Le Berbere Dans La Lutte Pour Lindependa [PDF]

  • 0 0 0
  • Gefällt Ihnen dieses papier und der download? Sie können Ihre eigene PDF-Datei in wenigen Minuten kostenlos online veröffentlichen! Anmelden
Datei wird geladen, bitte warten...
Zitiervorschau

KABYLES, ARABES, FRANÇAIS : LE « BERBÈRE » DANS LA LUTTE POUR L’INDÉPENDANCE ALGÉRIENNE, AFFINITÉS RACIALES, AFFIRMATION DE SOI, NÉGATION DE L’AUTRE (1926-1962) INTRODUCTION CRITIQUE : DU « DIVISER POUR RÉGNER » A LA PENSÉE MYTHIQUE

Mémoire de Master (1e année) en Histoire des sociétés arabes contemporaines Réalisé sous la direction de M. Pierre VERMEREN Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – Institut des Mondes Africains Jean-Baptiste Dagorn

1

Le réel ne se laisse pas défaire de sa représentation, s'imprime à son revers. Même quand elle se veut décalque de la réalité, selon l'illusion objectiviste, la représentation est en chiasme sur le réel. Quand cette représentation est mythique et se retranche dans une certitude donnée de toute éternité, la dette de sens est totale. L'hétéronomie du rapport au réel devient absolue ; la réalité, c'est le mythe. Alain MAHÉ, Histoire de la Grande Kabylie. XIXeXXe siècles (p. 147)

EN COUVERTURE : Exposition nationale coloniale de Marseille. 1922, David Dellepiane, Association Connaissance de l'Histoire de l'Afrique Contemporaine (ACHAC) « On remarque […] la présence des populations “types” de la Plus grande France. […] Dominant l'allégorie, une jeune Kabyle tient dans ses mains le drapeau français, symbole de la nation. […] À ses côtés, une Cambodgienne symbolise les populations indochinoises. Sa position dans l'allégorie – en retrait par rapport à la femme maghrébine – illustre l'idée d'une hiérarchisation des « races » de l'Empire. […] La jeune femme africaine […] sourit de toutes ses dents comme un “grand enfant”, ne porte aucun signe évident de culture et n'apporte aucune richesse à la métropole ». BLANCHARD, Pascal, « La représentation de l'indigène dans les affiches de propagande coloniale : entre concept républicain, fiction phobique et discours racialisant », Hermès n°30, 2001, pp. 159-160 « Au sommet de la hiérarchie des races, [la jeune femme kabyle] porte le drapeau et regarde fièrement devant elle » CROLL, Anne, « Arabes et Kabyles : un imaginaire polémique ? », in Le conflit, Olivier Ménard (dir.), 2005, p. 256

2

INTRODUCTION

3

« Le coup d'œil sur l'Histoire, le recul vers une période passée ou, comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous donne des perspectives sur votre époque et vous permet d'y penser davantage, d'y voir davantage : là les problèmes qui sont les mêmes, ou au contraire les problèmes qui diffèrent... ou les solutions à y apporter »

C'est à cette vision de l'Histoire, proposée par Marguerite Yourcenar alors qu'elle répondait à un entretien radiophonique, que se propose de réfléchir l'historien et ex-homme politique français Jean-Joël Jeanneney dans son émission hebdomadaire, « Concordance des temps », dont il fut à l'initiative et qu'il coordonne sur la chaîne de radiodiffusion France Culture. Dans cette perspective, il était naturel que l'historien arabisant, ancien diplomate et professeur à l'Institut d'Études Politiques Jean-Pierre Filiu, invité en septembre 2013 pour discuter du sujet « La France en Syrie : une longue responsabilité »1, évoquât la question des Alaouites. « Les Français ont littéralement construit une minorité pour s'appuyer sur elle », affirma alors l'historien, évoquant les propos du général Sarrail, alors commandant en chef des armées du Levant, qui proclamait à l'époque sa volonté de protection des minorités dans la région ; en réalité, les Français tenteraient d'opposer notamment à la minorité druze du Liban, les Alaouites2. Suite à la découverte de cette minorité schismatique de l'islam, dissidente au sein du chiisme, l'on invente alors de toute pièce un parallèle avec les Maronites du Liban, Chrétiens, amis de la France depuis plusieurs siècles. Henri Lammens, jésuite orientaliste, croit voir en eux une tribu chrétienne égarée. La montagne des Nosaïris devient alors la « montagne des Alaouites ». « Les Français croient avoir trouvé dans les Alaouites en Syrie l'équivalent des Maronites au Liban ou des Kabyles en Afrique du Nord » ; un certain nombre des officiers des Affaires Indigènes présents en Syrie viennent du Maroc, où ils furent formés par le résident général Hubert Lyautey. Ils y développent alors une vision paternaliste, et érigent les Alaouites en clef de la domination française dans le nouveau mandat3, cette tribu guerrière, montagnarde étant par définition, croyaient-ils, opposée au nationalisme urbain manipulé lui 1

Disponible sur le site de France culture : http://www.franceculture.fr/emission-concordance-des-temps-lafrance-en-syrie-une-longue-responsabilite-2013-09-28 (58 minutes ; pour les passages que nous citons, voir notamment 39:00 – 45:35) 2 Ou Nosaïris ; ils furent ensuite désignés comme « Alaouites » du fait de leur vénération particulière pour le cousin et gendre du Prophète, Ali. 3 Institué par la Société des Nations le 25 avril 1920.

4

par la « perfide Albion ». Suite à la Grande Révolte Arabe, la France suivrait en Syrie une « politique du diviser pour régner, vieux principe du colonisateur » (selon les termes de JeanNoël Jeanneney), créant les États d'Alep, de Damas, et donc l'État alaouite. Les Alaouites, souvent persécutés au cours de leur histoire, dans cette chaîne montagneuse surplombant la Méditerranée, du Krak des chevaliers, à la frontière avec le Liban au sandjak d'Alexandrette, verraient l'arrivée de la France comme « la fin d'un millénaire de servitude et d'avanies » ; cette rencontre, dont la réalisation n’était pas évidente, entre Alaouites et Français ouvrirait aux premiers les portes des académies militaires de la puissance mandataire. Politique dont on voit la conséquence indirecte aujourd'hui, puisque c'est une caste militaire alaouite qui dirige le pouvoir syrien depuis deux générations, en la personne de Bachar al-Assad, successeur et fils de Hafez al-Assad (1971-2000) à la présidence de la République arabe syrienne. Les parallèles entre Alaouites, Maronites, Kabyles4 sont de fait nombreux, en tant qu'ils furent l'objet de représentations dans l'esprit des théoriciens et acteurs de la puissance mandataire ou coloniale qui convergent de par leur caractère fantasmagorique, mais également du fait que les conséquences des politiques et théories élaborées alors se peuvent observer jusqu'à nos jours, selon cette logique de la « concordance des temps » que se plait à défendre Jean-Noël Jeanneney. Du 10 mars au 23 avril 1980, se déroula en Algérie ce que l'on appellerait par la suite le « Printemps berbère » (Tafsut Imazighen), qui vit la revendication d'officialisation par le Front de Libération Nationale, parti au pouvoir en Algérie, de la langue berbère en Algérie ; car « la référence exclusive de la civilisation arabo-musulmane, dans le discours algérien post-indépendant », avait fait de la référence berbère « une manipulation, sinon une invention de la colonisation »5. Au début des années 1990, l'échec électoral cuisant du Front Islamique du Salut, formation politique islamiste, en Kabylie, réveilla l'image d'une région « à part » dans l'imaginaire français, image dont la presse de l’époque illustre bien le caractère dichotomique : Arabes/Kabyles, les premiers étant d'emblée dépréciés en tant qu'arriérés et fanatiques, les seconds valorisés, en tant que démocrates et laïques6. Du 18 avril

4

Dans un article que nous étudierons dans notre présentation historiographique, Marnia Lazreg établit également un parallèle entre les Kabyles et les Phalangistes libanais, qui se distinguent principalement par la religion de leurs compatriotes musulmans, opposant le christianisme à l'islam comme la modernité à l'arriération et invoquant une origine européenne (phénicienne) et un sens inné de la démocratie et du commerce comme preuves de leur supériorité face aux libanais musulmans. LAZREG, Marnia, « The reproduction of colonial ideology : the case of the Kabyle Berbers », Arab Studies Quarterly, Vol. 5, n°4, automne 1983, p. 393 5 DIRECHE-SLIMANI, Karima, Chrétiens de Kabylie 1873-1954. Une action missionnaire dans l'Algérie coloniale, Bouchène, 2004, p. 22 6 « La différence kabyle », Le Figaro, 14 janvier 1992 ; « Tizi-Ouzou, nouveau havre de paix », Le Monde, 21 avril 1994 ; « L'exception kabyle dans le chaos algérien », Libération, 8 février 1994. Articles tous trois analysés par CROLL, Anne, « Arabes et Kabyles : un imaginaire polémique ? », in Le conflit, Séminaire annuel Le lien social, Nantes, 3-4 mai 2004, Olivier Ménard (dir.), juin 2005, L'Harmattan/Maison des sciences de l'homme 5

au 14 juin 2001, ce fut le « printemps noir » (Tafsut taberkant), où de nouvelles manifestations de la région berbérophone furent violemment réprimées par l'armée algérienne. Et chaque année, à l'occasion du Ramadan, des manifestations ont lieu pour la « liberté de conscience » en Kabylie, sous la forme notamment de ruptures publiques du jeûne qu'observent les musulmans en cette période de l'année7. Lors d'un séminaire organisé par le collectif algérien Agir pour le Changement et la Démocratie en Algérie (ACDA) le 14 décembre 2013 à la mairie du 2e arrondissement de la ville de Paris, portant sur le thème « Algérie : la construction de la nation à l'épreuve de l'identité amazighe », ce sont surtout les évènements récents qui furent abordés par les intervenants, le discours structurant l'évènement étant la protestation contre ce refus de la part du pouvoir algérien de la reconnaissance de la langue et de la culture amazighes. Ali Guenoun, historien algérien, a pu cependant revenir sur l'héritage de la colonisation dans ce mouvement revendicateur, de façon particulièrement claire et précise. La colonisation française avait été la reconquête d'une terre soi-disant autrefois chrétienne et latine ; le nationalisme algérien répondit par conséquent et par effet de miroir, en se basant sur la langue arabe et la religion musulmane, faisant par là même se chevaucher les notions de communauté religieuse et de nation. Ce discours nationaliste du premier quart du XXe siècle coïncida avec l'émergence d'une élite kabyle issue de l'école française, qui fut sensible au discours puisé dans les théories raciales développées par les Français dans leurs manuels scolaires et leur enseignement, héritant des innombrables ouvrages ethnologiques ayant abordé la question depuis la conquête de l'Algérie8. Les Kabyles y étaient présentés comme l'antithèse des Arabes, les uns démocrates, évolués, aptes à devenir français, plus superficiellement musulmans ; les autres chauvins, arriérés, porteurs de tous les défauts et inassimilables. La majorité des Algériens n'étaient ainsi pas d'authentiques autochtones, mais des envahisseurs. Très influencés par ce mythe profondément intériorisé, partisans d'un laïcisme agressif, cette élite verrait dans l'islam un « chloroforme extraordinairement efficace » ; les Kabyles se revendiqueraient alors Berbères et européens, et non Arabes et moyen-orientaux comme leurs Ange Guépin, pp. 251-271 7 Par exemple, « En Algérie, les "non-jeûneurs" se sentent criminalisés par le pouvoir », Le Monde, 8 août 2013 (http://www.lemonde.fr/afrique/article/2013/08/08/en-algerie-les-non-jeuneurs-se-sentent-criminalises-par-lepouvoir_3457910_3212.html) 8 Mahfoud Kaddache a fait de la thèse selon laquelle « les Berbères sont hostiles aux Arabes et à l'Islam » l'une des thèses les plus « fortement appréciées par les milieux colonialistes » à côté de « il n'y a pas eu d'État au Maghreb » ou « le calme règne en Algérie à la veille du premier novembre 1954 ». KADDACHE, Mahfoud, « En guise de clôture », in La guerre d'Algérie au miroir des décolonisations françaises, Actes du colloque en l'honneur de Charles-Robert Ageron, Sorbonne, 23, 24, 25 novembre 2000, Paris, Société Française d'Histoire d'Outre-Mer, 2000, p. 678

6

compatriotes. Dans l'entre-deux guerres, une nouvelle génération d'étudiants soulignerait le peu de clarté du nationalisme algérien dans sa composante culturelle et revendiquerait la place du berbère dans sa définition ; la crise dite « berbériste » de 1949 verrait aussi la répression de ces cadres du mouvement national, dénoncés pour avoir entrepris une « campagne séparatiste », d'avoir diffusé une « propagande de division raciale » et d'avoir constitué la Fédération de France en parti autonome ; alliés inespérés des impérialistes, ils en faisaient le jeu. Ce discours fut réactivé à plusieurs reprises, en 1953, 1954, et notamment 1956 en France. La révolte du Front des Forces Socialistes en 1963 contre le pouvoir d'Ahmed Ben Bella, enfin, réveillerait le syndrome « berbériste ». C'est ce processus d'intériorisation du « mythe kabyle » par les sujets de cette construction mythique du colonisateur français que nous nous proposons d'étudier dans ce travail. En effet, jusqu'à aujourd'hui, cette « particularité » de la Kabylie est présentée, autant par les « berbéristes » d'aujourd'hui que par certains historiens français de l'Algérie, comme correspondant à une « essence » de la Kabylie. Le Kabyle est « essentiellement » démocrate, il est fondamentalement laïc. Quant au discours qui nie cette particularité, ne lui accorde pas droit de cité, il le fait par une forme de silence qui rappelle à bien des égards le discours que fut celui des nationalistes algériens et en particulier celui de l'Association des Oulémas Musulmans d'Algérie, qui insista particulièrement sur le caractère arabo-musulman de la nation algérienne en réaction à ce qui fut dénoncé comme une politique de dépersonnalisation mise en œuvre par le colonisateur. Autant de points de vue partiellement aveugles qui empêchent la distance critique, et ne permettent pas de questionner l'héritage historique de ce qui semble être une « différence berbère », et principalement une « différence kabyle ». Analyser la permanence du « mythe kabyle » et son utilisation dans le discours des militaires et administrateurs français, des Kabyles eux-mêmes, des nationalistes enfin dans leur ensemble et notamment en ce que leur doctrine affirma avec force le caractère arabomusulman de ce pays qui commençait alors sa lutte pour son indépendance ; retrouver, dans la mesure du possible, l'origine de ces discours, les confronter dans leurs répétitions et leurs contradictions, c'est peut-être permettre une perspective moins « passionnée », moins essentialisante, qui fait la part des héritages colonial, socio-économique, socio-géographique, historique, au sein d'une problématique d'une actualité qui reste, et bien souvent tristement, brûlante. Les propos d'Ali Guenoun ayant permis une introduction globale de notre propos, nous commencerons par nous intéresser à ce qu'induisit le « mythe kabyle » tout au long de la colonisation de l'Algérie, afin d'effectuer une première appréhension de ce qui conduisit à ce 7

mythe, d'une part ; de faire ensuite la part entre les faits objectifs et les constructions fantasmagoriques qui permirent sa constitution ; enfin, de commencer à déceler les raisons qui présidèrent à sa réappropriation et à son intériorisation par les populations intéressées.

8

I. LA KABYLIE, « RÉGION D'EXCEPTION » DANS L'ALGÉRIE COLONIALE (1830-1962) D'UN MYTHE AUTOTROPHE ET DE SES CONSÉQUENCES : ESSAI DE SYNTHÈSE

9

Introduction La Kabylie représenta de fait tout au long de la période coloniale une région « particulière » en Algérie ; du fait des représentations fantasmagoriques qui l'entourèrent, elle et ses habitants, elle serait en effet l'objet d'une appréhension et de politiques radicalement différentes par rapport au reste de la colonie. Se basant sur des réalités socio-économicoculturelles qui distinguent de fait les Kabyles et leur société du reste de la population algérienne, le colonisateur pousserait celles-ci à l'extrême, voire en inventerait des dimensions inédites, et c'est cette exagération qui se nourrissant d'elle-même (car elle fut, au sens étymologique, autotrophe) finirait par exacerber concrètement ces différences. Dans certains cas, elle ne ferait que susciter la pensée d'une différence dans l'esprit de leurs coreligionnaires ; mais dans d'autres, elle causerait des modifications substantielles, notamment en transformant la représentation que les sujets de ce mythe pouvaient avoir d'eux-mêmes,

transformation

aux

conséquences

symboliques

considérables.

Cette

contextualisation nous permettra de voir que si le « mythe kabyle » eut un fondement, il participa cependant à sa propre exacerbation, la période coloniale ayant donc de fait une responsabilité majeure sur l'évolution caractéristique qui fut celle de la Kabylie de 1830 à nos jours.

A. « Berbères » et « Kabyles » : de confusions géo-ethniques et de leurs conséquences ; les Français à la découverte de la Kabylie Un certain nombre d'éléments expliquent que parler de « Berbères » en Algérie, c'est avant tout parler de Kabyles. Non seulement cette confusion est, nous allons le voir, un héritage de la colonisation mais elle fut essentielle à la conception que ses acteurs se firent des Berbères ; car toutes les populations berbérophones ne connaissaient pas la même structure socio-économique que la Kabylie, et c'est cette structure dans sa particularité qui serait à l'origine de nombre de constructions mythiques.

1. Difficultés d'une délimitation géographique « La Kabylie n'a jamais constitué, en tant que telle, un territoire clairement défini, sauf pendant la guerre d'indépendance nationale algérienne »9. Alain Mahé, anthropologue 9

Où elle fut constituée en zone, wilaya 3 par les combattants nationalistes ; ABDELFATTAH LALMI, Nedjma, « Du mythe de l'isolat kabyle », Cahiers d'études africaines, n°175, 2004, p. 510 10

spécialiste de la Kabylie, souligne de même dans les premières pages de sa thèse10 le flou qu'entoure encore actuellement aussi bien dans la recherche que pour les populations locales elles-mêmes le terme de « Kabylie » : les divisions entre Haute, Basse, Grande, Petite Kabylie « correspondent

à

des

frontières

extrêmement

fluctuantes »11.

L'oued

(fleuve)

Sahel/Soummam séparerait plus ou moins la Grande Kabylie de la Petite Kabylie12; mais en réalité, ce sont les options d'administrations locales choisies par l'occupant français ellesmêmes qui ont conduit à singulariser ces deux régions. La Grande Kabylie ayant véritablement été le lieu de concentration de l'élaboration et de l'application administrative de représentations fantaisistes sur les Kabyles, et même des Berbères dans leur ensemble, nous résumerons brièvement la délimitation qu'Alain Mahé adopte dans son ouvrage afin de situer géographiquement le propos de ce travail (notamment ses protagonistes, puisqu'il s'agira globalement d'une histoire des représentations), qui abordera en très grande majorité cette région précise pour les raisons que nous venons d'évoquer et que nous développerons. En effet, la Petite Kabylie, de fait davantage arabophone, serait perçue comme moins « purement berbère », plus islamisée et arabisée et ne fera par conséquent pas l'objet d'autant de régimes d'exceptions et de fantasmes (les deux choses étant profondément liées) que la Grande Kabylie. Cette description soulignera en outre en quoi l'observation même de la Kabylie, d'emblée, put mener à l'apparition de la plupart des mythèmes du « mythe kabyle »13. Le massif montagneux du Djurdjura impose son cours au fleuve Soummam, qui doit le contourner, et qui forme la frontière naturelle de la Grande Kabylie, au sud et à l'est. Ce fleuve, qui reçoit la plupart de ses affluents du versant sud des pentes du Djurdjura, se jette dans la mer au niveau de Béjaïa. Il est d’une altitude moyenne de mille mètres. On peut diviser cette frontière en deux tronçons : a) De Bouira à Akbou (col de Chellata), la ligne de crête de ce tronçon est presque toujours de 1500m, le paysage offrant dans sa globalité une vertigineuse sensation de verticalité. Cette portion monolithique est à peine coupée par quelques ravins créés par l'érosion des pluies. Le fleuve y est guéable ; b) D'Akbou à la mer, le relief est plus discontinu, l'altitude bien moins élevée et le 10

MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie XIXe – XXe siècles. Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises, Bouchène, 2001, 650 p. Cet ouvrage est en grande partie issu d'une thèse de doctorat soutenue en 1994. Les pages qui nous intéressent ici sont les pp. 15 à 24. 11 MAHE, Alain, op. cit., p. 15 12 Mais l'arrière-pays de Béjaïa est, par exemple, exclu par les Kabyles de la Grande Kabylie pour être rattaché à la Petite Kabylie 13 Voir également infra, II. B. 5. 11

couvert arbustif et forestier plus dense ; il offre à la vue une impression de confusion sensiblement plus prononcée. L'eau y est bien plus présente, les affluents étant plus nombreux, et les accès terrestres sont également plus importants.

La Kabylie Source : LACOSTE-DUJARDIN Camille, Opération oiseau bleu. Des Kabyles, des ethnologues et la guerre d'Algérie, p. 18

À l'ouest, la frontière est formée par l'Oued Isser, continué par l'Oued Djemâa jusqu'à Bouira. Enfin, au nord, la Méditerranée constitue une frontière infranchissable. La Grande Kabylie, aux contours fermes, se caractérise donc par une relative insularité, qui n'a cependant jamais empêché l'activité commerciale des Kabyles. Cette insularité effective serait réinterprétée à l'extrême par les colonisateurs, et ces montagnes, qui semblent inaccessibles, la cohérente délimitation de ses tribus, serviraient entre autres de prétexte à une différenciation essentialisante. Cette inaccessibilité exacerbée supposait en effet que les influences extérieures y avaient été faibles, voire inexistantes, et notamment l'influence arabomusulmane, perçue si négativement par le colonisateur français.

2. « Berbères », « Kabylie », « Kabyles » : les origines d'une métonymie Les Berbères d’Algérie sont représentés par quatre populations principales : les Chaouïas des montagnes des Aurès dans le sud-est, les Kabyles de ce que l'on désigne aujourd'hui sous le nom de Kabylie, les Mozabites du M'zab dans le nord du Sahara et les

12

Touareg du Sahara central. À part les Mozabites, tous sont sunnites de rite malékite. Ils se distinguent des Arabes par leur culture et leur langue, qui comprend plusieurs dialectes. Il existe cependant des Berbères arabophones, et des régions berbères ayant absorbé la culture arabe, comme les Chaouïas. Ce sont les Kabyles, population berbère la plus importante d'Algérie, qui concentreraient cependant toute l'attention des colonisateurs dès leur arrivée dans le pays. Dans les premiers textes sur les Kabyles, les auteurs semblent confondre les termes « Kabyle » et « Arabe »; et dès 1857, on attire l’attention sur le fait que les Français ont inventé le terme de « Kabylie » pour désigner la région habitée par les Kabyles. Ni Arabes ni Kabyles n'avaient à l'origine recours à ce terme ; « kabyle » n’était cependant pas d’invention française. Si son étymologie n'est pas parfaitement élucidée, l'on considère en général14 qu'il correspond à une déformation du terme arabe kbail ou qba’il, soit pluriel de kebila signifiant « tribu parmi des populations sédentaires » soit dérivé du verbe qbel, « accepter » (les Kabyles ayant « accepté », accueilli la religion musulmane). Ce terme d'origine arabe se serait diffusé à l'époque du développement et de l'arabisation des villes maghrébines, suite à leur islamisation au VIIe siècle de notre ère : se systématisa l'emploi de « territoires de qbaïl » pour désigner l'arrière-pays de ces villes, de territoires de tribus, désignant aussi bien les alentours de Béjaïa, Jijel, Tlemcen, que de Koléa ou de Cherchell ; pas uniquement, donc, de la « Kabylie ». Fait tribal et fait berbère seraient devenus des quasi-synonymes ; et dans l'actuelle Kabylie, qbaïli, « homme de tribu », aurait évolué en ethnonyme par lequel les autochtones auraient fini par s'auto-désigner15. D'ailleurs, ainsi que le souligne Alain Mahé dans la délimitation géographique de la « Grande Kabylie » qu'il établit dans sa thèse, actuellement encore, « les Sahéliens désignent les montagnards, qu'ils soient kabyles ou non, par le nom de Qabaîl » et « en langue kabyle, arabe ou française, pour l'érudit comme pour le sens commun, les mots Kabylie et Kabyle sont presque devenus synonymes de montagnes et de montagnards »16. Lorsque les Français rencontrent le terme, les populations locales l'utilisent ainsi pour désigner les habitants des collines et montagnes, comme situées au-delà de l’influence des villes et vallées. Dans la première décennie de l’occupation, les Français l’utilisèrent comme terme dans des récits de campagne de régions montagneuses. Le terme de Kabyle s’affina 14

Par exemple : LORCIN, Patricia, Kabyles, arabes, français : identités coloniales, Presses Universitaires de Limoges, collection « Histoire », 2005 (traduction française de l'ouvrage paru en 1995 sous le titre anglais Imperial Identities : Stereotyping, Prejudice and Race in Colonial Algeria), p. 15 15 ABDELFATTAH LALMI, Nedjma, art. cit., p. 513 16 MAHE Alain, op. cit., p. 20 13

avec l’évolution de celui de Kabylie : ce dernier se précisa avec l’expansion de l’occupation, de « Kabylie indépendante » (régions encore non conquises) à « Grande Kabylie » ou « Kabylie ». Une superficie incluant le Djurdjura, les Bibans et le Guergour (aujourd'hui en Petite Kabylie) constituait la Kabylie au XIXe siècle. Mais le Djurdjura fut considéré comme son cœur et même servit parfois de métaphore à la région. C'est ce que souligne CharlesRobert Ageron dans son article fondateur de l'expression de « mythe kabyle »: « En français les mots Kabaïles, Kabyles ne sont pas d'un usage rigoureux. Ils ont été employés : 1° avec le sens de Berbères ou Berbérophones 2° au sens d'habitants de la Petite et de la Grande Kabylie 3° pour les montagnards de la seule Kabylie du Djurjura. »17

Le terme de « zouaves » est également révélateur de cette confusion : le pâté montagneux des Igawawen (des tribus Aït Bethroun et Aït Menguellet18, nom ancien déjà attesté par l'historien et philosophe arabe du XIVe siècle Ibn Khaldoun) verrait son nom arabisé en zwâwâ, terme qui finirait par désigner tout le Massif central kabyle19, et serait traduit en français par « zouave », les premiers indigènes enrôlés dans l'armée française venant effectivement de cette région20. Les travaux non-ethnologiques utilisèrent également le terme de « Kabyle » comme métaphore pour désigner tout berbérophone ayant « échappé » à l’empreinte de la culture arabe et au plein impact de l’Islam. Les œuvres littéraires et polémiques, récits de voyage, histoires et autres œuvres populaires situaient rarement la Kabylie, ne faisant pas mention des autres groupes de Berbères en les distinguant. On utilisa même le terme « Kabyle » de façon interchangeable avec celui de « Berbère », ce qui généra des idées fausses et un usage lâche du terme. Ernest Renan appellerait son compte-rendu de l'ouvrage (de référence) du général de brigade Adolphe Hanoteau et du magistrat Aristide Letourneux, La Kabylie et les coutumes kabyles (paru en 1873, mais issu d'un travail de collecte qui dura 7 ans), dans le numéro de septembre 1873 de la Revue des Deux Mondes, « La société berbère » ; et Émile Masqueray, l'un des plus grands spécialistes de la société kabyle de toute la période coloniale, ne parle pas dans un article de 1876 d’« un » pays berbère mais « du » pays berbère21. La Kabylie, si elle

17 AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », Revue Historique, T. 223 Fasc. 2, Presses Universitaires de France, 1960, p. 311 18 Afin de mieux localiser les tribus de Grande Kabylie, voir la carte infra, p. 168 19 L'on utilisera cette expression conformément au sens que lui donne Alain Mahé, à savoir le massif montagneux qui prolongeant l'atlas tellien, est délimité par la vallée du Sebaou au nord, la dépression Dra El-Mizan/les Ouadhias au sud, l'oued Isser à l'ouest et s'inscrivant dans l'arc du Djurdjura qui continue à l'est. (MAHE, Alain, op. cit., p. 23) 20 MAHE, Alain, op. cit., p. 32, note 3 21 MASQUERAY, Émile, « Impressions de voyage. La Kabylie. Le pays berbère », in Revue politique et littéraire,

14

n’était pas la seule communauté berbère, était donc le pays original. Il faut enfin remarquer que la connaissance des autres groupes berbères était très limitée. Le Maroc, qui comprend la population berbère la plus considérable, devint protectorat en 1912, et la Tunisie qui passa en 1881 sous l'égide de la France comptait une faible population berbère. Les Kabyles étaient donc le plus important groupe disponible à l’étude. Charles Tailliart22, dans son recensement de la littérature française traitant de l'Algérie, mentionne 9 titres sur les Aurès, pas un seul sur les Chaouïas, un sur le M’zab, quinze sur les Touareg. Les Kabyles et la Kabylie occupent trois colonnes. On peut également imaginer que l'arabe étant bien plus répandu dans des régions comme les Aurès ou le M'zab, la valorisation de ces régions put apparaître au colonisateur comme étant d'une évidence moindre23.

3. La conquête de la Kabylie La Kabylie fut la dernière partie du territoire algérien à être conquise24. Cette conquête tardive s'explique par le fait que la nécessité de l'invasion de cette région par les troupes françaises n'apparaissait alors pas comme évidente pour l'expansion de l'ordre colonial. La prise d'Alger ayant été décidée dans une situation politique intérieure difficile, afin de redorer le blason d'un régime contesté25, sans réellement de planification et sous le prétexte d'un incident diplomatique (le « coup d'éventail »), le dessein de la France en Algérie ne fut pas clair jusque dans les années 1840 ; la conquête rencontra une opposition mitigée au Parlement, très vive dans la presse. On porta l'essentiel de l'effort contre l'émir Abd el-Qader, chef confrérique à la tête du jihad (« guerre sainte ») contre la puissance chrétienne depuis l'allégeance envers sa personne de plusieurs chefs tribaux sur la plaine de l'Eghris en novembre 1832. Des hommes politiques français considéraient d'ailleurs qu’il était inutile de

1876, vol. XVII, pp. 177-183 22 TAILLART, Charles, L’Algérie dans la littérature française. Essai de bibliographie méthodique et raisonnée jusqu’à 1924, Paris, Édouard Champion, 1925 23 Fanny Colonna, auteure d'ouvrages sur les Aurès, (cf. infra) : « Ce peut être d'abord le fait qu'il y avait une diffusion de l'arabe écrit très importante dans l'Aurès, parfaite au M'zab. Voir, afin d'expliquer pourquoi Émile Masqueray ne s'intéressa pas tant au M'zab et aux Aurès dans son choix des villages destinés à recevoir la scolarisation française qu'à la Kabylie : COLONNA, Fanny & BRAHIMI, Claud Haïm, « Du bon usage de la science coloniale », in Le mal de voir. Ethnologie et orientalisme : politique et épistémologie, critique et autocritique, Cahiers Jussieu 2, Université de Paris VII, 1976, pp. 237-238 24 Pour une description complète de cette conquête de la Kabylie et son rôle dans l'émergence des catégories Arabe/kabyle, voir surtout MAHE, Alain, op. cit., pp. 158-172 et LORCIN, Patricia, op. cit., pp. 31-51 25 Le gouvernement « ultra » du prince de Polignac souhaitant alors aider Charles X à renouer avec le prestige monarchique, alors que la colère du peuple parisien menaçait sa souveraineté. Le non-remboursement de dettes contractées pendant la campagne d'Égypte de Bonaparte constitua un second prétexte, économique cette fois, pour débarquer à Alger. Voir BOUCHENE, Abderrahmane, PEYROULOU, Jean-Pierre, SIARI-TENGOUR, Ouanassa [et al.] (dir.), Histoire de l'Algérie à la période coloniale (1830-1962), Paris, La Découverte/Alger, Éditions Barzakh, pp. 24-28 15

dépenser trop d'argent dans une région que, déjà, l'on croyait pouvoir conquérir pacifiquement. Par ailleurs, de leur côté, les Kabyles, sûrs de repousser les Français, eurent tendance à attendre dans leurs montagnes, hormis quelques troupes ralliées à l'émir. Alexis de Tocqueville décrivait alors leur sens du commerce26, développant une vue de l'esprit liée au fait que des commerçants kabyles avaient fait affaire avec des négociants français, alors que la Régence d'Alger avait à peine capitulé. La ville de Bougie, port et centre d'échange important, avait d'ailleurs déjà stimulé l'attention des Français dès le début de la conquête ; l'on pensa y installer un consul afin d'établir des relations commerciales avec les Kabyles, peuple libre et indépendant, et ouvrir le port aux navires français. Le projet serait abandonné, au grand désespoir de Tocqueville27. On fut ainsi divisé entre une neutralisation de la région pour l'établissement de liens commerciaux ou sa soumission. En 1850, l’on décida de conquérir la Kabylie. Le nouveau gouvernement de la Seconde furent, adepte de l'idée coloniale, décida la multiplication des campagnes. Mais ces dernières sont encore repoussées pour des raisons de politique intérieure (la préparation du coup d'État de Napoléon III). L'insurrection, dirigée par des marabouts locaux ayant décrété le jihad, étant alors à peine résorbée par quelques campagnes peu efficaces. En 1857, finalement, les militaires prirent en main eux-mêmes la gestion de leur conquête. Le maréchal Bugeaud et le général Randon considéraient en effet que la conquête de la région était essentielle ; l'indépendance des Kabyles ne pourrait que nuire à l'autorité de la France sur les Arabes. À la fin de l'année, après 17 ans de combats et la mobilisation de la plus grande quantité d'infanterie jamais déployée en Algérie28, la Kabylie était conquise. En réalité, l'ordre colonial y avait déjà des bases ; 1857 représentant davantage la fin d'une insurrection contre les Français. La conquête avait profondément accentué la représentation que se faisait le colonisateur des Kabyles : sédentaire, contre l'Arabe nomade des plaines ; combatifs, au point qu'ils semblèrent au départ invincibles, non par fanatisme religieux, comme les « mahométans », mais par courage et sens de l’honneur ; individualiste et égalitaire, contre l'Arabe soumis à ses chefs charismatiques.

26

TOCQUEVILLE, Alexis de, « Seconde Lettre sur l'Algérie (22 août 1837) », Écrits et Discours Politiques, vol. III, Oeuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1962, p. 146 ; voir l’Annexe n°1 infra pour un texte de Tocqueville illustrant sa croyance en divers aspects du « mythe kabyle ». 27 LORCIN, Patricia, op. cit., p. 40 28 Trois divisions, 21 816 baïonnettes, face à 30 000 mousquets kabyles : cf. colonel F. RIBOURT, Le gouvernement de l'Algérie de 1852 à 1858, Paris, Panckoucke, 1859, p. 20

16

B. Le Kabyle, « tiède musulman » et crypto-chrétien 1. 1830-1871 : ferveur de l'islam kabyle et recomposition des forces religieuses en Kabylie « Comment l'Islam a-t-il pu devenir la croyance des montagnards kabyles ? […] Ce nom terrible, Mons Ferratus, donné par les Romains au Djurdjura évoque admirablement son invulnérabilité immémoriale. […] Ce gigantesque rideau de granit est demeuré implacablement fermé au culte de Jupiter. […] Seul l'islam a échappé à cette “étrange” loi » Amar Ouzegane, Le Jeune Musulman29, n°13, 16 mai 1953

Nous l'avons évoqué : la résistance à la conquête fut menée en Kabylie comme ailleurs au nom de la guerre sainte, de l'islam, par des marabouts. Ces derniers, venant nombreux de toute l'Algérie affluèrent dans la région et se joignirent aux représentants locaux du culte ; la plupart des tribus du Tell étant soumises, la Kabylie représentait en effet la région où les partisans du jihad pouvaient trouver le vivier de recrues le plus considérable. Pour les clercs du territoire du nord, il ne restait que la Kabylie insoumise afin d'empêcher l'installation de la domination chrétienne. Face aux faits les plus évidents, les Français continuèrent cependant de mobiliser cette représentation des Kabyles qui faisait d'eux de tièdes musulmans ; bien plus, ils l'exacerbèrent. Édouard Lapène30 affirma que les marabouts, placés par les Arabes lors de leur conquête de la région au VIIe siècle afin de représenter les intérêts de l'envahisseur, centres de la vie religieuse kabyle, étaient responsables de tous leurs excès de zèle. Prétendant agir par la volonté de Dieu, ils avaient en réalité un rôle plus politique que religieux. Les Kabyles n’avaient donc aucune doctrine. Était ainsi rationalisée l’adhésion kabyle à la foi musulmane. Cette prétendue tendance à reculer devant l’Islam rendait les Français aveugles à la contradiction représentée par le fait que les Kabyles avaient été intraitables mais étaient les plus faciles à séduire sur le plan philanthropique31.

29

Organe de presse réformiste que nous analysons infra. E. LAPENE, Vingt-six mois à Bougie, Paris, Anselin, 1839, pp. 138-139 31 LORCIN, Patricia, op. cit., p. 35 30

17

La présence maraboutique en Kabylie Source : CHACHOUA, Kamel, L’islam kabyle. Religion, État et société en Algérie, suivi de l’Epître (Risâla) d’Ibnou Zakrî (Alger, 1903), mufti de la Grande Mosquée d’Alger, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 98

Le maintien d'un état de guerre, malgré une progression par étapes, pendant une durée inédite, poussa alors à la profonde accélération et à l'accomplissement d'une recomposition des forces sociales et politiques qui était déjà à l'œuvre en Kabylie. Si les cadres villageois, tribaux et confédéraux avaient assumé jusque là le rôle le plus important dans l'encadrement de la société kabyle, si les querelles de sof32 restaient très importantes, c'est l'élément religieux qui va désormais jouer le premier plan, et notamment les cadres de la confrérie de la Rahmania33, principale confrérie34 de la région créée à la fin du XVIIIe siècle par le clerc Sidi Abderrahmane Bouqobrine. La Kabylie, plongée avec la conquête dans une ambiance de propagande religieuse et d'exaltation sacrée, présente ainsi un exemple précoce de dépassement de la structure tribale de résistance35. En 1830, l'encadrement religieux de Kabylie se rendit aux portes d'Alger en tant que promoteur du jihad. Les Kabyles se 32

« Rang », terme venant de l'arabe, et qui désigne en milieu kabyle « une ligue » partisane, lieu de la compétition politique, qui naissait souvent pour suppléer à l'insuffisance de la solidarité lignagère et connaissait des ampleurs très variables. Cf. Mahé, op. cit., pp. 55-63 33 Pour une histoire de la Rahmania, voir CHACHOUA, Kamel, L’islam kabyle. Religion, État et société en Algérie, suivi de l’Epître (Risâla) d’Ibnou Zakrî (Alger, 1903), mufti de la Grande Mosquée d’Alger, Maisonneuve et Larose, 2001, pp. 49-97 34 Tariqa, « voie » en arabe, c'est-à-dire un ordre mystique (soufi) musulman. 35 MAHE, Alain, op. cit., pp. 165-171 18

rassemblèrent derrière leurs marabouts et chérifs, alors que certains clercs, profitant de leur charisme, se faisaient proclamer « maîtres de l'heure », mul sa'a, poursuivant la guerre sainte pour leur propre compte. La résistance fut alors dispersée, les clercs luttant aux côtés des leaders laïcs et hommes des tribus qui représentaient ordinairement leur clientèle religieuse, quand ils ne monnayaient pas leur influence religieuse auprès des Français contre des avantages ; en outre, le rayonnement des saints et des sanctuaires de la région dépassait rarement la tribu ou la confédération de tribus. La confrérie, se présentant elle comme ayant une vocation universelle et égalitariste36, mettait en valeur le dépassement du tissu lignager en faveur de l'identification à la communauté des croyants. Elle contrariait ainsi l'autorité des marabouts, dont les positions étaient définies hiérarchiquement en fonction de statuts liés à la naissance et dont la fonction consistait finalement davantage en la gestion et reconversion de la baraka (grâce divine, qui leur conférait leur supériorité statutaire) en biens matériels. La Rahmania apparut ainsi comme étant bien mieux disposée à satisfaire la demande en biens de salut ; les premiers revers avaient de plus fait imploser cet univers mythico-rituel kabyle aux racines antéislamiques, qui faisait des santons locaux la garantie de l'inviolabilité des villages, amorçant ainsi un processus de rationalisation des croyances. L'œcuménisme de la confrérie rassemblait, atténuant ainsi les conflits que multipliait le remplacement de cette violence « symbolique, douce et censurée » qu'induisait le code de l'honneur kabyle37 par une violence nue liée au contexte des catastrophes naturelles qui ravagèrent la région jusqu'en 1871 (épizooties, sauterelles, typhus, variole, sécheresse). Elle recueillit de plus les lettrés, chassés suite à la confiscation des habous38 par le gouvernement colonial à partir de 1845 et la destruction des établissements religieux, renforçant sa vocation enseignante. L'organisation, la discipline et le secret de la Rahmania en faisaient par ailleurs le premier lieu de la rencontre, alors que les administrateurs s'acharnèrent à empêcher toute réunion d'assemblée, de tajmat. Seuls les établissements de Kabylie se lanceraient dans le djihad lors de l'insurrection qui du 14 mars au 13 juillet 1871 souleva l'ensemble de la Kabylie et une partie du Constantinois et qui serait violemment réprimée et punie par la France39.

36 Ainsi son chef, Mohammed Chérif Amzian El Haddad, issu d'une famille de forgerons, caste à a la fois méprisée et redoutée dans la société kabyle, et dont le père fut le premier clérical de la famille, illustre par la sanctification rapide de sa famille cet égalitarisme. Il dirige la guerre sainte le 8 avril 1871 et se rend le 13 juillet. 37 MAHE, Alain, op. cit., p. 176 38 Biens de mainmorte, légués par des individus et destinés à l'entretien des lieux de culte et à des œuvres charitables ou pieuses. 39 Sur le déroulement de l'insurrection, de sa répression et ses conséquences, voir MAHE, Alain, op. cit., pp. 190203

19

2. Décléricalisation et sécularisation des représentations « Je refuse de payer pour la prière, si la loi m'accepte, car je n'ai jamais fait de prière et, de plus, je ne sais pas une lettre arabe » Plainte à l'administrateur de la commune d'un villageois de Taourirt Aït Ouencer (tribu des Aït Itoughar), citée par Martial Rémond, 1927

a. Paupérisation des clercs, destructuration de l'islam kabyle et réaction réformiste 1871, outre la paupérisation et la perte d'influence des clercs, fut l'année d'une régression historique des organisations religieuses en Kabylie. Alors que le ralliement autour de la confrérie avait pendant 14 ans assuré une unité de direction, l'on revint alors à une organisation en fiefs et à la fragmentation des aires d'obédience confrérique comme maraboutique ; la plupart des zaouïas de l'obédience de la Rahmania furent d'ailleurs fermées, mesures renforcées par une rétractation des Kabyles traumatisés par la défaite et les catastrophes naturelles dévastatrices. Les marabouts géraient leurs établissements chacun de leur côté, afin de se renflouer économiquement et donnaient aux Français des gages de loyalisme afin de pouvoir poursuivre leur activité. La grande majorité, bien que n'abandonnant pas dans tous les cas leur mission d'enseignement coranique, se contentèrent de restaurer le patrimoine de leur établissement en assurant un magistère spirituel minimal et en se gardant de se mêler de politique. Les clercs, condamnés selon le double principe de la responsabilité individuelle et collective lors des procès iniques qui suivirent l’insurrection, payèrent des impôts de guerre et perdirent une part de leurs propriétés foncières, connaissant un déclassement social vertigineux. Dans certains cas, ils furent exilés, emprisonnés, mis en résidence surveillée ou aux travaux forcés. La décléricalisation des communautés villageoises s'amorça alors, qui était due non seulement à une reconversion de l'encadrement religieux mais également à plusieurs vagues d'émigration. Dès 1849, un marabout du Haut Sebaou, Cheikh El Mahdi, appelait à quitter le pays, appel auquel répondirent de nombreuses familles kabyles qui vinrent grossir la première colonie kabyle de Damas. Des familles religieuses impliquées dans l'insurrection de 1871 eurent le droit d'émigrer en Syrie. Le mouvement serait repris en 1874 et 188840. Dès avant 1871, nous l'avons vu, phénomène ensuite renforcé par les lois foncières imposées par la France en vue de châtier les insurgés, les propriétés constituant la majeure partie des sources de financement du système d'enseignement en langue arabe géré par les 40

Cf. MAHE, Alain, op. cit., pp. 199-203 ; pp. 272-278 ; pp. 356-357 ; DIRECHE-SLIMANI, Karima, Chrétiens de Kabylie 1873-1954. Une action missionnaire dans l'Algérie coloniale, « Conditions historiques et sociologiques de la Kabylie à la fin du XIXe siècle » pp. 31-33 20

clercs (les biens habous) furent rattachés au domaine de l'État. Le système scolaire traditionnel s'effondra. La IIIe République entrainerait cependant les bouleversements les plus importants, notamment sous le rapport de l'islam dans la région. La Kabylie était alors une région pilote et un laboratoire pour une politique anticléricale encore plus violente qu'en France contre ce qui restait d'établissements gérés par les clercs41. La Constitution de 1875 et les lois Jules Ferry de 1881 et 1882 avaient en effet impulsé un anticléricalisme militant, faisant correspondre l'année 1880 avec celle d'une offensive contre l'islam, qui se traduisit par la fermeture autoritaire de zaouïas et l'achèvement de la destruction du système d'enseignement traditionnel en Kabylie afin de favoriser en retour la politique de création d'écoles républicaines, et même si subsistaient alors en Kabylie des élites arabisantes importantes ; après le voyage de l'Égyptien Muhammad 'Abduh, grande figure du mouvement dit réformiste42, serait publié le premier ouvrage rédigé par un Algérien en langue arabe sur la nécessité de réformer l'islam43. Cet Algérien, Ibnou Zakri, était un clerc d’origine kabyle. 1930 marqua en effet l'avènement d'une structuration de l'islah, de la réforme islamique, dans un mouvement associatif qui jouerait un rôle de premier plan aux échelles nationale et locale. De fait, la Kabylie joua un rôle important dans ce réformisme, mais connut dans certaines de ses régions, et notamment celle qui nous intéresse le plus particulièrement, des évolutions très spécifiques. L'islam ayant été au cœur de la dépersonnalisation liée à la colonisation en Algérie, il était naturel que le nationalisme se concentrât en grande partie autour de cette question confessionnelle et culturelle44. Sans anticiper sur notre travail, nous évoquerons quelques pistes de réflexion sur la question, une recontextualisation étant d'ailleurs nécessaire. En Algérie, du fait de la fréquentation simultanée des deux systèmes

41

Sur la prégnance de l'anticléricalisme notamment à partir de la conquête de l'Algérie, cf. LORCIN, Patricia, op. cit., « L'École Polytechnique, le saint-simonisme et l'armée », pp. 135-160. 42 Pour une présentation succincte du mouvement réformiste, et sa présence en Kabylie, cf MAHE, Alain, op. cit., pp. 347 - 370 43 Awdah al-Dala’il âla Wûgûb Islah al-Zawaya bi-bilad al Qabaïl, « Les plus évidentes preuves (pour démontrer) la nécessité de réformer les Zaouïas en pays Kabyle », achevée le 2 juillet 1903. Pour un exemplaire de la lettre en français et en arabe, une interprétation et contextualisation de celle-ci et une histoire de la vie du clerc, cf. CHACHOUA, Kamel, op. cit., pp. 307-377 (lettre en français), pp. 379-448 (lettre en arabe), pp. 99-215 (biographie d'Ibnou Zakri et analyse de la lettre). 44 Sur cette question et notamment la non-application de la loi de séparation de l'Église et de l'État de 1905 en Algérie comme point de cristallisation du nationalisme naissance, voir ACHI, Raberh, « « L'islam authentique appartient à Dieu, “l'islam algérien” à César » », Genèses 4/2007, n° 69, pp. 49-69. D'ailleurs, au sein du Jeune Musulman (cf. infra), des articles de grandes figures du « nationalisme arabe » viennent parfois soutenir cette lutte contre la déculturation, témoignant de l'enthousiasme des Algériens dans un combat qui semble soutenu par l' « Orient » dans son ensemble : ainsi Sayyid Qotb, nationaliste égyptien et grande figure des Frères Musulmans : « Le colonialisme a orienté tous ses soucis pour dissoudre cette croyance et cette langue, et […] il faillit arriver à ses fins. Mais lorsque l'Algérie s'est redressée vive, la croyance fut pour elle un flambeau qui éclaire le chemin ». QOTB, Sayyid, « La lutte de l'Algérie », in Le Jeune Musulman, cf. infra, n°16, 27 février 1953 21

d'enseignement traditionnel en arabe d'une part (dans les kuttab) et de l'école française, et du fait de la volonté rationaliste du réformisme de s'approprier les avancées notamment technologiques de l'Occident en maîtrisant avant tout sa langue, enseignement en français et réformisme furent de fait très liés. C'est d'ailleurs davantage la politique d'arabisation de l'Algérie post-coloniale, qui contribuerait largement à exacerber l'opposition entre filières scolaires arabes et françaises. Mais si l'Europe était le lieu du modernisme, la civilisation européenne était elle considérée comme dépersonnalisante et charriant des germes de corruption morale, d'anomie sociale. Par conséquent, les réformistes algériens se gardèrent comme d'une source de souillure de la fréquentation des Européens, et affectèrent d'ignorer la langue française même quand ils la connaissaient. L'alternative Orient/Occident interdisait toute référence à une culture non islamique et non orientale, c'est-à-dire notamment à la culture gréco-latine45. On peut ainsi, par exemple, imaginer le sentiment que pouvait susciter la personnalité d'un Jean Amrouche, Kabyle chrétien qui exercerait la fonction de professeur de lettres classiques dans un lycée de Tunis. b. Désislamisation de la justice et désenchantement capitaliste Dans l'organisation de la justice, les cadis (juges) musulmans furent dans la région progressivement écartés : les premiers cadis nommés de Kabylie, en 1855, n'exercèrent jamais leurs fonctions du fait des troubles. Les militaires renoncèrent vite à en nommer dans la région ; en 1866 fut organisée une première fois la justice musulmane à l'échelle de l'Algérie, des justices de paix étant dirigées par les magistrats français, assistés de secrétaires, greffiers et interprètes musulmans, mais le législateur excepta de cette organisation la Grande Kabylie. En mars 1874, étaient créés les tribunaux civils de Tizi-Ouzou et de Bougie, devant statuer selon les coutumes kabyles collectées par A. Hanoteau et A. Letourneux pour ce but précis ; les cadis musulmans furent alors définitivement exclus du système mis en place en Kabylie, malgré des demandes de réforme de la part des Kabyles46. Ces derniers, s’ils sollicitèrent

45

D'où l'adhésion très forte à l'oeuvre de la grande figure du mouvement réformiste Rachid Ridâ, dont les sources étaient totalement dépouillées de toute référence de ce type. D'où également, d'un point de vue doctrinal, le rejet du mu'tazilisme, école théologique mettant en son centre la raison, influencée par la philosophie grecque et qui s'était particulièrement développée au IXe siècle sous le calife abbasside Al-Ma'mun. Certains réformistes iront plus loin, faisant de l'arabe la source de toute la civilisation, en tant que cette langue est celle de l' « Islamisme », origine de tous les savoirs humains : « s'il faut retourner aux origines, c'est bien la langue arabe […] qui a facilité le développement de la civilisation occidentale » ; TALEB IBRAHIMI, Ahmed/MERAD, Ali? (le pseudonyme utilisé est selon le préfacier très souvent le premier, exceptionnellement le second), « La langue arabe et l'islam », in Le Jeune Musulman, n°15, 13 février 1953. 46 En 1884, Camille Sabatier instaura un Conseil spécial, le Conseil des Iahalamen, qui demanda la réforme de l'institution des cadis-notaires (simples exécutants des jugements rendus par les juges de paix français) et l'installation d'un juge conciliateur (donc d'un marabout) dans les villages. L'islam garderait d'ailleurs une place 22

régulièrement les tribunaux français en matière civile, ne le firent cependant que très rarement quand il s’agissait de statut personnel. La mise en place par l'administration d'un clergé officiel et l'institution de tribunaux musulmans en matière de statut personnel offrit aux jeunes clercs une réelle possibilité d'ascension sociale, mais les clercs assurant de telles fonctions durent le faire loin de leurs villages, absorbés par les villes du fait de leur poste, ne pouvant donc plus jouer de rôle communautaire. Face au retour de l'islam sous la forme du réformisme islamique, le législateur prit de nombreuses dispositions à visée assimilationniste : il tenta notamment de substituer la langue française à la langue arabe dans la rédaction des actes des cadis-notaires de Kabylie. Après une première tentative en 1906, qui fut un échec total, un décret fut promulgué en 1910 qui prévoyait la substitution complète du français à l'arabe dans ces actes. Une forte résistance fut opposée ; le législateur y voyait une manipulation des magistrats arabes. Il interdit presque alors aux non-Kabyles l'accès aux prétoires de Kabylie. Une enquête avait de plus montré le bilinguisme croissant des Kabyles, voire l'arabisation totale de certaines régions jouxtant l'algérois, en 191047. On exigea à partir de 1915 des cadis-notaires la connaissance parfaite du kabyle suite à cette évolution, inquiétante pour les tenants de la francisation. L'introduction de l'économie de marché et la crise de l'économie traditionnelle afférente précipitèrent les clercs dans le monde salarié, leur charisme et leurs réseaux de solidarité leur permettant de réaliser des entreprises économiques et commerciales. Les groupes maraboutiques fournirent en effet de nombreux contingents à l'émigration, ce qui leur permettait de cumuler plusieurs types de légitimité sociale ; dans l'immigration kabyle en France, à l'inverse de nombreuses communautés immigrées musulmanes, aucune source ne relève l'existence de clercs dépêchés afin d'assurer le magistère spirituel de leurs fidèles48. La plupart des groupes maraboutiques dynamiques assurèrent néanmoins leur reconversion sociale via l'école coloniale, ce qui leur permit d'obtenir des postes dans la fonction publique importante dans les revendications, notamment, des délégués financiers kabyles : restitution d'une partie des biens habous aux mosquées et zaouïas de Kabylie (vœu du 7 novembre 1899, refusé) ; rattachement de la Kabylie au régime commun par le rétablissement des cadis juges comme en territoire arabe (vœu du 27 mars 1907, sans réponse) ; vœu de création d'une médersa à Bougie, la Kabylie n'en possédant aucune (vœux des 16 mars 1904, 27 mars 1905, puis 1909, 1910, auxquels fut toujours opposé un refus). 47 Sur cette enquête, cf. AGERON, Charles-Robert, Les Algériens Musulmans et la France, 2005 (rééd. Bouchène), pp. 881-885 48 Omar Carlier a également relevé cette absence : « L’encadrement maraboutique des travailleurs nord-africains, requis durant la première guerre mondiale par l’autorité militaire, assurée par des chioukhs et des imams, semble avoir conservé une emprise plus large sur les Marocains que sur les Algériens à l’entre-deux-guerres. […] Les Algériens, notamment ceux des régions les plus scolarisées, paraissent avoir été plus sensibles aux propagandes anti-maraboutiques propagées par leurs cadres syndicaux et politiques (nationalistes compris) » ; CARLIER, Omar, « Aspects des rapports entre mouvement ouvrier émigré et migration maghrébine en France dans l’entredeux-guerres », in Le mouvement ouvrier Maghrébin, Centre de Recherches et d’études sur les sociétés méditerranéennes, Éditions du CNRS, Collection « Études de l’Annuaire de l'Afrique du Nord », 1982, p. 58 23

et l'enseignement. Ils commencèrent par ailleurs à assurer à leurs enfants une double scolarité en arabe et en français, via l'école républicaine de leur village. Au total, le rôle des clercs dans leurs communautés religieuses s'était fortement amoindri ; les reconversions retirèrent aux clercs, à part les plus prestigieux, en petit nombre, le bénéfice de la légitimité, assurant une reconversion réussie mais dans une ascendance presque entièrement profane. Les marabouts ayant obtenu le droit de gérer leurs sanctuaires de façon traditionnelle, grâce à un loyalisme ostentatoire, étaient quant à yeux distingués de leurs ouailles subissant le joug colonial. Si la surreprésentation de la petite bourgeoisie rurale apparaît flagrante dans l'investissement des fonctions administratives, de fait, de nombreux individus d'origine maraboutique y participèrent. Le désenchantement à l’égard des pratiques magico-religieuses fut également induit par cette intrusion de la logique capitaliste en territoire algérien, le rapport à la terre, cadre essentiel de ce système mythico-rituel, se désacralisant profondément et provoquant par suite un déracinement majeur : les terres ancestrales devenaient en effet aux yeux de leurs propriétaires une simple valeur marchande49. c. Effondrement de l'enseignement traditionnel : du maraboutisme au nationalisme La décléricalisation laissa l'enseignement de l'arabe moribond, notamment dans les nombreux villages et tribus non concernés par la scolarisation en français, sauf quand ces tribus étaient maraboutiques. Certaines familles de notables pouvaient offrir à leurs enfants des cursus dans les prestigieuses universités étrangères (al-Azhar au Caire, al-Qarawiyyin à Fès, la Zitouna à Tunis) ; en Grande Kabylie, peu optèrent pour cette voie. En revanche, la pénétration de la culture française permit à un certain nombre de familles de choisir la filière mixte, représentée par le système d'enseignement médersien mis en place par la France. En outre, les institutions religieuses du Massif Central kabyle et des versants nord du Djurdjura, centres de multiples régimes d'exception mis en place par le colonisateur, connurent une évolution très particulière. Les zaouïas y renoncèrent massivement à poursuivre leurs activités religieuses et d'enseignement. Elles ne furent donc pas concernées par le réformisme. En revanche, les groupes maraboutiques les plus dynamiques de la région se lancèrent dans le combat nationaliste ; le grand nombre de centres municipaux (cf. infra) créés dans la région politisèrent les clercs : des cheikhs devinrent conseillers municipaux, et la vocation religieuse de leurs établissements le céda totalement au combat politique. La zaouïa de Cheikh Mohand, grande figure de la poésie kabyle, à Ourdja, dont le groupe maraboutique de gestion verrait

49

Sur ce processus de décléricalisation des villages kabyles, voir Mahé, Alain, op. cit., pp. 272-278 24

naître le dirigeant nationaliste Hocine Aït Ahmed, cessa quasiment toutes ses activités religieuses dans les années 194050. Des rapports administratifs alarmistes avertissaient alors Alger de la conversion des marabouts au nationalisme ; dès avant 1954, les rapports des bulletins mensuels des questions islamiques ne cessent de mettre en garde les autorités d’Alger sur le militantisme des marabouts du Djurdjura, qui n’hésitent pas à faire des tournées de propagande en faveur des Amis du Manifeste et de la Liberté51 dans les tribus traditionnellement dépendantes de leurs sanctuaires. Ce fut notamment le cas lors des élections au conseil général de 1946. La scolarisation en français, l’immigration ouvrière vers la France, les franchises municipales (cf. infra) concourraient à faire de ces régions les fers de lance du mouvement nationaliste et à rassembler laïcs et clercs dans le même combat. Le militantisme politique était aussi un moyen pour ces derniers de garantir la reproduction de leurs différences statutaires. D'ailleurs, les Kabyles d'origine maraboutique seraient également présents dans la frange de militants nationalistes kabyles qui revendiquèrent la dimension berbère de l'identité algérienne, comme nous le verrons dans ce travail. Ces politiques de « désislamisation » accentuèrent les différences régionales. Une partie de la vallée de la Soummam, et de façon moindre le littoral kabyle se caractérisaient par une vigueur particulière de l'islam et des clercs, du fait de l'importance de l'immigration interne. L'insertion dans l'Algérie coloniale et les échanges entretenus par les deux régions avec les populations arabes les rendaient particulièrement réceptives aux idées traversant alors le monde musulman, les conduisant à s'identifier aux autres populations algériennes. D'où le bilinguisme du littoral ou le trilinguisme des élites culturelles de la tribu des Aït Abbès ; les commerçants de cette dernière ont fourni un grand nombre de clercs ayant joué un rôle de premier plan dans le réformisme islamique. En effet, contrairement au Massif kabyle, ils restèrent massivement fidèles aux réseaux commerciaux algériens tissés par eux de longue date, d'où une forte densité des liens avec le reste de l'Algérie et cette perméabilité à la propagande réformiste.

3. « Afrique Chrétienne, sors du tombeau ! » : violence d'une action missionnaire en pays kabyle « Il y a toute une propagande tendre et discrète à faire auprès des indigènes infidèles » Lettre du Père Charles de Foucauld à René Bazin, 16 juillet 1916

Charles de Lavigerie, évêque de Nancy nommé à l'archevêché d'Alger en 1867, fut à

50

MAHE, Alain, op. cit., p. 362 Parti créé en mars 1944 par une des plus célèbres figures du mouvement nationaliste algérien, Ferhat Abbas.

51

25

l'origine d'un projet ambitieux de conversion de l'Afrique ; l'Algérie constituait pour cette fin une « porte ouverte sur un continent barbare »52. Lavigerie s'intéresserait immédiatement à la Kabylie, créant la Société des Pères Blancs, en vue de la conversion de ces « futurs maronites », d'origine nordique, à l'islam tiède, au sens inné de la liberté et de la démocratie. Il voit en effet dans les Berbères un peuple totalement converti au christianisme à l'époque romaine et ne demandant qu'à revenir à sa religion ; ce christianisme missionnaire développe des adhérences très étroites avec le « mythe kabyle53». Lavigerie arriva en mai 1867 en Algérie, peu avant l'épidémie de choléra qui ferait 60 000 victimes en Algérie. Les calamités que nous avons évoquées plus haut firent entre 130 et 450 000 victimes, sur une population totale de 1 400 000 individus. Cette situation catastrophique du nord de l'Algérie poussa Lavigerie à acheter de vastes domaines afin d'assurer la prise en charge d'orphelins convertis ; son œuvre se concentrerait sur le domaine de la Maison-Carrée, acheté en 1869 dans la périphérie d'Alger. Sur 25 à 30 hectares de terres agricoles, il construisit des orphelinats, un séminaire, un noviciat, une communauté et un grand domaine viticole aux revenus importants. S'inspirant des colonies agricoles françaises du début du XIXe siècle autour d'enfants trouvés et abandonnés, il recueillit environ un millier de jeunes indigènes, afin d’assurer leur instruction scolaire, religieuse et agricole. La situation d'oppression fiscale permit aux Pères l'achat de terres et de maisons modestes ; une fois installés, ils construisirent salles de classe, dispensaires, effectuant des tournées médicales dans les villages avoisinants. Ils devraient se contenter des conversions de la misère. Le succès de l'hôpital Saint-Eugénie, demandé par le gouverneur général Jules Cambon, fondé en avril 1884 et dirigé par les Sœurs blanches, (1000 hospitalisations par an pour 70 lits) permit d’autre part d'obtenir un nombre considérable de baptêmes in articulo mortis et même des demandes de baptême de la part d'adultes guéris. Des dizaines de milliers de baptêmes furent réalisés sur des enfants musulmans très malades ou à l’article de la mort. La conversion pouvait également représenter un choix économique ou social : l'emploi à l'hôpital, si le statut de converti marginalisait ceux qui l’avaient choisi, constituait un repli économique pour les Kabyles54. Certains parents firent d'autre part baptiser leurs enfants, la conversion permettant de sortir d'une société où la contrainte et la régulation sociale étaient pesantes, l'évolution et la promotion impossibles. Des situations personnelles et affectives permettent enfin d’expliquer 52

Cité par le père CUSSAC, Jules, Un géant de l'apostolat, le cardinal Lavigerie, Librairie Missionnaire, 1940, Paris, p. 29 53 Sur ces similarités, voir DIRECHE-SLIMANI Karima, op. cit., pp. 33-37, « Lavigerie et l'instrumentalisation politico-religieuse du mythe kabyle » 54 ibid., pp. 58-60 26

certaines conversions ; ainsi l'enlèvement moral à une autorité paternelle contestée et détestée55. Suite à des débuts difficiles avec l'administration militaire hostile à l'action missionnaire, le régime civil de 1870 et surtout le décret de mars 1880 sur la liberté de l'enseignement laissèrent finalement au cardinal les mains libres. En 1873, il construisit 5 petites écoles primaires de garçons et fit reconnaître d'utilité publique l’enseignement de l'Association Enseignante de Notre-Dame d'Afrique par un décret du 31 aout 1878. L'école de Taguemount Azouz, où fut fondé le premier poste missionnaire en 1873, fut un grand succès ; son recrutement a notamment bénéficié de l'encouragement de marabouts, qui pensaient attester leur allégeance à la présence française en y envoyant leurs enfants ; ils poussèrent alors les amin des villages à faire de même, offrant un modèle de conduite aux villageois et provoquant ainsi un effet d'entrainement progressif auprès de ces derniers. L'école avait 45 élèves en 1880, 100 en 1885 ; un rapport de 1909 la désigne comme l'une des plus fréquentées de Kabylie. Le poste poursuivrait son action jusqu'en 1920, les familles chrétiennes étant à cette date solidement constituées. Instruits, diplômés, les Kabyles chrétiens formèrent très tôt une élite sociale et professionnelle, à la déconnexion et au malaise identitaire cependant très forts. La conversion puis la naturalisation qui l'accompagna dans la majorité des cas rendirent leur statut incertain, les stigmatisant dans des représentations infamantes. Lors de la période de la lutte indépendantiste puis post-indépendante, ils constitueraient une source de méfiance et les Kabyles dans leur ensemble auraient à justifier de leur islamité, alors que l'action missionnaire n'avait concerné qu'une poignée d'entre eux ; quelques milliers de Kabyles furent convertis au christianisme. Ces derniers n'eurent plus qu'à assumer et « endurer l'incompréhension […] de [leurs] frères »56. Le terme de m'tourni, ceux qui ont « tourné » le dos à l'islam, terme également appliqué aux naturalisés (la naturalisation supposant d'ailleurs l'abandon du statut personnel musulman), les désignera de manière infamante. La seule francophilie était également irrémédiablement associée au christianisme. 1954 leur demandera un engagement, alors qu'ils avaient plus ou moins réussi à trouver un anonymat dans les villes où ils s'étaient installés57 ; car comment continuer à s'affirmer algérien, quand on est chrétien et naturalisé français ? Ils surenchériront donc sur leur nationalisme, tentant de racheter leur faute originelle, ayant été déchus religieusement, cherchant à se libérer des deux religions.

55

ibid., pp. 75-76 AMROUCHE, Marguerite Taos, Rue des Tambourins, La Table Ronde, Paris, 1960, p. 31 57 DIRECHE-SLIMANI, Karima, p. 17 56

27

Mais s'il n'y eut pas de représailles à leur encontre (à l'inverse des harkis), ils étaient soumis à la suspicion générale. Se trouvant dans une situation trouble, indéfinissable, l'affirmation de la berbérité deviendrait pour eux un moyen d'en finir avec cette dualité.

Fillettes kabyles dans une saynette de Noël Source : DIRECHE-SLIMANI, Karima, Chrétiens de Kabylie 1873-1954. Une action missionnaire dans l'Algérie coloniale, Bouchène, 2004, p. 146

C. Le Kabyle, un « démocrate » : spécificités régionales et héritage colonial Les populations de Kabylie se caractérisent par le dynamisme de leurs traditions villageoises58. Le colonisateur français y verrait le signe du caractère « démocratique » du Kabyle (et donc du Berbère) par rapport à l'Arabe soumis à son aristocratie et à ses chefs. Tocqueville, dans sa « Première lettre sur l'Algérie », put déclarer que si Rousseau avait eu connaissance des Kabyles, il aurait trouvé ses modèles dans les montagnes de l'Atlas. De même que pour leur prétendue « tiédeur religieuse », les premiers contacts avec les Kabyles confirment et accentuent cette perception du Berbère59. Nous allons voir en quoi l'application administrative de ce mythème participerait de cette représentation du Kabyle de lui-même 58

Sur le fonctionnement du village kabyle et de son assemblée (tajmat), cf. MAHE, Alain, op. cit., pp. 78-144 : « Des villages (taddart), des hameaux (tufiq) et de leurs assemblées (tajmat) » 59 Sur l'émergence et le renforcement dès la guerre de conquête des stéréotypes sur les Kabyles/Berbères, cf. LORCIN, Patricia, op. cit., pp. 31-51, « La conquête : Kabyles et Arabes en guerre » 28

comme un démocrate et un égalitariste. Si « les rouages administratifs coloniaux n'ont jamais réussi à se substituer » à « la vigueur de ces traditions »60, ils leur conférèrent une légitimité absolument inédite qui bouleverserait profondément les représentations d'eux-mêmes des Kabyles. La Kabylie fut un lieu d'expérimentations administratives particulier, nous allons en évoquer plusieurs exemples. Néanmoins, ainsi que le souligne Alain Mahé dans sa thèse, assertion qu'il réaffirmera d'ailleurs à plusieurs reprises au sein de cet ouvrage, « en Grande Kabylie, une région naturelle a plus qu'aucune autre été l'objet de régimes administratifs d'exception, sous le régime militaire et, plus encore, sous le régime civil. Il s'agit du Massif central kabyle et, plus précisément encore, du territoire correspondant à la commune mixte du Djurdjura et à celle de Fort-National »61. Cette dernière commune fut, par ailleurs, la « seule commune de Kabylie où tous les régimes d'exception ont été systématiquement mis en œuvre », de 1857 à 1880 puis jusqu'en 194562. Des particularités singulièrement prononcées caractériseraient donc un petit nombre de communes, d'où émanerait principalement le discours qui sera celui que nous nous proposerons d'analyser. La synthèse qui suit nous permettra de resituer l'origine et les éléments constitutifs de ces spécificités.

1. L’administration coloniale française en Kabylie : une direct rule ? La mise à l'écart et la dévalorisation des cadres « Chez les Kabyles, la société est presque tout, l'individu presque rien, et ils sont aussi éloignés de se plier uniformément aux lois d'un seul gouvernement pris dans leur sein que d'adopter le nôtre » Alexis de Tocqueville, Seconde lettre sur l'Algérie, 22 août 183763

Si 1871 représente le passage d'une administration militaire à une administration civile en Algérie française, en réalité, en Kabylie, l'administration coloniale n'échoit au gouvernement civil qu'en 1880. D'ailleurs, dans plusieurs communes mixtes (les circonscriptions les plus larges d'Algérie, à la population majoritairement indigène64), la politique des militaires fut largement poursuivie. L'histoire de l'administration locale y est donc d'une « finesse »65 particulière. On ne passe pas d'une indirect rule à la militaire à une administration civile directe. Cependant, l'on peut remarquer une progressive mise à l'écart et une dévalorisation des cadres de la société kabyle. De 1830 à 1853, l'on a tenté d'établir des 60

Cf. MAHE, Alain, op. cit., p. 317 MAHE, Alain, op. cit., p. 183 62 ibid., p. 397 63 cf. Annexe 1 infra 64 cf. note 74 infra 65 MAHE, Alain, op. cit., p. 174 61

29

relais en Kabylie ; puis les généraux et administrateurs n'ont cessé de rogner ces privilèges, jusqu'à la suppression des aghas et bachaghas66. Dès 1854, l'on cessa d'investir des indigènes à des postes de commandement officiel, l'emprise traditionnellement moins forte par rapport au reste de l'Algérie des grand cheikhs expliquant d'ailleurs en partie la non-poursuite de cette politique67. L' « organisation kabyle » mise en place en 185768 accéléra la suppression des grands commandements indigènes. En 1864, le bachaghalik du Sebaou, dernier commandement indigène de Grande Kabylie, était supprimé. Des caïds seraient toujours nommés ; c'est d'ailleurs en Kabylie que la démocratisation de leur recrutement serait la plus importante (notamment grâce au facteur d'ascension sociale que représenta la conscription suite à la Première Guerre mondiale, à laquelle les Kabyles participèrent en masse), mais c'est cette démocratisation même qui achèverait de ternir leur prestige et leur autorité : les différences statutaires propres à la société indigène étaient corrodées. Ils seraient remplacés par des représentants « légitimes » des villages, accomplissant et accentuant cette perception des Kabyles comme démocrates et leur auto-représentation en tant que tels.

2. Du village kabyle à la commune française « La réforme consisterait […] à organiser sur des bases saines ce qui existe en fait mais d'une façon occulte et sans règles bien fermes » Laburthe, « L'évolution de la djema'a kabyle dans la commune mixte de Fort National », 1946

a. L'anéantissement des unités politiques supra-villageoises La guerre de conquête affecta l'esprit municipal et le civisme des communautés villageoises kabyles ; dans la même logique que celle qui conduisit à dépasser l'allégeance au marabout local, les Kabyles surent qu'ils ne luttaient pas seulement pour leur village, tribu ou confédération. Cependant, les villages continuèrent à rivaliser dans certaines missions, uniquement pour leur réputation, dans des opérations menées à échelle tribale ou confédérale. En outre, il fut quasi systématique que les Kabyles reprissent la lutte au nom de leurs villages, une fois leur tribu soumise69. L'œcuménisme de la Rahmania ne put affecter cette logique, qui s'était volontairement retirée des questions politiques, devant se conformer à sa vocation spirituelle dans sa phase d'expansion et ne pas se compromettre dans le séculier. Par la suite, 66

Titres accordés aux « chefs » représentant l'autorité ottomane à l'époque des Régences, conservés par le colonisateur français dans l’administration qu’elle mit en place au sein de la société nouvellement colonisée. 67 MAHE, Alain, op. cit., p. 161, note 1 68 Dès 1857, l'organisation administrative en Kabylie est faite sur la base d'études ethnologiques réalisées par des militaires, faiblement légitimes d'un point de vue scientifique. C'est sur elles que se basent les mesures administratives des premières années du régime civil (comme celles de Camille Sabatier) et nombre des mesures d'exception qui seraient prises ensuite ; cf. MAHE, Alain, op. cit., pp. 154-155. 69 ibid., pp. 162-163 30

les militaires empêcheraient par tous les moyens la réactivation des tribus et confédérations comme institutions politiques. Disposant d'indicateurs, ils empêchèrent toute réunion d'assemblée tribale et toute concertation politique vaste. Les villages devinrent donc les seuls espaces possibles pour une organisation politique autonome ; les militaires ne pouvaient contrôler ces derniers et s'immiscer dans leurs affaires intérieures. Le village profita donc de l'anéantissement des unités politiques supérieures. Ni la conquête, ni l'insurrection de 1871, ni les multiples calamités naturelles n'altèreraient par la suite la politique des assemblées villageoises. Leur patrimoine foncier, les recettes procurées par leur exploitation ont dû tarir, mais à l'inverse, la grande pauvreté semble avoir resserré les rangs de la solidarité villageoise70, les groupes familiaux qui pouvaient représenter une autonomie des groupes lignagers disparaissant au profit d'une municipalisation des villages. Malgré l'émigration, qui absorbait parfois entre un quart et un tiers des forces vives des villages kabyles, les assemblées ne perdirent rien de leur substance, et possédaient même leur antenne en immigration ; les revenus de l'immigration profitaient directement à celles-ci, pour les travaux d'intérêt public71. En outre, les villages disposèrent souverainement de leurs mechmel, terres de villages : les lois foncières coloniales n'ayant été appliquées que tard, les militaires n'exercèrent aucun contrôle sur ce chapitre. L'enchevêtrement des statuts fonciers apparaissant comme inextricable, les opérations de délimitation et d'immatriculation des terres, indispensables pour la mise en œuvre du code forestier de 1851 et des lois foncières de 1863, 1866 et 1873, ne furent achevées en Kabylie qu’en 1900-1902 BOUCHENE. On procéda en priorité à la délimitation des plaines convoitées par les colons ; la colonisation rurale commença en Grande Kabylie avec les séquestres de 1871, mais le finage des tribus de montagne bénéficia d'un long sursis. La Grande Kabylie fut la dernière région du Nord d'achèvement des opérations de délimitation des propriétés et d'identification de leur statut juridique foncier. Les communaux gérés par la tajmat purent donc continuer à être exploités exclusivement au profit de la communauté. Afin d'éviter les spoliations, les Kabyles fourvoyèrent les enquêteurs, dissimulant les propriétés du village, et procédant à des répartitions fictives entre les propriétaires de ce dernier. Jusqu'en 1880, les villages conservèrent la jouissance de leurs communaux. Ce n'est même qu'au lendemain de la Première Guerre mondiale qu'un début de

70

D'où une multiplication des timecheret par les assemblées, sortes d'agapes collectives qui « étaient autant l'occasion de satisfaire l'appétit de viande que de célébrer la cohésion et l'unité du village » : MAHE, Alain, op. cit., p. 91 71 MAHE Alain, op. cit., p. 372 31

contrôle sérieux de l'administration locale aurait lieu72. Le village, lui, dans les premières années suivant la création des Délégations Financières en 1898, obtint l'affectation à son budget propre du produit des biens mechmel, biens communaux, affectation dont les effets économiques furent négligeables (les villageois connaissant parfaitement leurs délimitations firent croire aux enquêteurs qu'il s'agissait d'un ensemble de terres de particuliers) mais non les effets symboliques : car ce patrimoine foncier était le support tangible de la personnalité morale du village, condition de la pérennisation des comportements civiques à l'intérieur de ce dernier, qui fut remplie avec cette nouvelle garantie de légitimité accordée par l'administration coloniale73. Même en commune de plein exercice, où la municipalité européenne avait en général tous les pouvoirs, les assemblées aménagées de Kabylie étaient seules à pouvoir consentir toute aliénation ou échange de leurs bien communaux, et leurs revenus leur étaient affectés ; là où dans le reste de l'Algérie, ils étaient à la discrétion des élus européens. La colonisation agraire connut en Kabylie, en bien des aspects, une mise en place et une évolution particulières. En 1857, les premiers allotissements de terres officiels pour les Européens furent créés, mais la précarité de la situation et le refus des militaires de voir venir les colons dissuadèrent une colonisation de grande envergure. Alger ne fit que créer quelques périmètres de colonisation officielle dans les plaines et basses collines occidentales proches de l'Algérois, mais les épidémies, le manque de moyens, et les razzias kabyles dans les fermes coloniales en 1857 et 1871 mèneraient à un échec de cette colonisation, qui ne commença qu’après l'insurrection. Les terres des communautés qui avaient été particulièrement rebelles, du littoral de la Grande Kabylie, du Massif central et du Djurdjura, morcelées, exiguës, montagneuses, n’intéressèrent cependant pas toujours la colonisation. Le législateur colonial permit donc aux propriétaires de récupérer leurs terres, et la majeure partie de ces dernières qui se trouvaient en région montagneuse revinrent à leurs premiers maitres. La petite colonisation privée rencontrant de même rapidement un échec patent, de nombreux Kabyles purent racheter leur bien à l'État colonial ou aux Européens ayant renoncé à les exploiter. C'est toutefois dans les régions montagneuses que la faiblesse de la colonisation, son échec rapide et le rachat massif de terres furent le plus impressionnants74. La population européenne s'installa en territoires de plaine, où les contours flous et ouverts, la faible densité numérique de population poussèrent à des découpages en unités favorables aux communes européennes

72

ibid., p. 183 ibid., p. 287 74 Sur l'échec de la colonisation rurale en Kabylie, voir MAHE, Alain, op. cit., pp. 204-212 73

32

et irrespectueuses des anciennes divisions tribales. En outre, en Kabylie, la quasi-totalité des terres cultivées étaient des terres de propriété privée, melk. Leur exploitation indivise par les lignages ne doit pas être confondue avec la propriété collective, qui concernait surtout des pâturages ou terres de plaine dont les communautés n'avaient qu'un usufruit précaire du fait du contrôle des tribus alliées aux Turcs. La loi foncière de février 1897 rendrait de plus la terre 'arch, collective, aliénable ; et les Kabyles, paysans sédentaires procéduriers, furent bien mieux disposés que les habitants des hauts plateaux et que la plupart des autres ruraux pour solliciter la procédure d'enquête nécessaire à leur aliénation, étant habitués à contracter de nombreuses formes d'associations agricoles et commerciales75. Le phénomène de délitement des modes de représentations traditionnelles par l'introduction du fait du colonisateur d'une logique d'économie de marché (en tant qu'elle favorise l'individualisation des modes de pensée), et la mainmise plus grande des administrateurs de Kabylie sur la politique pénale des villages furent également des facteurs de renforcement de l'unité villageoise. Les Français voulant en effet mettre fin à l'« anarchie » liée aux luttes d'honneur, très importantes dans un contexte kabyle, leurs velléités dans ce sens poussèrent à une privatisation de l'honneur, qui causa un rétrécissement du cercle de solidarité dans l'honneur et donc une perte de cohérence des groupes lignagers. Ces derniers, éclatant en familles plus étroites du fait de la perte de ce ciment symbolique, perdirent une bonne partie de leur raison d'être. Les familles les composant s'intégrèrent donc davantage au sein du village et de son assemblée, qui gagnait en cohésion ce que perdaient les lignages. Les groupes lignagers étant d'autre part des unités de production et de consommation cultivant un patrimoine foncier dans l'indivision, l'expansion du système capitaliste concourut à la multiplication des ruptures de ces indivisions, accélérant le délitement de ces groupes76. b. Reproduction, fixation et légitimation des structures locales Au-delà d'une méconnaissance ou d'une impuissance, les systèmes d'administration reprirent dans certains de leurs principes le modèle d'organisation sociale autochtone en Grande Kabylie. L'on voulut même étendre le régime des communes du Djurdjura à d'autres régions de Kabylie ; le 20 mars 1858, une note de service détaillée à l'usage de l'administrateur des tribus kabyles de la subdivision de Constantine l'informait que « quand les tribus sollicitent leur retour au régime municipal analogue à celui des populations du 75

MAHE, Alain, op. cit., p. 211 MAHE, Alain, op. cit., pp. 270-272

76

33

Jurjura, il sera temps de le leur accorder »77. Le Massif Central kabyle fut l'objet, de par son originalité, des projets politiques les plus délirants. Ses villages apparurent aux Français, dès la conquête, comme une réplique des villages auvergnats, et il concentrait plus que les autres cantons kabyles l'ensemble des traits spécifiques de la Kabylie, notamment de vigoureuses traditions municipales. Dans une perspective séparatiste ou assimilationniste, la politique dans cette zone fut consista donc dans la reproduction du système d'organisation villageoise locale. Et on alla même au-delà de la reproduction ; car c'est à une fixation du mode de formation, des prérogatives des tajmat, des qanuns, que se livra l'administration française, multiforme dans cette région. Du fait de la vigueur des traditions municipales, qui perdurait en dehors de tout cadre administratif légal, les administrateurs de Kabylie de la fin du XIXe siècle obtinrent d'Alger que fût menée une enquête sur l'emprise des institutions municipales traditionnelles et afin d’évaluer l'opportunité pour la France de doter les représentants de villages d'un statut plus conséquent. C'est Jules Ferry qui fut chargé de créer une grande commission d'enquête sénatoriale, la commission de 1891. On y examinait également la naturalisation des indigènes, et en particulier des Kabyles78. Cette enquête prit acte de l'existence des tajmat et des amins de village parallèlement aux djemâ'as de section et à leurs présidents. Refleurissait alors le mythe kabyle chez les républicains indigénophiles ; était-il opportun ou non de mener une politique administrative distincte en Kabylie ? De même, les lois de 1919 poseraient de nouveau la question de l'opportunité d'une municipalisation des villages kabyles. Contrairement à ceux des régions « arabes » de l'Algérie, les administrateurs se plaindraient même des inégalités profondes causées par la loi du 4 février 1919 entre communes mixtes et communes de plein exercice79, les disproportions causées par la réforme entre le nombre d'élus de différentes localités étant tout à fait paradoxales au vu de la présence dans les communes mixtes (où le pourcentage de représentants baissait donc considérablement) des 77

Cité par MAHE, Alain, op. cit., p. 183, note 1 Les naturalisations de Kabyles furent dans le cas de certaines régions si nombreuses qu'ils en vinrent à dépasser le nombre d'électeurs européens : lors d'une séance des Délégations Financières, le 3 juin 1935, le délégué financier et maire de Tizi-Ouzou M. Weinman demanda que les Communes de plein exercice dans lesquelles le nombre de citoyens français d'origine kabyle dépassait celui des électeurs européens fussent rétrocédées au régime des Communes mixtes. Cité par MAHE, Alain, op. cit., pp. 289-290 79 Les premières, bien plus importantes en terme de territoire et de population, étaient les communes comptant une population indigène majoritaire, gérées par un administrateur et des « adjoints indigènes » ; les trois quarts de la Kabylie connaissaient ce régime (ibid., p. 270), les secondes, des communes majoritairement peuplées d'européens et dirigées selon le modèle des communes de métropole, particulièrement peu nombreuses dans des régions à fortes densités, comme le Djurdjura. Il est intéressant de noter qu'en Kabylie, dans les communes mixtes, les administrateurs appliquèrent à la lettre les consignes gouvernementales ; ainsi de la politique de scolarisation des indigènes. Alain Mahé a même pu affirmer : « en général [les administrateurs] dans les Communes mixtes de Grande Kabylie furent intègres, notamment celles du Djurdjura et de Fort-National » (MAHE, Alain, op. cit., p. 240, note 2) 78

34

principaux facteurs de développement économique et social, à savoir notamment les écoles : un administrateur de la Commune mixte de Fort-National, Martial Rémond, pouvait ainsi déclarer en 1927 : « leur sentiment profond d'égalité n'est pas satisfait »80. À l'occasion de cette loi, ses détracteurs iraient jusqu'à inventer des qanun montrant la volonté des Kabyles de remédier à l'adoucissement des mesures répressives à l'encontre des indigènes induit par la réforme : contre le laxisme de la loi, les assemblées auraient pris des mesures, entre autres, pour sanctionner par voie d'amende les pères de famille refusant d'envoyer leurs enfants à l'école française81... Cette municipalisation des villages kabyles que les administrateurs appelaient de leurs vœux seraient réalisée au sortir de la Seconde Guerre mondiale. On avait cependant déjà renforcé au sein du village kabyle l'esprit de démocratie : ainsi, avisés du caractère presque systématique de la division de la population des villages entre deux sof82, les administrateurs de Kabylie avaient dès après 1871 obligé les villageois à choisir leur ukil (adjoint de l'amin, « président » d'assemblée) dans le sof opposé à celui de l'amin qui était choisi. On avait mis en place des élections obéissant au principe majoritaire, alors que la culture politique kabyle ne connaissait que l'unanimité. Camille Sabatier, premier administrateur civil d'une commune mixte du Massif central kabyle (1880-1885, à FortNational), kabylophile convaincu, irait plus loin encore. Ayant dès son arrivée soustrait aux caïds83 les djemâ'as de village, il instituerait de nouvelles assemblées élues au suffrage universel. Ukil et amin seraient également élus selon ce mode : la commission municipale était entièrement renouvelée. En somme, c’était la naissance de représentants légitimes du village. Sur l'ensemble de la période coloniale, les Kabyles se prêtèrent au jeu par manque de choix, mais poursuivirent leur politique propre de façon occulte. Les militaires avaient tenté de reconduire les tajmat en en arabisant le nom (djemâ'as) ; les villageois constitueraient des doublets de ces assemblées surveillées par les militaires. Les assemblées officielles obéissaient ainsi aux ordres de la tajmat occulte, ce qui serait vrai durant toute la période coloniale. De même, aux Délégations Financières, alors que les délégués arabes étaient élus selon un scrutin censitaire très élitiste, les kabyles l'étaient eux par de grands électeurs, euxmêmes élus par un vaste corps électoral et de façon démocratique. Il est intéressant de noter, au passage, que ce lieu de la représentation indigène fut également celui du renforcement de 80

REMOND, Martial, « L'élargissement des droits politiques des indigènes, ses conséquences en Kabylie », Revue africaine, n°68, p. 253 81 MAHE Alain, op. cit., pp. 313-316 82 Pour une définition du sof, voir supra, note 30 83 Le législateur, en Kabylie, a longtemps évité de donner ce titre au président de section, afin de souligner la différence de régime administratif avec le reste de l'Algérie ; il ne serait définitivement caïd qu'avec l'uniformisation administrative de 1885. 35

la représentation d'une division au sein de la société algérienne : s'enracinait l'idée d'un régime de faveur au bénéfice des Kabyles84. Créées le 23 août 1898 par Camille Sabatier, les Délégations Financières avaient pour but principal le vote du budget de l’Algérie ; elles prévoyaient deux représentations, une Arabe, l'autre Kabyle, cette dernière ayant une représentation double proportionnellement à sa population85. Cette image de division fut également entretenue par le refus des demandes d'unification, par exemple, entre Petite et Grande Kabylie, favorisant l'enracinement dans les esprits d'un monde divisé aux intérêts contradictoires86. Tout vœu qui allait dans le sens d'un démocratisme, d'un égalitarisme des Berbères ne manquait pas d'être remarqué et salué par la presse : ainsi de la demande d'interdiction des remplacements suscités par le système de désignation aléatoire des conscrits durant la Première Guerre mondiale87, le prix de ces remplacements ayant considérablement augmenté du fait de l'augmentation des quotas de contingents indigènes et de l'horreur profonde inspirée par les témoignages sur cette guerre. Si le contenu de l'institution ne changea guère, le rapport des Kabyles avec celles-ci et les modalités de leur fonctionnement pratique changèrent significativement. Leurs institutions étaient, d'une part, promues à la légalité coloniale ; perçues comme positives, on les accepta et on tenta même de les reproduire. Cette sanction politique légale conféra un surcroît de légitimité à ces institutions88. La grande mobilisation des Kabyles lors des politiques menées par Sabatier montre l'espoir porté dans ses réformes. D'autre part, ces dernières furent objectivées et systématisées dans un corpus de règles rigides et écrites. Les qanun furent ainsi objectivés par écrit, publiés par les assemblées ; dès 1857, les transcriptions ne cessèrent de se multiplier, d'abord à l'instigation des administrateurs, puis spontanément, en langue arabe et enfin en français du fait de la scolarisation précoce au début du XXe siècle. On ne pouvait en effet ne pas les accepter et transcrire, leur « grande supériorité [étant] de ne participer en rien de la religion à laquelle la loi musulmane est indissolublement liée »89. C'est l'ouvrage de Hanoteau et Letourneux, déjà cité, qui servirait de code civil dans la justice exercée par les 84

MAHE, Alain, op. cit., pp. 287-288 La Grande Kabylie, qui comptait alors 700 000 habitants, eut droit à 6 délégués ; la Petite Kabylie, moins francisée, plus arabisée, 2. Le reste de la population algérienne comptant 3 300 00 âmes, et parmi eux d'ailleurs de nombreux berbérophones, fut représenté par 15 délégués. 86 De même qu'en 1935, comme nous le raconte Augustin Berque, les fonctionnaires d'Alger les plus politiques se livrèrent à des calculs séparatistes, en refondant le découpage électoral de manière à ventiler selon leur « climat » arabe ou kabyle les cantons de Kabylie : « Questions algériennes : circonscriptions arabes et kabyles aux délégations financières », Bulletin du Comité de l'Afrique Française, Tome XLV, 1935, pp. 64-67. 87 MEYNIER, Gilbert, L'Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Genève, Droz, 1981, p. 541 88 MAHE, Alain, op. cit., pp. 185-188 89 AUCAPITAINE, Henri (baron), « Kanoun du village de Thaourirt Amokran chez les Aït Iraten », Revue Africaine, 1863, p. 280 85

36

juges de paix français. Début XXe, on observera de nouvelles rédactions en arabe : c'est que la rédaction en français des qanun dut motiver chez les clercs un renouveau de rédaction en cette langue. Mais très vite, la plupart furent rédigés en français, en dehors de quelques groupes maraboutiques. Ces rédactions en français se firent surtout dans le Massif Central90. La politique fiscale qui fut particulière à la Kabylie répondit également à cette volonté de préserver la « tiédeur » de l’islam kabyle. Dès la soumission des tribus de Grande Kabylie, les autorités coloniales y instaurèrent un régime particulier, celui de la lezma (de l'arabe lâzima, obligation), s'inspirant des systèmes d'imposition européens contemporains (on se référait à la notion abstraite de niveau de richesse, anticipant sur celle des « signes extérieurs de richesse » avec un siècle d'avance91), éloigné du modèle islamique, dont l'assiette était définie selon la hauteur de la fortune et les revenus des chefs de famille. Instituée en 1858, prévoyant plusieurs catégories, elle était bien plus avantageuse que le système en vigueur dans le reste de l'Algérie. Le régime commun ne serait installé qu'en 1918. Renvoyant à une notion profane d'obligation ou de taxe, sans référence au Coran, ce terme renvoie au mode de pensée des Européens d'Algérie, et notamment des indigénophiles : il ne s'agissait pas de réveiller un sentiment religieux particulièrement et avantageusement tiède. Or, l'économie agraire kabyle reposant largement sur l'arboriculture fruitière et les oliveraies, une base simple et objective aurait pu justifier des impôts semblables aux impôts arabes. La politique fiscale ne cesserait de progresser en rationalité ; de même que l'émigration vers la France, l'exode rural ou la dépaysannisation, ce système imposé en Kabylie 60 ans avant le reste de l'Algérie, inocule des schèmes de pensée et habitus désenchantés par rapport aux modes et rapports de production traditionnels, proches de la rationalité instrumentale caractérisant le mode de production capitaliste92. c. La politique des centres municipaux93 Dès 1936, avec le Front Populaire, de hauts fonctionnaires indigénophiles considérèrent comme opportun de mener une réforme municipale en Algérie, qui hâterait la

90

Une enquête faite en 1923 en Grande et Petite Kabylies n'attesta l'existence de qanuns écrits que dans les villages du Massif Central et du Djurdjura. Cette enquête, peu scientifique, est en réalité surtout intéressante dans ce qu'elle implique de l'impressionnante permanence de la vivacité du « mythe kabyle » et de ses applications : les enquêteurs iraient jusqu'à codifier eux-mêmes les qanun d'après les témoignages des villageois, ces mises par écrit étant donc loin d'être le résultat d’une entreprise spontanée de ces derniers. Voir MAHE, Alain, op. cit., p. 308 91 ibid., pp. 218-225 92 Sur la politique fiscale en Kabylie, voir notamment MAHE, Alain, op. cit., pp. 212-225 93 Cet aspect de la « politique berbère » est abordé de manière totalement inédite dans la thèse d'Alain Mahé. MAHE, Alain, op. cit., pp. 390-413 37

francisation de l'administration locale algérienne. Mais ainsi que l'exprime le rédacteur du premier projet de loi94, les motivations de ce dernier en furent plus spécifiques : il s'agissait de reconnaître juridiquement un « état de fait », les vigoureuses traditions municipales des villages de Grande Kabylie. Le Centre des Hautes Études d'Administration Musulmane (CHEAM), créé par Robert Montagne en 1936, serait l'un des hauts lieux de discussion de la réforme ; les responsables des circonscriptions y rendirent compte de leurs observations sociologiques. À l'instigation des intervenants (l'instruction en pays arabe ayant, par exemple, été qualifiée de « terriblement difficile » par l'un d'entre eux), R. Montagne prit acte de la différence entre le pays arabe et le pays berbère95 mais attira d'emblée l'attention sur le danger d'une réforme explicitement séparatiste : « Les partis berbères d'opposition et les Arabes nous reprocheraient de faire une politique de division » ; on érigerait donc quelques centres en pays arabes, mais très peu, dans des régions éloignées des zones de peuplement européen, et sans aucune base scientifique, contrairement aux centres érigés en pays kabyle. La loi de 1937 fut très proche du régime communal français de 1884, une quarantaine d'articles de la loi sur les centres reproduisant exactement ceux qui régissaient le fonctionnement des communes françaises depuis le 5 avril de cette même année. Après l'échec d'une première tentative basée sur le douar (et donc la tribu, les délimitations effectuées en Kabylie pour l'érection de douars correspondant plus que partout ailleurs à celles-ci96), une seconde serait menée sur celle du village et de son assemblée. Et l'administrateur de la Commune mixte de Fort-National de l'époque de souligner la vigueur de l'esprit civique au niveau des villages kabyles et son absence dans les 3 douars qui avaient été érigés en zone arabophone97 ; il aurait même reçu une requête de la djemâ'a du douar des Aït Yenni demandant spontanément la constitution de leur circonscription en centre municipal. Après une interruption liée au second conflit mondial, une seconde loi serait mise en œuvre en 1945. De même que, selon Fanny Colonna, les choix de villages destinés à la scolarisation faits par Émile Masqueray avaient été tout à fait pertinents du point de vue des situations locales98, il en fut de même des villages choisis pour disposer de franchises

94

VIARD Émile Paul, Les centres municipaux dans les communes mixtes d'Algérie, Paris, Sirey, 1939, p. 13 Procès verbal de la conférence du CHEAM du 31 mai 1937, non paginé 96 MAHE, Alain, op. cit., p. 229 ; cf. aussi p. 23 et p. 230 : le découpage réalisé par les administrateurs répondait à des réalités locales, notamment dans le Massif central, les tribus occupant des unités topographiques fermées : versant de montagne, groupe de collines, pâtés montagneux séparés par un dense réseau hydrographique. 97 MAHE Alain, op. cit., pp. 394-395 98 COLONNA, Fanny & BRAHIMI, Claud Haïm, « Du bon usage de la science coloniale », Le mal de voir. Ethnologie et orientalisme : politique et épistémologie, critique et autocritique (Cahiers Jussieu 2, Université de Paris VII, 1976, p. 237 95

38

municipales. Vigueur de la tradition municipale et degré de francisation, au regard des taux d'immigration et de scolarisation, furent les principaux critères. Une fois de plus, les inégalités seraient renforcés, puisque les deux critères se corroboraient, la tajmat étant en effet moribonde dans les zones rurales peu dynamiques économiquement et peu scolarisées. D'où le renforcement encore plus poussé du particularisme de certaines communes. Les centres communaux seraient encore davantage rapprochés des communes françaises, puisqu'un conseil municipal et un maire devraient être élus au suffrage universel. En 1954, 143 centres sur 156 avaient été érigés en Kabylie, dont 129 en Grande Kabylie. La commune mixte de Fort-National disparut pour laisser place à 85 centres municipaux. Ces centres, du fait de l'autonomie administrative qui leur était accordée, seraient le seul lieu possible de l'organisation d'élections démocratiques et sans fraude99 ; et la quasi inexistence de l'abstention lors des élections de renouvellement des équipes municipales des centres témoignerait de l'exaltation des habitants à leur propos. La tajmat, pendant 12 ans, avait été promue à la légalité républicaine ; car comme pendant toute la période coloniale, c'est la tajmat occulte qui continuerait de représenter l'autorité réelle, le centre se confondant même parfois avec elle. Les centres municipaux, à l'inverse des attentes coloniales, seraient cependant un lieu de particulière concentration et de radicalité du nationalisme (cf. infra).

D. Le Kabyle, éternel résistant, en première ligne de la lutte pour l’indépendance: honneur, émigration, scolarisation 1. La politique de scolarisation « Secouer le fond de leur conscience, atteindre les sources de leur vie mentale » Rapport du directeur de l'École Normale de la Bouzaréah au recteur de l'Académie d'Alger, 1923100

a. La scolarisation, transposition d'un idéal républicain en milieu colonial L'avènement de la IIIe République signifia donner réalité aux idéaux les plus généreux des partisans du régime civil, à savoir avant tout l'assimilation, notamment via la scolarisation en français. Cette scolarisation serait l'objet d'une mobilisation exceptionnelle ; puisque ce projet faisant l'objet d'une opposition violente des colons, qui dénoncèrent une politique coûteuse formant des déclassés, des mécontents, en somme une main d'œuvre peu docile susceptible de se révolter contre la domination française, l'État français comprit qu'il ne

99

D'où la remarque d'Alain Mahé, op. cit., p. 404, note 3 : « C'est […] le seul cas, dans l'histoire de l'Algérie coloniale, pour lequel un politologue ou un sociologue pourrait faire de la sociologie électorale ». 100 Cité par COLONNA, Fanny, Instituteurs algériens 1883-1939, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1975, p. 142 39

parviendrait à la mettre en œuvre qu'en assumant lui-même l'entreprise101. C'est une équipe restreinte de républicains laïcistes militants de l'entourage de Jules Ferry102, du ministère de l'enseignement (Ismaël Urbain, Paul Bourde, Alfred Rambaud) qui prendrait en charge, financièrement et dans sa mise en pratique, cette scolarisation. La réelle mise en place de la scolarisation en Algérie, faisant suite à un certain nombre de projets qui n'eurent jamais la même cohérence et la même efficacité (ainsi celui des écoles arabes-françaises du décret du 6 août 1850), eut lieu entre 1883 (décret du 13 février) et 1898. En 1882, il a 3 200 indigènes scolarisés dans 23 écoles ; en 1901, et après la relance liée au décret du 18 octobre 1892, qui suit l'enquête de la commission sénatoriale dite « des XVIII », on comptait près de 25 300 élèves, 228 écoles et 427 classes « spéciales » ainsi que 474 classes indigènes annexées à des écoles d'Européens103. Outre un changement quantitatif, cette réforme supposait une différence de vue radicale par rapport aux mesures antérieures ; on renonça en effet totalement à l'enseignement mixte pour scolariser complètement en français. Les républicains étaient persuadés de l'opportunité d'imposer un régime scolaire semblable à celui de la métropole, s'écartant le plus possible de l'enseignement traditionnel, là où les officiers des Bureaux arabes avaient toujours fait preuve d'une prudence circonspecte à cet égard. L'immense succès de cette politique en France leur fit croire à la profonde légitimité de sa transposition dans la colonie. Contrairement aux politiques antérieures, la nouvelle politique scolaire ne souhaitait faire aucune concession à la culture et aux valeurs traditionnelles. La réforme fut aussi uniformisatrice qu'elle l’avait été en France : de même que la Révolution avait fait peu de cas des cultures locales104, achevant l'œuvre de centralisation commencée par l'Ancien Régime, on prendrait prétexte de la décrépitude du système d'enseignement traditionnel pour appliquer une politique unique, comme devant un

101

La perception de cette opposition entre républicains et colons par les Kabyles, qui seraient les premiers concernés par cette politique, contribuerait d'ailleurs largement à vaincre leurs résistances à la scolarisation, et l'institution scolaire serait de plus en plus perçue comme indépendante du système colonial. Cf. COLONNA, Fanny, op. cit., p. 38 : « L'école coloniale doit sans doute davantage sa réussite au fait d'avoir été imposée par Paris contre la volonté des colons, qu'à celui de favoriser l'intégration dans le secteur moderne ». 102 Qui ne cacha nullement son mépris pour les colons : « Le colon algérien […] est particulariste, il ne demande pas mieux que d'exploiter l'indigène et la métropole » ; cité par AGERON, Charles-Robert, « Jules Ferry et la question algérienne en 1892 », Revue d'histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1963, p. 131 103 COLONNA Fanny, op. cit., 16. Mais si l'on peut parler de « miracle scolaire », eu égard aux résistances très fortes que suscita cette politique, son impact sera finalement « dérisoire » En 1936, 2,1% des Algériens (hommes) savent écrire le français (ibid., p. 56). Au conseil de révision de 1938, 4,4% des conscrits européens sont analphabètes, contre 78,4% des indigènes. En 1954 enfin, 15% de la population indigène sont scolarisés (ibid., p. 50). 104 Qui pouvaient être aussi dynamique que la culture bretonne, basque ou flamande ; sur le caractère colonial de l'école en France même et les parallèles entre entreprise scolarisatrice métropolitaine et algérienne : COLONNA, Fanny, op. cit., pp. 64-70 40

vide culturel105. De fait, le système d'enseignement traditionnel s'est effondré dans le dernier quart du XIXe siècle, du fait de la confiscation des biens de mainmorte (habous) déjà évoquée, de la destruction de nombreuses écoles et de la fuite des lettrés. Les zaouïa, quand elles n'avaient pas été détruites, se replièrent sur elles-mêmes et ne suscitèrent guère de vocations de tolba, le seul débouché semblant être l'enseignement ; les fonctions juridiques et la cléricature étaient aux mains du pouvoir. Les républicains bénéficièrent en outre de la période la plus assimilatrice de l'Algérie coloniale : les grands services algériens étaient directement rattachés aux ministères correspondants à Paris, le rôle du gouverneur général étant alors considérablement réduit. Cette politique, cohérente, fut profondément destructrice : morcellement de la propriété indigène et effondrement conséquent de l'ordre tribal, relégation de la justice traditionnelle, lutte contre les zaouïa, mise en place d'un « clergé officiel ». La société dominée était émiettée, désorganisée, et avait perdu son support économique et social, le régime foncier et l'aristocratie106. b. Le « miracle kabyle »

Sur cette carte indiquant l’implantation des écoles indigènes par commune en 1932, l’importance de la scolarisation par rapport au reste du pays est très claire Source : COLONNA, Fanny, Instituteurs algériens 1883-1939, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1975, pp. 200-201 105

Alors qu'une autre politique, qui fut celle du duc d'Aumale quand il voulut restaurer l'enseignement traditionnel en le rénovant de l'intérieur, était par ailleurs possible. 106 Cf. AGERON, Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 1964, pp. 4571 41

La Kabylie serait la région la plus touchée par cette politique de scolarisation. Elle avait déjà été l'objet d'une grande sollicitude en matière scolaire avant Ferry : les Jésuites puis les Pères Blancs (cf. supra). En outre, les missionnaires portèrent leur effort dans les mêmes villages du Massif central que Ferry ; cette précocité faciliterait la réussite de celle menée par les lois Ferry, et vaincrait en partie les résistances locales initiales. La scolarisation de la Kabylie fut lancée en octobre 1880. En 1883, le système scolaire imposé qui avait d'abord été refusé en Algérie, ne le fut pas en Kabylie107 où l'on comptait dans les communes entourant le Djurdjura entre 48 (Tizi-Ouzou) et 53 (Alger) élèves par classe108. En 1892, dans le département d'Alger, l'arrondissement de Tizi-Ouzou possédait 22,7% des classes pour 8,9% de la population, celui d'Orléansville 2,5% des classes pour 3,6% de la population. Le caractère groupé des zones d'habitat berbérophone favorisa cette scolarisation plus intense et précoce. Émile Masqueray, spécialiste du monde berbère, avait choisi les villages d'accueil des écoles. En 1883, la première promotion de 8 élèves kabyles était reçue au certificat d'études ; en 1884, les 6 écoles de Kabylie accueillaient 600 élèves, 800 en 1885 ; les espoirs suscités chez les indigénophiles furent énormes. On insista pour un recrutement d'instituteurs très sévère, qui obtiendraient une prime s'ils connaissaient la langue kabyle. Ces derniers suscitèrent de nombreuses vocations chez leurs élèves : de 1883 à 1906, la seule école de Taourirt Mimoun, dans le Massif central, envoya 56 élèves-maîtres au cours normal, puis à l'École Normale de la Bouzaréah. La Kabylie, en 1930, avait fourni à l'Algérie coloniale 550 instituteurs109. La loi Ferry déléguait aux communes algériennes la gestion de la scolarisation républicaine, ce qui accentua la différence déjà évoquée entre communes mixtes et communes de plein exercice. Au sein même de ces communes mixtes, ce sont les zones les plus peuplées et au système économique traditionnel le plus dynamique qui furent davantage concernées : communes mixtes de Fort-National et du Djurdjura, les tribus à forte tradition commerciale des Aït Yenni et des Aït Abbès dans la vallée de la Soummam. Au final, seuls le Massif central kabyle et des zones très circonscrites de la vallée de la Soummam ont fait l'objet d'une scolarisation intensive et précoce. Déjà, en 1892, l'obligation scolaire posée en principe en 1883 avait été restreinte à quelques douars de Kabylie110. En 1950, la commune mixte de FortNational comptait 77 classes, celle du Djurdjura 46. Pour ce qui est des autres régions 107

Ce qui ne permet cependant pas de tomber dans la légende de débuts aisés, même dans les tribus destinées à fournir le plus d'élèves au cours normal de la Bouzaréah, comme les Aït Yenni ; voir COLONNA, Fanny, op. cit., p. 28 108 Ibid., p. 26 109 MAHE, Alain, op. cit., p. 265, note 5 110 COLONNA, Fanny, op. cit., p. 17 42

berbérophones, l'Aurès et le M'zab furent l'objet de politiques comparables. L'on put avoir une classe pour 5 à 6 000 habitants dans la commune de Ghardaïa (alors qu'Alger en comptait une pour 27 000, Bône 1 pour 40 000). Mais au M'zab notamment, l'effort scolaire ralentit fortement, le territoire de Ghardaïa qui bénéficiait de 12,5% des classes en 1892 (en deuxième position après celui de Tizi-Ouzou et avant celui de Bougie) n'en recevant plus que 3,4% en 1932 ; les écoles y furent très peu fréquentées et « sans rendement »111. La communauté ibadite du M'zab possèdait en effet un système scolaire propre que la colonisation n'a pas atteint112. L'investissement scolaire fut comme tout investissement soumis aux lois du marché, en l’occurrence l'état local du marché de l'instruction, même si cet investissement était à l'origine forcé ; car l'investissement scolaire constitua avant tout un renoncement : « c'est une société appauvrie et menacée qui tente de survivre »113. Or les chiffres montrent qu'à l'évidence l'offre fut bien plus importante en Kabylie que dans le reste de l'Algérie. D'autre part, l'absence de concurrence de la part de la culture arabe, exceptionnelle en Algérie, qui existe dans certaines tribus comme les Aït Yenni, où les enfants des lignages laïques étaient systématiquement écartés de l'enseignement coranique, ne peut être étranger au succès de l'école française dans cette tribu114. La situation économique de certaines tribus joua un rôle semblable : la prospérité économique relative des mêmes Aït Yenni, du fait qu'ils étaient une tribu d'armuriers et d'orfèvres en fit la « tribu-lumière » ; chez les Aït Iraten, la terre était plus riche et moins rare, d'où des terres de propriétés plus grandes en moyenne qu'ailleurs. En outre, le groupe kabyle est peu hiérarchisé, très intégré, les villages sont un milieu de forte interconnaissance, et les modèles s'y diffusent d'autant mieux qu'ils sont introduits par les notables, pouvant donner lieu à des joutes et surenchères entre groupes adverses, dans la logique du prestige et de l'honneur115. Les familles qui se trouvaient en haut de l'échelle sociale, investissant le cours normal, déclenchaient l'innovation, instituant un comportement nouveau. L'effet d'entrainement créait ainsi chez des sujets moins favorisés la représentation d'une probabilité objective de réussite, même si cet effet de démonstration franchit rarement les limites de la tribu. Guerre, émigration, entre autres, montrèrent l'avantage que constituait

111

COLONNA, Fanny, op. cit., p. 107 ibid., p. 108, note 20 113 ibid., p. 121 114 Fanny Colonna parle dans son analyse sociologique de « l'absence de concurrence de la part de la culture arabe » en commentant cette affirmation de la parenthèse suivante : « ce qui est le cas de certaines tribus kabyles » (op. cit., p. 90). 115 ibid., p. 109 ; sur le rôle du contexte économique et social de la Kabylie dans le succès de sa scolarisation, voir le chapitre de l'étude de Colonna dont l'intitulé est resté célèbre, « Le miracle kabyle », pp. 103-117 112

43

le fait d'être scolarisé d'un point de vue économique et des possibilités d'avancement social qu'il représentait116. En outre, c'est la proximité avec la culture dominante qui déterminait, outre une origine sociale, l'entrée au prestigieux cours normal d’instituteurs de la Bouzaréah et la réussite en son sein. C'est le fait d'avoir été dans des agglomérations comportant davantage d'Européens que d'indigènes, et d'avoir suivi un cursus scolaire proche de celui d'un bon élève d'origine européenne, qui conditionnait la possibilité d'être un « excellent » maitre selon les jugements de sortie117. Or « si tous les ruraux sont loin de la société dominante, et s'ils en sont d'ailleurs de plus en plus loin, à mesure que progresse la colonisation, il existe au moins une zone rurale dont la société dominante cherche, à la fin du XIXe siècle, à se rapprocher par l'école, c'est la Kabylie »118. 89% des élèves-maîtres d'origine rurale étaient aussi d'origine kabyle, 471 ruraux sur 526 originaires des arrondissements de Tizi-Ouzou (405) et de Bougie (66)112. Ils furent même majoritairement originaires des Aït Yenni, surtout du village de Taourirt-Mimoun, dont l'école envoya au cours normal 56 élèves-maîtres de 1883 à 1906, des Aït Iraten et surtout de Tizi-Rached et de Djema Saharidj (tribu des Aït Fraoucen). À Batna, on a en moyenne un normalien pour 22 000 habitants, à Guelma 1 pour 26 000 ; à TiziOuzou, 1 pour 1 000. Les Kabyles n'ont pas eu de proximité directe avec les Européens dans le sens où ils vécurent quotidiennement avec eux, au contraire, nous l'avons vu. En revanche, l'ensemble des phénomènes qu'a connu la Kabylie et que nous avons décrits correspondent bien à ces facteurs qui selon Colonna peuvent générer un « ensemble de modifications dans l'attitude vis-à-vis de la société coloniale et de l'économie moderne »119, qui suscitèrent de fait une plus grande proximité avec ces dernières. La Kabylie, nous l'avons vu, ne fut pas concernée par les grandes lois foncières. Elle subit très fortement le contrecoup de la paupérisation du monde rural amorcée en 1900, mais conserva une certaine marge d'innovation du moins pour ses parties les moins défavorisées. Si elle avait été davantage épargnée, la société paysanne kabyle n'aurait jamais remis en question son organisation traditionnelle et en particulier son rapport privilégié à la terre120. La paupérisation relative fut suffisante pour remettre en cause l'ordre traditionnel, les grandes familles ne pouvant plus nourrir tous leurs fils dans un futur proche, mais assez limitée dans certaines tribus pour 116

Qu'il suffise de mentionner le fait que la possession du certificat d'études français permettait d'être soustrait à la juridiction d'exception imposée par le régime de l'indigénat, et donnait droit à un certain nombre de prérogatives après la loi de Clémenceau de 1919. COLONNA, Fanny, op. cit., p. 56 117 ibid., pp. 154-155 118 ibid., p. 106 119 ibid., p. 101 120 ibid., p. 112 44

permettre l'innovation et le projet. c. Priorité de la moralité, totalitarisme de l'endoctrinement : des effets paradoxaux Certes, la volonté première de l'école française en Algérie fut de « civiliser sans déclasser », selon le titre de l'un des sous-chapitres de l'ouvrage de référence de Fanny Colonna. Il ne s'est pas agi de favoriser la mobilité sociale, mais de « stabiliser, [de] fixer au sol des paysans instruits » qui devaient avant tout « rester eux-mêmes », débarrassant leur esprit de leur fanatisme arriéré121. La majorité des indigènes qui passèrent par l'école française retournèrent au travail de la terre et aux métiers manuels122. Mais la pénétration des valeurs occidentales fut profonde, et ce d’autant plus qu'elle correspondait en réalité à l'ambition principale de l'école : la civilisation123 ; c'est la « règle cachée »124 de la scolarisation française. Il s'agissait de « modifier profondément leurs sentiments, leurs idées et même leurs mœurs »125, « d'un mouvement profond par lequel l'âme tout entière, se tournant dans une direction toute nouvelle, change de position, d'assiette, et modifie par suite son point de vue sur le monde »126. « Acculturation contrôlée », par l'instruction, et « acculturation diffuse », par le contact avec les Européens, devaient être savamment mêlés afin d'atteindre ce but. Face au marabout, le maître devait montrer la puissance de la raison et de la science. Au cours normal, il était strictement interdit de parler religion aux élèves, mais l'on prit garde à ne pas exciter les « susceptibilités musulmanes » en respectant un minimum de principes : port du sarouel ou de la chéchia, non consommation de porc ni d'alcool, respect du jeûne du Ramadan . Il s'agit de créer une « élite intellectuelle capable de répandre nos idées de justice et de progrès »127, achevant de briser la tradition, sapant la confiance de la communauté en

121

« Comparé à son père ignorant, illettré, qui ne quittait son métier que pour la natte où il s'abandonnait à des rêveries contemplatives entrecoupées de génuflexions fanatiques, il offre un individu alerte, conscient des nécessités de la vie, qui a mis au deuxième plan de ses préoccupations l'esprit maraboutique et religieux un peu farouche de ses pères. […] Le but poursuivi par l'École nous paraît donc pleinement atteint » (« Les écoles de Kalâa »), Bulletin de l'enseignement des indigènes, 1929, pp. 35-37, cité par COLONNA, Fanny, op. cit., p. 57 122 Permanence apparente qu'il s'agit néanmoins de relativiser, même si c'est surtout le discours de l'école sur ellemême qui nous intéresse ici. Ainsi Alain MAHE critiquant C.-R. Ageron (Histoire de la Grande Kabylie, op. cit, p. 303) : sur 13 501 anciens élèves de Grande Kabylie en 1910, 252 avaient continué leurs études au-delà du certificat, 8 402 étaient restés cultivateurs, 1 727 artisans, 1 670 colporteurs ou commerçants, comme leurs parents. Mais si le père d'un individu déclaré colporteur ou commerçant pouvait avoir vendu quelques marchandises de mauvaise qualité sur les sentiers d’Algérie, tandis que son fils lui pouvait désormais posséder plusieurs boutiques et succursales à Alger ou un café à Paris. 123 Sur l'objectif civilisateur de l'école coloniale, cf. COLONNA, Fanny, op. cit., pp. 59-63 124 ibid., « La règle cachée », pp. 162-170 125 Bulletin de l'enseignement des indigènes, 1895, p. 140, cité par COLONNA, Fanny, op. cit., p. 61 126 DURKHEIM, Émile, L'évolution pédagogique en France, Paris, Presses Universitaires de France, Paris, 2e édition, pp. 37-39, cité par COLONNA, Fanny, op. cit., p.147 127 Charles Jonnart, gouverneur général, en 1908, cité par AGERON, Charles-Robert, Les Algériens musulmans et la France, p. 940 45

elle-même128. Une institution « totalitaire »129 comme le cours normal de la Bouzaréah (où l'on retrouvera constamment une majorité d'élèves kabyles), cours doté du plus grand prestige de la colonie, laisse imaginer à quel point l'école était pensé comme un lieu d'acculturation totale. La discipline, explicitement inspirée de la vie de couvent, particulière du cours faisait qu'une absence totale de temps libre accroissait l'emprise de l'institution sur les esprits et les corps. Même sur les mauvais élèves, éliminés après une scolarité complète, l'effet d'homogénéisation poussa à adhérer aux valeurs ultimes de l'école130. Les normaliens gardèrent d'ailleurs des souvenirs idylliques de leur scolarité131. L'endoctrinement y était total, car l'enseignement était totalement francophone : mise à part une initiation purement linguistique à l'arabe et au berbère, et plus tard une initiation aux cultures traditionnelles vues à travers le prisme de l'ethnologie coloniale, le contenu de l'enseignement était totalement francophone et francisant. La différence entre Européens et indigènes était cependant fortement et volontairement marquée132. L'excellence réside dans une juste distance entre la culture traditionnelle et la culture dominante ; il y a une limite à ne pas franchir sur la voie de l'acculturation. Soit l'on « reste arabe » (ou kabyle), autrement dit arriéré, soit l'on « se prend pour un français » et l'on est déraciné. La sur-scolarisation eut un premier coup d'arrêt au milieu des années 1920, le rythme de construction des écoles s'alignant alors sur la moyenne nationale ; mais la Kabylie eut toujours une longueur d'avance sur le reste du pays, et les centres municipaux érigés entre 1945 et 1956 reprendraient cette politique. Une bourgeoisie commerçante, ayant su profiter de son capital scolaire en français, émergea ; mais surtout des élites culturelles, dont la place fut forte dans le mouvement associatif, la presse et les mouvements politiques de la période. Ils se retrouvèrent dans le mouvement Jeune Algérien, défendant les idéaux républicains et laïcistes, et la promotion de la culture française et des « Lumières ». Cette scolarisation intensive fit que la Kabylie était la seule région rurale d'Algérie où les élites culturelles étaient en rapport avec le reste de la population : se diffusèrent donc massivement les idées nouvelles

128

COLONNA, Fanny, op. cit., p. 83 ibid., p. 131 130 ibid., p. 172 131 ibid., pp. 178-179 132 Les indigènes dormaient dans des dortoirs, les Européens dans des chambres individuelles ; mangaient dans des assiettes en faïence sur des chaises individuelles, les indigènes dans des assiettes en métal, sur des bancs pour quatre personnes. L'uniforme des élèves-maîtres indigènes évoquait explicitement celui des tirailleurs ou des zouaves. La première revendication des élèves-maîtres indigènes, en 1924, serait que l'on cesse de les tutoyer. COLONNA, Fanny, op . cit., pp. 132-133 129

46

et une culture politique moderne : c'est le « bond de mille ans »133. La scolarisation portait en elle-même son propre risque, totalement contradictoire à ses visées initiales dont elle savait d'ailleurs elle-même qu'elles ne correspondaient qu'à un idéal. Les manuels scolaires, saturés de clichés du « mythe kabyle » et présentant aux Kabyles leur propre société et non simplement celle des ancêtres Gaulois134, montrent la prégnance de ce mythe dans les milieux indigénophiles, qui n'avait pas manqué d'affecter les représentations que se faisaient les Kabyles de leur société, de leur histoire, de leur propre identité ; d'autant plus que les élèves apprenaient à l'époque ces leçons par cœur. De fait, l'on retrouve de nombreux aspects de ce mythe dans l'expression écrite des Kabyles, et notamment dans les œuvres militantes de nationalistes originaires de la région, dont l'analyse constituera une grande partie de notre travail. La reprise de certains mythèmes contribua au narcissisme de la société kabyle sur sa propre culture ; d'une production littéraire et poétique d'expression orale, l'on passa à une transcription de celle-ci puis à l'écriture d'œuvres propres, passage qui eut d'importantes conséquences dans le processus d'individuation de la société kabyle et qui fut introduit par la scolarisation en français135.

2. Précocité, intensité et conséquences de l'émigration kabyle « C'est aux colonies que se révèle le secret du capitalisme » Karl Marx, Le Capital, tome III, chapitre XXIII

L'importance traditionnelle de l'économie marchande en Kabylie fit partie de ces réalités sociologiques déformées par le « mythe kabyle ». L'économie de la Kabylie est en effet tout à fait atypique pour une région rurale136. Le commerce et l'industrie y ont toujours pris une place importante dans l'économie traditionnelle, du fait de la densité démographique et de l’exiguïté des terres cultivables de la région. Les industries locales s'effondrant sous les mécanismes économiques coloniaux, la précocité, l'intensité exceptionnelle de l'émigration ouvrière dans la région ont rapidement pallié cet effondrement et procuré d'importantes ressources monétaires exacerbant la particularité de l'économie kabyle. La stricte sédentarité des Kabyles et le relatif dynamisme économique de la région, leurs traditions commerçantes et artisanales ont rendu l'émigration précoce ; jusqu'à la fin des 133

IBAZIZEN, Augustin, Le pont de Bereq' mouch ou le bond de mille ans, Éditions Syros, Paris, 1978 Ainsi dans Enseignement primaire supérieur. La France et ses colonies, 3e année, de L. Gallouedec et F. Maurette, 1922, peut-on lire : « L'élément indigène [de la population de l'Algérie] comprend surtout : 1° Des Kabyles ou Berbères, actifs, industrieux... 2° Des Arabes, indolents et fatalistes... ». Cité par MAHE, Alain, op. cit., p. 278 135 Sur ce processus d'individuation et d'octroi d'une nouvelle réflexivité induits par le passage d'une littérature orale, anonyme à une littérature écrite, individuelle, voir MAHE, Alain, op. cit., pp. 302-309 136 MAHE, Alain, op. cit., pp. 24-39, « Géographie économique de la Grande Kabylie » 134

47

années 1920, l'émigration algérienne fut aux trois quarts composée de Kabyles. L'ancienneté du colportage et du commerce sur de longues distances aida les Kabyles à envisager l'émigration ; de plus, la maîtrise pratique de nombreux savoir-faire résultant de leurs traditions artisanales constitua un précieux atout, facilitant l'apprentissage du travail d'atelier et d'usine137. La crise massive de l'économie agraire suite aux séquestres de 1871 et à la répression militaire, l'interdiction de fabriquer des armes, secteur florissant de l'industrie kabyle, le rigoureux code forestier contre le travail du bois, entre autres, précipiteraient cette émigration. Une grande partie du monde rural de l'Algérie de l'époque était alors peuplée de nomades, semi-nomades ou agriculteurs éleveurs transhumants pour lesquels le projet migratoire était difficilement concevable. En outre, si des réseaux d'entraide pouvaient pallier l'absence du chef de famille dans de tels cadres socio-économiques, le Kabyle émigré, souvent délégué par le groupe, avait lui toujours l'assurance que sa famille restait sous le regard d'un ascendant ou d'un parent138. Le premier contingent d'ouvriers indigènes fut envoyé en France en 1906, afin de remplacer des ouvriers italiens en grève dans une savonnerie de Marseille. En 1908, on trouve des Kabyles dans les mines du Nord, tous de Grande Kabylie. Les premiers contingents d'émigrés kabyles furent envoyés par l'administration ; ils fournissaient alors une main d'œuvre malléable, peu regardante sur la législation du travail. Mais vite, ils entreprirent le voyage de leur propre chef ; ils s'affranchirent rapidement du contrôle de l'administration coloniale visant à réglementer l'émigration, parfois aidés en cela par certains administrateurs kabylophiles139. À la veille de la Première Guerre mondiale, il y avait déjà entre 10 000 et 15 000 Kabyles en France ; en 1930, 120 000 Kabyles résidaient de façon permanente en France depuis 1914, dont 60 000 au moins à Paris. En 1948, l'émigration était encore pour plus de la moitié un fait berbère, alors que les Berbères ne représentaient que 17% de la population totale. Le « mythe kabyle » les accompagna ; avant d'être trop politisés, leur endurance et leur ardeur au travail140 furent réputées. Les brochures à l'usage des industriels célèbraient la

137

Sur l'industrie et le commerce kabyles, cf. MAHE, op. cit., pp. 29-35 MAHE, Alain, op. cit., p. 293 139 En 1881, le gouvernement d'Alger considéra que les autorisations de voyager et de commercer étaient accordées en trop grand nombre en Kabylie ; les administrateurs de la région, notamment des communes mixtes Fort-National (Camille Sabatier) et du Djurdjura (les deux communes mixtes qui seront les plus concernées par l'émigration), intervenant pour montrer la nécessité économique du colportage en Kabylie, eurent gain de cause. MAHE, Alain, op. cit., p. 248 140 Leur intégration au milieu ouvrier serait telle qu'ils seraient perçus comme ayant assimilé la paresse des ouvriers français : Paul Vigo, en 1952, dans Le problème de l'émigration dans la vallée de l'Oued Sahel, commune mixte d'Akbou, rapporte que certains de ses administrés lui auraient dit lors de leur départ en France qu'ils « allaient travailler au chômage »... 138

48

robustesse des Kabyles141. Les départements français commanditaient des recrutements collectifs de travailleurs agricoles ; en 1916, le ministère de l'armée et les représentants des entreprises réclamèrent au total 40 000 Kabyles au gouvernement d'Alger. Une fois leur politisation avancée, les industriels abandonnèrent cette bonne image ; et c'est dans les classes laborieuses françaises que bourgeonna le mythe, les Kabyles eux-mêmes commençant à intérioriser quelques uns de ses mythèmes. Néanmoins, en 1950 encore, Paul Vigo pouvait, dans L'émigration vue par les émigrants, appeler à donner aux Kabyles la priorité à l'embauche sur les étrangers. À cette date, l'émigration concernait alors 30,3% de la population active masculine des communautés villageoises, chiffre considérable. Les Kabyles furent également largement employés comme main d'œuvre dans les domaines coloniaux de la Mitidja : un des facteurs qui peut expliquer le « miracle » économique kabyle étant ainsi également que les Arabes furent tout simplement écartés par les employeurs français. Les Kabyles, notamment Igawawen (cf. supra) avaient été employés sur des terres prises à des Arabes dans la Mitidja dès 1846, alors que les Français ne commenceraient à employer des Arabes qu'en 1920. En outre, ne pouvant investir leur argent dans leur propre territoire, ils devinrent commissaires-priseurs pour des terres arabes, ce qui ne pouvait se faire qu'aux dépens des fellahs. D'où inévitablement une mauvaise perception de ces Kabyles, assimilés sans doute à des agents de la colonisation142. L'émigration accéléra la dépaysannisation des Kabyles, à la faveur de leur intégration dans le milieu ouvrier : le travail en usine était en effet bien mieux payé que les travaux agricoles ; dès 1915, on ne fera plus appel à eux pour ces travaux. Ils s'intégrèrent également profondément à la société française, ce que la multiplication des unions avec des Françaises souligne : dès la fin des années 1920, une enquête enregistrait 5 000 Kabyles vivant maritalement ou en union illégitime avec des Françaises143. Ces expériences conjugales contribuèrent largement à diffuser des modèles de genre de vie nouveaux, et notamment à accélérer le phénomène de nucléarisation de la famille, lié à celui de la multiplication des ruptures d'indivision des unités lignagères déjà évoquée. Dans les années 1935-1937 commencerait une émigration d'un autre type, l'émigration familiale. 141 MEYNIER, Gilbert, op. cit., p. 473, qui note également que c'est dans la correspondance des travailleurs kabyles que l'on trouve le plus d'impressions favorables sur le séjour en France ; il souligne à l'occasion la grande maîtrise de la langue française dans l'immigration kabyle. 142 C'est Marnia Lazreg qui émet cette hypothèse et évoque ces chiffres : LAZREG Marnia, « The Reproduction of Colonial Ideology : The Case of the Kabyle Berbers », Arab Studies Quarterly, vol. 5, n°4, automne 1983, p. 390. L'auteure cite cependant MORIZOT, Jean, L'Algérie kabylisée, Cahiers de l'Afrique et de l'Asie, VI, J. Peyronnet et Cie, 1962, p. 76. La perspective de Jean Morizot étant tout sauf objective (cf. infra), ces chiffres sont à prendre avec précaution. 143 MAHE, Alain, op. cit., p. 346

49

En métropole, ils investirent alors les mouvements syndicaux et politiques métropolitains ; leur retour au pays faciliterait la diffusion de ces idéaux modernes, d'autant plus aisée que la scolarisation y était intense (cf. supra), et c'est dans l'immigration kabyle que naquit le premier mouvement nationaliste inscrivant dans ses revendications l'indépendance de l'Algérie, l'Étoile Nord-Africaine. De l'autre côté de la Méditerranée, la politique de contrôle juridique des conflits d'honneur via le droit pénal des administrateurs de Kabylie, ainsi que la pénétration des bouleversements liés au contact avec la société française avaient en outre déjà fait de la région un terreau particulièrement favorable au nationalisme. En 1871, les contribuables récalcitrants ou démunis furent poussés par leur situation dans les maquis : se constituèrent alors les premières bandes de maquisards en Algérie, dont les actions tinrent en haleine l'opinion publique européenne. Ces « bandits d'honneur » ne disparaitraient jamais des maquis ; on en retrouve à l'origine des premières unités de l'Armée de Libération Nationale au début des années 1950. C'est néanmoins entre 1871 et le début du XXe siècle que le phénomène connut la plus grande ampleur, du fait de la violence inouïe et de la paupérisation extrême liée à la répression. L'honneur devint donc hors-la-loi ; ces bandits incarneraient, du fait du verrouillage et du dénuement de la société kabyle, la virilité et l'honneur, valeurs cardinales de la société kabyle, anticipant quelques-uns des aspects de l'honneur qui prévaudraient durant la guerre d'indépendance. D'autre part, ces bandits, de vastes battues étant organisées au début du XXe siècle, représentèrent un sujet majeur de la presse européenne, et constituèrent l'un des premiers facteurs de constitution d'une opinion publique kabyle, d'autant plus sensible que transformée par sa scolarisation précoce. Les nationalistes instrumentaliseraient ces bandits, les présentant comme les acteurs d'un banditisme social, ce qui n'était pas exactement le cas, pour parler de cette région pilote dans le nationalisme algérien que fut la Kabylie144. L'honneur gentilice ayant subi un processus de rationalisation, c'est le militantisme qui ferait apparaître de nouveaux types de fidélité, bousculant les antiques fraternités viriles des lignages. Les enjeux de l'honneur se seront déplacés et c'est bientôt le maquisard de l'Armée de Libération Nationale, durant la guerre d'indépendance, qui incarnerait « l'homme d'honneur ».

144

Sur l'honneur kabyle et le profond bouleversement des représentations lui étant liées du fait de la politique et de la présence coloniales, cf. notamment MAHE, Alain, op. cit., pp. 214-218 et 321-322. 50



II. HISTORIOGRAPHIE CRITIQUE DU « MYTHE KABYLE » DU MACHIAVELISME A LA PENSÉE SAUVAGE 

 51

Introduction Du fait de son caractère polémique, il nous paraît peu envisageable d'aborder la question de la perception de soi-même ou de l'autre comme berbère, sans éclaircissements quant à la nature même du « mythe kabyle »145. Jusqu'à aujourd'hui, un manque de perspectivisme historique a empêché sa dissolution totale, et un contexte traumatique (la nonreconnaissance voire la répression de la « berbérité » comme différence) l'a même sensiblement accentué. Perçu, depuis Charles-Robert Ageron, comme un système idéologique à visée instrumentaliste, le « mythe » n'a pas pu être appréhendé dans son entier puisque précisément, on ne l'a pensé que très tard comme « mythe » dans le sens entier de ce terme. Or si cette perception du Berbère n'était qu'idéologique, comment ne pas s'approprier, même en tant qu'historien, les bases de cette idéologie comme étant véridiques et scientifiquement fondées ? Et c'est effectivement ce qui s'est passé, ce jusqu'à nos jours, dans les écrits comme dans les discours. Car on ne construit pas une idéologie en vue d'une politique manipulatrice si les éléments qui doivent permettre une solide instrumentalisation ne sont que les purs fruits de l'imagination. Le « mythe kabyle » n'était pas le fruit d'une simple fantasmagorie : basé sur des données réelles, il en fut (il en est toujours) l'exagération. Mais pourquoi adopter une pensée si outrancière, si elle ne doit conduire à aucun résultat concret ? C'est que cette pensée, comme toute chose, endosse la forme qui est la sienne du fait d'un contexte : contexte épistémologique, contexte intellectuel, contexte politique, contexte artistique ; et que c'est en tant que telle, en tant qu'on peut l'analyser comme l'on analyserait un être à l'état sauvage, qu'il faut seulement considérer son appréhension. Adopter une distance critique par rapport à la profusion des discours nous semble, autrement, tout simplement impossible, comme semblerait presque l'être leur histoire.

A. Le « mythe kabyle » ou « vulgate algérienne » : une construction idéologique ? C'est à Charles-Robert Ageron, historien majeur de l'Algérie coloniale, que l'on doit l'expression de « mythe kabyle », et c'est par conséquent à lui que se réfèreront de manière presque systématique les auteurs qui composent notre historiographie. En tant que « rédacteur » de cette histoire, la théorisation de la « politique kabyle » de la France qui serait celle de C.-R. Ageron se verrait sensiblement affectée par le contexte de son écriture ; il fallut 145

En tant qu'il s'agit d'une expression, nous allons le voir, redevable à Charles-Robert Ageron, nous emploierons systématiquement des guillemets pour nous y référer. 52

en effet « rédiger » cette histoire au sens propre du terme, avant de pouvoir être historien, car l'Algérie sortant du giron français, contre un récit encore fortement teinté d'idéologie coloniale, une non-histoire en somme, dut être réalisé un retour à un « degré zéro » auquel correspond l'expression de positivisme. Un néo-positivisme urgent, dans un tel contexte, mais qui ne manquerait pas de faire pencher C.-R. Ageron vers un excès inverse et d'adopter par conséquent une perspective fort réductrice de ce que l'on appela après lui le « mythe kabyle ». Cette perspective ne se réduit pas, d'ailleurs, à l'œuvre de C.-R. Ageron, mais a connu un héritage qui s'est transmis si efficacement qu’il imprégna l’ensemble de notre historiographie jusqu'aux publications les plus récentes.

1. « Mythe kabyle » : paternité, sens précis et contexte historiographique d’une expression « Ce que l'on affirmait, à travers l'unité du monde berbère – de sa langue, de sa population– et de la résistance à la succession des envahisseurs, n'était rien d'autre que l'unité naturelle du domaine colonial français de l'Atlantique à la Tripolitaine. Il s'agissait, en quelque sorte, de prouver la Berbérie par le Berbère »146

a. Conséquences et persistance d’un contexte historiographique : l'histoire de l'Algérie, un « éternel retour » au conflit terminologique Si le conflit terminologique semble lié consubstantiellement à l'écriture de et au discours sur l'histoire, en tant que tel ou tel vocable, telle ou telle expression se doit d'approcher au plus près la « vérité » des faits, sans réveiller les douloureux conflits de mémoire, il l'est particulièrement quand il s'agit d'aborder l'Algérie coloniale. C'est il y a quinze ans à peine que la « guerre d'Algérie » devint « guerre » dans les textes officiels, alors que cette dénomination avait été proscrite en tant que dénonçant implicitement le conflit147 ; Sylvie Thénault, dans l'un des derniers ouvrages génériques abordant cette guerre, choisit de l'appeler « guerre d'indépendance algérienne » : « les Algériens devaient […] figurer dans ce livre et y trouver la place qui leur revient. […] Elle permet de substituer à l'interrogation de la viabilité de l'Algérie française – ah ! Si les gouvernements avaient osé la réformer ! - le constat de son impossibilité »148 ; enfin, ainsi que l'indiquent les directeurs de publication de la

146

BOËTSCH Gilles & FERRIE Jean-Noël, « Le paradigme berbère : approche de la logique classificatoire des anthropologues français du XIXe siècle », Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris, t. 1, n°3-4, 1989, p. 260 147 Loi n°99-882 du 18 octobre 1999, qui substitue l'expression à celle consacrée d' « opération effectuées en Afrique du Nord » celle « d'Algérie ou des combats en Tunisie ou au Maroc » au sein des articles du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre et du code de la mutualité qui traitaient des avantages octroyés aux personnes qui participèrent à ces conflits. 148 THENAULT, Sylvie, Histoire de la guerre d'indépendance algérienne, Paris, Flammarion, « Champs histoire », 53

récente Histoire de l'Algérie à la période coloniale, il s’est agi par un tel titre consensuellement choisi par ses différents directeurs de publication d'indiquer une volonté « de reconnaissance réciproque et de mise à distance d'un passé conflictuel »149. « Aucun historien […] n'a davantage contribué à secouer la bonne conscience coloniale et la conscience citoyenne endormie des Français »150. Face à une histoire « nostalgérienne », il s'est agi pour C.-R. Ageron d'établir scientifiquement ces faits qu'il exposa au travers d'un nombre considérable d'ouvrages et articles ; importance numérique d'emblée révélatrice d'un certain contexte. Car ces faits n'ayant précisément pas été établis, l'œuvre de cet historien s'inscrivit en plein dans cette « décolonisation » de l'histoire qui caractériserait le discours historique sur les colonies durant une période qui connut son terme à la fin des années 1970. L'accusation d'une persistante mise en avant de la positivité de la politique coloniale en Algérie fut à l'origine de sa première thèse151, dont le titre à lui-même était lourd de signification : Les Algériens Musulmans et la France (1871-1919), défendue en 1968 et qui avait été dirigée par une autre grande figure de l'histoire de l'Afrique du Nord coloniale, Charles-André Julien. Cet engagement actif pris par C.-R. Ageron lors d'une campagne d'information de la presse française menée afin de dévier les rumeurs dominante de la normalité colonialiste lors des premières années de la guerre d'Algérie152, il la poursuivrait donc en quelque sorte en l'inscrivant dans le temps long de l'histoire : ce sera son combat contre la « Vulgate algérienne »153. « Il s'agit des Algériens, nom auquel les autochtones aspirent, et non d'indigènes. [ …] Le sujet, c'est la condition et le sort des Algériens face aux lois et aux mesures prises par l'administration coloniale »154. Afin d'établir cette condition, ce sort, C.-R. Ageron explore avec une ambition d'exhaustivité assumée, afin de mener à bien son entreprise d'établissement

2012, p. 15 149 BOUCHENE, Abderrahmane, PEYROULOU, Jean-Pierre, SIARI-TENGOUR, Ouanassa [et al.] (dir.), Histoire de l'Algérie à la période coloniale (1830-1962), Paris, La Découverte, Alger, Éditions Barzakh, 2012 150 Gilbert MEYNIER, préface de AGERON, Charles-Robert, Les Algériens musulmans et la France, Bouchène, 2005, pp. VIII-IX 151 Sa thèse « secondaire » portant sur le gouvernement du général Berthezène à Alger, dans la même perspective de démenti des perspectives colonialistes sur cette période, notamment exprimées dans un ouvrage de l'universitaire colonial oranais Victor Demontès en 1923. S'il voulut critiquer cette histoire idéologique, CharlesRobert Ageron n'en fut pas moins considéré comme un « libéraliste colonial », et son œuvre vue comme une histoire des occasions manquées par la colonisation pour se réformer et garantir sainement sa continuation. 152 Nommé à Alger après avoir été reçu à l'agrégation d'histoire, en 1947, il y enseignerait jusqu'à la « bataille d'Alger » en 1957. 153 Par exemple, AGERON Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », Revue historique, T. 223 Fasc. 2, Presses Universitaires de France, 1960, pp. 311-352, p. 311 154 KADDACHE Mahfoud, « En guise de clôture », in La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, Actes du colloque en l’honneur de Charles-Robert Ageron, Sorbonne, 23, 24, 25 novembre 2000, Paris, Société Française d’Histoire d’Outre-Mer, 2000, p. 681 54

rigoureux des faits, les archives de la colonie, s'inscrivant dans une perspective nettement néo-positiviste, contraire à cette histoire moins « naïve » qu'avait promue Lucien Febvre quand il dénonçait précisément ces Archives comme des « greniers à faits »155. Mais s'il « doit » être positiviste, c'est que l'enjeu est « de faire éclater une vérité d'urgence de l'histoire qui se fait »156. C'est bien en 2005, après tout, qu'une loi voulut que l'on défendît dans l'enseignement de l'histoire le « rôle positif » de la colonisation157 ; et il y a peu, encore, l'on a pu revenir sur les chiffres de la manifestation du 17 octobre 1961 organisée à Paris par le Front de Libération Nationale pour ériger en mythe la « soi-disant » violence de sa répression, qui n'avait été qu'une « machination bien orchestrée »158. b. Le « mythe » : merveilleux, fantaisie et instrumentalité Cette perspective néo-positiviste de C.-R. Ageron le pousserait à voir dans ce qu'il dénomma lui-même « mythe kabyle » une idéologie à visée purement instrumentale. Lorsqu'il rédige son article fondateur de 1960159, 7 ans seulement ont passé depuis la publication de la thèse de Xavier Yacono sur les Bureaux Arabes160, qui réhabilitait l’action des officiers de ces derniers contre les accusations des colons algériens et de l'administration civile (instaurée en 1871), révélant même leurs préoccupations économiques et sociales, et allait ainsi à l’encontre de cette « Vulgate algérienne élaborée par tradition orale » et qui a fixé « de redoutables préjugés » que dénonce C.-R. Ageron. Or parmi ces préjugés, « un bon nombre concerne l’opposition entre populations arabes et populations berbères »161. D’où une prolifération, dans l’étude d’C.-R. Ageron, de citations mettant en évidence la haine des colons envers les indigènes, prolifération qui voulut contraster avec une littérature encore antimilitaire et au moins en partie procoloniale162. 155

FEBVRE Lucien, « Sur une forme d’histoire qui n’est pas la nôtre », Annales ; Économies, Sociétés, Civilisations, 1948, Volume 3, Numéro 1, p. 24 156 Gilbert Meynier, ibid., p. X 157 L'article 4 de la loi du 23 février suscitant alors une vive polémique ; voir par exemple THENAULT Sylvie, op. cit., Flammarion, « Champs histoire », 2012, pp. 11-12 158 Bernard LUGAN, « Mensonges et manipulation à propos de la manifestation FLN du 17 octobre 1961 à Paris », 18 octobre 2011, Le blog officiel de Bernard Lugan 159 AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », op. cit. ; l'article serait repris, modifié et prolongé dans sa thèse Les Algériens musulmans et la France ; voir, dans l'édition de 2005, « Le “mythe kabyle” et la politique kabyle », pp. 267-292. Il serait enfin prolongé par « La politique kabyle de 1898 à 1918 », ibid., pp. 873-890. 160 YACONO, Xavier, Les bureaux arabes et l'évolution des genres de vie indigènes dans l'ouest du Tell algérois : Dahra, Chélif, Ouarsenis, Sersou, thèse de lettres complémentaire, Université de Paris, Faculté des lettres, 1953, 448 p. 161 AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », Revue historique, T. 223 Fasc. 2, Presses Universitaires de France, 1960, pp. 311-352, p. 311 162 MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 301, : « L'image d'une France métropolitaine bonne et généreuse et la représentation inverse d'une Algérie européenne raciste et cupide s'inscrivent en filigrane dans de 55

Cette politique berbère163, selon la Vulgate, correspondait à cette « idée que la France avait cherché – ou devait chercher – à s’appuyer sur les Berbères contre les Arabes et en tout cas devait les administrer de manière différente »164, d’où l’interrogation de C.-R. Ageron qui lui fournira le titre de son article. L’historien reviendrait sur les conclusions de son article de 1960, les nuançant ; les termes qui closent ce dernier sont cependant révélateurs : « Le “mythe kabyle” finissait ainsi comme il avait commencé, en instrument de polémique au service de la colonisation, […] complexe de sentiments, de raisons et de préjugés [qui] n’a pas été dépourvu d’action historique »165. Des citations insérées in extenso dans le texte de C.-R. Ageron lui permettent, de plus, d’appuyer par les termes mêmes des acteurs dont il expose les faits et gestes sa théorie, à savoir celle de ce que Camille Lacoste-Dujardin appellerait l’« ethnopolitique » ; ainsi sa citation de l’administrateur de la commune mixte de FortNational, Camille Sabatier : « Divide ut imperes ! et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas prévenir une union qui ne pourrait se faire que contre la France ? »166, qui reprenait la formule latine que Machiavel employa pour résumer la politique du Sénat romain. « L’histoire des commencements montre [...] qu[e les conquérants ou administrateurs coloniaux] ont cherché à découvrir dans des populations au départ très mal connues ce qui pourrait les diviser, de manière à faciliter la pénétration, puis à rendre durable la domination »167. Le travers certain de cet appui sur des citations étant l’accent mis sur les phrases d’un individu qui, quel que fût son rôle politique168, ne saurait suppléer à l’analyse globale et pluridimensionnelle que suppose celle d’un mythe tel que le « mythe kabyle ». L’œuvre de l’historien aura finalement consisté en un exposé certes riche d’un corpus par ailleurs globalement inédit de textes ayant mis en place, intégré et instrumentalisé le « mythe kabyle », et appuyé par un nombre

nombreux livres d'Histoire consacrés à l'Algérie coloniale ». Ainsi C.-R. Ageron prend-il un « malin plaisir » à citer Clémenceau répondant aux récriminations de colons, qui sachant bien qu’ « il n’était pas besoin de prendre le bateau pour trouver quelque chose à réformer en Algérie » leur lança : « Messieurs, je vous emmerde ! ». AGERON, Charles-Robert, Les Algériens Musulmans et la France, p. 976. 163 La confusion entre « kabyle » et « berbère », que l'on remarque d'emblée, répond à celle qui s'installa dès les débuts de la colonie et que nous avons évoquée en Première partie. « Si la capacité des chercheurs à faire la différence entre Kabyles et Berbères n'est évidemment pas en cause, on doit quand même regretter leur manque de rigueur dans l'emploi des deux ethnonymes qu'ils accolent à la politique : kabyle ou berbère », dirait Alain Mahé (op. cit., p. 154) en citant l'exemple de Fanny Colonna 164 AGERON Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », Revue historique, T. 223 Fasc. 2, Presses Universitaires de France, 1960, p. 312 165 Ibid., p. 352 166 Ibid., p. 350 167 AGERON Charles-Robert, « Du mythe kabyle aux politique berbère », in Le mal de voir. Ethnologie et orientalisme : politique et épistémologie, critique et autocritique (Cahiers Jussieu 2, Université de Paris VII), 1976, pp. 331-348, p. 332 168 Et nous ne nions pas qu'il fut majeur à son échelle en ce qui concerne notre sujet ; cf. notre Première partie supra

56

conséquent de citations, mais sans réponse très claire à la question posée par le titre de cette étude. Le terme de « mythe » que choisit d'employer l'auteur revêt un sens bien précis. « Ce que je propose d’appeler le mythe ou le mirage kabyle », nous dit C.-R. Ageron, est « cette véritable déformation des réalités sociologiques par une opinion mal informée en dépit – ou à cause – d’une écrasante bibliographie »169. Il consacre par ailleurs une note au terme de « mythe » qui nous intéresse au premier chef : « Au sens propre : récit relatif à des faits que l’histoire n’éclaire pas (Littré) »170. Si mythe et mirage sont synonymes, c'est que le premier n'est en fait qu'un agrégat d'éléments anhistoriques relevant du légendaire, et qui ont trait à une forme de fantaisie : s'adressant aux auditeurs d'un colloque dont il fut participant en 1976, il dirait, de façon révélatrice et significativement exclamative : « J’ai quelque honte à parler devant des ethnologues [...] des premières images que les Français se sont faites de la société du Djurdjura. Mais quoi ! nous sommes dans le domaine du mythe »171. S'il y eut un « mythe kabyle », c'est que son fondement fut « merveilleux », fantaisiste, irréel, selon l'un des acceptions de ce terme les plus couramment mobilisées par le sens commun172, qui y voit la fausseté, l'erreur, le fourvoiement. Nous verrons que ce terme connaitrait finalement un héritage plus riche, une fois replacé dans une perspective anthropologique et d'histoire des mentalités. c. Le « divide ut imperes » : un déterminisme historique en milieu colonial Dans son exposé de 1976, C.-R. Ageron revient sur la « politique berbère » : il considère que si la politique menée en Algérie fut la « première politique berbère » (expression, remarquons-le au passage, qui implique cependant qu'il y en eut bien une), c’est au Maroc qu’elle fut le plus largement appliquée. Loin de nuancer son propos, lors de ce colloque, C.-R. Ageron fait de la politique du « diviser pour régner » une politique relevant du déterminisme historique et élargit le champ d’application de ce machiavélisme à l’ensemble des empires coloniaux : « Les historiens savent que la formule de Machiavel […] est d’application constante dans l’histoire de l’expansion coloniale » : Hernán Cortés joua des divisions entre Toltèques et Aztèques ; la Compagnie des Indes utilisa contre l’immense empire mogol Radjpoutes, Mahrattes, Sikhs. C’est un réflexe du conquérant. Bonaparte avait entendu délivrer les peuples soumis à la tyrannie des Mameluks en Égypte, mais prit vite 169

AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », art. cit., p. 312 Ibid., p. 312 ; note 1, p. 312 171 AGERON Charles-Robert, « Du mythe kabyle aux politique berbère », art. cit., p. 335 172 Au simple sens, ici, de mobilisation la plus fréquente du terme. 170

57

appui sur les Coptes contre les Turcs, formant une légion uniquement composée de ces chrétiens d'Orient. En 1830, de Bourmont reprendrait à son compte la rhétorique de la tyrannie turque. Cette politique n’est donc pas le fruit d’un hasard ethnographique mais d’un déterminisme historique. En Indochine, la France soutiendrait le royaume khmer contre l’empire d’Annam, les principautés lao(s) contre les revendications khmères ou thaïes. A Madagascar, elle favoriserait la population côtière contre la domination merina. Après 1920, elle jouerait des Maronites contre les Druzes en Syrie, des Chiites, Arméniens et Tcherkesses contre les Sunnites. Elle balkaniserait le territoire, constituant le Grand Liban, les États de Damas, d’Alep, l’État alaouite, le territoire druze du Hawran. Cette multiplication d'exemples achève de constituer en pure politique instrumentale, cette approche si particulière qui fut celle du colonisateur du Français de la différence réelle qui existait entre Arabes et Berbères. Or si l'on ne peut ignorer l'aspect politique de cette division, et en particulier dans certains cas qu'évoque C.-R. Ageron, toutes ces barrières hermétiques qui furent érigées entre l'une et l'autre des populations ou ethnies de ces pays qui furent selon différentes modalités l'objet d'une conquête étrangère, ne le furent pas de manière également consciente, et c'est omettre un aspect bien réel des mentalités qui accompagnèrent ces diverses missions « civilisatrices », à savoir une profonde auto-conviction qui se nourrissant d'elle-même fut sans doute une condition essentielle de leur possibilité.

2. Le long héritage de la perspective de C.-R. Ageron La perspective instrumentaliste de C.-R. Ageron aurait de nombreux héritiers, dont l'adoption de cette théorie s'inscrirait dans des contextes historiographiques tout autres. De fait, jusqu'aux plus récents travaux sur la question, le caractère purement machiavélien du « mythe » et de la « politique kabyles » reste globalement affirmé. C'est néanmoins Camille Lacoste-Dujardin, spécialiste de la Kabylie et notamment, en tant qu'ethnologue, de sa littérature orale, qui en serait la principale héritière. Reliant de nouveau ce mythe à la politique du divide ut imperes, C. Lacoste-Dujardin userait notamment les expressions d' « ethno-politique » et d' « imagerie kabyle ». C'est dans les termes suivants que C. Lacoste-Dujardin explique la préférence qu'elle porte à cette dernière expression, qui donna en partie son titre à l'article que nous citons : « Je préfère de beaucoup ce terme en son sens d'ensemble de représentations élaborées de l'apparence d'un objet, à celui de mythe dans un sens non spécialisé, difficilement maniable

58

par les ethnologues »173. Or c'est précisément le caractère contradictoire du mythe, incohérent dans sa composition, ce sont les représentations fantasmatiques qui l'ont composé qui à nos yeux ont pleinement justifié l'usage de ce terme, qui par son caractère polémique, merveilleux, renvoie à une théorisation qui correspondit à processus mental contextualisé historiquement, dont la force d'auto-conviction contribuerait de fait et fortement à sa concrétisation et à son application. Une simple conceptualisation du mythe suffirait plus tard à écarter la difficulté de sa maniabilité, conceptualisation qui a nous semblé moins « dangereuse »174 scientifiquement que des expressions ne renvoyant qu'à un aspect de la problématique, à savoir son aspect politique. C. Lacoste-Dujardin reprend ainsi mot pour mot les conclusions déterministes du C.-R. Ageron de 1976 ; sauf qu'elle attribue cette « géopolitique » de la division à Bugeaud, « dans la meilleure tradition (imitée des Anglais aux Indes, et prônée, en France, par Galliéni175) du divide ut imperes qui devait connaître par la suite le succès que l'on sait, non seulement dans le rang des militaires mais aussi parmi ceux des colons qui en firent un cheval de bataille contre la politique du “Royaume Arabe” de Napoléon III »176. Lacoste-Dujardin soutient même que sans les directives de Bugeaud, auxquelles sont attribuées par l'auteure une efficacité sans doute exagérée et ne permettant pas de rendre compte d'un enracinement, que nous croyons réel et profond, dans les esprits des éléments du mythe kabyle, « l'ethnologie de la période coloniale aurait peut-être su mieux comprendre les Kabyles. […] Il s'agissait de les opposer aux autres Algériens pour mieux dominer l'ensemble »177. Ainsi le lieutenant-colonel Édouard Lapène, premier véritable découvreur de la Kabylie, qui développa dans ses Vingt-six mois à Bougie une vision péjorative du Kabyle, fut oublié car il n'adhérait pas au courant de pensée qui allait dominer, allant « à l'encontre des

173

LACOSTE-DUJARDIN Camille, « Genèse et évolution d'une représentation géopolitique : l'imagerie kabyle à travers la production bibliographique de 1840 à 1891é, Centre de Recherches et d'Études sur les Sociétés Méditerranéennes, in Sciences sociales et colonisation, Éditions du CNRS, 1984, pp. 257-277, p. 259, note 3 174 Car cette théorie a de fait mené à l'auteure à des affirmations auxquelles l'on peut difficilement se rallier : voir infra 175 Qui dans une circulaire du 22 mai 1898 écrivit : « S'il y a des mœurs et des coutumes à respecter, il y a aussi des haines et des rivalités qu'il faut savoir démêler et utiliser à notre profit en les opposant les unes aux autres, en nous appuyant sur les unes pour mieux vaincre les autres » (cité par AGERON, Charles-Robert, « Du mythe kabyle aux politiques berbères », art. cit., p. 332) 176 ibid., p. 269. En effet C.-R. Ageron, dans son article de 1960, puis dans sa reprise en 1968, explique comment les partisans de la politique d'annexion de l'Algérie (et notamment le docteur Warnier) opposèrent aux arabophiles et à la politique du « Royaume arabe » de Napoléon III et de son conseiller Ismaël Urbain une politique valorisant les Kabyles, l'assimilation devenant possible grâce à la proximité plus grande des Kabyles vis-à-vis de la civilisation ; cf. C.-R. AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », art. cit., pp. 315-321 177 LACOSTE-DUJARDIN, Camille, art. cit., p. 273 59

intentions politiques exprimées par le Gouverneur Général »178 ; le général Eugène Daumas, qui reprendrait textuellement ses conclusions mais en imprégnant son œuvre de la dichotomie Arabes/Kabyles, aurait un succès bien plus important. C'est Daumas qui établirait la première synthèse sur les Kabyles, « à l'appui d'une thèse simple qui allait dans le sens de nécessités politiques propres au contexte de la conquête et appelées à durer »179 : la géopolitique de Bugeaud pouvait ainsi, grâce à l'apport de la science militaire, se transformer en « ethnopolitique ». Or ce succès de Daumas, plutôt que de l'expliquer par l'acceptation d'une communauté consciente dans son entier de la fortune politique d'une telle dichotomie, conscience dont la plénitude et l'attribution à une telle quantité de scientifiques, politiques, écrivains est pour le moins difficultueuse, ne pourrait-on l'interpréter comme la conséquence d'une propension de ses lecteurs et collègues à faire du Kabyle le possible réceptacle, dans un cadre colonial, d'une transposition de Soi180 ? Transposition d'autant plus nécessaire et naturelle, en effet, que le colonisateur devait faire face à un Autre radical élaboré par-lui même, l'Arabe, dans la perspective essentialisante d'un Orientalisme analysé par Edward Said181. C. Lacoste-Dujardin évoque bien dans son article une « vision passéiste non dénuée de romantisme »182, qui renvoie à cette cohérence moindre propre à la construction mythique ; mais elle semble la cantonner à la production littéraire, établissant ainsi une division difficilement justifiable à notre sens. Ainsi que, dix ans plus tard, le dirait Patricia Lorcin dans son Imperial Identities, en effet, « les sciences sociales et humaines [elles-mêmes] se virent occultées par les notions de “bon Berbère” et de “mauvais Arabe” »183. La politique menée lors de l'Opération « Oiseau-bleu », à laquelle Camille LacosteDujardin consacra un ouvrage184, par ses concepteurs et acteurs, permet en outre à l'auteure de confirmer sa thèse de l'« ethno-politique ». Les documents laissés par ces acteurs mentionnent de fait, explicitement, une « politique kabyle » qu' « il n'est pas question de proclamer »185, en somme une politique de division qui ne doit pas dire son nom sous peine d'une unification par réaction de la « rébellion ». L'étude des archives de la guerre d'Algérie, notamment celles du 178

ibid., p. 264 ibid., p. 265 180 Nous écrirons « Soi » et « Autre » en commençant ces termes par une majuscule afin de rappeler l’idée d’essentialisation qu’ils revêtent dans le contexte où nous les employons. 181 SAID, Edward, Orientalism, New York, Vintage, 1979 182 ibid., p. 273 183 LORCIN, Patricia, Kabyles, arabes, français : identités coloniales, Presses Universitaires de Limoges, collection « Histoire », 2005 (traduction française de l'ouvrage paru en 1995 sous le titre anglais Imperial Identities : Stereotyping, Prejudice and Race in Colonial Algeria), p. 23 184 LACOSTE-DUJARDIN Camille, Opération oiseau bleu. Des Kabyles, des ethnologues et la guerre d'Algérie, La Découverte & Syros, coll. « Textes à l'appui » (série anthropologie), 1997, 308 p. 185 Note d'orientation politique du commandement civil et militaire de la Kabylie, commandant Jean Olié, 22 mars 1956, cité par LACOSTE-DUJARDIN, Camille, op. cit., p. 19 179

60

Service Historique de la Défense, nous a permis de voir que de fait, les rares projets qui supposèrent alors un appui sur des populations berbères en tant que différentes des arabes furent élaborées de manière consciente ; et encore n'est-ce pas le cas de tous les documents que nous avons pu consulter. Cependant, la pratique de l'ethnologue Jean Servier (que l'on considère comme le créateur, ce qu'il affirme d'ailleurs lui-même, de la première harka186), qui mit en oeuvre l'Opération « Oiseau-bleu »187, va au-delà de la simple instrumentalisation politique, et c'est d'ailleurs ce que pointe du doigt l'auteure, sans cependant l'analyser. Car Jean Servier est bien, selon ses propres termes, un « ethnologue-philosophe-mystique »188, expression que l'auteure étaye par des citations qui démontrent une conviction très profonde dans la mythologie créée et sollicitée par son auteur, qui croit voir dans la Kabylie le « départ mystique de la démocratie », région comparée à « l'Athènes dont Pausanias essayait de retrouver les traditions déjà oubliées »189. Pourtant, l'auteure avait évoqué cette « considérable méprise »190 que fut celle de Servier et des fomentateurs de l'Opération, qui pensaient voir chez les Iflissen Lebhar de potentiels alliés à la France face aux « hors-la-loi », nom que l'on continuait à donner alors aux nationalistes algériens en guerre pour leur indépendance. Elle n'analysera jamais les conditions de naissance de cette méprise. L'auteure se contentera de se livrer à une critique de la pratique ethnologique de Jean Servier191. L'on peut cependant remarquer que le caractère fort positiviste de l'ouvrage, qui retrace mois après mois l'installation des troupes françaises dans le territoire de la tribu des Iflissen Lebhar qu'elle y étudie en Kabylie maritime, empêchait sans doute une approche plus problématisante, cette opération ayant été pour ainsi dire découverte par l'auteure, découverte grâce à l'ouverture contemporaine à l'ouvrage (en 1992) des archives du Service Historique de la Défense.

186

C'est également ce qu'affirme C.-R. Ageron ; pour les références voir LACOSTE-DUJARDIN, Camille, op. cit., p. 48 187 Le nom donné à l'Opération provient probablement de l'oeuvre théâtrale éponyme de Maurice Maeterlinck, le sens du merveilleux, du mystère, étant selon Servier essentiel à l’ethnologue comme il le dirait dans son « Que sais-je ? » Méthode de l’ethnologie (1986) où il fait référence au chapeau magique de la pièce. Servier veut sa propre recherche conforme à celle du personnage de Tyltyl en quête de l’oiseau bleu merveilleux que la nuit cache à l’homme depuis le commencement du monde et dont la capture permettrait de révéler le grand secret, via le « chapeau-qui-fait-voir-l’âme-des-choses »... Voir LACOSTE-DUJARDIN, Camille, op. cit., « Les noms du secret », pp. 53-56 188 ibid., p. 265 189 SERVIER, Jean, « Un exemple d'organisation politique traditionnelle : une tribu kabyle, les Iflissen-Lebhar », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 1966, Volume 2, n°2, p. 169, cité par LACOSTE-DUJARDIN, Camille, op. cit., p. 266 190 LACOSTE-DUJARDIN, Camille, op. cit., p. 10 191 Qui peut sembler absurde d'anachronisme au lecteur, s'il ne sait pas que seuls 11 ans séparent en réalité la naissance de Servier (1918) de celle de Camille Lacoste-Dujardin. Pour cette critique de l'ethnographie de Jean Servier, voir les pp. 254-272 et 277-280 de l'ouvrage. 61

3. Subaltern studies et critique du Parti unique : la transposition d’un principe et son excessivité L'on peut voir dans les écrits de deux auteurs, de contextes historiographiques tout à fait différents quoique contemporains, la transposition excessive de l'idée d'une récupération politique de la dichotomie Arabes/Berbères : l'un, Mohammed Harbi, auteur et acteur majeur de la guerre d'indépendance algérienne et historien du FLN, y verrait la stratégie d'une bureaucratie algérienne en formation. Marnia Lazreg, historienne américaine représentante des subaltern (et gender) studies192, qui s'intéressa au mouvement culturel berbère de 1980, l'analyserait comme la base d'une lutte qui prenant une apparence ethnique a en réalité comme objectif premier l'appropriation du pouvoir étatique dans la période post-coloniale. a. D'une stratégie politico-ethnique à l'ère de l'État post-colonial Marnia Lazreg s'est intéressée, dans un article publié en 1984193, au mythe kabyle en tant qu'il constitue une illustration de l'influence culturelle d'une présence colonisatrice, celle de la France en Algérie. Il s'agit d'y étudier la reproduction d'une idéologie coloniale via l'analyse des échos de la politique de « division » de la France entre Arabes et Berbères dans les discours des acteurs du mouvement culturel de 1980, suite à la décision du gouvernement algérien d'impulser l'enseignement de l'Arabe moderne dans les écoles, les médias et l'administration. L'État colonial, institution hautement coercitive, devant faire face à de nombreuses oppositions, a dû avoir recours à la politique du « diviser pour régner » (« divide-and-rule policies ») via des « mythes aux objectifs politico-stratégiques »194 ; ce fut le cas, selon l'auteure, en Algérie et au Maroc. M. Lazreg reprend dans son article les exemples de C.-R. Ageron, notamment celui du docteur Warnier en lutte contre le « Royaume Arabe », allant jusqu'à intégrer Hanoteau et Letourneux195 dans cette perspective instrumentaliste. La continuité entre le discours du mouvement berbère des années 1980 et les discours et politiques racistes (domine d'ailleurs dans l'article la notion de « racial policy » pour rendre 192

Ainsi que peuvent l’illsutrer les titres de certains de ses articles : LAZREG, Marnia, « The Kabyle-Berber Cultural Movement in Algeria », in A. Polilis et J. Parpart, Toward a Human Rights Framework, Praeger, 1982 ; « Gender and Citizenship in Algeria », in Suad Joseph, Gender and Citizenship in the Middle East, Syracuse University Press, 2000. Marnia Lazreg, professeure au Hunter College à New York, a réalisé sa licence-ès-lettres en anglais à l'Université d'Alger. 193 LAZREG, Marnia, « The Reproduction of Colonial Ideology : The Case of the Kabyle Berbers », Arab Studies Quarterly, vol. 5, n°4, automne 1983 pp. 380-395 194 ibid., p. 389 (« myth created for strategic/political reasons ») 195 Pour une analyse de l'axiologie adoptée par ces deux auteurs dans leurs ouvrages, voir LORCIN, Patricia, op. cit., pp. 183-188 ; AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », art. cit., pp. 318319 62

compte de la politique française dans ce domaine) des colons français est évidente ; l'adhésion au mythe par les intéressés est telle que ses mythèmes sont devenus « un élément d'une vérité indiscutable chez bien des Kabyles d'aujourd'hui »196. Ainsi l'arabe classique est-il considéré par les militants comme un langage oriental menant au développement de structures mentales féodales. La langue française est la langue du développement, l'arabe empêchant le débat intellectuel et détruisant les valeurs et normes sociales197. Cependant, si la parenté est évidente entre ces deux pensées à structure d'opposition binaire, c'est avant tout qu'elle sert les visées politiques des élites Kabyles : « le mythe Kabyle a fourni un cadre idéologique au sein duquel une élite Kabyle a pu constituer une conscience raciale comme fondement d'une quête pour le pouvoir »198, utilisant « les idéologies coloniales afin d'avancer des objectifs politiques, économiques et/ou culturels »199. C'est une perspective nettement inscrite dans celle du mouvement indianiste des subaltern studies qui conduit à cette conclusion. La réflexion de M. Lazreg s'inscrit en effet dans le cadre plus large d'une approche des groupes minoritaires comme facteurs d'instabilité dans le « Tiers-Monde »; on retrouve d'ailleurs chez M. Lazreg le paternalisme récurrent et paradoxal dont on sait qu'il caractérise ce mouvement historiographique : l'inexistence d'une culture algérienne ne tient-elle pas son origine, selon l'auteure, à la « précarité et à l'inadéquation des élites »200 ? Cette vision d'une continuelle instrumentalisation nous paraît d'autant plus réductrice que Lazreg amorce bien une théorisation de la réappropriation du mythe kabyle par les Kabyles contemporains : les Kabyles furent exposés à « des interprétations idéologiques de leur propre existence »201, de telle sorte que celles-ci « prirent racine dans la conscience de ceux qui en furent l'objet ». Néanmoins, cet enracinement n'est chez Lazreg que le fait des Kabyles eux-mêmes et non des idéologues coloniaux, et la perspective instrumentaliste qu'elle poursuit dans la lignée de C.-R. Ageron se prolonge dans l'écriture d'une histoire plus contemporaine, affectée par un mouvement historiographique dont nous avons évoqué les limites.

196

ibid., p. 389 (« a matter of unquestionable truth among many contemporary Kabyles ») ibid., p. 393 198 ibid., p. 395 (« the “Kabyle myth” provided an ideological framework within which a Kabyle elite was able to articulate racial awareness as the foundation of a quest for power ») 199 ibid., p. 395 : « have used colonial ideologies to advance political, economic, and/or cultural goals » 200 ibid., p. 394 (« the precariousness and inadequacy of the elite ») 201 ibid., p. 389 (« exposed to ideological interpretation of their existence » ; « [took] root in the consciousness of those subjected to it ») 197

63

b. Contre une histoire officielle algérienne : de l'arabo-islamisme au Parti unique Chez Mohammed Harbi, les quelques allusions à l’influence de l’enseignement de l’école française en Kabylie et à la réappropriation d’un certain nombre de vues de l’esprit ethnologiques le cèdent à la transposition de la politique du divide ut imperes à l'attitude des dirigeants du mouvement nationaliste de sa création à la période contemporaine. Cette perspective s’inscrit dans une perspective historiographique particulière, à laquelle on peut joindre son Aux origines du FLN. Le populisme révolutionnaire en Algérie (1975), ses Archives de la révolution algérienne (1981) ou encore, en collaboration avec Gilbert Meynier Le FLN. Documents et histoire 1954-1962 (2004) : celle qui répond à la volonté de constituer une contre-histoire face à l’histoire officielle du Parti unique algérien, à la manière dont C.-R. Ageron s'était élevé contre une histoire glorificatrice de la France en Afrique du Nord. L'émergence d'une élite en Kabylie est bien chez Harbi la conséquence d'une « politique kabyle » de la colonisation française202. La surreprésentation des Kabyles dans l’émigration, la Kabylie étant devenu un « sanctuaire de pauvreté »203 et la pénétration capitaliste faisant ses effets, a conduit à la constitution d’une sorte d’élite politique à la sensibilité démocratique plus développée, au radicalisme plus prononcé et de plus grande qualité. C’est ainsi que la crise de 1949 nait en réalité dans la « remise en cause du fonctionnement anti-démocratique du parti »204 avant de s’étendre au rejet de l’araboislamisme et à la demande d’organisation territoriale du parti sur la base du critère linguistique. Le contact assidu avec les mouvements ouvriers français et la politisation qui s’ensuivit permit la constitution d’une culture politique, à l’origine d’un niveau politique et organisationnel meilleur en Kabylie du fait de la diffusion des idéaux d’indépendance que l’atmosphère métropolitaine a ancré en eux lors du retour des émigrés « au pays ». L'influence du marxisme pousserait un certain nombre de militants kabyles à rationaliser leur nationalisme, dont la définition arabo-musulmane leur parut trop simpliste205. Conscient de la relative inévitabilité de l'opposition qui devait surgir entre cette perspective laïciste et la constitution d'un idéal communautaire comme point de cristallisation du nationalisme algérien, il insiste cependant et avant tout dans ses écrits sur la manipulation de ce dernier phénomène par une bureaucratie en formation. Ainsi conclut-il son article de 1980 en 202

HARBI, Mohammed, « Nationalisme algérien et identité berbère », Peuples Méditerranéens, n°11, avril-juin 1980, p. 31 203 HARBI, Mohammed, Le F.L.N. Mirage et réalité, des origines à la prise de pouvoir (1945-1962), Les Éditions J. A., collection « Le sens de l'histoire », 1985 (1e édition en 1980), pp. 59-60 204 HARBI, Mohammed, « Nationalisme algérien et identité berbère », art. cit., p. 33 205 HARBI Mohammed, Le F.L.N. Mirage et réalité, des origines à la prise de pouvoir (1945-1962), op. cit., p. 62 64

affirmant : « la crise de 1949 annihile les espoirs de voir un nationalisme radical se développer indépendamment de la foi religieuse » ; une vision rationaliste et laïque laisse la place à « l’approche mystique »206. Les berbéristes constituaient au final des cadres de valeur qui seront éliminés pour leurs « excès de langage » au profit de la promotion des « médiocres liés à l’appareil ». D’ailleurs, l’étiquette berbériste et berbéro-matérialiste sera utilisée certes contre le nationalisme rationaliste mais aussi « une arme utilisée par tous les ambitieux pour écarter leurs rivaux »207. L’emporte donc un ressentiment contre un mouvement-parti qui allait en se bureaucratisant et se servit d’une politique de division à base régionaliste pour arriver à ses fins, à savoir la satisfaction d’intérêts purement personnels. On ressent d’ailleurs une accentuation de ce point de vue dans l’article de Peuples Méditerranéens, où l’accusation de « saper l’unité nationale » ne sera plus qu’un prétexte, dans le contexte de rédaction de l’auteur, pour conserver le pouvoir. Le divide ut imperes serait désormais le fait d’une bureaucratie soucieuse de conserver sa place et de se reproduire : « L’Algérie est entre les mains d’apprentis-sorciers qui ont joué sans principe les classes les unes contre les autres et qui sont capables d’opposer entre elles les régions de l’Algérie pour garder le pouvoir »208. « L’idéologie nationale » ne serait finalement que « le miroir inversé du discours colonial sur l’Algérie »209, faisant « bon marché du réel » et occultant « la dimension historique de la nation ». D’ailleurs, ce jacobinisme et ce refus de la diversité viendrait tout autant des dirigeants nationalistes arabophones que berbérophones. « La formation d’un appareil politico-militaire centralisé [serait] constamment obérée par les luttes régionales et la tendance de chaque groupe à tenter de confisquer cet appareil à son profit »210. Au moment de l’indépendance, l’armée extérieure s’unifierait autour de la référence explicite à 1949 et au danger berbériste ; « En réalité, derrière la dénonciation des régionalismes se profilent les intérêts d’une bureaucratie en formation »211. On ne peut contester que de nombreux conflits de personnes caractérisèrent la guerre d'indépendance algérienne et que l'idéologie arabomusulmane put servir d'instrument de rassemblement pour certains individus212. Cependant, il nous semble, et ce sera là l'un des objets de notre recherche, que les leaders de l'insurrection, futurs dirigeants de la République algérienne démocratique et populaire, se sont au moins en 206

Ibid., op. cit., pp. 66-67 Ibid., op. cit., p. 66 208 HARBI, Mohammed, « Nationalisme algérien et identité berbère », art. cit., p. 36 209 ibid., p. 31 210 ibid., p. 34 211 ibid., p. 35 212 Cf. des propos de Ben Bella évoquant cet aspect dans notre Présentation des sources infra 207

65

partie inconsciemment appropriés cette division ethnique Arabes/Kabyles, notamment en ce qu'elle constitua pour les nationalistes algériens en général (et les réformistes musulmans en particulier) le nœud des craintes d'une partition de la nouvelle République, qui persisterait d'ailleurs après l'indépendance de 1962213.

B. Le « mythe kabyle », une pensée sauvage ? 1. Le savoir colonial : une réhabilitation nécessaire ? Avant de nous pencher sur la question de savoir si l'on peut analyser la pensée qui conduisit à la constitution d'un « mythe kabyle » comme une « pensée sauvage », il est important de se poser la question de la scientificité des éléments qui constituèrent le savoir colonial. L'histoire post-indépendances sur les colonies a dû globalement dénoncer ce dernier en tant qu'il était le fruit de la construction des agents d'une domination qui n'avait pas eu lieu d'être et qu'il s'agissait de condamner. Suite à une première « vague historiographique » dont la perception de la dichotomie Arabes/Berbères comme d'une manœuvre politique était, nous l'avons vu, au moins partiellement consubstantielle à son objectif scientifique, en viendrait une seconde, qui poserait légitimement la question d'une nécessaire réhabilitation de la science coloniale comme science réelle. a. Émile Masqueray : la pertinence d'une politique de scolarisation en pays kabyle « L’ethnologie coloniale, parfois, souvent, a quelque chose à voir avec la réalité »214. Ainsi de la pertinence des choix d'Émile Masqueray lorsqu'il fut chargé de sélectionner les villages destinés à recevoir des écoles en pays kabyle (cf. supra), selon Fanny Colonna et Claud Haïm Brahimi. C’est la conjonction d’une politique scolaire pensée, pertinente, réalisée avec succès, et d’une théorie nuancée par rapport au mythe kabyle en pleine floraison (Masqueray ne dévalorisant pas les Arabes, au contraire, bien que les Kabyles, descendants des Gaulois et Auvergnats lui semblent plus assimilables215) qui fut à l'origine de la seule « politique berbère effective »216. En outre, cette « politique berbère » n'a pu exister que grâce

213

Cf. infra, dans nos Perspectives de recherche, sur la crainte de « Congolisation » de l'Algérie que fut celle des leaders nationalistes 214 COLONNA, Fanny & BRAHIMI, Claud Haïm, « Du bon usage de la science coloniale », Le mal de voir. Ethnologie et orientalisme : politique et épistémologie, critique et autocritique (Cahiers Jussieu 2, Université de Paris VII, 1976, p. 237 215 Pour une analyse de l'approche ethnologique des Kabyles que fut celle d'É. Masqueray, voir LORCIN, Patricia, op. cit., pp. 252-256 216 COLONNA, Fanny & BRAHIMI Claud Haïm, art. cit., p. 231 66

à un contexte de légitimité particulière, même unique, des études berbères, celui de la direction par Masqueray de l'École des Lettres d'Alger, instance académique officielle lors de ce que C. H. Brahimi et F. Colonna appellent le phénomène d' « autonomisation du champ intellectuel » en Algérie et qui fut illustrée par l'inauguration de l'Université d'Alger en 1880. Les militaires, auparavant, n'avaient pas disposé de cette légitimité ; les instituteurs, ensuite, ne l'auraient plus à leur avantage. Masqueray ne basait pas sa politique sur une division des races, il ne croyait qu’à une différence de développement entre la société française et la société kabyle. Ainsi ses choix furent-ils, selon Colonna, pertinents : « les groupes kabyles ici furent très souvent bien choisis, et avaient des intérêts divergents de ceux des autres groupes colonisés » ; « ce n’est pas, bien sûr, parce que les Berbères étaient assimilables que l’école a réussi, c’est en raison des conditions historiques et écologiques, surtout historiques. […] Masqueray n’a rien prétendu d’autre ». Le savant « avait bien perçu un clivage important, réellement existant, donnant à des groupes kabyles une “avance” historique qu’ils possèdent encore aujourd'hui dans certains domaines »217. En fait, l’ethnologie coloniale apporte souvent une réponse juste à une question fausse, à l'instar des économistes classiques selon Karl Marx (le Capital ayant avant tout l'objectif herméneutique de trouver l'interrogation pertinente). Le procès d’intention fait aux sciences coloniales a dont été trop rapidement instruit ; il s’agit plutôt de reconstruire les questions justes : la question des conditions sociales de l’acceptation d’une institution comme l’école coloniale, par exemple. La question juste serait donc, dans ce cadre : « Quelle était la nature des intérêts divergents ? ». Il ne s’agit pas ici d’évaluer l’influence du « mythe kabyle » sur une pensée politique ; la seule « politique berbère » était fondée sur des données historiques précises, sur des intérêts particuliers qui existaient vraiment et conditionnèrent la réussite de cette politique, qui fut réelle. Masqueray était d’ailleurs un scientifique raisonnable qui ne se laissa pas influencer par des représentations fantasmatiques. Le mythe kabyle avait existé, mais en tant que pure fantasmagorie il n’avait eu aucune légitimité et n’avait donc pu s’étendre ni se diffuser réellement ; la seule politique berbère correspondait à des réalités. Le « mythe kabyle » n’avait, en somme, pas eu de caractère performatif. b. Du Maure au Berbère : de la pertinence d'un changement de catégories C'est dans une perspective semblable que se placent l'anthropologue Gilles Boëtsch

217

Ibid., pp. 237-238 67

et le sociologue et politologue Jean-Noël Ferrié dans un article qu'ils cosignèrent en 1989218. Car selon ces derniers, le lien est évident entre pénétration militaire et pénétration scientifique. Ainsi du terme de « Berbères » : ce terme n'a rien de fantaisiste, et vient remplacer à partir de la colonisation un autre terme, celui de « Maures », qui ne désignait pas une ethnie précise mais simplement les habitants de la rive sud de la Méditerranée. On assiste ainsi, entre le XVIIIe et le XIXe siècles, au passage d'une prédominance de l'appellation « Maures » à une cohabitation entre cette dernière et le terme « Berbères » après la conquête d'Alger, pour enfin voir disparaître progressivement le terme de « Maure » à la fin du XIXe siècle. Le terme de « Berbères », lui, désigne une ethnie précise définie par une culture et une aire géographique, par distinction avec une autre ethnie et une autre culture, l' « Arabe », distinction qui elle serait exagérée de manière extrême et fantasmagorique. Le terme de « Berbère », signifiant sans signifié, remplacerait le terme de « Maure », de même nature, et les Berbères ne trouveraient leur unité qu'opposés aux Arabes, aux envahisseurs. Néanmoins, « que son apparition puis sa prévalence dans le champ scientifique – et, plus largement, dans le champ culturel – soit coextensive au développement de la colonisation ne saurait être retenu comme la preuve d'une manipulation. Il est ici légitime d'évoquer les progrès de la connaissance »219. Bien que la perspective de F. Colonna et de C. H. Brahimi, notamment, nous soit apparue comme éminemment réductrice, une réhabilitation de la science coloniale était de fait nécessaire ; car elle permet à la fois de ne pas voir dans le « mythe kabyle » le simple fruit de l'imagination (puisqu'il avait des fondements réels, cf. supra) et d'autre part et pour les mêmes raisons de ne pas y voir une simple manipulation idéologique, montée de toute pièce par le colonisateur.

218

BOËTSCH Gilles & FERRIE Jean-Noël, « Le paradigme berbère : approche de la logique classificatoire des anthropologues français du XIXe siècle », Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris, t. 1, n°3-4, 1989, pp. 257-276 219 BOËTSCH Gilles & FERRIE Jean-Noël, art. cit., p. 262 68

De l’ethnogénie berbère selon Périer (1873) aux types physiques purs et métissés chez Bertholon et Chantre (1913) : les schémas présentés par Boëtsch et Ferrié cherchent à montrer l’évolution en scientificité des recherches raciales menées sur les Berbères par les anthropologues du XIXe siècle. Source : BOËTSCH Gilles & FERRIE Jean-Noël, « Le paradigme berbère : approche de la logique classificatoire des anthropologues français du XIXe siècle », Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris, t. 1, n°3-4, 1989, pp. 262 et 270

69

2. Alain Mahé : l’anthropologue et son héritage C’est en effet l’anthropologue, sociologue et ethnographe de la Kabylie Alain Mahé qui donnerait son plein sens à l’expression de « mythe kabyle » et apporterait à cet aspect si particulier de l’administration française en Algérie la perspective anthropologique qui nous semble essentielle à sa problématisation220. a. La dichotomie Arabes/Berbères : « idéologie » ou « pensée sauvage » à forme mythique ? C’est tout d’abord A. Mahé qui le premier pose clairement les bases du « mythe » ; car une telle construction spéculative nécessitait une structure, à partir de laquelle l’on pût « bricoler »221, au sens de Claude Lévi-Strauss, un ensemble de mythèmes. Alain Mahé s’inscrit en effet clairement à la suite du célèbre anthropologue, lorsqu'il qualifie de « pensée sauvage » le système de pensée des « polémistes » à l’origine de ce mythe. L’auteur compare ainsi la différence entre pensée « primitive » (dont C. Lévi-Strauss démontre la systématicité et la valeur, à savoir celle d’un ordonnancement du chaos) et pensée « scientifique », nuancée et exposée par celui-ci dans La Pensée sauvage, à celle qui séparait les catégories des Européens à l’origine du mythe kabyle et les catégories de la science. En somme, il expose l’absence de cette différence : « rien d’essentiel ne sépare les typifications du sens commun, stéréotypes, de celles des chercheurs ensuite promues à la dignité de catégories scientifiques »222 ; « la rationalité n’est pas exclue de ce mode de pensée et l’exigence de déterminisme est encore plus impérieuse que dans la pensée scientifique, compte tenu qu’à chaque fait ou trait social est assignée une explication immédiate dans le cadre de ce système d’oppositions binaires »223, système qui caractérise la pensée à l’origine du mythe ici analysé. La nécessité de donner une base solide à des stéréotypes, par définition non fondés (au moins pas dans leur totalité) sur des faits scientifiques, pousse à expliquer ce que l'on est convaincu d'avoir découvert par observation directe immédiatement et radicalement, via l'érection de barrières spéculatives particulièrement hermétiques. On retrouve ici les termes de C. LéviStrauss qui, établissant une séparation entre magie et science (pourtant semblables dans leur 220 Voir principalement MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., pp. 147-157, « Considérations préliminaires. Le “mythe” et la “politique kabyles” de la France » 221 Sur la science « première » comme bricolage, voir LEVI-STRAUSS, Claude, La Pensée sauvage, Plon, Collection Agora, Pocket, 2014, pp. 30-49 222 MAHE, Alain & KHEMMACHE, Bou Khalfa, « Robert montagne, la politique et le mythe berbère de la France » in La sociologie musulmane de Robert Montagne, Actes du colloque EHESS & Collège de France, Paris, 5-7 juin 1997, Dir. François Pouillon et Daniel Rivet, Maisonneuve et Larose, 2000, pp. 149-166, p. 150 223 MAHE Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 149, note 3 ; repris dans MAHE, Alain & KHEMMACHE, Bou Khalfa , op. cit., p. 149

70

nécessité absolument principielle d’établir un certain ordre au sein des choses ; car « tout classement est supérieur au chaos »224) disait : « la différence première serait […] que l’une postule un déterminisme global et intégral, tandis que l’autre opère en distinguant des niveaux dont certains, seulement, admettent des formes de déterminisme tenues pour inapplicables à d’autres niveaux »225. L'origine première d'un tel déterminisme est sans doute le contexte de « méconnaissance presque totale » qui fut celui du colonisateur en Algérie au moment de sa conquête, comparable à celle des découvreurs du Nouveau Monde ou des colonisateurs de l'Inde226. Pour Alain Mahé, le qualificatif de « mythe » appliqué aux théories sur la différence entre Berbères et Arabes permet également de le distinguer d’une idéologie. C’est là que les écrits d’Alain Mahé apportent un paradigme nouveau et à notre sens fort riche et éclairant : « Les représentations stéréotypées et l’imagerie coloniale de la société berbère ont suscité une croyance proprement mythique », terme utilisé auparavant, donc, par d’autres auteurs « mais sans prendre pleinement la mesure de ce que ce caractère mythique implique quant à la nature de l’adhésion des sujets à ces représentations ». Ces prédécesseurs n’ont fait de ce mythe que la justification de « projets politiques et idéologiques antérieurs au mythe », ainsi que nous avons pu l'observer. D’autres en ont fait celui qui permettait aux colonialistes « de trouver le bon sauvage à la mesure de leur idéal assimilationniste »227. b. La France a-t-elle eu une politique berbère ? D’autre part, Alain Mahé critique l’emploi du terme de « politique » dans les théories élaborées jusqu’à lui par les historiens de l’Algérie dans le but de désigner la « politique berbère » ; si Fanny Colonna228 y a associé un sens très restreint, ne permettant de l’appliquer qu’à la politique de scolarisation mise en place en Kabylie à la fin du XIXe siècle, des auteurs comme Jeanne Favret229 ou Slimane Hachi230 lui ont associé un sens large et confus, prenant arbitrairement comme mesure-étalon la politique menée au Maroc et niant par suite qu’ait pu avoir lieu toute autre politique de ce genre. L’adhésion d’A. Mahé est totale à l’analyse de F. Colonna dans le sens où cette politique de scolarisation fut la seule politique 224

LEVI-STRAUSS, Claude, La Pensée sauvage, op. cit., p. 28 ibid., p. 24 226 MAHE, Alain & KHEMMACHE, Bou Khalfa, ibid. 227 MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., pp. 147-148 228 COLONNA, Fanny, « Du bon usage de la science coloniale », art. cit., p. 231 229 FAVRET, Jeanne, « Traditionalisme par excès de modernité », European Journal of Sociology, Volume 8, issue 1, mai 1967, pp 71-93 230 HACHI, Slimane, « Note sur la politique berbère de la France », Tafsut n°1, série études et débats, Tizi-Ouzou, pp. 29-33 225

71

berbère appliquée à l’échelle de l’Algérie (bien qu’avant tout massivement en Grande Kabylie) ; il présente cependant dans son ouvrage un certain nombre de régimes d’exception, dont celui mis en œuvre par la politique des centres municipaux (cf. supra). Aux seconds (en réalité avant tout à Jeanne Favret), l’auteur répond que la politique berbère menée au Maroc ne fut en réalité pas ce qu’ils décrivent, à savoir une « exaltation des modes d’organisation et des valeurs berbères au détriment des valeurs modernistes »231, mais bien une politique visant non pas à fonder un « Berbéristan » mais à soustraire les populations berbères à la juridiction musulmane du sultan du Maroc et à former des élites politiques locales françaises232. La politique menée en Kabylie, elle, s’est inscrite dans des projets extrêmement variés, du séparatisme au folklorisme en passant par l’assimilationnisme. Cette idée de politiques kabyles aux visées contradictoires233, A. Mahé la reprendra à plusieurs reprises dans sa thèse, contredisant par exemple une nouvelle fois C.-R. Ageron qui, dans sa perspective néopositiviste avait compris la création de représentations séparées au sein des Délégations financières en 1898 comme une mesure répondant à la politique des races de Gallieni, promue par ce dernier dans tout l’empire colonial234. c. La « sauvagerie » d'une pensée comme « violence » Nous pourrions voir dans l'expression « pensée sauvage » le moyen d'exprimer une autre caractéristique du mythe, dans notre cas du « mythe kabyle ». C'est que le violent contact de mythèmes parfois totalement fantaisistes (ainsi de la christianité profonde des Kabyles) avec la réalité ne conduisit que très peu souvent à une prise de conscience. À tel point que la force de conviction associée à cette pensée put conduire à des discours et pratiques réellement « sauvages » de par la violence de leur aboutissement. Outre que cette « sauvagerie » peut être interprétée comme menant parfois à des manœuvres politiques, qui ne sont alors pas uniquement menées via des constructions idéologiques montées de toute pièce (ainsi de Lavigerie jouant de la confusion inspirée par la politique impériale du « royaume 231

Favret, Jeanne, op. cit. p. 93 Pierre Vermeren put également faire justice de cette interprétation : « il ne s'agit pas de privilégier les Berbères au détriment des Arabes et du Makhzen […] [mais] de maintenir un savant équilibre entre ces forces, afin qu'elles se neutralisent sous la tutelle coloniale ». L'auteur cite alors des textes très clairs de figures du protectorat marocain : l'orientaliste Édouard Micheaux-Bellaire y signifie le danger du « panberbérisme » : « il s'agit d'empêcher plutôt que de créer », tandis que le résident général Hubert Lyautey affirme lui vouloir « tenir la balance égale » et « assurer parallèlement l'essor de ces deux grands groupements ethniques » que sont les Arabes et les Berbères. Voir VERMEREN, Pierre, Misère de l'historiographie du “Maghreb” postcolonial (19622012), Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, 288 p., p. 32 233 « Il n'y eut jamais une politique kabyle uniment assimilationniste, mais des politiques kabyles aux visées contradictoires » ; MAHE, Alain, op. cit., p. 280, note 1 234 Circulaire du 22 mai 1898 (voir supra, note 169), citée in AGERON, Charles-Robert, « Du mythe kabyle aux politiques berbères », art. cit., p. 332 232

72

arabe » sur les colons arabophobes235 ou de Masqueray promettant aux assemblées villageoises de Kabylie consultées sur l'opportunité de la scolarisation de leurs communautés, que des talebs seraient adjoints aux instituteurs français236), elle permet d'expliquer la persistance de discours particulièrement violents face à l'affrontement de réalités tout à fait évidentes et absolument contradictoires aux théories de leurs énonciateurs. Le terrain de l'action missionnaire, qui ôte les illusions idéologisées par le cadre colonial et démontre que les seules conversions possibles des Kabyles au christianisme sont des conversions de la misère, n'empêche pas des directives d'illustrer par leurs termes les extrémités où peuvent mener une élaboration mythologique de la nature du mythe kabyle, une « pensée sauvage » : à la question « Quand peut-on administrer le baptême aux enfants des infidèles ? », le diaire du poste de Bou Nouh répondait : « Toutes les fois que vous avez de grandes probabilités qu'ils mourront, et par conséquent ou mieux, a fortiori toutes les fois qu'ils sont à l'article de la mort ou en danger grave de mort ». L'enfant baptisé revenant à la santé, il faudrait, sans l'avertir du fait qu'il est chrétien, lui procurer le moyen de pratiquer sa religion, en l'envoyant au petit séminaire237. D'ailleurs, le manque à gagner flagrant que constitua une politique qui fut à l'avantage des Kabyles illustre concrètement à quel point une simple politique de division ne peut rendre compte de la force d'auto-conviction dont firent preuve les tenants du « mythe kabyle ». Nous avons vu (supra) la différence de régime fiscal qui fut instaurée entre la Kabylie et les autres régions d'Algérie ; cette différence n'était pas fondée sur une différence d'assiette de base existant pour la détermination des impôts en pays kabyle. Il n'y eut pas qu'une différence formelle entre la lezma et l'impôt arabe : le pourcentage des contributions entre ces deux systèmes d'imposition révèlent une inégalité profonde. « Autant dire que ce régime fiscal privilégié constituait un manque à gagner pour le Trésor public », conclut Alain Mahé ; conclusion qui « oblige à considérer la part prise par la kabylophilie de certains administrateurs et hommes politiques », une simple politique de division n'étant pas suffisante pour expliciter un tel investissement du colonisateur238. Il en est de même de la prise en charge par l'État lui-même de la scolarisation de la Kabylie (cf. supra), dont il faut remarquer le caractère exceptionnel : « nous négligerons sans hésiter l’explication en termes de politique colonialiste qui invoque le principe du diviser pour régner pour expliquer [cet] effort 235

DIRECHE-SLIMANI, Karima, Chrétiens de Kabylie 1873-1954. Une action missionnaire dans l'Algérie coloniale, Bouchène, 2004, p. 29 236 MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 264 237 Diaire Bou Nouh (1876-1986), novembre 1876, Archives de la Société des Missionnaires d'Afrique, cité par DIRECHE-SLIMANI Karima, op. cit., p. 77 238 MAHE, Alain, op. cit., p. 225 73

exceptionnel »239. Pour les mêmes raisons économiques que nous avons mentionné au sujet du régime fiscal, « il est […] nécessaire de souligner l'aspect paradoxal qui consistait à scolariser de façon privilégiée une région rurale, montagneuse de surcroît » : car l'acheminement des matériaux de construction et des équipements scolaires représentèrent des frais tout à fait considérables240. d. Le mythe kabyle et son « bourgeonnement »241 « L’aspect le plus intéressant de l’histoire de ces stéréotypes et de ces clichés ne manque pas d’être celui de leur diffusion au sein même des populations concernées, notamment par le biais de l’école (sous forme de clichés dans les manuels scolaires) et de la propagation de la culture et des livres français sur l’Algérie »242. À ce propos, Alain Mahé disait déjà de Fanny Colonna qu’elle avait mis au jour « un aspect ignoré avant elle : la façon dont, par le biais de l’école coloniale, le mythe s’est diffusé dans la société kabyle ellemême ». Il critique plus loin C.-R. Ageron en ces termes: « il est un aspect que néglige totalement C.-R. Ageron dans ses études pourtant si minutieuses du mythe et de la politique kabyles : c’est la diffusion du mythe kabyle chez les Kabyles eux-mêmes, notamment par l’école coloniale, dont les manuels étaient saturés de clichés ». C'est au sujet des discours tenus par la délégation kabyle des Délégations financières qu'A. Mahé aborde cette question. Selon C.-R. Ageron, les délégués kabyles avaient perçu l'intérêt qu'ils pouvaient tirer de la prégnance du mythe kabyle chez les délégués européens indigénophiles et s'en servirent donc pour obtenir des réponses concrètes à leurs revendication : ils « savaient désormais se faire passer en Auvergnats algériens et jouaient volontiers de l'affirmation de leur supériorité sur les Arabes paresseux »243. Or du fait même de cette diffusion, l'on peut imaginer qu'au-delà de cette instrumentalisation tout à fait intéressée du « mythe kabyle », se profilait déjà une réappropriation de ses mythèmes par les sujets mêmes de cette spéculation à caractère dichotomique. C'est pourquoi, selon A. Mahé, « les attitudes et les arguments des délégués kabyles qu’invoque C.-R. Ageron, loin de traduire de la duplicité et de la malice, reflètent pour une bonne part leurs représentations de leur propre identité ».

239

Ibid., p. 262 Ibid., p. 265 241 Terme employé par Alain Mahé pour parler de son épanouissement au sein du mouvement culturel berbère des années 1980 : MAHE, Alain, op. cit., p. 281, note 3 242 Ibid. ; de même pour les citations qui suivent. 243 AGERON, Charles-Robert, Les Algériens Musulmans et la France, op. cit., p. 876 240

74

3. Du renouveau de l’histoire intellectuelle ; l’apport de l’historiographie anglosaxonne Une histoire intellectuelle de l'histoire de l'Algérie, c'est-à-dire une analyse et contextualisation des modes de pensée qui furent ceux des conquérants et administrateurs de ce pays, a également permis un apport précieux à l'appréhension, entre autres, de ce que fut le « mythe kabyle ». a. L'Arabe comme « Autre » : à l'origine d'un « Soi » français C'est ce que fait brillamment Patricia Lorcin, professeur de l'Université du Minnesota, historienne de la France des XIXe et XXe siècles et spécialiste de l'empire colonial français, dans son ouvrage de 1995, Imperial Identities244. Une analyse sociologique de ces troupes qui conquirent puis explorèrent la nouvelle colonie, parmi lesquels de nombreux techniciens, l'importance attachée la science dans un contexte d'émergence de la société industrielle, l'anticléricalisme qui lui fut afférent, l'émergence des théories raciales dans la science européenne du XIXe siècle sont autant d'éléments de contextualisation de l'atmosphère intellectuelle qui accompagna la colonisation permettant d'éclairer la force des mythèmes qui constituèrent le « mythe kabyle ». Ainsi, c'est la Révolution et ses prolongements (1789-1799) qui occasionna l'émergence d'une conscience accrue de nouveaux concepts politiques (démocratie, égalitarisme), sociaux (individualisme) et administratifs (départements, communes), concepts qui dans une société soumise au traumatisme social d'une révolution avaient acquis une valeur importante, pour prendre des connotations positives ou négatives selon la perspective politique qui les considère : « l'interprétation de la société autochtone à la lueur de ces concepts a naturellement tendance à se prêter aux distorsions de l'approbation et de la désapprobation »245. Cette image positive des Kabyles et négative des Arabes, consiste par conséquent en « une image formée face aux circonstances de la conquête et de l'occupation alliées à la formation politique, sociale et intellectuelle des français »246. En Kabylie, ce que les Français croient trouver, ce sont ces valeurs nouvelles, comme reflétées dans un miroir : démocratie, propriété privée, égalitarisme. Et c'est face à la virulence du laïcisme de la IIIe République

244

LORCIN, Patricia, Kabyles, arabes, français : identités coloniales, Presses Universitaires de Limoges, collection « Histoire », 2005 (traduction française de l'ouvrage paru en 1995 sous le titre anglais Imperial Identities : Stereotyping, Prejudice and Race in Colonial Algeria) 245 LORCIN Patricia, op. cit., p. 186 ; l'auteure analyse alors La Kabylie et les coutumes kabyles de Hanoteau et Letourneux 246 Ibid., p. 13 75

que réagiront les missionnaires catholiques en Kabylie : ainsi qu'a pu l'exprimer Karima Dirèche-Slimani, « la Kabylie [fut pour eux] le pendant fantasmé d'une France sublimée »247; les Kabyles chrétiens représentèrent alors les assimilés idéaux, leur indigénat les « protégeant » des bouleversements que la société française avait eu à connaître dans le dernier tiers du XIXe siècle. Émergence de nouvelles valeurs, réactions contre ces dernières dans un contexte de profonde transformation sociale, de telles analyses permises par l'histoire intellectuelle permettent d'appréhender avec force l'ancrage de la construction mythique qui fut élaborée autour des Kabyles, faisant d'elle bien autre chose qu'une simple manipulation à visée instrumentaliste. b. L'Algérie dans la pensée orientaliste Avançant une hypothèse afin d'expliquer la possibilité d'un rassemblement des diverses composantes de l'immigration nord-africaine (marocaine, tunisienne et algérienne) en métropole, Omar Carlier put dans un article de 1982 s'interroger en ces termes : «faut-il pronostiquer par exemple une sorte de fusion de l’émigration maghrébine sur la base d’un statut social dans lequel l'identité culturelle arabo-islamique jouerait un rôle de ciment décisif d'autant plus fort et unifiant qu'il fonctionne comme stéréotype réducteur dans le regard de l'autre ? »248. Valorisation de Soi, dévalorisation de l'Autre : cette pensée essentialisante est sans doute en effet la conséquence d'une perspective qui accompagna la colonisation de l'Algérie par la France, la perspective orientaliste. α. L'islam et les Arabes en Algérie : application coloniale d'une pensée orientaliste Edward Saïd249 a montré que l’image occidentale de l’Orient fut étroitement liée à sa domination politique et intellectuelle par l’Occident, l’orientalisme étant davantage une réponse à la culture occidentale qu’à sa matière présumée. L’Islam a ainsi constitué une réponse aux évènements de la conquête ou aux valeurs et à la culture française. L'historien canadien de l'Afrique Alexander Sydney Kanya-Forstner, dans The Conquest of the Western Sudan250, avait émis l’hypothèse que c'est en Algérie que l’armée française avait hérité sa 247 DIRECHE-SLIMANI Karima, op. cit., p. 13. Ainsi les parallèles entre les performances des écoliers français et celles des écoliers indigènes se révélaient-ils plutôt en faveur de ces derniers : « ces petits cerveaux de montagnards indigènes […] retrouvent plus vives et plus déliées […] les aptitudes de nos montagnards cévenols ou auvergnats » (Émile Combes, cité par COLONNA, Fanny, op. cit., p. 65) 248 CARLIER, Omar, « Aspects des rapports entre mouvement ouvrier émigré et migration maghrébine en France dans l’entre-deux-guerres », in Le mouvement ouvrier Maghrébin, Centre de Recherches et d’études sur les sociétés méditerranéennes, Éd. du CNRS, Collection « Études de l’Annuaire de l'Afrique du Nord », 1982, p. 52 249 SAID, Edward, Orientalism, New York, Vintage, 1979 250 KANYA-FORSTNER, Alexander Sydney, The Conquest of the Western Sudan,. A Study in French Military

76

profonde répulsion à l'égard de l'islam. À deux reprises, en 1834 et 1837, Abd el-Qader avait signé des traités de paix et d'amitié avec les Français. Ni son nationalisme ni l'islam militant dont il fit preuve n'étaient en soi un obstacle à la coopération. Or jamais Bugeaud ne considéra sérieusement la possibilité d'un arrangement avec l'émir ; il viola le traité de la Tafna et fut donc à l'origine du conflit final initié en 1839. Et il fut sans merci : incendie des cultures, bétail dispersé, possessions détruites, jusqu'à ce que les seules options possibles fussent la soumission sans condition ou l'annihilation. Au moment de la conquête du Soudan, donc, les Français « avaient leur propre point de vue, bien installé, de la nature de l'islam militant et du danger qu'il représentait pour la sécurité européenne. En Algérie, ils avaient senti toute la force du jihad anti-européen, et cette expérience avait instillé à la fois une crainte pathologique de la résistance musulmane et une détermination fanatique à éradiquer toutes traces de pouvoir musulman indépendant »251. C'est pourquoi, selon P. Lorcin, « la méfiance à l’égard de l’Islam constitua une caractéristique omniprésente de la mentalité coloniale en Algérie »252. Les Français, en Algérie, ne traitèrent pas l’islam comme une religion mais comme un système idéologique. Abd-el-Qader s’était servi du bouclier d’une religion belliciste pour favoriser ses propres intérêts. Ce bellicisme présumé resterait associé à l’islam pendant les cent trente-deux ans de la colonisation française, et l’islam serait considéré comme la source de toutes les formes d’opposition à leur pouvoir. Les nécessités de la conquête et de l’établissement d’une administration firent que très vite l’on commanda des études précises sur cette religion ; mais la société musulmane était d’emblée considérée comme impénétrable. De plus, c’est aux arabisants que l’on demanda de réaliser ces études, la seule connaissance de la langue arabe étant considérée comme suffisante, ce qui éleva des réactions subjectives au rang de l’érudition. Le Coran ayant lié de manière inextricable État et religion253, et la société musulmane étant ésotérique, on considéra d'emblée qu'il serait très difficile d’y substituer un système administratif purement français. C’est le besoin de sécurité, essentiel dans l'installation de la colonie, qui détermina la vision qu’eurent les colonisateurs de l’islam.

Imperialism, Cambridge University Press, Londres, 1969 251 KANYA-FORSTNER, Alexander Sydney, op. cit., pp. 19-21 252 LORCIN, Patricia, op. cit., p. 24 253 Cette croyance que le Coran transmettait une doctrine infaillible fut d'ailleurs utilisée comme prétexte pour les militaires pour justifier leur mode de gouvernement : si le chef d'État musulman était également le chef de l'Église, l'autorité française devait se montrer infaillible, et le chef de l'État aussi infaillible que le Coran. Voir l'Exposé de l'état actuel de la société arabe, du gouvernement et de la législation qui la régit (extraits), in « Des diverses races qui peuplent l'Algérie », Revue de l'Orient, vol. 6, 1845, pp. 347-361. Cette brochure de 1844 était destinée à distribuée par le gouvernement aux officiers des Affaires Arabes. Cité par LORCIN, Patricia, op. cit., pp. 78-79 77

L’attention se porta vers les institutions musulmanes les plus susceptibles de susciter la sédition contre la France. Quand l’officier Édouard de Neveu étudia les confréries254, c’était pour rendre compte de leur potentiel comme paravent à la sédition et non pour expliquer leur signification institutionnelle en relation à l’islam. Renforçant l’assimilation de l’islam à un obstacle au progrès, De Neveu insista fortement sur le caractère impénétrable des confréries musulmanes. L’ouvrage de De Neveu resterait une référence jusqu’à 1884 et la parution de Marabouts et Khouan de l’officier Louis-Marie Rinn. L’islam resta donc dans l'esprit du colonisateur une forteresse impénétrable d’idées subversives255. La langue arabe ferait partie intégrante de cette essentialisation dévalorisante de l'Arabe en Algérie : ainsi, selon M. Lazreg, qui cite également E. Said, l'arabe était-il décrit comme une « langue dégénérée », de même que l'Arabe était un être arriéré et impénétrable, deux composantes de cet orientalisme dont le « mythe kabyle » fut l'application en Algérie, qui instituait une différence ontologique entre le Kabyle et l'Arabe256. L'expédition d'Égypte constitue une expérience fondamentale dans la formation de cette image fantastique que revêt l'Orient dans l'esprit des Français du XIXe siècle. En effet, ainsi que l'explique Pierre Vermeren dans son Misère de l'historiographie du “Maghreb” post-colonial, « l'Algérie fonctionne comme une réplique des choses vues en Orient ». Les Barbaresques, ainsi, deviennent « Arabes » ; et ces derniers, qui avaient été constitué en nationalité par rapport aux Turcs qui les opprimaient, selon le schéma de « la “lutte des races” ayant opposé en Europe peuples autochtones et conquérants germains ». Or, cette « lutte des races » serait également transposée en Algérie : puisque les Turcs ayant été chassés, « les Arabes sont désignés à leur tour comme les “persécuteurs” des Berbères » : la France civilisatrice se chargera de libérer ce peuple opprimé, comme elle avait libéré les Arabes d'Égypte. Ces derniers, avait dit Ibn Khaldoun (en parlant des invasions hilaliennes) qu'on lit avec grand intérêt, étaient accusés d'avoir « ensauvagé la Berbérie »257. Telle sera l'application de la perspective orientaliste dans la colonie algérienne.

254

NEVEU, Édouard de, Les Khouan. Ordres religieux chez les musulmans de l’Algérie, Paris, A. Guyot, 1845 Sur la constitution par la France de sa perception de l'islam en Algérie, voir « L'islam et la société », in LORCIN, Patricia, op. cit., pp. 75-103 256 LAZREG, Marnia, « The reproduction of colonial ideology : the case of the Kabyle Berbers », Arab Studies Quarterly, Vol. 5, n°4, automne 1983, p. 384 257 Sur cette transposition du modèle égyptien dans la conquête de l'Algérie, voir VERMEREN, Pierre, Misère de l'historiographie du “Maghreb” postcolonial (1962-2012), Publications de la Sorbonne, Paris, 2012, pp. 22-23 ; l'ouvrage d'Ibn Khaldoun en question est son Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l'Afrique septentrionale, traduction de De Slane, 4 vol., 444 p., 594 p., 494 p., 630 p., Paris, Geuthner, 1982 255

78

β. L'exotisme oriental dans les arts : au secours de l'Arabe ? Ainsi que l'a montré Edward Said, l'Occident, et notamment la France et la GrandeBretagne, ont élaboré un corpus théorique et pratique qui a formé une partie intégrale de la civilisation matérielle et de la culture européennes. Or l'on pourrait imaginer que l'image de l'Orient et de ses habitants, les Arabes romantiques et exotiques tels qu'ils furent représentés dans les arts, aurait pu contrebalancer les attitudes envers les Arabes formées dans la colonie. Tel ne fut pas le cas : « il exista une nette distinction entre l'Orient illusoire des formes artistiques et la réalité telle qu'elle fut perçue dans les colonies »258. Les peintures d'Eugène Fromentin et d'Eugène Delacroix montrent l'importance qu'eut l'Algérie sur le plan de l'art visuel. La visite de l'Algérie, en 1832, par ce dernier transforme à sa peinture et le place à la tête d'une révolution artistique mettant en valeur couleur et imagination face au trait et au savoir prônés par l'Académie. La curiosité intellectuelle pour la colonie était bien présente, et reflète alors une curiosité plus large à l'égard de l'Orient. Cependant ce dernier, s'il est exotique, fascinant, est distant, sinon présenté de façon très onirique (ainsi le Voyage en Orient de Gérard de Nerval) et donc coupé du réel ; l'Arabe n'est chez le poète des Chimères pas meilleur qu'un chien259 ; et chez Gustave Flaubert (qui a voyagé en Algérie), les cabanes des Arabes sont des « chenils », nous décrit-il dans le récit qu'il fait de sa première rencontre avec des Arabes, à Constantine. Les œuvres de Pierre Loti, de Flaubert ne font que renforcer les stéréotypes existants sur l'Orient, tels la débauche orientale260. En somme, « en art, l'Orient devient prestigieux, romantique et excitant mais pas les Arabes »261.

4. De l’importance d’un contexte épistémologique : l'Algérie dans l'anthropologie raciale du XIXe siècle « Oui, nous sommes très menacés. Nos agneaux sont très convoités par les loups des autres. Et, aujourd'hui, l’impérieuse nécessité pour nous est de refaire notre cohésion, et de nous renforcer d’un certain nombre d’idées-barrières pour nous protéger contre la désagrégation. » Ahmed Taleb Ibrahimi, « Les “idées-barrières” », Le Jeune Musulman, n°26, 12 février 1954

A l’origine du « mythe kabyle », l’on trouve une sorte de processus nécessaire de la pensée, celui de la classification. Ainsi que l'ont montré certains auteurs, le contexte

258

LORCIN, Patricia, op. cit., p. 127 NERVAL, Gérard de, Voyage en Orient, Paris, Michel Levy, 1867, vol. I, p. 246 260 SAID, Edward, Orientalisme : l'Orient créé par l'Occident, Éd. du Seuil, Paris, 1997, pp. 207-219 261 LORCIN, Patricia, op. cit., p. 130 259

79

épistémologique de la constitution du « mythe kabyle », celui de la naissance d'une anthropologie raciale, n'a fait qu'accentuer cette inévitabilité anthropologique à laquelle correspond la logique classificatoire qu'analysa Lévi-Strauss. Tout d’abord, et c’est là l’un des apports essentiels d’Alain Mahé262, « une authentique anthropologie du Maghreb […] ne peut éviter d’une manière ou d’une autre de recourir à des typifications en termes d’arabe ou de berbère », affirmation qui, si elle était évidente pour un anthropologue, n’avait du moins jamais été exprimée clairement, faille dans les interstices de laquelle avaient pu s’immiscer, inconsciemment ou non, nombre de représentants du « mythe kabyle » : berbéristes, colonisateur, Arabes263. Établir de manière distincte et claire une différence sociologique entre les populations berbérophones et les populations arabophones permet en effet, à notre sens, de mettre fin à tout autre type de distinctions (raciales, religieuses, etc.) à l’origine des théories contradictoires et surabondantes qui composent le « mythe kabyle », ce qui étant donné le contenu d’ouvrages même contemporains était nous semble-t-il loin d’être vide de sens. La citation suivante nous permettra de faire définitivement justice d'une approche périlleuse : « À l’inverse du Proche-Orient et à ses kyrielles de sectes, de confessions et d’ethnies, l’homogénéité culturelle du Maghreb ne laissait guère de prise aux typifications des observateurs extérieurs. De sorte que l’opposition arabe/berbère leur apparut comme le seul biais par lequel penser cette société »264

Des bribes de connaissance furent ainsi constituées en système binaire, produisant de nouvelles oppositions qui étaient censées affiner le savoir, tout en les faisant converger, au lieu de les atténuer et de revoir leur pertinence265. Or cette logique fut renforcée par les schémas d'analyse mobilisés par l'émergente anthropologie raciale du XIXe siècle, qui constitue l'arrière-plan épistémologique de notre sujet. Car il existe une « logique culturelle de la classification anthropologique de [la] période coloniale »266. C'est-à-dire que même si les

262

C.-R. Ageron avait bien indiqué, dans la reprise de son article de 1960 qu’il fit dans sa « thèse principale », que « l’originalité berbère ne [pouvait] […] être niée sociologiquement » : AGERON, Charles-Robert, Les Algériens Musulmans et la France, p. 267 (édition de 2005). Y manquait cependant une analyse anthropologique. 263 Terme que nous utilisons ici dans son seul sens d’individu ayant intégré cette pensée sauvage de par la nature même de cette dernière et ayant par suite accentué de manière significative la distinction entre sa propre personne, en tant que membre d’un groupe ethnique particulier, et les populations berbérophones de l’Algérie. 264 MAHE Alain et KHEMMACHE, Bou Khalfa, « Robert montagne, la politique et le mythe berbère de la France » in La sociologie musulmane de Robert Montagne, Actes du colloque EHESS & Collège de France, Paris, 5-7 juin 1997, François Pouillon et Daniel Rivet (dir.), Maisonneuve et Larose, 2000, p. 165, note 3 ; voir également LORCIN, Patricia, op. cit., p. 51, à propos de la « tiédeur islamique » des Kabyle : « loin d'être supérieure à celle des Arabes, l'organisation sociale, politique et économique des Kabyles en était tout simplement différente ». 265 MAHE Alain, Histoire de la Grande Kabylie, p. 151 266 BOËTSCH, Gilles & FERRIE, Jean-Noël, op. cit., p. 257 80

anthropologues qui dans leurs recherches et échanges étaient déjà conscients de l'aspect essentiellement culturel de la distinction entre Arabes et Berbères, leur classification prétend néanmoins bien s'appuyer sur des filiations et ressemblances biologiques. La polémique entre l'élève de l'anthropologue Paul Broca, Paul Topinard, et le commandant Duhousset, née de l'accusation formulée par le premier contre le second de lui avoir fourni un dessin présenté comme étant représentatif d'un « type berbère » alors qu'il représentait un « type arabe », montre l'interchangeabilité des critères morphologiques de l'époque, le caractère péremptoire de la distinction alors affirmée et la difficulté de la confirmer qui se présente aux savants de l'époque267. L'anthropologie, considérée alors comme une branche de l'histoire naturelle traitant de l'homme et des races humaines, s'inscrivait dans un cadre de légitimation de la scientificité des disciplines de l'époque via leur inscription dans le principe classificatoire issu des sciences naturelles du siècle des Lumières. Cette distinction s'inscrit alors dans un champ distinct du champ politique, le champ des sciences naturelles, antérieur et extérieur à la colonisation. En fin de compte, les « anthropologues […] n'eurent guère, [pour produire ces arrangements classificatoires], à transformer leur façon habituelle de penser ». Topinard (1881) refuserait de voir des différences entre Arabes et Berbères dans les mesures anthropométriques de ses contemporains ; l'opposition serait seulement d'ordre culturel. Collignon (1886), Bertholon et Chantre (1913) montreraient l'inexistence d'une race berbère du fait de l'existence de types morphologiques fort différenciés. Pour Périer, Bertholon et Doutté (1903), racialement parlant, les Berbères n'existaient pas. « Pourquoi, dans ce cas-là, continuer à parler d'une race ? […] d'où vint-il que les ensembles morphologiques repérés par eux doivent, pour être identifiables, correspondre à des types antiques en formant des races ? Vraisemblablement du fait que, selon la vision du monde de l'époque, que les anthropologues partageaient, il était impossible de concevoir une identité qui ne se fonde point sur le sang »268. Pierre Vermeren, dans son Misère de l'historiographie du “Maghreb” postcolonial, évoque également avec clarté la réalité de la différence socio-culturelle que supposent l' « arabité » et la « berbérité » : « la double appartenance des Nord-Africains, arabes par leur langue et leur religion, amazighes par leur anthropologie et leur organisation sociale, demeure un impensé colonial. On s'en tient à la langue d'expression, de laquelle on déduit une 267

Art. cit., pp. 258-259 ibid., p. 272 ; de fait, la tactique kabyle de la guérilla en montagne fit que l'on vit en eux de redoutables guerriers, invincibles, tenaces ; car, sédentaires, ils tenaient à leur chez-eux, et le défendaient donc corps et âme ; tandis que l'Arabe, nomade, vagabond, pouvait bien fuir pour brusquement réapparaitre. Voir LORCIN, Patricia, op. cit., pp. 45-49 268

81

affiliation ethnique »269. Il fallait « classer, dans l'esprit scientiste du XIXe siècle » ; cependant, l'auteur y voit la nécessité du diviser pour régner, tandis que comme nous venons de l'observer, peut-être s'agissait-il davantage d'une nécessité anthropologique inscrite dans une conjoncture particulière, en tant que cet esprit peut être envisagé comme une « pensée sauvage ».

5. La montagne, une enclave : l'Autre local et le Soi lointain Si un certain nombre de représentations fantasmatiques ont été élaborées par le colonisateur français autour des Alaouites (cf. supra), des Maronites (Lazreg) ou des Kabyles, c'est que la montagne, dans les sciences sociales du XIXe siècle mais aussi du XXe, semble être presque naturellement considérée comme pouvant être un lieu de particulière conservation et d'enclavement, du fait de sa relative inaccessibilité. Au sujet de la multiplicité de caractères positifs attribués aux Kabyles suite à l'affrontement de la guérilla kabyle lors de la guerre de conquête, Patricia Lorcin put écrire, par un intéressant rapprochement : « il suffit de considérer l'hagiographie qui s'est attachée à Che Guevarra dans les années 1960 et 1970 pour [saisir] toute la puissance [des mythes complexe entourant la guérilla et ceux qui la pratiquent] »270. a. La montagne au Maghreb : marginalité et non-histoire Les pays de montagnes sont alors considérés, « européens ou autres, comme des isolats coupés des voies de la grande Histoire »271. Il n'est pas jusqu'à Fernaud Braudel qui, dans La Méditerranée et le monde méditerranéen, décrit la montagne méditerranéenne comme « le refuge des libertés, des démocraties et des “républiques” paysannes [où] la vie des bas pays et des villes pénètre mal », à la « géographie religieuse à part »272. Si existe une « barrière imparfaite de la géographie sans cesse franchie », « une barrière sociale, culturelle, s'élève » qui tente de la remplacer273. Il s'agit d'ailleurs de remarquer que cette division montagne/plaine, qui vient redoubler une opposition rural/citadin, est bien ancrée dans la tradition des sciences sociales maghrébines elles-mêmes. Ainsi, au Maghreb même, « le consensus, pour tacite qu'il soit, est néanmoins bien 269

VERMEREN, Pierre, op. cit., p. 30

270

LORCIN, Patricia, op. cit., p. 45, note 58 ABDELFATTAH LALMI, Nedjma, art. cit., p. 530, « Résumé » 272 BRAUDEL, Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen I. La part du milieu, Paris, A. Colin, 1990, pp. 39-46 273 ibid., p. 51 271

82

enraciné […] sur le caractère fort des frontières entre citadin et rural, montagne et plaine, et encore plus entre montagne et ville. […] Dans certains cas la barrière est vraiment perçue, présentée ou vécue comme une barrière ethnique »274. C'est contre cette perception que N. Abdelfattah-Lalmi se livre dans son article à une démonstration des liens constants entre ville et montagnes kabyles en Algérie et en Afrique du Nord. Les élites citadines maghrébines ont tendance à user de notions (hadri, beldi, c'est-à-dire « citadins ») qui « culturisent » ou « ethnicisent » cette frontière, égrenant à répétition les catégories « Turcs, Arabes, Maures, Juifs » des villes et « Berbères » des montagnes comme des mondes irrémédiablement irréductibles, liés à des notions de races ou au moins d'origines différentes, depuis le XIXe siècle au plus tôt. Jusqu'à nos jours, par conséquent, les spécialistes maghrébins du monde urbain perpétuent une perspective orientalisante dans leurs travaux. En réalité, c'est plutôt l'origine sociale de la population en question qui la poussera à revendiquer l'allochtonie dans certains cas, l'autochtonie dans d'autres. Selon Rachid Sidi Boumédiène275, sociologue urbaniste, l'excellence générant l'aptitude à l'urbanité ou l'urbanité générant l'excellence sont forcément fondées sur l'affirmation d'une origine allochtone de ses acteurs. À l'inverse, des groupes effectivement allochtones, comme les groupes citadins tunisois d'origine turque en voie de tunisification évoqués par Sami Bargaoui276, valoriseront l'autochtonie dans la logique de leur processus de formation et de revendication d'une identité proprement locale. En outre, cet héritage est ancien, puisqu'Ibn Khaldoun, qui nous l'avons vu servit de référence aux arabisants qui accompagnèrent la colonisation de l'Algérie, établissait déjà au XIVe siècle une polarité entre sédentarité et bédouinité, définissant toutes leurs caractéristiques ; c'est pourquoi « les catégories dont procède le mythe kabyle ne sont pas sans rappeler certains aspects du discours indigène »277. b. Perception de soi du montagnard : Soi-même comme un Autre L'on perçoit ainsi par le même temps comment l'auto-perception de soi comme arriéré (« montagnard » étant érigé en son synonyme) peut être à l'origine d'un « complexe d'infériorité », souvent mentionné par les historiens de l’Algérie, des montagnards Kabyles278, 274

ABDELFATTAH LALMI, Nedjma, art. cit., p. 508 SIDI BOUMEDIENE, Rachid, « La citadinité, une notion impossible ? » in La ville dans tous ses états, Alger, Casbah, 1998, pp. 25-38 276 BARGAOUI, Sami, « Des Turcs aux Hanafiyya. La construction d'une catégorie “métisse” à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2005/1 (60e année), Éd. EHESS, pp. 209-228 277 MAHE, Alain, op. cit., p. 150 278 « Beaucoup de ces musulmans [les Kabyles] se voulaient arabes ou du moins d'origine orientale ; “la plupart considèrent comme une injure grave de les considérer comme Kabyles d'origine”, écrivait en 1911 l'administrateur de Collo. Mais le vieux complexe d'infériorité jouait un rôle semblable en Grande Kabylie ou en 275

83

qui pour se valoriser invoquent d'ailleurs toujours une origine orientale (un marabout se doit d'invoquer une telle provenance, s'il souhaite assurer son prestige), et qui subissant un certain nombre d'évolutions socio-économiques les menant à être en avance d'un point de vue notamment politique sur leurs compatriotes, renverseront ce complexe en une fierté d'être kabyle d'autant plus ressentie qu'elle répondait à un fort sentiment d'infériorité. Cette « haine de soi » dont parle Omar Carlier279, qui participait ainsi d'une auto-dépréciation essentialisée, est alors totalement inversée. Le contexte montagnard peut aisément impliquer une représentation d'elles-mêmes des populations qui y vivent comme de populations singulières. Le fait même de vivre dans un endroit par définition moins « accessible » ayant tendance à générer des représentations de ses habitants comme des individus « différents », la représentation de soi et celle que s'en font les autres se nourrissant mutuellement et croissant paradoxalement par la relative faiblesse des contacts qui découlent de cette situation, font, ainsi que le dit Marnia Lazreg, que « les montagnes, partout, nourrissent des attitudes de ressentiment, de défiance, et un profond sentiment d'inadéquation face aux étrangers », la politique raciale permettant alors à ces sentiments de se changer en « la conscience plus développée d'une supériorité raciale »280. Cette conscience s'affirme d'autant plus qu'elle peut répondre à l'affirmation consciente ou inconsciente de l'arabo-islamisme comme facteur d'unité au sein d'une population dominée et réprimée : cette « réaction patriotique et […] affirmation de soi » accompagnerait donc un « sentiment d'appartenance régionale [qui] prend de l'importance et se charge d'un contenu nouveau » avec la colonisation, avivé par « une habitude de méfiance et de mépris qu'on nourrit à leur égard [dans les régions de plaine et les villes algériennes] à cause de leur position sociale et de leur différence »281. La politisation accrue des Kabyles du fait de la précocité et de l'importance de l'émigration dans la région permettra à ce sentiment d'infériorité de s'inverser : « la conviction […] d'être politiquement en avance sur les autres régions du pays se traduit par une certaine fierté. On n'a plus honte d'être kabyle »282 ; et une affirmation de la culture berbère s'ensuivit.

pays chaouia. Tout Kabyle enrichi se découvrait une généalogie arabe » ; AGERON, Charles-Robert, Les Algériens Musulmans et la France, Bouchène, 2005, pp. 874-875 279 CARLIER, Omar, « La production sociale de l'image de soi : note sur la crise berbériste de 1949 », Annuaire de l'Afrique du Nord, 1984, p. 361 280 LAZREG Marnia, art. cit., p. 389 : « mountains everywhere breed attitudes of resentment, distrust, and a deep sense of inadequacy before outsiders » ; « a broader consciousness of racial superiority » 281 HARBI Mohammed, Le F.L.N., Mirage et réalité, op. cit., p. 60 282 ibid., p. 61 84

c. Djurdjura, Jura, Auvergne, Cévennes : familiarité d'un paysage hors du contact des miasmes L'on peut également remarquer que dans beaucoup de cas, la référence à la montagne en tant que paysage connu, familier permet un rapprochement, forcément positif, vers Soimême à l'énonciateur de la comparaison. Les montagnards kabyles purent ainsi, et fréquemment, être comparés aux Auvergnats, Cévenols, Jurassiens, Corses, leur pays à la Suisse, plus rarement au Caucase. Lors de la conquête de la Kabylie, François Ducuing, dans un article de La Revue des Deux Mondes, compare ces campagnes à la guerre de montagne qui fut menée lors de la campagne de Navarre lors des guerres carlistes (1833-1835), les montagnes devant être le lieu où l'on doit rechercher l'esprit de résistance caractérisant chaque pays283. Il ne s'agit bien sûr pas de nier les ressemblances climatiques et topologiques qui existent entre les montagnes kabyles et d'autres paysages méditerranéens284, mais de saisir en quoi ce rapprochement répond bien plus à un réflexe psychologique dont l'exagération est d'ailleurs symptomatiquement consubstantielle. Ainsi, selon Jean Morizot, si les Corses, dont le pays ne fut rattaché que quelques dizaines d'années avant celui de l'Algérie, n'ont conservé le sentiment d'être français qu'après avoir conquis leur pays de rattachement (l'auteur faisant ici référence à Napoléon Bonaparte, Corse devenu empereur des Français), rien n'empêchait Ferhat Abbas, alors président du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, après s'être « maintenu dans la voie qui fut longtemps la sienne » (la voie électorale), de briguer et d'atteindre en France la magistrature suprême285. Enfin, les propriétés thérapeutiques de la montagne, une fois la colonie établie, purent accentuer le caractère positif de la montagne : les montagnes constituaient un refuge permettant d'échapper à la chaleur et à l'insalubrité des plaines, à l'instar du Moyen Atlas marocain286. Positivité que l'on peut d'autant plus facilement imaginer que l'on sait la place attribuée à l'air, au vent, aux odeurs, dans la propagation des maladies les plus redoutées tout au long du XIXe siècle287.

283

DUCUING, François, « La guerre de montagne. La Navarre et La Kabylie », Revue des Deux Mondes, vol. 9, 1851, p. 661 284 Ainsi Alain Mahé, dans son introduction géographique, dit du Massif central qu'il a « un couvert végétal du même type que le maquis corse », MAHE, Alain, op. cit., p. 23 285 MORIZOT, Jean, L'Algérie kabylisée, pp. 138-139 286 LORCIN, Patricia, op. cit., p . 49 287 CORBIN, Alain, Le miasme et la jonquille, Champs Flammarion, 2001 85

6. « Mythe kabyle » et sémiotique : origine discursive d’une opposition Tout en soutenant la thèse d'un usage politique du mythe kabyle, Anne Croll288, linguiste, ajoute à cette nécessité de classifier qui caractérise l'esprit humain une origine énonciative. S'appuyant sur les travaux des linguistes Julien Greimas et Joseph Courtès, elle définit le terme de conflit de manière sémiotique : l'expression renverrait alors à l'idée qu'existe « un véritable principe polémique sur lequel repose l'organisation narrative : l'activité humaine conçue sous forme de confrontations, caractérise, dans une large mesure, l'imaginaire humain »289. Outre qu'elle caractériserait un processus mental amenant à leur élaboration, cette tendance à la binarité se retrouverait donc dans la constitution du discours ; d'où le développement dichotomique que l'on retrouve dans l'abondante littérature qui informe et cultive le « mythe kabyle », et qui se nourrit de son propre principe. Ce dernier correspond à l'idée de « principe polémique », c'est-à-dire à une « construction sémiotique, de type discursive, qui fonctionne de façon polémique selon une axiologie bipolaire », ce dernier aspect étant caractéristique des « ethno-types » développés par la période coloniale, à savoir des catégories sémantiques opposées de façon paradigmatique et se fondant sur des stéréotypes. Cette axiologisation a permis de « valoriser le même et [de] dévaloriser l'autre »290: les portraits stéréotypés construits par à la fois une valorisation et une dévalorisation et qui traitent de l'identité ethnique deviennent ethno-types, le stéréotype positif correspondant alors à une population associée à une image positive de Soi, le stéréotype négatif à une image négative de l'Autre. L'imaginaire racial, de fait, suppose une stigmatisation de l'Autre et une idéalisation contraire du Même. L'auteure retrouve cette logique discursive dans des articles des quotidiens Le Monde, Le Figaro et Libération des années 1990 qui traitant de la faible emprise du Front Islamique du Salut en Kabylie conservent très largement une perspective dichotomique, entre Kabyles démocrates et Arabes sinon fanatiques du moins portés sur l'islam avant tout autre référent. Selon Croll, la démarche mythologique décrite par C.-R. Ageron a consisté en la fondation d'une croyance par un discours ethnologique sur laquelle se sont appuyés les politiques. Puis, selon cette logique, le mythe a acquis la force d'un préconstruit, sa vulgate

288

CROLL Anne, « Arabes et Kabyles : un imaginaire polémique ? », in Le conflit, Séminaire annuel Le lien social organisé par Droit et changement social, Nantes, 3-4 mai 2004, Olivier Ménard (dir.), juin 2005, L'Harmattan/Maison des sciences de l'homme Ange Guépin, pp. 251-271. 289 ibid., p. 251 290 ibid., p. 255 86

contenant de ces « jugements préalables dont l'origine est effacée »291, répondant à la logique de naturalisation des préjugés décrite par Roland Barthes dans ses Mythologies. L'interprétation d'Alain Mahé, elle, répondrait à une logique davantage freudienne : le discours des Kabyles sur eux-mêmes, qui fut une intériorisation de ce mythe de l'identité originelle, a fonction de lien social. Les Kabyles ont pu se constituer en agents d'une histoire. Le mythe s'est caractérisé par le fait de n' « avoir pas d'auteur, mais de fonder l'origine », et d' « être faux dans son contenu, mais vrai dans son travail »292 : un travail s'étant opéré sur les imaginaires, le mythe travaillant les sociétés comme les rêves l'individu.

C. Entre « narcissisme » et « haine de soi » : le « mythe kabyle » ou l’histoire impossible Ce caractère polémique du mythe, qui persiste jusqu'à aujourd'hui et est même allé en se renforçant, explique la difficulté d'aborder historiquement le « mythe kabyle ». Nedjma Abdelfattah Lalmi, dans un article que nous allons aborder, décrit ainsi cet obstacle à l'analyse historique : « Piégés par les effets du “mythe kabyle” qui divisent les lecteurs de la Kabylie en deux grosses catégories, ceux qui la surévaluent et ceux qui la sur-dévaluent, nous avons bien du mal à objectiver nos interrogations les plus élémentaires et à ne pas développer des « attentes » contradictoires envers cette région, attentes conformes aux représentations positives ou négatives dépréciatrices »

Le renvoi à l'histoire du Moyen-Âge, s'il peut être fort utile, est ainsi récurrent dans notre historiographie pour souligner, parfois avec haine ou fierté, des caractères « essentiels » des Berbères ; les stéréotypes sont tenaces, et leur ténacité n'est parfois pas atténuée par la perspective de certains auteurs, même quand ils ne sont pas acteurs d'une histoire qui s'est faite et qui est encore en train de se faire, celle du « berbérisme » et de la lutte, sourde ou ouverte, contre ce dernier.

1. Une temporalité éclatée La persistance d'un certain nombre de récits tout au long de notre bibliographie n'aide pas à apporter des nuances, pourtant salvatrices d'un point de vue scientifique, aux spécificités des populations berbères par rapport aux populations arabes. On se trouve alors entre deux extrêmes : une analyse trop globale (C.-R. Ageron) ou une perspective monographique 291

PESCHEUX, Michel, Les vérités de la Palice, Paris, Maspéro, coll. « Théorie », 1975 GRANDGUILLAUME, Gilbert, « Mythe kabyle ? Exception kabyle ? », Esprit, Novembre 2001, pp. 20-27 (A. Croll cite en réalité G. Grandguillaume en disant citer Alain Mahé et sans indiquer de référence) 292

87

excessivement refermée sur elle-même (C. Lacoste-Dujarin). a. Résistance et réappropriation de mythèmes dans l’historiographie : entre « survol » et monographie α. Les Algériens musulmans et la France : un « survol » fondateur Le travail monumental que mena C.-R. Ageron et que nous avons décrit plus haut l'empêcha de manière assez évidente de se pencher sur des histoires plus régionales, que permettraient des monographies bien plus tardives, telles celle d'Alain Mahé ou de Karima Dirèche-Slimani. D'où ce qualificatif de « survol » qu'a pu attribuer M. Kaddache à son oeuvre293, et qui explique qu'un lecteur averti puisse trouver dans les lignes de l'historien un certain nombre de fausses assertions. C.-R. Ageron, fortement tributaire de ses sources primaires qu'il cite abondamment, livre en effet parfois des conclussions erronées, erreurs d'une importance capitale dans l'éclaircissement ou, à l'inverse, la survivance du « mythe kabyle ». Ainsi C.-R. Ageron affirme-t-il que « seules les vicissitudes de notre politique intérieure et extérieure retardèrent jusqu’en 1857 la conquête totale des pays kabyles », les Kabyles ayant « refusé leur concours à Abd el-Qader par deux fois »294. La seule note accompagnant ce passage consiste en une citation d’un ouvrage de 1847 expliquant cette absence de lutte aux côtés de l’émir par « l’extrême âpreté des Kabyles, par leur médiocre élan vers la guerre sainte, par leur aversion presque égale contre les chrétiens et les Arabes », sans aucune autre sorte de critique. Les Kabyles « s’étaient tenus à l’écart de la guerre sainte arabe ». Alain Mahé critiquerait cette exposition des faits dans son Histoire de la Grande Kabylie : « les historiens évoquent toujours le refus des Kabyles de s’associer à la résistance organisée par Abd el-Qader, comme si celui-ci était général et systématique, et comme si l’émir n’avait pas essuyé de nombreux autres revers dans le reste de l’Algérie », concluant un peu plus loin : « si les tribus de montagne entendirent effectivement organiser la résistance à l’armée coloniale de façon autonome et sans s’intégrer dans l’appareil de type étatique mis en place par ‘Abd el-Qader, celui-ci ne réussit pas moins, et pas mieux qu’ailleurs, à se constituer des alliés »295. L’émir avait en effet mis en place un khalifa296 ainsi que trois aghas en Kabylie ; enfin, le « prince des croyants » n’est jamais venu combattre les Kabyles, à 293

KADDACHE Mahfoud, « En guise de clôture », in La guerre d'Algérie au miroir des décolonisations françaises, Actes du colloque en l'honneur de Charles-Robert Ageron, Sorbonne, 23, 24, 25 novembre 2000, Paris, Société Française d'Histoire d'Outre-Mer, 2000, p. 681 : un « survol [donnant] un éclairage précieux sur les points de l'histoire algérienne contemporaine à approfondir et qui donc devraient retenir l'attention des chercheurs ». 294 AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », op. cit., 1960, p. 313 295 MAHE Alain, op. cit., pp. 163-164 296 Lieutenant, « successeur » ; le calife étant « lieutenant » de Dieu sur Terre. 88

l’inverse des confréries de la Derqâoua ou de la Tidjanîya. Or, de telles transcriptions de récits participent à l’essentialisation d’une société kabyle et au maintien de cette dernière, dans une logique de différenciation radicale. C’est ainsi que l’on retrouvera les assertions de C.-R. Ageron dans les écrits des berbéristes actuels (cf. infra). β. Dangers de la concentration monographique : C. Lacoste-Dujardin Camille Lacoste-Dujardin, de son côté, illustre particulièrement bien les errements auxquels peut amener une approche monographique. Nedjma Abdelfattah Lalmi a pu critiquer la surconcentration de l'attention scientifique sur la Kabylie, qui empêche tout comparatisme297. Chez C. Lacoste-Dujardin, cette absence de comparatisme est parfois telle que ses propos tendent à une essentialisation parfois d'autant plus troublante qu'elle est appliquée à de l'histoire immédiate. C'est notamment le cas de son article de 1992298, qui aborde la question des élections de janvier de la même année en Algérie et qui virent la faible implantation du FIS, mouvement islamiste, en Kabylie299. Le titre lui-même de l'article trahit un certain manque de perspectivisme historique, qui sera redoublé par une approche fort réductrice des phénomènes dont fut l'objet la Kabylie à la fin du XIXe siècle. Tout en niant un « particularisme berbère » et la « tiédeur religieuse » de la Kabylie (d'ailleurs qualifiée dès les premières phrases de « montagne kabyle »300, plus loin de « bastion montagnard »301, réappropriation d'une métonymie dont nous avons vu combien elle était trompeuse), éléments « longtemps cultivé[s] par la politique coloniale française », l'auteure souligne tout au long de l'article et par son titre même une spécificité essentielle, aucune comparaison n'étant faite avec une autre région de l'Algérie, cultivant une image obscure de l' « islamiste » qui n'est jamais défini que dans l'évocation en creux d'un danger antidémocratique dont le soutien partout ailleurs dans le pays n'est jamais mis en question. L'article est parsemé d'anecdotes montrant l'esprit d'égalitarisme, la liberté individuelle, le fort esprit de communauté et la

297

ABDELFATTAH LALMI, Nedjma, « Du mythe de l'isolat kabyle », Cahiers d'études africaines, 175, 2004, pp. 509-531 : « L’impression de surinvestissement se trouve amplifiée par le sous-investissement qui touche les autres régions de l’Algérie ou du Maghreb. La singularité en paraît si imposante, qu’elle interdit tout travail comparatif sur des objets communs » (p. 509, note 6) 298 LACOSTE-DUJARDIN, Camille, « Démocratie kabyle. Les Kabyles : une chance pour la démocratie algérienne ? », Hérodote, n°65-66, « Afriques noires, Afriques blanches », 2e et 3e trimestre 1992, pp. 63-74 299 Alain Mahé put également noter qu'en Grande Kabylie, c'est dans les seuls cantons de Dellys, Dra-El-Mizan et Bordj Menaiel, qui avaient vu un certain nombre de leurs cantons demander à être justiciables du droit musulman et non des coutumes kabyles, sur lesquelles les Français voulurent s'appuyer, que le FIS obtiendrait un certains succès aux municipales de 1991. MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 260, note 1. 300 ibid., p. 68 301 ibid., p. 63 89

« notable affinité pour l'idée de démocratie »302 des Kabyles. Ainsi du récit des élections au sein un village : la consigne avait été donnée de voter contre le FIS ou de « sortir du village », « plus grave condamnation traditionnelle »303. Deux bulletins furent en faveur du FIS : il s'agissait en réalité de deux vieilles femmes qui s'étaient méprises… anecdote digne d'un récit de voyageur ou d'ethnologue du XIXe siècle, et l'auteure n'hésite d'ailleurs pas à renvoyer à Ernest Renan ou Émile Masqueray pour évoquer ce sentiment prodémocratique spécifique. La surscolarisation de la Kabylie fut d'ailleurs la rencontre entre cette « démocratie kabyle » et le « courant laïque et républicain », représenté par de brillants instituteurs qui rencontreraient « un terreau des plus fertiles parmi leurs élèves élevés dans une culture qui partageait ces mêmes valeurs »304. De très légères nuances seront apportées dans son ouvrage de 1997. Ainsi de la proclamation d'un idéal égalitariste par les communautés villageoises, réalisée « même si la réalité s'en écarte sensiblement et si, jusqu'ici, cet idéal n'a concerné que les seuls hommes »305. La « spécificité » des Kabyles, réfractaires aux islamistes et chez lesquels est « grande l'adhésion aux mouvements démocratiques »296 reste cependant dominante dans l'introduction de l'ouvrage ainsi que dans sa conclusion. Poussant au bout la logique de l'essentialisation, en évoquant la tactique de guérilla menée par les Iflissen Lebhar, tribu de Kabylie maritime qui constitue l'objet de son ouvrage, Camille Lacoste-Dujardin affirme même au détour d'une note à son lecteur que celle-ci avait « déjà [été] remarquée par Salluste »306. b. Bienfaits et difficultés d’une approche critique De fait, et nous en avons eu un aperçu en Introduction, un retour sur l'histoire de la Kabylie sur le long terme permet d'écarter bien des mythes et d'insister sur la situation unique qu'a pu représenter la période coloniale et ses conséquences. M. Lazreg dénonce ainsi dans l'article que nous avons étudié plus haut l'idée d'une différence entre les deux groupes,

302

ibid., p. 63 ibid., p. 65 304 ibid., p. 69 ; Fanny Colonna, 17 ans auparavant, avait fait justice de cette idée d'harmonie préétablie qui n'était en fait rien d’autre que la théorie mise en avant par les républicains eux-mêmes: « Cette “réussite” est due à la conjonction de circonstances précises, analysables, qui auraient pu ne pas se produire, qui se produisent seulement dans certaines régions de Kabylie, et qu'en tout cas elle ne doit rien à une affinité quelconque, à une connivence naturelle entre la société kabyle et l'école républicaine. » COLONNA, Fanny, Instituteurs algériens, op. cit., p. 113. 305 LACOSTE-DUJARDIN Camille, Opération oiseau bleu. Des Kabyles, des ethnologues et la guerre d'Algérie, La Découverte & Syros, coll. « Textes à l'appui » (série anthropologie), 1997, p. 12 306 Ibid., p. 111, note 13 303

90

Berbère et Arabe : la tendance à la « symbiose arabo-berbère »307 étaient apparues à la fin du VIIIe siècle, les similarités dans le style de vie, la structure sociale (tribale dans les deux cas), et les attitudes envers le groupe l'emportant face aux prétendues différences308. De même, les coutumes kabyles avaient été influencées par des principes islamiques depuis des siècles. C'est cependant Nedjma Abdelfattah Lalmi qui s'est principalement attachée à faire ce travail dans son article sur le « mythe de l'isolat kabyle »309. Tout d'abord, important éclaircissement, « le “mythe kabyle” n'a pas inventé la singularité kabyle. Il s'en est saisi et l'a fortement réinterprétée »310. Cependant, cette singularité s'explique par l'histoire longue et non par une quelconque spécificité « essentielle » des Kabyles par rapport aux Arabes. Cette histoire longue nous montre une région dont les liaisons avec le royaume tunisien voisin furent toujours importants, où les rapports de la population à des royaumes éclatés suite à la faillite d'un État central au XVIe siècle (après la prise de Béjaïa par les Espagnols en 1510, qui voit la disparition de l'État hafside du Maghreb central) seraient déterminants dans la formation de « républiques villageoises » à la fois jalouses de leur autonomie et s'unissant parfois à ces seigneuries disparates face au nouvel État central, l'État ottoman. La seule relation à ce dernier (c'est-à-dire l'absence de relation, qui va dans le sens d'une spéculation sur une prétendue autonomie consubstantielle à la société kabyle) définirait en effet le renvoi au ou la dénonciation du « mythe kabyle », sans aucune interrogation sur l'histoire du lien aux États produits par la société autochtone elle-même. « Maraboutisme et “Tijmaεin” [assemblées] des républiques villageoises seraient alors à interpréter non pas comme les marqueurs d'une absence de l'État, mais peut-être comme des précurseurs d'un renouvellement politique interrompu »311. De plusieurs points de vue, une inversion totale des perspectives est alors possible : le « miracle kabyle » mentionné par Fanny Colonna pour parler de la « réussite » de l'école française dans la région n'a pas été possible du fait de la pertinence de l'ethnologie coloniale et de la volonté du colonisateur de répondre à ses besoins idéologiques : « si la Kabylie s'est scolarisée en français avec succès, c'est peut-être tout simplement qu'elle l'avait fait pendant des siècles en arabe »312. C'est par ailleurs le prestige de la langue du vainqueur, suite à la conquête arabe au VIIe siècle, qui affirmant l'arabe comme langue sacrée, dans les échanges économiques et de la vie publique, confinerait la langue berbère dans les 307

IDRIS, Hady R. « Des prémices de la symbiose Arabo-Berbère », Actes du Premier Congrès d'Études des Cultures Méditerranéennes d'Influence Arabo-Berbère, Alger, S.N.E.D., 1973 308 LAZREG Marnia, art. cit., pp. 383-384 309 ABDELFATTAJ LALMI Nedjma, art. cit. 310 ibid., p. 530 (« Résumé ») 311 ibid., p. 519 312 ibid., p. 519 91

sphères de l'oralité. De même, plutôt que de voir dans la « tiédeur religieuse » de la Kabylie une permanence culturelle, on pourrait y retrouver un moyen de stigmatisation employé par le pouvoir turc afin de justifier son action contre la région, élément que l'on retrouve par ailleurs même chez les premiers auteurs coloniaux. « La colonisation romaine et la christianisation avaient à peine mordu sur les marges de [la Kabylie] »313. Un retour sur la période romaine, qu'effectuent dans leurs ouvrages Alain Mahé et Karima Dirèche-Slimani, est en effet intéressant si l'on veut faire justice définitive de l'idée d'un réel fondement de la croyance en une crypto-christianité des Kabyles, héritière de l'Empire romain. Si Lavigerie put avoir cette conviction, c'est que sous-estimant très fortement l'islamisation de l'Afrique du Nord, il avait à l'inverse surévalué le développement du christianisme dans la région, et « notamment dans les espaces non-urbains ou enclavés comme les zones montagneuses »314. En effet, les sièges épiscopaux connurent une forte densité dans les régions urbanisées avant la conquête romaine, notamment dans le nord-est tunisien et à l'est de l'Algérie. Avec la prise de Carthage en 698 et la chute des derniers bastions byzantins, la forte présence chrétienne d'une partie du nord de l'Afrique prenait fin ; et à la fin du XIe siècle, il n'y restait que deux évêques.

2. « Narcissisme » et « haine de soi », ou les ferments d’une cécité historique a. « Colonisme », marxisme, réformisme : une obsession partagée de l’unité Alors que les Kabyles, héritiers de la revendication culturelle berbère qui eut lieu durant la guerre d'indépendance et se prolongea avec le « printemps berbère » de 1980 et jusqu'à aujourd'hui, se proclamant « berbéristes », allaient faire preuve d'une forte réappropriation des mythèmes du « mythe kabyle » et produire ainsi une historiographie exagérant fortement leurs différences avec les « Arabes », de célèbres historiens de l'Algérie, membre des écoles dites « marxiste » et « coloniste » ou « pied noir »315, laisseraient dans leurs ouvrages et articles une trace de ce qui apparaît comme une forme de ressentiment envers ce que fut ce « berbérisme » durant les années qui précédèrent et accompagnèrent la lutte pour la libération nationale. Sans doute peut-on y lire une trop grande proximité avec les acteurs de l'histoire qu'ils écrivaient alors, sympathie renforcée par le sentiment de la 313

MAHE, Alain, op. cit., p. 181, note 1 ; l'auteur indique également des références bibliographiques sur le sujet, « question âprement controversée ». 314 DIRECHE-SLIMANI, Karima, op. cit., p. 34, surtout note 1 ; l'auteure y renvoie également à l'article « Christianisme » de l'Encyclopédie Berbère. 315 Pour une définition de ces courants historiographiques, voir VERMEREN, Pierre, Misère de l'historiographie du “Maghreb” post-colonial. 1962-2012, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, respectivement pp. 83 et 85 92

nécessité d'une contre-histoire véridique et objective face à des discours nostalgiques euxmêmes empreints de ressentiment ; ces auteurs éprouveraient alors une forme d'animosité à l'encontre de ce qui avait menacé d'empêcher l'unification de la lutte nationale, alors déjà tant contrecarrée par l'action psychologique et la politique déstructurante de la société algérienne que fut celle de la France. C'est que l'enjeu de la crise de 1949, dite crise « berbériste », par exemple, était « l'unité du parti, moyen principal de libération de la nation, et l'unité de la nation elle-même », menacée par conséquent « et dans sa “substance” et dans son émancipation »316. Leurs analyses apporteraient cependant, du fait notamment d'une connaissance extrêmement précise et fine de l'émigration algérienne en métropole, de nombreux éléments permettant de comprendre ce qu'avait induit la colonisation française d'un point de vue sociologique. α. Gilbert Meynier : les Kabyles, une aristocratie ouvrière pro-française Gilbert Meynier, l'un des plus grands spécialistes de la question ouvrière algérienne à la période coloniale, fait partie de ces auteurs. Sa perspective marxiste ne pouvait qu'aller dans le sens de l'étude des classes ouvrières ; sa thèse prendrait pour objet précis les ouvriers algériens en métropole et l'émergence d'une conscience politique algérienne au sein du milieu ouvrier et prolétarien français au début du XXe siècle317. Or, nous l'avons vu, la majeure partie de l'émigration algérienne ayant été au départ et pendant longtemps kabyle, son travail constitue un apport précieux à notre sujet. Cependant, tout d'abord, son approche marxisante induit une première évocation négative des Kabyles ; la plupart des immigrés kabyles étant des travailleurs libres, Meynier les qualifie d' « aristocratie ouvrière », expression sans doute indécente du fait de leurs conditions de travail et de vie. Il qualifie même de « petits bourgeois » les ouvriers qualifiés et tenanciers de café kabyles, dont la maîtrise du français et les compétences techniques permettaient de gagner plus d'argent que leurs coreligionnaires. Sa thèse montre d'ailleurs un manque d'empathie, pour le moins, à l'égard des Kabyles ; évoquant la révolte des Chaouis en 1916, il écrit ainsi : « Si à la différence des Aurès, la Kabylie ne se révolte pas, ne serait-ce pas que les bons Kabyles, soucieux d'épargne et admirant la puissance française, cèdent à la grâce de l'assimilation ! »318. Or, c'est dans une immigration aux trois quarts kabyle que naît le premier parti nationaliste. Et s'ils ne se 316

CARLIER, Omar, « La production sociale de l'image de soi : Note sur la crise berbériste de 1949 », Annuaire de l'Afrique du Nord, 1984, pp. 347-373, p. 373 317 MEYNIER, Gilbert, L'Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Genève, Droz, 1981 318 ibid., page 468. Alain Mahé voit dans cette antipathie un obstacle dans son œuvre à l'élucidation de certains problèmes traités par l'ouvrage : MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 292, note 3. 93

révoltent pas en 1916, c'est que l'ère des insurrections tribales était close depuis longtemps pour les Kabyles, qui avaient bien payé le prix des leurs, et le moment étant celui du combat politique et syndical moderne. β. Omar Carlier : pertinence d'une analyse psychologisante du berbérisme 1*. Arabes/Kabyles, une division fallacieuse Omar Carlier, à son tour, fait preuve d'une antipathie certaine à l'égard du mouvement berbériste des années 1940, dans sa Note sur la « crise berbériste » de 1949319, qui présente par ailleurs une analyse très fine des origines notamment géographiques de la crise de 1949, ce qui lui vaut d'être placé et à juste titre au sommet de la bibliographie sur le sujet par Alain Mahé, dans ses notes sur le « bourgeonnement » du « mythe kabyle »320. La séparation Arabes/Kabyles, selon O. Carlier, « fait partie d'une pratique séculaire de l'ethnologie spontanée que la politique coloniale a maintes fois tenté d'instrumenter, sans grand succès d'ailleurs »321 ; elle est d'autre part « de toutes les acceptions dualistes par lesquelles les chercheurs en sciences sociales prétendent expliquer la société qu'ils étudient »322. Cette division en deux « ethnies » correspond donc bien dans son esprit à la fois à une politique consciente de la part du pouvoir colonial et à la fois à un recours « spontané » et récurrent des tenants des sciences sociales. Cette opposition en finit donc par être niée : « initialement perçue comme absolue, l'opposition devient tellement relative qu'on est tenté de l'effacer totalement »323. Et l'auteur de citer Gabriel Camps afin d'appuyer son idée qu'il n'y a « ni langue berbère, dans le sens où celle-ci serait le reflet d'une communauté ayant conscience de son unité, ni un peuple berbère et encore moins une race berbère...et cependant les Berbères existent » ; et, ajoute, O. Carlier, « de fait, l'historien affronté à l'étude du mouvement national est bien obligé de les rencontrer »324. O. Carlier pose bien la question pertinente du statut « anthropologique et politique de la configuration du “nous” » dans le processus de production de l'image de soi. Dans le cas de la Kabylie, ce processus est lié à une politique particulière que l'auteur analyse par ailleurs finement : violence militaire (le paradoxe entre la violence de la conquête et l'intégration dans cette même armée, du fait de l'importance rapidement prise par cet élément sur le marché de

319

CARLIER, Omar, « La production sociale de l'image de soi : Note sur la crise berbériste de 1949 », art. cit. MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 281, note 3 321 CARLIER, Omar, art. cit., p. 350 322 Ibid., p. 349 323 ibid., p. 347 324 ibid., p. 354 320

94

l'emploi), violence économique (une contrainte de remboursement précipitant la mobilisation générale de la force de travail), violence surtout culturelle et politique ont créé dans une population surscolarisée un « sentiment de culpabilité » en même temps qu'un « esprit de soupçon »325 chez les Kabyles eux-mêmes, faisant du séparatisme étoiliste à la fois l'expression de et la lutte contre une acculturation sauvage et spécifique. Ce dernier type de violence est d'ailleurs toujours lié à la « politique kabyle ». Exceptionnellement engagée dans la mobilisation générée par le mode capitaliste de production, entrainée précocement dans la migration industrielle extérieure et intérieure, bien plus lettrée et fonctionnarisée que les autres populations du pays, touchée par une langue et une culture qui remettent en cause le monopole du pouvoir maraboutique et qui fait de l'athéisme une forme de provocation, signe de libération pour les jeunes intellectuels... la population kabyle en vient à formuler une image d'elle-même qui entrera en contradiction totale avec la politique unitaire de dirigeants qui « obsédés par l'unité » y verront le spectre de la division. La société kabyle, particulièrement « démembrée », ne pouvait qu'être affectée par ce processus dans le sentiment même de son existence. Omar Carlier dissocie cependant ces phénomènes du discours qui fut à l'origine de la crise berbériste et la constitua, les « groupes [qui] n'ont pas le temps ni les moyens de réfléchir sur le changement radical qui les traverse » se distinguant d'une « petite minorité intellectuelle » dont les théories sont le fait d'une « autoanalyse » liée à un certain « narcissisme ». La reprise presque mot à mot des éléments du « mythe kabyle » par le mouvement culturel des années 1980, analysée par Marnia Lazreg326 pose la question d'une telle limitation : si cette réappropriation narcissique ne fut le fait que d'un groupuscule inconscient, pourquoi de tels schémas d'analyse auraient-ils subsisté jusqu'à aujourd'hui ? Mais avant tout, c'est la rhétorique de l'accusation qui bien qu'en partie expliquée par son contexte historiographique pose problème. Il est évident qu'un tel discours ne pouvait qu'être le fait d'élites, puisque la seule élite que laissa se développer (et non subsister, ce qui est un autre problème et suppose d'autres populations et d'autres rapports de force) fut cette élite kabyle et que ce processus de création d'une élite supposa précisément l'ancrage d'une culture républicaine, sécularisante et le retour sur une histoire mythifiée dans sa singularité et sa différence par rapport à la civilisation arabo-musulmane dans sa composante algérienne. La véritable question n'est donc pas pour l'historien de savoir si certains individus ont eu tort ou raison de formuler leur revendication à l'époque étudiée, elle n'est pas de déterminer la pertinence ou l'impertinence d'une manifestation, mais elle est celle 325

Ibid., p. 358 Cf. LAZREG, Marnia, art. cit., p. 391 et sqq., « The reproduction of the myth »

326

95

de ses origines et de sa formulation. 2* Psychanalyse d'un intellectualisme narcissique Chez O. Carlier, la crise « berbériste » devient ainsi l'expression non seulement d'un « syndrome de minorité », de l'angoisse de la division, l'auteur filant une métaphore psychologisante (c'est le « stade du miroir »327), mais de l'angoisse de la mort d'une civilisation, d'une culture « depuis longtemps et massivement submergée » par la civilisation et la langue arabes, le discours des « scolaires du PPA » étant réduit à l' « expression résiduelle d'un passé révolue »328. Car « en dépit du mythe kabyle, la colonisation accélère le recul berbère et l'arabisation des Kabyles »329, ce qui est indéniable mais confine dans le discours d'O. Carlier à la désignation de la revendication de la place du berbère comme d'une manifestation qui « repose sur un fait linguistique évident mais qui ne pouvait d'emblée être reconnu », les « parlers kabyles ne [concernant] qu'une fraction minime de la population » et allant à l'encontre des progrès de l'intégration nationale330. Si le discours arabo-islamique est bien « obsédé » par l'unité, si l'« Arabisme » est bien lui aussi une catégorie « fantasmatique et extrême », la revendication de la place de la langue berbère au sein d'une « Algérie algérienne » fut en somme une erreur : un « micro-groupe [tenta] de manipuler le syndrome minoritaire », le « mouvement berbériste » ne faisant en réalité que « se cliver et […] creuser sa propre tombe »331. Discours formulé « en termes victimaires et minoritaires »332, « démarche suicidaire » caractérisée par des « slogans provocateurs et irresponsables »333. γ. Excès de l'histoire réformiste : le berbériste, auxiliaire de la dépersonnalisation Ali Merad, acteur de la jeunesse de l'Association des Oulémas Musulmans d'Algérie (cf. infra), adopte une perspective en certains aspects assez semblable à celle d'O. Carlier, bien que plus excessive en tant que réformiste. Les berbéristes (« berbérisants », alliés des « francisants ») constituèrent en réalité une aide à la presse colonialiste contre le « “panarabisme” du mouvement réformiste badisien ». Cette revendication de la population berbère, si elle répondait à une « réalité sociologique du Maghreb », correspondait surtout aux « attitudes sociales et culturelles d'une partie de l'élite algérienne de souche musulmane qui, 327

CARLIER Omar, art. cit., p. 362 ibid., p. 361 329 ibid., p. 355 330 Ibid., p. 360 331 ibid., p. 369 332 ibid., p. 361 333 ibid., p. 368 328

96

pour des motifs religieux ou philosophiques, ou simplement en raison de leur option définitive pour la francisation totale, se sentaient étrangers à l'arabisme, et parfois même se croyaient fondés à le combattre »334. On retrouve ici une reproduction du discours qui fut celui du réformisme face au « berbérisme » à la période coloniale, que nous étudierons dans notre travail (cf. infra) : ainsi est-il implicitement affirmé que tous les Algériens sont en réalité de « souche musulmane », leur sentiment d' « étrangeté » par rapport à l'arabisme (sentiment luimême « étrange » pour un Algérien, dans la perspective réformiste musulmane) étant de fait liée à leur francisation ; ce qui n'est d'ailleurs pas totalement erroné, nous avons pu l'apercevoir. Car ce n'est pas, nous dit l'auteur, qu'une « importante fraction de la population » soit berbère, c'est qu'elle se « [réclame] d'ascendance berbère » : il s'agit donc avant tout d'un discours qui, s'il se base sur des réalités sociologiques, n'en est pas moins une revendication de type culturelle qui est en premier lieu le fruit de la politique de déculturation menée de front par la politique française. De même, être francisé, dans l'esprit d'A. Merad, est synonyme ne « ne plus [sentir] aucune affinité avec les choses arabes », formulation qui renvoie explicitement à un combat contre les atteintes dépersonnalisantes335. Cette lutte, presque contre-nature, provoquerait l' « amertume » des réformistes en lutte pour retrouver leur identité, qui voyait des « éléments kabyles de culture française mener une active propagande en faveur de la francisation complète de leurs compatriotes, et prêcher […] contre l'Islam […] avec une fougueuse intolérance »336. Tous éléments qui font du berbérisme le fait d'une minorité intellectuelle en quelque sorte pervertie, contaminée par le colonisateur, et qui ne sauraient de fait renvoyer à une revendication légitime ; puisque non seulement c'est l'islamité qui permettra dans le sentiment commun qu'en ont les Algériens l'expulsion du Français dangereusement assimilateur à la culture occidentale, mais c'est elle qui, en fin de compte, est seule légitime. b. Intellectuels kabyles d’aujourd’hui : une histoire « passionnée » « Passionnées » : c'est en effet ainsi qu'Alain Mahé337 qualifie les études d'Amar Ouerdane338, auteur de l'ouvrage dont le titre suggérait qu'il dût être notre référence 334 MERAD, Ali, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1960. Essai d'histoire religieuse et sociale, Maison des Sciences de l'Homme, Recherches méditerranéennes, Etudes, VII, Paris-La Haye, Mouton et Cie, 1967, pp. 354-355 ; voir de façon générale « L'arabisme sentimental », pp. 354-362. 335 Ibid., p. 362 336 Ibid., p. 356 337 MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, p. 344, note 3 338 OUERDANE, Amar, « La « crise berbériste » de 1949, un conflit à plusieurs faces », Revue de l'Occident Musulman et de la Méditerranée, n°44, 1987 ; La question berbère dans le mouvement national algérien 19261980, Sillery (Québec), Septentrion, 1990, 256 p.

97

principale : La question berbère dans le mouvement national algérien. Cet auteur reprend totalement à son compte dans son étude les thèses de C.-R. Ageron faisant de la politique berbère de la France un « mythe » dans le sens où le « mythe kabyle » aurait été mobilisé par les colonisateurs contre la politique de Napoléon III ; pure stratégie colonialiste, donc. En outre, cette stratégie servirait l'arabo-islamisme du mouvement national sous l'influence du réformisme musulman d'Orient339. Aberration, puisque les Algériens « étant en très grande majorité berbère, il conviendrait mieux de parler de berbérophones et d'arabophones », explique Ouerdane lors d'une explication terminologique préliminaire ; thèse que l'on retrouve mot pour mots dans les discours de « berbéristes » actuels (cf. infra). Si le « mythe kabyle » ne fut qu'une stratégie, selon l'auteur, c'est selon une perspective différente des héritiers de C.-R. Ageron que nous avons pu évoquer : c'est en réalité que les Algériens sont berbères, et non arabes, et que par conséquent le caractère arabo-islamique du nationalisme algérien résulta de la volonté manipulatrice de certains individus de s'accaparer le pouvoir en ralliant les masses, ou fut en tout cas une erreur sans nom. Il y avait cependant bien deux groupes, les Kabyles et les Arabes, et c'est pour empêcher l'union de ces deux groupes que fut créé le « mythe kabyle » ; contradiction d'ailleurs, d'emblée, par rapport à la théorie de l'auteur d'une non-arabité absolue des Algériens ; à moins que ces Arabes aient été en réalité des agents extérieurs. Le mouvement national était en effet sous la coupe d'un avatar néocolonialiste, la Ligue Arabe, créée en 1945 ; et comme si son caractère arabomusulman ne suffisait pas, comme si la désignation d'une action universellement condamnable était nécessaire pour faire partager à son lecteur une compréhension négative de son influence, Amar Ouerdane rappelle l'hypothèse d'un ralliement aux puissances de l'axe de Chékib Arslan340. D'ailleurs, c'était Napoléon Bonaparte qui, durant l'Expédition d'Égypte, avait installé la première imprimerie en caractères arabes, créé le premier tract en cette langue, se présentant comme défenseur des Arabes contre les Turcs, ce qui ne fut pourtant jamais perçu comme une manipulation coloniale mais comme le « levain de la Nahda arabe »341. Plus tard, les Kabyles opprimés comme Arabes ou musulmans ne pourraient résister en tant que Kabyles ou Berbères, mais finiraient par se définir en tant qu' 339

OUERDANE, Amar, La question berbère dans le mouvement national algérien 1926-1980, op. cit., p. 23 Ibid., p. 49 ; l'auteur renvoie alors à BESSIS, Juliette, « Chekib Arslan et les mouvements nationalistes du Maghreb », Revue Historique, CCLIC/2, 1978, pp. 467-489, qui explique pourtant bien en quoi la colossale entreprise de propagande menée par les totalitarismes européens afin d' « affaiblir, puis vaincre les grandes puissances coloniales dites démocratiques, la France notamment, afin d'établir leur propre suprématie » avait pu influencer ce ralliement (p. 468) ; Radjef Belkacem et d'autres, Kabyles, se seraient eux rapprochés des Allemands, selon Ouerdane, simplement pour leur demander des armes, dans une perspective donc purement tactique. 341 Ibid., p. 25 340

98

« Algériens », alors que les arabophones s'identifieraient aux peuples arabo-musulmans du Moyen-Orient, empêchant l'union synonyme d'efficacité dans la lutte pour l'indépendance. D'ailleurs, si Messali Hadj fut choisi pour présider l'Étoile Nord-Africaine par les militants majoritairement d'origine kabyle, ç’avait été afin de rechercher la solidarité avec les pays arabes alors en pleine effervescence. L'auteur reprend bien des éléments de la rhétorique « berbériste » contemporaine : ainsi les Berbères n'ont-ils pas été sensiblement « modifiés » suite à l'islamisation de l'Afrique du Nord : « l'islamisation n'a pas entrainé l'arabisation totale et définitive, car l'apport arabe proprement dit (humain) est tout à fait insuffisant pour avoir pu modifier sensiblement les caractères propres de la population originelle »342. Il mêle ces éléments au mythe qui, nous l'avons vu, joua un grand rôle dans la persistance de la croyance en une distinction remarquable entre Kabyles et Arabes : ainsi les Kabyles refusèrent-ils d'apporter leur appui à Abd el-Qader, du fait sans doute de ses « prétentions [à] devenir le sultan de tous »343. Son évocation des propos d'Oulémas sur les Berbères est tout aussi exagérée, ne mentionnant que des propos virulents qui ne constituent pas le type de discours global que l'on rencontre dans les publications réformistes (cf. infra), qui reconnaissent dans les Berbères, leur culture et leur langue une composante indéniable de l'Algérie, même si leur arabité et leur islamité sont, explicitement ou en creux, affirmées ou plus ou moins exigées pour le futur de la nation, en tant que l'Algérie fait partie intégrante du monde arabo-musulman. « Les principaux porteparoles de l'arabo-islamisme s'acharnent contre les Berbères »344, nous dit l'auteur à propos des réactions face au dahir berbère de 1930, et renvoyant aux propos de Messali Hadj (cf. infra) sans voir que ceux-ci répètent très largement les propos de la presse de l'époque, qui ne s' « acharnent » absolument pas contre les berbères mais s'inquiètent de leur manipulation par la puissance coloniale (cf. Annexe V infra). Même la « traversée du désert » de l'ENA, dissoute en 1929, refondée en 1933, est présentée comme la conséquence des tensions entre nationalistes kabyles et nationalistes suite au dahir, sans référence aucune, ce qui laisse à penser quant la solidité des sources mobilisées par l'auteur. C'est d'ailleurs la frange religieuse de l'ENA qui serait à l'origine de l'Association des Oulémas musulmans d'Algérie, affirme Amar Ouerdane, affirmation que nous n'avions jusqu'alors jamais rencontrée et qui à l'évidence est erronée, mais illustre bien combien dans un tel discours, l'excès peut se nourrir de l'excès.

342

Ibid., p. 32 Ibid., p. 35 344 Ibid., p. 50 343

99

3. L’apocryphité, entre obstacle herméneutique et qualité essentielle du « mythe » « “Apocryphe”, le mythe kabyle l'est presque, car, bien avant ses versions systématiques à partir des années 1860 et à l'époque où régnait la plus grande confusion autour des noms ethniques et de tribus, l'ensemble du savoir produit sur le Maghreb, des simples relations de voyage aux écrits à prétentions scientifiques, recèle les oppositions binaires fondamentales sur lesquelles s'articulera le mythe kabyle ». Par conséquent, « le mythe kabyle n'a pas réellement de promoteur, et son extension découragerait toute tentative de généalogie »345. De fait, son caractère contradictoire, incohérent, qualités inhérentes au mythe, fait qu'il est impossible de retracer une origine du « mythe kabyle » ; tout simplement parce que malgré l'existence d'un certain nombre de mythèmes solides et auxquels ses énonciateurs font fréquemment référence (sa qualité même de discours, parole, faisant que la répétition lui est consubstantielle), il ne forme pas un ensemble rationnel, uni, homogène. Ainsi les Berbères, « héritiers de la romanité, plus proches des “Français chrétiens” que des “Arabes... musulmans” »346 sont-ils en même temps décrits comme arriérés, incapables d'organisation politique, alors qu'ils seront constamment valorisés par rapport à l'Arabe tout au long de la période coloniale. Cependant, certains auteurs se sont proposés de réaliser cette généalogie : ainsi de C. Lacoste-Dujardin, qui dans son article de 1984 dit revenir sur la question de ce qu'elle choisit de nommer « l'imagerie kabyle » afin de « tenter d'apporter de nouveaux éclaircissements sur la genèse de ce que l'on a pu appeler le “mythe kabyle” ». L'auteure avait en effet publié une Bibliographie ethnologique de la Grande Kabylie en 1962 qui offrait un panorama complet de la science des ethnologues sur cette région dans l'Algérie coloniale. Cependant, la chronologie qu'elle adopte pour rendre compte de l'évolution de ce mythe correspond très exactement à celle qui avait été celle de C.-R. Ageron, point de départ qui empêche d'emblée une véritable analyse du mythe ; or ce « mythe » n'aurait pu être exposé en un article de quinze pages que s'il avait été « imagerie » ; ce que, à notre sens, nous l'avons vu, il ne fut pas. C'est donc une histoire des mentalités qui manquait afin d'établir cette généalogie, ou plutôt ce panorama, puisque de fait il n'y eut pas de naissance précise du « mythe kabyle » en un corps de doctrine. C'est là, nous l'avons vu, l'apport de l'excellent ouvrage de Patricia Lorcin, dont nous avons pu évoquer quelques analyses ; si jusque là, l'apocryphité dont parlait Alain Mahé avait été un obstacle à l'appréhension du mythe kabyle, 345

MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 150 VERMEREN, Pierre, op. cit., p. 30. L'auteur fait cependant de cette contradiction absolue l'indice d'une « construction intellectuelle et idéologique » ne visant qu'à la domination via le « diviser pour régner ». 346

100

assumer cette qualité en tant qu'inévitable permit de l'aborder d'une perspective tout autre et de plonger dans les sources psychiques de cette « pensée sauvage ».

101

III. PLAN DÉTAILLÉ ET PRÉSENTATION DES SOURCES ARABES, KABYLES, FRANÇAIS : MULTIPLES PERCEPTIONS D'UNE « IDENTITÉ BERBÈRE » PROTÉIFORME

102

Introduction Cette rhétorique mythique qui exagéra à outrance la différence entre Arabes et Berbères, ou à l'inverse (et partiellement par réaction) nie la spécificité notamment linguistique de ces derniers, constituant à l'origine un discours (cf. supra Anne Croll), et c'est en tant que tel que son analyse doit être faite à partir des sources qui sont à notre disposition. Cette qualité discursive confère au « mythe kabyle » ou à sa dénonciation un caractère itératif qui finit par lui être essentiel. De même que les élèves de l'école française répétèrent, après les avoir apprises par cœur, ces manuels qui leur enseignaient les prétendues différences essentielles qui séparaient Arabes et Kabyles, de même les militaires reprirent systématiquement leurs prédécesseurs (C. Lacoste-Dujardin), les musulmans réformistes les historiens du monde arabe qui adoptaient leur propre perspective (cf. infra), les « berbéristes » les nationalistes kabyles et les « redécouvreurs » de la culture berbère (A. Ouerdane)... L'art de la citation y est très présent, et c'est la faculté de retrouver dans les termes d'une source primaire ceux d'une source antérieure, puis le contexte de production de cette source antérieure, qui permet d'analyser le discours « berbériste » ou son contraire. Ainsi, une pensée fondamentalement inconsciente d'elle-même, développée par des éléments extérieurs, par l'environnement (lui-même résultant d'un contexte particulier, ainsi qu'on a pu le montrer en Première partie pour la Kabylie), peut-elle retrouver les termes qui définissent sa conviction profonde dans un discours, pour instinctivement y adhérer, ou à l'inverse ignorer par une sorte de cécité tout aussi instinctive une partie de ce discours ; et ce dernier élément, on l'a vu, vaut pour les ouvrages même les plus récents qui ont abordé notre sujet. De l'oubli volontaire ou inconscient à la focalisation sur un ensemble délimité d'énoncés, le discours « berbériste » ou son contraire ne doit donc jamais être pris comme tel, mais malgré son apocryphité essentielle, il s'agira constamment d'en rechercher la source ; et l'on verra que cela n'est pas toujours impossible. Les discours s'entremêlant, se contredisant, se ressassant, on ne s'est pas risqué à un plan qui fût trop détaillé, car nous sommes loin encore de disposer de l'ensemble des innombrables aspects que peut revêtir la perception du « berbère » à l’époque du nationalisme algérien. Il nous est en tout cas apparu qu'elle correspond à trois ensembles plus ou moins cohérents, bien que parfois s'entrecoupant : l'analyse du Français, la perception de l' « Arabe », la représentation de Soi du « Berbère ». D'où notre reprise partielle du titre de cet

103

ouvrage de Patricia Lorcin qui, on l'a vu, fut si essentiel à l'examen critique de nos sources.

A. Nationalisme arabo-islamique, « oulémisme » et « berbérisme » : assimilation instinctive et victimisation 1. La perspective réformiste Le mouvement réformiste algérien concentrant la revendication de la place de l'islam et de l'arabe en Algérie, il est naturel que la problématique linguistique ait amené au questionnement sur la place du Berbère dans l'Algérie en (re)formation. Nous l'avons vu, l'approche adoptée par notre bibliographie reflète les deux extrêmes récurrents : dénonciation du « berbérisme » d'un côté347, de la négation de la composante berbère de la société algérienne de l'autre348. En réalité, il semble que c'est une absence de distance critique qui dans les deux cas cause la cécité. Le mouvement des Oulémas n'a par définition pas la distance critique et n'a d'ailleurs pas d'informations objectives lui permettant de comprendre la logique complexe qui pousse à la revendication par un certain nombre de personnes d'une Algérie algérienne voire laïque. Ainsi que le souligne Ali Merad, les réformistes ne nient jamais le fait berbère349 ; d'ailleurs, beaucoup de propagandistes réformistes sont d'origine berbère, et n'hésitent pas à revendiquer cette origine. Ainsi Amar Ouzegane, dans Le Jeune Musulman, organe de la jeunesse du mouvement réformiste algérien, loue-t-il cette « langue berbère, douce, poétique » et évoque-t-il avec émotion « ce sentiment [qui] vous saisit à la gorge, lorsqu'ils vous arrive, dans des thaddert nichés sur des pics inaccessible, d'entendre ce poème [kabyle]»350. La présence d'un fac-similé de l'ensemble des numéros de cet organe de presse réformiste à la Bibliothèque Nationale de France nous a permis d'analyser la place du berbère et du « berbérisme » au sein d'un corpus important et représentatif. Si en effet le nombre de ses auteurs est limité, on ne saurait imaginer une gestion non consensuelle d'un tel journal et donc la non-acceptation préalable des discours, notamment, d'un Ouzegane, en son sein. La discussion autour de l'ouvrage d'un militant de la culture berbère, Mouloud Mammeri, offre de plus, précisément, un exemple de débat supposant par définition l'échange et la conformité des vues entre les différents rédacteurs de la revue, qui compte parmi ses

347

MERAD, Ali, op. Cit TILMATINE, Mohammed, « Les Oulémas algériens et la question berbère : un document de 1948 », Awal n°15, 1997, pp. 77-90 349 MERAD, Ali, op. cit., p. 355 350 OUZEGANE, Amar, « Pourquoi le Djurdjura, la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de Mohammed ? », Le Jeune Musulman, n°10, 28 novembre 1952. 348

104

rédacteurs des individus de l'envergure historique du rédacteur des statuts de l'Association des Oulémas Musulmans Algériens, Tewfiq El Madani, qui aborde d'ailleurs lui-même le sujet au sein du Jeune Musulman. La consultation de ce document nous a permis en outre d'écarter certains propos trop hâtifs: Mohamed Tilmatine351, dans l'article que nous avons cité, affirme que les Oulémas « [qualifient] ces revendications berbères de “doctrine réactionnaire de division impérialiste” »352 ; or il s'agit là de la citation exacte du sous-titre d'un article d'Ouzegane du premier numéro de la revue, « Le Berbérisme »353. Et comme dans la plupart des sources d'origine « oulémiste » que nous avons pu consulter, y compris celle-ci, ce n'est pas des revendications berbères qu'il s'agit dans cet article, mais de la « politique berbère » réelle ou supposée de la France ; cette doctrine, c'est celle de l'impérialisme. Il y a là confusion, selon une habitude d'ailleurs courante dans notre bibliographie, entre deux significations du terme de « berbérisme » : une politique manipulatrice consciemment mobilisée par le colonisateur en vue de diviser le peuple algérien, acception majoritairement admise par les Oulémas, ou politique de revendication culturelle d'un certain nombre de nationalistes algériens d'origine kabyle face à une doctrine arabo-islamique jugé trop réductrice par rapport aux réalités culturelles et sociales de l'Algérie. Si les Oulémas algériens ressentent bien une « crainte » vis-à-vis des Berbères en tant qu'ils sont l'objet des manipulations du colonisateur et que ces manipulations semblent porter leur fruit, jamais ils ne dénoncent une revendication culturelle berbère. « J'éprouve des craintes pour cette partie du territoire de notre patrie [la Kabylie]. J'ai peur qu'on en leurre les habitants et qu'on ne coupe les liens qui les rattachent au reste du pays », disait Tewfiq el Madani dans son Kitâb al-Jazâ'ir354 ; les Kabyles sont bien davantage des victimes du colonisateur et leur revendication n'est pas spontanée. Quand un intellectuel, comme Mouloud Mammeri, en vient à accentuer de manière dangereuse le particularisme régional, on le critique sévèrement comme auxiliaire du colonialisme ; mais il reste un cas isolé et n'est relié à aucun mouvement qui ait une cohérence. Cette crainte, on verra qu'elle ressurgit particulièrement dans le cadre du dahir berbère de 1930, qui eut un écho 351

Alain Mahé, dans sa thèse, mentionne (p. 420, note 1) un texte intitulé « Documents de 1948 sur la question culturelle », de la revue Tafsut, dont nous n'avons pas encore pu consulter tous les numéros, mais dont la lecture devrait nous amener à conclure à la parenté d'auteur de ces deux textes, étant donnée leur parenté de titres. Or le texte de la revue Tafsut (n°9, novembre 1984, pp. 59-62) est signé du pseudonyme Idir El Watani, qui est le même pseudonyme que choisirent les rédacteurs de la brochure L'Algérie libre vivra !, écrite dans un cadre de revendication culturelle berbère en 1949 ; ce qui nous permet de percevoir d'autant plus clairement la perspective de l'auteur. 352 TILMATINE, Mohammed, art. cit., p. 79 353 Le Jeune musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952, rubrique « Problèmes Algériens », pp. 5-6 354 Cité par DESPARMET, Joseph, « Le Panarabisme et la Berbérie », Bulletin du Comité de l'Afrique Française, « Renseignements coloniaux », juillet 1938 105

impressionnant dans l'ensemble du monde arabe et qui dans le contexte des célébrations du Centenaire de l'Algérie serait perçu comme le complément d'une politique de christianisation355. Cependant, si les Kabyles ne sont pas condamnables, c'est surtout que l'évidence de leur appartenance à la culture arabe et à la religion musulmane, qu'ils ont acceptées librement et non face à la force des armes, est telle qu'elle ne peut être remise en question : c'est là la cécité des Oulémas. Si la question culturelle berbère n'est pas reniée, ainsi que l'indique Ali Mérad, il est faux cependant d'affirmer comme le fait ce dernier que « les réformistes ont toujours soigneusement évité de donner à la notion d'arabisme autre chose qu'un contenu culturel »356. Car cela signifierait la conscience d'une relativité de la valeur des cultures ; or dans le discours réformiste, la culture arabe et musulmane est clairement et évidemment supérieure, en tout cas unique. « Si la langue berbère a délaissé sa position parmi ceux qui la parlent, au profit de l'arabe, c'est bien parce que celle-ci constitue la langue de la science et un instrument d'utilité », dit le cheikh Mohammed Al-Bachîr Al-Ibrâhîmî dans un article du quotidien réformiste Al-Basâ'ir du 28 juin 1948357. Et il est inenvisageable que ce fût hors de l'islam que les Berbères pussent être considérés comme faisant partie intégrante de la « nation » algérienne : s'ils le sont, c'est qu'ils ont participé de sa diffusion, et y ont même joué un rôle déterminant, ainsi que de celle de la culture arabe, langue et religion étant d'ailleurs indissociables dans la pensée des réformistes algériens. Discours qui ne put de fait qu'être mal ressenti, et qui continue à l'être, pour des individus de culture berbère qui du fait d'un contexte favorisé et d'un enseignement particulier en sont venus à mettre en avant, à côté de leur revendication linguistique, une laïcité qui apparaitrait à beaucoup comme étant inacceptable. Outre Le Jeune Musulman, les autres journaux publiés par l'Association des Oulémas Musulmans d'Algérie, notamment Al-Basâ'ir et Al-Shihâb, sont bien entendu des sources majeures pour l'étude de la perception du berbère par les réformistes algériens ; un sondage complet de ces documents suppose cependant une maîtrise de l'arabe que nous ne possédons pas encore. Néanmoins, un certain nombre de ces articles sont cités par des études des auteurs du Bulletin du Comité de l'Afrique française, dont nous avons déjà étudié un certain nombre d'articles et dont un sondage exhaustif nous révèlerait sans doute d'autres informations 355

Les nombreuses annexes offertes à la lecture par deux articles portant sur le dahir, nous permettront notamment d'analyser ce discours : LAFUENTE, Gilles, « Dossier marocain sur le dahir berbère de 1930 », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°38, 1984, pp. 83-116 ; MADARIAGA, Maria-Rosa de, « Les documents des archives de la Société des Nations relatifs au dahir berbère du 16 mai 1930 », Cahiers de la Méditerranée, n°19, décembre 1979, pp. 59-128 356 Op. cit., p. 361, note 1 357 Qui est l'article présenté par Mohamed Tilmatine dans l'article cité. 106

précieuses. Ces auteurs sont d'ailleurs parfois de célèbres arabisants de l'époque, connus pour un certain nombre d'ouvrages de qualité, malgré leur statut d'auteurs coloniaux, sur l'Algérie coloniale, tels Joseph Desparmet.

2. Un nationalisme d'inspiration arabo-islamique Outre le réformisme algérien, c'est le nationalisme algérien dans son ensemble qui trouva dans l'arabo-islamisme son point de ralliement, ce qui relève de la simple logique dans le contexte d'une colonisation qui concentra sa déculturation sur le statut personnel, la langue et la religion des populations qu'elle domina. Or, en tant qu'on les qualifia de « berbéromatérialistes » et qu'un certain nombre d'entre eux prônèrent un État laïc, l'analyse de la force de cet arabo-islamisme chez des leaders nationalistes, en tant que leurs discours furent écoutés et que cette « doctrine », si on peut la réduire à cela, eut une influence décisive sur leur perception des Berbères, cet aspect du nationalisme algérien doit précisément et particulièrement faire l’objet de nos analyses. Les mémoires de nationalistes ou leurs textes (parfois publiés accompagnés de biographies358) constituent ainsi une source essentielle pour notre sujet ; ce qui est d'autant plus vrai que la polémique autour d'évènements comme la « crise berbériste » de 1949 n'est pas encore fermée, même si des travaux récents s'attachent à en déconstruire les mythes359. Les Mémoires de Messali Hadj constituent un exemple de grande importance. Ce texte, accompagné de la lecture de la célèbre thèse de Benjamin Stora360, permet tout d'abord d'apprécier la prégnance de la culture arabe et musulmane sur des leaders nationalistes de l'importance de Hadj : originaire de la ville de Tlemcen, ville importante de l'islam, membre de la confrérie des Derqaoua, fils de moqaddem361, il raconte tout au long de ses mémoires les mythes unificateurs du monde musulman menacé par l'Occident chrétien (espoirs suscités par le « sultan » turc et le sultan marocain, potentiel commandeur des croyants, puis par Mustapha Kemal, force de l'influence des évènements moyen-orientaux dans l'opinion algérienne, par exemple). Pour lui, la nature de l'Étoile Nord-Africaine (1926-1937),

358 Ainsi Omar Carlier a-t-il consacré à Amar Imache, qui est nous le verrons au cœur des polémiques « berbéristes », une biographie accompagnée de textes militants : CARLIER, Omar, Amar Imache, le cri d'un révolté, Alger, ENAL, 1986, 175 p. 359 Notamment GUENOUN, Ali, Chronologie du mouvement berbère 1945-1990, un combat et des hommes, Casbah Alger, 1999, 223 p. 360 STORA, Benjamin, Messali Hadj (1898-1974), pionnier du nationalisme algérien, Histoire et perspectives méditerranéennes, L'Harmattan, 1986 (issu d'une thèse présentée à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales publiée pour la première fois en 1982) 361 Responsable de la garde et de l'animation d'un mausolée.

107

considérée comme le premier mouvement nationaliste et qu'il dirigera, est claire : « Nationaliste et dirigé par des Algériens arabes et musulmans, il entendait tenir compte de notre passé historique et de notre civilisation, qui tire sa substance des principes islamiques »362. Mais le nationalisme algérien étant arabo-islamique, le vocabulaire qui désigne son ennemi est également confessionnel ; car depuis la conquête, le Français est aussi le Roumi, le chrétien363. Et si Messali Hadj voit bien, selon les termes de Mohammed Harbi, dans l'opposition entre Berbères et Arabes « des survivances entretenues de façon intéressée par la puissance coloniale »364, il ne manque pas de voir dans la « berbérisation » enclenchée par le dahir berbère, la « première étape de l'évangélisation des trois cinquièmes de la population du Maroc »365, faisant preuve de la même crainte que les réformistes musulmans et répétant presque mot pour mot les termes de la presse arabe contemporaine sur le sujet366. D'autre part, les mémoires et textes militants de militants nationalistes ayant pris part à la revendication culturelle berbère sont bien entendu fondamentaux : ils permettent à la fois de saisir la part d'attachement et de défense de cette culture et de déconstruire les mythes qui ont pu déformer postérieurement leur discours. Il en est ainsi de la figure d'Amar Imache. Numéro deux de l'ENA de 1933 à 1936, date à laquelle il est évincé du parti, son écrit militant le plus cité est bien L'Algérie au carrefour. La marche vers l'inconnu367, et notamment cette phrase : « le premier gouvernement à forme républicaine et démocratique fut institué en Kabylie pendant qu'en France et ailleurs on ignorait ces mots »368. Alain Mahé cite cette phrase, et y ajoute celle-ci : « Nous vous avons libérés du fétichisme et du fanatisme et vous tendez vers un danger plus grand encore. Nous vous avons prévenu contre l’idolâtrie... »369, y voyant l'idée du despotisme oriental et du fanatisme inscrite au revers du démocratisme

362

HADJ, Messali, Mémoires, Paris, Jean-Claude Lattès, 1982 p. 216 Sur le caractère arabo-islamique des premiers ferments d'une « nation » algérienne depuis la conquête, voir « Les fondements de la nationalité algérienne » in KOULAKSSIS, Ahmed & MEYNIER, Gilbert, L'émir Khaled premier za'îm ? Identité algérienne et colonialisme français, Paris, L'Harmattan, 1987, pp. 16-31 364 HARBI, Mohammed, Le F.L.N., mirage et réalité, op. cit., p. 59. Ainsi Messali Hadj sur la conception française de l'Afrique du Nord comme lieu de passage d'invasions sans civilisation durable : « C'est, croyons-nous, cette conception de l'histoire qui avait conduit le colonialisme à surestimer les problèmes ethniques, voire même le berbérisme, pour dresser les populations les unes contre les autres », in Mémoires, op. cit., p. 249. 365 HADJ, Messali, Mémoires, op. cit., p. 169 366 Ainsi que les documents présentés par Gilles Lafuente (art. cit.) l'indiquent clairement, nous le verrons. Autre événement marocain qui cristallisera dans l'esprit des berbéristes contemporains l'opposition Arabe fanatique/Kabyle laïque, la Guerre du Rif, menée par le berbère Abd El-Krim El-Khattabi qui selon Amar Ouerdane ne combattait pas au nom de l'islam et de l'arabisme mais « des valeurs fondamentales et historiques de la société berbère : liberté, indépendance et démocratie ». OUERDANE, Amar, La question berbère dans le mouvement national algérien 1926-1980, op. cit., p. 49 367 IMACHE, Amar, L'Algérie au carrefour. La marche vers l'inconnu, Paris, Impr. centrale, 1937, 24 p. 368 ibid., p. 13 369 Lettre d'adieu aux Algériens résidant en France, retranscrite dans CARLIER, Omar, Amar Imache, le cri d'un révolté, pp. 170-171 363

108

berbère370. Or c'est à l'évidence d'une traduction de Janet Zagoria qu'il s'agit ici, citée ellemême par Amar Ouerdane371, dont on connait la perspective ; car le texte retranscrit par Carlier n'est pas le même372. Échappe ainsi un autre versant du discours d'Imache à Ouerdane, d'abord, et du fait d'une cécité dont on connait l'origine, à Mahé, par suite : car non seulement ce texte, mais quasiment tous les autres écrits d'Amar Imache contiennent des références à la religion musulmane. Ainsi affirme-t-il, face à un article du Petit Parisien dénonçant l' « invasion de la France » par les Arabes : « faut-il [leur] apprendre, une bonne foi pour toutes […] que la population européenne ne peut qu'y gagner à se frotter au contact des musulmans sains de corps et de pensées et dont l'âme trempée dans les principes de l'Islam, pure, est exempte de tout ce que la conscience réprouve »373. Et en réaction aux évènements de Constantine de 1934, dans un texte nommé « La croix contre le croissant », il écrivit : « Les ennemis de notre race et de notre religion, voyant l'Islam se dresser après un siècle d'agonie... Quelle insulte au passé islamique, aux glorieux combattants de la foi ! […] Ceux qui ont crucifié Jésus, le divin martyr, ne reculeront pas devant un sacrilège à l'égard de Mohamed », nommé un peu plus haut « notre vénéré Prophète »374. On voit ici l'apport que peuvent représenter à notre sujet les mémoires et autres écrits des militants nationalistes ; on citera également comme source importante de ce genre les Mémoires d'un combattant d'Hocine Aït Ahmed, grande figure du « berbérisme » et fondateur du Front des Forces Socialistes en 1963, parti laïc de Kabylie qui s'opposerait au gouvernement du premier chef d'État algérien, Ahmed Ben Bella. Enfin, des témoignages oraux, de ce dernier ou encore de Sadek Hadjerès, l'un des rédacteurs de la brochure de 1949, L'Algérie libre vivra ! (autre source primaire majeure), et expulsé du PPA-MTLD suite à la crise berbériste, sont disponibles à la BDIC de l'Université de Paris 10 Nanterre-La Défense, interviews réalisés notamment par Ali Guenoun et Gilles Manceron. Des témoignages annexes, comme ceux exposés lors d'une journée organisée par l'association « berbériste » Agir pour le Changement et la Démocratie en Algérie sur le thème « Algérie : la construction de la nation à l’épreuve de l’identité amazighe », en décembre 2013 à la Mairie du 2e

370

MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 304, note 4. ZAGORIA, Janet, The rise and fall of the movement of Messali Hadj in Algeria, 1924-1954, Ph. D., Colombia University, 1973, p. 252, citée par OUERDANE, Amar, « La « crise berbériste » de 1949, un conflit à plusieurs faces », Revue de l'Occident Musulman et de la Méditerranée, n°44, 1987, p. 39 372 La traduction du « you » par un « vous » est symptomatique, puisque le texte retranscrit par Carlier dit « tu » ; le « you » anglais se pouvant traduire par les deux termes, on reconnaît donc la source d'Alain Mahé (entre autres éléments). Il cite d'ailleurs à plusieurs reprises Ouerdane, dont il qualifie les travaux de « passionnés », sans plus de critique (p. 344, note 3 ; p. 420, note 1). 373 « Les exilés volontaires », retranscrit in CARLIER, Omar, op. cit., p. 61 374 « La croix contre le croissant », in Ibid., pp. 71-72 371

109

arrondissement de Paris, avec la participation notamment de Sadek Hadjerès et de Ali Guenoun, pourront constituer des appoints à ces sources déjà diverses. Un sondage de l'ensemble des numéros d'El Moudjahid, organe du Front de Libération Nationale375, nous a permis de retrouver une perception des Berbères fort semblable bien qu'évidemment édulcorée, à celle des réformistes algériens, au sein du Parti, que nous pourrons exposer dans notre travail. Par ailleurs, les textes inégalement accessibles du mouvement national (brochures, compte-rendus de réunions, plate-formes)376 permettent d'avoir un aperçu, sinon de la perception de la question berbère au sein du mouvement national, du moins de l'insistance qui est faite sur son caractère arabo-islamique dans ses différents aspects, qu'il s'agit de confronter avec les documents rédigés par les « berbéristes » de l'époque ; car il est important de savoir déceler également en creux les propos qui ont pu donner lieu à des polémiques ou querelles personnelles qui, dans le nationalisme algérien, sont loin d'être négligeables quant à leurs conséquences. Le dictionnaire de Benjamin Stora présentant les biographies des nationalistes de l'ENA, du PPA et du MTLD, qui s'appuie sur des sources multiples et notamment les archives de la surveillance policière en métropole, constituera un outil éminemment précieux pour revenir aux actions des nationalistes kabyles, à leur discours, à leur parcours377. Enfin, les écrits d'acteurs non-algériens de la guerre d'indépendance algérienne peuvent se révéler intéressants notamment dans la mesure où ce sont des individus qui participèrent pleinement de la résistance arabe très large aux différents colonialismes européens, et que par conséquent la force dans leurs théories de l'arabo-islamisme pouvait influencer leur perception de la situation algérienne. Nous intéresseront particulièrement les mémoires de Fathi Al Dib, chef du service des renseignements algériens sous les ordres d'Abdel Nasser, qui put par exemple percevoir l'attitude d'un Hocine Aït Ahmed comme relevant du « fanatisme kabyle »378. Alain Mahé parle de « mythe » de l'arabo-islamisme379 ; selon lui, les Kabyles rallièrent au départ cette idéologie, mais en tant qu'elle « constituait un mythe unificateur

375

Regroupés lors d'une republication serbe de 1962, disponible à la BNF, en trois volumes (Belgrade, Beogradski grafički zavod) 376 Dans des recueils de texte tels que celui de COLLOT, Claude & HENRY, Jean-Robert, Le mouvement national algérien. Textes 1912-1954, L'Harmattan, 1978, 352 pages ou les ouvrages cités plus haut de Mohammed Harbi en collaboration avec Gilbert Meynier 377 STORA, Benjamin, Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens : E.N.A., P.P.A., M.T.L.D. : 1926-1954, Paris, L'Harmattan, 1985, 404 p. 378 AL DIB, Fathi, Abdel Nasser et la Révolution algérienne, L'Harmattan, Histoire et Perspectives Méditerranéennes, 1985, 483 p. 379 MAHE, Alain, op. cit., p. 432 110

susceptible de transcender les fidélités claniques et ethniques traditionnelles »380 ; ils s'en détachèrent ensuite, inscrivant dans le nationalisme algérien la problématique de la berbérité. Si en Kabylie, « comme partout, on parlait de mujâhid et de chahîd » (de « combattant au nom de la foi », de « martyr »), en Kabylie, « on ne vivait pas la guerre de libération comme un jihâd et c'est surtout la valeur de rassemblement de tous contre la puissance coloniale qui expliqua la prégnance de ce système de valeurs ». C'est ce que ce travail se propose d'élucider, du moins en partie et dans la mesure des textes disponibles. Ainsi Aït Amrane, citant Ben Bella, montre que l'on peut douter de la totale conviction dans l'islamité comme réel et instinctif point de ralliement pour certains acteurs de la guerre d'indépendance algérienne : ayant révélé à Aït Amrane et Mohammed Zeroual qu'il se nommait en réalité Aït Bella (Aït étant le kabyle pour Ibn, Ben, « fils de » et servant à désigner les tribus), l'un des deux protagonistes lui aurait rétorqué que vingt ans auparavant, à Tunis, de retour du Caire, il aurait proclamé à plusieurs reprises « Nous sommes tous arabes » : « Ben Bella ferma les yeux quelques secondes comme pour se concentrer, puis il répliqua : “Les conditions étaient différentes. J'avais fait cette déclaration afin de faire échec à la politique colonialiste française qui voulait nous séparer du monde arabe qui était notre allié naturel” »381

B. Surveillance policière et action armée : de l'observation mythifiée à l'action psychologique 1. Le Service Historique de la Défense : l'armée française et l'ethnologie Les archives du Service Historique de la Défense, notamment sur la période de la guerre d'Algérie, fournissent un certain nombre de documents précieux sur la perception du Berbère en tant que distinct de l'Arabe et des éventuelles perspectives de division envisagées par les militaires. Si un sondage complet des dossiers abordant l'action psychologique en Kabylie nous a permis de voir que cette dernière, comme dans le reste de l'Algérie, avait avant tout pour but de présenter aux populations locales les nationalistes comme des barbares (exploitant le plus possible certaines « affaires », par exemple, comme celle de Mélouza, qui en mai 1957 vit l'assassinat de centaines d'Algériens par le F.L.N. qui les suspectait de soutenir le M.N.A. de Messali Hadj), on put parfois envisager l'exploitation de cette division

380

ibid., p. 344, note 3. AÏT AMRANE, Mohand Idir, Mémoire au lycée de Ben Aknoun 1945, Ekkr a mm is oumazigh, 1988 (autoédition), p.33 (souligné dans le texte, alors que les autres citations sont en caractères normaux) 381

111

perçue382. Les affrontements entre les différents partis politiques évoquent parfois aux militaires français des affrontements ethniques, le conflit M.N.A./F.L.N. étant présenté comme un conflit Kabyles/Arabes. Enfin, des rapports analysent parfois dans une relative objectivité la politique berbère de la France, notamment dans les derniers moments de l'Algérie française : ainsi un rapport sur « Le berbérisme algérien » de 1962 note-t-il que « grâce à leurs aptitudes et à leur relatif esprit d'économie, ces montagnards ont […] acquis depuis un siècle des positions assez enviables », position donc liée à des qualités qui leur sont propres, mais qu'ils acquis à la fois « parce que Kabyles et Arabes s'opposent depuis des siècles pour des affaires de langue et de religion » mais « enfin et surtout parce que la France et Alger ont prodigué leurs faveurs au Berbérisme, non sans quelqu'excès »383. Outre qu'elles indiquent à de multiples reprises des activités de « berbéristes », les archives des Renseignements généraux des préfectures françaises en Algérie attestent de la création de partis à la doctrine particulièrement intéressante quant aux effets de la politique d'acculturation française. À Alger, le 7 janvier 1960, est ainsi officialisé (il vivait dans la clandestinité depuis juillet 1959) le Mouvement Berbère Africain, qui entend assurer « la défense de l'Occident pour sauver les provinces nord-africaines du Maroc à la Tripolitaine », afin de redonner au peuple berbère le sens de sa personnalité, affirmant que « l'Orient ne passera pas » et qu'un jour « la Tunisie et le Maroc envieront le sort de l’Algérie » qui, ayant brisé le cadre oriental, aura assuré la renaissance de l'âme berbère »384. Il participait ainsi de cette auto-production du mythe dont put parler Karima Dirèche-Slimani, quand elle évoqua le statut des chrétiens kabyles à travers le cas des Amrouche : « la famille Amrouche, produit de l'assimilation née du mythe kabyle, mais également productrice du mythe »385.

2. Ethnologues français de la Kabylie : « philosophes mystiques » (C. LacosteDujardin) ou habiles marionnettistes ? Si nombre des documents que présentent les archives militaires et de surveillance administratives font montre d'un utilisation consciente ou de la simple conscience 382

C'est dans cette perspective que Pierre Vermeren analyse cette action psychologique : elle repose sur des « guerres de contre-guérilla » qui dans leur « tactique militaro-scientifique » furent les héritières de la politique de division menée depuis la conquête de la Kabylie. Nous verrons cependant que la généralisation de cette perspective est sans doute réductrice. VERMEREN, Pierre, op. cit., p. 31 383 « Le Berbérisme Algérien », Archives du Service Historique de la Défense, carton 1H1112 (dossier 2), « Ethnies kabyles, berbères et habous », Service de documentation des affaires politiques de l'Ambassade de France en Algérie, 8 novembre 1962, p. 1 384 Note de l'Agence Française de Presse du 6 janvier 1960, Archives Nationales d'Outre-Mer d'Aix-en-Provence, FR ANOM 91/3F/139, Fonds du service départemental des Renseignements généraux d'Alger, « Mouvement berbère africain (M.B.A.), organisation, activité (19 décembre 1959 - 2 novembre 1961)». 385 DIRECHE-SLIMANI, Karima, op. cit., p. 125 112

désintéressée d'une division différemment perçue entre Kabyles et Arabes, l'étude des ouvrages d'ethnologues ou d'administrateurs pourront nous permettre de déceler la persistance du « mythe kabyle » dans la pensée des Français impliqués de près ou de loin, temporairement ou sur une longue durée, en Algérie. Si Camille Lacoste-Dujardin, nous l'avons vu, a considéré que l'ouvrage de Jean Servier, responsable de l' « Opération OiseauBleu » menée en Kabylie maritime durant l'année 1957, relevait d'une perspective « ethnopolitique », les citations que l'auteure nous livre de cet ouvrage nous permet de penser qu'une vraie conviction dans une spécificité des Kabyles y est exprimée, ce qu'il s'agira d'analyser386. De même, un ouvrage comme L'Algérie kabylisée de Jean Morizot, qui avait participé à la mise en place des centres municipaux et aidé les émigrés kabyles dans leur insertion au sein du monde du travail métropolitain et dans leur adaptation suite à des études ethnologiques, est riche de renseignements sur la permanence de la perception des Berbères comme supérieurs aux Arabes (d'où l'inévitable « kabylisation » de l'Algérie qui donne son titre à l'ouvrage)387. La reprise des discours des ethnologues français du XIXe siècle rendra par ailleurs nécessaire un retour sur un certain nombre de leurs ouvrages les plus connus sur la Kabylie, comme ceux d'Émile Masqueray ou de Hanoteau et Letourneux. Cette relecture paraîtra d'autant plus nécessaire que les Kabyles qui revendiquèrent la pertinence de la question culturelle berbère purent revenir sur ces ouvrages pour les critiquer : ainsi Si Amar Ou Saïd Boulifa qui, dans la préface de son Recueil de poésies kabyles, revient sur la situation de la femme kabyle vue par l'ethnographie coloniale388. La presse, enfin, nous permettra de compléter l'analyse des archives militaires et policières. Tout d'abord, en ce qu'elle apporte ponctuellement des témoignages d'une effective politique de division. Ainsi un article du Temps du 14 août 1919 sur « L'état d'esprit des indigènes algériens » décrit-il : « Dans les grandes villes des agents stylés circulent pour opposer les Arabes aux Kabyles et aux Mozabites, qu'on excite sournoisement les uns contre les autres » ; et la différence semble systématiquement être faite chez nombre de journalistes entre Arabes et Kabyles quand ils évoquent les « indigènes », au sein de discours qui peuvent nous être d'un grand intérêt. Ensuite, la presse peut servir d'organe de publication à des ethnologues célèbres qui livrent à la métropole leurs analyses sur la situation contemporaine de la colonie : Robert Montagne, dans Le Monde, a ainsi publié une série d'articles sur les 386

Par exemple SERVIER, Jean, « Un exemple d'organisation politique traditionnelle : une tribu kabyle, les Iflissen-Lebhar », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 1966, Volume 2, n°2, pp. 169-187 387 MORIZOT, Jean, L'ALgérie kabylisée, Cahiers de l'Afrique et de l'Asie, VI, J. Peyronnet et Cie, 1962 388 BOULIFA, Saïd, Recueil de poésies kabyles. Texte Zouaoua traduit, annoté et précédé d'une étude sur la femme kabyle et d'une notice sur le chant kabyle (airs de musique), Alger 1904 (rééd. Awal, 1990) 113

Berbères au début des années 1950 qui témoignent de la persistance de mythèmes sur ces populations en même temps que d'une modération par rapport aux propos qui purent être les siens les décennies précédentes, en tant que directeur du CHEAM (cf. supra) ou à l'époque de la rédaction de ses travaux ethnologiques au Maroc sous la houlette d'Hubert Lyautey ; car sa croyance en l'exploitation de la différence entre Arabes et Berbères semble s'atténuer avec le temps, de la politique des centres municipaux que nous avons décrite à ces articles qui, s'ils décrivent des Kabyles vivant dans des villages « comme les Grecs avant la formation des cités »389 (ce qui suppose d'ailleurs plutôt une arriération qu'une familiarité innée avec la démocratie), ne peuvent servir d'appui du fait de leurs différences et, au lieu d'une politique de « conservation et d'équilibre », doit être l'objet de la concrétisation dans les faits d'une « volonté [d'instaurer le] progrès »390 : le diviseur assimilationniste d'autrefois, à la faveur de l'évolution des circonstances dans les dernières années de l'Algérie coloniale, laissant place au réformateur progressiste et paternaliste.

C. « Berbéristes » d'hier et d'aujourd'hui : déconstruction et reconstruction d'une revendication culturelle La réinterprétation des sources de ceux qui au sein du nationalisme algérien revendiquèrent la place de la langue et de la culture berbères de l'Étoile Nord-Africaine à l'indépendance de l'Algérie rend particulièrement nécessaire le retour à celles-ci, qui sont nombreuses. Tout d'abord, parce que le mouvement « berbériste » actuel, comme certains de ses acteurs ont choisi de l'appeler, a tendance à se voir comme une continuité simple, linéaire du mouvement revendicateur de la fin de l'époque coloniale. C'est-à-dire que ce que ce mouvement revendique aujourd'hui, les « berbéristes » de l'époque devaient en quelque sorte le revendiquer, dans une sorte d'évidence qui s'accompagne d'une cécité partielle et d'un certain nombre d'erreurs.

389

MONTAGNE, Robert, « Ce que sont les Berbères », Le Monde, 13 mai 1953 MONTAGNE, Robert, « Avenir des Berbères », Le Monde, 14 mai 1953

390

114

Sur la couverture des Mémoires de Mohand Idir Aït Amrane, l’on peut voir des figures historiques récurrentes dans le discours de revendication culturelle « berbériste » : de haut en bas, Massinissa, Jugurtha, résistants dits d’origine berbère de l’Antiquité, et Abd El Qader

Dans un article au titre révélateur391, Salem Chaker affirme ainsi qu'au sein des écrits des « berbéro-nationalistes », « Le terme “Arabe/arabe” n'apparaît jamais. Le mot Islam non plus. […] Quant à la langue, seul tamaziγt (le berbère) est évoquée, jamais l'arabe (taεrabt) »392. Or dans les mémoires d'un acteur majeur de cette revendication culturelle, Mohand Idir Aït Amrane, que Salem Chaker cite d'ailleurs parmi les auteurs qu'il analyse393, on peut lire dans la traduction d'un de ses poèmes, composé vers 1950 : « Neddukel nekwni d-wâraben, nemsefha Nous avons marché en compagnie des arabes et nous nous sommes compris Idammen cherken nezdegh yiwen wekham Notre sang s'est mêlé et nous avons habité la même maison Nefteh timura s tektabt akkw d leqlam

391

CHAKER, Salem, « L'affirmation identitaire berbère à partir de 1900. Constantes et mutations (Kabylie) », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°44, 1987, pp. 13-34 392 ibid., p. 17. Pierre Vermeren a pu souligner avec une grande clarté les origines de la perspective qui fut celle des créateurs et directeurs du département de berbère de l'INALCO, parmi lesquels Salem Chaker eut une influence et un rôle considérables : ce département constituant une « sorte de refuge, tant il est douloureux de vivre une berbérité dominée au Maghreb », souffrance effective qui pousse l'auteur à affirmer qu'il était « à craindre que ce enseignement [fût] menacé par une communautarisation identitaire ».VERMEREN, Pierre, op. cit., p. 56 393 Mais uniquement les textes présentés dans la thèse de BENBRAHIM, Melha, « La poésie kabyle et la résistance à la colonisation de 1830 à 1962 », EHESS, 1982 ; l'ouvrage d'Aït Amrane que nous citons ci-après lui étant postérieur de quelques années. 115

Nous avons conquis des pays par le Livre et par la Plume Neffegh si ttlam nekchem di nnur n el Islam ! Nous sommes sortis de l'obscurité et sommes entrés dans la lumière de l'Islam ! »394

Nous avons également vu le cas d'Imache Amar et de Messali Hadj, dont le conflit est présenté comme le premier conflit arabe/kabyle au sein du mouvement nationalisme395, séparation binaire qui nous apparaît après lecture des textes bien réductrice. D'autre part, cette tendance simplificatrice apparaît dans la reconstruction a posteriori d'une unité de ce mouvement ; car ses protagonistes s'opposèrent, et la crise berbériste de 1949, événement central de notre investigation, en est d'ailleurs l'expression. Ainsi Amar Ouerdane met-il sur le même plan Hocine Aït Ahmed et Rachid Ali Yahia396, alors que le premier condamne très clairement le second dans ses mémoires. Fin 1948, Ali Yahia déclenche une campagne contre l'orientation arabo-islamique du PPA-MTLD au sein de la Fédération de France du parti, sa motion défendant la thèse d'une « Algérie algérienne » étant acceptée à 28 voix contre 32 au sein du Comité Fédéral ; c'est l'origine de la crise « berbériste » qui mènera à l'éviction des membres du parti qui feront montre des mêmes idées, jugées séparatistes et dangereuses. « Il y a comme ça des grains de sable, des personnages insignifiants, qui entraînent dans la vie politique des conséquences démesurées », commente Aït Ahmed397 ; le rejet est sans appel. Les revendications, ou en tous cas les moyens mis en œuvre, furent très divergents d'un acteur à l'autre. En outre, le discours d'un même acteur peut être réinterprété par l'acteur lui-même bien des années plus tard, dans le sens d'une exagération ; ainsi Janet Zagoria cite-t-elle Rachid Ali Yahia398 : « L'Algérie n'est pas arabe mais algérienne. Il est nécessaire de former une union de tous les Musulmans algériens qui souhaitent lutter en vue de la libération nationale, sans distinction de race, Berbère ou Arabe. […] Nous nous situons bien au-delà du problème racial ». Soixante ans plus tard, interrogé par l'actuel professeur de kabyle à l'INALCO Masin Ferkal, Rachid Ali Yahia pourrait affirmer : « Mes idées sont connues. J'ai toujours considéré que l'Algérie était algérienne, que les Algériens sont des Berbères tous, sans exception, qu'il n'y a pas d'arabes en Algérie et que c'était une anomalie, quelque chose d'absolument inacceptable que de faire de ce pays un pays arabe. […] L'Algérie est un pays bi-national, partagé entre la communauté 394

AÏT AMRANE, Mohand Idir, Mémoire au lycée de Ben Aknoun 1945, Ekkr a mm is oumazigh, 1988 (autoédition), p. 99 395 Voir CHAKER, Salem, art. cit. pp. 16-17 ; Ouerdane, Amar, La question berbère dans le mouvement national algérien 1926-1980, op. cit., p. 55 396 OUERDANE, Amar, « La “crise berbériste” de 1949, un conflit à plusieurs faces », art. cit., p. 41 397 AÏT AHMED, Hocine, Mémoires d'un combattant. L'esprit d'indépendance 1942-1952, Éditions Sylvie Messinger, 1983, p. 179 398 Nous traduisons ici le passage cité par OUERDANE, Amar, art. cit., p. 41 ; ZAGORIA, Janet, op. cit., p. 256 116

nationale berbérophone et la communauté nationale berbère arabophone »399, d'où la nécessité d'un État fédéral. L'arabisme et le panarabisme sont d'ailleurs des mouvement néocolonialistes ; idées que l'on a pu également entendre de la bouche de Masin Ferkal lors de ses cours de kabyle à l'INALCO. Rachid Ali Yahia a d'ailleurs récemment publié un ouvrage critiquant violemment la langue arabe classique, « langue élitiste, ségrégationniste », discriminatoire et que les aristocrates mecquois se seraient hâtés d'ériger en langue sacrée, langue du Coran, afin de mieux couper toute éventuelle envie d'interrogation des « masses populaires »400. Les évolutions de l'histoire, la répression sinon l'ignorance de la revendication linguistique culturelle berbère par le pouvoir algérien ont pu en effet influer fortement sur les points de vue des uns et des autres. Cela est vrai pour des auteurs aussi célèbres que Kateb Yacine qui en 1947, dans son ouvrage Abdelkader et l'indépendance algérienne (1947), faisait ainsi l'éloge de la religion musulmane : « Notre religion […], réduite à sa plus misérable expression, nous a permis de rester nous-mêmes et de résister [...] aux batteries de SaintArnaud, […] aux croisades, […] aux saloperies de l'Administration coloniale »401, et qui préfacerait l'ouvrage cité d'Amar Ouerdane par ces termes : « Ce sont les Arabes qui sont chez nous une infime minorité, et ils ne nous dominent que par la religion […]. Il suffit de penser au rôle des trois religions monothéistes : trois religions pour un seul Dieu... Quel magnifique exemple de l'unité divine ! »402. La lecture de la littérature kabyle d'expression française, qu'il nous faudra poursuivre, nous permettra donc de déceler les différents éléments qui composent cette revendication culturelle, de confronter les divers points de vue et dans divers contextes, afin de saisir en quoi put consister la perception de soi comme « berbère » au moment de la naissance d’une nation algérienne moderne. Des bulletins publiés par les anciens élèves des écoles d'enseignement français, bulletins associatifs de nature semblable à La Voix des Humbles qu'analysa Fanny Colonna403 sont également intéressants pour ce qui s'agit de l'analyse de l'appropriation par les élèves indigènes de cet enseignement. Ainsi du Bulletin trimestriel de l'association amicale des 399 Voir l'Entretien avec Masin Ferkal, Crépy-en-Valois, 19 novembre 2010, visionnable grâce au lien suivant: http://www.dailymotion.com/video/xfsk5d_entretien-avec-rachid-ali-yahia_news (pour les passages cités, 5:005:19 et 13:55-14:20) 400 ALI YAHIA, Rachid, Réflexion sur la langue arabe classique, Achab, L'Harmattan, 2010, 98 pages 401 YACINE, Kateb, Abdelkader et l'indépendance algérienne, Alger, En-Nahda, 1947, conférence prononcée le 24 mai 1947 à Paris ; cité par Faure, Gérard, « Un écrivain entre deux cultures : biographie de Kateb Yacine », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°18, 1974, p. 72 402 OUERDANE, Amar, op. cit., Préface de Kateb Yacine, p. 13 403 Revue corporative des instituteurs d'origine indigène : Colonna, Fanny, Instituteurs algériens, op. cit.

117

anciens élèves et des amis de l'école d'Ait-Larba, école libre de Pères Blancs, où Mohammed Arkoun put écrire en faveur de la « réhabilitation de la réalité berbère » en réaction à un « complexe d'infériorité raciale » qui fait qu' « un Kabyle ne veut plus simplement être un Kabyle, ni un Marocain un Marocain ni un Mozabite un Mozabite » mais se réclame « soit de l'Arabe soit de l'Européen »404.

Perspectives de recherches Ainsi que cet exposé le laisse suggérer, la bibliographie de notre sujet est considérable, qui aborde de nombreux aspects de la colonisation française en Algérie, de la colonisation française en Afrique du Nord en général, de la perception française de l'islam, de la force de ce dernier dans le nationalisme et le discours de ses acteurs. Nous avons cependant désormais la faculté, grâce à l'étude d'une vaste historiographie, d'aborder l'ensemble des sources avec la distance critique nécessaire. Les auteurs de notre historiographie comme nos sources primaires évoquent un nombre considérable de pistes de lecture et de recherches. Ainsi Alain Mahé, évoquant le rôle de la conscription des « indigènes » dans l'armée française en vue du premier conflit mondial, évoque-t-il la première association fondée par les Kabyles, le Progrès Saharidjien, créée en 1908 à Djemaâ Saharidj ; puis en 1909 et 1910, les Oughlissiens, des Aït Oughlis : associations de villages voulant diffuser les « lumières » offertes par l'enseignement français405. Nous espérons qu'un retour aux Archives d'Outre-Mer nous permettra d'en découvrir plus sur ces associations dont le discours promet d'être d'un grand intérêt pour notre analyse. C'est cependant sans doute l'analyse du contenu des programmes scolaires exposés dans les manuels des écoles françaises à destination des « indigènes », dont Alain Mahé, de nouveau, a pu dire qu'elle manquait dans l'étude de ce « bourgeonnement » du « mythe kabyle »406, qui devra être l'objet prioritaire de nos recherches. Afin de percer les enjeux réels de la « crise berbériste », au cœur de notre sujet, la consultation d'un centre d'archives que nous n'avons pas pu réaliser jusqu'à maintenant, celle de la Préfecture de police de Paris, ainsi que le laissent supposer les centaines de biographies du dictionnaire des militants nationalistes de Benjamin Stora, devrait nous permettre l'accès à un certain nombre de discours de nationalistes d'origine kabyle, et donc d'élucider en partie cette question ; les travaux en cours de publication d'Ali Guenoun nous seront par ailleurs 404

ARKOUN, Mohammed, « Pour une réhabilitation et une réinstauration de la réalité berbère », Bulletin trimestriel de l'association amicale des anciens élèves et des amis de l'école d'Ait-Larba, 1949, p. 4 405 MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 297, note 2 406 Ibid., p. 147, note 1 118

d'une aide précieuse. Nous aurons peut-être par ailleurs l'occasion de solliciter des éclaircissements à certains des nationalistes algériens qui furent au cœur de cette crise. C'est en tant qu'elle fut la période la moins étudiée sur la question de la perception de la « berbérité » que nous avons choisi de traiter la période du nationalisme algérien. Cependant, un élargissement, notamment aux premières années de l'indépendance, est envisageable et nous semble une même perspective très prometteuse. Benjamin Stora, au cours d'une émission de « Concordance des temps » de mars 2014, a pu évoquer la peur obsessionnelle qui fut celle des leaders algériens du début des années 1960, celle de la partition du pays. Il analyse alors un discours d'Abderahmane Fares du 7 avril 1962 qui, alors président de l'exécutif provisoire algérien, affirma « malgré tous les calculs machiavéliques, toutes les conceptions avouées ou occultes que nous connaissons bien, il n'y aura jamais de la part du peuple algérien de Saint-Barthélémy. L'Algérie, comme l'espèrent encore certaines forces malfaisantes, ne sera jamais un Congo »407. De fait, la « congolisation » du pays, le Congo belge suite à son indépendance ayant été traversé par de sanglants conflits ethniques, fut l'une des craintes les plus fortes des cadres nationalistes algériens, et l'on peut imaginer que les revendications des populations berbères, comme par exemple celle d'un Hocine Aït Ahmed (qui fut plutôt perçue comme telle que réellement « berbériste » au sens propre) purent réveiller cette profonde appréhension, que l'on pourra éventuellement retrouver dans des discours contemporains de l'indépendance ou suivant immédiatement cette dernière. La piste du Maroc, tant en ce qu'il fut le lieu du fameux dahir berbère que celui de la Guerre du Rif, réputée avoir cristallisé les tensions au sein du nationalisme algérien naissant, sera bien entendu à explorer. En fait de dissensions, l'analyse précise des facteurs qui conduisirent les observateurs français à considérer que la lutte M.N.A./P.P.A. pût correspondre à une rivalité ethnique devra être poursuivie, à la suite des documents d'archives dont nous avons déjà conservé des exemplaires numériques. Les sources et les pistes sont réellement multiples ; peut-être est-ce que la figure du berbère, comme Karima Dirèche-Slimani, soulève tous les fantasmes et les nœuds névrotiques d'une histoire coloniale »408, suscitant ainsi naturellement le discours de ces trois énonciateurs que nous évoquâmes, qui ne cesse au fur et à mesure des recherches de nous confirmer son caractère multiforme et son abondance.

407

« Algérie: après 50 ans, le F.L.N. à bout de souffle ». Disponible sur le site de France Culture : http://www.franceculture.fr/emission-concordance-des-temps-algerie-apres-50-ans-le-fln-a-bout-de-souffle2014-03-22 (58 minutes ; pour le passage qui nous intéresse, 04:20-8:15) 408 DIRECHE-SLIMANI, Karima, op. cit., p. 13 119

IV. PARTIE RÉDIGÉE LE « BERBÉRISME » DANS LE JEUNE MUSULMAN : DU RÉGIONALISME COMME MANŒUVRE COLONIALE AU SOURD RENIEMENT D'UNE MÉTAMORPHOSE

120

Introduction « Aujourd'hui, près d'un demi-siècle après sa parution, j'ai pensé qu'une réédition du Jeune Musulman pouvait être instructive pour les Algériens de l'an 2000. Ils y constateront que la guerre de libération a été précédée d'une longue résistance de leurs pères pour préserver leur âme. » Ahmed Taleb Ibrahimi, Préface du Jeune Musulman

La courte préface du Jeune Musulman, Organe des jeunes de l'Association des Oulamas Musulmans d'Algérie409, rédigée en 2000 au moment de sa réédition à Alger par Ahmed Taleb Ibrahimi, fils de l'un des fondateurs de l’AOMA Mohammed Bachir El Ibrahimi410 et dont est extraite cette citation, offre un exposé des buts et de l'histoire de cet organe de presse, publié à Alger entre 1952 et 1954. Le projet était celui d'un journal en langue française destiné au public des jeunes Algériens formés à l'école française, « fascinés par la civilisation du colonisateur » : « s’il y a un terme pour résumer l’univers mental de la plupart d’entre eux, c’est l’aliénation. […] Le journal que je souhaite créer serait donc un organe “désaliénant”, qui les enracine à nouveau dans leur passé tout en prônant une grande ouverture sur le monde moderne ». Le cheikh Bachir El Ibrahimi, à la tête de l'Association depuis la mort du cheikh Abdelhamid Ben Badis en 1940, étant en mission au Moyen-Orient, le cheikh Larbi Tebessi accepta de parrainer et d'offrir des moyens matériels au journal, séduit par l'idée d'un organe de presse qui préfigurât la création d'un mouvement des Jeunes de l'Association. Le Secrétaire général de l'Association, Ahmed Tewfiq El Madani, s'y montra également favorable. Atallah Soufari, qui travaillait déjà pour El Basa'îr, hebdomadaire réformiste en langue arabe, assumait la responsabilité juridique et morale du Jeune Musulman. Ali Mérad et Ahmed Taleb Ibrahimi fuent les deux premiers rédacteurs bénévoles du journal ; Amar Ouzegane, ancien secrétaire général du Parti Communiste Algérien, se joindrait ensuite à eux, « qui lui-même vivait des retrouvailles avec ses racines arabo-islamiques après une longue période d’oubli », le marxisme étant apparu comme incompatible, par définition, avec la foi. Par le biais d'Ouzegane, Mohammed Cherif Sahli et Mostefa Lacheraf, vivant en France, 409

Dont un fac-similé est disponible à la Bibliothèque Nationale de France (Rez-de-Jardin) : Ǧam iyyaẗ alulamā al-muslimīn al-ǧazā iriyyīn, Le Jeune musulman : organe de l'Association des Oulamas musulmans d'Algérie, Alger 1952-1954, Dar al-gharb al-islami, 2000, non paginé 410 En 1952, Ahmed Taleb Ibrahimi a 20 ans et vient de réussir la seconde année de ses études de médecine. À l'été 1953, il serait arrêté pour ne pas avoir répondu à l'appel d'incorporation à l'armée française alors qu'il allait rejoindre son père dans la capitale égyptienne. Son militantisme pour l'indépendance de l'Algérie lui vaudrait d'être emprisonné de 1957 à 1961. Il serait par la suite ministre des présidents Houari Boumédienne (1976-1978) et Chadli Bendjedid (1979-1992), notamment aux affaires étrangères et à l'éducation. 121

devinrent collaborateurs périodiques du journal. « Les tâches étaient bien réparties » : Ali Merad, par exemple, a la charge de la rubrique « À la lumière du Coran et du Hadith », qui explore des aspects de la religion musulmane à travers ces deux sources fondamentales de l'islam. Quant à Amar Ouzegane, et c'est ce qui va nous intéresser dans les développements qui vont suivre, il y « traite essentiellement des manœuvres de la politique coloniale à travers l'action des Pères blancs et du berbérisme ». De même que El Moudjahid, organe principal du Front de Libération Nationale, Le Jeune Musulman aborde, tout d'abord, le « berbérisme » et le particularisme berbère comme la pure manipulation d'un colonisateur machiavélien. Les Kabyles, et dans une moindre mesure les Mozabites et les Aurésiens, sont alors les victimes de cette politique. En second lieu, les rédacteurs de cet organe de presse affirment, ou démontrent (la nécessité de cette démonstration présentant par ailleurs, nous le verrons, un intérêt en soi) en quoi les Berbères sont et ont toujours été, au contraire de tout ce que la presse française d'Algérie ou les services secrets de l'instance colonisatrice peuvent « insidieusement » proclamer, de fervents défenseurs de l'islam, ce dernier étant le seul ciment possible de l'unité nationale. La Kabylie, notamment, a toujours été le bastion de la résistance ; ce qui de fait correspond toujours à une réalité, dans ces années qui précèdent la guerre d'indépendance. Pour autant, ce n'est pas en victimes que sont traités les auteurs qui, comme Mouloud Mammeri, semblent par leurs écrits trahir la cause nationale, reprenant à leur compte les théories « patiemment élaborées » par la France pour mieux assurer sa domination. La littérature régionaliste, répandant des idées fausses, devient alors dans la description qu’en font les rédacteurs de ce journal, un danger pour l'unification de la résistance, et elle est le fait d'une élite inconsciemment mais pernicieusement complice de l'ennemi. Redoublent alors les commentaires sur la force de l'islam berbère qui, et c'est remarquable, se doit d'être réaffirmée, dans un contexte de doutes, suscités par une puissance coloniale aliénante et par ses avatars. Publié pour son premier numéro le 6 juin 1952, Le Jeune Musulman serait dès les premières années tiré à plus de dix mille exemplaires ; laissant par conséquent imaginer la large diffusion de son contenu et de ses combats.

122

La présence scolaire réformiste en Kabylie Source : CHACHOUA, Kamel, L’islam kabyle. Religion, État et société en Algérie, suivi de l’Epître (Risâla) d’Ibnou Zakrî (Alger, 1903), mufti de la Grande Mosquée d’Alger, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 237

A. Le Jeune Musulman, un journal pédagogique. Conte un régionalisme « inoffensif » exploité par la puissance coloniale Tout d'abord, il est intéressant de remarquer que l'emploi du terme de « berbérisme » par la jeunesse de l'Association des Oulémas Musulmans d'Algérie, renvoyant à une manipulation du colonisateur, recoupe dans la majeure partie des cas le sens que lui conférait C.-R. Ageron dans les écrits fondateurs que furent les siens quant au « mythe kabyle »411. De fait, les tenants « indigènes » de ce régionalisme qui seront dénoncés dans l'organe sont si peu nombreux (puisqu'ils se réduisent en réalité à une seule personne) qu'il semble difficilement imaginable que les rédacteurs pussent avoir pensé faire renvoyer ce terme à un groupe qui à l'évidence leur apparaissait comme non cohérent et négligeable. 411

AGERON, Charles-Robert, Les Algériens Musulmans et la France, 2005, pp. 875 et 880 : « Même le soulèvement de Margueritte [jacquerie encadrée en 1901 par des dignitaires de la Rahmania, cf. Mahé, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 161, note 3], dû à une tribu berbère, les Rirha, ne nuisit pas au berbérisme » ; « À deux reprises, la délégation kabyle demanda la création d'une médersa à Bougie […]. Les tenants du berbérisme s'y trompèrent, plus ou moins sincèrement » 123

À l'inverse, la différence qui est établie entre Arabes et Berbères est décrite comme le résultat d'un processus patient et totalement réfléchi de la part du colonisateur. Ce « berbérisme » est « cultivé avec un soin particulièrement jaloux par l'enseignement officiel colonialiste […] transformé par des experts ayant réussi à accumuler une riche expérience théorique et pratique de la domination des peuples »412. Elle est la composante d'une politique d'acculturation qui vise à diviser la société algérienne musulmane en deux, afin de « constituer deux sociétés séparées par des cloisons étanches »413, entre jeunes musulmans de culture arabe et jeunesse formée à la culture française, instruction occidentale qui les pousse fatalement à « [ignorer] tout, ou presque, de l'Islam »414. Or, les enseignements du colonisateur sont que la « religion islamique est la religion de la régression, de […] l'obscurantisme » ; et c'est « à l'ombre » de la propagation de telles croyances erronées qu'est né le « pseudo mouvement dit “Berbériste” » (on remarque au passage que le seul emploi du terme pour désigner une organisation cohérente d’acteurs « indigènes » organisés avec cohérence est ici partiellement nié). C'est pourquoi ce « pseudo mouvement » n'est pas dénoncé : au contraire, il s'agit de venir en aide aux victimes de ce discours construit de toute pièce, « danger mortel » pour l'unité nationale : « Ce journal […] est une main fraternelle franche loyale, tendue à nos jeunes de culture européenne »404. Tel sera dans cette logique le commentaire du rédacteur d'un article abordant la défaite des Palestiniens face à Israël début 1953, à propos d'un individu qui au milieu des déclarations de désespoir, « innocemment criminel[,] osa murmurer : “Heureusement que je ne suis pas un Arabe...” » : « Son repentir fut prompt, ne le maudissez pas ! »415. L'objectif déclaré du journal à travers les lignes de ses différents articles présente un intérêt certain, dans la manière qui est la sienne d'aborder le « problème » du Berbérisme. À l'image de certains titres de ses rubriques les plus importantes (« À la lumière du Coran ») ou du symbole qui accompagne ses unes (une main tendant un flambeau), la mission du Jeune Musulman est d' « éclairer ses lecteurs ». Si les « indigènes » tombent dans le piège du colonialisme, c'est qu'ils ne sont pas assez informés sur leur religion ; c'est ce que se propose de faire cet organe de presse, dans un contexte de dépersonnalisation culturelle où de fait l'islam fut la cible principale de la France, ainsi que l'indiquait Ahmed Taleb Ibrahimi sa préface. Ainsi Tewfiq el Madani conclut-il l’un de ses articles sur le « danger berbériste » en 412

Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer accueille le message de Mohammed ? » (II), Le Jeune Musulman, op. cit., n°11, 19 décembre 1952 413 Tewfiq el Madani, « Éditorial », Le Jeune musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952 414 Ibid. 415 Anonyme, « Égypte...Pardon ! », in Le Jeune Musulman, op. cit., n°13, 16 janvier 1953 124

présentant ce journal comme une forme de solution : « Par ce journal, […] ces jeunes apprendront à connaître leur Religion ». De même, Amar Ouzegane, dans son article « Le Berbérisme »416, présente ainsi le rôle du Jeune Musulman : « Nous allons essayer de l'aider [la jeunesse musulmane] dans son combat pour la liberté […] en éclairant sa route ». En effet, « Dans le brouillard impérialiste […], la division des Algériens musulmans en bloc arabe et bloc kabyle est l'une des armes idéologiques les plus perfides et les plus funestes ». Qu'est-ce à dire ? Face une politique réfléchie de déculturation et de lutte contre l'unité, la connaissance de l'islam est un remède ; c'est, de surcroît, celui qui se porte le plus évidemment à l'esprit des jeunes Oulémas. Il s'agit, purement et simplement, de « faire éclater la Vérité »417. Si l'islam fut de fait le point de ralliement du nationalisme algérien en bien des points, un tel discours ne pouvait qu'être mal vécu, on l'imagine, par des élites formées au laïcisme voire à un athéisme virulent, d'autant plus virulent qu'il répondait parfois à un profond ressentiment dû à un contexte sociologique ou à un non négligeable complexe d'infériorité418. Initialement un « sentiment légitime d'attachement à son pays natal, à sa langue maternelle, à son héritage culturel, le régionalisme culturel »419, exploité « à des fins esclavagistes, impérialistes et anti-nationales »420, représente une menace contre laquelle il s'agit de lutter. Et non seulement ce régionalisme n'est-il à l'origine qu'un sentiment respectable, mais il est « un des aspects de l'originalité de la nation algérienne », le Berbérisme ne représentant qu'un « problème linguistique et culturel ». Les Berbères ont leur « génie propre » ; et font partie d'« un même peuple constitué d'éléments divers », le peuple algérien s'entend. Il est d'ailleurs ridicule d'éprouver du ressentiment envers ce régionalisme, peuvent affirmer les rédacteurs du Jeune Musulman. Ainsi l’un d’entre eux peut-il poser la question suivante, afin de faire réfléchir son lecteur dans une perspective comparatiste : en 416

Amar Ouzegane, Le Jeune musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952, rubrique « Problèmes Algériens » Tewfiq el Madani, « Éditorial », Le Jeune Musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952 418 On peut ainsi penser à l'évocation que fait Mohammed Harbi de Rachid Ali Yahia dans son F.L.N. Mirage et réalité : « [Certains berbéristes], comme Ali Yahia Rachid, sont issus de familles de statut français. Ils ont dû ressentir dans leur jeunesse les blessures infligées par une société hostile à tout ce qui touche à l'idéal communautaire parce qu'elle confond nationalité et religion. Ils y ont réagi diversement, les uns en se réfugiant dans la dévotion religieuse, les autres en s'attaquant ouvertement à l'Islam. » HARBI, Mohammed, op. cit., p. 64 419 Alain Mahé, dans son histoire de l'insurrection de 1871, parle d'un régionalisme plus étendu que le simple régionalisme culturel ; il parle même d'une forme de patriotisme régional : « Une bonne partie des tribus du Constantinois se lancèrent dans l’insurrection à la suite de Mokrani, […] [mais] seuls les adeptes kabyles de la Rahmania répondirent à la proclamation du jihad par le cheikh El-Haddad. […] Il n'est que de constater que la Grande Kabylie présentait une cohérence et une individualité suffisamment marquées pour […] susciter une manière de patriotisme ». MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie, p. 194 420 Le Jeune Musulman, op. cit., n°1, Amar Ouzegane, « Le Berbérisme » (souligné dans le texte) ; pour la première partie de la citation, cf. également Le Jeune Musulman, op. cit., n°11, 19 décembre 1952, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de Mohammed ? » ; pp. 6-7 (deuxième partie d'un feuilleton en quatre moments, rubrique « Problèmes Algériens »)) : « À l'origine, rappelons qu'il s'agit d'un sentiment naturel, légitime, respectable [le régionalisme]». 417

125

voudrait-on aux peuples de l'Europe méridionale qui, par les nécessités de l'Histoire, furent inclus dans le monde latin et la culture latine tout en conservant leurs origines profondes (celtiques, ibériques, etc.) et utilisèrent même peut-être le latin comme simple médium de communication dans l'ensemble du bassin méditerranéen ?421 La composante berbère de l'Algérie n'est donc pas niée dans sa spécificité ; elle est acceptée et reconnue, comme on peut le voir ici ; cependant, nous le verrons ensuite, les Berbères sont amenés à continuer dans la voie qui a fait d'eux de fervents défenseurs de l'islam depuis la conquête arabe de l'Afrique du Nord, dans le sens de la régénérescence de l'Algérie voulue par l'Association des Oulémas et plus modestement par l'organe de presse de sa jeunesse. C'est que « notre race », selon Ahmed Taleb Ibrahimi, est « notre mélange ou notre rapprochement arabo-berbère, qui se fonde sur un passé commun, une géographie commune, et se nourrit d'un commun patrimoine spirituel, notre Islam »422.

B. Illustrations d'une politique machiavélienne 1. Manœuvre politique Afin d'illustrer ce « matérialisme sordide »423 tel que présenté par la perspective de la jeunesse de l’AOMA, qui ne répond donc qu'à une pure manipulation politique, Amar Ouzegane ne manque pas d'exemples historiques. Cette politique, répondant à une « doctrine réactionnaire de division impérialiste » (sous-titre de l'article de Ouzegane, « Le Berbérisme »), semble d'ailleurs être celle non seulement de la France mais de l'Occident, ce qui répond à une logique d'essentialisation d'ailleurs fort courante au sein du discours oulémiste et nationaliste en général ; à l'essentialisation négative de l'islam menée par le discours orientaliste français depuis le XIXe siècle, voire au-delà424, répond une essentialisation positive, à volonté unificatrice de cette même religion. Ce discours orientaliste apparaît comme étant celui de l’Occident tout entier : car c'est le gouvernement américain qui est en premier cité dans l'article, et qui, afin de « récompenser son vassal », le gouvernement français, d'avoir inclus l'Algérie dans le Pacte Atlantique, lui livra à New York

421 Mostefa Lacheraf, « La colline oubliée ou les consciences anachroniques », Le Jeune Musulman, op. cit., n°15, 13 février 1953 422 Ahmed Taleb Ibrahimi « Les “idées-barrières” », Le Jeune Musulman, op. cit., n°26, 12 février 1954 (souligné dans le texte) 423 Amar Ouzegane, « Le Berbérisme », Le Jeune Musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952 424 Sur l'héritage des Croisades dans la perception de l'islam au moment de la conquête, voir LORCIN, Patricia, Kabyles, arabes, français : identités coloniales, « Les croisades et l'image de l'islam comme religion belliciste », pp. 33-35 et son ouvrage en général sur la perpétuation de cette perception tout au long de la période coloniale algérienne (bien que principalement jusqu’à 1900).

126

deux croiseurs, baptisés « Arabe » et « Kabyle ». L'offre américaine décrite ici peut en effet apparaître comme une métaphore d'un Occident uni contre un islam lui-même uni en miroir, dans le rejet de ce dernier ; pour Ouzegane, il ne s'agit ainsi pas là d' « un banal fait divers ». C'est la parfaite illustration d'une politique que la France a menée via divers moyens depuis son installation dans la colonie. Ouzegane ne condamne-t-il d'ailleurs pas, dans leur ensemble, les « incurables adeptes du culte aveugle de la civilisation gréco-latine »425 ? Condamnables en effet, en ce que méprisant la civilisation arabe, les Occidentaux en viennent même à la considérer dangereuse et impropre à la civilisation. Outre la dénonciation de la séparation des Kabyles et Arabes au sein des Délégations financières, que nous avons déjà pu évoquer en Introduction, Ouzegane cite un certain nombre d'autres actions à visée séparatrice : l'opposition de la liste dite « arabe » à la liste dite « kabyle » aux élections d'Alger, jusqu'à la date avancée de 1936 ; la rumeur de constitution d'un Parti Populaire Kabyle ; la tentative de création d'un cercle « berbère » face aux islahistes426. La rumeur du PPK est rapidement démentie, s'étant révélée être un « bobard policier ». Le colonisateur était en effet le « seul intéressé à exploiter le désarroi des esprits et la dispersion des forces des colonisés ». Désarroi, car il est évident qu'aurait nui à la cause nationale, sous prétexte d'une division qui semblait aberrante à l'auteur (sentiment qu'il souhaite implicitement faire partager à tous), « un parti politique essentiellement basé sur une homogénéité ethnique ou linguistique »427. Ces exemples illustrent une politique patiemment élaborée ; le colonisateur, bien renseigné sur la situation et la psychologie des colonisés, est décrit comme employant sciemment des politiques de dispersion, stimulant par effet de miroir des sentiments identitaires honnis par l'un ou l'autre groupe. Il est d'ailleurs significatif que la politique de stimulation ou de simulation du régionalisme menée par le colonisateur soit accompagnée dans la description de Ouzegane par une manœuvre de division de type religieuse. Si Augustin Ibazizen428 mit en avant lors de sa campagne électorale pour le conseil général d'Alger le particularisme kabyle, il ne fut pas seul à se faire complice de la machiavélienne 425

Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de Mohammed ? » (II), Le Jeune Musulman, op. cit., n°11, 19 décembre 1952 426 Or comment imaginer une si absurde opposition, alors que le Cheikh Ben Badis était un « aristocrate berbère » (Malek Bennabi, Le Jeune Musulman, op. cit., n°20, 24 avril 1953) et signait volontiers du nom I. Badis alSanhadji (MERAD, Ali, Le réformisme musulman en Algérie, op. cit., p. 355) ? 427 Or il se trouve que de tels partis se créeraient bel et bien dans les dernières années de l'Algérie coloniale, malgré leur évidente rareté et particularité ; nous les étudions dans une autre partie de ce travail (cf. le Mouvement Berbère Africain évoqué supra) 428 Premier avocat algérien, Kabyle converti au christianisme, originaire de la tribu des Aït Yenni ; il prêta serment en 1924 et fut avocat à Tizi-Ouzou après quelques années au barreau de Paris (MAHE, Alain , op. cit., p. 258) 127

administration française : son agent électoral le plus actif était « un chef connu de la confrérie Alaouïa », raconte Ouzegane429. En tant que m'tourni et « fils de Père blanc » pour l'un, que moqaddem d'une confrérie (tariqa) pour l'autre, ils formaient ainsi « l'alliance immorale de deux fanatiques ». De même, le cercle « berbère » avait été créé par le gouvernement général pour l'opposer au cercle du Progrès (Nadi et-Taraqi), puissant foyer islahiste impulsé par l'AOMA et qui exista de 1933 à 1937. La politique de division ethnique ayant échoué, le gouvernement général le changea « en cercle “maraboutique” », transposant la manœuvre sur le plan religieux, ce qui fut un échec tout aussi retentissant. Cette « officine diabolique semant les microbes et la désunion entre Algériens musulmans » deviendrait, ironiquement, le cercle sportif du Mouloudia Club Algérois. Sont ainsi rassemblés dans l’inimitié à l’islam et à la naiton algérienne différents groupes : confréries, colonisateur, naturalisés, Pères Blancs, qui tous sont décrits comme mobilisant une doctrine cohérente de division, celle qui se base sur un nationalisme dangereux.

2. Manœuvre missionnaire Les Pères Blancs font partie des acteurs auxiliaires du colonialisme qui apparaissent le plus souvent dans les propos d'Ouzegane (ainsi que l'indiquait la Préface) : « Dans l'exploitation du “berbérisme”, doctrine réactionnaire anti-musulmane, anti-arabe et antinationale, ses auxiliaires les plus remuants et les plus précieux sont les missionnaires catholiques. Et au premier plan, les Pères Blancs ! » qui participent de cette francisation forcée et pernicieuse menée par le colonisateur ; la conquête est décrite comme ayant également été une croisade430. On peut remarquer au passage que dans ses premiers articles, l'auteur ne mentionne pas le fait que c'est en Kabylie que la politique missionnaire des Pères Blancs fut la plus virulente. C'est sans doute qu'aucune profonde différence n'existant entre Arabes et Berbères, ou du moins ces derniers ayant été très profondément arabisés et 429

Le confrérisme et le maraboutisme représentent en effet l'une des cibles principales du réformisme musulman, notamment algérien. (cf. supra) Voir par exemple, Le Jeune Musulman, op. cit., n°4, 25 juillet 1952, « Réflexions d'un jeune » : « A l’époque des engins radioactifs et des découvertes planétaires, le musulman algérien ne s’est pas encore délivré du culte des “Saints” dont les coupoles coiffent la moindre crête de nos monts et de l’usage des talismans. L’idée de progrès est prohibée ; la science et la culture sont combattues par la plupart des confréries qui étalent leurs tentacules sur nos masses obscurantistes, soutenues en la circonstance par le système colonial qui les exploite pour abâtardir les consciences. » 430 Amar Ouzegane, « Les Pères Blancs au service de l'impérialisme français », Le Jeune Musulman, op. cit., n°2, 20 juin 1952. Dans un des courts paragraphes qui forment la section « Échos...Nouvelles...Curiosités... » du Jeune Musulman n°1 (6 juin 1952), les religieux catholiques seront de nouveau mentionnés, cette fois les Pères dominicains, « comme les Pères Blancs, […] au service de l'impérialisme français », suite à la déclaration d'un dominicain qui avait affirmé: « Il faut que l'Afrique du Nord redevienne cette terre de chrétienté qu'elle fut autrefois ». On voit combien ce mythe perdure et continue de susciter la réprobation, voire la haine, des musulmans. 128

islamisés, la mention d'un surinvestissement de la Kabylie par les Chrétiens n'avait pas de sens pour les rédateurs, d'autant plus que ce serait rappeler une nouvelle politique de division du colonisateur, et potentiellement semer le trouble dans l'esprit du lecteur ; puisque de fait existèrent des Chrétiens kabyles, et que la question de leur conversion ne devait pas manquer d'être polémique aux yeux d'un Algérien musulman, et surtout réformiste. Un mois plus tard, Ouzegane choisit cependant de poursuivre sa mission pédagogique et aborde de nouveau ce sujet brûlant. Face aux théories des Pères Blancs, qui affirment que les Berbères sont musulmans car ils y ont été forcés, il s'agit d'en appeler à l'honnêteté chrétienne : c'est qu'en réalité « ils n'ont jamais réussi à percer le double mystère du phénomène religieux algérien », à savoir « l'attachement irréductible des Kabyles, des Mozabites et des Touareg au Coran, malgré l'absence du fameux cimeterre arabe » et « l'imperméabilité totale des mêmes Berbères à l'Évangile »431, évidences qui se passent cependant de commentaires et de preuves. C'est que ces dernières signifieraient que l'on est « souillé », touché par le doute qui semble volontiers semé par le colonisateur. Finalement, ces preuves, Ouzegane décidera de les fournir ; l'on pourra ainsi remarquer une progression pédagogique dans ce que l'auteur considère de plus en plus comme une indispensable mission de clarification face à la troublante « science » du colonisateur. Pédagogie d'autant plus nécessaire qu'encore, en ce début des années 1950, « un peu partout, les missions des Pères Blancs poursuivent la chimère de la conversion des “infidèles” »432. Et en effet, deux mois plus tard, le Jeune Musulman recevait d'un habitant de Tizi-Ouzou une lettre dénonçant les missionnaires chrétiens, qui « rêvant de nous diviser […] [ont créé] une école au centre d'Azazga […], où l'on enseigne aux jeunes musulmans algériens le dialecte berbère. Il en est de même à Djamaâ Sahridj où l'on distribue des livres en berbère, aux élèves du cours moyen, en leur disant : “Votre langue n'est ni l'arabe ni le français : c'est le berbère”. On leur enseigne que Tariq Ibn Zyîad, un de leurs ancêtres, fut tué par les Arabes »433, les Pères Blancs se ralliant à la manœuvre historienne du colonisateur en faisant d'une des grandes figures de la conquête musulmane de la péninsule ibérique la victime d'une prétendue haine raciale. Comparaison qui ne pouvait manquer de marquer l'Algérien, dont le pays était vu par certains Orientaux comme perdu pour l'islam, comme une nouvelle Andalousie. Cependant, ces convertis, les réformistes ont conscient des raisons de leur

431

Amar Ouzegane, « Les Pères Blancs au service de l'impérialisme français », suite, Ibid., n°4, 25 juillet 1952 Larbi Tebessi, Le Jeune Musulman, op. cit., n°17, 13 mars 1953 433 « A.D.T. » (pseud. non explicité par le préfacier), « Du cœur du peuple », Le Jeune Musulman, op. cit., n°21, 8 mai 1953 432

129

apostasie : ils sont par conséquent perçus comme « innocents ». Ainsi C. A. Sefraoui434 décritil ces orphelins qui, dans leurs beaux habits neufs (insistance qui suppose qu'ils sont habillés à l'européenne), vont (« - mon Dieu ! ») prier à l'église « faire des signes que leurs pères ne leur ont jamais appris ». C'est que leurs pères étant morts, « d'autres sont venus les recueillir, d'autres pères...BLANCS !!! […] par calcul meurtrier, […] pour humilier le Croissant ». Alors qu'ils passent devant le minaret de la Mosquée, « Chaque jour – pour moi une cruelle épreuve – je les croise et chaque fois – c'est terrible ! - […] ils [le] fixent et dans leurs regards soudains douloureux, je vois cette lueur étrange. Les innocents ! Du fond de leurs âmes massacrées, ils sentent émerger... je ne sais quel vague souvenir. […] Mais l'Islam, le radieux vainqueur, sait qu'à peine éclairés ces anges fuiront la Nuit pour retourner au jour [...]. »435

C’est forcés par les besoins matériels ou dans l’ignorance de ce qu’on leur faisait faire que ces jeunes Algériens miséreux ont été convertis au christianisme. Une fois l’étau desserré, ils pourront donc revenir à la culture et à leur religion, c'est-à-dire une fois le colonisateur chassé du territoire algérien. C’est ici ce que décrit dans cette citation l’auteur de l’article. La lecture de ce journal a par ailleurs un écho réel, et c'est ce qu'indique la présence dans Le Jeune Musulman de courriers des lecteurs d'un intérêt fondamental. Ainsi un lecteur écrit-il à Ouzegane afin de le « féliciter […] pour ses articles sur l'action machiavélique des Pères Blancs et sur le berbérisme » ; il mentionne alors la lettre d'un délégué socialiste à l'Assemblée de l'Union Française qui, parlant du prétendu échec du mouvement national algérien, affirme : « il y a aussi un problème national berbère », dans le seul but de « prouver la nécessité de la “présence française” en Algérie », le seul espoir de l'impérialisme à son zénith étant dans « la division du peuple algérien pour instaurer un régime à la mode “sudafricaine” ». Les propos du rédacteur rejoignant ainsi ceux de ses lecteurs, et montrant la prégnance de cette idée d'une politique de division auprès des Algériens, dans ce cas de métropole ; car la lettre que nous citons ici est envoyée d'un sanatorium de Seine-et-Oise436.

434

S'agirait-il de l'écrivain marocain Ahmed Sefraoui ? Le style est en tout cas littéraire, mais nous ne risquerions pas à l'affirmer de manière définitive. D'autant que le tableau d'équivalence de la Préface inscrit Ahmed Chami en face de « C.A. » 435 « C. A. Sefraoui », « Échos du Sahara - “Les innocents” », Le Jeune Musulman, n°22, 29 mai 1953 ; voir aussi, sur des orphelins de « Kabylie du Sud », convertis pour cause de nécessité, qui soit reviennent à l'Islam soient sont doublement marginalisés, « L'impérialisme eucharistique ou les deux visages du colonialisme », Le Jeune Musulman, n°28, 12 mars 1954 436 Non signé, « En dépouillant notre courrier », Le Jeune Musulman, op. cit., n°7, 31 octobre 1952 130

3. Manœuvre historienne Un autre aspect de cette manipulation transparait dans l'usage de l'histoire, dont l'analyse des archives nous a effectivement permis de voir qu'elle pouvait servir à véhiculer des mythes sur la population berbère. Ainsi d'une conférence que mentionne Ouzegane du professeur Le Tourneau, au sujet en lui-même révélateur, au Cercle franco-musulman, le 2 mai 1952 : « Une insurrection berbère au Xe siècle : la révolte d'Abou Yazid », représentant du kharidjisme, considéré comme une « hérésie » par l'auteur et qui ravive l'image des luttes intestines qui menacèrent dix siècles auparavant l'unité de l'Islam en Afrique du Nord où le sunnisme malékite l’emporterait très largement. Le colonisateur mobilise ainsi l'histoire, supposément objective, afin de dissimuler derrière une étude savante une politique de division. Car l'unité se faisant autour de la récupération par le monde musulman de son identité via l'histoire, et la colonisation française représentant la seule parenthèse dans une histoire multiséculaire de l'islam en Afrique du Nord, une rupture dans cette continuité peut être le fruit de soupçons, dans une communauté décrite comme étant atteinte par les « mystifications » coloniales qui sèment la division et de plus en plus attentive à ce qui pourrait menacer son unité. Le colonisateur veut ainsi « [envenimer] par des querelles byzantines nos excellents rapports avec nos frères mozabites » ; de même qu'il a voulu inventer une hostilité des Touareg contre les commerçants de rite ibadite, qui n'avait trompé personne. Ainsi, faisant « marcher l'Histoire à reculons, en faisant de l'Algérie un pays latin et en arrachant les Berbères à […] la “geôle de l'Islam” », le colonisateur instaure-t-il des ferments de division au sein de la communauté algérienne. Et l'auteur de conclure sur une fiction historique à la portée intéressante, qu'il développera longuement dans le troisième moment de son feuilleton déjà cité : celle d'une occupation allemande qui s'étant prolongé durant plus d'un siècle en France, aurait réécrit une Histoire de France, forçant les patriotes et résistants à la reconstitution d'une réalité historique ; il est certain, nous dit l'auteur, que « cette monumentale duperie historique aurait trouvé pour la justifier des intellectuels traîtres à leur pays »437. Une conférence analogue à celle de Le Tourneau aurait ainsi pu, dans ce contexte imaginaire, traiter de la « Croisade contre les Albigeois »... De même, dans des temps plus anciens (puisque le colonisateur fait lui-même marcher l'Histoire à reculons), la Gaule n'étaitelle pas séparée entre « Méridionaux civilisés aux contact direct de nos ancêtres, les Sarrasins,

437

Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de Mohammed ? » (III), n°12, 2 janvier 1953 131

et au nord, les Franchimands barbares et incultes » ? Une critique du célèbre ouvrage de Charles-André Julien, L'Afrique du Nord en marche, permet aussi de dénoncer ces perspectives manichéennes et erronées. L'ouvrage, ravivant les clichés du Kabyle démocrate, affirme en effet que c'est en tant qu'il était un bourreau que les Berbères massacrèrent le gouverneur d'Ifriqiya438 Yazîd ben Ali Muslim (VIIIe siècle). Mais, plus grave, ils s'étaient révoltés contre le calife Omar (634-644). Ultime exemple, les tribus arabes hilâliennes, au XIe siècle, avaient brisé « la tentative d'unification maghrébine que les Berbères Çanhadja étaient sur le point de réussir […] effroyable catastrophe qui facilita l'arabisation, puis l'islamisation du pays, mais au prix de ruines dont il ne se releva pas »439. Le rédacteur du Jeune Musulman s'empresse de contredire ces théories : notamment, une révolte des Berbères contre Omar eût été impossible, puisque les Arabes arrivèrent en Afrique du Nord trois ans après sa mort. Et l'auteur de renvoyer aux ouvrages de Georges Marçais, « historien de la Berbérie musulmane ». Car se contredisant elle-même, la puissance coloniale diffuse par le discours de ses propres scientifiques des savoirs qui vont absolument dans le sens de la perception des Berbères par les jeunes réformistes du Jeune Musulman. Les Berbères, selon Hachemi Tijani (écrivant ici sous le pseudonyme de « Ba Hachchoum »440), dénommés ainsi par les Romains puis par les Européens qui lui sont contemporains, sont les « Arabes chananéens » ; en effet, « un éminent professeur de la Faculté des Lettres d'Alger a reconnu au cours d'une de ses conférences l'origine arabe aujourd'hui scientifiquement démontrée des Berbères, […] originaires les uns de Palestine, les autres du Yémen », même si le professeur s'est empressé d'ajouter que le Yémen était une entité distincte du reste de la péninsule arabique : « autant dire que l'Ile-de-France n'est pas la France »441, conclut Tijani. De même, face à l'affirmation de la grandeur de Rome, il est de l'intérêt du croyant musulman de se référer à Stéphane Gsell, professeur au Collège de France, qui écrivit que « de très loin Carthage avait préparé les berbères à recevoir le Coran », semblant ainsi confirmer que les autochtones d'Afrique du

438

Partie de l'Afrique du Nord arabe au Moyen-Âge, couvrant la Tunisie, l'est du Constantinois et la Tripolitaine actuels. 439 Anonyme, « Chronique des livres », Le Jeune Musulman, n°20, 24 avril 1953. La perception de la venue des tribus hilaliennes comme agents d'une invasion dévastatrice est héritée d'Ibn Khaldoun, qui l'avait décrite comme une « nuée de sauterelles » ; des recherches récentes ont définitivement fait justice de cette théorie. Ainsi de celles auxquelles renvoie Anne-Marie Eddé dans sa biographie : à la fin du XIIe siècle, ce dernier conquit la zone qui s'étend entre Alexandrie et Tripoli en partie pour des raisons économiques, car les Banû Hilâl avaient moins dévasté que l'on a pu penser la région, à part des villes qui, comme Kairouan, étaient déjà en déclin : EDDE, Anne-Marie, Saladin, Paris, Flammarion, 2008, « Souverain du Yémen et conquérant de l'Afrique du Nord ». 440 La préface d'Ahmed Talen Ibrahimi propose un tableau de correspondance, parfois cependant incomplet, entre les pseudonymes utilisés et les véritables noms des auteurs. 441 Ba Hachchoum (pseud.), « La leçon annuelle », in Le Jeune Musulman, op. cit., n°2, 20 juin 1952 132

Nord appartiennent à des « races orientales », la civilisation carthaginoise elle-même étant une « civilisation orientale »442. Si le colonisateur se voit contredire par ses propres compatriotes, le jeune musulman se doit de saisir au passage ces erreurs qui ne peuvent que nuire à l'ennemi qui a conquis son pays et s'est efforcé d'anéantir son sentiment national. C’est la leçon présentée par ces articles. On retrouve également des théories historiques fallacieuses dans la presse coloniale. Ainsi Ouzegane, dans un autre article, dénonce-t-il la perspective raciste de La dépêche quotidienne, qui dans un relevé des perles de journaux et de revues croit voir une erreur dans le fait d'appeler un Maltais « Arabe » au sein d’un dialogue publié dans un journal du 12 juin 1952. « Car pour ces messieurs de la grosse colonisation, tout ce qui se trouve dans le bassin méditerranéen, absolument tout est d'origine romaine...ou grecque ! Et les Maltais, comme les Berbères...ou les Phéniciens ne sauraient être que Romains »443. L'auteur se livre alors à une analyse du nom de famille du Maltais en question, Gozzo, une analyse qui mobilise les écrits de l'orientaliste Sylvestre de Sacy lui permettant de démontrer que ce nom est un nom typiquement maltais, c'est-à-dire « typiquement arabe » : « N'en déplaise à la raciste “Dépêche”, les Maltais sont des Arabes...authentiques. Sujets britanniques ? bien sûr ! Chrétiens de religion ? indiscutable ! Mais leur langue maternelle, c'est l'arabe ». Si cette analyse est nécessaire, c'est que non seulement la presse coloniale diffuse un discours manipulateur et erroné, mais que même dans la présentation de « perles », c'est-à-dire de propos que l'auteur considère comme objectivement extravagantes et amusantes, l'Européen ennemi de l'Arabe a recours à ce réflexe psychologique qui lui fait rapprocher de Soi celui qui lui apparaît comme un parent du fait qu'il a adopté sa religion et a la nationalité britannique, alors même que ses racines font de lui et de fait un Arabe ; et ce ne serait sans doute pas aller trop loin que de dire que dans l'esprit de l'auteur, le colonisateur en fait de même, et tout aussi abusivement, en ce qui concerne le Berbère. Georges Duhamel, dans un article de L'Écho d'Alger de 1953, avait de même voulu englober sous l'emblème de la « civilisation chrétienne » « quelques musulmans de l'Asie occidentale et de l'Afrique septentrionale » sous prétexte qu'ils avaient adopté certaines formes de la civilisation européenne444.

442

M. Ismad (?), « Contribution à l’étude des problèmes Nord-Africains », Le Jeune Musulman, op. cit., n°31, 30 avril 1954 443 Amar Ouzegane « Les Maltais sont-ils arabes ? », in Le Jeune Musulman, op. cit., n°2, 20 juin 1952 444 DUHAMEL, Georges, « Civilisation atlantique et civilisation chrétienne », L'Écho d'Alger, 5-6 avril 1953, cité par Anonyme, « Le mal d'indifférence », Le Jeune Musulman, n°21, 8 mai 1953. 133

4. Manœuvre globale Si c'est dans une certaine mesure l'Occident dans son ensemble qui semble ligué pour empêcher l'épanouissement du nationalisme algérien, la France en tout cas mène cette politique de division dans l'ensemble de ses possessions. L'Orient, en tout cas le monde dominé, est donc lui aussi essentialisé, dans une volonté d'unir les forces de ce monde dominé contre les forces colonialistes445. Car face au « diviser pour régner », « les patriotes nordafricains et les hommes de cœur sans distinction d'origine ni de confession doivent opposer […] [l'] unir pour libérer »446. À côté de l'Algérie, il est en effet un autre pays dans lequel le berbérisme sévit dangereusement : c'est le Maroc. Le récit, à la structure de nouveau manichéenne (que commande le souci pédagogique explicite de l'auteur), oppose ici Mohammed V au Pacha Thami El Glaoui. Ce dernier, membre de la tribu des Glaoua dans le Haut Atlas, avait participé à la pacification du Maroc aux côtés de la France, et avait été nommé héritier de l'empire Glaoui par Lyautey. En 1950, épisode évoqué ici, il demande au sultan de condamner le Parti indépendantiste de l'Istiqlal, « manœuvre de division provoquée […] par l'impérialisme », mettant le pays au bord de la guerre civile. Cette nouvelle manipulation du « “berbérisme” […], théorie fausse, fumeuse et néfaste », le sultan la dénonça lors d'une interview à la radio américaine, proclamant qu'« il n'y a pas de différence entre Berbères et Arabes »447, « argument préféré de la Résidence et des Pères Blancs », nouvelle assimilation révélatrice entre la colonisation et son avatar chrétien missionnaire. Ouzegane décrit alors dans le même article un autre aspect de cette mythologie développée au Maroc, qui nous rappellera avec évidence les mythèmes du « mythe kabyle », qui restent présents depuis le XIXe siècle. Le Sultan, en tant qu' « Arabe », est un « despote », racontait alors la presse française, le Pacha, en tant que Berbère, étant lui « un démocrate ». Paradoxe, puisque selon Ouzegane, le Pacha représente au contraire l'ancienne « structure féodale », dont le régionalisme est d'ailleurs l'une des expressions. Le berbérisme a donc selon l'auteur une gravité particulière au Maroc, supérieure à celle que connait l'Algérie, où il représente cependant « un danger pour l'unité de la nation », pour « la prise de conscience », pour « la solidarité islamique ». 445

C'est un thème que l'on retrouve, à de très nombreuses reprises, dans El Moudjahid, organe de presse principal du Front de Libération Nationale : la situation d'énonciation des auteurs de ce journal n'est pas seulement la lutte de l'Algérie (bafouée dans son identité de nation) contre la France, c'est l'Afrique, c'est l'Asie, c'est le monde musulman, c'est l'ensemble de ce monde qui fait l'objet de l'oppression colonialiste, qui lutte contre les agents de cette dernière, et l'unité de ces combats est systématiquement recherchée par les auteurs du Moudjahid. 446 Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de Mohammed ? » (II), Le Jeune Musulman, op. cit., n°11, 19 décembre 1952 447 ibid. (souligné dans le texte) 134

C. Contre une dégénérescence du « régionalisme » Nous l'avons vu, il ne s'agit pas de nier le régionalisme, sentiment naturel et sain. Pourquoi ? Car nier son existence, c'est « laisser se cristalliser une sorte de chauvinisme séparatiste »448. En d'autres termes, nier ce qui, de toute façon est une réalité, c'est causer le ressentiment

et

favoriser

l'épanouissement

de

cette

conséquence

dangereuse

du

particularisme, la division, savamment mobilisée par le colonisateur. Encore une fois, l'exemple que mobilise Ouzegane permettra d'affirmer le rôle d'information des responsables de la religion musulmane à l'égard des séparatistes en puissance. L'auteur raconte qu'au camp de Djenien Bou Rezg449, à l'époque du régime de Vichy, un cheikh prétendant avoir étudié 7 ans à la prestigieuse Université cairote d'Al-Azhar s'irrita face à la traduction en dialecte berbère de sa khotba (sermon), prononcée en arabe littéraire et que « nos vieux montagnards ne parvenaient pas à comprendre », « malgré leur bonne volonté aiguisée par une foi islamique fervente ». Il se lança alors dans un violent réquisitoire contre les « faux musulmans ». Si l'islam doit représenter le ferment nécessaire de l'unité nationale, selon les mots d'Ouzegane, et prenant compte des réalités du monde musulman dans son ensemble, la connaissance de l'arabe classique n'est pas nécessaire. « Comme si les Musulmans de l'Inde, de la Chine, d'Iran, de Turquie ou de Boukhara devaient forcément parler arabe », nous dit en effet l'auteur. Encore une fois, les Berbères se trouvent être les victimes du colonialisme ; car c'est la politique de fermeture des lieux de l'enseignement de l'arabe du colonisateur qui est la cause de cet analphabétisme. D'ailleurs, le directeur du camp de Djenien Bou Rezg avait interdit les cours d'arabes et de français organisés par les internés ; le cheikh n'aurait-il pas pu s'en rendre compte, percevant ainsi la faute de l'impérialisme dans cet illettrisme, se demande Ouzegane ? La conclusion du cheikh peut, à l'aune de la difficulté que représente le fait d’être berbérophone dans l'Algérie de ce début du XXIe siècle, avoir une résonance prophétique : « Lorsqu'il y aura un gouvernement musulman, il coupera la tête à qui parlera une autre langue que l'arabe ». Si Amar Ouerdane450, dans ses ouvrages, reprendra ces propos, comme à plusieurs autres reprises il ne sélectionnera que les termes qui servent son propos. Il ne fait en effet aucune mention des vues d'Ouzegane sur la langue berbère (dont il fait d'ailleurs l'éloge dans 448

Amar Ouzegane, « Le Berbérisme », Le Jeune Musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952 À la frontière avec le Maroc, au sud de l'actuelle wilaya de Naâma 450 voir l’Historiographie supra 449

135

le premier texte de son « Pourquoi le Djurdjura... ») ni de la suite de cette anecdote qui, malgré l'évidente parenté de sa conclusion avec la morale d'une fable, est pourtant édifiante. Les autres internes formèrent un bloc, « qu'on surnomma avec humour la “République du Djurdjura” ; puis on les convainquit que le cheikh « était... un âne », c'est à dire un faux musulman, de par son intolérance s'entend. Finalement, tous les musulmans s'unirent et formèrent même un front afin de demander le respect des obligations religieuses dans le camp. Une nouvelle fois, il s'agit donc d'enseigner aux Berbères que ce qu'on leur fait croire n'est qu'invention colonialiste, entretenue par des extrémistes non représentatifs de ce que doit être un bon musulman. Le tout dans une atmosphère quelque peu burlesque qui confine à l'apologue, et dont la conclusion est bien un retour à l'islam. Il est important d'en conclure que pour Ouzegane, il y a bien une base du « mythe kabyle ». Cette base, le régionalisme, est une base saine, avilie par le colonisateur. Il est lié à des éléments dont la beauté évidente est un argument suffisant pour leur conservation (cf. infra les propos d’Ouzegane sur la poésie kabyle) ; cependant, il a également tendance à être lié à « un esprit étroit »451, et est l'héritage d'une « structure féodale » en tant que structure opposée à celle d'une nation unie. Non seulement il a, donc, une base, mais « ce n'est pas par hasard que la politique d'assimilation a été appliquée d'abord dans la Kabylie », où la scolarisation fut plus poussée, où la politique de naturalisation fut renforcée, où l'on attirait par des faveurs de nouveaux fonctionnaires coloniaux ». Et si ces efforts de francisation cessèrent net au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, « le venin impérialiste continue de circuler ». En d'autres termes, le « mythe berbère » (car Ouzegane mentionne bien diverses populations, dans ses écrits, et non seulement la population kabyle) a survécu et continue d'être employé à dessein par le colonisateur. D'où la nécessité des éclairages de l'auteur sur la fausseté de ce mythe, fruit de la haine et de la crainte de la puissance colonisatrice. Dans une perspective plus mystique, l'on peut comprendre, dans la perspective de Mohammed Chérif Sahli que le régionalisme, s'il est sain, est voué à disparaître. Car il se fondra dans l'Islam : « […] l'Islam substitue aux anciennes civilisations nationales une civilisation universelle dont la langue sera l'arabe, mais dont les artisans seront de toute origine et de toute confession : Arabes, Persans, Espagnols ou Berbères ; musulmans, chrétiens ou juifs. Utilisant des étincelles mourantes des anciennes civilisations, l'Islam en fait donc un jeune soleil. »452

451

Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de Mohammed ? » (II) Le Jeune Musulman, op. cit., n°11, 19 décembre 1952 452 Mohammed Chérif Sahli, « L'ami des sciences », in Le Jeune Musulman, op. cit., n°10, 28 novembre 1952 136

D. Les Berbères, doublement à l'avant-garde : ferveur musulmane et ferveur patriotique C'est d'une double positivité, en effet, que son affectés les Berbères chez les auteurs du Jeune Musulman ; car ce sont à la fois, et depuis toujours, de grands patriotes et de fervents musulmans. De longs paragraphes sont dédiés à cette question ; en quelque sorte, aborder le « berbérisme » semble supposer systématiquement l'emploi d'un tel argumentaire, ce dont se justifiera d'ailleurs Ouzegane dans l'un de ses articles. Il est difficile de séparer ces deux facettes de la positivité du peuple berbère, dans ce discours ; à l'instar des leçons que lui faisaient sa mère quand petit on lui apprenait à l'école « l'histoire des Gaulois et de l'Afrique romaine »453, elles ont « toujours ce caractère mixte politico-religieux ». « L'unité nationale, que nos ancêtres ont chèrement payée et défendue, ne [pouvant] être régénérée qu'à la lumière de l'Islam »454, cette confusion ne pouvait d'ailleurs qu'être une évidence.

1. Ferveur patriotique À la leçon d'histoire que nous avons évoquée et qui est citée par Ouzegane, celle de Le Tourneau, ce dernier répond que si les savants français « tiennent tant aux histoires d'insurgés “berbères”, nous leur suggérons comme sujet, l'épopée moderne d'un héros de légende : El Hadj Mohammed El Moqrani, le chef de l'insurrection de 1871 »455, mort au combat après avoir mené une armée de musulmans algériens, « Kabyles et Arabes animés d'une foi commune, islamique et patriotique ». C'est cette même histoire que reprendra plus tard Ouzegane456, en citant un poème kabyle, louant par ailleurs cette langue mais d'une manière qu'il est intéressant de remarquer : « une langue berbère douce, poétique, où le vocabulaire d'origine arabe ajoute à la richesse et à la mélodie des rimes ». Si le Berbère, linguistiquement et culturellement, n'est pas « Arabe », sa langue porte la trace d'une arabisation évidente, et c'est ce vocabulaire qui ressurgit dans une poésie nationale d'inspiration musulmane ; car le poème, se référant à la défaite de Moqrani, conclut : « L'Islam, ce jour-là, s'est envolé ». L’auteur contre ainsi le discours colonial en soulignant la force de l’islam dans l’insurrection de 1871, dont la perception par les Français fut, nous l’avons vu, particulièrement paradoxale. Et l'auteur de louer longuement la tradition de résistance qui se perpétue notamment 453

Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de Mohammed ? » (I), n°10, 28 novembre 1952 454 Tewfiq el Madani, « Éditorial », Le Jeune musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952, 455 Amar Ouzegane, « Le Berbérisme », Le Jeune Musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952 (souligné dans le texte) 456 Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de Mohammed ? » (I), n°10, 28 novembre 1952 137

dans l'éducation des enfants en Kabylie, ramenant le lecteur à sa propre expérience. « Les Montagnards du Djurdjura n'ont jamais accepté la défaite » ; et c'est en se réfugiant dans la littérature orale qu'ils ont gardé cet esprit de résistance. En réalité, la lutte n'a jamais cessé ; et cette lutte a pour objectif « la liberté du pays profané et de l'Islam bafoué ». La Kabylie est ainsi décrite comme un bastion particulièrement important du nationalisme ; dans les thaddert (« villages »), au sein de la maison kabyle, « la mère chante avec mélancolie [cette histoire] pour endormir son petit garçon ». Ainsi de la mère d'Ouzegane, fille de fellah et comme la majorité d'entre elles, croyante fervente. « Elle fut membre d'une société maraboutique », le maraboutisme étant certes combattu par les Oulémas mais considéré cependant comme un ancien important refuge du patriotisme, « malgré leur hérésie consciente [des marabouts]», avant qu'il ne fût vidé de cette substance patriotique et ne devînt une « école de superstitions et de […] soumission à l'impérialisme »457. Et le soufisme « une des plus hautes traditions de l'islam » ne fut-il pas la source de la foi du héros Abd El-Qader458 ? Sa mère, donc, pour contrebalancer l'enseignement de l'école française, lui racontait les souvenirs du cheikh El Haddad, deuxième grande figure de l'insurrection de 1871459, de Lalla Fadhma N'Soumer, grande résistante kabyle lors de la conquête de la région par la France, ou encore le poète religieux Cheikh Mohand Oul Hocine460. Autant d'idées d' « une morale virile et noble »461. Même dans l'exil, le patriotisme kabyle reste invincible. En 1871 notamment, en effet, les insurgés ont émigré, refusant une « vie d'esclave », ce qui « flatte [la] fierté nationale » algérienne. Ces émigrés refusèrent de se rallier au Chérif de la Mecque Hussein Ben Ali, qui 457

Amar Ouzegane, « Pour un Islam libre dans une Algérie indépendante », n°5, 12 septembre 1952. Voir Alain Mahé : le maraboutisme serait un grand refuge du nationalisme dans période contemporaine, cf. supra. Voir aussi les propos du Cheikh Ben Badis rapportées par Bennabi, Malek, Le Jeune Musulman, op. cit., n°20, 24 avril 1953 : « les confréries qui étaient les premiers bastions de la résistance algérienne aux premiers temps de la colonisation sont devenues un guignol que le colonialisme fait exhiber sur l'arène ». Un article fait cependant de la Kabylie un bastion du soufisme, ramenant à l'idée de la prégnance (réelle, bien que relative) dans la régions de pratiques antéislamiques : les Oulamas « firent […] campagne contre l'alcoolisme, le culte des saints, le soufisme (surtout en Kabylie) : in « Le précurseur de la renaissance algérienne [Ben Badis] », Le Jeune Musulman, n°31, 30 avril 1954 (suite d'un article du n°30) 458 Chérif Sahli, Mohammed, « Abd el-Qader, chevalier de la foi », Le Jeune Musulman, op. cit., n°14, 30 janvier 1953 459 Après El Mokrani ; il est intéressant de noter que si le colonialisme retenait dans ses discours les aspects de l'histoire de la conquête en oubliant délibérément d'autres parties de cette dernière, le nationalisme arabomusulman fit de même ; insistant sur les figures de grands croyants résistants comme Mokrani ou Abd el Qader, il oublie par exemple la condamnation par ce dernier de l'insurrection de 1871, et même de son propre fils, qui faisait partie des insurgés à l'époque, sur demande des autorités coloniales d'Alger, alors qu'il se trouvait en Syrie (MAHE, Alain, op. cit., p. 165, note 1) 460 Cheikh affilié à la confrérie de la Rahmania à l'époque de l'insurrection de 1871, sans avoir été reconnu comme moqaddem par El Haddad, chef religieux de l'insurrection ; par son charisme de saint et via de puissants réseaux entretenus par son lignage avec les autres groupes maraboutiques, il était indépendant du chef de l'ordre, et fit des stations successives dans les plus grands sanctuaires maraboutiques kabyles, suivant l'itinéraire classique d'un cheikh cherchant à recueillir le plus de baraka possible (MAHE, Alain, op. cit., p. 198, note 1). 461 Sur la valeur de virilité en société kabyle et ses évolutions dans l'Algérie coloniale, voir Mahé, Alain, op. cit., pp. 215-218, 371-372 138

s'étant allié aux Britanniques et aux Français contre l'Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale avait lancé la Grande révolte arabe, présentée ici comme une « trahison ». De même du « patriotisme algérien » des Syriens « de souche berbère » qui « s'orientèrent dans la voie droite du devoir, comme musulmans et comme victimes de l'impérialisme », et notamment de l'algérien Areski Amchoum qui s'empara de la correspondance secrète de François-Georges Picot, cosignataire français des fameux accords franco-britanniques SykesPicot de 1916 afin de les remettre au gouverneur turc à Damas. Enfin, ce sont beaucoup d'Algériens d'origine kabyle qui seront pendus à la suite du bombardement de Damas par le général Gouraud, en 1925 ; ces dépouilles, ce sont en outre celles de « chouhada », de martyrs, les résistants Algériens étant donc présentés ici comme des moudjahidine et leur foi une nouvelle fois mise en avant. Outre ces récits dont la véracité, ou la modification consciente ou inconsciente (les récits pouvant être modifiés dans certaines de leurs parties par suite d’une chaine de communications, en altérant leur véracité), importent moins que leur teneur et leur rapprochement, c'est peut-être la conclusion de l'article dont l'intérêt est le plus grand : « Pourquoi, diront certains, cette obstination “maladive” à remettre à jour le “berbérisme”, problème dépassé, désuet et tombé, croient-ils, dans le puits de l'oubli ? »

En effet, s'il s'agissait de manière évidente pour tout musulman d'une pure manipulation, le « berbérisme » n'aurait pas à être abordé ; pourquoi donc y insister, pourquoi ressentir le besoin de renseigner ses lecteurs par des arguments contraires à une politique de division du colonisateur qui ne peut tenir du fait de l'évidence même de la pensée qui la soustend ? C'est qu'en tant qu'organe de presse, Le Jeune Musulman se doit de « compléter l'action de la presse anti-colonialiste existante » : ainsi que nous le montrerons, entre autres choses, les articles qui encensèrent le roman de Mouloud Mammeri, les articles de l'abondante presse française d'Algérie ont tendance, selon l'auteur du moins, à développer dans leur propre intérêt les mythes du colonisateur. Il s'agit donc de contrer ce discours qui par son abondance même, et ses multiples provenances, embrouille l'esprit des musulmans dominés, dont l'union dans la résistance est une condition sine qua non de l'indépendance462 et de la régénération nationale. Et l'on retrouve ici la fonction de clarification qui est celle du journal : en dénonçant « les manœuvres sournoises de l'impérialisme français pour entretenir la division […], en exploitant par exemple le berbérisme », « nous contribuons à rendre plus solide le 462

Rappelons-nous qu'Ouzegane quitta le Parti Communiste car ce dernier ne soutenait pas cette cause de l'indépendance 139

front unique des masses dont nous hâtons la maturité politique, d'un niveau forcément inégal ». Le « mythe kabyle » n'est pas un outil à négliger parmi « l'artillerie lourde » de l'impérialisme français, il n'est pas une simple et faible survivance du XIXe siècle ; il est bien vivant, et c'est pourquoi il est important d'élaborer un discours contraire construit et riche, afin de distiller les moindres doutes qui dans un contexte de déculturation, de domination et d'antinationalisme aux formes multiples, peuvent malgré tout subsister463.

2. Ferveur dans la foi Dans l'imaginaire oulémiste, les Berbères n'ont pas fait qu' « accepter »464 l'islam ; ils ont été des agents actifs de sa défense et de sa propagation. Il s'agit tout d'abord de réfuter l'une des principales bases de la croyance en une tiédeur de l'islam berbère, qu'Ouzegane, appuyé à cette fin par d'autres articles du Jeune Musulman, érige en thème de son feuilleton, dont le titre prend alors tout son sens : « Nous avons choisi pour thème la réfutation des thèses colonialistes sur les Berbères “musulmans tièdes” »465. L'un des fondements de cette théorie reste la « longueur »466 de la conquête arabe en Afrique du Nord, par rapport à d'autres régions du monde. Si l'islam est aujourd'hui le ciment de l'union et fait partie de l'identité même de l'Algérien, il est compréhensible que les indigènes africains du nord aient voulu « défendre le bien le plus précieux : l'indépendance », défense à l'écho, on l'imagine, très puissant dans un contexte de lutte nationale. En outre, cette résistance fut courte : « en cinquante ans, l'Afrique du Nord entière devint pour toujours une terre musulmane » alors que la colonisation elle, en plus de 120 ans, occuperait territorialement la région, sans jamais réussir « à pénétrer dans le cœur et la conscience des peuples ». Par ailleurs, il est aisé selon l’auteur de comprendre pourquoi la conquête de l'islam fut si rapide, apportant la justice sociale, la tolérance, un « chant d'amour » face à la décadence du monde gréco-romain467. Non seulement les Arabes 463

Si l'on doute du fait que les rédacteurs du Jeune Musulman s'accordaient selon un consensus au moins tacite (faute de traces des conversations qu'ils purent tenir à ce sujet), la concordance entre ces propos et ceux d'Atallah Soufari pourra appuyer dans ce sens : « Certains nous ont reproché de soulever la question du berbérisme parce qu’elle n’est pas d’actualité. Nous leur répondrons que lorsque on se rend compte de l’existence d’un mal, le moyen de le guérir, ce n’est pas de l’ignorer. Nous sommes d’ailleurs les adversaires de toute idéologie servant les intérêts de l’ennemi et tendant à souiller les principes sacrés de l’Islam ou à diviser la Nation algérienne ». Atallah Soufari, « Succès », Le Jeune Musulman, op. cit., n°2, 20 juin 1952 464 On se souvient de l'étymologie attribuée au mot « Kabyle » par l'orientaliste William de Slane, « qabala », soit accepter (cf. supra, p. 11) 465 Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de Mohammed ? » (II), Le Jeune Musulman, op. cit., n°11, 19 décembre 1952 466 « Longueur » que conteste d'emblée l'anthropologue Alain Mahé, ajoutant qu'au contraire la rapidité de la conquête et de l'intégration des Berbères dans les ensembles notamment politiques mis en place par les Arabes était liée à la ressemblance significative entre chameliers berbères et arabes. Mahé, Alain, op. cit., p. 20, note 3 467 Voir Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de Mohammed ? » (IV), Le Jeune Musulman, n°13, 16 janvier 1953 140

et l'islam ont-ils réussi la conquête primordiale, celle des cœurs, rendant indéniable la « musulmanité » de l'ensemble de la population africaine du nord, affirme Ouzegane, mais les Français, malgré leur politique violente de dépersonnalisation et de division, n'ont pu toucher à cet état de fait. Un article du Jeune Musulman du 2 janvier 1953 (n°12), qui présente un extrait de livre du défunt Ali Hammami, vient à l'appui des développements d'Ouzegane sur l'islamité des Berbères. Ali Hammami, Kabyle, issu d'une famille de lettrés, journaliste et écrivain d'expression arabe et française, avait été un pionnier du nationalisme et de l'appel à un Maghreb uni. Il combattit auprès d'Abd El-Krim durant la guerre du Rif, et mourut dans un accident d'avion en 1949. Son roman, Idriss, était à l'époque de notre article à l'état de manuscrit ; Abdelkader Mimouni, directeur des éditions Ennahda, communiqua au Journal le manuscrit, dont est retranscrit un passage sur l'islamisation de l'Afrique du Nord. Si les anciens conquérants n'avaient pas réussi l'acculturation des peuples colonisés, les Arabes réalisèrent, par l'islam, « une œuvre de brassage intense », indique l'auteur. Mais c'est ici avant tout le rôle des Berbères dans sa défense et sa propagation qui nous intéresse. « Les Berbères eux-mêmes y mirent la main », dit-il (les autochtones « eux-mêmes » participèrent donc à l'œuvre d'expansion de l'islam) : sont alors mentionnées les grandes dynasties berbères des Almoravides et Almohades, « à l'action agrégatrice », qui arabisa ce qu'il restait à arabiser an Afrique du Nord suite aux invasions hilaliennes468. Les nomades hilaliens, d'ailleurs, ayant été tentés par l' « hérésie » chiite, furent ramenés à l'orthodoxie par les Berbères469. Mais sont aussi mentionnés de grands personnages, comme Ibn Toumert, réformateur amazigh musulman, ou le diplomate et explorateur Hassan el-Wazzan (Léon l'Africain). Si les Berbères s'islamisèrent dans un « consentement unanime », l'acculturation connut deux facettes : car, selon Ali Hammami, les Arabes à leur tour s'africanisèrent, devenant de « fermes et purs Maghrébins ». Suite à cette islamisation, « le Maghreb remplaçait physionomiquement la Berbérie ». Nous citerons enfin, dans ce retour qui semble à l'époque nécessaire sur le passé, un retour sur la résistance berbère à la conquête arabe, dans une anecdote puisée dans les sources 468 Il est intéressant de noter, ainsi que l'explique Alain Mahé dans le même passage que nous venons de citer que comme tout mouvement de populations arabes, ces populations étaient vues comme ayant bédouinisé la région, repoussant les Berbères irréductibles vers les montagnes. Or non seulement ce n'est pas une quelconque irréductibilité qui explique le mieux ce reflux, mais bien plutôt le caractère bien plus accueillant, d'un point de vue agronométrique et pluviométrique, des montagnes par rapport aux plaines insalubres et aux steppes désertiques ; mais en réalité, un phénomène de renomadisation avait déjà lieu, et était le fait de chameliers berbères de la branche zénète. MAHE, Alain, ibid. 469 Mostefa Lacheraf, « La colline oubliée ou les consciences anachroniques », Le Jeune Musulman, op. cit., n°15, 13 février 1953

141

de l'histoire colonialiste elle-même. Ce recours est d'autant plus intéressant qu'il renvoie à une légende encore mobilisée actuellement par les « Berbéristes » dans leur qualification des Arabes comme « colonisateurs » : il s'agit du personnage de la Kahina, berbère zénète des Aurès, grande figure de la résistance à l'expansion islamique en Afrique du Nord . Ouzegane mentionne en effet, dans la conclusion de son feuilleton, la fin de la résistance berbère au VIIe siècle en mobilisant les Annales algériennes d'Edmond Pellissier de Reynaud470. Pressentant sa défaite prochaine, La Kahina aurait envoyé ses enfants à Hassan Ibn Numan, futur gouverneur et émir omeyyade du Maghreb, « le priant de leur tenir lieu de père, ce qu'elle n'aurait certainement pas fait, si la religion eût armé son bras. Ses enfants embrassèrent l'islamisme »471. La résistance berbère n'avait donc rien de religieux ; et une fois vaincus, après avoir lutté pour leur indépendance, ils adopteraient la religion du conquérant, qui leur apportait d'ailleurs tant de bénéfices. Si le colonialisme pouvait mobiliser cette figure comme tant d'autres figures d'une division imaginaire en Afrique du Nord, inextinguible et ce depuis des siècles, ses propres agents avaient pu montrer l'hypocrisie de ce recours, et prouver contre les nombreuses théories qu'il développerait plus tard par nombre de ses acteurs que c'est l'union autour d'une religion acceptée unanimement qu'il s'agissait de combattre, et non quelque inverse imaginaire. Seul l'islam, finalement, aurait « échappé à cette “étrange” loi », celle de l'invulnérabilité du Djurdjura, « montagne de fer, interdite à Jupiter ». Les Arabes ne domineraient jamais le massif kabyle, mais leur présence serait inutile à la conquête des cœurs berbères par leur religion. La France elle-même avait d'ailleurs connu ce phénomène d'attirance envers d'autres valeurs et d'acculturation, sous la domination romaine : les Berbères contribuèrent à arabiser l'Afrique « de même que les rois francs d'origine germanique […] voulaient sortir de leur isolement en adoptant […] les institutions romaines comme une tendance vers l'universalité ».

E. Mouloud Mammeri, « auxiliaire du colonialisme » Si les idées qui constituent le « berbérisme » ont été « [fabriquées] de toute pièce par le colonialisme », elle a été « entretenue avec soin par quelques personnes qui, de bonne ou de mauvaise foi, [s'en] sont trouvé être les meilleurs auxiliaires »472. Si donc c'est bien le 470

Officier lors de l'expédition d'Alger, éphémère directeur du bureau arabe d'Alger, puis Directeur des Affaires Arabes de 1837 à 1839, année de sa démission de l'armée. 471 Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de Mohammed ? » (IV), Le Jeune Musulman, n°13, 16 janvier 1953 472 Tewfiq El Madani, Le Jeune musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952 142

colonisateur qui a fabriqué une idéologie à des fins politiques, et si des individus de « bonne foi» en sont devenus les victimes, en quelque sorte, malgré eux, il en existe bien d'autres qui sont impardonnables ; et il semble que Mouloud Mammeri, auteur de La Colline Oubliée (1952), qui deviendrait la figure du printemps berbère de 1980, ont été de ceux-là dans l’esprit des rédacteurs du Jeune Musulman. Il est important de noter que l'enseignement colonial, malgré la déculturation qu'il suppose et organise, n'est pas totalement à rejeter aux yeux des Oulémas, qui défendant une religion « du Rationalisme, de la Science universelle, de l'Évolution », l'islam étant « le Cartésianisme avant Descartes »473 considèrent dans une perspective cyclique que « la roue a tourné », et que si les Européens, à un certain moment de l'histoire, ont recherché l'instruction en parcourant le monde musulman, fréquentant ses écoles, puisant aux enseignements de l'Orient, c'est au tour des musulmans de s' « abreuver aux sources de la science »474. Cependant, si la déculturation doit être combattue, la naturalisation est elle présentée comme étant un acte conscient et impardonnable ; être m'tourni, c'est être un « ennemi déclaré de l'Islam, de la langue arabe et de la nationalité algérienne »475. C'est ainsi qu'est décrit Augustin Ibazizen par Ouzegane qui, à l'élection au conseil général d'Alger qui lui est contemporaine, mena une campagne électorale qui « avait pour stimulant le mot d'ordre réactionnaire : “Kabyles avant tout !” » (« réactionnaire » étant entendu ici comme répondant à la politique du colonisateur lui-même). L'influence de l'acculturation via la scolarisation française, comme nous l'avons vu, bien plus développée en Kabylie qu'ailleurs, est un fait connu d'Ouzegane. Si le dogme du « berbérisme » est « accepté et propagé par la quasi-totalité de la population européenne et juive », « pourquoi le cacher, il sévit avec une virulence sourde chez nos intellectuels de formation française, surtout chez les instituteurs et les étudiants des Facultés »476. Ce n'est pas pour autant qu'on pourra, dans la perspective des jeunes réformistes algériens, les excuser de leur ralliement, explicite ou implicite, à l'oppression coloniale. La maîtrise de la langue française est, pour Ouzegane, une bonne chose : dans un contexte de « mépris, [de] déconsidération, [d']humiliation », ce dernier est « fier de voir des hommes de [son] sang et de [sa] race, jongler avec la langue française », contribuant à dénier la légende colonialiste d'une

473

Ibid. Ahmed Taleb Ibrahimi/Ali Merad ? (« Le Jeune Musulman »), « Les faux-délivrés », Le Jeune Musulman, op. cit., n°27, 26 février 1954, 475 Amar Ouzegane, « Le Berbérisme », Le Jeune Musulman, op. cit., n°1, 6 juin 1952 476 Amar Ouzegane, « Pourquoi le Djurdjura la montagne de fer interdite à Jupiter accueille le message de Mohammed ? » (II), Le Jeune Musulman, op. cit., n°11, 19 décembre 1952 474

143

imperfectibilité des peuples musulmans477 ; mais une telle « entreprise ne se justifie que si elle comporte un intérêt national manifeste »478. Cette « cruelle réalité de l'oppression nationale »479 ne pouvant être ignorée, d'autre part, la recherche de l'« art pour l'art »480 ne peut être que condamnée. Suivre ce mirage, c'est être un « imbécile »481. En outre, étant donnée la nécessité du rassemblement et de l'unité nationale, l'action individuelle, dans un contexte de revendication indépendantiste n'a plus de sens ; elle n’apparaît que comme autant de « simples exploits sportifs »482. C'est pourquoi la langue utilisée est également importante ; car quitte à utiliser le médium du livre pour transmettre ses idées, encore faut-il que l'ouvrage soit-il lisible par tous. Avant tout, l'accueil incroyablement positif de la presse coloniale ne peut que rendre suspecte l'œuvre de M. Mammeri : « les admirateurs de Louis Bertrand [lui] font une publicité anormale »483 ; « les journaux colonialistes […] lui tressent des couronnes »484. D'ailleurs, il la pu éditer son premier ouvrage dans une grande maison parisienne et la rumeur place cette œuvre sous le patronage du Maréchal Juin (rumeur que Mammeri démentira dans les pages de ce journal même). C'est que le livre de M. Mammeri sert la politique coloniale. Désigné comme « roman kabyle », il est un argument fourni par Kabyle lui-même à la division entre Arabes et Kabyles, et devient une « grossière manœuvre politique »485, une « arme empoisonnée contre les aspirations nationales ». Car ce ne sont pas « l'amour du beau langage ni celui du folklore kabyle » qui furent à l'origine de ces éloges, c'est la reconnaissance dans Mouloud Mammeri de cet indigène qui, différent des Arabes, était assimilable à la France et à la « civilisation ». Ces éloges, ils sont donc facilement compréhensibles, « Quand on connait la doctrine colonialiste française basée sur l'assimilation, le berbérisme »486, explique Ouzegane. Ainsi un

477

Amar Ouzegane, « Qui nous donnera une version nationale de “La Case de l'Oncle Tom” ? », Le Jeune Musulman, op. cit., n°7, 17 octobre 1952 478 Mostefa Lacheraf, « La colline oubliée ou les consciences anachroniques », Le Jeune Musulman, op. cit., n°15, 13 février 1953 479 Ibid. 480 Amar Ouzegane, « Qui nous donnera une version nationale de “La Case de l'Oncle Tom” ? », Le Jeune Musulman, op. cit., n°7, 17 octobre 1952, sous l'expression « l'art par l'art » ; Mostefa Lacheraf, « La colline oubliée ou les consciences anachroniques », Le Jeune Musulman, op. cit., n°15, 13 février 1953 481 Amar Ouzegane, « Qui nous donnera une version nationale de “La Case de l'Oncle Tom” ? », Le Jeune Musulman, op. cit., n°7, 17 octobre 1952 482 Mostefa Lacheraf, « La colline oubliée ou les consciences anachroniques », Le Jeune Musulman, op. cit., n°15, 13 février 1953 483 Ibid. 484 Ibid. 485 Amar Ouzegane, « Qui nous donnera une version nationale de “La Case de l'Oncle Tom” ? », Le Jeune Musulman, op. cit., n°7, 17 octobre 1952 486 Ibid. 144

critique de la Dépêche coloniale cité par Ouzegane voit-il dans La Colline Oubliée « le roman du peuple kabyle dont les “affinités” avec le peuple français appellent, croit-il, une collaboration fraternelle », répondant à cette « obstination imbécile à vouloir faire des kabyles des traîtres à la cause algérienne » alors qu'ils en sont à l'avant-garde487. Mouloud Mammeri, lui, serait qualifié de « romancier berbère »488. Cette « servilité » à l'égard de la politique coloniale, c'est Mostefa Lacheraf qui l'analysera dans l'œuvre de Mouloud Mammeri dans un article du Jeune Musulman, « La “Colline oubliée”» ou les consciences anachroniques »489. L'amour de la petite patrie, dans cet ouvrage, selon Lacheraf, finit par « [retrancher] la communauté régionale du reste du pays », communauté présentée « à tort comme hétérogène », partant « sur de fausses données ethniques ». Ce particularisme pousse les héros du roman à rallier les idéologies les plus invraisemblables ; ainsi Idir, ayant appris que les Brigades Internationales se battaient du côté des Républicains, afin d'avoir des Berbères rifains comme compagnons d'arme, est-il prêt à s'engager dans l'armée du dictateur Franco. Le héros n'entre jamais, pourtant, dans le maquis en montagne kabyle, et présente même l'un des seuls maquisards qu'il décrit sous les traits d'un tueur à gages. Autant de données qui poussent au soupçon d'un particularisme régional placé au sommet de la pyramide des valeurs de l'auteur de l'ouvrage, dans un contexte pourtant majeur de lutte nationale. L'ouvrage n'est en rien la description des réalités de l'Algérie, il ne parle que d'un milieu extrêmement restreint et aisé : « l'émigration [y] est presque une promenade de gens riches ». Car l'écrivain doit être un témoin de son époque, ici des souffrances de son peuple, dans un tel contexte de revendications. Il n'en est rien ; l'œuvre fournit des éléments inverses de ceux qu'attendrait légitimement un nationaliste d'un de ses compatriotes. Et l'accueil favorable de l'ouvrage est aisément compréhensible, « par ce vernis folklorique teinté de réminiscences et qui flatte l'imagination d'un lecteur souvent habitué aux artifices de la littérature coloniale ».

487

Mostefa Lacheraf, « La colline oubliée ou les consciences anachroniques », Le Jeune Musulman, op. cit., n°15, 13 février 1953 488 Ibid. 489 Ibid 145

V. BIBLIOGRAPHIE ET EXEMPLES DE SOURCES

146

A. Ouvrages et articles 1. Publications générales sur l'Algérie/la Kabylie coloniales • AGERON, Charles-Robert, « Jules Ferry et la question algérienne en 1892 », Revue d'histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1963, t. X, pp. 127-146 • AGERON, Charles-Robert, Histoire de l'Algérie contemporaine (1830-1964), Paris, Presses universitaires de France, « Que sais-je ? », 1964, 127 p. • AGERON, Charles-Robert, Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), Bouchène (rééd. De 1968, Presses Universitaires de France), 2005, 2 vol., 1308 p. Voir notamment « Le “mythe kabyle” et la politique kabyle », pp. 267-292 ;« La politique kabyle de 1898 à 1918 », pp. 873-890. • AGERON, Charles-Robert, Politiques coloniales au Maghreb, Paris, Presses universitaires de France, 1973, 291 p. • AGERON, Charles-Robert, « La politique berbère du Protectorat marocain (1913-1934) », Revue d'Histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1971, pp. 50-90. • BLANCHARD, Pascal, « La représentation de l'indigène dans les affiches de propagande coloniale : entre concept républicain, fiction phobique et discours racialisant », Hermès n°30, 2001, pp. 159-160 • BOUCHENE, Abderrahmane, Peyroulou, Jean-Pierre, Siari-Tengour, Ouanassa [et al.] (dir.), Histoire de l'Algérie à la période coloniale 1830-1962, Paris, La Découverte/Alger, Éditions Barzakh, 2012, 717 p. • BOURDIEU, Pierre, Sociologie de l'Algérie, Paris, Presses universitaires de France, « Que sais-je ? » 2010 (rééd.), 140 p. • BENBRAHIM BENHAMADOUCHE, Melha, « La poésie kabyle et la résistance à la colonisation de 1830 à 1962 », EHESS, 1982 • CARLIER, Omar, maghrébine Maghrébin, Éditions du pp. 49-69

« Aspects des rapports entre mouvement ouvrier émigré et migration en France dans l’entre-deux-guerres », in Le mouvement ouvrier Centre de Recherches et d’études sur les sociétés méditerranéennes, CNRS, Collection « Études de l’Annuaire de l'Afrique du Nord », 1982,

• CHACHOUA, Kamel, L’islam kabyle. Religion, État et société en Algérie, suivi de l’Epître (Risâla) d’Ibnou Zakrî (Alger, 1903), mufti de la Grande Mosquée d’Alger, Maisonneuve et Larose, 2001, 448 p. • COLONNA, Fanny, Instituteurs algériens 1883-1939, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1975, 240 p. • DIRECHE-SLIMANI, Karima, Chrétiens de Kabylie 1873-1954. Une action missionnaire dans l'Algérie coloniale, Bouchène, 2004, 153 p.

147

• KADDACHE, Mahfoud, « En guise de clôture », in La guerre d'Algérie au miroir des décolonisations françaises, Actes du colloque en l'honneur de Charles-Robert Ageron, Sorbonne, 23, 24, 25 novembre 2000, Paris, Société Française d'Histoire d'Outre-Mer, 2000, p. 678 • LORCIN, Patricia, Kabyles, arabes, français : identités coloniales, Presses Universitaires de Limoges, collection « Histoire », 2005 (traduction française de l'ouvrage paru en 1995 sous le titre anglais Imperial Identities : Stereotyping, Prejudice and Race in Colonial Algeria), 375 p. • MAHE, Alain, Histoire de la Grande Kabylie XIXe – XXe siècles. Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises, Bouchène, 2001, 650 p. • MERAD, Ali, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940 : essai d'histoire religieuse et sociale, Paris-La Haye, Mouton & Co, 1967, 472 p. • MEYNIER, Gilbert, L'Algérie révélée : la guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Genève, Droz, 1981, 793 p. • SAID, Edward, Orientalism, New York, Vintage, 1979, 368 p. • THENAULT, Sylvie, Histoire de la guerre d'indépendance algérienne, Paris, Flammarion, « Champs histoire », 2012, 374 p. • TUOMO, Melasuo, « Les mouvements politiques et la question culturelle en Algérie avant la lutte de libération », Cahiers de la Méditerranée, n°26, juin 1983, « Cités et nations au Maghreb », pp. 3-11 • VERMEREN, Pierre, Misère de l'historiographie du « Maghreb » post-colonial. 1962-2012, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, 288 p. • YACINE-TITOUH, Tassadit, Les voleurs de feu. Éléments d'une anthropologie sociale et culturelle de l'Algérie, Paris, La Découverte/Awal, « Textes à l'appui » série anthropologique, 1993, 204 p.

2. Ouvrages, articles et outils généraux sur le nationalisme algérien • ACHI, Raberh, « L'islam authentique appartient à Dieu, “l'islam algérien” à César », Genèses 4/2007, n° 69, pp. 49-69 • BESSIS, Juliette, « Chekib Arslan et les mouvements nationalistes du Maghreb », Revue Historique, CCLIC/2, 1978, pp. 467-489 • COLLOT, Claude & HENRY, Jean-Robert, Le Mouvement national algérien : textes, 19121954, Paris, L'Harmattan, 1978, 347 p. • GADANT, Monique, Islam et nationalisme d'après El Moudjahid, organe central du F.L.N. de 1956 à 1962, Paris, L'Harmattan, 1988, 221 p. • HARBI, Mohammed, Aux origines du Front de libération nationale : la scission du P.P.A.M.T.L.D. : contribution à l'histoire du populisme révolutionnaire en Algérie, Paris, C. 148

Bourgois, 1975, 313 p. • HARBI, Mohammed, Le F.L.N. Mirage et réalité, des origines à la prise de pouvoir (19451962), Les Éditions J. A., collection « Le sens de l'histoire », 1985 (1e édition en 1980), 446 p.  • MEYNIER, Gilbert et KOULAKSSIS, Ahmed, L’Émir Khaled : premier za'îm ? : identité algérienne et colonialisme français, Paris, L'Harmattan, 1987, 379 p. • SIMON, Jacques, L'Étoile Nord-Africaine. 1929-1937, Paris, L'Harmattan, 2003, 318 p. • SIMON, Jacques, Messali Hadj par les textes, Bouchène, Saint-Denis, 2000, 299 p. • SIVAN, Emmanuel, Communisme et nationalisme en Algérie : 1920-1962, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976, 261 p. • STORA, Benjamin, Messali Hadj : 1898-1974, Paris, Le Sycomore, 1982, 299 p. • STORA, Benjamin, Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens : E.N.A., P.P.A., M.T.L.D., 1926-1954, Paris, L'Harmattan, 1985, 404 p.

3. Textes qui abordent ou éclairent l’approche du « mythe » et de la « politique berbères » • ABDELFATTAH LALMI, Nedjma, « Du mythe de l'isolat kabyle », Cahiers d'études africaines, n°175, 2004, pp. 507-531 • ADAM, André, « Quelques constantes dans les processus d'acculturation chez les Berbères du Maghreb », Actes du premier congrès international d'étude des cultures méditerranéennes d'influence arabo-berbère, Alger, Sned, pp. 424-439 • AGERON, Charles-Robert, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? », Revue Historique, T. 223 Fasc. 2, Presses Universitaires de France, 1960, pp. 311-352 • AGERON, Charles-Robert, « Du mythe kabyle aux politique berbère », in Le mal de voir. Ethnologie et orientalisme : politique et épistémologie, critique et autocritique (Cahiers Jussieu 2, Université de Paris VII), 1976, pp. 331-348 • BARGAOUI, Sami, « Des Turcs aux Hanafiyya. La construction d'une catégorie “métisse” à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2005/1 (60e année), Éd. EHESS, pp. 209-228 • BOËTSCH Gilles, FERRIE Jean-Noël, « Le paradigme berbère : approche de la logique classificatoire des anthropologues français du XIXe siècle », Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris, t. 1, n°3-4, 1989, pp. 257-276 • BRAUDEL, Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen I. La part du milieu, Paris, A. Colin, 1990, pp. 39-46 • CHAKER, Salem, « “La politique berbère de la France” : du mythe aux réalités », Tafsut, n°4, série études et débats, pp. 61-73 149

• CHAKER, Salem, « Quelques évidences sur la question berbère », Confluences, n°11, été 1994, pp. 106-114 • COLONNA, Fanny & BRAHIMI, Claud Haïm, « Du bon usage de la science coloniale », Le mal de voir. Ethnologie et orientalisme : politique et épistémologie, critique et autocritique (Cahiers Jussieu 2, Université de Paris VII, 1976 • CROLL, Anne, « Arabes et Kabyles : un imaginaire polémique ? », in Le conflit, Séminaire annuel « Le lien social », Nantes, 3-4 mai 2004, Olivier Ménard (dir.), juin 2005, L'Harmattan/Maison des sciences de l'homme Ange Guépin, pp. 251-271 • EDDE, Anne-Marie, Saladin, Paris, Flammarion, 2008 • FAVRET, Jeanne, « Traditionalisme par excès de modernité », European Journal of Sociology, Volume 8, issue 1, mai 1967, pp. 71-93 • GRANDGUILLAUME, Gilbert, « Mythe kabyle ? Exception kabyle ? », Esprit, Novembre 2001, pp. 20-27 • HACHI, Slimane, « Note sur la politique berbère de la France », Tafsut n°1, série études et débats, Tizi-Ouzou, pp. 29-33 • HARBI, Mohammed, « Nationalisme algérien et identité berbère », Peuples Méditerranéens, n°11, avril-juin 1980, p. 31-37 • KADDACHE, Mahfoud, « L'utilisation du fait berbère comme facteur politique dans l'Algérie coloniale, Actes du premier congrès international d'étude des cultures méditerranéennes d'influence arabo-berbère, Alger, Sned, pp. 276-284 • KANYA-FORSTNER, Alexander Sydney, The Conquest of the Western Sudan,. A Study in French Military Imperialism, Cambridge University Press, Londres, 1969 • LACOSTE-DUJARDIN, Camille, « Genèse et évolution d'une représentation géopolitique : l'imagerie kabyle à travers la production bibliographique de 1840 à 1891 », Centre de Recherches et d'Études sur les Sociétés Méditerranéennes, in Sciences sociales et colonisation, Éditions du CNRS, 1984, pp. 257-277 • LACOSTE-DUJARDIN, Camille, Opération oiseau bleu. Des Kabyles, des ethnologues et la guerre d'Algérie, La Découverte & Syros, coll. « Textes à l'appui » (série anthropologie), 1997, 308 p. • LAFUENTE, Gilles, « Dossier marocain sur le dahir berbère de 1930 », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°38, 1984, pp. 83-116 • LAZREG, Marnia, « The reproduction of colonial ideology : the case of the Kabyle Berbers », Arab Studies Quarterly, Vol. 5, n°4, automne 1983, p.p. 380-395 • MADARIAGA, Maria-Rosa de, « Les documents des archives dela Société des Nations relatifs au dahir berbère du 16 mai 1930 », Cahiers de la Méditerranée, n°19, décembre 1979, pp. 59-128

150

• MAHE, Alain & BOU KHALFA, Khemmache, « Robert montagne, la politique et le mythe berbère de la France » in La sociologie musulmane de Robert Montagne, Actes du colloque EHESS & Collège de France, Paris, 5-7 juin 1997, Dir. François Pouillon et Daniel Rivet, Maisonneuve et Larose, 2000, pp. 149-166, p. 150 • MARTHELOT, Pierre, « Ethnie et région : le “phénomène” berbère au Maghreb », Actes du premier congrès international d'étude des cultures méditerranéennes d'influence arabo-berbère, Alger, Sned, pp. 465-474 • SIDI BOUMEDIENE, Rachid, « La citadinité, une notion impossible ? » in La ville dans tous ses états, Alger, Casbah, 1998, pp. 25-38 • VERONNE, Chantal de la, « Distinction entre Arabes et Berbères dans les documents d'archive européennes des XVIème et XVIIème siècles, concernant le Maghreb », Actes du premier congrès international d'étude des cultures méditerranéennes d'influence arabo-berbère, Alger, Sned, pp. 261-265

4. Le « berbérisme » politique et culturel • CARLIER, Omar, « La production sociale de l'image de soi : Note sur la crise berbériste de 1949 », Annuaire de l'Afrique du Nord, 1984, pp. 347-373 • CARLIER, Omar, Amar Imache, le cri d'un révolté, Alger, ENAL, 1986, 175 p. • CHAKER, Salem, « L'affirmation identitaire berbère à partir de 1900. Constantes et mutations (Kabylie) », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°44, 1987, pp. 13-34 • CHAKER, Salem, « Documents sur les précurseurs. Deux instituteurs kabyles : A. S. Boulifa et M. S. Lechani », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°44, 1987, pp. 97-115 • CHAKER, Salem, « L'affirmation identitaire berbère à partir de 1900. Constantes et mutations (Kabylie) », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°44, 1987, pp. 13-34 • HAMDANI, Amar, Krim Belkacem, le lion des Djebels, Paris, Balland, 1973, 355 p. • GUENOUN, Ali, Chronologie du mouvement berbère 1945-1990, un combat et des hommes, Casbah Alger, 1999, 223 p. • OUERDANE, Amar, La question berbère dans le mouvement national algérien 1926-1980, Sillery (Québec), Septentrion, 1990, 256 p. • OUERDANE, Amar, « La “crise berbériste” de 1949, un conflit à plusieurs faces », Revue de l'Occident Musulman et de la Méditerranée, n°44, 1987, pp. 35-47

B. Sources primaires

151

1. Réformisme et nationalisme • AL DIB, Fathi, Abdel Nasser et la Révolution algérienne, Paris, L'Harmattan, Histoire et Perspectives Méditerranéennes, 1985, 483 p. • AL MADANI, Tawfiq, Kitab al-Jaza'ir (« Le livre de l'Algérie »), Alger, 1932, 400 p. (réédité au Caire en 1963) • El Moudjahid, organe central du Front de libération nationale, nos1-91, 1956-1962. Réédition en volumes, Belgrade, Beogradski grafički zavod, 1962, 3 vol. (fac-sim.) • Ǧamiyyat al-ulamā al-muslimīn al-ǧazā’iriyyīn, Le Jeune musulman : organe de l'Association des Oulamas musulmans d'Algérie, Alger 1952-1954, Dar al-gharb alislami, 2000, non paginé • HADJ, Messali, Mémoires, Paris, Jean-Claude Lattès, 1982 321 p. • TILMATINE, Mohammed, « Les Oulémas algériens et la question berbère : un document de 1948 », Awal n°15, 1997, pp. 77-90

2. Ethnologie et littérature françaises • BERQUE, Augustin, Questions algériennes : circonscriptions arabes et kabyles aux délégations financières », Bulletin du Comité de l'Afrique Française, Tome XLV, 1935, pp. 64-67. • CAMUS, Albert, Actuelles III, chroniques algériennes 1939-1958, Paris, Gallimard, 1958, 215 p. • CHARAVIN, François, « Les évolutions de la Kabylie », Renseignements coloniaux, n°3, supplément à L'Afrique française de mars 1938 • DESPARMET, Joseph, « Le Panarabisme et la Berbérie », Bulletin du Comité de l'Afrique Française, Renseignements coloniaux, juillet 1938 • DESPARMET, Joseph, « Le Panarabisme et l'Algérie », Bulletin mensuel du Comité de l'Afrique Française et du Comité du Maroc, n°6, juin 1936 • DUHAMEL, Georges, « Civilisation atlantique et civilisation chrétienne », L'Écho d'Alger, 56 avril 1953 • MONTAGNE, Robert, « Ce que sont les Berbères », Le Monde, 13 mai 1953 • MONTAGNE, Robert, « Avenir des Berbères », Le Monde, 14 mai 1953 • MORIZOT, Jean, L'Algérie kabylisée, Cahiers de l'Afrique et de l'Asie, VI, J. Peyronnet et Cie, 1962, 164 p. • MORIZOT, Jean, Les Kabyles, propos d'un témoin, Paris, CHEAM, 282 p. • REMOND, Martial, « L'élargissement des droits politiques des indigènes, ses conséquences 152

en Kabylie », Revue africaine, n°67, 1926, p. 113-153 • SERVIER, Jean, « Un exemple d'organisation politique traditionnelle : une tribu kabyle, les Iflissen-Lebhar », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 1966, Volume 2, n°2, pp. • SERVIER, Jean, Les portes de l'année. Traditions et civilisation berbères, Paris, Laffont, 1962, 590 p. • VIARD Émile Paul, Les centres municipaux dans les communes mixtes d'Algérie, Paris, Sirey, 1939, 96 p. • VIGO, Paul, Le problème de l'émigration dans la vallée de l'Oued Sahel, commune mixte d'Akbou, 1952 • TRENGA, Victor, L'âme arabo-berbère, étude sociologique sur la société musulmane nordafricaine, Alger, Homar, 1913, 217 p. • TRENGA, Victor, Berbéropolis, tableaux de la vie nord-africaine en l'an quarante de la République berbère, Alger, impr. de Rives-Lemoine-Romeu, 1922, 244 p.

3. Littérature « berbériste » • AÏT AHMED, Hocine, Mémoires d'un combattant. L'esprit d'indépendance 1942-1952, Éditions Sylvie Messinger, 1983, 239 p. • AÏT AMRANE, Mohand Idir, Mémoire au lycée de Ben Aknoun 1945, Ekkr a mm is oumazigh, 1988 (auto-édition ?), 127 p. • ALI YAHIA, Rachid, Réflexion sur la langue arabe classique, Achab, L'Harmattan, 2010, 98 p. • AMROUCHE, Fadhma Aith Mansour, Histoire de ma vie, Paris, Maspero, 228 p. • AMROUCHE, Marguerite Taos, Rue des Tambourins, La Table Ronde, Paris, 1960, 335 p. • BOULIFA, Saïd, Recueil de poésies kabyles. Texte Zouaoua traduit, annoté et précédé d'une étude sur la femme kabyle et d'une notice sur le chant kabyle (airs de musique), Alger 1904 (rééd. Awal, 1990) • BOULIFA, Saïd, Le Djurdjura à travers l'histoire. Organisation et indépendance des Zouaoua, Alger, J. Bringau, 407 p. • EL WATANI, Idir (pseud. ; HADJERES, Sadek & BELHOCINE, Mabrouk), L'Algérie libre vivra !, Sou'al, n°6, avril 1987, pp. 130-194 (également disponible sur le site de Sadek Hadjeres, http://www.socialgerie.net/) • IBAZIZEN, Augustin, Le pont de Bereq' mouch ou le bond de mille ans, Éditions Syros, Paris, 1979, 323 p. • MAMMERI, Mouloud, La Colline oubliée, El Dar El Othmania, Alger, 2007, 171 p. 153

C. Les centres d'archives 1. Archives Nationales d'Outre-Mer a. Surveillance politique : partis, associations, opinions Police et maintien de l’ordre – Préfecture d’Alger (1F) • 1 F 525 : Renseignements politiques : berbérisme, MTLD-PPA 1953-1954 Fonds du service départemental des RG d’Alger (3F) • 3 F 135 : Mouvement Berbère Africain, dirigeants • 3 F 139 : Mouvement Berbère Africain, organisation, activité 1959-1961 • 3 F 140 : Berbéristes, activité 1955-56 Gouvernement Général d'Algérie – Administration, Police pénitentiaire (GGA) 7G (Direction de la Sûreté Nationale en Algérie 1945-1962) • GGA 7G 1186 : Tendance berbériste, activités 1949-57 40G (Centre d’Informations et d’études/Service d’information et de documentation musulmane/SLNA – Services des affaires politiques 1945-1962) • GGA 40 G 71 : (Partis et mouvements algériens musulmans) Parti populaire berbère Préfecture d’Oran (5 I SLNA) • 5 I 108 : PPA-MTLD, berbérisme ; Mouvement Berbère Africain, 1959-1960 Gouvernement général de l’Algérie – Affaires indigènes (H) 9H : Surveillance politique des indigènes • 9H51 : PPA en Kabylie. Tournée de Messali. Préfecture d’Alger – Administration des indigènes (I) • 4 I 9 (Partis politiques musulmans, surveillance 1936-1961) : PPA, mouvements dissidents et berbéristes 1949-56 • 4 I 23 : (Partis politiques musulmans, surveillance) : autres partis politiques musulmans (Mouvement Berbériste) • 4 I 72 : Etudes sociologiques et ethniques sur la population musulmane. Communauté mozabite, documentation : rapports, notes de renseignements ; exposé de doléances (1938) ; opinions politiques, surveillance : rapports, notes de renseignements

154

• 4 I 74 : (Etudes sociologiques et ethnologiques) : communauté kabyle, berbérisme, surveillance • 4 I 185 : (Association, sociétés et groupements. Associations, sociétés et groupements musulmans, dossiers de surveillance) : Comité directeur des intellectuels kabyles • 4 I 222 : (Partis politiques musulmans, surveillance 1936-1961) : MTLD-PPA, berbérisme Microfilms • 43 MIOM 2 : Le Mouvement Berbère Africain, manifeste b. Surveillance militaire et administrative Cabinets des gouverneurs généraux (CAB) • 12CAB 216 : Rapport du général Olié, commandant civil et militaire de la Kabylie, sur la situation politique en Grande Kabylie (août 1956) Gouvernement général de l’Algérie – Affaires indigènes (H) 10H : Études, notices • 10H89 22 : Arrighi. Relations entre Arabes et Berbères dans la commune mixte de Bellezma 24. ; 26. ;35. : Monographies de communes « berbères » • 29X/2b28 : Henri Lavigne, la politique d’organisation des centres municipaux en Grande Kabylie • 19H69 : Centres municipaux. Création des centres de Kabylie. Fiches (1946-1947) Préfecture d’Alger • FR 9150/275 : Rapports des Renseignements Généraux de Tizi-Ouzou et de Grande Kabylie sur l’état d’esprit des populations, rebelles, mort d’Amirouche (1958-1959) c. Ethnologie, conférences, études, rapports 8X (études et pièces diverses) • 8X98 : Giudici. Quelques éléments de psychologie kabyle • 8X233 : Résumé de la thèse de Germaine Tillon sur l’ethnologie berbère chaouïa de l’Aurès 20X Mémoires pour le Centre des Hautes Études d’Administration Musulmanes • 20X5 : Capitaine A. Babillon, expériences et opinions relatives à la constitution des communes de plein exercice dans le département de la Grande Kabylie 29X Stages des élèves de l’ENA

155

• 29X/2b27 : Mignonneau Serge, le niveau de vie et la mentalité des montagnards kabyles Gouvernement général de l’Algérie – Affaires indigènes (H) 10H : Études, notices • 10H90 6 : X. Aurès : le conservatisme berbère aux prises avec le réformisme des Oulémas Cabinets des gouverneurs généraux • 8CAB (Yves Chataigneau) 23 : Kabyles : problèmes économiques, statut de la femme kabyle, démocratie en Kabylie (1945-1947) • 11CAB (Jacques Soustelle) 100 : notes sur la Kabylie, voyage de Soustelle (1955) Gouvernement général de l’Algérie – Administration/Police pénitentiaire (3G à 40G) • GGA 40G 92 (Productions du service CIE) : conférences données aux cycles d’études sur les problèmes dans l’évolution du monde musulman contemporain organisées par le CIE à Alger en 1935-1937 : les Berbères Préfecture d’Alger (FR 91) • FR 9150/326 : Questions musulmanes en Grande Kabylie • FR 9150/152 (Préfecture de Grande Kabylie ) : dossiers politiques et techniques : • Notes rassemblées pour rédiger une monographie de la Kabylie 1957-58 • Préfecture de Grande K : Papiers de Lucien Vochel, Grande Kabylie (1956-1959), dossiers politiques et techniques • Projet de centre d’instruction kabyle à Dellys (1958-1959) • Centre d’information à Dellys (1958) • Notes rassemblées pour rédiger une monographie de la Kabylie (1957-1958) • Coupures de presse et notes internes (1956-1958) : notes d’Emile Brès sur la rébellion ; note du capitaine Babillon au préfet sur l’opinion des Kabyles, puis sur ses constatations dans son nouveau poste de Djelfa ; appel aux combattants des maquis de la Grande et de la Petite Kabylie (copie en français) • FR 9150/236 ; monographies de Fort-National et de Tizi-Ouzou

2. Archives du Service Historique de la Défense a. Études ethnologiques militaires • 1H1112 : Ethnies kabyles, berbères et habous • 1H1182 : Types de population en Kabylie b. Surveillance militaire • 1H1447 : Cartes de la pénétration rebelle en Kabylie (1956) – Commandement civil et militaire de Kabylie, bulletins de renseignement

156

• 1H2549-3 : Action psychologique en Kabylie • 1H4690 : Journal des Marches et Opérations, Grande Kabylie • 1H2409 : Action psychologique en Grande Kabylie • 1H2460-1 : Psychologie kabyle • 1H2871-3 : Petite Kabylie, état d'esprit des populations c. Rivalités : M.N.A./F.L.N., Arabes/Berbères • 1H1717-1 : Luttes entre le F.L.N. et le M.N.A. En Kabylie : accrochages, exactions, rivalités (1955-1958) • 1H1717-2 : Rivalités F.L.N. - M.N.A. ; l'affaire Mélouza • 1H2591 : Renseignements sur le F.L.N., rivalités entre kabyles et arabes (dossier 1) (19551959) • 1H2884 : Dissensions au sein des cadres de la Wilaya III

D. Émissions radiophoniques d'intérêt • Sur les parallèles entre les « politiques de division » française en Syrie et en Algérie : « La France en Syrie, une grande responsabilité », Concordance des temps de Jean-Noël Jeanneney, invité, 28 septembre 2013 : http://www.franceculture.fr/emissionconcordance-des-temps-la-france-en-syrie-une-longue-responsabilite-2013-09-28 (58 minutes) • Sur les conflits de mémoire à l'occasion de sortie de l'Histoire de l'Algérie à la période coloniale cité supra, « Colonialisme en Algérie », Cultures d'islam d'Abdelwahab Meddeb, invités Sylvie Thénault, Abderrahmane Bouchène, 7 décembre 2012 : http://www.franceculture.fr/emission-cultures-d-islam-colonialisme-en-algerie-201212-07 (58 minutes) • Sur la hantise de la division des leaders nationalistes dans les années qui précèdent et suivent immédiatement l'indépendance de l'Algérie : « Algérie : après 50 ans, le F.L.N. à bout de souffle ? », Concordance des temps de Jean-Noël Jeanneney, invité Benjamin Stora, 22 mars 2014 : http://www.franceculture.fr/emission-concordancedes-temps-algerie-apres-50-ans-le-fln-a-bout-de-souffle-2014-03-22 (58 minutes)

157

VI. ANNEXES

158

A. Annexe I. Exemple d'un discours dichotomique : le « mythe kabyle » 1. Tocqueville : le Kabyle, laïque, sédentaire, enclin au commerce « Distinguons d'abord avec soin les deux grandes races dont nous avons parlé plus haut, les Cabyles et les Arabes. Quant aux Cabyles, il est visible qu'il ne saurait être question de conquérir leur pays ou de le coloniser : leurs montagnes sont, quant à présent, impénétrables à nos armées et l'humeur inhospitalière des habitants ne laisse aucune sécurité à l'Européen isolé qui voudrait aller paisiblement s'y créer un asile. Le pays des Cabyles nous est fermé, mais l'âme des Cabyles nous est ouverte et il ne nous est pas impossible d'y pénétrer. J'ai dit précédemment que le Cabyle était plus positif, moins croyant, infiniment moins enthousiaste que l'Arabe. Chez les Cabyles l'individu est presque tout, la société presque rien, et ils sont aussi éloignés de se plier uniformément aux lois d'un seul gouvernement pris dans leur sein que d'adopter le nôtre. La grande passion du Cabyle est l'amour des jouissances matérielles, et c'est par là qu'on peut et qu'on doit le saisir. Quoique les Cabyles nous laissent beaucoup moins pénétrer chez eux que les Arabes, ils se montrent beaucoup moins enclins à nous faire la guerre. Et lors même que quelques-uns d'entre eux prennent contre nous les armes, les autres ne laissent point de fréquenter nos marchés et de venir nous louer leurs services. La cause de cela est qu'ils ont déjà découvert le profit matériel qu'ils peuvent tirer de notre voisinage. Ils trouvent fort avantageux de venir nous vendre leurs denrées et acheter celles des nôtres qui peuvent convenir à l'espèce de civilisation qu'ils possèdent. Et, quoiqu'ils ne soient pas encore en état de se procurer notre bien-être, il est déjà facile de voir qu'ils l'admirent et qu'ils trouveraient fort doux d'en jouir. Il est évident que c'est par nos arts et non par nos armes qu'il s'agit de dompter de pareils hommes. S'il continue à s'établir entre les Cabyles et nous des rapports fréquents et paisibles ; que les premiers n'aient point à redouter notre ambition et rencontrent parmi nous une législation simple, claire et sûre qui les protège, il est certain que bientôt ils redouteront plus la guerre que nous-mêmes et que cet attrait presque invincible qui attire les sauvages vers l'homme civilisé du moment où ils ne craignent pas pour leur liberté se fera sentir. On verra alors les mœurs et les idées des Cabyles se modifier sans qu'ils s'en aperçoivent, et les barrières qui nous ferment leur pays tomberont d'elles-mêmes. Le rôle que nous avons a jouer vis-à-vis des Arabes est plus compliqué et plus difficile : Les Arabes ne sont pas fixés solidement au sol et leur âme est bien plus mobile encore que leurs demeures. Quoiqu'ils soient passionnément attachés à leur liberté, ils prisent un gouvernement fort et ils aiment à former une grande nation. Et, quoiqu'ils se montrent fort sensuels, les jouissances immatérielles ont un grand prix à leurs yeux, et à chaque instant l'imagination les enlève vers quelque bien idéal qu'elle leur découvre. Avec les Cabyles il faut s'occuper surtout des questions d'équité civile et commerciale, avec les Arabes de questions politiques et religieuses. » Alexis de Tocqueville, « Première lettre sur l'Algérie », 22 août 1837 « Écrits et discours politiques », vol. III, Œuvres Complètes, Gallimard, 1962, p. 131

159

2. Lavigerie : le Kabyle, un ancien chrétien face à l'Arabe fanatique « C’est la Kabylie qui a été, à peu près exclusivement, cette fois, le théâtre de la révolte. Fort-Napoléon, Tizi-Ouzou, Dra-el-Mizan, Dellys, Bougie sont encore assiégés au moment où j’écris. Heureux si les épreuves nouvelles, si douloureuses qu’elles soient, font ouvrir les yeux de la France sur le rôle antinational, antichrétien qu’on lui fait jouer dans ce pays, depuis la conquête. Les Kabyles, les descendants des anciens chrétiens de l’Afrique, nous apprennent, en ce moment, A quoi aboutit un système qui a placé le Coran au-dessus de l’Evangile, qui a soigneusement entretenu le fanatisme des indigènes par la construction des mosquées, la fondation des collèges musulmans, les pèlerinages à la Mecque. Les voilà maintenant qui se lèvent pour mettre en pratique la leçon qu’ils reçoivent de leurs marabouts et de leurs Tolbas et massacrer les « chiens de chrétiens » ! Et chose remarquable ! ce ne sont pas les Arabes, c’est-à-dire les musulmans d’origine, ceux dont nous avons, il y a quelques années, soulagé la misère, recueilli les orphelins, qui nous déclarent la guerre sainte. Ce sont cette fois les Kabyles, ces Kabyles, il y a six cents ans chrétiens comme nous, comme nous issus de l’ancienne race autochtone et des conquérants romains. [...] Ce spectacle ouvrira-t-il enfin tous les yeux ? Comprendra-t-on que ce que fait ici la France depuis près de quarante ans est aussi odieux qu’absurde ? Comprendra-t-on qu'il faut, non pas isoler, parquer les Arabes dans le Coran, mais les assimiler et les noyer, si j'ose dire dans la pacifique invasion de colons vraiment chrétiens ; non pas, enfin, créer un royaume arabe, mais une colonie catholique et française ? » Lettre de Charles de Lavigerie, en réaction à l'insurrection de 1871 en Kabylie

160

B. Annexe II. « Bourgeonnement du mythe » : le Mouvement Berbère Africain

161

Note de Renseignement du Commissaire Divisionnaire Robert Aublet, Chef du Service Départemental des Renseignements généraux, 5 Janvier 1960, pp. 4 & 5. « Confidentiel » Archives Nationales d'Outre-Mer, Préfecture d'Alger, Service départemental des Renseignements généraux FR ANOM 3 F 139

À dr. Mohammed Noureddine, président du Mouvement Berbère Africain À g. : Pierre Marchetti, qui mit à Noureddine un local à disposition de son nouveau parti

162

C. Annexe III. Un discours de revendication culturelle berbériste « .12. Les fondements de notre identité : islamité, arabité, berbérité […] Pour moi, comme d'ailleurs pour tous mes camarades du Lycée, la lutte pour l'indépendance ainsi que pour la reconquête de notre identité constituait un même et unique combat. Ce sont les deux faces d'une même pièce. Elle sont indissociables. Je me suis souvent posé la question de savoir pourquoi nos dirigeants qui ne manquent pourtant ni de sincérité, ni de patriotisme, ni même de perspicacité s'obstinent à nier une évidence aussi éclatante. Est-ce par complexe ? Est-ce par ignorance ? On peut cependant les excuser dans la mesure où ils sont victimes du mirage qui a frappé tous les mouvements portant ou croyant porter un idéal d'émancipation humaine. Ils s’enferment tous dans une image de société idéale dont les individus doivent être structurés d'une manière uniforme, politiquement et culturellement. Ils confondent union créatrice et unité monolithique réductrice. Cette vision figée de la société constitue pour eux un dogme immuable et le citoyen parfait devra à leurs yeux répondre à des critères bien précis sous peine d'être taxé, selon leur optique particulière, de traître, de mécréant, de bourgeois ou, à défaut, d'agent camouflé d'une quelconque obscure puissance étrangère. C'est, nourri de ces idées, que l'Abbé Grégoire, formula, au nom des Jacobins, durant la période la plus mouvementée de la Révolution française, son fameux rapport sur l'instruction publique, intitulé : “Sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d’universaliser davantage l'usage de la langue française”. C'est, “mutatis mutandis ”, ce que proposent nos idéologues algériens modernes et ce, en contradiction flagrante avec notre réalité historique. C'est que l'Algérie, comme du reste toute l'Afrique du Nord, est un pays de souche authentiquement berbère-amazigh. Tous le savent, mais bien peu ont le courage et l'honnêteté de le reconnaître publiquement. Pourtant nos traditions l'affirment, notre culture le certifie, la toponomie (sic.) de notre pays le proclame, les îlots berbères conservateurs, disséminés ) travers notre vaste territoire, l'expriment dans l'antique langue de Mas Inissa et, notre grand historien Ibn Khaldoun, l'authentifie dans sa magistrale “Histoire des Berbères” lorsqu'il écrit : “Depuis le Maghrib el Aksâ, jusqu'à Tripoli, ou pour mieux dire, jusqu'à Alexandrie, et depuis la mer romaine (Mer Méditerranée) jusqu'au pays des noirs, toute cette région a été habitée par la race berbère, et cela depuis une époque dont on ne connaît ni les évènements antérieurs, ni même le commencement.” (Histoire des Berbères – Traduction de Slane- Tome 1- p. 206) » Mohand Idir Aït Amrane, Mémoire au lycée de Ben Aknoun 1945, Ekkr a mm is oumazigh, 1988, pp. 91-92

163

D. Annexe IV. Politique berbère au Maroc et réaction musulmane « La France impérialiste a supprimé au peuple marocain le droit de choisir son sultan. La France impérialiste, par Dahir du 16 mai 1930, a usurpé au peuple marocain le territoire des populations berbères musulmanes constituant la meilleure force, la gloire pour ainsi dire de l'Empire Chérifien marocain. […] La France, par la nomination d'un Sultan adolescent domestiqué, a rompu même ses engagements de respecter l'intégrité de l'Empire marocain, car à la date du 16 mai 1930, la France impérialiste a arraché au sultan adolescent domestiqué un Dahir qui sous prétexte de donner aux Berbères un statut légal, les soustrait aux droits et à l'autorité administrative musulmane marocaine. Et toujours sous le prétexte de garantir les Berbères contre le pouvoir du Sultan, on institua pour eux des tribunaux mixtes, composés d'un juge et de quatre assesseurs français et de deux simples assesseurs indigènes. Et ainsi le gouvernement du protectorat s'arroge le droit d'interpréter les coutumes ancestrales berbères et sitôt le Dahir homologué par le Sultan adolescent domestiqué, les tribunaux musulmans établis depuis des siècles ont été fermés, les cadis (juges musulmans) licenciés : désormais il est interdit de lire le Coran, de faire la prière et de parler arabe chez les Berbères. La France a voulu appliquer au Maroc sa politique d'intrigue qui lui a bien réussi dans toutes ses colonies et outre-mer, appliquer aux Marocains le vieil adagio “diviser pour régner”. […] La France après avoir arraché au Sultan adolescent domestiqué le territoire contre les cris de protestation du peuple marocain musulman, la France tenta la déislamisation de la population berbère et pour atteindre mieux son but, le gouvernement « laïque » du protectorat avait autorisé à l'Église à redoubler sa propagande catholique dans les pays berbères et l'Évêque franciscain, à qui le Pape avait confié la conversion des Berbères a réclamé au Saint-Siège l'augmentation du nombre des missionnaires destinés à faire en sorte que les Berbères adjurent leur foi, et en plus l'envoi des sœurs religieuses pour l’éducation catholique des jeunes filles berbères. Les peuples qui avaient décidé du sort du peuple marocain en l'année 1906 peuvent seuls juger de la gravité des troubles qui se sont emparés de l'âme du Marocain musulman par cette attaque à la conscience individuelle du peuple marocain et qui l'oblige à se préparer à la défense de sa foi religieuse. Mais le but de l'impérialisme français n'a pas échappé à l'esprit fin du peuple marocain, et qui ainsi le traduit : Par ce procédé, la France veut opposer aux Arabes les Berbères, dont elle s'efforce dans ce moment à obtenir la naturalisation française et militariser au même temps pour s'en servir à la première guerre en Europe et même au Maroc en cas de révolte. Mais la France impérialiste se met sur une fausse route. Les Berbères dont elle prétendait avoir réalisé les vœux les plus chers n'étaient pas les Berbères qui du fond des campagnes et du haut des montagnes avaient envoyé des délégations aux villes affirmant leur attachement à l'Islam. Et ce n'est secret pour personne la force de l'oppression que le gouvernement du protectorat a du employer pour interdire ses délégations ; mais la répression n'a pas empêché l'agitation de se répandre aussi bien dans le Maroc français que dans le Maroc espagnol. » Appel à l'adresse de toutes les puissances signataires de l'Acte d'Algésiras : le Maroc Musulman à la Société des Nations, 25 décembre 1930 Cité in MADARIAGA, Maria-Rosa de, « Les documents des archives de la Société des Nations relatifs au dahir berbère du 16 mai 1930 », Cahiers de la Méditerranée, n°19, décembre 1979, pp. 84-86

164

E. Annexe V. Un discours réformiste Amar Ouzegane : de la mystérieuse victoire de l'Islam sur le Mons Ferratus

165

166

167

168

169

Les tribus de Kabylie Source : Mahé, Alain, Histoire de la Grande Kabylie

170

TABLE DES MATIERES Introduction ................................................................................................................................ 3   I. La Kabylie, « région d'exception » dans l'Algérie   coloniale (1830-1962). D'un mythe autotrophe et de ses conséquences : essai de synthèse ..... 9   Introduction .......................................................................................................................... 10   A. « Berbères » et « Kabyles » : de confusions géo-ethniques et de leurs conséquences ; les Français à la découverte de la Kabylie ....................................................................... 10   1. Difficultés d'une délimitation géographique ............................................................ 10   2. « Berbères », « Kabylie », « Kabyles » : les origines d'une métonymie.................. 12   3. La conquête de la Kabylie........................................................................................ 15   B. Le Kabyle, « tiède musulman » et crypto-chrétien...................................................... 17   1. 1830-1871 : ferveur de l'islam kabyle et recomposition des forces religieuses en Kabylie ......................................................................................................................... 17   2. Décléricalisation et sécularisation des représentations ............................................ 20   a. Paupérisation des clercs, destructuration de l'islam kabyle et réaction réformiste .................................................................................................................................. 20   b. Désislamisation de la justice et pénétration d'un capitalisme désenchanteur ...... 22   c. Effondrement de l'enseignement traditionnel : du maraboutisme au nationalisme .................................................................................................................................. 24   3. « Afrique Chrétienne, sors du tombeau ! » : violence d'une .................................... 25   C. Le Kabyle, un « démocrate » : spécificités régionales et héritage colonial ................ 28   1. L’administration coloniale française en Kabylie : une direct rule ? La mise à l'écart et la dévalorisation des cadres .................................................................................... 29   2. Du village kabyle à la commune française .............................................................. 30   a. L'anéantissement des unités politiques supra-villageoises................................... 30   b. Reproduction, fixation et légitimation des structures locales .............................. 33   c. La politique des centres municipaux .................................................................... 37   D. Le Kabyle, éternel résistant, premier des nationalistes : honneur, émigration, scolarisation ..................................................................................................................... 39   1. La politique de scolarisation .................................................................................... 39   a. La scolarisation, transposition d'un idéal républicain en milieu colonial ............ 39   b. Le « miracle kabyle »........................................................................................... 41   c. Priorité de la moralité, totalitarisme de l'endoctrinement : des effets paradoxaux .................................................................................................................................. 45   2. Précocité, intensité et conséquences de l'émigration kabyle.................................... 47   II. Historiographie critique du « mythe kabyle »  Du machiavélisme à la pensée sauvage...... 51   Introduction .......................................................................................................................... 52   A. Le « mythe kabyle » ou « vulgate algérienne » : une construction idéologique ? ...... 52   1. « Mythe kabyle » : paternité, sens précis et contexte historiographique d’une expression..................................................................................................................... 53   a. Conséquences et persistance d’un contexte historiographique : l'histoire de l'Algérie, un « éternel retour » au conflit terminologique........................................ 53   b. Le « mythe » : merveilleux, fantaisie et instrumentalité...................................... 55   c. Le « divide ut imperes » : un déterminisme historique en milieu colonial .......... 57   2. Le long héritage de la perspective de C.-R. Ageron ................................................ 58   3. Subaltern studies et critique du Parti unique : la transposition d’un principe et son 62   excessivité .................................................................................................................... 62  

171

a. D'une stratégie politico-ethnique à l'ère de l'État post-colonial ........................... 62   b. Contre une histoire officielle algérienne : de l'arabo-islamisme au Parti unique. 64   B. Le « mythe kabyle », une pensée sauvage ?................................................................ 66   1. Le savoir colonial : une réhabilitation nécessaire ? ................................................. 66   a. Émile Masqueray : la pertinence d'une politique de scolarisation en pays kabyle .................................................................................................................................. 66   b. Du Maure au Berbère : de la pertinence d'un changement de catégories ............ 67   2. Alain Mahé : l’anthropologue et son héritage.......................................................... 70   a. La dichotomie Arabes/Berbères : « idéologie » ou « pensée sauvage » à forme mythique ?................................................................................................................ 70   b. La France a-t-elle eu une politique berbère ?....................................................... 71   c. La « sauvagerie » d'une pensée comme « violence » ........................................... 72   d. Le mythe kabyle et son « bourgeonnement »....................................................... 74   3. Du renouveau de l’histoire intellectuelle ; l’apport de l’historiographie anglosaxonne......................................................................................................................... 75   a. L'Arabe comme « Autre » : à l'origine d'un « Soi » français ............................... 75   b. L'Algérie dans la pensée orientaliste.................................................................... 76   α. L'islam et les Arabes en Algérie : application coloniale d'une pensée orientaliste ............................................................................................................ 76   β. L'exotisme oriental dans les arts : au secours de l'Arabe ? .............................. 79   4. De l’importance d’un contexte épistémologique : l'Algérie dans l'anthropologie raciale du XIXe siècle .................................................................................................. 79   5. La montagne, une enclave : l'Autre local et le Soi lointain...................................... 82   a. La montagne au Maghreb : marginalité et non-histoire ....................................... 82   b. Perception de soi du montagnard : Soi-même comme un Autre.......................... 83   c. Djurdjura, Jura, Auvergne, Cévennes : familiarité d'un paysage à l'écart des miasmes.................................................................................................................... 85   6. « Mythe kabyle » et sémiotique : origine discursive d’une opposition.................... 86   C. Entre « narcissisme » et « haine de soi » : le « mythe kabyle » ou l’histoire impossible .......................................................................................................................................... 87   1. Une temporalité éclatée............................................................................................ 87   a. Résistance et réappropriation de mythèmes dans l’historiographie : entre « survol » et monographie........................................................................................ 88   α. Les Algériens musulmans et la France : un « survol » fondateur .................... 88   β. Dangers de la concentration monographique : C. Lacoste-Dujardin ............... 89   b. Bienfaits et difficultés d’une approche critique ................................................... 90   2. « Narcissisme » et « haine de soi », ou les ferments d’une cécité historique .......... 92   a. « Colonisme », marxisme, réformisme : une obsession partagée de l’unité ........ 92   α. Gilbert Meynier : les Kabyles, une aristocratie ouvrière pro-française ........... 93   β. Omar Carlier : pertinence d'une analyse psychologisante du berbérisme........ 94   1*. Arabes/Kabyles, une division fallacieuse .................................................. 94   2* Psychanalyse d'un intellectualisme narcissique .......................................... 96   γ. Excès de l'histoire réformiste : le berbériste, auxiliaire de la dépersonnalisation .............................................................................................................................. 96   b. Intellectuels kabyles d’aujourd’hui : une histoire « passionnée »........................ 97   3. L’apocryphité, entre obstacle herméneutique et qualité essentielle du « mythe ». 100   III. Plan détaillé et présentation des sources .......................................................................... 102   Arabes, Kabyles, Français : multiples perceptions d'une « identité berbère » protÉiforme .. 102   Introduction ........................................................................................................................ 103  

172

A. Nationalisme arabo-islamique, « oulémisme » et « berbérisme » : assimilation instinctive et victimisation ............................................................................................. 104   1. La perspective réformiste....................................................................................... 104   2. Un nationalisme d'inspiration arabo-islamique...................................................... 107   B. Surveillance policière et action armée : de l'observation mythifiée à l'action psychologique ................................................................................................................ 111   1. Le Service Historique de la Défense : l'armée française et l'ethnologie, de l'observation mythifiée à l'action psychologique ....................................................... 111   2. Ethnologues français de la Kabylie : « philosophes mystiques » (C. LacosteDujardin) ou habiles marionnettistes ?....................................................................... 112   C. « Berbéristes » d'hier et d'aujourd'hui : déconstruction et reconstruction d'une revendication culturelle.................................................................................................. 114   Perspectives de recherches................................................................................................. 118 IV. Partie rédigée. Le « Berbérisme » dans Le Jeune Musulman : du régionalisme comme manœuvre coloniale au sourd reniement d'une métamorphose ............................................. 120   Introduction ........................................................................................................................ 121   A. Le Jeune Musulman, journal-lumière face aux ténèbres du « berbérisme » ............. 123   B. Illustrations d'une politique machiavélienne ............................................................. 126   1. Manœuvre politique ............................................................................................... 126   2. Manœuvre missionnaire ......................................................................................... 128   3. Manœuvre historienne............................................................................................ 131   4. Manœuvre globale.................................................................................................. 134   C. Contre une dégénérescence du « régionalisme »....................................................... 135   D. Les Berbères, doublement à l'avant-garde : ferveur musulmane et ferveur patriotique ........................................................................................................................................ 137   1. Ferveur patriotique ................................................................................................. 137   2. Ferveur dans la foi.................................................................................................. 140   E. Mouloud Mammeri, auxiliaire du colonialisme ........................................................ 142   V. Bibliographie et exemples de sources ............................................................................... 146   A. Ouvrages et articles ................................................................................................... 147   1. Publications générales sur l'Algérie/la Kabylie coloniales .................................... 147   2. Ouvrages, articles et outils généraux sur le nationalisme algérien ........................ 148   3. Textes qui abordent ou éclairent le « mythe » et la « politique berbères »............ 149   4. Le « berbérisme » politique et culturel .................................................................. 151   B. Sources primaires ...................................................................................................... 151   1. Réformisme et nationalisme................................................................................... 152   2. Ethnologie et littérature françaises......................................................................... 152   3. Littérature « berbériste » ........................................................................................ 153   C. Les centres d'archives................................................................................................ 154   1. Archives Nationales d'Outre-Mer .......................................................................... 154   2. Archives du Service Historique de la Défense....................................................... 156   D. Émissions radiophoniques d'intérêt........................................................................... 157   VI. Annexes ........................................................................................................................... 158   A. Annexe I. ................................................................................................................... 159   Exemple d'un discours dichotomique : le « mythe kabyle ».......................................... 159   1. Tocqueville : le Kabyle, laïque, sédentaire, enclin au commerce.......................... 159   2. Lavigerie : le Kabyle, un ancien chrétien face à l'Arabe fanatique........................ 160  

173

B. Annexe II. .................................................................................................................. 161   « Bourgeonnement du mythe » : le Mouvement Berbère Africain................................ 161   C. Annexe III.   Un discours de revendication culturelle berbériste ........................................................ 163   D. Annexe IV.   Politique berbère au Maroc et réaction musulmane....................................................... 164   E. Annexe V.   Un discours réformiste.  Amar Ouzegane : de la mystérieuse victoire de l'Islam  sur le Mons Ferratus................................................................................................................ 165 Carte de l'organisation tribale en Grande Kabylie..........................................................168

174