Au Pays Du Silence - Mario Mantese [PDF]

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Zitiervorschau

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Titre original : Im Land der Stille © 1998 Mario Mantese, first published by Drei Eichen Verlag, D-97762 Hammelburg Mise en page : P.A.G. Toulouse Traduction : Danièle Ball-Simon Couverture : © 2001 Éditions Vivez Soleil 17 chemin des 2 communes 1226 Thonex/GE (Suisse) ISBN : 2-88058-355-1 Tous droits réservés pour tous pays de langue française.

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Mario Mantese

Au Pays du Silence Mon temps d'apprentissage auprès de Maîtres dans l'Himalaya Traduit de l'allemand par Danièle Ball-simon

Éditions Vivez Soleil

Mes remerciements tout particuliers s'adressent à Yla von Dach, Doris Hüffer, Dominik Schott, Susanne Weingart. C'est à vous que je dédie ce livre, mes chers amis qui participez à mes séminaires depuis des années et avez tourné votre cœur vers la lumière des lumières !

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Résumé e

(4 de couverture)

Depuis la nuit des temps ont existé, sur notre planète Terre, des hommes ayant atteint des degrés de réalisation spirituelle importants. Ce livre raconte l'étrange rencontre de l'auteur avec un maître insolite habitant l'Himalaya et qui provoqua une profonde crise, un voyage comparable à une descente dans le cratère d’un volcan en activité. Peu a peu, l'auteur découvre le monde extraordinaire de la spiritualisation en action. En vivant avec ce maître, il devient lui-même le maître de sa vie. Ce livre, déjà best-seller dans plusieurs pays, apporte au lecteur l'amour, l'humour, la sagesse, la force qui conduisent vers un état de plénitude spirituelle, délivrée de toute peur.

Mario Mantese était bassiste du groupe américain Heatwave lorsqu'il fut agressé et poignardé en plein cœur après une soirée de gala à Londres. Il subit une opération a cœur ouvert et tomba dans un coma profond qui dura presque cinq semaines. Dans cet état proche de la mort, il fit un voyage fantastique dans l'au-delà. Cette expérience de l'autre monde eut pour effet une transformation totale de son être entier. Lorsque Mario Mantese sortit du coma, il était aveugle, muet et complètement paralysé. Grâce à cette nouvelle connaissance spirituelle et à son immense volonté, il réussit à surmonter ses terribles handicaps. Aujourd'hui, il voit, il parle, il marche et voyage à travers le monde pour partager son expérience. Les médecins l'ont surnommé le "miracle ambulant".

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Avant-propos De temps immémorial, il y eut sur notre planète Terre des hommes ayant atteint des degrés de réalisation spirituelle importants. Nombre d'entre eux entrent sur la scène publique afin d'attirer l'attention de l'humanité sur le véritable sens de notre existence et pour accompagner ceux qui sont prêts vers des niveaux de conscience supérieurs. D'autres, en revanche, vivent discrètement à l'écart, retirés dans la gigantesque chaîne montagneuse de l'Himalaya. Ce livre raconte l'étrange rencontre, voulue par le destin, d'un homme avec un tel Maître insolite. Les enseignements non orthodoxes avec lesquels ce dernier le confronte au départ montrent avec quelle force la raison rigidifiée et structurée se trouve agressée et déstabilisée lorsqu'elle approche un tel être universel. La rencontre avec ce Maître libéré, qu'il ne fut possible de classer dans aucune catégorie, provoqua une profonde crise et une grande déstabilisation. Ce fut un voyage comparable à une descente dans le cratère d'un volcan en activité. L'amour, la sagesse et l'incommensurable force que le lecteur de ce livre expérimentera directement ouvrent un chemin conduisant au terme et au dénouement de tous les chemins : le retour vers le non-être infini.

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Le conflit de la renonciation à soi-même Dès que je sortis à l'extérieur par la porte basse en bois, je fus saisi par le froid. Sur le côté opposé de la vallée, se dressait majestueusement dans le ciel bleu la haute chaîne montagneuse, recouverte de neige. C'était une vision grandiose. Les sommets des montagnes de plus de six mille mètres d'altitude étaient enveloppés de nuages blancs, qui se pelotonnaient autour d'eux avec douceur et d'un air protecteur, comme s'ils voulaient cacher quelque chose de mystérieux. Un vent glacé soufflait dans la vallée et son froid mordant me gifla. Le printemps était enfin revenu, car sans cela, je n'aurais jamais pu atteindre ce petit village de montagne si haut perché. Pendant plusieurs mois par an, la neige y est tellement haute que les villages sont coupés du reste du monde. J'avais voyagé longtemps en autobus sur de cahoteuses routes de montagne, et à travers de profondes gorges. À chaque fois que les conducteurs, une main sur le volant et l'autre sur le klaxon, fonçaient à travers ces gorges étroites, j'en avais le souffle coupé. Durant deux jours, j'avais poursuivi mon chemin à pied, car plus aucune route ne conduisait à ces villages si haut perchés. Fort heureusement, j'avais trouvé un guide fiable qui connaissait parfaitement la région, car seul, je n'aurais jamais trouvé le chemin jusqu'ici. Les villageois étaient amicaux et accueillants. Dès mon arrivée, une famille me proposa spontanément son hospitalité, car il n'existait aucune hôtellerie sur place. Cela faisait maintenant une semaine que je me préparais pour la dernière partie de mon voyage, que j'allais entreprendre en compagnie d'un marchand. J'avais fait sa connaissance durant mon séjour ici. Il restait encore un col de haute altitude à franchir avant d'atteindre mon but, c'est du moins ce que j'espérais, car les fatigues du voyage me semblaient de plus en plus difficiles à surmonter. Je ressentais une lassitude croissante et mes pieds étaient parsemés de douloureuses ampoules qui me rendaient la marche de plus en plus pénible. J'étais venu ici, envoyé par un éditeur, afin d'écrire un livre au sujet d'un Maître qui vivait à l'extérieur, dans la nature, très à l'écart de toute civilisation. Je m'intéressais depuis longtemps aux philosophies orientales et j'étais régulièrement tombé sur des récits concernant des hommes insolites, qui n'ont visiblement quasiment besoin de rien de ce que l'on considère comme le minimum vital, là d'où je viens. J'hésitais entre fascination et doute. S'agissait-il de légendes ou ces hommes étaient-ils une réalité vivante ? J'avais donc décidé que si l'opportunité s'en présentait, j'irais personnellement creuser le sujet. Il m'avait fallu creuser et investiguer longtemps, jusqu'à ce qu'un jour, un ministre de la culture me parle de ces hommes, tels que j'en cherchais. Sa description laissa en moi une impression étrange, comme si quelque chose d'inconnu m'avait effleuré. Après d'importants préparatifs, j'avais entrepris ce voyage et consignais maintenant chaque jour des notes et des remarques dans mon journal. Je n'avais aucune idée de ce qui m'attendait. Je ne disposais ni d'un nom ni d'une indication de lieu précise, et ne savais pas non plus quel genre d'enseignement ce sage dispensait. La seule chose à laquelle je devais me fier était une esquisse plus ou moins précise de la région où, d'après ce que l'on m'avait assuré, j'allais pouvoir le trouver. Ce rude environnement de montagnes n'incitait guère à un séjour prolongé et j'espérais aboutir dans mes recherches le plus rapidement possible. Le jour commençait à poindre. Le soleil n'était pas encore levé et il fallait compter au 6

moins encore une heure jusqu'à ce que ses rayons réchauffent la vallée. Mon attention fut attirée par le grondement du torrent qui passait à côté de la maison et allait se jeter dans la vallée. Je suivis du regard cette bande argentée jusqu'à l'endroit où elle disparaissait, un peu plus bas, entre les maisons. C'est alors qu'arriva fièrement un coq nain au plumage multicolore, escorté de ses poules. Il leva la tête et se mit à chanter à gorge déployée, tout en me fixant d'un air menaçant, comme si je représentais un concurrent qui pourrait semer le trouble dans son harem. Dans l'étable voisine, les chèvres se mirent à bêler, attendant déjà avec impatience que quelqu'un les laisse enfin sortir. Les villageois avaient,dans la mesure du possible, rendu cultivables leurs terres arides. Plus bas, dans la vallée, sur des champs de petite taille, les premières semences commençaient à germer. Il commençait maintenant à y avoir du mouvement à l'intérieur de la maison. J'entendis comment la grand-mère s'adressait d'une voix douce aux enfants, qui émergeaient de leur sommeil. Bientôt, toute la famille de onze personne fut réveillée. Je retournai dans la maison pour leur dire bonjour. Ces visages austères, burinés par le rude climat, ces yeux amicaux et souriants, m'étaient entre-temps devenus familiers. J'étais traité comme un membre de la famille, comme si j'avais été là depuis toujours. En même temps, je représentais une véritable attraction, et mes hôtes considéraient comme un honneur et une joie que de pouvoir héberger un étranger dans leur humble demeure. Chaque soir, venaient en visite d'autres membres de la famille et des amis, pour me voir et faire ma connaissance. Je devais leur décrire avec force détails le pays d'où je venais. Bien que je ne leur en aie jamais caché les aspects négatifs, ils pensaient que je venais directement du paradis, là où l'on pouvait tout acheter et où tout était possible. Le moment le plus captivant pour eux était celui où j'ouvrais mon sac de voyage. Je leur montrais alors mes différents ustensiles et devais toujours me livrer à une démonstration de mon rasoir électrique à piles, en leur montrant comment je m'en servais. Ils trouvaient cela renversant. Ils étaient unanimement d'avis de n'avoir encore jamais vu quelque chose d'aussi drôle et absurde. Bientôt, nous fûmes tous rassemblés au milieu de la pièce, autour du grand foyer, pour prendre le petit-déjeuner. Par petites gorgées et avec un immense dégoût, je bus le thé au beurre salé. Mon palais et mon estomac se rebellaient, mais tous m'avaient expliqué avec insistance que cette boisson était excellente pour ma santé. J'avais abandonné toute résistance depuis longtemps et avalais avec bravoure. Tous les regards étaient fixés sur moi, interrogateurs, guettant avec curiosité le moindre mouvement inhabituel dans mon visage, qui fournirait ensuite matière à des discussions animées le soir suivant, avec les invités. Tous savaient que j'allais repartir incessamment. Le marchand avait déclaré que sa cargaison était prête et que rien ne s'opposait plus au départ. Il m'avait assuré qu'il n'y aurait pas de chutes de neige sur le col et que les conditions du voyage seraient idéales. Notre objectif était un village, à deux jours de voyage d'ici, situé un peu plus haut, dans une petite vallée transversale. Le marchand m'avait promis de me procurer un mulet. Il avait insisté sur le fait que le voyage serait pénible. À plusieurs reprises, j'avais déjà été invité par l'ancien du village. L'on disait qu'il avait quatre-vingt-seize ans, mais personne ne le savait précisément. Son visage était terriblement émacié, il parlait lentement et toussotait en permanence, mais son regard était vif et son intelligence claire. Ce qui le caractérisait était l'expérience d'une longue vie. Aucune décision n'était prise au village sans qu'on lui demandât conseil. J'avais déjà appris beaucoup de choses intéressantes par son intermédiaire. Aujourd'hui cependant, j'allais le voir pour lui faire mes adieux. Il me demanda avec un sourire malicieux s'il pouvait me prier de lui rendre un service. 7

« Bien sûr », répondis-je aussitôt, sans toutefois pouvoir imaginer ce qu'il pouvait bien souhaiter. Il exprima son désir avec une certaine hésitation : « Accepterais-tu de m'offrir ton rasoir électrique ? » Je fus totalement déconcerté et faillis éclater de rire. Je ne m'étais pas vraiment attendu à cela. « Je vous apporterais l'appareil avant mon départ », répondis-je spontanément. Les yeux du vieil homme se mirent à rayonner d'un bonheur d'enfant, et j'étais heureux de pouvoir lui apporter cela. Le matin suivant, dès l'aurore, j'étais descendu avec mes bagages sur la place, où presque tous les villageois m'avaient rejoint pour me faire leurs adieux. Le marchand me fit signe de le rejoindre. Comme promis, il m'avait procuré un mulet et me fit comprendre que je devais payer sur-le-champ. La vieille couverture feutrée qui recouvrait le dos de l'animal était comprise dans le prix. Deux autres mulets, ainsi que deux yacks lourdement chargés, attendaient patiemment le moment du départ. Ces animaux aux poils ébouriffés et aux grandes cornes qui leur conféraient une apparence archaïque, laissaient une impression de puissance et d'endurance, qualités d'ailleurs indispensables dans ces rudes contrées. Le marchand était accompagné de deux assistants, qui m'examinaient de loin d'un air sceptique et presque craintif. Quant à lui, peu importait qui j'étais et d'où je pouvais bien venir, l'essentiel étant que le prix soit correct. Tous les villageois voulurent savoir combien j'avais payé pour le voyage au marchand qu'ils connaissaient tous, et estimèrent unanimement qu'il m'avait fait une offre honnête. Pour prendre congé de moi tous voulurent encore une fois me serrer la main. Lorsque je remis solennellement le rasoir à l'ancien du village, ils applaudirent de joie et m'adressèrent des hochements de têtes reconnaissants. Son fils aîné m'offrit en échange un épais manteau, affirmant que j'en aurais sûrement encore besoin. Puis l'on me demanda si j'allais repasser par le village sur le chemin du retour, mais il me fut impossible de donner une quelconque réponse à cette question. Le chemin qui conduisait à travers la vallée était caillouteux, mais le marchand m'assura à plusieurs reprises que nous avancions à bonne allure. Durant ces heures matinales, le froid était vif et je m'emmitouflai dans le manteau que l'on venait de m'offrir. J'imaginais déjà ma rencontre avec le Maître et la manière dont j'allais le saluer et lui poser mes premières questions critiques. Dans trois semaines au plus tard, j'aurais certainement rassemblé les informations nécessaires et pourrais songer au retour. J'étais fermement décidé à ne pas me contenter d'une théorie philosophique. Je voulais aller au fond des choses, comme je l'avais toujours pratiqué lors de mes recherches. Peu après la pause de midi, nous empruntâmes un sentier étroit et raide, commençant notre ascension vers le col qui devait durer plusieurs heures. Plus nous montions, plus nombreuses et impressionnantes apparaissaient à l'horizon les cimes enneigées. L'oxygène se raréfiait considérablement et bientôt, l'on ne pouvait plus non plus distinguer clairement de chemin. Dans cette lutte pour l'oxygène et ce silence que seuls troublaient le sifflement du vent et le martèlement des sabots des mulets, je fus envahi par un sentiment que je n'avais encore jamais éprouvé jusqu'ici, de solitude et d'égarement dans le monde. La vue de ce paysage qui me subjuguait, tout ce que je pouvais percevoir autour de moi au travers de mes sens, éveilla au plus profond de mon être quelque chose d'inexplicable. Des ombres invisibles, des sentiments effrayants, singuliers, rampèrent hors des tréfonds de mon être. À un moment, je compris qu'ils s'agissait de peurs réprimées et 8

d'incertitudes, dont je ne savais absolument pas que je les portais en moi ni qu'elles me possédaient. Soudain, mon regard se modifia. Il me devint brusquement évident que tout ce que l'on perçoit de l'extérieur ne peut être séparé de la perception intérieure et subjective. Ce que je croyais voir à l'extérieur de moi était en vérité quelque chose que je voyais en moimême, en mon for intérieur. Ce que je présumais être extérieur était une perception sensorielle à l'intérieur, un reflet de ma conscience. Mais si tout ce que je voyais n'était rien d'autre qu'un reflet de ma conscience subjective, qu'en était-il de la réalité ? Après tout, ce que je voyais pouvait-il être réel ? Toutes ces questions me conduisirent rapidement aux confins de ma raison. Je décidai de les soumettre au Maître. Il pourrait sûrement m'amener vers une compréhension plus profonde, du moins je l'espérais. Sans que je ne m'en aperçoive véritablement, les attentes et espoirs que je mettais dans ma rencontre avec le Maître croissaient d'heure en heure. D'une certaine manière, je m'étais même fabriqué une image précise de lui ; je le voyais devant moi, bien que ne l'ayant encore jamais vu, et pensais le connaître intuitivement. Le marchand m'arracha à mes pensées. Criant très fort, il pointa son doigt vers l'avant, désignant une énorme avancée de rocher à l'abri de laquelle se dressait un cabanon en pierres. Le crépuscule recouvrait doucement les montagnes. À peine étions-nous entrés dans le cabanon que l'obscurité finit d'avaler le peu de lumière qui restait encore. Le marchand avait exactement su combien de temps durerait notre voyage depuis le village jusqu'ici. Je préférais ne pas imaginer ce qui se serait produit si nous avions encore été en route à cette heure-ci, par cette nuit noire. Durant la nuit, une tempête comme je n'en avais encore jamais vu fit rage. Les hurlements du vents résonnaient comme si un gouffre béant s'était ouvert au fond des montagnes, à partir duquel d'innombrables voix plaintives criaient vers les sommets. Puis les vannes célestes s'ouvrirent, et une pluie torrentielle se mit à tomber. Des quantités d'eau phénoménales se mirent à laver les montagnes et les vallées. Les gigantesques forces de la nature avaient quelque chose d'effrayant et de fascinant en même temps. Les assistants du marchand préparèrent un frugal repas. Depuis le foyer, se répandait une agréable chaleur dans la pièce, qui adoucit mon tumulte intérieur. Pour mes compagnons de voyage, des changements de temps aussi soudains et violents n'avaient rien d'inhabituel. En plein milieu de la tempête déchaînée, l'un des deux sortit du cabanon afin d'aller nourrir les animaux dans l'étable adjacente. Les assistants ronflaient déjà depuis longtemps, tandis que je m'entretenais encore avec le marchand. Il avait peine à croire que j'avais parcouru ce si long chemin afin de chercher un yogi, ici, en haute montagne, dont je ne connaissais même pas le nom. Puis il ajouta sèchement que cet homme n'était peut-être qu'un quelconque cinglé qui n'avait pas voulu se marier. Je dus reconnaître que mon projet me semblait également quelquefois absurde, mais maintenant que j'étais arrivé jusque-là, je voulais le mener à son terme le plus rapidement possible. Le lendemain matin, lorsque nous levâmes le camp, le ciel était limpide et l'atmosphère d'une pureté cristalline. Une lumière très particulière régnait à cette altitude, avec un éclat doux et charmant, qui contrastait brutalement avec les montagnes géantes couvertes de neige, dont s'échappait quelque chose d'insaisissable et d'intangible. 9

Nous montâmes de plus en plus haut et les animaux avançaient lentement dans la neige qui nous arrivait à hauteur des chevilles. L'oxygène se raréfiant encore plus, chaque mouvement exigeait beaucoup d'efforts. Tard dans l'après-midi, nous avions enfin atteint le sommet du col et pouvions, à mon grand soulagement, commencer notre lente descente. À cette altitude, mon cœur et ma circulation sanguine étaient soumis à rude épreuve. Nous ne parlions presque plus. De temps à autre, quelques appels étaient lancés aux animaux qui nous portaient sur leur dos d'un air débonnaire. Comme prévu, nous atteignîmes à la fin de la journée un nouveau cabanon où nous allions pouvoir passer la nuit. Le marchand m'expliqua que ces deux abris avaient été construits il y a fort longtemps par des membres de sa famille. Ils avaient tous été marchands depuis des générations. Dès que ses trois fils seraient assez grands, il allait les emmener en voyage avec lui, tout comme son père et le père de son père l'avaient déjà fait. Ses fils devraient si bien connaître ce chemin qu'ils seraient capables de le trouver en dormant, dit-il avec un sourire empreint de fierté. Cela appartenait à la tradition familiale. Puis il ajouta d'un air désinvolte qu'il était le seul à franchir ce col plusieurs fois par an, et à rapporter des biens d'importance vitale ainsi que du courrier, là-haut, dans le village.

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Des sources chaudes Une inquiétude inexplicable monta en moi. Était-ce la rencontre imminente avec le Maître ? Savait-il peut-être déjà que j'allais arriver ? Une foule confuse de pensées incontrôlables traversait mon cerveau comme des éclairs, et m'empêchait de trouver le sommeil. À part la respiration irrégulière du marchand, l'on n'entendait pas le moindre bruit alentour. Aujourd'hui, ses assistants s'étaient couchés dans l'étable avec les animaux. Lorsqu'au lever du jour, notre guide verrouilla le cabanon avec un grand cadenas tandis que les assistants arrivaient avec les animaux, je fus incapable de dire si j'avais dormi ou non. Une bourrasque glacée m'arracha de ce curieux état. Il avait neigé durant la nuit. La totalité du paysage était recouverte d'une couche blanche qui ressemblait à un glaçage en sucre. L'air était pur, et la vue d'une clarté immaculée. Le marchand donnait tout à coup l'impression d'être pressé. Il poussait continuellement les animaux à avancer plus vite. Nous n'étions pas en route de puis longtemps lorsque nous nous trouvâmes soudain devant un profond ravin, au-dessus duquel était suspendue une passerelle rudimentaire et vacillante. L'idée de devoir la franchir me fit monter le sang à la tête. Mais je n'eus pas le temps de m'abandonner à ces pensées, car le marchand nous donnait déjà des ordres précis. Nous prîmes les animaux par les licols et les conduisîmes prudemment sur la passerelle. J'étais conscient du fait qu'il s'agissait d'une entreprise audacieuse. Si un animal s'effrayait et s'emballait, cela nous conduirait vers une fin certaine. À mon grand étonnement, le marchand alla auprès de chacun d'eux, leur caressa la tête et leur murmura à l'oreille quelques mots incompréhensibles, et effectivement, ils avancèrent aussitôt, lentement et avec précaution, sur les planches rongées par le temps. Je m'efforçai de respirer lentement et profondément et fixai mon regard sur l'animal qui marchait devant moi. Je n'osai pas jeter le moindre regard vers le précipice et concentrai fiévreusement et convulsivement mon attention sur toutes sortes d'images auxquelles je m'accrochait mentalement. J'eus l'impression de marcher sur cette passerelle pendant une éternité, mais finalement, nous atteignîmes la terre ferme. Le marchand me gratifia d'un regard chaleureux. Ma peur paralysante ne lui avait pas échappé. Il hocha la tête puis, sans me dire un mot, pressa à nouveau les animaux d'avancer. Après avoir chevauché longtemps, il descendit tout à coup de sa monture et me fit signe d'approcher. Je le regardai d'un air interrogateur. Lorsque j'arrivai à côté de lui, il me montra la vallée en contrebas. Était-ce un rêve ou bien la réalité ? Devant nous s'étendait une petite vallée, si verte et recouverte d'une végétation si luxuriante, que je me frottai les yeux afin de m'assurer que je ne rêvais pas. Comment imaginer qu'à cette altitude une telle végétation pourrait s'épanouir ? Ayant remarqué mon étonnement, le marchand m'expliqua d'un ton laconique : « Des sources chaudes. » À la vue de ces plantes juteuses, les yacks se mirent à renifler bruyamment et à faire claquer leurs langues. Après ce dur voyage, une longue pause les attendait. Sur le moment, le marchand dut toutefois déployer tout son art et toutes ses connaissances pour les faire passer à côté de ce verdoyant pays de cocagne. Les animaux auraient préféré ne plus avancer et se remplir la panse sans plus attendre, mais le marchand les exhorta d'une voix douce. Il sembla effectivement en mesure de les persuader qu'il fallait avancer encore un peu, et qu'ils auraient bientôt leur nourriture. Ils se remirent docilement en 11

marche. Les terres autour de nous étaient d'une prodigieuse fertilité. Il y poussait des orangers et des citronniers, au milieu de grandes fleurs rouges dont j'appris plus tard que c'étaient des étoiles de Noël. Cet endroit était un coin de paradis dans cette immense et rude contrée montagneuse. Lorsque nous arrivâmes au village, mon étonnement s'accrut : les gens qui venaient vers nous avaient des cheveux roux, des yeux clairs aux reflets jaunes et une peau d'une pâleur inhabituelle. Je n'avais encore jamais vu cela jusqu'ici dans ces hautes montagnes. Ces gens se distinguaient également beaucoup de ceux que j'avais rencontrés jusqu'alors dans leur manière d'être. Jusque-là, j'avais fait la connaissance de personnes extraverties et d'une saine curiosité. Ceux-là étaient exactement le contraire : très introvertis et plutôt timides. J'eus l'impression que le calme qui émanait d'eux se percevait dans toute la vallée. L'on m'observa avec retenue et distance, comme si je venais d'une autre planète. Les regards interrogateurs en disaient long. Personne ne pouvait imaginer ce qu'un étranger pouvait bien chercher dans cette région si reculée. Près de la petite place du village, dans une étroite ruelle latérale, le marchand se laissa adroitement glisser du dos de son mulet et déclara, soulagé : « Nous y voilà. Viens, je vais te présenter mon frère et sa femme. » Il ouvrit une porte et nous entrâmes dans une petite boutique où l'on pouvait acheter tout ce dont on avait besoin pour vivre ici : de la nourriture, des vêtements et des outils rudimentaires pour le travail des champs. La femme qui se tenait derrière le comptoir était en train de vendre un sac de céréales à un vieil homme lorsqu'elle nous aperçut. Calmement, mais totalement emplie d'une joie intérieure, elle nous salua et appela aussitôt son mari. Ce dernier sortit en toute hâte de l'arrière-boutique et s'empressa de nous accueillir. Je remarquai qu'il n'avait qu'un œil. À la place de l'autre, il n'y avait plus qu'une petite cavité cicatrisée. Le marchand lui raconta pourquoi j'avais entrepris ce long voyage et son frère secoua la tête d'un air incrédule. Mais il m'assura aussitôt que je pourrais loger chez eux aussi longtemps que je le voudrais. La grande pièce à vivre servait également d'entrepôt, et les assistants du marchand commencèrent aussitôt à y entasser avec précaution les marchandises qu'ils avaient rapportées. La femme ferma la boutique et s'assit auprès de nous. Elle aussi fut immédiatement informée de la raison de ma présence et, à mon grand soulagement, elle ne réagit pas comme son mari mais hocha amicalement la tête. J'interprétai cela comme un bon signe. Elle pourrait peut-être m'aider à trouver le Maître que je recherchais. Toutefois, par politesse, je remis mes questions à plus tard. Je venais à peine d'arriver. Les deux hommes commencèrent alors à s'entretenir à propos des affaires. La femme s'était levée et avait disparu dans un coin de la pièce. Peu après, elle revint avec un petit enfant endormi et le posa dans mes bras. C'était une petite fille, pâle et extrêmement amaigrie. Soucieuse, la mère voulut savoir si j'avais des médicaments. Heureusement, j'avais emporté un petit stock de différents médicaments. Après un certain temps d'hésitation, je me décidai pour un produit dont j'espérais qu'il pourrait soulager l'enfant. La mère débordait de joie et croyait dur comme fer que cette médication étrangère allait totalement guérir sa fille. Je l'espérais aussi de tout mon cœur, mais tentai malgré tout de 12

lui expliquer qu'on ne pouvait en attendre de miracle. Mais elle fit la sourde oreille. Elle était fermement convaincue que rien désormais ne s'opposerait plus à la totale guérison de son enfant. Le jour suivant, à mon grand soulagement, l'état de santé de l'enfant s'était effectivement amélioré. La joie des parents était immense. Lorsque l'occasion se présenta de lui poser enfin la question au sujet du Maître que je cherchais, elle plissa un moment son front si lisse. « Un homme correspondant à ta description vit dans une grotte, dans les environs, mais je ne l'ai encore jamais vu. La plupart des gens du village affirment que c'est un fou. Tout le monde l'évite et le craint. Je sais seulement qu'il vit là-bas, sur le versant sud. » Elle désigna la grande montagne que l'on distinguait entre les citronniers de son jardin. « Il vous faudra probablement marcher quatre heures pour arriver là-haut. Je connais quelqu'un qui pourra vous y conduire », dit-elle, heureuse de pouvoir me rendre service. Le marchand et son frère nous rejoignirent dans le jardin. Nous allâmes nous asseoir à l'ombre des arbres fruitiers odorants. « Tu t'inquiètes, parce que tu as parcouru un si long chemin, et que tu l'as peut-être fait pour rien », me dit le marchand d'un air pensif. Je me sentais effectivement déstabilisé. Aurais-je vraiment parcouru tout ce dur chemin pour rencontrer un fou, ici, au bout du monde ? Mais il me fallait en avoir le cœur net et cela n'était possible qu'en allant à la rencontre de cet homme. Je priai la femme qui me regardait avec de grands yeux interrogateurs de bien vouloir demander au guide — qui, comme je l'avais appris entre-temps, était un proche parent — s'il voulait bien m'emmener le lendemain sur la montagne.

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La conscience magique Toute la journée, nous rendîmes visite à des membres de la famille et nous promenâmes avec eux à travers les champs verdoyants. Partout, on nous proposa des sucreries et du thé. Mes sécrétions gastriques eurent fort à faire pour digérer tout cela. Un peu à l'écart du village, il y avait différentes sources, desquelles jaillissait l'eau chaude surgie des entrailles de la Terre. Les villageois y avaient installé des petits bassins de réception dans lesquels ils se baignaient et lavaient leur linge. Dès que le soleil se retirait en début de soirée, le froid se faisait vif. Avant que je n'aille m'allonger sur ma modeste couche pour dormir, le marchand vint m'informer de la date à laquelle il pensait repasser le col. Au cas où je ne voudrais pas encore repartir à ce moment-là, je pourrais rester dans la famille de son frère jusqu'à son retour. Le matin, je me réveillai avec des sentiments mitigés, empli de pressentiments et d'incertitudes. Mon guide m'attendait déjà devant la porte. Il était accompagné par une petite fille aux yeux brillants, qui tirait sans cesse sur sa petite jupe rouge. Ils se joignirent à nous pour le petit-déjeuner. Le frère du marchand m'expliqua brièvement l'étrange histoire de la fillette. Elle représentait une énigme pour tout le village et tout le monde la vénérait et la respectait. Dès qu'elle apprit à marcher et à parler, elle s'était mise à prier lors du lever du soleil et, à ces instants-là, elle parlait continuellement d'un grand Maître invisible. Intrigué, j'observai cet enfant d'apparence si discrète et décidai aussitôt de parler de son histoire dans mon livre. Ce phénomène inhabituel était certainement lié à une vie antérieure, pensai-je, et lorsque je fis part de mes pensées aux autres, ils confirmèrent cette hypothèse. Lorsqu'ils partaient en voyage, ils emmenaient toujours la fillette avec eux. Tout le monde était fermement convaincu que sa présence apportait protection et chance. Je sentis poindre en moi un sentiment de scepticisme. Dans mon for intérieur, quelque chose se cabrait et alignait des pensées destructrices, mais j'en pris aussitôt conscience et décidai simplement d'attendre avant de me forger une opinion définitive. Une fois de plus, j'avais pris conscience de mes préjugés et de mon étroitesse d'esprit. Il me semblait être prisonnier d'une camisole de force invisible. Quelque chose en moi tentait toujours, avec un orgueil insupportable, de me faire miroiter un sentiment de supériorité et de savoir rationnel. À peine avions-nous commencé notre voyage et quitté le village que la fillette me prit par la main et se mit à danser et à chanter à mes côtés avec insouciance. C'était une contrée fortement boisée, et la forêt était aussi dense qu'une jungle. J'avais déjà remarqué depuis le village que la forêt montait très haut vers les sommets. Le climat était agréable et une bonne odeur de terre s'élevait du sol humide. Je me sentais bien dans cette vallée. Ces gens m'avaient transmis un peu de leur insouciance et de leur franchise. Je ressentis cela comme une caresse pour mon âme. Plus nous montions, plus la forêt devenait impénétrable. Soudain, le guide s'arrêta devant un ruisseau dont l'eau clapotait tranquillement en descendant vers la vallée. « À partir d'ici, il va vous falloir continuer seul. Suivez ce cours d'eau. Il passe près de la grotte où demeure le Maître, vous ne pourrez pas vous tromper de chemin » expliqua-t-il d'une voix qui trahissait une certaine inquiétude. 14

J'étais perplexe. J'avais considéré comme évident qu'il m'accompagnerait jusqu'au but. « Pourquoi ne voulez-vous pas me conduire auprès du Maître ? » demandai-je finalement. Il se contenta de hausser les épaules sans dire un mot, puis pris congé de moi sans hésiter plus longuement. L'instant suivant, je me retrouvai totalement livré à moimême, au milieu de cette forêt impénétrable. Les piaillements des oiseaux et les clapotis de l'eau interrompaient le silence qui semblait presque inquiétant. À peine avais-je vraiment pris conscience de ma situation qu'un sentiment sournois d'impuissance se mit à m'envahir. Pour y remédier, j'entonnai une chanson et me mis rapidement en route. La grotte ne pouvait plus être loin. Je grimpai sur un versant particulièrement raide en haletant. De nouvelles pensées tournaient sans discontinuer dans ma tête, en un incessant carrousel : je recherchais désespérément la formule de salutation idéale ainsi que la manière dont j'allais formuler le motif de ma visite. Puis la forêt s'éclaircit progressivement. Telle une ombre, je sortis du bois et avançai sur une grande clairière. Et là, j'aperçus la grotte dans le rocher. Devant l'entrée, une silhouette était assise à côté du foyer, paraissant cuire quelque chose. L'homme n'avait pas encore remarqué ma présence, de sorte que je pus l'observer de loin pendant un certain temps. Je me tenais là, comme enraciné dans le sol. Une déception à couper le souffle me paralysa. Là-bas, était accroupi sur le sol un petit homme trapu aux cheveux gris et clairsemés. Une vieille chemise à la couleur passée, un pantalon ample et des pieds sales complétaient cette lamentable image. Serait-ce là le Maître pour lequel j'avais voyagé durant de si nombreuses semaines ? La colère monta en moi. Comment avais-je pu être aussi naïf pour faire confiance à la personne qui m'avait envoyé jusqu'ici ? Devant moi se tenait un simple paysan des montagnes, retiré ici pour d'obscures raisons. Par politesse, j'accomplis les derniers quelques pas pour aller le saluer malgré tout. Il devait être sourd, car j'étais arrivé presque à côté de lui et il n'avait toujours pas remarqué ma présence. Lorsque j'ouvris la bouche pour lui adresser la parole, il leva les yeux vers moi : « Ah ! Va chercher de l'eau au ruisseau », dit-il simplement. Et avant que j'aie pu me remettre de ma surprise, il m'avait déjà donné sa cruche. Outré par ce comportement autoritaire, j'allai jusqu'au ruisseau et lui rapportai la cruche pleine. Il en but le contenu d'un seul trait. « Encore », dit-il d'un ton impérieux et déjà, totalement abasourdi, je tins à nouveau la cruche dans ma main et allai encore une fois au ruisseau. J'écumais de rage. Je n'allais pas accepter que cet individu me donne des ordres une fois de plus. Tandis que je retournais vers lui en rapportant la cruche pleine, je commençais déjà à forger des plans pour mon voyage du retour. Je voulais quitter cet endroit aussi vite que possible. Les villageois avaient raison : cet homme était un fou ! « Assieds-toi et mangeons », dit l'homme lorsque je me tins à nouveau devant lui. Il disparut dans sa grotte et revint avec une seconde gamelle qu'il déposa à mes pieds. Le repas était simple et bon, et tandis que je mâchais, ma colère se dissipa progressivement. Il mastiquait d'un air satisfait, sans se préoccuper de moi. Les longues tirades de salutations que j'avais préparées si longtemps, les premières questions que j'avais voulu lui poser, tout cela avait été balayé de mon cerveau comme par une bourrasque invisible. 15

Je songeai qu'il ne voulait peut-être pas parler en mangeant, et que la préparation du repas était un rituel. Il allait certainement me demander après le repas d'où je venais et quel était le but de ma visite. Je décidai de ne pas lui adresser la parole avant qu'il ne me pose une question. D'ailleurs, il était bien possible qu'il y ait des règles de savoir-vivre, ici, dans ces montagnes, que je ne connaissais pas. Pourvu que je ne l'aie pas offensé ! Avec l'eau que j'avais rapportée, nous lavâmes nos mains ainsi que la vaisselle. Plein d'espoir, je me dis qu'il allait m'adresser la parole tout de suite après. Mais il se contenta de roter bruyamment, se tint le ventre d'un air satisfait et se laissa glisser en arrière sur le sol tout en fermant les yeux. Et déjà, il dormait. Cela ne pouvait être vrai ! De toute ma vie, je n'avais rencontré pareil individu. J'étais incapable de le comprendre. À nouveau, un sombre nuage de colère monta en moi, chargé des pires jurons qu'on puisse imaginer. Ce n'est que lorsque cette mare de poison fut totalement vidée que je retrouvai mon calme. Je dus m'avouer que ses manières totalement non conventionnelles qui m'étaient absolument étrangères exerçaient également sur moi une certaine fascination. Et pourtant, je n'en revenais pas. Depuis combien de temps étais-je assis là, à attendre que ce type ouvre les yeux ? Il fallait que je parte d'ici au plus vite. La nuit commençait déjà à tomber et je compris qu'il était trop tard pour s'en aller aujourd'hui. La lumière du soir dessinait comme par enchantement d'immenses tableaux multicolores et d'une indicible beauté dans le ciel. Je fus totalement envoûté. Dès que l'homme ouvrirait les yeux, je lui demanderais si je pouvais passer la nuit chez lui. Comme si ma pensée avait pénétré dans son cerveau endormi, il ouvrit les yeux et se releva prestement, avec une souplesse dont je ne l'aurais jamais soupçonné. « Viens, je vais te montrer où tu vas pouvoir dormir. C'est bien d'avoir un épais manteau, car il fait froid pendant la nuit », déclara-t-il. L'intérieur de la grotte était plus grand que je ne l'aurais cru. Des gamelles, des nattes et une vieille sacoche : voilà tout ce qu'il possédait au monde. Il déroula une des nattes pour moi et l'étendit dans l'un des coins les plus reculés de la grotte, en m'expliquant qu'il s'agissait de l'endroit le plus chaud. Épuisé, je m'allongeai aussitôt. Une odeur pénétrante provenant de l'homme m'empêcha tout d'abord de dormir. « Mais il pue comme un vieux bouc ! Il ne s'est certainement pas lavé depuis des semaines ! » me dis-je, tandis que j'étais allongé là, les yeux clos. Toutefois, je dus reconnaître que moi non plus, je n'étais pas d'une fraîcheur absolue. Ce fut comme si j'étais tombé dans un profond état d'inconscience et lorsque je me réveillai le matin suivant, il faisait déjà jour. Je n'aperçus ce drôle de zèbre nulle part. J'attendis à nouveau. Des heures passèrent, alors que j'aurais voulu m'en aller le matin à l'aurore. Enfin, il arriva tranquillement, portant un petit fagot de bois sec sous le bras. Il m'adressa un hochement de tête amical, avança vers moi et se mit à me renifler comme un animal. « Mais tu pues comme un vieux bouc ! Viens, allons nous baigner », ajouta-t-il aussitôt. Mon cerveau était en totale déroute. D'innombrables questions surgirent et je me sentis soudain pitoyable. Mais il me prit par la main sans hésitation et m'entraîna à une vitesse à couper le souffle vers le haut de la montagne, jusqu'à ce que nous ayons atteint la limite de la neige.

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Pourvu que ce soit le but du voyage ! J'étais à bout de forces. L'état d'épuisement dans lequel je me trouvais ne lui avait pas échappé et il s'arrêta un moment. Il se tenait devant moi, pieds nus dans la neige, et me regardait avec compassion. Je ne lui aurais jamais prêté une telle condition physique ni une telle souplesse : elles ne semblaient pas du tout correspondre à sa constitution physique. À peine avais-je récupéré un peu qu'il se remit à marcher sans dire un mot. Nous gravîmes la montagne, avançant à pas lourds sur une grande étendue de neige, puis passâmes sur un immense rocher. Devant nous se dressaient des montagnes de plus en plus hautes. C'était une vision grandiose. Soudain, nous nous trouvâmes devant un petit lac dans lequel la neige fondue s'était transformé en eau glaciale. En un tournemain, il fut totalement dévêtu. Aussitôt, il sauta dans l'eau glacée et se mit à tout éclabousser autour de lui, avec une grande délectation. « Viens dans l'eau, il faut absolument que tu te baignes. Ta puanteur est épouvantable ! » Je me tenais là, immobile, comme engourdi. « Il veut m'achever, me dis-je, mais j'ai plus d'un tour dans mon sac. » Je n'allais pas me prêter à ce petit jeu. « Je n'ai pas de serviette et l'eau est bien trop froide. En bas, dans la vallée, il y a des sources chaudes et il serait certainement plus agréable de s'y baigner », répondis-je en tâchant de prendre un air désinvolte. « Tu n'as pas besoin de serviette, et que l'eau soit froide ou chaude n'a aucune espèce d'importance ! Viens te baigner ! Il faut que tu sois frais pour ton voyage du retour. » Dans sa voix, il y avait quelque chose de ferme, d'intransigeant. C'était donc ça, pensais-je. Il voulait se débarrasser de moi au plus vite. Mais il ne s'en sortirait pas aussi facilement : j'ôtai mes vêtements et sautai dans l'eau. J'eus l'impression d'être instantanément transformé en glaçon. Je ne pouvais plus bouger aucun membre, ni même respirer. L'eau était tellement froide que j'en perdis toute sensibilité corporelle. Tout mon être se concentra sur une seule idée, qui m'ordonna : « Sors de l'eau, sinon tu vas mourir ! » Il s'approcha de moi et se mit à rire : « Ce froid n'est que le fruit de ton imagination ! Respire profondément et calmement, décontracte-toi. » Mon sang sembla se coaguler. Une seule pensée me dominait : « Il faut que je sorte immédiatement de l'eau. » Je rampai péniblement vers le rivage et me mis à masser mon corps devenu totalement bleu. « J'espère que ça ne te dérange pas si je reste encore un peu dans l'eau ? » demandat-il d'un ton malicieux. Il me fallut un long moment pour récupérer un tant soit peu. Enfin, il sortit de l'eau, frais et joyeux. « Viens, rentrons ! Nous allons boire quelque chose de chaud, cela nous fera du bien », dit-il en souriant. Puis il ajouta : « Celui qui vit ici, dehors dans les montagnes, doit être aussi fort et résistant que les éléments auxquels il est exposé. Ressentant de la chaleur par un froid mordant, de la fraîcheur par grande chaleur, il doit vivre là où aucun des deux n'existe, là où il n'y a ni ici ni ailleurs. Ceux qui sont suspendus, prisonniers, au nombril de l'univers visible, boivent dans une coupe noire les eaux amères de la mort. Suppliciés par le temporel, perdus dans le monde limité, ils vivent dans la souffrance et l'obscurité. » Brutalement je compris que cet homme n'avait rien d'un fou et qu'il n'était pas non plus un simple paysan comme je l'avais supposé au départ. Durant un bref instant, il m'avait montré son véritable visage. Je ne pus comprendre que partiellement ce qu'il avait dit. Je décidai de le prier de m'expliquer ce que je n'avais pas compris. Ses mots produisaient l'effet d'une échelle invisible de pure lumière, qui conduit du monde fini vers l'infini. C'était un voyage sans fin vers l'intérieur, et j'en pris 17

pleinement conscience à cet instant. Un voyage sans fin vers l'intérieur... Pourquoi de telles pensées surgissaient-elles brutalement en moi et d'où venaient-elles ? Les avait-il implantées en moi ? Nous redescendîmes de la montagne à vive allure ; mon corps se réchauffa et mes vêtements séchèrent rapidement. Une agréable sensation de bien-être accompagnée de picotements inonda mon corps tout entier. Nous bûmes tranquillement un thé bien chaud devant la grotte. « Quand pars-tu ? » me demanda-t-il soudain, alors que je ne m'y attendais nullement. Nous étions déjà l'après-midi et il était trop tard pour s'en aller. Perplexe, je lui demandai si je pouvais passer encore une nuit dans la grotte. Il n'émit aucune objection. Le lendemain matin, lorsque j'ouvris les yeux, il se tenait assis juste à côté de moi et me regardait. Je bondis, très effrayé par ce réveil inattendu. « Comment t'es-tu réveillé ? me demanda-t-il. — Ici, dans la grotte, répondis-je. — Tu n'écoutes pas. Je ne t'ai pas demandé où ni quand, mais comment », reprit-il. Il y avait quelque chose d'insistant dans sa voix, et sa question me troubla. Je réfléchis longtemps. Finalement, je reconnus que je ne savais pas comment je m'étais réveillé. Pour des raisons inexplicables, j'avais soudain été éveillé. Il était assis devant la grotte et, de ses mains adroites, sculptait des décorations dans un bâton de bois. « Je ne sais pas du tout comment je me suis réveillé, je me suis simplement réveillé, dis-je enfin, peu sûr de moi. — Viens, assieds-toi. Explique-moi exactement ce que tu as fait, afin de te réveiller ce matin. Comment as-tu réussi cela ? » Je restai assis là, comme si l'on m'avait versé un seau d'eau glacée sur la tête. Mon cerveau fonctionnait à plein régime et cherchait fiévreusement une réponse intelligente. Il fallait que je lui montre que je suis un homme sensé, qui pense clairement et qui a déjà mené de nombreuses conversations philosophiques. Mais malgré tous mes efforts, je ne trouvai pas de réponse à cette question. « Je ne suis pas conscient d'avoir fait quelque chose afin de me réveiller ce matin. Je fus tout simplement tout à coup éveillé. — Bon, bon, mais d'où venais-tu ? Cela au moins, tu devrais le savoir, non ? » poursuivit-il. Son visage rond avait soudain une expression espiègle. Il jouait avec moi au chat et à la souris. — « Je venais du monde des rêves, répondis-je sans réfléchir. — Donc, tu veux me dire que, dans le monde des rêves, tu as soudain décidé : Bien, j'ai assez rêvé, je veux me réveiller maintenant. Et dans le monde des rêves, étais-tu le même homme qu'ici et maintenant en état d'éveil ? Et comment t'es-tu endormi hier soir ? Comment as-tu réussi à passer de l'état d'éveil à l'état de rêve ? Et qu'as-tu emporté de l'état d'éveil dans le monde des rêves ? » Ses dernières questions me déstabilisèrent totalement. J'étais déconcerté, et envahi par le sentiment d'errer sans direction précise dans une pièce vide d'air. Mais il ne lâcha pas prise. « Tu ne sais ni comment tu t'es réveillé ni d'où tu es venu, ni même comment tu t'es endormi. Et malgré cela, tu es fermement convaincu que tu existes et que ces heures que 18

tu passes en état d'éveil sont la seule réalité. Tu es convaincu d'avoir existé hier et d'exister encore demain. Es-tu sûr que cela soit vraiment ainsi, ou alors t'imagines-tu tout simplement un hier et un demain ? Débarrasse-toi de la pesanteur de ton ignorance et réveille-toi, somnambule ! Tu es prisonnier du courant de l'oubli et de l'ignorance. » « Et en plus, voilà que ce type devient carrément vexant ! » J'étais assis là, sans défense, démuni et incapable de me tirer d'affaire. J'avais le sentiment qu'il allait me falloir des années pour comprendre et assimiler ce que je venais d'entendre. Avec quelques questions, auxquelles je n'avais pu me soustraire, des questions auxquelles il n'y avait pas de réponse dans ma tête, il avait remis en question toute mon existence — et ma tête sens dessus dessous. « Quel est ton nom ? lui demandai-je afin de pouvoir sortir de ma perplexité. — Je n'ai pas de nom, appelle-moi comme tu voudras. Ceux qui sont enveloppés par le soleil n'ont pas de nom. Es-tu ici pour me poser des questions aussi idiotes et insignifiantes ? Quand veux-tu repartir ? » Il était assis là, totalement indifférent, sans émotion, et continuait de sculpter son morceau de bois. Puis il se leva brusquement et disparut dans la forêt. Je ne pus me remémorer un instant de ma vie où je m'étais déjà senti aussi misérable. Je ne savais que penser de cet homme. Son excentricité m'était insupportable. Par moments, il me traitait comme un enfant, puis à nouveau comme un débile et un ignorant. Je pris douloureusement conscience de ma vulnérabilité. Je décidai de prendre congé de lui dès son retour. Pour le moment, j'étais à nouveau en train de l'attendre. Des heures passèrent. En mon for intérieur se succédaient des mondes divers, emplis d'émotions singulières. Où était-il ? Il fallait que je parte bientôt. L'après-midi allait toucher à sa fin et il n'était toujours pas revenu. Je songeai à m'en aller tout simplement, sans l'attendre. Mais je ne pouvais pas agir ainsi. Cela n'aurait correspondu ni à ma manière d'être, ni aux usages locaux. Lorsqu'il revint enfin, l'obscurité s'était déjà installée. « Ah, tu es toujours là » me lança-t-il en passant. Et, dans cette situation qui devenait de plus en plus délicate, je fus contraint une fois de plus de lui demander si je pouvais passer la nuit chez lui. Il hocha brièvement du chef : cela lui avait l'air complètement égal. Il me traitait comme l'un des scarabées qui vivaient avec lui dans le grotte. Eux aussi allaient et venaient, tandis qu'il ne leur prêtait pas même attention. Le lendemain matin, c'était sûr, j'allais partir immédiatement. Même s'il n'était pas là ! Cette fois, je n'attendrais en aucun cas. Afin de me confirmer ma résolution à moi-même, je lui fis comprendre que mon départ était fixé au lendemain. Je n'étais pas certain qu'il m'ait vraiment écouté. Indifférent et satisfait, il était allongé sur sa natte et regardait dans le vide. Son indifférence m'irritait à tel point que j'aurais aimé lui donner un coup de pied au derrière. Tandis que je l'observais, je songeai qu'il avait l'air d'une larve grasse et creuse. J'étais si bouleversé que je mis beaucoup de temps à m'endormir. Lorsque le joyeux gazouillement des oiseaux me réveilla, je me levai, d'excellente humeur. Mon regard se promena à travers la grotte jusqu'à l'entrée. Il était là ! Je poussai un grand soupir de soulagement. Il était assis dehors, devant le foyer, et cuisinait. « J'aimerais te dire adieu maintenant », déclarai-je. 19

Il se tourna vers moi. « Viens, assieds-toi. Il faut que tu manges quelque chose avant de partir. Après le repas, tu pourras te mettre en route. » Mon estomac criait famine. Le petit-déjeuner serait une bonne conclusion à ma courte visite, pensai-je. Et je me consolai en me disant que dans cette région, il y avait sûrement d'autres hommes comme lui, qui vivaient dehors, dans la nature. Il remplit ma gamelle à ras bord, puis se mit à manger en silence. Il n'avait jamais parlé en mangeant, c'est pourquoi je fus surpris lorsqu'il me demanda : « Sais-tu que les yogis savent voler ? Aimerais-tu apprendre à voler toi aussi ? Je pourrais te l'apprendre. » Quel changement ! Enfin quelque chose de concret ! Je fus totalement enthousiasmé par sa proposition. Tous les mauvais sentiments et pensées que j'avais nourris contre lui furent instantanément balayés. Avec un excès de zèle, je m'exclamai : « Oh, cela m'intéresse énormément. » J'étais soudain d'humeur euphorique. Cela n'avait plus rien à voir avec ses « Comment t'es-tu réveillé ? » ou « Comment t'es-tu endormi ? » Non, il voulait effectivement m'apprendre à voler. J'avais déjà lu des textes au sujet de ce phénomène, mais maintenant je me trouvais moi-même dans le feu de l'action ! « Nous pourrons commencer tout de suite après le repas », déclara-t-il. Mon attente était si grande que je ne m'aperçus pas de la vitesse à laquelle j'engloutis mon repas. Dans ma tête, j'imaginais déjà mille possibilités, et des perspectives incommensurables. Mes amis à la maison en feraient une tête, lorsque je leur montrerais ce que j'avais appris. J'attendais impatiemment qu'il ait, lui aussi, fini de manger. Mais il mangeait de plus en plus lentement et son repas semblait interminable. Je n'osai pas dire le moindre mot. Je ne voulais en aucun cas le mettre en colère ni risquer qu'il change peut-être d'avis. J'attendis et attendis encore. Il mangea et mangea encore. Le temps passa nonchalamment, jusqu'au moment où je remarquai qu'il était toujours en train de manger dans la même petite gamelle qui restait continuellement à moitié pleine. Je me frottais les yeux. Étais-je en train de rêver ? Je l'observai avec toute mon attention. Pas de doute, il mangeait vraiment ! Il se leva plusieurs fois et entra dans la grotte, puis s'assit à nouveau et mangeait de plus en plus lentement. À la tombée de la nuit, la gamelle fut soudain vide. Il avait mangé toute la journée, pratiquement sans discontinuer. Alors il se leva tranquillement et m'expliqua avec insistance qu'il ne fallait jamais gaspiller de la nourriture. Après être revenu du ruisseau où il avait lavé sa gamelle, il s'allongea confortablement sur sa natte dans la grotte et s'endormit aussitôt. Une journée encore venait de s'écouler, et j'avais à nouveau attendu pendant des heures, plein d'espoir, de doute, de curiosité et d'étonnement. Comment ce vieux renard avait-il réussit à manger toute la journée durant dans la même gamelle, sans qu'elle ne se vidât ? Il avait certainement réussi à me tromper grâce à un truc ! Et je l'avais observé attentivement toute la journée sans découvrir son secret. Je résolus de lui demander le lendemain, avant le petit-déjeuner, de m'apprendre à voler. Cette pensée me donnait déjà des ailes. Des perspectives de plus en plus nombreuses s'ouvraient à moi. Certes, je ne pouvais imaginer comment cet homme grassouillet pouvait être capable 20

de voler, mais tout en lui était inhabituel et déconcertant. Il était allongé sur sa natte et avait encore engraissé durant la nuit. Il avait dû prendre beaucoup de poids. En était-il conscient ? J'étais curieux de voir comment il allait réagir à cela à son réveil. Il dormait encore très profondément ; sa respiration était calme et régulière. Je sortis de la grotte et appréciai le soleil ainsi que la nature qui se nourrissait de sa force de vie. Je flânai jusqu'au ruisseau, me lavai et méditai. Le clapotis de l'eau me transposa dans un état de profonde détente et d'oubli de moi-même. Sans cesse, des pensées venaient perturber mon calme intérieur. S'était-il réveillé entre-temps ? Fallait-il que j'aille voir ? Je m'imaginai que la méditation allait m'aider à voler, qu'il était certainement important d'être calme et concentré. Après un long moment, je retournai à la grotte. Il était toujours endormi, rond et rebondi comme une cochon bien gras. Comment un homme pouvait-il prendre autant de poids en une nuit ? Peut-être était-il malade ? Cela aurait constitué une explication plausible. J'étais dominé par l'inquiétude et l'impatience. J'arpentais le sol devant la grotte comme un animal en captivité. Sans cesse, j'allais regarder à l'intérieur. Il dormait comme un bienheureux. Vers midi, je décidai d'aller le réveiller. Je me postai devant lui et me mis à émettre toutes sortes de bruits. Je me sentais vraiment ridicule. Il ne manifesta pas la moindre réaction. Alors je me penchai vers lui afin de le saisir par l'épaule et de le secouer, mais une force inexplicable transmit à ma main une puissante décharge électrique. Je sursautai tellement que j'en tombai en arrière. Il n'avait pas bougé d'un pouce. J'étais totalement perplexe. Comment une telle chose pouvait-elle être possible ? Je décidai d'aller faire une longue promenade. L'énigme de la décharge électrique restait sans réponse. Dès qu'il se réveillerait, je lui demanderais une explication. Je ne revins que quelques heures plus tard et ce que j'avais déjà pressenti s'avéra exact : il dormait ou méditait toujours. Lorsque le soleil commença à descendre lentement à l'horizon, il se réveilla et me regarda : « La nuit est déjà sur le point de tomber. Nous devrions dormir maintenant, car demain, nous aurons une journée fatigante. » Puis, sans plus de commentaires, il ferma les yeux et sombra aussitôt dans un sommeil profond et calme. Les questions que j'avais voulu lui poser restèrent prisonnières de ma curiosité. Que faisais-je en fin de compte chez ce type ? Depuis le premier instant où j'étais arrivé, il n'avait rien fait d'autre que de me mener par le bout du nez et me contrarier. Je n'avais pas à accepter cela ! C'était vraiment un fou et je ne savais pas si je devais l'aimer ou le détester, d'ailleurs je ne savais absolument plus rien. Allongé sur le sol, j'attendis le sommeil. Toute la nuit, je rêvai de voler. Une fabuleuse sensation ! J'allais rendre visite à des amis et voyageais dans de lointains pays. Lorsque je me réveillai le lendemain matin, ma déception fut grande : ce n'avait été qu'un rêve ! Malgré tout, aujourd'hui serait mon grand jour. Aujourd'hui il fallait que j'obtienne des explications et les expériences promises car cela, il me le devait ! Mon regard se tourna vers la natte : il n'était pas là ! Non ! Pas encore ça ! Il ne pouvait pas me faire ça ! Un immense désespoir m'envahit, et j'aurais préféré m'en aller en courant, mais la perspective d'apprendre à voler et de pouvoir me mouvoir librement dans les airs me retint prisonnier, comme par un inexplicable envoûtement. Je savais avec certitude que sa promesse n'avait pas été un rêve. 21

Lorsque je sortis de la grotte, il arriva vers moi, le sourire aux lèvres. Je m'immobilisai sur place comme si je m'étais enraciné dans le sol. Je ne pus en croire mes yeux. Était-ce vraiment lui ou une autre personne ? Il avait perdu énormément de poids et semblait avoir rajeuni de dix ans. « Est-ce vraiment toi ? » demandai-je, incrédule. Et à mon grand désarroi, il répondit en riant : « Des cochons gras ne peuvent pas voler. » J'aurais voulu disparaître immédiatement dans le sol. Je ne pouvais concevoir ce qu'il venait de me dire. Hier, avant de m'endormir, dans ma colère et ma frustration, j'avais eu exactement cette pensée. Mais à ce moment-là, il dormait. Il était impossible qu'il ait lu dans mes pensées pendant son sommeil, et pourtant cela avait l'air d'être le cas. Je l'avais certainement profondément blessé, mais tel qu'il se tenait devant moi, une chose était tout à fait évidente : mes émotions ne le touchaient en aucune manière. Soudain, je fus submergé par une grande peur. Je ne savais plus ce qu'il fallait que je dise ni comment je devais me comporter. Il m'avait carrément fracassé sur le sol. Il ne me donna aucune possibilité de m'excuser et je ne pouvais pas non plus partir. Il réagissait toujours à mes réactions négatives d'une manière qui m'était totalement incompréhensible et inconcevable. Pour la première fois, je pris conscience du fait qu'il était insaisissable. Par son comportement, ses sentiments, sa façon de penser et de percevoir, il me semblait tellement éloigné de moi que je me demandai ce qu'en fin de compte je voulais apprendre de lui. Même apprendre à voler me semblait soudain sans intérêt. À partir de maintenant, je voulais poster un gardien devant mes pensées. Sous aucun prétexte, je ne devais plus leur laisser libre cours comme jusqu'ici. Telles des ombres, des eaux troubles et empoisonnées, ces idées émergèrent inconsciemment des profondeurs insondables de mon être. Étaient-elles vraiment insondables ? Il fallait que j'approfondisse cela. « Viens, il est temps d'aller voler », déclara-t-il avec insouciance. Il n'avait absolument pas l'air de m'en vouloir ! Cet homme était une véritable énigme. Nous descendîmes le long d'une pente très raide, et marchâmes longtemps, jusqu'à un éboulis. « Non, ça n'est pas le bon endroit », dit-il avant de se retourner et de remonter en direction de la grotte. Il y avait un peu partout de petites pentes alentour, mais non, il fallait chaque fois marcher plus d'une heure, puis regrimper jusqu'au point de départ. Un énorme nuage de colère, bouillonnant, incontrôlable, monta en moi. Une fois de plus, je me sentais manipulé par lui d'une manière inadmissible. « Voici le bon endroit. Viens te mettre ici. » Je me rendis en toute hâte à l'endroit qu'il avait désigné. À cet instant, un énorme orage s'annonça brutalement au-dessus de nos têtes. Les vannes célestes s'ouvrirent et il se mit à pleuvoir à torrent. L'eau ruisselait des arbres, coulant comme des larmes. Tout cela était arrivé de manière si inattendue que je le ressentis comme une décharge, comme la réponse des éléments à ma colère. Depuis l'intérieur de la grotte, nous observâmes le déchaînement des forces de la nature. Des éclairs déchiraient le ciel et tombaient sur la Terre comme de fines aiguilles. Il était assis à côté de moi, se reposant en lui-même, appréciant les humeurs changeantes de la Terre, centré dans les espaces invisibles de l'éternité. Une nouvelle fois, je le vis avec un œil différent. 22

Peut-être était-ce lui qui avait provoqué cet orage ? Je ne voulus pas donner suite à ces pensées, car je savais maintenant où elles pouvaient mener et ce qu'elles pouvaient déclencher. L'orage s'arrêta de manière aussi rapide et imprévisible qu'il était arrivé. Bientôt je me tins à nouveau devant la pente. Le sol avait été détrempé et rendu glissant par la pluie. Je tremblais intérieurement d'excitation. Soudain il me donna ses instructions : « Ferme les yeux, respire profondément et calmement. Sens comme tu deviens léger, de plus en plus léger, et imagine-toi intérieurement que tu voles. Soulève tes bras et penche-toi légèrement en avant. Je vais maintenant compter jusqu'à trois, et alors, tu sauteras. » Je me sentis soulevé et très léger. Comme depuis le lointain, j'entendis sa voix : « Un, deux, trois... » Je sautai. Au lieu de m'élever, je chutai, la tête la première, le long de la pente caillouteuse. Lorsque je m'immobilisai, je ressentis une douleur brûlante dans le pied droit. Mes bras et mon visage étaient écorchés et du sang s'écoulait des plaies. J'étais allongé là, en totale détresse. Je ne voulais ni ne pouvais croire ce qui m'était arrivé. Empli de rage, je le cherchai du regard. J'aurais pu le tuer. Il se tenait là, souriant, et dit simplement : « Pas mal pour un début ! » Puis il disparut dans la forêt. Il me laissa tout seul ! Je fus submergé par des sentiments de compassion envers moimême et de colère sans bornes. Ils me donnèrent la force de grimper à quatre pattes jusqu'en haut de la pente, jusqu'à ce que j'atteigne la grotte dans un dernier effort et m'y écroule, complètement épuisé. Comme je haïssais ce bonhomme ! Mais pourquoi m'étais-je donc décidé à venir ici ? Je m'en voulais terriblement. Et que faire maintenant ? Je compris que j'étais à sa merci. Un départ n'était plus envisageable. Lorsque je me fus enfin calmé un peu, il revint. Il avait rapporté différentes plantes et racines. Sans mot dire et comme si rien ne s'était passé, il s'agenouilla devant moi et examina mon pied. « Il semble bien que tu doives rester ici encore un moment. » Puis il me pratiqua un enveloppement de plantes et nettoya soigneusement mes plaies avec le suc des racines. Une fois de plus, il m'avait poussé vers des sentiments contrastés, des lieux où la haine et l'amour s'enchevêtrent aveuglément. Il m'avait touché intérieurement, exactement là où les courants invisibles des forces du destin jouent leur jeu obscur. Une force supérieure m'avait-elle conduit jusqu'ici afin de tracer un chemin cosmique pour mon être égaré ? Pour comprendre cet homme, il me fallait tout d'abord ouvrir l'œil du cœur de lumière, cet œil qui perçut le point d'intersection où le ciel et la Terre se rencontrèrent. Ce qui se passa en moi dans ces courts instants d'illumination intérieure fut étrange : je m'observais moi-même tout à fait objectivement et pris conscience de la manière arrogante, pleine de préjugés et ignorante dont je m'étais comporté avec lui jusqu'ici. Sans utiliser de stratagème spectaculaire, il avait mis devant mes yeux un miroir pur et poli ; il m'avait poussé à l'expérience immédiate. D'ailleurs, je n'étais pas venu ici pour la théorie, mais pour la pratique. Toutefois, ce n'étais pas ainsi que je me l'étais imaginée. En très peu de temps, il m'avait totalement désarmé et m'avais permis de jeter un regard sur mon être intérieur, à travers une fenêtre du temps, et c'est ainsi que j'avais compris à quel point ce dernier était bloqué. Mes passions éphémères ainsi que les insuffisances du théâtre du monde humain sont des nourritures empoisonnées pour le cœur mortel. Il soigna affectueusement mon bras. Il savait que par cette tentative d'envol et par son 23

attitude sans compromis, il avait libéré en moi des forces profondes qui entraîneraient une grande clarification et une purification intérieure. Par des portes cachées, j'aperçus brièvement une clarté qui se trouve au-delà du corps, au-delà de toute perception sensorielle. Une clarté que l'on ne peut décrire avec des mots, un éclat qui n'est rien et qui en même temps exclu le mot « rien ». Les yeux terrestres ne peuvent la voir. Des larmes roulèrent sur mes joues. Je vis tous ces espaces non réalisés et ressentis l'ardent désir de me libérer de l'assujettissement à la Terre. Tout à coup je sentis comme si la lumière du soleil brillait en moi. « Combien de temps aimerais-tu rester ? » me demanda-t-il gentiment. Jusqu'alors, il m'avait toujours demandé quand je voulais partir. « Aussi longtemps qu'il me sera permis de rester », répondis-je, empli d'un indicible sentiment de bonheur. Je vis briller l'éternité dans ses yeux silencieux. J'avais du mal à réaliser tout cela. En une fraction de seconde, ma relation avec lui s'était totalement transformée. Il m'avait mis à l'épreuve de manière fondamentale. « Si tu veux rester ici, il te faudra tuer les sept démons de ton cœur. Ils sont la mère de toutes les souffrances et le père de toutes les illusions, les manières de vivre inférieures. Aussi longtemps que tu ne les auras pas exterminés totalement, tu ne pourras entrer dans le pays sans ombre et resteras englué dans la douloureuse écume du temps. » Sa grande force d'esprit avait profondément touché mon cœur. Il avait montré la clé de la vie. Comme j'avais été indiciblement faible durant toute ma vie, et comme j'avais cru être fort, dans ma folie ! Mon talent se réduisait à organiser ma propre vie, une vie dans laquelle moi seul existais. Par cette stratégie égocentrique, je m'étais fait miroiter un sentiment de force et de supériorité. Cette maison que je m'étais construite sur le sable avait été ébranlée ici en peu de jours, jusque dans ses fondations, et gisait maintenant à terre, totalement détruite. Je savais qu'il serait impossible de la reconstruire telle qu'elle était. Et il me fallait reconnaître que je n'avais jamais eu de véritables fondations. Jamais je n'aurais imaginé que ce voyage constituerait un événement aussi décisif dans ma vie. À vrai dire, j'avais simplement voulu rassembler des informations, sans toutefois m'impliquer aussi profondément dans ces processus. Depuis combien de temps errais-je sur des sentiers confus, à travers cet obscur monde des hommes, dans lequel ni l'âme ni Dieu n'ont de place, les yeux perdus dans le miroir déformant de l'ignorance et de la sécheresse du cœur ? Et cela avait été ma vie. À cet instant, je me trouvais desséché et minable, ne connaissant que des semi-vérités et proclamant des semi-vérités. Tout mon savoir était stocké dans de sombres tonneaux de la mémoire, mais leur contenu avait toujours un arrière-goût amer, qui épuisait mes nerfs. Le feu follet que j'avais poursuivi m'avait enchaîné à l'évolution de la mort, tandis que, me blessant moi-même à chaque pas, j'avais toujours été à la recherche d'une tache lumineuse. Ce faisant, j'avais méconnu ce que signifie véritablement d'être un homme, et j'avais bu continuellement, dans l'ignorance, le breuvage mortel de ce monde éphémère. Ce chemin contre nature m'avait enchaîné à la tromperie des forces matérielles. Désormais, les scellés du tombeau étaient enfin rompus ! J'exultais intérieurement.

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Le son intérieur Lorsque cette mise au point intérieure que j'avais vécue les yeux fermés s'acheva et que je repris conscience de mon corps, le Maître revint auprès de moi et me glissa le bâton sculpté dans la main. « Il sera ta troisième jambe pour quelques jours », dit-il avec un petit air espiègle. Je le remerciai et observai le bâton de haut en bas. Soudain, je sursautai. Juste en dessous de la poignée si artistiquement travaillée, étaient gravées mes initiales. Je n'avais jamais évoqué mon nom en sa présence et pourtant il n'y avait aucun doute : il s'agissait de mes deux initiales, parfaitement visibles. Peut-être me trompais-je, et avaient-elle une toute autre signification ? Mon étonnement n'avait pas échappé au Maître qui m'expliqua : « Tu as encore un nom qui appartient au sommeil de la matière, car il sert à la désigner. C'est le nom de ta prison. » Son explication pleine de force me pénétra jusqu'à la moelle. Il avait parlé sans ambages. La pensée qu'il avait sculpté le bâton la veille me traversa comme un éclair. Avait-il su à l'avance que je chuterais et me blesserais ? Je ne pouvais ni ne voulais le croire. Il était plus simple d'attribuer cela au hasard. Les jours passèrent doucement, presque imperceptiblement. Le corps travaillait sur luimême et se régénérait progressivement. Une fois de plus, je m'étonnais de la complexité et du soin avec lesquels la force de guérison intérieure travaille. Le Maître parlait peu. Mon flot de pensées diminuait progressivement, tel un orgue de barbarie dont on ne remonte plus le mécanisme. De plus en plus de calme se répandait dans mon système nerveux jusqu'alors trop tendu et sur la totalité de mon être, tel un baume. Le silence et la virginité du lieu, la présence du Maître qui conquérait silencieusement mon cœur, firent apparaître en moi un sentiment de vivre que je n'avais encore jamais connu jusqu'alors. Je pensais de moins en moins à mon passé. Suite à une question que je lui avais posée au sujet de mes origines, le Maître avait attiré mon attention sur le fait qu'un regard en arrière n'est jamais anodin : « Penser au passé signifie vivre en lui, et vivre en lui signifie être prisonnier. Le passé est le meurtrier de l'intuition. Ne vis ni dans le passé ni dans le futur, ni même dans le présent, vis vraiment. Hier, demain, le présent, sont des enchevêtrements de la pensée, des mots vides, des gousses vides, comme des fantômes qui errent sans jamais trouver le repos. Ils sont les assassins de l'amour. » Je savais que je ne devais pas réfléchir à ce qu'il avait dit, sans quoi j'aurais aussitôt créé un foyer qu'il appelait Moi ou Présent. Et ma volonté de rechercher et de trouver m'aurait fait retomber dans le piège du passé et du futur. L'intellect avait atteint ses limites. La pensée ne peut pénétrer dans la réalité où il n'y a pas de mots, et cela, je l'avais définitivement compris. La présence silencieuse du Maître était l'expression de cet état incompréhensible. Il avait perçu ma transformation, mon entrée dans la toute-puissance du silence intérieur. Je sentais la force pleine d'amour qui émanait de lui. Un matin, il me scruta longuement et chaleureusement avec un regard qui, en même temps, avait quelque chose d'étrange et d'impénétrable. Puis il déclara : « Tout ce qui fut doit disparaître. Car dans l'omniprésent il n'y a pas de place pour les choses, pas de forme pour l'âme. Là, elle échappe à la perception des sens et à la nécessité de penser. Dans l'éternité, il n'y a pas d'êtres, il n'y a pas la moindre séparation 25

ni aucune notion d'existence. Tu es venu de loin jusqu'ici, mais je ne te connais pas comme quelque chose ou quelqu'un de déterminé. N'attends pas, n'espère pas, ne crée pas. Reconnais l'omniprésence. Ne sépare pas ce qui ne se sépare jamais et ne se séparera jamais, sans quoi tu te ligoterais toi-même par l'intermédiaire de ce que tu as créé, par tes influences et les effets qu'elles produisent. La loi des habitudes de ce monde enlise la vie dans un bourbier infernal, et induit une captivité pour l'infinité des siècles, une vie qui sent toujours le froid glacial de la mort. » Ses mots étaient ce qu'il était, chargés de la force intérieure accomplie qui l'habitait. Et cette puissante force spirituelle provoquait ce rapide processus de transformation en moi. L'illimitation du Maître était à ce moment-là incompréhensible pour moi. Rien que par sa présence, toute ma conception de la vie et ma philosophie furent ébranlées depuis leurs bases. Quelques semaines plus tard, mon pied fut suffisamment rétabli pour que je puisse accompagner le Maître sans bâton pour de courtes promenades dans la forêt. Il m'avait adopté. Cela me rendait heureux et me donnait une grande confiance. Lors d'une de ces promenades, j'eus une fois de plus l'occasion de voir à quel point il était un être inimaginable. Nous étions déjà en route depuis plusieurs heures, lorsque nous rencontrâmes sur une pente escarpée et herbeuse, un berger qui gardait un troupeau de chèvres. Il était agenouillé par terre devant l'un de ses animaux qui bêlait lamentablement. Lorsqu'il aperçut le Maître, il se releva rapidement pour le saluer. Visiblement, les deux hommes se connaissaient. Le berger expliqua que la jeune bête avait une patte cassée. Sans hésiter, le Maître alla auprès de l'animal blessé, lui caressa la tête et posa doucement ses deux mains sur le membre fracturé. On entendit un léger craquement. Quelques instants plus tard, l'animal se rétablit et se mit à courir avec exubérance vers les autres. Il était totalement guéri. J'étais décontenancé. Le berger lui aussi semblait surpris. Il remercia chaleureusement le Maître et nous invita à partager son modeste repas. Immédiatement après la première stupéfaction, la question surgit en moi de savoir pourquoi le Maître avait guéri la patte de la chèvre en un rien de temps, alors que j'avais dû souffrir si longtemps avec ma foulure au pied. Sur ces entrefaites, le berger s'était mis à raconter au Maître ses multiples problèmes. Ce dernier l'écouta attentivement, patiemment, et lui donna de précieux conseils. Puis nous prîmes le chemin du retour. J'étais étonné de l'attention avec laquelle le Maître observait chaque détail dans la nature. Il voyait l'infini dans chaque feuille, et sentait la sève couler dans les veines des arbres lorsqu'il les effleurait tendrement. Il sentait la Terre sur laquelle il marchait et la considérait comme une source d'énergie inépuisable. Il attira mon attention sur la majesté de la création qu'il nommait le manteau de l'ineffable. Dans cette écoute vers l'intérieur et vers l'extérieur, de profonds mystères se dévoilèrent, tandis que les tentacules de la raison ne touchaient plus que du vide. C'était un pèlerinage vers l'intérieur, un voyage de découverte dans l'infini dont l'intensité me dépassait. Je me trouvais dans un champ énergétique qui témoignait d'une observation, d'une attention et d'une clarté inhabituellement vastes. Le Maître percevait complètement chaque pensée, chaque geste, même les plus légers. Dans cet état d'éveil incroyable, il n'y avait ni passé, ni présent, ni avenir. « Il te faut sans cesse laisser de côté toutes tes expériences et recommencer de zéro à chaque instant, sinon tu attireras continuellement le passé et la vieille superficialité. Dans la superficialité, il n'y a pas de profondeur. 26

Tu ne peux pas aller à la recherche de l'éternité, car l'éternité n'est pas un objet. La beauté, la profondeur sans fin de la connaissance de soi-même : c'est cela, la clé. Le fait de percevoir sans mots ni interprétations subjectives contient une puissante énergie et engendre un total oubli de soi dans l'instant. » C'est tout en marchant, et comme accessoirement, qu'il avait déposé ces mots dans mon cœur, et à présent se levait pour moi une nouvelle aurore. C'était comme si une jeune plante commençait tout juste à germer. Pourtant, il me semblait presque impossible de totalement lâcher prise à chaque instant. C'était exactement le contraire de ce que j'avais vécu jusqu'à présent. Je pouvais le comprendre de manière théorique, mais cela ne m'étais d'aucun secours. Voilà ce dont j'avais conscience. Mon amour pour cet homme extraordinaire qui me conduisait vers moi-même, dans les champs intérieurs et ensoleillés de la vie, grandissait au rythme de ma respiration. Le sombre flux de mon sang était imprégné d'idoles de ce monde éphémère, qui se volatilisaient progressivement. Je sentais que mon cœur empli de peur effleurait la lisière dorée de la vie, de la réalité, mais l'ignorance me retenait fermement dans ma captivité. Nous fûmes de retour peu avant la tombée de la nuit. Nous étions assis devant la grotte, accueillant en nous le silence qui s'installait dans la nature. Le Maître avait allumé un petit feu et les flammes projetaient un cercle de lumière vacillante dans l'obscurité ; tout autour de nous, il faisait sombre. Nous étions assis là sans mot dire, et le temps semblait s'être arrêté. C'est alors que jaillit en moi la question qui me brûlait la langue depuis toute l'après-midi : « Comment estil possible que tu aies pu guérir aussi rapidement la jambe fracturée de cette chèvre ? » Pendant un long moment, le Maître ne dit rien. Un silence concentré emplissait l'atmosphère. J'eus l'impression que ma question s'insinuait en lui, sans fin, jusqu'à ce qu'elle atteigne enfin le lieu à partir duquel une réponse était possible. « L'amour parfait de Dieu ne connaît ni maladie ni dysharmonie, il est universel et omniprésent. Faire un avec Dieu signifie être uni avec la conscience divine et permet ainsi d'exprimer totalement la puissance illimitée de l'Esprit Saint. Dans cette lumière, dans cette force, tout doit guérir, car la loi d'amour divine est la guérison, la sanctification, et la régénération complète de tout ce qui a été créé. Exprimer la force d'amour signifie être cette force d'amour. Lorsque je tenais la patte blessée de cet animal dans mes mains, la vibration a été accélérée par la loi de l'amour à un tel point que la guérison eut lieu instantanément. Vivre en Dieu signifie exprimer sans restriction sa volonté ainsi que sa toute-puissance. Guérir signifie rétablir l'état originel dans lequel n'existe aucune dysharmonie. Toutefois, réparer l'enveloppe extérieure d'un homme ou d'un animal n'est pas ce qu'il y a de plus important. L'homme intérieur doit également être libéré de la limitation induite par son enveloppe de chair, et de toutes les basses forces auxquelles elle est liée, et reconduit à son Moi intérieur. La force mystique qui meut les étoiles et les soleils est le langage sans mots de la supra-nature. Le monde n'est pas comme tu le penses ni comme tu le vois. Le cosmos n'est que le manteau du Très-Haut. Depuis les puits insondables de Dieu coule l'eau de vie qui est pure lumière. Ces flots de lumière sont emplis de béatitude et d'une extrême félicité. La santé est le véritable état de tous les êtres vivants. Il ne s'agit toutefois pas d'appliquer la loi, mais de l'être soimême. » Le Maître me regarda comme s'il voulait vérifier jusqu'à quelle profondeur ses mots étaient entrés en moi. Il m'avait offert l'expérience parfaite d'un homme qui se tient dans la 27

lumière, en paroles et en actes. Il m'avait mis devant les yeux ce qui est originel, et dont mon être séparé s'était tant éloigné qu'il se perdait déjà dans les sombres contrées de l'inconscient. La lumière de la transformation avait pénétré dans un cachot, comme un signe irréfutable du monde divin. Je me fis à moi-même la promesse sacrée de ne plus m'arrêter avant que mon vieil être conditionné ne se soit complètement effacé et que j'en aie triomphé. « Pourquoi as-tu guéri la chèvre alors que tu m'as laissé m'appuyer sur un bâton durant presque deux semaines ? Je ne peux pas comprendre cela, dis-je d'un ton chagriné. — Tu n'es justement pas une chèvre, or les chèvres peuvent difficilement marcher à l'aide d'un bâton ! » répondit-il sèchement. Je ravalai ma salive. Il avait complètement démasqué ma façon de penser et m'avait renvoyé à moi-même. Il n'allait pas perdre un mot de plus sur ce sujet, et ça, j'en étais bien conscient. Il avait ses raisons de faire les choses comme il les faisait, et ne donnait pas d'explications à ce sujet. Il me donnait une large compréhension des mystères de la vie, mais dès que cela devenait personnel et que mon ego se glissait sur le devant de la scène, c'en était fini. Il me fallait respecter et accepter cela. Le matin suivant, il ne prononça pas le moindre mot. Je me demandai si j'avais mal fait quelque chose mais je n'osai pas lui poser la question, car il avait l'air très distant. « Va dans la forêt », me dit-il soudain, puis il disparut dans la grotte. Que devais-je faire dans la forêt ? Peut-être voulait-il rester seul pour une journée. Je me mis en route. Enveloppé par le silence de la forêt, je marchais à travers les bois. Je m'aperçus du fait que j'observais maintenant avec plus d'intensité, et que je prenais le temps de contempler la mouche qui s'était posée sur ma main. Je remarquai sur ce petit être d'innombrables détails auxquels je n'avais encore jamais prêté attention. Le soir, lorsque je revins à la grotte, il avait préparé un petit repas pour moi. Quant à lui, il ne mangea rien. Il ne me posa aucune question. Je compris qu'il ne voulait pas parler. Le lendemain matin, il me demanda de faire la même chose que la veille et j'allais à nouveau me promener seul dans la forêt, pendant des heures. Cette solitude au milieu de la nature commençait à exercer sur moi une influence particulière. Il y avait déjà une semaine que le Maître m'envoyait chaque jour dans la forêt. Je sentais que ma relation avec la nature devenait de plus en plus intense et vivante. Ce n'était pas les choses visibles qui me touchaient tant, mais quelque chose de plus profond, de plus vaste. De partout, l'intemporel murmurait vers moi. Il avait fallu longtemps jusqu'à ce que cet homme intérieur desséché fût touché par quelque chose de plus profond, qui se situait au-delà des sens et de la pensée. Longtemps, mon être intérieur était resté en friche, dans un état où tous les vrais sentiments sont réprimés ou tués. Maintenant, se formait progressivement en moi une fine sensibilité qui me permettait de percevoir ce qu'était vraiment la vie. Des semaines passèrent jusqu'à ce qu'un matin, le Maître me donnât une nouvelle instruction. « Va sur la montagne. » Ce fut tout ce qu'il me dit. Le dialogue avec lui me manquait terriblement, mais il restait muet. Je m'y habituai progressivement, et il me fut de plus en plus facile d'être en sa compagnie sans parler. Jour après jour, je montai en haut de la montagne. J'avais trouvé très loin, en haut, un endroit qui me plaisait tout particulièrement. La roche brillait au soleil d'un éclat légèrement argenté et donnait à ce lieu un rayonnement magique. Je m'étais confectionné un siège confortable avec de l'herbe sèche et, assis là, je contemplais les environs des heures durant. 28

Je retournais chaque jour à cet endroit qui me devenait de plus en plus familier. À cette altitude, il n'y avait presque plus de végétation, juste des éboulis et des rochers. Dans la forêt, avec les animaux,les plantes et les arbres, la communication avait été beaucoup plus simple pour moi. Ici, il n'y avait que de la pierre. J'observais les différentes sortes de roches, leur structure, les veines qui parcouraient les pierres ici et là. Je sentais que quelque chose manquait, que quelque chose m'échappait. Le Maître continuait de m'envoyer là-haut. Puis, un matin, il me demanda d'y rester pour quelques jours. Cette idée ne me plaisait guère. Je savais toutefois qu'il fallait que je fasse ce qu'il me demandait, bien que ne pouvant m'expliquer pourquoi. Je pris une couverture et quelques provisions et me mis en route. Lorsque la nuit tomba, une peur paralysante m'envahit soudain, dont je n'arrivai plus à me départir. Tous les bons sentiments et les profondes expériences furent balayés d'un seul coup, comme s'ils n'avaient été rien de plus que des rêves lumineux. Il faisait nuit noire et je n'avais rien qui m'aurait permis d'allumer un feu. Le Maître m'avait envoyé à la mort. Des peurs mortelles envahirent mon âme. Des figures démoniaques glissèrent hors des tréfonds de mon être et m'adressaient des grimaces sournoises et mauvaises. Je tremblais de peur de la tête aux pieds. Je voulus crier, mais une force invisible me prit à la gorge. Des milliers d'expériences de mort que j'avais traversées au cours du temps semblaient s'être concentrées en une masse compacte et noire, et furent alors renvoyées à la surface. Combien de fois avais-je douloureusement quitté ce monde, fui par la porte invisible de la mort pour ensuite, asservi par le temps, retourner dans ce monde ? La douleur originelle qui s'était emparée de moi était presque insupportable. Une seule pensée s'imposa à mon esprit : il fallait que je réussisse à vaincre cette roue des réincarnations ! Ce monde n'était rien d'autre que la fosse commune des marées qui projettent l'homme d'un rivage à l'autre. Je voulais vivre, je voulais enfin me réveiller de ce cauchemar vieux de plusieurs milliers d'années ! D'épouvantables images continuaient à monter en moi, déléguées par la nuit des temps. Je respirai profondément et tentai de me décontracter intérieurement. C'était étrange d'être tout seul ici, dehors dans la nature, et de ne pouvoir parler de ces expériences avec personne. Avant cela, j'avais commencé à parler par habitude, à m'adresser aux animaux, aux arbres, aux plantes et aux pierres. Au début, je me trouvais bête et riais de moi-même. Mais plus je parlais à la nature, plus elle me parlait distinctement. Plus je reconnaissais la valeur égale de toute forme de vie, plus je prenais conscience de mon arrogance. Avec quel aveuglement, énorme et insensible, étais-je allé vers la nature jusqu'alors ! Progressivement, ma rigidité intérieure avait fondu comme neige au soleil, et la nature était devenue mon maître. Elle me montrait le silence (le silence au-delà du silence...) en moi-même. Dans un instant de profonde crise de conscience, j'avais compris comment le Grand Architecte, descendant d'interminables marches depuis le soleil, avait créé le monde avec ravissement. Je compris avec quel équilibre et quelle infinie logique il avait laissé son amour souriant s'exprimer en toute chose. Lorsque je me souvins de ces prises de conscience, mon cœur se mit à danser un moment sur les vagues lumineuses de l'océan sans fin. Mais déjà, les sombres voix me parlaient à nouveau. Elles étaient les semences de mon destin passé. Une légère trace de 29

décadence subsistait encore dans mon sang. Je savais qu'il me fallait surmonter cet état, sans quoi j'allais sombrer dans la folie. Totalement entouré d'obscurité intérieure, je rassemblai toute la force de mon cœur et mes lèvres prononcèrent une prière. J'appelai ardemment Dieu à mon secours. Je savais que je pourrais le trouver au plus profond de mon être. Et du centre de mon âme se formèrent, comme par eux-mêmes, les mots de la réconciliation et de l'amour. De plus en plus, l'obscurité cédait la place à la lumière qui maintenant se répandait en moi. L'opacité de l'état mortel et la pourriture de la mort pâlissaient. Le pressentiment d'une splendeur nouvelle se répandit dans mon âme comme un baume. Et en un éclair, elle me montra sa nouvelle œuvre qui voulait résulter de la force et du triomphe. J'avais regardé la mort en face, et maintenant mon cerveau aveugle et mes cellules ignorantes se trouvaient inondées par la pure lumière. Je me sentis soudain porté par une présence puissante, qui voulait détacher les chaînes de mon cœur. C'était la force spirituelle éternelle qui m'élevait avec son doux amour. Jamais encore un crépuscule ne m'avait tant réjoui que celui de cette nouvelle journée. Je me sentais métamorphosé. Je remerciai ce lieu silencieux où j'étais resté assis tant de jours, et qui m'avait permis de vivre ce processus de purification. Je n'aurais jamais cru que quelque chose d'aussi puissant et effrayant puisse m'arriver. Si j'en avais eu le moindre pressentiment, j'aurais certainement tout mis en œuvre pour pouvoir échapper à cette expérience. Il était temps de retourner auprès du Maître et je me réjouissais de le revoir. Aux premières lueurs de l'aurore, je redescendis de la montagne. Très haut, au-dessus de moi, deux aigles décrivaient des cercles dans les airs. Tout en épiant chacun de mes pas, ils étaient à l'affût d'une proie. J'inspirai profondément et emplis mes poumons d'air. Je me sentais vivant et empli d'une force nouvelle. Bientôt, j'eus atteint l'orée du bois et me réjouis de la vue de ce vert tendre ainsi que des multiples odeurs. Plein d'espoir, j'arrivai à la grotte. À mon grand soulagement, le Maître était là. Il me salua avec un sourire bienveillant et me prépara un repas que j'appréciai énormément. C'était la première fois depuis de nombreux jours que j'avais quelque chose de chaud à manger. J'avais perdu énormément de poids pendant tout ce temps : toute ma graisse inutile avait fondu et je flottais dans mes vêtements. Le Maître était assis là, sans mot dire. Les deux jours suivants, je l'accompagnai pour de longues promenades et là encore, il resta silencieux. Ce furent des jours merveilleux que je passai avec lui. Il était pour moi comme un diamant pur et poli, et je pouvais voir mon être intérieur dans sa lumière immaculée. Pas un mot ne sortit de ses lèvres, mais son silence avait sur moi un profond effet de guérison. Je sentais de façon de plus en plus nette la force de lumière puissante et concentrée qui émanait du Maître et qui répandait ses rayons d'amour et de bénédiction tout autour de lui. Il était un prodigieux champ lumineux dont je ne pouvais évaluer la portée. Qui avait bien pu être son Maître ? Où avait-il vécu avant de s'installer dans cette grotte ? Quel âge pouvait-il bien avoir ? Je fus étonné que toutes ces questions surgissent maintenant, alors qu'il y avait déjà tant de semaines que je vivais à côté de lui. Ma montre s'était arrêtée depuis longtemps et à présent je m'aperçus que je n'avais 30

plus aucune idée de la date ni du jour de la semaine que nous étions. Cette constatation me parut à la fois bienfaisante et effrayante. Autrefois, mon quotidien avait été organisé et structuré de fond en comble ; je respectais toujours ma planification et accordais beaucoup d'importance au fait d'être ponctuel, tout en attendant la même attitude de la part des autres. Ici, tout cela semblait si ridicule et absurde, que je m'étonnais de cet acharnement que j'avais fait mien et que j'avais implanté dans mon cerveau comme un fantôme. Dans mon ancien système de vie, il n'y avait aucune place pour le Maître. Je me l'imaginai en costume et cravate, portant une montre en or au poignet, et me mis à rire à gorge déployée. Il s'arrêta un instant et me regarda d'un air amusé. Il avait visiblement perçu l'image que je m'étais mentalement faite de lui car, tout en continuant à marcher, il riait aussi de bon cœur. J'appréciais son insouciance enfantine ; elle était si contagieuse que je souris moimême encore un long moment. Alors que je ne m'y attendais nullement, il me dit un matin : « Va au bord de l'eau ». D'une certaine manière, je m'étais attendu à ce que quelque chose de nouveau survienne. Toutefois, je ne me séparais de lui qu'avec déplaisir. Ce n'est qu'à cet instant que je compris qu'il m'avait permis de me reposer durant quelques jours, car la terrible expérience de la mort m'avait plus éprouvé que je n'avais voulu l'avouer. J'avais regardé la mort dans les yeux, mais je savais que je ne l'avais pas encore totalement surmontée. Le matin suivant, j'emportai ma couverture ainsi que la nourriture qu'il avait préparée pour moi, et pris congé de lui. La quantité de provisions m'indiqua que, cette fois encore, j'allais être seul pendant une durée prolongée. « Va au bord de l'eau ». Ses mots résonnaient à mes oreilles comme un écho lointain. Que fallait-il que je comprenne ? Quel était le mystère que l'eau allait pouvoir me dévoiler ? Tandis que je marchais, plongé dans mes pensées, je pris conscience du fait que le Maître m'avait préparé intérieurement d'une manière très particulière, afin que ces profondes expériences puissent devenir possibles. Je remarquai que beaucoup de peurs profondément ancrées en moi avaient disparu. Et là, il ne s'agissait pas de la connaissance de quelque chose ; c'était bien plus un état singulier que je ne pouvais m'expliquer à moi-même. Je m'assis sur la souche d'un arbre et décidai d'aller au fond de la question de la peur. Qu'est-ce que la peur ? Je restai assis là, silencieux, et laissai la question entrer en moi. Aucune réponse immédiate ne se manifesta. La peur n'est donc rien, elle est vide, me dis-je en éclatant de rire intérieurement. En même temps, je m'aperçus de la profondeur de cette compréhension à laquelle j'avais eu accès de manière non intellectuelle. Rien n'est peur, la peur est vide, pensai-je. C'est alors que je compris que la peur ellemême n'est pas quelque chose qui existe vraiment. Elle était bien plus le résultat de mes confusions et malentendus. La peur n'était d'ailleurs pas mon état permanent : elle ne se manifestait qu'à certains moments précis. Lors de ma rencontre avec la mort, j'avais éprouvé une grande peur, mais c'était la peur de mes propres représentations, et elle avait surgi de mon identification avec elles.

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Cette effrayante tempête d'images n'avait rien à voir avec mon véritable état divin. La pure lumière en moi était éternellement libre de toute peur et non liée à un corps de chair éphémère. Les apparitions pseudo-divines que j'avais suscitées en moi étaient le résultat de ma vision de l'univers éphémère, et cette vue troublée était le messager de la peur et du déséquilibre. Mon quotidien mécanique, la ténébreuse insatisfaction qu'il induisait, m'avaient jusqu'alors empêché de prendre conscience de la beauté de la création terrestre. Les chaînes de la peur, la crainte de perdre quelque chose, de ne pas réussir ou de ne pas être aimé nourrissaient cette force impie qui m'avait conduit dans un exil moral, sans que je ne m'en sois aperçu. Dans le silence du Maître, j'avais appris et compris que l'âme pure et non enchaînée est éternellement libre de posséder et perdre, de toute notion de Moi ou de Toi, éternellement libérée des forces d'auto-affirmation et d'égocentrisme. La source première de mon être était cette âme de lumière et maintenant, je sentais son calme intérieur et centré, son indicible tendresse. Je pris conscience avec douleur de tous les déchets de ce monde dont je l'avais recouverte. Cette minuscule petite chose que j'appelais vie, toutes les vieilles forces auxquelles je m'accrochais, étaient les sources de toutes les peurs ; elles étaient ce que le Maître appelait les démons du cœur. À cet instant-là, je compris cela très clairement. Je suivais le ruisseau tout proche, lorsque je pensai soudain que je pourrais aller à la recherche de sa source, l'endroit où l'eau jaillit de la terre. C'était une journée merveilleuse et ensoleillée. De très bonne humeur, je me mis à suivre le ruisseau, mais ce ne fut pas aussi simple que je l'avais cru. Par endroits, il me fallut avancer à quatre pattes sur de glissantes parois rocheuses, à d'autres endroits, je n'eus comme unique solution que d'avancer directement dans le lit de la rivière. Un peu plus loin, totalement trempé et épuisé, je m'arrêtai un moment pour me reposer. Avais-je placé la barre trop haut ? Quelle distance me restait-il à parcourir jusqu'à sa source ? Mon pied me faisait souffrir. Grimper ainsi l'avait sollicité au-delà de ses possibilités. Il lui fallait récupérer, c'est pourquoi je scrutai autour de moi, à la recherche d'un endroit approprié pour passer la nuit. Finalement, je trouvai une petite place qui me convint, entourée d'arbres et d'arbustes. Je songeai aux plantes dont le Maître avait appliqué le jus sur mon pied, et décidai d'aller en chercher moi-même. Il me fallut effectivement peu de temps pour en trouver une. Ce fut pour moi un réel sentiment de succès et je m'en réjouis énormément. J'appliquai un enveloppement sur mon pied pour la nuit. Le lendemain matin, le gonflement avait disparu et la douleur avec lui. Je décidai de ne pas poursuivre la recherche de la source durant plus de trois jours. Le long du lit de la rivière, poussaient maintenant de nombreuses fleurs et plantes que je n'avais encore jamais vues. Je pris le temps de les observer en détail et de les inspecter. C'était une puissance observatrice étrange qui posait son regard sur la forme extérieure et percevait les contours de l'esprit de cette nature. L'une de ces plantes avait une odeur douce et agréable, et j'en cassai une petite branche avec précaution, tout en m'excusant auprès d'elle et en la remerciant. Le Maître avait attiré mon attention sur le fait que les substances intérieures des plantes parlaient un langage étranger, caché dans un code mystérieux. Je comprenais maintenant que l'esprit, cette puissance grandiose qui vit en toute chose, vit au centre de la mort. Au milieu de la mort vit cette lumière immortelle qui ne peut être atteinte par rien d'éphémère. Et je reconnus aussi très clairement que tout ce qui 32

est apparence est matériel, et donc soumis à l'inéluctable processus qui conduit à la mort. À mon retour, je voulais demander au Maître de m'expliquer les vertus et usages thérapeutiques de cette plante. Je marchai toute la journée. Le clapotis régulier de l'eau qui m'accompagnait nuit et jour aiguisait mon ouïe qui percevait les différents timbres et sons, les sifflements, gargouillis, bruissements. J'entendais de plus en plus distinctement une profusion de sons qui formaient une gracieuse mélodie changeante, gaie, sensuelle, affectueuse, divine et insouciante. J'écoutais silencieusement, sans penser à rien, et devenais de plus en plus calme et équilibré. L'eau gazouillait, tel un collier de perles étincelant, une chanson d'amour pour la Terre. J'étais assis là, plongé en moi-même. J'entendais la voix de cette région intacte. Le lieu où le fini et l'infini se touchent était presque perceptible à cet endroit. Cela attira mon âme vers les vastes espaces de la présence sans frontières ; l'appel était là, mais le chemin tourmenté et empli de chagrin qui conduit à travers le temps, le joug insupportable du destin et la condition de mortel étaient solidement ancrés en moi. Trois jours avaient passé sans que j'aie pu trouver la source. C'est pourquoi je cherchais maintenant un endroit où je pourrais m'installer pour un moment. Bientôt, je m'arrêtai devant une petite chute d'eau sous laquelle un petit lac s'était formé. Ici, les sons étaient bien plus forts et intenses. Au bord de l'eau, un tapis de mousse vert clair recouvrait le sol. C'était l'endroit que je cherchais ! Je m'agenouillai, réunis mes mains en forme de coupe et bus avec délices cette eau claire comme du cristal. Puis je me déshabillai et me couchai dedans de tout mon long. « Va au bord de l'eau », avait dit le Maître. Maintenant, je suis non plus simplement au bord de l'eau, mais carrément dedans, me dis-je, ravi. Les jours suivants, je restai assis sur la berge, observant tout ce qui se passait, sans toutefois que quelque chose de particulier ne se produisît. Les jours s'écoulèrent, opiniâtres et indolents ; une impatience grandissante et un ennui paralysant se répandirent en moi. Des doutes se mirent à ronger ma raison : peut-être n'y avait-il absolument rien à percevoir ici. L'ennui me rendait somnolent et bientôt, je dormais la plupart du temps. Un jour, je fus réveillé de mon assoupissement par un fort coup de tonnerre. Je n'avais absolument pas remarqué qu'un orage s'était approché de moi en très peu de temps. Et déjà, il pleuvait des cordes. Le petit ruisseau, qui jusqu'ici coulait si tranquillement dans la vallée, s'était transformé en un instant en un monstre qui arrachait tout, et dont il fallait que je me protège au plus vite. Effrayé, je grimpai sur le talus afin d'échapper à cette marée déchaînée. J'étais embourbé dans l'impasse de l'inattention et de l'aveuglement. L'orage était tombé sur moi comme un avertissement de Dieu lui-même et m'avait réveillé brutalement. Et au même instant, le poison de l'ennui s'était volatilisé. Le jour suivant, le ruisseau clapotait à nouveau aussi paisiblement que les jours précédents. Mes vêtements et la couverture furent vite secs. J'avais passé la nuit dans une petite grotte que j'avais découverte dans les environs. Voilà que j'étais à nouveau assis au bord du ruisseau, et observais son cours. J'étais calme et très éveillé. Tout à coup, ma perception se modifia : l'écoulement de l'eau était passé de l'extérieur à l'intérieur de moi-même. Mon être était entré dans le courant de la vie et je savais que ce courant conduisait à la vie éternelle. Je restai assis là, inondé de lumière. J'étais dans un état de ravissement extrême et goûtai au nectar divin. Tout à coup, je vis la planète Terre comme une boule de lumière 33

devant moi, transparente, vibrant légèrement, infiniment belle dans le rayonnement du soleil éternel. Et dans cette lumière, s'ouvrirent à moi des correspondances infinies : entre l'homme et la Terre, entre la Terre et le soleil, entre le soleil et la constellation centrale de la Voie Lactée, qui à son tour appartenait à des systèmes encore plus vastes. Tout était lié à tout et dépendant de tout. Une intelligence incommensurable était continuellement en train de créer, elle entretenait la création et libérait ce qui avait été assemblé dans un amour sans limite. Ce qui avait été créé et libéré ainsi devenait une lumière consciente et purifiée, rayonnant dans une gloire à jamais grandissante de la magnificence du Dieu unique et insondable. La pure lumière n'était pas un système, pas une forme, pas une allée et venue, elle n'était soumise à aucune naissance ni à aucune mort. « Mon âme de lumière est cette pure lumière, mon corps avec sa conscience est né et doit mourir conformément à la loi qui l'habite », pensai-je. Je savais que j'étais moi-même ce que j'avais perçu. Par cette entrée dans le courant de la vie, j'avais accompli les premiers pas de l'éphémère vers l'éternel, du mortel vers l'immortel. Les profondes prises de conscience qui étaient liées à cela déclenchèrent de puissantes réactions en chaîne en moi-même ; j'avais le sentiment de faire sauter mes limites, d'exploser intérieurement. Pourtant, toutes ces profondes expériences n'étaient que le début du chemin. Je pressentais que je me trouvais seulement dans une phase préparatoire. C'est pour cela que le Maître m'avait envoyé ici. J'avais maintenant fait la connaissance du sucré et de l'amer dans leurs extrêmes, mais une délivrance définitive n'était pas intervenue. Je restai encore là durant deux jours et réfléchis aux journées passées. Avec quelle effrayante facilité j'étais retombé dans la léthargie et l'inattention ! Lorsque j'arrivais auprès du Maître tard dans la soirée, il me regarda profondément dans les yeux. « La mer de ce monde n'a qu'un seul goût : le goût du sel. La loi divine n'a qu'un seul goût : celui de la délivrance absolue, dit-il alors. Tu as vécu des expériences importantes, tu as passé et contrôlé des situations difficiles. Mais contrôler n'est pas surmonter. Ce n'est que le début. Les expériences sont importantes, mais le savoir ne sert à rien et cela, tu le sais toi-même. » Par ces mots, le Maître avait exprimé exactement ce que j'avais effectivement pressenti : j'étais comme un petit enfant qui venait tout juste de tenter ses premiers pas, mais qui retombait sans cesse sur son postérieur. La soirée était merveilleusement belle. La lumière touchait le paysage de ses doigts tendres et caressait les arbres, les plantes et les rochers, avant de se retirer. Les ombres s'allongeaient et berçaient la nature pour l'endormir. Il se produisait toujours quelque chose de magique lors de la tombée de la nuit, qui me touchait profondément. Le Maître et moi restâmes longtemps assis devant le feu crépitant et discutâmes jusque tard dans la nuit. Peu avant d'aller nous coucher, il me demanda à brûle-pourpoint si j'acceptais de l'accompagner pour un voyage prolongé. Il avait l'intention de rendre visite à quelques amis. Évidemment, j'avais supposé qu'il était totalement seul et ne connaissait personne. Sa proposition me surpris tellement que j'avalai de travers et me mis à tousser bruyamment. Une fois de plus, il avait réduit à néant mes idées préconçues. Mon cerveau se mit à travailler intensément, cherchant une réponse sensée. Au départ, je n'avais pas voulu rester ici plus de trois semaines et entre-temps plus de deux mois avaient dû 34

s'écouler. « Combien de temps serons-nous partis ? Demandai-je avec hésitation. — Je ne peux pas le dire exactement, mais assurément plusieurs mois, peut-être même une année entière. Je sais qu'il te faut réfléchir à ma proposition. Dors là-dessus et tu me donneras ta réponse demain.

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Des ombres sur le paradis Un rêve étrange me hanta toute la nuit durant. Une petite fille et un petit garçon me prirent par la main et me conduisirent sur une montagne aux versants abrupts. Nous nous arrêtâmes au sommet et les deux enfants pointèrent leurs doigts vers le ciel en direction du soleil éclatant. Je regardai vers l'astre du jour et aperçus un homme de pure lumière. Son visage rayonnait plus que le soleil, son corps radieux était l'expression de la magnificence, de la gloire et de la toute-puissance de l'univers divin tout entier. Une seule de ses pensées avait le pouvoir de déplacer les océans sur la Terre. La fillette et le garçonnet me conduisirent en sautillant, riant, et pleins d'insouciance, vers le bas de la montagne, jusqu'au seuil où je me réveillais sur ma natte dans la grotte. Effrayé, je me redressai : il faisait déjà jour et pourtant je venais à peine de me coucher. Le Maître était assis tout près et tenait dans sa main sa vieille sacoche qui, d'habitude, gisait dans un coin de la grotte. Je m'étais déjà souvent demandé ce qu'elle pouvait bien contenir. Il l'ouvrit tandis que je lorgnai vers elle : la sacoche était vide ! Mais pourquoi donc la conservait-il ? Amusé, il se tourna vers moi. Il m'expliqua que cette sacoche ne lui appartenait pas, et que la vaisselle se trouvait déjà dans la grotte lorsqu'il s'y était installé, il y a de nombreuses années. Lui-même ne possédait absolument rien — et rien ne le possédait, ajouta-t-il en riant. « J'aimerais beaucoup partir en voyage avec toi », déclarai-je tout à coup. Je fus aussitôt stupéfait d'avoir dit cela, car à ma connaissance, je n'avais pas encore pris de décision. Quelque chose de profond s'était apparemment décidé pour moi et s'était exprimé par des mots. « C'est très bien, dans ce cas, nous partons tout de suite. » Je ne m'étais pas attendu à cela. J'avais pensé que nous partirions dans quelques jours. Cependant je savais entretemps qu'avec le Maître les choses se passaient toujours autrement que je ne l'avais prévu. Sa spontanéité était exceptionnellement intense et pénétrante, tout à fait inhabituelle pour mon être structuré. La vallée reposait encore dans l'ombre de la nuit lorsque nous pénétrâmes dans cette région montagneuse si difficile d'accès. Le Maître m'avait expliqué que nous devions atteindre avant la tombée de la nuit un temple très ancien, auquel on prêtait toutes sortes d'histoires et d'événements insolites. Sur les cimes des montagnes, les neiges éternelles étincelaient d'un éclat immaculé. Passant par des flancs de rochers très accidentés, notre chemin était très fatigant. Le Maître ralentit son pas afin que je puisse le suivre. Marchant pieds nus, il venait à bout de tous les obstacles sans jamais se blesser. La plante de ses pieds était plus robuste que les semelles de mes chaussures. En fin d'après-midi, nous atteignîmes une vallée dans laquelle coulait un fleuve peu profond. De part et d'autre, s'élevaient des murs de roches friables, des éboulis, des couches de pierres devenues gigantesques au fur et à mesure des millénaires. Un énorme grondement de tonnerre me glaça jusqu'aux os. Effrayé, je levai mon regard vers le ciel sans nuage. Je sentis alors que le Maître prit ma main. Et l'instant suivant nous nous tenions cinq cents mètres plus loin. L'endroit où nous nous étions trouvés l'instant précédent avait été enseveli par un éboulement de pierres de plusieurs mètres d'épaisseur. 36

Il me fallut un moment pour réaliser ce qui venait de se produire. Je tremblais de tout mon corps. Progressivement, je compris que le Maître venait de me sauver la vie. Je regardai en arrière, épouvanté. Sans le Maître, je gésirais à cet instant précis dans ma tombe de pierres. « Comment peut-on avancer de cinq cents mètres en un instant, comment est-ce possible? Je ne comprends pas. » Ma voix était hésitante, j'étais totalement défait. Le Maître me répondit avec un calme imperturbable : « Dans des instants comme celui-ci, une loi supérieure doit être mise en œuvre, qui puisse annuler et stopper ce qui est inférieur. La vibration est immédiatement augmentée à tel point que le corps n'est plus soumis à la pesanteur. Si tu vis dans l'Esprit sans aucune limite, chaque pensée à la puissance d'un volcan et se déplace plus rapidement que la lumière. La force créatrice de Dieu est illimitée. Aucun œil humain n'aurait pu percevoir ce déplacement. Il eut lieu hors du temps. La conscience humaine et ses instruments de perception limités appartiennent à la loi inférieure. Tout cela a été totalement vaincu par ce qui est supérieur. L'espace, avec tous ses obstacles, a été totalement désintégré. « Comment peut-on atteindre un degré de réalisation divine si élevé ? voulus-je savoir. J'étais fasciné et totalement subjugué par ce qui venait de se produire : je n'aurais jamais cru qu'une telle chose fut possible. — L'homme vrai est illimité, libre de tout lien. Il fait un avec la conscience divine. Ce que tu viens de vivre à l'instant est possible pour toit et pour tous les hommes, seulement il te faut surmonter totalement tes limites et tes limitations intérieures et vivre dans la pure et authentique lumière. Sache que le mot « impossible » appartient à la loi inférieure, à la pesanteur de la mort, à l'étroitesse de la captivité. Dans la loi de lumière supérieure et divine, le mot « impossible » n'existe pas, car toutes les forces et possibilités créatrices limitées sont en lui. Absolument tout est possible, m'expliqua-t-il gentiment. — Je te remercie,tu m'as sauvé la vie ! Sans toi, je serais allongé là-bas, écrasé, mort et enterré sous les pierres. — La véritable vie ne connaît pas de mort. L'on ne peut ni conserver ni perdre de vie. Le corps est mis au monde et se désintègre à nouveau, tandis que l'essence de la vie reste complètement vierge de tout ce qui est éphémère. Il est des hommes qui ont totalement spiritualisé chaque cellule de leur corps. Lorsque leur temps est écoulé, ils emportent leur enveloppe physique. Cela aussi est possible. Cela dépend toujours de la manière dont on veut organiser sa propre vie reçue de Dieu. La conscience de la mort appartient à la loi inférieure. Tout à l'heure, j'ai momentanément supprimé les forces de ton destin qui appartiennent également à la loi inférieure. Tandis que j'augmentais leur vibration, ces forces perdirent leur pouvoir sur toi. Ainsi, j'ai empêché que tu doives quitter ton corps avant l'heure. » J'étais profondément bouleversé, en état de choc. Je compris clairement qu'en fait, j'aurais dû être mort depuis quelques minutes. Bien qu'ayant regardé la mort dans les yeux, là-haut, sur la montagne, je remarquais maintenant combien je tenais encore à mon corps, à tout ce qui y était lié. Je savais qu'il était éphémère, mais je m'y accrochais de toutes mes forces. Pourtant, j'avais bien pris conscience entre-temps du fait que cet attachement était un état psychique intérieur, qui en réalité n'avait absolument rien à voir avec le corps. En tant qu'individu, j'habitais ce corps de chair et de sang. Je l'utilisais pour m'exprimer sur le plan terrestre, pour être actif. Et c'était justement toutes les activités que j'avais eues jusqu'alors que je mettais en doute à ce moment-là. Ma vie me sembla si 37

superficielle et risible, et le questionnement sur le sens de ma vie me déconcertait. C'était une question que j'avais toujours élégamment contournée dans toute sa profondeur. Le Maître s'était aperçu de mon désarroi. « Tu es à nouveau prisonnier de la vieille loi, perdu dans la superstition de ce qui est mortel et éphémère. Vois comme tu penses continuellement dans le sens de la destruction, et rends-toi compte à quel point tu vois exactement ce que tu penses. Tu vis ce que tu penses. Souviens-toi des mots du Maître Jésus : « Celui qui veut conserver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa vie pour moi, vivra. » Cela signifie que celui qui croit à la mort et à ce qui est éphémère, et qui s'accroche à cette superstition, mourra. En revanche, celui qui remet sa vie à la lumière de Dieu, vivra éternellement. » Le Maître m'avait montré, puis démontré par ses actes, ce que cela signifie de vaincre ce qui est inférieur grâce à la loi divine supérieure. Il m'avait expliqué avec insistance que le chemin est ouvert et accessible à tous les hommes qui se tournent vers la vie éternelle divine. Lui-même exprimait totalement cette loi divine et me montrait que ce n'étaient que des pensées qui nous séparaient. Sa simplicité, son naturel m'impressionnaient de plus en plus. « Viens, poursuivons notre chemin maintenant, sans quoi nous n'aurons pas atteint le temple avant la tombée de la nuit. » Une épaisse couverture nuageuse recouvrait le ciel lorsque nous grimpâmes sur l'étroit sentier. Très haut au-dessus de nous, j'aperçus le petit temple, accroché à un flanc abrupt de la vallée. Il se mit à pleuvoir juste au moment où nous arrivâmes. « Gaya, es-tu là ? cria le Maître. Sa voix résonnait à l'intérieur. — Maître ! C'est toi ! » Une femme assez jeune, vêtue d'un habit de couleur ocre, sortit des pièces voisines et avança vers nous. Elle nous accueillit les mains jointes. Ses yeux étaient rayonnants. Nous entrâmes dans la modeste petite pièce où elle vivait. Elle accrocha respectueusement une guirlande de fleurs éclatantes autour du cou du Maître et leur doux parfum se répandit dans toute la pièce. Dans le cours de la soirée, j'appris que Gaya avait été l'élève du Maître durant de nombreuses années. Elle vivait ici dans une solitude absolue. Elle m'expliqua qu'elle aimait le silence et la virginité de ce lieu. Elle devança spontanément mes questions en ajoutant qu'il y avait, à quatre heures de marche d'ici, un petit village où elle se rendait une fois par mois pour y effectuer quelques achats et rendre visite à des amis. Elle me raconta également que personne ne connaissait l'âge de ce temple. On ignorait même qui l'avait construit. Dès que j'étais entré dans la pièce, j'avais senti une vibration particulièrement élevée, lumineuse, qui m'avait momentanément transporté dans un état méditatif. Ici, le temps n'existait pas. J'avais du mal à penser. Dans ce lieu régnait une atmosphère spirituelle qui n'avait rien à voir avec la pensée. Une petite lampe à beurre éclairait la pièce de sa faible lueur. Bientôt, le Maître alla s'allonger et je ne tardai pas non plus à m'endormir. Lorsque je me réveillai, le lendemain matin, il pleuvait à verse. Une atmosphère trouble et mélancolique avait envahi les environs. Les nuages bas et lourds enveloppaient les montagnes ; il faisait frais et tout était humide. Gaya m'apporta une tasse de thé qui me réchauffa. Je regardai autour de moi mais 38

n'aperçus pas le Maître. « Il s'est absenté pour quelques jours et m'a priée de veiller sur toi jusqu'à son retour, dit-elle en riant. — Mais où est-il allé par ce temps ? » demandai-je. Elle ne put répondre à ma question : le Maître avait simplement pris congé d'elle. Dans la matinée, je demandai à Gaya depuis combien de temps elle connaissait le Maître. « Depuis quatre-vingt-douze ans », répondit-elle. J'avais dû mal entendre. « Quatre-vingt-douze ans, répéta Gaya après que j'aie renouvelé ma question. Et elle ajouta en riant qu'elle était jeune de pas moins de cent douze ans. C'était incroyable ! J'avais estimé son âge autour de cinquante ans ! Voyant mon étonnement, Gaya se mit à rire gaiement et m'expliqua : « L'âme s'exprime là vers où elle se tourne. La vraie vie est sans âge, et même le corps, qui est soumis aux lois de la transformation, est en réalité immortel. Si tu te libères de l'idée de la captivité corporelle, le processus du vieillissement est ralenti ou même totalement stoppé. Les hommes qui vivent totalement dans le pouvoir divin vibrent à un niveau extraordinairement élevé. En conséquence, le métabolisme est accéléré, ce qui empêche les processus de décomposition, de cristallisation et d'encrassement. Cela n'est toutefois pas le but, mais tout simplement un effet secondaire du chemin libérateur. Il est des maîtres si unis avec la lumière divine que le processus de vieillissement physique a été complètement stoppé. Ils sont de la pure lumière divine immortelle. Chaque cellule, chaque atome de leur corps, expriment la gloire éternelle de Dieu. Le Maître du Maître est un tel être totalement sublimé. » Je tendis l'oreille. « As-tu également fait la connaissance du Maître du Maître ? » demandai-je tout excité. Elle ne l'avait encore jamais vu jusqu'ici, mais elle savait qu'il vivait quelque part, dans l'immense chaîne montagneuse qui s'étendait ici d'un horizon à l'autre. « Tu ne peux pas le rencontrer à moins qu'il ne t'appelle », dit Gaya. Sa voix était empreinte d'un immense respect. Nous nous tenions devant le temple, à l'abri d'un auvent, tandis qu'il pleuvait sans discontinuer. L'eau ruisselait des trois arbres majestueux qui s'élevaient devant nous, coulait le long des feuilles, puis tombait sur le sol. J'observais la nature en silence et avec beaucoup de sensibilité. C'était un regard intemporel qui ne réfléchissait pas à ce qui se produisait. Le silence infini m'avait englouti. Un mouvement intérieur involontaire réactiva le processus de la pensée, et ma perception claire et concentrée fut momentanément dispersée. À nouveau, des ombres venaient assombrir le paradis. Soudain je compris : il n'y avait pas d'extérieur ni d'intérieur, rien n'était séparé. L'intérieur créait l'extérieur et cet extérieur modelait l'intérieur à son tour, dans une incessante interaction. C'était le mouvement de ma pensée qui déterminait l'oscillation : il créait l'intérieur puis façonnait l'extérieur. Ce processus sans fin avait déterminé et empreint toute ma vie. Ce funeste jeu des sens, ces effets interactifs qui fonctionnaient depuis des millénaires, la manière dont l'extérieur façonnait l'intérieur et inversement, tout ce modelage des formes de vie apparut tout à coup clairement devant mes yeux. C'est dans le cercle vicieux de ce circuit fermé que se mouvait l'origine de mes chaînes et de mes malentendus. Cela impliquait naturellement une très grande captivité. Une grande perplexité m'envahit. Je n'avais aucune idée de la façon dont je pourrais me libérer de ce cycle infernal. Pourtant, le Maître et Gaya me prouvaient que cela était possible. Ils avaient, en eux39

mêmes, réduit le temps en cendres. Je ne devais donc pas désespérer. Il fallait que je pénètre dans cette captivité intérieure et que je m'en libère. C'était cela, la raison de mon existence, le sens de ma vie sur la planète Terre. L'indifférence dans laquelle j'avais sombré me paru soudain insupportable. Qu'avais-je donc fait de ma vie durant toutes ces années ? Je m'étais prélassé dans ma propre apathie, ma superficialité et mon égoïsme ! Ce n'est que maintenant que je commençais à comprendre que je n'avais, jusqu'à présent, eu aucune idée de l'incommensurable beauté ni de l'intensité de la vraie vie. Je sentis monter en moi une profonde reconnaissance pour l'existence du Maître et de Gaya, et envers la force divine qui m'avait conduit à eux. Gaya et moi étions assis dans la grande salle ronde du temple, dont le sol était couvert de nattes et de tapis. À part cela, la pièce était vide La lumière du jour pénétrait à l'intérieur à travers diverses petites ouvertures et éclairait doucement la salle. « C'est le temple de la lumière. De nombreux Siddhas et des hommes qui cherchaient Dieu ont vécu ici. Si tu entres totalement dans le silence intemporel, tu appartiendras au battement de cœur de l'univers. », m'expliqua Gaya. Nous étions assis là, silencieux, les yeux mi-clos, écoutant l'infini. De temps en temps, j'ouvrais les yeux et regardais Gaya avec étonnement : elle était assise dans la parfaite position du lotus, totalement détendue. Chacun de ses muscles, chacun de ses nerfs étaient imprégnés de paix éternelle, et une grande force concentrée émanait d'elle de façon perceptible. Mon cœur fut saisi par cette lumière infinie. Les portes de l'univers intérieur étaient grandes ouvertes et les frontières de la conscience mortelle s'évanouirent. J'expérimentai avec bonheur la proximité de l'absolu, j'étais aux pieds de quelque chose de si puissant et sublime, que les mots des hommes ne peuvent ni le nommer ni le décrire. Ce n'était pas un lieu intérieur dans lequel je me trouvais, pas un état, pas une perception non plus. Je ne connaissais qu'un seul mot avec lequel on pouvait le caractériser dans une certaine mesure : Dieu — mais ce n'était qu'un mot. Un désir confus de LE retenir, de ne pas LE perdre encore une fois, me poussa à nouveau dans le monde du désir. Je compris qu'un puissant processus de transformation intérieure devait avoir lieu avant que je sois libéré de toutes les représentations mentales et concepts, afin que LUI seul puisse être. Une douleur brûlante transperça mon cœur : j'étais tellement ignorant, tellement maladroit ! Et pourtant, je savais que le royaume intérieur limité devait être totalement vaincu. Lorsqu'il aurait disparu, il resterait la seule chose éternelle, absolue et omniprésente. Je quittai le temple à pas feutrés et sortis à l'extérieur. Il avait cessé de pleuvoir. Un vent inaudible déchirait la couverture nuageuse et le soleil commençait à percer. La longue position assise avait totalement engourdi mes jambes. Je commençai à regarder autour de moi. Le temple était construit juste au-dessus de la lisière de la forêt, de sorte que je dus grimper assez longtemps vers le sommet de la montagne jusqu'à ce que je puisse voir la grande et verte vallée. La vue était grandiose. Tout autour, des sommets de sept mille mètres recouverts de neige se dressaient vers le ciel, brillant sous les rayons du soleil, et en bas s'étendait la vaste vallée boisée. La beauté et la pureté de ce lieu suscitèrent en moi une sorte de ravissement. Mes sens se repaissaient de ce chef-d'œuvre divin. Quel est cet esprit tout-puissant qui, dans l'ombre et avec une grâce si extraordinaire, façonne cet espace, ce monde apparemment extérieur qui enivre et trompe mes sens ? D'où provient la source divine, cette énergie sans forme, par laquelle les corps apparaissent puis disparaissent ? 40

Quelle est cette magie effrayante et incompréhensible qui incarne les lois éternelles, et produit cette création parfaite et inexplicable ? Qu'est-ce qui crée ainsi ce qui est fini et ce qui est infini selon un plan si parfait ? La profondeur de l'esprit divin était impensable, inimaginable, illimitée. Saisi par ces pensées qui étaient montées d'au-delà de mes limites, mon cœur bouillonnait et tremblait d'inspiration. « N'est-ce pas un endroit merveilleux ? Interrogea soudain la voix de Gaya derrière moi. — Je peux comprendre que des hommes qui cherchent Dieu viennent ici. C'est véritablement un endroit béni ! Mais la pensée que toute cette beauté est éphémère m'attriste un peu », répondis-je. Elle prit doucement ma main : « Celui qui s'éveille ne pleure ni les morts ni les vivants. Moi-même, je n'ai jamais été sans exister, ni toi, ni aucune des âmes de ce monde. Nous n'arrêtons jamais d'exister. Ce qui apparaît n'apparaît qu'en apparence ; ce qui est éphémère ne l'est qu'en apparence, car ce qui est éternellement vrai est toujours vrai, et ne sera jamais entaché par le monde des images. Lorsque tu deviens indifférent à l'égard des objets, tu reconnais la source qui engendre ces pensées. Lorsque ta propre forme corporelle te semble irréelle à toi-même, tu apprends à te détacher de toi-même. Lorsque l'âme s'éveille, elle devient aveugle envers toutes les tromperies de la chair. » Nous étions assis sur une grande pierre, silencieux, tandis qu'au-dessus de nos têtes la nuit envahissait lentement le ciel. Le soir, nous nous assîmes côte à côte. Je racontai ma vie à Gaya, ainsi que mon projet d'écrire un livre au sujet du Maître. Lorsque je lui expliquai comment j'avais tout planifié et lui racontai qu'au départ, je n'avais pas eu l'intention de rester plus de trois semaines, elle se mit à rire aux larmes. Je ne pus résister plus longtemps et me mis à rire avec elle. Entre-temps, des semaines s'étaient écoulées, et à part quelques vagues notes, je n'avais encore rien écrit. Mon intention de prendre des notes tous les jours s'était amenuisée après quelques jours, et avait finalement perdu toute importance, car le Maître et Gaya m'avaient ouvert quelque chose de plus profond et de plus important, quelque chose à quoi je ne pouvais me soustraire. Je savais que désormais je devrais consacrer ma vie à autre chose qu'à la tentative de parvenir à jouer le jeu de rôles superficiel de la société. La simplicité dans laquelle vivaient ces personnes, sans disposer du moindre confort, avait été pour moi un cauchemar au début. Toutefois, je découvrais de plus en plus leur véritable richesse, qui s'exprimait par une totale liberté et une totale indépendance. Ils étaient libérés du monde sur tous les plans, vraiment humains, modestes et infiniment généreux. Je ne pouvais absolument rien leur donner, ce qui me plaçait dans une situation inhabituelle que je n'avais encore jamais rencontrée, et que j'avais du mal à gérer. Il m'était plus facile de donner que de recevoir. Leurs âmes s'étaient immergées dans la pure lumière de la vie éternelle, tandis que la mienne restait prisonnière des geôles de la mauvaise conscience. Dans cette prison du monde mortel où je me trouvais, mon être intérieur hurlait pour réclamer la lumière. Il fallait que je quitte l'enfer de la mort ! J'étais encore tiraillé entre la lumière et l'obscurité ; blessée, saignant par d'innombrables plaies ouvertes, mon âme brûlait du désir de guérir. Le jour suivant, Gaya me montra comment elle nouait de magnifiques tapis de ses 41

mains habiles, pour ensuite les échanger au village contre de la nourriture. Le temps était merveilleux et nous partîmes pour une longue promenade. À un endroit, je sentis une odeur de chèvres, mais les animaux étaient déjà partis. Les bergers étaient quelquefois en route avec leurs animaux des semaines durant. Gaya m'expliqua que certains de ces marcheurs solitaires se trouvaient, sans qu'ils en soient conscients, sur un profond chemin spirituel, qui se caractérisait par la simplicité, l'honnêteté et la gentillesse. Après notre retour, j'entrai seul dans le temple de la lumière pour quelques heures, tandis que Gaya partit cueillir des plantes. Elle m'avait encouragé à passer autant de temps que possible dans ces vibrations élevées. Le temple me semblait de plus en plus être une fenêtre invisible du monde éternel de lumière. Peu à peu, je pris conscience que ce sentiment trouvait son origine en moimême, que le temple de la lumière n'était que le reflet, la correspondance, de mon état intérieur. Et là, au plus profond de moi-même, se trouvait également le point d'intersection où la forme s'évanouissait, où elle se dissolvait dans le monde sans formes. Le silence de la lumière était le Soi intérieur illimité et la forme physique extérieure n'était qu'une ombre. Plus je restais assis là, plongé en moi-même, plus je prenais clairement conscience du fait que je voulais forcer quelque chose avec ma volonté, acharné que j'étais à obtenir un résultat spirituel. Je voulais absolument atteindre quelque chose qu'on ne peut atteindre : car il n'y a pas de chemin qui conduit du temps au non-temps. Je remarquai que, en raison de mes prises de conscience, j'avais développé une subtile fierté. Cette constatation me dégrisa, me toucha comme une décharge électrique : j'étais revenu à la case départ, plus ignorant que jamais. Peut-être valait-il mieux que je retourne chez moi et me contente de garder de bons souvenirs de ce voyage. Je n'étais pas mûr ou alors incapable d'avancer sur le chemin de la libération qu'on voulait me montrer. Et c'était justement dans le temple de la lumière, dans lequel j'avais placé tant d'espérances, que cette décevante prise de conscience eut lieu ! Je ne savais pas comment j'allais expliquer tout cela à Gaya et au Maître, et décidai d'attendre le retour de ce dernier. Je me sentais misérable et honteux, et allai me coucher très tôt. Gaya avait remarqué que j'étais oppressé et que je ne désirais pas en parler. Le matin suivant, lorsque je me réveillai, le Maître était déjà là. En guise de salutation, il m'offrit un fruit bien mûr. Il l'éplucha soigneusement et le posa dans ma main. Lorsque je voulus le partager avec lui et Gaya, il me fit comprendre qu'il l'avait spécialement rapporté pour moi. « Que puis-je t'offrir ? Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire pour toi ? » demandaije aussitôt. Il se contenta de rire sans répondre et resta assis silencieusement devant moi. Pas une seule fois je n'avais vu un tel fruit dans ces montagnes. Je savais qu'ils ne poussaient que dans les régions tropicales des plaines. Juteux et sucré, il avait l'air d'avoir été fraîchement cueilli. Où a-t-il pu dénicher cela ? me demandai-je sans oser poser la question. « Le temple de la lumière t'a-t-il parlé ? M'interrogea-t-il. Sa question me prit au dépourvu. Comment allai-je pouvoir lui faire part de ma décision d'interrompre ce voyage ? — Oui, répondis-je, il m'a parlé avec une grande profondeur. Il faut également que je t'annonce la décision que j'ai prise. Je vais... » Je ne parvins pas à dire un mot de plus. Ma langue ne m'obéit plus, ma voix me manqua. Je pris un nouvel élan, essayai encore et encore, mais rien n'y fit. Pas un mot ne franchit mes lèvres. « Le dialogue avec le temple de la lumière a visiblement été très profond, dit le Maître en riant. La lumière divine a toujours un effet destructurant sur le Moi, et ce n'est d'ailleurs qu'ainsi qu'une grande transformation intérieure est possible. La Terre est la vallée 42

sombre de la lumière. Afin de connaître la lumière, il faut que tu abandonnes complètement l'obscurité. Ne reste jamais sur place, sois toujours tourné vers la source indestructible du savoir absolu et de la toute-puissance de Dieu. Seule la grande désillusion permet à l'âme de grandir. » Il se releva et rejoignit Gaya pour l'aider à préparer le repas. Une fois de plus, il avait parfaitement identifié mon état intérieur, et m'avait dispensé les mots justes au bon moment. Une puissance supérieure m'avait empêché d'exprimer ma décision de retourner chez moi. Je ne comprenais pas comment cela avait pu se produire. D'ailleurs, l'idée d'interrompre mon voyage s'était rapidement envolée. Je me relevai et allai rejoindre les autres. Gaya se mit à chanter. Bien que ne comprenant pas les paroles en sanscrit, sa force intérieure me saisit. C'était une louange au Dieu tout-puissant, à la lumière qui chassait toute obscurité et conduisait l'âme de l'ignorance à la sagesse, de l'état mortel à l'immortalité, m'expliqua le Maître. Puis il se mit à chanter avec Gaya. Leurs âmes pures qui faisaient vibrer ces mots emplirent bientôt toute la pièce et s'étendirent sur toute la région, comme des vagues, pénétrant tout, bénissant tout, élevant tout. Leurs yeux rayonnants et leurs visages souriants reflétaient la force qui habitait les mots, ils fusionnaient avec eux. De sa main droite, le Maître battait la mesure sur sa cuisse, ce qui les amena à chanter de manière encore plus intense. La pièce était emplie d'une atmosphère incroyable. Après le repas, le Maître m'annonça que nous allions bientôt poursuivre notre voyage et demanda à Gaya si elle souhaitait nous accompagner. Cette proposition parut moins la surprendre que moi, et pourtant elle m'avait dit ne pas avoir quitté le temple dans les douze dernières années, sauf pour se rendre une fois par mois au village voisin. C'est alors que je remarquai à quel point je désirais qu'elle acceptât, et quelle place elle tenait déjà dans mon cœur. Je me gardai cependant de dire quoi que ce soit. Je n'avais pas le droit de tenter de l'influencer. Elle prendrait elle-même la bonne décision. Elle restait calmement assise. Avait-elle au moins entendu l'invitation du Maître ? Curieux, j'attendis sa réponse, mais elle ne réagit pas. Elle lavait simplement la vaisselle. Le Maître se leva et se rendit dans la salle du temple. J'avais espéré une réponse immédiate de la part de Gaya, mais tous les deux, elle comme le Maître, avaient un comportement différent de celui auquel j'étais habitué dans ma vie quotidienne. Leur manière de communiquer m'était totalement incompréhensible. J'allai rejoindre le Maître et m'assis à côté de lui. Je songeai tristement que le silence de Gaya signifiait probablement qu'elle n'allait pas nous accompagner. « Pourquoi es-tu si triste ? me demanda le Maître. Je lui en expliquai les raisons et ajoutai que je ne pouvais comprendre pourquoi elle n'avait pas répondu à son invitation. — Elle m'a répondu dans le silence de son âme. Tu n'as pas entendu ? Elle va nous accompagner. » Je fus submergé par une vague de joie. Toutefois, je ne comprenais pas ce que signifiait cette silencieuse réponse de l'âme, et priai le Maître de me l'expliquer. « Lorsque l'âme est libérée de ses limitations, elle fait un avec l'esprit. Sont ainsi effacés tous les malentendus qui sont à la base de la dualité, et par là même le concept de ton âme, ou de mon âme. Il n'y a qu'un seul esprit divin qui donne la vie, et qui est tout. L'homme éveillé spirituellement est entièrement réceptif à tout ce qui est divin et 43

entièrement réfractaire à ce qui ne l'est pas, à l'empire infernal de l'égocentrisme. Chaque pensée est une impulsion et possède une force intrinsèque ciblée. C'est une vibration, une onde qui se déplace à grande vitesse vers le récepteur. Lorsque ce dernier à la sensibilité et l'ouverture nécessaires, il est très facilement capable de capter les images et les informations qui lui sont adressées, de les lire et de les comprendre. Dans ce type particulier de communication, la distance n'a aucune espèce d'importance. C'est de cette manière que je suis en relation avec différentes personnes dans cette immense chaîne de montagnes. Toutefois, les bavardages creux n'ont aucune place ici, c'est pourquoi le silence règne avant tout. Et pourtant, c'est justement dans ce silence profond et dynamique que nous sommes en permanence reliés les uns aux autres, dans la lumière divine. Le mot est une puissante force créatrice, par l'intermédiaire de laquelle s'exprime la volonté divine. Nous utilisons ce cadeau divin très consciemment et avec beaucoup de circonspection, car nous sommes ce que nous créons. Le choix des mots d'une âme purifiée reflète le noble et clair niveau de conscience de cette personne. Elle est totalement consciente de sa grande responsabilité envers le mot exprimé, ainsi que de ses énormes pouvoirs créateurs et de leurs effets. Des mots exprimés peuvent mener à une guerre mondiale ou à la paix mondiale, ils peuvent détruire ou guérir. Lorsque l'âme vibre dans son plus haut degré de pureté, lorsqu'elle est claire, libre et rayonnante, le mot est chargé de toute la puissance de Dieu et manifeste irrésistiblement et totalement la gloire de l'esprit unique et rayonnant. Celui qui s'est totalement donné au Divin n'agit pas lui-même, donc ses intentions ne sont ni bonnes ni mauvaises ; il agit à travers la lumière, avec la lumière et pour la lumière des lumières. La conscience est ce qu'il y a de plus important, et tu ne devrais jamais l'oublier. Percevoir signifie percevoir vraiment, sans s'attacher à ce qui est perçu. Les voix flatteuses de la duperie tentent constamment d'attirer les hommes qui cherchent Dieu dans l'envoûtement de ce qui est éphémère. Sois éveillé et dépouille-toi de toute duperie, grâce à la force de la lumière universelle de Dieu qui t'habite. Le non-créé habite en toi. Ne le cherche pas, car tu l'es toi-même. Extrais avec précaution tout ce qui est éphémère et qui te limite hors de ton état de conscience illusionné, car c'est là qu'est installé le royaume de la mort. La prise de conscience et l'intuition sont des instruments nécessaires pour parvenir à la victoire. Ce que je t'explique n'est pas une théorie, car la théorie ne sert- absolument à rien. Le savoir et la mémoire appartiennent à ce monde double de la mort, avec toutes ses insinuations et tromperies. Vivre dans la lumière de Dieu signifie boire incessamment dans les sources impénétrables de l'esprit. La vie est un gigantesque voyage de découverte, empli de beauté et de force. Et c'est dans ce voyage lui-même qu'est contenu le sens de notre vie. Tu es venu à moi en homme mort, tu retourneras chez toi en homme vivant. Viens, allons rejoindre Gaya. » En me relevant, je le remerciai pour ses paroles. Mais sa dernière déclaration — où il disait que j'étais arrivé à lui en homme mort — m'avait bouleversé. Gaya était assise dans la petite cuisine et triait diverses plantes. Nous nous assîmes avec elle afin de l'aider. « Je suis très heureux que tu nous accompagnes », lui dis-je. Elle hocha la tête : « Il est temps que je me sépare à nouveau de cet endroit. J'aimerais simplement qu'en chemin, nous passions au village afin de prévenir mes amis que je serai absente un certain temps, sinon ils se feront inutilement du soucis. » 44

Le Maître approuva d'un hochement de tête et déclara que c'était effectivement un souhait très raisonnable. Tôt le matin, nous redescendîmes le sentier escarpé. De petits nuages de brouillard rampaient lentement à travers la vallée. Le petit village était presque désert, mais les habitants qui se trouvaient sur l'unique petite route nous saluèrent, Gaya et nous, les mains jointes en s'inclinant. Nous entrâmes dans une maison un peu plus grande que les autres, située au centre du village. Dans la petite cour intérieure se tenaient une vache et un veau, attachés par des cordes à un poteau. Le veau était allongé sur de la paille et nous regardait craintivement. Gaya alla directement vers les animaux et leur caressa doucement la tête. Une femme d'âge moyen sortit de la maison et nous salua joyeusement. À peine avaitelle adressé la parole à Gaya qu'une nuée d'enfants sortit en courant de la maison et s'accrocha fougueusement à elle. Ils se connaissaient visiblement depuis longtemps. Nous bûmes du thé dans la lumière blafarde de la maison. Gaya donna diverses directives à notre hôte. Elle étendit un morceau de tissu sur le sol et y aligna une série de plantes qui devaient être distribuées à différentes personnes. La femme écoutait attentivement et posait des questions de temps à autre. Ce n'est qu'alors que je compris que Gaya ne venait pas seulement au village pour faire des achats. Elle était également guérisseuse et donnait divers conseils.

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Cherche ton « MOI » En fin d'après-midi, nous avions déjà beaucoup marché à travers la vallée peu boisée. Le sol était recouvert d'une herbe dense et lourde. Vers le soir, nous arrivâmes à une hutte inhabitée où nous passâmes la nuit. Malgré le vent glacial qui soufflait par les fissures des murs, il faisait agréablement chaud à l'intérieur. Ce lieu avait été réchauffé en très peu de temps, comme un lieu ombragé l'est par un rayon de soleil. Étonné, je regardai le Maître. Je savais que c'était lui qui, tout à fait consciemment, régulait la température. Il se mit à rire : « Souviens-toi du bain dans le lac de montagne ! Tu ressens toujours ce que tu penses ! » Il n'en dit pas plus. Je savais entre-temps qu'il avait utilisé une loi supérieure, mais il ne voulait pas en parler à cet instant-là. Survivre dans cette nature immense et isolée, avec ses forces si vives, nécessitait une incommensurable grandeur humaine. Sans cela, l'on serait broyé par ses forces colossales. Les portes du Divin étaient cachées derrière l'extrême isolement de ces montagnes. Cet énorme massif se dressait là, avec ses plateaux et ses vallées, l'air immuable et impassible. Il offrait ainsi un abri à tous ceux qui pouvaient percevoir la force qui les habite. Sa recherche constante a toujours, fatalement, poussé l'homme jusqu'à ses propres limites, de sorte qu'il puisse se reconnaître clairement et triompher de lui-même. C'est l'intensité de ce souvenir originel qui pousse l'homme avec force à retourner dans cette contrée de l'âme sans fin et éternelle. Le contrat silencieux avec l'éternel lui permet de reconnaître sa véritable parenté avec Dieu. De plus en plus clairement, je comprenais à quel point il était important de triompher de soi-même. Je vis la merveilleuse force de la naissance de l'âme dans la lumière infinie, dans laquelle elle connaît le ravissement, regardant le rayonnement du monde intérieur et se tournant vers les courants éternels. L'infini avait pris possession de moi et voulait s'exprimer à travers moi. Je buvais à la source de la vie. Pour la première fois, je sentis la lumière blanche couler en moi. Nous étions déjà en route depuis plusieurs jours, lorsqu'après avoir franchi un col nous arrivâmes en bas, dans une grande vallée verdoyante. Nous découvrîmes devant nous un village, blotti au milieu de grasses et vertes prairies. Les champs luxuriants, les arbres feuillus qui se dressaient là dans leur majestueuse plénitude, les gens qui travaillaient courbés dans les rizières, puis à nouveau des arbres lourdement chargés de fruits — mes yeux ne se lassaient pas de ce paisible panorama. « Tout près d'ici se trouve un lieu de pèlerinage important sur lequel se rendent depuis des siècles d'innombrables personnes. Nous nous y rendrons plus tard, car j'ai tout d'abord différentes choses à faire au village « , expliqua le Maître. Nous marchions d'un pas lourd à travers un champ aux herbes hautes lorsque soudain un serpent surgit devant nous, sifflant agressivement dans notre direction. Paralysé par la peur, je restai planté sur place. Gaya s'était également effrayée un court instant, mais elle s'était aussitôt débarrassée de sa peur. Le Maître, quant à lui, n'avait pas perdu son calme une seconde. Il avait visiblement surmonté ses peurs à tout point de vue. Nous nous tenions immobiles devant le reptile, qui ne semblait guère disposé à partir. « Ne le tue pas », me dit le Maître. Que voulait-il dire par : « Ne le tue pas » ? Pour ma part, j'aurais préféré prendre mes 46

jambes à mon cou ! La seule chose qui m'en empêchait était cette peur paralysante, la pensée que le serpent allait m'attaquer si j'esquissais le moindre geste. Nous restâmes ainsi longtemps face à face, immobiles et sans faire de bruit. Peu à peu, la peur qui me retenait prisonnier disparut, et je réussis à reprendre le contrôle de moimême. Et là, je compris aussitôt la phénoménale puissance de la peur qui avait ligoté ma conscience et tout mon système nerveux pour me rendre incapable de réagir. De quoi avais-je peur ? De la morsure du serpent qui constituait une menace mortelle pour mon corps ou tout simplement de cette situation inhabituelle ? Malgré cette prise de conscience, je ne réussis pas à me convaincre de me départir de cette peur. Il fallait que je comprenne plus profondément cette force qui n'appartenait pas à l'esprit. Le Maître allait certainement reparler de cela avec moi dès que nous serions sortis de cette situation inextricable. Je sentis qu'une transformation s'opérait en moi. Plus je regardais le serpent, plus disparaissait l'image hostile, cette aversion qui était si profondément gravée dans mon être. Peu à peu, je commençais à comprendre ce que le Maître avait voulu dire par : « Ne le tue pas. » C'est alors que se produisit l'incroyable. Soudain, le Maître s'approcha du serpent qui se tenait toujours en position d'attaque. Il lui caressa doucement la tête et lui parla d'un voix douce. Une fois de plus, je n'en crus pas mes yeux. Je fus sidéré de ce qui se passa ensuite : le serpent disparut dans un fourré et le Maître revint vers nous. Je me dis qu'il avait certainement hypnotisé le reptile, sans quoi l'animal l'aurait mordu. « Tu es bien pâle, me dit le Maître en riant. Ta propre peur t'a vaincu. Ta peur est le vrai serpent venimeux qui te tue toujours toi-même. La peur de perdre la vie, la certitude bien ancrée en toi que TU es ton corps : voilà où se trouve le grand malentendu. L'esprit vit dans le corps et non le corps dans l'esprit ! Vis en harmonie avec le Divin et tu comprendras que la peur est vide et creuse. — As-tu hypnotisé ce serpent ? voulus-je savoir. — Non, certainement pas ! Il ne voit pas d'ennemi en moi, tout comme je n'en vois pas en lui. L'amour non divisé et un total respect de toute créature, c'est cela, la loi supérieure. Ne tue rien, ni en pensée, ni dans tes sentiments, ni par action. Si fondamentalement, tu as cette attitude dans ta vie, l'incommensurable beauté et l'absence de limites de la création te seront révélées. » Les paysans nous saluaient depuis leurs champs. À l'entrée du village, de nombreuses personnes nous attendaient déjà et nous offrirent à boire et à manger. En signe de bienvenue, on nous accrocha des guirlandes de fleurs parfumées autour du cou. Visiblement, ces gens connaissaient le Maître. On nous donna des chambres spacieuses dans une grande auberge. Les couchages avaient été préparés et dans chaque chambre, trônaient une cruche d'eau fraîche et une coupe garnie de fruits bien mûrs. Un jeune homme, qui semblait être chargé de s'occuper de nous, me conduisit à travers le jardin qui se trouvait derrière la maison et me montra fièrement un bâtiment avec une grande salle. Une douce odeur d'encens emplissait la pièce. Plein d'enthousiasme, le jeune homme m'expliqua que ce soir, le Maître allait parler ici aux villageois et que le soir suivant, il y soignerait les malades. Il ajouta que le Maître était venu les voir quelques jours auparavant pour leur annoncer notre arrivée. Je lui demandai s'il ne s'était pas trompé sur le nombre de jours ou s'il s'agissait simplement d'une manière de parler, mais il m'assura que le Maître était bien venu ici quelques jours plus tôt. 47

Il nous avait fallu plus d'une semaine de voyage pour arriver jusqu'ici. Pour accomplir l'aller-retour, le Maître aurait mis plus de deux semaines, calculai-je intérieurement. Pourtant, il était ici il y a trois jours. Une fois de plus, je me trouvais confronté à une énigme. À la fin de l'après-midi, les femmes du village avaient préparé un repas modeste mais délicieux, qui fut servi sur des feuilles de bananiers. Le soir, la petite salle était comble. Ils étaient tous assis par terre, serrés les uns contre les autres, les femmes et les enfants du côté gauche, les hommes du côté droit. Le Maître parla du sens du partage, de l'harmonie dans la communauté et des forces intégratives. Il expliqua qu'il ne fallait pas s'attacher à la propriété, car celle-ci n'est mise à notre disposition que de façon passagère afin que nous puissions en tirer des enseignements plus profonds. Il insista sur le caractère éphémère des choses et sur l'immortalité de l'homme véritable. Il ajouta que respecter la création signifie respecter le créateur, ce qui est exprimé par la loi divine : Aime ton prochain comme toi-même. Il rappela que le silence des pensées est le vide de Dieu dans lequel se dévoile l'inconnaissable. C'est là, dans cet espace inconnu, que doit se plonger le regard. Derrière ce qui est connu se tient ce qui est inconnu, à savoir la réalité de Dieu. La voix de l'âme qui s'élève, qui transperce et lève toute obscurité, est le chemin qui conduit à l'éternel. En revanche, le regard fixé sur son propre égoïsme est le chemin de la mort. Les paroles du Maître touchèrent nos cœurs, et lorsqu'il nous invita à nous décider totalement et irrévocablement pour la voie de la justice divine et de mener une vie pure qui plaise à Dieu, car c'est cela le seul chemin qui conduise à la vie éternelle et sans limites, tous reconnurent l'importance et la profondeur de ses paroles, et comprirent ce qu'elles signifiaient pour leur vie. La grande force qui émanait du Maître avait élevé toute la communauté vers une autre dimension, comme sur des ailes lumineuses. Après que les gens aient posé leurs questions et que chacun ait obtenu une réponse détaillée de la part du Maître, il alla chercher un harmonium. Puis des chants pieux furent chantés jusque tard dans la nuit. Le Maître et Gaya les connaissaient tous, et chantèrent avec une grande force intérieure et beaucoup de joie. Visiblement, le Maître aimait chanter. Les enfants s'étaient endormis depuis longtemps dans les bras de leurs mères lorsque, tard dans la nuit, ils rentrèrent tous dans leurs maisons. J'étais allongé sur ma natte et contemplais le firmament étoilé par la fenêtre ouverte. Je ne pouvais pas me souvenir avoir déjà été aussi heureux et comblé de toute ma vie. Le lendemain matin, je m'assis dans la salle à côté de Gaya et du Maître. La file des gens qui venaient voir le Maître pour être guéris ou obtenir un conseil était interminable. Il y avait des femmes avec leurs enfants, des personnes plus âgées et affaiblies, mais aussi beaucoup de personnes plus jeunes, auxquelles il dispensait des conseils. J'observai avec intérêt comment le Maître guérissait les gens. Il touchait rarement quelqu'un. Ses mains glissaient sur plusieurs endroits du corps, tout en en restant toujours à environ trente centimètres de distance. Le transfert d'énergie était court et intense, et produisait un effet immédiat. Entre-temps, il me dit : « La guérison est la sanctification de l'âme. Elle réagit de façon harmonieuse à l'apport de lumière divine. Ainsi, la loi supérieure est mise en œuvre, et les forces de guérisons intérieures et auto-régénérantes de l'homme deviennent progressivement 48

actives à chaque niveau. Ce n'est qu'ainsi qu'une véritable guérison a lieu sur tous les plans. À vrai dire, la maladie amène un profond processus d'apprentissage qu'il ne faut pas prendre à la personne : bien au contraire, il faut lui en faire prendre conscience. La force du guérisseur l'aide à identifier et à comprendre de façon approfondie, de sorte qu'elle se transforme intérieurement. » En fin d'après-midi, alors qu'il n'y avait déjà plus personne dans la salle, un couple âgé entra. L'homme était estropié d'une jambe. Le Maître écouta attentivement ces deux personnes. Elles n'avaient visiblement pas eu une vie facile. Le handicap de l'homme était consécutif à un accident. Le Maître le pria de s'allonger et s'agenouilla devant lui. Puis il posa ses deux mains autour de la jambe estropiée et ferma les yeux. Il murmura doucement une prière dont je ne pus comprendre les mots. Puis, il se produisit quelque chose d'inexplicable. Je vis comment la jambe se transformait sous les mains du Maître, et comment elle retrouvait progressivement sa forme initiale et saine. Le vieil homme avait les yeux clos. Il s'était endormi et n'avait absolument pas remarqué ce qui s'était produit en lui. Son épouse toutefois avait vu la guérison se produire et s'était mise à chanter, d'une voix tremblante et de plus en plus forte, le nom de Dieu. Des larmes de gratitudes coulaient sur ses joues. Lorsque le vieil homme, réveillé par le chant de son épouse, ouvrit les yeux et s'aperçut de ce qui lui était arrivé, il se jeta sans mot dire aux pieds du Maître. Il était si bouleversé qu'il ne réussit pas à prononcer le moindre mot. À plusieurs reprises, il toucha sa jambe de ses deux mains, puis il se releva et marcha facilement et sans bâton à travers la salle. En signe de remerciement, il touchait sans cesse les pieds du Maître, mais ce dernier lui fit comprendre que ce n'était pas lui, mais Dieu, qu'il fallait remercier. Lorsque ces deux personnes eurent quitté la pièce, le Maître m'expliqua que le dernier karma du vieil homme était maintenant effacé, tous deux ayant mené tout au long de cette incarnation une authentique et profonde vie religieuse. Ce soir-là fut également un tournant décisif de ma vie. Le Maître se tourna vers moi, posa ses mains sur le sommet de ma tête et dit : « La guérison est sanctification, la sanctification est l'éveil. » Alors mon corps tout entier se mit à vibrer et à rayonner, comme si l'énergie du soleil se déployait en moi. Je plongeai dans un océan de lumière et de paix. Toutes les cellules de mon corps furent dissoutes et fusionnèrent avec l'infini. Un peu plus tard, j'émergeai à nouveau dans mon enveloppe corporelle, dans le monde des contours tangibles. Dans un étonnement muet, j'étais assis là et regardais autour de moi. J'éprouvais le curieux sentiment d'avoir atterri sur une planète étrangère. Le point d'intersection où le fini et l'infini se rencontrent avait disparu. La puissance absolue de l'esprit m'avait arraché un masque ; j'avais vu l'esprit dévoilé dans son rayonnement éclatant, comme une étoile qui apparaît dans la nuit noire. La porte supraterrestre de Dieu s'était brièvement ouverte, et j'avais furtivement perçu l'origine des choses et la force secrète qui les anime. Je n'avais pas encore triomphé de mon attachement à la Terre, mais la force transformatrice de Dieu s'était saisie de mon être. Il me fallait me soustraire totalement à l'étreinte du monde éphémère, et voyager sur le courant de l'âme dans ce pays de la félicité absolue et immortelle. Maintenant, de par cette profonde expérience, je comprenais ce que le Maître avait voulu dire lorsqu'il parlait de la loi supérieure qui annulait la loi inférieure. 49

Avec une étrange certitude intérieure, je sus que j'avais commencé un voyage sans fin et sans retour. Le Maître toucha doucement ma main et répéta : « La guérison est sanctification, la sanctification est éveil. » Ce n'est qu'alors que je pus comprendre la profondeur de cette affirmation. Il m'avait offert une profonde sanctification et une guérison, dont je ne pouvais, à ce moment-là, saisir l'étendue. Mais je sentais que quelque chose d'important s'était transformé au plus profond de moi. Gaya nous proposa une promenade dans le village avant la tombée de la nuit. Nous étions restés assis toute la journée. Le Maître m'aida à me relever. Je titubais comme si j'étais ivre et il me fallut un bon moment avant de reprendre le contrôle de mon corps. Le village était moins grand que je ne me l'étais imaginé et très vite, nous l'avions entièrement traversé. Les villageois nous traitaient comme si nous avions fait partie de leur communauté depuis toujours. Sur le chemin du retour, nous rencontrâmes le paysan dont la jambe avait été guérie par l'entremise du Maître. Il le pria d'entrer un instant dans son étable, car l'une de ses quatre vaches étaient malade. La serviabilité désintéressée du Maître était sans borne. Nous entrâmes dans la petite étable. Allongée à côté de la porte, la vache nous regarda avec de grands yeux interrogateurs et apeurés. Le Maître s'agenouilla à ses côtés et elle posa aussitôt sa tête sur ses genoux. Il la toucha sous le cou et posa sa main sur le cœur de l'animal. « Elle a eu une faiblesse, mais elle va se rétablir et vivra encore quelques années », rassura-t-il, puis il laissa sa main encore un long moment posée sur le cœur de l'animal. Soudain, la vache se releva, beugla à pleins poumons et se mit à lécher son veau qui se tenait à côté d'elle. Le paysan rayonnait de bonheur et nous pria de l'accompagner dans sa modeste maison. Ses enfants, qui avaient déjà l'âge adulte, restèrent tout d'abord muets d'étonnement lorsqu'ils virent leur père entrer dans la pièce, en parfaite santé et sans bâton. Puis ils remercièrent le Maître de les guider intérieurement, en particulier par son discours si profond. L'une des filles nous montra fièrement ses trois enfants qui dormaient à l'abri d'un rideau. J'admirais de plus en plus le Maître pour son comportement si simple, modeste, sans complication aucune et empli d'amour envers tous les êtres vivants. Il traitait l'humain, l'animal et toute la nature de la même manière protectrice et avec la même profonde compréhension. Lorsque je songeai aux premiers jours que j'avais passés auprès de lui, je ne pus m'empêcher de rire intérieurement. Il s'était comporté avec moi à la fois avec amour et sans aucun compromis. Et moi, j'avais eu tant de mal à le supporter, voulant le fuir au plus vite ! Dès le premier instant, il m'avait renvoyé à moi-même. Il fallait que je vienne moi-même à bout de mon arrogance, de ma haine et de mon désespoir. Il n'y avait participé en aucune façon ni ne s'en était laissé influencer. D'une manière impressionnante et inhabituelle, il m'avait conduit sur le chemin de l'expérience directe, sans rien laisser passer, afin de me montrer patiemment le chemin intérieur de la délivrance. Lors de la discussion avec le paysan, j'appris que le Maître venait chaque année passer quelques jours dans ce village ainsi que dans d'autres. Son arrivée était toujours un événement pour les gens d'ici. 50

Lorsque nous retournâmes dans l'auberge, le Maître se retira aussitôt. Je restai encore assis un moment avec Gaya, à discuter. Je lui exprimai mon étonnement au sujet de la manière dont le Maître maîtrisait parfaitement chaque situation de la vie, en toute simplicité et modestie. « Le Maître a réalisé les forces divines à un niveau très élevé et peut les utiliser sans aucune limite, lorsqu'il considère que cela est approprié. Personne ne connaît l'étendue exacte de ses pouvoirs. Il n'en parle jamais », dit Gaya. Lorsqu'un jour, je lui ai posé la question sur ces forces divines surnaturelles, il m'a dit : « Méfie-toi de la beauté perfide de la fausse lumière, qui vit dans les espaces de l'âme et l'empêtre dans de douces convoitises de pouvoir et de domination. Les âmes qui suivent cette lumière sont esclaves de l'illusion et condamnées aux mondes inférieurs des démons. Si tu veux entrer dans la vraie et pure lumière, ferme tes sens à toute envie de pouvoir, de manipulation, et à l'idée maladive d'être ou de pouvoir devenir quelque chose d'exceptionnel. Éteins cette flamme en toi, et le Divin se révélera de lui-même. » Ces mots m'ont, à ce moment-là, offert un profond éclaircissement et une profonde délivrance, expliqua Gaya, et je suis heureuse de pouvoir aujourd'hui partager cette expérience avec toi. Ils m'ont aidé à parvenir à une attention approfondie, je suis devenue plus éveillée, plus consciente et plus modeste. Ce n'est qu'à cet instant que je compris à quel point les dangers qui nous guettent sont divers, et quelles tentations menacent toujours de nous faire quitter le droit chemin ou de nous ramener en captivité. » J'avais écouté Gaya avec grand intérêt. Ces mots déclenchèrent en moi une tempête intérieure qui ne se calma que progressivement. Je pris conscience de façon de plus en plus précise de l'incommensurabilité de l'univers, et ma certitude que l'homme est luimême cet univers devint de plus en plus forte. Je n'avais encore jamais réfléchi de façon plus approfondie à la facilité avec laquelle l'on peut devenir la proie de la fausse lumière du monde, de la lumière des sens ainsi que des diverses et subtiles suggestions de l'égocentrisme. Il me fallut reconnaître que j'avais jusqu'ici suivi presque exclusivement le chemin de la fausse lumière. Mais maintenant, cela avait changé : tout doucement, se déployait en moi une nouvelle capacité de discernement, un œil intérieur qui percevait les choses dans une lumière nouvelle. Comme j'étais heureux de la présence de Gaya ! Je restai encore longtemps éveillé sur ma natte. Tandis que je respirais l'atmosphère de la nuit, mes pensées retournèrent à mon domicile que j'avais quitté depuis des mois, à mes amis, à mon travail. Je pris conscience avec une légère frayeur que je n'avais plus songé depuis des semaines à ma vie d'avant ni à l'environnement social dans lequel j'avais vécu au quotidien. Le lendemain matin, avant le lever du soleil, le Maître entra dans ma chambre et s'assit à côté de moi. Sans mot dire, nous observâmes comment le jour qui se levait embrassait l'obscurité et la dissolvait dans sa lumière. « Il est important que nous gardions un regard éveillé sur l'incommensurabilité et la beauté de l'univers. Il y a des centaines de voies lactées avec des soleils, des étoiles et des planètes, il y a des vies dans des proportions phénoménales. Sur la périphérie d'une voie lactée plus petite, mais qui compte déjà des billions d'étoiles, se trouve dans un angle extérieur la planète Terre sur laquelle nous vivons.

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Que des plantes, des animaux et des humains soient nés ici n'est pas le fruit du hasard, mais l'impulsion volontaire de l'intelligence incommensurable qui est à la base de cet univers. Un grand plan, un grand ordre, président à tout ce qui surgit de la force créatrice ordonnatrice et insufflatrice de vie de la mère-temps, et chaque humain, chaque être en est imprégné. Ce plan divin est la loi fondamentale de toute existence. Rien n'existe pour soi-même, tout est lié à tout et dépendant de tout au sein d'une grande unité. De l'autre côté de cet univers créé, qui, depuis sa naissance, porte déjà en lui les germes de sa fin, il y a une force, une intelligence tellement sublime et accomplie, que la raison humaine ne pourra jamais la comprendre. Elle pourra tout au plus la pressentir. En vivant en harmonie avec la création et avec la grande et unique loi qui est à son origine, l'être humain découvre l'inexprimable qui n'a jamais été ni formé, ni assemblé, et qui n'est jamais né : l'origine de l'être. Cette origine est la raison d'être originelle de ton être. Et de ce fait, tu es toi-même la force formatrice, créatrice et vivante de Dieu. Sois désormais toujours conscient de la responsabilité que tu as envers la nature,les hommes,les animaux et les plantes, et cela même dans tes pensées, tes sentiments et tes actions : car tu influences très concrètement et directement tout ce qui est. Le moi égotiste et le moi divin ne peuvent jamais se rencontrer. Avant que la force mystique ne puisse faire de toi un dieu, il faut que le moi égotiste ait totalement disparu. Ne t'irrite pas au sujet de ton karma, ni au sujet de ton destin ou des lois de ce qui est éphémère. Surmonte tes limites et tes limitations, et les salles des trésors de lumière divine s'ouvriront à toi d'elles-mêmes. Tel un diamant, ton cœur rayonnera dans la lumière du soleil divin. Seul l'œil de l'âme peut regarder dans la sphère éternelle de Dieu, entrer en elle et se fondre en elle. Alors l'étincelle se dissout dans le feu. » Entre-temps, le soleil avait jeté un voile d'or sur toute la région. Le Maître, Gaya et moi, étions en train de monter vers le sommet d'une abrupte montagne voisine. J'étais profondément plongé dans mes pensées et à peine conscient du fait que mon corps grimpait sur ce chemin abrupt. La perspective que l'on m'avait ouverte était grandiose. Pour la première fois, j'appris que l'univers tout entier était en moi, et moi en lui. J'avais pris conscience de manière définitivement claire du fait qu'il y avait, derrière l'univers visible et éphémère, un univers éternel et sans forme. Et cela n'était pas une expérience théorique, mais bien concrète, dans laquelle j'avais été conduit avec une grande force. Le Maître s'arrêta et montra la montagne d'en face, qui se dressait dans le ciel bleu foncé comme une imposante pyramide couverte de neige. « Du côté droit, derrière et au pied de cette montagne, se trouve un lieu de pèlerinage sur lequel nous allons nous rendre dans les prochains jours. Depuis des sicles, des hommes y viennent pour y vénérer Dieu. Il y a beaucoup de yogis là-bas, car la pureté et la force du lieu les soutiennent dans leurs pratiques particulières, expliqua-t-il. La force de ce qui est bon, la capacité et la détermination d'accomplir entièrement les choses qu'on a décidé de faire, sont le chemin qui mène à Dieu. » Gaya, qui se tenait à côté de moi, hocha silencieusement la tête en signe d'acquiescement. Le Maître lui avait parlé avec son cœur. Lorsqu'il s'éloigna de nous pour un moment, afin d'observer de près divers arbres rares, je me tournai vers Gaya : « J'ai 52

quelquefois le sentiment que le Maître voit profondément en moi et qu'il provoque toujours quelque chose en moi que je n'arrive pas à comprendre. — Oui, répondit Gaya, le Maître voit effectivement ce que l'œil mortel ne peut voir. Cette vie dans un corps humain ne sert toutefois qu'à offrir à l'homme la force de guérison dont il a besoin pour le processus de libération. Le Maître ne regarde à l'intérieur d'un homme que dans un seul but : lui transmettre quelque chose de la connaissance et de la force divine. Lorsque le cœur pense et que l'âme voit, celui qui est ainsi éveillé n'a plus aucune limite, il est un être de soleil cosmique. Le Maître est l'amour inconditionnel et pur lui-même », ajouta-t-elle avec force. Au même instant, le Maître nous fit signe de le rejoindre. Il se tenait à côté d'un arbre et nous expliqua que le suc de son écorce avait une grande force de guérison. Il montra à Gaya comment on s'excuse tout d'abord auprès de l'arbre, comment on lui en demande quelques gouttes, puis comment on prélève le liquide sans le blesser. Puis il pria l'arbre de le laisser prélever un morceau d'écorce et pressa son suc dans sa main à l'aide d'une pierre. Ensuite, il appliqua soigneusement une partie du liquide résineux sur l'endroit où il avait prélevé le suc. Pour terminer, il remercia l'arbre. « Quelques gouttes de ce jus amer posées sur la langue, mélangées à la salive et avalées, résolvent tous les problèmes de métabolisme. Les substances actives de ce suc sont très diverses, mais nous en parlerons une autre fois. » Gaya écoutait attentivement. Pas un mot, pas un geste du Maître ne lui échappait. Sa capacité de concentration silencieuse était perceptible sur le plan atmosphérique et m'impressionna profondément. Puis le Maître se tourna vers moi : « Ces arbres étaient déjà sur Terre des millions d'années avant que l'homme n'apparaisse. Ils sont le fondement sans lequel l'homme ne pourrait vivre sur Terre. Ils produisent l'oxygène que nous respirons et absorbent le poison que nous exhalons. L'homme et l'arbre sont totalement dépendants l'un de l'autre. C'est ainsi que l'humanité est reliée à des interactions et circuits de la nature, et nous pouvons voir qu'il n'existe pas sur ce plan de liberté individuelle comme beaucoup le supposent par erreur. Les arbres sont vivants et sensibles. Nous devons être respectueux envers eux et les aimer. » Le soir, lorsque nous fûmes de retour au village, le Maître informa les gens, qui ce jourlà aussi étaient venus nombreux pour le voir, que nous allions poursuivre notre voyage le lendemain. Je m'attendais à ce que de nombreuses personnes expriment leurs regrets de voir le Maître quitter aussi rapidement ce lieu où il avait apporté tant de lumière. On allait certainement le prier de rester encore quelques jours. Mais rien de tel ne se produisit. Et tout comme ils avaient fêté son arrivée, les villageois fêtaient maintenant son départ. Ma façon de penser, structurée à l'occidentale et très émotionnelle, ne pouvait comprendre ce comportement. Il y avait dans cette culture quelque chose de profond qui me semblait inconcevable. Pas la moindre tristesse ni la moindre mélancolie ne se firent sentir. Ces gens étaient bien conscients du fait que nous ne sommes les hôtes de cette planète que pour une très courte période et qu'ensuite nous replongeons dans l'invisible. Leur comportement et leur conception de la vie correspondaient à cela : ils ne s'accrochaient à rien de ce qui vient et repart, ils n'accumulaient pas de biens inutiles. Le village tout entier m'avait donné une profonde leçon. J'aurais bien aimé rester ici plus longtemps. Je m'étais déjà habitué un peu à ces gens avec leur mode de vie si simple ; ils vivaient chichement, mais non pas dans l'indigence. Mais le Maître veillait à ce que je ne puisse ni m'habituer ni m'accrocher à quelque chose. Il m'enseignait par l'expérience que tout est toujours en mouvement, que 53

l'interruption, l'arrêt, l'attachement, signifient être captifs, ligoté à la roue de la réincarnation, un voyage d'une mort à la suivante. Lorsque nous quittâmes le village le lendemain matin, toute une nuée de gens nous accompagna un bout de chemin, mais bientôt vint le temps des adieux et nous fûmes à nouveau seuls. Le temps avait changé durant la nuit, et de lourds nuages de pluie passaient lentement au-dessus des montagnes. Il faisait froid. L'atmosphère grise qui régnait sur le paysage se reporta également sur moi. Je songeai que nous aurions dû rester quelques jours de plus au village, en attendant que les conditions climatiques s'améliorent. Mais sans se laisser déconcerter, le Maître ouvrait la marche. Un épais brouillard montait de la vallée. Bientôt, la visibilité fut tellement réduite que je crus que nous ne pourrions pas accomplir un pas de plus. Mais le Maître ne s'apprêtait nullement à s'arrêter. Il me fallut me concentrer énormément sur le sol devant moi afin de ne pas tomber, mais ma profonde confiance dans le Maître me permit de chasser mes craintes de tomber du chemin ou de chuter dans un ravin. Notre guide n'avait pas ralenti son pas un seul instant, malgré l'impossibilité de voir à plus de cinquante centimètres. Soudain, j'entendis sa voix. Il me parlait et je sentais sa forte présence, bien qu'étant dans l'incapacité de le voir : « Fais attention à tes pas, car tu marches à travers ton monde intérieur, à travers tes états embrumés. Ne les laisse pas te déstabiliser, aie confiance en la force conductrice intérieure de l'esprit. Le danger de s'égarer sur le chemin intérieur, avec ses brouillards denses et ses labyrinthes, est plus grand que le danger extérieur. Le brouillard intérieur est épais et invisible, sois par conséquent lumineux et clair intérieurement. Alors, ce sera également lumineux et clair à l'extérieur. Comprends-tu ce que je dis ? » Je fis un effort et laissai ses mots agir sur moi. Ce n'est qu'alors que je compris soudain ce qu'il avait réellement voulu me communiquer. Bien que ne pouvant le voir, je le suivais aveuglément. J'avais une confiance absolue en lui, mais aucune en moi-même. Cela m'affaiblissait et me conduisait dans un indésirable état de dépendance. Je n'assumais pas de réelle responsabilité pour mes faits et gestes. Jusqu'ici, j'avais toujours été convaincu de me comporter de manière parfaitement responsable. Et je ne compris vraiment qu'à ce moment-là à quel point j'avais organisé ma vie de façon superficielle et égocentrique. Une fois de plus, le Maître m'avait amené à pratiquer une expérience qui produisit en moi un profond éclaircissement et une grande purification. Je compris, avec une profondeur insoupçonnée jusqu'alors, à quel point il est important d'être vraiment. Tout à coup, comme balayé par une main invisible, le brouillard disparut. De lourds nuages de pluie parcouraient encore le ciel. Nous passâmes la nuit dehors, à l'abri d'un surplomb rocheux, sous lequel un petit feu réconfortant flamboya bientôt. Le Maître m'expliqua : « La nature est un échelon sur la gigantesque échelle de l'être. Sa beauté immédiate donne de la force et du ravissement au cœur, ainsi qu'un aperçu des admirables domaines de la félicité du Dieu unique. Le visible est la prière de l'invisible, la fine harmonie engendrée par la lumière spirituelle d'une puissante vision de celui qui ne connaît pas la mort. Mais tout ce qui s'assemble se dissout à nouveau. C'est la volonté de la loi immanente. » Le feu vacilla un instant, puis un coup de vent l'éteignit. Doucement, d'une voix solennelle, le Maître poursuivit dans l'obscurité : « Tout comme le vent a éteint la flamme et disparaît, l'être libéré disparaît et ne peut plus être trouvé nulle part. Cesse-t-il d'exister 54

ou continue-t-il à exister éternellement ? » La question m'était adressée, mais j'étais incapable d'y répondre. Alors le Maître reprit : « Lorsque tous les éléments de l'existence limitée et éphémère sont totalement éteints et ont disparu, alors toutes les manières de les décrire ont aussi totalement disparu. De ce fait, l'échelle à partir de laquelle il est possible de constater si l'être libéré existe encore ou non, cesse d'exister et disparaît également. Cette question et le souhait d'y répondre et de la comprendre se rapportent uniquement au contenu de la conscience limitée de cette existence limitée. Lorsqu'il n'y a plus aucun élément de l'existence limitée, il n'y a plus non plus aucune manière de décrire cela. L'on peut toutefois dire avec certitude que l'être humain qui s'est totalement libéré, totalement effacé du domaine du monde limité, n'est pas livré à la destruction. L'être libéré entre dans un état qui se trouve absolument de l'autre côté du visible et de l'invisible, de l'autre côté de toutes les limites et frontières de l'espace et du temps, de l'autre côté de la captivité de cette notion d'un côté et d'un autre côté, car la mort n'est pas encore effacée de ces deux sphères. Il n'y a aucun moyen, aucun mot humain pour décrire ou saisir cet état. » Une force gigantesque s'était déployée avec les mots du Maître, elle transformait, spiritualisait et libérait irrésistiblement tout. Elle témoignait de cet état spirituel inexplicable. « Le mot est une force puissante. Il crée des mondes et les entretient. La plupart des hommes n'en sont pas conscients, car ces mondes ne sont pas visibles par l'œil humain », ajouta le maître afin d'éclairer et de soutenir mes flots de pensées muets. Il lisait le plus petit sentiment en moi et le conduisait de l'obscurité vers la lumière. Entre-temps, il avait rallumé le feu et me regardait avec un sourire farceur. Je savais qu'il allumait sans cesse le puissant feu spirituel qu'aucun ouragan ne pourrait jamais éteindre. Là où se trouve la lumière, l'obscurité doit lui céder la place, et cela sur tous les plans. Toute la force de lumière de l'univers s'exprimait par la parole de ce Maître accompli, qui était véritablement capable de déplacer des montagnes. Voilà ce qu'il semblait vouloir me dire par son sourire.

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Le couvent dans la vallée Sans faire de bruit, la lumière du matin avait à nouveau rendu la région visible tout autour de nous. Nous marchions rapidement à travers un aride paysage rocheux, entouré de sommets d'un blanc éclatant. Cette région isolée était clairsemée de petits buissons, et l'air se raréfiait sensiblement. Toute la journée, nous grimpâmes sur le flanc raide d'une montagne puis suivîmes pendant un certain temps une arête étroite. Ensuite, pendant la descente, nous longeâmes une langue glaciaire crevassée de couleur bleu vert, que nous dûmes contourner par une large boucle, car il était trop dangereux de la traverser. J'avais faim et soif, et de multiples envies montaient en moi. J'imaginai un morceau de mon gâteau préféré et quelque chose de chaud à boire. Il y avait de nombreuses semaines que je n'avais rien mangé de tel et des mois allaient certainement s'écouler avant que je ne puisse me régaler de mes plats préférés. Lorsqu'après une marche de six heures nous arrivâmes enfin au pied du glacier, le Maître déclara que le moment était approprié pour marquer une pause. Nous n'avions parlé que très peu durant cette marche fatigante. Mes pieds me faisaient mal. J'avais le sentiment que le Maître ne voulait pas perturber le silence et la virginité de ce grandiose paysage de montagne par des paroles. Nous nous assîmes sur de grosses pierres. Gaya alla au glacier avec un récipient et le remplit avec de l'eau claire qui s'écoulait, formant un petit ruisseau provenant des neiges éternelles. Elle tendit le récipient au Maître, puis à moi, et but enfin à sont tour. « Tu as faim » me dit le Maître. J'étais perplexe car ni le Maître ni Gaya ne mangeaient lorsqu'ils étaient en chemin, ou alors de petits en-cas. Je ne savais pas si Gaya avait emporté quelque chose à manger. Les mots m'échappèrent : « Oui, j'ai faim. » Mon estomac se mit à gargouiller, confirmant aussitôt ce que je venais de dire. « Vois-tu l'arbre, là-bas ? me demanda le Maître. À l'arrière, il a un trou dans son tronc qui contient quelque chose pour toi. Tu peux aller le chercher. » Cette étrange invitation me déconcerta, mais je me levai et marchai jusqu'à l'arbre. Il y avait effectivement un trou dans le tronc. Nous venions tout juste d'arriver et aucun de nous ne s'était encore approché de cet arbre. Comment le Maître avait-il pu savoir qu'il y avait un trou dans le tronc à l'arrière de l'arbre ? À la fois piqué par la curiosité et hésitant, j'introduisis mon bras dans l'ouverture, jusqu'au coude. Je sentis quelque chose de rond, le saisis et ressortis mon bras. Dans ma main, je tenais une mangue mûre et parfumée. « Elle t'appartient ! me lança le Maître. Malheureusement, il me manquait les ingrédients pour le gâteau ! » ajouta-t-il en riant. Une tempête de sentiments et de pensées faisait rage en moi, lorsque je revins avec le fruit. Gaya, qui avait observé silencieusement tout ce qui s'était passé, me gratifia d'un sourire rassurant. Je ne pouvais pas le croire ! Ma capacité de compréhension était, une fois de plus, totalement dépassée. Comment ce fruit fraîchement cueilli était-il arrivé ici ? Mais il m'était impossible de réfléchir plus longuement. Je tendis ma main vers mes compagnons, voulant partager avec eux, mais ils 56

refusèrent en souriant. Ils m'assurèrent qu'ils n'avaient besoin de rien et me prièrent de manger. Lorsque je fus quelque peu remis de mon désarroi, je demandai au Maître comment cela avait été possible. J'ajoutai que personne ne me croirait si je racontais cela, tel que je l'avais vécu. Les gens penseraient probablement que tout cela n'était arrivé que dans mon imagination, que l'on m'avait hypnotisé ou que j'avais été victime d'un tour de passe-passe raffiné. « Mais tu n'as pas besoin de raconter cette histoire à quiconque, répondit le Maître en riant. Pourtant, aucune hypnose ni tour de magie n'ont été nécessaires pour cueillir un tel fruit. Les images de tes désirs étaient si nettement visibles dans l'éther, elles semaient tant de trouble dans cette région si pure et si calme, que je me suis décidé à les apaiser provisoirement et à contenter tes désirs, jusqu'à ce que tu réussisses à les surmonter. Vois comment ces processus mécaniques de concupiscence se déroulent en toi, et quel pouvoir ils exercent sur toi. Maintenant que la sensation de faim qui a créé ces images est apaisée, le calme est revenu en toi. Les images avec les informations qui les habitent ont été satisfaites. Toutefois, tension et détente signifient sur ce plan un voyage de la mort à la mort. Le gâteau n'est pas si inoffensif que cela, si tu vois tout ce qui est associé et lié à cette loi inférieure. Je t'ai déjà expliqué que la pensée crée des mondes invisibles, qu'elle leur donne vie et les entretient. Ce sont des nuages puissants et magnétiques, des champs de force bipolaires, qui sortent de toi et, par interaction, se réfléchissent vers toi. Tu vis dans et par ces rapports de forces. Ils sont le champ d'existence dans lequel tu te trouves. La pensée libère une force créatrice qui revient toujours, renforcée, vers son émetteur. C'est cela, la loi magnétique. Et ainsi se referme le circuit maléfique qui t'enferme dans ta propre prison magnétique. Le penseur et la pensée, le créateur et sa création sont liés de façon inséparable. Il te faut rompre ce circuit dans le monde mortel, si tu veux entrer dans le monde éternel divin. Par une juste compréhension et une purification, les nuages mortels empoisonnés seront affaiblis et finalement totalement vaincus. L'humanité tout entière est associée et liée sur ce plan magnétique à de puissants champs de force invisibles. Depuis des millénaires, elle crée sans cesse ce monde de mort égocentrique, malsain et à deux visages, qui vibre dans l'odeur de pourriture du passé. » Je n'avais encore jamais été aussi conscient de ces puissants liens que le Maître venait de me montrer. Mon état de conscience psychique émettait continuellement des forces magnétiques et en attirait : j'étais prisonnier dans ce monde mortel, du jeu de ces forces. Je reconnus alors ces constructions de forces ; ces subtiles lignes de forces constituaient également les fondements de l'autre monde, qui coexiste avec celui-ci. Tout cela constitue un système parfaitement synchronisé, une immense prison magnétique, un immense et double cimetière pour les âmes qui sont enchaînées là depuis des millénaires. « C'est très exactement là vers où se dirigent tes pensées qu'il te faut regarder. Car c'est là que se trouve le point d'intersection entre la captivité et la libération, me dit une voix intérieure. Chaque souhait exprimé dans le cadre de la loi supérieure se manifestera instantanément depuis la substance originelle. » « Tout ce qui se manifeste doit disparaître à nouveau, dit le Maître qui observait rigoureusement comment je réagissais à ses paroles. C'est pourquoi les désirs sont totalement effacés chez l'être éveillé. Il n'y a rien qu'il pourrait souhaiter pour lui-même, car il vit dans la béatitude du non-manifesté. » Il était important que je comprenne bien cela. Il m'avait porté à travers de vastes 57

dimensions et d'immenses espaces. Ce n'est qu'alors que je remarquai que j'avais perdu toute sensation physique. J'étais dans un état extatique, j'éprouvais un sentiment de totale liberté. Mais bientôt, l'ombre de la captivité se posa à nouveau sur mon âme, et la mort jeta encore sur moi son grand manteau noir. Mais j'avais appris pendant un court instant que je suis ce qui existe par-delà le corps. « Pouvons-nous repartir ? Je voudrais atteindre le couvent avant la nuit. » Incapable de formuler des mots, je hochai simplement la tête. Gaya me prit gentiment par la main et c'est ainsi que nous descendîmes vers la vallée avec insouciance. Elle entonna d'une voix forte un chant en sanscrit et j'eus le sentiment de glisser vers la vallée, porté par des ailes légères. Une fine conscience qui percevait les rayons du soleil divin se déployait en moi. Je voyais la beauté, la forme parfaite des choses, l'incarnation des pensées oscillantes ; j'entendais le murmure du vent et le flot de la force intemporelle dans les arbres. L'œil intérieur, au centre du cœur, reconnaissait le caractère éphémère de la naissance et de la mort, mais derrière elles jubilait la forme immortelle et éternelle. Nous arrivâmes sur un vaste plateau, où des vaches et des chèvres paissaient sur de verts pâturages. Sur la rive d'un petit lac d'un bleu profond, s'élevaient plusieurs maisons, entourées de grands arbres et de buissons. Un paysan conduisait une charrue de bois, tirée par un bœuf, à travers champ, traçant un sillon dans le sol caillouteux. Des enfants jouaient au bord de l'eau, tandis que leur mère lavait du linge à côté d'eux. Je contemplai le reflet des grands arbres à la surface des eaux calmes. Tout me semblait merveilleux. Sans troubler cette image idyllique, nous prîmes le chemin qui conduisait à la rive opposée. Dans le lointain, j'aperçus le grand couvent, un bâtiment de trois étages, blanchi à la chaux, qui s'élevait sur une colline. Les nombreuses fenêtres ressortaient de la façade comme des yeux. Quelques maisons étaient agglutinées au pied du mur d'enceinte. Environ deux heures plus tard, nous arrivâmes sur l'étroit sentier qui conduisait vers le portail ouvert. Dans la cour intérieure, quelques moines étaient occupés à divers travaux. De grands jardins et quelques arbres fruitiers étaient l'objet de leurs soins attentifs. Un moine puisait de l'eau d'un puits et la versait dans un grand seau de bois. Les moines remarquèrent aussitôt notre arrivée et coururent à notre rencontre pour nous accueillir. L'un d'entre eux nous conduisit à l'intérieur du bâtiment principal, puis à travers de nombreux couloirs étroits jusqu'au supérieur du couvent. Tous les moines avaient la tête rasée et portaient de longs vêtements de couleur ocre. Leur ouverture d'esprit, leur totale absence de préjugés, touchèrent aussitôt mon cœur. À aucun moment, je n'eus le sentiment d'être un étranger. Le moine qui nous précédait frappa à une porte sur laquelle était peinte un grand mandala multicolore. Une voix forte et grave nous pria d'entrer. Le supérieur était un vieil homme empreint de dignité, et un silence concentré émanait de lui. Ses yeux brillaient comme deux étoiles. Le feu qui jaillissait de son regard témoignait d'une profonde clarté. De l'empathie, de la bonté et de la chaleur se répandirent sur nous et nous enveloppèrent aussitôt. « Bienvenue chez nous ! Avez-vous mangé ? Certainement pas », se répondit-il à luimême. Il demanda au moine de nous apporter quelque chose à manger puis de nous conduire dans nos chambres. Visiblement, le supérieur et le Maître se connaissaient. Lorsque nous nous retrouvâmes pour le thé, et parlâmes de choses et d'autres, le rire joyeux du supérieur pénétra dans chaque cellule de mon corps et me transposa dans un état de ravissement. L'énergie dégagée par ce rire était la lumière d'un être libéré. 58

J'espérai secrètement que nous allions séjourner ici un certain temps. Je souhaitais rester le plus longtemps possible près de cet homme dont je sus immédiatement qu'il pourrait m'apprendre énormément avec sa manière d'être si naturelle. Il m'expliqua brièvement le déroulement de la journée dans le couvent. Il n'y avait là rien de nouveau pour le Maître ni pour Gaya. On se levait avant le lever du soleil afin de méditer durant deux heures, puis un déjeuner frugal était servi. Ensuite, on effectuait les travaux courants concernant l'intérieur et l'extérieur de la maison et après cela, on se consacrait à l'étude des textes sacrés. Le repas principal était pris peu avant midi, et un peu plus tard on prenait encore une boisson. En début de soirée, le supérieur dispensait son enseignement et à dix heures, on allait se coucher. Épuisé, je m'allongeai sur ma natte dans ma chambre et m'endormis aussitôt. Des gongs très puissants m'arrachèrent de mon profond sommeil. J'eus l'impression de n'avoir dormi qu'un court instant et il faisait encore nuit noire. Je suivis une file de moines dans le couloir. Chacun de mes pas sur le sol glacé me réveillait un peu plus ; dans le couvent, tout le monde marchait pieds nus. Par un étroit couloir intermédiaire qu'ils appelaient l'écluse, nous arrivâmes dans un bâtiment annexe où se trouvait la grande salle de méditation. Ce fut la première fois que je vis rassemblés tous les moines qui vivaient ici. L'un d'entre eux me désigna une place. Les places étaient répartis selon des règles bien précises. C'est alors que Gaya entra. Elle était la seule femme de ce couvent dont elle m'avait expliqué la veille que c'était un couvent d'hommes. Mais le supérieur accueillait tout le monde, chacun était le bienvenu. Je regardai autour de moi. Je n'aperçus le Maître nulle part : peut-être ne s'était-il pas réveillé ou était-il occupé à autre chose. Le supérieur fut le dernier à entrer dans la salle et s'assit parmi les moines. À peine se fut-il assis qu'ils commencèrent à réciter des soutras. Puis ils laissèrent place au silence.

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Du plus profond de l'être La puissance des paroles sacrées qui étaient chantées me transporta dans un état audelà du corps, au-delà des limites de l'espace et du temps. Je me sentais comme une poussière d'or se déplaçant à travers un océan infini de lumière. À un moment, je perçus dans le lointain le tintement délicat d'une cloche. J'ouvris les yeux et vis que les moines se relevaient, silencieusement, lentement et très consciencieusement, les mains jointes, ils contournaient le carré constituant la grande salle. Ils s'arrêtèrent brièvement à chacun des quatre coins de la pièce, et s'inclinèrent en saluant les quatre directions du ciel avec leurs forces. À nouveau, la cloche tinta. Nous nous assîmes et nous recueillîmes encore plus profondément. Ce rituel sacré fut renouvelé quatre fois, et la force spirituelle se concentrait de plus en plus dans la salle. Les murs du couvent étaient devenus transparents. Nos corps étaient si chargés de lumière sacrée que nous vibrions ensemble à un niveau de révélation supérieur, dans une énergie qui spiritualise tout et ramène tout à sa vocation originelle. Plus tard, durant le petit-déjeuner, je fis une expérience singulière. Quelqu'un était assis là,mangeait et buvait, et l'intérieur de lui-même observait, indifférent, comment l'extérieur s'alimentait sur le plan physique. Et c'était moi! Je m'observais moi-même en train de manger ! Ce n'était pas un dédoublement de personnalité, ni une expérience extra-corporelle. J'étais rentré si profondément en moi-même par la méditation, que je ne percevais plus mon vêtement de chair que comme une ombre éphémère dans le lointain. Lorsque, dans le courant de la matinée, je nettoyai les outils de jardinage, enlevant la terre qui s'y était accrochée, cet état disparut progressivement. J'étais à nouveau totalement un corps, totalement éphémère, mais je remarquai que les forces divines désintégraient dans une réaction en chaîne mes limites intérieures. Lorsque je rencontrai Gaya dans l'après-midi, je lui demandai où était le Maître. Elle ne savait pas non plus où il était allé et s'était également posé la question. Plus tard, le supérieur nous invita pour boire un thé et s'entretenir avec lui. Il en savait certainement plus. « Le Maître m'a demandé de vous dire qu'il est parti pour un moment. Il est allé rendre visite à un ami. » Le supérieur nous parla d'un élève du Maître, très avancé sur le plan spirituel. Il avait vécu dix-huit ans avec lui, puis le Maître avait demandé qu'il passe huit ans ici, dans ce couvent, puis huit ans seul dans une grotte, dans la montagne. Durant tout ce temps, il n'avait pas le droit de prononcer le moindre mot. « Cela fait déjà cinq ans qu'il est là-haut. L'un de nos moines lui apporte des provisions tous les quinze jours. Lorsque le Maître est dans les environs, il va toujours lui rendre visite afin de l'initier aux enseignements cosmiques les plus élevés. Il lui enseigne comment l'on réorganise les atomes de vie, lui explique la transmutation des éléments et les forces qui gouvernent la vie. Cette connaissance ne peut être acquise que par une totale purification et une profonde prise de conscience cosmique. C'est ainsi que l'être humain devient soleil lui-même. » Gaya était très étonnée des explications du supérieur. Elle connaissait le Maître depuis de nombreuses années et n'avait jamais entendu parler de cet élève. Le supérieur nous proposa de se rencontrer tous les jours pour un entretien, et nous 60

acceptâmes son invitation avec une grande joie. J'étais fatigué et avais beaucoup de choses à assimiler intérieurement, c'est pourquoi je me retirai dans ma chambre un peu plus tôt. Depuis la fenêtre, je regardai vers le pré en contrebas. Je voyais également une partie du lac que nous avions longé. Dans le crépuscule, la lumière du ciel se teinta de jaune, puis devint rouge et finalement se fondit peu à peu en un bleu profond. Elle transforma toute la région avec une douceur infinie, comme une caresse. Bientôt, la nuit eut triomphé de toutes les couleurs. Je songeai que c'était cela, le destin de ce monde éphémère. Cependant rien ne peut dépasser la force supérieure, le noyau de l'univers dans l'homme, lorsqu'on a vu et senti la splendeur et la magnificence de celui que l'on ne peut nommer. Je réfléchis longtemps sur ma vie et son sens. Je n'avais ni recherché ni souhaité ce qui était en train de m'arriver. Une force supérieure à laquelle je ne pouvais me soustraire avait décidé pour moi et choisi le moment auquel ma vie tout entière devait se transformer. Les étoiles scintillaient au firmament comme d'innombrables diamants. Je m'allongeai, mais ne parvins pas à m'endormir. J'avais le sentiment d'être parti de chez moi depuis de nombreuses années, pour ce monde mystérieux entre ciel et terre, entre rêve et réalité. La silencieuse dignité et l'authenticité de ces hommes simples, qui vivaient ici en harmonie avec la nature, m'avaient profondément touché. À peine m'étais-je endormi que le grand gong retentit. Je me dirigeai vers la salle de méditation comme une somnambule. Un moine qui s'aperçut de mon état me prit par la main et me conduisit dans la cour, jusqu'au puits. Il en retira un demi-seau d'eau et me pria de me pencher en avant. Puis il me versa toute l'eau sur la tête. Instantanément, je fus totalement réveillé. Il me tendit une serviette, posée derrière le puits dans un petit coffre en bois, et me pria de me sécher rapidement, car nous devions nous dépêcher pour arriver à temps dans la salle de méditation. Sur le chemin, il m'expliqua que les moines avaient aussi quelquefois recours à ce moyen pour se réveiller. Le supérieur n'acceptait aucun état de somnolence durant la méditation. Nous arrivâmes juste à temps. À peine nous étions-nous assis que le supérieur arriva. Il y avait déjà douze jours que nous étions arrivés. Entre-temps, je m'étais habitué au rythme de vie du couvent. Gaya et moi avions mené de nombreux entretiens très instructifs avec le supérieur. Sa gentillesse et sa patience étaient sans bornes. Le seizième jour, il nous conduisit par un couloir secret jusqu'à une grande salle souterraine. C'était une bibliothèque où l'on conservait tous les manuscrits. « Ceci est le trésor de notre couvent. Ici, sur ces longues tablettes de bois, est gravé le savoir secret du monde caché. Le bois a été préparé durant sept ans par différents procédés, afin de le protéger du pourrissement. Ce n'est qu'ensuite qu'il a été gravé. » Un petit Bouddha en or massif était posé sur un autel au milieu de la pièce. L'harmonie qui émanait de cette statue me fascinait. L'ayant remarqué, le supérieur me dit : « Vois-tu son sourire ? Ses yeux sont mi-clos. Cela signifie qu'il a totalement triomphé du monde visible ainsi que du monde invisible. Voilà ce que nous montre ce sourire. De sa main gauche, il tient son vêtement. Il exprime ainsi sa totale autorité sur la matière. Et par la position des doigts de sa main droite, il met en mouvement la roue de la vie. Cette statue est très ancienne. Il y a deux cents ans, un moine l'apporta ici. Il devint ensuite le supérieur de ce couvent. Au fil du temps, le bâtiment fut rénové à plusieurs 61

reprises et de nouveaux furent construits. La salle dans laquelle nous nous trouvons date cependant d'une époque plus lointaine. » Il alluma trois petits lampions qui répandirent une faible lumière, prit dans une cassette une paire de gants très fins, d'un blanc immaculé, et les enfila. Il alla vers une étagère, en sortit avec précaution une tablette gravée et la posa devant nous sur la table. Et avant qu'il n'ait prononcé un seul mot, je me sentis envahi par un flot de paix. Après une courte prière, le supérieur se mit à lire : « Ce n'est qu'avec une volonté aussi lumineuse que le soleil que l'on peut entrer dans les profondeurs insondables de celui qui n'a pas de nom. Il n'y a que la lumière et l'absence de lumière. C'est pourquoi, toi qui est en train de t'éveiller, sache ce qui est à faire. Ce qui est éternel ne connaît ni éthique ni morale, car c'est purement du non-être. Toi qui n'as pas de limites, vois le secret dans l'atome. Chaque noyau contient un noyau, jusqu'à l'infini. Quitte le cercle extérieur des apparences, à la périphérie des choses éphémères, et retourne vers le point central, où sont engendrées les causes, réveille en toi le pouvoir endormi. Alors, tu agiras de manière juste. Le pouvoir qui se dévoilera purifiera la structure de la matière, la transformera et la modifiera, et fera émerger en toi un nouveau monde de lumière. Il s'appelle Nirvana, mais cela aussi n'est qu'un nom, auquel tu ne dois pas t'accrocher. Tu ne peux ni voir, ni comprendre ni même entrer dans ce qui n'a pas de limites, car ce qui n'a pas de limites n'a aucun lien avec ce qui est limité. Ce dernier n'est autre qu'une illusion. Efface toutes les ombres et vis dans l'éternité. Vis et respire dans tout ce que tu perçois, vis en toute chose, car toute chose est ce qui n'a pas de nom. Sois en harmonie avec tous et tout, car ils sont ce qui n'a pas de nom. Reste au soleil et ne retourne jamais dans le pays des ombres. La non-dualité est la vie — la dualité est la mort. » Puis le supérieur reposa avec précaution la fine tablette à sa place. « Il y a également ici un savoir complet et vieux de plusieurs siècles sur la médecine par les plantes et il est continuellement complété. Nous formons durant de longues années d'études les moines qui ont des aptitudes pour la médecine. Ils se rendent ensuite dans les villages afin de secourir les malades. Par une authentique compassion et par leur empathie, ils atteignent la libération dans l'oubli de soi. D'autres choisissent d'autres formes du renoncement. Cela dépend toujours de la disposition intérieure de chacun. En vérité, il n'y a toutefois qu'un chemin qui conduise à la délivrance totale, c'est le chemin sans chemin. » Le supérieur souffla doucement les lampions, la faible lumière s'éteignit et nous nous trouvâmes bientôt dans son bureau. Sur un ton empreint d'une certaine légèreté, mais pourtant avec un grand sérieux, il me dit: « Tout comme la faible lumière a été éteinte et ne peut plus être trouvée nulle part, l'être libéré disparaît et ne peut plus être trouvé nulle part. Mais avant qu'il ne disparaisse, il s'assure qu'il n'y a plus en lui aucune braise qui pourrait rallumer en lui le feu du monde des apparences. » Le Maître m'avait dit la même chose, mais en utilisant d'autres mots. Je comprenais l'importance et la conséquence absolue de ce que signifiait être totalement délivré de ce monde et de l'autre, ce double royaume de la mort. Selon les instructions données par le supérieur, Gaya et moi fûmes accueillis par un jeune moine qui ne séjournait pas encore depuis longtemps au couvent. Il nous conduisit dans une grande salle d'étude que nous n'avions pas encore vue jusqu'ici. Plusieurs moine que j'avais aperçus dans la salle de méditation et lors des repas étaient assis ou agenouillés par terre, peignant dans un état de concentration méditative des mandalas de tailles et de couleurs variées. 62

Un moine très maigre leur enseignait cet art. Nous le saluâmes. Il vint vers nous avec un sourire accueillant et nous demanda si nous souhaitions en apprendre plus au sujet des mandalas. Nous étions effectivement très intéressés et il ne tarit pas d'explications profondes : « Chaque moine de ce couvent peint sept mandalas en sept années. Cela fait partie de son instruction. Ainsi, il apprend par lui-même à connaître les entrées et les sorties de ce monde, et comprend comment les mondes éphémères visibles et invisibles existent dans les quatre directions du ciel avec leurs aspects positifs et négatifs et sont liés avec elles, tant qu'il n'est pas libéré. » Il nous indiqua un petit cercle au centre du mandala, dans lequel était peint un Bouddha. « Il existe en dehors de ce dessin, expliqua-t-il avec insistance. Le mandala est formé autour de ce cercle, de l'intérieur vers l'extérieur, et ainsi il montre que le Bouddha n'existe pas dans ce qui est né, assemblé, formé et fait. De cette manière, le moine doit reconnaître et réaliser dans l'introspection son véritable état d'être. Tandis qu'il peint, il analyse tout d'abord son propre monde inférieur des démons, puis celui des dieux. Sa conscience doit toujours rester au centre, dans l'état du Bouddha, car ce n'est qu'ainsi qu'elle peut à tout moment distinguer clairement l'éphémère de l'immortel. Chaque moine conserve ses sept mandalas. Durant la huitième année, a lieu un rituel lors duquel il donne l'une après l'autre ses sept peintures au feu et les laisse se consumer. Ainsi, il a appris que tout ce qui s'assemble est de nature éphémère, et qu'il ne faut pas regretter de choses éphémères ni accumuler de biens terrestres. Tout comme l'esprit éternel fait puis défait ce monde, le moine a, par analogie, créé ce monde à partir de luimême et l'a peint sur du papier, pour le restituer finalement au feu éternel. Reste alors la force qui n'eut jamais de commencement, la force non formée et non née. Ce processus de huit ans est une énorme prise de conscience. Ce que le moine réalise en sagesse et libération durant ces sept années est de nature éternelle, il a atteint la fin du devenir. La vie entière est un grand mandala que nous devons comprendre. Le supérieur m'avait donné l'autorisation de passer quelques heures dans la journée à méditer dans la salle de méditation. Il me fallait du temps pour assimiler ce que j'avais entendu et vécu. Chaque jour, je plongeai plus profondément dans l'atmosphère calme et sereine de ce monastère. Chaque cellule de mon corps était pénétrée par la vibration forte et claire de la sagesse et de la compassion. Je comprenais de plus en plus précisément, par l'expérience directe, que mon Moi en tant que personne, telle que je la percevais et la connaissais, était à tout point de vue quelque chose d'assemblé et d'éphémère. Ma conception de la vie et de la mort, mes conceptions de la réincarnation, d'un monde et de l'autre, tout cela faisait partie d'une conscience composée et éphémère. Je le savais maintenant très clairement. Cette compréhension m'effraya profondément. D'un seul coup, mon monde tout entier était réduit en un petit tas de cendres. Une force inconnue me pressait de continuer à avancer. Et même ce petit tas de cendre résiduel devait être remis en question. Pendant ce total nettoyage intérieur, quelque chose surgit simultanément en moi qui se situait au-delà des frontières terrestres : l'univers intérieur et ensoleillé s'était ouvert. Aussi longtemps que la vieille maison intérieure n'avait pas été totalement détruite, ce royaume infini du soleil n'avait pu se révéler totalement en moi et à travers moi. Le flot de grâce qui coulait en moi était si puissant qu'il bouleversa mon corps de fond en comble. Des larmes de gratitude, de félicité et d'accomplissement roulèrent sur mes joues.

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C'était la première fois que je percevais ainsi totalement mon être intérieur. Je ne pouvais que le pressentir, mais pas encore y entrer, tant ce royaume intérieur était prodigieux. J'avais l'impression que mon corps était en flammes. J'étais arrivé à la limite du supportable. Je me levai et marchai dans la salle, puis j'exécutai le rituel des quatre coins, tel que je l'exécutai chaque matin avec les moines. Je savais que je n'étais pas encore suffisamment purifié pour accueillir cette puissante force universelle et pouvoir la supporter. Soudain, le Maître apparut devant mon œil intérieur. Sa présence tranquille calma la puissante force. J'entendis sa voix qui disait: « Sois patient ; c'est la patience qui permet à l'âme de grandir. Afin d'être parfait pour la puissance de Dieu, le récipient doit être purifié et poli, sans quoi il se consumerait au feu divin. L'habit d'éther doit être préparé avec soin. La patience, l'attention, la véritable prise de conscience, la simplicité et l'amour sont les moyens qui purifient et préparent le récipient. Le plus important est que tes mots soient des actes. Lorsqu'il en est ainsi, la grande transfiguration et la sublimation de tout être humain commencent. Seul l'amour est la grande énergie qui emplit le moment. Lorsque les pensées et les mots qui les expriment ne forment pas une unité harmonieuse avec les actes qui leur sont liés, cette énergie d'amour est absente. » Comme la présence du Maître était bienfaisante, comme ses mots me faisaient du bien ! Bien que très loin du couvent, il ne m'avait pas oublié et gardait un œil attentif sur mon état intérieur. Le fait de savoir cela me donnait de la confiance et de la force. Entre-temps, il y avait déjà presque un mois qu'il était parti. Je m'étais déjà demandé s'il m'avait laissé ici avec une intention particulière, car sa manière de penser et d'agir était encore une énigme pour moi. Il ne s'arrêtait jamais ni ne parlait de ses intentions. Il incarnait ce qu'il disait, et accomplissait tout d'une manière extrêmement dynamique. La simultanéité du mot et de l'acte, sans décalage aucun, était la clé de sa force spirituelle illimitée, qu'il mettait en œuvre d'une manière très particulière. Je me mis à la recherche de Gaya. Un moine me dit l'avoir vue dans le grande salle d'étude. Il fallait que je lui raconte tout de suite l'apparition du Maître. Lorsque j'entrai dans la pièce, je la vis agenouillée par terre. Elle venait de commencer, sous la direction du vieux moine, à peindre un mandala. Je m'assis à côté d'eux et observai comment elle traçait les premières lignes d'une main calme. J'étais en proie à une vive agitation intérieure et ce que je venais de vivre me brûlait la langue. Mais j'étais bien conscient de ne pas pouvoir la déranger maintenant, dans ce travail méditatif. J'étais conscient de mon impatience incontrôlable, mais je ne savais pas comment la calmer ou la surmonter. Les mots du Maître rayonnaient encore en moi : « La patience est la vertu qui permet à l'âme de grandir. » Ma stratégie visant à cacher mon agitation intérieure et à paraître calme extérieurement ne fonctionna nullement. L'un des moines m'apporta, sur l'ordre de l'enseignant, une tasse de thé, et me montra sans mot dire dans un coin divers mandalas qu'ils avaient peints. Ce n'est qu'alors que je remarquai qu'en dehors du vieux moine, personne ne parlait dans la salle. La peinture était une profonde méditation et chacun réfléchissait à son monde intérieur. Lorsque Gaya se releva, elle me fit signe et nous quittâmes la pièce ensemble pour 64

nous rendre dans ma chambre. Là je pus enfin lui raconter ce qui m'était arrivé. J'avais espéré une réaction particulière de sa part, mais elle ne vint pas. Elle me dit calmement que le Maître s'était également adressé à elle pour lui dire qu'il resterait absent encore un certain temps. Ce type de communication n'était visiblement rien de nouveau ni de particulier pour elle. Les jours passèrent. Je travaillais avec plusieurs moines à la réparation d'un toit. De plus en plus, j'apprenais à apprécier leur silence intérieur et leur caractère équilibré. Nous parlions peu de sujets philosophiques. Ils vivaient le chemin de la libération avec simplicité et clarté. Quelquefois, je ne voyais pas le supérieur durant plusieurs jours. J'ignorais s'il se retirait pendant ces périodes ou s'il quittait le couvent. Régulièrement, il m'invitait dans son bureau pour le thé. Il était intéressé par les motivations qui m'avaient poussé à voyager dans l'Himalaya et la manière dont j'avais fait la connaissance du Maître. Lorsque je lui racontai qu'initialement je ne voulais rester que deux semaines avec lui, et lui décrivis la manière dont il m'avait accueilli, le supérieur éclata d'un rire si énorme qu'on pouvait certainement l'entendre dans tout le couvent. Il fallut que je lui raconte ma période probatoire dans les moindres détails et il trouva tout cela extrêmement amusant. « Il est un bon Maître, un bon Maître », répétait-il sans cesse. Maintenant que tout cela était déjà vieux de quelques mois, je pouvais moi aussi rire de mon comportement d'alors. Mais j'expliquai au supérieur que lorsque le Maître m'avait jeté sous une douche écossaise de sentiments et d'émotions, je n'avais pas eu la moindre envie d'en rire. Tout en souriant, il hocha la tête en signe de compréhension : « Tous ceux qui prennent le chemin de la libération doivent, tôt ou tard, expérimenter ces domaines à leur manière. C'est un examen pour l'âme, qui permet de constater si elle est prête à entamer le dur chemin de la libération dans cette incarnation. » « Aimerais-tu retourner dans la pièce où se trouvent les textes anciens ? », me demanda-t-il quelques jours plus tard. J'acceptai aussitôt avec enthousiasme. J'avais déjà eu l'intention de l'en prier, mais n'en avais pas eu le courage, car je le voyais toujours très occupé. Le matin suivant, le supérieur me conduisit dans la salle après le petit-déjeuner. Cette fois, Gaya ne vint pas avec nous, car le vieux moine tenait à ce qu'on termine son travail lorsqu'on l'avait commencé. C'était un processus progressif qui ne pouvait être interrompu. La faible lueur des petites lampes vacilla lorsque le supérieur posa la tablette d'écritures sur la table. Puis il se tourna vers moi : « Aujourd'hui, je vais te lire un extrait d'un livre très ancien. Son contenu est profond, écoute attentivement. » « Le chant des étoiles de l'Éternel pénètre tout l'univers. Les sept rayons des douze courants éternels de lumière entrent dans les sept salles et y font entendre un chant, un message : celui du royaume éternel de la lumière intérieure. Les douze maîtres du destin, qui animent la loi inférieure du temps, existent également dans les sept salles et y font entendre la mélodie de ce qui est temporel et éphémère. La loi inférieure ne connaît pas la loi supérieure éternelle. Il n'y a pas de chemin qui conduise de l'une à l'autre. Le manteau d'éther transformé en pure lumière dans la loi supérieure est délivré de la pesanteur du temps, de la loi inférieure. Il possède le pouvoir d'entrer dans le royaume intemporel et éternel. Le secret des roues de feu qui ornent le nouveau manteau d'éther est dévoilé par la plénitude du royaume universel de lumière. La force solaire de l'Éternel transperce, délivre et sublime tous les mondes et tous les êtres. Toi qui t'éveilles, sois un soleil, afin que la splendeur et la plénitude de Dieu puissent se dévoiler en et à travers toi. » 65

Bien qu'ayant écouté très attentivement, je n'avais pratiquement rien compris de ce message hermétique. Ces mots étaient hors d'atteinte de ma conscience et de ma capacité mentale de compréhension. J'eus le sentiment d'être un enfant auquel on lit un cours universitaire le jour de sa rentrée à l'école maternelle. Sans mot dire, le supérieur reposa la tablette sur son étagère, ôta les deux gants blancs, éteignit les lampes et me pria de le suivre dans son bureau. En chemin, je tentai de me remémorer les mots que je venais d'entendre au cas où il me poserait des questions à leur sujet, mais je n'y parvins pas. C'était comme si une main invisible avait débranché une prise dans mon cerveau. Bien que n'ayant rien compris de ce texte, je sentais que ses mots de feu exerçaient un puissant effet sur moi. J'avais le sentiment qu'un puits intérieur de lumière avait été marqué au feu, au plus profond de mon être, un puits qui conduisait de l'obscurité vers la lumière rayonnante. La lumière divine rayonnait dans mes nerfs et mon sang, et tout ce qui était sombre et limité gémissait durant sa dissolution. Une puissance inimaginable purifiait toutes mes cellules qui vibraient dans les domaines inférieurs des désirs. Les forces inférieures, vieilles de plusieurs millénaires, se cabraient dans leur combat contre la lumière, mais leur défaite était inévitable, car la lumière engloutissait irrémédiablement toute obscurité. De nouvelles prises de conscience s'ouvrirent en moi comme des portes. Maintenant, je voyais plus clairement ce qui me retenait et m'empêchait de monter vers ces sommets lumineux de l'existence éternelle. Le noyau caché de la conscience auto-proclamatrice n'écoutait que sa propre loi et c'était cela, la force qui lie même les dieux. Comme à travers un mur translucide, je voyais pourquoi j'étais coupé de Dieu, et bien que l'ayant nettement devant les yeux, il m'était impossible de faire immédiatement exploser cette limitation ancienne. Les vieilles habitudes, avec leurs identifications et leurs attaches, étaient trop lourdement et trop fortement enracinées en moi. Je bus sans mot dire le thé que le supérieur venait de me présenter. Il s'assit en face de moi et me regarda silencieusement. La lumière étincelante de ses yeux semblait rayonner avec une intensité particulière à cet instant, probablement parce que le texte qu'il m'avait lu le touchait également profondément — et ce bien qu'il l'ait certainement déjà lu d'innombrables fois et en ait entre-temps réalisé la compréhension intérieure. Il se leva et alla à la fenêtre ouverte. « Viens, regarde cette verte et fertile vallée, ainsi que ces majestueuses montagnes ; et plus au loin, ce lac d'un bleu profond. Ressens-tu la paix qui émane de ce paysage ? Sans le soleil, il n'y aurait pas de vie sur cette planète. Sa force dispensatrice de vie est énorme : pressens l'incommensurable splendeur, la toute-puissance de celui qui l'a créé et le maintient en vie. La planète Terre n'est pas un chez-soi éternel, mais juste un lieu de passage, une étape pour l'humanité qui est appelée à quelque chose de plus élevé. Elle doit triompher de ce qui est éphémère et se fondre dans la pure lumière. Le non-attachement aux idées et concepts, le lâcher-prise intérieur par rapport à ce qui est éphémère, ouvrent la porte vers ce qui ne peut être exprimé par des mots humains. Le texte que je t'ai lu fut écrit par des hommes qui avaient totalement triomphé de tout ce qui est mortel et éphémère, et par là même également de la planète Terre. Grâce à leurs instructions claires, ils nous indiquent un chemin de lumière que l'on peut suivre lorsqu'on se libère intérieurement. Le texte explique que, derrière l'univers visible et éphémère, se trouve un univers éternel, et que tous deux, aussi bien l'éphémère que 66

l'éternel, existent en nous. Douze purs courants de lumière dévoilent la lumière éternelle, l'amour, la sagesse et la puissance universels. Toutefois, la source lumineuse dont ils découlent est éternellement intacte de tout ce qui est manifesté. L'univers éphémère et visible est soumis aux douze émanations, aux maîtres du destin, qui se dévoilent dans le temps, et qui créent ce qui est temporel. Ces douze forces se divisent sur le plan atomique. Et d'elles résultent, en fonction de leur destination, les corps solides et subtils. Ce qui est ainsi révélé est la correspondance et le reflet des forces de révélation de ce monde complexe dans lequel nous vivons. L'homme a oublié le sens de son existence, parce qu'il est totalement captif des tromperies des forces temporelles, et ce bien que la connaissance du royaume éternel de lumière vibre totalement dans le cœur de chaque être humain. C'est ce souvenir originel, cette force originelle, qui nous poussent à chercher inlassablement ce qui est originel et sans limites. Afin de réveiller ce royaume éternel de lumière dans nos cœurs, de le reconnaître, d'y pénétrer afin de faire à nouveau UN avec l'éternel, il faut un total dévouement, une foi totale dans cette force divine éternelle ainsi que la dissolution totale des forces anciennes. Tous ceux qui prennent le chemin de la libération savent que cela représente un travail gigantesque. Les forces de l'univers visible et éphémère qui composent l'homme le dominent fermement et ne le lâchent pas si facilement que cela. C'est pourquoi, nous qui voulons devenir libres, car nous avons découvert notre véritable état d'être, nous devons prendre des résolutions irrévocables et déployer une grande intensité et une grande patience, afin de pouvoir reconnaître et triompher totalement de toutes les limites et limitations. Pour ce qui concerne le nouveau manteau d'éther et les roues de feu, je ne peux pas pour l'instant t'en dire plus. Mais si tu avances vraiment sur le chemin de la libération, ces profonds secrets se dévoileront peu à peu à toi. On ne doit rien forcer en ce domaine, sans quoi on nourrit et on renforce les forces du Moi de cette nature. Nombreux sont ceux qui tombent dans le piège du vouloir, de l'avoir et du posséder, des envies prometteuses de pouvoir. Sans en être conscients, ils s'enchaînent encore plus fortement aux structures des lignes de force du temps, s'identifient à elles et s'empêtrent dans l'infinité des siècles du monde mortel. Il n'est pas si simple de lâcher l'image du monde qui vibre dans notre conscience sans la remplacer par une autre. Car tout ce que nous avons et connaissons est une base que nous avons nous-même créée. Cette image du monde que nous portons en nous et que nous entretenons est composée de forces énormes auxquelles nous sommes liés. Lorsque nous remettons ces forces en question, lorsque nous commençons à nous en libérer, cette action appelle une réaction inverse. Des doutes, des peurs et des incertitudes nous assaillent et tentent par tous les moyens de nous empêcher d'avancer sur le chemin de la libération. Dès que nous devenons stables, le rapport de forces s'apaise et l'on arrive de façon passagère à un équilibre ; une paix artificielle s'installe qu'il nous faut reconnaître en tant que telle. Mais l'homme qui cherche sa délivrance avance imperturbablement et sans crainte, et déclenche ainsi des ouragans magnétiques et d'impressionnantes tempêtes. Ces énormes forces tentent de le déstabiliser et de le pousser à faire demi-tour, mais il se tient comme un rocher dans l'œil du cyclone, renforcé par la certitude que ces tempêtes ne sont que des phénomènes passagers. Sur ce chemin, il arrive inéluctablement à la frontière, au point culminant des puissances de tempête, et tandis qu'il les franchit, le calme et la paix s'installent 67

progressivement : il est définitivement entré dans le royaume éternel de la lumière. Tout ce qu'il a laissé derrière lui dans les tempêtes est éteint en lui et définitivement détruit. Il est entré dans un royaume qui se trouve totalement de l'autre côté de l'entendement humain et de la perception sensorielle. Aucun mot humain ne peut décrire ce royaume qui reste même caché aux dieux. L'on ne peut vouloir ce royaume de lumière, car la volonté humaine appartient à la limitation de la conscience temporelle ; elle est toujours liée à et par l'objet de sa volonté. Tout objet de la volonté est quelque chose qui a été créé, et par là même quelque chose d'éphémère. La force qui nous conduit sûrement à travers toutes les tempêtes repose non pas dans la volonté, mais dans l'extinction de ce que l'on veut. Ne doute pas de toi, ne crois pas être trop faible pour réaliser complètement ce chemin. Ta prétendue faiblesse est un suggestion des états magnétiques et limités de ce monde mortel. Ne les écoute pas, ne les laisse pas t'influencer. Il ne s'agit pas de pouvoir ni d'atteindre, mais de lâcher prise et de ne pas s'attacher. Je t'ai expliqué beaucoup de choses aujourd'hui. Le Maître a souhaité que je te parle de la face cachée de la vie durant son absence. Maintenant, j'aimerais encore t'entretenir des deux chemins, des deux possibilités. Il est important que tu comprennes clairement cela dans ce contexte. Les hommes ont différentes tendances et intentions, et, en fonction de leurs inclinations, choisissent l'un des deux chemins. Je viens de te parler du premier des deux : c'est le chemin du non-vouloir, du non-être, de l'extinction totale et du dépassement de soi. L'autre chemin est tout à fait différent. Le chercheur qui l'arpente explore les forces magnétiques de ce monde et se comporte de manière harmonieuse avec elles. Il apprend à les maîtriser et à les utiliser, il se lie consciemment avec les forces terrestres et obtient ainsi une grande puissance dans ce monde. C'est le chemin de la volonté, de la réussite et de la domination. Comme tu peux le voir maintenant, ces deux chemins n'ont absolument rien en commun. En correspondance avec cela, il existe une fraternité de lumière universelle au-delà de ce monde à deux visages, au-delà du temps et de ce qui est éphémère, et il y a une fraternité à l'intérieur du monde spatio-temporel, qui règne sur ce monde et veut le conserver tel qu'il est pour des motifs égoïstes. C'est ainsi que, par ses faiblesses, l'humanité est exploitée et réduite en esclavage dans ce monde ainsi que dans l'au-delà. La fraternité de ce monde a hautement développé ses qualités morales et éthiques, et cela jusqu'aux limites du possible. Mais ces limites ne peuvent jamais être franchies ainsi. La première fraternité, appelée fraternité de la lumière, la loge des sublimes, n'utilise les puissantes forces divines que pour délivrer le monde, le transformer, le spiritualiser, et l'accompagner vers des étapes d'intégration supérieures de l'évolution. Malheureusement, beaucoup de chercheurs succombent à l'ivresse du pouvoir et deviennent les captifs du monde subtil dont ils maîtrisent les lois. Cependant, tu ne dois pas être tenté de qualifier ou de juger l'un de ces deux chemins de bon ou de blanc, ni l'autre de mauvais ou de noir. Les deux tendances sont en nous. Lorsque l'âme est épuisée par les nombreux coups du sort et expériences, lorsqu'elle est fatiguée des éternels adieux, des innombrables réincarnations qui l'enchaînent à la roue du temps, de la perte répétée des êtres chers qui passent par la porte de la mort, et que tout cela la jette dans une énorme crise qui ne lui permet pas de continuer à exister ainsi, alors seulement elle entame, dans une profonde désillusion et un grand désenchantement, le chemin de la délivrance éternelle. » 68

Un grand silence régnait dans la pièce lorsque le supérieur eut terminé de parler. Beaucoup de choses que j'avais seulement pressenties jusqu'alors s'éclaircissaient. Il était assis là, les yeux clos, comme s'il dormait. Sa respiration était profonde et régulière ; il était totalement détendu. Le temps semblait s'être arrêté. J'avais entendu tant de choses à la fois que j'étais incapable d'en opérer le tri dans l'instant. Je ressentis le profond besoin de rester seul quelques jours, car j'avais l'impression d'être un vase rempli à ras bord. Quelques gouttes de plus, et il allait déborder ! Lorsque le supérieur ouvrit les yeux, je lui fis part de mon souhait. Un sourire empreint de compréhension éclaira son visage. « Nous avons dans la montagne, à deux heures de marche d'ici, une maison inoccupée. C'est exactement l'endroit qu'il te faut. Quand veux-tu partir ? — Demain, lui répondis-je. — Bien. Demain matin, après la méditation, un moine t'y conduira. Tu pourras prendre toutes les provisions nécessaires à la cuisine. Tu n'auras pas besoin d'emporter de l'eau, car il y a un puits juste à côté de la maison. Je passai la soirée en compagnie de Gaya. Elle aussi comprenait ma décision. Je lui parlai du texte que le supérieur m'avait lu et de ses explications détaillées. Elle m'écouta attentivement, mais n'émit pas le moindre commentaire. Elle avait l'air totalement indifférente à ce qui me touchait profondément. Savait-elle déjà tout cela ou ce type d'enseignement ne l'intéressait pas ? Peut-être était-ce la raison pour laquelle le supérieur n'avait reçu que moi. Ne voulant pas la blesser, je ne lui posai aucune question. Je songeai qu'elle avait peut être choisi un autre chemin vers la liberté. « Est-ce que ton travail sur le mandala avance bien ? lui demandai-je pour relancer la conversation. — Bien », répondit-elle brièvement, sans se laisser troubler dans son silence. Elle ne voulait visiblement pas parler de son expérience. Je pris congé d'elle et retournai dans ma chambre. Je me réjouissais de me retrouver seul pour quelque temps. Je vivais en collectivité depuis un certain temps, mais à aucun moment, je ne m'étais senti prisonnier ni contraint à quoi que ce fût. Ces êtres exceptionnels vers lesquels mon destin m'avait conduit d'une manière aussi inattendue avaient respecté mon rythme, et les enseignements qu'ils me dispensaient s'y étaient adaptés. Au départ, je n'avais voulu que rassembler des informations théoriques sur ces processus spirituels et jouer un rôle d'observateur extérieur pour écrire sur le sujet. Mais j'avais compris depuis longtemps que cela m'était impossible. La force spirituelle qui m'avait conduit vers eux voulait m'enseigner bien plus qu'une simple observation. Le temps était venu pour moi d'entreprendre le grand voyage à travers les tempêtes et les ouragans. Je me trouvais d'ailleurs déjà en plein milieu de tout cela. Qu'est-ce qui allait encore m'arriver jusqu'à ce que je réussisse à franchir la frontière intérieure pour entrer dans le pays lumineux de la paix éternelle ? J'avais toutes les raisons d'être confiant, car j'étais en de bonnes mains pour mon voyage intérieur, et n'avais rein à craindre. Je savais que, dans l'invisible, le Maître surveillait chacun de mes pas et m'accompagnait avec un grand amour et une immense patience à travers l'obscurité de ce monde mortel. Il était mon conseiller, mon guide lumineux. Mais il fallait pourtant que j'avance seul sur 69

le chemin de la libération ; le Maître m'avait toujours affirmé et j'en étais moi-même conscient au plus profond de mon être. Assis devant la fenêtre, je contemplais le ciel de la nuit couvert de nuages. Par une petite ouverture, filtrait la lumière argentée de la lune. J'espérais que le temps me serait favorable les jours suivants. Il était si variable et imprévisible. Le lendemain matin, je ne réussis pas à me concentrer durant la méditation. Mes pensées étaient sans cesse focalisées sur la planification et l'organisation. J'eus beaucoup de peine à rester assis tranquillement. Je glissais de droite à gauche et ne me sentais pas très à l'aise. J'avais le sentiment de déranger tout le groupe par mon agitation. Ce matin-là, le supérieur ne participa pas à la méditation. J'aurais aimé pouvoir prendre congé de lui. Gaya également s'éloigna en compagnie du moine âgé sans me dire au revoir. Ils se rendaient dans la salle de travail. Enfin, je me retrouvai dans la cuisine et remplis un petit sac de toutes sortes de provisions. Le jeune moine qui devait m'accompagner m'observait d'un air amusé. Puis, nous nous mîmes en chemin. Il y avait plusieurs semaines que j'étais passé par ce portail en bois au-dessus duquel était peinte la roue de la vie. Pendant tout ce temps, je n'avais pas quitté le couvent une seule fois. Bizarrement, je n'y avais même pas songé. La vie à l'intérieur de ces murs avait une qualité tout à fait particulière. La communauté des moines constituait un cosmos à part, un champ de vie pur et spécial. Cette dynamique, l'orientation et la concentration intérieures sur le but unique et commun, à savoir la délivrance de tous les êtres vivants, créaient pour chacun des possibilités d'épanouissement spirituel très particulières. Des qualités humaines exceptionnelles étaient manifestées ici par chacun. Nous passâmes entre les quelques maisons qui se trouvaient à côté du couvent. Tous les gens que nous rencontrâmes nous saluèrent chaleureusement et avec respect. Le jeune moine m'expliqua que chaque famille vivant ici avait au moins un fils qui allait revêtir l'habit ocre et devenir moine. Il était l'un de ceux-là. Ses parents, décédés entretemps, l'avaient amené au couvent à l'âge de douze ans. À partir de ce jour-là, le supérieur et la communauté des moines étaient devenus sa Sangha, sa famille. Il me décrivit avec enthousiasme la fierté de ses parents quand ils avaient constaté qu'il savait lire, écrire et réciter des soutras. Il me montra la petite maison de pierre où il avait grandi. Maintenant, l'un de ses frères aînés l'habitait avec sa famille. Ses autres frères et sœurs avaient quitté la vallée. Ils s'étaient établis dans des villes de la plaine où ils espéraient une vie meilleure et plus facile. Lorsque les maisons furent derrière nous, il ajouta tout bas : « Ils sont tombés dans la folie du matérialisme. » Dans sa voix, on percevait un voile de tristesse, mais quelques instants plus tard, il s'était ressaisi et déclara : « Chacun doit aller sur le chemin qu'il peut voir en lui. Il faudra probablement encore du temps jusqu'à ce qu'ils comprennent que ce qui est éphémère n'apporte que des joies et des satisfactions éphémères, et qu'ils sont eux-mêmes, de par leur attachement à ce qui est éphémère, la source de la douleur et de la souffrance. » Ces mots coulaient naturellement de lui. Il n'y avait là rien de théorique, rien d'appris, mais une clarté rayonnante, une simplicité, une empathie et une profonde compréhension. Bientôt nous entreprîmes notre ascension par un chemin raide et caillouteux. Le soleil du matin déversait sa lumière sur toute la région, et je sentais sa chaleur dans mon dos. 70

De temps en temps, nous nous arrêtions pour contempler le couvent en dessous de nous, et, au loin, le lac d'un bleu profond, entouré de champs et de prés. L'étroit sentier déroulait ses lacets par-dessus des éboulis de rochers et nous menait toujours plus haut. Peu avant midi, nous avions atteint notre destination. L'ascension avait été plus longue que je ne l'avais imaginé. Je fus totalement ébloui par la vue. La beauté du lieu où nous venions d'arriver m'enchanta dès le premier instant. Sur notre chemin, nous n'étions passés qu'à côté de quelques maigres buissons, mais ici, sur le petit plateau rocheux, il y avait plusieurs arbres feuillus et conifères. Une interminable chaîne de majestueuses arêtes et de sommets blancs s'étendait sur l'horizon, à perte de vue. À côté de la petite maison de pierre, un ruisseau coulait tranquillement vers la vallée. Je n'aurais pas pu rêver meilleur endroit pour me retirer. La maison était modestement aménagée. Plusieurs lampes à huile étaient posées sur une étagère, des couvertures reposaient sur le lit de confection rudimentaire. Juste à côté, il y avait une table avec deux chaises. « Nous appelons cet endroit le nid d'aigle. Régulièrement, des moines viennent ici pour se retirer. J'y suis moi-même déjà venu plusieurs fois. En hiver, lorsque les tempêtes se déchaînent, il y a énormément de neige ici. En général, nous fermons alors la hutte et veillons à ce que ces vents violents ne l'endommagent pas. Il y a pourtant aussi des moines qui restent seuls ici plusieurs mois, parfois même pendant tout l'hiver. Le moine âgé qui nous enseigne les mandalas, a autrefois passé ici plus d'un hiver. C'est ainsi qu'il a pu avoir de profondes prises de conscience, mais il n'en parle jamais. Il exprime son savoir au travers des mandalas. Maintenant, il me faut retourner au couvent. Du travail m'y attend. Au revoir et bonne chance ! » Et déjà, ce moine qui ne tient jamais en place avait disparu. Je me retrouvai seul et n'avais même pas pu le remercier de m'avoir accompagné. Je fus rapidement installé et m'assis sous un arbre devant la maison. J'avais posé une natte sur une grande pierre plate que quelqu'un avait taillée un jour. Je restai longtemps à cet endroit, immobile, songeant aux heures que le moine âgé et bien d'autres avaient passées ici. À quoi avaient-ils réfléchi, qu'avaient-ils fait tout au long de la journée, qu'avaient-ils compris ? Une parole du Maître me revint en mémoire: « Il existe une inaction créative. » Je n'avais jamais totalement compris ces mots. Pour moi, la créativité relevait toujours de l'action, d'une action concrète. Je songeai en souriant que j'allais peut-être avoir ici la possibilité de comprendre ce qu'est l'inaction créative. Mais bientôt, je me relevai et tentai de trouver une occupation. J'observai la maison de plus près. Peut-être y avait-il quelque chose à faire. À mon grand soulagement, je découvris ici et là quelques petites réparations urgentes à effectuer. Je décidai de commencer dès le lendemain. Une grande perplexité m'envahit. Je ne devais pas m'ennuyer et voulait utiliser au mieux le temps ici, mais en vérité, je n'avais aucune idée de la façon dont j'allais pouvoir le faire. Qu'est-ce que les autres avaient fait ici pendant tout ce temps ? Ils n'avaient certainement pas passé leurs journées à méditer... Je commençai à remettre en question ma décision de venir ici. J'allais certainement pouvoir beaucoup dormir et me reposer. Et si j'en avais assez de rester ici, je pouvais également retourner au couvent. Je connaissais le chemin. Toutefois, 71

en interrompant prématurément cette expérience que j'avais choisie, j'aurais eu le sentiment d'être un misérable raté. Je voulais absolument rester quelques jours ici. À nouveau, je m'assis sous l'arbre, respirai profondément, calmement et régulièrement, comme le Maître me l'avait appris. Mes sens aspiraient la beauté et la virginité de ce lieu. Mais tout mon être fut envahi par divers phénomènes perturbateurs. Ils tombèrent sur moi avec une force incontrôlable. Je restai assis calmement, observant les tempêtes de sentiments et d'émotions qui me traversaient, percevant les habitudes, mécanismes et concepts de pensées qui y étaient liés, ainsi que les instincts chaotiques qui me dominaient. Cette énergie extravertie était le démon qui me tenait dans ses griffes, m'entraînait irrémédiablement à travers les royaumes de la mort, de ce côté et de l'autre. Deux vallées de la mort, c'était cela, l'unique monde de ma captivité ! Dans les marais mélancoliques de ma solitude, j'avais le sentiment d'être une fleur terne et dépérissante. Je savais que c'était moi-même qui avais engendré mes peurs et cette solitude, et qu'il me fallait les surmonter. Mais la racine du mal était profondément ancrée. J'avais déjà supprimé bon nombre de couches posées par-dessus,mais le noyau des forces suspectes était encore là ;même la méditation ne me permettait pas de l'éloigner. La patience et la vigilance étaient les clés de la libération, on me l'avait souvent répété. Je me plongeai profondément dans ce sage conseil et pris la décision irrévocable de ne pas m'arrêter avant que mon être intérieur ne soit profondément clarifié et libéré des forces nucléaires de la mort. C'était elles qui me faisaient sans cesse perdre mon équilibre et ma patience. Il me fallait maintenant abandonner toute pression pour parvenir au succès, toute idée de devoir atteindre ou réaliser quelque chose. L'incommensurabilité de l'univers ne peut être saisie ou comprise au travers de la pression d'une action volitive. La nuit allait tomber. Son ombre dorée était la messagère de la nuit. Le jour était arrivé aux portes du sommeil. La lumière qui vibrait doucement me fit réfléchir à ma vie incarnée, limitée par le temps et déclinante. Malgré la force dévorante de ce qui est éphémère, l'éternité s'était imperceptiblement éveillée en moi. Dans ces braises intérieures, résonnait la voix de la puissance éternelle. Enveloppé dans de chaudes couvertures, j'étais allongé sur mon lit et attendais le sommeil. Je ne sais ni comment ni quand eut lieu cette transformation, mais je m'endormis à un moment quelconque, d'une manière ou d'une autre. Le lendemain matin, je fus réveillé de mon sommeil sans rêves par un bruit assez fort. Il pleuvait à verse. Le ruisseau à côté de la maison s'était transformé en un furieux torrent. Je passai toute la journée à l'intérieur car dehors, la température avait sensiblement baissé. Grâce à ce long voyage à travers ces vallées de montagne isolées, la fenêtre de mon âme s'était ouverte, dévoilant à mon regard des possibilités énormes et insoupçonnées. Dans mon cœur, le centre de l'amour débordait de force, mon désir de plonger enfin dans l'océan de lumière divine était plus puissant que jamais. Et pourtant, j'hésitais à passer la seconde porte. Je passai la journée à effectuer de petites tâches tout en aménageant des pauses pendant lesquelles je méditais. La pluie ne cessa pas un instant. Au contraire, un vent fort se leva, qui se transforma en tempête vers la soirée. Tout autour de la hutte, les éléments hurlaient et se déchaînaient à un tel point que je me mis à craindre qu'ils n'emportent le 72

toit. Les forces de la nature s'exprimaient ici avec une puissance irrésistible et je me sentais livré à elles sans pouvoir me protéger. L'angoisse et la peur s'insinuèrent en moi. Oppressé, je fus contraint de contempler une fois de plus cet état intérieur. Telles des ombres de la nuit, des peurs rampaient hors des profondeurs insondables de mon âme. De toute ma vie, je n'avais encore jamais été confronté à des intempéries de cette envergure. Comme de puissants raz de marée, d'étranges mouvements intérieurs de l'âme déferlaient sur moi. Des forces inconnues tentaient de me pousser dans mes derniers retranchements et de me contrôler. Mais c'est alors que je compris que quelque chose s'était déjà dénoué en moi et s'était fondamentalement modifié. L'expérience de cette nuit de tempête ressemblait à la nuit que j'avais passée dans la montagne à la demande du Maître, durant laquelle je fus confronté à ma propre mort. Mais cette fois, mon être intérieur resta calme et intact, malgré les peurs qui m'habitaient encore. La première fois, c'était le Maître qui m'avait envoyé dans l'ouragan alors que cette fois, c'était moi qui, sans intention particulière, étais allé dans la tempête sur ma propre décision. Je me réfugiai en moi-même, me retirai dans cet endroit silencieux de l'observation neutre qui n'était pas affecté par les événements extérieurs. En fait, ce n'était pas du tout un lieu, mais un état que les mots humains ne peuvent décrire. À mon grand étonnement, je remarquai que les diverses peurs et incertitudes diminuaient progressivement et disparaissaient finalement, comme la neige fond au soleil. C'était une merveilleuse lueur d'espoir : je voyais le chemin de la libération définitive de plus en plus clairement devant moi, et je voyais comment il était réellement. « En vérité, c'est un chemin sans chemin », songeai-je soudain tout en éclatant d'un rire libérateur. Dehors, la tempête faisait toujours rage. Sa force n'avait absolument pas diminué et la pluie tombait sur le toit avec plus de violence encore. J'étais assis là, détendu intérieurement. C'était étrange: cette force indomptable qui m'avait encore tant effrayé quelques instants auparavant tintait maintenant à mes oreilles comme une douce musique. Quelque chose s'était transformé en moi. Quelque chose s'était produit que l'on ne pouvait obtenir ni par des exercices, ni par des méditations, ni par des pratiques occultes, quelque chose qui n'avait rien à voir avec la domination ni avec une quelconque faculté acquise. C'était un détachement intérieur, un éveil dans l'intemporel. Maintenant je pouvais comprendre ce que le Maître m'avait expliqué : « Une prise de conscience claire et juste est une expérience immédiate ainsi que l'acte libérateur et intérieur lui-même. » Cette fois, j'avais triomphé du Moi limité et de ses forces — et au même instant je compris également que je ne devais pas surestimer cette expérience si importante. Je pouvais en effet facilement succomber à la folie d'une fausse sécurité ou à l'idée d'avoir atteint quelque chose de spécial. Il ne faut pas sous-estimer la subtilité des pièges de l'ego et cela, je l'avais appris entre-temps. Trop de confusion et d'ignorance me dominaient encore, même si ces forces destructrices devenaient de plus en plus visibles et transparentes. « L'éternité est un commencement sans fin, le chemin lui-même est le but », m'avait expliqué le Maître. La tempête se calma progressivement et la pluie faiblit. Il faisait déjà sombre lorsque je sortis et respirai profondément l'air frais. La nature rayonnait d'un éclat nouveau. Tout autour de la maison, le sol était détrempé et glissant, et l'arbre sous lequel je m'étais assis avait perdu une branche dans la tourmente. Où le Maître pouvait-il bien être et qu'avait-il fait durant la tempête ? Et qui pouvait bien être cet élève si avancé auprès duquel il se trouvait depuis des semaines ? Qu'était-il en 73

train de lui apprendre ? D'un seul coup, d'innombrables questions me passèrent par la tête. Et soudain, surpris, je remarquai à quel point la présence du Maître me manquait. Faisant le tour de la maison, je constatai à mon grand soulagement que la tempête n'y avait causé aucun dégât. À l'instar de la pluie et du vent qui avaient purifié l'atmosphère, mes prises de conscience avaient purifié mon être intérieur. Malgré l'humidité, je sortis deux nattes et les posai sous l'arbre après avoir enlevé la branche cassée. Je m'y assis, le dos bien droit, et, les yeux mi-clos, me mis à respirer calmement et profondément. Un jour, le Maître m'avait expliqué sur le ton de la boutade : « Tu dois garder les yeux mi-clos et non pas à moitié ouverts ! » Mon cœur tenta de ressentir le cœur et les pulsations de la nature. Des énergies phénoménales étaient à l'œuvre ici, de manière invisible. Une infime partie de ce tout infini s'était révélée à moi, une facette de cet être mystérieux s'était éclairée dans ma conscience. Le passé est sans commencement, tout comme le futur. Entre les deux se trouve l'écoulement du monde mortel et éphémère, le moyeu, l'étroite porte qui donne sur l'éternité. Entre-temps, l'obscurité était tombée silencieusement. Je m'emmitouflai dans un épais manteau et dans une couverture. Les feuilles de l'arbre bruissaient doucement dans le vent qui portait à mes narines l'odeur âpre des montagnes environnantes. De temps en temps, la couverture nuageuse se déchirait, me montrant la lune. Bientôt, ce serait la pleine lune. Elle jetait ses pâles rayons sur la rivière redevenue calme. Sa lumière y brillait et s'y miroitait. Bien que ne voulant pas me l'avouer, la solitude dans ce colossal pays de montagnes me pesait. Certes, je réussissais à étouffer le sentiment d'abandon, mais j'étais seul, totalement. Je me forçai à rester assis et à apprendre la patience jusqu'à ce que cet étrange sentiment ait régressé. Une main invisible avait entre-temps retiré la couverture nuageuse et le firmament me montrait son visage étoilé. Dans la beauté incommensurable de l'univers visible, je pressentais la seule force, le soleil spirituel qui se reflétait dans la diversité apparente et dans une splendeur infinie. « Comme cet ordre infini est parfait ! Rien dans le Logos divin n'est laissé au hasard et l'écriture des étoiles en témoigne », me dis-je tandis que mon âme savourait le nectar qui l'emplissait. Des étoiles filantes traversaient le ciel. « Tu peux faire un vœu », songeai-je en riant. Mais que voulais-je souhaiter ? Pour me divertir, je cherchais une idée. « Je souhaite très fort que le Maître soit ici avec moi. Si seulement il m'entendait ! »

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De l'inattendu Il était déjà tard lorsque je repliai les nattes et les emportai dans la maison. À peine avais-je préparé mon couchage et m'y étais allongé que j'entendis quelqu'un frapper doucement à la porte. Je sursautai. Je m'étais surement trompé. Mais déjà, on frappait à nouveau, et cette fois avec un peu plus de force et de détermination. J'étais effrayé. Qui avait bien pu monter sur cette montagne escarpée par une nuit si noire ? Est-ce que quelqu'un vivait dans les parages dont j'ignorais l'existence, ou quelqu'un du couvent était-il monté me voir ? J'aurais préféré me retourner et faire comme si rien ne s'était passé. La porte ne comportait pas de serrure et quelle que soit la personne qui attendait dehors, elle pouvait entrer à tout moment. Je n'avais donc pas le choix. J'avançai vers la porte d'un pas hésitant. Lorsque je l'ouvris doucement, j'en eus le souffle coupé : le Maître se tenait devant moi et me demanda très calmement si j'allais finir par le laisser entrer. Bien qu'ayant souhaité sa présence, je fus troublé par cette apparition nocturne. Il me fallut un bon moment pour me ressaisir. « Comment vas-tu ? Est-ce que tu t'en sors ? » me demanda-t-il. Sa voix était empreinte d'une grande douceur. Je retournai les braises dans le foyer. Bientôt l'eau se mit à bouillir et je lui servis une tasse de thé et quelques biscuits que j'avais rapportés du couvent. J'attendis qu'une réponse à sa question se forme dans mon esprit. Puis je lui parlai des multiples sentiments qui m'avaient assailli et bouleversé ici, et des prises de conscience qui en avaient découlé. À ce moment-là, il ne m'était plus possible de me contenir. Il fallait que je lui pose la question ! « S'il te plaît, dis-moi : comment as-tu fait pour venir ici en plein milieu de la nuit ? Je pensais que tu étais auprès de ton élève... — Viens t'asseoir à côté de moi, me dit-il. C'est vrai, je suis auprès de mon élève. Toutefois, il n'est plus un élève : il est devenu un Maître. Je ne suis venu te voir que brièvement et je retourne auprès de lui cette nuit. » J'étais sur le point d'émettre des objections et voulais le prier de rester au moins pour la nuit, mais il me fit comprendre d'un signe de la main que ces mots seraient vains. Comme toujours, ses décisions étaient claires et irrévocables. « Pour comprendre comment je suis arrivé ici, il te faut apprendre à connaître ce que tu appelles la matière sous un nouvel angle. En réalité, tu ne lis et interprètes rien d'autre que des fréquences qui obtiennent ainsi leurs qualités spécifiques. Les fréquences en elles-mêmes n'ont pas de cause. L'identification des sens avec ces vibrations basses et denses a provoqué chez l'homme une image déformée de la réalité. Le subtil corps éthérique de la planète souffre du poids de l'ignorance et des malentendus de ses enfants, les hommes. Cela freine le développement qui conduirait à la libération de l'esprit de la planète, les processus de spiritualisation qui sont prévus dans la loi supérieure. Tout leur devenir dans cette image déformée du monde a enchaîné les hommes à un long passé. La plus grande partie de l'humanité vit et puise exclusivement dans le passé et en construit son avenir. Ainsi, elle reste toujours prisonnière du même circuit. Dans le déchirement et l'absence d'amour qui résultent de ces incompréhensions, la loi supérieure ne peut être ni comprise ni utilisée. 75

L'amour pur et infini, lié à la puissance créatrice infinie de la volonté divine, ouvre pour la Terre des possibilités qui transgressent les frontières. Lorsque les conditions de la limitation humaine sont totalement vaincues, le monde objectif avec ses limites et résistances est également dissous et vaincu. Le cœur pur est vide. Il ne désire ni ne possède rien, car rien n'existe qu'il ne soit luimême. Le cœur est lumière, le corps est lumière. La lumière est illimitée. La lumière traverse tout et voyage à grande vitesse. Les conditions d'après lesquelles tu construis ta vie reposent en toi-même. C'est de toi que proviennent le mal et la fin du mal. C'est de toi que proviennent le bien et la clé qui conduit au bien. C'est de toi que provient la captivité par l'incompréhension, c'est de toi que provient la fin des incompréhensions et de la captivité. C'est de toi-même que provient la libération totale, car tu es toi-même la libération totale ! Tu te crées tes propres limites et limitations, c'est de toi que provient l'illimité. Par les expériences libératrices que tu vis, une nouvelle orientation et par conséquent une nouvelle conduite de vie sont nées en toi, qui n'ont plus rien en commun avec ta façon de voir antérieure. Aie le courage d'avoir de nouvelles pensées. Que tes nouvelles expériences de vie te donnent des ailes et te portent dans les profondeurs de l'univers divin. Dans le monde divin règne un ordre parfait, c'est pourquoi il est important que tu cesses de créer du désordre dans ta vie. Le désordre provient de toi-même et, comme tu viens de le voir, tu en es responsable. Merci pour le thé, dit-il brusquement. Je m'en vais maintenant. Dans quelques semaines, nous nous reverrons au couvent et alors nous nous rendrons sur ce lieu de pèlerinage dont je t'ai parlé. M'accompagnes-tu jusqu'à la porte ? » J'avais écouté ses paroles avec une totale attention. Elles m'avaient transposé dans un profond état méditatif. Il me fallut quelques instants pour réaliser qu'il voulait s'en aller. Il réitéra sa question : « M'accompagnes-tu jusqu'à la porte ? » Il n'avait pas répondu clairement à ma question de savoir comment il était arrivé jusqu'ici. Je n'étais probablement pas en état de comprendre totalement la solution de cette énigme à cet instant précis. Le Maître me poussait continuellement à prendre mes responsabilités et à vivre mes propres expériences. Enfin, je me levai afin de l'accompagner jusqu'à la porte. Peut-être allais-je au moins pouvoir l'observer pendant son mystérieux départ ? Un léger espoir palpitait en moi. À peine avais-je ouvert la porte que le Maître avança dans l'obscurité et j'aperçus avec étonnement qu'une lumière intense rayonnait de lui. « Cette lumière divine bénit toute la région, oui, l'univers tout entier », compris-je aussitôt. « Je m'en vais maintenant. À bientôt ! » Il s'était retourné brièvement et m'adressa un geste de la main. Puis l'intensité de la lumière augmenta momentanément à tel point qu'il devint impossible de distinguer la forme corporelle dans la lumière. Soudain, la lumière disparut et le Maître également. Je me tenais là, ébahi, scrutant la nuit noire. D'une certaine manière, je m'étais imaginé son départ ainsi, mais le fait de voir de mes propres yeux comment le Maître avait disparu dans un couloir de lumière invisible était une expérience impressionnante. Une fois de plus, ma capacité d'imagination avait été dépassée. Comment une telle chose était-elle possible et comment se passait-elle concrètement ? Une fois de plus, il ne resta à mon esprit que le domaine de la spéculation. 76

Lorsque je fus à nouveau couché, je commençai à imaginer tout ce que j'allais pouvoir entreprendre lorsque j'aurais atteint ce degré de réalisation. Quelles fabuleuses possibilités s'offraient lorsqu'on pouvait se mouvoir dans l'invisible d'un lieu vers un autre ! Un feu d'artifice d'idées étranges se déploya en moi, qui me rendit pensif. Un soupçon de désir de pouvoir s'associait à ces souhaits et à ces images. Je ne pus nier le fait qu'ils étaient égocentriques et tout à fait superficiels. C'est exactement là que se trouvait aussi la source de cette limitation que je m'étais créée et que j'entretenais ! Par ces désirs et ces espoirs, je créais une multitude de zones grises, de falsifications et d'assombrissements de la pure lumière. Ce n'est que lorsque j'aurais fait disparaître ce qui suscitait ces zones grises en moi que la pure lumière pourrait se révéler totalement. Finalement, le sommeil me fit glisser vers le monde des rêves, un monde avec ses propres lois, qui n'est ni plus réel ni plus irréel que le monde de l'éveil. J'y rencontrai des hommes de nombreuses cultures différentes. Nous étions assis sur un pré à proximité d'une forêt, et écoutions un être puissant qui se tenait pieds nus sur le rocher. Ses lèvres bougeaient, mais on n'entendait pas le moindre son. Pourtant le seul mouvement de ses lèvres avait la capacité de mouvoir les océans. Chaque atome était entraîné par son puissant rayonnement de lumière et transporté dans une dimension supérieure inconnue. Soudain, je compris des mots dont j'ignorais s'ils m'étaient directement destinés ou bien s'ils s'adressaient à tous. « Plus tu avances sur le chemin de la libération, plus il te faudra prendre garde aux traquenards. Des tromperies de plus en plus subtiles te guettent, et tu peux de plus en plus facilement emprunter de mauvais chemins. Mais ton chemin a pris naissance dans le feu de ton cœur. Plus tu oseras, plus tu accompliras. En revanche, plus tu auras peur, plus le feu dans ton cœur diminuera et la lumière qui indique le chemin faiblira. Or seul ce feu peut te guider. Si sa lumière faiblit, de dangereuses ombres mortelles surgissent et étouffent la flamme. Si toutes les pensées égocentriques et égoïstes n'ont pas disparu de ton être, la lumière de l'âme ne pourra vaincre l'ange de la mort. Cesse de t'identifier avec ton enveloppe éphémère ! Retire toute force à la cause des ombres, jusqu'à ce qu'elles aient complètement disparu. Lorsque le cœur est pur et sans ombre, et que la lutte entre ce qui est supérieur et ce qui est inférieur est terminée, il ne reste plus rien du champ de bataille. Toutefois, cela n'est pas la fin du chemin de feu, mais seulement son début. Sois attentif, éveillé, ne ferme pas tes yeux. La source de toute chose est sans commencement. Tout est sans commencement et éternellement un. » Le lendemain, je me réveillai frais et fortifié. Un crépuscule rose annonçait la nouvelle journée à l'horizon. Les paroles de cet être puissant m'avaient accompagné depuis le monde des rêves jusque dans le jour. La mystérieuse et invisible frontière entre l'état de sommeil et d'éveil n'avait pas réussi à les effacer de ma conscience. Qui était cet être que j'avais rencontré dans le monde des rêves ? Cela n'avait pas été un rêve ordinaire : bien qu'endormi, j'avais vécu cela totalement éveillé. Je sentis un grand désir de le rencontrer à nouveau, mais il n'était pas encore en mon pouvoir de provoquer une telle rencontre. J'étais sorti devant la hutte et me trouvais à l'endroit où le Maître avait disparu la veille dans l'éblouissant couloir de lumière. Je fermai les yeux dans l'espoir de sentir ce portail invisible ou même de pouvoir le voir, mais malgré tous mes efforts, je ne sentis ni ne vis rien. La luminosité croissante du ciel annonçait le lever du soleil. Il faisait très frais. Je me 77

mis à assouplir mon corps raidi par le froid par différents exercices de yoga que le Maître m'avait montré dans la grotte, tout en respirant régulièrement et profondément. Il m'avait enseigné une technique particulière de respiration grâce à laquelle on pouvait absorber le prana solaire à partir de l'air, puis laisser couler consciemment cette force par les soixante-douze mille nadis, le système nerveux et tous les organes, afin de se charger d'une force vitale accrue. C'était un grand bienfait pour la santé corporelle. Lorsque j'eus terminé mes exercices, je m'allongeai nu dans les eaux glacées du ruisseau. « N'oublie pas de respirer ! » m'avait dit le Maître dans le lac glacé de montagne. À ce moment-là, j'ignorais ce qu'il avait voulu dire par là. Maintenant, j'employais la technique de respiration que j'avais apprise et restais allongé dans l'eau pendant une demi-heure, sans que sa température glaciale ne puisse m'affecter. Puis je laissai le frais vent du matin sécher mon corps. Je me sentis fortifié et libre. Dans le courant de la matinée, je quittai la hutte pour la première fois. J'avais besoin de mieux connaître les environs. Je grimpai sur des parois rocheuses, et rassemblai quelques morceaux de bois sec que je voulais rapporter à la maison. Dans une vallée encaissée, je rencontrai de façon inattendue un berger qui gardait un petit troupeau de chèvres. Les animaux se régalaient tranquillement de quelques maigres brins d'herbe. Ne voulant pas l'effrayer, je fis du bruit pour annoncer ma présence. Lorsqu'il m'aperçut, il me fit joyeusement signe de m'approcher. La première chose que je remarquai, ce fut ses lunettes. La monture était rafistolée des deux côtés avec de l'adhésif, et le verre gauche était fendu. De sa casquette colorée dépassaient deux nattes fines au tressage serré. À peine m'étais-je assis à côté de lui qu'il attrapa son vieux sac rapiécé maintes fois, en sortit ses maigres provisions et les déballa devant moi. Il était étonné et très heureux d'avoir la compagnie d'un hôte d'un pays lointain. Nous restâmes assis silencieusement l'un à côté de l'autre, observant les animaux qui paissaient. Nous avions déjà passé quelques heures ensemble, nous entretenant de choses et d'autres. Pendant tout ce temps, il ne m'avait pas posé la moindre question sur mes origines. Il n'avait pas tenté de savoir pourquoi j'étais venu dans ce pays ni comment j'étais arrivé tout seul dans cette vallée perdue. Il semblait totalement libéré de toute curiosité ou de toute convoitise. Son attitude m'empêcha de lui poser la moindre question sur ses origines. Sans le savoir, il me donna une leçon extraordinairement profonde. Sa simplicité, sa gentillesse me touchèrent profondément. Tandis que nous étions assis en silence, j'entrai dans un état méditatif particulier, dans lequel ni le savoir ni la connaissance n'avaient plus de place. La force du silence, le nonêtre illimité à lui seul, étaient la substance de cet état infini. L'infini, l'éternité aux-mêmes n'étaient que des ombres de mots dans cette prodigieuse réalité. La libération sans forme me montra sa profondeur infinie. Un courant d'amour me submergea et m'enveloppa, me transposant dans un état d'extase et de paix profonde. C'était la première fois que je me trouvais consciemment dans un état d'équilibre parfait par rapport à toute existence. À un moment, je retrouvai ma conscience corporelle que j'avais quittée sans m'en apercevoir. Le berger était en train de traire l'unique vache qu'il possédait et lui parlait d'une voix douce et calme : « Pardonne-moi, mère, de te prendre un peu de lait dont tu as besoin pour ton veau. » Le veau se tenait juste à côté et regardait le berger de ses grands yeux. Ce dernier poursuivit : « Dis-moi, mère, est-ce que l'endroit où je t'ai conduite te plaît ? Regarde, ici, 78

tu peux manger à ta faim. Bientôt, nous poursuivrons notre chemin. » Puis il revint vers moi avec un bol de lait chaud : « Bois, le lait te fera du bien ! » Je le remerciai et bus, me demandant s'il avait remarqué que je m'étais trouvé dans un état où j'avais perdu toute conscience corporelle. Il était assis à côté de moi et mâchait un morceau de pain sec. Son équilibre tranquille me fascinait de plus en plus. De notre petit feu, il ne restait plus que quelques braises. Plongé dans ses pensées, le berger contemplait les cendres froides. Ses petits yeux cherchèrent les miens, puis il me dit gaiement : Bouddha nous dit : « aussi longtemps que nous n'aurons pas cessé d'exister, que nous ne serons pas devenus froids comme des cendres, nous resterons prisonniers du cycle des réincarnations. C'est pourquoi nous devrions nous efforcer d'écarter tous les désirs, car ils entretiennent le feu. Tout donner permet de s'oublier soi-même et de ne pas se prendre trop au sérieux. Il faudra encore probablement beaucoup de temps jusqu'à ce que je sois libéré, mais j'ai toute l'éternité devant moi. » Il fut secoué d'un rire à cause du jeu de mots paradoxal qui lui était passé par la tête. Je me mis à rire cordialement avec lui. Dans ce prodigieux pays de montagnes, loin de toute civilisation, ma vie changeait. Je ne commençais à pressentir que maintenant ce qu'est la vie et comment les ombres de la mort sont créées par tous les humains. La rencontre avec cet homme m'avait placé devant un grand miroir limpide dans lequel il m'était possible de me redécouvrir. Ce qu'il m'était donné de voir ne me plaisait pas particulièrement. Mon comportement égocentrique, mon attachement au monde matériel apparaissaient au grand jour et il fallait que j'y réfléchisse. La subtilité perfide de mes propres intérêts et le jeu des rapports stratégiques de forces manipulatrices auxquels j'étais soumis me surprenaient encore et toujours. Toutefois, un changement perceptible avait eu lieu en moi. Je n'agissais ni ne réagissais plus comme avant, j'étais plus détaché, plus spontané, plus insouciant et plus clair. Comment cela se passera-t-il quand je retournerai chez moi ? Cette pensée qui avait surgi d'elle-même m'effraya profondément. Ce pays de montagnes, ces hommes simples et profonds étaient devenus mon chez-moi, mais le jour allait indéniablement arriver où il me faudrait quitter ce monde autrefois si étranger et maintenant si familier. Je le savais avec certitude. Les ombres s'étaient allongées, elles étaient les messagers de la nuit. Sans m'en apercevoir, j'avais passé toute la journée ici. Même en me dépêchant, il m'était impossible d'atteindre la hutte avant la tombée de la nuit. Le berger fut ravi lorsque je lui expliquai que j'allais passer la nuit chez lui. Il me conduisit dans un petit refuge à proximité, dont le sol était recouvert d'une fine couche de paille. Puis il me tendit deux vieilles couvertures poussiéreuses dans lesquelles j'allais pouvoir m'envelopper. La nuit était glaciale. Un vent mordant s'engouffrait par les fissures. Je grelottais, mais il n'y avait aucun moyen pour me réchauffer. Tout mon corps s'engourdissait et j'avais la sensation de tomber malade. Le berger s'était allongé et endormi aussitôt. Je me querellais avec moi-même. Pourquoi n'étais-je pas reparti plus tôt vers la hutte ? J'avais la sensation de plus en plus nette que la fièvre montait en moi. Il me fut impossible de dire si j'avais dormi et combien de temps je m'étais assoupi. Soudain, le jour s'était levé. J'ouvris les yeux et le berger me salua.

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Lorsque je me levai, je me sentis faible et eut du mal à me tenir debout sur mes jambes. Je suivis le berger à l'extérieur où il prépara du thé au beurre de yack. Lorsque je lui dis que j'avais probablement une température élevée, il me répondit simplement : « Cela passera ». Pour lui, le sujet était clos. Après avoir bu le liquide chaud et avalé quelques bouchées, je commençai à me sentir un peu mieux. Le berger s'était rendu auprès de ses animaux et leur parlait d'une voix calme et affectueuse. Il leur caressait la tête, leur tapotait le cou. Visiblement, une grande confiance l'unissait à ses bêtes et un dialogue, une sorte de communication à laquelle je ne comprenais rien, s'était établie entre eux. Enfin, le soleil envoya ses chauds rayons sur la vallée. Je pris congé du berger et me mis en route. Mes membres me faisaient souffrir et je me traînais péniblement. À l'aller, j'avais noté différents repères, de sorte que je pus facilement retrouver le chemin du retour. Lorsqu'après plusieurs heures de marche j'arrivai enfin à la hutte, j'étais si abattu et épuisé que je me laissai aussitôt choir sur ma natte et m'endormis. Quand j'ouvris les yeux, le soleil était déjà sur le point de se coucher. J'avais dormi toute la journée. Mais je me sentais mieux et décidai de m'asseoir encore un moment sous l'arbre afin de me concentrer intérieurement. Je songeai à ma rencontre avec le berger et à ses mots si simples. Au bout d'un moment, le flot de mes pensées se calma, un silence profond et réparateur s'installa en moi. Je me reposais dans l'univers qui embrasse tout. Soudain, des mots surgirent des profondeurs insondables et formèrent d'eux-mêmes une prière. Je scrutai en moi-même, dans cette profondeur infinie. « Tu dois porter toute chose en toi, de sorte que toute chose ait la faculté de changer. Emplis tout de mon éclat et de ma force d'amour, rencontre tout avec ton âme détachée, pure et transformée dans la lumière, et élève ainsi tout vers mes hauteurs incommensurables. Par les flammes de ta pensée, tu réorganises les tourbillons de tes atomes. Regarde dans le miroir secret de l'esprit qui crée la nature et trouve le centre de mon éternel cœur de lumière depuis et vers lequel tout rayonne. » J'intégrai profondément le message qui avait surgi en moi. Je ne voulais pas oublier ni perdre le moindre mot de cette inspiration. La nuit avait étendu son drap noir sur les environs. Je m'allongeai mais ne parvins pas à m'endormir. Agité, je me tournais et me retournais dans tous les sens. Il me tardait de retourner au couvent et de retrouver mes amis. Les jours suivants, j'effectuai diverse réparations sur la hutte et rassemblai du bois sec? Je trouvais important de la laisser dans l'état où je l'avais trouvée. Qui serait le prochain à se retirer ici dans le solitude ? Fréquemment, je me tenais à l'endroit où le Maître avait disparu dans le couloir de lumière. Cette petite parcelle de terre avait pour moi une signification particulière et sacrée. Je ressentis le désir de décorer cet endroit. Je cherchai de jolies pierres et les lavai au ruisseau. Lorsque j'en eus rassemblé suffisamment, je réfléchis au symbole que j'allais former avec elles. Je restai assis longtemps sous l'arbre, les yeux fermés, attendant un signe ou une inspiration. Il ne fallait pas que cela provienne de mes pensées, mais d'audelà de la pensée. Régulièrement, je me levais, bougeais un peu et allais boire de l'eau fraîche au ruisseau. J'inspirais profondément l'air glacé. Après un long moment, apparu un cercle contenant deux cercles plus petits. Intuitivement, je sus que cette image était la bonne. Je me mis aussitôt au travail.

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Tandis que je disposais soigneusement le premier cercle, des mots surgirent à nouveau en moi, venus des profondeurs de mon esprit : « Si tu veux reconnaître la vérité, regardes à travers le miroir. Le premier cercle est l'extérieur, ce qui est dense, incarné. » Je poursuivis silencieusement mon travail. Lorsque je disposai le deuxième cercle, les mots suivants apparurent dans ma conscience : « Le deuxième cercle est le parfait miroir du premier dans l'invisible. » Lorsque je disposai le troisième, la voix s'exprima encore : « Ce troisième cercle a triomphé des deux premiers. Il est ouvert, invisible pour le visible comme pour l'invisible. Ce cercle placé le plus au centre est ouvert ! Il est la sphère de ceux qui sont sortis. Les deux premiers cercles sont directement liés l'un à l'autre, le dernier n'a pas de lien, il n'est pas reliable à quoi que ce soit. » Une sensation inattendue et singulière vibrait en moi. J'avais compris quelque chose, mais ne pouvait totalement la saisir dans toute sa profondeur. Cela m'irrita. Je m'assis à nouveau sous l'arbre et entrai dans le silence. Aucune pensée perturbatrice n'apparut. Mon esprit était calme. J'étais en accord avec le grand équilibre. C'est alors que je compris que j'avais disposé intuitivement un mandala qui représentait l'homme divin, libéré et omniprésent. Et tout à coup, la correspondance supérieure de ces trois cercles m'apparut comme un éclair. Je compris comment l'homme est prisonnier dans les deux sphères de l'ici et de l'au-delà, et comment il peut, en triomphant des deux, devenir un homme divin. Tout comme l'esprit de la Terre devient le soleil, et le soleil s'unit au feu cosmique divin. L'homme qui a triomphé des deux premiers cercles fait totalement un avec les processus de développement élevés de l'infini. « Toute la conscience de ce cosmos dans lequel se révélait l'état d'humain devait être purifiée, clarifiée et spiritualisée. Ce n'est que l'homme lui-même qui pouvait accomplir cette œuvre divine, car chacun est son propre créateur et sa propre création et cela, le Maître me l'avait clairement montré et prouvé par ses actes. Si l'humanité réalisait toute la profondeur de son existence, alors le monde, tel que nous le connaissons aujourd'hui, n'existerait plus du tout. L'ensemble de la création aurait effectué un saut quantique et serait passé du fini vers l'infini », songeai-je. Mais aussitôt, me revint un mot du Maître qui relativisait ces nobles cheminements de pensée : « Le créateur et la création n'existent que dans la sphère de l'imaginable, là où causes et effets se donnent la main. Dans la dernière réalité, aucun des deux n'existe. L'unité n'est ni une cause ni un effet, sans quoi elle ne serait pas l'unité. » Son affectueuse intransigeance était insaisissable. Ma vie prenait ainsi un sens de plus en plus profond, une compréhension approfondie, m'ouvrant toujours de nouvelles perspectives pour les formes de l'être. Je décidai de partir le lendemain matin pour retourner au couvent. J'avais le sentiment que le Maître allait également y être bientôt. Je restai encore longtemps assis sous le grand arbre, contemplant le paysage fantomatique dans l'éclat argenté de la lune. Je connaissais déjà si bien ses contours que je pouvais voir la totalité du paysage devant moi, les yeux fermés. Tels d'immuables diagrammes cosmiques, tels des palais d'argent, les géants montagneux se tenaient là. « Le visage de la planète Terre est singulier et sublime, sublime est le sphère lunaire qui tourna autour de la Terre sur une trajectoire précise et gouverne les marées dans les mers », me dis-je soudain. Saisi, je scrutai la nuit silencieuse, sachant que j'étais une partie de ce mouvement, vibrant avec lui depuis des temps immémoriaux. Mon cœur appela Dieu et l'invita à vivre totalement dans le monde des humains. Dans 81

ce monde précipité et structuré d'où je venais, dans cette captivité de la limitation temporelle, Dieu n'avait pas eu de place. Je pris douloureusement conscience de cet état déplorable, tronqué et vide de sens, dans lequel l'humanité se précipitait d'une mort à l'autre. Maintenant que je commençais à ouvrir lentement mon œil intérieur, je voyais clairement comment je sortais progressivement de ce sombre état intérieur et commençais à m'en libérer. Une forte compassion pour toute vie brûlait dans mon cœur comme un feu puissant. Entre-temps, j'avais compris que la totale libération de mon être, la totale extinction et la victoire sur mon existence limitée, étaient la plus grande aide que je pouvais apporter à l'humanité et à la planète. Mais finalement, le souhait de ma propre libération et toute pensée s'y rapportant devaient être réduits en cendres, car sans cela, le concept du Moi, l'idée de « Moi et ma libération » subsisteraient — et c'était exactement ce concept du Moi qui provoquait la dualité et l'assombrissement de l'âme, par le clivage mental qui lui est inhérent. Un vent assez fort s'était levé. Le ciel était envahi par une épaisse couverture nuageuse, de sorte que je fus bientôt plongé dans une obscurité de plomb. Je rentrai rapidement à l'intérieur et écoutai depuis la hutte protectrice le hurlement des vents qui tempêtaient avec force à travers ce monde de montagnes. Comme je voulais partir le lendemain matin, j'espérais que la tempête n'annonçait pas un changement de temps. Cette période de solitude m'avait fait énormément de bien. Beaucoup de choses s'étaient éclaircies et j'étais prêt à apprendre de nouvelles choses. Je dormis toute la nuit, profondément et sans aucun rêve. Je me réveillai avant le lever du soleil et me sentis frais et dispos. Une dernière fois, j'allais m'asseoir sous l'arbre pour méditer. Ma conscience était claire comme du cristal et parfaitement silencieuse. Ce silence avait une profondeur énorme, une énergie exceptionnelle qui percevait une dimension dans laquelle il n'y avait ni temps ni pensée. Cette énergie est la lumière dans l'obscurité, la lumière blanche qui efface tout ce qui est extérieur, éphémère et limité. Dans cette lumière blanche, je vis que tout mon passé mais également celui de toute l'humanité était à cet instant totalement présent en moi, dans ma conscience et dans chaque cellule, en tant qu'information vivante. Et cette présence était également l'avenir, car cette abondance d'informations était toujours en mouvement. Je tentai de comprendre ma présence, mais en dehors de quantité de mots et de concepts du passé dans lesquels je puisais incessamment, je ne trouvai rien. La lumière de l'âme me montra comment ce que j'appelle la vie naissait à chaque instant et comment ce qui est né ainsi formait le courant de la mort que j'entretenais, nourrissais et stimulais. Lorsque je réfléchissais sur ma vie, cela signifiait que je réfléchissais à mon passé et tentais d'y forger des plans qui devaient, selon les apparences, se réaliser dans l'avenir. Un grand désenchantement me submergea. Ma captivité dans ce monde de la mort et de la putréfaction m'apparut clairement, et cette image me projeta à nouveau dans la réalité. Mes bonnes résolutions et mes efforts spirituels s'écroulèrent comme un château de cartes. Ce qui m'effrayait le plus était l'incroyable manque d'amour et l'arrogance dans lesquels je vivais, sans que je ne m'en sois aperçu jusqu'à présent. Mais je savais que l'amour pur m'avait maintenant arraché le masque du manque d'amour. Je me relevai, remerciai l'arbre sous lequel j'avais eu des prise de conscience si diverses et me mis en route. Quelque chose de profond, d'incompréhensible s'était modifié en moi, mais je ne voulais pas y réfléchir pour tenter de savoir ce que c'était; je voulais laisser dissous ce qui l'avait été et ne le remplacer en aucun cas par quelque chose 82

d'autre, ni tenter de le comprendre et de le retenir sous forme d'expérience. C'est ainsi qu'insouciant, je descendis par le raide sentier. La lumière de la véritable existence semblait éclairer mes pas. « L'éloignement, le temps, la dualité, cette force qui fait bouger et persister deux mondes n'existe que dans le cœur de l'aveugle », pensai-je soudain spontanément. Mon cœur battait fortement, comme s'il voulait imprégner mon sang de ces paroles d'une manière indélébile. Le ciel rougeoyait dans le crépuscule, un petit air frais me salua et le clapotis du ruisseau tout proche fut mon accompagnateur. De petites pierres roulaient sous mes pieds vers le précipice, comme si elles faisaient la course. J'étais heureux, simplement heureux, heureux sans raison particulière. Le fin voile de brouillard qui recouvrait la vallée fut doucement levé par les rayons du soleil. De temps en temps, je m'asseyais pour intégrer en moi la beauté et la force de ce monde de montagnes intact. Mon corps s'était entre-temps habitué au rude climat et à la raréfaction de l'oxygène des régions à haute altitude. En début d'après-midi, j'aperçus loin en-dessous de moi la verte vallée avec son lac d'un bleu profond. Je remarquai que mes pas s'étaient aussitôt accélérés, mais je m'exhortai moi-même à garder mon calme, chose que j'appréciais tellement dans le comportement du Maître et de Gaya. Chacun de leurs gestes, chacun de leurs actes, chaque mot, étaient pensés et exécutés ou exprimés en toute conscience et dans un grand calme. Je savais toutefois que je ne devais pas m'entraîner à être calme, sans quoi j'allais inévitablement tomber dans le piège de l'imitation et allais cultiver un état non authentique. Chez Gaya tout comme chez le Maître, ce calme et cet équilibre étaient l'expression de leur état libéré. Je songeai à l'instant où le Maître avait disparu dans ce couloir invisible de lumière et ce souvenir me transposa dans un état de ravissement. Ce moment avait touché et déclenché en moi quelque chose de profond. Il avait réveillé un pressentiment originel qui avait jusque là sommeillé dans les couches les plus profondes de mon être. Je savais pertinemment que le Maître n'avait pas voulu me présenter un tour de passe-passe, ni me prouver quoi que ce fût. Ce qu'il m'avait permis de vivre avait relativisé et fait s'effondrer en quelques instants ma raison et ma capacité de perception sensorielle, ainsi que tout ce que j'avais alors considéré comme possible ou impossible. Par là même j'avais été contraint de voir ma vie ou ce que je considérais comme tel avec toutes ses circonstances, sous un angle tout à fait nouveau. Il m'avait été montré que la raison qui voyait, vivait et animait le monde matériel avec son côté clair et son côté obscur et s'identifiait avec lui, se situait à un niveau très relatif. À ce niveau, une perception et une interprétation relatives constituaient la mesure de la vérité. Et ce malheureux malentendu était la cause de la souffrance du monde. Avant d'aller sur la montagne, le supérieur du couvent nous avait, à Gaya et à moimême, expliqué quelque chose de très important : « La perception pure et intuitive n'est pas liée au concept d'objectivité et de subjectivité, et par conséquent non intriquée dans la raison relative qui voit et vit le monde matériel au travers de ses instruments sensoriels et s'identifie avec ce qui est ainsi vécu. Tout comme j'utilise mes vêtements pour couvrir mon corps, tu devrais utiliser la raison éphémère : comme un instrument avec tout son contenu. Ne t'identifie ni avec la raison ni avec son contenu. Sois libre, car la liberté est l'état de celui qui n'a pas de nom. » Je ne cessais de me remémorer ces mots d'avertissement qui poussaient à une vigilance permanente. Soudain, ma vie était devenu si intense ! Quelquefois, tout cela 83

représentait trop de choses pour moi et je rêvais d'une longue pause où je n'en entendrais plus rien. Mais entre-temps je savais aussi que cette pause ne pouvait plus exister avant que je n'aie triomphé de toutes les limites et limitations. En début d'après-midi, j'entrai dans le couvent par le grand portail et me dirigeai vers le bâtiment principal. Je croisai plusieurs moines qui me saluèrent brièvement et je me demandai s'ils avaient seulement remarqué mon absence. Passant par les étroits couloirs, j'arrivai dans ma chambre. Je m'allongeai un moment afin de me reposer de ma longue marche. Plus tard, je voulais vérifier si je trouvais Gaya ou le supérieur afin de leur annoncer mon retour. Je m'endormis malgré moi et fus réveillé lorsque quelqu'un frappa à ma porte. Je me levai précipitamment et ouvris. Le supérieur et Gaya se tenaient dans le couloir et étaient venus m'accueillir. Gaya avait apporté du thé. Le supérieur me demanda gentiment si mon séjour m'avait plu et si tout s'était bien passé. L'éclat malicieux de son regard me montrait qu'il savait exactement ce qu'il en était et qu'il n'avait nul besoin de mes commentaires. Comme toujours, je me sentais en sécurité et soutenu par sa présence. Son cœur rayonnait d'une grande chaleur. Elle était le résultat du travail dévoué de toute sa vie pour tous les êtres auxquels il montrait inlassablement par son exemple le chemin qui conduit à la félicité et à la libération définitive. Mais cette fois, quelque chose de plus profond, de plus vaste, émanait de son être, une sensibilité qui ne pouvait être exprimée par des mots. Une sensibilité qui effaçait toutes les limites et révélait un rayonnement merveilleux et silencieux. Le Maître du temps n'avait plus de prise sur lui, car il l'avait désarmé et délivré grâce à l'amour illimité. Puis il se leva et pris congé de nous : il était comme toujours très occupé. « Comment vas-tu, Gaya ? Tu m'as manqué ! » Elle rit puis répondit: « Tu n'es jamais venu, tu n'es jamais parti, mais c'est merveilleux que tu sois là. Le Maître reviendra demain et je suppose que nous reprendrons la route dans les prochains jours. Il t'a promis de t'emmener jusqu'à ce lieu de pèlerinage. C'est véritablement un endroit impressionnant. J'y suis allée il y a de nombreuses années et je pense que depuis lors beaucoup de choses y ont changé. » Gaya me conduisit dans la pièce où elle avait peint le mandala. Elle voulait me montrer son travail. Il n'y avait personne à part nous. Nous nous assîmes, et elle se mit à m'expliquer le mandala. En premier lieu, je remarquai le grand bouddha doré qui était assis en dehors du cercle extérieur, en haut tout au centre du dessin, dans la parfaite position du lotus. Le monde des apparences était multicolore et comprenait divers niveaux ; il était représenté dans les domaines des quatre directions du ciel et dans les deux aspects de ce monde. Gaya m'en expliqua tous les détails d'une voix calme. Soudain, le moine âgé surgit derrière nous et murmura : « L'être humain est comme un bouton floral de lotus, qui vient au monde dans les eaux marécageuses. Il croît dans les eaux troubles jusqu'à ce qu'il déploie finalement son blanc calice au-dessus de la surface de l'eau. Alors, les eaux boueuse et troublées ne peuvent plus le souiller. Il en va de même pour le chemin libérateur de l'homme. » Il avait guidé Gaya pendant son travail et pour chaque aspect qu'elle dessinait, il lui avait permis de réaliser de profondes prises de conscience. Il se racla doucement la gorge et s'assit avec nous afin de donner son avis sur le travail de Gaya. Il n'était pas un homme volubile, mais son silence concentré disait tout ce qu'il y avait à dire.

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Après un long silence, il poursuivit ses explications. « Tout en l'homme, à part la pure essence rayonnante, est éphémère. La pure lumière intérieure est extérieurement recouverte d'un paresseux morceau de chair. Le faisceau de lumière intérieure met provisoirement cette chair en mouvement et lui montre le chemin vers la porte du grand équilibre. Le corps de lumière n'est composé ni de chair ni de sang, ni d'éléments plus subtils de cette nature. Il est la nature du bouddha elle-même. Le corps de lumière calme toutes les tempêtes et supprime tout ce qui n'est pas équilibré » Une bonté infinie émanait des yeux du vieux moine et cette éternité rayonnait incessamment depuis son corps, nous bénissait et nous élevait. Sa présence emplissait l'atmosphère avec le doux parfum du silence et de la paix. Il était vide du monde des illusions — un néant avec un corps qui deviendrait après sa mort physique un néant sans corps. Avec mon œil intérieur, je le voyais assis sous l'arbre devant la hutte, en haut de la montagne, sans vouloir quelque chose, sans ne pas vouloir quoi que ce fût. Il était d'une profondeur insondable, une éclosion incessamment créatrice. Il incarnait la simplicité même de la vérité éternelle. Aucune force de ce monde ne pouvait agresser ni détruire cette simplicité. Nous restâmes longtemps assis en silence. Mon esprit était calme, tranquille et extrêmement réceptif, non pas pour les mots, mais pour cette force pure et rayonnante qui emplissait la pièce. Un jeune moine que j'avais déjà vu ici en train de peindre entra, s'approcha doucement de son maître et lui annonça brièvement quelque chose. Le vieux moine se releva, nous fit un signe de la tête et quitta la pièce en compagnie du jeune moine. Je voulus dire quelque chose, mais une force subtile paralysa ma langue. Un peu plus tard, Gaya et moi quittâmes le couvent et empruntâmes le chemin qui conduit jusqu'au lac. J'étais comme étourdi par la beauté et la force de la végétation. Cette faculté de perception accrue, cette tendre sensibilité pour toute vie, s'était éveillée en moi par le rayonnement d'amour si élevé que nous avions vécu en présence du moine âgé. Des pensées apparurent dans ma conscience: je voulais comprendre cette incarnation, cette expression élevée de l'amour qui ne diminue ni n'augmente. Cette force lumineuse de Dieu qui se donne incessamment, remplit tout, épanouit tout, cette force tout-puissante et omniprésente qui rayonne, incessamment victorieuse, depuis notre intérieur vers le monde entier, cette incommensurabilité de Dieu, cette lumière, cet amour et cette beauté infinie, ce feu qui ne s'éteint jamais et rayonne de la sagesse universelle depuis toutes les âmes éveillées, qui spiritualise tout dans une splendeur inimaginable, transforme tout, sanctifie tout, c'est ce rayonnement d'amour du trésor de lumière universel de Dieu dans lequel je voulais me plonger totalement et me fondre. Auprès des hommes de ce pays, j'avais vu que c'est cette force de lumière qui éveille les âmes, transforme les humains et les reconduit vers leur véritable but. Gaya avait remarqué que j'étais profondément bouleversé intérieurement et s'arrêta. J'avais la nette sensation d'être entré à l'instant dans quelque chose de puissant, le sentiment qu'un source sacrée venait de s'ouvrir en moi. Gaya ne dit rien. Elle me regarda brièvement dans les yeux et un doux sourire traversa son visage. Sans que je l'aie remarqué, nous étions arrivés à côté des huttes, sur la berge du lac. Les hommes qui vivaient là comprirent aussitôt que nous venions du couvent et nous invitèrent pour le thé. Trois générations vivaient dans cette maison. Le plus jeune membre de la famille était une petite fille de cinq semaines. Tout en ayant suffisamment à manger, ils étaient tous maigres et leurs visages étaient émaciés. Ils semblaient être les miroirs de ce rude pays de montagnes. Le grand-père qui était assis dans un coin n'avait plus que la peau et les os. Mais leurs yeux rayonnaient de bonheur et de gentillesse. Ils avaient interrompu leur travail pour nous accueillir ; seul le grand-père restait indifférent 85

dans son coin et regardait par la fenêtre. Il était sans cesse pris de quintes de toux qui lui ravissaient ses forces. Pensive, Gaya contempla le vieil homme et demanda à sa fille aînée depuis combien de temps il toussait ainsi et pourquoi il était apathique. Lorsque Gaya eut compris ce qu'il en était, nous sortîmes à quatre dans les prés et dans le jardin, afin de chercher des plantes très précises. Lorsque nous eûmes trouvé ce dont nous avions besoin, Gaya déposa nos trésors dans un grand bol d'argile et fit macérer les herbes médicinales dans de l'eau froide. Puis elle les broya soigneusement tout en chantant différents mantras grâce auxquels elle augmentait le pouvoir de guérison des plantes et y ajoutait la force de vie du prana qui rayonnait de ses mains guérissantes. Elle obtint un breuvage vert brun qui fut bouilli trois fois, puis exposé au soleil. Pendant tout ce temps, Gaya resta assise à côté du bol et ne dit pas le moindre mot. Toute la famille s'était également rassemblée devant la maison et observait Gaya avec respect, étonnement et curiosité. Personne n'osa se lever ni parler. Tout d'un coup, régnait une atmosphère solennelle. Même les enfants ne couraient plus autour de la maison et s'étaient assis en silence à côté de leurs parents. Seuls les trois cochons bruns cherchaient en grognant avec ardeur des déchets alimentaires. J'eus l'impression que tout le monde avait déjà oublié que Gaya préparait un remède pour le grand-père. Ils savouraient simplement le fait de voir et de vivre quelque chose d'inhabituel. Une heure plus tard, Gaya alluma un petit feu dehors. Remerciant le feu originel, elle jeta d'une main légère un peu de riz et de beurre, ainsi que différentes épices dans les flammes dévorantes. Là aussi, elle respectait un rituel clairement structuré, accompagné des mantras appropriés. Elle était visiblement initiée à l'ancien art de guérison védique. Je savais qu'elle avait beaucoup appris du Maître, mais elle devait avoir eu un autre Maître quelque part, qui l'avait tout particulièrement initiée à cet art de guérison. Elle ne m'en avait toutefois encore jamais parlé. Nous attendîmes patiemment que le feu se soit entièrement éteint. Puis tous s'approchèrent, prirent un peu de cendre froide et s'en appliquèrent sur le front. Gaya en déposa sur mon front, puis sur le sien. La fille aînée de la famille remplit un petit bol de la cendre restante, puis nous entrâmes tous dans la maison. La lumière du soleil entrait par la fenêtre ouverte, des grains de poussière dansaient dans ses rayons et l'un des enfants se mouvait, amusé et étonné, dans le scintillant faisceau lumineux. Sous le regard amusé des aînés, il tentait d'attraper la lumière avec ses petites mains. La toux sifflante et haletante du vieil homme rompit le silence. Sa fille lui appliqua un peu de cendre sur le front et Gaya lui fit boire prudemment le liquide amer. Il fit une grimace tandis qu'il avalait lentement. Sa fille dut continuellement l'encourager et lui expliquer qu'il s'agissait d'un remède, car après chaque gorgée, il refusait de continuer à boire. Sur ces entrefaites, il s'endormit. Sa respiration devint plus calme et les quintes de toux s'espacèrent. Lorsque nous fûmes à nouveau assis à l'extérieur, Gaya se mit à parler de la vie originelle, à la demande de la famille : « Nous ne devons jamais oublier que nous sommes protégés par un environnement sacré. Toute chose en ce monde est sacrée, car en chacune vit la force infinie de l'esprit éternel. Nous sommes enveloppés de bonté, de l'amour pur et éternel. Nous devons être éveillés pour cet amour infini, à l'instar de la mer qui ne dort jamais.

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Découvrir sans effort le doux sentiment, la merveilleuse lumière de l'esprit, voilà le sens de notre vie. Le corps fleuri de ce monde éphémère se fane, mais l'esprit intemporel qui l'habite est éternel. Le monde du cœur est le monde de l'infini, de la beauté incommensurable des choses. Le sourire du soleil et le silence du soir, tout est embrassé par l'éternel UN. » Après que Gaya eût parlé, elle resta assise longtemps sans bouger. C'était comme si tout ce qu'elle avait dit avait imprégné tous les mondes et comme si la nature toute entière lui avait prêté une oreille attentive. Ses paroles étaient de bienfaisantes gouttes de lumière, venues du monde des âmes, d'au-delà des frontières du visible. J'étais profondément touché par la simplicité et la clarté avec laquelle elle avait parlé à ces gens. Elle trouvait toujours le ton juste et ce dernier avait une vibration de guérison, clarifiante et purifiante au niveau de toutes les couches de l'état d'être humain. Alors que nous nous apprêtions à partir, une des petites filles sortit de la maison en courant, portant une pierre d'un éclat rougeâtre et la tendit à Gaya avec des yeux rayonnants. Elle expliqua fièrement qu'elle avait trouvé cette pierre elle-même. Nous avancions tranquillement le long du lac et regardions la surface de l'eau que le vent ridait légèrement. Des nuages blancs passaient silencieusement au-dessus de nos têtes, dans un ciel d'un bleu éclatant. Les paroles de Gaya rayonnaient comme un soleil dans mon âme encore embrumée. Je n'avais encore jamais vu la nature avec ces yeux-là. J'entendis encore : « Nous sommes protégés par cet environnement sacré, toute chose en ce monde est sacrée et l'expression du Très-Haut. » À cet instant, je perçus la nature exactement comme elle l'avait décrite. C'était une perception libre de pensée, de temps et de souvenirs, un flot non entravé, quelque chose que l'on ne peut pas exprimer par des mots. Mes efforts, les soucis et espoirs que j'avais eus pour ce qui concerne la terre, tout cela passait silencieusement à côté de moi comme les nuages blancs au-dessus de ma tête. Je ne comprenais pas les choses, j'étais moi-même ces choses ! Un sentiment de délice me submergea. Gaya me murmura : « Aucune joie n'est joie. Ne te laisse pas emporter par des émotions, le silence éternel est éternellement silencieux. » Ses paroles entrèrent en moi comme des rayons de lumière et je remarquai que je venais de tenter de ramener cet état intemporel au niveau temporel et de l'y retenir, afin de m'en délecter le plus longtemps possible. Une fois de plus, j'avais succombé à la tentation de retenir dans le temporel ce qui est éternel, sans même en être conscient. À la tombée de la nuit, nous entrâmes dans le couvent, et je me retirai dans ma chambre après avoir pris congé de Gaya.

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L'œil d'or Après une longue période où je n'y avais plus songé, mes pensées tournaient à nouveau autour de ce qui m'avait motivé à entreprendre ce voyage ici. Pensif, j'ouvris mon carnet où j'avais pris des notes et survolai ce que j'y avais écrit jusqu'à présent. Il y avait beaucoup à compléter et à noter. Mais comment allais-je pouvoir transposer sur le papier l'intensité, la diversité et la multiplicité des niveaux de l'expérience qu'il m'avait été donné de vivre ces derniers mois ? Jusque tard dans la nuit, je restai assis sous la lumière vacillante, penché sur mes feuilles, et laissai défiler les événements et les expériences devant mon œil intérieur, afin d'appeler en moi les mots et les enseignements profonds qu'ils recelaient. Sans cesse, je me posais la question de savoir si j'avais bien compris le message ou si ma capacité de compréhension limitée m'avait imposé une interprétation très précise. Peut-être que tout s'était déformé selon ma propre idée et que je m'étais contenté d'explications superficielles et subjectives ? Je notai différentes questions qui ne me semblaient pas claires, afin de pouvoir demander ultérieurement des explications supplémentaires à Gaya ou au Maître. Curieusement, les questions venaient d'elles-mêmes. Cette nouvelle discussion avec moimême, dans un état de concentration, m'aida à accéder à des domaines encore plus profonds de mon être intérieur. Soudain, je prenais à nouveau plaisir à écrire. Des réponses claires à certaines questions montèrent instinctivement en moi, depuis le monde intérieur illimité qui ne connut pas de commencement. De vieux critères et de vieilles idées s'effacèrent sans être remplacés par de nouveaux. Je comprenais de plus en plus clairement comment sont les choses et pourquoi elles sont telles qu'elles sont. Je les voyais en relation avec le flot naturel de l'infini, de l'incompréhensible, de l'inexprimable. Entre-temps, la nuit était très avancée. Je m'assis sur la natte devant la fenêtre fermée et levai les yeux vers le ciel. Un silence total régnait dans le couvent. Les moines dormaient. L'atmosphère paisible de ce lieu pur se propageait dans le silence. Dehors, l'obscurité était totale. Dans ma chambre, la petite lampe à huile projetait des ombres dansantes sur le mur. De temps en temps, le pâle visage de la lune sortait de derrière les nuages et dans sa lueur, les contours sombres des montagnes géantes devenaient visibles pour quelques instants. « Nous sommes protégés par un environnement sacré. Tout est sacré, tout est l'expression du Très-Haut. » Cette phrase me revenait sans cesse, elle avait pour moi quelque chose de magique qui me touchait très profondément. La nostalgie des rives lointaines et non limitées de ce monde de la sainteté battait toujours plus fort dans mon cœur. Ma vie humaine terrestre n'était rien de plus qu'un bref battement de paupières. Comme le comportement que j'avais eu était ridicule, enfantin : j'avais inlassablement couru après des valeurs matérielles, éphémères, totalement hypnotisé par mes propres intérêts ! Dans la lumière de mon âme, je pressentais ce que cela signifierait lorsqu'un jour toutes les forces inférieures seraient surmontées et que cette sainte paix coulerait à travers mon être. 88

J'eus l'impression de m'être à peine endormi lorsque le gong de la méditation du matin retentit. Le son clair pénétra jusque dans les coins les plus reculés du couvent. Je m'étirai comme un chat afin de chasser le sommeil de mes membres. Dans le couloir, les moines avançaient rapidement en direction de la salle de méditation, seul le moine âgé marchait tranquillement, avançant pas à pas. Je m'associai à lui. Le reflet d'un sourire illumina son visage régulier. Il était rare qu'il se rende dans la salle de méditation, car il était lui-même totalement méditation. Ce matin cependant, il allait y participer pour une raison que j'ignorais. Il faisait encore sombre dehors et à l'intérieur du bâtiment, les couloirs étaient à peine éclairés. Mais tous connaissaient les endroits où les marches de pierre étaient usées. Dans la grande salle, toutes les fenêtres étaient ouvertes et il y faisait extrêmement froid. J'inspirai profondément l'air glacé. Aujourd'hui, les moines étaient rassemblés ici en nombre inhabituellement élevé. Il y en avait probablement de nouveaux qui nous avaient rejoints, venant d'un autre couvent. Sur le chemin qui montait vers la hutte, le moine qui m'avait accompagné m'avait raconté que de temps en temps, des moines qui passaient par ici s'arrêtaient pour quelques jours. Lui-même s'était déjà arrêté dans d'autres couvents en compagnie de tels groupes. De l'autre côté de la salle, je découvris plusieurs femmes, vêtues d'un habit ocre et le crâne rasé. Gaya était assise à côté d'elles. Lorsque tout le monde fut assis, le supérieur entra, accompagné par le Maître, rayonnant comme un soleil. Mon cœur exultait de joie. J'aurais préféré bondir vers lui pour le saluer. Mais il me fallait contenir ces émotions personnelles devant le silence profond et concentré qui régnait autour de moi. Les moines se mirent à chanter des soutras ; leurs voix puissantes provoquèrent une forte vibration dans la salle et déclenchèrent d'étranges émotions en moi. Après le chant, nous entrèrent ensemble dans le silence méditatif qui absorbe tout. C'était un reflux naturel dans l'océan illimité de la lumière blanche et claire comme du cristal, que les sens terrestres ne peuvent percevoir. Après que la lumière du jour ait repoussé la nuit, la méditation du matin s'acheva. Je cherchai le Maître des yeux, mais il avais déjà quitté la salle. À mon grand étonnement, je n'avais pas eu froid durant tout ce temps, malgré la température glaciale qui régnait dans la salle. Pourtant, j'étais content de ne pas me trouver ici en plein hiver, car les températures tombent loin en dessous de zéro et dehors, la couche de neige atteint plusieurs mètres d'épaisseur. Je me retirai dans ma chambre jusqu'au petit-déjeuner. Une paix profonde m'emplissait. Peu de temps après, on frappa à ma porte. Cela ne faisait aucun doute : c'était le Maître ! Je sentais son puissant rayonnement à travers la porte. Enchanté, j'ouvris la porte et lui exprimai vivement ma joie de le revoir. Aucune joie ni aucune absence de joie ne vinrent de lui. Il était comme toujours calme, équilibré, rafraîchissant comme une douce brise d'été. Un court instant, je sentis monter en moi un sentiment de déception, car j'avais également attendu de sa part l'expression de la joie de se revoir. Mais il ne dit pas un mot, et dans ce silence, mon ego s'émiettait de plus en plus. « As-tu trouvé que ton séjour au couvent fut précieux pour toi ? me demanda-t-il finalement. Oui, bien sûr, il m'a énormément apporté ! répondis-je. Beaucoup de choses sont devenues plus claires pour moi. En vivant avec cette communauté de moines, j'ai appris à connaître une forme de vie qui m'était jusque-là totalement étrangère. Ce fut pour moi une expérience extraordinairement précieuse. — C'est bien. Demain nous quitterons le couvent. Quelques moines nous accompagneront sur un bout de chemin, car ils sont en route vers le lieu de pèlerinage, tout comme nous. » 89

Puis nous restâmes assis là longtemps, silencieux. Lorsqu'il ferma les yeux, je l'observai minutieusement. Son apparence avait changé une fois de plus. Il avait l'air plus jeune qu'auparavant, plus rayonnant que jamais. Les questions que je voulais lui poser tourbillonnaient dans ma tête sans que je puisse les formuler par des mots. Mais une fois de plus, il me devança. Il n'avait pas besoin de mots pour savoir ce qui me préoccupait ! « L'état de non-désir est effectivement l'état de la libération. Et la libération n'est rien d'autre que la libération du lien avec l'ego. Si tu te libères des liens du désir, tu atteins ta libération. La création tout entière disparaît comme le brouillard sous le soleil lorsque l'éternel voyant, le témoin, réalise qu'ils ne sont que ce qu'il voit. — Et que se passe-t-il avec le savoir ? demandai-je. Il disparaît également, répondit-il laconiquement. — Qu'est-ce que c'est que ce voyant, ce témoin, peux-tu me l'expliquer ? poursuivis-je. Comment voit-il le monde ? Cela, je ne le comprends pas, je tâtonne dans le noir. » Le Maître écoutait profondément en lui-même, il semblait chercher les mots justes afin de répondre à ma question de sorte que je comprenne. Tu dis tâtonner dans le noir. Si tu te trouves dans une pièce obscure dans laquelle aucune lumière ne pénètre, tu constates qu'il fait noir. Mais l'obscurité elle-même ne peut pas voir l'obscurité. Il y a donc quelque chose d'autre en toi qui constate qu'il fait noir. C'est cela, le voyant, le témoin. S'il n'était pas de l'autre côté de l'obscurité, il ne pourrait jamais constater qu'il fait noir. Vois-tu, ici il y a deux entités : l'obscurité et celui qui voit l'obscurité. Comment peux-tu savoir qu'il fait sombre ? Reconnais-le : tu n'es pas l'obscurité que l'on voit. Tu es celui qui voit, le témoin de l'obscurité. Si maintenant tu fermes les yeux, tu constateras exactement la même chose. La sagesse est le témoin de celui qui sait et de ses expériences. C'est pourquoi ne te laisse pas entraîner par tes illusions dans un monde déformé et obscur. N'oublie jamais : tu es toujours le témoin, le voyant, tu n'es pas ce que tes sens voient et expérimentent dans le monde extérieur. Avec tes sens, tu réfléchis à ce que tu as vu, tu l'interprètes et vis selon ce que tu as vu et interprété. Le voyant est le soleil, ce qui se passe est le brouillard sous le soleil. Le brouillard va et vient, ne l'oublie jamais, n'oublie pas un seul instant ton véritable état d'être divin. Ne t'oublie pas ! » conclut-il en riant et en me donnant une tape amicale sur l'épaule. Le gong nous appela pour le déjeuner. Le Maître se releva. « Viens! Allons nourrir l'illusion ! » Il rit à gorge déployée et de bon cœur, et son rire était si communicatif que j'en fus secoué. Lorsque le Maître riait, la création tout entière semblait rire avec lui, tant cela était communicatif et électrisant. Avant que je ne m'en aperçoive, il était déjà dehors dans le couloir et je dus me dépêcher pour le rattraper. Au déjeuner régnait une atmosphère exubérante. Plusieurs tables supplémentaires avaient été dressées dans le réfectoire et les hôtes s'y étaient installés. Un soutra fut récité avant le repas. Les moines mangeaient très consciemment, ce fut la première fois que je le remarquai. Après le déjeuner, le supérieur nous invita, Gaya et moi, à le suivre dans la pièce où il accueillait les invités. Le Maître voulait nous rejoindre ultérieurement. Le supérieur nous servit du thé bien chaud et nous présenta trois moines qui allaient nous accompagner avec l'accord du Maître. Ils nous firent un signe amical de la tête. Deux d'entre eux étaient très réservés et parlaient à peine, tandis que le plus jeune était très remuant et extraverti. 90

Bientôt, le supérieur lui posa une question. « Quels sont les grands obstacles pour celui qui avance sur le chemin de la libération, peux-tu me dire cela ? » J'attendais sa réponse avec grand intérêt, car c'était pour moi une question brûlante. Mais le moine prit son temps et but lentement son thé. Mais alors la réponse sortit des profondeurs : « Ce sont ceux qui sont passés, présents et futurs. — Qu'est-ce qu'un obstacle du passé ? poursuivit le supérieur. Cette fois la réponse ne se fit pas attendre : « Se remémorer le passé, se souvenir de lui et être impressionné par lui est l'obstacle du passé. L'obstacle du présent est bien plus multiple, poursuivit immédiatement le jeune moine. Il réside dans le fait de se préoccuper de choses intellectuelles superficielles, de cultiver leur opacité, de les justifier et de les interpréter. Voilà l'obstacle du présent. Quant à celui du futur, il réside dans le fait de se faire des soucis et de s'attendre à des difficultés, même avant qu'elles n'interviennent. » Le supérieur lui adressa un hochement de tête amical, il était satisfait de ses explications. J'avais constaté depuis longtemps avec quel soin les jeunes moines étaient formés. J'étais étonné de la facilité et de la clarté avec lesquelles il avait répondu à ces questions. Gaya qui était assise à côté de moi et avait écouté attentivement s'adressa au jeune moine : « Tu as parlé avec une grande sagesse. Mais si tu le permets, j'aimerais encore ajouter quelque chose. » Le jeune homme lui adressa un sourire d'acquiescement. « La sagesse n'appartient à personne, dit Gaya. Il est important que nous partagions ensemble nos expériences et nos prises de conscience. Il est également important que nous maîtrisions nos sens et ne les détruisions pas. Lorsque les vieilles forces se retirent de nous, les sens sont placés sous les ordres de la volonté éclairée et utilisés par elle. Les sens doivent être utilisés dans l'objectif pour lequel ils sont prévus. Ne leur permets pas de te dominer, ne te laisse pas séduire par le monde des sens. Contrôle les sens, alors ils travailleront d'après des lignes de conduite libératrices claires et de ce fait, ils rempliront leur rôle. Dans ces lignes de conduite libératrices, l'on peut reconnaître clairement ce qui ouvre le cœur et ce qui fait naître en lui de l'inquiétude. Vis dans le silence et abandonne l'inquiétude. La cause de tout inquiétude est le mauvais usage des sens. Veille soigneusement sur eux et tu découvriras qu'ils t'aident à découvrir tous les mystères de la vie. » Les yeux du supérieur brillaient comme deux soleil : « Bien parlé ! » En remerciement pour cet enseignement, le jeune moine joignit brièvement ses mains. Les deux autres avaient écouté attentivement. Ils étaient assis là, silencieux et immobiles, sans s'exprimer au sujet de ce qui avait été dit. À peine Gaya avait-elle achevé sa phrase que le Maître entra dans la pièce et s'assit avec nous. Le supérieur lui donna une tasse de thé puis s'adressa à nouveau à nous : « Comme je viens de l'apprendre par le Maître, vous allez nous quitter demain. Mais sachez qu'ici, vous serez toujours chez vous. Vous serez toujours les bienvenus, et vous pouvez revenir quand vous voulez et quand vous pouvez, et rester aussi longtemps que vous le souhaitez. » L'invitation était sérieuse. Touché par la gentillesse du supérieur, je me demandai un instant si je devais rester au couvent. Mais très vite, je compris que mon destin terrestre ne m'avait pas conduit ici pour toujours. Peut-être que plus tard je reviendrais pour une période plus longue, et cela, je pouvais bien le concevoir. J'adressai un chaleureux regard de remerciement au supérieur. Soudain, un œil d'or se 91

mit à briller entre ses deux sourcils et à l'instant où je le vis, je sentis une fine piqûre et une pulsation singulière entre mes sourcils, exactement au même endroit. Puis je vis l'aura rayonnante qui l'entourait, ainsi que le rayonnement de toute chose. Au même instant, je compris la clé vibratoire des objets visibles et invisibles. Cette perception claire ne dura pas longtemps, mais elle entraîna une modification fondamentale dans ma conception de toute chose. Le supérieur se tourna vers moi et expliqua : « Il n'y a rien de solide. Tous les corps, le tien y compris, sont des corps de rêve énergétiques et sans substance. La vérité est au-delà des rêves, la vérité est maintenant. » Le Maître me sourit et déclara : « Le Moi n'a pas de corps. Le Moi se sert de la raison, de l'intellect et des sens en tant qu'instruments pour se déployer de façon autoorganisatrice dans ce monde matériel d'illusions. Son activité subjective a lieu à l'intérieur de l'homme et ce n'est qu'ensuite qu'elle est transposée dans le monde extérieur et matériel. C'est ainsi que le sujet se crée son objet, et que l'objet agit à son tour sur le sujet. C'est de là que provient la perception humaine, de l'interprétation de sa propre réalité. Le Moi est la plate-forme sur laquelle l'image du monde subjectif se forme et se reflète à l'extérieur. Lorsque la raison humaine analyse quelque chose d'apparemment extérieur, c'est en réalité elle-même qu'elle analyse dans son intérieur. Être enchaîné à la raison signifie la mort de l'intuition. C'est pourquoi, dans cette profonde manière de considérer les choses, nous ne devons jamais oublier que le Moi n'a pas de corps et qu'aucune réalité objective ne lui est attribuable. Il ne peut se déployer et s'extérioriser que dans la dimension temporelle et relative. Et comme il est lui-même éphémère, son déploiement et son extériorisation ont lieu sous une forme éphémère. Que sommes-nous, à vrai dire, nous qui sommes assis ensemble dans cette pièce ? » demanda-t-il avec un air malicieux. Cette dernière question plut tellement au supérieur qu'il éclata de rire. Son visage tout entier rayonnait. Il se tourna vers moi et dit : « Le soutra du cœur que nous récitons chaque jour révèle cela. Écoute bien : la forme ne se différencie pas du vide, le vide ne se différencie pas de la forme. Ce qui est forme est vide et ce qui est vide est forme. Il en va de même pour les vrais sentiments, les perceptions, les impulsions et la conscience. Toutes ces qualités sont vides. Rien n'est né ni mort, ni taché ni pur, ni croissant ni décroissant. C'est pour cela qu'il n'y a pas de sentiments dans le vide, pas de perceptions, pas d'impulsions, pas de conscience, pas d'yeux, pas d'oreilles, pas de nez, pas de langue, pas de goût, pas de corps, pas de raison, pas de couleur, pas de son, pas d'objets, pas de monde des yeux, pas de monde de la raison, pas d'ignorance ni de disparition de l'ignorance, et par conséquent pas d'âge, pas de mort ni de disparition par mort. Pas de douleur, pas de début ni de fin, pas d'aller ni de retour, pas d'arrêt, pas de chemin, pas de but, il n'y a rien à atteindre. Celui qui est totalement éveillé ne connaît pas d'obstacle, il n'est pas un obstacle ; il vit totalement librement, totalement illuminé dans l'état du Nirvana. » Le supérieur avait fermé ses yeux et se trouvait dans un profond état de méditation. Soudain il les rouvrit et déclara d'un air malicieux : « Voilà, c'est tout ! » Le Maître se releva et nous prîmes congé du supérieur, bien que notre départ n'ait lieu que le lendemain. Le matin, le supérieur était la plupart du temps très occupé et aurait à peine le temps de s'entretenir avec nous. J'attendis que tout le monde ait quitté la pièce. Le supérieur avait perçu mon souhait de rester encore un instant seul avec lui, car il referma la porte sur le jeune moine qui sortit en dernier. « Viens, assieds-toi auprès de moi », me dit-il. J'avais un tel sentiment d'intimité en sa présence ! C'était comme si nous nous connaissions depuis toujours. « Tu es revenu. C'est bien »,me dit-il alors d'une voix calme. 92

Mon cœur battait d'excitation lorsque je lui demandai : « Nous connaissons-nous de par une vie antérieure ? Je ressens une telle intimité en ta présence. — Je ne sais pas si nous nous connaissons de par une vie antérieure, mais cela n'est pas très important. Ce qui est important, c'est que tu sois revenu à ton origine intérieure. Et là, nous nous connaissons effectivement de toute éternité. Là, nous sommes familiers l'un à l'autre, là il n'y a pas de différence, pas de séparation entre nous. Que tu aies trouvé le chemin vers le Maître ou lui vers toi montre clairement que tu te préoccupes depuis longtemps de surmonter et de te libérer de tout ce qui est limité. J'ai remarqué que ton esprit est très vivant, que tu comprends vite des enseignements complexes et — le plus important que tu sais transposer immédiatement ce que tu as compris dans des actes justes et libérateurs. En vérité, c'est le chemin pour arriver à effacer en toi tout ce qui est ancien et limité. Reste vigilant ! Ne perds plus jamais cette vigilance ! La force noire de ce monde est puissante. Beaucoup sont intéressés à maintenir ce monde tel qu'il est, dans son état limité. Tu dois le savoir. Bientôt, tu verras toi-même ce que je veux dire par là. En fait, tu le sais déjà, mais tu n'en es pas encore totalement conscient. Il y a deux fraternités : l'une, universelle, qui n'est pas de ce monde, et l'autre, grande, qui est de ce monde. La fraternité de lumière, la loge des sublimes, n'a absolument aucun lien avec la fraternité de ce monde. Sois prudent, car la fraternité de ce monde parle également de lumière et d'amour, mais elle suit la fausse lumière, celle du monde double sur lequel elle règne. Ne te laisse pas aveugler ! Pense aux paroles du Maître Jésus : Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. La fraternité de lumière travaille depuis des temps immémoriaux à éveiller la conscience cosmique endormie dans l'homme et dans toute créature. Comprends profondément que tu es au-delà de la naissance et de la mort. Comprends profondément que tu existes au-delà de la naissance et de la mort. Comprends profondément que la seule vérité se trouve dans la lumière, l'amour, la sagesse, qui ne sont pas de ce monde. Comprends profondément que la véritable existence n'est ni ici ni dans l'au-delà : les deux sont des sphères oniriques du Moi. La force noire œuvre là où des intérêts terrestres, du pouvoir et de la domination sont en jeu. Le Moi humain qui s'auto-affirme est issu de cette force et explicable par elle. Tu ne dois pas simplement appréhender cela sous la forme de noir et de blanc. La force noire a autant de facettes qu'il y a d'état de conscience vibrant dans ce monde éphémère. Cette force est parfaitement reconnue comme de la lumière, c'est la lumière de la dualité, et les deux mondes, celui-ci et l'autre, vibrent en elle dans une captivité magnétique — tous deux sont les royaumes de la force noire. Je ne t'explique pas tout cela pour te faire peur, mais pour te montrer l'importance du triomphe total sur le Moi. Dans cette immensité qu'est l'Himalaya, il y a également des couvents où l'on cultive, renforce et maîtrise la force noire et il faut que tu le saches. N'est pas or tout ce qui brille ! Mais on ne peut pas non plus dire qu'ils sont les méchants et que nous serions les gentils. Ils ont choisi une autre voie d'expérimentation et ne peuvent apparemment, en raison de leur état de conscience, pas faire autrement. Le plus important est que nous ne jugions ni ne condamnions rien ni personne. Nous portons de manière égale respect, compréhension et amour unanime à tous les êtres vivants. Aussi longtemps que Moi existera, la force noire existera également. Réfléchis à mes paroles. Il est important que tu puisses percevoir, reconnaître et discerner clairement. Peut-être nous verrons-nous encore brièvement demain. Je te souhaite beaucoup de force et bonne chance sur ton chemin. Que chacun de tes pas, chacun de tes actes, chacun de tes sentiments et chacune de tes pensées puissent être libérateurs du monde. » Je retournai dans ma chambre et tentai d'ordonner et de noter les paroles du supérieur. 93

J'avais clairement compris qu'un être humain véritablement libéré n'a plus besoin de rien en ce monde, pas même de son corps. Le Maître, le supérieur et Gaya étaient de telles personnes, elles aidaient toute créature à trouver le chemin de la libération définitive. Auprès du Maître, j'avais observé comment des gens, en fonction de leur état de conscience, de leur maturité spirituelle, étaient guéris ou sanctifiés, ou encore trouvaient leur libération définitive. Ce qui le distinguait le plus à mes yeux était sa discrétion, sa simplicité et son humanité. Si je l'avais croisé quelque part sans savoir qui il était, j'aurais pu passer cent fois à côté de lui sans le remarquer. En dehors de son regard clair, qui voyait à travers tout avec chaleur et douceur, il n'y avait aucun signe extérieur de sa grandeur incommensurable dont moi-même je n'avais vu qu'une petite partie. Il était sans limites et insondable. Ce n'est que maintenant, après les paroles du supérieur, que je pris vraiment conscience du bonheur inexprimable que cela avait été pour moi, que des forces supérieures du destin m'aient conduit au bon endroit au bon moment. Je me sentais comblé et libéré et ressentis un grand besoin de remercier Dieu dans une prière silencieuse. De nombreuses sublimes pensées surgirent en moi et je les notai toutes. Je voulais pouvoir me souvenir toujours de ces merveilleux moments. Les paroles du supérieur me préoccupèrent encore longtemps. Il m'avait communiqué un message cosmique complexe qui me touchait directement, sans quoi il ne m'en aurait certainement pas parlé. Je ne pouvais pas encore tout comprendre et cela laissait en moi des sentiments mitigés. Mais j'étais fermement persuadé que ce qui m'était encore caché me serait dévoilé un jour. L'insistance et le sérieux avec lequel il avait parlé laissaient une empreinte indélébile dans mon être, et ses paroles seraient désormais pour moi un indicateur infaillible. Le lendemain matin, nous nous retrouvâmes très tôt devant l'entrée principale du couvent. Deux moines seulement nous avaient rejoints et j'ignorais ce qu'il en était du troisième. Seul le supérieur était là pour nous faire brièvement ses adieux. Les autres habitants du couvent étaient déjà occupés à leurs tâches quotidiennes. Soudain, le moine âgé apparut sous la porte et nous fit un signe de la main. Gaya courut vers lui et le remercia vivement, puis il se retira à l'intérieur du bâtiment. « Nous ne sommes jamais venus, nous ne sommes jamais partis, déclara le supérieur sur un ton plein d'humour. Ce n'est que sous forme d'idée que nous sommes passagèrement les hôtes de cette planète. » Le cœur joyeux, nous laissâmes le couvent derrière nous. Je me retournai encore une fois vers le grand portail, partagé entre le rire et les larmes. « C'est véritablement un endroit merveilleux », me souffla Gaya. Toute la journée, nous traversâmes un rude paysage de montagnes inhabité. La fertile vallée était loin derrière nous. De temps en temps, nous nous accordions une courte pause. Nous parlions à peine. Nous étions totalement pénétrés de la force et de la puissance des montagnes. Seul le crissement de nos pas se faisait entendre dans le sifflement du vent. À chaque pas, je me sentais enveloppé et porté par un sentiment de sécurité. Je savais maintenant que c'était un signe de l'incommensurable force d'amour qui rayonnait depuis le divin lui-même à travers le corps du Maître, et qui bénissait toute la région. Il était le divin Soi lui-même. Nous étions en route depuis déjà trois jours. Nous avions passé les nuits dans des grottes ou dans les maisons de paysans des montagnes. Après quelque temps, le jeune moine avait rompu le silence et s'était mis à me questionner avec une curiosité enfantine 94

sur mon travail, ma manière de vivre et mon logement. Lorsqu'il en avait entendu suffisamment pour s'en dresser une représentation assez précise, il déclara : « Je suis tellement désolé pour toi, c'est vraiment terrible ! » Puis il continua à marcher à côté de moi, totalement plongé dans ses pensées. C'était comme s'il venait d'entendre les choses les plus épouvantables qu'il ait jamais pu imaginer. Sa réaction me troubla et elle me fit l'effet d'une douche froide. Je m'étais efforcé de lui décrire sans aucun préjugé non seulement les inconvénients, mais aussi les avantages de ma vie. Je ne comprenais pas sa réponse et ne trouvai en moi aucun lieu où j'aurais pu l'intégrer ni la comprendre. Ce jeune moine insouciant m'avait, sans le vouloir, donné un choc. Évidemment, je n'avais cessé de remettre ma vie en question, mais jamais je n'avais songé qu'elle ait été si terrible qu'il fallait m'en plaindre. Le monde d'où je venais était à l'évidence antagonique pour ce jeune moine, totalement à l'opposé de celui dans lequel il vivait. Après un moment, j'eus lâché prise par rapport à cette discussion, tant sur son contenu que sur le plan émotionnel. Le silence était revenu en moi. Tandis que je contemplais la région, les paroles de Gaya ressurgirent dans ma mémoire. « La nature tout entière est sacrée. » En Gaya vivait cette pulsation mystique de la nature qui lui permettait de sentir et de sonder le cœur, la pulsation créatrice en toute chose. Ce rude pays de montagnes était traversé par de puissantes énergies telluriques, que ma conscience canalisée ne pouvait encore comprendre totalement. Je ne saisissais que de petits éléments de cette réalité infinie. Je vivais avec ma conscience dans une étroite crique au bord de l'océan incommensurable. Je sentais comme mon âme observatrice s'éveillait en moi, comme elle contemplait la vérité invisible, entrait dans des profondeurs inconnues et regardait le visage inexprimablement lumineux de Dieu. Mais mon cœur était encore trop fortement attaché à des barrières et des frontières que j'avais moi-même érigées. Ce qui est limité ne m'avait pas encore totalement quitté. Je me sentais comme un citoyen de deux mondes. La vérité éternelle me semblait si proche que je pouvais presque la toucher, et pourtant je ne l'étais pas encore moi-même devenu. Je me trouvais encore dans une sphère de la compréhension et par la même de la dualité. Au pied d'un versant abrupt que nous venions de descendre, nous nous accordâmes une pause un peu plus longue. Je m'assis un peu plus loin avec Gaya et lui exposai le dilemme dans lequel je me trouvais. Elle m'écouta attentivement malgré la longueur de mon discours, bien plus importante que je ne l'aurais voulu. Lorsque j'eus enfin terminé, elle inspira profondément et m'expliqua, pleine de compréhension : « Tous ceux qui recherchent la libération définitive connaissent ces dilemmes. C'est pour cela que tu es venu ici et as rencontré le Maître. Comme tu l'as expérimenté toi-même, le divin agit à travers lui sans aucune limitation. Il a la possibilité de canaliser, de transformer et, selon les circonstances, d'employer la force divine éternelle. C'est cette force qui te libèrera de ton dilemme. Car le Moi ne peut triompher de lui-même. Certes, il peut, par d'intenses efforts, se rapprocher de l'éternel, mais il est incapable d'effectuer lui-même les derniers pas. Pour ce faire, nous avons besoin de quelqu'un comme le Maître qui efface doucement en nous toutes les limites et limitations, et nous soulève jusque dans le divin lui-même, de sorte que nous apprenions à agir seuls par cette force pure. Je vais te raconter une petite histoire qu'un ami proche qui a entre-temps quitté ce monde m'a rapportée un jour. La lumière d'une bougie ne peut être comparée à celle du soleil. La lumière de la bougie est l'état de conscience limité. La lumière du soleil ne peut être comparée à celle du soleil divin. Car tout comme la bougie s'éteint, le soleil lui aussi s'éteindra un jour. Le Soi omniprésent est en revanche, de manière inextinguible, le Soi omniprésent lui-même. Admettons maintenant que la bougie voyage en direction du soleil. Elle fondrait bien avant d'atteindre son but. La bougie en elle-même a toutefois des 95

possibilités de déplacement très limitées. À travers le Maître rayonne la chaleur divine et spirituelle du soleil qui fait fondre toute ignorance. Il n'ouvre pourtant les écluses de la puissance divine qu'aussi largement que les hommes peuvent la supporter et accomplir harmonieusement les processus de réalisation de soi. » J'inspirai profondément l'air frais. Je sentais comme mon corps se chargeait en énergie. Le Maître et le jeune moine s'étaient éloignés un instant et se tenaient maintenant devant nous avec deux tasses de thé. Ils n'avaient allumé aucun feu et il n'y avait aucune source d'eau chaude par ici. Comment avaient-ils fait bouillir l'eau ? Je bus cette boisson chaude avec grand plaisir. Je ne dis rien. Pour une fois, je réussis à brider ma curiosité et à ne pas poser de questions ! Le Maître ne montrait jamais rien, mais je savais qu'il observait exactement chaque émotion et chaque réaction en moi. Le lendemain matin, nous arrivâmes dans une petite ville. L'agitation qui y régnait me donna le vertige. Il y avait longtemps que je n'avais pas été plongé dans un tel fourmillement humain. Bientôt, le vacarme me donna des migraines et je mis à espérer que nous allions bientôt quitter cet endroit. Les deux moines nous adressèrent leurs adieux. Ils voulaient se rendre dans un couvent situé un peu à l'écart de la ville. Je me demandais pourquoi nous ne les suivions pas, mais le Maître continuait imperturbablement à avancer et mes pensées s'envolèrent en fumée. L'étroite rue débordait de vie. Des enfants couraient après des chiens, des marchands proposaient leurs produits. Dans un bruit assourdissant, on marchandait, on achetait ou on échangeait. Une odeur de café torréfié me chatouilla les narines. Plein de désir, je me retournai sur l'établissement où plusieurs hommes étaient assis, en train de discuter et de boire leur café. Le Maître allait son chemin, impassible, n'offrant pas la moindre prise aux attraits sensoriels de ce monde. On nous remarquait à peine. De temps en temps, un regard interrogateur se dirigeait amicalement sur moi. Des visages ronds, sculptés par le rude climat, me regardaient avec des yeux souriants. Des vaches se promenaient paisiblement le long de la rue et cherchaient de quoi se nourrir. Une jeune femme était assise au bord de la rue avec divers sacs remplis d'épices odorantes. Elle me fit signe d'approcher afin que je lui achète quelque chose. Des petits chevaux nerveux, portant tous une cloche autour du cou, trottaient vers nous, têtes baissées. Lorsque nous tournâmes dans une étroite ruelle adjacente, tout devint plus calme. Entre les maisons, on pouvait voir l'immense paysage, des champs verts et jaunes. Le temps des récoltes approchait. Le Maître s'arrêta devant une magnifique maison entourée d'un muret. Il annonça notre arrivée par une porte en bois ouverte, mais nous ne fûmes accueillis que par le caquètement des poules ; il semblait n'y avoir personne d'autre. Nous nous assîmes devant la maison, sur un banc confectionné grossièrement et attendîmes. Une odeur de foin me monta dans les narines : dans une petite étable, juste à côté, trois vaches nous regardaient avec curiosité. Des nuages passaient à grande vitesse au-dessus de nos têtes en direction de l'Est. Je percevais cet environnement paisible sans émettre aucune pensée. « Le silence est sacré », me rappela soudain ma mémoire. « Maître, Maître ! » appelèrent soudain des voix toutes excitées. Quelques mètres 96

derrière un couple âgé, arrivèrent deux femmes et un homme, lourdement chargés de leurs achats. On m'expliqua plus tard que c'était un couple âgé avec ses enfants, tous adultes. La vieille dame et son mari accoururent vers le Maître et touchèrent ses pieds en signe de respect, tandis qu'il posait ses mains sur leurs têtes dans un geste de bénédiction. Le fils et les filles firent de même. Ils touchèrent également les pieds de Gaya, puis s'approchèrent de moi dans la même intention. Je trouvai cela extrêmement gênant, mais ils ne prêtèrent pas attention à mes gestes, avec lesquels je tentais de leur expliquer qu'il s'agissait d'une erreur. La femme s'était déjà dépêchée d'entrer dans la maison et ressortit avec trois verres d'eau et quelques sucreries. J'appris ultérieurement que c'était une manière très ancienne de saluer les visiteurs. « Allez-vous vous rendre au temple ? » demanda le vieil homme. Le Maître répondit par l'affirmative, puis voulut savoir comment allait les membres de la famille et posa diverses autres questions. Il avait en beaucoup de domaines une compétence stupéfiante. « C'est une bonne période pour se rendre au temple, dit-il ensuite. Maintenant, juste avant les récoltes, il n'y a pas beaucoup de monde. » Nos hôtes hochèrent la tête et le Maître leur proposa de nous y accompagner. Ils acceptèrent avec joie. La pièce à vivre était éclairée par plusieurs lampes à huile. Ce fut une soirée paisible et silencieuse. On parla peu et tout le monde apprécia le fait d'être ensemble, dans le silence. Le maître de maison me demanda si j'avais déjà entendu parler du temple qui se trouvait près d'ici. Je répondis que non. Il m'expliqua que c'était un endroit où les pèlerins se rendent depuis des siècles. « Sur le seuil de ce temple, toutes les pensées terrestres doivent mourir, et être reconnues comme glaciales et vides de lumière », ajouta-t-il. Tandis que le maître de maison racontait toute une série d'histoires avec beaucoup d'ardeur, mon regard se portait sans cesse sur le Maître. Plusieurs fois, un petit sourire passa sur ses lèvres. Il s'agissait sûrement d'histoires que l'on se plaisait à raconter encore et encore, lorsqu'on passait une telle soirée ensemble. La maison était plus grande que je ne l'avais imaginé. Nous reçûmes chacun notre propre chambre. La lumière de la lune transperçait l'obscurité, tandis qu'à ras du sol, rampaient de paresseuses nappes de brouillard. Je regardai vers le firmament infini qui se mouvait dans un ordre parfait. Quelque part, dans cet univers, tournait la Terre où, dans un petit coin éloigné de tout, j'étais assis dans ma chambre, conscient d'être lié à tout. Mon regard scruta longtemps la nuit noire. Soudain, je remarquai une ombre, une silhouette humaine, qui s'éloignait sans bruit de la maison, puis s'arrêta à proximité de quatre grands arbres. Plus je me concentrais pour regarder, plus j'eus la conviction qu'il devait s'agir du Maître. J'avais honte et mauvaise conscience de l'observer ainsi dans l'ombre, mais je ne pus détacher mon regard de lui. J'avais l'impression qu'il s'entretenait avec quelqu'un, mais je ne vis personne. Peutêtre parlait-il à ces arbres majestueux. C'est alors que surgit du néant, tout près de lui, une forte lumière qui devint de plus en plus intense. Fasciné, je continuai d'observer. Les cieux semblèrent s'ouvrir et c'est alors qu'un être entouré d'une lumière divine surgit de l'invisible. Je me pinçai le bras pour m'assurer que je n'étais pas en train de rêver. Les deux silhouettes se tenaient juste derrière l'un des grands arbres et ce dernier m'en cachait la vue. Ils étaient éloignés de moi d'environ trois cents mètres, mais je sentais la puissante force divine qui rayonnait de ces êtres sublimes. Je n'aurais jamais cru qu'une telle chose fût possible.

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Dans les profondeurs mystérieuses de mon âme, je me sentis irrésistiblement attiré vers ces purs êtres de lumière. Des vagues de félicité me submergèrent et les larmes me montèrent aux yeux. J'avais l'impression de fondre dans cette force inimaginable, de me noyer dans un océan de lumière. Mes sentiments étaient totalement détachés de ce monde. Les frontières rigides de l'existence humaine, la danse de la fantaisie terrestre étaient effacées. Cette force illimitée, royale, était l'amour éternel et la sagesse elle-même. Un bref éclair illumina les environs : l'être divin était retourné dans la sphère de l'éternité. Je pensai que le Maître allait revenir vers la maison, mais il s'éloigna. Je le suivis des yeux, alors qu'il traversait les champs puis disparut finalement dans l'obscurité. Qui était-il, pour être en mesure de communiquer aussi facilement avec l'univers divin ? De plus en plus, je prenais conscience du fait que moi-même je n'avais pas de limites. Je sentais une nouvelle force extraordinaire qui circulait en moi, une force liée à une nouvelle perception en quatre dimensions. J'avais déjà plusieurs fois, durant des instants aussi brefs que des éclairs, ressenti quelque chose de cette nouvelle force, mais la voix du sang avait toujours obscurci la pure lumière. Maintenant cependant, je savais avec certitude que je venais de vivre une rupture dont il n'y avait pas de retour possible. Immédiatement après, je sus que la clé était là, qui pourrait faire taire totalement cette voix du sang. J'étais étonné de constater à quel point cette transformation s'était réalisée de manière peu spectaculaire. Je voyais également l'apparition de l'être sublime sous un nouveau jour. La conscience humaine qui se préoccupait avant tout des apparences des niveaux denses, éphémères et matériels, devenait ainsi elle-même ce dont elle se préoccupait, et dans cette limitation, elle n'avait aucun accès à l'infini divin. Quelle folie que toutes ces années d'espoir, de diverses représentations de l'avenir, de recherche intensive de l'impalpable que le Moi voulait toucher, tenir et posséder ! J'avais été le parfait gardien de la prison dans laquelle j'étais mon propre prisonnier depuis des temps immémoriaux. Mon ancien comportement me semblait si ridicule que je ne pus m'empêcher d'en rire. J'avais véritablement été un être superficiel, mais depuis le moment où j'avais rencontré le Maître, cela avait fondamentalement changé. Soulagé, j'inspirai profondément et allai me coucher. Sans cesse, défilaient en moi les images des moments impressionnants que je venais de vivre, à chaque fois, je revoyais cet être comparable au soleil surgir du néant. Le Maître m'avait expliqué que nous sommes, en tant qu'humains, des états de conscience vibratoires et fluides, qui s'identifient par erreur avec le corps et le monde matériel, se fixant et entretenant ainsi leurs propres limites et limitations. Il avait attiré mon attention sur le fait que toutes les différences entre les révélations de la force divine ne sont explicables que par l'intensité, la manière et la qualité changeante de ces vibrations. Les vibrations les plus élevées du monde divin sont si intenses et d'une puissance tellement incommensurable qu'on pourrait dire d'elles qu'elles sont immobiles. Son explication détaillée d'alors était chargée d'une telle force, qu'elle pouvait toujours ressortir intacte de mon inconscient, là où elle avait été archivée, et ainsi opérer une clarification immédiate des connexions supérieures. Tôt le matin, je fus réveillé par le chant du coq qui se tenait vraisemblablement juste sous ma fenêtre. Je ne savais pas comment me comporter à l'égard du Maître. Devais-je lui raconter ce que j'avais vu la nuit précédente ou devais-je me taire ? Après le petit-déjeuner que nous prîmes tous ensemble, nous aidâmes la famille, toute la journée durant, aux travaux des champs. Pour des raisons qui m'étaient inconnues, notre visite au temple avait été reportée d'une journée. Une fois de plus, le naturel avec lequel le Maître avait, pendant le 98

petit-déjeuner, proposé notre aide à nos hôtes, m'avait impressionné. Son humanité, sa simplicité me touchaient toujours profondément. Il me montrait par ses actes comment être totalement humain dans tous les domaines, et provoquait ainsi une transformation incessante et profonde en moi. Lorsque l'après-midi, nous nous reposâmes un peu de notre travail, je me trouvai assis en face du Maître, un peu à l'écart des autres. Il n'avait pas prononcé le moindre mot de la journée et me regardait maintenant directement dans les yeux. J'avais l'impression d'être soumis au regard de l'univers tout entier et je savais qu'il lisait le vacillement de l'incertitude dans mes yeux. « Comment vas-tu ? me demanda-t-il. — Bien, Maître », répondis-je. Puis je lui décris d'une voix légèrement tremblante ce que j'avais vu la nuit précédente. Il était assis, silencieux, et m'écoutait attentivement. Je ne pus constater aucune émotion chez lui, ni intérieurement ni extérieurement. Lorsque je lui eus tout raconté, je me sentis soulagé. Il fit un bref signe de la tête et déclara en souriant : « Allons poursuivre notre travail et donner un coup de main à nos hôtes! » Et déjà, il s'était levé et avait rejoint la famille qui entre-temps avait repris le travail. Une fois de plus, je n'y comprenais plus rien. Je m'étais attendu à ce qu'il me dise quelque chose au sujet de mon comportement ou m'explique qui était cet être divin d'un éclat surnaturel qui lui avait rendu visite. À chaque fois que je croyais le connaître un peu mieux, les événements brisaient ma supposition en mille morceaux. Ce n'est que maintenant que je prenais peu à peu conscience du fait que je n'allais jamais le connaître autant que je l'aurais voulu. On ne pouvait le classer dans aucune catégorie. Il vivait dans l'océan illimité et éternel de l'amour et de la puissance de Dieu, depuis lequel il apparaissait par instants comme une étincelante et pure pierre précieuse, avant d'y disparaître à nouveau. Par chacun de ses mots et de ses actes, il exprimait cet état d'être infini. Toute la journée, nous avions rassemblé des pierres sur un lopin de terre et les avions entassées au bord du champ. Il fallait énormément de préparation avant que le sol ne puisse être labouré et ensemencé. Pendant le dîner, notre hôtesse m'expliqua que les pierres allaient également être utilisées plus tard. « Chaque pierre placée dans le jardin de la Terre participe à son embellissement et l'aide à maintenir sa fertilité, ajouta le Maître. Chaque acte conscient est un acte cosmique, qui crée de l'ordre tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. »

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Le son de l'Univers Le lendemain matin, nous nous mîmes très tôt en chemin. Notre chemin nous conduisit à travers une région très fertile. La limite de la forêt se situait à presque trois mille mètres d'altitude. Passant à côté de cascades, le chemin nous conduisit dans une petite vallée transversale, dans laquelle se trouvait le temple où nous voulions arriver le jour même. Nous rencontrâmes continuellement des gens qui, comme nous, étaient sur le chemin du temple, et d'autres qui s'en retournaient chez eux. Le Maître échangeait toujours quelques mots avec les pèlerins. La vallée était plongée dans la douce lumière du matin. Après environ trois heures de marche, nous avions atteint notre but. Stupéfait, je me tenais devant le grand bâtiment qui se dressait devant moi. Je l'avais imaginé bien plus petit. Depuis l'extérieur, je sentais déjà la grande force spirituelle qui émanait de ce lieu. Aussitôt, je remarquai qu'ici, il était presque impossible de penser. Le courant de pensées s'était tari, le temps avait cessé d'exister. Nous entrâmes dans le temple et passâmes par une allée de colonnes. Partout, sur le sol de pierres si froid, étaient assis les gens, plongés dans une profonde méditation. Nous avançâmes, passant par différentes salles, jusqu'au cœur du temple. Il régnait ici un silence profond, concentré, qui absorbait tout. Dans le centre de la salle, il y avait une grande pierre ovale dont la surface lisse et polie brillait d'un noir de jais. C'était un Shiva Linga, le symbole de la présence directe de la force divine. Nous nous trouvions dans un temple hindou, cela, je l'avais compris, mais il se distinguait à différents points de vue de ceux que j'avais déjà visités. Ici, des gens d'orientations de croyances très diverses se rendaient tous sur ce lieu sacré. C'était effectivement un temple du Dieu impersonnel lui-même, dans lequel toutes les religions se fondaient en une seule et où chacune offrait ses spécificités à l'amour universel. Dans un coin de la salle centrale, nous nous assîmes par terre. À l'instant où je fermai les yeux, je cessai d'exister en tant qu'individu. Il n'y avait plus que la force divine pénétrant tout. J'étais noyé dans l'univers divin. Chaque cellule de mon corps était chargée de cette force divine et en harmonie avec la loi universelle divine. J'inspirais et expirais l'univers tout entier. Puis ma respiration ralentit, devint de plus en plus fine, claire, transparente et finalement s'arrêta sans que je ne m'en aperçoive. Une voix triste, sans paroles, qui se manifesta sous forme d'ombres, s'éleva en moi pour m'empêcher de poursuivre mon chemin vers le vide originel. C'était une danse de la mort qui voilait et masquait l'éternité. La voix triste tenta encore de me retenir au monde de la souffrance, de faire en sorte que je sois son serviteur, que je lui sois soumis. Elle cherchait à toute force à me fermer la porte de la lumière originelle. Doucement et usant d'insinuations, elle s'efforça de justifier une vérité mensongère et falsifiée, et de lui poser une couronne sur la tête. Elle me promit des réponses et des solutions à ma quête de la vérité. Je passai par des sphères sombres et d'autres très claires, des salles pleines de bonheur et de joie. La voix ne me quittait pas, m'adressait de nouvelles promesses et me faisait miroiter d'énormes perspectives et possibilités. Entre-temps, je m'étais toutefois déjà tellement détaché intérieurement des tromperies et illusions de ce monde éphémère, que je pus reconnaître clairement dans cette forme alternativement flatteuse et triste sous laquelle elle apparaissait, la grimace mielleuse de la mort et des forces d'auto-affirmation du Moi. Je mourus mille morts à la fois et compris la simultanéité de tout ce qui existe. À une vitesse vertigineuse, je revécus simultanément, partiellement en images, partiellement sous forme d'impressions, d'innombrables vies passées. D'un seul coup, je pris conscience du fait que la vie que j'avais menée au quotidien avait été exclusivement 100

nourrie de ces innombrables forces et expériences, conduite par elles, et que j'étais moimême le créateur de ces forces et vivais dans ma propre création. La cause de la naissance, de la vie, de la mort, de la réincarnation, la maison de la matière se dévoila à moi, les liens dans lesquels j'avais été jusqu'à présent empêtré se déroulaient. Ma conscience plongea dans des profondeurs incommensurables, où l'omniscience était une énorme ignorance, et où l'infini prenait la forme d'un zéro infini. L'absence de contenu, l'espace sans frontières de l'éternité avaient détruit en moi toute nullité. J'étais heureux sans raison. Une gloire indescriptible, un état d'être lumineux et resplendissant « m'enveloppait ». J'étais entré dans le monde de Dieu. De très loin, une voix pressante se fit entendre à mon oreille : « Reviens, reviens ! » Progressivement, je repris conscience de mon corps. Lorsque j'ouvris les yeux, je vis le Maître penché sur moi qui massait mes membres raidis. L'on m'avait porté inconscient dehors, devant le temple, et allongé sur une couverture que notre hôtesse avait apportée. Mais le Maître et moi étions seuls. J'aurais aimé lui demander où étaient passés les autres, mais je ne réussis pas à prononcer le moindre mot. « Tu étais très loin ! Le son du silence t'a emporté. » Les yeux du maître brillaient, emplis de compréhension. Il massa mes jambes et je sentis peu à peu comment la vie recommençait à battre dans mon corps. « Est-ce que j'étais mort ? » lui demandai-je alors. Il hocha la tête. « Et tu m'as recherché ? » poursuivis-je. Il hocha la tête à nouveau et ajouta : « Le temps de quitter définitivement ton corps n'est pas encore venu. » Bientôt, je pus m'asseoir. Le Maître me tendit un peu d'eau et des gâteaux secs. « Où sont Gaya et la famille ? » demandai-je enfin. Il m'expliqua qu'ils étaient partis visiter un autre lieu dans les environs et qu'ils ne reviendraient que dans quelques heures. « Non loin d'ici, il y a une petite auberge pour les pèlerins et c'est là que nous allons passer la nuit. La marche du retour serait trop épuisante pour toi, il faut tout d'abord que tu récupères. » Je sentis qu'il avait raison, mais après une demi-heure j'étais à nouveau sur mes pieds. « Beaucoup de gens malades viennent ici afin de prier pour leur guérison, et nombre d'entre eux sont guéris de leurs souffrances, expliqua le Maître. Viens, il faut que tu bouges. Nous allons monter un peu dans la montagne. » Nous grimpâmes en silence sur l'étroit sentier. Mes membres engourdis me donnaient bien du mal. Mais avec chaque pas que j'effectuais, mon corps s'assouplissait et regagnait en mobilité. Dans mon psychisme, une modification énorme avait eu lieu. Une frontière intérieure concernant la vie et la mort était maintenant définitivement effacée. La peur de l'inconnu, la grande incertitude concernant la porte invisible que nous traversons tous lorsque nous quittons notre corps physique avait disparu. Il n'y avait pas de mort, le mourant intérieur s'était volatilisé. Mon expérience avait levé un voile invisible devant mon œil intérieur. Nous passâmes à côté de diverses grottes. Le Maître m'expliqua que beaucoup d'entre elles étaient habitées, car ce lieu proche du temple était très avantageux pour y effectuer des exercices spirituels. Je pouvais le comprendre. « Peux-tu m'expliquer pourquoi ce lieu est chargé d'une telle force divine ? » lui demandai-je. Lorsque nous fûmes assis, le Maître m'expliqua : « La planète Terre est un organe vivant spirituel et énergétique, traversé par des chemins énergétiques spécifiques où la force spirituelle rayonne avec une intensité particulièrement élevée. Ce temple est situé sur un centre énergétique particulièrement puissant. Ici, deux méridiens de lumière 101

de la planète se croisent. De plus, beaucoup de gens ont atteint ici dans les siècles passés la libération définitive. » Nous avions poursuivi notre chemin. Il me fallut de fréquentes pauses afin de pouvoir récupérer physiquement. « Viens », me dit le Maître et il me conduisit le long d'un sentier impraticable vers une grotte un peu plus grande. Un homme nu se tenait assis à l'entrée, les yeux clos. Tout son corps était recouvert de cendres et ses longs cheveux mats touchaient presque le sol. Lorsque je l'observai de plus près, je sursautai. Juste à côté de lui, il y avait un serpent qui, dès qu'il nous aperçut, disparut dans les fourrés. Le yogi restait assis sans bouger. J'étais presque certain qu'il n'avait pas remarqué notre présence. « C'est un Avaduta. Il a totalement renoncé à ce monde. Cela fait déjà plus de vingt ans qu'il est ici. Je l'ai vu la dernière fois que je me suis rendu sur ce lieu. En ce temps-là, il était déjà assis au même endroit. Une femme âgée, dont je fis à cette époque la connaissance dans le temple, me raconta qu'elle lui apportait une fois par semaine un peu de lait et quelque chose à manger. Son père et son grand-père en avaient déjà fait de même. Personne ne savait d'où venait l'Avaduta Siddha, ni quel âge il avait. » Nous restâmes assis un moment à proximité, et le Maître adressa quelques mots affectueux au yogi, mais il ne bougea toujours pas. « Il est un Siddha, il domine son corps et les forces de la nature, mais son être intérieur repose dans l'absolu », déclara-t-il alors avec respect. Je me demandai ce que cet homme pouvait bien percevoir en lui. Nous nous relevâmes, prîmes congé de lui et soudain j'entendis une voix. Elle parlait une langue qui m'était inconnue et pourtant je compris chaque mot. Je me retournai, mais il était toujours assis là, totalement détourné du monde. Sans prêter attention à cela, je perçus les mots chargés d'une grande force : « Celui qui croit que l'équilibre de la conscience est la libération, celui-là se trompe. C'est la conscience du Moi qui voit le monde, les étoiles et le ciel, et s'identifie avec ce qu'elle voit. Pour ceux qui sont vides, dont le Moi est éteint et qui sont sans conscience mentale, il n'y a ni Terre, ni étoiles, ni ciel, ni monde. Le monde des choses, des noms et des formes est le monde de la conscience, et quand la conscience meurt, le monde meurt avec elle. Il ne reste que CELA. » Je m'inclinai et remerciai intérieurement le yogi. Il venait de formuler de manière simple et claire ce que j'avais vécu dans le temple. Silencieux, le Maître marchait à côté de moi. « Il n'a certainement rien remarqué du message que je viens de recevoir », pensai-je. Mon Moi avait à nouveau resurgi et commençait aussitôt à créer de sombres entrelacements. Je n'étais pas encore assez mûr intérieurement pour pouvoir vivre dans mon corps et être dans l'univers divin sans que le sombre intermédiaire ne surgisse et n'établisse aussitôt un monde de dualité. Être Un était la seule vérité. Mais c'est exactement là que je fis une découverte qui m'effraya énormément. J'identifiai une peur profondément ancrée en moi, la peur monumentale de passer ce portail où le monde entier avec tout ce qui en fait partie allait définitivement disparaître en moi. Oui, je craignais énormément ce dernier pas, bien que sachant exactement que je devrais l'effectuer un jour de manière irrévocable. Lorsque nous arrivâmes au temple, Gaya et la famille étaient déjà revenus. Mon état intérieur était encore fragile, mais j'avais totalement récupéré l'usage de mon corps. Nous partîmes vers la petite auberge. L'obscurité commençait déjà à s'étendre lorsque nous y arrivâmes. Tel un énorme ballon de feu, le soleil disparaissait dans le ciel et teintait les cimes enneigées d'un rouge écarlate. Quelques nuages épars se teintaient de pourpre et d'or, et toute la région était d'une beauté presque irréelle. Doucement, un épais brouillard rampait dans la vallée, enveloppant la nature dans son blanc manteau. 102

Une odeur de foin et d'animaux vint chatouiller mes narines. Quelques yacks aux longs poils ébouriffés, qui se tenaient à côté de la maison m'observaient. Le Maître et la famille étaient déjà entrés à l'intérieur, tandis que je voulais rester un peu dehors et m'imprégner de l'atmosphère du soir. Je retournai en pensées auprès du Siddha. Que pouvait-il bien faire à cet instant ? Qui était-il pour renoncer au monde avec une telle force ? J'inspirai profondément l'air de la nuit. Avec une netteté effrayante, je vis alors à quel point j'étais éloigné de la vie que j'avais menée jusqu'alors, cette vie dans une société aux normes strictes et dans laquelle j'allais devoir retourner ! Cette pensée m'inspira une peur énorme. Je me posai sérieusement la question de savoir si j'étais encore capable de vivre dans mon monde d'autrefois. Déjà, le poison de l'incertitude et du doute commençait à s'insinuer en moi et me faisait perdre mon équilibre. Profondément troublé, j'allai rejoindre mes amis à table. Plusieurs familles avec de nombreux enfants occupaient toutes les chaises. Tout le monde était décontracté et gai, l'on riait et discutait bruyamment. J'étais plongé dans un état étrange et percevais tout cela avec indifférence, comme provenant de très loin vers moi. Par la fenêtre, j'aperçus les silhouettes des hautes montagnes, de l'autre côté de la vallée, sur lesquelles tombait la lumière argentée de la lune. Je me sentais exactement ainsi : pâle, sans force de lumière intérieure. C'était étrange : bien qu'ayant cru avoir définitivement surmonté la mort intérieure, je constatai qu'un foyer, un centre invisible s'était formé, un centre qui me reliait au monde des sens et des émotions et qui créait de tels états d'âme ténébreux. La pensée avait à nouveau créé son propre monde superficiel, un monde de souffrances et de déceptions. J'avalai mon repas sans enthousiasme et me retirai bientôt dans ma chambre où un jeune garçon aux yeux malicieux m'avait conduit. Il resta debout devant moi,plein d'espoir, et lorsque je lui offris un crayon de couleur, ses yeux se mirent à briller comme du cristal. À peine m'étais-je assis sur la vieille chaise grossièrement fabriquée qu'on frappa à ma porte. Lorsque j'ouvris, cinq enfants se tenaient devant moi, tendant leurs mains, et au premier plan le garçon auquel je venais d'offrir le crayon. Ils ne bougèrent pas jusqu'à ce que chacun ait reçu un petit cadeau et il me fallut fouiller longtemps dans mon sac jusqu'à ce que j'en aie trouvé suffisamment. Enfin, criant et riant avec exubérance, ils quittèrent ma chambre et le dernier en claqua la porte. Épuisé, je me couchai dans mon lit et tirai les couvertures poussiéreuses jusqu'à mes épaules. Mais je ne parvins pas à m'endormir. Des images, les impressions et expériences extraordinaires de la journée défilaient sauvagement devant mon œil intérieur. Une fois de plus, je me sentais citoyen de deux mondes, attiré dans les deux sens par des forces invisibles. Un combat invisible se déroulait sur le champ de bataille immense où je me trouvais. Des choses divines et des choses qui ne l'étaient nullement se heurtaient violemment l'une à l'autre. Les deux ne me promettaient que le meilleur, et bien que m'étant depuis longtemps décidé pour le divin, les vieilles forces dont j'avais vécu des siècles durant ne lâchaient pas prise aussi facilement. Je savais que c'était le combat que personne ne pourrait mener à ma place. Mais j'avais sous-estimé la diversité et la véhémence des forces de ma limitation. Je n'aurais jamais cru que le monde créé par la pensée si étroitement limitée aurait pu posséder un tel pouvoir dans ce monde des causes et des effets, ancré jusque dans mon sang. Le destin m'avait conduit auprès de gens qui avaient déjà mené ce combat intérieur et reposaient dans la paix du grand silence. Leur présence, leur manière de vivre me 103

donnaient confiance et avant tout la certitude qu'il était vraiment possible de gagner le combat. La magnifique réalité de Dieu m'avait profondément touché et avait rempli chaque moment de mon intense vie. J'étais fermement persuadé du fait que la lumière divine allait progressivement effacer en moi l'incertitude et l'obscurité. Le chant d'un oiseau rompit le silence. Je m'endormis et ne fus réveillé que par le hurlement du vent. J'espérais que la maison pourrait supporter sa violence et n'allait pas être endommagée. Ce n'est que lorsque la tempête fut calmée que je me rendormis.

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L'autre lumière Lorsque je me réveillais le lendemain matin d'un sommeil sans rêve, je remarquai aussitôt qu'une fois de plus, quelque chose de profond avait changé en moi. Je me sentais porté par une force qui n'était pas soumise au flux ni au reflux. Je perçus en tant que telles toutes les pensées qui montaient en moi puis disparaissaient. Mon être intérieur en restait toutefois intact. J'étais l'observateur silencieux. L'expérience de la grande réalité vivait en moi, et les pensées étaient comme des petites bulles colorées qui dansaient à ma surface. Elles semblaient apparaître sur une scène invisible et y disparaissaient à nouveau. J'étais empli d'un bonheur immense et sans raison. De très anciens souvenirs, reclus dans des espaces presque disparus de mon âme, surgirent en moi. L'espace dans lequel la pensée avait lieu n'était plus rien qu'un rêve qui se dissolvait, se désagrégeant dans le néant. J'avais franchi le seuil du temps. J'avais l'impression d'avoir supprimé une forme fantomatique et vide. Un sentiment de bonheur subtil et immuable, totalement coupé du temps, m'emplit. Je n'avais plus aucun sentiment concret lié au Moi, je reposais sans passion et sans mots dans les profondeurs de la réalité. L'on m'attendait déjà dans la salle à manger pour le petit-déjeuner. Dès que je fus assis, on nous apporta à manger. La jeune femme qui posa devant moi une tasse de thé bien chaud me demanda si j'avais bien dormi. Le jeune garçon auquel j'avais offert la veille un crayon de couleur attisait le feu dans la cheminée et y déposait des excréments de yack séchés, de sorte que bientôt un bon feu se mit à flamboyer. La forte odeur des excréments qui se consumaient me tomba sur l'estomac. J'eus beaucoup de mal à avaler mon repas. Les autres pèlerins étaient déjà repartis et nous étions les derniers. Mes compagnons étaient assis à côté de moi et me regardaient manger, car ils avaient terminé depuis longtemps. Mais personne ne me demanda de me dépêcher, de sorte que moi non plus, je ne me mis pas sous pression. Une fois de plus, je fus touché par le calme et le naturel de ces gens. Gaya s'entretenait avec notre hôtesse, le Maître observait silencieusement le feu qui crépitait dans la cheminée et moi, j'étais assis là, nourrissant mon corps. Durant la nuit passée j'avais totalement pris conscience du fait que le corps allait faner un jour, s'effriter et se décomposer dans la terre ou être détruit par le feu. Mais mon âme lumineuse avait reconnu le gardien du seuil. Il ne pourrait plus l'empêcher de passer à côté de lui pour retourner vers la cause primordiale du Dieu infini. Bientôt nous fûmes à nouveau en route, marchant dans un paysage aride. Nous longeâmes un fleuve en direction de l'immense vallée caillouteuse. L'après-midi, nous arrivâmes à la maison de nos hôtes. Une étrange désillusion s'était installée en moi. Je m'étais démystifié moi-même et j'étais extrêmement étonné de la simplicité de la réalité éternelle. Le soir, Gaya nous fit la lecture de très anciennes écritures sacrées. Tout le monde l'écoutaient attentivement. Quelques parents du village étaient venus en visite et tous les sièges étaient occupés. Un peu plus tard, l'on discuta des choses les plus diverses. Je restai assis jusqu'à ce que mes paupières tombent de sommeil, puis allai me coucher.

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Cette nuit-là, je fis un rêve étrange dont l'intensité laissa en moi une profonde empreinte. J'étais debout dans une maison, dans une grande pièce très claire, en compagnie d'une jeune femme, et deux yeux sombres brillaient comme des étoiles dans son visage ouvert. Quelque chose rayonnait de son être que je connaissais profondément. « Viens », me dit-elle d'une voix douce en me prenant par la main. Nous fîmes trois pas et à l'instant suivant, nous nous trouvions déjà dans une autre pièce. Nous n'étions passés par aucune porte ni même par aucune autre ouverture. Une étrange sensation vibrait dans mon corps. Je jetai un regard interrogateur à mon accompagnatrice. « Ce que tu viens de vivre dans le monde subtil, dans ton corps de lumière, tu pourras également le faire dans le monde dense de la matière, lorsque tu auras spiritualisé ton corps grossier. Tu es un état vibratoire dans le monde infini de Dieu. Ton corps terrestre est comparable à une maison vide et froide. Ce n'est que lorsqu'il est en mouvement qu'il remplit sa mission. Lorsqu'il n'est pas inondé de la lumière de l'âme éveillée, il ne sert à rien, il est laid et sans grâce. Lorsque l'âme n'est pas animée, anoblie et élevée par le soleil de l'esprit divin, elle ne peut pas se tourner vers l'originel ni se fondre en lui. Le corps, l'âme et l'esprit doivent être en parfaite harmonie, afin de pouvoir réaliser ce qu'il y a de plus élevé. Tant que la chair n'a pas été transformée en or pur et fluide, tu vis dans une maison morte ! L'or fluide est la pure lumière de Dieu qui t'enveloppe comme un habit de lumière et te remplit de sagesse universelle. Celui qui entre dans ce courant de lumière entre dans ce qu'il y a de plus grand et de plus sacré. Celui qui est sans amour ni sagesse est comme une pierre. Il vit dans une maison froide. Celui qui glorifie Dieu est glorifié par Dieu, qui lui ouvre les portes de ses trésors de lumière. » « Viens », répéta la jeune femme qui ressemblait au soleil, et aussitôt nous nous retrouvâmes à nouveau dans une autre pièce. « Le cœur, le corps et l'esprit doivent être en parfaite harmonie avec le Très-Haut. Ce n'est qu'ainsi que ton corps devient une maison de lumière du Très-Haut, de l'infini, et par conséquent il sera lui-même infini. Le royaume de lumière est en toi ! Et si tu le reconnais et l'exprimes totalement, tu le deviens toi-même. » J'étais allongé dans mon lit, les yeux ouverts. Je ne savais pas si j'avais réellement dormi ou si j'avais vraiment rêvé. Mon corps vibrait avec une telle intensité que je n'arrivais pas à dire s'il s'agissait de mon corps matériel ou simplement d'un puissant champ d'énergie. La densité de la chair semblait s'être transformée en lumière fluide. Peu à peu, cet état se calma et j'eus la sensation étrange que, dans le lointain, quelque chose se densifiait progressivement et prenait forme. Ce processus de densification de mon corps me secoua violemment et me bouleversa intérieurement. Je savais que je ne m'étais pas simplement imaginé cette expérience, car une nouvelle perspective s'était installée dans ma vie. J'avais ouvert le rideau de feu qui sépare le plus sacré de l'ordinaire. La douce lumière du matin entrait dans ma chambre. Désorienté par l'étrange expérience de la nuit, je n'osai pas bouger pendant un long moment. Lorsque je m'assis enfin, je ressentis mon corps d'une manière tout à fait nouvelle. Je me sentais transparent et léger, et une force de lumière puissante et concentrée rayonnait à travers moi. Mon corps tremblait légèrement, empli et traversé par une lumière fluide. Je quittai la maison par une porte situé à l'arrière et allai flâner le long des champs de blé. J'avais besoin d'être seul. Le ciel était couvert de nuages gris et noirs, que le vent poussait vers le Nord. Je remarquai de façon très concrète que j'avais quitté les zones 106

frontières intérieures de mon être. Une perception nouvelle et sensible avait pris place. Mon âme observatrice était prête à explorer les profondeurs inconnues au-delà des apparences. Je ne sais pas depuis combien de temps je marchais ainsi, lorsque je rencontrai le Maître de façon inattendue. Il était sur le chemin du retour et je décidai de rentrer avec lui. Un large sourire illuminait son visage : « Ah, ah ! Le soleil rayonne depuis ton être ! C'est très bien ! Maintenant, tu peux triompher des forces superficielles, car maintenant tu disposes de l'outil nécessaire. Cette force solaire rayonnante qui coule des sources de Dieu t'aidera à traverser indemne le chaos astral avec ses démons et ses esprits turbulents, ses insinuations, ses forces magiques et ses dieux, à les vaincre et à les libérer du même coup. Le véritable chercheur qui désire la libération totale marche sans corps à travers ces domaines intérieurs en déchirant l'obscurité partout, et en déversant de la lumière tout autour de lui. Le cœur de celui qui s'éveille reste impassible lorsque les yeux morts de l'obscurité le fixent. La lumière rayonnante, comparable au soleil, efface tous les fantômes du monde inférieur et met simultanément en route un processus de transformation incommensurable qui embrasse la totalité du corps physique ainsi que celle du corps subtil. Nous en avons déjà parlé. Lorsque la lumière éternelle avale le temporel, l'âme sort des domaines de la mort, armée d'un pouvoir exceptionnel. La vie éphémère et fantomatique ne peut s'épanouir que là où existe le penchant de se définir soi-même dans ces domaines inférieurs. Alors, on se meut dans des mondes de fantaisies irréelles que l'on a créées soi-même et l'on rêve de parachever quelque chose de durable. C'est un amour, une passion de soi, l'amour de sa propre pensée et de ses propres actes qui anime ces créations subjectives de rêves. Et toutes ces constructions éthériques aspirent à la satisfaction dans le monde limité. Ce sont des forces d'aspiration qui enchaînent l'âme à ce qui est mortel. Toutefois, rien sur ce plan-là ne sera totalement satisfaisant, car tout est séduction. Les choses ne semblent qu'un très court instant être ce qu'elles ne seront jamais réellement. Capricieux comme le vent, tu as rassemblé d'innombrables expériences au cours de plusieurs centaines d'incarnations. Sois maintenant totalement conscient du fait que tu n'es pas ton corps : il n'est qu'un manteau pour l'essence divine illimitée. Ce que l'œil perçoit dans un état d'éveil complet n'est pas le corps. » À l'horizon rayonnait un crépuscule flamboyant, annonçant le lever du jour. J'étais indiciblement reconnaissant au Maître pour ses paroles, qui,comme à l'accoutumée, étaient exactement celles dont j'avais besoin et qu'il me dispensait au bon moment. Doucement, presque imperceptiblement, il m'élevait avec ses vibrations de lumière vers le monde éternel divin, et veillait toujours minutieusement à ce que tout ce qu'il me faisait découvrir soit une expérience complète, irrévocable, que je ne pourrais jamais effacer. « Je vais aller rendre visite à mon Maître. Il a accepté que je t'emmènes avec moi » m'annonça-t-il d'une voix calme et déterminée. Je ne sus quoi répondre, bouleversé par sa proposition. « Aimerais-tu m'accompagner ? » me demanda-t-il en m'observant de côté. J'étais tellement surpris que je ne pus répondre. Il hocha simplement la tête. Le désir de rester pour toujours auprès du Maître et de laisser définitivement derrière moi ma vie antérieure mûrissait de plus en plus en moi. Mais le moment d'en parler avec lui n'était pas encore venu. Je décidai d'attendre jusqu'à ce que j'aie fait la connaissance de son Maître. Le soleil se levait lentement. Sa lumière caressait la région qui s'éveillait, et éveillait toute vie en ce monde.

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Jamais je ne m'étais encore senti aussi proche et intime de quelqu'un comme c'était le cas avec le Maître. Je dus rire intérieurement lorsque je songeai à notre première rencontre. « Mais les choses ne passent jamais comme on se l'imagine », me dis-je à moimême. Nous fûmes de retour pour le petit-déjeuner. Le temps avait changé très rapidement, et une belle et rayonnante journée s'annonçait. Durant le petit-déjeuner, nos hôtes nous proposèrent de rester aussi longtemps que nous le désirions. Ils nous expliquèrent que nous serions toujours les bienvenus chez eux. Gaya arriva un peu après nous, et ils lui réitérèrent leur offre. Nous les remerciâmes pour leur générosité. Pour ma part, j'aurais préféré repartir immédiatement, car j'étais pressé de faire la connaissance du Maître de mon Maître. Cette attente avait allumé en moi le feu de l'impatience. Aussitôt après, le Maître fit savoir à la famille que nous voulions bien rester encore quelques jours et que nous allions les aider à effectuer les travaux à réaliser. Il nous regarda brièvement, Gaya et moi. Nous étions tous deux d'accord avec sa proposition. C'est ainsi que je passai la journée sur le toit avec l'un des fils, pour effectuer des réparations à divers endroits. Il était marié et vivait dans une autre vallée. Il n'était venu en visite chez ses parents que pour une courte durée. Il m'apprit beaucoup de choses sur sa vie quotidienne dans la montagne. Nombre de ses amis s'en étaient allés dans la plaine, dans de grandes villes, où ils espéraient une vie meilleure. Il m'avoua avec une tristesse à peine dissimulée qu'il aurait voulu partir lui-aussi, mais les circonstances ne lui avaient pas permis de réaliser ce rêve. Il ne faisait pas grand cas des sujets religieux. La seule chose qui comptait pour lui était l'amélioration de son niveau de vie. Lorsque j'entendis dans quelles conditions difficiles il devait maîtriser sa vie quotidienne — et il m'assura ne pas être le seul à se battre ainsi — je le compris fort bien. Le jour suivant, j'exécutai seul divers travaux. Je me remémorai les paroles que le Maître avaient prononcées lors de notre dernier entretien. J'avais compris maintenant que le livre de la vie est toujours ouvert pour tous les hommes. Avec un peu de sensibilité, il était possible de lire dans ce livre. Grâce à ma nouvelle perception des choses, je reconnus clairement deux sphères en moi, celle des pensées et celle de l'intuition. Les pensées qui prennent leur source dans le monde matériel sont des forces créatrices responsables de la construction corporelle avec tout ce que cela comporte. Pour elles, ce qui est purement spirituel reste invisible. L'impulsion de la totale sagesse, la force créatrice qui se reflète dans l'âme et perçoit en pure intuition le royaume divin, ce qui n'eut jamais de commencement et n'aura jamais de fin, prend sa source dans le pur esprit divin. L'homme extérieur est un reflet de l'être intérieur, invisible, qui existe dans l'impulsion de la sphère divine pure et illimitée. J'avais remarqué à quel point il était important que j'observe exactement la sphère de mes pensées et les forces qui l'habitent. J'avais pris conscience des possibilités qui s'ouvraient à moi lorsque cette sphère était pure et que mes pensées étaient en harmonie avec l'être divin intérieur. Je vis avec une clarté absolue où s'arrêtait la vie individuelle et où commençait l'universel, où s'effaçait la ligne de séparation entre Dieu et l'état humain limité. La réalisation de la vie acquérait ainsi une perspective entièrement nouvelle, un nouveau sens. C'était le commencement d'un lumineux voyage d'exploration des profondeurs de mon authentique Moi. Quelque chose qui avait sommeillé en moi durant des millénaires s'était réveillé avec une grande force. Je me trouvais devant la frontière où il me fallait me décider. Qui voulais-je servir ? La grande lumière de Dieu qui efface et libère tout, ou la lumière du monde dans laquelle l'égocentrisme était la base de toute chose ? Le Moi, à 108

partir duquel je vivais dans le monde physique, avait revêtu de multiples couleurs bariolées. Il s'était approprié le savoir et les stratégies qui en font partie, ce qui l'avait mis en mesure de s'ériger lui-même en maître du monde. Il accumulait et stockait inlassablement des connaissances et des expériences, afin de remplir son propre vide. Et maintenant, les rayons de Dieu m'avaient atteint et conduit jusqu'à cette frontière que le Moi ne pouvait franchir et où son pouvoir devait disparaître définitivement. Ici, une barrière insurmontable venait de surgir devant l'élargissement du champ de conscience et le maintien de mon ancien état. La lumière de la réalité supérieure se reflétait en moi et me donnait la force de surmonter tout cela. Une vibration entièrement nouvelle m'avait irrémédiablement poussé à cette révélation, et je savais que désormais, il n'y aurait plus de pause sur le chemin de la libération définitive. Cette clarté intérieure me poussait à prendre la décision qui ne pouvait être ni mystique ni intellectuelle. Sa mise en œuvre allait devoir se montrer et se révéler dans mes actes futurs, dans mon comportement de vie, et cela, à chaque instant. Intérieurement, j'avais pris ma décision. Je m'assis sur le banc devant le tas de bois et me mis à prier de tout mon cœur le Dieu omniprésent, afin qu'il anoblisse mon âme et m'ouvre la porte, afin que je puisse définitivement entrer dans son royaume infini. Cette flamme qui montait en moi n'était pas un espoir ni une idéalisation, mais le résultat de l'impossibilité absolue de faire autrement. Les pas que j'avais déjà accomplis sur le chemin du royaume éternel avaient éveillé en moi une capacité de discernement claire. Je reconnaissais l'intuition divine qui me reliait au royaume éternel de lumière. J'identifiais les modèles de comportement erronés, les instincts que j'avais en commun avec le règne animal et qui me reliaient à lui sur le plan astral. Je me trouvais là où allaient mes pensées ! La pure pensée est une vision et une expression claires de l'intelligence divine. La pure pensée désintéressée a le pouvoir d'élever le monde, de le transformer et de le spiritualiser, et par là même de révéler, dans une beauté et une douceur accomplies, la vision de Dieu lui-même. C'est ainsi que ce qui est extérieur peut devenir intérieur, ce qui est éphémère peut devenir éternel et ce qui est mortel peut devenir immortel. Comme des gouttes d'or, des prises de conscience remontèrent de l'origine de toute chose. Dans mon incessant courant de pensées, je m'étais oublié moi-même. La voix de notre hôtesse m'appela dans la maison pour le repas. Notre séjour dura plus longtemps que je ne l'aurais imaginé. Entre-temps, cela faisait déjà deux semaines que nous étions là. Pendant ce temps, nous avions effectué de nombreux travaux, trop pénibles pour le couple âgé. D'après diverses allusions du Maître, je supposais depuis quelques jours que notre départ était imminent. Durant l'un de ces derniers jours, je travaillais avec Gaya sur un lopin de terre sur lequel il fallait créer un petit jardin. Toute la journée, nous déterrions des pierres, petites et grandes, et les posions sur un gros tas, derrière la maison. À la fin de l'après-midi, nous nous assîmes là, sous un arbre. Gaya m'avait annoncé qu'elle avait quelque chose d'important à me dire. Son visage avait une expression sérieuse, presque triste, lorsqu'elle se mit à parler : « Le Maître m'a dit que vous alliez partir dans deux jours. Toutefois, je ne vais pas vous accompagner. Le temps est venu pour moi de rentrer. On a besoin de moi à la maison. Le supérieur m'a proposé de passer au couvent sur le chemin du retour et d'y rester quelques temps. C'est ce que je vais faire. Bientôt arrivera l'hiver avec ses chutes de neige. Alors, il sera pratiquement impossible de voyager dans ces régions de haute altitude. »

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La douleur transperça mon cœur comme une épée rougeoyante. Cet adieu avait surgi si rapidement et de manière tellement inattendue ! « Est-ce que nous allons nous revoir ? » demandai-je, bouleversé. « La véritable amitié n'est pas liée au corps, répondit Gaya. Je ne sais pas si nous nous reverrons sur le plan physique, mais tu continueras à vivre dans mon cœur. Je n'oublierai jamais le temps que nous avons passé ensemble. Ainsi vont les choses sur le plan physique. Les corps visibles apparaissent comme des fantômes sur le plan de la matière dense. Ils inspirent lors de leur apparition et expirent lors de leur disparition. Nous ne savons pas de combien de respirations ils disposent durant leur vie. Mais nous devons utiliser le temps qui nous est offert pour retrouver notre état originel et pur. Ce n'est qu'ainsi que la douleur de venir et de partir sans cesse, vieille se plusieurs millénaires, pourra être effacée. — Je sais que tu as raison, mais cela ne fait pas disparaître totalement ma souffrance. » Gaya se contenta de hocher la tête. Nous recommençâmes à travailler et j'observai minutieusement les différents états et émotions qui s'étendaient maladivement en moi et tentaient de m'emprisonner. Mais cette fois, je n'allais pas me laisser faire. Je me limitais à les observer intérieurement. Ils passaient à côté de moi comme de paresseux nuages. Ils ne trouvaient plus aucun endroit où se déverser. Les forces émotionnelles avaient presque totalement perdu leur pouvoir sur moi. Plus clairement que jamais, j'identifiais les mécanismes des processus de pensée et voyais comment certaines pensées et certains sentiments concrets et subjectifs se densifient et créent ainsi les circonstances et les valeurs dans lesquelles je vivais, auxquelles je croyais et auxquelles je m'accrochais. Je me remémorai les paroles du supérieur, lorsqu'il parlait de la renonciation : « Avoir et perdre ne sont que des représentations de ta conscience, des reflets. Ils ne peuvent être la réalité divine. » Le soir, après la lecture des écritures sacrées faite par Gaya et expliquée par le Maître, ce dernier annonça que nous allions partir dans deux jours. Notre hôte voulut nous offrir deux petits chevaux vifs et nerveux, mais le Maître déclina son offre en le remerciant. Il lui montra la peau douce de la plante de ses pieds et déclara en riant : « Voici mes deux chevaux ! » Je fus déçu et en colère. Je n'aurais vraiment rien eu à objecter au fait de voyager à cheval. Comme s'il avait lu mon état intérieur, le Maître poursuivit : « Et lui, il a de bonnes chaussures. Ce sont ses chevaux ! » À part un bref « Oui » étouffé, je ne réussis pas à prononcer le moindre mot. Le lendemain, je passai toute la journée avec Gaya. Nous parlâmes très peu. Un silence tranquille et serein m'empêchait de penser au fait que nos chemins allaient se séparer dès le lendemain. J'aurais bien pu concevoir de passer le reste de mes jours avec elle et avec le Maître. Toutefois, sur le seuil de la mort, il faut toujours faire ses adieux. Il y avait donc ici quelque chose de profond, de fondamental, que je pouvais et devais apprendre. Je savais de par une profonde expérience intérieure que je n'étais pas le corps, ni l'emballage de l'essence divine, mais l'essentiel lui-même. La force nostalgique de l'habitude, vieille de plusieurs siècles, fait que l'on veuille retenir les bons moments que l'on a vécu sur le plan corporel, et que l'on tente de leur donner une longévité maximale. Comme de la mélasse gluante, ces représentations erronées auxquelles je m'accrochais se mouvaient encore en moi. Je savais que je ne m'étais pas encore totalement libéré des coulisses éphémères du monde. Mais je savais tout aussi clairement qu'il me fallait me libérer définitivement de la vallée de larmes de ce monde de drames. Le lendemain matin, nous nous fîmes nos adieux. Ils furent brefs mais très chaleureux. Notre hôtesse nous remercia encore une fois d'avoir béni sa maison par notre présence. Gaya nous accompagna sur un petit bout de chemin, puis nous nous séparâmes à un 110

croisement, à la sortie de la ville. Elle joignit ses mains devant la poitrine, ses yeux doux et sombres nous offrirent un regard lumineux, puis elle s'éloigna sans mot dire. Je la suivis longtemps des yeux alors qu'elle allait son chemin d'un pas léger. J'eus l'impression que c'était une partie de moi-même qui s'éloignait. J'avais secrètement espéré que le Maître dirait quelque chose, mais je m'étais trompé. Il continuait d'avancer d'un pas tranquille. Je marchais à côté de lui, plongé en moi-même. Bientôt, nous ne fûmes plus entourés que du silencieux paysage de montagnes. Un sentiment de solitude s'empara de moi, un étrange sentiment de m'être perdu. Nous étions en route depuis plusieurs jours. Le paysage avait peu à peu changé. Nous avions laissé derrière nous les cimes enneigées et nous nous trouvions maintenant sur un immense haut-plateau. Un large fleuve dessinait un ruban, qui passait à travers cette région caillouteuse. Lorsque nous arrivâmes sur une petite colline, je m'immobilisai, bouleversé par cette vue inattendue. Une région vallonnée s'étendait jusqu'à l'horizon. Nous nous assîmes sur un rocher et le Maître me montra deux petites collines dans le lointain : « Tu vois, c'est là-bas que se trouve la frontière. Nous la franchirons dans quelques heures. » De lourds nuages passaient au-dessus de nous. Ils semblaient tellement bas qu'on aurait cru pouvoir les toucher. En fin d'après-midi, nous croisâmes deux bergers qui gardaient un troupeau de moutons et de chevaux. Le Maître parla un bon moment avec eux et ils insistèrent pour que nous les suivions jusqu'à leurs tentes pour y passer la nuit. Le maître ne voulut pas décliner leur offre et c'est ainsi que nous les suivîmes en les aidant à ramener leurs animaux jusqu'à leur campement. C'étaient des nomades, quatre grandes familles, qui s'occupaient ensemble des animaux et allaient de pâturage en pâturage. La maigre végétation offrait de la nourriture aux animaux pour quelques semaines, puis ils poursuivaient leur chemin. Leur campement n'était pas très éloigné, et lorsque nous en approchâmes, nous fûmes aussitôt entourés d'une nuée d'enfants qui nous regardaient avec curiosité. Avant de pouvoir entrer dans les tentes, quelqu'un dut attacher les chiens, car de très loin déjà, ils aboyaient agressivement dans notre direction. Nous fûmes accueillis avec une gentillesse extraordinaire. Ces gens avaient été étonnés de nous voir seuls ici, en train de marcher sur ce plateau. Le maître résolut l'énigme en leur expliquant que nous étions des pèlerins. Tandis que les hommes attachaient les moutons, les femmes se mirent à traire. Elles parlèrent avec le Maître de l'élevage des animaux, du prochain pâturage où ils allaient bientôt se rendre, et il les écouta attentivement et patiemment. Pendant ce temps, j'étudiais ces visages à la peau tannée, marqués par les dures conditions de vie. Le visage ridé des vieux ressemblait à une carte géographique sur laquelle on pouvait lire les difficultés et les chagrins d'une vie. Des yeux éveillés nous regardaient d'un air timide, avec étonnement et curiosité. Sous un grand auvent, les femmes âgées préparaient le dîner sur des feux. Les hommes étaient assis à côté et buvaient du thé au beurre de yack. Progressivement, tous les membres de la famille s'étaient approchés et la discussion devint animée et bruyante. Je remarquai tout de suite qu'en beaucoup de domaines, c'étaient les femmes qui exerçaient l'autorité ici, mais les choses étaient discutées calmement avec les hommes et l'on riait beaucoup. Une petite fille s'approcha de nous. L'une de ses jambes était raide et il lui fallait s'appuyer sur un bâton pour marcher. Elle s'assit à côté de moi et me regarda de ses grands yeux. Je demandai à sa mère si elle était venue au monde ainsi. Cette dernière 111

m'expliqua qu'à l'âge de deux ans, la fillette était tombée en bas d'une pente très raide et avait failli en mourir. Depuis lors, elle avait une jambe paralysée et souffrait de ne pouvoir participer à la plupart des jeux des autres enfants. Après le repas, on discuta encore longuement puis tout le monde se retira dans les tentes. On étendit deux fourrures de yack sur lesquelles nous nous allongeâmes pour dormir. C'était une expérience étrange pour moi de passer la nuit dans un lieu si étroit, en compagnie de toute une tribu. Différents sentiments et pensées montèrent en moi et me tinrent encore longtemps éveillé, tandis que les nomades s'étaient endormis en très peu de temps. Le lendemain matin, je fus réveillé par les pleurs d'un nourrisson dans la tente voisine. Le Maître était déjà assis devant la tente avec nos hôtes, en train de boire du thé. Bientôt, le groupe d'hommes et de femmes prit congé de nous. Ils allaient effectuer leurs tâches quotidiennes. Nous restâmes presque seuls devant la tente et nous nous apprêtions à partir. La mère de l'enfant handicapée passa un peu plus loin et nous fit un signe de la main en guise d'adieu. Le Maître lui fit signe d'approcher. Il la fit entrer dans la tente vide avec son enfant. Pendant ce temps, je discutai avec deux vieilles femmes qui nettoyaient les casseroles. Un peu plus tard, le Maître ressortit de la tente et me dit: « Bien, allons-y ». Je dis au revoir et nous laissâmes les tentes derrière nous. Quelque chose me poussa à regarder encore une fois en arrière. Je fus électrisé : sous l'auvent, la fillette sautait autour de sa mère et, débordante de joie, jetait son bâton dans les airs. Elle était totalement guérie, un miracle avait eu lieu. Je n'oublierai jamais le regard de la mère, empreint d'un étonnement et d'une gratitude inexprimables. Des larmes roulaient sur ses joues. La fillette n'arrêtait pas de sauter et me fit des signes exubérants. Je lui fis signe en retour. Les deux femmes âgées n'avaient encore rien remarqué du merveilleux événement qui venait de se produire. « Viens, il faut reprendre la route », dit le Maître. Je compris qu'il ne voulait pas faire sensation. Il avait attendu un moment favorable pour être seul avec la mère et l'enfant. Je me souvins comment, très peu de temps après notre rencontre, il avait guéri la patte fracturée d'un animal. Mais il n'y avait aucune comparaison avec ce qu'il venait de faire. Le Maître était, comme toujours, en parfait équilibre intérieur. Pour lui, rien d'extraordinaire ne s'était produit. Comme il me l'avait expliqué en son temps, il n'avait fait que mettre en œuvre la loi supérieure. Il sentit mon étonnement et me dit : « Tout homme qui croit vraiment en Dieu, en sa miséricorde et en sa compassion infinie, est en mesure de faire ce qui vient de se passer. Celui qui hésite et doute reste prisonnier de ses limites. Tu dois être capable d'embrasser la totalité de la pensée créatrice, et de l'exprimer totalement sur le plan sur lequel tu vis maintenant. Cette guérison n'est pas un miracle, mais une expression de l'amour de Dieu. Lorsque tu auras complètement chassé de toi la pensée limitée, lorsque toutes tes représentations d'être, de non-être et de personnalité individuelle seront effacées, alors il te sera possible d'élever ta fréquence vibratoire si nettement au-dessus de celle de la lourde matière, que la mort physique et toute maladie seront vaincues. Alors, tu vibreras dans l'existence de lumière éternelle. Toute la structure moléculaire du corps sera transformée et élevée de cette manière, et entièrement alimentée avec les informations de l'existence illimitée. Ainsi, le corps deviendra un véhicule, un instrument, que tu pourras utiliser comme tu le jugeras bon. Pour tout homme qui croit au Dieu infini et à ses possibilités infinies, cette transformation est la chose la plus facile à comprendre, la plus naturelle qui soit. La 112

mortalité, la maladie et la décomposition sont des créations de l'homme lui-même, le résultat de l'égoïsme et des incompréhensions dont sont issues toutes les limites et les limitations. Nous ne sommes pas en ce monde pour souffrir, mais afin de découvrir en nous la gloire de Dieu et de l'exprimer totalement. » Nous marchions à travers une région à l'aspect désertique, tandis que le Maître me parlait. Apparemment, il n'avait pas encore lui-même réfléchi à ses paroles, car soudain, il s'arrêta et déclara : « Alors maintenant, fais attention. Je vais t'offrir un exemple, une expérience qui doit souligner ce que je viens de te dire. » L'instant d'après, il planait en l'air à environ trois mètres au-dessus de moi et dit : « L'homme est lumière, l'homme est libre et sans limite. » Aussitôt après, il se tenait à nouveau devant moi. « Fais attention », répéta-t-il, et immédiatement, il disparut de mon champ de vision. Un quart de seconde plus tard, je l'entendis crier derrière moi : « Me voici à nouveau ! » Il se tenait environ cinq cent mètres en arrière et marchait tranquillement vers moi. Il me regarda profondément dans les yeux. La force qui émanait de lui m'était presque insupportable, tant je la trouvais puissante. J'avais le sentiment de me désintégrer. D'un ton grave, d'une voix que je ne lui connaissais pas, le Maître me dit : « Je n'ai aucun intérêt à te présenter des tours de passe-passe ni des exercices spectaculaires de yoga : je crois qu'entre-temps, tu es capable de discerner toi-même. Je veux simplement te montrer quelles possibilités illimitées s'offrent à chaque homme qui vit totalement en Dieu. Le véritable homme de lumière est illimité et universel. La substance originelle obéit à la pure volonté de nature divine, qui peut l'utiliser sans aucune limite. Cette volonté est exclusivement orientée vers la libération et la transformation du monde tout entier. Je te raconterai peut-être plus tard tout ce que comporte ce travail, si cela est important pour toi, c'est-à-dire si tu devais devenir très concrètement un serviteur universel de Dieu. Un grand nombre de travaux très divers sont liés à cela. Dieu t'a conduit jusqu'à moi, tu es resté et tu es prêt à recevoir de profonds enseignements. Les enseignements impliquent un cœur pur et un esprit éveillé, qui possède la capacité fulgurante de comprendre immédiatement ce qui a été entendu, de le réaliser et de l'être. » Les paroles du Maître résonnaient en moi. À mon grand étonnement, je constatai que la manière dont il avait téléporté son corps ne me paraissait plus être quelque chose de spectaculaire, mais me semblait normale, tout à fait naturelle. Ma conscience avait effectué un saut quantique. La démonstration du Maître avait eu un très profond effet sur moi. Cela avait d'ailleurs été précisément son intention. C'était un signe magique venu d'un monde que je ne connaissais pas encore. Nous repartîmes. Tout en marchant, j'observais la silhouette du Maître qui avançait dans la lumière du matin. Elle apparaissait noble, gracieuse, comme une manifestation du ciel calme. La sagesse rayonnait de son front et son regard était comme un jour qui se lève, rempli de lumière et de force vivante. Les forces de révélation qui émanaient continuellement de lui avec une forte puissance et une grande splendeur touchaient immédiatement le cœur de la vie de tous les êtres vivants, les bénissaient, les éveillaient et les régénéraient. Il m'avait montré que le trésor intérieur de la lumière est totalement présent dans chaque être vivant, non pas sous forme de symboles ou d'allégories, mais en tant que réalité absolue et omniprésente. Depuis les profondeurs inimaginables de cette lumière apparaît tout ce qui est manifesté, et c'est par elle que se révèle le chemin de la vie. Ce qui cache cette réalité, l'ombre sur l'âme issue de grandes incompréhensions et 113

d'affaiblissement, ne sont rien d'autre qu'une illusion. Cinq jours plus tard, notre chemin nous conduisit à travers un immense ravin, dans lequel un fleuve déchaîné coulait entre les rochers. L'air était empli du fracas d'énormes chutes d'eau, et un vent glacial et mordant nous sifflait au visage. Nous descendîmes lentement et prudemment vers le bas du ravin, en passant sur des pierres et des rochers mouillés. De temps à autre, un morceau de pierre se détachait et tombait dans le vide. Ce n'était pas un chemin sans danger, mais ma confiance dans le Maître était illimitée et j'étais fermement convaincu qu'il ne pouvait nous arriver aucun mal. Le ravin était immense. Il nous fallut presque une journée pour arriver de l'autre côté. Le soir, j'étais tellement épuisé qu'à peine allongé, je m'endormis. « Ce n'est plus très loin », me dit le Maître le lendemain matin, lorsque j'ouvris les yeux. Le froid et l'humidité du ravin m'avaient durement éprouvé. Mes membres étaient engourdis et me faisaient souffrir. À plusieurs reprises, je m'étais demandé s'il n'y aurait pas eu un chemin plus facile. Mais maintenant que je regardais autour de moi, la réponse s'imposa d'elle-même. À droite et à gauche du ravin se dressaient dans le ciel les cimes d'une haute chaîne montagneuse. Toute la journée durant, nous grimpâmes sur le flanc de l'une de ces montagnes, sur laquelle avaient poussé quelques buissons épars. L'air se raréfiait, et bien qu'étant entretemps plus ou moins habitué à ce climat, il me fallait inspirer profondément de temps à autre. Il n'y avait que très peu d'oxygène ici. Enfin, nous arrivâmes sur une crête. De l'autre côté, s'étendait un immense hautplateau, traversé par un large fleuve. « C'est de l'autre côté du fleuve, là-bas dans la petite vallée, que vit mon Maître. » Je me concentrai pour regarder dans la direction que le Maître m'indiquait. Mon cœur se mit à battre plus rapidement et une excitation singulière s'empara de moi. D'un côté, je me réjouissais de faire la connaissance de son Maître, mais d'autre part une peur inexplicable montait en moi. De forces adverses montaient en moi, du monde inconscient vers la surface. Quelque chose en moi refusait de s'approcher de cette puissante lumière. Des voix me murmuraient : « N'y vas pas, ce sera ta perte » Je décidai d'exposer immédiatement au Maître les craintes qui avaient surgi ainsi que mon état intérieur. Il s'arrêta et me regarda de ses yeux emplis de bonté : « Les forces ennemies en l'homme ont peur de la lumière salvatrice. De par leur résistance, les forces terrestres et leur monde tiennent l'âme fermement en mains et la conduisent sur des sentiers funestes dans l'embuscade de la nature mortelle. Ils lui murmurent continuellement que le monde des apparences serait son véritable domicile et la maintiennent ainsi captive dans le monde de dualité de l'ici et de l'au-delà. La lumière salvatrice toutefois arrache leur masque à ces forces de l'obscurité. Ainsi, elles se retrouvent mises à nu devant l'âme, les résistances sont vaincues et la lumière universelle, le visage de Dieu qui n'est rien d'autre que l'amour omniprésent, deviennent visibles. Les forces du Moi du monde obscurci savent qu'elles ont d'ores et déjà perdu leur combat contre toi. Elles se cabreront encore plusieurs fois, jusqu'à ce qu'elles aient été définitivement vaincues. Ne te fais aucun souci pour cela, ne te laisse pas déstabiliser. Dans la déstabilisation, le doute et les peurs, elles montrent leur véritable visage. Regarde-les bien et tu verras qu'elles ne contiennent absolument rien. » Je hochai la tête. L'être obscur venait de battre en retraite et s'était à nouveau retiré dans ses abîmes. Une fois de plus, je pris conscience de la puissance des forces hypnotiques de ce monde. Elles avaient fermement encerclé l'âme et la conscience 114

humaine et les retenaient captives dans les labyrinthes du temps. Elles étaient le résultat d'une avidité endurcie et poussaient l'âme, encore et toujours, dans les bras d'objets morts. Elles étaient le résultat de l'adhésion à ce qui est réfractaire au divin et qui se matérialise dans l'intellect, explorant avec avidité le monde des sens à la recherche toujours de nouvelles satisfactions. Je vis devant moi, de manière transparente et claire, l'état dans lequel je vivais. En lui reposait la réelle possibilité de vaincre toutes ces forces inférieures et de vivre en Dieu en parfaite concordance et harmonie. À côté de moi se tenait la preuve que cela est possible pour chaque homme de cette Terre.

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Rencontre avec le Maître Universel Lorsque je songeai qu'autrefois j'avais voulu rester auprès d'un Maître pour deux ou trois semaines, afin de rassembler sur cette vie des informations théoriques, je trouvai cela complètement ridicule. Comme je lui étais infiniment reconnaissant de m'avoir immédiatement jeté dans la grande école de la vie, afin de séparer le bon grain de l'ivraie ! Oui, je voulais absolument rester auprès de lui. C'est avec lui que je voulais continuer à avancer sur le chemin de la libération. Nous avions atteint les berges du fleuves et le longeâmes. Un puissant tremblement s'était emparé de mon corps et augmentait à chaque pas. Je ne pouvais m'expliquer cet étrange état. Les berges du fleuve s'étendaient comme un ruban turquoise dans le paysage. Lorsque nous eûmes avancé sur une bonne distance vers l'amont, le Maître trouva un endroit où il était possible de le traverser. « Voici l'endroit. Enlève tes chaussures. » L'eau me semblait assez profonde, mais le Maître insista : « Viens ! » Et déjà, il marchait sur l'eau. « Maître, mais je ne peux pas marcher sur l'eau », balbutiai-je. Tout d'un coup, le désespoir et l'incertitude s'étaient emparés de moi. Le Maître éclata de rire : « Mais je ne marche pas sur l'eau ! Il y a des pierres ici, sur lesquelles nous pouvons marcher. Mais tu devras tout de même être prudent, car elles sont glissantes. » D'un pied agile, je traversai le fleuve tout en avançant prudemment de pierre en pierre. « Pourquoi as-tu si peu confiance en tes pieds ? » me lança le Maître en riant, lorsque je m'arrêtai, hésitant au milieu du fleuve. Enfin, j'arrivai de l'autre côté. Jetant un coup d'œil en arrière, j'aperçus les pierres. Nous nous remîmes en marche sur le plateau. Ça et là, il était parsemé de broussailles. En fin d'après-midi, nous arrivâmes dans une petite vallée transversale. Un petit cours d'eau y passait, se jetant un peu plus loin dans le grand fleuve où disparaissait son individualité. Par endroits, la vallée était très large, mais à d'autres endroits elle était rétrécie et bordée d'abrupts murs de rochers. Après avoir contourné un grand coude du fleuve, nous arrivâmes dans un adorable paysage vallonné. À faible distance, s'élevaient quelques maisons, construites très près les unes des autres, comme si elles avaient voulu se protéger mutuellement. « Nous y sommes », déclara le Maître. Nous empruntâmes l'étroit sentier qui conduisait jusqu'aux maisons. Sur le sol aride poussaient de nombreux arbres. Apparemment, on avait planté ici la plupart d'entre eux. Je remarquai alors quelques femmes et hommes, occupés à effectuer leurs tâches quotidiennes. Je fus tout d'abord quelque peu déçu, car je m'étais attendu à quelque chose de spécial. Cet endroit ne semblait guère se distinguer des autres où nous étions déjà allés. Devant l'une des maisons, trois hommes plus âgés étaient assis sur un banc et regardaient vers nous. Je sentais de plus en plus fortement la présence d'une puissante force, et mon corps tremblait de plus en plus. Lorsque nous fûmes presque arrivés devant les trois hommes, ils se levèrent pour saluer cordialement le Maître. Ils se connaissaient visiblement depuis longtemps. Il leur dit quelques mots à mon sujet, puis les trois hommes me souhaitèrent la bienvenue. Maintenant, je ressentais également l'extraordinaire bonté qui émanait d'eux. C'était une douceur et une perméabilité qui enveloppait mon cœur. « Lequel des trois peut bien être le Maître ? » me demandai-je. Mais je n'osai pas exprimer mes pensées par des mots. 116

Tandis que deux hommes se rassirent, le troisième nous conduisit vers une maison où il nous indiqua nos chambres. Les pièces étaient spacieuses et bien aménagées. Un grand silence et une grande paix s'installèrent en moi. Très peu de temps après, le Maître me rejoignit dans ma chambre. Je ne pus m'empêcher de demander : « S'il te plaît, dismoi lequel de ces trois hommes est ton Maître ! » Il se mit à rire et m'expliqua que tous trois étaient également des élèves de son Maître. Cela faisait déjà cent ans qu'ils étaient auprès de lui. Il ajouta que personne ne connaissait l'âge du Maître. Puis il m'assura que j'allais bientôt faire sa connaissance, car l'homme qui nous avais conduits dans la maison s'en était allé pour le prévenir de notre arrivée. « Il va nous conduire jusqu'à lui dans quelques instants. Mon Maître ne parle pas beaucoup. » J'étais tellement excité que je n'arrivais même plus à rester assis tranquillement. Je ne parvins pas à m'expliquer mon agitation intérieure. Chaque minute me semblait durer une heure. Je cherchai désespérément à trouver des phrases appropriées pour le saluer, mais ne trouvai rien de satisfaisant. Enfin, on frappa à la porte. Le vieil homme et le Maître se tenaient dans l'embrasure. « Mon Maître va nous recevoir maintenant, viens », dit-il d'une voix solennelle. Porté par un nuage de lumière invisible, je suivis les deux hommes. Tous les gens que nous croisâmes en chemin avaient le même rayonnement de bonté. Devant l'une des maisons qui était un peu à l'écart, le vieil homme s'arrêta et frappa brièvement à la porte. Lorsque nous entrâmes dans la pièce, d'incontrôlables larmes de félicité roulèrent sur mes joues. Une gigantesque force d'amour coulait à travers moi par vagues, et j'avais le sentiment que mon être tout entier allait s'y fondre. C'est alors que je le vis ! Il n'était pas une vision,mais une révélation. Je vis une lumière si puissante que je crus que le soleil lui-même se trouvait dans la pièce. Cette lumière était d'une si incommensurable beauté, d'une douceur et d'une intensité si pénétrantes, que les mots humains ne peuvent les décrire. Le visage de ce Maître était une paix rayonnante et un doux crépuscule. Tout son être respirait ce qu'il y a de plus sublime. Une incroyable impression de sainteté émanait de lui. Je ne pus supporter son regard longtemps. La force de lumière qui rayonnait de ses yeux me mettait tant à nu, me désarmait à tel point que je ne savais plus où diriger mon regard. Je restai planté là, comme abasourdi, et ne réussis pas à prononcer le moindre mot. « Asseyez-vous », dit-il d'une voix chaleureuse. Il s'adressa à moi sur un ton empli de compréhension : « Frère, le feu de la force divine de libération est insupportable pour ce monde. Le visage qui dissimule la sagesse et les paroles de la lumière, n'est pas visible pour tout le monde. Entrer dans le royaume de Dieu signifie reconnaître le vide de toutes les causes et de tous les effets. Le vide total de la conscience et le vide absolu de ce qui y apparaît et s'y déroule. Si ta conscience n'est plus liée au faire ou au non-faire, tu respires dans le royaume solaire de Dieu. Si ta conscience a appris à ne plus chercher, alors le chercheur est mort. Dans le royaume éternel de lumière il n'y a rien à trouver, rien à prendre, rien à conserver. » Chaque mot, chaque respiration de son corps de transformation divine était chargé d'une telle puissance qu'ils me portaient doucement de monde en monde, au travers de dimensions inconnues. Des portes intérieures s'ouvrirent, de vieux murs s'écroulèrent. Tandis qu'il parlait avec le Maître, je le regardai et constatai à mon grand étonnement qu'il ne pouvait avoir plus de trente ans. J'étais assis devant un jeune homme.

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À un moment, le Maître se releva. Je joignis les mains sur ma poitrine et le remerciai. Le Maître de mon Maître me fit un signe de la main et déjà, nous nous retrouvâmes dehors. Bientôt, je fus à nouveau seul, assis dans ma chambre. Des larmes de félicité roulaient toujours sur mes joues. Je n'aurais jamais cru qu'un être aussi pur respirait sur cette planète. On frappa doucement à la porte. « C'est le Maître », me dis-je, mais je découvris une jeune femme et un homme. « Nous t'apportons quelque chose à manger, tu as certainement faim ». Ils posèrent la nourriture sur la table et se retirèrent aussitôt. Étonné, je restai assis là. L'idée de nourriture s'était totalement évanouie en moi, je mangeai toutefois ce repas simple avec gratitude et bus l'eau fraîche. La cruche d'eau était d'ailleurs posée sur la table depuis mon arrivée. Entre-temps, la nuit s'était couchée sur la vallée. Entre les nuages qui passaient dans le ciel, brillaient ça et là des étoiles. J'avais espéré que le Maître viendrait me voir, mais je restai seul. Les gens qui vivaient ici étaient tous emplis de cette lumière divine et tous étaient des maîtres, j'en était persuadé. Quelle bénédiction extraordinaire que mon Maître m'ait emmené jusqu'ici !Le silence concentré, la profonde paix étaient perceptibles dans ce lieu et jusque dans chaque cellule du corps. Tard dans la nuit, je me couchai sur mon lit et m'endormis. C'est alors que je fis l'étrange expérience de rester éveillé tandis que mon corps dormait. Je regardais les images des rêves détachées de moi, comme j'observais à l'état d'éveil mes propres images intérieures. J'étais de la lumière, une pure perception, sans vouloir ni avoir, ni retenir, ni interpréter ce que je voyais. L'inimaginable force de lumière du Maître rayonnait à travers tous les mondes et me ramena vers mon état originel où il n'y a ni naissance ni corps. À un moment, les images des rêves s'atténuèrent également. Je reposais dans ce que l'on ne peut ni penser ni expérimenter. Le matin suivant, une puissante impulsion me réveilla. Aussitôt, je fus totalement éveillé. Le lever du soleil était imminent. Écoutant mon intuition, je sortis devant la maison et vis que tous les habitants étaient déjà en route. Ils passaient devant la maison et avançaient en direction de l'Est. Sans réfléchir plus longtemps, je les suivis. Soudain, le Maître se tint à côté de moi et me souffla à l'oreille : « Tu as entendu l'appel ». Je n'osai pas interrompre le silence avec mes questions. Je cherchai des yeux le Maître de mon Maître, mais il n'était pas là. J'espérai le revoir bientôt, peut-être dans le courant de la journée. Le large sentier sur lequel nous marchions était bordé des deux côtés d'arbres et de buissons. J'inspirai profondément le frais parfum des arbres. Nous fûmes bientôt arrivés au but. Sur une hauteur d'où l'on voyait les maisons et la vallée, nous avions atteint un rocher plat en forme d'assiette. Je m'étonnai de sa forme lisse et harmonieuse dont on ne pouvait dire si elle était le résultat d'un caprice de la nature ou si elle était l'œuvre des hommes. Nous avions formé un grand cercle au centre duquel se tenait une femme assez jeune que je n'avais pas encore vue jusqu'alors. L'obscurité reculait lentement devant le jour naissant et dans quelques instants, le visage incandescent du soleil allait apparaître derrière les dos dénudés des montagnes. Il n'y avait aucun nuage et les vents qui soufflaient souvent fortement à travers les vallées s'étaient apaisés. C'était comme si la nature toute entière retenait son souffle, attendant un événement particulier dans le plus grand silence. 118

Alors, la femme qui se tenait exactement au centre du cercle leva les bras et bénit toutes les directions du ciel. Puis, d'une voix puissante que je n'aurais jamais imaginée de sa part, elle se mit à parler :  



« Dieu éternel, origine de tout être, de toi coule la force de lumière merveilleuse, qui inonde la sainte Terre et tout l'univers en le bénissant. Source de l'amour universel, esprit qui donne la vie, tu rayonnes et brûles dans nos cœurs en les éveillant. Ta gloire se révèle dans ton rayonnement magnifique. Lumière des lumières, ta splendeur nous pénètre et nous éclaire. Offre-nous une profonde compréhension, de sorte que nous puissions reconnaître totalement ta sainte force de rayonnement et l'utiliser de manière appropriée, en accord et en harmonie avec ta loi universelle. C'est ainsi que ton flot de sagesse pourra se révéler en nous et à travers nous, et se déployer dans une grande splendeur. UN dans ta lumière sacrée, UN dans ton esprit saint, UN avec ta sainte omniprésence. C'est ainsi que tu nous transfigures, nous emplis, c'est ainsi que nous respirons dans ton divin courant de lumière. C'est ainsi que notre vocation se réalise en toi, océan de lumière et d'amour. Que l'espace dans lequel se manifeste l'incarnation humaine se tourne totalement vers ton amour, de sorte que toutes les portes de la méchanceté et des incompréhensions de ce monde se ferment pour toujours. Ton amour, ton éclat, et ta toute-puissance pénètrent le monde entier avec une force et une grâce incommensurables, éclairant tout, guérissant tout, spiritualisant tout, élevant tout vers ton royaume éternel de lumière. AUM. OM. »  



Une force gigantesque rayonnait depuis le groupe. Les forces de lumière libératrices pénétraient tout l'espace des humains et tous les mondes. Tout le groupe vibrait sur un plan qui surpassait, en intensité, en beauté, en amour et en force, tout ce que j'avais vécu jusqu'alors. La bénédiction qui en émanait bannissait l'égoïsme, l'ignorance et la mort dans le monde des humains tout entier. Le monde de l'âme humaine était purifié et éveillé par ces forces divines qui transmutaient tout, de sorte qu'il pouvait à nouveau devenir conscient de sa raison d'être. Le soleil inondait la vallée lorsque, silencieux, nous retournâmes vers les maisons. Chemin faisant, j'observai les visages de ces gens : ils rayonnaient comme des soleils. L'exceptionnelle simplicité, le silence qui émanait d'eux, tout ce que j'avais admiré auprès du Maître, je le retrouvais ici auprès de chacun d'eux. Le Maître m'accompagna dans ma chambre où, à mon grand étonnement, je découvris le petit-déjeuner servi sur la table. Le Maître m'expliqua qu'il reviendrait me chercher un peu plus tard. Je m'assis à table. Je trouvais cela étrange d'être assis là et de manger. Je le fis malgré tout, mais tout en mangeant, j'avais l'impression de nourrir quelque chose que je n'étais plus. Mon être véritable se nourrissait du nectar divin, qui était disponible en 119

abondance. Je tentai de me souvenir des instants que j'avais vécus durant la matinée. Je me concentrai pour me rappeler l'image sur la hauteur, le plateau rocheux et le cercle des Maîtres, afin de revivre ce qui venait d'avoir lieu. Mais d'un seul coup, je sursautai et eus le souffle coupé de terreur. Une voix forte et puissante me cria : « Sois silencieux, ne fais donc pas tant de bruit. Sois ! » Il n'y avait personne dans la pièce. J'ignorais si la voix provenait de l'intérieur ou de l'extérieur. Je n'osai pas imaginer qui avait bien pu me parler ainsi. Mes pensées étaient encerclées, prisonnières de la sphère du silence. Soulagé, j'entendis quelqu'un frapper à la porte, puis la voix du Maître : « Tu es prêt ? Allons nous rendre utiles. » Les fondations d'une nouvelle maison avaient été faites et maintenant plusieurs hommes et femmes de la communauté étaient en train de construire la maison. Nous allâmes leur donner un coup de main. Le plan indiquait qu'il y aurait trois grandes pièces. Le travail avançait tranquillement et sans aucune difficulté. J'avais maintenant l'occasion d'apprendre à connaître ces gens de plus près. Nous discutâmes ensemble de diverses questions concernant la construction de la maison. On blaguait et riait continuellement. L'ambiance décontractée était le reflet de la simplicité de ces gens extraordinaires qui vivaient totalement en Dieu. L'une des femmes dont les yeux brillaient comme des perles me demanda : « Sais-tu pour qui tu es en train de construire une maison ? » La question me surprit, car je n'en avais pas la moindre idée. Mon Maître qui se tenait à côté de moi se racla la gorge et m'expliqua : « Cette maison est en construction pour moi. Mon Maître m'a appelé. Mon temps dans la grotte est terminé. Tu es la seule raison pour laquelle j'y suis encore resté. Je t'ai attendu. Le temps est venu que tu le saches aussi. Tu es mon élève depuis plusieurs vies et je ne t'ai jamais quitté des yeux, même lorsque tu as passé le seuil de la mort, même lorsque tu récoltais les fruits semés autrefois, dans l'océan astral de l'autre monde. Le temps est venu pour toi, car tu peux enfin triompher définitivement des deux mondes dans lesquels tu était captif. Ce qui n'est pas sacré vit dans les sphères de l'ici et de l'au-delà, ce qui est sacré, l'éternel, ne vit guère là-bas. Ces deux sphères du monde des apparences sont des sphères d'entraînement pour la croissance et le mûrissement de l'âme en Dieu. Tous les gens qui vivent ici ont totalement triomphé du monde double et vivent dans la vibration divine la plus élevée et la plus pure. Ils sont des serviteurs de Dieu. » Maintenant, je comprenais cette profonde intimité que j'avais toujours ressentie en sa présence, mais également sa patience et son amour incommensurables. Mon cœur riait de bonheur. Peut-être que l'une des trois pièces de la maison était pour moi ? pensai-je. Le Maître voulait certainement m'en réserver la surprise au moment opportun. Je n'avais qu'un seul souhait : rester ici pour toujours. Chaque matin, nous grimpions sur le promontoire et célébrions le rituel divin pour le monde et l'humanité. Durant la journée, nous participions à la construction de la maison. Bientôt, je connaissais tous les gens qui vivaient ici. Le Maître prit le temps de faire avec moi de longues promenades. Nous longions le fleuve et marchions à travers la vallée. Sur les deux berges poussait de l'herbe tendre, les arbres resplendissaient de différents tons verts, créant un contraste avec les montagnes dénudées qui protégeaient des deux côtés ces lieux sacrés, tels des murs très élevés. La beauté et la virginité de cette région m'impressionnaient profondément. Le Maître parlait peu. Depuis que cette puissante voix m'avait ordonné de me calmer, quelque chose s'était produit en moi. Les mots avaient une nouvelle valeur. Je savais désormais qu'ils sont des instruments sacrés qui doivent être mis en œuvre avec circonspection. Je 120

prenais la vie comme elle se présentait à chaque moment, sans regarder ni en avant ni en arrière. Pourtant, je ne pouvais m'empêcher de me demander quand j'allais revoir ce puissant être de lumière, le Maître de tous ces Maîtres. Le besoin que j'en ressentais était trop important. Mais je savais que cela ne servirait à rien de demander à qui que ce fût. Je ne savais même pas s'il était encore là. Et s'il voulait me voir, il m'appellerait. Rien de tout cela n'était en mon pouvoir. Cette période d'attente m'apprit, sans que je ne m'en aperçoive, la véritable humilité. Je devenais de plus en plus calme et équilibré, tandis que la maison du Maître prenait forme. Par un beau matin, une femme vint vers moi et me dit : « Le Maître voudrait te voir ». Mon cœur battait à se rompre, mon corps tremblait, la seule pensée de me retrouver face à cet être de lumière me bouleversa de fond en comble. Je priai mon Maître de bien vouloir m'accompagner. Il secoua la tête en riant : « Vas-y, il veut te voir seul, ce matin ». La femme me conduisit jusqu'à la maison où je l'avais vu le premier jour. Elle frappa à la porte et me dit d'entrer. Lorsque je pénétrai dans la pièce, les larmes coulèrent à nouveau de façon incontrôlable de mes yeux et chaque cellule de mon corps fut pénétrée de félicité et de paix. J'avais à nouveau le sentiment que le soleil lui-même, avec toute sa force de lumière, se trouvait dans la pièce. Ce flot d'amour qui émanait de cet être de lumière était une grâce. « Viens t'asseoir à côté de moi », me dit-il d'une voix douce. Je le remerciai de me recevoir. Nous étions seuls. Longtemps, il ne dit pas le moindre mot. Je sentais comment sa vibration élevée me portait dans le royaume de Dieu. Puis il me dit : « Beaucoup d'hommes sur cette terre vivent dans leur monde limité. Leurs âmes sont épuisées par d'innombrables expériences de la mort et de réincarnations. Ils sont emplis de douleur et de peine. Ils désirent ardemment retourner dans la pure vie originelle. Au milieu de ceux qui y retournent vraiment, pousse un arbre. C'est l'arbre mystérieux, inversé, de la pure lumière. Ses racines sont ancrées dans le royaume éternel de Dieu. C'est depuis cet endroit et non depuis le sol que l'arbre obtient sa nourriture. Les branches de l'arbre sacré descendent jusque dans les niveaux obscurs de la Terre, afin de permettre à ceux qui cherchent vraiment, de grimper vers le haut et de retourner dans les espaces rayonnants de la lumière éternelle. Le souffle magnétique de Dieu circule de deux manières dans cet arbre. Seule l'âme purifiée comprend le langage de Dieu, le cœur sensible est une lumière vivante. Dieu est lumière. Depuis le puits divin de la guérison et de la régénération, coulent continuellement des forces libératrices à travers tous les mondes. Dans les âmes pures qui sont éveillées en Dieu et vivent en lui, la force divine est transformée en une fréquence vibratoire qui la rend utilisable et supportable dans ce monde. Chaque âme devrait être pure et capable de révéler le royaume de Dieu. Ton Maître qui t'aime par-dessus tout t'a amené ici. Il va rester ici, et cela, tu le sais déjà. Bientôt, il va parler avec toi de quelque chose d'important et ce qu'il te dira je l'approuve également moi aussi. Que la paix soit avec toi. » Il se leva, je le remerciai et quittai la maison.

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Une suite inattendue J'allai rejoindre les autres afin d'aider à la construction de la maison. Soudain, je compris que ce travail avait également pour moi une signification différente, intérieure. Le Maître se tenait devant moi. Je le regardai dans ses yeux clairs et il hocha la tête en signe de confirmation. Le lendemain matin, nous repartîmes nous promener le long du fleuve. Deux autres membres de la communauté nous accompagnaient. Leur présence m'était très agréable, car nous avions eu l'occasion de discuter de maintes choses. Mais aujourd'hui, il n'y avait rien à dire. Nous nous assîmes près de l'eau, sur une petite place à l'abri du vent. Au bout d'un moment, le Maître s'adressa à moi : « Tu avais un karma très complexe, mais il se déchargera de ses vibrations dans cette vie. Prends bien garde de ne plus te prendre dans les mailles des filets karmiques. Les causes et leurs effets appartiennent au monde de l'ego avec sa conscience corporelle. Il est dominé par la pensée, les sentiments et les actes mal conduits, et cela, tu l'as compris entre-temps. Élève-toi au-dessus de la conscience corporelle limitée. Au plus profond de toi, tu es relié à la force divine, c'est pourquoi il ne faut plus rien désirer de ce monde et de ses apparences éphémères. Sois totalement sans désir et détaché, alors Dieu lui-même guidera ta vie. Les désirs créent de puissantes ombres et t'enchaînent sur le plan de la mort et de la colère. Offre toute ta vie terrestre au plan spirituel qui est en toi et aie confiance en Dieu en toutes circonstances. Il sera désormais ton Maître et te guidera. La maîtrise progressive sur tout ce qui, en toi, appartient au monde inférieur et éphémère, fait de toi un Maître. En vérité, il n'y a pas de Maître. Il n'y a que la maîtrise avec laquelle chaque être humain peut commencer à tout instant. Dieu est pur amour. Rien n'existe à part lui. Sans son omniprésence, pas une pensée ne pourrait monter en toi ni semer le bien. Sois éveillé ! Identifie en toi le foyer de l'égoïsme qui te détourne de Dieu, et qui s'imagine être le plus fort. Il est le maître de ton destin. Chasse-le ! Permets à Dieu seul de guider ta vie. Dans toutes les personnes qui vivent ici au sein de cette communauté, ce foyer, ce maître des causes et des effets, a été totalement effacé et réduit en cendres. Le feu de l'amour divin chasse toute obscurité de l'âme. Il brûle en l'homme tout ce qui est mort. Seul le feu sacré divin peut brûler ce qui reste de scories karmiques au plus profond de soi. Grâce à la suppression continuelle des forces du Moi, les stocks karmiques sont définitivement vidés. Que nous ayons reçu un corps humain est une grande grâce, car l'expérience divine que nous pouvons acquérir grâce à lui est incommensurable. Plus tu seras traversé par le courant divin, plus ton corps deviendra pure lumière, car Dieu est lumière. De plus en plus, toutes les limites et limitations seront effacées et tu n'auras plus de limites. La lumière n'a pas de limites. C'est ainsi que se révèlent la sagesse et la toutepuissance du Logos. C'est ainsi que, par la grâce de Dieu, nous sommes élevés depuis l'obscurité vers la lumière. Mais chaque homme a son propre combat à mener, en fonction de ses antécédents karmiques. N'aie crainte : là où se trouve la lumière, l'obscurité doit reculer, ou alors elle devient elle-même de la lumière. » Lorsque les ombres s'allongèrent, nous retournâmes vers les maisons. Était-ce cela, le message que le Maître voulait m'annoncer ? Je sentis que c'était le moment de lui soumettre ma demande de rester auprès de lui. J'allais le faire le lendemain, à la première occasion qui se présenterait. 122

Cependant, le Maître ne se joignit pas à nous pour la prière du matin. Ensuite, je travaillais à sa maison avec d'autres, mais il ne nous rejoignit pas non plus. Personne ne me donna la moindre indication sur l'endroit où il était allé. M'aurait-il laissé seul ici ? songeai-je un instant. Beaucoup de choses qui se passaient ici m'étaient incompréhensibles. Je savais que toutes ces personnes possédaient des dons divins que je pouvais à peine imaginer. Mais elles les utilisaient à peine, ou alors d'une manière qui correspondait à leur mode de vie simple et insouciant. Aucune des maisons n'était équipée d'une cuisine et, depuis mon arrivée, j'avais rarement vu quelqu'un manger. Pourtant, on m'apportait chaque jour mes repas, comme si cela allait de soi. Quelquefois, je proposai à la personne qui me l'apportait de partager avec elle. Elle acceptait alors, mais je n'arrivais pas à me départir de l'idée que c'était seulement pour me faire plaisir. Entre-temps, je connaissais par cœur les paroles de la prière du matin. Chaque mot contenait une force bénissante tellement puissante que quelquefois, j'en répétais un toute la journée. Le Maître m'avait conseillé de le faire, car cela est très favorable au processus de libération. Le lendemain matin, le Maître était de retour. Entre-temps, j'avais appris à poser mon esprit tumultueux entre les mains de Dieu, de sorte que je ne formulais ni pensées ni questions inutiles. La curiosité, dans ses diverses nuances, était définitivement en train de disparaître. Pendant les jours qui suivirent, presque tous les membres de la communauté travaillèrent à la construction de la maison. Une semaine plus tard, elle était, à quelques détails près, totalement achevée. Pendant cette période, je n'avais pas eu l'occasion d'exposer au Maître ma brûlante préoccupation. J'avais effectué quelques tentatives, mais sans succès. Deux jours après l'achèvement de la maison, il m'invita à faire une promenade. Cette fois, nous étions seuls et je savais que le moment opportun était enfin venu. Silencieux, nous marchions le long du fleuve scintillant jusqu'à l'endroit où nous nous étions assis la fois précédente. Je ressentis un état d'âme étrange. Et juste au moment où j'allais lui poser ma question, il me dit : « Le temps est venu. Il faut que tu retournes dans le pays d'où tu viens ». Son ton était empreint d'empathie, mais j'eus le sentiment que le monde s'écroulait sur moi. « Nous partirons demain. Je t'accompagnerai jusqu'à un village un peu plus grand, où tu pourras prendre un bus qui t'emmènera jusqu'à la plaine », poursuivit-il sans me laisser le temps de lui exposer mon souhait. La pensée de retourner dans un monde qui m'était devenu étranger et de devoir quitter le Maître m'était insupportable. Les battements de son cœur étaient devenus les miens et la douleur allait presque me déchirer. Le Maître prit ma main et me dit avec une grande compassion : « Il faut qu'il en soit ainsi. Tu vas offrir à beaucoup d'hommes la lumière de l'éternité que Dieu va t'envoyer. Ce sera ton chemin vers la libération définitive. Ne laisse pas les ombres de la tristesse t'affecter. Bientôt, tu comprendras que tout a sa raison d'être. Notre amitié ne disparaîtra jamais, puisqu'elle n'est liée à rien de corporel ni d'éphémère. « Maître, la seule chose que je souhaitais était de rester auprès de toi, répondis-je aussitôt. — Je sais, expliqua-t-il doucement, mais nous avons déjà parlé du fait que les désirs entraînent des ombres, des liens et la captivité, d'ailleurs tu sais cela. Que Dieu te 123

protège. Remets ta vie entre ses mains ; il sait ce qui est juste pour toi et il guidera tes pas, ne l'oublie jamais. » Le lendemain matin, après la prière sur la colline, chacun me dit au revoir. Ils me firent tous comprendre sans aucun mot que j'étais un membre de leur communauté ; ils savaient combien ce départ m'était difficile. Je demandai au Maître si je pouvais faire mes adieux à son Maître, l'être de lumière divine. « Il a déjà pris congé de toi, sans quoi il t'aurait fait appeler. Mais tu peux être sûr qu'il sait que nous partons maintenant et qu'il t'accompagne de sa bénédiction. » Nous longeâmes le fleuve en empruntant ce même chemin où nous nous étions tant promenés. Puis nous grimpâmes sur un versant abrupt, et depuis là-haut, je pus voir la vallée au bout de laquelle vivaient ces gens extraordinaires. Nous marchâmes à travers un paysage bosselé pendant des heures, et quelques jours plus tard, nous passâmes à nouveau la frontière. Nous parlions à peine. Je m'étais résigné à retourner dans mon pays. Je ne pouvais ni ne voulais réfléchir à la manière dont j'allais y organiser ma vie. Désormais, Dieu était ma vie et ma raison d'être, et quelles que fussent ses intentions à mon égard pour cette existence terrestre, j'allais les accepter totalement. La présence intérieure de Dieu était devenue pour moi, durant les nombreux mois que j'avais passés auprès du Maître, une expérience extrêmement vivante et dynamique. Notre chemin nous conduisit durant huit jours à travers des régions de steppes et semidésertiques, et nous dûmes franchir deux cols. Le neuvième jour, nous arrivâmes sur une hauteur d'où j'aperçus le grand village ainsi que la route qui s'en éloignait. « C'est ici que nos chemins se séparent, mon ami, me dit doucement le Maître. — Allons-nous nous revoir ? » lui demandai-je. Il me regarda longtemps dans les yeux et me submergea d'amour. Ses derniers mots s'inscrivirent dans ma mémoire de manière indélébile : « Tu n'es jamais venu, tu ne vas jamais aller nulle part, tu n'es qu'un hôte sur ce plan terrestre. C'est la conscience terrestre avec le corps et ses instruments sensoriels qui vivent sur ce plan et reflètent l'idée de venir et de partir. Dieu est lumière ! La lumière ne vient pas et ne part pas. Il n'y a que cet état d'être éternel. » Il prit ma main et la serra fort. Puis il me dit de sa voix douce que je connaissais si bien : « Adieu, mon ami. Je serai toujours avec toi en pensée, et si Dieu le veut, je t'appellerai ! » Puis il recula de quelques pas. Un sourire qui exprimait tout l'amour divin de l'univers éclaira son visage empli de paix. L'instant suivant, il dématérialisa son corps et disparut de mes yeux par un couloir de lumière invisible. Profondément affecté, je restai longtemps au même endroit. Puis je descendis vers le village. Deux jours plus tard, j'étais assis dans un bus délabré, en route pour un pays qui entre-temps m'était devenu étranger. Le chemin du retour me fit l'impression de descendre d'une cime de montagne inondée de soleil vers une vallée envahie par un épais brouillard. À ma grande surprise, je découvris que le soleil continuait également à briller sous le brouillard. Jusqu'à ce jour, je n'ai pas revu le Maître dans sa forme physique, mais quelquefois il m'apparaissait en rêve et déversait son amour sur moi. Par la prière du matin, je restais intérieurement relié aux hommes qui vivent totalement en Dieu, et dont il m'avait rapproché. 124

Le Maître m'avait montré et démontré par sa manière de vivre que tout homme qui a confiance en Dieu et purifie son cœur en toute simplicité, vérité et amour, marche sur le chemin de la maîtrise divine. Cet homme sera continuellement submergé par les courants de lumières remplis de la grâce de Dieu. Le Maître m'avait montré que les mots seuls ne suffisent pas, mais que derrière chaque mot, il doit y avoir un acte intérieur concret et libérateur. Nous, les hommes, nous devrions reconnaître et accepter la merveilleuse possibilité que Dieu nous offre sur ce plan terrestre, car lorsque nous le ferons vraiment, nous nous rencontrerons tous avec un cœur pur et un nouveau regard. Et nous penserons, sentirons et agirons dans la lumière de Dieu, pour le bien de tous les êtres vivants. C'est ainsi que nous rayonnerons continuellement de la force d'amour dynamique de Dieu et serons une bénédiction pour toute la création.

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Postface Mon premier séminaire avec Mario Mantese, auteur de ce livre, eut lieu en 1986 en compagnie de dix de mes amis, sur un alpage (entre-temps, plusieurs centaines de personnes participent à ces séminaires). Nous n'avions aucune idée de ce qui nous attendait, mais nous étions suffisamment curieux pour entreprendre ce long chemin. Je n'ai compris que plus tard que ce chemin nous conduirait finalement vers l'intérieur. Cette première rencontre avec Mario Mantese, dont le rayonnement et la simple cordialité nous touchèrent profondément, fut un tournant dans nos vies. Avec lui commença une rencontre d'un genre nouveau, au-delà du temps et des distances, qui a profondément modifié notre vie. Elle est devenue plus claire, calme, simple et profonde, et cela d'une manière totalement non spectaculaire. Durant ces nombreuses années, de profondes transformations ont eu lieu dans ma vie. Aujourd'hui, je comprends pourquoi Mario dit que la normalité est la grande aventure. Au début de notre rencontre, je trouvais tout d'abord son histoire fascinante. Il avait vécu une vie qui me semblait très digne d'être poursuivie. J'avais le sentiment qu'il avait tout perdu, et pourtant il donnait l'impression d'être totalement satisfait. Bientôt, je remarquai qu'il était totalement indifférent et détaché par rapport à la célébrité et à ce qu'il avait perdu. J'avais quelques questions à poser à cet homme — mais la plupart du temps, au lieu de me répondre, il me retourna à des questions qui me bouleversèrent intérieurement, me réveillèrent et me transformèrent. Entre-temps, la personne Mario Mantese est passée pour moi à l'arrière-plan — luimême déclare en toute occasion : « Ce n'est pas la personne qui est importante, mais ce qu'elle dit et ce qu'elle vit. » L'histoire de sa vie est vraiment exceptionnelle. Elle témoigne d'expériences et d'événements qui furent conduits par les forces cosmiques du monde. Tout comme ce livre qui est un reflet de son être, elle témoigne de dimensions qui dépassent les frontières. On peut y percevoir, peut-être plus que dans d'autres, que la vie se déroule au-delà des frontières du perceptible et de l'imperceptible. Mario Mantese a grandi dans une petite ville de Suisse, entourée de montagnes et de lacs. Déjà dans sa prime jeunesse, il était clairvoyant et avait le don de guérir autrui. Très tôt, il fut également fasciné par la musique et les livres philosophiques, qui le conduisirent à écrire des poèmes spirituels. Cela montre d'ailleurs qu'il était déjà réceptif aux forces d'attraction des mondes cachés. Dans les années soixante-dix, Mario Mantese fut le bassiste d'un groupe de musique pop américaine, Heatwave (plus de dix millions de disques vendus), et parvint au sommet de sa carrière musicale. Puis arriva le grand tournant prédéterminé de sa vie ! En 1978, lors d'une soirée de gala en Angleterre, il fut poignardé par un inconnu. Alors qu'il était mort cliniquement depuis déjà plusieurs minutes, il fut admis à l'hôpital de Londres. Les médecins réussirent à le ramener à la vie, mais Mario resta dans le coma durant cinq semaines. Pendant ce temps, son âme chemina à travers divers domaines de l'au-delà, jusqu'au point de non retour. Bouleversée par cette puissante expérience dans cet autre monde (il en a raconté les différentes étapes dans son livre Vision de la mort), l'âme de Mario retourna dans son enveloppe corporelle qui lui sembla alors être une sombre prison. 126

À la suite de cet accident, il était aveugle, muet et totalement paralysé. Mais durant son intense voyage, dont il lui sembla qu'il avait duré des siècles, il traversa des mondes et des sphères qui ouvrirent en lui des forces et des immensités cachées. De très anciens souvenirs et expériences, datant de vies antérieures, remontèrent irrésistiblement des profondeurs de son inconscient vers sa conscience, après qu'il ait été plongé dans les mondes invisibles. Le sombre visage du passé avait repris vie dans le présent par des chemins cachés. Des liens et des interférences karmiques datant de temps très reculés se densifièrent et se déchargèrent de manière explosive dans cette vie. Par cette forte expérience de mort qui induisit un profond nettoyage, les anciennes expériences et connaissances se transformèrent en de nouvelles, et imprègnent aujourd'hui son existence. Ayant été aveugle durant presque une année, il apprit à regarder à l'intérieur. La lumière intérieure d'un autre monde fut évidente pour ses yeux silencieux. Durant les nombreux mois où il resta muet, il comprit la valeur et la force du silence. Détaché du mot et du son, il vécut un profond silence, intact du bruit terrestre. Étant resté longtemps totalement paralysé, il apprit ce qu'est la patience à toute épreuve. Ces trois qualités sont l'essence qui distingue sa vie d'aujourd'hui. Mario est devenu un nouvel homme, comblé de la grâce d'un éveil extraordinaire de tous ses sens. Lorsqu'on le rencontre, on est profondément touché par le contraste entre son corps encore légèrement handicapé et l'amour rayonnant qui émane de lui. Depuis de nombreuses années, Mario Mantese partage ses prises de conscience et ses expériences lors de séminaires en Allemagne, en Suisse et dans d'autres pays. Formation de la logique et de l'intuition. C'est ainsi qu'il appelle son travail spirituel approfondi. Aujourd'hui, je ressens surtout l'amour bouleversant qui émane de cet homme, et je ne m'étonne plus qu'un ami soit assis à côté de moi, et devienne l'instant suivant un champ de lumière rayonnant. Ses puissantes paroles et la lumière qui émane de lui sont le Maître. On le constate directement lors de rencontres et de Darshans. Avec un esprit clair et une patience inébranlable, il conduit les hommes au rire intérieur, à eux-mêmes, à l'état d'être universel. Ses paroles : « Un cœur pur ne connaît pas de souffrance. Un cœur pur ne cause aucune souffrance. Un cœur pur ne laisse aucune trace ! »

Dominik Schott et Doris Hüffer Munich, le 12 juin 1997

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Adresse contact pour les séminaires de Mario Mantese en Allemagne et en Suisse : Maximilian Hirsch Daiserstrasse 5 D-81373 München Fax : 00 49 (0) 89/7479 1004 Adresse de contact pour les réunions de langue française en Suisse : Franco Della Corte Chemin des Charmilles 2 CH-2740 MOUTIER E-mail : [email protected]

Pour de plus amples informations, vous pouvez visiter 'home page de Mario Mantese : www.mariomantese.com

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Table des matières Avant-propos..........................................................................................................................5 Le conflit de la renonciation à soi-même...............................................................................6 Des sources chaudes...........................................................................................................11 La conscience magique.......................................................................................................14 Le son intérieur....................................................................................................................25 Des ombres sur le paradis...................................................................................................36 Cherche ton « MOI »............................................................................................................46 Le couvent dans la vallée....................................................................................................56 Du plus profond de l'être......................................................................................................60 De l'inattendu.......................................................................................................................75 L'œil d'or...............................................................................................................................88 Le son de l'Univers.............................................................................................................100 L'autre lumière....................................................................................................................105 Rencontre avec le Maître Universel...................................................................................116 Une suite inattendue..........................................................................................................122 Postface.............................................................................................................................126

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Achevé d'imprimer sur rotative par l'Imprimerie Darantière à Dijon-Quetigny en avril 2003

Dépôt légal : novembre 2001 N° d'impression : 23-0497 Imprimé en France

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