. « Je voulais plus de mystère et plus d’imprévisibilité. Je ne voulais pas savoir qu’elle parlait de fatigue ou de prendre son troisième café pour la journée. Je l’ai donc spécifiquement exclue pendant mon bref mandat sur

Facebook. C’est quelque chose que je recommande aux couples », a-t-il raconté au Daily Dot. Comme le préconise Ian Kerner, la moitié des couples en GrandeBretagne ne se suivrait ainsi pas sur les réseaux sociaux. Pour vivre heureux, ménageons-nous des espaces virtuels totalement distincts ! Ou attendons le plus tard possible pour le faire : en 2016, le site de rencontres Whatsyourprice, après avoir consulté 14 000 de ses membres, a prouvé que plus on sursoyait avant de demander son signifiant other en ami sur Facebook, plus la romance était susceptible de durer. La majorité de ceux qui ont attendu plus d’un mois avant de rentrer en contact sur les médias sociaux ont franchi le cap de l’année ensemble. Le mieux étant peut-être de ne pas s’y inscrire du tout : en 2014, les travaux de chercheurs de Boston et de Santiago du Chili parus dans Computers in Human Behavior ont établi un parallèle entre le nombre de divorces et celui des comptes Facebook rapportés à la quantité d’habitants. Ceux-ci avaient augmenté de 4 % dans les régions où Facebook était le plus répandu et les non-Facebookiens avaient 11 % de chances supplémentaires de trouver l’harmonie en couple. « Les résultats montrent que l’utilisation de SNS (Social Network sites) est négativement corrélée avec la qualité du mariage et le bonheur, et positivement corrélée avec le fait de vivre une relation difficile et de penser au divorce », détaillent les chercheurs.

Fragilité et doutes : ce que les photos ne disent pas Repensez au bon vieil Octave dans La confession d’un enfant du siècle de Musset que l’obsession du soupçon a détruit : jouer les furets indiscrets sur les réseaux sociaux de votre conquête ne vous rapportera vraiment rien de fructueux. Mais y surexposer votre merveilleux duo n’est pas la panacée non plus : oui, vos ego seront joliment nourris si des centaines de commentaires élogieux viennent applaudir la vision sur Instagram de vos corps enlacés au clair de lune ou l’instantané pris lors de votre anniversaire de rencontre fêté chez Alain Ducasse mais cette vitrine glamour que vous donnez à votre couple ne doit pas remplacer les efforts à prodiguer pour l’édifier, le consolider ou le réparer, si besoin. Une trop grande inclination à l’afficher traduit d’ailleurs, d’après des spécialistes américains qui ont examiné ce point dans une enquête destinée au

Personality and Social Psychology Bulletin, une insécurité latente, ce qu’on appelle un « attachement anxieux », syndrome dans lequel on craint que l’affection que l’on éprouve pour l’autre ne soit pas réciproque. On redoute également de le faire fuir, de le voir nous abandonner ou nous rejeter. Dans cet état, on a constamment besoin d’approbation, on supporte mal que cet être adoré puisse avoir d’autres centres d’intérêt que notre petite personne, on le dorlote excessivement, on recherche la fusion et on s’aveugle très facilement sur la présence de problèmes, pourtant parfois gros comme des camions. Si l’on avait encore le désir, après ces révélations, d’exhiber en long, en large, et en travers l’intensité de sa flamme sur les réseaux sociaux, il ne faut pas hésiter à s’en abstenir. En octobre 2018, Meetic et l’institut Opinion Way se sont penchés sur la perception que les Français ont de ces couples qui ne nous épargnent aucun instant de leur divin quotidien sur les réseaux sociaux. Le verdict est sans appel : ils n’en peuvent plus, à 64 %, de ces tandems qui font « étalage » de leur insolent bonheur, ils jugent, à 66 %, que cela « donne une fausse idée de la réalité » et à 53 % que cela installe des « attentes irréalistes ». Et d’autres chiffres extraits de ce sondage vont dans leur sens : si 37 % des personnes interrogées n’hésitent pas à donner des détails sur leur couple sur les réseaux sociaux, 53 % d’entre elles admettent qu’elles ont déjà diffusé des photos « heureuses » alors qu’elles affrontaient une période délicate de leur relation. Une version moderne de la méthode Coué : croyez-nous épanouis, nous le redeviendrons peut-être…

Chronique d’une impossible séparation Enfin, les réseaux sociaux dressent un ultime écueil dans le champ de l’Éros : ils rendent plus ardue encore la phase de la rupture. Car s’il y a encore quinze ans, le fait de rayer des cartes celui ou celle qui était à l’origine de notre chagrin (en supprimant ses coordonnées de notre répertoire, en coupant notre téléphone ou encore en changeant de numéro, d’adresse ou de serrure) était douloureux mais réalisable, le challenge est aujourd’hui très épineux, voire insurmontable. Même si l’on a bloqué l’incriminé(e) de tous ses réseaux, il est fort à parier que nous le ou la verrons surgir, tel un diablotin maléfique sortant de sa boîte, au détour de

ce que mettront en ligne nos camarades communs sur Facebook, WhatsApp, Instagram ou Snapchat. Et si les bonnes fées du Net sont avec nous et nous évitent ce calvaire 2.0, qui dit que les masochistes que nous sommes résisteront à la tentation d’aller traîner nos guêtres sur ses profils, pour vérifier qu’il ou elle est aussi déprimé(e) que nous le souhaiterions ?

L’univers doré des autres : une tendance à la comparaison toxique Pour le couple, les réseaux sociaux sont le lieu de tous les dangers, une poudrière où il faut bien regarder où l’on met les pieds si l’on souhaite que son idylle passe à travers les balles. Et que dire, dans un autre registre, de l’estime de soi, qui, à les fréquenter, risque fort de prendre du plomb dans l’aile ? Ceux-ci, tout spécialement Instagram et Facebook et l’image paradisiaque qu’ils nous donnent de la famille (adorable et souriante), des vacances (sans pluie, moustiques ni coups de soleil) et des maisons design (où ne traînent ni poubelles ni linge sale) de nos semblables, ont le pouvoir de réduire, pour ne pas dire d’anéantir, l’affection que l’on se porte à soimême. Et ce, même si chacun sait que ce qui est dévoilé dans nos statuts n’est qu’une version très expurgée de notre quotidien, une application du principe de désirabilité sociale qui nous conduit à nous présenter en ligne sous notre jour le plus favorable et à y gommer tout ce qui n’est pas très reluisant ou valorisant. Cette tendance très humaine fausse d’ailleurs les enquêtes d’opinion et les tests de personnalité car on n’ose pas y avouer que l’on vote pour les extrêmes ou que oui, on a beau avoir 25 ans et être en pleine force de l’âge, on ne fait l’amour qu’une fois tous les deux mois. Cette notion de désirabilité sociale est apparue dès 1950 lorsque Hugh Parry, directeur du Centre de recherche sur l’opinion de l’Université de Denver, et Helen Crossley, qui y était analyste principale, ont questionné les habitants de la ville afin de savoir quels étaient ceux qui possédaient une carte de bibliothèque et faisaient des dons à des œuvres de charité. Or, les chiffres qu’ils ont obtenus étaient supérieurs au nombre total des personnes répertoriées par les organismes caritatifs ou culturels en question. Pour enjoliver ou mentir, complètement ou par omission, nous n’avons donc pas attendu Mark Zuckerberg !

Et si l’on reprenait les commandes ? Si l’on n’est pas dupe de la poudre aux yeux ambiante qui est la règle sur les réseaux sociaux, notre goût pour l’autodépréciation est encore exacerbé par ce halo de perfection dont s’entourent les influenceurs dont nous guettons la moindre des apparitions en ligne. Pour Hanna Krasnova, universitaire de Postdam qui a disséqué ce phénomène de comparaison, il est particulièrement prononcé et toxique si l’on n’est pas soi-même très « acteur » de ses réseaux sociaux et que l’on se contente de regarder les autres. « Le suivi passif exacerbe les sentiments envieux, ce qui diminue la satisfaction de la vie. Du point de vue des fournisseurs, nos résultats indiquent que les utilisateurs perçoivent souvent Facebook comme un environnement stressant », résume-t-elle dans le préambule de son étude Envie sur Facebook : une menace cachée pour la satisfaction des utilisateurs ? Les internautes ont bien intégré le « Tu ne convoiteras point la maison de ton prochain […] ni aucune chose qui appartienne à ton prochain » des Dix commandements mais ils sont cependant deux sur trois à être plus malheureux après s’être connectés, dépités d’assister au spectacle de la vie sociale de leurs amis, de les voir récolter plus de messages d’anniversaire, de bonne année ou de likes qu’eux-mêmes. C’est aussi ce qui est ressorti, en 2012, des travaux de Hui-Tzi Grace Chou et de Nicolas Edge, que ces deux spécialistes des sciences du comportement ont judicieusement baptisés « Ils sont plus heureux et vivent mieux que moi » : les utilisateurs les plus assidus de Facebook placent le niveau de bonheur des autres à un seuil plus élevé que le leur. Enlever les likes accolés aux publications des réseaux sociaux serait un des moyens d’atténuer ce regard peu flatteur que l’on pose sur soi ; une piste sur laquelle s’est déjà engagé Instagram qui, après avoir démarrél’expérience en avril 2019 au Canada, les a supprimés ensuite à partir du 17 juillet de la même année en Australie, au Brésil, en Irlande, en Italie, au Japon ou encore en Nouvelle-Zélande et partiellement depuis novembre 2019 aux États-Unis. Seul l’auteur des parutions peut à présent les consulter. « Nous savons que les gens vont sur Instagram pour s’exprimer, être créatifs et poursuivre leurs passions. Et nous voulons être sûrs que cela ne soit pas une compétition », a plaidé devant les caméras de Triple J Hack sur ABC Mia Garlick, la directrice des affaires publiques

pour Facebook et Instagram en Australie et en Nouvelle-Zélande, avant d’expliquer qu’elle désirait « réduire la pression » qui pèse sur les épaules des utilisateurs. Facebook, son aîné, pourrait faire de même prochainement, en dissimulant les likes et en ne laissant que les émojis émotions et la mention « aimé par x et d’autres personnes ». Les réflexes vertueux peuvent venir de l’internaute lui-même qui peut décider, en fonction des personnes auxquelles il s’abonne (et dont il peut se désabonner), de ne plus se laisser saper le moral et l’humeur par un défilé de beauté perpétuel.

Le côté obscur de la force enfin révélé Fort en thème mais non dénué d’humour, Seth Isaac StephensDavidowitz, docteur en économie et ancien informaticien chez Google, qui a écrit l’essai Tout le monde ment… et vous aussi prône une méthode très élémentaire pour se sevrer de ce besoin maladif de jauger sa valeur en se confrontant aux « performances » des autres. Afin de savoir ce qu’est vraiment la vie des gens sans filtre, sans idéalisation, plutôt que de verdir de rage devant mille Instagram rutilants, il est plus probant de se tourner vers les occurrences les plus fréquentes sur les moteurs de recherche : le couple qui est « génial », « fabuleux » sur les réseaux sociaux est « en crise », « mort », « toxique » « au bout du gouffre » sur Google, le prince charmant s’y transforme en « mon mec me ment », « me trompe », « ne me respecte pas » et « est radin ». Le remède anti-dépit est des plus efficaces : testez-le, vous verrez ! Dans un texte hilarant composé en 2017 pour The New York Times Don’t let Facebook make you miserable (« ne laissez pas Facebook vous saper le moral »), Stephens-Davidowitz illustre la distance nécessaire à prendre par rapport à la dimension féerique des réseaux sociaux à travers l’exemple prosaïque de la vaisselle et du golf : les Américains passent six fois plus de temps à manier l’éponge dans l’évier que le club sur le green. Pourtant, il y a deux fois plus de tweets ayant trait au golf qu’à la vaisselle. « Pensez à l’aphorisme cité par les membres des Alcooliques anonymes “Ne comparez pas ce que vous êtes à l’intérieur de vous à ce que montrent les autres à l’extérieur” », nous exhorte-t-il. « J’ai étudié les données de recherche agrégées de Google. Seuls face à un écran et anonymes, les gens ont tendance à dire à Google ce qu’ils ne révèlent

pas sur les médias sociaux, ils disent même à Google des choses qu’ils ne disent à personne. Google propose un sérum de vérité numérique. Les mots que nous tapons sont plus honnêtes que les images que nous présentons sur Facebook ou Instagram […] J’ai trouvé les données honnêtes étonnamment réconfortantes. Je me suis toujours senti moins seul dans mes insécurités, mes angoisses, mes luttes et mes désirs. »

Une solitude qui grandit avec les connexions Seth Isaac Stephens-Davidowitz n’est pas un cas à part. Paradoxalement, malgré la foule de « connaissances » que l’on y côtoie, les réseaux sociaux renforcent le sentiment d’être livré à soi-même. Dans leur étude, relatée par l’American Journal of Preventive Medicine en 2017, des chercheurs de la faculté de médecine de Pittsburgh ont établi une connexion entre la fréquence des connexions de leurs volontaires sur les onze réseaux sociaux les plus populaires que sont Facebook, YouTube, Twitter, Google Plus, Instagram, Snapchat, Reddit, Tumblr, Pinterest, Vine (devenu depuis Byte) et LinkedIn, et leur perception de la solitude, évaluée grâce à un autre test. Ils ont conclu de cette comparaison que les personnes présentes sur les réseaux sociaux plus de deux heures par jour avaient deux fois plus de risques de se sentir isolées que celles qui ne dépassaient pas la demi-heure quotidienne. Et chez les plus assidus, qui ont à leur actif plus de cinquantehuit connexions hebdomadaires, le risque est trois fois plus important que chez ceux qui ne vont sur les réseaux sociaux que neuf fois par semaine. Interrogé en janvier 2019 sur UMPC, le site de son université, Brian Primack, le responsable de ces travaux, confie qu’« il est important d’étudier ce phénomène car les problèmes de santé mentale et l’isolement arrivent à un niveau épidémique chez les jeunes adultes. Nous sommes intrinsèquement des créatures sociales, mais la vie moderne a tendance à nous compartimenter au lieu de nous réunir. Bien qu’il puisse sembler que les médias sociaux offrent des possibilités de combler ce vide social, je pense que cette étude suggère que ce n’est peut-être pas la solution que les gens espéraient. »

La valse des sourires en plastique

Comme l’exprime poétiquement Carmen, la chanson du trop discret Stromae « l’amour est comme l’oiseau de Twitter, on est bleu de lui, seulement pour 48 heures, d’abord on s’affilie, ensuite on se follow, on en devient fêlé, et on finit solo ». Le témoignage de Xavier, 46 ans, qui a eu la gentillesse de bien vouloir se confier à moi, illustre formidablement bien cette attente déçue. Chez ce conseiller en prévention des risques professionnels résidant en Auvergne, père d’un garçon et d’une fille, les réseaux sociaux n’ont fait que décupler la conviction d’être comme coupé du monde : « Mon parcours de vie m’a entraîné dans une situation de solitude extrême à ce jour. J’ai mes enfants en garde alternée, ai quelques personnes existantes dans mon entourage, comme tout un chacun. Mais mes proches familiaux ne vivent pas dans ma région et mon réseau amical s’est effacé également peu à peu avec la distance géographique. Pour moi, la dangerosité de Facebook, c’est que la notion de se sentir entouré est un leurre, me concernant en tout cas. Certaines personnes ont des relations Facebook qu’ils voient également dans leur vraie vie sociale ; je ne me situe pas dans ce cadre, ou si peu… Car lorsque l’ordinateur ou la tablette s’éteint, je me retrouve immédiatement face à ce silence, face à ce téléphone qui ne sonne pas, face à cette porte d’entrée où personne ne vient frapper, face à cette chambre d’amis qui n’est jamais remplie. Le moral peut commencer alors à chuter lentement, et finalement, ce réseau peut commencer à devenir une arme nocive pouvant se retourner contre son utilisateur. » Le coauteur de Brian Primack, Jaime Sidani, explique que ses confrères et lui ne peuvent pas déterminer si c’est parce que ces individus sont seuls qu’ils provoquent des expériences négatives sur les réseaux sociaux ou si ces expériences négatives sont le fruit des réseaux sociaux eux-mêmes et si ceux-ci sont le creuset du sentiment d’« abandon » dont ils témoignent. « C’est probablement un mélange des deux », estime-t-il. Or, la solitude n’est pas un simple bobo à l’âme ou une contrariété temporaire. Non contente de parasiter nos pensées, d’ébranler nos certitudes, elle a aussi un impact sur nos organismes. Des protocoles scientifiques, notamment celui mené par Christopher Fagundes à Houston où le rhinovirus a été inoculé à des adultes âgés de 18 à 55 ans en bonne santé et pendant lequel ceux qui sont tombés malades sont restés dans une chambre d’hôtel fermée pendant cinq jours, ont montré qu’elle affaiblit nos défenses immunitaires. Ceux

qui se disaient les plus seuls étaient en effet ceux chez qui on retrouvait les symptômes les plus aigus ! La solitude, enfin considérée comme un vrai problème de santé publique puisque la France l’a déclarée grande cause nationale en 2011 (10 % d’entre nous y seraient exposés) et que certains pays, tel le Royaume-Uni en 2017, ont créé un ministère qui lui est dévolu, est aussi un catalyseur de stress qui favorise les problèmes cardiovasculaires, les affections neurodégénératives, le développement de troubles alimentaires, de l’attention et du sommeil. Et elle offre évidemment un terrain propice aux humeurs mélancoliques, à la déprime et à l’émergence de maladies psychiques, dont la dépression.

Dépression et réseaux sociaux : un serpent qui se mord la queue Si les réseaux sociaux riment avec solitude et que celle-ci est susceptible de favoriser la dépression, peut-on s’enhardir à penser qu’Instagram, Facebook et les autres sont parfois directement responsables de cette dernière ? Pour Elroy Boers et ses collègues du CHU Saint-Justine à Montréal au Canada, qui ont suivi 4 000 adolescents de 12 à 16 ans et ont communiqué leurs conclusions en juillet 2019 dans Jama Pediatrics, il n’y a pas de corrélation aussi directe mais les réseaux sociaux peuvent en revanche amplifier, à l’instar de la télévision, des symptômes dépressifs déjà existants, tels que des pensées morbides ou l’impression d’être inutile. Ce qui n’est pas le cas, pour nos experts, de l’utilisation de jeux vidéo ou d’autres types de navigation sur la Toile. L’une des pistes intéressantes qu’ils fournissent pour expliquer ce phénomène est la théorie des spirales de renforcement : les personnes en question y recherchent du contenu qui correspond à leur humeur morose du moment. Les algorithmes des réseaux sociaux ayant tout sauf la mémoire courte, ils reproposent ensuite à ces internautes des informations du même type, ce qui les entretiendra dans leur mal-être. Une simple restriction du temps que l’on y passe peut pourtant renverser la vapeur : en Pennsylvanie, la psychologue Mélissa Hunt a proposé à 70 participants de limiter leur fréquentation des réseaux sociaux à trente minutes par jour, à répartir de manière équitable entre Facebook, Instagram et Snapchat,

pendant trois semaines. Elle a noté une baisse importante de la solitude perçue, de l’anxiété et du FoMO qui fait que l’on tremble à l’idée de « rater quelque chose », un amoindrissement qui s’observe tout particulièrement chez ceux qui étaient diagnostiqués cliniquement dépressifs au départ ! Ce que nous montre Mélissa Hunt à travers cet essai convaincant, nous sommes nombreux à l’avoir mesuré nous-mêmes : nous sommes mieux dans nos baskets lorsque nous consommons avec modération les réseaux sociaux, penauds et insatisfaits lorsque nous en abusons. En dépit du côté déceptif qu’ils peuvent avoir, pourquoi replongeons-nous malgré tout à la connexion suivante dans les mêmes excès, déroulant indéfiniment ces feeds qui nous dépriment ? Parce que l’on s’illusionne, comme en amour, en se persuadant que cette fois-ci, rien ne sera pareil, que nous serons comblés par notre voyage virtuel. C’est ce que l’on appelle une erreur de prédiction affective, un réflexe pas très futé de notre cerveau qui fait que l’on anticipe ce que sera notre état émotionnel dans une situation future en se trompant sur la nature de celuici. De manière plus prosaïque, nous prenons en la matière nos rêves pour des réalités…

PÉCHÉ CAPITAL N° 6 LA FABRIQUE DE LA HAINE ET L’INSTINCT GRÉGAIRE « Sous quelle tyrannie aimeriez-vous mieux vivre ? Sous aucune, mais s’il fallait choisir, je détesterais moins la tyrannie d’un seul que celle de plusieurs. Un despote a toujours quelques bons moments, une assemblée de despotes n’en a jamais. » Voltaire, Œuvres complètes, Tome huitième, 1768

Les réseaux sociaux auraient pu être une formidable conquête. Abolissant l’ère de la parole confisquée par les élites, les experts et autres « sachants », on a pensé un temps qu’ils permettraient à tout un chacun de faire publiquement entendre sa voix, de témoigner d’une réalité qui n’est pas forcément celle qui se raconte au sein des ministères, sur les plateaux télé et dans les colonnes des journaux. À l’aune du rôle qu’ils ont joué dans le Printemps arabe, du mouvement vert iranien de 2009 au soulèvement tunisien de 2011, en passant par la révolution égyptienne survenue la même année, on a aussi rêvé qu’ils soient l’antichambre et la rampe de lancement des combats humains les plus honorables et de transformations démocratiques majeures. Une décennie ou presque plus tard, force est de constater que la promesse n’est pas tenue. Si certaines causes prises isolément leur doivent d’avoir progressé, telle la promotion du Body Positive, qui vise à aller contre les stéréotypes de beauté, nos Twitter, Facebook et autres plateformes n’ont ni rendu le monde plus démocratique ni embelli le verbe. Elles ont plutôt contribué à le brouiller. Si l’on excepte les quelques

jolies nouveautés qui jaillissent parfois de cette « nouvelle » donne numérique et viennent contredire ce principe, par exemple, le fait qu’Instagram et ses Insta-rimeurs ou faiseurs de prose aient réconcilié les Américains et les Anglais avec la poésie (un sondage Nielsen a montré que les ventes d’ouvrages de ce type ont progressé de 66 % entre 2012 et 2017 au Royaume-Uni), les réseaux sociaux se muent malheureusement beaucoup plus souvent en vaste marigot d’aigreur qu’en charmant et réjouissant champ de libre opinion. Anne, 69 ans, maître de conférences en sciences de l’éducation et bénévole en milieu carcéral, regrette que l’un prenne trop souvent le pas sur l’autre : « Je trouve que Facebook, seul réseau social que j’utilise, est un formidable outil d’échange. Et les groupes permettent d’entretenir des communautés d’intérêts, d’idées, ou d’activités. Ce que je ne supporte pas, en revanche, c’est l’utilisation de Facebook pour la diffusion de propos haineux sur tel ou tel groupe. J’ai toujours combattu, professionnellement et personnellement, les stéréotypes sur telle ou telle catégorie (ou prétendue catégorie) et je déplore qu’au nom de la liberté individuelle d’expression, certains messages porteurs de mépris ou de haine soient tolérés… J’ai du mal aussi avec le caractère primaire, réducteur de certains posts ou commentaires, mais après tout, ils ne sont que les reflets de l’opinion publique dans ses dimensions les plus sommaires. Le manque d’humour me gêne mais ça n’invalide pas pour moi le média… Facebook est donc pour moi susceptible de favoriser le meilleur mais de susciter le pire, de devenir un espace où se concentrent des jugements aussi virulents que non argumentés… Je suis convaincue que ce déversement est facilité par l’absence de prise de risque liée à l’impression de distance qu’introduit l’espace virtuel par rapport aux cibles visées. »

Comment la liberté de s’exprimer est devenue celle d’insulter Sur Twitter ou sur Facebook, une petite phrase mal reçue ou mal interprétée, un simple trait d’humour pas très inspiré peuvent en effet mettre le feu aux poudres et faire qu’on se retrouve enseveli sous des tombereaux d’injures, quand celles-ci ne se transforment pas en menaces,

en appels à la violence, voire en harcèlement. Dans son Panorama de la Haine en ligne, 2019, la société Netino, spécialisée dans la modération de contenu a analysé 15 000 commentaires sélectionnés aléatoirement parmi un total de quinze millions sur vingt-cinq pages Facebook de grands médias français, radio, télé ou presse écrite nationale et régionale. Et il s’avère que 14,3 % des commentaires sélectionnés aléatoirement étaient agressifs ou haineux, soit un sur sept. La chose est déjà en soi alarmante mais elle l’est encore davantage si on compare ces chiffres aux résultats de 2018, où ce type de message ne constituait « que » 10,4 % de l’ensemble. En un an seulement, ils ont bondi de presque quatre points, des concentrés d’acrimonie qui se polarisent très souvent autour des opinions politiques, de l’appartenance ethnique, des croyances religieuses, de l’orientation sexuelle, de la femme et du féminisme et du physique des gens. Les stars, en devenir ou au firmament, y sont également constamment attaquées : on leur reproche en vrac d’être trop grosses, trop maigres, trop riches, pas assez fardées ou, au contraire, trop trafiquées, ou tout simplement d’être dans la lumière… Il a ainsi suffi à Iris Mittenaere, pourtant Miss France et Miss Univers, de poster sur Instagram une photo au naturel durant l’été 2019 pour récolter une quantité insensée d’épithètes peu élogieuses : elle a ainsi été jugée « moche », « masculine », « vilain petit canard », « quelconque » alors que son visage sans maquillage était perçu « méconnaissable ». « Déception », expliquait un courageux rhéteur installé derrière son écran… Quant à la ravissante jeune actrice Héloïse Martin, une avalanche de grossièretés ponctuée par des phrases comme « Ah cette grosse vache d’Héloïse Martin dans #FortBoyard. Quelle incapable… » ou « Si l’épreuve d’Héloïse Martin avait été de bouffer du pâté et des churros, elle n’aurait pas fait la belle, la gamine en face » s’est abattue sur elle, stigmatisant son poids et ses formes lors de la diffusion le 27 juillet 2019 de l’émission « Fort Boyard » à laquelle elle a participé. Le phénomène a pris une telle envergure que la star de Tamara a décidé de fermer son compte Twitter : « C’est dingue de recevoir autant d’insultes sur mon physique. J’ai participé à Fort Boyard et nous avons joué pour une magnifique association. Je n’étais pas là pour faire la belle, mais pour me surpasser, et pour essayer de réussir des épreuves très difficiles. Et ce ne sont pas mes formes qui m’ont empêchée de gagner des clés et des indices. C’est de

la bêtise et de la méchanceté gratuite, je vous plains tellement. Allez, ciao Twitter, bonne continuation les haters. »

Un jour d’intolérance très ordinaire La détestation gratuite a libre cours sur les réseaux sociaux. Petit échantillon prélevé au hasard le 10 novembre : en réaction à un article du Figaro, relayé sur Facebook, qui relate le parcours de Samira, fillette ivoirienne qui était menacée d’expulsion et a obtenu de rester sur le territoire français avec son père pour échapper à l’excision à laquelle on veut la soumettre dans son pays, sa mère étant décédée pendant la traversée qui menait la fillette et sa famille vers l’Europe, D. F. écrit : « Des menteurs à la recherche d’un ELDORADO. Comment peut-on faire une excision sur une fillette qui a ses parents en vie et la Côte d’Ivoire n’est pas un état terroriste. Dire qu’ils ont fui leur pays signifie qu’ils étaient sous la menace. Et l’homme blanc dira qu’il est intelligent et sage mais on le trompe si facilement. » M. F. renchérit : « Quelle belle excuse !!! Voilà une belle façon d’ouvrir la porte. » J. L. G. assène : « Plus de 500 millions à faire venir et je suis sûr qu’ils ont tous une bonne excuse. » R. A. s’enflamme : « Plus besoin d’obéir à quoi que ce soit, les règles s’appliquent pour qui ? Pas étonnant qu’on arrive au chaos et que notre civilisation tombe dans la décadence bien triste. Nous ne sommes pas loin d’avoir guerres, révolution, envahissement, je pense que c’est ce qui est recherché. » Alors que P. M. conclut avec une infime élégance : « On fera en sorte que ce soit la dernière. » Sur la page de 20 minutes, le même jour, les internautes commentent un sujet intitulé « Polanski, accusé de viol, réfléchit à une riposte judiciaire », qui évoque la démarche de Valentine Monnier, une victime présumée du réalisateur de Frantic qui l’accuse de l’avoir violée en 1975. P. M. s’interroge : « Bizarre, quand même, ces plaintes à retardement ! On a attendu que l’accusé ait le compte en banque bien garni » alors que J. M., réussissant la prouesse d’être sexiste et âgiste dans la même phrase, dit de la personne en question : « Elle commence à penser à ses souvenirs, maintenant qu’elle est ménopausée et que ses papillons dans le ventre se sont envolés, il faut bien qu’elle fasse parler d’elle » et que D.N. assène : « Encore une qui est sortie du coma, vraiment, ça devient lamentable. »

Dénigrer ou chercher à humilier en ligne est donc de plus en plus commun et courant. Le 22 et 23 janvier 2016, Kantar Media a recensé les insultes écrites sur Twitter, Facebook et les forums de sites de médias français. En quarante-huit heures seulement, elle en a comptabilisé le nombre effarant de 200 456, soit deux par seconde. Il ne faut pas en conclure pour autant que les « rageux », comme les baptisent les Québécois, se ressemblent tous. Même si on s’y rejoint sur la nécessité de combattre la « bien-pensance », le grand clan des excités, acharnés et autres jusqu’au-boutistes des réseaux sociaux, peut se diviser en diverses sous-catégories. On y trouve d’abord les trolls, qui contredisent parfois de façon très acide ou injuste nos idées pour faire valoir les leurs et les haters qui se situent à un niveau supérieur de l’aversion et de l’agression et dont l’unique but consiste à nous briser (sachant que les deux profils peuvent se retrouver chez la même personne).

Mais qui se cache sous le bonnet du troll ? Qui sont ces créatures que l’on n’aimerait pas avoir comme voisins de palier mais qui nous ressemblent néanmoins parfois ? En 2014, Erin Buckels, Paul Trapnell et Delroy Paulhus, psychologues de l’Université de Manitoba au Canada, ont interrogé via un questionnaire 418 internautes qui pouvaient être définis comme tels. Sur la base des données qu’ils ont compilées, le portrait-robot du cyber-malveillant a pu être dressé : c’est majoritairement un homme, il a une moyenne d’âge de 29 ans, et c’est plutôt quelqu’un d’isolé socialement ou de peu entouré. Entre autres traits de personnalités, on retrouve chez lui le narcissisme et la psychopathie, qui fait que l’inhibition qui régit traditionnellement les rapports sociaux n’existe plus chez lui et qu’il n’éprouve aucune empathie envers l’autre. Des déviances dont Monsieur ou Madame Tout le Monde n’ont pas l’exclusivité et que l’on aurait tort d’attribuer à l’inculture, au manque d’information ou à la rancœur que nous inspire la notoriété que nous ne possédons pas. Depuis la création des réseaux sociaux, certaines célébrités, parmi lesquelles quelques-unes appartiennent à l’univers des médias ou au monde du spectacle, ont été prises en flagrant délit de trolling, tel Medhi Meklat. C’est entre 2011 et 2017, période où il était adulé par la presse écrite, radiophonique comme télévisuelle, de France

Inter à Libération, en passant par Mediapart, Les Inrocks, Le Bondy Blog et Canal +, que celui que l’on percevait alors comme un surdoué et que Le Monde avait dépeint comme un « poète des ondes » s’est laissé aller à des tweets ignominieux sous le pseudonyme Marcelin Deschamps, du type « Faudrait que Charlie Hebdo brûle plus souvent, j’ai gagné 4 followers », « Faites entrer Hitler pour tuer les Juifs » lors des César 2012, et « Je sais pas vous, mais je trouve la phrase “Moi, la mort, je l’aime comme vous, vous aimez la vie” de Mohamed Merah, troublante de beauté. »

L’histoire d’un fâcheux dédoublement Pour se trouver des circonstances atténuantes, il a invoqué sur Facebook le principe d’un double qui se serait emparé de lui : « En 2011, j’avais 19 ans. J’ai rejoint Facebook et Twitter. Twitter était alors un Far West numérique. Un nouvel objet, presque confidentiel, où aucune règle n’était édictée, aucune modération exercée. J’ai trouvé un pseudo : Marcelin Deschamps. Les œuvres de Marcel Duchamp m’avaient inspiré une certaine idée de la beauté. […] Il n’était pas “dans la vie réelle”, il était sur Twitter. Il se permettait tous les excès, les insultes les plus sauvages. Par là, il testait la notion de provocation. Jusqu’où pouvait-il aller ? Quelles seraient ses limites ? Aucune. Aujourd’hui, j’ai conscience que les provocations de Marcelin Deschamps, ce personnage pouilleux, étaient finalement leurs propres limites. Elles sont désormais mortes et n’auraient jamais dû exister. » Ceux qui ont été la cible de ses « tests » auront sûrement très modérément goûté à ce que le prodige déchu semble décrire avec candeur comme une sorte d’expérience artistique. Impossible aussi de passer sous silence l’affaire de la Ligue du LOL, groupe fondé sur Facebook à l’automne 2010 et au sein duquel évoluaient jusqu’en 2019, moment où ce scandale a éclaté, plusieurs dizaines de journalistes et de professionnels de la communication, des justiciers autoproclamés « enfants terribles » qui concevaient Internet comme une « grande cour de récré », étaient persuadés que tous ceux qui y étaient visibles « méritaient d’être moqués » et ont harcelé, sous la houlette de Vincent Glad, plume pour Libération, d’Alexandre Hervaud, chef du service web pour le même quotidien et de David Doucet, rédacteur en chef

aux Inrockuptibles, une foule de leurs consœurs et collègues, ainsi que des blogueuses, des militantes féministes ou des représentants de la classe politique qui assumaient leur appartenance à la communauté LGBT, à coups de rafales de tweets, de canulars téléphoniques, de photos et vidéosmontages diffusés ensuite sur les réseaux sociaux. Preuve qu’on trolle et qu’on hate partout, y compris dans la presse, et que cette tendance à jouer les lutins malfaisants du virtuel n’est le propre d’aucune profession, milieu culturel ou catégorie sociale. « Le trolling ne doit pas être considéré comme une aberration de la sociabilité sur Internet, mais comme l’une de ses facettes », confirme le sociologue Antonio A. Casilli dans une contribution rédigée pour le site Owni. Sur la Toile, « l’enfer, c’est les autres », comme dirait Sartre, mais c’est aussi vous et moi…

Ce qui conduit le grand méchant troll à le devenir Mais qu’est-ce qui fait que chacun peut basculer ? Pour Justin Cheng et ses camarades spécialistes en data sciences de Stanford et de Cornell qui ont planché sur la question en 2017 dans Anyone can become a troll (N’importe qui peut devenir un troll), c’est une conjonction de circonstances qui nous conduit à troller, à savoir notre état psychologique du moment combiné à la tonalité de la discussion dans laquelle nous nous retrouvons impliqués. Un dimanche soir maussade, des échanges avec un automobiliste pénible, un sujet polémique qui tourne en boucle sur Facebook : tous les ingrédients explosifs sont réunis pour que l’on perde son flegme et son savoir-vivre dans la mêlée ! Afin de vérifier cet axiome, ils ont soumis 667 participants des deux sexes et de tous bords politiques, recrutés via une plateforme de crowfunding, à un quiz de quinze questions, faciles pour le premier groupe, beaucoup plus alambiquées pour le second et leur ont communiqué ensuite leurs résultats, forcément beaucoup plus gratifiants chez ceux qui avaient eu droit au questionnaire basique et plus énervants pour ceux du pool « compliqué ». Puis nos chercheurs ont demandé à nos deux escouades de lire un article et de se mêler ensuite à la discussion en ligne qui l’accompagnait. Parmi ceux qui étaient ravis de leur score et participaient à un débat à dominante positive, seuls 35 % cédaient à la tentation de troller. Dans le cas contraire, avec une note médiocre et dans un contexte houleux, ils étaient 68 % à oser franchir la

ligne jaune. Ils se sont penchés ensuite sur 16 millions de commentaires laissés sur CNN.com et ont constaté que plus d’un quart des missives injurieuses émanaient d’internautes qui n’avaient jamais eu ce type de comportements. Et ils ont montré que ce que les internautes publient en début de semaine ou tard dans la nuit était plus susceptible d’être signalé comme du contenu choquant.

La fin de l’anonymat, une solution qui ne relève pas du miracle L’une des solutions préconisées par Justin Cheng et ses acolytes pour combattre ce fléau est notamment l’obligation de s’afficher à visage découvert sur les sites et réseaux sociaux. Dixit ces derniers, il semble effectivement plus aisé de sortir les dents et d’abreuver de son acerbité un individu qui nous indispose lorsqu’on est sous pseudo. Car on sait que les inhibitions bénéfiques qui existent dans le réel ont tendance à s’estomper quand elles passent par le filtre de l’écran. Selon nos chercheurs, le masque de l’incognito que nous y portons parfois contribue largement à faire sauter ces barrières. Un point de vue partagé par Michel Lejoyeux, psychiatre avec lequel Psychologies a dialogué en mai 2017 : « Sur Internet, les émotions sont gommées. Envoyer une réponse agressive par mail ou sur Facebook ne représente pas le même engagement affectif et émotionnel que d’avoir quelqu’un en face de soi et de lui dire quelque chose d’agressif. On ne mesure pas à quel point derrière cette atténuation et ce flou qu’induit Internet, les émotions sont totalement réelles. Et la malheureuse personne qui reçoit un commentaire désagréable le prend pour ce qu’il est : une authentique agression. » Pour le Finlandais Linus Torvalds, pourtant geek jusqu’au bout des ongles puisqu’on lui doit d’avoir inventé le système d’exploitation Linux, il devrait être impératif de s’y identifier clairement pour pouvoir s’y inscrire. « Je déteste les réseaux sociaux modernes, Twitter, Facebook, Instagram. C’est une maladie. Cela semble encourager les mauvais comportements […] Tout le modèle des “J’aime” et des “partager” n’est que de la foutaise. Il n’y a aucun effort et aucun contrôle de la qualité […] Ajoutez à cela l’anonymat, et c’est dégueulasse. Lorsque vous ne mettez même pas votre vrai nom sur vos ordures (ou celles que vous partagez ou

que vous aimez), cela n’aide pas vraiment », s’est-il emporté en mai 2019 dans la revue technologique Linux Journal. Emmanuel Macron partage ses positions. « Ce que nous devons réussir d’abord, c’est une forme d’hygiène démocratique du statut de l’information. Je crois qu’on doit aller vers une levée progressive de toute forme d’anonymat. On doit aller vers des processus où l’on sait distinguer le vrai du faux, où l’on doit savoir d’où les gens parlent et pourquoi ils disent les choses », a-t-il déclaré en janvier 2019 devant les élus à Souillac, lors de la tournée qu’il avait entreprise pour le Grand débat national. Matthieu Kassovitz pense pour sa part que l’idée serait bonne mais pas suffisante. L’acteur et réalisateur explique qu’« il suffit de créer des réseaux sociaux payants, 1 euro par mois, avec une charte éthique et un nom par profil. Sans pub. Sans utilisation des infos… et sortir des réseaux anonymes. » D’autres, comme Romain Pigenel, ancien directeur adjoint du Service d’information du gouvernement et chargé du numérique sous la présidence de François Hollande, combattent au contraire la possibilité de supprimer le « pseudonymat » sur les réseaux sociaux car cela conduirait selon eux à rétablir une forme de censure. Une étude zurichoise de 2016 des sociologues Lea Staher et Katja Rost, et de l’économiste Bruno Frey indique d’ailleurs, comme pour les conforter, que les contributeurs qui assument ouvertement leur identité sur Internet sont généralement plus véhéments et outranciers que ceux qui se cachent sous un nom d’emprunt.

Conformisme et complotisme, les deux mamelles de la haine Si l’interrogation quasi shakespearienne autour du fait d’être ou de ne pas être anonyme sur les réseaux sociaux n’est pas tranchée, il est sûr en revanche qu’il existe un facteur qui fait s’y épanouir le ressentiment, c’est ce fichu instinct grégaire auquel peu d’entre nous parviennent à résister. Notre volonté d’être conformes à la majorité, d’y être intégrés, fait que nous n’hésitons pas à cautionner ou à partager des propos erronés ou contestables s’ils sont populaires, en nous basant sur le principe du « likons ce qui est liké pour être liké à notre tour ». Et nous reproduisons

par la suite le même type de dérapage oratoire. Sachant que la colère est beaucoup plus virale que des émotions comme la joie ou l’enthousiasme, le calcul est vite fait pour les constants glaneurs d’approbation que nous sommes… Grâce à ce vil réflexe, la boule de neige d’animosité ambiante grossit et elle n’a pas fini de rouler. Cela aboutit fréquemment à ce que l’on appelle chez les Anglo-Saxons des shitstorms, des « tempêtes de merde » ou déferlements de critiques contre une personne, un groupe ou encore une entreprise, qui s’apparentent à des lapidations digitales. Une allégation mensongère qui est crue par le grand nombre, un funeste hasard façon « mauvais endroit au mauvais moment » suffisent à les déclencher. Richard Gutjahr en sait quelque chose. Alors qu’il était en vacances dans la Cité des Anges, ce journaliste allemand qui collaborait avec la chaîne publique Bayerischer Rundfunk a assisté du balcon de son hôtel à l’attentat de Nice (il a d’ailleurs filmé le camion qui se précipitait sur la foule rassemblée pour le 14 juillet). Une semaine plus tard, il a été l’un des premiers membres de la presse à arriver sur les lieux de l’attaque terroriste de Munich, dans laquelle neuf personnes perdirent la vie. Si cette coïncidence est déjà douloureuse, le reporter a été en outre par la suite la cible d’une pestilentielle campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux où on l’accusait – parce qu’il est marié à Einat Wilf, une ancienne membre de la Knesset – d’être un agent du Mossad et d’avoir perpétré ces deux tueries sanglantes pour le compte d’Israël, ou encore d’être un assassin à la solde de Georges Soros, un milliardaire philanthrope juif qui, pour l’anecdote, a souvent lui-même été confronté à des curées complotistes. Si elles semblent complètement délirantes, ces assertions ont fait des émules jusqu’aux États-Unis : l’ex-représentante démocrate au Congrès, Cynthia McKinney, qui est considérée outre-Atlantique comme l’icône des conspirationnistes, a mis sur Twitter une vidéo qui était titrée « Le même photographe israélien prend en photo les tragédies de Nice et Munich » et dans laquelle elle s’interrogeait « Quelle en était la probabilité ? Vous souvenez-vous des Israéliens qui dansent ? » Et l’hallali ne s’est pas arrêté là pour Gutjahr puisque ce déchaînement s’est accompagné de menaces de mort envers sa fille, de vidéos-montages diffamatoires, d’une profusion de fake news de toutes natures le concernant et d’achats faits en son nom sur de très nombreux sites.

Quand la paranoïa s’invite au bal de la tragédie Dans le même registre, les membres d’un groupe Facebook de Gilets jaunes ont accusé le gouvernement d’avoir fomenté la fusillade de décembre 2018 à Strasbourg pour allumer un contre-feu et diluer médiatiquement la portée de leur mouvement. « Si c’était un attentat, dites-vous bien que le mec qui veut faire un attentat vraiment, il n’attend pas qu’il y ait trois personnes dans une rue le soir à 20 heures, il va en plein milieu des Champs-Élysées quand il y a des millions de personnes et il se fait exploser, ça, c’est un attentat, le reste, c’est des effets pour faire peur », a ainsi écrit Maxime Nicolle, l’une des figures de ce groupe contestataire. Certains de ses compagnons de lutte l’ont accompagné sur cette même voie : « Urgence d’État = pas de manifestation = pas d’acte V = Bravo Macron quel génie », « Il fallait bien un attentat. Il n’a rien trouvé de mieux Macron que ça pour annuler l’acte V et faire peur aux gens… ». Et ils sont loin d’être les seuls car 10 % des Français, selon l’Enquête Complotisme, 2019, délivrée par la Fondation Jean Jaurès, croient que la tuerie alsacienne serait une manipulation de l’exécutif. S’appuyant sur l’irresponsabilité dont nous faisons preuve sur les réseaux sociaux et sur la disposition affirmée de ceux-ci (notamment de YouTube dans ses recommandations vidéo) à privilégier tout ce qui est clivant, les théories du « On vous ment » ou du « On ne vous dit pas tout » et du « On vous manipule » peuvent se diffuser et grandir telles de terribles plantes carnivores dans le jardin de l’Internet, de celle qui veut que le 11 septembre n’ait pas eu lieu aux rumeurs sur l’Apocalypse orchestrée par les Illuminati, en passant par la dangerosité des vaccins, la mort de Lady Di, qui serait en fait un assassinat, l’existence des extraterrestres ou le fantasme du « grand remplacement », qui veut que les Français de souche soient bientôt complètement évincés dans l’Hexagone par des immigrés. Et quand on sait que les réseaux sociaux sont la principale source d’information des individus qui sont sensibles aux doctrines complotistes, d’après un sondage qu’a mené, toujours pour le compte de la fondation Jean-Jaurès et de Conspiracy Watch, l’institut IFOP en 2018, on peut se dire que la boucle est bouclée…

Les algorithmes, terreaux de l’entre-soi et créateurs d’ennemis Vous ignorez peut-être tout de leur existence. Malgré leur nom qui évoque le vert paradis des jeux de notre enfance, les bulles de filtres ou bulles de filtrages désignent un redoutable mécanisme généré automatiquement par les algorithmes des réseaux sociaux qui les amènent à nous proposer des contenus personnalisés qui collent exactement à ce qu’on a pu y aimer ou y partager auparavant, qui contribuent aussi à nous conforter dans nos opinions, qu’elles soient modérées ou beaucoup plus radicales comme le sont les spéculations conspirationnistes ou les doctrines relevant de la collapsologie. Or, un avis qui n’est jamais remis en cause a tendance à devenir plus radical ou intransigeant encore. Cette situation fait que nous considérons le monde uniquement à travers notre propre perception, sans prendre en considération celles qui sont différentes de la nôtre, et que nous éludons ou tenons à l’écart les problématiques sociétales qui ne nous concernent pas, aux antipodes de ce que dit la Convention européenne des Droits de l’Homme qui nous régit depuis 1976 : « La liberté d’expression vaut non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels, il n’est pas de société démocratique. » On ne peut ainsi s’empêcher de songer à ce dialogue prémonitoire – pourtant écrit en 1882 ! – de L’ennemi du peuple du dramaturge norvégien Henrik Ibsen : – N’est-ce pas le devoir d’un citoyen de faire connaître au public une nouvelle pensée qui lui est venue ? – Oh ! Le public n’a pas besoin de nouvelles pensées. Ce qui vaut le mieux pour le public, ce sont les bonnes vieilles pensées reconnues qu’il a déjà. En 2017, des enseignants de la faculté de psychologie de Winnipeg au Canada et de l’Illinois à Chicago ont testé sur le terrain ce principe de l’« exposition sélective », qui pousse les individus à privilégier ce qui affermit leurs jugements déjà existants : il ressort de leur expérimentation que ceux, parmi leurs interlocuteurs, qui étaient « engagés »

idéologiquement étaient aussi très déterminés à éviter les informations qui pourraient contredire leurs certitudes, que ce soit chez les libéraux ou les conservateurs. Deux tiers d’entre eux ont renoncé à la somme d’argent qui leur était proposée s’ils acceptaient de considérer et d’écouter les arguments venus de l’autre bord ! C’est le cybermilitant Eli Pariser qui a conceptualisé ce procédé de bulle de filtre. Il en a fait le cœur de son livre du même nom The Filtrer Bubble : What the Internet Is Hiding from You en 2011. « Vous vous endoctrinez vous-même avec votre propre point de vue et vous ne le savez même pas. Vous ne savez pas que ce que vous voyez est la partie de l’image qui reflète ce que vous voulez voir, pas l’image complète. Et il y a des conséquences pour la démocratie. Pour être un bon citoyen, il est important de pouvoir se mettre à la place des autres et d’avoir une vue d’ensemble. Si tout ce que vous voyez est enraciné dans votre propre identité, cela devient difficile, voire impossible », a-t-il analysé dans une interview donnée la même année au Time. En janvier 2017, une expérimentation a été accomplie au sein de l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel pour illustrer ce phénomène de « fermeture » des idées généré par les algorithmes : les étudiants d’une classe ont été répartis dans plusieurs groupes. Chacune de ces « brigades » a été chargée de se faire l’écho, à travers un compte Facebook créé pour la circonstance, d’une orientation politique favorable à l’un des candidats à l’élection présidentielle (qui étaient à l’époque François Fillon, Benoît Hamon, Marine Le Pen et Emmanuel Macron). Bien qu’ils se soient tous abonnés aux cinquante mêmes médias, ils ont vu le contenu de leur fil d’actualité se modifier progressivement jusqu’à coller aux convictions de la personnalité qu’ils étaient censés soutenir, sur la base des likes, des partages de liens et des commentaires qu’ils faisaient.

Des œillères qui nous cachent le reste du monde Ces bulles, sortes de cocons étanches de la pensée, expliqueraient la stupéfaction qui a saisi la plupart des observateurs médiatiques, professionnels ou amateurs, lors de la victoire à la présidentielle américaine de Donald Trump et du vote sur le Brexit en 2016. Malgré sa

position privilégiée au sein de la presse, Jenna Wortham, rédactrice spécialisée en nouvelles technologies et podcasteuse pour The New York Times, n’avait ainsi pas soupçonné une seule seconde que ce grand guignol mal teint, ex-patron des concours de beauté Miss Univers, Miss USA et Miss Teen USA et star de télé-réalité dans The Apprentice puisse sérieusement un jour s’installer à la Maison-Blanche. Elle reconnaît son complet aveuglement sur le site de son journal : « Je n’aurais peut-être pas dû être surprise que Donald Trump soit élu président, mais je l’étais. J’habite à Brooklyn et travaille à Manhattan, deux des endroits les plus libéraux du pays. Mais même en ligne, je ne voyais pas beaucoup de signes de soutien pour lui. Comment cette cécité s’est-elle produite ? Les médias sociaux sont mon portail sur le reste du monde, mon périscope dans les communautés voisines de ma communauté, sur la façon dont le reste du monde pense et ressent. Et cela m’a complètement manqué. Avec le recul, cet échec a du sens. J’ai passé près de dix ans à orienter Facebook – et Instagram et Twitter – sur les types d’actualités et de photos que je ne souhaite pas voir, et ils se sont tous comportés en conséquence. Chaque fois que j’aimais un article, que je cliquais sur un lien ou que j’en masquais un autre, les algorithmes de gestion de mes flux en prenaient note et ne montraient que ce qu’ils pensaient que je voulais voir. » La jeune femme est ainsi passée totalement à côté du nœud de colère et de protestation qui a porté jusqu’au pinacle celui que Joe Biden, candidat démocrate pour 2020 surnomme « le clown ». « Cela signifiait que je ne réalisais pas que la plupart des membres de ma famille, qui vivent dans une région rurale de Virginie, exprimaient leur soutien à Trump en ligne et que je ne voyais aucun des mêmes pro-Trump qui circulaient avant les élections », confie-t-elle ensuite, dépitée.

Milieu chic et choc du référendum Parce qu’elle vivait à Londres, avait 27 ans au moment du scrutin, évoluait dans une sphère progressiste très pro-européenne et avait majoritairement des amis Facebook qui venaient de la même école ou de la même université qu’elle, Suzanna Lazarus, éditrice associée du site anglais Radio Times est tombée des nues lorsque le leave a pris l’ascendant sur le remain lors de la consultation nationale sur le Brexit en

2016 au Royaume-Uni. « Dans quelle mesure notre flux Facebook influence-t-il notre vision du monde ? Si ce que nous voyons est canalisé pour se conformer à ce que nous croyons, comment va-t-on jamais contrer ces points de vue avec un débat animé et une discussion qui défie et affirme à la fois ? Et ces opinions, si elles ne sont pas contestées, vontelles simplement grossir et se renforcer au point de qualifier de bigots ceux qui sont en désaccord avec nous et de leur dire d’aller se faire foutre ? Ce sont de vastes questions sans réponses faciles, mais cela vaut la peine de les garder à l’esprit alors que la Grande-Bretagne aborde ce grand inconnu. Mon fil d’actualité Facebook m’a nourrie d’un gros mensonge hier. Alors que nous comptons de plus en plus sur les médias sociaux pour nos nouvelles et nos opinions, nous ne devons pas non plus tomber sous le charme de ces réseaux », se désole-t-elle dans une chronique écrite le 24 juin 2016. Pourtant peu porté sur l’autocritique et guère plus sur la transparence, Facebook a admis en 2017 l’existence de ces bulles de filtres, reconnu le danger qu’elles pouvaient présenter pour le débat démocratique et promis qu’il allait déployer des initiatives pour atténuer leur portée, en introduisant d’emblée dans les fils des utilisateurs des « articles liés » issus des grands médias traditionnels. « Cela devrait permettre au public d’accéder plus facilement à des perspectives et des informations supplémentaires, dont des articles rédigés par des tiers faisant un travail de vérification des faits », confiait-on alors du côté de la maison de Mark Zuckerberg. Un projet qui a été affiné fin octobre 2019 lorsque ce dernier a annoncé le lancement de Facebook News, un feed où se côtoieront les parutions de deux cents grands médias. Mais celui-ci fait des indignés puisque l’on sait d’ores et déjà qu’il inclura parmi ses partenaires le site Breitbart, dont la sensibilité est très voisine de celle de l’extrême droite américaine. À noter que nous sommes aussi blâmables : c’est également le choix des « amis » que nous faisons sur Facebook, des personnes que nous suivons sur Twitter ainsi que l’absence d’appétit dont nous faisons preuve envers les publications qui ne vont pas dans le sens de nos convictions qui encouragent le cloisonnement de nos raisonnements et la polarisation de nos positions qui versent ainsi plus facilement dans les extrêmes.

Des armes d’une (très) relative efficacité Nous sommes donc aussi en partie responsables de l’intolérance qui prospère sur les réseaux sociaux. Une haine dont on se retrouve parfois la victime… Diverses techniques existent pour réagir si l’on est confrontés à du trolling sur un réseau social. Tout dépend de la nature et du degré de violence de celui-ci : si notre querelleur est isolé et se limite à nous chercher des poux, par exemple, en contredisant systématiquement nos affirmations pour le simple plaisir de le faire, il peut être judicieux de tout simplement l’ignorer en vertu du dicton Internet « Don’t feed the troll » (« ne nourris pas le troll »). C’est ce que nous exhorte à faire Gini Dietrich, spécialiste américaine du marketing et des relations publiques, qui a écrit Spin Sucks, une « bible » précisément destinée à aider les entreprises à vaincre les trolls. Elle raconte sur son site personnel éponyme qu’elle a été dans l’impossibilité concrète de répondre aux assauts qui ont suivi la publication de l’un de ses billets sur les réseaux sociaux et que cela s’est finalement révélé bénéfique pour elle : « J’ai écrit sur quelque chose qui me tient à cœur mais qui a provoqué de graves attaques. J’étais sur scène puis à une conférence pendant la majeure partie de la journée, je n’avais donc pas d’autre choix que d’ignorer les commentaires. C’était finalement la meilleure chose à faire, y compris dans l’éventualité où ça ne m’aurait pas énervée et plongée dans la confusion. Ne perdez pas votre temps. Les trolls en ligne veulent attirer l’attention. Ils aiment que vous soyez sur la défensive. Ils veulent que vous soyez énervé. Ne leur donnez pas ce plaisir. » Répliquer n’est généralement d’aucune utilité, sauf si l’on peut répondre de manière très factuelle et dépassionnée. Se situer dans le registre de la pique vengeresse ou de la moquerie-riposte risque a contrario, étant donné son goût pour la bagarre, de donner à notre troll affamé l’envie d’en découdre encore plus. Supprimer ou masquer les commentaires du troll n’est pas forcément la bonne voie non plus : une étude publiée par des chercheurs de Stanford montre que « les actions extrêmes entreprises contre de petites entorses aux règles peuvent aggraver les comportements perturbateurs ». Selon celle-ci, quand deux utilisateurs des réseaux sociaux émettent des messages comparables dans leur hostilité et que l’on efface les publications de l’un d’entre eux, celui qui aura été « zappé » a

toutes les chances de récidiver, plus durement encore. Quand la morsure d’un troll est trop douloureuse, bloquer l’être encapuchonné est à double tranchant : si cela nous assure une certaine tranquillité sur le moment, cela nous expose à ce qu’il revienne à la charge sous un autre avatar.

Un fossé entre les principes et le concret Quant au signalement de contenu inapproprié, fonctionnalité qui existe sur tous les réseaux sociaux et dont nous sommes tentés de nous servir face à une agression plus véhémente, il n’est pas très performant. En général, lorsqu’on y a recours, il nous est simplement conseillé de bloquer la personne gênante. L’objectif recherché, que ces sites empêchent notre hater de semer son venin tous azimuts sur la Toile, ne sera pas atteint. Et celui-ci n’héritera généralement d’aucune sanction. Facebook est censé supprimer des contenus uniquement lorsqu’ils contreviennent à ses règles. Le réseau interdit notamment les menaces directes envers une personne, la mise en avant de l’automutilation et du suicide, la promotion d’une organisation dangereuse, le harcèlement et l’intimidation, l’attaque à l’encontre d’une personnalité publique, l’activité criminelle, la violence et l’exploitation sexuelles, la nudité, le discours incitant à la haine, le contenu violent et explicite, la vente et revente de marchandises illicites, de contrefaçons, d’armes, etc. Mais même sur ces sujets précis, Facebook cultive une forme d’ambiguïté, officiellement au nom de la liberté qu’a chacun de se faire entendre, officieusement pour ne pas perdre le moindre de ses membres… L’alinéa Voix du texte résumant Les standards de la communauté de Facebook explique ainsi : « Notre mission consiste à encourager la diversité de points de vue. Nous préférons autoriser du contenu, même lorsque certains le trouvent répréhensible, à moins que la suppression de celui-ci puisse éviter une nuisance particulière. De plus, il nous arrive dans certains cas d’autoriser du contenu qui a priori serait contraire à nos Standards si celui-ci est pertinent, significatif ou important dans l’intérêt ou le débat public. Nous faisons ceci seulement après avoir évalué l’intérêt public du contenu et le risque de danger réel. »

Les fleurs (nauséabondes) du mâle À la lumière de ce code de « bonne conduite » fièrement brandi par le réseau social, on se demande comment un groupe privé Facebook comme Babylone 2.0 a pu exister. Cette « assemblée » ayant réuni jusqu’à 52 000 hommes et à laquelle on ne pouvait accéder que par cooptation visait à partager un maximum des « certifiées pêches persos » de ses membres, des photos intimes de femmes, parfois pendant le coït, avec pour objectif de glorifier leurs viriles performances et d’humilier leurs conquêtes. « C’est très loin de l’avion de chasse qu’on traque tous, certes, mais du haut de mes 27 ans, je ne pouvais refuser ce taudis de 44 ans, juste pour rajouter une ligne sur le CV. Vieille peau, on ne recule pas devant le défi », se gargarisait l’un d’entre eux. Babylone 2.0, rayé de la carte par Facebook en janvier 2017, est loin d’être unique dans son genre fétide : les aficionados de Femmes indignes 6.0 Révolution, qui ont été quant à eux jusqu’à 56 000, ont fait de même de 2013 à 2017 en ponctuant les parutions de commentaires d’une brutalité inouïe qui flirtaient parfois avec l’appel au viol. Leurs partenaires sexuelles y étaient qualifiées entre autres de « LV » (pour « lave-verge » ou « lave-vaisselle »), de « chiennes », d’« escabeaux » et de « trous » et on pouvait y lire : « C’est quoi le point commun entre une LV et la loi ? Dans les deux cas, c’est plus simple de les violer que de les respecter » ou « les traces de ceinture que ça mérite un cul pareil putain ». Femme Indignes 6.0 Révolution a aussi fini par être clos par Facebook et a fait l’objet d’une procédure judiciaire. Mais à l’image de l’hydre de Lerne combattue par Héraclès, ces rassemblements ont dû certainement se récréer depuis sous des noms différents. Ce qui montre bien le « deux poids, deux mesures » dont fait preuve la société de Mark Zuckerberg. Elle censure régulièrement des œuvres ou manifestations artistiques parce que des tétons féminins y apparaissent. En 2019, cela a été ainsi le cas d’une vidéo de l’Opéra de Bavière mettant en scène des choristes jouant le rôle d’amazones, arcs à la main et poitrines nues, dans une captation de Tannhaüser de Richard Wagner. Facebook s’offusque aussi que des émojis, comme ceux de l’aubergine, de l’abricot ou de la goutte de sueur, soient détournés pour des conversations érotiques et les interdit, tout comme sa filiale Instagram, s’ils sont liés à un contenu qui « facilite, encourage ou coordonne les

rencontres sexuelles entre adultes ». Mais Facebook a toléré d’héberger en son sein ces régiments prônant la brutalité phallocrate et l’humiliation. Le caractère privé de ces groupes ne change rien à l’affaire car même si leurs paramètres de confidentialité sont extrêmement restrictifs, Facebook a accès à tout ce qui y est publié.

À l’heure où l’abjection arrive dans les prétoires Dans des circonstances telles que celles décrites précédemment, un simple signalement à Facebook est tout sauf adéquat. Et il en va de même quand le flot de haine vise une seule et même personne, grossit et perdure, à travers la propagation organisée de rumeurs, de menaces adressées par messageries privées, ou via la création de pages ou de groupes la ciblant spécifiquement. Le recours judiciaire s’impose alors. Il doit être amorcé par un dépôt de plainte dans un commissariat de police ou auprès d’une brigade de gendarmerie. Si l’agression se double d’une apologie du terrorisme ou a un caractère raciste, antisémite ou xénophobe, il est préférable de se tourner vers Pharos, la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements du ministère de l’Intérieur, qui, si l’infraction est caractérisée, contactera le Procureur de la République, afin que celui-ci ouvre une enquête. Le cyberharcèlement est puni par le Code pénal et fait encourir à son auteur un an de prison et 15 000 euros d’amende si l’arrêt de travail qu’il a provoqué est de moins de huit jours ou s’il n’y a pas eu d’arrêt de travail ; deux ans et 30 000 euros si l’arrêt de travail est supérieur à huit jours ou si la victime est un mineur de moins de 15 ans ou une personne vulnérable (personne malade, handicapée, femme enceinte) ; et trois ans et 45 000 euros si deux de ces circonstances sont réunies. La peine peut être aggravée si l’injure ou la diffamation publique, l’atteinte au droit à l’image, l’usurpation d’identité ou la diffusion de contenu à caractère pornographique est caractérisée. Depuis août 2018 et la promulgation de la loi contre les violences sexuelles et sexistes, ceux qui participent à des raids virtuels concertés peuvent aussi être sanctionnés, même s’ils n’y ont pris part qu’une seule fois, car leur action conjointe est considérée comme une forme de répétition.

Une riposte nécessaire face à l’innommable Flo Marandet, prof d’espagnol originaire de Montbéliard et militante féministe dans diverses organisations comme les FEMEN, a ainsi de guerre lasse porté plainte fin 2016 après plusieurs mois d’une campagne de démolition livrée sur sa page Facebook, émanant de gamers inscrits sur Jeux-Vidéo.com. Ce qui l’a résolue à franchir le pas, c’est la diatribe d’un certain Limbob qui martelait : « Je donne mon RSA à celui qui la bute. Je déconne pas, si quelqu’un habite pas loin et peut la buter et me faire porter le chapeau, ça ne me dérangerait de passer 20 ans (en) prison ». L’ex-chroniqueuse de France Inter Nadia Daam, qui travaille aujourd’hui pour le 28 minutes d’Arte, a décidé elle aussi de prendre le chemin des tribunaux. Elle a fait condamner en 2018 et 2019 quatre de ses haters, eux aussi issus du Forum Blabla 18/25 du site Jeux-Vidéo.com, qui étaient allés très loin dans l’avilissement. Réagissant à une de ses chroniques sur les ondes qui qualifiait cet espace de « poubelle à déchets non recyclables d’Internet », l’un d’entre eux, futur agrégé en philosophie, avait écrit : « J’aimerais baiser son cadavre pendant que son mec regarde » et avait assorti ça de menaces de viols à l’encontre de la fille de la journaliste ; un autre, salarié chez Orange, avait conçu un photomontage où celle-ci se faisait égorger par l’État islamique… Dans les faits, le dépôt de plainte peut aboutir à une condamnation mais la démarche est longue et fastidieuse. À cause des classements sans suite, de la réticence des policiers à enregistrer des plaintes sous ce motif et des affaires qui ne sont tout simplement pas traitées, on dénombre pour l’instant moins d’une vingtaine de condamnations effectives pour « infraction de harcèlement commis au moyen d’un service de communication au public en ligne ou d’un support numérique ou électronique » depuis 2014.

La lenteur coupable des cerveaux des réseaux sociaux Individuellement, l’internaute a quelques maigres dispositifs pour se défendre contre la haine en ligne. Mais que font les réseaux sociaux pour nous en protéger ? Les mesures que prennent à ce sujet Facebook, Instagram ou encore YouTube semblent assez peu proportionnées au fléau qu’elles sont censées combattre et ont toujours quelques trains, voire

quelques siècles de retard si on évalue la chose en temps numérique. Facebook dispose ainsi d’environ 15 000 modérateurs sur le total des 30 000 personnes qui sont en charge de la politique des contenus sur la plateforme, des vigies qui appartiennent souvent à des entreprises soustraitantes ne sont pas très bien rémunérées et ne disposent que d’une poignée de secondes pour juger de la teneur haineuse ou délictueuse d’une publication. Leur job est complété par un système d’intelligence artificielle qui est loin d’être infaillible car il est incapable de distinguer les niveaux de langage ou de percevoir l’ironie : au premier trimestre, sur 2,5 millions de contenus problématiques détectés puis supprimés par Facebook, seuls 38 % l’ont été automatiquement, sans intervention humaine. En France, Facebook s’est tout de même engagé en juillet 2019 à donner à la justice l’adresse IP des individus tenant des propos haineux, permettant de localiser l’appareil d’où ils émanent. La multinationale a aussi accepté, en 2019, de former un groupe de travail mixte incluant une dizaine de ses salariés mais aussi des représentants des ministères et des institutions françaises. Tous ont planché ensemble pendant six mois sur les solutions à adopter pour améliorer les outils censés lutter contre la haine en ligne. Leurs propositions n’ont pas encore été révélées… Chez YouTube, qui a longtemps opposé une fin de non-recevoir à ceux qui lui demandaient d’être plus regardant vis-à-vis de la nature des vidéos qu’il recommandait et diffusait, on a enfin consenti à mettre sur pied des algorithmes capables de détecter celles qui sont à caractère sexuel ou violent, celles qui relèvent du spam (parce qu’elles impliquent une escroquerie ou dirigent vers un logiciel malveillant) ainsi que les contenus haineux. Début 2018, la firme détenue par Google s’est glorifiée d’avoir éliminé de son site lors des trois mois précédents 6,7 millions de vidéos, dont 16 % étaient classées dans cette dernière catégorie. Elle s’est à nouveau décerné un satisfecit en septembre 2019, en expliquant sur son blog qu’elle avait écarté entre avril et juin plus de 100 000 vidéos, 17 000 chaînes et 500 millions de commentaires de ce type. Le même jour, CNN Business a quelque peu miné cette communication bien huilée en dénonçant dans un éditorial dont on peut traduire le titre par « YouTube dit qu’il enlève plus de discours de haine qu’auparavant, mais des chaînes controversées restent en place », le fait que des chaînes comme celles du

suprémaciste blanc Richard Spencer et de David Duke, l’ex-leader du Ku Klux Klan, y avaient toujours droit de cité…

Twitter, un enfer pavé de bonnes intentions Quant à Twitter, cancre absolu dans ce domaine tant il a tardé à se mobiliser, il est dans une phase de mea culpa plus que dans l’action concrète. « C’est un énorme échec. Le constat est implacable et, de toute façon, impossible à nier. Les géants californiens du numérique ont échoué à protéger leurs utilisateurs et […] nous avons fait porter le fardeau (de notre échec) aux victimes d’abus. C’est la chose la plus importante que nous avons à régler. Nous devons être proactifs dans l’application de nos règles et la promotion de conversations saines. Nous devons changer un grand nombre d’éléments fondamentaux de notre produit », a confessé en février 2019 son grand patron Jack Dorsey lors d’une interview réalisée… sur Twitter par une journaliste du média Recode. Son inertie lui a d’ailleurs valu le même mois les foudres du président Emmanuel Macron. « Il y a aujourd’hui encore des plateformes, comme Twitter, pour citer les mauvais exemples, qui attendent des semaines quand ce ne sont pas des mois pour donner les identifiants qui permettent d’aller lancer les procédures judiciaires contre ceux qui ont appelé à la haine, au meurtre, qui parfois prennent des jours, des semaines pour retirer des contenus ainsi identifiés », s’est indigné le chef de l’État lors d’un exposé fait devant le Conseil représentatif des institutions juives de France. Malgré cela, peu de choses ont suivi depuis chez Twitter, sinon l’annonce en juillet du retrait de tous les messages qui porteraient atteinte aux appartenances et croyances religieuses et à leurs adeptes, prolongement de la politique que le site de l’oiseau bleu menait déjà contre les tweets ayant trait au terrorisme, au harcèlement et à l’incitation à la haine et à la violence. L’érosion constante de son nombre d’utilisateurs depuis quelques années, due en très large partie à cette trop faible régulation, obligera peut-être à l’avenir Jack Dorsey et ses troupes à passer à la vitesse supérieure dans la lutte contre la haine en ligne. Et Instagram dans tout ça ? De la bouche même d’Adam Mosseri, qui est à sa tête depuis le 1er octobre 2018, le réseau est en train d’élaborer un outil qui générera l’apparition d’un message « Êtes-vous sûr de vouloir

poster cela ? » lorsqu’un commentaire négatif ou insultant est sur le point d’être mis en ligne. Même si cela ne fonctionne pas à tous les coups, cela peut inciter le troll ou le hater à ravaler sa hargne. « Nous avons constaté que cela encourageait certaines personnes à annuler leur commentaire et à partager quelque chose de moins blessant une fois qu’elles avaient eu la possibilité de réfléchir », développe Instagram dans un récent communiqué. Instagram a aussi institué « Restriction » (Restrict en anglais) un instrument, ciblant tout particulièrement les jeunes, qui permet de s’éloigner d’un troll indélicat en lui enlevant la possibilité de voir si on est connecté à Instagram ou si on a lu ses commentaires et messages, mais sans le bloquer, s’en désabonner ou le signaler, ce qui peut parfois susciter des représailles.

La nouvelle législation, entre le trop et le trop peu À la manière de bottes de paille que l’on opposerait à des torrents de boue, les remparts érigés par les réseaux sociaux sont évidemment insuffisants pour combattre la haine en ligne. C’est certainement cette forme de laxisme et d’attentisme qui a conduit la France à légiférer sur le sujet durant l’été 2019. S’inspirant du NetzDG très répressif entré en vigueur un an et demi auparavant en Allemagne – et qui y a fait grincer quelques dents car ses adversaires le jugeaient liberticide –, les parlementaires hexagonaux ont à leur tour voté une loi sur ce thème sous l’impulsion de Laetitia Avia, la députée de La République en Marche qui lui a donné son nom. Adoptée en première lecture le 9 juillet, elle prévoyait afin de « mettre fin à l’impunité », que n’importe qui puisse, en fournissant simplement son nom, son prénom et son adresse e-mail, porter à la connaissance d’un réseau social ou d’un moteur de recherche un contenu haineux. Le site était tenu d’accuser réception. Si le message en question entrait dans le champ de l’illégalité, il devait être effacé dans un délai maximal de vingt-quatre heures et le fait qu’il l’ait été devait figurer clairement dans la discussion. Il était censé ne plus jamais réapparaître ou ne plus être rediffusé. Si le réseau social refusait d’annuler ce contenu ou s’il tardait trop à réaliser cette opération, son représentant légal était susceptible de se voir infliger une peine d’un an d’emprisonnement et de 250 000 euros d’amende. Hélas pour Laetitia Avia et tous ceux qui

souhaitaient de vraies réponses répressives contre la haine en ligne, cette mesure a été retoquée cinq mois après par le Sénat. En revanche, a été conservée de cette loi l’idée d’un bouton unique, facilement repérable et identique sur tous les réseaux sociaux, qui permettra d’effectuer les procédures de signalement. Et un parquet spécialisé dans le jugement de la haine en ligne est en construction.

Une parlementaire qui connaît intimement son sujet Pour Laetitia Avia, il était urgent d’agir contre les dérives des réseaux sociaux qu’elle connaît bien pour en être quotidiennement victime. Parmi les missives peu amènes dont elle est accablée, elle a ainsi reçu ce tweet le 23 juin 2019 : « Sale négresse de merde de maison. Tu fais honte à tes ancêtres, sombre pute de soumise ». « Ces messages, c’est mon lot quotidien ; pas un jour sans que je ne reçoive ce type d’injures racistes… Je ne suis malheureusement pas la seule dans ce cas, des millions de personnes sont régulièrement insultées, harcelées, humiliées sur les réseaux sociaux. Moi, j’ai le cuir épais, je suis une élue de la République, je sais me défendre. Je pense à tous ceux qui sont plus vulnérables, victimes de ces messages haineux qui touchent à l’âme humaine, à l’être, et qui blessent douloureusement. C’est à eux que je pense, quand je fais cette loi », a-t-elle confié au Point peu de temps après. Comme le NetzDG outre-Rhin, le texte de Laetitia Avia est loin d’avoir suscité le consensus. Beaucoup d’acteurs du monde digital, parmi lesquels Loïc Rivière, le directeur de Tech in France, le principal syndicat de l’industrie du numérique, Antonio Casilli, sociologue des réseaux sociaux déjà évoqué dans ce livre ou Fabrice Epelboin, ancien hacker devenu spécialiste du Web et enseignant à Sciences Po, estiment que le remède pourrait rivaliser avec le mal. Selon eux, cela aboutirait à saturer les réseaux sociaux de signalements qu’ils seraient obligés de traiter dans des délais très courts sous peine d’être sanctionnés, ce qui implique que les publications ne seraient examinées que très grossièrement par des employés médiocrement rémunérés et qualifiés. Et cela pourrait en outre, selon ces experts, favoriser la délation en meute, double inversé du harcèlement groupé que l’on connaît aujourd’hui. À l’autre extrémité de l’éventail des opinions, d’autres auront trouvé cette loi trop timorée, notamment Emmanuel

Macron, pourtant mentor de Laetitia Avia depuis plus de dix ans. Le locataire de l’Élysée avait appelé de son côté à une expulsion pure et simple des réseaux sociaux des internautes déjà condamnés pour propos haineux, racistes ou antisémites.

PÉCHÉ CAPITAL N° 7 L’OVERDOSE INFORMATIONNELLE « Je crois que l’homme sera littéralement noyé dans l’information. Dans une information constante sur son corps, sur son devenir corporel, sur sa santé, sur sa vie familiale, sur son salaire, sur son loisir. Ce n’est pas loin du cauchemar […] Il restera la mer quand même, les océans et puis la lecture. Les gens vont redécouvrir ça. Un homme, un jour, lira et puis tout recommencera. » Marguerite Duras, dans l’émission « Les 7 chocs de l’an 2000 », le 25 septembre 1985

Imaginez un immense magasin de bonbons avec des bocaux remplis à ras bord dans lesquels vous pourriez piocher autant que vous voulez et aussi longtemps que vous le souhaitiez. Vous avez une bonne métaphore de l’incroyable quantité d’informations qui s’offre à nous aujourd’hui sur Internet, une masse qui ne cesse d’enfler démesurément. En 2018, elle était sept fois plus importante qu’en 2004. Nourrie par le triomphe des réseaux sociaux où tout se poste et se partage à la vitesse de la lumière, cette expansion n’est pas près de s’arrêter : en 2020, cette nébuleuse dont on repousse sans arrêt les frontières sera trente-deux fois plus grande qu’elle ne l’était seize ans auparavant ! Une aubaine pour qui cherche à se tenir au courant de l’état du monde et à se cultiver ? On aurait tort de le croire. Car tel Augustus Gloop, le petit garçon de Charlie et la Chocolaterie qui est tellement avide de déguster les délices de l’usine de Willy Wonka qu’il finit par tomber dans la rivière sucrée et y coule à pic avant d’être aspiré dans un tuyau de verre qui le déforme, nous risquons de nous noyer dans cet océan qui, pour être tentant, n’en est pas moins dangereux. Car l’infobésité, terme inventé au Canada, nous expose à

plusieurs périls conjugués. Le premier est une sorte d’épuisement psychologique car notre cerveau est mitraillé de beaucoup plus de données qu’il n’est capable d’en recevoir et d’en traiter. Lesté, surchargé, il n’est donc plus capable de raisonner correctement. Comme dit précédemment, cette hypertrophie informationnelle produit également une sorte d’addiction, le FoMO, qui fait que sous le règne du Web, nous sommes devenus des boulimiques qui exigent d’en savoir toujours plus et paniquent à l’idée de passer à côté de LA nouvelle sensationnelle… Mais il y a plus grave encore : parce qu’au sein des réseaux sociaux, ces informations sont diffusées de manière brute, sans « digestion » et réflexion préalables ni recul ou hiérarchisation, elles sont susceptibles d’être déformées, tronquées ou carrément fausses. À l’autre bout de la chaîne, parce que nous prenons rarement la peine de les recouper et d’aller en vérifier les sources, nous nous retrouvons parfois à prendre pour paroles d’Évangile des infox pures et simples, nous transformant ainsi en parfaits disciples de la « démocratie des crédules » décrite par le sociologue Gérald Bronner. Pour Caroline Sauvajol-Rialland, enseignante à l’IEP de Paris et à l’Université catholique de Louvain, toute la difficulté réside dans la façon dont nous allons assimiler ces informations et les réutiliser ensuite. « La junk-food a trouvé son pendant avec la junkinformation, nouvelle forme de désinformation puisque la quantité de l’information, la surinformation aboutit à une baisse de la qualité de l’information […] On sait qu’un homme mal informé, c’est un homme intoxiqué. On dit que nous sommes ce que nous mangeons mais on peut dire également que nous pensons ce que nous lisons », a analysé avec justesse en juin 2014 sur le plateau de Xerfi Canal celle qui est la grande spécialiste française du sujet. Elle y a d’ailleurs consacré un livre Infobésité. Comprendre et maitriser la déferlante d’informations en 2013.

Des morts bien vivants et des retraités indignes Faute de tri sérieux dans ce qu’ils diffusent, les réseaux sociaux se sont retrouvés, depuis leur création, à véhiculer tout et n’importe quoi, par exemple, la rumeur selon laquelle l’Alsace et la Lorraine allaient être vendues à l’Allemagne (énormité d’ailleurs relayée par Marine Le Pen sur Twitter), l’idée que dix-huit millions de migrants étaient arrivés sur notre

sol depuis 2014 ou encore d’innombrables fausses disparitions de célébrités, d’Élisabeth II à Kanye West en passant par Martin Bouygues, Jean Dujardin, Selena Gomez, Lionel Messi, Rihanna et Omar Sy, censé avoir été abattu en 2016 dans une fusillade à Los Angeles. Ce qui a d’ailleurs inspiré à l’acteur césarisé pour Intouchables ce tweet percutant : « Le jour où la connerie est tombée du ciel, rares sont ceux qui avaient un parapluie. » Quant à Élie Semoun, que certains internautes ont aussi indûment envoyé ad patres, il a choisi de répondre à l’absurde par l’absurde : « Je confirme mon décès ». Puis il a ajouté : « Maintenant que je suis mort, j’en profite pour vous écrire que je viens de croiser Elvis, très sympa. » Est-ce parce qu’il n’y a que la vérité qui blesse ? Toujours est-il que la recherche scientifique prouve que ces fausses nouvelles se colportent plus vite que celles qui sont authentiques ou que les infos dites mixtes, à demi fondées. Des chercheurs en informatique de l’illustre Massachusetts Institute of Technology (MIT), Soroush Vosoughi, Deb Roy et Sinan Aral ont tenté de comprendre en 2018 par quels mécanismes se produisait cette dispersion virale sur Twitter : si les fake news ont 70 % de probabilités supplémentaires d’être retweetées par rapport aux vraies informations et « voyagent » six fois plus rapidement, c’est parce que les internautes aspirent à trouver de l’originalité dans ce qu’ils lisent et diffusent, sachant qu’ils ont une prédilection, sans surprise, pour tout ce qui a trait à la politique, aux légendes urbaines, au terrorisme, à la science, aux affaires, aux loisirs et aux catastrophes naturelles. Jonathan Jarry, communicateur scientifique à l’Université McGill à Montréal, en a fait la brillante démonstration. En 2018, il a mis en ligne sur Facebook une vidéo qui annonce, à grand renfort de musique sensationnaliste, de sous-titres et d’arguments bien troussés qu’« un remède incroyable contre le cancer est connu depuis les années 1800 ». Au début de celle-ci, on apprend qu’un certain Docteur Johan R. Tarjany aurait découvert dans la nature au début du XIXe siècle la Funariidae karkinolytae, une mousse végétale capable de tuer les cellules tumorales en altérant la double hélice de leur ADN. Puis la suite révèle que ce n’est qu’un canular : « Tu l’aimes bien, le Dr Tarjany, n’est-ce pas ? […] Le Dr Tarjany n’existe pas. » Si notre diplômé en biologie moléculaire a conçu ce film qui a été vu 13,5 millions de fois sur Facebook, ce n’est pas par

amour de la galéjade mais parce qu’il souhaite sensibiliser les internautes aux grosses ficelles qu’utilise ce type de fake news santé, si nombreuses sur la Toile, pour les attirer. Il y détaille les éléments qui doivent faire douter du sérieux de ce type de vidéos, notamment les anachronismes qu’elles comportent et leurs grossiers montages-photos. « Nous aurions pu combattre ce type de vidéos avec de longs articles dénonçant les fausses vérités mais la viralité garde bien souvent ses distances avec les longs écrits. À la place, nous avons donc fait cette vidéo subversive », expliquet-il sur McGill Reporter, le blog de son université.

French paradox : quand la méfiance s’allie à la naïveté Le profil de ceux qui se font les porteurs de ces fake news est particulièrement étonnant et sonne comme un démenti au proverbe américain qui dit qu’« avec l’âge vient la sagesse ». Dans Sciences Advances, en 2019, Andrew Guess, Jonathan Nagler et Joshua Tucker relaient une synthèse de leur étude de laquelle il ressort que les plus de 65 ans sont les plus sujets à partager des informations « non fiables » et qu’ils le font sept fois plus que la catégorie des plus jeunes (dans les groupes qui ont été suivis pour les besoins de ce protocole). Pour ces trois experts, cela s’explique chez les aînés par une maîtrise insuffisante des réseaux sociaux, un manque de discernement quant aux contenus proposés et une mémoire moins aiguisée qui les rendrait plus réceptifs à ce qui est inexact ou mensonger. Si les seniors sont les champions de la distillation de la fake news, les autres classes d’âge ne sont pas exemptes de ce vilain travers. Et le plus contradictoire est que nous les propageons alors même que nous nous déclarons (très) circonspects par rapport à ce que les réseaux sociaux mettent en ligne. Un sondage Yougov, réalisé pour Avaaz avant les élections européennes de 2019, montre que 87 % des interrogés pensent que les entreprises comme Facebook ou Twitter devraient travailler avec des fact-checkers indépendants pour offrir des rectificatifs sur leurs contenus. 74 % d’entre eux perçoivent les fausses informations comme une menace pour ce scrutin, 88 % ont estimé que les réseaux sociaux

devraient être régulés pour protéger nos sociétés de la manipulation, des fausses informations et d’une utilisation abusive des données et 81 % disent que ces diverses mesures pourraient, si elles entraient en vigueur, améliorer la perception qu’ils ont des réseaux sociaux. C’est à ne rien comprendre, d’autant que nos Tricolores avaient exprimé la même suspicion dans une enquête IFOP-Le Parisien Week-End de mars 2018 où ils étaient 67 % à faire part de leur peu de confiance envers Facebook et étaient même un sur quatre à envisager de supprimer leur compte. À noter que c’est pire pour Instagram et Twitter, qui n’y bénéficient que de 28 et 26 % d’opinions favorables…

De la fake news à la vague d’infox sciemment orchestrée Formidables viviers pour les fake news, les réseaux sociaux offrent également par extension le cadre rêvé pour les campagnes de désinformation à grande échelle. Le 20 novembre 2018, afin d’illustrer le phénomène des violences policières et pour faire grimper à son paroxysme la ferveur de leurs troupes, les Gilets jaunes, par la voix de l’un de leurs sympathisants, Serge Torion, ont ainsi usé de ce procédé sur Facebook en mêlant à de véritables images issues de leurs manifestations hexagonales deux photos spectaculaires prises en Espagne, montrant des femmes ensanglantées. Or, elles n’avaient rien à voir avec leur mobilisation. La première d’entre elles avait été prise… en 2012 lors de la Marche noire des mineurs à Madrid qui avait dégénéré et donné lieu à de très violents affrontements entre les protestataires et les forces de l’ordre. La seconde montrait une sexagénaire nommée Maria José Molina, partisane de l’indépendance catalane, qui manifestait en 2017 pour soutenir le référendum d’autodétermination interdit par le gouvernement espagnol. Cette publication a néanmoins été partagée par plus de 138 000 utilisateurs. Et la chose s’est reproduite à de multiples reprises. De novembre 2018 à mars 2019, l’organisation non gouvernementale Avaaz, dont l’implantation est mondiale, a pu établir que les cent fake news qui ont été le plus partagées sur Facebook autour des Gilets jaunes ont généré à elles seules 105 millions de vues et quatre millions de partages ! « La grande majorité des millions de citoyens français exposés n’ont jamais été informés qu’ils avaient vu de fausses informations, et n’ont pas vu de

rectificatifs », a regretté dans un communiqué cet organisme pour qui Facebook n’est pas du tout assez réactif dans ce domaine. « Les journaux publient des correctifs dans leurs pages, les télévisions sur leurs antennes ; les plateformes devraient faire de même. Personne d’autre ne peut le faire. » Une désinformation qui a été alimentée de l’intérieur par les Gilets jaunes eux-mêmes mais dans laquelle quelques médias, dont l’anglais The Times, l’américain Bloomberg et des personnalités politiques ont vu la patte de Moscou, tout comme Emmanuel Macron qui a évoqué à mots voilés : « une manipulation des extrêmes, avec le concours d’une puissance étrangère ». Rien n’a permis par la suite de mettre en évidence une ingérence, autre que marginale, venue de la contrée dirigée parVladimir Poutine. Ce qui est certain, en revanche, c’est que la Russie possède un exceptionnel savoir-faire dans le domaine de la manipulation de l’opinion sur les réseaux sociaux : durant la campagne présidentielle de 2016 aux États-Unis, 126 millions d’Américains ont visionné, via des centaines de « faux » comptes Facebook personnels institués par l’Internet Research Agency (IRA), une structure proche du Kremlin et basée à SaintPétersbourg, des contenus sponsorisés qui avaient pour finalité de décrédibiliser Hillary Clinton et d’offrir un surcroît de popularité à son concurrent Donald Trump. L’opération, qui a aussi été déployée sur d’autres réseaux tels que Instagram, Twitter, YouTube, Reddit, Tumblr, Pinterest ou Vine, ciblait tout particulièrement les électeurs noirs américains qu’il fallait dissuader d’aller déposer leur bulletin dans l’urne pour l’ex-secrétaire d’État de Barack Obama. L’un des arguments-massue de la propagande de ces agents de l’IRA était d’expliquer que Hillary Clinton avait fait don de 20 000 dollars au Ku Klux Klan, nébuleuse suprémaciste et ségrégationniste blanche. Échaudé et peu pressé d’avoir à affronter une nouvelle polémique de ce type (Mark Zuckerberg a dû répondre plusieurs fois des manquements de sa société devant le Congrès à Washington), Facebook a fait le ménage fin 2018 en supprimant avant les midterms, vote législatif de mi-mandat qui se tenait outre-Atlantique le 6 novembre 2018, 82 pages, groupes et comptes douteux relevant d’une démarche coordonnée de « sape » politique venue d’Iran. Quelques semaines plus tard, il a encore ôté de son site et d’Instagram 115 comptes du même acabit rédigés en russe, anglais

et français. Twitter lui a emboîté le pas en suspendant des dizaines de milliers de comptes, automatisés, qui étaient conçus pour inciter lesAméricains à l’abstention. Le Vieux Continent est lui aussi affecté par cet endoctrinement numérique : dans un rapport de mai 2019, Avaaz a mis en évidence qu’il avait lourdement pesé dans les résultats des élections européennes puisque de nombreux « comptes non authentiques » et des « contenus illégaux » où se côtoyaient croix gammées et thèses négationnistes ont boosté sur Facebook la popularité de l’AfD, le parti d’extrême droite allemand et ont contribué à porter son message. « Bots » et trolls ont également galvanisé la Ligue et le mouvement Cinq Étoiles en Italie et Vox en Espagne. En France, c’est le nationalisme blanc et anti-migrants qui en a fait une formidable tribune. Comme en ce qui concerne la haine en ligne, les dispositifs de fact-checking instaurés par les réseaux sociaux semblent au mieux insuffisants, au pire dérisoires pour endiguer le phénomène. Une étude de l’Oxford Internet Institute, The Global Disinformation Order : 2019 Global Inventory of Organised Social Media Manipulation s’en fait le triste miroir. Il y est précisé que le nombre de pays dans lesquels on rencontre ces campagnes de manipulation a bondi de 150 % entre 2017 et 2019, de 28 à 70. « Dans chaque pays, au moins un parti politique ou un organisme gouvernemental utilise les médias sociaux pour façonner les attitudes du public au niveau national », mentionne cette synthèse. Et ce n’est pas le propre des dictatures. Si dans vingt-six pays à régime autoritaire, « des entités gouvernementales ont utilisé la propagande informatique comme outil de contrôle de l’information pour réprimer l’opinion publique et la liberté de la presse, discréditer les critiques et les oppositions et noyer la dissidence politique », des méthodes type faux followers et la propagation de contenus de désinformation, principalement sur Facebook, sont utilisées dans 45 démocraties.

Les Ponce Pilate de la planète digitale Pour poser la pierre angulaire de ce qui pourrait être un jour une véritable protection contre la désinformation, il serait d’abord utile que les réseaux sociaux cessent de refuser de « jouer les arbitres du débat politique et d’empêcher le discours d’un politicien de toucher son

public », selon les termes de Nick Clegg, le directeur mondial des affaires publiques de Facebook. Car cette neutralité affichée aboutit à tout sauf au progrès de la pensée et du débat puisque les personnalités les plus excessives peuvent s’en servir pour donner de l’ampleur à leurs idées. Donald Trump en est l’archétype. Celui qui clame à qui veut l’entendre que les réseaux sociaux sont « malhonnêtes » et « partiaux » fait pourtant de Twitter sa rampe de lancement pour propulser dans l’espace public des calomnies sur ses adversaires. Dans l’une des publicités postées par ses équipes, on pouvait lire en octobre 2019 : « Joe Biden a promis à l’Ukraine un milliard de dollars si elle limogeait le procureur chargé d’enquêter sur la société de son fils. » Une affirmation qui a été totalement réfutée dans la foulée par les médias de tout bord. En dépit de cela, Facebook a refusé de retirer la vidéo en question en alléguant sa « croyance fondamentale dans la liberté d’expression et le respect du processus démocratique ». La motivation réelle qui se tapit sous cette magnanimité pourrait être que Trump et son staff ont déjà injecté 14,4 millions de dollars en publicité chez Facebook en vue de sa réélection aux prochaines présidentielles. Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants et ennemie jurée de Donald Trump contre qui elle a engagé une procédure de destitution, précisément à cause de l’aide qu’il aurait sollicitée de l’Ukraine afin de trouver des « munitions » pour nuire à Joe Biden, a aussi fait les frais de l’étrange atonie de Facebook : la vidéo truquée de l’une de ses allocutions, dans laquelle son débit de voix a été modifié et volontairement ralenti de 75 % – ce qui avait pour but de donner l’impression que cette femme de tête était sénile, alcoolisée ou abrutie par les médicaments – reste toujours visible sur le réseau social. Rudolph Giuliani, l’avocat controversé de Donald Trump, l’a d’ailleurs partagée sur Twitter. Deux exemples qui ne sont que des petites gouttes dans l’océan de fake news émises ou initiées par Donald Trump, amoureux fou de Twitter, sur lequel il sévit à tout instant du jour et de la nuit et où il n’en finit plus de délivrer des « perles » plus abracadabrantesques les unes que les autres… Le 3 septembre 2018, le Washington Post a listé 4 713 « allégations fausses ou trompeuses » délivrées par Trump en 592 jours de mandat, soit une très jolie fréquence de huit bobards par jour, ceux-ci se concentrant essentiellement sur l’économie, l’immigration et la politique. En

avril 2019, la jauge était montée jusqu’à 10 111 fake news en 828 jours de présidence. « Ce déluge de désinformations en provenance du plus haut niveau du gouvernement américain est inédit. En permanence, nous sommes amenés à lutter contre les informations erronées que la MaisonBlanche publie presque toutes les heures. Le problème, c’est que ce discours renforce la xénophobie et la haine des migrants dans ce pays », a tempêté dans un entretien qu’il a accordé au Soir belge en octobre 2018 Jim Kenney, maire de Philadelphie, édile qui est très impliqué dans l’éducation aux médias, nouveaux ou traditionnels. Nullement gêné par sa mythomanie chronique, Donald Trump a même poussé le raffinement jusqu’à décerner ses propres Fake News Awards « récompensant » les « médias mainstream les plus corrompus et malhonnêtes » à CNN, au New York Times, à ABC News, à Newsweek, au Time et évidemment, selon le principe de la loi du talion, au Washington Post. Sur les terres de l’Oncle Sam, où l’on n’a pas encore légiféré contre les fake news malgré plusieurs propositions de textes successifs, l’affabulation d’État jouit donc sans entrave…

Objectivité populaire vs intox médiatique : les journalistes, nouveaux hommes/ femmes à abattre On pourra certes objecter que les élucubrations et approximations des politiques tout comme les rumeurs infondées n’ont pas attendu les réseaux sociaux, ni même l’avènement d’Internet, pour fructifier. Depuis la nuit des temps, beaucoup ont circulé, certaines cocasses, d’autres dévastatrices. En 1968, Georges Pompidou et sa femme Claude ont ainsi été soupçonnés de s’adonner à des parties fines. Dix-huit ans plus tard, en 1986, Isabelle Adjani a été obligée de venir sur le plateau du 20 heures de Bruno Masure pour démentir le bruit selon lequel elle souffrait du SIDA et était en phase terminale. Mais pour parodier le film de Jean-Jacques Zilbermann qui dit que « L’homme est une femme comme les autres », il est désormais possible de dire que l’apogée des réseaux sociaux a pour ainsi dire fait des infox… des réalités comme les autres ! Nous évoluons désormais dans ce que le dictionnaire britannique Oxford a dépeint comme l’ère de la « postvérité », terme que cette vénérable institution a consacré « locution de

l’année » en 2016 et qu’elle définit comme « les circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles ». OutreAtlantique, le satiriste et animateur du « Late Show » Stephen Colbert a pour sa part créé un néologisme pour désigner cette évolution, le truthiness, un mot difficilement traduisible en français que l’American Dialect Society désigne comme « la qualité de déclarer vrais les concepts ou faits qu’une personne désire ou croit être vrais, plutôt que les concepts ou faits que l’on sait être vrais ». L’une des conséquences de ce changement d’essence de la vérité est que les journalistes perdent de plus en plus leur crédit auprès de la population. Dans un baromètre Harris Interactive des corporations auxquels les Français font confiance, fait pour Le Nouveau Magazine Littéraire en octobre 2019, les journalistes arrivent en queue de peloton (avec 37 % de convaincus), devançant seulement les banquiers (29 %) et les politiques (21 %) et loin derrière les très bons élèves que sont les infirmiers (88 %) et les scientifiques (78 %). Comble du comble, il n’est plus rare même que les journalistes soient perçus comme les artisans des « faux médias » au contraire des réseaux sociaux qui en viennent parfois à être considérés comme moins sectaires et plus dignes de confiance. Manuel, 50 ans, titulaire d’un DEA d’économie et salarié dans la grande distribution, m’explique pourquoi il perçoit les choses ainsi : « Les médias traditionnels ne permettent pas, par un processus de sélection, la pluralité de l’information. Il y a quelques évolutions, mais n’est-ce pas l’existence des réseaux et des débats qui s’y déroulent qui les ont favorisées ? On peut citer la question climatique mais ce n’est pas la seule. Tout ce qui a trait aux enjeux migratoires a aussi du mal à se faire entendre. J’ai un autre exemple en tête, les rôles, dans le rapport aux nazis, avant, pendant la guerre des différents courants politiques. La droite a été présentée comme plus encline à la collaboration, alors que les partis de gauche collaborèrent avant même la guerre et que les premiers résistants en 39-40 furent de droite… Quelles que soient nos opinions personnelles sur ces diverses questions, il n’est pas normal que les médias traditionnels servent de filtre et limitent l’expression de certaines opinions qu’ils ne partagent pas, qu’ils jugent

inadéquates, ou pire, certaines vérités qui dérangent certains partis, groupes ! La liberté d’expression ne devrait pas se négocier. »

Jean-Luc, Sophia, et la stratégie du mépris Cette crise de foi envers les journalistes, toutes presses confondues, cette conviction qu’ils ne relatent pas exactement « les choses comme elles se passent » dont témoigne Manuel et qui est aussi celle d’un nombre important d’habitants de l’Hexagone (autour de 50 % selon un sondage TNS Sofres-La Croix de 2016) est savamment entretenue en France par des leaders politiques comme Jean-Luc Mélenchon. Mécontent des révélations faites par Radio France sur ses comptes de campagne, il a jeté l’opprobre dans une vidéo Facebook sur celle qu’il appelle une « radio d’État ». « Ils sont ce qu’ils sont, c’est-à-dire des abrutis », a décrété le chef des Insoumis, avant d’ajouter : « Je demande à ceux qui nous suivent de relayer nos arguments, de montrer pourquoi France Info ment et de discréditer les journalistes qui s’y trouvent. Pourrissez-les partout où vous pouvez, parce qu’il faut qu’on obtienne au moins un résultat. Il faut qu’à la fin, il y ait des milliers de gens qui se disent : “Les journalistes de France Info sont des menteurs, des tricheurs”. » Celle qui a été sa directrice de communication, Sophia Chikirou, s’est illustrée par une diatribe encore plus véhémente et contestable. En réaction à l’agression en novembre 2018 de deux journalistes de BFM à Toulouse lors du rassemblement de Gilets jaunes, elle a refusé de condamner ce forfait et tweeté : « Je ne parviens pas à ressentir de compassion sincère pour ces journalistes. […] Pour s’informer désormais, les réseaux sociaux sont plus sûrs. Évitons de donner le prétexte aux journalistes de se victimiser. Ne les lynchez pas, ne leur parlez pas, ne les lisez pas et ne les regardez pas. » Peut-être frappée d’amnésie sélective, la jeune femme a surpris tout le monde en ralliant en septembre 2019 en tant que chroniqueuse la chaîne pour laquelle elle n’avait pas eu de mots assez durs… Ce climat d’hostilité envers la presse est involontairement nourri par les journalistes eux-mêmes. Afin de ne pas se laisser distancer par Facebook et Twitter dans leur quête du scoop, du moment chaud et du buzz, ils cèdent aussi de plus en plus souvent aux pièges du « plus vite, plus haut, plus fort » et se font le réceptacle de fake news, perdant ainsi de vue ce qui

est leur mission première : l’analyse et la mise en perspective. Le récent et immense fiasco autour de l’« arrestation » de Xavier Dupont de Ligonnès en est un bon exemple. Mais si critiquée et imparfaite qu’elle soit, la presse reste un rouage indispensable de notre démocratie, pas nécessairement pour débusquer l’information comme elle en avait le monopole autrefois – car elle sera toujours distancée sur ce terrain par les réseaux sociaux – mais pour défricher, ordonner, décoder l’entrelacs titanesque des datas qui nous assaillent constamment, vérifier et hiérarchiser tout ce qui s’y tisse et s’y entremêle. En somme, tout ce qu’énonçait dans Les quatre commandements du journaliste, manifeste écrit à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, le clairvoyant Albert Camus, à qui on laissera le dernier mot : « S’il ne peut dire tout ce qu’il pense, il lui est possible de ne pas dire ce qu’il ne pense pas ou qu’il croit faux. Et c’est ainsi qu’un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas. Cette liberté toute négative est, de loin, la plus importante de toutes, si l’on sait la maintenir. Car elle prépare l’avènement de la vraie liberté. En conséquence, un journal indépendant donne l’origine de ses informations, aide le public à les évaluer, répudie le bourrage de crâne, supprime les invectives, pallie par des commentaires l’uniformisation des informations et, en bref, sert la vérité dans la mesure humaine de ses forces. Cette mesure, si relative qu’elle soit, lui permet du moins de refuser ce qu’aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servir le mensonge. »

CONCLUSION Le nom de Larry Sanger ne vous dit certainement rien. Ce quinqua au crâne déplumé et aux lunettes façon culs de bouteille que l’on croirait tout droit sorti d’un film de Judd Apatow est pourtant le cofondateur, avec son ancien acolyte Jimmy Wales, d’un outil que vous fréquentez quotidiennement ou presque, la fameuse encyclopédie en ligne Wikipédia. Or, celui que l’on peut considérer comme l’un des défricheurs du Web a publié sur son site personnel le 26 juin 2019 une Déclaration d’indépendance numérique au sein de laquelle il exhortait ses lecteurs et plus largement les internautes de toute la planète à faire la grève des réseaux sociaux les 4 et 5 juillet, au nom du mépris qu’ils nous témoignent, et où il offrait une critique au vitriol des errements de ces plateformes : « L’humanité a été utilisée avec mépris par de vastes empires numériques […] il est maintenant nécessaire de remplacer ces empires par des réseaux décentralisés d’individus indépendants, comme dans les premières décennies d’Internet. […] Nous déclarons que nous avons des droits numériques inaliénables, des droits qui définissent la façon dont les informations que nous possédons individuellement peuvent ou non être traitées par d’autres, et que parmi ces droits figurent la liberté d’expression, la confidentialité et la sécurité. Puisque l’architecture centralisée, propriétaire d’Internet à l’heure actuelle, a amené la plupart d’entre nous à abandonner ces droits, même à contrecœur ou cyniquement, nous devrions exiger un nouveau système qui les respecte correctement […] La longue série d’abus dont nous avons été victimes fait de notre droit, voire de notre devoir, le remplacement des anciens réseaux. » Je l’ai mis en évidence à travers ce livre, de plus en plus de voix, telle celle de Larry Sanger, s’élèvent pour dénoncer l’emprise qu’exercent Facebook, Twitter, YouTube, Instagram et leurs semblables sur nos encéphales et nos vies, sans que ne leur soit opposé aucun garde-

fou ou presque. Elles plaident pour que ce que nous y générons – nos posts, nos likes, nos photos, nos messages publics et privés, etc. – ne soit plus de la chair à algorithmes mais redevienne la possession des internautes eux-mêmes. Elles préconisent aussi que ces médias sociaux n’aient plus le champ libre pour modeler nos opinions, nos relations virtuelles et nos achats à leur guise, en décidant arbitrairement de la teneur des posts et publicités ciblées qu’ils envoient sur nos fils d’actualité et autres timelines. Pourra-t-on dépasser un jour, sur les réseaux sociaux, le principe du « si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit », configuration dans laquelle nous sommes actuellement ? Car si l’on ne paie pas à proprement parler pour aller sur Facebook, on sait quel emploi intensif et peu éthique il y est fait de nos données personnelles, revendues par le réseau social à des databrokers, qui eux-mêmes les cèdent à des compagnies d’assurances, de santé ou à d’autres sociétés à but très lucratif : d’après le Centre de développement des réseaux sociaux de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), une adresse postale y rapporte 0,5 dollar, une date de naissance deux dollars et un numéro de Sécurité sociale huit dollars. Pire, nous y jouons parfois aussi les cobayes contre notre gré : en 2014, pour étudier le phénomène de contagion émotionnelle, Facebook a effectué en toute discrétion et sans demander son avis à quiconque une expérience psychologique en ciblant aléatoirement 689 003 utilisateurs et en modifiant leur fil d’actualité. Comment défaire le nœud de la dépendance qui nous lie aux réseaux sociaux ? La partie n’est pas gagnée d’avance. Si la révélation des interférences russes dans la course à la présidentielle américaine en 2016 ainsi que le gigantesque scandale Cambridge Analytica – « siphonnage » et vente de données personnelles Facebook de 50 millions de personnes à travers le monde effectués par une société anglo-américaine sans que l’entreprise de Mark Zuckerberg ne bouge le moindre début de petit doigt pour empêcher la chose – avaient incité certains, à l’instar de Brian Acton, l’un des créateurs de WhatsApp (qui avait twitté le 21 mars 2018 « Il est temps. #DeleteFacebook »), à dire que le moment était venu de prendre du champ avec les réseaux sociaux, le léger frémissement qui avait été observé à l’époque est retombé comme un soufflé. Les sondages le montrent : à l’occasion de la Journée mondiale sans Facebook, le 28

février 2019, l’institut YouGov a analysé les rapports des Français avec ce réseau social. Deux abonnés français sur cinq s’y avouent accros, au point qu’ils le préfèrent au pourtant très envoûtant Netflix. Lorsqu’on leur demande : « Si vous deviez choisir l’un ou l’autre ? », seuls le chocolat et un chèque de 100 euros peuvent les inciter à se déconnecter (temporairement) ! Aujourd’hui, les réseaux sociaux n’ont plus de rivaux. Ils sont au-dessus des pays et des nations. On peut même dire qu’ils sont des planètes à part entière : avec ses près de 2,5 milliards d’adeptes, Facebook compte 40 fois plus d’âmes que la France, Instagram a trois fois plus d’usagers mensuels que les États-Unis comptent d’habitants sur leur sol et les deux plus grosses chaînes de YouTube, T-Series et PewDiePie rassemblent à elles deux plus de membres qu’il n’y a d’humains au Brésil ou au Pakistan. Malgré les polémiques qui se succèdent à une cadence soutenue, notamment sur les enjeux de confidentialité, en dépit du scepticisme d’un certain nombre d’entre nous à leur égard, l’ère des réseaux sociaux n’est donc pas près de toucher à sa fin. La question n’est donc pas tant de les abandonner ou de les supprimer mais d’apprendre, peut-être, à s’en servir autrement. Dans un ouvrage éponyme paru en 2017, le philosophe Yves Citton a ainsi souhaité que « l’économie de l’attention » (techniques de persuasion dont se servent les géants de la Toile, notamment les réseaux sociaux, pour nous accaparer au maximum) se transforme en « écologie de l’attention », de façon à ce que l’on s’en sente moins prisonnier. Ce qui pourrait se traduire, par exemple, chez chacun d’entre nous par le fait de régler son smartphone de sorte à ne plus être assailli de notifications, d’établir dans la famille ou dans le couple des règles de savoir-vivre numérique et des moments strictement réservés au off-line, ou encore de s’astreindre de manière volontariste à ne pas dépasser une certaine durée d’utilisation (il existe des applications de mesure du temps passé sur les réseaux sociaux et il est prouvé que ceux qui les utilisent ont tendance à minorer ensuite leur usage des réseaux sociaux). C’est une discipline à laquelle réussit à se tenir Francis, 70 ans, photographe et « acteur » du monde de la culture en Lorraine qui estime que l’on peut avoir de Facebook « l’usage que l’on veut. Personnellement, je l’utilise prioritairement comme espace d’information, de lien sans frontières, de découverte. Je fais des choix et je m’y tiens. Je consacre

généralement du temps à lire et échanger mes “posts” et informations entre six et sept heures le matin. Parfois, le soir avant de me coucher, je survole rapidement les nouvelles publications. Et lorsque je pars en vacances, je coupe systématiquement le robinet : pas de mails, pas d’Internet. Comme disait Hergé : “Tout ce qui est urgent peut attendre.” Une bonne hygiène, non ? » Et il y circonscrit volontairement ce sur quoi il communique : « J’ai conscience que tout ce qui est enregistré sur mon site Facebook est stocké, centrifugé par des algorithmes, manipulé à des fins publicitaires (j’efface d’ailleurs systématiquement toutes les pubs qui apparaissent), voire idéologiques peut-être. Donc, je n’exprime jamais d’opinions politiques tranchées sur Facebook : il y a d’autres territoires plus concrets, plus utiles pour s’engager, débattre. Big Brother ne passera pas (trop) par moi. Je lis rarement les avis et réponses de gens que je ne connais pas, ni ne m’enlise dans les faux débats futiles qui pullulent, les opinions à l’emporte-pièce, les informations non recoupées, les défoulements sans inhibition, etc. Cet usage strict protège en partie mon intérêt pour ce qui est consulté, partagé. Je me suis plusieurs fois demandé si je n’allais pas arrêter ma page Facebook, mais mes amis qui l’ont fait, ces sages, me manquent beaucoup en fait. Et ceux, nombreux, avec lesquels je suis en contact, me sont chers. Alors, c’est OK pour Facebook, à la seule condition qu’il soit MON Facebook. » Jérôme, 42 ans, ancien membre de l’Éducation nationale actuellement en reconversion, est lui aussi parvenu instinctivement à cadrer la manière dont il se sert des réseaux sociaux, sans se laisser déborder : « Pour ma part, ils ont peu d’incidence sur mon quotidien car je consulte Facebook ou Messenger lors de l’attente d’un rendez-vous ou lorsque j’ai un moment de libre à la maison et que je ne peux pas faire une autre activité. Ma priorité reste encore la “vraie vie” car ce qui me nourrit, c’est elle et les moments d’échanges et de rencontres qu’elle me procure. » Mieux encore que l’écologie de l’attention défendue par Yves Citton, il pourrait exister une éducation aux réseaux sociaux. C’est la position défendue par le chercheur néerlandais Jim Stolze : comparant l’infobésité à laquelle ils nous confrontent à la malbouffe, il appelle de ses vœux un apprentissage pédagogique des médias sociaux, à l’instar de celui qui est mis en place afin de nous faire acquérir des réflexes nutritionnels plus sains. « C’est un moment unique de l’Histoire. À l’heure actuelle, les

enfants en classe ont accès à plus d’informations que leurs enseignants. Pourtant, c’est notre génération qui est censée les sensibiliser au besoin de modération, de filtres et de curateurs numériques […] Je préconise une culture des médias numériques qui ait la même importance qu’une bonne éducation sur l’alimentation – et c’est notre responsabilité, ensemble », déclarait-il dès 2010 lors de la Next Conference organisée à Berlin. Si les responsables politiques hexagonaux, qui ont déjà légiféré sur la haine en ligne et sur les fake news, tardent en revanche à se positionner sur la question de cet « embastillement » délibéré de nos cerveaux, d’autres ont pris le taureau par les cornes comme le groupe de réflexion Fing, qui cherche à « anticiper les transformations du monde numérique », ou la société Orange qui a fait dernièrement dans vingt-sept pays du monde une vaste campagne de sensibilisation sur « les éventuels risques liés à l’utilisation du numérique mais aussi les différents outils disponibles pour s’en prémunir ». Mais ce qui pourra peut-être apporter un changement salutaire dans ce domaine, c’est de se tourner vers des réseaux sociaux « libres », comme MeWe, qui cherche à se positionner comme l’anti-Facebook. « Votre vie privée n’est pas à vendre. Pas de pubs. Aucun logiciel espion. Pas de BS 1 », clame son slogan. L’argument semble séduire puisque son nombre d’abonnés a bondi, pour ne pas dire explosé, de plus de 400 % en 2018. Il a dépassé ensuite la barre des 5 millions d’abonnés en juin 2019. Diaspora, fondé en 2010 par quatre étudiants en mathématiques de l’Université de New York, Max Salzberg, Dan Grippi, Raphael Sofaer et Ilya Zhitomirskiy, joue la même contre-proposition en se définissant comme « le réseau social où vous gardez le contrôle ». Les fonctionnalités proposées sont assez similaires à celles de Facebook mais Diaspora s’illustre par son système de décentralisation : au lieu d’être emmagasinées dans d’énormes serveurs au sein des GAFAM (pour qui les traces numériques que nous laissons derrière nous équivalent à de l’or en barre), nos données personnelles sont stockées sur une multitude de microréseaux, les pods, ce qui nous permet d’en rester détenteurs et surtout de les garder privées ! Il est même possible de créer son propre pod pour son entourage et pour soi-même. Et il n’y a pas de groupes ni de pages mais des hashtags qui permettent à ceux qui partagent les mêmes centres d’intérêt de se connecter. Comme Abel a son Caïn, Romulus son Rémus et

Britannicus son Néron, Twitter a également son frère (ennemi) avec Mastodon, réseau social lui aussi décentralisé, figuré par un mammouth grassouillet, sur lequel on peut envoyer non pas des tweets mais des pouets ou toots en anglais, d’une longueur de 500 caractères maximum. Si sa croissance est plutôt discrète avec 3 millions de comptes utilisateurs contre 100 fois plus pour son aîné Twitter, ce portail de micro-blogging lancé en 2016 par Eugen Rochko, un informaticien allemand, gagne régulièrement des fidèles. Et il y a aussi dans l’infinie galaxie d’Internet d’autres espaces alternatifs, comme Vero, PixelFeed, modestes concurrents d’Instagram, ou Ello. Mais si le futur des réseaux sociaux passe (peut-être) par ces challengers en devenir, il est également synonyme de nouveaux périls et de nouvelles inquiétudes. Parce qu’outre ces « nouveaux » réseaux sociaux qui se veulent indépendants, d’autres émergent, beaucoup moins régulés, moins vertueux et nettement plus anxiogènes. TikTok en est la parfaite incarnation. Sorte d’enfant caché qu’auraient pu avoir ensemble Monsieur YouTube et Madame Karaoké, il permet d’une part de regarder des clips, et d’autre part de choisir une chanson ou une scène de long-métrage et de se filmer durant quinze secondes pendant qu’on l’interprète devant sa webcam, en y associant généralement une chorégraphie, avec la possibilité d’agrémenter sa prestation de nombreux effets spéciaux, de passer en format 2D ou 3D, d’y incruster des objets, des masques sur le visage ou de rajouter des filtres. Cette application au déploiement foudroyant, puisqu’elle a fédéré 500 millions d’abonnés en à peine un peu plus de trois ans, est adulée par les 12-16 ans. Le Baromètre 2019 de l’agence Heaven, établi en partenariat avec l’association Génération Numérique auprès des élèves de 6e et de 5e, indique qu’ils sont 45,7 % à être « tiktokers ». Or, ce qui ressemble extérieurement à une joyeuse bulle pop où les grands ne seraient pas les bienvenus est, lorsqu’on s’y penche attentivement, un univers beaucoup plus inquiétant : TikTok, dont le contenu est universellement visible sans restriction, inquiète d’abord par le côté hypersuggestif des images qui y sont la norme, particulièrement toxiques quand on sait l’âge de ses contributeurs et surtout de ses contributrices. Reprenant les mimiques de leurs icônes instagrameuses, des collégiennes s’y exhibent sans retenue, ultra-maquillées et en tenue minimaliste. Un phénomène sur lequel la journaliste Sonia Devillers a attiré l’attention

dans une chronique sur France Inter le 6 novembre 2018 : « J’en ai visionné hier une palanquée. Glaçant. Plongée dans l’esthétique corporelle d’une jeunesse totalement clonée : toutes, les cheveux longs ; toutes, la poitrine très rehaussée ; toutes, le T-shirt coupé sous les seins ; toutes, le ventre ultra-plat, nombril dénudé ; toutes, les fesses rebondies ; toutes, quasi le même visage à la fois lisse et mutin. C’est complètement flippant. D’autant plus dérangeant qu’elles dansent toutes de la même manière, déhanchant du petit popotin et balançant leurs seins en avant. Une gestuelle hyper-sexualisée reproduite à l’infinie par des très jeunes filles qui se copient dans le monde entier en quête de “like” et de commentaires. » Une exposition de créatures à peine pubères qui attire immanquablement les pédophiles et pédopornographes qui réclament des nudes aux abonnées, voire leur font des propositions très explicites. Et ce n’est pas la seule menace qui s’y profile puisqu’on déniche également sur TikTok des militants d’extrême droite complotistes ou des membres du lobby favorable à la possession d’armes à feu. Autant de dérives qui ont amené l’Inde à tenter de rendre TikTok hors-la-loi mais elle a finalement été déboutée devant la justice. Le Bangladesh a en revanche entériné cette interdiction. Et la Commission fédérale du commerce américaine (FTC) a condamné TikTok à une amende de 5,7 millions de dollars parce que l’application avait conservé les profils et informations personnelles d’enfants âgés de moins de 13 ans sans le consentement de leurs parents, avait rendu leurs profils publics et avait même partagé jusqu’en juillet 2016 leur position géographique. Mais ce n’est pas cette amende, relativement anecdotique au regard de ses 16,7 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2019, qui devrait freiner TikTok dans ses élans… Les deepfakes constituent un autre des spectres inquiétants auxquels nous exposent les réseaux sociaux, aujourd’hui et surtout demain. Ces vidéos truquées, qui s’appuient sur un procédé d’intelligence artificielle très sophistiqué, le deeplearning, afin d’obtenir un résultat très réaliste, permettent de s’approprier le visage et le corps d’une personne, par exemple, d’une célébrité, pour lui faire faire et dire absolument n’importe quoi. Les sculpturales Gal Gadot et Scarlett Johansson se sont ainsi retrouvés les héroïnes non consentantes de films X. Ce qui a inspiré à l’actrice la mieux payée d’Hollywood, selon le classement Forbes, une déclaration désabusée dans le Washington Post : « Internet est un vaste

trou de ver qui s’autodétruit. Le fait est qu’essayer de se protégerd’Internet et de sa dépravation est fondamentalement une cause perdue. » Les grands de ce monde ne sont pas à l’abri : Barack Obama a été victime d’un deepfake dans lequel on lui faisait dire que Donald Trump était « un idiot total et absolu » alors que l’ancien président n’a jamais prononcé cette phrase (même s’il la pense sûrement). Au Royaume-Uni, le Premier ministre Boris Johnson et son antagoniste travailliste Jeremy Corbyn ont eu droit en novembre 2019 au même traitement, une supercherie qui émanait d’un groupe de réflexion, Future Advocacy, qui voulait justement alerter sur la dangerosité de ce procédé pour la démocratie et pour la société en général. Certains estimeront que ce n’est qu’un juste retour des choses au vu du passif chargé du bonhomme mais même Mark Zuckerberg y a été confronté : en juin 2019, il apparaissait dans une vidéo mise en ligne sur Instagram. « Imaginez un homme qui contrôle les données volées de milliards d’individus, qui contrôle tous leurs secrets. Quiconque contrôle les données contrôle le futur » semble y jubiler notre maître du monde numérique. Le fameux film, totalement bidonné mais assez réussi, était en fait l’œuvre d’un collectif d’artistes. Pour l’instant, l’impact de ce type de détournement paraît limité. Néanmoins, quand ce type d’outil se perfectionnera et deviendra plus facile d’accès, cela ouvrira des perspectives assez effrayantes : à un niveau collectif, cela permettra d’orienter les idées des gens et d’infléchir leurs votes, par exemple, en diffusant des discours politiques qui n’ont jamais été tenus, et de briser les carrières de certaines personnalités que l’on montrera dans de vraies-fausses situations scabreuses (par exemple, en train de prendre des stupéfiants) et dont la réputation risque d’être durablement entachée, en vertu du mécanisme du « Calomniez, calomniez, il restera toujours quelque chose » qu’a énoncé Beaumarchais dans Le Barbier de Séville. Chez les gens ordinaires comme vous et moi, ces deepfakes pourraient être le matériau des revenge porn, images ou vidéos à caractère sexuel que l’on diffuse sur les réseaux sociaux pour exercer une vengeance à l’encontre de son ex-partenaire. Dans l’État de Virginie aux États-Unis, la notion de deepfake a d’ailleurs été ajoutée en juillet 2019 à la loi anti-revenge porn qui existe depuis 2014 et qui expose ceux qui l’enfreignent à douze mois de prison ainsi qu’à une amende de 2 500 dollars.

Entre réinvention de modèles plus sains et irruption de nouveaux dangers, les réseaux sociaux sont donc à la croisée des chemins. À leurs responsables de prendre ces enjeux en compte pour nous protéger. Mais il est aussi de notre devoir d’être notre propre juge et notre propre modérateur quand nous évoluons sur ces sites, afin de les gérer intelligemment et de ne plus les subir. Pour ne pas faire partie des « légions d’imbéciles » que descendait en flammes la légende de la littérature italienne Umberto Ecco qui, contrairement à l’idée reçue, n’était pas technophobe ou réactionnaire puisqu’il valorisait a contrario « le mutant. Celui qui est capable de vivre de façon intéressante cette pluralité des langages contemporains ». 1. BS : « bullshit », en français « Pas de foutaises ».

BIBLIOGRAPHIE Études et articles scientifiques « Anxiété, dépression et addiction liées à la communication numérique. Quand Internet, smartphone et réseaux sociaux font un malheur », Marie-Pierre Fourquet-Courbet et Didier Courbet, Revue française des Sciences de l’Information et de la Communication, novembre 2017. “Phantom vibrations among undergraduates: Prevalence and associated psychological characteristics”, Michelle Drouin et Daniel A. Miller, Computers in Human Behavior, volume 28, issue 4, ScienceDirect, juillet 2012. “Excessive social media users demonstrate impaired decision making in the Iowa Gambling Task”, Dar Meshi, Anastassia Elizarova, Andrew Bender, Antonio Verdejo-Garcia, Journal of Behavioral Addictions, 2018. “An Exploratory Study of ‘Selfitis’ and the Development of the Selfitis Behavior Scale”, Janarthanan Balakrhisnan et Mark D. Griffiths, International Journal of Mental Health and Addiction, volume 16, numéro 3, juin 2018. “Meet Gen Z: the social generation, a report of the first true generation of sociales natives and the next generation of mass-market consumers”, ORIGIN, mars 2018. “Computer-based personality judgments are more accurate than those made by humans”, Wu Youyou, Michal Kosinski et David Stillwell, Proceedings of National Academy of Sciences of America, 27 janvier 2015. “Narcissism 2.0! Would narcissists follow fellow narcissists on Instagram? The mediating effects of narcissists personality similarity and envy, and the moderating effects of popularity”, Seunga Venus Jin et Aziz Muquadam, Computers in Human Behavior, volume 81, avril 2018. “Selfies: A boon or bane?”, Agam Bansal, Chandan Garg, Abhijith Pakare et Samiksha Gupta, Journal of Family Medecine and Primary Care, juillet-août 2018. “Who knows what about me? A Children’s Commissioner report into the collection and sharing of children’s data”, Children Commissionner, novembre 2018. “Relationship between Fear of Missing Out and Social Media Engagement in a French population sample”, Dylan Michot, Carole Blancot et Barthélémy Bourdon Baron Munoz, 2016. “The Alchian-Allen Theorem and the Economics of Internet Animals”, Jason Potts, M/C Journal, volume 17, numéro 2, 2014. “We Analyzed 100 Million Headlines. Here’s What We Learned”, Steve Rayson, Buzz Sumo, 26 juin 2017. « Impact des réseaux sociaux sur la sociabilité. Le cas de Facebook », Godefroy Dang Nguyen et Virginie Lethiais, Réseaux, volume 1 (n° 195), pages 165 à 195, 2016.

“Social network sites, marriage well-being and divorce: Survey and state-level evidence from the United States”, Sebastián Valenzuela, Daniel Halpern et James E. Katz, Computers in Human Behavior, volume 36, pages 94 à 101, juillet 2014. “Tempted by the smartphone. How our digital companions influence our concentration at work”. A psychological study by the Universities of Würzburg and Nottingham-Trent for Kaspersky Lab., 2016. “Can You Tell That I’m in a Relationship ? Attachment and Relationship Visibility on Facebook”, Lydia F. Emery, Amy Muise, Emily L. Dix et Benjamin Le, Bulletin Personality and Social Psychology, 17 septembre 2014. “Envy on Facebook: a hidden threat to users’ life satisfaction?”, Hanna Krasnova, Helena Wenninger, Thomas Widjaja, Peter Buxmann, International Conference on Wirtschaftsinformatik, Leipzig, Allemagne, février 2013. “‘They Are Happier and Having Better Lives than I Am’: The Impact of Using Facebook on Perceptions of Others’ Lives”, Hui-Tzu Grace Chou et Nicholas Edge, Cyberpsychology, Behavior and Social Networking, volume 15, numéro 2, février 2012. “Validity of responses to survey questions”, Hugh Parry et Helen Crossley M., Public Opinion Quarterly, 1950. “Social media use and perceived social isolation among young adults in the US”, Brian A. Primack et alii, American Journal of Preventive Medicine, 6 mars 2017. “Feeling Lonely? Social Media Use Could Be to Blame”, UMPC, 22 janvier 2019. “More Social Connection Online Tied to Increasing Feelings of Isolation”, UMPC, 3 juin 2017. “Loneliness predicts self-reported cold symptoms after a viral challenge”, LeRoy AS, Murdock K.W., Jaremka L.M., Loya, Fagundes C.P., Health Psychology, mai 2017. “Association of Screen Time and Depression in Adolescence”, Elroy Boers, Mohammad Afzali, Nicola Newton, Jama Pediatrics, 2019. “No More FOMO: Limiting Social Media Decreases Loneliness and Depression”, Melissa G. Hunt, Rachel Marx, Courtney Lipson et Jordyn Young, Journal of Social and Clinical Psychology, volume 37, numéro 10, pages 751 à 768, 2018. “Antisocial Behavior in Online Discussion Communities”, Justin Cheng, Cristian DanescuNiculescu-Mizil, Jure Leskovec, Cornell University, 16 mai 2016. “Anyone Can Become a Troll: Causes of Trolling Behavior in Online Discussions”, Justin Cheng, Michael Bernstein, Cristian Danescu-Niculescu-Mizil, Jure Leskovec, Conference on Computersupported cooperative work, février-mars 2017. “Liberals and conservatives are similarly motivated to avoid exposure to one another’s opinions”, Jeremy A. Frimer, Linda J. Skitka et Matt Moty, Journal of Experimental Social Psychology, volume 72, septembre 2017. “Digital Social Norm Enforcement: Online Firestorms in Social Media”, Katja Rost, Lea Stahel, Bruno S. Frey, Plos One, 17 juin 2016. “The spread of true and false news online”, Soroush Vosoughi, Deb Roy, Sinan Aral, Science, 9 mars 2018. “Less than you think: Prevalence and predictors of fake news dissemination on Facebook”, Andrew Guess, Jonathan Nagler et Joshua Tucker, Science Advances, 9 janvier 2019.

“The Global Disinformation Order: 2019 Global Inventory of Organised Social Media Manipulation”, Samantha Bradshaw et Philip N. Howard, The Computational Propaganda Project, Oxford Internet Institute, 4 septembre 2019.

Enquêtes et sondages « Rapport digital annuel 2019 », We are Social, Benoît Séblain, 31 janvier 2019. « Les Français et les selfies », Institut IFOP, 6 septembre 2018. « Influencer Marketing Benchmarks, Report 2019 », InfluencerDB. « La réalité de l’utilisation d’Internet au bureau », Olfeo, 2016. “Le relazioni familiari nell’era delle reti digitali”, CISF, 2017. « Infidélité : quand les réseaux sociaux étouffent le couple », Espace Presse Gleeden, 5 octobre 2017. « Panorama de la haine en ligne », Netino by Webhelp, 1er trimestre 2019. « Enquête Complotisme 2019, les grands enseignements », Rudy Reichstadt, Fondation Jean Jaurès, 6 février 2019. « Le conspirationnisme dans l’opinion française », Rudy Reichstadt, Fondation Jean Jaurès, 7 janvier 2018. « La confiance des Français dans les réseaux sociaux après l’affaire Cambridge Analytica », IFOP pour Le Parisien (Week-end), mars 2018. « 87 % des Français veulent que Facebook “rectifie les intox” pour combattre les fausses informations », Avaaz, 28 février 2019.

Articles et tribunes de presse « Tristan Harris “Des millions d’heures sont juste volées à la vie des gens” », Alice Maruani, Le grand entretien, L’Obs, Rue 89, 4 juin 2016. « Comment la technologie pirate l’esprit des gens », Tristan Harris, traduit de l’anglais par Onur Karapinar, 16 juin 2016. “Early Facebook and Google Employees Form Coalition to Fight What They Built”, Nellie Bowes, New York Times, 4 février 2018. « Tristan Harris : “Beaucoup de ficelles invisibles dans la tech nous agitent comme des marionnettes” », Élisa Braun, Le Figaro, 31 mai 2018. “Sean Parker unloads on Facebook: ‘God only knows what it’s doing to our children’s brains’”, Mike Allen, Axios, 9 novembre 2017. “Our minds can be hijacked: the tech insiders who fear a smartphone dystopia”, Paul Lewis, The Guardian, 6 octobre 2017. « Dans la Silicon Valley, les geeks paient très cher pour envoyer leurs enfants dans des écoles sans aucun ordinateur », Thierry Klein, Speechi, 22 février 2012.

“Former Facebook executive has sworn of social media because he doesn’t want to be programmed”, Hanna Kozlowska, Quartz, 11 décembre 2017. “Designers are using ‘dark UX’ to turn you into sleep deprived internet addict”, Anne Quito, Quartz, 23 août 2017. “En Brasil, el instituto Delete busca curar a los adictos a las tecnologías”, Agencia AFP pour La Nación, 9 novembre 2017. “Pics or it didn’t happen’ – the mantra of the Instagram era”, Jacob Silverman, The Guardian, 26 février 2015. « Réseaux sociaux : plus belle la vie… partagée ? », Clara Beaudoux, Radio France pour Francetvinfo, 26 avril 2013. « Les influenceurs sont morts, vive les influenceurs ! », La Réclame, septembre 2018. « Pas invité aux obsèques de Johnny Hallyday, son ancien parolier se lâche », Sophia Chafai, Gala, 6 septembre 2019. « À la recherche du temps perdu (sur les réseaux sociaux) », Claire Jenik, Statista, 30 janvier 2018. “Is Google Making Us Stupid? What the Internet is doing to our brains”, Nicholas Carr, The Atlantic, juillet-août 2008. “Why you should read this article slowly”, Joe Moran, The Guardian, 14 septembre 2018. “We spend 45 minutes per hour on social media while at work according to new research”, Eileen Brown, Zdnet, 14 septembre 2016. “It’s complicated: Why following your significant other on social media is a bad idea”, Marisa Kabas, Daily Dot, 8 septembre 2015. “Don’t Let Facebook Make You Miserable”, Seth Stephens-Davidowitz, The New York Times, 6 mai 2017. « P***** ou le règne de l’insulte 2.0 », Mathilde Audenaert, Kantar Media, 2 février 2016. « Les trolls, ou le mythe de l’espace public », Antonio A. Casili, Owni, 26 juin 2012. “25 years later: Interview with Linus Torvalds”, Robert Young, Linux Journal, 2 avril 2019. “5 Questions with Eli Pariser, Author of The Filter Bubble”, Time, 16 mai 2011. “Is Social Media Disconnecting Us From the Big Picture?”, Jenna Wortham, New York Times Magazine, 22 novembre 2016. “How did my Facebook feed get the EU Referendum result so wrong?”, Susanna Lazarus, Radio Times, 24 juin 2016. “Seven Tips for Dealing with Online Trolls”, Gini Dietrich, Spinsucks, 1er mai 2013. “YouTube says it’s removing more hate speech than before but controversial channels remain up”, Kaya Yurieff, CNN Business, 3 septembre 2019. “#KaraJack: All the tweets from Kara Swisher’s live interview with Jack Dorsey — in order”, Kat Borgerding, Recode, 12 février 2019. « Haine sur Internet, une loi pour “mettre fin à l’impunité” », propos recueillis par Nicolas Bastuck, Le Point, 25 juin 2019. « Infobesité : la sur-information menace les entreprises », interview de Caroline Sauvajol-Rialland par Thibault Lieurade, Xerfi Canal, 30 juin 2014.

“Declaration of Digital Independence”, Larry Sanger, Larrysanger.org, 26 juin 2019. “Kim Kardashian West and Kris Jenner (Plus Kanye West !) Talk About Their Empire, Jesus and Donald Trump”, The Style Desk, New York Times, 6 novembre 2019. “How our deceptive cancer cure video went viral and reminded people to be skeptical”, Jonathan Jarry, McGill Reporter, 5 juillet 2018.

Livres Les Liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? Antonio A. Casilli, Seuil, collection « La Couleur des idées », 2010. T’es sur Facebook ? Qu’est-ce que les réseaux sociaux ont changé à l’amitié, Anne Dalsuet, Flammarion, 2013. Infobésité. Comprendre et maîtriser la déferlante d’informations, Caroline Sauvajol-Rialland, Vuibert, 2013. L’économie de l’attention, Yves Citton, La Découverte, 2014.

Communiqués réseaux sociaux « Standards de la communauté Facebook », 24 avril 2018. “Our Commitment to Lead the Fight Against Online Bullying”, Info Center Instagram, 8 juillet 2019.

REMERCIEMENTS À Cyrille, impitoyable mais juste dans ses relectures ! À Amandine, pour son œil aiguisé et son inestimable amitié. À Yves, qui est une grande inspiration pour moi, à Sophie et à Anne. Je vis à vos côtés depuis deux ans une aventure qui a ouvert de nombreuses portes dans ma vie et dans ma tête ! À tous les témoins qui ont bien voulu me livrer leurs points de vue dans ce livre et qui ont contribué à le nourrir, tout spécialement à Xavier, dont la sincérité et les mots m’ont particulièrement émue, ainsi qu’aux deux Anne qui se reconnaîtront, à Francis, à Jérôme, à Manuel et à Teddy.

TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION PÉCHÉ CAPITAL N° 1 : LA CULTURE DE LA DÉPENDANCE Piètres bergers et brebis égarées Grassement payés pour ne pas trop penser Pompier pyromane : des lanceurs d’alerte qui se multiplient Des adeptes (culottés) de la pédagogie débranchée Histoire de faire le tour de la question Drogués aux pouces et aux cœurs : comment les notifications stimulent nos hormones Des parasites qui rongent notre concentration Crise de nerfs sur fond de montagnes russes Des cobayes qui se prennent pour des cow-boys Nos écrans, des stupéfiants comme les autres Le segment opportuniste de la détox numérique L’addiction aux selfies, maladie à part entière Phénomène des desadopters : les quitter pour mieux se retrouver Le tout-à-l’ego des réseaux sociaux Tourner dans le vide, vide, vide… PÉCHÉ CAPITAL N° 2 : L’AVÈNEMENT DE L’HYPER-NARCISSISME

Mise en scène du quotidien : vivre pour se montrer et non plus s’épanouir Et le Dieu du Net créa l’influenceur Contrefaiseurs et reines de l’imitation Du danger de tutoyer trop vite les sommets Des mutants plus vrais que nature La recherche du quart d’heure de célébrité et ses dérives De l’art meurtrier de l’autoportrait PÉCHÉ CAPITAL N° 3 : LA MORT DE L’INTIMITÉ Les pieds dans l’étrier, les pinceaux à la main Visibilité imposée du premier au dernier souffle Problème du consentement : les parents qui surexposent leurs enfants Bébés pas encore nés, déjà tracés Comment semer les graines de futures souffrances De la cour de récré à la Cour de justice Facebook et Instagram, espions insoupçonnés Du pain bénit pour les enquêteurs de tout poil PÉCHÉ CAPITAL N° 4 : LA PARESSE AU BOUT DU CLAVIER L’irrépressible attraction vers des puits sans fond Vidéo de chats, défis débiles, pourquoi les contenus stupides nous captivent ? Putaclic, tous clients du néo-racolage numérique Drôles de zèbres et camélidé énervé La lecture sacrifiée sur l’autel des écrans Productivité : quand le boulot prend l’eau Non, gazouiller n’est pas un péché

PÉCHÉ CAPITAL N° 5 : LA SOCIABILITÉ MISE EN DANGER Facebook, un réseau qui maintient le statu quo Loin des yeux, près du cœur Couple et réseaux sociaux : je te follow, moi non plus Des amours, des amis, des emmerdes La non-cohabitation et ses nombreux bienfaits Fragilité et doutes : ce que les photos ne disent pas Chronique d’une impossible séparation L’univers doré des autres : une tendance à la comparaison toxique Et si l’on reprenait les commandes ? Le côté obscur de la force enfin révélé Une solitude qui grandit avec les connexions La valse des sourires en plastique Dépression et réseaux sociaux : un serpent qui se mord la queue PÉCHÉ CAPITAL N° 6 : LA FABRIQUE DE LA HAINE ET L’INSTINCT GRÉGAIRE Comment la liberté de s’exprimer est devenue celle d’insulter Un jour d’intolérance très ordinaire Mais qui se cache sous le bonnet du troll ? L’histoire d’un fâcheux dédoublement Ce qui conduit le grand méchant troll à le devenir La fin de l’anonymat, une solution qui ne relève pas du miracle Conformisme et complotisme, les deux mamelles de la haine Quand la paranoïa s’invite au bal de la tragédie Les algorithmes, terreaux de l’entre-soi et créateurs d’ennemis Des œillères qui nous cachent le reste du monde Milieu chic et choc du référendum

Des armes d’une (très) relative efficacité Un fossé entre les principes et le concret Les fleurs (nauséabondes) du mâle À l’heure où l’abjection arrive dans les prétoires Une riposte nécessaire face à l’innommable La lenteur coupable des cerveaux des réseaux sociaux Twitter, un enfer pavé de bonnes intentions La nouvelle législation, entre le trop et le trop peu Une parlementaire qui connaît intimement son sujet PÉCHÉ CAPITAL N° 7 : L’OVERDOSE INFORMATIONNELLE Des morts bien vivants et des retraités indignes French paradox : quand la méfiance s’allie à la naïveté De la fake news à la vague d’infox sciemment orchestrée Les Ponce Pilate de la planète digitale Objectivité populaire vs intox médiatique : les journalistes, nouveaux hommes/ femmes à abattre Jean-Luc, Sophia, et la stratégie du mépris CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE REMERCIEMENTS

Composition et mise en page : SIR