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Ce Carnet est publié sous la direction de J.-M. Salamito Traduit du latin par Gustave Combès
9 782851 979346
Collection dirigée par Laurence Tacou Carnets Jean Baudrillard Carnaval et cannibale Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ? André Breton Mettre au ban les partis politiques Jean-Marie Guyau Contre l’idée de sanction Joseph de Maistre Éclaircissement sur les sacrifices Edgar Morin Le destin de l’animal Où va le monde ? Vers l’abîme ? Friedrich Nietzsche Le crépuscule des idoles Pierre-Joseph Proudhon La célébration du dimanche La pornocratie Sade Français, encore un effort...
9,50 €
ISBN 978-2-85197-934-6
Le mensonge
Carnets
Saint Augustin
Saint Augustin
Aucun des commentateurs de l’Écriture cependant ne peut dire qu’il a trouvé dans l’Écriture un exemple ou une parole l’autorisant à aimer ou même à ne pas haïr un mensonge quelconque. Ils conviennent, d’ailleurs, que si on ment quelquefois ce doit être avec répugnance et pour éviter un plus grand mal. En quoi ils se trompent, car ils subordonnent à un acte vil un sentiment de grande valeur. Admettre, en effet, qu’on peut faire le mal pour en éviter un plus grand, c’est mesurer le mal non plus sur la règle de vérité, mais sur la cupidité et l’usage, chacun estimant comme plus grave le mal qui lui fait le plus d’horreur, et non celui qu’il doit, en réalité, le plus fuir.
Saint Augustin
Le mensonge
Né à Thagaste, aujourd’hui SoukAhras, à l’est de l’Algérie, près de la frontière tunisienne, ce Romain d’Afrique est fils d’une chrétienne, Monique, et d’un païen, Patricius. Élevé dans la religion de sa mère, il s’en détache à la fin de son adolescence pour adhérer au manichéisme. En 384, professeur à Milan, il y écoute la prédication de l’évêque du lieu, Ambroise, qui désarme ses objections contre le christianisme. Augustin revient alors à la foi de son enfance : il est baptisé à Pâques 387. Rentré en Afrique en 388, il y mène avec des amis une vie à la fois monastique et philosophique. C’est malgré lui qu’en 391 il devient prêtre à Hippone (aujourd’hui Annaba, en Algérie), à la demande du peuple chrétien de cette ville. Devenu évêque d’Hippone en 395, il se dévoue jusqu’à sa mort à ses diocésains et à l’Église africaine en général, prêchant le jour, écrivant la nuit, produisant l’œuvre la plus étendue que nous ait léguée l’Antiquité gréco-romaine. Son livre sur Le mensonge est le dernier qu’il ait écrit comme prêtre, en 395.
Saint Augustin Le mensonge
L’Herne
Saint Augustin (354-430)
Spinoza De la liberté de penser dans un État libre Lettres sur le mal Alexis de Tocqueville Le despotisme démocratique
L’Herne
le mensonge
Carnets
Œuvres de Saint-Augustin 1re série : Opuscules II Problèmes moraux Le Mensonge © Institut d’Études Augustiniennes, 1948 © Éditions de L’Herne, 2010 22, rue Mazarine 75006 Paris www.lherne.com [email protected]
Saint Augustin le mensonge
L’Herne
Préface
Pour Yves Modéran (1955-2010), ami de la vérité.
Augustin avait quarante ans quand il composa Le mensonge, De mendacio. Il était prêtre à Hippone (aujourd’hui Annâba, en Algérie). Peu après, au printemps ou à l’été 395, il fut choisi comme « coévêque », coepiscopus, par son évêque, Valerius. À la mort de celui-ci, en 396 ou 397, il se retrouva seul à la tête des « catholiques » de cette grande cité portuaire. Des « catholiques », pas de tous les chrétiens. Hippone, en effet, comptait aussi une communauté dissidente, fort nombreuse, avec son propre évêque. Depuis 312, il existait en Afrique romaine deux Églises rivales, celle des « catholiques » (comme ils se qualifiaient eux-mêmes, mais les guillemets signalent que ce terme n’avait pas le sens qu’il a de nos jours) 7
et celle des « donatistes » (comme disaient leurs adversaires, parce que leur chef s’appelait Donat). Au long de son épiscopat, qui ne s’acheva qu’avec sa mort, le 28 août 430, dans Hippone assiégée par les Vandales, Augustin fit beaucoup pour la réunification de l’Église d’Afrique. Mais, en 395, quand il écrivait pour la première fois sur la notion de mensonge, il n’était que prêtre. Et il l’était devenu malgré lui. * Né le 13 novembre 354 à Thagaste (Soûk-Ahrâs, en Algérie), Aurelius Augustinus était fils d’un païen et d’une chrétienne. Il fut élevé dans la religion de sa mère. Vers la fin de son adolescence, il s’enthousiasma pour la philosophie en lisant l’Hortensius de Cicéron (un ouvrage désormais perdu), mais il fut rebuté par la Bible. Il pensa trouver dans le manichéisme la réponse à sa soif de sagesse et à ses interrogations sur l’origine du mal. Devenu professeur de rhétorique à Milan en 384, il revint à la foi de son enfance grâce à la prédication du brillant évêque de cette ville, Ambroise. Celui-ci le baptisa dans la nuit du 24 au 25 avril 387, nuit de Pâques. Rentré en Afrique à l’automne 388, Augustin fonda dans son bourg natal, avec une poignée 8
d’amis, une communauté qui ressemblait à la fois à un monastère et à une école philosophique. Ses livres commencèrent à le faire connaître aux chrétiens des environs. Début 391, alors qu’il était de passage à Hippone, les « catholiques » du lieu exigèrent qu’il devînt un de leurs prêtres. C’était la fin de sa tranquillité, pas celle de sa fécondité comme auteur. * Dans ses Révisions, rédigées au soir de sa vie, en 426-427, Augustin réexamine ses nombreux ouvrages. Il place Le mensonge à la fin du livre I, comme le dernier en date des écrits antérieurs à son épiscopat. Il avoue que la complexité de ce texte l’avait découragé de le publier et que, par la suite, il avait même ordonné sa destruction. Mais quand, septuagénaire, il passe en revue ses œuvres, il retrouve son De mendacio, que ses amis avaient épargné, et cette fois il le publie, comme un pendant à son Contra mendacium, Contre le mensonge, écrit en 420. Qu’après un quart de siècle d’épiscopat Augustin revienne à un sujet qui déjà le préoccupait au temps de sa prêtrise, qu’encore une demi-douzaine d’années plus tard il insère dans ses œuvres complètes le livre qu’il avait d’abord voué à disparaître et qu’il pouvait 9
penser avoir remplacé par un autre, voilà qui prouve l’importance à ses yeux des problèmes moraux posés aux chrétiens par le mensonge. Ce sont des questions concrètes, « de gros problèmes qui nous troublent souvent dans le train quotidien de notre vie » (I, 1), qu’affronte le De mendacio, cet « ouvrage si nécessaire à notre vie de tous les jours » (ibid.). Qu’est-ce que mentir ? Un chrétien a-t-il le droit de mentir ? N’existe-t-il pas des circonstances où un mensonge permet d’éviter un mal plus grave ? Le livre atteste que de telles interrogations reçoivent en ce temps-là, parmi les chrétiens, des réponses divergentes. L’auteur ne cache pas qu’il s’agit « d’une question enveloppée de mystère » (I, 1). Dans ses Révisions (II, 27), il en vient à estimer que Le mensonge, en raison même de sa difficulté, « n’est pas inutile pour l’exercice de l’esprit et de l’intelligence »1. Qui se sera confronté aux raisonnements serrés de ce petit livre, comprendra pleinement cette remarque d’Augustin. Il tirera de son effort une joie comparable à celle d’un marcheur en montagne ou d’un alpiniste. Et c’est l’occasion de rappeler que, dans la vie intellectuelle, « rien ne 1. Traduction de Gustave Bardy, Paris, Desclée de Brouwer, 1950 (t. 12 de la « Bibliothèque augustinienne »), p. 445.
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remplace, même pour ceux qui ne se destinent pas au labeur philosophique, le déchiffrement d’un texte difficile »2�. Afin, justement, d’aider le lecteur à trouver en ces pages sa joie, voici quelques pistes de réflexion. * D’emblée, Augustin signale, en philosophe plutôt qu’en théologien (mais chez lui les deux ne se laissent pas aisément séparer), la difficulté de définir l’objet de sa recherche. Mentir, ce n’est ni plaisanter ni se tromper. « Mentir, c’est avoir une pensée dans l’esprit (in animo) et, par paroles ou tout autre moyen d’expression, en énoncer une autre » (III, 3). C’est l’« intention de l’esprit », animi sententia, qui fait le mensonge, et non pas « la vérité ou la fausseté des choses en elles-mêmes » (ibid.). De cette volonté de parler autrement qu’on ne pense, Augustin passe aussitôt à la « volonté de tromper », voluntas fallendi. Celle-ci semble le critère permettant d’identifier un mensonge. Pourtant, Augustin ne peut s’empêcher de se demander, en des pages dont il reconnaît la subtilité, si l’absence de cette volonté de tromper suffit à 2. Raymond Aron, Mémoires, Paris, Julliard, 1983, ch. II, p. 38.
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exclure absolument qu’il y ait mensonge (fin de III, 4 et IV, 4). Ce travail de définition se prolonge, dans la seconde grande partie du livre, par un double effort de classification : d’abord, une typologie empirique des mensonges qui existent au quotidien (de XI, 18 à XIII, 22) ; ensuite, un classement éthique en huit degrés selon un ordre décroissant de gravité, depuis le « mensonge capital », capitale mendacium, commis alors qu’on prétend enseigner la religion chrétienne, jusqu’au mensonge – le moins répréhensible – par lequel une personne, sans nuire à quiconque, tente d’éviter une atteinte à la pureté de son corps (XIV, 25). Définitions, classifications, études de cas, il y a tout cela dans le De mendacio, avec une minutie parfois vertigineuse. Mais il faut se garder de ne lire l’ouvrage qu’en partie ou de se perdre en ses détails : Augustin va au-delà de la casuistique en affirmant pour finir « l’obligation absolue de ne jamais mentir » (XXI, 42). Il fonde cette conclusion sur « les témoignages de l’Écriture » (ibid.), et notamment sur un dossier de citations de l’Ancien puis du Nouveau Testament, dont il a énuméré les principales en V, 6-9. Il y aurait beaucoup à dire sur l’exégèse biblique du Mensonge : ses lectures allégoriques, ses distinctions entre préceptes et exemples, paroles et actes (cf. les 12
interprétations qui se succèdent à partir de XV, 26), enfin sa volonté de concilier les textes apparemment contradictoires. * Ce sont les deux échelons extrêmes de sa classification qui préoccupent le plus Augustin : le mensonge le plus grave, qui se commet au nom de la religion, et le plus excusable, par lequel on défend sa pudeur. « Le « premier » mensonge, le mensonge capital, celui qu’il faut éviter et fuir loin avant tous les autres, c’est le mensonge commis dans l’enseignement de la religion » (XIV, 25 ; cf. VIII, 11 et XIII, 21). Augustin condamne les propos visant à tromper quelqu’un pour l’amener au christianisme ou, par la suite, pour lui faire accepter tel ou tel aspect de celui-ci. À ses yeux, la fin, fût-elle religieuse, ne justifie jamais les moyens. Dans ses polémiques contre des dissidents (comme les « donatistes », déjà mentionnés), Augustin, fort différent d’autres Pères de l’Église, refuse de recourir à la calomnie. La question de savoir si l’on a le droit moral de mentir pour échapper à des violences sexuelles occupe dans Le mensonge une place importante. Augustin affronte la sensibilité de ses contemporains, 13
elle-même représentative de la tendance humaine à concevoir certaines souillures physiques, même infligées par autrui, comme des fautes morales et/ou religieuses, et donc à stigmatiser les victimes ellesmêmes comme portant une part de culpabilité ou comme frappées de déchéance. Contre ces amalgames, le théologien d’Hippone pose des distinctions : entre persécution et corruption (VII, 10), entre justice des actes et souillure du corps (IX, 15), entre ce que les hommes voient et ce que Dieu juge (ibid.), entre pudeur du corps et chasteté de l’âme (XIX, 40), entre consentir et permettre (ibid.). Il conclut que le chrétien doit « préférer la foi parfaite même à la pudeur corporelle » (XX, 41). * Ce qui compte pour Augustin, c’est ce qui se passe « dans l’esprit », in animo (III, 3) ; c’est ce que dit « la bouche du cœur », os cordis (XV, 31-32). Il ne s’agit pas du respect formel de préceptes abstraits, mais de la vie intérieure de l’homme, de son ascension vers la vision de Dieu. Voilà pourquoi les menteurs « se font un grand tort à eux-mêmes » (XI, 18), tandis que « Dieu ne subit de leur part aucun dommage » (XVIII, 38). L’enjeu fondamental, c’est l’« amour », dilectio ou amor. L’homme doit maintenir « dans son cœur 14
l’amour (dilectio) de la vérité » (XVII, 36), au lieu de le détruire par des mensonges. Ayant « deux vies », il ne doit pas « aimer (diligere) la vie temporelle plus que la vie éternelle » (XVIII, 38). Il est appelé à « garder sa sincérité à l’amour (dilectio) de Dieu et du prochain » (XIX, 40). La chasteté de l’âme, à ne pas confondre avec la pureté du corps, consiste en « un amour ordonné (amor ordinatus) qui ne soumet pas les biens majeurs aux biens mineurs » (XX, 41). Dans son enquête sur le mensonge, Augustin unit deux notions que notre époque tend à dissocier, l’ordre et l’amour. Le De mendacio s’achève sur une prière, un appel à l’aide divine. Partie de la vie concrète, la réflexion y revient. C’est la réflexion d’un philosophe et d’un théologien, mais aussi d’un simple croyant, d’un affamé de vérité, qui avoue sa faiblesse et s’en remet à Celui qu’inlassablement il cherche�3. Jean-Marie Salamito
3. La traduction reproduite ci-dessous est celle de Gustave Combès, publiée en 1948, en regard du texte latin, dans le tome 2 de la « Bibliothèque augustinienne ». Je ne l’ai modifiée que sur quelques rares détails. Une édition bilingue plus récente est celle, avec traduction italienne, de Maria Bettetini : Agostino, Sulla bugia, Milan, Bompiani, 2001 (coll. « Testi a fronte »).
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LE MENSONGE
Complexité du problème I. 1. Le mensonge soulève de gros problèmes qui nous troublent souvent dans le train quotidien de notre vie. Nous risquons, en effet, ou d’accuser témérairement de mensonge ce qui n’en est pas ou de croire qu’il est quelquefois permis de mentir pour un motif honnête, service à rendre ou acte de miséricorde à accomplir. Nous étudierons ces problèmes avec la minutie spéciale aux chercheurs, et s’il nous arrive de faire une découverte, nous n’affirmerons rien à la légère. La discussion suffira à en montrer la valeur au lecteur attentif. Car il s’agit d’une question enveloppée de mystère. Elle déjoue souvent, en se cachant, pour ainsi dire dans des détours pleins de replis sinueux, les efforts de l’enquêteur. On croit la tenir et elle vous échappe des mains. Elle apparaît de nouveau et s’évanouit encore. À la fin, cependant, un coup de sonde plus précis nous permettra de la saisir et d’en dégager la solution. Elle contiendra 17
peut-être quelque erreur, mais comme c’est le vrai qui nous délivre de toute erreur et le faux qui nous y enlace, j’estime qu’on ne se trompe jamais avec plus de sécurité que lorsqu’on se trompe par un trop grand amour du vrai et une trop grande défiance du faux. Les censeurs sévères disent : vous êtes allé trop loin. Mais la vérité peut leur répondre à son tour : ce n’est pas encore assez. Qui que vous soyez, lecteur, si vous êtes de bonne foi, ne blâmez rien dans cet écrit avant d’avoir tout lu. Vous le trouverez ainsi moins répréhensible. N’y cherchez pas d’éloquence. Nous nous sommes surtout préoccupé du fond et de l’achèvement rapide d’un ouvrage si nécessaire à notre vie de tous les jours, ne réservant que peu ou presque pas de soin à la forme.
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