Um Nyobe. Le Combat Interrompu Et Ses Conséquences Sur Le Cameroun [PDF]

Um Nyobè : le combat interrompu Enoh Meyomesse La disparition tragique de Ruben Um Nyobè le 13 septembre 1958 a mis fin

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Um Nyobè : le combat interrompu Enoh Meyomesse

La disparition tragique de Ruben Um Nyobè le 13 septembre 1958 a mis fin au combat pour la réunification et l’indépendance du Cameroun que menait, avec acharnement depuis une dizaine d’années, cette grande figure du patriotisme camerounais. Quelles ont été les conséquences de cet événement tragique pour la suite de l’évolution du Cameroun ? Ruben Um Nyobè auraitil pu éviter la fin qui a été la sienne, étant donné l’hostilité phénoménale dont il était l’objet ? C’est à ces différentes interrogations que tente de répondre le présent ouvrage. Enoh Meyomesse est un écrivain et homme politique né à Ebolowa en 1954. Il est un spécialiste de l’histoire de la décolonisation du Cameroun.

& ses conséquences sur le destin du Cameroun

Chapitre I : L’interruption physique du combat : l’assassinat de Ruben Um Nyobè A – L’assassinat selon Georges Chaffard B – L’assassinat selon l’opinion publique bassaa Chapitre II : Um Nyobè mort : mise en place du néo-colonialisme A – Les critères du choix du 1er président Camerounais B – Mbida, Soppo Priso, Njoya Arouna réfractaires : Ahmadou Ahidjo consentant Chapitre III : Ruben Um Nyobè aurait-il pu réussir son combat ? A – Um Nyobè n’était pas Ahmed Sekou Touré B – Um Nyobè comme Boganda, Lumumba, Olympio Chapitre IV – Les tentatives de reprise du combat après Ruben Um Nyobè A – Les différents maquis des Camerounais B - La lutte des Camerounais dans la clandestinité. Chapitre V : L’indépendance toujours d’actualité A – Pouvoir à Yaoundé : décision à Paris B – Refonder la relation France-Cameroun

Introduction La disparition tragique de Ruben Um Nyobè le 13 septembre 1958 a mis fin au combat pour la réunification et l’indépendance du Cameroun que menait, avec acharnement, depuis une dizaine d’années, cette grande figure du patriotisme africain. Bien mieux, elle a donné naissance à une véritable légende, celle de la résistance héroïque des Camerounais au colonialisme, au point où ceux-ci en ont fait leur héros le plus vénéré, celui dont le nom, malgré une cabale gigantesque menée par l’administration camerounaise pour qu’on l’oublie, ne s’effacera jamais de leur mémoire. Les conséquences de cet événement tragique ont été dramatiques pour la suite de l’évolution du Cameroun, le pays pour la liberté duquel il avait donné sa vie. Mais, Ruben Um Nyobè aurait-il pu éviter la fin qui a été la sienne, à savoir, se faire tirer dessus en pleine forêt de la Sanaga-Maritime, au regard de l’hostilité phénoménale dont il était l’objet ?

Malgré tout, au vu des critiques à la fois nombreuses et acerbes que font les Camerounais sur la manière dont l’indépendance de leur pays a été proclamée le 1er janvier 1960, d’une part, et des nombreux maquis et autres actes de bravoure qu’ils n’ont cessé de poser depuis lors, d’autre part, n’est-ce pas, dans une certaine manière, le combat de Ruben Um Nyobè qui se poursuit toujours ?

Chapitre I : L’assassinat de Ruben Um Nyobè L’histoire a retenu que c’est le 13 septembre 1958, en fin de matinée, que Mpodol, autrement dit, Ruben Um Nyobè, a été vaincu par les forces colonialistes. Sous d’autres cieux, cette date aurait été célébrée, tous les ans, comme jour du souvenir ou quelque chose de ce genre. Mais, le régime d’Ahmadou Ahidjo, le premier président du Cameroun, d’abord, puis de Paul Biya, le second, en ont jugé autrement. Bien mieux, si le second ne pourchasse plus quiconque prononce son nom, sous le premier, en revanche, la seule évocation, en public, de celui-ci, valait les pires ennuis au quasi-écervelé qui l’avait fait. Les Camerounais se souviennent que, le 13 septembre 1974, un speaker célèbre de Radio-Cameroun, nommé Sébé Njoh, avait commis l’inqualifiable imprudence de signaler, parmi les anniversaires du jour, dans son émission matinale à forte audience « Bonne fête : chronique des petits événements quotidiens »: « 13 septembre 1958, mort de Ruben Um Nyobè ». Il avait été,

sur-le-champ, interpellé par la police politique, puis torturé pendant des mois, et finalement suspendu d’antenne et de salaire pendant presque une année entière.

A – L’assassinat de Ruben Um Nyobè selon Georges Chaffard Georges Chaffard, un journaliste français du quotidien Le Monde, chargé de couvrir le continent africain, tout au long des années cinquante, nous a décrit la mort de Ruben Um Nyobè de manière suivante dans son ouvrage Les carnets secrets de la décolonisation, tome I, Calman Levy, Paris, 19…, page …I : « Le samedi 13 septembre 1958, un détachement opérant par petites équipes de quatre à cinq hommes, fouille les environs de Boumnyebel. L’une des équipes découvre un campement fraîchement abandonné. Des indices montrent que la fuite de ses occupants remonte à quelques minutes seulement, juste avant l’arrivée des soldats. Le capitaine commandant le détachement, rameute aussitôt ses patrouilles pour « boucler » la zone entourant le campement. La chasse à l’homme est ouverte. Une patrouille de tirailleurs Sara (tchadiens) se dirige vers une colline proche, qu’elle doit visiter. Elle est commandée par un sergent-chef africain. Soudain les tirailleurs débusquent quatre hommes tapis dans les fourrés, qui s’enfuient en courant. L’un d’eux porte une grosse serviette. Dans son rapport ver-

bal, le sergent-chef racontera qu’il l’a tout de suite identifié pour un « intellectuel », et qu’il a fait les sommations réglementaires. Et comme les fuyards continuaient de courir, il a donné l’ordre de tirer. Tous sont tombés. Les tirailleurs se sont alors approchés des corps, les ont fouillés consciencieusement, à la recherche de montres, de bagues, ou gris-gris divers. La serviette n’a pas été retrouvée, son propriétaire l’ayant sans doute jetée dans les broussailles avant d’être frappé. L’équipe laisse-là les cadavres et s’en va rendre compte. A la description donnée par le sousofficier, et mention faite de la serviette, le capitaine pressent que l’un des morts peut-être Um Nyobè. Il se rend aussitôt sur les lieux, emmenant avec lui des notables de Boumnyebel qui ont connu Um. Le cadavre est identifié. On bat les broussailles alentour, et l’on retrouve la fameuse serviette. Elle contient, outre d’abondantes archives de l’Upc, le carnet intime sur le quel le « Mpondol » depuis des mois notait ses rêves et ses pensées quotidiennes. On ramène les corps au village, on invite les Bassaa à venir, euxmêmes, constater la disparition du plus célèbre d’entre eux … »

B – L’assassinat selon l’opinion publique bassaa Naturellement, cette thèse de l’assassinat de Ruben Um Nyobè en plein maquis, fuyant comme un poltron les troupes coloniales ne convient, nullement, à nombre de Camerounais, en particulier, les membres de la communauté

Bassaa à laquelle il appartenait. Un héros ne meurt jamais ainsi. Pour tout dire, ils ne croient pas un mot de ce récit. Pour leur part, ils affirment que Mpôdôl – tel était le nom que les Bassaa lui avaient attribué et qui signifie, guide – avait, plutôt, été capturé, vivant, en pleine forêt, à la suite de la traîtrise de son plus proche collaborateur, Théodore Mayi Matip, du reste ex-agent de la police coloniale, et amené à Yaoundé. Puis, il avait été présenté à Pierre Messmer, Haut-commissaire de la République française au Cameroun à l’époque. Ce dernier avait proposé à Ruben Um Nyobè de renoncer à son combat pour la réunification et l’indépendance du Cameroun, contre quoi, il lui garantissait la vie sauve. Mpôdôl, naturellement, ne pouvait que lui opposer une fin de nonrecevoir. Il lui avait dit que le Cameroun, à la différence des autres territoires sous domination française en Afrique, n’était pas une colonie, mais, plutôt, un territoire international sous tutelle des Nations Unies, à l’administration, uniquement, confiée à la France. A la suite de cette réponse sans appel de Ruben Um Nyobè, Pierre Messmer avait décidé sa mort. Il avait alors été assassiné dans les officines de la police coloniale, puis, son corps avait été transporté, de nuit, dans la forêt où se trouvait son maquis, et, enfin, l’armée coloniale s’était livrée au théâtre qui aura consisté à prétendre que le Mpôdôl avait été

abattu pare ce qu’il voulait s’enfouir, au moment où il était sur le point d’être capturé. Augustin Frédéric Kodock, upéciste de la seconde génération, apporte un complément d’information qui renforce la thèse de la trahison de Ruben Um Nyobè par ses proches : « …Quand le gouvernement français a consenti, sous la pression, d’octroyer l’indépendance au Cameroun, il fallait savoir comment contacter Um Nyobè, retranché dans le maquis de Boumnyébel. Le commissaire en charge de la sécurité publique en poste à Yaoundé a entrepris de prendre mèche avec lui. Ila écrit une lettre à lui destinée. Cette lettre a été remise à un nommé Mbog Mbog Tongmam, qui se trouvait, par la force du hasard, être le frère de Théodore Mayi Matip. Mayi qui, lui-même, était en contact avec les upécistes retranchés dans le « grand maquis », c’était le petit nom qu’on donnait à la partie de la forêt où se trouvait Um Nyobè et quelques fidèles parmi les plus pourchassés. Mayi avait donc été chargé par son frère Mbog Mbog Tongmam, de porter cette fameuse lettre à son destinataire. Le commissaire de police demandait notamment à Um Nyobè de se rendre à lui. Il lui donnait rendez-vous à un endroit précis où Um Nyobè devait sortir du maquis, se constituer prisonnier et pouvoir ainsi jouir de la protection que lui proposait le commissaire de police. Le commissaire Carrère avait échafaudé ce plan, pour soustraire Um Nyobè à un assassinat programmé dont il était informé. Toute une semaine durant, le commissaire a sillonné le tronçon de route où il avait donné rendez-vous à Um Nyobè entre Boumnyébel et le pont sur la rivière Djel,

lui-même et seul à bord de sa 2Cv. La lettre n’a jamais été re-mise à Um Nyobè. Deux choses l’une : soit la lettre n’a jamais été remise à Um Nyobè par son frère Mbog Mbog, ce qui est peu probable car Mbog Mbog Tongmam était un collaborateur subalterne du commissaire Carrère, il lui devait de ce fait obéissance. Soit il l’a effectivement remise et dans ce cas, c’est Mayi Matip qui ne l’a jamais trans-mise à son destinataire final. Toujours est-il que Um Nyobè n’a jamais reçu cette lettre si importante qui aurait pu lui sauver la vie. Il se serait certainement rendu au commissaire Carrère car, il se savait traqué et avait envisagé de sortir du maquis. Seules les conditions de sa sécurité le faisaient rester encore dans le maquis. S’il avait pu sortir du maquis, même prisonnier, il se serait imposé comme interlocuteur à l’instar de Ahmed Ben Bella en Algérie. Il y a eu une méprise. Tous les Français n’étaient pas d’accord pour l’assassinat de Um Nyobè. Le Directeur de la Sûreté, le commissaire Carrère, par exemple, n’était pas d’accord. Il a tenté une opération personnelle, lui-même au volant de sa 2Cv. Parce que la grande politique a ses modes de fonctionnement, et dans le cas d’espèce, il s’agissait de la grande politique… » (Augustin Frédéric Kodock, Ne pas oublier pour bâtir demain, Entretiens avec la jeunesse, Book’in, Yaoundé, 2007, page 31-32)

Chapitre II : Um Nyobè mort : mise en place du néo-colonialisme La grande conséquence de l’assassinat de Ruben Um Nyobè a été, tout naturellement, la mise en place du néocolonialisme au Cameroun, à savoir, le système de domination étrangère, malgré la proclamation de l’indépendance, qui prévaut actuellement dans ce pays. Tout a commencé par l’identification de l’individu à qui allait être confié la direction du Cameroun « indépendant ». Ensuite, il lui a été imposé des « accords de coopération », qui n’étaient rien d’autre que des traités inégaux entre un pays suzerain, la France, et un pays vassal, le Cameroun, d’autant que, ces fameux accords avaient été signés, le 31 décembre 1958, autrement dit, une année avant la levée de la tutelle des Nations Unies sur le Cameroun, et le départ, en conséquence, de l’administration coloniale française. Pour tout dire, ceux-ci étaient, du côté français, la condition essentielle de la proclamation de l’indépendance à laquelle ils s’étaient livrés le 1er janvier 1960. En d’autres termes, pas d’« accords de coopération » franco-camerounais, pas d’indépendance. Pour le gouvernement

français, il n’était nullement question que ceux-ci fussent signés après l’octroi de l’indépendance au Cameroun. Seul un gouvernement qu’il dominait, totalement, lui semblait le plus indiqué pour signer des engagements défavorables au Cameroun. Enfin, il a été mis en place une terrible dictature sanguinaire au Cameroun, pour empêcher la population de remettre en cause le régime néocolonial.

A – Les critères du choix du 1er président Camerounais A la suite du combat engagé au lendemain de la seconde guerre mondiale par les Africains pour une amélioration de leurs conditions de vie, ce qui supposait la fin de la domination coloniale, les gouvernements français successifs s’étaient retrouvés, tous, totalement sur la défensive, et s’étaient mis à pratiquer une politique que l’on pourrait qualifier « d’endiguement » des revendications des Africains. C’est ainsi que, en 1952, il s’est retrouvé contraint de transformer l’Assemblée Représentative du Cameroun, ARCAM, en Assemblée Territoriale du Cameroun, ATCAM, face à la triple revendication des élus camerounais : 1/- abolition de la ségrégation raciale qui prévalait au sein de l’ARCAM ; 2/- accroissement du nombre d’élus « indigènes », face au

nombre d’élus « Européens » ; 3/- octroi du pouvoir législatif à l’assemblée locale, à savoir l’ARCAM. Mais, s’ils ont obtenu satisfaction sur le second point, en revanche, sur le premier et le troisième, il n’en a été rien. Il aura fallu attendre 1956 pour cela. En effet, c’est par une loi du 23 juin 1956, la fameuse loi-cadre Defferre, que, d’une part, la ségrégation raciale a pris fin au sein des assemblées locales en Afrique Noire, d’autre part, celles-ci ont obtenu le pouvoir législatif, c’est-à-dire, le pouvoir de voter des lois. Ce n’est pas tout, la loi-cadre Defferre instituait, également, des gouvernements locaux en Afrique Noire. Pour tout dire, c’était une loi qui instituait une période probatoire pour les hommes politiques africains, afin d’identifier parmi eux lesquels pouvaient être éligibles, par la France, à la gestion de leurs pays respectifs si jamais l’indépendance de ceux-ci venait à survenir. En 1956, l’indépendance des colonies françaises d’Afrique Noire n’était pas encore à l’ordre du jour. Néanmoins, cela était déjà une éventualité, car, en Afrique du Nord, le Maroc venait d’obtenir la sienne, contre le gré de la France, le 18 novembre 1955. La Tunisie, également, le 20 mars 1956, avait obtenu la sienne. Dans le cas du Cameroun, comme du reste pour les autres pays, cette période probatoire, pour les hommes politiques, a été décisive pour la suite de son évolution. André-Marie Mbida a été d’abord « agréé » par Paris, comme person-

nage devant conduire le pays à l’indépendance. Il remplissait le principal critère mis en avant en 1957, à savoir, être un francophile exemplaire. Il a, par conséquent, été désigné Premier ministre par le Haut-commissaire de la France au Cameroun, Pierre Messmer. Mais, bien vite, sa francophilie est rapidement devenue douteuse. Il s’était mis à poser des actes qui ne pouvaient que le fâcher avec Paris, au nombre de ceux-ci : 1/- le 24 octobre 1957, adoption du drapeau camerounais, à la place de celui de la France ; 2/- le 26 octobre 1957, adoption d’une devise pour le Cameroun, Paix,-Tra-vail-Patrie, à la place de Liberté-Egalité-Fratenié, de la France, et d’un hymne national, à la place de La Marseillaise française, ô malheur ! le « Chant de ralliement », chant patriotique créé en 1929 par les élève du Cours Normale de Foulassi dans la banlieue de la ville de Sangmelima, et interdit par le gouvernement français ; 3/- expulsion, systématique et sous 24 heures, des Français qui continuaient à poser des actes racistes envers les Camerounais et dont les faits étaient portés à la connaissance d’André-Marie Mbida. Ce n’est pas tout, le gouvernement français avait proposé à AndréMarie Mbida d’avaliser l’idée de l’octroi d’une « certaine indépendance » au Cameroun. A la grande déception de l’Elysée, il s’en était, plutôt, profondément offusqué : « …ça veut dire quoi, une certaine indépendance ? Soit c’est l’indépendance, soit ça ne

l’est pas… Il ne saurait y avoir de semi-indépendance ou de semblant-indépendance… »

Au regard de ce changement radical et inattendu d’attitude d’André-Marie Mbida envers la France et les Français, Paris a adopté de nouveaux critères de sélection de l’individu à qui pouvait être confiée la direction du pays en cas d’octroi de l’indépendance. Ceux-ci s’étaient présentés comme suit : 1/- être, une fois de plus, un francophile irréprochable, et non à la AndréMarie Mbida ; 2/- accepter de mener une guerre sans merci au nationalisme camerounais, et plus particulièrement, à l’Upc ; sur ce point, nous venons de le voir, si Mbida avait combattu avec la dernière énergie l’Upc, en revanche, il avait montré des velléités de patriotisme face aux Français, ce qui était totalement inacceptable pour eux ; 3/- consentir à céder le pétrole camerounais découvert dans la région de Douala en 1954, à la France ; 4/- le tout devait être matérialisé par la signature « d’accords de coopération » avec la France, avant la proclamation de l’indépendance ; 5/- accepter la proclamation de l’indépendance aux conditions et à la date définis par la France. Une fois définis les nouveaux critères de sélection de l’individu à qui devait être confiée la direction du pays au cas où surviendrait l’indépendance, il n’a plus été question, pour le gouvernement français, que de dénicher ce dernier.

B – Mbida, Soppo Priso, Njoya Arouna réfractaires : Ahmadou Ahidjo consentant André-Marie Mbida n’ayant pas été, aux yeux de Paris, l’homme qu’il fallait pour diriger le Cameroun indépendant, un coup d’Etat avait été organisé, en conséquence, le 11 février 1958, afin de l’évincer du pouvoir. Un Haut-commissaire putschiste avait été désigné, pour la circonstance, au Cameroun : Jean Ramadier. Pour perpétrer son forfait, ce dernier n’avait séjourné que l’espace de 17 jours à Yaoundé. Arrivé le 3 février 1958, il en est reparti le 20. Mais, avant d’organiser son coup d’Etat, l’envoyé du gouvernement français avait procédé à quelques consultations, bien avant même de mettre les pays au Cameroun. Tout s’était déroulé à Paris. La première personne contactée pour lui proposer de devenir Premier ministre à la place d’André-Marie Mbida, avait été Paul Soppo Priso. Une fois les conditions de l’exercice de cette fonction présentée, c’est-à-dire « la feuille de route », pour re-prendre un terme en vogue de nos jours, à Paul Soppo Priso, celui-ci a opposé une fin de non-recevoir à la proposition qui lui avait été faite. Il ne refusait pas simplement de devenir une marionnette entre les mains des Français, mais, aussi, et surtout, de devenir le bradeur de la fortune camerounaise, notamment, de son pétrole. Pis encore, on lui

demandait de mener une guerre sans merci à l’Upc, et d’une manière générale, au nationalisme camerounais. Cela, il ne pouvait l’accepter. Face à ce refus catégorique de Paul Soppo Priso de devenir Premier ministre dans ces conditions, Jean Ramadier s’était tourné vers Njoya Arouna, Sénateur du Cameroun à Paris. Lui également, après avoir pris connaissance de la « feuille de route », s’était récusé. Ce faisant, il avait, toutefois, suggéré que l’on posât la question à Ahmadou Ahidjo, vice-premier ministre et ministre de Intérieur d’André-Marie Mbida. Njoya Arouna et Ahmadou Ahidjo étaient, en effet, très copains. Ils avaient coutume de passer des soirées entières à jouer aux dames et au ludo. Approché, Ahmadou Ahidjo avait accepté, sans poser quelle que condition que ce soit, de se retrouver au centre du putsch que le gouvernement français était en train de préparer contre André-Marie Mbida. Il était entièrement d’accord et disponible pour exécuter la « feuille de route » française au Cameroun. La suite, on la connaît. Le 11 février 1958, il donnait sa démission du gouvernement Mbida, avec tous les ministres du Nord comme lui. Un acte hautement tribaliste. Nullement désemparé, André-Marie Mbida avait alors procédé au remplacement de ces ministres démissionnaires, et avait porté, à la signature du Haut-commissaire Jean Ramadier, le nouveau gouvernement, conformément aux dispositions du statut du Came-

roun du 16 avril 1957. Mais, surprise ! Jean Ramadier avait refusé de valider ce nouveau gouvernement, en violation flagrante du statut du Cameroun. Crise. André-Marie Mbida s’était, par conséquent, rendu à Paris, pour aller se plaindre auprès des autorités françaises. Là-bas, tout le monde lui avait donné raison. Jean Ramadier avait outrepassé ses pouvoirs, bien mieux, il allait être limogé, et André-Marie Mbida était retourné, confiant, au Cameroun. Mais, quelle n’avait pas été sa surprise de découvrir, à sa descente d’avion à Douala, que d’autres ministres avaient rejoint les démissionnaires. Il avait alors compris que son sort était scellé. Plus tard, il apprendra qu’il avait été remis un chèque d’un montant de 200.000 francs à chacun des ministres démissionnaires par Jean Ramadier. Le 18 février 1958, Ahmadou Ahidjo se faisait investir second Premier ministre du Cameroun, par l’Assemblée législative du Cameroun, ALCAM. En fait, en donnant son accord au gouvernement français, Ahmadou Ahidjo avait effectué une volte-face spectaculaire. En effet, il figurait au nombre d’élus camerounais de l’ATCAM du 23 décembre 1956, les plus opposés à toute idée d’octroi de l’indépendance à brève échéance. Ceux-ci, y compris lui, avaient même fait barrage à la tentative d’autres élus de transformer l’ATCAM en Assemblée Nationale Constituante Camerounaise, en 1957, et de pro-

clamer, aussitôt, la levée de la tutelle des Nations Unies, c’est-à-dire, l’indépendance. Lors du débat pour l’investiture du gouvernement Mbida à l’Assemblée législative du Cameroun, ALCAM, Ahmadou Ahidjo avait récidivé. Il avait pris la parole pour mettre en garde André-Marie Mbida sur toute tentation de faire évoluer le Cameroun vers l’indépendance : « … Monsieur le Premier ministre désigné, vous avez été amené, au cours de votre exposé, à parler d’option politique, vous avez parlé de l’indépendance, vous avez parlé de l’autonomie, vous avez parlé du problème de l’intégration à l’Union Française. Vous avez parlé, évidemment, du statut du Cameroun. Nous voudrions vous dire à cette occasion, à vous et à l’Assemblée législative, que le problème est mal posé. On nous a dit qu’à l’occasion du vote du statut, il fallait que la question camerounaise soit définitivement posée. Et ceux qui nous l’ont dit, nous ont demandé les raisons pour lesquelles nous ne nous étions pas prononcés pour l’indépendance. Vous avez dit que le Cameroun s’acheminait vers son indépendance. Je voudrais, au nom du groupe d’Union Camerounaise, apporter certaines précisions. Qui dit indépendance, dit souveraineté. Nous sommes convaincus qu’aucun Camerounais n’est contre la souveraineté du Cameroun. Et si nous sommes contre l’indépendance immédiate du Cameroun, nous disons : M. le Premier ministre désigné, ni la France, ni vous-même – si vous obtenez demain l’investiture de l’Assemblée législative – ni l’Assemblée législative elle-même, n’avez le droit

de vous prononcer sur le sort définitif du Cameroun. Les accords de tutelle et le statut qui a été voté par la majorité de cette Assemblée, disposent qu’il appartient au peuple camerounais de se prononcer définitivement sur son destin. Ce qui veut dire que, lorsque le problème camerounais se posera, cette question sera posée au peuple camerounais tout entier, à ce peuple camerounais qui comprend les représentants élus à l’Assemblée législative, les représentants élus aux assemblées métropolitaines et aussi et surtout, ce peuple de l’arrière-pays qu’on a l’air d’ignorer (je ne dirai pas de mépriser, souvent) lorsqu’on parle du Cameroun. (J.O. des débats parlementaires, mai 1957)

Une fois Ahmadou Ahidjo identité comme un personnage pouvant, valablement, se substituer aux hauts-commissaires de la France au Cameroun et y défendre, au même titre que ceux-ci, les intérêts français, il lui restait à le prouver dans les faits, pour qu’il soit définitivement retenu comme pouvant devenir le premier président du Cameroun. Cela ne lui a guère été difficile. Le 31 décembre 1958, soit dix mois après son accession au pouvoir, Ahmadou Ahidjo, à la faveur des premiers « accords de coopérations franco-camerounais », octroyait le pétrole camerounais à la France. En effet, la « Convention Franco-camerounaise relative à la défense, à l’ordre public et à l’emploi de la gendarmerie », stipulait, en son article 5 que :

« Art.5. – Le Haut-commissaire de la République française au Cameroun est consulté par le gouvernement camerounais sur les demandes d’autorisation personnelle de permis de recherche, d’acquisition ou d’amodiation de permis ou de concession concernant les substances minérales classées matériaux de défense et sur les autorisations de mise en circulation de telles substances. (…) Sont, dès à présent, classés matériaux de défense : - les hydrocarbures solides, liquides ou gazeux ; - les minerais d’uranium, de thorium, de lithium, de béryllium, d’hélium et leurs composés. Cette liste n’est pas limitative ; elle pourrait être modifiée d’un commun accord compte tenu des circonstances.

Par « hydrocarbures solides, liquides ou gazeux », il s’agit, naturellement, du pétro-le que la France, à travers l’ORSTOM, Office de Recherche Scientifique et Technique d’Outre-Mer, avait découvert en 1954 à Logbaba, dans la banlieue de Douala. Quant aux minerais d’uranium, etc, le gouvernement français tenait, par avance, à s’en approprier, au cas où ceux-ci viendraient à être découverts au Cameroun. Il désirait se doter, coûte que coûte, de l’arme nucléaire. En conséquence, il recherchait, obstinément, de l’uranium à travers le continent africain. Il ne fallait pas, de

ce fait, qu’une fois les pays africains indépendants, il ne puisse plus en jouir. De même, pour ce qui était de la lutte contre le nationalisme camerounais, Ahmadou Ahidjo avait été, dès le départ, farouchement anti-upéciste, au point où, un personnage tel que Ahmed Ben Bella, premier président de l’Algérie, s’en était offusqué. Dans son livre consacré à Félix Moumié, Victime du colonialisme français, Editions Duboiris, Paris, 2006, Madame Marthe Moumié rapporte ces propos du leader algérien : « … j’ai eu plusieurs discussions animées avec le président camerounais de l’époque, Ahmadou Ahidjo, qui était soutenu par les Français et réprimait durement les militants de l’UPC. Je le considérais comme un dictateur sanguinaire. Au sein de l’Organisation de l’Unité Africaine, OUA, nous avons eu des affrontements verbaux extrêmement durs. Lors de la première réunion de l’OUA, je me rappelle que le président Ahidjo s’en est pris au président égyptien, Nasser, et à ceux qui étaient opposés au colonialisme... »

Même après qu’il fut devenu président de la République, Ahmadou Ahidjo n’a, en aucun jour, pendant toute la durée de son long règne, envisagé quelque dialogue que ce soit, non seulement avec des upécistes mais aussi, avec quiconque était en discorde avec la France. Ce n’est pas tout, aidé par la France, Ahmadou Ahidjo a livré une guerre sans merci aux patriotes camerounais, même lorsque ceux-ci s’étaient réfu-

giés à l’étranger. Sur ce point, il a entièrement donné satisfaction à la France. Quant à la dernière condition à remplir, à savoir l’instauration d’une terrible dictature au Cameroun, les conseillers techniques français ont fourni à Ahmadou Ahidjo une terrible arme pour terrasser quiconque allait oser contester le néocolonialisme, l’ordonnance 62-18-OF, dont l’économie se présente comme suit : « Article 1 : Quiconque aura, par quelque moyen que ce soit, incité à résister à l’application des lois, décrets, règlements ou ordre de l’autorité publique, sera puni d’ un emprisonnement de trois mois et d’une amende de 100.000 à 1 million de francs ou l’une de ces deux peines seulement. Article 2 : Quiconque aura, par quelque moyen que ce soit, porté atteinte au respect dû aux autorités publiques, ou incité à la haine contre le gouvernement de la République Fédérale ou des Etats fédérés ou participé à une entreprise de subversion dirigée contre les autorités et les lois de ladite République ou des Etats fédérés, ou encouragé cette subversion, sera puni d’un emprisonnement de un à cinq ans et d’une amende de 200.000 à 2 millions de francs ou l’une de ces deux peines seulement, sans préjudice, s’il y a lieu, des peines plus fortes prévues par les lois et décrets en vigueur. Article 3 : Quiconque aura, soit émis ou propagé des bruits, nouvelles ou rumeurs mensongers, soit assortis de commentaires tendancieux des nouvelles exactes, lorsque ces bruits, nouvelles, rumeurs ou commentaires sont suscep-

tibles de nuire aux autorités publiques, sera puni des peines prévues à l’article 2. Article 4 : En cas de récidive, la peine de prison est toujours prononcée. Si l’auteur de l’infraction est fonctionnaire, agent ou employé d’un service public ou militaire, le tribunal pourra le déclarer à jamais incapable d’exercer aucune fonction publique ».

Ce n’est pas tout, la police politique camerounaise a été formée en France, par les agents du SDECE, Service de Documentation Extérieure et de Contre-espionnage. Au nombre de ceux-ci, les très redoutables Jean Fochivé, patron du SEDOC, Service de Documentation, puis DIRDOC, Direction de la Documentation, puis CENER et finalement DGRE, et Mouyakan, le terrifiant patron des Brigades Mixtes Mobiles, BMM, à savoir, les centres de torture. Le SEDOC et les BMM ont transposé, au Cameroun, toutes les techniques de tortures utilisées en France contre les militants du FLN, le Front de Libération Nationale, en Algérie. Les Camerounais ont ainsi eu droit à la balançoire, au bac à eau, à la privation de sommeil, au courant électrique sur les parties génitales, à la cellule dans le noir total avec un serpent, etc. Le néocolonialisme camerounais étant en place, l’exploitation économique de la France s’est tranquillement poursuivie, comme avant la proclamation de l’indépendance. En d’autres termes, pour reprendre une expression imagée d’un

colon belge contre Lumumba : « après l’indépendance = avant l’indépendance ». Concrètement, sur le plan social, Ahmadou Ahidjo a aboli les syndicats, afin que les ouvriers camerounais ne se mettent jamais en grève et ne perturbent le bon fonctionnement des entreprises françaises dans la réalisation de leurs profits au Cameroun. Pour sauver les apparences, il a créé l’Union Nationale des Travailleurs Camerounais, UNTC, un organe annexe à son parti unique, l’UNC. Celui-ci avait pour haute mission de briser toute velléité de grève au Cameroun, pour le grand bonheur des « investisseurs étrangers ». En d’autres termes, il fallait transformer les Camerounais en esclaves de ceux-ci, comme à l’époque de la colonisation directe, malgré la proclamation de l’indépendance. Sur le plan économique, Ahmadou Ahidjo a totalement passé sous silence l’existence d’une goutte de pétrole dans le sous-sol camerounais. L’ayant déjà octroyé à la France pour devenir président de la République, il était logique qu’il ne puisse plus en parler, avant que Paris ne l’en autorise. En conséquence, pendant plus de dix ans, Ahmadou Ahidjo a rabâché les oreilles aux Camerounais sur « l’or vert, la chance du Cameroun ». Les Français, pour leur part, avaient gardé en réserve le pétrole camerounais, jusqu’au jour où, en 1972, Houari Boumediene, le président de la République algérienne, a procédé à la nationalisation des avoirs pétroliers français dans

son pays. C’est alors que le gouvernement français a décidé d’entamer l’exploitation du pétrole camerounais. Mais, problème, d’autres réserves, nettement plus importantes, avaient été découvertes dans la zone de Limbé, c’est-à-dire au Cameroun occidental. Toutefois, leur exploitation par une entreprise française était jugée périlleuse, car les Camerounais anglophones auraient pu s’inspirer de l’exemple voisin du Biafra, au Nigeria, qui venait de proclamer sa sécession, justement, à cause du pétrole. Que faire ? Seule solution, intimer à Ahmadou Ahidjo l’ordre d’abolir, de toute urgence, le fédéralisme au Cameroun. Voilà comment Ahmadou Ahidjo, de retour de Paris, avait convoqué l’Assemblée nationale le 6 mai 1972, pour annoncer au peuple, à travers ses élus, qu’il fallait passer à une « étape supérieure » de l’unité nationale. Voici, exactement, ce qu’il avait déclaré ce jour-là : « … En vérité, les structures fédérales n’ont surtout été adoptées à la réunification que pour donner à nos compatriotes du Cameroun Occidental l’assurance que l’héritage qu’ils apportaient après plus de quarante années de séparation, non seulement ne sera pas ignoré, mais sera pris en considération dans le cadre d’un Etat bilingue et pluriculturel (…) au cours des dix années écoulées, nous avons constamment privilégié ce qui nous unit (…) Dans ces conditions où les structures fédérales apparaissent comme un handicap au développement rapide du pays et où, en revanche, le peuple camerounais a déjà

consacré, dans les faits, sa propre unité, ma conviction, Mesdames et Messieurs les députés, ma profonde conviction est que le moment est venu de dépasser l’organisation fédérale de l’Etat. J’ai, en conséquence, conscient de mes responsabilités à l’égard de la nation et devant l’histoire, décidé de consulter, par voie de référendum, le peuple camerounais, souverain et maître de son destin, sur l’institution immédiate d’un Etat unitaire …. (ACAP, n° 102 du 8/5/1972)

Ces propos d’Ahmadou Ahidjo, naturellement, appellent quelques commentaires. 1/- il ne fournit pas une raison fondamentale pour laquelle il fallait abolir l’Etat fédéral ; 2/- il se contredit lui-même, dans son argumentation en affirmant, d’une part, que « le peuple camerounais a déjà consacré, dans les faits, sa propre unité », et d’autre part, que « les structures fédérales apparaissent comme un handicap » ;3/pressé par le gouvernement français qui désirait déjà, sans perdre le temps, entamer l’exploitation du pétrole camerounais, Ahmadou Ahidjo a été obligé de parler de « l’institution immédiate d’un Etat unitaire … » Une fois la République Unie du Cameroun créée, en lieu et place de la République Fédérale, le 20 mai 1972, Ahmadou Ahidjo a alors révélé aux Camerounais qu’il existait du pétrole sous leurs pieds, et que son exploitation allait commencer. Il en était déjà autorisé. Mais, n’étant pas maître de ce pétrole, il s’est empressé de

sortir, au cours d’un discours, sa célèbre formule : « … l’or noir est éphémère, l’or vert est éternel… »

Ce n’est pas tout, il a annoncé aux Camerounais que les revenus de cet « or éphémère » allaient être placés dans un compte « hors budget ». Traduction, personne, à part lui, quelques proches, et la compagnie française Elf, n’allait pouvoir savoir, ni les quantités, ni le prix de vente de cet « or éphémère » camerounais. C’était, aussi, une manière habile de faire admettre aux Camerounais l’idée selon laquelle les réserves, tout comme les revenus de leur pétrole, après tout, étaient on ne peut plus dérisoires. Peine perdue, les Camerounais ne l’ont nullement entendu de cette oreille. Ils se sont mis, sans tarder, à accuser Ahmadou Ahidjo, non seulement de gérer de manière opaque cette richesse nationale, fut-elle dérisoire, mais en plus, d’en empocher les revenus. Ces accusations, à la fin des années 1980, étaient devenues si fortes que Ahmadou Ahidjo s’était retrouvé contraint de se justifier devant les Camerounais. C’est ainsi qu’à l’occasion d’une interview accordée à la presse camerounaise le … mai 1982, il avait été obligé de déclarer : « …l’autre jour j’ai répondu aux questions des journalistes étrangers et camerounais, à un Club de Radio-France Internationale où étaient représen-

tée Radio-Cameroun si je ne m’abuse, et l’on m’a posé une question sur le pétrole, à laquelle j’ai répondu. J’espère que quand sera diffusée cette conférence de presse, beaucoup de gens seront édifiés, mais je voudrais quand même, brièvement, répondre à votre question. Le Cameroun, depuis quelques années, est producteur de pétrole, mais, je dois dire, trop de déclarations ou d’articles tendancieux ont paru à ce sujet, qui prétendent que la production du Cameroun est beaucoup plus importante qu’on ne le dit, que nous avons des réserves énormes de pétrole et de gaz. Tout ceci est faux. Nous avons commencé à exploiter le pétrole, je crois, en 1978/1979, et la production, à l’époque, était de moins de 50.000 tonnes. Pour l’année qui s’est achevée, 1981, nous avons produit au Cameroun 4.300.000 tonnes. La moitié au plus revient au Cameroun, le reste appartenant aux sociétés auxquelles nous sommes associés pour l’exploitation de ce pétrole. Il est évident que l’apport de ce pétrole a été très important dans l’accomplissement de notre tâche de développement économique et social, et il est évident aussi que des indices de pétrole et de gaz ont été découverts, soit à Kribi, ou à côté d’Edéa, etc, mais il ne faut pas confondre indices et réserves. Il faut évaluer – ce qu’on est en train de faire à Kribi – pour le gaz, et vers Edéa, il faut évaluer le gisement qui existe et savoir s’il est exploitable ou non. Car, malheureusement, il se trouve que jusqu’aujourd’hui, les gisements pétroliers du Cameroun sont de très petits gisements, ceux qu’on exploite actuellement, et c’est pour cela que j’ai toujours dit que notre production est modeste, nos réserves sont modestes. J’espère, pour le Cameroun, que nous aurons de plus en plus de pétrole. J’ai

aussi évité – on me l’a suffisamment reproché – de trop peu souvent parler de pétrole. J’estime, pour ma part, pare ce que nos réserves sont modestes, et, d’autre part, malgré son apport au point de vue économique, que c’est une réserve temporaire et fluctuante. On voit aujourd’hui que le prix du pétrole a diminué, sinon même qu’il s’est effondré il y a quelques mois et les difficultés énormes de certains Etats qui ont axé tout leur développement sur le pétrole, ces difficultés que ces Etats ont eues donc en étaient provenues. Donc, les ressources pétrolières pour notre économie sont importantes, et nous aident à accélérer notre développement. Mais, ce sont des ressources temporaires, et en quelque sorte aléatoires. Et je voudrais profiter de l’occasion pour dire que la façon dont nous utilisons cet argent est simple. Malgré tout ce qu’on dit, une partie des revenus pétroliers est inscrite au budget, et, d’accord avec l’Assemblée, dans la loi des finances, il est dit que l’autre partie, car étant donné que ce sont des réserves fluctuantes, il nous est difficile de prévoir à l’avance ce que nous rapporterait ce pétrole, une autre partie est versée dans un compte hors budget, et sert à financer des dépenses de développement économique, social et culturel. Voilà, pour le pétrole, ce que je peux vous dire. Et j’ajoute que la part qui nous revient, c’est la Société Nationale des Hydrocarbures, SNH, que nous avons créée, qui commercialise cette part. Et cette société a un Conseil d’administration au sein duquel il y a un comité qui, chaque année, vérifie les comptes de la SNH, et donne aux responsables de la SNH quitus de leur gestion. Voilà la réalité, tout le reste n’est qu’intoxication de la population… »

Chapitre III : Ruben Um Nyobè aurait-il pu réussir son combat ? Nombreuses sont les personnes qui estiment que Ruben Um Nyobè a fait preuve de nombreuses insuffisances dans son combat contre le colonialisme français. Elles ont probablement raison. Toutefois, elles semblent fondamentalement oublier une chose : Um Nyobè se battait dans des conditions extrêmement difficiles, et la victoire, de ce fait, l’était également. Bien mieux, tout porte à croire que, par extraordinaire, s’il était parvenu à libérer le Cameroun de la domination coloniale, il aurait, bien vite, été l’objet d’un coup d’Etat orchestré par Jean Foccart, le Secrétaire Général aux affaires africaines de Charles de Gaulle, ainsi qu’en a été victime Sylvanius Olympio au Togo, ou d’un assassinat, comme Barthélemy Boganda, en Oubangui-Chari (Centrafrique), ou Patrice Lumumba au Congo.

A – Um Nyobè n’était pas Ahmed Sékou Touré

Ahmed Sékou Touré, en Guinée Conakry, est parvenu à sortir son pays du colonialisme français, en faisant, lors du référendum du 28 septembre 1958 sur la Communauté, que proposait, aux Africains, Charles de Gaulle, voter le « Non » par la Guinée. Aussitôt, il a obtenu l’indépendance de son pays, évitant à celui-ci que ne s’y instaure pas un régime néocolonial. Toutefois, si Ahmed Sékou Touré est parvenu à affronter, victorieusement, le gouvernement français, c’est bien parce que, à la différence de Ruben Um Nyobè, il jouissait des atouts suivants : 1/- il était un parlementaire, à savoir, député à l’Assemblée Nationale à Paris ; 2/- il était Premier ministre de la Guinée ; 3/- le Parti Démocratique de Guinée, PDG, jouissait d’une implantation nationale, bien mieux, il contrôlait politiquement et quasiment sans partage, la Guinée. Ruben Um Nyobè, pour ce qui le concerne, traînait avec lui de nombreux handicaps. Le Haut-commissaire André Soucadaux, était parvenu à lui fermer, systématiquement, l’entrée à quelque assemblée élective que ce soit, par la fraude électorale. Il avait fait battre Ruben Um Nyobè aux deux élections auxquelles il s’était porté candidat : Assemblée Nationale à Paris, et Assemblée Territoriale du Cameroun, ATCAM, à Yaoundé. Il le plaçait ainsi dans une situation à

la fois paradoxale et difficile. D’un côté, il jouissait d’une extrême popularité dans le Sud du Cameroun, plus particulièrement dans la région de Douala et en pays Bassaa, mais d’un autre, il n’était doté de quelque statut politique que ce soit, excepté celui de secrétaire général d’un parti politique, qui, somme toute, n’était rien du tout, face à des élus siégeant à l’Assemblée Nationale à Paris, par exemple. Ce handicap était colossal. Toutes les fois où il se rendait à l’ONU pour défendre la cause du Cameroun devant la 4ème Commission, il se retrouvait obligé de citer la liste d’associations au nom desquelles il s’exprimait, afin de prouver sa crédibilité. C’est ainsi que lors de son voyage à l’ONU au mois de décembre 1953, c’est-à-dire le second, il avait obtenu de l’Union Nationale des Etudiants du Kamerun, UNEK, lors de son transit à Paris, un mandat pour s’exprimer en son nom. Lors de sa première audition le 17 décembre 1952, Louis Paul Aujoulat, président de l’ATCAM, et les deux obligés et protégés de l’administration coloniale qui l’accompagnaient et dont le voyage avait été financé par les autorités françaises, à savoir Alexandre Douala Manga Bell et Charles Guy René Okala, avaient eu beau jeu de contester sa représentativité devant la 4ème commission, en arguant que, à leur différence, il venait de se faire battre copieusement aux élections du mois de mars 1952 dans son propre fief électoral c’est-àdire en Sanaga-Maritime, et que, à ce titre, il était

un individu sans représentativité politique aucune. Ruben Um Nyobè, à la différence de Ahmed Sekou Touré, traînait également un second handicap. La majorité des fonctionnaires camerounais de l’administration coloniale étaient plutôt indifférents à son discours. La raison ? Ils se sentaient déjà un peu des « Blancs », par le fait qu’ils se situaient, dans la hiérarchie de la société coloniale, au-dessus des autres Noirs, et immédiatement en dessous des Blancs. C’est le lieu, ici, de rappeler ces propos d’Ahmadou Ahidjo, plusieurs années plus tard : « … dans les villes, les fonctionnaires de l’Etat (…)ont créé des castes qui tendent à s’isoler complètement des masses urbaines et rurales. On relève, chez beaucoup, une répugnance manifeste à fréquenter les quartiers où hier encore ils logeaient, d’où hier encore ils partaient, pour le lycée ou pour continuer leurs études à l’étranger. Un tour en voiture qu’ils effectuent dans ces quartiers, vaut, pour eux, une exploration de Savorgnan de Brazza ou de Stanley dans la forêt vierge ou dans la jungle. (Ouvrage10ème anniversaire de l’UNC, 4 août 1976, p. 19)

Il a poursuivi en ces termes : « … A leurs postes, certains agents d’autorité adoptent, à l’égard de leurs concitoyens, un comportement inadmissible. Il n’est pas exagéré d’affirmer que pour nos masses, ces élites ont remplacé les Européens, non seulement dans leurs fonctions et leurs prérogatives matérielles, telle que cases, voitures, etc, mais, surtout, ils ont

repris à leur compte, des habitudes et mœurs hier décriées … » (Ouvrage10ème anniversaire de l’UNC, 4 août 1976, p. 20)

Troisième grand handicap que traînait Ruben Um Nyobè, le handicap religieux. Dans le Sud du pays, seules les églises protestantes lui apportaient leur soutien. Lui-même, du reste, était membre de la Mission Protestante Américaine MPA, au Cameroun, devenue Eglise Presbytérienne Camerounaise, EPC, en 1957. L’église catholique, en revanche, dominée par les Français, le combattait vigoureusement. Il en était de même pour les musulmans du Cameroun. Ils voyaient en lui un dangereux mécréant mangeur de porc qui, en plus, venait leur demander, ô ineptie ! de chasser les Blancs du pays. Les musulmans étaient tellement retournés contre lui que, lorsque, en 1953, de retour des Nations Unies, il avait entrepris une tournée d’explication à travers le territoire, il s’était fait agresser dans la ville de Foumban, par un fanatique musulman. Celui-ci l’avait blessé, à la tête, avec son couteau, et aurait pu le poignarder mortellement, s’il n’avait pas eu le réflexe de se courber pour éviter le coup de couteau. Quatrième grand handicap que traînait Ruben Um Nyobè, l’implantation limitée de l’Upc, qui s’explique par toutes les raisons évoquées plus haut. Ce parti politique était, incontestablement, le plus structuré, celui qui, de tous ceux qui existaient, disposait, à la fois d’une véritable

idéologie et de vrais militants. Mais, dans le même temps, le gros de ses troupes était concentré dans la région de Douala, de Nkongsamba, en pays Bamiléké, et en pays Bassaa. Dans le reste du pays, il disposait, certes de militants, mais, ceux-ci n’étaient guère en nombre suffisant pour, par exemple, remporter une élection. En fait, l’hostilité de l’administration coloniale envers l’Upc, et, plus particulièrement Ruben Um Nyobè, s’était manifestée beaucoup trop tôt et de manière tellement brutale et acharnée qu’il n’avait pas été possible à ce parti politique et à son leader de conquérir tout le pays et de devenir incontournable tel que l’était devenu, par exemple, Habib Bourguiba en Tunisie, où le Destour, son parti politique, avait vu le jour en 1920, soit, 36 années avant l’obtention de l’indépendance en 1956. L’Upc quant à elle, et Ruben Um Nyobè, n’ont disposé que de moins d’une dizaine d’années, sept, au total, pour s’imposer. Créée le 10 avril 1948, l’Upc était dissoute, le 13 juillet 1955, par l’administration coloniale. C’était beaucoup trop peu de temps. Pour tout dire, contrairement à ce que pensent de nombreux Camerounais, le fait que Ruben Um Nyobè soit parvenu, en sept années seulement de combat politique, à ébranler terriblement le régime colonial au Cameroun ainsi qu’il l’avait fait, constitue, véritablement, un exploit.

B – Um Nyobè comme Boganda, Lumumba, Olympio

Nous l’avons dit plus haut, Ruben Um Nyobè serait parvenu à empêcher l’installation du néocolonialisme au Cameroun, qu’il aurait été victime d’un coup d’Etat, ou d’un assassinat. Tout d’abord, il n’existait pas, véritablement, de force militaire camerounaise qui aurait pu le protéger et empêcher la France de le faire. Ce pays aurait, bien vite, déniché un Etienne Eyadema, ou un Jean-Bedel Bokassa, c’est-à-dire un ancien soldat français de nationalité camerounaise, pour le faire. Des anciens combattants, ou de jeunes officiers camerounais formés dans des écoles militaires en France, il en existait un grand nombre au Cameroun, en 1960. Même au Congo, on a vu comment, malgré l’envoi de troupes ghanéennes par Kwamé Nkrumah pour assurer la protection de Patrice Lumumba, ce dernier a été assassiné par Joseph Désiré Mobutu, commandité par les Belges et les Américains. Qu’est-ce qui allait protéger Ruben Um Nyobè devenu président de la République ? A supposer qu’il n’aurait pas succombé à un coup d’Etat, il aurait, en revanche, pu mourir d’un accident d’avion comme Barthélemy Boganda en Oubangui-Chari, actuelle République centrafricaine, orchestré par les colons français du Cameroun : Robert Coron, Coulouma, Guer-pillon, Desuarez, etc. Pour tout dire, Ruben Um Nyobè, cela ne fait l’ombre d’aucun doute, était condamné d’avance.

Chapitre IV : Les tentatives de reprise du combat après Ruben Um Nyobè La disparition tragique de Ruben Um Nyobè, contre toute attente, a considérablement désolé les Camerounais, y compris ceux qui le combattaient. Même Ahmadou Ahidjo, qui peut être considéré, à juste titre, comme le plus grand ennemi qu’il ait connu, s’est retrouvé en train de saluer sa mémoire, malgré le rôle actif qu’il a joué pour sa mort, et la joie morbide qu’il en a éprouvée. On se souvient qu’il se trouvait à Ntui, où il présidait la soirée de gala en clôture aux cérémonies d’inauguration de la sous-préfecture, le 13 septembre 1958 au soir, lorsque, aux environs de 21 heures, un employé de la sous-préfecture chargé de la « radio de commandement », a fait irruption dans la salle du banquet, un message pour Ahmadou Ahidjo en main. Après que ce dernier l’eut récupéré et qu’il en ait pris connaissance, son visage s’était illuminé et il avait arboré un immense sourire, puis il avait claqué des mains, et le silence s’était établi dans l’assistance :

« Mesdames, messieurs, j'ai une grande nouvelle à vous annoncer, le rebelle et criminel Ruben Um Nyobè, vient d'être abattu dans la forêt comme une bête sauvage, tout près de son village natal, Boumyébel. Je m'apprêtais déjà à prendre congé de vous. Mais, étant donné ma joie, je vais encore rester avec vous pendant quelques temps, pour célébrer l'événement ».

Toujours est-il qu’en 1963, au cours d’une tournée à Eséka, la ville natale de Ruben Um Nyobè, il avait déclaré : « …Je suis à l’aise pour dire que tous les Bassaa, qu’ils aient appartenu à l’Upc ou à d’autres partis politiques, étaient des patriotes. Je suis également à l’aise pour dire que parmi ces Bassaa, il y a eu de grands patriotes. Je dis donc que je suis à l’aise pour affirmer que parmi ces Bassaa, il y a eu des patriotes. Il me plaît, non par démagogie, non par recherche d’une quelconque popularité – ce qui n’est pas dans mes habitudes – de rendre ici hommage au patriotisme et au nationalisme des Bassaa, à la mémoire d’un homme avec lequel je n’étais pas d’accord, d’un homme dont j’ai combattu la politique pare ce que j’ai vu, en mon âme et conscience, qu’il avait fait fausse route. Cet homme, vous le savez, c’est Ruben Um Nyobè. Il a été un grand patriote… » (L’Unité, n° 132, 16 au 22 avril 1963)

Quoi qu’il en soit, de nombreux Camerounais, pour leur part, qu’ils aient connu ou pas Ruben Um Nyobè, ont poursuivi le combat

pour la libération du Cameroun entamé par celui-ci. Ils l’ont fait par la voie des armes, tout comme par celle des tracts et d’autres formes d’expression politiques pacifiques.

A – Les différents maquis des Camerounais En 1957, pendant même que Ruben Um Nyobè était encore en vie, des Camerounais ont ouvert un autre maquis dans l’ouest du pays et dans le Mungo. Ce maquis ne prendra finalement fin qu’en 1970, avec la capture d’Ernest Ouandié, vice-président de l’Upc. En 1965, Osendé Afana, un cadre de l’Upc, a ouvert un troisième maquis dans l’Est du pays. Il a été abattu le 15 mars 1966, par l’armée d’Ahmadou Ahidjo. En 1968, Ngouoh Woungly Massaga a ouvert un quatrième maquis dans le Sud du pays, dans la forêt de Djoum. Celui-ci, tout comme celui d’Osendé Afana, n’a pas fait long feu. En même temps, il a été, jusqu’à ce jour, le dernier maquis ouvert par des Camerounais.

B - La lutte des Camerounais dans la clandestinité. Après l’époque des maquis, des Camerounais se sont lancés dans d’autres formes de luttes

pour venir à bout du néocolonialisme dans leur pays. Tout d’abord, une fois le parti unique instauré, c’est-à-dire la dictature officiellement mise en place le 1er septembre 1966, les militants des partis politiques camerounais autres que ceux qui avaient cédé à la répression d’Ahmadou Ahidjo ayant pour but de contraindre tous les partis politiques existant à se dissoudre dans son Union Nationale Camerounaise, en création, d’ une part se sont constitués en une sorte de front commun spontané de résistance au néocolonialisme, d’autre part, ont poursuivi la lutte dans la clandestinité. L’Upc et le PDC, pour ne citer que ces deux partis politiques, n’ont guère véritablement cessé d’exister. Ils ont continué à tenir des réunions, au nez et à la barbe de Jean Fochivé et de Mouyakan, malgré la barbarie infinie, la cruauté et le cynisme de ces deux bonshommes. De leur côté, les exilés politiques n’ont cessé de procéder à des distributions de tracts dans le pays, en se servant de leurs réseaux de militants. Inutile de dire la rage qu’en éprouvaient Jean Fochivé, Mouyakan et Ahmadou Ahidjo luimême. Lors de l’élection présidentielle de 1970, Abel Eyinga, depuis Paris, s’était porté candidat contre lui. Au cours de son meeting électoral au stade militaire à Yaoundé, Ahmadou Ahidjo avait raillé son challenger en ces termes : « …Oui, nous connaissons des lacunes, des imperfections, des difficultés. Nous n’avons pas de

remède miracle. Bien sûr, c’est Essono qui je crois, faisait allusion tout à l’heure à certains qui, de l’extérieur, pendant que nous n’avons pas fait ce qui pourrait être fait et qu’à notre place, ils feraient mieux. Il s’agit, en réalité, d’une candidature ratée à la présidence de la République. Bien que je n’aime pas perdre mon temps, je dois dire que j’ai parcouru et j’ai lu ce papier qui a été envoyé sous pli fermé, encore une fois, de Paris, à des fonctionnaires, à des universitaires, à des étudiants. C’est un Camerounais qui se trouve à Paris, dans le 8ème arrondissement, je crois. Il proclame, dans ce papier, que rien n’a été fait depuis 10 ans, que depuis 10 ans, le peuple camerounais vit sous la dictature de l’Etat d’urgence, etc. Et, comme il avait l’intention d’être candidat, il ne s’est pas contenté de dire que nous n’avons rien fait, mais il a annoncé son programme – ce qui est une bonne chose quand on est candidat – j’ai lu ce programme et j’y ai vu que ce monsieur, ce personnage au surplus possédant plusieurs diplômes – il a joint d’ailleurs au papier son CV – il annonce aux Camerounais que s’il prenait le pouvoir – je crois d’ailleurs qu’il doit être obsédé par le pouvoir, car je me souviens que le même personnage, il y a quelques années, m’avait écrit en me demandant de le nommer Premier ministre à la place d’un autre pendant six mois et que, pendant les six mois, il ferait des miracles. Enfin, je disais donc que j’ai lu son programme qui disait – c’est un révolutionnaire, il a toujours milité dans les cercles révolutionnaires des étudiants et après, des jeunes universitaires camerounais – eh bien, dans son programme révolutionnaire il vous annonce que s’il prenait le

pouvoir, il le garderait d’ailleurs 18 mois – je ne sais pas pourquoi 18 mois. Il annonce que d’ici à 1976, il fera en sorte que 50 ingénieurs soient formés pour le Cameroun (…) il annonce aussi que d’ici 1978, il ferait former 300 médecins, 200 secrétaires de direction, et puis, je crois, 200 entraîneurs de football et il promet même – ô quelle révolution ! – que d’ici à 1978, il fera en sorte qu’il y ait une équipe nationale de football. Eh bien, avouez que s’il a des ambitions pour lui-même, il n’en a pas de très grandes pour son pays (…) je vous disais que, ce qui est grave, c’est que j’ai lu le CV de ce personnage qui était joint au papier dont j’ai parlé. Eh bien, ce monsieur dit – et je crois que c’est vrai – qu’il est licencié en droit, il est diplômé d’Etudes Supérieures de Sciences Politiques, il a même un diplôme de la Chambre de Commerce Britannique (…) voilà un Camerounais qui, sûrement, a bénéficié d’une bourse de l’Etat (…) comme il est resté dans les cadres français, je crois que les hommes politiques français doivent faire attention. D’ici qu’il demande à remplacer le président de la République française, il n’y a pas loin. Mais, enfin, fermons la parenthèse. Laissons le personnage dans les cadres français, ainsi, l’assistance technique ne se fera pas à sens unique … » (ACAP, n° 102, du 14/3/1970)

Une fois l’élection présidentielle achevée, Ahmadou Ahidjo avait ordonné l’arrestation du frère aîné d’Abel Eyinga et l’avait envoyé en déportation dans le terrible bagne de Mantoum. Il y est resté plusieurs années et y est tombé aveugle. Dans le même temps, il avait exigé et obtenu du

gouvernement français l’expulsion de France d’Abel Eyinga. Celui-ci était parti vivre en Algérie, pays qui accueillait, du reste, plusieurs exilés politiques africains. En 1970, l’écrivain Mongo Beti, avait créé, suite à l’arrestation d’Ernest Ouandié, vice-président de l’Upc, le Comité pour Assister et Défendre les Prisonniers Politiques au Cameroun, CDAPPC. Les étudiants camerounais en France, résistaient au néocolonialisme dans le cadre de l’Union Nationale des Etudiants du Kamerun, UNEK. D’autres, militants de l’Upc, ont créé, avec Ngouoh Woungly Massaga, le Manifeste National pour l’Instauration de la Démocratie, MANIDEM, en 1974. En 1976, ce mouvement a procédé à une distribution sans précédent de tracts au Cameroun, plus particulièrement à la cité universitaire de Yaoundé (il n’en existait qu’une au Cameroun à l’époque). La répression qui s’en était suivie avait été terrible. Le chiffre de 500 personnes arrêtées n’est nullement exagéré. En 1978, Ahmadou Ahidjo et plusieurs autres chefs d’Etat néocoloniaux d’Afrique ont demandé et obtenu du gouvernement français l’interdiction des associations et organisations patriotiques des Africains en France. L’UNEK s’est retrouvée dissoute, au même titre que la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France, FEANF, l’UNEECI, l’Union Nationale des Elèves et Etudiants de Côte d’Ivoire, l’UNECA, l’Union Nationale des Etudiants Centrafricains, etc. Aussitôt,

de nombreux étudiants camerounais se sont regroupés dans l’UNESK, Union Nationale des Etudiants Socialistes du Kamerun. Malgré tout, cette association n’avait pu atteindre la même ampleur que la défunte UNEK. La même année, des exilés politiques camerounais en Algérie, au nombre desquels, Abel Eyinga, Jean-Michel Tekam, ont créé l’Organisation Camerounaise de Lutte pour la Démocratie, OCLD. Les Camerounais vivant en exil ne se sont pas contentés de s’opposer au néocolonialisme au Cameroun par des associations. Ils l’ont également fait par des livres, essais, pamphlets, romans, etc. Le premier livre à avoir été écrit sur le Cameroun contre le néocolonialisme, avait été l’œuvre d’Osendé Afana intitulée : « L’économie de l’Ouest Africain : perspectives de développement ». C’était en 1966. Le second livre et premier pamphlet écrit contre le néocolonialisme et Ahmadou Ahidjo au Cameroun avait été l’œuvre de Daniel Ewandé, et était intitulé, « Vive le Président ». Il est paru en 1968, aux éditions Albin Michel, Paris. Il a été réédité en 1984, chez l’Harmattan. En 1971, David Kom publiait, aux Editions Sociales, Paris, un essai intitulé : « Le Cameroun : essai d’analyse économique et politique ». En 1972, c’était au tour de Mongo Beti de publier son célèbre livre « Main basse sur le

Cameroun : autopsie d’une décolonisation ». Ce livre a été, à la demande d’Ahmadou Ahidjo, interdit en France, et Mongo Beti a été menacé d’expulsion de ce pays. Il avait dû acquérir la nationalité française pour ne pas être rapatrié au Cameroun et se retrouver entre les mains de Jean Fochivé et de Mouyakan. En 1978, Abel Eyinga, pour sa part, publiait deux livres : « Mandat d’arrêt pour cause d’élections : de la démocratie au Cameroun », et « Introduction à la politique camerounaise ». Mais, auparavant, il publiait une collection d’ouvrages intitulés, « Dossiers camerounais », dans lesquels il dénonçait le néocolonialisme au Cameroun. Le 10 mai 1981, François Mitterrand accédait au pouvoir en France. Aussitôt, il a offert la possibilité aux Africains, de se manifester politiquement en France. Samedi le 5 septembre 1981, était organisé, par Abel Eyinga, Jean Michel Tekam et Enoh Meyomesse, le tout premier meeting politique de l’opposition camerounaise à Paris, au Palais de la Mutualité. Cette première manifestation en terre française, était, en quelque sorte, la sortie du maquis de l’opposition camerounaise.

Chapitre V : L’indépendance toujours d’actualité En 2009, soit quarante-neuf années après la proclamation de l’indépendance du Cameroun le 1er janvier 1960, le problème de l’indépendance véritable du pays continue à se poser. Le chef de l’Etat camerounais continue à ne demeurer, ni plus ni moins, qu’un « gouverneur indigène » de la France. Pour tout dire, les mots ont leur signification. Le 1er janvier 1960, il s’est bien agit d’une « proclamation » de l’indépendance, c’està-dire, une « déclaration » de l’indépendance, et non pas une « obtention » de l’indépendance. On peut proclamer, sans accorder. C’est bien ce qui s’est produit le 1er janvier 1960, devant le Secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarskjöld, en sa qualité d’autorité suprême de cette organisation qui avait la charge, depuis la signature des accords de tutelle le 13 décembre 1946 à New York, de conduire le Cameroun à l’indépendance. A 7 h 40, déjà, ce vendredi 1er janvier 1960, le premier ambassadeur de France au Cameroun,

Jean Bénard, avait présenté ses lettres de créances à Ahmadou Ahidjo, bien avant le début des cérémonies officielles. Après quoi, le Premier ministre camerounais qu’était encore Ahmadou Ahidjo, s’était rendu au lieu des cérémonies qui devaient commencer à 9 h 30. A l’heure dite, alors que tous les invités étaient déjà présents, une chorale constituée de jeunes enfants, avait chanté l’hymne national. Tout le monde avait applaudit. 101 coups de canons avaient été tirés. Tout le monde avait de nouveau applaudi. Le secrétaire général des Nations Unies, Dag Hammarskjöld, avait pris la parole. Il avait levé officiellement la tutelle des Nations Unies sur le Cameroun. Tout le monde avait applaudi. Ensuite, le délégué de la France. Enfin, Ahmadou Ahidjo, le Premier ministre camerounais : « Camerounaises, Camerounais, mes chers compatriotes, le Cameroun est libre et indépendant (l’explosion de joie avait été générale et sans précédant au sein de la population qui suivait le déroulement des cérémonies à la radio). Ces mots font vibrer en chacun de nous, une émotion que nous ne dissimulons pas, tant elle est grande, tant elle est naturelle, tant elle touche aux aspirations de tout ce qui porte le nom d’homme. Camerounais des villes, des villages et des campagnes, ce jour tant attendu, nous allons le vivre avec émotion… etc .. »

A la fin du discours, un impressionnant défilé de jeunes et de militaires en tenue de l’armée

camerounaise (pour la première fois) s’était déroulé à la place de l’hippodrome, et non plus devant l’actuel magasin « Score » comme jusqu’alors. L’émotion était au paroxysme parmi les Camerounais. Pendant toute la journée, la joie était indescriptible dans tous les foyers, à travers tout le territoire national. Du côté des colons, c’était la tristesse qui régnait. A veille, à savoir le jeudi 31 décembre 1959 au soir, il avait été organisé une retraite aux flambeaux à travers la ville de Yaoundé, et une rafle monstre, pour « se prémunir les fauteurs de troubles ». La cour du commissariat central de Yaoundé, qui se situait, en ce temps-là, à l’endroit du Premier ministère actuellement, en était remplie. Même chose à Douala. Le commissariat central à Bonanjo en était également rempli. Pour tout dire, la fête de l’indépendance du Cameroun n’avait pas tout à fait été la fête à laquelle on se serait attendu. Un grand nombre de Camerounais s’insurgeait contre la roublardise monumentale que venait de réaliser la France, en remettant l’indépendance entre les mains d’Ahmadou Ahidjo, un personnage qui, jusqu’au moment de sa nomination au poste de Premier ministre du Cameroun le 18 février 1958, s’y opposait catégoriquement. En clair, la population n’acceptait pas ce fantoche au pouvoir.

A – Pouvoir à Yaoundé : décision à Paris Ahmadou Ahidjo avait pour patron direct, en France, Jacques Foccart, tout comme, du reste, tous les chefs d’Etats « modérés » d’Afrique, par opposition à ceux qui étaient taxés de « révolutionnaires », à l’instar d’Ahmed Sékou Touré de Guinée. C’est avec lui qu’il traitait. Et c’est ce dernier qui l’introduisait auprès du chef d’Etat français, qui était, à l’époque, Charles de Gaulle. Par la suite, Jacques Foccart a eu comme adjoint, un certain René Journiac. Qui était ce personnage ? René Journiac était un juriste qui a exercé de hautes fonctions judiciaires au Cameroun, dans les années 50 et 60. A ce titre, il faisait partie des « conseillers techniques français », qui ont mis en scelle Ahmadou Ahidjo. Il était l’un des auteurs de la constitution du 4 mars 1960, qui faisait d’Ahmadou Ahidjo le roi du Cameroun, en lui octroyant d’énormes pouvoirs. Il était, également, l’un des auteurs de toute la législation d’exception, dont la fameuse ordonnance de mars 1962 contre la subversion, c’est-à-dire l’opposition, qu’a utilisée Ahmadou Ahidjo pour instaurer la dictature au Cameroun. Enfin, il était l’auteur de l’astuce qu’aura utilisée Ahmadou Ahidjo, en 1959, pour écarter le peuple camerounais de l’élaboration d’une constitution qui correspondait à ses aspirations, à savoir la loi

n°59-56 du 31 octobre 1959, et, en même temps, pour commencer à mettre en place son pouvoir absolu. L’article 1er de cette loi est ainsi libellé : « Le gouvernement camerounais investi le 18 février 1958, est autorisé à prendre, à compter du 1er novembre 1959, par décrets dénommés ordonnances, toutes dispositions de caractère législatif jugées nécessaires à la bonne marche des affaires de la nation (…)

Traduction : la mise en veilleuse du Parlement, son anéantissement, au profit du gouvernement. L’article 2 : « Le gouvernement du Cameroun investi le 18 février 1958 est habilité à établir un projet de constitution (…) Le projet de constitution arrêté en conseil des ministres sera soumis à la nation, par voie de référendum, et sera promulgué par le Premier ministre, dans les huit jours de son adoption.

Traduction : pas d’assemblée constituante, ainsi que cela se fait, de manière classique, et comme cela s’est toujours passé dans le propre pays de René Journiac. Pour tout dire, Ahmadou Ahidjo et ce personnage se connaissaient de longue date ; mieux encore, compte tenu du rôle essentiel que ce dernier a joué, ainsi que nous venons de le montrer, celui-ci jouissait d’une forte ascendance

sur le président camerounais. En clair, Ahmadou Ahidjo n’était rien devant lui. Ahmadou Ahidjo avait ainsi, deux patrons à Paris : 1/- René Journiac, son bienfaiteur d’antan ; 2/- Jacques Foccart, le patron de René Journiac et Secrétaire général des affaires africaines auprès de Charles de Gaulle, autrement dit, gestionnaire de l’Afrique. Charles de Gaulle, quant à lui, n’était pas le patron d’Ahmadou Ahidjo, il était, tout simplement, le patron de ses patrons. Lorsque Ahmadou Ahidjo désirait obtenir une entrevue avec lui, c’est à René Journiac qu’il s’adressait. Celuici en rendait compte à Jacques Foccart, qui, lui, en dernier lieu, en rendait compte à Charles de Gaulle. Ahmadou Ahidjo était tellement redevable de ce trio que, face à Charles de Gaulle, il était sans voix. Nous avons ce témoignage d’une audience que René Journiac et Jacques Foccart avaient obtenue, pour lui, avec le chef d’Etat français. Jeudi 4 juillet 1968, Journal de l’Elysée II, FAYARD/JEUNE AFRIQUE, Paris 1998 : « …Je rentre à l’Elysée pour accueillir le président camerounais, Ahidjo. Le général le reçoit en haut des marches, comme d’habitude. Il y a l’audience, puis le déjeuner. Un déjeuner où il y a assez peu de monde et pas beaucoup d’entrain, car Ahidjo est extrêmement silencieux, malgré les efforts désespérés du général, comme les fois précédentes d’ailleurs. Non pas du tout qu’il soit de mauvaise humeur, mais il est très intimidé. Il répond pratiquement par oui ou par non à toutes

les questions. D’ailleurs, le général ne l’a gardé qu’une demi-heure en audience au lieu des quarante minutes prévues, si bien que nous sommes restés une dizaine de minutes tous les trois à attendre les invités dans le salon des ambassadeurs, rejoints par Bernard Durand. Et à un certain moment, le général parle avec Bernard Durand, car Ahidjo ne l’encourage vraiment pas à la conversation. Ensuite, on parle des fleurs de lys sur le tapis : « voyez, M. le président, c’était le symbole de la royauté, mais ce n’est pas une représentation de la fleur, même stylisée. C’était, en réalité, une arme, une espèce de lance avec des crochets de chaque côté ». Enfin, il emploie un mot technique que j’ai oublié. « Ah oui », dit Ahidjo. « Voyez, en France, toutes les époques laissent quelque chose. Pour ce qui est de Napoléon, c’est le « N », pour ce qui est de la royauté, c’est le fleur de lys ». Je dis : « oui, il y a, au quai d’Orsay, un tapis où les fleurs de lys ont été grattées, enlevées et remplacées par un autre symbole, et cela s’est fait au moment de la révolution ». Enfin, nous avons beaucoup de mal à soutenir la conversation. Le soir, je demande au général (Charles de Gaulle) s’il a un commentaire à faire sur l’audience d’Ahidjo. « Non, absolument rien. Rien du tout ; il n’avait rien à me dire. Il avait l’air content, et il n’avait rien me demander. – Ça, il n’est pas bavard ! – Ah non alors ! Il faut lui arracher. – C’est curieux, je vous assure que cet homme est drôle, qu’il est gai ; quand il est chez moi, il parle. – Eh bien, vous avez de la chance ».

Que retenir de tout ceci ? Ahmadou Ahidjo était la terreur, au Cameroun, et rien du tout, à Paris. Là-bas, il était plutôt une poule mouillée.

Il ne parvenait même pas à ouvrir la bouche en présence de son « homologue » français, qu’était Charles de Gaulle. Question, par conséquent, un tel individu était-il en mesure de refuser quoi que ce soit à la France ? En 1969, Charles de Gaule est remplacé par Georges Pompidou. René Journiac et Jacques Foccart, les patrons directs d’Ahmadou Ahidjo, sont, pour leur part, reconduits dans leurs fonctions. Traduction, la soumission d’Ahmadou Ahidjo au président français était, purement et simplement, maintenue. Un exemple. Ahmadou Ahidjo avait été invité au Canada, en 1972, pour une visite officielle. En s’y rendant, il était passé par Paris, ainsi qu’il était de règle, pour prendre des consignes de l’Elysée. Au cours de son audience, il avait révélé, à son interlocuteur, que le Canada avait décidé d’ofrir, en guise de présent pour cette visite, un réseau téléphonique moderne au Cameroun. Séance tenante, Georges Pompidou n’y avait fait aucune objection. Mais, le lendemain matin, alors que Ahmadou Ahidjo était déjà dans son avion et sur le point de prendre l’envol, la tour de contrôle de l’aéroport d’Orly, dans le Sud de Paris, avait informé le commandant de bord que l’Elysée demandait de retarder quelque peu le décollage, un émissaire, porteur d’un pli de Georges Pompidou, était en route. Le vol fut donc retardé. Quel était le contenu du pli ? Pompidou informait Ahmadou Ahidjo que la France était dis-

posée à offrir au Cameroun un réseau téléphonique « dernier cri ». En conséquence, il était « invité » à renoncer à l’offre canadienne. Quelques mois plus tard, lors de l’inauguration de ce réseau français « dernier cri », les auditeurs de Radio-Cameroun, avaient eu l’infime privilège de suivre, en différé, aux informations de 13 h, l’appel téléphonique que Ahmadou Ahidjo avait adressé à Georges Pompidou. Conversation entre un vassal et son suzerain que, lycéens, mes camarades et moi récitions pour imiter les deux interlocuteurs : « …Ahmadou Ahidjo : Bonjour excellence ! Georges Pompidou : Bonjour M. le président, comment allez-vous ? AA : Très bien, merci. J’ai l’honneur d’inaugurer, à travers cet appel, le téléphone que la France vient d’installer, au Cameroun. GP : C’est très bien, c’est très bien, M. le président. AA : Et j’en profite pour vous informer que j’entends me rendre en France dans les prochains jours, et je désirerais vous rencontrer. GP : Volontiers, M. le président, volontiers, j’en serai très honoré. AA : J’en profite, également, excellence, pour adresser les amitiés du peuple camerounais au peuple français, et pour saluer la coopération exemplaire qui existe, sous votre conduite éclairée, entre la France et le Cameroun. Bla-blabla-bla-bla… »

A la fin de la retransmission de l’entretien, tous les Camerounais étaient tombés en extase : Ahmadou Ahidjo avait téléphoné à Georges Pompidou, et tous les deux avaient causé, « d’égal à égal ». Quel grand homme que ce Ahidjo ! Enfin c’est Georges Pompidou qui avait donné l’ordre à Ahmadou Ahidjo d’abolir la République fédérale au Cameroun, ainsi que montré plus haut. Georges Pompidou mort, il est remplacé par Valéry Giscard d’Estaing, en 1974. Qui choisi-il comme « Conseiller aux affaires africaines », à la place de Jacques Foccart ? L’adjoint de celui-ci, René Journiac. Traduction, le patron direct et bienfaiteur d’Amadou Ahidjo devient même numéro un des affaires africaines auprès du chef d’Etat français. Autrement dit, Ahmadou Ahidjo est toujours tenu en laisse par l’Elysée. En étant désobligeant, nous dirions, « Ahmadou Ahidjo continue à demeurer un laquais de la France ». les présidents changent en France, mais la domination, elle, se maintient. Valéry Giscard d’Estaing, pour sa part, il estime qu’il est temps de procéder au remplacement des fameux « pères de la nation » au pouvoir en Afrique dans les anciennes colonies françaises, depuis déjà quatorze années, au motif que, si la France ne le fait pas en premier, ceuxci, à terme, finiront par être renversés par des coups d’Etats, organisés par des soldats soute-

nus pas Moscou, et s’appuyant sur l’impopularité grandissante de ces dinosaures. René Journiac lui échafaude un plan qui se présente de la manière suivante : 1/- choisir un personnage ayant déjà été directeur de cabinet du président à remplacer ; 2/- ce personnage doit être nettement plus jeune que le président à remplacer ; 3/- ce personnage doit n’avoir jamais flirté avec les milieux anti-français, et plus précisément, n’avoir pas participé aux luttes pour l’indépendance dans le camp des nationalistes ; 4/- ce personnage doit être un francophile actif ; 5/- ce personnage doit avoir exercé des fonctions élevées, vice-président de la République ou de Premier ministre ; 6/- la constitution doit être modifiée en vue de faire du Premier ministre (ou du vice-président lorsqu’il en existe un) le « successeur constitutionnel » du président à remplacer ; 7/- le président à remplacer doit démissionner « volontairement » au cours de son mandat, alors qu’il reste encore plusieurs années.

René Journiac met, avec succès, en exécution son plan au Sénégal. Abdou Diouf, ex-directeur de cabinet de Léopold Sédar Senghor, puis son Premier ministre, lui succède « constitutionnellement » le 1er janvier 1981, après que Senghor eut démissionné le 31 décembre 1980. Au Cameroun, René Journiac vient rencontrer Ahidjo, pour lui demander de démissionner. Paul Biya est déjà mis en orbite, en sa qualité

d’ex-directeur de cabinet, puis de Premier ministre, et après que la constitution fut modifiée pour en faire le « successeur constitutionnel d’Ahmadou Ahidjo », à la manière d’Abdou Diouf, au Sénégal. La rencontre entre Ahmadou Ahidjo et son patron doit se dérouler, à Ngaoundéré, loin des yeux des Camerounais, le 06 février 1980, pendant que les préparatifs du congrès de l’UNC à Bafoussam battent leur plein. Il s’y est rendu incognito. C’est alors que se produit un coup de théâtre. En effet, alors que l’avion de René Journiac est déjà sur le point d’atterrir, le train d’atterrissage étant déjà entièrement sorti, et que Ahmadou Ahidjo est debout, sur le tarmac de l’aéroport en train de suivre, du regard, les manœuvres d’approche de l’avion, tous phares allumés, voilà que subitement, celui-ci disparaît derrière la broussaille en bout de piste. Il s’en suit un énorme bruit sourd, semblable à une explosion. Puis, une épaisse fumée noirâtre se met à s’élever du sol. Que s’est-il passé ? L’avion transportant le conseiller aux affaires africaines de Valéry Giscard d’Estaing, vient de s’écraser au sol, sous le regard médusé du président camerounais, de son escorte, ainsi que de l’ambassadeur de France. Pourquoi cette rencontre, incognito, à Ngaoundéré ? Pourquoi prendre rendez-vous dans cette ville de province, et pas à Yaoundé, la capitale du pays ? Pourquoi ce ren-

dez-vous, tout juste six jours avant l’ouverture du 3ème congrès ordinaire de l’Unc, baptisé Congrès de la maîtrise du développements ? Faudrait-il établir une corrélation entre cette rencontre, secrète, et les fortes rumeurs d’abandon du pouvoir, par Ahmadou Ahidjo, à l’issue de ce congrès de l’Unc, qui circulent ? Bref, René Journiac meurt. L’Elysée est désemparé. Le dossier de la « démission volontaire » d’Ahmadou Ahidjo est remis à plus tard. Finalement, Valéry Giscard d’Estaing ne l’ouvrira plus, jusqu’à sa défaite électorale du 10 mai 1981. C’est plutôt François Mitterrand, au nom de la continuité de la politique extérieure de la France, qui viendra le boucler. Le 04 novembre 1982, Ahmadou Ahidjo, de retour de Paris, démissionne « volontairement » du pouvoir, et Paul Biya, lui succède « constitutionnellement ».

B – Refonder la relation FranceCameroun Les nationalistes camerounais, et pour ce qui nous concerne dans le cadre de ce livre, Ruben Um Nyobè, n’ont jamais prôné quelle que rupture que ce soit avec Paris. Pas du tout. Ce qu’ils ont toujours réclamé, et ils n’étaient pas les seuls à le faire en Afrique, mais que le gouvernement français, et à travers celui-ci, toute la classe politique française, ne désirait nullement

entendre, était l’établissement de rapports égaux avec Paris, entre partenaires libres et se respectant réciproquement. Les hommes politiques français, dans leur ensemble, militaient plutôt pour l’instauration du néocolonialisme en Afrique noire. Cet entêtement et cette obstination de la classe politique française ont causé au Cameroun, tout comme à la Guinée d’Ahmed Sékou Touré, d’énormes torts. A combien de morts peut-on chiffrer les victimes des différents maquis au Cameroun, contre l’instauration du néocolonialisme, et réprimés, au début, par l’armée française, qui n’a guère hésité à utiliser le napalm en pays Bamiléké ? Qui pourra jamais chiffrer le manque à gagner du Cameroun : 1/pendant toute la période du gel de l’exploitation du pétrole camerounais - découvert à Logbaba, en 1954 - du 1er janvier 1960, en 1978, selon les déclarations d’Ahmadou Ahidjo ; 2/- dans l’opacité de la gestion de celui-ci par la société française Elf Serepca ? Comment un pays tel que le Cameroun, qui accédait à l’indépendance peut-il avoir été empêché d’exploiter et de bénéficier des retombées économiques phénoménales d’une telle richesse, pendant plus de 18 ans ? Bien mieux, à quoi les recettes pétrolières du Cameroun ont-elles été utilisées, dès lors que l’on voit comment ce même pétrole est en train de changer, de fond en comble, la Guinée Equatoriale voisine, et que, chez nous, il ne s’agirait, selon Ahmadou Ahidjo, que de

« …réserves fluctuantes, il nous est difficile de prévoir à l’avance ce que nous rapporterait ce pétrole »

Comment cela se peut-il que, Paul Biya, pour sa part, ne se soit jamais véritablement ouvert sur la gestion du pétrole camerounais, et, bien mieux, ait maintenu celle-ci opaque ? Faudrait-il rappeler, enfin, que la SNH, la société chargée de la commercialisation de ce produit, est directement rattachée, non pas au ministère des mines, mais, plutôt, au Secrétariat général de la présidence de la République, c’est-à-dire à luimême, un protégé et obligé de Paris ? Tout comme en 1960, le problème de « l’amitié particulière » entre la France et le Cameroun continue, non seulement à se poser avec acuité, mais, en plus, à se situer au coeur du développement du Cameroun. Il importe de passer de rapports de pays suzerain à pays vassal, à ceux de pays libres qui coopèrent en se respectant réciproquement, sans que nul ne s’atèle à duper l’autre.