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French Pages 208 Year 2008
Journalistes au pays de la convergence Sérénité, malaise et détresse dans la profession
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Journalistes au pays de la convergence Sérénité, malaise et détresse dans la profession
Marc-François Bernier
Les Presses de l’Université Laval
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. La Chaire de recherche en éthique du journalisme de l’Université d’Ottawa a contribué à la présente édition.
Mise en pages : Capture communication Maquette de couverture : Hélène Saillant
© Les Presses de l’Université Laval 2008 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 4e trimestre 2008 ISBN 978-2-7637-8722-0 Les Presses de l’Université Laval Pavillon Pollack, bureau 3103 2305, rue de l’Université Université Laval, Québec Canada, G1V 0A6 www.pulaval.com
Table des matières
Préface.............................................................................................................. Introduction....................................................................................................
IX 1
Chapitre 1 De la gazette à la convergence numérique................................................... Mise en contexte économique...................................................................... Mise en contexte sociologique..................................................................... Influence sur les contenus..................................................................... Qu’en pense le public ?...........................................................................
7 10 16 19 31
Chapitre 2 Les impacts de la concentration et de la convergence des médias sur la qualité, la diversité et l’intégrité de l’information............................ Les impacts sur la qualité de l’information................................................. Propriété, convergence et information locale........................................ Diversité de l’information............................................................................ Intégrité du journalisme.............................................................................. Conclusion....................................................................................................
37 44 49 56 67 75
Chapitre 3 Rejet massif de la concentration et de la convergence................................ 77 Notes méthodologiques............................................................................... 78 Le profil des répondants.............................................................................. 79 La qualité de l’information.......................................................................... 85 Liberté, autocensure et professionnalisme................................................... 99 L’autocensure......................................................................................... 103
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Test de corrélations................................................................................ Journalisme responsable....................................................................... La liberté de presse face à la concentration et la convergence..................... La diversité de l’information face à la convergence..................................... L’intégrité de l’information face à la concentration et à la convergence...... Intervention gouvernementale.....................................................................
119 120 125 131 133 146
Chapitre 4 Le credo des journalistes québécois............................................................. 149 Indice moyen de l’écart journaliste/média du credo journalistique............ 166 Conclusion....................................................................................................... 169 Annexe............................................................................................................. 179 Bibliographie................................................................................................... 185
Préface
L’univers médiatique contemporain présente une série de paradoxes de plus en plus difficiles à décoder. Le public comme les journalistes, les experts comme le profane, « tout le monde en parle » c’est le cas de le dire, sans qu’aucune cohérence particulière ne semble devoir s’imposer. Convenons qu’il n’est pas facile de retrouver son chemin dans les dédales de la concentration, de la convergence, des stratégies de promotion audacieuses, de la confusion des genres, de l’information continue, de la « guerre des empires » et de plusieurs autres tendances de l’époque, dont certaines ressemblent à des dérives. Pour couronner le tout, la révolution Internet en cours a déjà bouleversé bien des modèles établis et d’autres chocs sont à prévoir. Le professeur Marc-François Bernier, qui jouit de l’énorme avantage d’avoir été lui-même journaliste et qui dispose maintenant de celui que donne le recul universitaire, ne s’est laissé rebuter ni par l’ampleur de la tâche ni sa complexité. Le présent ouvrage joint l’utilisation d’une solide base de données empiriques à une rigueur d’analyse à la hauteur de ses fondements chiffrés. Ceux-ci viennent essentiellement, il est vrai, des opinions des gens du métier mais ne sont-ils pas les mieux placés pour témoigner des problèmes qu’ils vivent dans son exercice quotidien ? Même si cette question doit préoccuper, bien entendu, toutes les composantes de la société puisqu’il s’agit d’une problématique collective cruciale pour une vie démocratique féconde. Il est intéressant aussi de constater que même si le présent ouvrage est inspiré essentiellement par la réalité du Québec, la méthode employée et une partie des constats sont largement transférables à toutes les collectivités qui, comme la nôtre, ont confié l’essentiel de la gestion de leurs média au secteur privé, ce qui est le modèle général. Le Québec, malgré certaines spécificités, partage les problèmes d’information des autres démocraties. La réflexion du professeur Bernier est donc exportable. Inversement, certaines solutions pratiquées ailleurs pour faire face à des situations analogues pourraient nous inspirer quant aux changements que nous devrions effectuer ici.
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Dans le cas particulier du Québec, on ne peut fermer les yeux sur un fait majeur auquel nous sommes tellement habitués que l’on en minimise l’importance : la nation québécoise n’a aucun contrôle sur l’information électronique régie entièrement par le gouvernement central qui, à travers Radio-Canada, est en plus lui-même un acteur majeur de la radio et de la télévision. La cour suprême du Canada nous a depuis longtemps dépouillés de nos dernières ambitions juridictionnelles dans ce secteur pourtant vital. Peu de nations vivent dans une telle dépendance qui n’est pas sans conséquences. Les résultats des nombreux sondages rapportés dans ce livre démontrent bien par ailleurs que la situation actuelle n’est pas l’apocalypse que certains évoquent. Le présent système n’a pas que des aspects négatifs même s’il règne de profondes inquiétudes, voire de la détresse chez plusieurs hommes et femmes du métier à qui a été demandé par sondage d’en apprécier l’exercice. Comme la profession médiatique a pour objet la réalisation concrète de l’une des plus belles conquêtes démocratiques de l’histoire, la liberté de presse, il ne serait que normal qu’elle s’exerce dans les conditions les plus gratifiantes. Le niveau de frustration perçu montre bien que des correctifs s’imposent et que c’est le devoir d’une société avancée de tenter de les apporter. Quels sont donc ces principaux paradoxes qui préoccupent à ce point non seulement les professionnels qui doivent les vivre au quotidien mais aussi l’ensemble de la population ? D’abord comment rééquilibrer un monde aussi délicat que l’information, dont la moindre manipulation étatique arbitraire peut être néfaste, mais qui est en même temps trop important, en regard de notre vie démocratique, pour être laissé complètement à lui-même ? Ce paradoxe principal qui engendre la plupart des autres réside dans le fait qu’une information de qualité constitue une valeur collective de premier ordre, à l’instar de la justice et de la sécurité, et l’on en confie pourtant la gestion, sauf de notables exceptions, exclusivement au secteur privé. Il s’en suit que les règles implacables de l’économie de marché s’appliquent fatalement à l’univers médiatique, créant ainsi des turbulences analogues à celles connues par l’ensemble de ce type d’économie, particulièrement depuis quelques décennies. Plusieurs événements récents illustrent en effet une tendance lourde du capitalisme contemporain à faire dériver la liberté vers l’anarchie. L’entreprise privée, qui reste malgré tout la meilleure façon de créer la richesse, n’est pas
Préface
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forcément la plus vertueuse quand elle doit gérer le champ délicat du droit du public à l’information qu’elle ne l’est dans les autres sphères de son activité. Croire à une certaine éthique capitaliste ne veut pas dire qu’on doive l’estimer parfaite ni pratiquée au même niveau par toutes les firmes. Cette croyance doit évidemment n’être jamais naïve. D’ailleurs, même les entreprises de presse non capitalistes ne sont pas inoculées contre tous les travers de leurs homologues qui sont en affaires. Elles ne sont pas privées certes, mais elles sont en concurrence avec des firmes qui le sont. Cela peut les amener à des comportements semblables à ceux de concurrents motivés par le seul profit. Ne serait-ce qu’en raison du fait qu’elles puisent elles aussi à la même grande source de revenus publicitaires et recherchent les tirages et les audiences les plus élevés nécessaires à leur survie et leur expansion. Ce système dominé par le marché peut faire des ravages considérables surtout dans le contexte de la mondialisation. La même liberté anarchique qui, dans l’ordre financier, a stérilisé au moins mille milliards de dollars dans la seule mésaventure des papiers endossés ne pourrait-elle pas, si elle n’est pas l’objet d’une régulation adéquate, causer des dégâts potentiellement aussi néfastes même s’ils ne sont pas matériels ? Par exemple, n’est-ce pas largement cette sorte de liberté anarchique qui a contribué directement à entraîner les États-Unis d’Amérique, la première puissance du monde avec leurs médias très concentrés, très orientés politiquement et presque totalement privés, dans le cauchemar irakien qui continue à déséquilibrer la planète ? Cela dit, on ne voit pas comment il serait pensable de tourner le dos systématiquement à ce secteur privé qui reste malgré tout le meilleur antidote au fléau plus néfaste encore que constituerait une gestion étatique de l’information. Si donc nous sommes largement condamnés au privé, il faut se résigner à devoir vivre avec la fatalité d’un certain nombre de ses règles. La première étant, bien évidemment, la recherche du profit et les moyens requis pour le porter au plus haut niveau. La convergence étant évidemment un instrument privilégié à cette fin. Et puis, lorsque la convergence est réalisée, les étapes suivantes en découlent naturellement. On se livre, entre géants, des luttes impitoyables avec les moyens proportionnés à la taille des entités concernées. Ce combat atteint présentement au Québec une intensité inégalée et pratiquement dramatique.
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Le tableau ne serait évidemment pas complet si on ne parlait que des inconvénients du modèle actuel. Autant pour le public que pour les professionnels de l’information, des avantages certains en découlent. Cela peut choquer, mais il est indéniable que les grands consortiums ont plus de moyens pour traiter équitablement leur personnel que certaines unités plus petites. Les grands sont généralement plus syndiqués, ce qui conduit normalement à de meilleurs salaires et bénéfices marginaux et à plus de sécurité d’emploi. Sauf accident, évidemment ! Les grands ont évidemment plus de résilience en cas de conflit majeur. Cela fut hélas plus d’une fois vérifié non seulement dans l’histoire ancienne. Même les batailles de géants ne sont pas que négatives : au moins ils se surveillent et peuvent se contrebalancer. Il n’est pas négligeable non plus qu’une entreprise ait les moyens de couvrir à l’aide de puissantes sources diversifiées ce qui se passe partout sur la planète. Dans le nouveau contexte mondial de libre circulation des biens, des services (dont fait partie l’information), des capitaux et même des personnes, certaines petites publications, qui par ailleurs méritent le plus grand respect en raison des autres vertus qui leur sont propres, ne pourront jamais faire converger vers nous, de façon directe et instantanée, l’ensemble des nouvelles mondiales dont nous avons pourtant besoin pour vivre dans le monde d’aujourd’hui. Les correspondants à l’étranger coûtent généralement cher et leur métier est de plus en plus à risque. Cela fait augmenter les coûts. Alors que faire pour que dans un tel contexte nous soyons non seulement bien informés, mais aussi que ceux et celles qui ont pour mission de le faire se sentent plus à l’aise dans leur travail, sans tomber dans le piège de quelque dirigisme étatique stérilisant et rétrograde ? Il n’y a pas de solution miracle, mais après avoir lu attentivement MarcFrançois Bernier il faut espérer que des gens de tous horizons seront mieux en mesure de mettre de l’avant les balises d’un meilleur univers médiatique. Cela devra impliquer évidemment une certaine révision réglementaire et législative en particulier par rapport à la concentration qu’il faudrait mieux réguler sans annuler pour autant les aspects positifs qu’elle comporte. L’État doit réviser sa manière de s’acquitter de ses responsabilités dans ce domaine. Les entreprises privées de presse devraient elles-mêmes amorcer solidement, comme certaines l’ont déjà fait, des efforts de codification éthique beaucoup plus élaborés et mieux connus du public et s’engager carrément à
Préface
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ne jamais sacrifier le devoir d’une information de qualité à l’intérêt des leurs actionnaires ou à la recherche d’influence indue, politique ou idéologique. Le Conseil de presse doit aussi être revu, raffiné et consolidé en lui donnant pratiquement le statut de tribunal d’éthique de l’information dont l’action dépasserait largement la louable mission qu’il assume présentement avec les moyens qui sont les siens. Les syndicats devraient s’imposer le même genre de devoir que les patrons et songer, sans renoncer à l’idéal et aux actions syndicales classiques, à se tourner vers des approches plus « corporatistes » dans le bon sens du terme, c’est-à-dire songer à un type d’ordre professionnel qui protégerait ses membres mais aussi les intérêts du public et des individus desservis. En particulier, presque plus personne n’a les moyens de se payer un recours au tribunal pour réparer une injustice de presse. Un salarié moyen qui gagne son recours doit souvent verser l’essentiel de son indemnité à son avocat. S’il devait perdre c’est la catastrophe appréhendée, des honoraires et des frais qui le dissuadent d’avance d’essayer d’obtenir justice. Elle ne devient donc accessible qu’aux riches et aux puissants. Même les acteurs politiques, élus comme fonctionnaires, n’ont plus les moyens matériels de recourir aux instances traditionnelles. On voit que les enjeux sont de taille et que l’œuvre d’un ancien journaliste devenu professeur prouve une fois de plus qu’une partie non négligeable des progrès humains sont venus et viendront de la réflexion d’universitaires qualifiés qui, comme Marc-François Bernier, font consciencieusement leur travail. Bernard Landry Ancien premier ministre
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des sciences humaines et sociales, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
Introduction
Ce livre est le résultat d’une série d’occasions inattendues survenues ces dernières années. Elles ont pris la forme de mandats de recherche et d’expertise confiés tantôt dans le cadre de procès civils portant sur les pratiques journalistiques et les comportements des médias au sein de certaines institutions, tantôt en raison de la volonté de certains organismes de mieux comprendre les effets de la concentration de la propriété et de la convergence des médias. Il ne fait pas de doute que la recherche empirique menée à l’automne 2007 auprès des journalistes professionnels syndiqués du Québec, constitue le noyau de l’ouvrage. Cette recherche, la plus importante du genre jamais réalisée au Québec, permet pour la première fois d’aller au-delà des impressions et des intuitions critiques afin d’en vérifier la validité. De la première gazette imprimée à quelques centaines d’exemplaires, après la Conquête, jusqu’aux stratégies d’autopromotion de Quebecor et de Radio-Canada, en passant par les étapes de concentration de la propriété et de la convergence des médias traditionnels sur des supports numériques, l’ouvrage propose un survol des étapes historiques, économiques, sociologiques et technologiques qui permettent de mieux comprendre la réalité des journalistes du Québec. On y verra combien sont similaires les préoccupations des observateurs des médias, les résultats de bon nombre de recherches empiriques consacrées aux effets de la concentration et de la convergence d’une part, et les attitudes et opinions des journalistes qui la vivent au quotidien d’autre part. Notre méthode de recherche a permis de jeter un regard inédit sur la situation vécue au sein des trois principaux conglomérats médiatiques du Québec que sont la Société Radio-Canada, Quebecor et Gesca. Le mode de propriété différent de ces trois conglomérats, tout comme le style de gestion implanté en fonction des objectifs de chacun, a des impacts sur les conditions de travail des journalistes. Dans certains cas, ces conditions sont telles qu’ils
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semblent lancer un appel de détresse professionnelle tellement ils sont enserrés dans un corset organisationnel trop rigide. *** Le lecteur doit savoir que le présent ouvrage est aussi le fruit de plusieurs années de pratique professionnelle du journalisme, qui constituent autant de temps consacré à une forme peu usuelle d’observation participante. Cela a ses avantages et ses inconvénients. Ainsi, l’avantage de la connaissance fine et implicite des mécanismes subtils de la socialisation vécue dans les entreprises de presse a pour contrepartie de réfréner tout projet ambitieux de construction théorique, dont la cohérence interne, tout comme le caractère séduisant et persuasif, se réalise souvent au détriment de la validité empirique. En effet, le travail qui consiste à élaborer des explications totalisantes et systématiques est maintes fois confronté aux faits, parfois marginaux mais têtus, qui les réfutent. Comment intégrer ces faits, dont le caractère singulier ou local n’amoindrit pourtant pas la pertinence puisqu’ils sont le produit de facteurs humains et matériels étroitement liés à la pratique quotidienne du métier de journaliste ? Nous avons donc opté pour la modestie théorique, laissant le loisir à chacun, profane ou spécialiste de haut vol, de se livrer aux réflexions qui correspondent à son approche explicative des faits sociaux et humains. Nous avons décidé d’exposer les tendances et de les commenter brièvement, tout en mettant en relation des facteurs aussi importants que le mode de propriété et l’importance accordée à la mission économique au sein de chaque conglomérat. Ces aspects pèsent lourd sur les journalistes, mais ne les paralysent ni ne les asservissent totalement. Nous rejetons tout autant les explications purement matérialistes et structuralistes, qui considèrent l’humain comme un être subjugué par les forces sociales qui s’exercent sur lui, que les explications purement autonomistes et idéalistes, selon lesquelles les individus peuvent imposer leurs préférences et leurs valeurs dans leur conduite quotidienne. Il n’y a ni surhomme ni esclave définitif dans nos sociétés démocratiques. Cette conviction n’élimine pas la question des formes plus ou moins oppressives de la domination, qui peut aussi bien être symbolique que formelle et matérielle. Et nous irions jusqu’à dire que la domination formelle, hiérarchique et matérielle ne peut se réaliser sans le concours d’une certaine forme de domination symbolique qui en favorise l’intériorisation chez les individus qui la subissent.
Introduction
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Nous considérons les individus comme des acteurs normatifs et pragmatiques. Ils cherchent à affirmer leurs valeurs en même temps qu’ils intériorisent les contraintes auxquelles ils se conforment plus ou moins, en fonction des ressources culturelles, intellectuelles et matérielles dont ils disposent, et selon leur capacité à les mobiliser dans telle ou telle circonstance. Tantôt combatif et réformateur, bien souvent résigné ou complaisant, l’individu est aux prises avec des problèmes d’adéquation et d’adaptation constante entre ses expectatives matérielles, morales, sentimentales d’une part, et la possibilité plus ou moins grande de les réaliser, quand ce n’est pas le douloureux constat d’impuissance, d’autre part. Résumant la conception du fait social chez Bourdieu, qui réside aussi bien dans l’objectivité des structures sociales que dans l’esprit humain, Patrick Champagne et Olivier Christin écrivent que « chaque individu est à la fois le produit d’une structure sociale (par le processus de socialisation et de conditionnement) et acteur qui contribue à faire la structure sociale et son devenir (en tant qu’il est porteur de propriétés sociales inscrites dans la structure)1 ». C’est à la lumière d’une conception complexe du fait social qu’il est fécond d’interpréter le portrait que les journalistes québécois dressent de leur propre situation. Ils sont les acteurs à la fois volontaires et récalcitrants d’un système médiatique qui les séduit et les embrigade. Chacun vit cette situation de façon différente et singulière, certes, mais on peut néanmoins les regrouper dans différentes catégories de jugements et de comportements, à des fins d’analyse. Au sein de chaque conglomérat médiatique, on trouve des individus dont les aspirations professionnelles, donc normatives à plusieurs égards, sont en porte-à-faux avec les impératifs de leur organisation de travail. Au sein de chaque média, on croise des journalistes dont l’inadéquation ou le désalignement sont plus intenses, plus prononcés que la moyenne de leur groupe d’appartenance, qui est lui-même en porte-à-faux avec le média en ce qui regarde les fonctions journalistiques jugées les plus importantes, ou encore en ce qui concerne l’autocensure qu’encourage la loyauté à l’entreprise. Et ce désalignement de groupe est encore plus prononcé, statistiquement, chez les journalistes de Quebecor que chez ceux de Gesca ou de Radio-Canada. Il y a
1. Patrick CHAMPAGNE et Olivier CHRISTIN (2004), Pierre Bourdieu. Mouvements d’une pensée, Paris, Bordas, p. 118.
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lieu ici de préciser que même si les journalistes de Quebecor se démarquent souvent de leurs collègues dans l’enquête empirique dont les résultats seront rapportés dans les prochains chapitres, il ne faudrait pas interpréter l’ouvrage comme une mise en accusation les concernant. Au contraire, les résultats invitent à une meilleure compréhension des conditions difficiles dans lesquelles ils doivent exercer leur métier, voire à une réelle empathie à leur endroit. Notre enquête révèle de forts consensus, parfois des opinions polarisées, mais aucune unanimité. Cela permet de dire que chaque média répond bien aux aspirations de certains des journalistes qui y oeuvrent. Il n’en demeure pas moins que chaque média possède son lot de journalistes qui n’ont pas intériorisé toutes les contraintes d’une culture organisationnelle qui cherche à les détourner de leur mission démocratique ou de service public. De profondes résistances se manifestent, en même temps que des lieux d’harmonie et de compatibilité entre les objectifs professionnels des individus et les finalités économiques des entreprises. Mais il est évident que les sources de tension sont plus nombreuses que les sources de satisfaction. Les journalistes de notre échantillon vivent mal la double tension inhérente au statut de professionnel salarié. Voilà des individus aspirant à l’autonomie, mais aux prises avec des conditions de dépendance dont ils rejettent les motifs en même temps qu’ils en reconnaissent une partie du bien-fondé. Tension caractéristique de ceux qui veulent mieux faire leur métier, sans doute pour en retirer une meilleure estime personnelle tout comme une plus grande reconnaissance sociale, alors qu’ils se trouvent dans des conditions défavorables, qu’ils ne peuvent justifier pleinement ni attribuer à la fatalité tellement elles sont liées à des stratégies économiques conscientes. Ils ne sont pas encore totalement résignés, bien que désemparés. On peut croire que si la société les laisse à eux-mêmes, en refusant d’implanter des mécanismes favorables à une saine pratique du métier, ils seront contraints à la résignation tranquille et à l’adaptation passive, plutôt que d’opter pour des stratégies de résistance individuelle ou de contestation collective. Bien d’autres quitteront le métier pour trouver des fonctions plus conformes à leurs valeurs plutôt que de tolérer des conditions de travail qui minent leur pertinence démocratique. À moins qu’ils n’abdiquent toute prétention à la légitimité sociale reconnue au journalisme dans nos sociétés, et inventent de nouvelles normes professionnelles, plus cohérentes avec un statut
Introduction
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d’employé au service, avant tout, de la mission économique de l’entreprise qui les rémunère bien. Un tel choix forcerait les citoyens à trouver d’autres serviteurs de la démocratie. *** Le présent ouvrage n’aurait pu être possible sans la volonté et le soutien financier de la Fédération nationale des communications (FNC). Nous tenons donc à en remercier sa présidente, Mme Chantal Larouche, son secrétaire général, Pierre Roger, ainsi que les journalistes Monique Prince (La Presse) et Chantal Léveillée (Le Journal de Montréal) qui ont contribué à sa réalisation. De même, nous tenons à souligner le dévouement constant de Mme Suzanne Chabot, elle aussi de la FNC, sans laquelle tout aurait été plus difficile. Bien entendu, nous assumons entièrement les erreurs qui pourraient s’être glissées malgré toutes les précautions d’usage.
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Chapitre 1
De la gazette à la convergence numérique
L’histoire de la presse au Québec commence après la Conquête de 1760. Il s’agissait alors de feuilles artisanales le plus souvent publiées à quelques centaines ou milliers d’exemplaires par des imprimeurs désireux de faire connaître les marchandises des bateaux nouvellement arrivés au port, ou encore de relayer les nouvelles de la métropole. Aux débuts, la presse québécoise était soumise à la censure de l’État, mais elle a pu s’en libérer dans le cadre des grandes réformes démocratiques qui ont suivi cette époque. Progressivement, les journaux ont été les véhicules de la littérature et de la lutte des opinions en matière religieuse et politique. L’historien des médias québécois, Jean de Bonville, a montré comment le développement de la presse, de 1884 à 1914, a été influencé par différentes variables, les plus importantes ayant été l’urbanisation, l’alphabétisation, les transports, l’émergence du télégraphe et du téléphone et, surtout, les transformations de l’économie. Urbanisation, industrialisation, lourds investissements dans l’infrastructure des transports, élargissement du marché des biens de consommation, tous ces phénomènes participent d’une même tendance profonde de l’économie. La croissance de l’offre et de la demande de biens manufacturés et de produits agricoles est favorisée par une mécanisation poussée, par des moyens de transport et de communication plus efficaces et par la concentration urbaine. La presse se fond dans ce décor. Elle emboîte le pas aux mouvements qui s’y dessinent ; elle en subit l’influence et accuse leurs tendances1.
Il y a un siècle, les facteurs identifiés par de Bonville ont provoqué une profonde transformation de la presse québécoise, un peu à l’image de ce qui 1. Jean De BONVILLE (1988), La presse québécoise de 1884 à 1914 : Genèse d’un média de masse, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, p. 33.
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avait déjà eu lieu aux États-Unis, et en parallèle à ce qui se produisait aussi en France2. Se détournant de sa double tradition littéraire et politique, pour ne pas dire polémique, la presse d’opinion alors réservée aux élites se transforme en presse d’information accessible à la masse des citoyens, et les journaux ne cherchent désormais plus à persuader les électeurs, mais plutôt à leur offrir un « produit » attrayant afin de constituer un auditoire de nature à intéresser les annonceurs qui fournissent l’essentiel de leurs revenus. En somme, le contrôle de la presse est passé de l’État aux partis politiques et, plus récemment, s’est retrouvé entre les mains de grandes corporations capitalistes3. Un nouveau modèle d’affaires est établi qui ne repose plus avant tout sur des abonnements coûteux ou l’aide des différentes formations politiques et du clergé, mais bien sur les revenus publicitaires. Au tournant du 20e siècle, lancer un journal devient de plus en plus onéreux, en raison du coût des nouvelles technologies nécessaires à l’impression de dizaines de milliers d’exemplaires en seulement quelques heures. Si bien que « l’activité d’imprimeur et d’éditeur devient industrielle4 », alors qu’elle avait été artisanale jusque-là. Le journal « est d’abord une organisation, une entreprise économique5 ». Cela modifie dès lors le type d’information que le journal diffusera comme le constatent plusieurs observateurs et chercheurs. En France par exemple : La mutation des journaux en entreprise dont le contenu s’adapte aux attentes du plus grand nombre s’étale sur un siècle, de la fondation de La Presse à celle de Paris-Soir. Elle diffuse peu à peu dans tous les organes les mêmes recettes chargées d’assurer l’adhésion du public le plus large : les parties sérieuses reculent au profit du fait divers, du roman-feuilleton, du scandale et de l’information spectaculaire qui joue sur l’émotion. Rappelons qu’à quelques jours de l’entrée en guerre en juillet 1914, les gros titres allaient encore au procès de Mme Caillaux, tandis que la crise internationale était sous-estimée par les journalistes et donc par leurs lecteurs6.
2. Voir à cet effet Thomas FERENCZI (1996), L’invention du journalisme en France, Paris, Payot et Rivages ; Christophe CHARLE (2004), Le siècle de la presse (1830-1939), Paris, Seuil, coll. L’Univers historique. 3. Richard V. ERICSON, Patricia M. BARANEK et Janet B.L. CHAN, (1987), Visualizing Deviance : A Study of News Organization, Toronto, University of Toronto Press, p. 32. 4. De BONVILLE (1988), op. cit., p. 97. 5. Idem, p. 89. 6. Christophe CHARLE (2004), Le siècle de la presse (1830-1939), Paris, Seuil, col. L’Univers historique, p. 354.
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Plus récemment, l’ex-ombudsman de la Société Radio-Canada y allait d’une observation similaire : L’exploitation du fait divers et des émotions fortes n’est cependant pas née avec la télévision. Dans un univers d’entreprise privée, de concurrence et de recherche de la rentabilité, elle devait devenir une carte importante à jouer dès la naissance des journaux commerciaux au xixe siècle7.
Nous allons aborder plus loin, lors de la mise en contexte économique, ce qu’il est convenu de nommer l’économie politique des entreprises de presse. Sur le plan historique, il suffit d’ajouter que le modèle d’affaires implanté dès la fin du 19e siècle est devenu dominant tout au long du 20e siècle, et s’impose de plus en plus en ce début de 21e siècle. Ayant d’abord touché la presse écrite, ce modèle d’affaires s’est ensuite appliqué à la radio8, puis à la télévision à partir des années 1950, mais surtout à compter des années 1970, lorsque la télévision est devenue, de façon définitive, la première source d’information des citoyens. Pour des raisons de rentabilité, les médias du Québec n’ont pas échappé à l’influence américaine qui est dénoncée par un de ses grands professionnels, Dan Rather, dont les propos sont rapportés dans un ouvrage consacré à l’histoire des grands chefs d’antenne des réseaux états-uniens. Selon Rather, qui commente les changements survenus à la télévision, jusqu’au milieu des années 1970, aucun réseau de télévision ne s’attendait à ce que le secteur de l’information soit profitable. Le changement radical dans l’information a eu lieu à ce moment, et pas plus tard qu’au milieu des années 1980, quand le secteur des nouvelles a été vu comme une source de profits9. Rather affirme que les pressions se sont accentuées pour que l’information rapporte cotes d’écoute et profits. Même si cela est inhérent à la mission commerciale des
7. Mario CARDINAL (2005), Il ne faut pas toujours croire les journalistes, Montréal, Bayard Canada, p. 238. 8. Dans le cadre d’une conférence réunissant des experts en études des médias, Kathryn Montgomery a rappelé que, pendant les années 1930, aux États-Unis, bon nombre de groupes de citoyens et d’institutions d’enseignement et de culture ont demandé qu’on réserve 25 % des fréquences radiophoniques à la programmation à des fins non commerciales, mais le puissant lobby du secteur privé leur a fait perdre cette bataille, et cela a servi de modèle pour la télévision. Voir « Will Commercial Forces Overwhelm Needs of Public-Interest Journalism ? » in Nieman Reports, Cambridge, Harvard University Summer, vol. 48, no 2, 1994, p. 43 et ss. 9. Plusieurs auteurs partagent ce constat. Voir plus loin Champlin et Knoedler (2002) à ce sujet.
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entreprises de presse privées, il est d’avis que les pressions n’ont fait que s’accentuer avec le temps et sont devenues plus importantes que jamais10.
Mise en contexte économique Les journaux ont d’abord appartenu à des imprimeurs, puis à des familles qui en ont assuré la santé financière. Au moment de l’arrivée de la radio, au début du 20e siècle, les propriétaires de journaux s’activent pour acquérir des permis de diffusion (ainsi, le quotidien La Presse sera propriétaire de la première station radiophonique du Québec, CKAC)11. À l’arrivée de la télévision, un même phénomène d’acquisition a lieu, si bien que le modèle d’affaire des journaux, fondé en bonne partie sur les revenus publicitaires, est transposé à l’exploitation des ondes publiques par des entreprises privées, si on fait exception de la Société Radio-Canada. Cette dernière ne sera soumise à la pression des cotes d’écoute qu’à compter des années 1980, à la suite de réductions dans le financement public de la part du gouvernement fédéral. L’adaptation aux changements technologiques qui marquent les années 1970-1990 (disparition progressive d’un mode de production manuel et mécanique à la faveur de l’informatique, accélération des télécommunications, concurrence de la télévision qui pousse les journaux à mettre plus de couleurs et à transformer leur mise en page, etc.) oblige plusieurs propriétaires de médias à chercher du financement public via l’émission d’actions12. Le spécialiste Robert G. Picard explique que les conséquences les plus visibles des pressions économiques ont résulté des nouvelles priorités des gestionnaires des médias eu égard à l’importance accordée aux profits et à la valorisation des actions sur les marchés publics. Il rappelle que, jusqu’alors, les journaux avaient toujours été des entreprises privées grâce auxquelles les propriétaires parvenaient à générer des profits raisonnables en même temps qu’ils prenaient en considération l’intérêt public et le service à leur communauté. Selon lui, les changements survenus dans le marché depuis le milieu du 20e siècle ont profondément modifié l’état des choses, au point où les enjeux capitalistes 10. Jeff ALAN (2003), Anchoring America : The Changing Face of Network News, Chicago, Bonus Books, p. 278. 11. John VIVIAN et Peter MAURIN (2000), The Media of Mass Communication, Scarborough, Allyn and Bacon Canada, 2nd Canadian Edition, p. 110. 12. Voir à ce sujet David HALBERSTAM (1979), The Powers that Be, New York, Dell.
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et commerciaux sont devenus les facteurs qui déterminent la gestion et les contenus des grands médias13. À compter de 1980, les années Reagan et Thatcher battent leur plein14 – et favorisent la déréglementation en matière de propriété des médias15 – tout en inspirant un virage néo-libéral que le Canada et le Québec prennent également. La plupart des médias appartiennent alors, et vont de plus en plus appartenir, à des conglomérats dont les gestionnaires ont des objectifs de rendement élevés s’ils veulent améliorer la valeur des actions cotées en bourse et, conséquemment, leur rémunération. Ainsi, l’économie de marché devient un facteur, sinon le facteur, déterminant des choix rédactionnels. Les médias ont notamment recours à des enquêtes, à des sondages et à des groupes de discussion afin de mieux cerner le type de contenu qui intéressera les lecteurs, ou encore afin d’offrir aux annonceurs des contenus spécifiques pouvant leur garantir des consommateurs potentiels (cahiers spéciaux, suppléments pour la mode, les voitures, l’informatique, etc.). Le modèle d’affaires en vigueur repose en grande partie sur les revenus publicitaires dans les journaux quotidiens (de 70 % à 80 % des revenus), ou totalement sur de tels revenus pour les journaux gratuits, la radio et la télévision généraliste privées. Quant à la télévision de Radio-Canada, elle compte sur un important financement du gouvernement canadien, certes, mais doit de plus en plus générer des revenus de publicité, ce qui a des effets sur le type de programmation et sur l’information qu’elle diffuse. De même, la viabilité de la grande majorité des nouveaux médias d’information liés à l’Internet, qui misent sur un accès gratuit, repose sur des revenus publicitaires qui sont en pleine croissance. Par ailleurs, les médias d’information sont souvent intégrés à des conglomérats aux activités multiples, dont les conseils d’administration sont dirigés par des gens étrangers au journalisme et à l’information16. 13. Robert G. PICARD (2004), « Commercialism and Newspaper Quality », Newspaper Research Journal, vol. 25, no 1, p. 54-65, p. 56. 14. François DEMERS (2006), « Concentration de la propriété des médias et repli des médias généralistes ; leçons des affaires Voilà et Star Académie », Cahiers du journalisme, vol 16, no 2, p. 46-69. 15. Voir Doris A. GRABER (1986), « Press Freedom and the General Welfare », Political Science Quarterly, vol 101, no 2, p. 257-275, p. 258, et Ann C. HOLLIFIELD, Gerald M. KOSICKI et Lee B. BECKER (2001), « Organizational vs. Professional Culture in the Newsroom : Television News Director’s and Newspaper Editors’ Hiring Decisions », Journal of Broadcasting & Electronic Media, vol. 45, no 1, p. 92 et ss. 16. Voir PICARD (2004), op. cit.
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À la télévision, dans bien des cas, l’intérêt public de l’information cèdera le pas à la valeur commerciale de l’information. Si bien que des enjeux sociaux et politiques importants (la dégradation de l’environnement, le respect des droits de l’homme, l’information internationale, le journalisme d’enquête, les droits des femmes17) seront marginalisés au profit de thèmes plus accrocheurs, mais dont la pertinence sociale est parfois faible (faits divers, arts et spectacles, couverture judiciaire, contenu ludique, météo, etc.). Cela n’est pas unique au contexte nord-américain. Ex-professeur de journalisme en Suisse, Daniel Cornu fait l’observation suivante : […] la sélection des nouvelles par les médias atteste que la préoccupation de répondre aux intérêts présumés du public ne coïncide pas nécessairement avec le respect d’un droit public à l’information, certaines informations étant écartées non parce qu’elles sont négligeables du point de vue de l’intérêt général, mais parce qu’elles manquent de couleurs et d’attrait, d’autres nouvelles étant au contraire retenues pour des raisons inverses18.
Plus loin, Cornu rappelle la formule lapidaire d’un ancien rédacteur du Times, de Londres, selon lequel le défi des journaux américains n’est pas de se maintenir en affaires, « il est de se maintenir dans le journalisme19 ». Une telle remarque peut aussi s’appliquer à de nombreux médias d’information en Amérique du Nord, le Québec n’étant pas une société distincte à ce chapitre. Toujours en ce qui a trait à l’importance de la mission économique, le verdict du spécialiste américain de l’économie politique des médias et fondateur de la revue scientifique The Journal of media Economic, Robert G. Picard, semble sans appel : Les pressions économiques deviennent les facteurs déterminants du comportement des entreprises de presse de l’Amérique. Il est de plus en plus évident que les décisions de certains gestionnaires de journaux affectent la qualité du journalisme, favorisant des pratiques qui diminuent la valeur sociale du contenu
17. Voir à ce sujet Bernard SCHISSEL (1997), « Youth Crime, Moral Panics, and the News : The Conspiracy against the Marginalized in Canada », Socal Justice, vol. 24, no 2, p. 165 et ss. ainsi que Robert A. HACKETT, Richard GRUNEAU, Donald GULSTEIN, Timothy A. GIBSON et NESWATCH CANADA (2000), The Missing News : Filters and Blind Spots in Canada’s Press », Aurora, Canadian Center for Policy Alternatives/Garamond Press, 258 p. 18. Daniel CORNU (2002), « La déontologie entre l’évolution des pratiques, la sédimentation des idées reçues et la permanence des valeurs. Journalisme et objectifs commerciaux », in Questions de journalisme, Université de Neuchâtel, p. 7, (www.unine.ch/journalisme/questions). 19. CORNU (2002), op. cit. p. 11.
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des journaux et qui détournent du journalisme l’attention du personnel de ces entreprises pour des activités qui sont avant tout reliées aux intérêts d’affaires de la presse20.
L’économiste estime que l’avenir des journaux est incertain en raison d’un marché stagnant, d’une concurrence accrue de médias qui sollicitent l’attention des publics, de la désaffection de certaines portions de la population et de changements dans les choix des annonceurs21. Ces facteurs influencent les contenus rédactionnels qui sont avant tout des nouvelles et des reportages façonnés [...] pour attirer de larges publics, pour divertir, pour être rentables et pour retenir des lecteurs dont l’attention sera vendue aux annonceurs. Le résultat est que les nouvelles qui peuvent déranger sont ignorées en faveur de celles qui sont plus acceptables et divertissantes pour un grand nombre de lecteurs, que les événements dont la couverture est dispendieuse sont marginalisés ou ignorés et que celles qui sont économiquement risquées sont aussi ignorées […].
Parce que les journalistes locaux trouvent intéressant de couvrir des nouvelles qui traitent de criminalité et de déviances – et qu’ils tendent à capter l’intérêt de tous pour de mauvaises raisons – des ressources importantes en termes de temps et d’efforts sont consacrées à la couverture de meurtres, de scandales et de rumeurs22. Non satisfait de ce jugement sévère, Picard ajoute que la majorité de ce qui est maintenant publié dans les journaux est « insipide ou vulgaire », si bien que les prétentions à la pureté journalistique vont produire bien peu d’effets aussi longtemps qu’elles ne seront pas accompagnées d’un réel engagement à produire et à diffuser des contenus de qualité qui serviront des intérêts plus importants que le voyeurisme et les ventes. Pour soutenir son argumentation, Picard rapporte le cas de la démission de Jay T. Harris, en 2001, de son poste de président et éditeur du San Jose Mercury News, car les objectifs de profit de 20 % exigés par le conglomérat propriétaire, Knight Ridder Inc., étaient un risque à la crédibilité du journal et favorisaient trop les intérêts des actionnaires au détriment de ceux des lecteurs. Cela le conduit finalement à la conclusion que les changements sociaux
20. Robert G. PICARD (2004), op. cit., p. 54 (notre traduction). 21. Idem, p. 54. 22. Idem, p. 63 (notre traduction).
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et économiques ont atténué l’importance traditionnelle que l’intérêt public avait dans les journaux23. En effet, dans un tel contexte économique, l’information journalistique perd sa valeur démocratique. Elle s’éloigne de sa prétention à servir l’intérêt public. Ce n’est plus ce que les citoyens de la démocratie ont besoin de savoir qui est pris en compte, mais bien ce qui les intéresse, ce qui relève d’une curiosité non légitime dans certains cas. L’information journalistique a alors un double statut de bien social et de commodité, selon les choix éditoriaux qui sont faits. De son côté, le professeur en relations publiques Bernard Dagenais fait valoir que « dans le cas du journalisme, l’idéal noble qu’on lui attribue est trahi par des pratiques qui font dominer sa réalité commerciale24 ». L’ex-journaliste radio-canadien, Claude Jean Devirieux, tient un discours semblable, mais sur le mode de la dénonciation du sensationnalisme des médias qui cherchent à montrer « le “ produit ” sensationnel, donc la nouvelle qui attirera le plus de monde, à ne pas insister sur les faits gênants, à banaliser l’information sérieuse pour en faire un produit de grande consommation et, en plus, à se comporter comme toutes les autres entreprises25 ». S’exprimant dans le cadre des travaux de la Commission de la culture de l’Assemblée nationale du Québec sur la concentration de la presse, il déplorait le « principe mercantile » qui anime maintenant les médias d’information et a contaminé le « principe philosophique noble » de la liberté de presse26. Ce constat est même repris par Kaplar et Maines, qui défendent pourtant une théorie libertarerienne de l’éthique en journalisme en s’opposant à toute réglementation qui pourrait se substituer au jugement moral individuel. Se penchant sur l’information télévisée, ils estiment que les journalistes sont soumis par les considérations économiques d’un média qui dépend d’une source unique de revenus, la publicité. Cela exige un auditoire de masse, lequel est attiré par des nouvelles hautement visuelles, divertissantes et parfois sensationnalistes. L’obligation d’attirer de vastes auditoires est une norme qui 23. Idem, p. 63. 24. Bernard DAGENAIS (2004), « Les relations publiques, véritable instrument de démocratie », Communication, vol. 23, no 1, p. 19-41, p. 19. 25. Claude Jean DEVIRIEUX (2001), Mémoire sur les impacts des mouvements de propriété dans l’industrie des médias, Montréal, p. 1. 26. Idem, p. 1.
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« dicte » la conduite des journalistes de la télévision. Dans un tel contexte, les normes éthiques sont tolérées aussi longtemps qu’elles n’interfèrent pas avec les impératifs commerciaux de la « bonne télévision »27. Selon eux, la rentabilité est la source du sensationnalisme, qui est l’antithèse de la conduite éthique et s’oppose particulièrement aux principes éthiques de l’équité et du respect de la vie privée28. On doit préciser ici que cette critique s’exprime à l’endroit du système médiatique commercial caractérisé par un mode de propriété privée, qui est celui des États-Unis. Or, la situation au Québec est bien différente compte tenu du rôle important qu’y tient la société d’État qu’est Radio-Canada. On verra plus loin que le mode de propriété est un facteur important à plusieurs égards quand on compare les attitudes et opinions des journalistes de Quebecor, Gesca (Power Corporation) et Radio-Canada. En général, les chercheurs, tout comme les observateurs des médias, estiment que le souci de l’intérêt public, sans être totalement absent, n’est pas ou n’est plus prédominant en raison des impératifs économiques qui ont eu lieu ces dernières décennies. Pour MacManus (1992), il y a un conflit d’intérêts inhérent dans le fait de vouloir servir le marché et le public, et la pression économique pousse les médias d’information à offrir davantage de divertissement que d’information d’intérêt public. Il analyse le dilemme éthique des entreprises de presse qui doivent décider si elles offriront au public ou bien des informations importantes, mais souvent peu attrayantes et peu rentables, ou bien des informations attrayantes et sensationnelles, mais souvent peu importantes. On retrouve ici le conflit qui oppose souvent la responsabilité sociale de la presse à la rentabilité de l’entreprise et qui pousse à se demander si les médias servent le public ou se servent du public. McManus considère que le fait de traiter une question sérieuse à l’aide d’émotions extorquées illustre une forme de conflit d’intérêts absente des codes de déontologie des journalistes, soit celle qui oppose l’intérêt commercial du média au devoir de ses journalistes de servir l’intérêt public29.
27. Richard T. KAPLAN et Patrick D. MAINES (1995), « The Role of Government in Undermining Journalistic Ethics », Journal of Mass Media Ethics, vol. 10, no 4, p. 236-247, p. 242. 28. Idem, p. 43. 29. John McMANUS (1992), « Serving the public and serving the market : a conflict of interest ? », Journal of Mass Media Ethics, vol. 7, no 4, p. 196-208, p. 196-197.
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La mission économique des médias encourage par ailleurs une organisation du travail rationnelle et optimale, en plus d’avoir un effet direct sur le type de contenu diffusé, comme on va le voir dans le cadre de la mise en contexte sociologique.
Mise en contexte sociologique Le journalisme a connu des transformations d’une importance telle qu’il est permis de soutenir que la pression commerciale cherche à détourner les journalistes de l’idéal du service public pour en faire avant tout des employés loyaux envers l’entreprise qui verse leur salaire. Cela n’est pas sans miner la légitimité de certaines de leurs revendications qui évoquent l’intérêt public ou le droit du public à l’information, tout en étant lourdes d’intérêts corporatistes. Pour mieux comprendre comment le journalisme s’adapte aux contraintes économiques, il y a lieu d’esquisser une analyse sociologique qui cherche à « [...] déterminer les facteurs sociaux du comportement30 ». La sociologie du journalisme s’intéresse notamment à l’organisation du travail dans les entreprises de presse, aux choix éditoriaux qui sont privilégiés et aux relations que les journalistes entretiennent avec leurs sources d’information. D’un point de vue sociologique par exemple, on peut avancer que la nouvelle, au sens journalistique du terme, « constitue un moyen terme entre les nécessités organisationnelles du marketing, les conceptions que se font les journalistes de leur rôle, et les attentes du public31 ». Plusieurs études sociologiques se sont intéressées au travail des journalistes dans certains lieux particuliers. Elles permettent de mieux comprendre les conditions dans lesquelles les journalistes exercent leurs activités quotidiennes. Elles s’intéressent notamment au contexte organisationnel des médias d’information, qui révèle combien les contraintes organisationnelles influencent quotidiennement et concrètement les choix rédactionnels et les contenus que diffusent les médias d’information. 30. Raymond BOUDON (1991), Les méthodes en sociologie, Paris, PUF, 8e édition, coll. Que saisje ?, no 1334, p. 142. 31. Anne-Marie GINGRAS (1985), La politique dans les quotidiens francophones de Montréal et de Québec en 1983, thèse de doctorat de troisième cycle en études politiques, Institut d’Études Politiques de Paris, p. 160-161.
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Les entreprises de presse sont des entreprises capitalistes qui doivent générer des profits maximaux. Cela implique une organisation rationnelle qui limite les coûts de la collecte et du traitement de l’information, et détermine une sélection des contenus qui seront diffusés afin de générer les meilleurs revenus possible. Pour y arriver, les stratégies des entreprises de presse consistent à privilégier des contenus à la fois peu coûteux à exploiter et attrayants pour les publics visés. À cette fin, des journalistes sont en poste dans certaines institutions ou couvrent exclusivement certains secteurs d’information (équipes sportives professionnelles, spectacles, parlements, palais de justice, etc.). Ces journalistes doivent démontrer quotidiennement que l’entreprise de presse tire profit de leur présence à tel endroit (le palais de justice ou tel club de hockey par exemple) plutôt qu’à un autre (les délibérations des conseillers scolaires, les activités des groupes de défense des droits de la personne, etc.). Le journaliste doit aussi faire la démonstration permanente qu’il est à la hauteur des attentes de son employeur. Pour cela, il doit « prouver » sa compétence, ce qui implique de ne pas manquer les « grosses histoires » que couvrent les autres médias (stratégie du mimétisme), tout en offrant de temps en temps des nouvelles exclusives qui permettent de devancer la concurrence (stratégie de la distinction). Plusieurs enquêtes sociologiques mettent en relief le fait que le journalisme est une activité largement ritualisée. Les médias cherchent à optimaliser les procédures de production et les lieux de collecte d’information afin de pouvoir atteindre un quota quotidien d’informations à mettre en forme et à diffuser à leurs publics. Ehrlich, se référant à bon nombre d’études sociologiques devenues classiques, parle des contraintes organisationnelles des entreprises de presse dont la fonction première est de produire quotidiennement leur lot d’informations pour favoriser une consommation de masse et le profit des corporations32. D’une certaine façon, plutôt que de prendre l’initiative d’enquêtes dont les résultats sont loin d’être assurés, ou plutôt que d’attendre passivement qu’un événement digne d’attention se produise, les médias ont choisi de prévoir ce qui est plus ou moins prévisible, ce qui va survenir fort probablement. Cela prend la forme de couvertures prioritaires (beat ou journalisme spécialisé) de différents secteurs d’activité humaine : sport, arts et culture, politique 32. Matthew C. EHRLICH (1995), « The Ethical Dilemma of Television News Sweeps », Journal of Mass Media Ethics, vol 10, no 1, p. 37-47, p. 39.
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(municipale, provinciale et nationale), affaires policières (faits divers), affaires judiciaires (palais de justice), économie, etc. Les ressources des salles de nouvelles ne sont pas toutes attitrées à de tels secteurs spécialisés, car il faut que des journalistes dits généralistes soient disponibles pour assurer la couverture des événements vraiment imprévisibles (drames naturels, scandales, démissionssurprises, etc.) pouvant survenir en périphérie des secteurs spécialisés. Les entreprises de presse ont, pour la plupart, une organisation rationnelle du travail qui cherche à privilégier les secteurs d’information qui intéressent le public et peuvent donc générer des revenus de publicité, mais il faut aussi que les coûts de collecte et de traitement de cette information soient les moins élevés que possible. À cet effet, certains lieux sont reconnus comme plus profitables que d’autres en terme de débit informationnel ou de richesse d’événements faciles à médiatiser. Comme l’ont constaté les chercheurs canadiens Ericson, Baranek et Chan, le palais de justice est l’un de ceux-là, au même titre que l’Assemblée nationale du Québec, la Chambre des communes à Ottawa, le Centre Bell ou les hôtels de ville de Montréal ou Québec33. Voici des lieux où se déroulent des activités d’un intérêt certain pour le public, lieux où les médias étendent leur filet afin de capter les histoires les plus aptes à intéresser le public. À l’intérieur même de ces lieux, les journalistes n’ont pas les ressources (nombre, temps, espace, etc.) pour couvrir tout ce qui y est d’intérêt public et ils font des choix en fonction, encore une fois, de ce qui est le plus de nature à intéresser leurs publics compte tenu des limites organisationnelles et de la concurrence. Dans le cadre d’une analyse comparative, Ehrlich a observé que les normes déontologiques du journalisme sont souvent en opposition avec les exigences organisationnelles des stations de télévision. Pour sa part, Frost affirme que les pressions commerciales, pour fournir des histoires intéressantes, se combinent à des heures de tombée strictes pour faire du journaliste quelqu’un de plus simpliste qu’il ne devrait l’être34. Champlin et Knoedler sont aussi d’avis que les structures organisationnelles implantées dans les médias incitent
33. En revanche, la Cour suprême du Canada n’est pas un endroit qui suscite une couverture médiatique régulière malgré l’importance des décisions qui y sont prises. Voir Florian SAUVAGEAU et al. (2006), La Cour suprême du Canada et les médias : À qui le dernier mot ?, Québec, Presses de l’Université Laval. 34. Chris FROST (2000), Media Ethics and Self-Regulation, Harlow, Longman, p. 3.
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les journalistes à favoriser des événements et des secteurs qui garantissent la collecte des informations les plus lucratives au moindre coût possible35. La pression économique des dernières décennies a aussi un impact sur les critères d’embauche des journalistes à la télévision et dans les journaux. Des chercheurs ont observé que les valeurs organisationnelles (le modèle du bon employé loyal, avec une bonne apparence, une bonne personnalité) sont devenues plus importantes en 1996 qu’elles ne l’étaient en 1981, alors que les qualités professionnelles (écriture, rigueur, connaissances générales, etc.) sont moins importantes. Selon eux, on a plus tendance à embaucher de bons employés que de bons journalistes36. On verra plus loin que la question de la loyauté à l’entreprise de presse peut parfois conduire à l’autocensure, aussi bien qu’elle peut miner l’intégrité de l’information journalistique quand celle-ci devient un outil d’autopromotion au service des actionnaires.
Influence sur les contenus Les contraintes organisationnelles influencent directement le contenu qui sera diffusé. Ce dernier sera de plus en plus sélectionné et mis en valeur à des fins économiques plutôt que pour servir avant tout l’intérêt public. Plusieurs auteurs en viennent à de telles conclusions en associant notamment pressions économiques, organisation du travail journalistique et sensationnalisme médiatique. Analysant les stratégies de couverture médiatique dans le cas du procès de Timothy McVeigh, en rapport avec l’attentat d’Oklahoma City survenu en avril 1995, Esposito observe en premier lieu que ce sont les excès de sensationnalisme des médias, dans le cas du procès criminel d’O. J. Simpson, qui ont conduit de nombreux juges à restreindre par la suite l’accès des caméras aux salles d’audience37. Il ajoute que l’intérêt de la télévision pour la couverture des procès est basé sur ce qui va intéresser le public plutôt que sur ce qui est central au procès même. La forte concurrence des médias afin d’attirer le 35. Dell CHAMPLIN et Janet KNOEDLER (2002), « Operating in the Public Interest or in Pursuit of Private Profits ? News in the Age of Media Consolidation », Journal of Economic Issues, vol. 36, no 2, p. 459 et ss., p. 3 (document électronique, pagination personnelle). 36. HOLLIFIELD et al. (2001), op. cit., p. 92 et ss. 37. ESPOSITO, Steven A. (1998), « Source utilization in legal journalism : network TV news coverage of the Timothy McVeigh Oklahoma City bombing trial », Communications and the Law, vol. 20, no 2, p. 15-33 (document électronique, pagination personnelle).
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plus vaste auditoire possible serait le facteur premier qui détermine quels procès seront couverts38, peu importe leur pertinence sociale. La criminaliste californienne Leslie Abramson dénonce également le sensationnalisme médiatique qui, aux États-Unis, se drape dans le Premier amendement pour refuser aux accusés le droit à un procès équitable avec un jury impartial, que doit garantir le Sixième amendement39. Landman considère pour sa part que la couverture médiatique de certains procès spectaculaires est un mélange d’information et de divertissement qui met en opposition la liberté de la presse et les droits des accusés. Il fait valoir que le droit d’avoir un procès public appartient aux accusés, et non au public ou aux médias. Cela vise à assurer aux accusés que leur procès ne sera pas vicié, tout comme les enquêtes préliminaires du reste40. Dans le même ordre d’idée, Popp est d’avis que la procédure d’impeachment à laquelle l’ex-président américain Bill Clinton a fait face, à la suite de sa liaison avec Monica Lewinsky, s’explique par le « mélange répugnant de trois forces très puissantes » que sont l’activisme politique d’un avocat, la partisanerie politique, et des médias qui « recherchent constamment le profit grâce au sensationnalisme et qui font fi des normes journalistiques en cours de route41 ». Popp relate que la couverture médiatique de l’affaire ClintonLewinsky a gonflé les cotes d’écoute des grands réseaux américains et que la course au scoop a provoqué la diffusion de fausses informations basées sur des sources anonymes, transgressant ainsi les normes journalistiques42. Selon elle, cet excès a conduit un journal aussi prestigieux que The New York Times à publier 220 articles en mars 1998 concernant cette affaire, alors qu’une importante réforme des droits des patients, appuyée par les Démocrates et les Républicains, n’a eu droit qu’à cinq articles. Elle est d’accord avec ceux qui estiment que les médias ont laissé tomber leur mission de quatrième pouvoir
38. Idem, p. 1. 39. Transcription d’un colloque (1996), « The Appearance of Justice : Juries, Judges and the Media », Journal of Criminal Law and Criminology, vol. 86, no 3, p. 1096-1146. 40. LANDMAN, JAMES H. (2005), « Balancing Act : First and Sixth Amendment Rights in HighProfile Cases », Social Education, vol. 69, no 4, p. 182 et ss. 41. Karen A. POPP (2000), « The Impeachment of President Clinton : An Ugly Mix of Three Powerful Forces », Law and Contemporary Problems, vol. 63, nos 1-2, p. 223 et ss., p. 1 (document électronique, pagination personnelle). 42. Idem, p. 8.
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critique, tout comme les normes professionnelles que cela implique, pour privilégier des contenus divertissants et plus profitables43. Le professeur et ex-journaliste Steve Bell (ABC News) rappelle qu’à la suite de cet épisode, un sondage réalisé pour le compte du First Amendment Center, de la Vanderbilt University, a révélé que 53 % des Américains étaient d’avis que la presse a trop de liberté, une hausse de 17 % sur les statistiques de 1997. Il attribue ces excès à différents facteurs économiques et technologiques qui encouragent la diffusion de contenus plus sensationnalistes44. Un phénomène similaire a été vécu en France dans le cadre de l’affaire d’Outreau, où des citoyens ont été injustement accusés de pédophilie par une justice douteuse et des médias ayant voulu exploiter à fond ce faux scandale. Le chercheur Gilles Balbastre écrit que Du 5 mai au 5 juillet 2004, le « procès d’Outreau » est présent vingt-six fois à la « une » des quatre grands quotidiens nationaux, qui y consacrent 344 articles en huit semaines : 108 dans Le Figaro, 84 dans Le Monde, 77 dans Le Parisien, 75 dans Libération. Pendant la même période, ces quotidiens consacrent trois articles à eux quatre à la sortie d’une étude de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) établissant que la pollution de l’air, de l’eau et d’autres dangers liés à l’environnement tuaient chaque année plus de 3 millions d’enfants de moins de 5 ans45.
Selon Byrne, les titres, l’importance accordée à certains aspects, les mots utilisés et même la disposition dans le journal contribuent au sensationnalisme auquel aucun média n’échappe, bien que le degré de sensationnalisme soit relié à la politique éditoriale de chaque média. Byrne rapporte les propos d’une avocate de Toronto selon laquelle la règle de base est que les médias imprimés doivent vendre des journaux46. Les phénomènes de concentration et de convergence des médias, qui se déclinent maintenant sur les plateformes des médias traditionnels et des nouveaux médias, ne corrigent pas la situation, selon certains spécialistes :
43. Idem, p. 9. 44. Steve BELL (2000), « Kill the Messenger ! The Public Condemns the News Media », USA Today, vol. 128, no 2652, p. 60. 45. Gilles BALBASTRE (2004), « Les faits divers, ou le tribunal implacable des médias », Le Monde Diplomatique, décembre 2004, p. 14-15, p. 14. 46. Kathleen BYRNE (1990), « Trial by headline », Ryerson Review of Journalism, mars 1990, p. 6 (document électronique, pagination personnelle).
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Dans une ère de consolidation et de cartels médiatiques, la qualité et même la quantité d’information se sont détériorées. Les entreprises de presse ne sont devenues qu’une autre source de profits pour les conglomérats, et elles doivent rapporter autant de profits que la plus rentable des divisions vouées au divertissement. Même si les permis de diffusion continuent d’être exploités en vue de servir “ l’intérêt public ”, les nouvelles dans une ère d’empires médiatiques ont été réduites à de “ l’infotainment ”47.
Une récente étude sur l’état des médias américains va dans le même sens, quand elle rapporte que la tendance est de diffuser de moins en moins de contenu original sur de plus en plus de plateformes différentes. Les auteurs ajoutent que les pressions économiques vont expulser le service de l’intérêt public si les journalistes et leurs supérieurs immédiats ne résistent pas assez aux désirs des conseils d’administration48. Certes, le sensationnalisme médiatique n’est pas un phénomène nouveau et on peut dire qu’il existe depuis que la presse est devenue une entreprise commerciale. Le cas dramatique du lynchage de Leo Frank, aux États-Unis, au début du 20e siècle, à la suite d’une couverture journalistique aux accents antisémites, est révélateur de la tendance à exploiter commercialement les événements, même lorsque cela se fait au prix de la vérité, de la réputation et, dans quelques cas extrêmes, de la vie humaine49. Chez bon nombre d’auteurs, la commercialisation de l’information qui résulte du modèle économique en vigueur se fait à l’avantage des entreprises de presse et au détriment de l’intérêt public. L’économiste Robert G. Picard y voit une situation qui encourage, de la part des médias, un comportement égocentrique (self-interested behavior) pour exploiter le marché potentiel, alors même que cela crée un conflit croissant entre le rôle du journal comme serviteur de ses lecteurs et l’exploitation de ses lecteurs afin d’obtenir des avantages commerciaux plus élevés. Selon lui, il ne faut pas se surprendre que le public perçoive la presse comme une simple entreprise, plus intéressée à ses intérêts économiques qu’aux intérêts plus généraux de ceux qu’elle prétend servir50. Par ailleurs, Yamamoto est d’avis que la commercialisation de l’information a un impact significatif sur l’éthique du journalisme contemporain, car elle 47. CHAMPLIN et KNOEDLER (2002), op. cit., p. 459 et ss. 48. PROJECT FOR EXCELLENCE IN JOURNALISM (2006), State of the Media, (http://www. stateofthenewsmedia.com/2006/), p. 4. 49. Steve ONEY (2004), « Media Trials and Media Sensationalism : The Press Frenzy of a Century Age Echoes in the Coverage of Trials Today », Nieman Reports, p. 63-67. 50. PICARD (2004), op. cit., p. 54.
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s’oppose au rôle traditionnel qui consistait à dévoiler et à faire comprendre des faits et des événements complexes. Selon lui, on préfère maintenant stimuler l’appétit du public pour le sensationnel et nourrir ses craintes 51. Selon Patterson, la croissance de nouvelles superficielles (soft news) est ancrée dans les études de marketing et de cotes d’écoute qui indiquent que les nouvelles basées sur le divertissement peuvent attirer et retenir des auditoires. C’est ainsi que les stations locales de télévision ont réussi à gonfler leurs cotes d’écoute à l’aide de nouvelles « molles » qui se retrouvent en début de bulletins de nouvelles. Les nouvelles liées aux faits divers et à la criminalité accaparent la plus grande partie des reportages et comblent la plus grande proportion de temps d’antenne52. Il ajoute que, si cela n’a toutefois pas réussi à freiner la baisse des cotes d’écoute ou du tirage des journaux, cela a peut-être ralenti quelque peu la tendance à court terme, alors qu’à long terme cette stratégie commerciale peut l’accélérer en raison du désabusement ou de l’ennui que ce type d’information risque de provoquer chez les citoyens. De même, Gross, Katz et Ruby soutiennent que l’influence du marketing et de la publicité sur les contenus journalistiques a augmenté ces dernières années, en partie en raison de la concentration et de la convergence des entreprises de presse (et des pressions que cela a mis sur leur rentabilité)53. D’autres chercheurs ont pour leur part mené une étude longitudinale des bulletins de nouvelles des réseaux américains, des années 1960 aux années 1990, qui indique une hausse marquée des reportages qualifiés de sensationnalistes. Pour expliquer ce phénomène, ils se réfèrent à la théorie de « l’information comme commodité », de McManus, selon laquelle les diffuseurs cherchent à produire les nouvelles les plus attrayantes qui soient, au moindre coût possible, pour des consommateurs dont le pouvoir d’achat intéresse
51. Takenobu YAMAMOTO (2004), « Commercial Bias in the Global Media : From the Fall of the Berlin Wall to the Iraq War », (http://www.jamco.or.jp/2004_symposium2/en/06/), p. 5 (document électronique, pagination personnelle). 52. Thomas E. PATTERSON (2000), DOING WELL AND DOING GOOD : How Soft News and Critical Journalism Are Shrinking the News Audience and Weakening Democracy - And What News Outlets Can Do About It, The Joan Shorenstein Center, Harvard University John F. Kennedy School of Government, p. 5 (document électronique, pagination personnelle). 53. Larry GROSS, John Stuart KATZ, Jay RUBY (2003), Image Ethics in the Digital Age, Minneapolis, University of Minnesota Press, p. X.
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les annonceurs54. De son côté, Tseng a procédé à une analyse de contenu de magazines d’information télévisés aux États-Unis (60 minutes 48 Hours, 20/20, Dateline, etc.) afin de vérifier des hypothèses de recherche dérivées de la théorie du journalisme de marché (market driven journalism). Cette théorie affirme que la marchandisation des médias (media commodification) et leur insertion dans des conglomérats, sont les principaux facteurs qui déterminent les sujets qui seront couverts et la diversité des sources d’information. L’analyse a démontré que la concurrence pour les auditoires et pour la publicité a conduit à mélanger la nouvelle (produit traditionnel du journalisme d’information) et le divertissement. Comparant ses résultats avec des travaux antérieurs, il constate que la proportion de nouvelles de type sensationnaliste a augmenté, avec un accent marqué pour les crimes, les scandales, les styles de vie, la présence de vedettes et du divertissement. Cela s’est fait au détriment de la politique, de l’économie et de l’information internationale. Autrement dit, les nouvelles s’intéressent davantage aux gens qu’aux événements55. Il ajoute que les gens ordinaires (plutôt que les acteurs sociaux tels les policiers, avocats, spécialistes, etc.) sont de plus en plus présents dans les reportages concernant les crimes, les tribunaux, les désastres naturels et les accidents. Selon lui, la convergence de l’information et du divertissement aux heures de grande écoute, qui a été intégrée au modèle d’affaires des médias, fait en sorte qu’il est presque impossible pour les magazines télévisés de pouvoir assumer leur rôle de chien de garde pour alimenter le débat public sur des enjeux d’intérêt public56. De l’avis de l’éthicienne Deni Elliott, la pression pour produire sans arrêt des informations, 24 heures sur 24, dans un univers multimédia où règne l’hyperconcurrence, pousse aussi les médias et les journalistes à tourner les coins ronds en manquant de rigueur, ce qui est une façon de tromper le public57. 54. SLATTERY, Karen, Mark Doremus et Linda Marcus (2001), « Shifts in Public Affaires Reporting on the Network Evening News : A Move Toward the Sensational », Journal of Broadcasting and Electronic Media, vol. 45, no 2, p. 290-302, p. 299. 55. Kuo-Feng TSENG (2001), A Content Analysis of Market Diven Television News Magazines : Commodification, Conglomeration and Public Interest, Thèse de doctorat, Michigan State University, 159 pages, p. iii. 56. Idem, p. 118. 57. Lori ROBERTSON (2005), « Confronting the Culture : The Culprit Behind the Recurring Clusters of Plagiarism and Fabrication Scandals Isn’t Just Irresponsible Youth or a Few Bad Apples or the Temptations of the Internet. It May Be the Newsroom Culture Itself », American Journalism Review, vol. 27, no 4, August-September, p. 34 et ss.
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Analysant cette fois la transformation des journaux québécois, de 1945 à 1985, l’historien Jean de Bonville avance que le contenu des journaux réagit aux pressions de la concurrence des autres journaux et des autres médias58. Il affirme que la recherche du profit et le financement par la publicité sont deux facteurs économiques qui déterminent le contenu depuis le 19e siècle. Cela a pour conséquence que les éditeurs imposent un contenu visant à attirer des lecteurs et des annonceurs. Il postule de plus que celui-ci est déterminé de manière particulière par la conjoncture économique, la concurrence et les stratégies d’adaptation59. Son analyse de contenu des journaux québécois montre que le divertissement, les loisirs et la consommation font des progrès aux dépens de préoccupations plus générales, dont l’actualité internationale. De 1945 à 1985, le journal devient un média de services (cotes de la bourse, horaires télé, etc.) de consommation et de divertissement (sport, horoscope, mots croisés, etc.)60. Bien que largement financée par des fonds publics, la Société RadioCanada n’échappe pas à la tendance, comme le révèle une recherche de Frédérick Bastien. Ce dernier a procédé à une analyse de contenu des bulletins d’information télévisée de Radio-Canada et de TVA, ainsi que des bulletins d’information radiodiffusée de Radio-Canada et de Radiomédia (CKAC), tous diffusés en 2000. Il voulait ainsi vérifier, par la comparaison, quel diffuseur avait le meilleur bilan en ce qui concerne le service public. Il en arrive à la conclusion que « l’indépendance d’un radiodiffuseur à l’égard des annonceurs a un effet positif sur l’atteinte des objectifs liés à trois dimensions du service public : la substance de l’information, l’identité nationale et l’ouverture sur le monde61 ». Ses résultats révèlent aussi la grande importance que les radiodiffuseurs privés (TVA et CKAC) accordent aux faits divers. Dans la thèse de maîtrise consacrée à cette recherche, Bastien estime que, sur certains critères associés au service public, les différences sont notables entre les diffuseurs publics et les diffuseurs privés, certes, mais aussi entre la télévision publique, qui a besoin de revenus publicitaires, et la radio publique, qui n’en a pas besoin. 58. Jean de BONVILLE (1995), Les quotidiens montréalais de 1945 à 1985 : morphologie et contenu, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, p. 24. 59. Idem, p. 30-32. 60. Idem, p. 159. 61. Frédérick BASTIEN (2004), « Écouter la différence ? Les nouvelles, la publicité et le service public en radiodiffusion », Revue canadienne de science politique, vol. 37, no 1, p. 73-93, p. 86.
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La télévision publique, et encore davantage la radio publique, présentent plus de nouvelles politiques et moins de faits divers que les chaînes privées. Ses nouvelles sont plus longues et elles incluent plus souvent des reportages. Elles diffusent aussi plus d’informations concernant l’ensemble du Canada et provenant des diverses régions du pays alors que les chaînes privées se concentrent sur l’actualité québécoise. Elles valorisent davantage l’information internationale, elles présentent plus de nouvelles sur la politique internationale et elles abordent des sujets plus complexes, par exemple en ce qui concerne l’action du Canada à l’étranger62.
Ses résultats de recherche […] suggèrent que si les considérations commerciales étaient éradiquées de la télévision de la SRC, la couverture serait alors plus substantielle, tant au niveau national qu’international, et qu’elle refléterait mieux la globalité canadienne en offrant un traitement plus complet des questions touchant l’ensemble du pays, entre autres par le truchement de la capitale fédérale, et les autres [sic] provinces canadiennes que le Québec63.
Cette recherche a fait dire à l’ex-ombudsman Mario Cardinal que RadioCanada a dû « s’ajuster au marché » et suivre « la tendance » face à la concurrence de TQS, en rapportant les faits divers « non plus en fonction de leur importance, mais en fonction de leur dimension spectaculaire. Ce qui ouvre la porte au sensationnalisme… qui est la porte juste à côté !64 » Mais la mission économique ne se traduit pas seulement par la sélection et la diffusion accrue d’informations dont l’intérêt public est contestable. Les médias peuvent aussi orienter leur couverture afin de ne pas nuire directement à leurs intérêts économiques, privilégiant alors leurs intérêts corporatistes à l’intérêt public. À cet effet, Sophie Boulay a choisi d’analyser la manière dont les quotidiens de Montréal ont couvert les audiences de la Commission parlementaire sur la concentration de la presse, qui se sont déroulées en février 2001. Elle voulait tester « l’hypothèse que la mission corporative des quotidiens montréalais l’emportera sur leur mission démocratique65 »,
62. Frédérick BASTIEN (2002), Écouter la différence ? Les nouvelles, la publicité et le service public en radiodiffusion, Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures, Université de Montréal, p. 121. 63. Idem, p. 122. 64. CARDINAL (2004), op. cit., p. 242-243. 65. Sophie BOULAY (2002), Les médias privilégient-ils leur mission démocratique ou économique ? Une analyse de contenu des quotidiens montréalais, Mémoire de maîtrise en communication publique, Université du Québec à Montréal, p. ii.
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ce qui signifie que la couverture de cette commission dans chaque quotidien (Le Devoir, La Presse, Le Journal de Montréal et The Gazette) sera conforme aux intérêts corporatifs de chaque propriétaire. Elle résume ses conclusions de la façon suivante : Nous concluons que les quotidiens montréalais ont présenté les travaux de la commission parlementaire sur la concentration de la presse de manière très différente. Notre analyse nous permet d’affirmer que le traitement de la nouvelle est intimement relié aux positions que défendent les propriétaires des quotidiens. Ainsi, Le Devoir, qui exprime clairement son inquiétude face au phénomène de concentration, accorde énormément d’importance aux travaux de la commission parlementaire, par ailleurs, La Presse présente les opinions de toutes les parties impliquées, sans proposer d’analyse ou d’interprétation. Le Journal de Montréal, pour sa part, accorde très peu d’importance à l’événement et ne reprend que les textes proposés par les agences de presse. The Gazette, finalement, fait peu de cas de l’événement. Les quotidiens montréalais étudiés, en ne présentant qu’une vision partielle des travaux de la commission parlementaire, reflètent davantage leur mission corporative que leur mission démocratique66.
Selon elle, les « préoccupations des médias sont maintenant d’ordre économique et non plus d’ordre informationnel67 », et ils favorisent avant toute chose leur intérêt économique plutôt que l’intérêt public dans un débat qui les met en cause. Aux États-Unis, Lisa Mills en arrive à des conclusions similaires quant à la couverture des audiences de la Federal Commission of Communication de 200368. Nous verrons plus loin que les journalistes du Québec partagent très largement ce point de vue quant à l’importance que les médias accordent à la promotion de leurs intérêts particuliers comparativement à l’intérêt public. Au Canada, des auteurs ont mis en évidence l’existence des angles morts (blind spots) du journalisme, soit des sujets ou enjeux de grande importance qui sont pourtant marginalisés ou occultés par les médias. Selon Hackett et Gruneau, ces angles morts s’expliquent par plusieurs facteurs. La position du journaliste dans l’organisation (est-il sujet à des pressions, comme le seraient
66. Idem, p. vii. 67. Idem, p. 104. 68. Lisa MILLS (2005), Too Little Too Late : Network Coverage of the FCC’s 2003 Media Ownership Rule Changes, Association for Education in Journalism and Mass Communication in San Antonio, (http://list.msu.edu/cgi-bin/wa ?A2=ind0602b&L=aejmc&D=0&T=0&P=226 2&F=P).
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les pigistes ou les journalistes temporaires ou surnuméraires ?), tout autant que le profil démographique des salles de rédaction et l’orientation professionnelle des journalistes (âge, formation, expérience, conceptions éthiques de leur métier) pourraient influencer davantage leur travail que leurs valeurs et croyances strictement personnelles. Ces auteurs insistent aussi sur le mode de propriété et le fonctionnement des institutions médiatiques qui encouragent certaines routines entre les journalistes et leurs sources d’information habituelles, surtout dans le cadre des secteurs spécialisés tels le palais de justice ou la politique. Les médias ont besoin d’une certaine routine pour s’assurer qu’il y aura des reportages et des articles prêts à être diffusés au bulletin de nouvelles ou dans le journal. Il existe une façon d’utiliser ses ressources pour faire en sorte que cela se produise. Cette routine favorise les sources qui sont des pourvoyeuses fiables d’information (les relationnistes surtout) et pénalise les sources moins visibles, moins capables d’attirer l’attention des médias. En résumé, les médias privilégient certaines informations payantes, faciles à collecter et à traiter, attrayantes pour le public, en espérant attirer des consommateurs qui seront à leur tour attrayants pour les annonceurs, et tout cela, sans déplaire aux propriétaires qui ont des intérêts économiques et idéologiques. Face à ces biais structurels et organisationnels, le journaliste apprend rapidement le genre de reportages qu’on attend de lui, et il sait ce qui sera refusé par son patron. Il ne perd donc plus de temps à fouiller des histoires différentes et se rabat sur des valeurs sûres : confrontation, spectacle, dénonciation, faits divers69. De son côté, Peter Desbarats explique que ces angles morts de l’information ne surviennent pas au hasard. Ils sont associés au mode de propriété des médias (concentration, actionnaires), à la structure de l’organisation de travail (ambition sociale et professionnelle des gestionnaires et des journalistes qui ne veulent pas déplaire à leurs supérieurs), au type de personnes embauchées et promues (peu de contestataires, surtout des gens du mainstream intellectuel ou idéologique), aux conditions de travail (indépendance assurée par le syndicat ou pigistes précaires, bons salaires ou non), au genre d’information attendue des journalistes (faits divers, soft news, information de service et de complaisance plutôt qu’information combative, politique, économique, etc.)70. 69. HACKETT et al. (2000), op. cit. 70. Peter DESBARATS (1990), Guide to Canadian News Media, Toronto, Harcourt Brace Jovanovich.
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Érik Neveu rappelle que la production quotidienne ou hebdomadaire d’un journal ou d’un bulletin d’information s’inscrit dans la rationalisation bureaucratique théorisée par Max Weber et ajoute que le « savoir-faire de tout journaliste se déploie et se construit dans les contraintes d’une structure d’interdépendance avec sa hiérarchie, ses collègues, ses sources qu’aucun gargarisme sur la liberté de l’acteur ne peut magiquement dissiper71 ». Daniel Cornu cite pour sa part le sociologue Pierre Bourdieu, pour qui l’une « des propriétés les plus importantes du jeu journalistique réside dans sa faible autonomie [...], c’est-à-dire dans le fait qu’il est fortement soumis à des contraintes externes comme celles que font peser, directement ou indirectement, les annonceurs, les sources et aussi la politique72 ». Bien entendu, les effets réels de telles contraintes organisationnelles sur le type d’information que les journalistes devront favoriser en laissent plusieurs profondément déçus d’exercer un métier qui ne ressemble en rien à l’idéal noble qu’ils s’en étaient fait. Dans son analyse comparative des bulletins de nouvelles de deux stations de télévision américaines en période de sondage d’écoute (ratings), dont il a été question plus haut, Ehrlich a constaté que c’était l’occasion de produire des séries de reportages sur des sujets dont le niveau d’intérêt public était très faible. Il considère du reste que cela crée un dilemme moral chez les journalistes, qui sont en quelque sorte obligés de travailler sur des questions superficielles et sensationnalistes alors qu’ils voudraient favoriser des thèmes plus sérieux73. On verra que la présente recherche va aussi dans ce sens. Un des responsables des stations de télévision lui a déclaré que leur commerce était de vendre le regard des téléspectateurs aux commanditaires, à défaut de quoi il faudrait mettre la clé dans l’entreprise74. Il a observé l’existence de la confusion classique entre intérêt public et intérêt du public (lire curiosité du public) et rappelle que les cotes d’écoute mesurent le nombre de personnes qui regardent un bulletin de nouvelles particulier, et non la qualité de ces informations. Ehrlich affirme que le fait de mobiliser beaucoup de ressources, afin de produire des reportages sans intérêt public, signifie que la 71. Érik NEVEU (2004), Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, coll. Repères, p. 43. 72. CORNU (1996), op. cit., p. 13. 73. Nous verrons plus loin que les journalistes du Québec valorisent des fonctions sociales qu’on pourrait qualifier de nobles qui constituent leur credo professionnel, mais qu’ils oeuvrent souvent au sein de médias qui valorisent des fonctions différentes. 74. EHRLICH (1995), op. cit., p. 40.
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loyauté des journalistes et des stations de télévision est allée aux actionnaires et propriétaires plutôt qu’aux citoyens. Il est d’avis que la culture organisationnelle des salles de presse, en accordant une attention démesurée aux cotes d’écoute, décourage beaucoup, sinon interdit carrément, tout effort individuel pour prendre une plus grande responsabilité éthique en ce qui regarde ce qui sera diffusé75. Ce chercheur a aussi constaté que cela indisposait certains journalistes et cadres, qui se trouvaient en quelque sorte obligés d’agir de la sorte en raison des pressions structurelles. Il rejoint les conclusions de Gardner et al. qui ont aussi constaté que les journalistes étaient désabusés par le genre de travail superficiel que l’on attend d’eux, alors qu’ils souhaiteraient se consacrer à des questions plus sérieuses, d’un plus grand intérêt public76. Sigelman a lui aussi observé le conflit de valeurs vécu par les journalistes qui se trouvent confrontés à des normes organisationnelles différentes des normes professionnelles77. De son côté, Stepp réfère à des enquêtes selon lesquelles bon nombre de journalistes songent à quitter le métier et, au terme d’une recherche menée pendant plusieurs mois, en vient à la conclusion que les médias doivent se consacrer à nouveau au service de l’intérêt public, en tenant compte autant de ce qui intéresse le public dans l’immédiat qu’en servant l’intérêt public à long terme. Selon lui, cela peut se faire sans verser dans la commercialisation excessive de l’information (crass commercialization)78. Pour certains, l’invocation des nobles principes de l’intérêt public et du droit du public à l’information relève davantage de ce que Philip Selznick nomme un « mythe institutionnel ». Il s’agit d’un effort de rhétorique idéaliste qui cherche à cacher que les objectifs réels des entreprises (rentabilité maximale) sont en porte-à-faux avec leurs prétentions officielles ( la préséance de l’intérêt public, le droit du public à l’information, la démocratie, etc.)79.
75. Idem, p. 45. 76. Howard GARDNER, Mihaly CSIKSZENTMIHALY et William DAMON (2001), Good Work : When Excellence and Ethics Meet, New York, Basic Books. 77. Lee SIGELMAN (1973), « Reporting the News : An Organizational Analysis », The American Journal of Sociology, vol. 79, no 1, p. 132-151, p. 141. 78. Carl Sessions STEPP (1993), « How to Save America’s Newspapers », American Journalism Review, vol. 15, no 3, p. 18 et ss, p. 4 (document électronique, pagination personnelle). 79. Rapporté par Lee SIGELMAN (1973), « Reporting the News : An Organizational Analysis », The American Journal of Sociology, vol. 79, no 1, p. 132-151, p. 134.
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Qu’en pense le public ? Les journalistes affirment représenter le public et son droit à l’information. Il ne fait pas de doute que cette prétention est fondamentale en journalisme. Elle est même la source de sa légitimité sociale80. Celle-ci est liée à un encadrement normatif qui énonce à la fois des libertés et des responsabilités (l’éthique et la déontologie du journalisme), ainsi qu’un devoir d’imputabilité devant différentes instances (le public, la profession, les tribunaux, etc.). Pourtant, il existe une profonde méfiance des publics face aux motivations réelles des journalistes. De plus, les choix journalistiques sont souvent critiqués par le public, au nom duquel ces choix seraient pourtant faits. En fait, de moins en moins de citoyens croient que les journalistes et les médias d’information oeuvrent pour le bien public, et de plus en plus sont d’avis que les motivations réelles des médias sont le service d’intérêts particuliers, surtout économiques. Dans le cadre d’un sondage d’opinion réalisé pour le compte de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, en 2002, on a posé au public québécois la question suivante : Diriez-vous que les journalistes sont avant tout au service du public, de leur entreprise ou de leurs propres intérêts ? Seulement 26 % des répondants ont répondu que les journalistes étaient avant tout au service du public, alors que 39 % étaient d’avis qu’ils étaient avant tout au service de leur entreprise et 29 %, de leurs propres intérêts. En somme, plus de 68 % des répondants affichaient clairement leur incrédulité envers le mythe institutionnel évoqué plus haut81. De son côté, le professeur Enn Raudsepp, de l’Université Concordia, a analysé comment le public et des journalistes montréalais en arrivaient souvent à favoriser des comportements différents quand on leur soumettait des cas typiques de dilemmes moraux82. Un de ces cas portait sur la pertinence 80. Marc-François BERNIER (2004), Éthique et déontologie du journalisme, seconde édition, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval. 81. Marc-François BERNIER (2004), La méfiance des Québécois envers la concentration de la propriété des médias, les journalistes et l’intervention gouvernementale, communication orale dans le cadre du XVIIe congrès international des sociologues de langue française, Tours (France), le 6 juillet 2004 (http://www.univ-tlse2.fr/aislf/gtsc/DOCS_SOCIO/FINITO_PDF/ Bernier_rev.pdf). 82. Enn RAUDSEPP (1999), « Editors for a Day : Readers’ Responses to Journalists Ethical Dilemmas », Journal of Mass Medias Ethics, vol. 14, no 1, p. 42-54.
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de diffuser ou non la photographie de jeunes enfants et de leurs parents, alors qu’ils faisaient la file afin de recevoir des biens distribués par un organisme de charité. Alors que 74 % des répondants du public83 étaient d’avis qu’il ne fallait pas publier la photo, car cela risquait d’embarrasser ces gens au point où ils hésiteraient à se représenter à nouveau à cet endroit, malgré leurs besoins, 58 % des journalistes auraient décidé de diffuser cette photo afin de montrer aux lecteurs que plusieurs personnes de la communauté sont dans le besoin et cela pourrait les persuader de leur venir en aide. Il est intéressant de constater que les répondants, issus du public, considèrent que la presse peut nuire à ceux qui se trouvent dans une situation défavorable. Raudsepp estime qu’en général, les journalistes, qui gagnent leur vie à diffuser des informations, sont moins respectueux du respect de la vie privée que les répondants. Il ajoute que les répondants du public sont encore plus favorables au respect de la vie privée quand vient le temps de protéger des médias ceux qui souffrent (victimes de drames ou de crimes et leurs familles). En somme, le public et les médias ne partagent pas les mêmes motivations et sensibilités éthiques84. À ce sujet, en octobre 2005, répondant à l’invitation du quotidien La Presse, plusieurs lecteurs témoignaient de leur ras-le-bol et dénonçaient les moyens utilisés pour augmenter les cotes d’écoute85. Au même moment, le magazine Trente, publié par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, rapportait des critiques similaires recueillies auprès d’artistes et de personnalités publiques. Cette posture critique ne se limite pas au Québec, bien au contraire. Ainsi, la journaliste pigiste de Toronto Miriam Porter n’a pas hésité à dénoncer les comportements des photographes de presse qui ont harcelé la famille de David Rosenzweig, un juif orthodoxe tué en 2002 à Toronto. Selon elle, le harcèlement des photographes, à la sortie du palais de justice, dans le cadre du procès pour meurtre qui a suivi, ne visait aucunement l’intérêt public86. De son côté, en parlant du droit du public à l’information, dans le contexte des révélations aux procès de Karla Homolka et de Paul Bernardo, qui 83. L’ analyse portait sur des réponses données dans le cadre de l’initiative du quotidien The Gazette « You Be the Editor » qui demandait à ses lecteurs de jouer au journaliste. Les centaines de réponses analysées ne sont pas scientifiquement représentatives de l’opinion publique. 84. RAUDSEPP, (1999), op. cit., p. 49-50. 85. Voir la page Forum du jeudi 6 octobre 2005, p. A21. 86. Miriam PORTER et Avrum ROSENSWEIG (2005), « An Appeal for Privacie », Toronto Star, 9 mai 2005, p. A 19.
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ont été marqués par des interdits de publication, le journaliste David Berman, du Globe and Mail, rappelle que cet argument a été utilisé par les médias pour combattre les interdits. Mais une importante proportion de la population a fait savoir qu’elle ne voulait pas tout connaître à ce sujet87. Il cite certains témoignages de citoyens qui soupçonnaient les médias d’invoquer de nobles principes, alors que les motivations premières étaient commerciales et que la surveillance du bon fonctionnement du système juridique avait peu à voir avec ces revendications. Ces procès ont alimenté une grande concurrence et des querelles entre les Toronto Sun et le Toronto Star, lesquelles ont contribué à persuader le public que des intérêts particuliers, plutôt que l’intérêt public, se cachaient derrière la campagne que menaient certains médias contre des interdits de publication88. Par ailleurs, à partir d’entrevues avec 78 leaders de la société civile en Ontario, Howard-Hassman en vient à la conclusion que ces derniers favorisent une conception non absolutiste de la liberté d’expression, et sont favorables à des interventions gouvernementales pour protéger les droits des groupes vulnérables qui peuvent faire l’objet de propos offensants. Ces leaders placent la liberté d’expression en concurrence avec d’autres valeurs, dont l’égalité et la non-discrimination. Howard-Hassman y voit un exemple de raisonnement moral de citoyens d’une démocratie libérale qui cherchent à réconcilier les droits des individus et des communautés89. Quant à Rodolphe Morissette, l’ex-chroniqueur et spécialiste du journalisme judiciaire, il reconnaît que les médias ne sont pas seulement des services publics, mais « aussi des entreprises commerciales de communication, dont la logique du profit et de la concurrence les amène à privilégier souvent l’information-spectacle, voire à “ détourner à son profit les exigences irrationnelles ” des auditoires », écrit-il en citant Pierre-Yves Chereul90. Il s’oppose toutefois à ceux qui prétendent que les médias traitent de certains sujets uniquement à des fins commerciales. Selon lui, les journalistes judiciaires utilisent divers critères pour déterminer les
87. David BERMAN (1995), « Right to know », Ryerson Review of Journalism, (http://www.rrj. ca/print 199). 88. Idem, 89. Rhoda E. HOWARD-HASSMAN (2000), « Canadians Discuss Freedom of Speech : Individual Rights Versus Group Protection », International Journal on Minority and Group Rights, vol. 7, p. 109-138. 90. Rodolphe MORISSETTE (2004), La presse et les tribunaux : un mariage de raison, Montréal, Wilson & Lafleur, p. 39.
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dossiers qu’ils traiteront : intérêt public, implication de détenteurs de fonctions publiques, questions de droit public et de droit criminel91. L’ex-ombudsman au service de Radio-Canada soutient pour sa part que, si les affaires judiciaires ont un intérêt public certain, la façon dont les médias les traitent les ravale souvent à de purs faits divers sans intérêt public92. Ailleurs, des auteurs ont observé que le public américain semble également convaincu que les journalistes ne sont pas là pour servir l’intérêt public, mais bien pour servir les intérêts économiques des conglomérats de presse ainsi que leurs propres ambitions professionnelles93. Patterson cite divers sondages selon lesquels les Américains sont de plus en plus critiques de l’information qui leur est servie par les médias. Le sondage qu’il a réalisé indique même que la majorité des répondants préfèrent l’information qui porte sur des sujets d’intérêt public (hard news, policy, etc.), alors que ceux qui préfèrent l’information de nature divertissante aimeraient également avoir davantage d’information plus sérieuse. Ce constat demeure valide, même après avoir soumis des questions indirectes afin d’éviter le biais chez les répondants qui veulent bien paraître, en se disant favorables à l’information sérieuse plutôt qu’à l’information spectacle ou sensationnaliste. Le constat est encore plus clair chez les publics grands consommateurs d’information qui constituent la base des fidèles auditoires des médias d’information. Par ailleurs, bon nombre de répondants déplorent le caractère ennuyant et répétitif de certains types d’information, dont les faits divers94 qui sont pourtant très prisés par les médias, à des fins commerciales. De même, une récente édition annuelle de l’état des médias aux États-Unis révèle que le public a de plus en plus tendance à se méfier des journalistes. Il s’agit d’une tendance à long terme qui remonte au début des années 1980. Les Américains en sont venus à considérer les médias comme étant moins professionnels, moins rigoureux et moins soucieux des gens. Ces citoyens sont de plus en plus convaincus que les entreprises de presse agissent uniquement en fonction de leur intérêt économique, et que les journalistes ne cherchent qu’à servir leur plan de carrière, résume un sondeur95. 91. MORISSETTE (2004), op. cit., p. 48-54. 92. CARDINAL (2005), op. cit., p. 228-229. 93. PROJECT FOR EXCELLENCE IN JOURNALISM (2004), The State of the News Media 2004, (http://www.stateofthenewsmedia.org/) visité le 15 mars 2006. 94. PATTERSON (2000), op. cit., p. 6-7. 95. PROJECT FOR EXCELLENCE IN JOURNALISM (2006), op. cit., p. 8.
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Constatant que la crédibilité et la satisfaction du public envers les médias ne cessent de diminuer depuis le début des années 1990, comme en témoignent de nombreux sondages, des chercheurs ont demandé à des représentants du public de jouer le rôle de producteurs d’émissions d’information, afin de voir quelles responsabilités ils estimaient avoir à l’égard de leur auditoire. Ces chercheurs sont d’avis que les médias ont accordé peu d’importance réelle à leurs responsabilités sociales afin de favoriser la rentabilité économique de l’information, ce qui serait encore plus vrai depuis le début des années 198096. Ils ont observé que, dans bien des cas, les nouvelles dont la diffusion était surtout compatible avec les responsabilités sociales, du point de vue des sujets de l’enquête, n’étaient pas les mêmes que celles qui avaient un fort potentiel de rentabilité économique. Ils ont aussi observé qu’il arrivait parfois que des nouvelles soient considérées à la fois comme rentables et conformes aux responsabilités sociales de la presse, comme quoi ces deux notions ne sont pas nécessairement exclusives. Néanmoins, parmi les sujets, les considérations concernant les responsabilités sociales des nouvelles étaient soulevées deux fois plus souvent que celles relatives à leur rentabilité. En somme, le public97 est à la fois conscient et critique de la commercialisation de l’information qui caractérise les entreprises de presse. Les médias prétendent représenter le droit du public à l’information, mais le public est très critique à leur endroit et doute de la noblesse des motivations des journalistes et des entreprises de presse. Nous verrons plus loin, et cela est peut-être un des principaux enseignements de notre recherche, qu’il faut de plus en plus faire des distinctions entre les journalistes et les entreprises de presse d’une part, et le mode de propriété des différentes entreprises de presse d’autre part. Notre enquête révèle clairement que les journalistes ont des aspirations professionnelles plus conformes aux valeurs nobles que sont l’intérêt public et le droit du public à une information de qualité, diversifiée et intègre. Ils aimeraient visiblement être plus libres et autonomes, mais ils se retrouvent très souvent dans un corset organisationnel qui limite leur autonomie. De plus, ils sont à l’emploi 96. Rebecca Ann LIND et Naomi ROCKLER (2001), « Competing Ethos : Reliance on Profit versus Social Responsibility by Laypeople Planning a Television Newscast », Journal of Broadcasting & Electronic Media, vol. 45, no 1, p. 118 et ss (document électronique, pagination personnelle). 97. Il serait plus juste de toujours parler des publics afin de refléter la diversité des points de vue à l’égard des médias et nous invitons le lecteur à tenir compte de cette nuance, même lorsque nous parlons du public afin de faciliter la lecture.
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de médias qui ne sont pas également soumis aux mêmes impératifs économiques, en raison de modes de propriété différents. Néanmoins, les journalistes demeurent des acteurs qui conservent une certaine autonomie professionnelle dans le traitement des sujets qui retiennent leur attention. Ils jouissent le plus souvent de protections en vertu de conventions collectives bien étoffées. Ils sont, bien entendu, contraints par un corset organisationnel, mais celui-ci n’est une chape de plomb. Pour dresser un portrait le plus juste possible, l’analyse doit donc constamment faire des aller-retour entre les niveaux individuel et organisationnel, entre le micro et le macro. La prochaine section de l’ouvrage va pour sa part faire un survol des recherches empiriques qui ont été menées afin de mesurer les impacts de la concentration et de la convergence des médias sur la qualité, la diversité et l’intégrité de l’information. Cette partie va préparer la présentation et l’interprétation des résultats de notre enquête menée auprès de 385 journalistes syndiqués qui oeuvrent en grande majorité pour les trois grands conglomérats médiatiques du Québec (Radio-Canada, Gesca et Quebecor).
Chapitre 2
Les impacts de la concentration et de la convergence des médias sur la qualité, la diversité et l’intégrité de l’information
La convergence des médias est largement tributaire d’un état de concentration de la propriété des entreprises de presse. Ces deux phénomènes reposent sur des facteurs économiques, technologiques et culturels. Certes, des cas de convergence existent qui mettent en partenariat des médias appartenant à des propriétaires différents, mais quiconque s’intéresse réellement à la diversité, à la qualité et à l’intégrité de l’information journalistique doit tenir compte à la fois des effets conjugués de la concentration de la propriété et de la convergence des médias. En raison des développements technologiques, la convergence des médias permet d’accélérer et d’accentuer, sur plusieurs plateformes de diffusion, des échanges de textes, de reportages, de contenus journalistiques. Ce que la concentration de la presse permettait de faire à l’intérieur des frontières matérielles de chaque type de média (journal, télévision, radio), la convergence permet de le faire sur tous les médias à la fois. C’est pourquoi les constats tirés des enquêtes empiriques portant sur la concentration et sur la convergence sont pertinents pour évaluer leurs impacts sur l’information journalistique. Toutefois, même si les inquiétudes sont très présentes aussi bien chez les journalistes que chez les chercheurs et bon nombre de groupes de la société
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civile1, relativement peu d’enquêtes empiriques ont été réalisées quant aux effets de la convergence sur la qualité et la diversité de l’information, comme l’a observé Singer2. La convergence des médias peut avoir plusieurs visages et des intensités variables, allant de la mise en commun de certaines ressources de médias différents, au gré d’ententes précises (convergence à la carte entre Gesca et Radio-Canada par exemple), jusqu’à un modèle d’intégration maximale (Tampa Tribune par exemple) en passant par le modèle actuel de Quebecor de partage de contenus des journaux, de la télévision et d’Internet et les efforts de promotion croisée. Il y a donc un continuum de convergence, et chaque cas peut y trouver sa place3. Huang et al. déterminent quatre catégories de convergence : celle qui réunit les contenus de médias différents, celle qui est de nature technologique grâce à la numérisation, celle qui existe par la mise en commun des médias d’un même propriétaire à la suite de fusions, et la convergence des rôles des professionnels de l’information écrite et électronique qui peuvent à la fois assurer l’écriture et la narration des nouvelles. Les chercheurs ajoutent que les trois premières formes de convergence ont fortement influencé et accéléré la quatrième forme, celle qui concerne les journalistes et photographes de la presse écrite, par exemple, et incite à effacer les frontières traditionnelles entre ces deux métiers4. On peut ajouter que des pressions s’exercent pour que le journaliste de la presse écrite soit également photographe, cinéaste et preneur de son afin qu’il puisse procéder au montage de différentes versions de son reportage en vue de sa diffusion sur plusieurs plateformes différentes (papier, Internet, baladodiffuseur, télévision, radio, etc.). 1. Voir notamment Petty BOZONELOS (2004), « The Tension Between Quality Journalism and Good Business in Canada : A View From the Inside », Communication, vol. 29, p. 77-92 ; Geneva OVERHOLSER (2004), « To Big to Be Good », Broadcasting and Cable, vol. 11, p. 43. 2. Jane B. SINGER (2004), « Strange Bedfellows ? The Diffusion of Convergence in Four News Organizations », Journalism Studies, vol. 5, no 1, p. 3-18, p. 4. 3. Voir à ce sujet Larry DAILY, Lori DEMO et Mary SPILLMAN (2003), « The Convergence Continuum : A Model for Studying Collaboration Between Media Newsrooms », Proceedings of the Annual Meeting of the Association for Education in Journalism and Mass Communication, Kansas City, Missoury, July 30 – August 2, 2003, p. 428-457. 4. Edgar HUANG, Karen DAVISON, Stephanie SHREVE, Twila DAVIS, Elizabeth BUTTENDORF et Anita NAIR (2006), « Bridging Newsrooms and Classrooms : Preparing the Next Generation of Journalists for Converged Media », Journalism and Communication Monographs, p. 221-262, p. 226-227.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias
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La convergence des médias, et de leurs contenus journalistiques, est un processus qui n’a pas encore atteint toute l’ampleur que certains lui prédisent, comme le documentent Dailey, Demo et Spillman. Une autre étude publiée en 2005, réalisée auprès de 372 responsables de nouvelles de journaux aux États-Unis, révèle que près du tiers des répondants (29 %) déclarent avoir une entente de partenariat avec une station de télévision5 et, dans la plupart des cas, cela implique des médias appartenant à des propriétaires différents6. Généralement, plus le marché est important, plus on trouve de tels partenariats en raison de la présence d’au moins une station de télévision. Les auteurs ont observé que ces partenariats se trouvaient surtout au stade des efforts de promotion croisée (diffuser le logo du média partenaire sur une base régulière, inviter un journaliste de la presse écrite dans un bulletin de nouvelles pour faire la promotion du texte à paraître le lendemain, etc.), plutôt qu’au stade d’une convergence de contenus provenant de journalistes travaillant pour les deux médias à la fois. Ces deux situations sont, selon eux, les extrêmes du continuum de la convergence qu’ils présentent. Plus on se dirige vers l’extrémité droite du continuum, plus les médias partagent les ressources, les sujets de couverture, les contenus, etc. À gauche du continuum, on se limite simplement à la promotion croisée, c’est-à-dire qu’un média fait la promotion de contenus offerts par un autre média, avec lequel il y a eu entente de collaboration. Schéma 1
Continuum de la convergence
Promotion croisée
Ressources
Sujets de couverture
Partage de contenus
(inspiré de Dailey et al. 2005, 39)
Sans s’opposer à la convergence des médias facilitée par les percées technologiques – ou au journalisme qualifié de multiplateformes, multimédia ou multitâche –, Quinn est d’avis que les problèmes commencent lorsqu’il y a 5. Les auteurs notent que ce résultat est nettement moins élevé que dans une une autre étude, mais ne peuvent expliquer l’écart. 6. Larry DAILEY, Lori DEMO et Mary SPILLMAN (2005), « Most TV/Newspapers Partners at Cross Promotion Stage », Newspaper Research Journal, vol. 26, no 4, p. 36-49. Voir aussi les mêmes auteurs (2005), « The Convergence Continuum : A Model for Studying Collaboration Between Media Newsrooms », Atlantic Journal of Communication, vol. 13, no 3, p. 150-168.
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un déséquilibre entre la mission sociale des médias et la recherche de revenus publicitaires. Il explique que le modèle économique de la convergence est attrayant pour les médias, car un journaliste multitâche pourra « produire plus de nouvelles pour le même coût ou à peu près »7. Cela signifie que les entreprises peuvent diminuer les coûts grâce à une hausse de la productivité, ajoute-t-il, en soulignant les occasions de promotion croisée entre les médias du même groupe. Il reconnaît que cela peut être perçu par des journalistes comme une occasion de mieux faire leur travail, grâce à de meilleurs outils. Mais faire du « bon journalisme » risque de coûter plus cher, souligne-t-il, et c’est la façon dont les entreprises de presse vont résoudre cette contradiction qui sera déterminante pour la qualité de l’information dans un monde de convergence médiatique8. Cottle synthétise les espoirs et les craintes liés au journalisme multitâche que favorise la convergence. Selon ses défenseurs, le multitâche a de nombreux avantages : les journalistes en tirent des habilités et la satisfaction au travail, il y aura moins de gestionnaires de niveau intermédiaire, les journalistes seront libres de retourner à l’extérieur de leur bureau pour couvrir des événements, ils auront un contrôle plus important sur leur travail et sur le produit fini, et ils seront plus impliqués dans les stratégies de couverture. Selon les critiques, le multitâche n’aurait que des désavantages, car il s’agirait avant tout d’une simple tentative pour réduire les coûts : il s’oppose au journalisme spécialisé et menace le respect des normes professionnelles. De plus, les journalistes vont souffrir de surcharge de travail, il y aura davantage de contrats de travail à courte durée ou à temps partiel en raison des compressions dans le personnel et, surtout, les journalistes seront en quelque sorte attachés à leur poste de travail afin de convertir la même information pour les besoins de différentes plateformes de diffusion9. Cottle a mené une étude empirique et qualitative au sein du BBC Newscentre, dans la station régionale de Bristol qui a été choisie par la BBC pour évaluer les plus récentes technologies multimédias de la fin des années 1990, incluant le journalisme vidéo et d’autres fonctions multitâches. Il a observé
7. Stephen QUINN (2004), « An Intersection of Ideals : Journalism, Profits, Technology and Convergence », Convergence, vol. 4, no 10, p. 109-123, p. 110 (notre traduction). 8. Idem, p. 111. 9. Simon COTTLE (1999), « From BBC Newsroom to BBC Newscentre : On Changing Technology and Journalist Practices », Convergence, vol. 5, no 3, p. 22-43, p. 26.
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que la multiplication des tâches a desservi la spécialisation des journalistes qui s’estiment aptes à utiliser plusieurs technologies, mais qui se trouvent rarement compétents pour chacune d’elles, alors même qu’ils apprécient l’innovation technologique10. Il a aussi observé que les journalistes critiquaient le fait que leur charge de travail et les pressions pour produire avaient augmenté en même temps que le nombre d’employés était réduit11. Pour les journalistes interrogés, il va de soi que le nombre de nouvelles diffusées a augmenté, mais que leur qualité a diminué, notamment parce que les journalistes ont moins de temps pour réaliser des montages et des synthèses, et qu’ils optent pour diffuser davantage d’entrevues en direct12. Cela limite aussi leur créativité tout en accordant plus de contrôle aux sources d’information. Le temps consacré à la recherche et à la production, ou encore à leur présence lors d’événements comme un procès, est aussi diminué, relatent les journalistes de la station de Bristol, ce qui entraîne superficialité et risques d’erreurs13. Toutefois, les journalistes apprécient le fait de pouvoir mieux contrôler le processus de traitement et de diffusion de leurs reportages. L’auteur est d’avis qu’il y a des risques d’homogénéisation de l’information en raison de l’importance accordée à produire différents formats de la même nouvelle afin de la diffuser sur plusieurs plateformes. Le fait de devoir passer plus de temps devant les écrans d’ordinateurs limite aussi les contacts des journalistes avec la communauté, qu’ils doivent pourtant côtoyer pour mieux en parler14. Une enquête sociologique réalisée dans quatre salles de presse convergées des États-Unis a permis de savoir comment les journalistes réagissaient à cette nouvelle façon de travailler. Certains y ont vu des avantages et ont mentionné que produire en vitesse quelques paragraphes d’un article, pour qu’il soit diffusé rapidement sur Internet, ne prenait que quelques minutes et donnait lieu à une très grande diffusion instantanée, tout en leur permettant de continuer à écrire un texte plus long15. Toutefois, l’obligation pour les journalistes de la presse écrite de fournir du matériel vidéo complique leur 10. Idem, p. 34. 11. Idem, p. 35. 12. Idem, p. 36. 13. Idem, p. 37. 14. Idem, p. 40. 15. Jane B. SINGER (2003), « The Sociology of Convergence : Challenges and Changes in Newspaper News Work », Proceedings of the Annual Meeting of the Association for Education in Journalism and Mass Communication, Kansas City, Missoury, July 30 – August 2, 2003, 581 p. 339-369, p. 349.
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tâche de vérification des informations qui exige des déplacements de leur part au lieu de le faire par téléphone ou courriel. Les longues minutes à attendre pour enregistrer un reportage vidéo, se maquiller et se démaquiller et parfois procéder soi-même au montage, nuisent aussi à leur travail, tout comme les contraintes de temps qui se multiplient. Certains répondants estiment que cela rend difficile leur travail premier qui est d’écrire pour un journal. D’autres déclarent que devoir fournir à la fois de la photo et du vidéo d’un événement nuit à la qualité de la couverture16. Un journaliste a fait valoir que l’obligation constante de produire l’empêche de flâner dans les corridors de l’hôtel de ville pour rencontrer des gens, ou simplement de lire ce qui est affiché aux murs, ce qui réduit les occasions de faire de meilleurs reportages. Il faut toutefois préciser que la majorité des journalistes interrogés par Singer n’ont pas supporté l’opinion selon laquelle la convergence va produire un journalisme médiocre17. Les journalistes de la presse écrite qui ont participé à cette enquête empirique ont soutenu que, souvent, leurs collègues de la télévision sont moins compétents ou moins bien informés, ou moins spécialisés, ce qui provoquait des erreurs qui se retrouvaient aussi dans les journaux, compte tenu des stratégies de promotion et de diffusion croisées. Les erreurs et inexactitudes importées par les journalistes de la télévision nuisaient donc à la qualité du journal18. De plus, la convergence favoriserait la présence, dans le journal, de faits divers qui font le régal des bulletins de télévision19. L’enquête révèle que la convergence est inégale d’une entreprise à l’autre, si bien que, chez plusieurs journalistes, cela n’avait pas encore changé les habitudes quotidiennes. De plus, les journalistes de l’enquête s’entendaient pour dire qu’ils n’avaient pas reçu de formation pour savoir comment travailler dans un environnement de convergence. Par ailleurs, le verdict n’est pas clair en ce qui a trait à l’effet de l’Internet sur l’exactitude de l’information. L’auteur estime que les journalistes sont ouverts à la convergence, mais que cela dépend de la façon de la réaliser20. La recherche révèle cependant que la concurrence traditionnelle entre le journalisme écrit et le journalisme télévisé est amoindrie par la convergence, qui favorise la mise en commun de ressources et de nouvelles. 16. Idem, p. 50. 17. Idem, p. 351. 18. Idem, p. 352. 19. Idem, p. 353. 20. Idem, p. 360.
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Il y a lieu ici de rappeler que les stratégies de convergence sont en grande partie reliées à un taux élevé de concentration de la propriété des médias. L’objectif poursuivi par les propriétaires et les gestionnaires est de générer encore davantage de revenus, surtout lorsque l’entreprise a des actions transigées sur les marchés publics. Pour obtenir de tels bénéfices, il faut exploiter de façon intensive la même information sur différentes plateformes, afin de rejoindre des publics de plus en plus fragmentés. Pour l’instant, la convergence coûte cher en équipements, en formation et en personnel supplémentaire, estime Covington, qui ajoute que les coûts pour la technologie pourraient être diminués grâce aux logiciels libres21. Pour Hammond et al., la convergence résulte des pressions économiques et des développements technologiques des années 1980 et, surtout, 199022. Alors qu’Internet permet aux publics de suivre le développement des événements à partir de plusieurs sources, pour aller plus en profondeur par exemple, la stratégie des entreprises est de faire en sorte que ces publics demeurent fidèles et n’aillent pas voir ailleurs23. On peut donc dire qu’à la concentration de la propriété des médias et aux stratégies de convergence, s’ajoutent des stratégies de mise en marché et de promotion croisée qui vont tenter de limiter l’exposition des citoyens à la diversité que favorise pourtant Internet. Ces remarques préliminaires ne font pas le tour de la question. Mais elles soulèvent des questions sérieuses quant aux effets de la concentration de la propriété des médias d’information et de la convergence des salles de rédaction sur la qualité et la diversité de l’information. Quant aux stratégies de promotion croisée, qui visent avant tout à favoriser la situation financière des entreprises, et à satisfaire les actionnaires, elles soulèvent la question du respect de l’intégrité de l’information journalistique, laquelle est un service public essentiel en démocratie. Nous verrons plus loin que les journalistes du Québec sont très méfiants quant aux vertus de la concentration et de la convergence des médias. Pour l’instant, nous allons procéder à une vaste recension de recherches scientifiques empiriques qui indiquent que la concentration et la convergence des médias peuvent miner la qualité, la diversité et, surtout, l’intégrité de l’information journalistique. 21. Randy COVINGTON (2006), « Myths and Realities of Convergence », Nieman Reports, Hiver 2006, p. 54-56. 22. Scott C. HAMMOND, Daniel PATTERSON et Shawn THOMSEN (2000), « Print, Broadcast and Online Convergence in the Newsroom », Journalism and Mass Communication Educator, été 2000, p. 16-26, p. 17. 23. Idem, p. 17.
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Les impacts sur la qualité de l’information Les critères pour évaluer la qualité de l’information (ou la qualité des médias) sont nombreux et ont fait l’objet de plusieurs recherches24. On peut cependant retenir sept caractéristiques, mises en évidence par Leo Bogart, qui reflètent des évaluations subjectives largement partagées par les responsables de salles de rédaction quand ils évaluent leurs journaux ou les autres : l’exactitude, l’impartialité dans les reportages, les initiatives pour les enquêtes, la présence de journalistes spécialisés, la personnalité des journalistes, l’esprit civique et le style d’écriture25. Meyer et Kim ont observé que ces critères sont également valorisés par les journalistes. D’autres critères objectivement mesurables sont aussi en jeu : le ratio de contenu rédactionnel versus la publicité, la proportion de textes analytiques, la diversité des chroniqueurs politiques, le nombre de lettres des lecteurs publiées par enjeu, les proportions de textes maison et de textes d’agences de presse, la longueur des textes, l’absence de rubrique astrologique, etc. Du reste, des recherches existent qui établissent un lien entre la qualité de l’information, la réputation d’un journal et une partie du tirage, rapporte Meyer. Résumant des ouvrages récents consacrés au journalisme multimédia qui s’inscrit dans les stratégies de convergence des conglomérats, Deuze note que ce phénomène ne vise aucunement une amélioration de la qualité de l’information, mais répond strictement à des impératifs économiques, de mise en commun des ressources et d’économie d’échelle26. Les auteurs qu’il résume estiment que le journalisme multimédia peut être une occasion d’améliorer la qualité de l’information, mais cela à la condition que les gestionnaires des médias s’y consacrent réellement au lieu de simplement implanter des mécanismes de convergence. Ces mécanismes obligent bon nombre de journalistes à être des généralistes superficiels, toujours pressés de « produire », plutôt que des spécialistes de certains domaines. Or, en terme de qualité de
24. Philip MEYER et Koang-Yhub KIM (2003), « Quantifying Newspaper Quality : “ I Know It When I See It ” », Proceedings of the Annual Meeting of the Association for Education in Jhournalism and Mass Communication, Kansas City, Missoury, 30 juillet – 2 août 2003, p. 44-59. 25. Leo BOGART (1989), Press and Public : Who Reads What, When, Where, and Why in American Newspapers (2nd ed.). Hillsdale, NJ : Lawrence Erlbaum and Associates, Inc. 26. Mark DEUZE (2006), « Books », Journalism and Mass Communication Educator, p. 330-333.
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l’information, il est impossible pour un même journaliste de couvrir adéquatement un événement majeur pour plusieurs médias, souligne Quinn27. Selon lui, si les gestionnaires utilisent la convergence afin d’épargner de l’argent, les journalistes peuvent devenir trop occupés pour vérifier l’information obtenue et risquent de s’en tenir à des contenus préparés par des spécialistes de la persuasion, tels les relationnistes. S’ils sont trop occupés à produire, les journalistes auront moins de temps pour réfléchir ou analyser. Cependant, la convergence peut offrir de réelles occasions de conduire à un journalisme de meilleure qualité, et plus utile socialement, si cela se fait sous la gouverne d’une sage gestion28. À cet effet, dans un témoignage des plus récents, un « journaliste mobile » du site Internet Canoë reconnaissait qu’en cumulant plusieurs fonctions (recherche, entrevue, filmage, montage, diffusion), il ne pouvait vraiment remplacer quatre personnes. « La qualité en souffre forcément. Et puis, à ce rythme, je ne peux pas approfondir un sujet et déterrer un scoop29 », devait-il concéder. Pour leur part, Huang et al. décrivent clairement ce qui est attendu des journalistes dans un environnement de convergence des médias. Savoir écrire n’est probablement plus suffisant. On s’attend de ce journaliste qu’il écrive rapidement la même nouvelle pour différents médias. Idéalement, il devrait pouvoir s’exprimer devant une caméra. Il devrait être de plus en plus capable de faire la narration d’une nouvelle ou d’un reportage à l’aide de vidéos et de photographies, tout en étant en mesure de compléter cela avec des schémas ou des graphiques pour la version Internet30. Face à ce modèle de journaliste multitâche, et peut-être même de façon complémentaire, Covington est d’avis que le journaliste qui a de bons contacts avec ses sources, mais peu d’habilités pour travailler et diffuser sur différentes plateformes, demeure encore essentiel31. Au-delà de l’expression de ces inquiétudes sérieuses, il y a lieu de vérifier si non seulement la convergence des médias, mais également la concentration de la propriété, peuvent affecter la qualité de l’information. Les enquêtes 27. QUINN (2004), op. cit., p. 113. 28. QUINN (2004), op. cit., p. 121. 29. Patrick BELLEROSE (2007), « Journaliste à tout faire », Trente Le magazine du journalisme québécois, vol. 31, no 6, p. 22-23, p. 23. 30. HUANG et al. (2006), op. cit., p. 224. 31. COVINGTON (2006), op. cit., p. 55-56.
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empiriques (analyses de contenu, études de cas, analyses qualitatives et quantitatives) demeurent les sources de connaissance les plus fiables à ce sujet. Elles seules permettent d’avoir accès à des données probantes. Des chercheurs se sont inspirés de l’ouvrage de Kovach et Rosenstiel (The Elements of Journalism) pour définir la qualité de l’information32. Ils disent avoir rendu opérationnels les critères mis de l’avant par ces auteurs : être pertinent et informatif, faire preuve d’initiative et du courage, être équitable, équilibré et exact, avoir des sources fiables et être très « local ». À ce sujet, certaines de leurs définitions sont pour le moins discutables. Par exemple, faire preuve d’initiative (enterprise) s’attarde au traitement ou à la mise en forme de l’information des différents médias du groupe (ainsi que les éléments de promotion croisée), davantage que sur le fait d’avoir été à l’origine de la nouvelle (plutôt que d’être à la remorque des sources, par exemple)33. En ce qui concerne les notions de l’équilibre et de l’équité, les auteurs ont associé ces critères au nombre de sources présentes dans une nouvelle, en présumant que plus il y a de sources, plus il y a équilibre, alors qu’il aurait été préférable de poser un jugement sur l’équilibre en recensant le nombre de points de vue exprimés dans les nouvelles. En ce qui concerne la fiabilité des sources, on distingue sources anonymes, sources expertes ou compétentes et sources ordinaires (person-in-street). L’analyse compare trois époques (avant la convergence, au début de la convergence et trois ans après la convergence) par la technique de la semaine reconstituée sur des périodes de six mois (une semaine par mois). Il faut noter que l’analyse (analyse de contenu et entrevues) ne porte que sur le Tampa Tribune et non sur les nouvelles des deux autres médias impliqués dans la convergence. Les chercheurs observent néanmoins une chute importante du nombre de nouvelles produites par les journalistes du Tampa Tribune et une hausse des nouvelles en provenance des agences de presse. Un gestionnaire du journal explique ces résultats en invoquant l’importance prise par les nouvelles internationales depuis le début de l’invasion de l’Irak en 2003, plutôt que par la convergence, même si la chute est observée dès le début de la convergence, 32. Edgar HUANG, Lisa RADEMAKERS, Moshood A. FAYEMIWO et Lilian DUNLAP (2004), « Converged Journalism and Quality : A Case Study of the Tampa Tribune News Stories », Convergence, vol. 10, no 4, 73-91. 33. C’est cette dernière définition qui est du reste retenue par Stan KETTERER, Tom WEIR, J. Stevens SMETHERS et James BACK (2004), « Case Study Shows Limited Benefits of Convergence », Newspaper Research Journal, vol. 25, no 3, p. 52-65.
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en 2000. Dans le cas de cette recherche, on constate qu’un des critères de la qualité de l’information, soit son caractère local (sur lequel on reviendra longuement plus loin) est désavantagé par la stratégie de convergence. Pour ce qui est des autres critères, il est difficile d’avoir un jugement solide compte tenu des définitions discutables que les auteurs en ont données. De leur point de vue, néanmoins, la convergence observée a maintenu la qualité de l’information, sans toutefois l’améliorer34. Si tel est le cas, on peut suggérer qu’elle n’a pas amélioré le droit du public à une information de qualité, alors même qu’elle peut diminuer la diversité des sources d’information indépendantes, puisque les mêmes informations sont reprises et diffusées entre partenaires. Du reste, le directeur des nouvelles de la station de télévision WFLA-TV, qui participe à la convergence au Tampa Tribune, affirme que, grâce à cela, leurs nouvelles ont plus d’impact et plus d’effets qu’auparavant35. D’autres chercheurs ont mesuré empiriquement si les prétentions des responsables de la convergence, dans le marché d’Oklahoma, ont été concrétisées. Au moment d’annoncer la convergence entre un journal, une station de télévision affiliée à ABC et la création d’un site Internet commun, ces responsables soutenaient que cela allait fournir davantage d’informations locales approfondies et un plus large éventail d’informations36. Les chercheurs ont profité du mois de juillet 2002 pour réaliser leur analyse de contenu, estimant que ce moment important pour les sondages d’écoute allait inciter les partenaires de la convergence à offrir leurs meilleures nouvelles. Ils se sont limités aux 102 nouvelles clairement identifiées comme résultant de la convergence (présence d’un logo à cet effet) et, dans certains cas, les téléspectateurs étaient encouragés à visiter le site Internet ou à lire le journal pour en savoir davantage. Bien entendu, un tel échantillon rend problématique toute généralisation comme le reconnaissent les auteurs, mais il permet de comparer ces données empiriques avec les affirmations des gestionnaires des médias en question. Or, les résultats contredisent ces prétentions37. Ils ont observé que moins de 20 % des nouvelles dans le journal, et seulement 4 % des reportages télévisés affichant le logo de la convergence, étaient de l’information locale approfondie ou fouillée. Les auteurs ont aussi noté une hausse importante de la promotion croisée pendant la dernière semaine de leur analyse, au moment où les médias 34. HUANG et al. (2004), op. cit. 35. Idem, p. 77. 36. KETTERER et al. (2004), op. cit., p. 52. 37. KETTERER et al. (2004), op. cit., p. 58.
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membres modifiaient leur logo et vraisemblablement leur stratégie en raison d’un manque de coordination38. Par ailleurs, à la suite d’une baisse de tirage du journal quotidien, les chercheurs rapportent que la station de télévision a commencé à faire la lecture des titres du journal du lendemain lors de son bulletin de nouvelles de 22 h. Selon eux, le principal avantage de ce cas est d’avoir favorisé la promotion croisée des médias plutôt que d’avoir amélioré l’information, tel que cela était annoncé39. La convergence et la concentration des médias sont souvent deux phénomènes concomitants, la seconde facilitant la première, la première étant le prolongement naturel de la seconde en vue de maximiser les bénéfices. Il est donc pertinent d’observer si les prises de contrôle successives d’un journal indépendant, par différents groupes de presse, a des effets sur certains éléments qualitatifs de l’information. Maguire40 a analysé les changements dans le contenu d’un quotidien du Wisconsin qui a longtemps appartenu à deux familles, avant d’être vendu successivement à trois groupes différents, le dernier étant Gannett, alors considéré comme la plus importante chaîne de journaux aux États-Unis. Parmi les indicateurs de qualité de l’information, Maguire a observé une diminution de la proportion de sources non officielles présentes dans les articles, ce qui suggère que moins d’efforts sont consacrés à approfondir l’information au-delà des sources officielles. De même, il a constaté une diminution du nombre de nouvelles résultant de l’initiative des journalistes, ce qui favorise la couverture d’événements organisés par les sources. Le seul indicateur de qualité à la hausse est le nombre d’articles qui incitent les décideurs publics à faire preuve d’imputabilité et à répondre de leurs choix. L’auteur admet que ce journal n’a jamais été de qualité exceptionnelle, mais il observe que la situation s’est détériorée avec l’arrivée des chaînes de journaux. Il est d’avis que ces données font état d’un déclin en ce qui regarde la quantité et la qualité des nouvelles publiées par ce journal, à compter du moment où il est acheté par un groupe de presse, et que la situation se détériore avec sa revente à un second groupe de presse41. 38. Les journalistes ont refusé d’accorder des entrevues aux chercheurs. 39. KETTERER et al. (2004), op. cit., p. 63. 40. Miles MAGUIRE (2004), Caught in the Churn : The Effects of Sequential Ownership Changes On a Newspaper’s Content, 6th World Media Economics Conference, Centre d’études sur les médias and Journal of Media Economics, Montréal, May 12-15 (http://www.cem.ulaval. ca/6thwmec/maguire.pdf), visité le 2 juin 2007. 41. MAGUIRE (2004), op. cit., p. 6.
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Par ailleurs, une analyse comparative de la version papier et du site Internet du quotidien montréalais The Gazette, réalisée par Gasher et Gabrielle, a révélé que les nouvelles de la version en ligne étaient souvent minimales en ce qui concerne leur mise en contexte42. Or, cette mise en contexte est un élément qualitatif qui facilite la compréhension de l’information.
Propriété, convergence et information locale L’information locale est souvent associée à des enjeux d’intérêts pour certaines communautés, notamment en ce qui regarde la gouvernance et les affaires publiques. Elle permet à ces collectivités de s’exprimer sur des sujets qui les touchent et les concernent. Il a déjà été démontré que les stations de télévision commerciales accordaient peu de place à ce type d’information locale, une fois exclus les bulletins de météo, le sport et les faits divers43. Dans un contexte de concentration et de convergence des médias, le risque est grand que l’information locale cède sa place aux textes d’agence ou aux collaborations provenant des autres journaux de la chaîne. Au Québec, cela est très visible au sein du conglomérat de Quebecor dont le navire amiral, Le Journal de Montréal, génère des contenus de plus en plus présents dans les pages du Journal de Québec et sur le site Internet Canoë. Du côté de Gesca, le navire amiral est le quotidien montréalais La Presse, dont les journalistes et les chroniqueurs sont de plus en plus présents dans les autres quotidiens du conglomérat, tout comme sur le site Internet Cyberpresse. De même, il a été démontré que la couverture de l’actualité locale, des affaires publiques, de la santé et des enjeux liés au secteur agricole a diminué au Regina Leader-Post, après que Conrad Black en fut devenu le propriétaire44. Pourtant, Black s’était engagé à ne pas affecter la qualité de la couverture journalistique, de rappeler
42. Mike GASHER et Sandra GABRIELLE (2004), « Increasing Circulation ? A comparative
news-flow study of the Montreal Gazette’s hard-copy and on-line editions », Journalism Studies, vol. 5, no 3, p. 311-323, p. 320.
43. MEDIA ACCESS PROJECT & BENTON FOUNDATION (1998), What’s Local About Local Broadcasting ? Media Access Project, 76 p. (http://www.radiodiversity.com/localbroadcasting. html), visité le 27 mai 2007. 44. Jim McKENZIE (1996), « Content Analysis of the Regina Leader-Post : Comparing the paper under Armadale and Hollinger ownership », rapport de recherche pour le Conseil des Canadiens, 1996.
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Tom Arnold45, alors président de la Canadian Association of Journalists, qui ne cachait pas son inquiétude face à la concentration de la presse. L’achat de ce journal par Black avait conduit à la mise à pied de 89 employés, dont près de 20 journalistes et employés de la salle de rédaction (le même jour, Black avait congédié une centaine d’employés du Saskatoon Star-Phoenix afin de le rendre encore plus rentable). Il a donc fallu s’alimenter davantage aux agences de presse pour remplacer le contenu rédactionnel local sacrifié au nom d’une rentabilité accrue, car il faut souligner que le journal était déjà rentable avant son achat par Hollinger. Ce syndrome de parcimonie, qui favorise la rentabilité au détriment de la qualité de l’information, était déjà observé en 1970 par le Comité Davey46. Ce phénomène de la cannibalisation d’un journal local ou régional par son « grand frère » est du reste à l’œuvre depuis longtemps chez Quebecor, puisque le contenu du Journal de Québec est assuré en grande partie par les journalistes du Journal de Montréal. Une analyse de contenu comparative de la provenance du matériel journalistique publié dans le Journal de Québec a révélé, notamment, que le contenu rédactionnel du Journal de Montréal avait augmenté de 6 % entre 1994/95 et 1997, tandis que la production maison publiée dans le Journal de Québec avait diminué de 14 %47. Une des conclusions pouvant résulter de l’analyse quantitative, réalisée en collaboration avec des chercheurs du département de Communication de l’Université Laval, est que les journalistes du Journal de Québec semblaient être les grands perdants, puisque des proportions importantes de la surface rédactionnelle de ce quotidien leur échappaient au profit de collaborateurs régionaux et des journalistes du Journal de Montréal. Cela était surtout vrai en ce qui concerne les genres journalistiques les plus importants (nouvelle et reportage, opinion et billet, critique et recension, chronique spécialisée). Une mise à jour de cette enquête, en 2007, indique que la situation s’est détériorée, car 19 % du contenu rédactionnel du Journal de Québec provient maintenant du Journal de Montréal (contre 16,3 % en 1995, et 17,3 % en 1997). La proportion de nouvelles et 45. Tom ARNOLD (1996), « Dear Conrad Black (open letter from president of Canadian Association of Journalists) », Media Magazine, vol. 3, no 2, p. 5-6. 46. Marie Hélène LAVOIE et Chris DORNAN (2000), La concentration de la presse écrite, un « vieux » problème non résolu, Sainte-Foy, Centre d’études sur les médias, coll. Les cahiersmédias, no 11, sous la direction de Florian Sauvageau, p. 21. 47. Analyse non publiée réalisée en 1997 pour le compte du syndicat des journalistes du Journal de Québec, sous notre supervision.
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reportages provenant du Journal de Montréal s’élève à 24 % (21 % en 1997), et la proportion des enquêtes et analyses en provenance du Journal de Montréal est de 51 % (contre 40 % et 28 % respectivement en 1995 et 1997)48. Si les nouveaux médias permettent à ceux qui ont accès aux technologies de l’information et de la communication (TIC) de savoir rapidement ce qui se passe à l’étranger et sur la scène nationale, il n’en va pas nécessairement de même pour ce qui est de l’information locale. Les questionnements liés à la concentration de la propriété des entreprises de presse et à la convergence des médias sont donc des plus pertinents dans l’examen de la place accordée à l’information locale. À ce sujet, une importante recherche explore l’impact de la propriété sur le contenu local de l’information à la télévision, à la suite de l’intérêt manifesté en ce sens par la Federal Communication Commission ( FCC)49, qui est l’organisme réglementaire des médias électroniques aux États-Unis. La recherche permet de constater qu’une plus grande importance est accordée à l’information locale dans les stations détenues localement (en fonction du marché publicitaire) que dans les stations de télévision appartenant à un réseau ou à un propriétaire de l’extérieur de la région. L’échantillon analysé est constitué de 4 078 nouvelles, diffusées en 1998 dans 20 marchés différents. Dans chaque marché, on a mesuré la demi-heure consacrée aux nouvelles dont les coûts publicitaires sont les plus élevés, en raison des cotes d’écoute. Il a été mesuré que la station locale diffuse 5 1/2 minutes d’information locale (325 secondes) de plus que celle qui appartient à un réseau. La recherche a aussi révélé que la propriété locale accroît de plus de 3 minutes (196 secondes) la couverture d’événements locaux (ce qui implique le déplacement d’une équipe sur les lieux de l’événement), alors que cela diminue de presque trois minutes (175 secondes) si le propriétaire local détient aussi une station de radio à l’extérieur du marché, celle-ci pouvant lui fournir des contenus à diffuser. Ces écarts dans la production locale peuvent s’expliquer, notamment, par les économies d’échelle que procurent les informations produites par les stations membres du réseau, qui favorisent le contenu non local. Au contraire,
48. Données communiquées à l’auteur par le Local 1450 du Syndicat canadien de la fonction publique, en juin 2007. 49. FEDERAL COMMUNICATION COMMISSION (2004), Do Local Owners DeliverMore Localism ? Some Evidence From Local News Broadcast, 17 juin 2004 (http://hraunfoss.fcc. gov/edocs_public/attachmatch/DOC-267448A1.pdf), visité le 19 mai 2007.
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la proximité entre le média et son milieu favoriserait une couverture locale dans les stations de propriété locale. Il faut aussi ajouter que, dans certains cas, un propriétaire local a plus intérêt à assurer la couverture de sujets qui peuvent l’intéresser ou même l’avantager50. L’auteur mentionne qu’il peut arriver que l’information locale (peut-être moins spectaculaire) soit moins attrayante pour le public que l’information provenant de l’extérieur de la région. Il conclut que la propriété locale semble augmenter le nombre total de secondes accordées à l’information, ainsi que le temps consacré à l’information locale et à la couverture d’événements locaux (dans le même marché). Dans son étude, dont il a déjà été question plus haut, Maguire51 a aussi vérifié si les changements de propriété d’une famille à une chaîne (1998), et d’une chaîne à une autre (1998 et 2000), avaient affecté la quantité et la qualité de l’information publiée (mesurée en fonction de la quantité d’information locale), en comparant des corpus de 1996, 1998, 2000 et 2002 du Oskosh Northwestern. Il a constaté que la quantité d’information était plus importante lorsque le journal était une propriété familiale qu’au moment où il appartenait au groupe Gannett52, tout comme l’était l’information locale (indice de qualité). En même temps que l’information locale diminuait à la suite des achats successifs par des chaînes, l’auteur a constaté une hausse des nouvelles plus divertissantes (style de vie et sports notamment). Lorsque le journal a finalement appartenu au groupe Gannett, au terme de ventes successives, le nombre de nouvelles locales avait diminué environ de la moitié, alors que le nombre de nouvelles ayant un angle local avait diminué de 40 %. Le nombre de journalistes locaux, mesuré à partir de la signature des articles analysés, a lui aussi diminué constamment au fil des ventes successives53. Maguire ajoute que ce déclin n’a pas empêché le président de Gannett, Douglas McCorkindale, d’écrire, en 2003, que l’information locale était le cœur et l’âme de la division des journaux du groupe, affirmation réfutée par sa recherche. Dans une étude souvent citée, George et Waldfogel montrent pour leur part que la pénétration du New York Times dans des marchés locaux, aux États-Unis, est accompagnée d’une restructuration des journaux locaux. Les propriétaires et gestionnaires de ces derniers décident d’offrir davantage 50. Idem, p. 2. 51. MAGUIRE (2004), op. cit. 52. Idem, p. 4. 53. Idem, p. 4.
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d’information locale pour rejoindre les lecteurs qui n’intéressent pas le NYT et qui sont souvent moins intéressants pour les annonceurs (parce que moins éduqués et ayant moins de revenus en général). En même temps, les lecteurs qui optent pour un quotidien national se désintéressent des enjeux locaux et votent moins à ce niveau, indiquent d’autres recherches empiriques auxquelles réfèrent les auteurs qui s’inquiètent de cette conséquence54. En effet, l’information locale peut avoir des retombées majeures pour les citoyens du marché desservi. À ce propos, dans une recherche souvent citée elle aussi, Strömberg a montré que durant l’époque du New Deal des années 1930, la présence de stations de radio locales a eu pour effet de créer des citoyens mieux informés et conscients de leur pouvoir d’électeurs (ils votent de façon plus fréquente et en faveur de ceux qui les ont bien traités par le passé selon son modèle)55. Cela a en retour poussé le gouvernement fédéral à investir davantage dans ces régions. Il estime que les investissements dus à la radio locale ont été jusqu’à 20 % supérieurs à ceux de comtés possédant peu de stations de radio56. Procédant à une étude de cas d’une situation de convergence impliquant un journal et une station de télévision, Huang et ses collègues ont constaté une diminution importante de la moyenne des articles maison traitant d’enjeux locaux. Avant la convergence avec la station de télévision locale et le site Internet, la moyenne quotidienne était de 21,57 articles. Elle a chuté à 19,20 au moment de la convergence et à 17,33 trois ans après. Il y a donc une chute relative de 19,6 %. Les auteurs ne précisent pas si une telle chute est significative sur le plan statistique et rien ne laisse croire qu’une telle vérification a été réalisée57. Sans lier directement la situation à des questions de concentration et de convergence, l’étude sur l’état des médias américains de 2004 a observé le déclin de l’information locale entre 1998 et 2002. Il y a moins de journalisme d’enquête, davantage de nouvelles sensationnelles (faits divers, crimes, catastrophes) ou de nouvelles qui ne sont pas traitées par un journaliste local58. 54. Lisa GEORGE et Joel WAKDFOGEL (2004), « The New York Times and the Market for Local Newspapers », Working Paper, 9 août 2004. 55. David STRÖMBERG (2001), Radio’s Impact on Public Spending, Institute for International Economic Studies, Stockholm University, novembre 2001, 39 pages. 56. Idem, p. 25. 57. HUANG et al. (2004), op. cit. 58. PROJECT FOR EXCELLENCE IN JOURNALISM (2004), op. cit., p. 22.
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Les auteurs indiquent par ailleurs que, de 1995 à 2002, les 10 compagnies détenant le plus de stations de télévision ont doublé leurs revenus et triplé le nombre de leurs stations de télévision grâce à la déréglementation de la FCC. En somme, les changements observés ont eu lieu en même temps que le processus de concentration. Spavins et ses collègues ont également analysé la question de l’information locale sous l’angle de la propriété des stations de télévision59. Plutôt que de réaliser une analyse de contenu, ils ont eu recours à des indicateurs quantitatifs indirects, soit les cotes d’écoute, l’attribution de prix de journalisme pour la couverture locale remis par la Radio and Television News Directors Association, en 2000 et 2001, ainsi que l’attribution de prix Silver Baton A. I. Dupont-University of Columbia en journalisme local, de 1991 à 2002. Ils ont comparé les stations de télévision détenues et exploitées par des réseaux (Fox, CBS, NBC et ABC) à des stations affiliées, en excluant les marchés où il n’y avait pas de station affiliée pour concurrencer les réseaux. Il faut noter que, pour ces auteurs, la qualité de l’information est associée aux cotes d’écoute dans un marché où les publics ont le choix entre des programmations différentes. À la lumière de ces critères, les auteurs n’ont pas observé de différence entre les stations détenues et dirigées par les réseaux et les stations affiliées en ce qui regarde les cotes d’écoute. Ils ont cependant observé que les stations des réseaux recevaient plus de prix pour la qualité de leur information locale. Ils ont aussi observé que, dans tous les cas où les stations de télévision étaient associées à un journal, les résultats étaient meilleurs que ceux des stations non associées à un journal. Sans chercher à mettre de côté cette recherche qui laisse croire que la concentration de la propriété n’a pas d’impact sur la couverture locale, il faut en signaler les limites, car elle n’a nullement tenté de mesurer des indicateurs directs de la qualité ou de la quantité de l’information locale. Par ailleurs, une importante étude publiée en 2003, qui porte sur 172 émissions d’information et 23 000 nouvelles et reportages, fait état de résultats nuancés selon lesquels la concentration et la convergence ne conduisent pas nécessairement à une diminution de la qualité de l’information locale et pourraient même, dans certains cas, la favoriser. Selon les auteurs, les grandes 59. Thomas C. SPAVINS, Loretta DENISON, Jane FRENETTE et Scott ROBERTS (2002), The Measurment of Local Television News and Public Affairs Programs, Federal Communication Commission, septembre 2002.
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compagnies peuvent produire de l’information de qualité, mais pour des raisons qui leur échappent, elles ont peu tendance à le faire dans les moments où leur auditoire est le plus important. Ils ont aussi observé une grande uniformité entre les différentes stations observées. La propriété croisée d’une station de télévision et d’un journal, dans un même marché, favorise la qualité dans certains cas seulement. Les chercheurs ont observé que la concentration de la propriété de plusieurs stations de télévision, entre les mains de quelques propriétaires, est une structure profitable pour les entreprises, mais qu’elle menace la qualité du contenu et le service de l’intérêt public. Au terme de plusieurs nuances et précautions, les auteurs en arrivent à la conclusion que leurs données suggèrent que les modifications à la réglementation, de manière à favoriser la concentration de la propriété de stations de télévisions locales par de grands conglomérats, vont provoquer l’érosion de la qualité des informations que les Américains reçoivent60. Mentionnons par ailleurs que certains journalistes qui ont vécu l’expérience de la convergence dans quatre marchés américains estiment que celle-ci peut avoir des effets positifs pour servir le public local. Rares sont ceux qui affirment que cela donne un journalisme médiocre, même si les journalistes de l’imprimé ont l’impression de devoir tout donner à leurs collègues de la télévision alors qu’ils en reçoivent peu61. *** Dans les recherches en sciences sociales et humaines, il est illusoire de vouloir arriver à des conclusions unanimes et hors de tout doute, tellement sont variées les méthodes d’enquête, la définition opérationnelle des concepts, la sélection des indicateurs et l’interprétation des données. En général, les enquêtes empiriques qui ont mesuré des indicateurs directs de la qualité de l’information (son caractère local, la proportion de signatures de journalistes maison, sa quantité, la présence de sources, sa durée, le type de sujets abordés, etc.) suggèrent que la concentration et la convergence des médias sont des facteurs nuisibles. Leurs effets seront ressentis de façon différente selon les lieux et les moments, et en fonction du cadre réglementaire existant. De plus, il est permis de croire que le mode de propriété a une influence sur les raisons pour lesquelles les propriétaires des médias ont décidé de privilégier 60. Tom ROSENSTIEL, Amy MITCHELL, Atiba PERTILA, et Lee Ann BRADY (2003), Does Ownership Matter in Local Television News : A Five-Year Study of Ownership and Quality, Project for Excellence in Journalism, Washington, p. 1-2. 61. SINGER (2004), op. cit., p. 7, 10.
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un modèle plutôt qu’un autre, et ces raisons ont à leur tour de l’influence sur le type d’information qui sera produite et diffusée.
Diversité de l’information La diversité dans les médias s’exprime à plusieurs niveaux62. Diversité des médias dans un même marché (niveau macro), diversité de la programmation dans un même média (niveau méso) et diversité des points de vue sur des enjeux (niveau micro)63. Roessler convient à la fois de l’importance démocratique de la diversité de l’information et du fait que cette diversité est aussi un facteur de la qualité de l’information64. La diversité des enjeux abordés par les médias est un facteur déterminant eu égard à la connaissance de la société et à notre représentation du monde, rappelle Roessler en citant Walter Lippmann. En effet, résume-t-il, deux médias peuvent traiter de thèmes différents. S’ils traitent le même thème, ils peuvent proposer des événements différents. Et s’ils s’intéressent au même événement, chaque média peut insister sur des aspects différents65. C’est par la fréquentation directe de cette diversité médiatique, en s’informant dans différents médias, ou encore par la discussion avec des gens qui s’informent à des sources diversifiées, que les citoyens peuvent contribuer pleinement à l’idéal démocratique. Ce modèle de la diversité médiatique invite donc à la prudence face aux affirmations qui associent la multiplicité des plateformes de diffusion d’information et la diversité de l’information. Le plus souvent, ces plateformes ne font que mieux diffuser ce qui existe déjà et offrent très peu de contenu original différent. Les « nouveaux » médias, pour l’instant, sont essentiellement des lieux de diffusion d’informations provenant des sources traditionnelles, sans ajout significatif de nouveaux journalistes sur le terrain. Le chroniqueur spécialiste de l’Internet Michel Dumais faisait ce constat dès 2001, quand il 62. Ekaterina SHMYKOVA (2006), Effects of Mass Media Ownership on Serving Public Interest, University of Georgia, p. 5-6 (http://web.mit.edu/comm-forum/mit5/papers/ Ekaterina_Shmykova.pdf), visité le 27 mai 2007. 63. Patrick ROESSLER (2006), « Same Pictures, Same Stories ? Diversity on the Micro-Level of News Coverage », Paper presented at the annual meeting of the International Communication Association, Sheraton New York, New York City, (http://www.allacademic.com/meta/ p12040_index.html), visité le 31 mai 2007. 64. Idem. 65. Idem, p. 8.
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observait qu’au Québec « les grands de l’information recyclent presque tous la même information sur Internet »66. En septembre 2000, Rémi Marcoux, président du Groupe Transcontinental, se plaisait à citer le grand patron du New York Times selon qui Internet est « le plus gros photocopieur du monde67 ». On pourrait cependant suggérer que l’accès aux technologies de l’information et de la communication par un nombre grandissant de citoyens, tout comme la diffusion plus fréquente de documents multimédias sur les sites Internet des médias traditionnels, changent ce paysage et apportent de la diversité. Néanmoins, ces contenus originaux ou exclusifs semblent encore marginaux, et il n’y aurait donc pas tant diversification que phénomène d’amplification et de matraquage de la même information des médias traditionnels sur différents supports dans le but d’en tirer de nouveaux revenus publicitaires. Certes, la version Internet d’un journal quotidien peut offrir un plus grand volume d’informations internationales que la version papier, mais cela ne garantit pas la présence d’informations originales et diversifiées. Procédant à une analyse comparative du site Internet et de la version papier du quotidien montréalais The Gazette, de février à avril 2001, Gasher et Gabrielle ont voulu savoir si Internet favorisait l’augmentation et la diversification des nouvelles internationales. Ils ont observé que le site Internet diffuse beaucoup plus d’informations internationales que sa version papier, mais que cela s’expliquait essentiellement par la présence de nouvelles provenant d’agences de presse et de nouvelles sportives68. En somme, il y a un plus grand volume de nouvelles, mais pas nécessairement une plus grande diversité d’information puisqu’on y exploite un matériau commun à d’autres médias et que plusieurs nouvelles concernent le même sujet69. Les auteurs ont noté que la version Internet pouvait contenir jusqu’à deux fois plus de nouvelles que la version papier, mais que cette dernière avait des sources nettement plus diversifiées70. Près de 40 % des textes de la version papier provenaient des journalistes du quotidien, tandis qu’ils représentaient
66. Michel DUMAIS (2001), « Où sont les contenus originaux ? », Le Soleil, 9 janvier 2001,
cahier Extra, p. 14.
67. Rémi MARCOUX (2000), « De com à point.com : le test de la réalité », allocution devant le Conseil des directeurs médias du Québec, Montréal, 14 septembre 2000. 68. GASHER et GABRIELLE (2004), op. cit., p. 311-323. 69. Idem, p. 319. 70. Idem, p. 316.
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moins de 9 % de la version Internet, dont le contenu provenait à 90 % de la Presse Canadienne, de l’Associated Press et de Sports Network. De plus, la version papier contenait une plus grande proportion de nouvelles locales que la version Internet (41,4 % contre 15,4 %). Ces auteurs ont observé que les nouvelles sportives représentaient plus de la moitié des nouvelles « internationales » du site Internet, et plus de la moitié de ces nouvelles sportives provenaient des États-Unis71. Ils estiment que le site Internet de la Gazette n’a pas contribué à diversifier les points de vue, comparativement à la version papier. Selon eux, le site Internet a été utilisé comme un instrument de marketing pour diriger le public vers la version papier du quotidien. Ils ajoutent que la version Internet d’un journal ne peut pas vraiment se distinguer de sa version papier si elle ne possède pas ses propres journalistes qui y produisent des contenus originaux, au lieu d’avoir une poignée d’employés chargés de transformer des éléments de la version papier et de combler le reste avec des agences de presse72. Dans leur étude de journaux canadiens, réalisée en 2001 et 2003, et mise à jour en 2006, Sparks et ses collègues ont observé que les sites Internet avaient une très importante fonction de promotion croisée de leur version papier et des autres entités de la compagnie, et que tel était même leur principal avantage73. Leur recherche les a conduits à conclure que l’information en ligne demeure un projet en évolution, mais que, pour le moment, les changements se font surtout en faveur de la convergence des entreprises de presse qui produisent des formes différentes de nouvelles en ligne, d’information et de service public, mais qui conduisent en même temps à une diminution du nombre de voix et de perspectives institutionnelles ou individuelles74. Il est fort possible que la situation soit appelée à changer puisque les sites Internet des médias d’information agissent de plus en plus comme des réseaux d’information en continu, et offrent donc plus rapidement l’information qui se retrouvera en bonne partie dans leurs modes traditionnels de livraison (journaux, bulletins de nouvelles). Ce n’est pas pour autant une source de diversité des voix et des points de vue. C’est plutôt un facteur 71. Idem, p. 317-318. 72. Idem, p. 321. 73. Robert SPARKS, Mary Lynn YOUNG et Simon DARNELL (2006), « Convergence, Corporate Restructuring and Canadian Online News 2000-2003 », Canadian Journal of Communication, vol. 31, no 2, p. 24. 74. Idem, p. 25.
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d’amplification des événements tels qu’ils sont reconstruits et rapportés par les médias traditionnels et leurs journalistes. Roessler met en évidence des recherches empiriques qui montrent un niveau élevé de mimétisme entre médias concurrents (par exemple, les réseaux de télévision américains traitent du même sujet à peu près de la même manière)75. Dans la même veine, McCombs adhère à une hypothèse de la sociologie du journalisme voulant que des journaux en compétition dans un même marché, qui partagent les mêmes valeurs professionnelles et les mêmes définitions de la nouvelle, auront tendance à offrir une couverture similaire (concurrents en conformité), par opposition à l’hypothèse économique selon laquelle la concurrence crée la diversité. Il l’avait observé dans les années 1970, en comparant des journaux anglophones de Montréal et Winnipeg se retrouvant en situation de monopole après des années de concurrence. Il a répété le même exercice à Cleveland, en analysant le contenu du quotidien Plain Dealer, en situation de monopole depuis un an au moment de l’analyse de contenu. Il a de nouveau constaté que la situation de monopole ne changeait pas nécessairement grand-chose au contenu d’un journal, comparativement à l’époque où il était en compétition avec un autre76. Notons que l’étude porte sur la diversité des types de nouvelles, mais ne dit rien sur la diversité des points de vue exprimés. McCombs estimait déjà, cependant, que les questionnements devaient porter sur la propriété croisée et la concurrence entre médias imprimés et électroniques77. Pour revenir à Roessler, il s’est penché sur la diversité des contenus au niveau micro, en comparant les images de 593 reportages diffusés dans la même semaine par huit stations de télévision allemandes. Il a observé que, parmi les 270 événements qui ont fait l’objet de couverture journalistique, 59 % ont été couverts par une seule station, 29 % l’ont été par plus de la moitié des médias télévisés du corpus, 9 % par la majorité des stations, et 4 % par toutes les stations de télévision allemandes. À première vue, cela donne une apparence de diversité. Toutefois, en tenant compte de la durée de traitement de chaque événement, Roessler observe que près de 50 % du temps des bulletins de nouvelles d’au moins cinq des huit stations, est consacré aux mêmes 75. ROESSLER (2006), op. cit. 76. Maxwell McCOMBS (1987), « Effects of Monopoly in Cleveland on Diversity of Newspaper Content », Journalism Quarterly, vol. 64, p. 740-744, 792. 77. Idem, p. 744.
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événements, alors que l’information exclusive représente 22,6 % du temps. Les stations couvrent avec abondance et similarité les principaux événements de la journée, mais elles cherchent à se distinguer par leur couverture d’événements mineurs qui représentent plus de la moitié des reportages exclusifs (faits divers, sports, reportages à caractère humain, etc.), observe l’auteur78. Il a aussi remarqué que les séquences visuelles qui composent chaque reportage peuvent être différentes d’une station à l’autre, jusqu’à représenter 66 % du temps d’antenne. Il n’en demeure pas moins que plus de la moitié des séquences sont diffusées par deux stations ou plus. Cela fait dire à Roessler que, du point de vue du téléspectateur, il existe une grande probabilité que s’il lui arrive de regarder au moins deux bulletins de nouvelles télévisées différents le même jour – ce qui n’est pas un comportement commun, précise-t-il –, il a de grandes chances de reconnaître non seulement une grande partie des événements couverts par l’autre station, mais aussi des images similaires, sinon identiques79. Roessler ajoute néanmoins qu’il existe un bon niveau de diversité parmi ces huit stations de télévision privées et publiques en Allemagne. On doit préciser qu’en Allemagne, les médias sont soumis à une régulation qui interdit à un propriétaire de rejoindre plus de 30 % de l’audience nationale. Cela n’est pas le cas au Canada, où le CRTC a fixé le seuil à 45 % en janvier 2008. Si ce seuil est valable pour les transactions qui conduiraient en une seule fois à un tel niveau d’audience rien n’interdit aux conglomérats existants d’aller au-delà. Il semble que le CRTC ait privilégié une conception de la diversité à deux vitesses, sans égard à l’importance de celle-ci en démocratie. On ne peut dépasser le seuil de 45 % par la soudaineté de transactions, mais on peut le faire progressivement si les gestionnaires d’un conglomérat parviennent à trouver des stratégies de mises en marché efficaces. Cela pourrait survenir au Québec, où Quebecor détient une position majeure en matière d’information et cherche à tout prix à l’accroître par ses stratégies de convergence et de promotion croisée, alors même que le réseau de télévision concurrent TQS est régulièrement menacé de disparaître, une possibilité réelle qui est presque devenue une réalité dans les premiers mois de 2008. À ce sujet, Roessler fait état de recherches qui montrent les effets d’agenda des médias, selon lesquels les journaux encourageraient la diversité des enjeux 78. Idem, p. 19. 79. Idem, p. 21.
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ou des sujets perçus comme importants par le public, alors que la télévision ferait le contraire80. On peut alors se demander s’il est sain, sur le plan de la vigueur du débat public, de laisser un conglomérat médiatique, qui détient une position dominante dans chacun de ses marchés du Québec, utiliser de façon convergente ces deux types de médias (journal et télévision), pour privilégier certains enjeux favorables à ses bénéfices et ainsi risquer de nuire à la diversité ? Par ailleurs, Alexander (un chercheur de la Federal Communication Commission) et Cunningham ont observé que la diversité de l’information locale diminuait inversement au niveau de concentration des médias dans 60 stations de télévision de 20 grands marchés américains81. Ils avaient alors analysé plus de 10 600 nouvelles, diffusées en 1998, à l’aide de deux indicateurs de diversité qui sont statistiquement reliés : le premier indice est relatif, il tient compte des secondes de contenu exclusif diffusé au-delà de la moyenne de temps que chaque station consacre à un sujet donné, lorsque celui-ci est traité par au moins deux stations. Le deuxième est un indice absolu qui calcule les secondes consacrées à des reportages exclusifs à chaque station. Bien entendu, ces indices quantitatifs ne disent rien de la qualité de l’information locale ou de la diversité des points de vue énoncés dans les reportages. Néanmoins, ils contribuent à démontrer que concentration et diversité ne font pas bon ménage. On verra plus loin que ce constat est largement appuyé par les journalistes employés par les trois grands conglomérats médiatiques du Québec. On doit analyser ici les travaux de David Pritchard, qui s’est penché sur la situation particulière de villes américaines dans lesquelles les propriétaires exploitaient des médias imprimés et électroniques, en raison d’avantages historiques reconnus par la FCC. Il a testé l’hypothèse voulant que la propriété croisée de médias ait pour résultat de fournir des points de vue similaires sur des questions politiques. En 2001, il a publié une recherche qui ne concernait que les marchés de Chicago, de Dallas et de Milwaukee. En 2002, il prolonge cette recherche en incluant les villes de Fargo, de Hartford, de Los Angeles, de New York (deux groupes de propriété croisée), de Phoenix et de
80. Idem, p. 24. 81. Peter J. ALEXANDER et Brenda M. CUNNINGHAM (2006), « Diversity in Broadcast Television : An Empirical Study of Local News », The International Journal of Media Management, vol. 6, no 3-4, p. 176-183, p. 177.
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Tampa82. Il faut noter que la Tribune Company contrôlait alors 4 des 10 groupes de médias. La question centrale de sa recherche était de savoir si la couverture des deux principaux candidats en lice était biaisée dans les médias de propriété croisée et, si oui, si ce biais favorisait l’intérêt des médias. La recherche a été réalisée dans le cadre des élections présidentielles 2000, car Pritchard estime que c’était là une excellente occasion de détecter la présence de biais systématiques et coordonnés83, étant donné surtout que la réglementation des médias était un enjeu de la campagne électorale et qu’il était permis de croire que le candidat républicain, George W. Bush, et les entreprises de presse étaient favorables à la déréglementation annoncée, contrairement au candidat démocrate Al Gore. La recherche s’est limitée aux nouvelles et commentaires des 15 derniers jours de la campagne, incluant les caricatures, les lettres ouvertes, les éditoriaux et les commentaires. Pritchard note que ces deux dernières semaines de campagne ont été marquées, sur la scène politique, par des attaques contre Bush et des appuis à Gore, ce qui ne peut que se refléter dans la couverture médiatique, sans être considéré comme un indicateur de biais. C’est en comparant l’écart des biais entre la station de télévision et le journal d’un même propriétaire, dans le même marché, que Pritchard pose un jugement : plus l’écart était grand entre les médias, mois il y aurait d’influence du propriétaire. Le cas échéant, il a aussi tenu compte du candidat qui a été officiellement appuyé par le média, afin de voir si cela affectait la couverture. Il en arrive à un constat global neutre, puisque les médias de 5 des 10 marchés étudiés affichaient un biais systématique en faveur d’un candidat, tandis que cela n’était pas le cas pour les 5 autres marchés. De plus, dans certains cas, la couverture était défavorable au candidat appuyé par le journal. Pritchard en conclut qu’on ne peut dégager de tendances claires en ce qui a trait aux biais politiques de la couverture médiatique liés à la propriété croisée. Il y a lieu de rappeler que la situation américaine restreint déjà la diversité des enjeux ou des questions discutées dans un système marqué par le bipartisme. Par ailleurs, les deux études de Pritchard portent sur l’équilibre
82. L’enquête de 2001 incluait la radio des trois marchés alors examinés, mais pas celle de 2002. 83. David PRITCHARD (2002), Viewpoint Diversity in Cross-Owned Newspapers and Television Stations : A Study of News Coverage of the 2000 Presidential Campaign, Federal Communication Commission, p. 4.
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de la couverture médiatique dans le cadre d’une élection aux États-Unis84 et ne disent rien de la diversité des points de vue rapportés par les journalistes ou diffusés à la population. En effet, les énoncés étaient analysés en fonction de leur caractère favorable ou défavorable à un candidat, et non en fonction de la diversité ou de la variété des points de vue, des arguments ou des enjeux exposés aux publics. Si bien que la répétition des mêmes arguments provenant d’un groupe restreint de sources ou d’acteurs de la société pouvait faire pencher la balance sans pour autant élargir les débats. Du reste, Pritchard précise lui-même, en 2002, qu’on ne peut dire que les médias analysés ont présenté un vaste registre de points de vues ou que leur couverture a permis aux citoyens de faire un choix éclairé le jour du vote. Sa recherche permet de dire qu’il n’a pas trouvé d’indices laissant croire à une manipulation des nouvelles dans la situation de propriété croisée observée85. En 2001, une version limitée de cette recherche consacrée à l’équilibre journalistique, se limitant alors à Milwaukee, considérée comme la ville avec le plus haut taux de concentration des médias aux États-Unis86, avait cependant été présentée par les porte-parole de Quebecor comme une étude confirmant la diversité de l’information dans un contexte médiatique de propriété croisée. Ils avaient agi de la sorte au moment de leur passage devant la Commission de la culture de l’Assemblée nationale du Québec, qui se penchait sur la concentration de la presse. Mentionnons que, dans le cas de l’étude consacrée à Milwaukee, les trois salles de rédaction étaient indépendantes87, ce qui peut offrir une certaine garantie de diversité et d’équilibre si cette indépendance est strictement respectée par les gestionnaires. Il y a donc lieu, encore une fois, de tenir compte non seulement des niveaux de convergence et de concentration, mais aussi du genre de propriétaires et de gestionnaires qui sont aux commandes. De plus, l’auteur précise que la station de télévision analysée a une longue tradition d’excellence en matière d’information, et que le propriétaire du seul quotidien a longtemps géré deux journaux qui avaient des affiliations
84. Pritchard partage cette interprétation (correspondance avec l’auteur du présent rapport, 18 février 2001). Un biais était un énoncé pouvant inciter un électeur ordinaire indécis à voter pour un candidat, les autres énoncés étaient catégorisés comme neutres (p. 7-8). 85. PRITCHARD (2002), op. cit., p. 13. 86. David PRITCHARD (2001), « ATale of Three Cities : “ Diverse and Antagonistic ” Information in Situations of Local Newspaper/Broadcast Cross-Ownership », Federal Communications Law Journal, vol. 54, p. 31-52, p. 46. 87. Correspondance de David Pritchard avec l’auteur, en date du 18 février 2001.
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partisanes différentes, contrairement à ce qui est vécu chez CanWest Global ou chez Gesca à ce chapitre. Pritchard est conscient que l’équilibre de points de vue antagonistes ne signifie pas l’existence d’une réelle diversité dans la couverture médiatique d’une élection, et que cette diversité pourrait être plus grande, d’autant plus que les candidats indépendants tels Ralph Nader et Pat Buchanan n’ont pas été mentionnés dans les contenus analysés, et que certains enjeux ont été laissés de côté88. Par ailleurs, une stricte séparation des salles de nouvelles de deux journaux quotidiens gérés conjointement, dans une même ville, peut favoriser la diversité dans la couverture des enjeux, mais aussi une certaine similarité des opinions exprimées dans les éditoriaux portant sur un même sujet. C’est du moins ce qui se dégage de la recherche de Steve Hallock et Ron Rodgers, menée à Cincinnati89. L’analyse de contenu de journaux a révélé que, même s’ils partageaient la même idéologie, ils offraient néanmoins des thématiques diversifiées dans la couverture. Mais lorsque les deux journaux publiaient des éditoriaux sur les mêmes sujets, les désaccords se limitaient à l’importance de certaines questions, mais ne s’étendaient pas aux opinions exprimées ou aux conclusions. Ces deux journaux quotidiens sont gérés par le même propriétaire, en vertu d’une loi (Newspaper Preservation Act) qui accepte un tel arrangement lorsque cela permet d’assurer la survie du plus faible en regroupant tous les départements, sauf les rédactions, qui doivent demeurer indépendantes. Les auteurs résument un bon nombre de recherches qui confirment ou réfutent les effets de la concentration sur la diversité de l’information, sans toutefois se prononcer clairement. Ils émettent l’hypothèse de recherche que les deux journaux de Cincinnati offriront de la diversité sur le plan de leurs éditoriaux puisque c’est cette diversité que cherche à protéger la loi spéciale. Ils ont observé davantage de diversité sur les sujets abordés (locaux ou nationaux par exemple), puisque seulement 17 des 142 éditoriaux analysés portaient sur les mêmes sujets. Mais ils ont aussi noté que les deux journaux avaient des positions similaires lorsqu’ils se prononçaient sur les mêmes sujets.
88. PRITCHARD (2001), op. cit., p. 49. 89. Steve HALLOCK et Ron RODGERS (2003), « The Paradox of Editorial Diversity : A Content Analysis of the Cincinnati Enquirer and Cinbinnati Post », Proceedings of the Annual Meeting of the Association for Education in Jhournalism and Mass Communication, Kansas City, Missoury, 30 juillet – 2 août, 2003, p. 555 et ss.
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D’autres recherches empiriques sont intéressantes au chapitre de la diversité de l’information. Par exemple, dans son analyse comparative dont il a été question plus haut, Maguire a observé une diminution de la proportion de sources non officielles, ce qui indique que moins d’efforts sont consacrés à approfondir l’information au-delà des sources officielles, le plus souvent des sources institutionnelles. De même, il a mesuré une diminution du nombre de sources par nouvelles, un indicateur qui suggère qu’il y aurait moins de points de vue diffusés, ainsi qu’une diminution de la présence de sources d’information féminines, autre indice de perte de diversité90. Boczkowski et de Santos ont observé, pour leur part, une homogénéité croissante de l’information sur les versions papiers et Internet des principaux journaux en Argentine (de 1995 à 2005). Ils concluent qu’un plus grand nombre de médias ne signifie pas nécessairement une plus grande diversité de nouvelles91, car les médias se limitent à diffuser les mêmes nouvelles. Déjà en 2004, à partir d’observations empiriques, le rapport annuel sur l’état des médias américains anticipait cette tendance à une certaine uniformisation des contenus malgré la multiplication des plateformes. On y affirmait qu’au moment où les Américains se tournaient vers des sources d’information plus nombreuses et plus variées, les médias qu’ils fréquentaient tendaient à être possédés par quelques grands conglomérats en concurrence pour aborder, à tout moment, un nombre réduit d’événements92. Les auteurs du rapport de 2004 ont aussi observé que la fragmentation des publics conduit à la convergence pour faire face aux impératifs économiques, si bien que l’essentiel des investissements était consacré aux nouvelles plateformes de diffusion des nouvelles, plutôt qu’à la collecte et au traitement de l’information93. Et pourtant, ils estiment que la convergence peut être une source de stimulation pour améliorer l’information, en mettant en concurrence des médias autrement isolés, tels PBS et le Washington Post. Leur analyse de contenu a aussi révélé que la grande majorité des informations disponibles sur les sites Internet des médias étaient les mêmes que celles diffusées par les 90. MAGUIRE (2004), op. cit., p. 5. 91. Pablo J. Boczkowski et Martin de SANTOS (2006), « When More Media Equal Less News : Patterns of Content Homogenization in Argentina’s Leading Print and Online Newspapers », à paraître, Political Communication, novembre 2006 (http://rkcsi.indiana.edu/media/Boczkowski-deSantosPC-final.pdf), visité le 20 mai 2007. 92. PROJECT FOR EXCELLENCE IN JOURNALISM (2004), op. cit., p. 4. 93. Idem, p. 5.
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médias traditionnels (journal, télévision), sauf en ce qui concerne les nouveaux développements des événements en cours. On trouve un constat du même genre dans une plus récente édition de cette enquête, qui a observé le menu des médias afin de mesurer le type d’information à laquelle est exposé le citoyen dans une journée typique. Même s’ils reconnaissent que le citoyen peut choisir lui-même le menu des médias qu’il consommera, les auteurs du rapport observent que cela aura pour effet de lui donner à répétition les mêmes informations sur les mêmes événements. À leur tour, ils disent que plus de couverture médiatique ne signifie pas toujours une plus grande diversité des voix94. De son côté, Shmykova a observé que les stations de télévision russes partiellement ou totalement publiques offraient plus de diversité de programmation éducative et d’information que la chaîne privée, indiquant une fois de plus que la question de la propriété des médias ne peut pas être dissociée des contenus diffusés95. Cependant, Lisa George en arrive à des conclusions différentes quand elle se penche sur les affectations de plusieurs milliers de journalistes dans des journaux en 1993, 1999 et 200496. Toutefois, son étude ne procède à aucune analyse de contenu et se limite à recenser le nombre de journalistes affectés à divers secteurs (sport, politique, spectacle, etc.), dans plusieurs villes américaines, sur une longue période de temps. Pour George, c’est un indice de variété ou de différentiation entre journaux concurrents ou appartenant à une même chaîne. Elle-même reconnaît que sa méthode ne dit rien quant à la quantité ou la qualité des articles et reportages produits par les journalistes recensés, ni quant à la diversité des points de vue diffusés. *** En général, les enquêtes empiriques qui ont mesuré des indicateurs liés à la diversité de l’information (diversité des points de vue, biais systématiques ou non, etc.) suggèrent que la concentration et la convergence des médias ne
94. PROJECT FOR EXCELLENCE IN JOURNALISM (2006), op. cit. 95. SHMYKOVA (2006), op. cit., p. 21-26. 96. Lisa GEORGE (2006), « What’s Fit to Print : The Effect of Ownership Concentration on Product Variety in Daily Newspapers Market », (http://urban.hunter.cuny.edu/~lgeorge/Research/IEP. pdf), visité le 20 mai 2007.
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contribuent pas vraiment à améliorer la diversité de l’information, tout en étant des facteurs potentiellement nuisibles en fonction du type de gestion. Il semble que nul ne conteste l’importance de préserver la diversité des points de vue dans une saine et vigoureuse démocratie qui valorise le pluralisme. Cela semble toutefois compromis non seulement par la concentration et la convergence, mais aussi en raison du mode de propriété des médias dans un contexte d’économie de marché où chacun cherche à s’approprier les mêmes publics en offrant des contenus similaires reliés, souvent, à des sujets dont l’utilité sociale est discutable. On pourrait résumer la chose de la façon suivante : la concentration de la propriété des médias est un facteur de réduction de la diversité de l’information, tandis que la convergence comme stratégie commerciale est un facteur d’amplification de la diffusion d’une information moins diversifiée. La concentration et la convergence des médias s’ajoutent au fait que la plupart des médias commerciaux ont des impératifs économiques, qui ont des effets sur la qualité et la diversité des informations diffusées, contrairement aux médias publics ou à ceux, tels les médias communautaires, qui ne cherchent pas à faire des profits97 et valorisent davantage la notion de responsabilité sociale. Sans contester la légitimité des médias commerciaux, ni leurs besoins de générer des bénéfices pour leurs actionnaires, on ne peut simplement occulter ces variables qui influencent différentes caractéristiques de l’information journalistique (qualité, diversité et intégrité notamment). Il y a maintenant lieu de se tourner vers une autre dimension importante en démocratie, soit l’intégrité de l’information.
Intégrité du journalisme Les textes normatifs en journalisme insistent sur l’intégrité de l’information, ce qui fait le plus souvent référence à la question des conflits d’intérêts. Ces conflits d’intérêts peuvent être de nature individuelle. C’est le cas, par exemple, quand un journaliste choisit de privilégier son intérêt particulier ou celui de ses proches au détriment de l’intérêt public, ce qui peut se faire aussi bien par la diffusion et la promotion que par la rétention ou la censure 97. Carl Session STEPP (2004), « Journalism Without Profit Margins », American Journalism Review, octobre/novembre, p. 37-43.
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d’informations. Ces conflits d’intérêts peuvent aussi être systémiques. Cela arrive lorsque des journalistes et des entreprises de presse privilégient leurs intérêts commerciaux ou corporatistes au détriment du service de l’intérêt public, lorsqu’ils préfèrent favoriser leurs intérêts plutôt que de respecter les droits et libertés de citoyens. On sait que l’information journalistique est de plus en plus une commodité qui cherche à captiver le plus grand nombre possible de consommateurs potentiels dont l’attention sera vendue à des annonceurs. Si le conflit d’intérêts individuel est explicitement interdit dans les codes de déontologie98, le conflit d’intérêts systémique est pour sa part l’objet de dénonciations et critiques récurrentes, comme on a pu le voir dans le cas de la couverture journalistique que les médias de Quebecor ont accordée à Star Académie, et qui a même été dénoncée par les journalistes du Journal de Montréal devant le Conseil de presse du Québec. L’intégrité du journalisme est une norme également associée à divers principes et valeurs tels le désintéressement, le service de l’intérêt public, la transparence et l’honnêteté. La plupart des observateurs reconnaissent que le mode de propriété des médias affecte les décisions relatives à la couverture journalistique ; le débat se fait surtout quant à l’importance de ce contrôle de la part du propriétaire et aux limites qui doivent baliser les intérêts légitimes de l’entreprise et la protection de l’intégrité du travail journalistique99. L’économiste Robert G. Picard y voit une situation qui encourage, de la part des médias, un comportement égocentrique (self-interested behavior) pour exploiter le marché potentiel, alors même que cela crée un conflit croissant entre le rôle du journal comme serviteur de ses lecteurs et l’exploitation de ses lecteurs afin d’obtenir des avantages commerciaux plus élevés. Selon lui, il ne faut pas s’étonner que le public perçoive la presse comme une simple entreprise, plus intéressée par ses intérêts économiques que par les intérêts plus généraux de ceux qu’elle prétend servir100. Certains vont privilégier une conception strictement économique de l’intérêt public selon laquelle une information d’intérêt public serait celle qui est lue, regardée ou écoutée par des récepteurs. Cela sans égard à la possibilité de favoriser la diffusion d’informations triviales sur le plan démocratique et 98. BERNIER (2004), op. cit. 99. David TARAS (1990), The Newsmakers : The Media’s Influence on Canadian Politics,
Scarborough, Nelson Canada, p. 16.
100. PICARD (2004), op. cit., p. 54.
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pouvant, à terme, miner les fondements mêmes de la liberté de presse qui est étroitement associée, en théorie du moins, à la démocratie. Dans ce modèle économique, les médias se servent du public à des fins particulières, tandis que la loi de l’offre et de la demande définit l’intérêt public en l’associant à l’intérêt du public. Dans ce modèle, les besoins des citoyens sont traités de façon inégale, sinon inique, puisque ce sont les consommateurs les plus rentables pour les annonceurs qui intéressent les médias. Il est aussi possible, et préférable de notre point de vue, d’avoir une conception démocratique de l’intérêt public qui favorise la diffusion d’informations significatives pour éclairer les choix politiques, économiques, sociaux, moraux et culturels des citoyens. Dans ce modèle démocratique, les médias servent le public et son droit à une information de qualité, qui est à la base de sa prise de décision éclairée. Ce modèle reconnaît l’importance de la concurrence des médias dans un système économique marqué par une liberté régulée afin d’assurer le juste équilibre entre les besoins de la démocratie et les intérêts des médias. Il valorise la diversité des informations et des points de vue, même de ceux qui sont impopulaires. La convergence des médias, on l’a vue, est fortement caractérisée par une volonté de promotion croisée, donc une volonté de servir les intérêts corporatistes ou commerciaux des entreprises de presse, ce qui se fait souvent au détriment du service de l’intérêt public. C’est ici que se manifeste le grand risque de conflit d’intérêts systémiques et le danger, surtout, que des entreprises commerciales et privées du secteur de la radiodiffusion ne détournent l’usage des ondes publiques au profit d’une minorité d’actionnaires, de gestionnaires et de professionnels. À ce sujet, les données provenant des recherches empiriques sont inquiétantes, et elles vont bien au-delà des anecdotes. Bien souvent, ceux qui contrôlent les médias siègent aux conseils d’administration de grandes entreprises et de grandes corporations aux intérêts forts diversifiés. Cela multiplie les risques de conflits d’intérêts et les occasions de favoriser la diffusion d’informations pouvant avantager leurs actionnaires et les compagnies qui font partie du même conglomérat. Un tel phénomène a été observé au magazine Time, à la suite de la fusion avec Warner, en 1989. Lee et Hwang ont constaté que Time a presque doublé sa couverture des « produits » culturels de la Warner, à la suite de la fusion, alors que le Newsweek a
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sensiblement conservé la même couverture101. De plus, la couverture du Time est devenue plus favorable à ces produits qu’elle ne l’était avant la fusion. Cohen rapporte lui aussi des cas similaires impliquant les émissions d’information du réseau américain ABC et les entreprises reliées à Walt Disney, qui en est le propriétaire102. Hackett et ses collègues ajoutent que les menaces de censure ne sont plus seulement l’apanage des gouvernements, mais aussi des grandes corporations qui contrôlent les médias. Ils présentent certains exemples qui s’ajoutent à ceux que dénonce Bagdikian dans The Media Monopoly, devenu un classique du genre depuis sa première édition en 1983. Ils font référence à de nombreux cas où des informations ont été censurées afin de ne pas nuire aux intérêts commerciaux des médias et pour ne pas indisposer les annonceurs. Dans son ouvrage magistral, David Halberstam relatait lui aussi les cas de censure de grands médias américains, notamment le Times, dont les propriétaires étaient étroitement associés idéologiquement au gouvernement américain103. D’autres cas de censure ou d’occultation d’informations d’un intérêt public majeur ont aussi été dévoilés aux États-Unis ces dernières années104, de même que dans divers journaux canadiens (dont certains de Conrad Black) qui ont refusé de publier des articles critiquant les effets de la concentration de la presse afin de protéger leurs intérêts105. Gitlin fait état de cas de censure ou d’omissions dont des médias américains se seraient rendus coupables en faveur d’entreprises appartenant au même conglomérat. Il fait valoir que l’autocensure serait plus répandue que les cas de censure flagrants, mais qu’elle laisse moins de traces permettant de
101. Tien-Tsung LEE et Hsiao-Fang HWANG, (1997), « The Impact of Media Ownership – How
Time and Warner’s Merger Influence Time’s Content », American Education of Journalism and Communication 1997 Annual Convention, 13 p.
102. David COHEN (2000), « Concentration of media concentrates conflicts », St. Louis Journalism Review, vol. 30, p. 7. 103. HALBERSTAM (1979), op. cit. 104. Voir notamment mais non exclusivement : Marvin L. KALB , et Amy SULLIVAN (2000), « Media Mergers : ‘Bigger is Better’ Isn’t Necessarily Better », Harvard International Journal of Press Politics, vol. 5, no 2, 2000, p. 1-5 ; Kristina BORJESSON (2003), Black List : 15 journalistes américains brisent la loi du silence, Paris, Éditions 10/18 ; Jeff COHEN (2006), Cable News Confidential : My Misadventures in Corporate Media, Sausalito, PoliPointPress. 105. James MACKINNON (1999), « Media busters muffled (Canadian newspapers reluctant to report on media critics », Adbusters, vol. 7, no 3, p. 27.
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la documenter106. Il ajoute que les débats concernant la réglementation des télécommunications ont été passés sous silence par les médias américains, et observe que les livres critiques, moins populaires mais néanmoins essentiels à la culture, sont moins recherchés par les grands éditeurs affiliés à des conglomérats qui s’intéressent surtout aux best-sellers. Gitlin déplore le silence médiatique qui a entouré les conséquences potentiellement néfastes du grand remue-ménage d’acquisitions et de fusions de médias, tout en dénonçant la puissance de ces nouveaux géants médiatiques. Norman Solomon a lui aussi observé la couverture complaisante des médias américains concernant diverses fusions importantes (Viacom-CBS, AOL Time Warner). Il estime que les journalistes ont ignoré les enjeux sociaux et démocratiques de ces fusions pour se concentrer uniquement sur leurs aspects économiques107. Donald Gutstein, chercheur associé au groupe NewsWatch Canada, a mené une recherche afin de vérifier comment le journal Vancouver Sun, appartenant alors à Conrad Black, se comportait face à son propriétaire et à des conglomérats concurrents de Hollinger. Il a observé que Black et Hollinger avaient droit à un traitement privilégié de la part du Vancouver Sun, dont les articles étaient plus critiques pour les autres conglomérats médiatiques. Comparativement au traitement accordé par The Toronto Star, le Vancouver Sun a publié davantage d’articles favorables à Black-Hollinger, et moins d’articles faisant état des propos de ceux qui s’opposent à Black. Gutstein a aussi observé que les journalistes du Sun signaient moins d’articles concernant leur patron, préférant utiliser les textes d’agence de presse. Finalement, il a mesuré que la proportion d’articles défavorables à Black était presque deux fois plus importante dans la période précédant l’acquisition du Vancouver Sun par Hollinger qu’après cette acquisition. La proportion des articles favorables est passée de 7 % à 52 % pendant les deux périodes comparées, alors que les articles considérés comme neutres ont chuté de 50 % à 28 %. Gultstein affirme que sa recherche révèle un déséquilibre en faveur de Black à la suite de l’acquisition, sans compter que les articles négatifs concernant Black ont tous été publiés dans les pages intérieures du Vancouver Sun, alors que des articles négatifs concernant d’autres conglomérats médiatiques étaient publiés en page
106. Tod GITLIN (1996), « Not so fast », Media Studies Journal, Printemps/Été, (http://www. mediastudies.org/mediamergers/mm.html) (lien Internet désactivé). 107. Norman SOLOMON (2000), « Coverage of media mergers », Nieman Reports, Cambridge, vol. 54, no 2, p. 57-59.
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une108. Bien entendu, Conrad Black a connu une véritable déchéance depuis cette étude, mais cela ne remet pas en cause l’hypothèse des conflits d’intérêts systémiques qui menacent l’intégrité de l’information journalistique. Dans une thèse de doctorat consacrée à une analyse de contenu des magazines d’affaires publiques des réseaux américains de télévision, Tseng109 a observé que la concentration et la convergence des médias (qu’il nomme synergie) affectent la qualité, la diversité et même l’intégrité de l’information en raison des conflits d’intérêts systémiques. En effet, il observe un glissement vers l’information sensationnaliste, l’intégration de contenus divertissants et, surtout, une restriction de la diversité des sujets et des sources lorsque les stations de télévision appartiennent à des conglomérats qui détiennent aussi des médias imprimés (journaux, magazines). Dans certains cas (CNN Time surtout), les émissions d’affaires publiques servent à la promotion de produits du conglomérat. Il a observé que les magazines d’affaires publiques utilisaient des images déjà diffusées afin de reformater des reportages et réduire leurs coûts (MSNBC rediffuse des images de NBC par exemple). Sa recherche révèle que les contenus sont devenus plus « mous » en comparaison avec des études similaires publiées en 1997110. De façon anecdotique, mais non moins troublante au contraire, rappelons que les dirigeants de la chaîne CanWest Global ont censuré et même intimidé leurs journalistes qui se sont opposés à leur décision de publier un éditorial commun dans tous leurs journaux, annoncée en 2001. Selon Bozonelos, le quotidien The Gazette a été forcé de ne pas publier des caricatures et des textes qui critiquaient cette décision de la famille Asper. Une même consigne a été appliquée au Halifax Daily News, où une chronique critique du professeur de journalisme Steve Kimber (University King’s College) a elle aussi été interdite de publication111. Au journal Windsor Star, un chroniqueur a été congédié pour avoir critiqué cette décision dans le Sun de Toronto, un journal appartenant à Quebecor112. 108. Donald GUTSTEIN (1998), « Vancouver Sun’s coverage acid test of owner’s influence », NewsWatch Monitor, NewsWatch Canada. 109. TSENG (2001), op. cit. 110. Idem, p. 98. 111. Ce quotidien a été racheté par Médias Transcontinental en 2002 et sa diffusion a cessé en février 2008. 112. Pertty BOZONELOS (2004), « The Tension Between Quality Journalism and Good Business in Canada : A View From the Inside », Communication, no 29, p. 77-92, p. 86.
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En 2007, dans le contexte du lock-out des journalistes du Journal de Québec, décrété par Quebecor afin d’accélérer le déploiement de sa stratégie de convergence, la station locale de télévision du réseau TVA (propriété de Quebecor) a cessé la diffusion d’une publicité du quotidien Le Soleil (Gesca) qui cherchait à tirer profit du conflit de travail en affirmant être le véritable « journal de Québec ». Le Soleil voulait ainsi mettre en évidence son grand nombre de journalistes affectés à couvrir l’actualité locale113. Rappelons qu’il est souvent reproché au Journal de Québec de diffuser un contenu trop montréalais à cause de la forte présence de textes en provenance du Journal de Montréal, ce que soutiennent les résultats rapportés plus haut. Sans mettre en cause le contenu rédactionnel, cet événement nous paraît typique du genre de dérapages et d’abus de pouvoir qui peut se produire, et qui se produira vraisemblablement, en raison de liens corporatifs étroits entre les différents médias d’un même groupe. Il ne fait plus de doute que les médias peuvent orienter leur couverture afin de protéger directement ou indirectement leurs intérêts particuliers plutôt que de servir l’intérêt public, et que certains le font plus que d’autres. La façon de cadrer les articles qui peuvent nuire aux intérêts du conglomérat peut s’étendre jusqu’à la couverture journalistique accordée aux mouvements de fusion des médias qui sont initiés par ces mêmes conglomérats. Encore une fois, cela met ces entreprises aussi bien que leurs journalistes dans des situations de conflits d’intérêts systémiques, où des intérêts particuliers peuvent être favorisés aux dépens d’un sain débat public sur de tels enjeux d’importance. Kweon s’est intéressé à la façon dont trois médias (Fortune, Newsweek et U.S. News & World Report) parlaient des vagues de fusion et d’acquisitions (1993-1998) afin de savoir si le cadrage accordé en faisait un phénomène social significatif114. Il voulait notamment mesurer si ces médias avaient couvert les fusions et les acquisitions de médias de façon différente des autres cas de fusions et acquisitions, afin de détecter un biais possible. Il a observé que les articles traitant des fusions et acquisitions de médias étaient moins fréquents que ceux concernant d’autres secteurs économiques. Si la 113. Richard THERRIEN (2007), « TVA retire les pubs du Soleil », Le Soleil, 14 mai 2007. (http://www. cyberpresse.ca/article/20070514/CPSOLEIL/70515004/5785/CPSOLEIL02), visité le 5 juin 2007. 114. Sanghee KWEON (2000), « A Framing Analysis : How Did Three U.S. News Magazines Frame About Mergers or Acquisitions ? », International Journal of Media Management, vol. 2, no 3 et 4, p. 165-177, p. 165.
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couverture était généralement favorable aux fusions et acquisitions, elle l’était encore plus dans le cas des médias115, et cela de façon statistiquement significative. La tendance est devenue encore plus marquée à la suite des modifications au Telecommunication Act de 1996. De façon générale, la couverture journalistique de ce phénomène socio-économique, qui était négative au début des années 1990, est devenue progressivement positive au fil des ans. Selon l’auteur, cette couverture favorable a pu influencer l’opinion publique, et il y a même décelé un ton proche de celui des relations publiques. En 2002, une autre analyse de contenu a confirmé que les magazines Time et Fortune ont favorisé leur conglomérat dans leur couverture de fusions et acquisitions116. Dans sa revue de littérature, Jung rappelle des cas où des reportages de ABC et NBC ont été censurés afin de ne pas déplaire à leurs propriétaires respectifs, Walt Disney World et General Electric. Il a lui-même observé que les magazines impliqués dans des fusions et acquisitions ont accordé un traitement favorable (en ce qui a trait au contenu et aux illustrations) à ces changements de propriété. Cela était surtout vrai pour Fortune et Time. Jung rappelle aussi qu’en 1989, les responsables de Time et Fortune avaient refusé, au nom de l’indépendance journalistique, de couvrir des fusions et acquisitions les concernant, une situation qui avait bien changé en 2000. Il conclut que la propriété a une influence sur le contenu. Même constat dans la recherche empirique de Hull117, qui a démontré que deux publications du groupe AOL-Time Warner (Time et People Weekly) accordaient plus de couverture aux produits et articles de la division musique de Time Warner qu’à ceux de leurs compétiteurs. Il a même constaté que la couverture des maisons de production indépendantes était plutôt négative. Demers,pour sa part, analyse deux cas de convergence québécoise, soit Star Académie (Quebecor) et le guide télévisuel Voilà (Gesca et Radio-Canada). Il est d’avis que l’entrée en conglomérat « entraîne aussi, en matière de contenu, certaines servitudes à l’endroit des autres membres de la famille118 ». Il relate 115. Idem, p. 173. 116. Jaemin JUNG (2002), « How Magazines Covered Media Companies’ Mergers : The Case of the Evolution of Time Inc. », Journalism and Mass Communication Quarterly, vol. 79, no 3, p. 681-696. 117. Geoffrey P. HULL (2000), « AOL Time Warner’s Music and Magazine Interests : Good Business Makes Poor Journalism », recherche présentée au congrès annuel de l’Association for Education in Journalism and Mass Communication. 118. DEMERS (2006), op. cit., p. 52.
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que, dans le cas de Star Académie, les deux quotidiens de Quebecor « se sont mis à parler systématiquement et abondamment de l’émission… alors devenue une locomotive de la programmation de la chaîne de télévision TVA appartenant au même propriétaire Quebecor119 ». Il fait état de la plainte du syndicat des journalistes du Journal de Montréal au Conseil de presse du Québec (CPQ) qui dénonçait un « conflit d’intérêts flagrant », ce que le CPQ a « pudiquement reconnu […] en affirmant que Le Journal de Montréal s’était placé en “ apparence de conflits d’intérêts ”120 » au point de nuire à la réputation du quotidien et de ses journalistes. Cela était dû à l’absence d’étanchéité et d’indépendance rédactionnelle entre le journal et la station de télévision. Dans le cas du télé-horaire Voilà, qui appartenait à Gesca et Radio-Canada, Demers a observé, au terme de l’analyse de 111 numéros hebdomadaires de 2001 à 2003, que les Une faisaient une « mise en manchette massive des émissions de Radio-Canada qui reçoit 56,55 % des mentions. TVA n’en reçoit au total que 9 % pendant que 16 autres chaînes de télévision sont mentionnées au moins une fois en une du magazine121 ».
Conclusion La présente revue de littérature indique que la concentration de la propriété des médias et la convergence des médias d’information ne menacent pas nécessairement, ni automatiquement, la qualité et la diversité de l’information. Des facteurs tels que le mode de propriété (privé, public, indépendant, conglomérat, présence d’actionnaires, etc.) ou le style de gestion peuvent avoir des influences néfastes. Ce qui est encore plus significatif, c’est que si les chercheurs sont souvent prudents pour critiquer la concentration et la convergence, très rares sont ceux qui publient des données montrant que cela améliore la qualité et la diversité de l’information. Du point de vue du pluralisme démocratique, les données sont plus inquiétantes que rassurantes. Au chapitre de l’intégrité de l’information, la grande majorité des recherches permettent d’affirmer que la concentration de la propriété et la 119. Idem, p. 52. 120. Idem, p. 52-53. 121. Idem, p. 53.
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convergence des médias posent de grandes probabilités de détournement de la mission démocratique du journalisme, afin de servir les intérêts particuliers des entreprises commerciales que sont les conglomérats médiatiques. Les données scientifiques sont probantes à cet effet. Les risques liés à la concentration de la propriété, à la convergence des médias et à la commercialisation de l’information qui en découle, inquiètent le grand public aussi bien que les chercheurs et observateurs des médias, ainsi que bon nombre d’acteurs sociaux. On sait que les journalistes se sont exprimés régulièrement à ce sujet, le plus souvent par l’intermédiaire de leurs syndicats ou d’associations professionnelles. Mais comment les journalistes du Québec, à titre individuel, réagissent-ils face à la concentration de la propriété, à la convergence des médias, à la commercialisation de l’information, au sensationnalisme, aux risques d’autocensure ou à une éventuelle intervention du gouvernement ? À ce sujet, les données manquent cruellement. La présente recherche va contribuer grandement à combler ce vide. Elle s’intéresse aux attitudes et aux opinions de 385 journalistes syndiqués, qui oeuvrent en très grande majorité pour un des trois conglomérats médiatiques francophones (Quebecor, Gesca et RadioCanada). Ces trois conglomérats sont les principales sources d’information des Québécois francophones, ce qui justifie amplement de nous y attarder dans le cadre de l’analyse de nos résultats. Par ailleurs, les journalistes professionnels de notre échantillon sont aux premières loges pour constater les effets des transformations que subit leur métier. Leur point de vue gagne à être connu pour quiconque s’intéresse aux conditions d’exercice du journalisme.
Chapitre 3
Rejet massif de la concentration et de la convergence
Les journalistes professionnels de Quebecor, de Gesca et de RadioCanada sont de loin les principaux informateurs des Québécois francophones en ce qui concerne les événements, les faits et les opinions qui ont trait à la vie politique, économique, culturelle et sociale. La vigueur de notre société démocratique repose en grande partie sur les milliers d’articles et de reportages qu’ils produisent et diffusent quotidiennement. Même dans un univers médiatique qui permet plus que jamais aux citoyens qui le désirent d’avoir accès à de multiples sources d’information, en provenance de toutes les régions de la planète, chaque société a un besoin fondamental en matière d’informations qui la racontent, la dévoilent et la font progresser par la conversation publique et critique que doit alimenter la presse. C’est dire l’importance capitale de la pertinence, de la qualité, de la diversité et de l’intégrité de l’information. Les sociétés démocratiques ont besoin de journalistes libres, courageux, rigoureux, équitables et intègres. Les médias d’information prétendent être à la hauteur de ces attentes qu’ils ont eux-mêmes renforcées au fil des années, en livrant des batailles politiques et juridiques pour défendre la liberté de la presse. Se peut-il que ces mêmes médias soient en voie de devenir les principaux obstacles à la liberté de l’information ? Se peut-il que la concentration de la propriété, la convergence médiatique et la commercialisation de l’information soient des facteurs d’autocensure, voire de censure ? Et se peut-il que, dans leur recherche d’un rendement maximal pour satisfaire les actionnaires, les
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entreprises de presse se soient délestées de leurs fonctions sociales si importantes au point de menacer la qualité, la diversité et l’intégrité de l’information ? Se peut-il, finalement, que les journalistes qui sont employés par les grands conglomérats médiatiques du Québec soient des témoins impuissants de cette situation, au point de paraître vivre une véritable détresse professionnelle dans certains cas ? À ces questions, les résultats de notre enquête apportent des réponses révélatrices, et inquiétantes.
Notes méthodologiques L’enquête a été menée auprès de 1780 journalistes syndiqués oeuvrant dans les principaux medias d’information du Québec. Les unités syndicales de ces journalistes sont principalement affiliées à la Confédération des syndicats nationaux (CSN) via la Fédération nationale des communications (FNC). La FNC représente 1580 des journalistes visés par l’enquête. Les 200 autres journalistes sollicités sont affiliés à la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) via le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP). Des 1780 questionnaires acheminés aux journalistes via leurs syndicats locaux, 385 questionnaires valides ont été retournés, de façons anonyme et confidentielle, dans une enveloppe-réponse affranchie, pour un taux de réponse de 21,6 %. Compte tenu de la population mère de 1780, la marge d’erreur est de 4,4 % dans 95 % des cas. Chaque questionnaire expédié aux journalistes était numéroté et accompagné d’une lettre de leur syndicat et d’une lettre de notre part les invitant à participer à l’enquête. Notons que plus d’un journaliste syndiqué sur cinq a répondu au questionnaire, ce qui assure une représentativité satisfaisante pour les besoins de la recherche qui permet de généraliser ses conclusions à l’ensemble des journalistes syndiqués du Québec1. Avant son envoi, le questionnaire a fait l’objet d’un prétest auprès de quelques journalistes retraités qui nous ont permis de mieux cibler nos questions et les choix de réponse. 1. Il y aurait plus de 4000 journalistes au Québec dont bon nombre ne sont pas syndiqués et échappent donc à notre regard.
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Le principal outil de mesure a été l’échelle d’attitude à sept degrés de Likert, où la réponse 1 signifiait un total désaccord, et la réponse 7 signifiait un parfait accord avec la proposition ou la question soumise. Quelques autres questions ont utilisé une même échelle ordinale en proposant des réponses à intensité variable (beaucoup ou très, assez, peu, pas du tout). Les questions ont été disposées par mode aléatoire raisonné, c’est-à-dire que certaines ont volontairement été regroupées (le credo journalistique et l’autocensure par exemple), mais leur ordre de présentation a été déterminé de façon aléatoire afin de ne pas créer un biais à ce sujet. Le recours à une échelle ordinale permet, d’une part, de procéder à des opérations statistiques raffinées et, d’autre part, de faire certaines comparaisons avec des enquêtes antérieures dont certaines questions étaient similaires. De plus, l’échelle graduée permet de mesurer l’intensité d’une opinion au sein de certains groupes afin de mieux comparer les variables et de proposer des interprétations mieux fondées. Le lecteur intéressé trouvera le questionnaire en annexe.
Le profil des répondants Avant d’entreprendre l’analyse détaillée des réponses, il faut dresser le portrait sociodémographique des journalistes syndiqués. L’échantillon est constitué de 63 % d’hommes et de 37 % de femmes. Plus les journalistes sont jeunes, plus la proportion de femmes augmente, pour atteindre 46,2 % chez les 18-25 ans. Chez les journalistes âgés de 55 ans et plus, on ne compte que 15,7 % de femmes. Près du tiers de notre échantillon (31 % ) est constitué de journalistes âgés de 18 à 35 ans.
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Graphique 1
Quel est votre groupe d’âge ?
Conséquemment, l’expérience des répondants est importante, puisque près de 43 % ont 21 ans et plus d’expérience comme journaliste professionnel, et seulement 17 % se situent dans la catégorie des 0-5 ans. Notons que les 31 % de journalistes qui cumulent entre 0 et 10 ans d’expérience sont essentiellement les journalistes âgés de 18 à 35 ans qui forment aussi 31 % de notre échantillon. Graphique 2
Depuis combien d’années êtes-vous un journaliste professionnel (le journalisme est votre principal revenu) ?
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Les répondants sont principalement à l’emploi de la Société RadioCanada (45,4 % ), ainsi que des groupes de presse écrite et électronique privés que sont Gesca (30,6 % ) et Quebecor (15,6 % ). Les Autres médias sont représentés par 7 % de l’échantillon2. Les trois conglomérats médiatiques regroupent près de 92 % des répondants. Pour ce qui en est du secteur ou du type de média, les répondants travaillent principalement pour les médias d’information traditionnels que sont les quotidiens, la télévision, la radio et les hebdomadaires. Graphique 33
Pour quel type de média travaillez-vous principalement ?
Le fait de s’adresser à des journalistes syndiqués a eu pour conséquence de marginaliser les répondants des journaux hebdomadaires, des médias communautaires ainsi que les journalistes indépendants. Toutefois, étant donné que la recherche s’intéresse aux opinions et attitudes des journalistes quant aux impacts de la concentration de la propriété de la presse et de la convergence des médias sur l’information, il était essentiel d’avoir le point de vue de ceux et celles qui ont une connaissance quotidienne de ces enjeux. 2. Autres = Cogeco (2,6 % ), indépendants (2,3 % ), Radio-Nord (1,6 % ), Corus (1 % ), Astral (0,5 % ) et Journaux Transcontinental (0,3 % ). 3. Autres = Radio-Télévision (2,9 % ), Radio-télévision-Internet (1,6 % ), Presse écrite Internet (0,8 % ), Presse quotidienne et hebdomadaire (0,8 % ) et Radio-Internet (0,5 % ).
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Ce sont principalement les journalistes à l’emploi des trois conglomérats médiatiques. Le statut des répondants est celui de permanent dans 80 % des cas, tandis qu’on trouve 17 % d’occasionnels ou de surnuméraires, et 3 % à temps partiel4. Les journalistes âgés de 18 à 35 ans représentent 66 % des journalistes occasionnels ou surnuméraires. Près de 63 % des journalistes syndiqués détiennent un diplôme universitaire de premier cycle (baccalauréat ou certificat), 18 % ont un diplôme universitaire de deuxième ou troisième cycles (maîtrise ou doctorat), 17 % ont un diplôme collégial, et seulement 3 % ont un diplôme d’études secondaire. À la question De façon générale, quel est votre degré de satisfaction à l’égard de votre emploi actuel ?, 30 % des journalistes se disent « très satisfaits » et 50 % « assez satisfaits ». Si on ne s’en tenait qu’à cette réponse générale, on pourrait croire que la situation vécue au sein des conglomérats médiatiques privés et publics du Québec est enviable. En réalité, rien ne saurait être plus trompeur, car la recherche démontre clairement que ce taux élevé de satisfaction cohabite avec des réponses très critiques et négatives concernant les impacts de la concentration et de la convergence sur la liberté, la qualité, la diversité et l’intégrité de l’information. On verra aussi que les journalistes ont des aspirations professionnelles différentes de celles qui intéressent les médias pour lesquels ils travaillent. Il est donc permis d’interpréter cette réponse comme une évaluation globale de la situation personnelle de chaque répondant, qui est peut-être moins touché par les phénomènes qu’il dénonce par ailleurs. Cette satisfaction serait vraisemblablement davantage liée aux conditions de travail (salaire, congés, promotions, etc.), qu’aux façons dont chacun doit obligatoirement pratiquer le métier. Du reste, un croisement de cette question avec une autre, portant sur l’autonomie professionnelle, indique que ceux qui ont le moins d’autonomie sont plus enclins à être insatisfaits de leur emploi, et ce, à un niveau statistiquement significatif (p