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Texte et ideologie
Philippe Hamon
Texte et ideologie
QUADRIGE
I PUF
ISBN 2 13 048o93 4 JSSN 0291-0489
D6p6t Ugat - x•• a!itlon : 1984 x•• al1tion • Quadrise • : 1997• mal © Presses Universitaires de France, 1984
:Acriture
xoB, boulevard Saint-Germain, 75oo6 Paris
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Texte et ideologie · pour une poetique de la norme*
n n'est pas question ici, dans les limites d'un bref essai, de renouveler une problematique et une reflexion qui a ses lettres de noblesse, ses recherches achevees ou en cours, son histoire et ses specialistes attitres et competents, et qui, sous des intirules divers (sociologie de Ia litterature, sociologie textuelle, sociolinguistique des contenus, pragmatique des discours, sociocritique, analyse du discours ... ), a explore et continue activement d'explorer un champ important de Ia theorie de Ia litterature, celui des rapports des textes avec l'ideologie (ou les ideologies)1 ; question fondamentale, formulable de diverses manieres (les ideologies dans le texte, le texte dans l'ideologie, l'ideologie comme texte, l'ideologie du texte, etc.), question
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Une premiere version de ce chapitre a ete publiee, sous une forme moins developp€e et sous le meme titre, dans la revue Poetique (n• 49, 1982). 1. Quelques rappels et jalons : L. Goldmann, Pour une sociologic du roman, Paris, Gallimard, 1965 ; Litterature et societe; Etudes de sociologic de Ia litterature, Bruxelles, 1967 (ouvrage collectif) ; P. Macherey, Pour une theorie de Ia production litteraire, Paris, Maspero, 1966 ; « La Censure er le censurable», num. special de la revue Communications (Paris, Seuil, 1967, n• 9) ; Th. Herbert, Remarques pour une theorie generale des ideologies, Cahiers pouri'Analyse, n• 9, ete 1968 ; U. Rieken, La description litteraire des structures sociales, litterature, n • 4, 1971 ; « I.itterature er ideologies », Colloque de Cluny II, num. special de La Nouvelle Critique, s.d. ; num. sp€cial de la Revue des Sciences humaines, « Le social, l'imaginaire, le thearique, ou la scene de l'ideologie », n• 165, 1977 ; Sociocritique, ouvrage collectif sous la direction de Cl. Duchet (Paris, Nathan, 1979) ; L. Panier, De l'ideologie dans le discours, Semiotique et Bible, n• 19, Lyon, CADIR, 1980 ; H. Mitterand, Le Discours du roman, Paris, PUF, 1980.
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pluridisciplinalre par excellence, qui se confond avec celle des modes d'inscription de l'histoire dans le texte et du texte dans l'histoire. Force est cependant de constater- et sans donner dans la polemique, nombreux sont les chercheurs qui sont amenes a falre cette constatation - que la recherche en ce domaine n'a guere progress€de decisive et spectaculaire depuis une vingtaine d'annees, et qu'on en est encore, bien souvent, ala reiteration de grandes petitions de principes et a 1' expose des postulats et des programmes. Sur les principes (qu'un texte, enonce et enonciation confondus, est un produit ancre dans l'ideologique ; qu'il ne se borne pas a etre, mais qu'il sert a quelque chose ; qu'il produit- et est produit par -l'ideologie), toutle monde est d'accord. Mais un accord n'inaugure nine fonde une methode, et ni l'outillage, niles concepts descriptifs, niles protocoles d'analyse, niles constructions et modeles theoriques ne semblent s' affines et sophistiques depuis, disons, les travaux de Goldmann et de Macherey. Seuls, peutles travaux de !'actuelle sociocritique temoigneraient d'un effort suivi et interessant de refonte et de rigueur en la matiere. Les quelques remarques qui suivent pourraient done s'integrer a cette approche sociocritique, ou a ce qu'on pourrait egalement appeler une sociopoetique generale des textes, remarques introductives a !'etude d'une poetique de 1' « effet-ideologie )) des textes, une poetique du deontique ou du normatif textuel. Constatons tout d'abord que les diverses sociologies ou sociocritiques du texte ont eu tendance, bien souvent, a s'annexer cette problematique des rapports texte-ideologie, a en exclure la poetique ou !'approche poeticienne, eta constituer chez le poeticien un vif sentiment de son impuissance ou de sa culpabilite ; specialiste des formes (?), ce dernier ne pouvait que manquer ces entites prestigieuses que sont le reel, le vrai, le sujet, le sens, le contenu, l'ideologie, l'histoire. Symetriquement, le poeticien (ou semioticien) qui s'efforce pourtant de maintenir, ala fois comme cadre global et horizon de recherche a son travail, ce concept d'ideologie, eprouve parfois quelques difficultes ale manipuler, eta tendance ale trouver, souvent, quelque peu « massif», que ce soit dans ses acceptions les plus generales et devaluees (l'ideologie tend alors, chez 6
certains, a se confondre avec les « mythes » d'une societe ou d'une classe sociale, ou simplement avec les « prejuges » de I' autre) ou dans ses acceptions les mieux specifiees (travaux, par exemple, d' Althusser et de Ia recherche marxiste). Souvent aussi, Ia position des problemes para!t trop etroitement tributaire du choix empirique de corpus plus donnes (textes et discours politiques, traitant explicitement de themes politiques) que construits, et de def11litions de l'ideologie elaborees pour et par d'autres disciplines dotees elles-memes de finalites specifiques. De fait, reunir les definitions les plus generales et les plus couramment admises de l'ideologie2 ne donne pas, d'emblee, pour une recherche qui se consacrerait plus particulierement a I' etude des rapports existant entre le textuel et l'ideologique, d'outils efficaces ni de pistes tres sdres pour developper cette meme recherche. Def11lir l'ideologie comme « discours deprofessionnalise » (discours sans specialiste, doxa, discours du on-dit diffus) tendrait meme a exclure du champ de !'analyse le texte ecrit signe' ou le texte non collectif, done a privilegier plutot !'etude du non-litteraire et du non-textuel (les « .rumeurs ») ; Ia def11lir comme « discours totalitaire, generalisant et atopique », n'occupant aucun lieu privilegie, tendrait a negliger 1' etude de pactes, postes et postures concretes d'enonciation privilegiees, eta negliger aussi I' etude de figures et lieux textuels privilegies et particuliers, immanents au texte et construits par lui (ce qui, nous le verrons plus loin, peut etre envisage) ; la def11lir comme « discours serieux, assertif et monologique », « produisant du sens », dichotomique et manicheen (tranchant perpetuellement entre le bon et le mauvais), tendrait peut-etre a exclure certaines formes textuelles (textes ironiques, textes ambigus, textes en intertextualite, textes polyphoniques, textes poetiques partiellement desemantises et hautement formalises) qui ne sont pas moins interessants a etudier comme monuments et documents ideologiques ; Ia def11lir comme « meconnaissance », ou comme « discours inconscient » 2. Pour un bon recueil de textes et de definitions, on pourra utiliser le petit manuel de M. Vadee, L'Ideologie, Paris, PUF, 1973.
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tend a privilegier, dans !'etude des textes comme dans !'etude des relations texte- non-texte, les lacunes, les absences, les nondits, les dysfonctionnements du texte, plutot que son explicite, tend a privilegier !'etude des inversions, des transformations et des distorsions par rapport a celle des constructions observables, et tend done a reenteriner la problematique de l'ecan et de la norme, en la melant inextricablement a celle du vrai et du faux (le vrai, bien sur, c'est le cache) ; definir l'ideologie comme «interpellation du sujet comme sujet libre », comme « discours assujettissant », tend peut-etre a privilegier, trop automatiquement et exclusivement dans la selection des textes etudies, les textes explicitement anthropomorphes et flguratifs centres sur un sujet construit ou deconstruit (textes lyriques et autobiographiques par exemple - et pounant, curieusement, ils ne semblent guere arreter la critique sociologique), mais ne renseigne pas sur le jeu des diverses contraintes (semiologiques, esthetiques, economiques ... ) qui conditionnent a priori le texte, ni sur leur hierarchie ; la definir comme « systeme semiologique » (discours autoregulable, relevant d'une combinatoire, competence, et generativite generale, et componant lexique d'unites et syntaxe), defmition de l'ideologie qui a l'avantage, dans !'etude des rapports texte-ideologie, de permettre !'homologation de l'homologable (on compare alors deux objets semiologiques), ne renseigne cependant pas sur le probleme de savoir quel est le niveau semiotique d'organisation qui doit etre privilegie dans !'analyse : l'enonce ou l'enonciation ? les structures globales - narratives, descriptives, argumentatives - ou les structures locales - lexiques, tropes ? le signffie ou le signiflant ? la construction de valeurs semantiques - condition de la communication - , ou la construction de valeurs axiologiques - condition de la manipulation ? deflnir l'ideologie « rappon imaginaire a un monde reel )) peut egalement conduire l'analyste a privilegier, dans ses analyses, les textes qui se donnent comme deja axes sur le reel (textes politiques, realistes, scientiflques, techniques), oii la composante «reel)) est supposee connue, ou accessible, (mais qu'est-ce que le «reel» dans des societes soumises, comme l'a montreJ. Baudrillard, aux jeux des simulacres et des fonctionnements 8
« hyperrealistes » ?) de preference a des textes depourvus de forme, d'auteur, de date, et de referent (par exemple le texte merveilleux, populaire, oral, ancien, non date, a variantes multiples) ; !'analyse des institutions, des lieux de pouvoir, des moments historiques de crise tend alors a rendre ininteressante celle des lieux textuels (mieux vaut alors etudier l' Affaire Dreyfus que Ia litterature de l' epoque, ou etudier le fonctionnement de certaines institutions reelles, localisees et concretes - ce que Valery appelle « les signaux geodesiques de l'ordre » - , plutot que le fonctionnement de systemes textuels) ; enfm definir l'ideologie comme «consensus implicite »tend a privilegier, dans la constitution des corpus, deux types de textes diametralement opposes, d'une part les textes defmis par leur« mauvaise » reception ou interpretation (echecs litteraires ; textes qui, comme L'CEuvre ou La Terre de Zola par exemple, ont provoque des brouilles ou des scissions entre !'auteur et une partie de son public), et, d'autre part, les « best-sellers» defmis par une «bonne» reception immediate et generale (succes litteraires, litteratures de masse, etc.). Telle qu'elle est done elaboree (ailleurs), la notion d'ideologie tend a restreindre Ia selection des corpus, et ne fournit ala poetique qu'un outillage fort sommaire, qu'un nombre reduit de concepts operatoires, soit disparates, soit tres generaux, et qu' un cadre finalement tres flou (« tout est ideologie ») a !'analyse eta Ia theorie des rapports entre l'ideologique et le textuel. Et, dans ce binome, le terme « texte »semble, pour !'instant, defini de fa!;on plus satisfaisante, plus homogene, moins «massive» que le terme ideologie », ce qui rend le couple quelque peu boiteux. Les premieres decisions - precautions- seraient sans doute, pour rester dans des generalites prudentes, et pour conserver une dimension et un point de vue proprement semiotique ou poeticien aux phenomenes traites :
a I de ne pas tant etudier 1' ideologie « du » texte (« dans » le texte, dans ses «rapports» avec le texte), que 1'« effetideologie » du texte comme effet-affect inscrit dans le texte et construit/ deconstruit par lui, ce qui correspond a un
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recentrement de Ia problematique en termes textuels, et au maintien d'une certaine priorite (qui n'est pas primaute) au point de vue textuel ; b I de tenir compte aIa fois de Ia dimension paradigmatique de l'effet-ideologie (l'ideologie, selon le modele binaire : + -VS- -, ou selon des modeles scalaires : en exces --+ en defaut ; voir le role important de ces categories dans le metalangage d'un C. Levi-Strauss, distribue des marques et des valeurs discriminatrices stables, formant systeme, constitue et enterine des listes hierarchisees, des echelles, des palmares, des axiologies), eta Ia fois de sa dimension syntagmatique ou « praxeologique » (Piaget) (l'ideologie est production et manipulation dynamique de programmes et de moyens orientes vers des fins, construction de simulations narratives integrant, sollicitant et constituant des actants sujets engages (« interesses ») dans des « contrats » ou des « syntaxes » narratives ordonnances )3 ; c I de ne pas restreindre !'analyse des rapports texte(s)ideologie(s) a I' analyse de corpus ou de genres deja circonscrits a priori dans leurs referents, leurs themes, leurs cahiers des charges, leurs publics et leurs moments historiques (discours realistes-flguratifs, discours politiques ou ... ) ; d I de ne pas restreindre I' analyse a Ia mise en reuvre d'une methode, soit d'inspiration historique et sociologigue, soit d'inspiration statistique ou distributionnelle, polarisee sur I' etude des frequences d'emploi des mots-des, meme si ces derniers sont etudies dans leurs environnements contextuels ; 3. T. Herben (an. cit.) reconnalt a Ia fois une dominante semantique et une dominante syntaxique a l'effet-ideologie. A.-J. Greimas, dans son ouvrage, Semiotique : dictronnaire raisonne de Ia tbeorie du langage (Paris, Hachette, 1979), a l'anicle « Ideologie », postule Ia necessite de« distinguer deux formes fondamentales d'organisation de l'univers des valeurs : leurs aniculations paradigmatique et syntagmatique. Dans le premier cas, les valeurs sont organisees en systeme et se presentent comme des taxinomies valotisees que !'on peut distinguer du nom d'axiologies ; dans le second cas, leur mode d'aniculation est syntaxique et elles sont investies dans des modeles qui apparaissent comme des potientalites de proces semiotiques » (p. 179).
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e I de ne pas restreindre !'analyse a !'etude d'un seul niveau
bien paniculier de 1' organisation des textes, le niveau lexical (le « vocabulaire ») par exemple, con!;U trop souvent comme prioritaire, seul pertinent car seul accessible a des manipulations quantitatives, et seul « poneur de sens » dans l'enonce ; ou de ne pas privilegier l'enonciation, con!;ue a priori comme plus« imponante »que l'enonce; ou de ne pas restreindre !'analyse a tel ou tel effet de sens particulier des enonces : l'ideologie intervient aussi bien dans Ia deftnition semantique differentielle des actants de l'enonce, que dans Ia connaissance qu'ils ont des choses, que dans leurs programmes de manipulation et de persuasion reciproque, que dans les evaluations qu'ils font des etats ou des programmes narratifs. L'analyse, alors, pourrait se recentrer sur une serniotique du savoir (strategies de Ia manipulation, de I' evaluation, de Ia fixation de contrats, de Ia persuasion et de Ia croyance, de Ia connaissance et de Ia meconnaissance, etc.) integree a une theorie genetale des modalites4 . lei une remarque, en forme de digression, touchant a Ia recurrence paniculierement insistante d'un concept dont je viens plus haut de signaler !'usage, et qui semble faire office de concept de dans le discours theorique sur les rapports entre texte et ideologie, celui d'absence. Signifier, nous le savons tous, c'est exclure, et inversement. Toute production de sens est exclusion, selection, difference, opposition, toute marque est demarquage, et inversement, toute figure est presence et absence, tout pose suppose presupposes. ll-dessus le linguiste, le psychanalyste, l'anthropologue, le rhetoricien, le poeticien et le sociologue semblent s' accorder totalement. Ce dernier semblant actuellement preferer ala postulation :«Toutle texte (le tout du texte) est ideologie », Ia postulation symetrique : « C'est !'absence qui est (qui signale) l'ideologie ». Et c'est ce 4. Pour une mise au point, en termes greimasiens, de cette problematique (dans laquelle je m'inscrirai ici globalement), voir !'article de L. Panier cite cidessus (n. 1). Voir egalement Ph. Hamon, Du savoie dans le texte, Revue des Sciences humaines, n• 4, 1975.
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concept meme d'absence (de« lacune »,de« degre zero», de « trou », d' « ellipse », de « non-dit », d' « implicite », de «blanc» ... ) qui semble bien promu au rang de concept fondamental, pluridisciplinaire et recumenique par excellence, passe-partout explicatif pour toutes les analyses et universe! methodologique pour tous les metalangages, ouvrant toutes les serrures textuelles. Quelques citations, presque au hasard : « Lire avec le lorgnon de Freud, c' est lire dans une reuvre litteraire comme activit€d'un etre humain et comme resultat de cette activit€, ce qu'elle dit sans le reveler parce qu'elle /'ignore; lire ce qu'elle tait a travers ce qu'elle montre »5• «La sociocritique interroge l'implicite, les presupposes, le non-dit ou l'impense, les silences, et formule }'hypothese de l'inconscient social du texte »6 • « Connaitre une reuvre litteraire [ ... ] ce serait dire ce dont elle parle sans le dire. En effet une analyse veritable [ ... ] doit rencontrer un jamais dit, un non-dit initial [ ... ] Elle vise [... ] I' absence d'reuvre qui est derriere toute reuvre, et Ia constitue. Si le terme structure a un sens, c' est dans Ia mesure oii il designe cette absence [ ... ] L' reuvre existe surtout par ses absences determinees, par ce qu'elle ne dit pas, par son rapport ace qui n'est pas elle [ ... ] C'est sur le fond de l'ideologie, langage originaire et tacite, que l'reuvre se fait [ ... ] Cette distance qui separe l'reuvre de l'ideologie qu'elle transforme se retrouve dans sa lettre meme : elle Ia separe d'elle-meme, Ia defaisant en meme temps qu'elle Ia fait. On peut defmir un nouveau type de necessite: par }'absence, par le manque »7 • « En constituant le tableau des variantes du conte il y aurait, 5. Souligne par). Bellemin-Noel dans son excellent petit ouvrage Psychanalyse et litterature, Paris, PUF, « Que sais-je ? •, 1978, p. 16. Voir egalement D. Sibony, L'Autre incastrable (Paris, Seuil, 1978), notarnment p. 18 et suiv. : « L'analyste, ce n'est pas un ecumeur de signifiants. Au fJl des encha1nements signifiants, il doit pouvoir trouver des points d 'attache qui tiennent, faire le trou, faire des cycles qui produisent le creux de la demande, qui etayent le trou de l'inconscient, [ ... ) trou cercte de germes d'ecriture; trou encercte d'ecritures » (souligne par D. S., p. 20). 6. a. Duchet, Introduction ; positions et perspective, dans Sociocritique (ouvr. cit.), p. 4. 7. Souligne par P. Macherey dans son livre, Pour une theorie de Ia production litttfraire (ouvr. cit.), p. 174 et suiv.
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bien s11r, par endroits, des sauts, des trous. Le peuple n'a pas produit toutes les formes mathematiquement possibles »8• « La syntaxe mythique n' est jamais entierement libre dans la seule limite de ses regles [ ... ] Parmi toutes les operations theoriquement possibles quand on les envisage du seul point de vue formel, certaines sont eliminees sans appel, et ces ttous- creuses comme a l'empone-piece dans un tableau qui sans cela e11t ete regulier- y ttacent en negatif les contours d'une structure dans une structure, et qu'il faut integrer a l'autre pour obtenir le systeme reel des operations ))9. «Tel est l'an du piege : la banalite. Tel doit ette [ ... ] l'an de de-jouer cet an : reperer l'ettange dans le banal, je veux dire reperer dans la surface continue le minuscule ttou oil, s' en m'en apercevoir, moi lecteur, je vais tomber, le piege etant que je tombe sans savoir que je tombe, que je chute dans le trou tout en continuant de marcher a la surface, que je suis pris - prisonnier- dans la fosse d'un sens tout en continuant a lire, a produire du sens, contin11ment »10 • Ces «absences» sont toutes, on devrait pouvoir le supposer, des absences particulieres, defmies par leurs utilisateurs au sein d'un certain type de rapports et au sein de problematiques particulieres ; absences defmies sur fond d'existence, ou de presence, ou par rappon a une verite ou a une realite, ou par rappon a un donne, ou a un construit, ou a un reconstruit, ou a un previsible, ou a un correle. Mais les multiples sens et statuts methodologiques de ce concept semblent interferer rapidement chez de nombreux chercheurs dans toute approche des rapports texte(s)-ideologie(s), et parfois de heteroclite et pas toujours compatible ; on peut rapidement en reclasser comme suit les principales acceptations, qui sont souvent fon mal distinguees :
8. V. Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970, p. 142. 9. Cl. Levi-Strauss, Mythologiques, I(« I.e cruet le cuit »), Paris, Pion, 1964, p. 251. 10. L. Marin, Le recit est un piege, Paris, Ed. de Minuit, 1978, p. 75 (souligne par L. Marin).
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1 I L'absence est celle d'une observation qu'aurait dd per-
mettre d'enregistrer un systeme combinatoire construit, abstrait ; I' absence d' occurrence est alors localisee comme telle par rappon ala capacite generative d'un modele theorique a priori. Ainsi, par exemple, pour le conte merveilleux, de !'absence de telle variable, de telle unite, ou de telle combinaison possible d'unites (rendue possible par le modele canonique du conte) et non observee par I' analyste dans son corpus. C' est le sens des citations de Propp et de Levi-Strauss que nous avons rappelees ci-dessus 11 • L'ideologie et son travail de flltrage se laissent done apprehender dans l'ecart qui existe entre un modele construit, faisant office de norme, et un donne. Cette relation d'un possible et d'un observable, d'un permis (par la theorie) et d'une absence, est done une relation doublement problematique, dans la mesure oil I' analyste ne saura jamais si cette lacune ainsi circonscrite provient d'une du modele (pas assez «puissant») ou d'une lacune (provisoire) dans la documentation reunie. De plus, rares sont les analystes qui prennent le soin, souvent, de preciser la nature exacte de leur modele (struc.. tur . stat1Sttque . genera . . . . . 2 I L' absence peut se definir par rappon a un modele logique, rhetorique ou stylistique construit par le texte, pose, exploite et mis en ceuvre dans et par le texte, incorpore a celuici, et partiellement elude par le texte ; !'absence est ici ellipse, programmee par le texte et comblee (remplie) par le lecteur qui collabore ainsi ala completude de l'enonce. Presence en creux d'un implicite dont on designe laplace, c'est aussi la presence en creux du lecteur qui est ainsi, en un endroit precis du texte, install€ et sollicite comme panenaire actif de la communication. Ainsi, par exemple, de I' absence d'un des termes ou d'un des postes (A, B, C ou D) d'une analogie (A:B: :C:D; A est 11. A rapprocher egalement d'A.-J. Greimas : « Les enonces narratifs logiquement impliques dans le cadre d'une performance peuvent etre elliptiques dans Ia manifesration ; Ia presence du demier maillon de Ia chaine d'implications [ ... ] suffit pour proceder, en vue de Ia reconstitution de I' unite narrative, a une caralyse qui Ia retablit dans son integrite » (Du sem, Paris, Seuil, 1970, p. 174).
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a B ce que C est aD, systeme de relations hierarchisees tel que le definit par exemple Aristote au chapitre 21 de sa Poetique), ou, pour prendre un autre exemple, de l'absence de l'un des termes d'un syllogisme, devenu enthymeme, et dont le lecteur retablit le troisieme terme manquant. L' absence est ici absence par rapport a un modele in praesentia, perturbation d'un canevas et d'un horizon d'attente elabore par le texte. Mais rienne dit, a priori, que l'absence d'un terme ou d'un poste dans une structure textuelle soit l'affleurement d'un travail de manipulation ou de censure, que telle figure abregee de l'analogie, comme par exemple une metaphore (ex. : « Le crapaud, rossignol de la boue »- T. Corbiere) soit moins, ou davantage, ou autrement « ideologique )) que sa forme expansee a quatre termes (du type : « Le crapaud est a la boue ce que le rossignol est a l'arbre ») ; les raisons rythmiques de construction d'un objet stylistique (accelerations et ralentissements, condensations et expansions) ne doivent pas etre confondues avec des raisons ideologiques d'obliteration d'un censurable. 3 I L' absence peut etre absence par rapport a un element ou a un evenement exterieur au texte, par rapport a une «realite» historique ou biographique verifiable, c'est-a-dire par rapport a un « savoir » deja ecrit et inscrit : telle nouvelle de Maupassant, par exemple, dont I' action serait contemporaine de la Commune de Paris, et qui ne parlerait pas de la Commune. Ou tel texte, par exemple d'un auteur qui viendrait de perdre un etre cher, ou de subir un echec professionnel grave, et qui ne le mentionnerait pas. Outre que cette absence peut etre imposee par le cahier des charges de tel pacte rhetorique, par le choix prealable de tel genre litteraire (chaque genre litteraire prescrit ou proscrit tel ou tel mode d'indexation du reel), il est toujours difficile de reperer, de quantifier, de classer et surtout d'interpreter les absences des realia de l'reuvre, les ecarts entre structure et conjoncture. De plus, il sera parfois difficile de faire le detour par l'histoire contemporaine du texte dans le cas de textes delocalises historiquement et geographiquement et depourvus d'archives d'accompagnement (histoires droles, comptines, contes a variantes multiples, textes anciens, etc.).
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D'autre part encore, il sera egalement difficile, sans doute, de demeler en cenains textes la difference de statut et de fonction qui peut exister entre la notation explicite d'une absence(« X manquait deY»;« il n'y avait pas laY»;« Y n'existe pas»; « je ne parlerai pas de Y » - cf. les innombrables variantes de la preterition) 12 , !'absence implicite de notation (telle description realiste de ville qui ne mentionne pas 1' existence de tel monument), et 1a notation explicite d'une non-absence(« X ne manquait pas de Y »), et de saisir la difference qui pourra exister entre la censure (par essence ce qui « caviarde » ou « blanchit »tel endroit du texte) operee par le reel, par le texte luimeme, par l'auteur, ou par le lecteur. Le non-dit d'un texte ne releve pas necessairement d'un interdit consciemment ou inconsciemment observe, toute coupure ne releve pas necessairement d'une censure, toute suppression d'une pression. L'extreme raffinement des batteries de regles rhetoriques qui codifient !'insertion et la manipulation des « absences» dans un texte (ironie, ellipse, euphemisme, litote, periphrase, reticence, pretention, digression) montre bien que I' absence est, souvent, un effet comme un autre, un procede construit tout autant que subi, qu'elle releve d'une maitrise tout autant que d'une meprise. Comme le note justement G. Dumezil : « 11 ne faut pas conclure [des] silences a des exclusions »13 • Et le « trou » du texte ne renvoie pas necessairement au reel, (( n' est » pas necessairement le reel absent, ce peut etre le reellui-meme qui, par sa presence, fait« trou »dans l'homogeneite de la fiction, comme l'avait bien vu Zola, qui se posait souvent le probleme de la (( greffe » du reel dans le textuel 14 • 12. Un exemple de notation explicite d'une absence, pris dans Jules Verne (Vingt Mille Iieues sous les mers, chap. XI) : « Je m'approchai des rayons de Ia bibliotheque. Livres de science, de morale, et de litt6rature, 6crits en toutes les langues, y abondaient ; mais je ne vis pas un seul ouvrage d' 6conomie politique ; ils semblaient reverement proscrits. »
13. Apollon Sonore, et autres essais. Esquisses de mythologie, Paris, Gallimard,
1982, p. 20. 14. Zola 6crit, dans Le Naturalisme au theatre (G3uvres completes, Cercle du Livre pr6cieux, t. XI, p. 427) : « Dans un drame historique, comme dans un roman historique, on doit cr6er ou plutot recr6er les petsonnages et le milieu ; il ne suffit pas d 'y mettre des phrases copi6es dans les documents ;
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4 I L'absence se laisse voir dans le jeu intertextuel d'un intetvalle, dans Ia comparaison d'un texte originel et de sa reecriture. Ainsi, entre cette phrase de Zola, extraite de Germinal : « [ ... ] Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait a Ia vie sauvage dans les bois, apres le grand rut, Ia grande ripaille, oil les pauvres, en une nuit, efflanqueraient les femmes et videraient les caves des riches [ ... ] », et sa reecriture dans une anthologie scolaire (Lagarde et Michard, XJX• necle, les grands auteurs fran;ais du programme, V, Paris, Bordas, 1962, p. 492) :«[ ... ]Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait a Ia vie sauvage dans les bois, apres Ia grande ripaille, oil les pauvres, en une nuit, videraient les caves des riches[ ... ]», on peut obsetver I' absence des groupes : « apres le grand rut » et « efflanqueraient les femmes ». Cette absence n'a de sens, bien sur, que dans un acte de lecture savante elle-meme tributaire d'une conception du texte comme objet fmi, attribue, ftxe, protege et propriete privee d'un auteur. Interpretee ici comme «censure», une absence de ce type sera au contraire interpretee comme « variante » dans le systeme du conte populaire oral. Quel que soit le discours tenu sur le probleme et les fmalites de !'analyse des relations texte-ideologie, l'analyste, Ia plupart du temps, reste bien avare de renseignemenrs sur les modalites de Ia localisation de ces fameuses absences (comment les a-t-il reperees ?), sur leur statut (acceptation 1, ou 2, ou 3, ou 4, parmi les quatre types que nous venons de voir ?) sur leur origine, et sur leurfonction. Certes, on peut s'accorder sur le fait que le degre de vulnerabilite d'une ideologie est sans doute (quelque part, en une quelconque inversement proportionnel a !'explication de ses postulats, de ses moyens, de ses tactiques et de ses fins, et que le pouvoir (comme le capital dans Germinal de Zola, represent€ dans le roman comme un dieu anonyme et invisible accroupi au fond de tabernacles si I' on y glisse ces phrases, elles demandent a eue precedees et suivies de phrases qui aient le meme son. Autrement il arrive en effet que la verite semble faire des trous dans la trame inventee d'une ceuvre. »
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inconnus) est d'autant plus fon qu'il est cache et qu'il tend a effacer dans ses enonces les sources et les marques memes de son enonciation. Mais cet accord de principe ne fonde aucun protocole precis d'analyse des textes. II n' est cenes pas question de sous-estimer le pouvoir heuristique et stimulant de ce concept d'absence. Mais son statut metalinguistique reste quand meme bien flou, et il n'est pas toujours aise dele manipuler au sein d'une theorie homogene. D'un autre cote, on voit aussi quel peut etre le « benefice» de son utilisation, et pour quel (triple) profit il peut etre mis en circulation : d'une pan reenteriner et reafftrmer la sagacite et le prestige de l'interprhe-descripteur-analyste (le critique, l'hermeneute du social, policier des lettres absentes, mones, volees ou disseminees - voir le probleme des anagrammes - du texte ), qui a su reperer les non-dit et pointer les absences, dont !'intelligence est done proportionnelle au nombre des lacunes decelees et des implicites retablis ; d'autre pan reenteriner le mythe de la « profondeur » des textes, textes-cryptogrammes clives en significations hierarchisees. Par la se justifient en se revalorisant et reafftrmant mutuellement les deux termes prestigieux du couple interpretant-interprete, par !'absence s'institutionalise a nouveau la presence de la litterature comme difference. La theorie, ici, ne ferait-elle que s'infeoder, par mimetisme, a une cenaine litterature (disons : de rype MallarmeBlanchot), qui a fait de ce concept d'absence le drapeau d'une cenaine modernite, litterature qui a sans doute pour origine ce reve realiste-naturaliste du «livre sur rien »15 ? d'autre pan, enfm, reactiver l'increvable et commode problematique de la norme et de l'ecan, si pratique pour penser n'impone quoi. nest a craindre, c'est evident, qu'un tel concept d'absence, utilise tous azimuts, n'incite a promouvoir n'impone quelle operation de suppleance dans 1' analyse des textes et de leurs modes de production et de consommation, que le trou n'appelle le 15. Voir J. Rousset, Madame Bovary, ou le livre sur rien Forme et significa· tion, Paris, Corti, 1964 et G. Genette, Silences de Flaubett, Figures, Paris, Seuil, 1966. Voir egalementJ. Pellerin, Les ineffables, Poetique, n• 37, 1979.
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bouche-trou incontrolable, l'emporte-piece la piece, la deflation du texte !'inflation de la prothese et de la paraphrase. Comme l'ecrit Beauzee a!'article« Supplement» de l'Encyclopedie : « Plus on est convaincu par la realite de !'Ellipse, par la nature des relations dont les signes subsistent encore dans les mots que conserve la phrase usuelle, plus on doit avouer la necessite du Supplement pour approfondir le sens de la phrase elliptique. » Le probleme devient bien, alors, de construire une theorie de ce «supplement», de passer d'une « realite de !'ellipse» a une theorie de !'Ellipse comme signe d'un reel a suppleer16. Concept recumenique pour concept recumenique celui de valeur (cf. ses emplois chez Saussure et les linguistes structuralistes, chez les economistes, les anthropologues, ou en esthetique) para.lt, a tout prendre, preferable a celui d' absence 17 •
Mettons entre parentheses ces problemes - reels revenir au point de vue qui nous interesse ici, et
pour
16. Dans son article : Les rapports entre la structure profonde et l'enonce au xvm• siecle (revue Langue fran;aise, n• 48, Paris, Larousse, 1980), B.-E. Bartlett enumere cinq conditions qui permettraient de co=encer aconstruire une theorie generale de 1' ellipse, theorie dont il trouve les premiers elements chez Beauzee : « 1) traduire un rappon entre l'enonce et une formulation sous-jacente quelconque ; 2) lier une ou plusieurs variantes facultatives a une seule formulation sous-jacente ; 3) permettre de distinguer les effacements obligatoires et facultatifs ; 4) dependre, du point de vue de ses supplements, d'une structUre et d'elemenrs qui sont d'une nature abstraite, et 5) incorporer, dans le cadre d'une theorie linguistique pleinement elabore, des moyens foanels de foumir ces supplements ». Voir egalement, sur ce point (statut historique et methodologique de !'ellipse en gra=aire) !'article de M. Th. Ligot :Ellipse et presupposition, Potf.. tique, n• 44, 1980. 17. Voir A.-J. Greirnas, Un probleme de semiotique natrative: les objets de valeur, Langages, n• 31, 1973, et L. Dumont :La valeur chez les modernes et chez les autres, Esprit, juillet 1983. Bakhtine est cenainement l'un des premiers theoriciens a avoir co=ence d'explorer cene poetique du normatif et de l'axiologique. Voir Ia presentation de ses travaux parT. Todorov, Mikhail Bakhtine, le principe diiZiogique, Paris, Seuil, 1981, p. 73 et suiv. Surles rappons entre noane, valeur, structure et signification, voir]. Piaget, Epistemologie des sciences de l'homme, Paris, Gallimard, 1972, p. 253 et suiv.
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par une hypothese : que l' effet-ideologie, dans un texte (et non : 1' ideologie) passe par la construction et mise en scene stylistique d'appareils normatifs textuels incorpores a l'enonce. Leurs modes de construction, leur frequence d'apparition, leur densite varient certainement dans les enonces selon des contraintes sociolinguistiques diverses, mais observables 18 • De plus, a priori, ces appareils normatifs-evaluatifs peuvent sans doute distribues de fort aleatoire dans les textes, que 1' evaluation (en enonce) se porte sur les conditions de 1' enonciation (sur les degres, les supports, ou les modes de competence et de reussite dans l' evaluation de l' enonciation du narrateur, et sur les modes de justification du fait de faire un enonce), ou qu'elle se porte sur les diverses phases, personnages ou supports des proces de I' enonce. On peut cependant poser, comme hypothese affmee, que ces appareils evaluatifs peuvent apparaitre et se laisser localiser en des points textuels particuliers, privilegies, et que la theorie generale de ces points peut elaboree independamment des types de corpus manipules : points nevralgiques, points deontiques, points carrefours ou foyers normatifs du texte. Deux problemes principaux, par consequent : la structure de ces foyers normatifs ; leurs modes preferentiels d'affleurement et de marllfestation. Ces lieux peuvent definis comme lieux d'une evaluation, ou encore comme modalisations, c'est-a-dire comme des foyers relationnels complexes ; Benveniste : « Nous entendons par modalite une assertion complementaire portarlt sur I' enonce d'une relation »19. On peut Ia decomposer ainsi : 18. Dans Language in the Inner City (Philadelphia, University of Pensylvania Press, 1972, chap. 9), W. l.abov remarque que les structures varient selon les classes sociales et augmentent avec l'ige, et qu'elles tendent, dans les d'experience, a se concenuer a des places particulieres des (en quatrieme partie du type a 5 phases qu'il propose), tout en pouvant se distribuer a n'importe quelle place de n esquisse ensuite une typologie des essentiellement sur les degr€5 d'implication du nauateur dans sa narration, et aboutit a quaue grandes classes : les intensifications, les comparaisons, les parallSismes, les explications, chaque classe comportant des sous-classes de 19. Problemes de linguistique gtfntfrale, II, Paris, Gallimard, 1974, p. 187.
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Norme evaluante A'I-Rz-A'z
tRI -
t
evaluation
AI-R3-A2 Proces evalue
L' evaluation comme « assertion complementaire )) est un acte de mise en relation, la relation (Rl), c'est-a-dire la comparaison qu'un acteur, qu'un narrateur, ou que toute autre instance evaluante, en enonce, instaure entre un proces (evalue) et une norme (evaluante, programme prohibitif ou prescriptif, a la fois referent et terme de !'evaluation) ; cette norme, fonctionnant comme programme-etalon, scenario ou modele ideal dote d'une valeur stable, est elle-meme une relation, simulation ideale, virtuelle, ou acmalisee, d'une relation (R2) entre deux- au moins- actants A'l et A'2 ; enfin, le proces evalue est egalement, lui-meme, une relation (R3) entre (au moins) deux actants (Al et A2, singuliers ou pluriels, reels ou virtuels, anthropomorphes ou non anthropomorphes, etc.) ; le «point ideologique)) d'un texte peut done etre consider€comme point d'a:ffleurement de ce systeme relationnel complexe, comme une evaluation, comme une mise en relation, c'est-a-dire comme « parallele)) (et l'on sait, depuis 1' Antiquite, les liens privilegies de cette forme rhetorique avec la morale et le discours evaluatif en general), comme mise en rappon, mise en conjonction (Rl) de deux relations (R2 et R3 ). Cette evaluation peut etre plus ou moins soulignee comme telle dans l'enonce, peut etre plus ou moins deleguee a des personnages, ou prise a compte de narrateur' peut etre plus ou moins elliptique (le texte semble comparer simplement des « choses )) ) ou complexe 21
(le texte semble comparer alors des faisceaux ou des « paquets » de relations). Un exemple, pris chez Perrault, dans la premiere « Moralite » du Maitre chat, ou le chat bott8, dans laquelle le narrateur evalue !'acquisition des biens par la ruse et le savoir-faire (qualites innees ou acquises) en rappon et comparaison de !'acquisition des richesses par voie (legale) d'heritage : [1] L'industrie et le savoir-faire Valent mieux que des biens acquis 20 •
Et !'evaluation, en d'autres termes encore, peut etre consideree comme !'intrusion ou l'affleurement, dans un texte, d'un savoir, d'une competence normative du narrateur (ou d'un personnage evaluateur) distribuant, a cette intersection, des positivites ou des negativites, des reussites ou des ratages, des conformites ou des deviances, des exces ou des defauts, des dominantes ou des subordinations hierarchiques, un acceptable ou un inacceptable, un convenable ou un inconvenant, etc. Quelques exemples, pris dans la nouvelle de Maupassant Deux Amzs (nous soulignons les principales lexicalisations du discours evaluatif 21 ) : [2] Cela vaut mieux que le boulevard, hein ? [3] Ils se remirent a marcher sur le boulevard[ ... ] et tristes [ ... ] : « Et la ? Hein ! Quel bon souvenir ! 1> [4] D'instant en instant ils levaient leurs lignes avec une petite argentee fretillant au bout du ft1 : une vraie miraculeuse. [5] L'officier [ ... ] une sorte de geant velu [ ... ]leur demanda, en excellent ftan!;ais : « Eh bien, Messieurs, avez-vous fait bonne 1>
20. Perrault, Contes, Paris, Gamier, 1967, p. 142. 21. Nous renvoyons, pour !'analyse narratologique de cerre nouvelle, au livre d' A.-J. Greimas, Maupassant, Ia semiotique du texte, pratiques, Paris, Seuil, 1976.
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Dans les exemples [2] et [3], deux personnages du recit, Morissot et Sauvage (et le narrateur, dans 1' exemple [3] : « tristes ») evaluent des etats et des proces qui les concernent, c' esta-dire comparent, soit (exemple [2], dans un souvenir) leur situation actuelle (la peche) avec leur situation disjointe (la vie en ville, le boulevard), soit (exemple [3]) leur situation presente (le boulevard oil ils se promenent, le ventre creux dans Paris encercle, c'est-a-dire leur relation disjonctive ala nourriture et a la liberte) a leur situation passee (peche a la ligne et ventre plein, conjonction a la nourriture et a la liberte) ; cette. comparaison prend la forme, dans les deux cas, de la mise en correlation d'un programme actuel avec un programme non actualise disjoint dans le temps et l'espace, chacun de ces programmes etant la relation (conjonctive ou disjonctive) d'un sujet avec un objet dote d'une valeur, positive ou negative, la peche faisant, dans les deux cas, office de programme-norme dote d'une valeur positive par rapport au boulevard, ala guerre eta leurs programmes. Dans le troisieme exemple [4] de Maupassant, le narrateur evalue positivement une performance des personnages, c' est-a-dire une relation de ceux-ci a des outils, a une technique, eta une finalite (la peche), evaluation faite ici egalement par rapport a une norme intertextuelle (la peche miraculeuse). Dans le quatrieme exemple de Maupassant [5], le narrateur evalue (« excellent ») la competence et la performance langagiere d'un personnage (sa relation a autrui par la parole), c' est-a-dire la compare a une norme implicite (le « bon » franle «correct»). Dans ce meme exemple, le narrateur €value egalement !'aspect esthetique (« geant velu ») d'un personnage (l'officier prussien), personnage que son grade d'officier range egalement dans une hierarchie, et qui devient de surcroit lui-meme evaluateur, qui propose une evaluation («bonne peche »), sous forme de question, c'est-a-dire qui propose une comparaison de la performance (reelle) des deux amis avec une norme vinuelle technique (la «bonne peche »). Les notions de norme, de valeur, de relation actantielimpliquant au moins un sujet, et de mediation (1' outil et le langage, par exemple, font office de mediateurs entre des sujets, entre des sujets et des objets) sont done les elements
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indispensables et necessaires pour construire ces «foyers normatifs » du texte ; ces elements s'impliquent mutuellement : il n'y a evaluation et norme que Ia oil il y a un sujet en relation mediatisee avec un autre actant. Et ces notions, soulignons-le, ont l'avantage de pouvoir relever d'un metalangage semiotique homogene peuvent etre manipules dans les termes et au sein d'une problematique strictement textuelle. Une evaluation normative, dans un texte, peut recevoir des formes et des investissements thematiques a priori divers et multiples, peut avoir des localisations a priori, egalement, fon diverses. A premiere vue n'impone quoi peut faire, dans un enonce, I' objet d'une evaluation, peut etre investi d'une valeur positive ou negative, peut devenir terme d'une comparaison, peut tomber sous le coup d'une prescription ou d'une proscription. Quatre relations privilegiees semblent cependant, a posteriori, pouvoir etre retenues, celles qui mettent en scene des relations mediatisees entre des sujets et des objets, entre des sujets et des sujets (il y a, repetons-le, valeur Ia oil il y a norme, et il y a norme Ia oil il y a relation mediatisee entre actants), c'est-a-dire celles qui consistent en manipulations d'outi!s (l'outil est un mediateur entre un sujet individuel et un objet ou materiau utilitaire), en manipulations de signes linguistiques (le langage est mediateur entre un sujet individuel et un autre sujet individuel ou pluriel), en manipulations de lois (Ia loi est mediateur entre le sujet individuel et des sujets collectifs), et en manipulations de canons esthetiques (Ia grille esthetique est mediatrice entre un sujet individuel sensoriel et des collections de sujets ou d'objets non utilitaires). Cette notion de mediation implique done non seulement relation entre actants, mais analyse « discrete » ( decoupage en unites differenciees) de cette relation. Nous y reviendrons. La relation objet et point d'application de I' evaluation tendra done a se presenter en texte comme savoir-faire, savoir-dire, savoir-vivre et savoir-jouir des actants semiotiques, et les points d'affleurement privilegies de l'effet-ideologie se defmiront en texte comme points de discours, mises au point (techniques), points de vues et points d'honneur, ces points nevralgiques, ou points deontiques du texte pouvant eventuellement (c'est Ia 1
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dimension syntagmatique ou « praxeologique »de l'effet) se deployer et s'articuler en« lignes », lignes de discours, lignes d'action, lignes de mire et lignes de conduites. En effet, chaque fois qu'un personnage, par exemple, ouvrira la bouche pour lire ou dire quelque chose (cf. l'exemple [5] : « L' officier [ ... ] leur demanda en excellent franr;ais »), un discours d'escorte evaluatif («excellent») pourra venit apprecier sa parole, conformement a des normes grammaticales (correct/ incorrect, lisible/ illisible, grammatical/ non grammatical, comprehensible/incomprehensible ... ), ce discours d'escorte pouvant indifferemment etre assume (done relever d'une competence superieure) par un narrateur comme par un personnage de l'enonce. Quelques exemples : [6] M. Homais parlait arome, ozmazome, sue et gelatine d'une a eblouir. Gustave Fl.AUBERT, Madame Bovary. [7] Les paroles de Morel ne l'etaient pas moins [etranges], fautives du point de vue du Marcel PRousT, La Prisonniere. [8] Ma mere etait [... ] une lectrice admirable par le respect et la simplicite de !'interpretation, par la beaut€ et la douceur du son. Marcel PRoUST, Ducote de chez Swann. [9] Julien repondit aces nouvelles remontrances, fort bien, quant aux paroles : il trouvait les mots qu'eftt employes un jeune seminariste fervent [ ... ] Il inventait correctement les paroles d'une hypocrisie cauteleuse et prudente. STENDHAL, Le Rouge et Je Noir. [10] Les mots lui manquaient souvent, il devait torturer sa phrase, il en sortait par un effort qu'il appuyait d'un coup d'epaule. Seulement, a ces heurts continuels, il rencontrait des images d'une energie farniliere, qui empoignaient son auditoire. Emile ZoLA, Germinal.
De meme, chaque fois qu'un personnage saisit un outil, une evaluation de sa competence ou de sa performance technique (bien/mal, reussi/rate, soigneux/bacle, creatif/sabote,
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fini/inacheve, conforme au programme/non conforme au programme, etc.) peut faire intrusion dans le texte. Quelques exemples: [11] ll y avait Ned Land, le roi des harponneurs. Ned Land etait un Canadien, d'une habilete de main peu commune, et qui ne connaissait pas d' egal dans son perilleux metier [ ... ] ; il fallait etre une baleine bien maligne, ou un cachalot singulierement astucieux pour echapper a son coup de harpon. Jules VERNE, Vingt Mille Lieues sous les mers. [12] La tete du boulon etait jolie, nette, sans une bavure, un vrai travail de bijouterie, une rondeur de bille faite au moule [ ... ] II n'y avait pas a dire, c'etait a se mettre a genoux devant. Emile ZoLA, L 'Assommoir. [13] Homais excellait a faire quantite de confitures, vinaigres, et liqueurs douces [ ... ] [et savait] l'art de conserver les fromages et de soigner les vins malades. Gustave FLAUBERT, Madame Bovary. [14] Tout, du reste, alia bien; Ia guerison s'etablit selon les regles et, quand, au bout de quatante-six jours, on vit le pi':re Rouault qui s'essayait a marcher seul [ ... ],on commen!;a a considerer M. Bovary comme un homme de grande capacite. Gustave FLAUBERT, Madame Bovary. [15] ll s'appliqua aux marcottages [... ]Avec quel soia il ajustait les deux libers ! Gustave FLAUBERT, Bouvard et Pecuchet.
De meme, chaque fois qu'un personnage est confront€ par ses sensa une collection d'objets ou de sujets, sans finalite technique, sa perception du monde peut passer par des grilles esthetiques qui viennent ftltrer et codifier a priori sa sensation, que le monde affecte comme spectacle le regard (beau/laid, agreable I desagreable, sublime I sans interet, admirable I detestable), comme musique l'oreille (euphorique/cacophonique ... ), comme cuisine le gout (bon/mauvais, corse/plat ... ), comme objet le toucher (lisse/rugueux, agreable/desagreable ... ) ou comme parfum l'odorat (agreable/desagreable, doux/puant, etc.) ; parmi ces grilles esthetiques, celles qui regentent le
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regard sont sans doute privilegiees, reticulant le monde en !ignes de mires et spectacles organises (le templum des contemplateurs). Quelques exemples : (16] La demoiselle du comptoir [ ... ]grande Franc-Comtoise, fon bien faite, et mise comme i1 faut pour faire valoir un cafe [ ... ], se pencha [ ... ] , ce qui lui donna I' occasion de deployer une taille superbe. Julien Ia remarqua. STENDHAL, Le Rouge et le Noir.
[17] Rien n'est comparable pour Ia beaut€ aux !ignes de !'horizon
romain, a Ia douce inclinaison des plans, aux contours suaves et fuyants des montagnes qui le terminent. CHATEAUBRIAND, Lettre sur Ia campagne romaine.
[18] Ca sent meilleur chez vous que chez votre tante, dit Ia vieille. ]'en avais mal au cceur tout a l'heure. Emile ZoLA, Le Ventre de Paris. [19] II y avait, quand elle etait tout a fait sur le cote, un cenain aspect de sa figure (si bonne et si belle de face) que je ne pouvais souffrir, crochu comme en cenaines caricatures de Leonard. Marcel PRousT, La Prisonniere.
Enfm, chaque fois qu'un personnage agit en collectivite, sa relation aux autres peut se trouver reglementee par des etiquettes, des lois, un code civil, des hierarchies, des preseances, des rituels, des tabous alimentaires, des manieres de table, des codes de politesse (convenable I inconvenant, correct/ incorrect, prive/public, distingue/vulgaire, coupable/innocent, etc.) qui, assumes par tel ou tel evaluateur, viennent discriminer ses actes et sa competence a agir en societe, son savoir-vivre. Quelques exemples: (20] Elle remplissait ses devoirs de maitresse de maison avec un sourite machinal. Emile ZoLA, La Curee. [21] Son Excellence Eugene Rougon/La Faute de /'abbe Mouret. Titres de romans d'Emile ZoLA. [22] L'apothicaire se montra le meilleur des voisins. Gustave FI.AUBERT, Madame Bovary. 27
[23] Quel homme exquis [Swann] ! Que! malheur qu'il ait fait un mariage tout a fait deplace ! Marcel PROUST, Ducote de chez Swann. [24] Un doigt de cassis, un verre de vin ? L'ecclesiastique refusa fon civilement [ ... ] Le pharmacien [ ... ] trouva fon inconvenante sa conduite [ ... ] Ce refus d' accepter un rafraichissementlui semblait une hypocrisie des plus odieuses. Gustave F!.AUBERT, Madame Bovary.
Les quatre systemes normatifs enregistres ci-dessus, et distingues ici pour des besoins pedagogiques, peuvent se presenter sous des formes, avec des contenus thematiques, et en des points du texte varies et diversifies. Aucun n'est incompatible avec les autres, chaque texte tendant, plus ou moins, a les entrelacer et a les faire collaborer perpetuellement, et a construire sa propre dominante normative. lis peuvent, enfm, se concentrer en un point du texte, ou se surdeterminer l'un I' autre, ou se concentrer pour se neutraliser mutuellement. Plusieurs procedes de variation peuvent alors jouer separement ou simultanement, touchant : 1 I Ia forme de I' evaluation, qui peut positive (conformite aun modele) ou negative (nonconformite au modele), prescriptive, proscriptive ou permissive (tolerante ou neutre) entrer dans un systeme binaire + -VS- -) ou dans un systeme scalaire (de l'exces au defaut) ; 2 I le point d'evaluation sur lequel se pone Ia norme, qui peut potter sur un etat, ou sur un acte d'un personnage, sur l'etat prealable a une action, ou sur l'etat resultant d'une action ; 3 I I' origine des evaluations qui peut diversifiee (plusieurs personnages d'evaluateurs, narrateur(s) etlou acteur(s)), ou monopolisee (un narrateur; un seul personnage d'evaluateur); le degre de redondance ou de demultiplication des evaluations peut alors varier, €valuateurs, €values et norme pouvant des acteurs distincts, ou pouvant se cumuler syncretiquement sur le personnage (tel personnage qui s'autoevalue) ; 4 I le nombre des normes convoquees en un point du texte (et done leur eventuelle concordance ou discordance). Je n'aborderai ici, rapidement, a travers quelques exemples, que quelques aspects sommaires des problemes que pose I' elaboration,
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a poursuivre, de cette typologie des dominantes normatives textuelles : surdetermination et syncretisme normatifs, quand par exemple, tel acte technique est egalement un acte de langage, et un acte juridique (points textuels privilegies : les performatifs) ; polarisation intemormative, quand plusieurs normes, concordantes ou discordantes, sont convoquees simultanement sur un meme objet d'evaluation (tel tableau« soigneusement » peint - norme technique - est en meme temps « beau » norme esthetique - et represente un sujet « convenable » norme ethique) ; demultiplication intranormative, quand des evaluations (contradictoires ou concordantes) relevant d'une seule et meme norme (technologique, linguistique, ethique, ou esthetique) sont distribuees sur les points differencies d'un meme syntagme textuel (par exemple narratif). Le point d'application d'une evaluation peut se porter aussi bien sur des etats (la conjonction ou la disjonction d'un actantsujet avec un autre actant), etats de« personnages » ou « etats de choses », etats prealables a une transformation ou action (c'est alors une eventuelle competence ou habilitation a agir qui est evaluee) ou etats consecutifs a une action ou transformation (ce sont alors, plutot, des resultats qui sont evalues), que sur des transformations, sur les performances elles-memes des actants, dont on evalue alors les conformites ou nonconformites dans le deroulement avec celui du prograrnmenorme ideal formant modele, ou que sur la relation entre des etats et des performances. Par exemple, pour reprendre l'exemple [11) de Jules Verne, defmir Ned Land comme « roi des harponneurs [ ... ) d'une habilete de main peu commune» est une evaluation qui porte plutot sur une competence et des qualites techniques deja acquises, etat qui, selon sa place dans le roman, inaugurale ou terminale (ici inaugurale), peut etre consider€ comme une evaluation laissant supposer une bonne performance ulterieure (il est alors horizon d'attente technique) ou comme !'evaluation d'un etat resultant de performances anterieures reiterees (une « experience»). La Norme, ici, non seulement renvoie a un modele exterieur, mais possede une fonction anaphorique inttatextuelle (la «coherence» d'un effetpersonnage et, par-dela, du texte).
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En revanche, comme dans les exemples suivants, 1' evaluation peut potter sur !'ensemble et la globalite d'une sequence, sur 1' acte technique lui-meme, evalue alors dans son deroulement selon un double critere : conformite du resultat obtenu avec le projet anterieur de son acteur (l'acte technique ne «rate» pas) d'une part ; conformite de !'ensemble de l'acte technique avec la norme ideale globale, plus ou moins implicite, d'autre part : [25] C'en etait fait du capitaine si, prompt comme la pensee, son harpon a la main, Ned Land, se precipitant vers le requin, ne l'eut frappe de sa terrible pointe. Les flots s'impregnerent d'une masse de sang [ ... ] Ned Land n' avait pas manque son but. du monstre. C'etait le Jules VERNE, Vingt Mille Lieues sous les mers. [26] Dick Sand[ ... ] donna des preuves de sa merveilleuse adresse au fusil ou au pistolet en abattant quelques-uns de ces rapides volatiles. Jules VERNE, Un capitaine de quinze ans.
Soulignons, dans ces deux exemples, les mots« preuve» et « but». Un schema argumentatif, ala fois articule et oriente, est ici a l'ceuvre, qui compare les moments disjoints et differencies (discrets) d'un meme programme technique,la competence et la performance, le positif de l'une servant de« preuve» (retrospective) ou d'horizon d'attente (prospectif) a celui de !'autre. L'evaluation, qui «ouvre» et embraie le texte sur l'arriere-texte normatif, joue done egalement le role d'un operateur de lisibilite en mettant en correlation des points narratifs differencies d'un meme texte. Done, si l'on « deplie » le « point » normatif en la « ligne » normative correspondante (le point d'honneur se deplie en ligne de conduite, le point de vue en ligne de mire, la mise au point technique en« chaine» de fabrication, le point de grammaire en ligne de discours), on voit que le signe positif ou negatif peut se deplacer, peut potter sur des points differencies de ces !ignes, devenir ainsi element fondateur d'une coherence narrative. Ou, eventuellement, d'une discordance, ou d'une incoherence, si le texte prend le parti de jouer la positivite d'une competence contre la negativite d'une performance et d'un
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resultat, ou inversement s'il joue la negativite d'un projet contre la positivite d'une performance et d'un resultat (X est incompetent et il reussit ; X est competent mat's il echoue ; X est incompetent et il echoue ; X est incompetent mat's il reussit ; X est competent et i1 agit avec competence mais il echoue ; X est incompetent et il agit avec incompetence mais il reussit, etc.). Ainsi, dans L 'CEuvre de Zola, de telle evaluation d'un critique d'art sur un tableau expose au Salon, tableau execute par un « ancien veterinaire » et representant des chevaux : [27] C'est plein de qualites, ! 11 conna1t joliment son cheval, le bonhomme ! Sans doute, il peint comme un salaud !
De meme, dans l'exemple [15] ci-dessus, Bouvard et Pecuchet echouent (l'echec est d'ailleurs programme et anagrammise dans le nom meme de l'un des heros) malgre toutle« soin » apport€ a Ia mise en reuvre technique du jardinage. Les mises en scenes textuelles de telles concordances evaluatives qui jouent sur le syntagmatique du texte (Ia consequence est conforme au projet anterieur ; le subsequent a !'antecedent ; Ia performance a Ia competence), ou de discordances (le resultat n'est pas conforme au projet ou a Ia conformite de Ia mise en reuvre : ratages, echecs, bouzillages techniques, discours persuasifs non convaincants, etc.) sont certainement favorisees du fait du cote « discret » et lineaire des programmes mediatises qui donnent lieu a evaluation. L' evaluation, qui introduit des« distinctions» entre positivites et negativites, ou des degres dans une €chelle, porte sur une relation deja« articulee », sur une mediation qui est elle-meme (le signe ; l'outil ; Ia loi ; le canon esthetique) « analyse » du reel ; !ignes de mire, lignes de conduites, lignes de discours et programmes technologiques sont, en effet, des modes d'organisation discrets du temps et de 1' espace : division du temps de travail en horaires, cadences, scenarios et praxemes series, et de l'espace de travail en« pastes» differencies (Ia «chaine» d'un travail plus ou moins « en miettes ») ; division de Ia ligne articulee du discours oral ou_ ecrit en periodes, dialogues, phrases, mots, morphemes, pages, chapitres, figures, et de l'espace de communication en postes, postures et pactes differencies ; division du temps de
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la vie en societe en moments legalement concatenes et de 1' espace social en zones, territoires (cf. Goffmann ; La Mise en scene de Ia vie quotidienne) et classes differenciees ; division de 1' espace esthetique en lignes de mires, reticulations perspectives, « bonnes » et « mauvaises »formes et fonds, sites, temp/a et tableaux de contemplations, genres et categories litteraires et artistiques differenciees22 , et du temps esthetique en rythmes, ecoles historiques, cadences et moments egalement differencies. D'ou, a l'interieur d'une meme ligne ainsi « articulee », Ia possibilite d'un montage et d'une combinatoire normative, Ia possibilite de faire jouer tel moment du discours contre tel autre, telle classe contre telle autre, tel poste contre tel autre, tel acte d'une « ligne » contre tel autre acte disjoint de Ia meme ligne, ou d'une autre ligne relevant d'un autre systeme normatif. Surdetermination et syncretisme normatif (une evaluation sur un plan de mediation est en meme temps evaluation sur un autre plan de mediation), polarisation internormative (plusieurs normes di:fferenciees sont concentrees en un meme point textuel) et demultiplication intranormative (une meme norme est distribuee, contradictoirement ou non, sur des points differencies du texte) vont tres souvent de pair. Le procede de Ia polarisation intemormative, qui tend a concentrer eta convoquer simultanement, en un meme point du texte (un etat d'un personnage, ou un acte d'un personnage) plusieurs systemes normatifs differents, lesquels systemes peuvent, eventuellement, etre concordants (dans le negatif ou le positif) ou discordants entre eux, et etre delegues a des instances textuelles (narrateur(s) et/ou personnage(s) differencies), sen tres souvent de« signal d'alene», d'intensificateur stylistique, pour souligner cette intrusion de l'ideologique dans le texte, et signaler au lecteur un « foyer normatif » imponant du texte. Ainsi, pour reprendre, sous sa forme textuelle plus developpee, l'exemple [5] de Maupassant : 22. Pour un debut de typologie des reticulations descriptives textuelles, voir P. Hamon, Introduction iJ /'analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981.
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Une sorte de geant velu, qui fumait, a cheval sw une chaise, une grande pipe de porcelaine, lew demanda, en excellent fran!;ais : « Eh bien, Messieurs, [ ... ] »
On peut enregistrer, concentrees sur un meme personnage, plusieurs normes, une norme esthetique posant une negativite (« geant velu »), une norme technologique posant une negativite («a cheval sur une chaise» ; usage non conforme d'un objet technique), une norme linguistique posant une positivite («excellent ») et une norme ethique (code de politesse : 1' adresse « convenable » : « Messieurs ») posant une positivite. Un « carrefour normatif », un « personnage heteroclite » (expression de Stendhal a propos de Du Poirier dans Lucien Leuwen), une polyphonie normative est ainsi construite et posee par le texte, qui propose done en meme temps et en un meme lieu textuel au lecteur un horizon d'attente problematique : le personnage ainsi present€ sera-t-il, par la suite, plutot positif ou plutot negatif ? Nous retrouvons ici ce role important du normatif dans un texte pour construire ou deconstruire la coherence et la lisibilite endogene d'un recit, done pour assurer et menager intratextuellement !'interet romanesque, independamment des modes (reels) d'ancrage extratextuel de ce meme normatif dans l'histoire exterieure. Meme procede chez Zola, dans Germinal, pour presenter la foule des mineurs en greve : [28] Les yeux briilaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant La Marseillaise, dont les strophes se perdaient dans un mugissement confus, accompagne par le claquement des sabots sur la terte dwe [ ... ] « Quels visages atroces ! » balbutia Mme Henne beau [ ... ] Negrel dit entre ses dents : « Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul ! D'oii sortent-ils done, ces bandits-la ? » [ ... ] La colere, la faim, ces deux mois de souffrance et cette debandade enragee au travers des fosses, avaient allonge en machoires de betes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou [ ... ] Alors, la route sembla chartier du sang [ ... ] « Oh ! Superbe ! » dirent a demi-voix Lucie et Jeanne remuees dans lew gm1t d'artistes par cette belle horrew.
Constitue comme «spectacle» par des evaluateurs-regardeurs
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(Negrel, Mme Hennebeau, Lucie, Jeanne) qui le jugent ala fois selon des normes estheciques Oeanne est peintre-amateur, Lucie chante) et ethiques («bandits»), frappe d'un oxymoron evaluatif («belle horreur »)par le narrateur lui-meme, qui commente egalement (« mugissement confus », « balbutia », « entre ses dents», « a demi-voix ») le savoir-dire de ses personnages, la greve des mineurs est, elle-meme, une infraction a la legislation du travail et au code (bourgeois) qui le regiemente et dont l'ingenieur Negrel est ici le representant. Norme ethique, esthetique, technique, linguistique interferent ici, le qualificatif « belle )) pouvant meme etre interprete comme renvoyant indirectement ala« belle)) description qui a precede, c'est-a-dire au « dire» meme du narrateur (sa competence stylistique et rhetorique), et constituant done une sorte de meta-evaluation, incorporee au texte, sur 1' enonciation meme du texte. Deux points nevralgiques, carrefours ideologiques privilegies du texte, peuvent alors, peut-etre, se laisser identifier : celui, d'abord, oii est mis en scene un objet surdetermine par essence et par excellence, un objet semiotique : texte, livre, reuvre d'art, objet symbolique ou semantique figuratif quelconque, oii s' entrecroisent la plupart ou la totalite des quatre plans de mediations que nous avons retenus : le linguistique (le livre est un exemplaire correct ou incorrect de langage), le technologique (le livre est bien ou mal relie, imprime, ecrit), l'ethique (les sujets et themes du livre peuvent etre convenables ou inconvenants) et l'esthetique (le livre est aussi reuvre, objet stylistique et rhetorique), comme dans l'enonce performatif, y sont a la fois convoques et confondus. Deux exemples, pris chez Zola (dans Pot-Bouille pour le premier, dans L'CEuvre pour le second): [29] Ma fille n'avait pas encore lu un seul roman, a dix-huit ans passes[ ... ] n'est-ce pas Marie ? oui papa. ]'ai, continua M. Vuillaume un George Sand ttes bien relie, et malgre les craintes de Ia mere, je me suis decide a lui permettte, quelques mois avant son mariage, la lectUre d'Andr8, une reuvre sans danger, toute d'imagination, et qui eleve I' arne[ ... ] C'est si beau ! murmura Ia jeune femme, dont les yeux brillerent. Mais Pichon ayant
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expose cette theorie : pas de romans avant le mariage, tous les romans apres le mariage, Mme Vuillaume hocha la tete. Elle ne lisait jamais, et s'en trouvait fort bien. [30]
Fagerolles joua l'enthousiasme. «Comment! Mais c'est pJein de qualites, [ ... ] C'etait un paysage d'un gris perle, un bord de Seine soigneusement peint, joli de ton quoiqu'un peu lourd, et d'un parfait equilibre, sans aucune brutalite revolutionnaire. « Sont-ils assez betes d'avoir refuse ! dit Claude qui s'etait approche avec interet. Mais pourquoi, pourquoi ?, je vous le demande ? »En effet, aucune raison n'expliquait le refus du jury. « Parce que c'est realiste », dit Fagerolles, d'une voix si tranchante, qu'on ne pouvait savoir s'il blaguait le jury ou le tableau.
La pluralite des evaluateurs (Pichon, Vuillaume, Mme
Pichon, Marie dans l'exemple de Pot-Boui!le; Fagerolles, Claude, le jury dans l'exemple de L'CEuvre), jugeant contradictoirement un objet, et par ailleurs disqualifies sur d'autres niveaux de mediation dans le cours du roman, fadlite le reperage de ce foyer normatif du texte, mais peut rendre problematique !'interpretation (oii est Zola ?) de ce carrefour normatif2 3• Le personnage du critique, specialiste professionnel de !'evaluation, est une fonction syncretique particulierement interessante : son voir (norme esthetique), qui est aussi un dire (articles de presse : norme linguistique), est aussi une profession (un faire) portant sur le voir (peintures) ou le dire (livres) de createurs qui sont aussi des techniciens (code technique) et dont le dire ou le faire relevent de codes egalement esthetiques et ethiques (« sujets »de livres ou de tableaux convenables ou inconvenants). L'intertextualite, comme reservoir d'auctores, d'objets de 23. C' est non seulement la localisation de Ia source de I' evaluation ultime qui peut indecidable (oil est Zola, en demiere instance), mais /'objet de !'evaluation qui est problematique :de quoi parle Zola (et ses personna· ges)? Qu'est·ce qui est vise? Est-ce Andre(et seulement ce roman) de G. Sand ? Est-ce toute l'ceuvre romanesque de G. Sand ? Est-ce G. Sand comme petsonne, a ttavets l'ecrivain ? Est-ce le roman ideaiiste contem· porain, a ttavets G. Sand ? Est-ce le roman comme genre, en general ? Est-ce Zola (ou :uncertain Zola: le jeune Zola, grand lecteur et admirateur de G. Sand dans sa jeunesse) qui est vise par Zola ?
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programmes et de valeurs deja legitimees (cf. Ia reference a « Ia miraculeuse »,dans l'exemple [4] de Maupassant), joue certainement un role important pour !'inscription concrete dans le texte, et pour Ia ftxation dans Ia conscience collective, des canevas proscriptifs et prescriptifs des ideologies. Elle est a Ia fois stock de modeles, de palmares deja etablis, source, cible et moyen d'interpretations normatives. Foyer d'accommodation ideologique du texte, Ia citation intettextuelle focalise et sollicite Ia competence ideologique du lecteur. Toute apparition dans un texte non seulement d'un code, mais aussi d'une chanson (La Marseillaise, dans l'exemple [28] de Germinal), d'un livre, d'une bibliotheque (Ia bibliotheque de Saint-Victor, chez Rabelais ; celle de Nemo dans Vingt Mille Lieues sous les mers, d'oii les ouvrages politiques sont bannis), d'une « theorie » (celle, sur !'education des ftlles, de Vuillaume, dans l'exemple [29]), ou de n'impone quelle mention de nom d'auteur ou d'objet stylistique (« L€onard »dans l'exemple [20] de Proust), peut done le signal d'une «mise en relation», d'un renvoi, legitimant ou contestataire, serieux ou parodique, a une valeur et au systeme normatif qui Ia sous-tend. ll y a une tendance, dans tout texte differ€ ecrit (comme est le texte litteraire, notamment), a !'incorporation des normes sous forme citationnelle, a ce que les normes s'inscrivent litteralement quelque pan, une tendance a 1' ekphrasis du normatif (delegation a des evaluateurs officiels ou occasionnels - le jury dans l'exemple [30] ; inscription sur des supports concrets -livres, pages, surfaces, cimaise d'exposition, bibliotheques ; mise en relief et position detachee, citations, etc.) ; ce qui ne veut pas dire, nous venons dele voir a !'instant, que Ia source, Ia hierarchie, l'origine, et !'interpretation ultime des normes qui interferent et se concentrent en de tels points de l'enonce, soient toujours aisees a etablir. Outre !'objet semiotique-symbolique (livres, textes, tableaux ... ) le corps constitue certainement un embrayeur ideologique important : Ia main met en jeu le technologique ; le regard, l'esthetique ; Ia voix, le linguistique ; le deplacement, l'ethique ; et Ia relation du corps a !'habit constituera certainement, plus paniculierement, un carrefour normatif
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privilegie. Voir, dans l'exemple [16] de Stendhal, cette «grande Franc-Comtoise, fort bien faite, et mise comme il faut pour faire valoir un cafe [ ... ] une taille superbe », personnage decrit teleologiquement (mise comme il faut pour) et par rapport a des canons esthetiques. Habit, habitacle, habitus, habitudes, habitat sont ici inseparables. Dans le corps, l'ethique (la conduite, 1' apparence en societe, le para1tre), 1' esthetique (le beau et le laid, les canons de la mode, du «gout»), le technologique (la «confection» et la fabrication) et le communicationnel (les signaux physiognomoniques, ceux du code vestimentaire, de la «parade» sexuelle) se surdeterminent toujours, non seulement paradigmatiquement, mais aussi syntagmatiquement (strategie des« moyens deployes » et des« buts» dans la conquete erotique) ; et le cote « discret )) et articule des prod!s qui le mettent en jeu (1'« article» de mode ajuste aux « articulations » du corps et aux « moments » differencies du rituel mondain) permet des « montages » de toute sorte24 • Un exemple, pris chez Balzac, dans La Vieille Pille : (31] Quelques personnes pourraient croire que Mademoiselle Cormen cherchait tousles moyens d'arriver a son but ; que parmi les legitimes artifices permis aux femmes, elle s'adressait ala toilerre, qu'elle se decolletait, qu'elle deployait les coquetteties negatives d'un magnifique porr d'armes. Mais point! Elle etait heroique et immobile dans ses guimpes comme un soldat dans sa guerite. Ses robes, ses chapeaux, ses chiffons, tout se confectionnait chez des marchandes de modes d' deux sreurs bossues qui ne manquaient pas de goftt. Malgre les instances de ces deux arristes, Mademoiselle Connon se refusait aux tromperies de !'elegance.
On le sait, malgre ces « moyens » deployes en intrigues et strategies, Mile Cormon echouera dans ses buts. Et on remarquera, dans ce texte, !'oxymoron signaletique (mode + Alen!'invasion neutralisante des schemas normatifs (les « sreurs bossues » : les producteurs d' esthetique sont des personnages 24. Voir par exemple, chez Proust, le portrait d'Odette de Crecy qui, « quoiqu'elle fat une des femmes de Paris qui s'habillaient le mieux », avait I' air« composee de pieces differentes mal emmanchees les unes dans les auttes "·
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disqualifies esthetiquement), la concentration des niveaux de mediation (la technique, l'esthetique, l'ethique), et leur cacophonie semantique signalee par le « court-circuit » analogique : jupe : femme :: guerite : soldat. Par la se construit un discours ironique, qui peut, a partir d'un cenain seuil, poser des problemes de lisibilite : qui parle ? Quelle est l'origine et la cible des normes ? Quelle norme surplombe !'autre ? (cf. le « croire » problematique du lecteur, en debut de citation, a rapprocher de l'indecidabilite que provoque la « blague » du personnage d'evaluateur -le critique d'art- dans l'extrait [30] de L'CEuvre cite plus haut, et de la mise en polyphonie enonciative que provoque la citation intettextuelle). Les foyers ideologiques du texte se signalent done comme tels a !'attention du lecteur par des procedes de mise en relief divers ; outre les procedes de la concentration et de 1' intrication des quatre plans de mediation (le corps et !'objet semiotique etant sans doute les deux supports thematiques privilegies de cette intrication), ils tendent a se signaler soit par !'inflation, dans le lexique meme du texte, du vocabulaire de la modalisation (croire, vouloir, pouvoir, savoir, devoir, falloir) ou de la loi (le terme de« revolutionnaire)) dans l'exemple [30] ; le verbe « permettre »dans l'exemple [29] ; !'expression« selon les regles)) dans l'exemple [14]), soit par l'affleurement du vocabulaire de certains sentiments et passions : dans l'exemple [29] de Zola, nous venons de voir invoques la « crainte », le «danger»; dans l'exemple [28] extrait de Germinal, l'« effroi » de Mme Hennebeau, la « colere » et la « rage » des mineurs. Dans l'exemple [30], « l'enthousiasme » et « !'interet)) ; dans l'exemple [18] le «mal au creur)) ; dans l'exemple [19] de Proust, la « souffrance » du narrateur. Partout oil il y a« interet» d'un sujet implique dans une relation mediatisee au monde, aux deux sens du mot« interet» (desir oriente vers un objet dote de valeur attractive ou repulsive ; profit quantifiable, benefice), il y aura norme implicitement convoquee, et reintroduction du corps (ici emotif). Dans de nombreux textes en effet, la terreur, la joie, la jalousie, la reference a une crise ou a un paroxysme psychologique, etc.' ne seront peut-etre que les signes indirects, obliques, thematises
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corporellement souvent, de Ia confrontation du personnage avec des normes, des tabous ou des interdits, done, selon 1' expression de Tomachevski, des sortes de« directives emotionnelles » adressees au lecteur et destinees a lui signaler 1' affleurement du normatif. Le probleme du « heros », de son statut et de son identification par le lecteur, se pose alors (nous y reviendrons). La« quete de la peur », qui fait partie du folklore europeen (de la Bretagne ala Lithuanie), serait le motif narratif privilegie de cette mise en scene de 1' ideologie comme contrainte : « ne pas avoir peur » defmit alors un heros ambigu, asocial, coupable de ne pas respecter soit le pouvoir spirituel (Dieu), soit le pouvoir tempore! (parents, ancetres, roi), et dont la legitimation ftnale ne peut passer que par certains echecs (il aura peur, ce qui est un facteur egalement negatif sur le plan de la « reussite » narrativef 5• Une poetique des passions serait alors. a construire, dans la dependance d'une poetique de l'ideologique. Trois problemes restent en suspens : a I Le probleme de la hierarchie des quatre plans de mediation ou se concentrent preferentiellement les appareils et foyers normatifs des textes. Hierarchies et dominantes peuvent varier a l'interieur d'un meme texte, ou d'un texte a I' autre. Une hierarchie quantitative n'equivaut forcement a une hierarchie qualitative. Dans la mesure ou le langage est« l'interpretant » (Benveniste) des autres systemes, dans quelle mesure les valeurs et €valuations langagieres (le savoir-dire des personnages, ou celui du narrateur, qui est aussi son savoir-faire speciftque) ne « dominent »-elles pas les autres ? Mais n'est-ce pas, aussi, une ruse de l'ideologie que de valoriser souvent obliquement par systeme interpose, que de maniimler des valorisations indirectes (l'ethique par l'esthetique, ou inversement, etc.). D'ou, par jeu metaphorique, !'interference normative : cf. dans l'exemple [20], la ma1tresse de maison qui remplit ses «devoirs» (norme ethique) « machinalement » (norme technologique) ; 25. Voir, sur ce theme narratif, A.:J. Greimas, La quete de Ia peur, sur un groupe de contes populaires, dans Du Sens, Paris, Seuil, 1970.
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intersection, coun-circuit semantique, l'analogie et la metaphore soulignent le carrefour normatif. b I L'ebauche theorique de construction des points nevralgiques de l'effet-ideologie des textes ale desavantage de privilegier, a priori, une cartographic des «points forts» de cet effet (points de surdetermination, foyers de concentration et de neutralisation), au detriment de celle de ses «points faibles » (censures, gommages, lacunes, implicite, absences, etc.), points faibles negatifs, points de deflation, qui sont certainement tout aussi « forts » que les autres. Nous sommes la renvoyes a cette problematique de« !'absence» dont je signalais, au debut de ce chapitre, les difficultes. c I Le probleme de la verification de ces hypotheses de travail, par homologation (Goldmann) des structures textuelles avec les structures extra-textuelles, sociales, economiques, psychologiques, etc., n'est ni pose, ni resolu, dans son double mouvement : influence des normes exterieures sur la constitution de l'appareil normatif des textes, d'une part, et constitution, legitimation, formation, restauration, de l'appareil normatif exterieur non textuel, d'autre part, par les textes euxmemes26. L'intenexte, comme instance de relais ala fois legitimee et legitimante (les auctores), comme palmares incorpore au texte, joue cenainement un role d'intermediaire imponant27 . Mais reperer, dans un texte, des points d'ancrage 26. H. R. Jauss definit ainsi un des r6les de Ia litterature, son r6le pour r;onstituer Ia realite sociale : « Faire parler les institutions muettes qui regissent Ia societe, potter au niveau de Ia formulation thematique les nonnes qui font Ia preuve de leur valeur, ttansmettre et justifier celles qui sont deja ttaditionnelles - mais aussi faire apparatrre le caractere problematique de Ia conttainte exercee par le monde institutionnel, eclairer les r6les que jouent les acteurs sociaux, susciter le consensus sur les nouvelles norroes en fonnation, et Iutter ainsi contte les risques de Ia reification et de !'alienation par l'ideologie »(dans Pour une esthetique de Ia rer;eption, ttad. .• Paris, Gallimard, 1978, p. 269). 27. Une solution, qui serait de confier systematiquement a l'intettexte du savoir (I' ensemble des discours scientifiques d'une epoque) le r6le d'insrance de mediatisation entre le texte d'une pan, l'extratexte ideologique d'autre pan, serait alors a exploiter, comme le fait par exemple Michel Serres dans son livre - exemplaire a divers points de vue - sur Zola (Feux et signaux de lnume, Zola), livre mimetique oil le discours critique (un rewriting du texte de Zola par celui de Serres) redouble le sratut du discours analyse
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de systemes de valeurs ne renseigne pas, d'emblee, sur leur localisation et origine enonciative, sur leur attribution (qui les pro:fere, les parle), ni sur leur interpretation (qui les assume, lequel est assume preferentiellement). Tout ce que l'on saisit la, peut-etre, c'est une « rumeur » diffuse de l'ideologie (de l'Histoire). d I Enfin le cot1t de ces hypotheses de travail peut para1tre trop eleve, car elles placent une eventuelle poetique de la norme, ou une « deontologie generale » (0. Ducrot), dans la dependance d'une prealable et plus generale theorie de la mediation, theorie generale et totalisante des modes de relation (l'outil, le langage, la loi...) de l'homme au monde, theorie dont, le moins qu'on puisse dire, est qu'elle est d'elaboration difficile et problematique. Les dimensions modestes du present essai ne permettent pas d'entreprendre ou meme d'esquisser la solution de tous ces problemes. Nous nous contenterons simplement d'en aborder cettains.
(Zola reecrivant le savoir de son epoque, et notamment celui de Ia thermodynamique). L'ideologie comme son etude critique releverait alors d'une grammaire de I' intenextualite et de Ia reecriture generalisee, a consttuire, avec laquelle elle se confondrait.
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Heros, heraut, hierarchies
C'est l'herome, dirtt-t-on, cela le montre trop clairement. Objection iJ juger plus tflrrJ. 0 fout cependtznt bien montrer /'heroine.
STENDHAL, Marginalia de Lucien Leuwen. Le terme de heros, que j'employais p. 208, etait evidemment maladroit. G. GENETIE, Nouveau discours du recit, p. 50, n. 1.
Je voudrais faire dans ce chapitre l'examen critique d'un concept qui me para!t ala fois fondamental, inevitable, dans toute approche theorique ou simplement descriptive d'un texte litteraire, et en meme temps particulierement difficile a construire rigoureusement, le concept de heros. Toutes orientations confondues (marxistes, sociocritiques, structuralistes, psychanalytiques, etc.), les diverses hermeneutiques, poetiques, ou semiotiques textuelles, celles qui mettent !'accent sur le texte comme structure close comme celles qui mettent 1' accent sur le texte comme ouvetture sur une lecture ou sur une conjoncture, celles qui veillent de sourcilleuse a construire des metalangages homogenes comme les plus laxistes dans leur usage terminologique, toutes manipulent ineluctablement, a un moment ou a un autre de leurs analyses, ce concept de heros, concept« donne», ala fois simple, commode, indispensable et inevitable pour penser et decrire de nombreux phenomenes textuels (en particulier des systemes de personnages ou des structures narratives) mais aussi pour decrire les relations, 43
notamment, des textes a des systemes de valeurs plus ou moins institutionnalises, c' est-a-dire a des ideologies. Cette manipulation, il faut bien le dire, se fait en general dans une incoherence et dans un flou total 1• Le heros(« l'effet-heros ») resultet-il de certaines donnees statistiques construites par 1' reuvre (il serait le personnage a !'apparition la plus frequente) ? Doit-il coincider avec l'actant-sujet, defini par la relation (victorieuse) a un opposant (vaincuf ? Ou se definir par sa relation permanente a cettains objets dotes de valeurs positives ou repulsives ? Le heros est-il le personnage le plus proche de 1' auteur ? Ou le plus proche du lecteur, celui dans lequel il va se projeter3 ? Se construit-il sur une base qualitative, differentielle, et non 1. L'emploi le plus laxiste du terme « heros » consiste certainement aen faire un simple synonyme du terme « personnage », avec lequd il alteme ou coexiste souvent dans la meme phrase, ou d'une phrase a l'autre. Deux exemples : « Nous assistons [dans le roman du debut du xx• siecle] ala dissolution progressive et a la disparition du personnage individuel, du heros » (L. Goldmann, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, coli. « Idees », 1965, p. 10) ; «I.e romancier lkhe ses personnages sur le monde et les charge d'une mission. y a des heros de roman qui pr&hent, qui se devouent au service d'une cause, qui illustrent une grande loi sociale, une idee humanitaire, qui se donnent en exemple ... Mais, ici, I' auteur ne saurait etre trop prudent. Car nos personnages ne sont pas a notre service » (F. Mauriac, Le Romancier et ses personnages, Paris, Buchet-Chastel, s.d., p. 126 ; souligne par moi, dans les deux exemples). 2. « I.e heros cherche la catastrophe. La cataStrophe fait partie du heros. cherche Brutus. Napoleon Sainte-Helene. Hercule une chemise. Achille ce talon[ ... ] ll faut un bdcher aJeanne, une flamme a l'insecte » (P. Valery, Mauvaises Pensees et autres, CEu111'es, t. II, Bibliotheque de la Pleiade, Paris, Gallimard, p. 902). I.e heros serait done, dans cette definition dynarnique et fonctionnelie de l'ceuvte, le personnage sirue au lieu de convergence non seulement des forces antagonistes du roman, mais des valeurs qu'dles tepresentent. On pourrait done le defmir comme Hugo presente Gilliatt dans Les Tr(I1JrRI/eurs de Ia mer (II, 4) : « L'obstacle, tranquille, vaste, ayant l'irresponsabilire apparente du fait fatal, mais plein d'on ne sait quelie unanirnite farouche, convergeait de toute part sur Gillian. » 3. Freud : « Un trait nous frappe tout d'abord dans les reuvres de ces conteurs [la plupart des ectivains] : on y trouve toujours un heros sur lequd se concentte l'interet, pour qui le poi:te cherche par tous moyens a gagner notre sympathie, et qu'une providence speciale semble proteger » (La Creation lineraire et le reve eveille, dans Essais de psychanalyse appliquee, Paris, Gallimard, coli. «Idees», 1973, p. 76). Pour une rypologie du heros fondee sur les modes d'identification du lecteur au personnage, voir l'article de H. R. Jauss, Levels of Identification of Hero and Audience, New Iiterrny History, V, 2, 1974.
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plus quantitative (il est celui qui est marque par rapport a des personnages non marques ; mais, alors, doit-il etre « surqualifie », ou au conttaire peut-il y avoir un heros qui serait un « homme sans qualites ») ? Le heros se defmit-il par rapport a une norme intertextuelle rhetorique, par rapport a certains genres, et notamment par rapport a des genres comme Ia ttagedie ou l'epopee4 ? Se defmit-il par rapport a une generalite, par sa proximite avec un «type» ? Se definit-il par un critere d'autonornie relative (il serait ce personnage dont !'apparition n'est regie automatiquement par celle d'aucun autre personnage) ? Se defmit-il par rapport a une base morale, par rapport a des systemes de valeurs exterieurs a I' reuvre (comme « positif » par rapport a des « negatifs »)5 et il est, dans ce cas, le « discriminateur ideologique »de l'reuvre, done un element indispensable a sa lisibilite ? Mais, toujours dans ce cas, se definit-il par rapport a une conformite a un modele constitue en norme, par rapport au « personnage regnant» d'une epoque6 , ou au conttaire comme deviation par rapport a une norme 7 ? Se 4. Ainsi Auerbach, d€crivant les heros de Stendhal, €crit-il : « Le niveau styliscique de ses grands romans realistes se rapproche bien plus du vieux concept heroique de ttagedie que ceux de Ia plupart des ecrivains realistes qui l' ont suivi : Julien Sorel est bien plus un « heros » que les personnages de Balzac ou de Flauben »(Mimesis, trad. .• Paris, Gallimard, 1968, p. 462 ; les guillemets sont de Auerbach). 5. Le heros est ainsi « heraut », poneur des emblemes et signes de l'axiologie dominante. Selon Tomachevski : « Le rappon emocionnel envers le heros (sympathie-ancipathie) est developpe a panir d'une base morale. Les types posicifs et negacifs sont necessaires a Ia fable [ ... ] Le personnage qui Ia teinte emocionnelle Ia plus vive et Ia plus marquee s'appelle le heros, (dans Themacique, Theorie de Ia litterature, Paris, Seuil, 1966, p. 295). 6. ¢ Le groupe de sentiments, de besoins et d'apcitudes, dominant a une epoque donnee, conscitue, lorsqu'il se manifeste tout encier et avec eclat dans une meme :l.me, le personnage regnant, c'est-a-dire le modele que les contemporains entourent de leur admiration et de leur sympathie : en Grece le jeune homme nu et de belle race[ ... ], de nos jours le Faust ou le Werther insatiable et triste. Mais comme ce personnage est de tous le plus interessant, le plus imponant et le plus en vue, c' est lui que les artistes presentent au public, rantllt concentre [ ... ], rantllt disperse en ses elements» (Taine, Philosophie de /'art, Paris, Hachene, 20• ed., I, p. 202 et suiv.). 7. « Le statut du heros est foncrion du recit. n est cet actant qui, s' iniciant graduellement au systeme social, ou plutllt dechiffrant Ia societe comme systeme (c'est Ia son apprrmtissage), produit une contradiction jusqu'alors dissimulee : entre Ia cour et l'amour, le libeninage et Ia passion, l'argent et le
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defmit-il par rappon a des criteres distributionnels (il serait ce personnage qui apparaitrait aux moments marques de l'a:uvre, titre, incipit, clausule, crise, etc.) ? Une « heroine » est-elle simplement le double feminin du « heros » ? Se definit-il par rappon a des criteres de« verite» (chez Propp, on le sait, le heros se defmit par rappon a un faux heros, a un traitre, qui doit etre demasque ala fln du conte, alors que le heros doit etre « reconnu ») ? Tous ces parametres et effets peuvent, bien evidemment, jouer de tres diverse. Ainsi hierarchic morale ne s'identifle pas necessairement a hierarchic fonctionnelle (narrative) : les « bons », les personnages « sympathiques », ne sont pas forcement les personnages qui occuperont le poste d'actant-sujet, qui agiront le plus efficacement dans l'histoire, ou qui auront les actions les plus determinantes pour les transformations du recit ; les personnages sympathiques peuvent etre syst€matiquement mis en echec, ou malheureux ; reciproquement, les personnages antipathiques, ou amoraux, peuvent triompher. Certains genres litteraires (tragedie, epopee) neutralisent meme la distinction positif-negatif ; Boileau : Voulez-vous longtemps plaire et jamais ne Iasser ? Faites choix d'un heros propre 1t m'interesser, En valeur eclatant, en vertus magnifique, Qu'en lui, jusqu'aux defouts, tout se montre heroique. Art po€tique, v. 245-248. «
Les vices, ecrit I' abbe Batteux dans son Traite de Ia poesie
dramatique, peuvent entrer dans !'idee de cet hero1sme [dans la tragedie] [ ... ] Achile colere n'en est pas moins un heros. » D'autre pan, hierarchic fonctionnelle ne s'identifle pas forcement a mise en relief: le personnage le plus agissant dans et sur le recit peut etre un personnage qui apparait peu, qui reste sous-qualille, peu decrit, qui reste au second plan, voire qui soit absent. Comeille remarquait deja dans un commentaire sur sa piece La Mort de Pompee (1642) qu'il y avait « quelque sentiment, le snobisme et l'an, bref entre la mesure et la difference » (S. Louinger, dans Mesure de la demesure, Poetique, n• 12, Paris, Seuil, 1972).
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chose d'extraordinaire dans le titre de ce poeme, qui pone le nom d'un heros qui n'y parle pas». D'autre pan enfm, lepersonnage focalisateur, celui par les regards, ou le « point de vue», ou les paroles de qui sont systematiquement presentes, a l'echelle du chapitre ou du paragraphe, les objets, les milieux, les autres personnages, n'est pas forcement le personnage le plus focalise, le plus important, fonctionnellement ou ideologiquement, du recit. Et il est evident, notamment, que certains ({roles » de simples focalisateurs, de ({pone-regard», de «pone-parole» ou de «pone-travail», personnages charges tout specialement d'introduire des descriptions (le fameux ({document» de tout auteur ({ realiste »,par exemple)8 , coincident souvent avec des personnages tres secondaires de 1' reuvre (ainsi, dans Le Ventre de Paris de Zola, du peintre Claude Lantier charge uniquement de « presenter » le monde des Hailes a l'intrus Florent; ou le «voyageur» du debut du Rouge
et leNoir). On le voit, le probleme du heros, au sens restreint et precis oii il faudrait sans doute le prendre, au sens de« personnage mis en relief par des moyens differentiels », de« personnage globalement principal », releve ala fois de procedes structuraux internes a l'reuvre (c'est le personnage au portrait plus riche, a 1' action la plus determinante' a 1' apparition la plus frequente' etc.) et d'un effet de reference axiologique a des systemes de valeurs (c'est le personnage que le lecteur soup!;onne d'assumer et d'incamer les valeurs ideologiques «positives» d'une societe- ou d'un narrateur- a un moment donne de son histoire). Dans le premier cas, le personnage-heros organise l'espace interne de 1' reuvre en hierarchisant la population de ses personnages (il est« principal» par rappon a des secondaires) ; dans le second cas, il renvoie a l'espace culture! de l'epoque, sur lequel il est« branche »en permanence, et sen au lecteur de point de reference et de ({ discriminateur » ideologique (il est« positif »par rappon a des« negatifs »). Dans le premier cas il organise et hierarchise le pose de 1' reuvre ; dans le second 8. Sur ces uois " fonctionnaires ,. de Ia fiction, voir notte essai : Introduction it /'analyse du riescriptif(ouvr. cit.). Nous les reuouverons ci-apres (chapitte ill) dans des r6les de porte-no1'1'JZ8s.
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cas il fait appel au presuppose de 1' reuvre ; dans le premier cas il est un fait de structure, dans le second cas il est un fait de lecture. Dans les deux cas, il est certainement, dans la mesure oii il favorise 1'« accommodation)) du lecteur, un element essentiel et fondamental de la lisibilite de l'reuvre. La diversite et la complexite des effets de sens, des effets de mise en relief qui concourent a provoquer « l'effet-heros »global d'un systeme de personnages, effets dont aucun n'est sans doute ni necessaire, ni suffisant, rendent sans doute difficile I' analyse de cet effet, qui est probablement la resultante de nombreux parametres a l'reuvre dans le texte. D'oii, dans le metalangage des analystes, un usage particulierement flou de ce terme qui empeche sans doute que cenains problemes imponants puissent emerger a la conscience theorique et acceder a un statut correct d'objet construit9. Parmi ces problemes, ceux notamment de hierarchic et de valeur me paraissent devoir etre soulignes, ainsi que ceux souleves par la fonction et la nature des operations et strategies textuelles qui les prennent en charge, I' analyse devant notamment pouvoir rendre compte de cet effet de lecture particulier qui autorise n'impone quellecteur, une fois le livre referme, a pouvoir produire un cenain type d' enonces et de jugements auxquels il attribue sens et peninence, et qu'il produit spontanement des qu'un recit met en scene plus d'un personnage unique, enonces du genre : « Le personnage principal de ce roman est x. », « x est plus imponant que y », « le heros de ce roman est x », « x est le heros et y est le faux heros », « x vaut mieux que y » ; ou encore, pris en charge par un narrateur, ou delegue a un personnage, un commentaire du genre : « Fanny [ ... ] est la meilleure, meme quand elle incarne un personnage ignoble ; elle est toujours le veritable heros, meme quand elle meun, meme quand elle meun d'amour - ou pire encore quand elle meun ala guerre. Elle est la plus belle, la plus inaccessible, mais aussi, d'une cenaine la 9. Le dictionnaire Greimas-Courtes (Semiotique, dictionnaire rflisonne de Ia theorie du langage, Paris, Hachette, 1979) retient deux sens pour le terme de heros, l'un distributionnel et semantique (c' est 1' actant-sujet qui a acquis une certaine competence), !'autre a.xiologique et projectionnel (positivite - ' / I S - negativite, euphorie- '/IS- dysphorie).
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plus vulnerable - et la plus coriace (Elle est ce qui pousse les gens a aller voir un fllm, a le voir jusqu'au bout) »10 ; ou encore : « Elle entrevit d'enormes differences entre Canalis, homme secondaire, et Despleins, homme plus que superieur »11 ; ou encore : « Sous le rappon de la valeur reelle de l'homme, quelle est ma place ? Suis-je au milieu de la liste, ou tout a fait le derniet »12 ?
Deux raisons principales pourraient bien expliquer ce flou generalise qui preside a1' emploi de cette notion de heros. La premiere, ce serait !'obsession syntagmatique qui caracterise, en general, la plupan des narratologies contemporaines. Tout entieres attachees, en effet, a debusquer les schemas logiques et les algorithmes sous-jacents qui organisent, sur le mode sequentiel et oriente, toute narrativite, attentives a demeler le jeu divers et les diverses manipulations et confusions que tout recit opere entre des ordres differents d'organisation, la serielle et la causale notamment (le « post hoc ergo propter hoc » de tout recit), attentives enfin arendre compte du jeu des diverses chronologies (systemes anaphoriques et cataphoriques, jeu entre temps de l'aventure, temps de la lecture et temps de l'ecriture) dont les dephasages, mises en phases et montages divers constituent le rythme narratif des enonces, toutes ces etudes - parfaitement peninentes et fondees, soulignons-le bien - tendent cependant a meconnaitre un cenain nombre de problemes, d'operations, de structures textuelles et de 10. John Irving, L'hotel New-Hampshire (uad. .• Paris, Seuil, 1982, p. 452). n s'agit d'une actrice celebre. 11. Balzac, Modeste /&gnon, La Comedie humaine, Bibliotheque de Ia Pleiade, Paris, Gallimard, 1976, t. I, p. 640. I.e narrateur balzacien adore multiplier ainsi les « echelles ", mises en perspective, et sysremes evaluatifs dans son texte. Un autte exemple, toujours dans Modeste /&gnon :«I.e poruait et Ia biographie de ce personnage, si tardivement venu, n'y [dans cette «scene domestique causeront pas de longueurs, vu son exiguite. M. le Due ne tiendra pas plus de place ici qu'il n'en tiendra dans l'Histoire" (ibid.. p. 614). 12. Stendhal, Lucien Leuwen, Paris, Gallimard, coli. « Folio "• I, p. 141.
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procedes imponants lies aux modes d' organisations paradigmatique de certains effets. Le sens (la signification) d'un recit, comme l'ont souligne fortement R. Barthes et Cl. Levi-Strauss, ne coincide pas avec son« sens »(son orientation) ni avec son montage sequentiel, ni avec sa fm, et s' obseder sur les problemes de Ia linearite fait que I' analyse risque bien de delaisser les problemes specifiques de 1' organisation hierarchique des enonces, qui fondent et conditionnent cenainement, pour une bonne part, la lisibilite des textes, qu'ils soient narratifs ou non narratifs. Et il est significatif de voir la recherche contemporaine (entre 1960 et 1980) traiter plus volontiers et plus systematiquement de corpus, de textes ou d' objets structur€s sur le mode de Ia sequentialite organisee (structures narratives, Structures argurnentatives, structures rythmiques), et negliger le monde des systemes plus proprement paradigmatiques comme les listes, les systemes descriptifs, les taxinomies, les metaphores ftlees, etc. 13 • n s'agirait done, peut-etre, de reprendre certains acquis de certaines recherches formelles menees sur I' enonce poetique (recherches sur la notion d'equivalence, de« taxie », de paragramme, de parallelisme, etc.), consider€ comme « structure hierarchique de classes positionnelles »14 , pour en reverser certains acquis sur I' etude des enonces narratifs, comme 1' etude des Structures formelles des enonces poetiques avait ete symetriquement considerablement enrichie par la prise en consideration des elements trariSformationnels (narratifs) qui organisent aussi tout €nonce, meme ceux fondes sur des domirlantes taxiques ou paradigmatiques15. 13. Signalons quelques essais qui s'attachent a souligner le r6le, les contraintes, la fonccion, ou le jeu, du taxinomique dans le textuel : M. Riffaterre, La Metaphore fil€e dans la poesie surr€aliste, revue Langue fran;aise, n • 3 (Paris, Larousse, 1969) ; M. Laugaa, I.e Recit de liste, Etudes frtlnftlises 14, 1-2 (Montr€al, avril 1978) ; ]. Batany, Paradigmes lexicaux et structures litteraires au Moyen Age, Revue d'Histoire litttfrflire de kt France (Paris, A. Colin, sept.-dec. 1970). P. Hamon, Introduction it l'ant:tlyse du descriptif(ouvr. cit.) ; L. Dallenbach, Le Rtfdt sptfcuktire (Paris, Seuil, 1977). 14. A.-J. Greimas, Introduction a Essflis de stfmiotique potftique, ouvr. cit., p. 12. 15. Voir A.-J. Greimas, ibid., ouvr. cit., p. 18 : " Concilier les deux approches, lire un texte poetique aIa fois comme une taxie et comme un recit, comme un ensemble de symetries repercut€es sur plusieurs niveaux et qui
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La seconde raison, qui rend difficile une definition rigoureuse du concept de heros, c'est que cette notion a fonement pari du discredit de la notion plus generale de « personnage ». Le personnage, on le sait d'une cenaine ecole de romanciers contemporains, qui a inaugure son « ere du » (N. Sarraute) par sa remise en cause systematique, «notion perimee » (A. Robbe-Grillet) ou «vivant sans entrailles » (Valery), est devenu cet etre de papier et cet effet de lecture que les diverses poetiques ou semiotiques narratives modemes se sont egalement appliquees a deconstruire (deja, dans La Poi'tique d' Aristote, l'action, primait le personnage)16. Ainsi, consider€par les differentes theories psychanalytiques textuelles comme un carrefour projectionnel transnarcissique (lieu vide oil se projette le narcissisme de !'auteur, celui de l'interprete, et celui du lecteur), le personnage se trouve egalement, dans une grammaire narrative comme celle qu' elabore par exemple A.-). Greimas, depossede de sa stabilite et de son essence psychologique pour etre reformule, de maniere specifique, a toute une serie de plans d, investissement semantique (actant, r6le actantiel, r6le thematique, acteur), a une serie de paliers intermediaires entre une structure profonde et des structures de surface, ce qui tend a evacuer la notion de heros avec celle de personnage. Mais en« noyant » le concept de heros dans (avec) celui de personnage, ce sont bien toute une serie de problemes semiotiques imponants et specifiques qui risquent de ne pas acceder a !'emergence theorique. Cette evacuation ou mise entre parentheses du probleme du statut et de la defmition du heros peut prendre deux formes paniculieres dans les diverses theories du texte : ou bien on renvoie le probleme a une sociologie de la reception, etant bien ne seraient poses que pour servir de lieux de ttansformations, parait constimer, a l'heure actuelle, les caractj!ristiques d'une strat€gie de dechiffrement d'objets » 16. Voir sur ce point F. Rastier, Un concept dans le discours des €tudes litt€raires, revue Litterature, n• 7 (Paris, Larousse, 1972) et P. Hamon : Pour un statut s€miologique du personnage, dans ouvr. collectif Poetique du recit (Paris, Seuil, 1977). I.e cas limite (et coherent) de traitement du probleme est cettainement par l'essai : Logique du personnage deS. Alexandrescu (Paris, Marne, 1974).
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entendu que cette notion de heros est une variable historiquement determinee par des attentes elles-memes variables : tel groupe de lecteur, tel public, telle classe sociale donnee a un moment donne de son histoire se reconnait (ou cesse de se reconnaitre) dans tel ou tel type de personnage. Comme l'ecrit Stendhal dans son ]oumalle 21 janvier 1805 : « L'heroisme s' est perfectionne. L' Alceste de Fabre est bien plus grand, moralement parlant, que celui de Moliere. »Dans ce carrefour d'absences, dans cette communication par essence differee qu'est la litterature, le « personnage regnant» (Taine) d'une epoque risque malgre sa relative stabilite, de ne pas (ne plus) colncider avec le « personnage regnant)) d'une autre. Le concept de heros recouvre done le probleme de la variabilit€de la reception d'un texte, les problemes de malentendus, mauvaises lectures, ou lectures divergentes d'une reuvre 17 • Ou bien on renvoie le probleme du heros a un simple(?) probleme d'accentuation differentielle, a un simple probleme d' « emphase )) stylistique, done a un probleme et a un effet de sens lie ala mise en reuvre de la «surface» du texte, mise en reuvre consideree alors comme une variable individuelle et expressive par rapport a des niveaux d'orgatlisation plus« profonds», plus stables, plus fondamentaux. Ainsi, par rapport a une structure actantielle stable et non modifiee formant !'invariant des phrases suivantes : Pierre donne une pomme a Marie Marie une pomme de Pierre Une pomme a ete donnee a Marie par Pierre
(soit : un destinateur, un destinataire, un objet), certains enonces pourraient, par des moyens tactiques (anteposition de l'acteur Marie mis en relief), quantitatifs (repetition du nom propre de l'acteur Marie), morphologiques et syntaxiques (tour presentatif, adverbes d'insistance, etc.), phonologiques (accent 17. Selon I. Lotman, Ia redistribution des lieux de projection du lecteur, valable pour tout personnage, modifie toute lecture d'une reuvre :«Dans le cas d'une diff€rence entre le code culture! de !'auteur et du public, les frontietes du personnage peuvent ette de nouveau r€panies » (La Structure du texte artistique, trad. .• Paris, Gallimard, 1973, p. 360).
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d'intensite portant sur l'acteur Marie mis en relief), construire tel acteur (ici : Marie) comme le «heros» de Ia sequence : C'est a Marie, oui, certes, c'est a Marie en personne que Pierre a donne une pomme.
Ces procedes d'emphase peuvent sans doute, demultipli€s ou transposes, fonctionner al'echelle globale de tout un recit, de toute une reuvre. Ce qui risque bien de se voir evacuer par les methodologies, les choix de corpus, ou les points de vue que nous venons de recenser, c'est !'important probleme des dominantes, locales et globales (un personnage, une fonction, une unite, un procede, un pacte d'enonciation, un horizon d'attente, peut-etre principal et regissant a un niveau local, pendant un chapitre, une strophe, un paragraphe, et sur uncertain plan d'organisation du texte, et ne plus l'etre a un autre moment, ou au niveau global du texte tout entier, et inversement), ce sont des problemes de redondance architecturale interne (les « mises en abyme » par lesquelles un texte se reproduit a des niveaux differents d'organisation, les « mots-maquettes » ou «motsmannequins» de Saussure}, ce sont les problemes d'echelle (en · quoi un systeme scalaire se differencie-t-il d'un systeme d'oppositions binaires) de hierarchie (qu'est-ce qu'une « hierarchie d'isotopies »18 , qu'un principal par rapport a un secondaire, qu'un positif par rapport a un negatif, qu'un fonctionnel par rapport a un n€cessaire, qu'est-ce qu'un « d€tail » -le «detail inutile», bete noire de l'esthetique classique -, qu'un fragment, qu'est-ce qu'une « mesure » - et comment la mesurer19 - qu'un adjuvant par rapport a un sujet, etc.}, ou les problemes de polarisation (qu'est-ce qu'un focalisant par rapport a un focalise, qu'un personnage « central», etc.)20 • Tous ces problemes textuels ont sans doute, quelque part, une certaine unite fondamentale, celle de la question des rapports 18. A.-J. Greimas, Introduction a Essais de semiotique poetique (ouvr. cit., p. 19). 19. Voir S. Lotringer, Mesure de Ia d€mesure, an. cit. 20. Sur le concept de« Focalisation » et de« Mise en perspective» voir le Dictionnaire Qreirnas (ouvr. cit.).
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du local au global. Lire, c'est non seulement « suivre!) une information linearisee, mais c'est egalement Ia hierarchiser, c'est redistribuer des elements disjoints et successifs sous forme d, echelles et de systemes de valeurs a vocation unitaire et syncretique, c'est reconstruire du global a partir du local. Ces operations, sans doute, se construisent, se sollicitent, se proposent au lecteur a I' occasion et a partir de certaines structures ou appareils textuels particuliers inscrits dans l'reuvre elle-meme. lei une remarque : le probleme n'est pas simplement (uniquement) un probleme de methode d'analyse, ou un simple probleme de metalangage a construire ou a mieux construire. ll ne s' agit pas tant de mettre en reuvre certains procedes de deconstruction-reconstruction tabulaire des textes, telle, par exemple, la fameuse lecture tabulaire que Cl. Levi-Strauss a pratiquee sur le mythe d' et de« bas») a plus vaste amplitude, au sein d'une « dedramatisation » generalisee. A une poetique de la tension (terme, on s'en souvient, que Zola appliquait en guise de reproche a sa Therese Raquin) va succeder, dans les Rougon-Macquart, une poetique de !'extension et de la neutralisation normative. Si la poetique realiste de la crise passe souvent, on l'a vu, par une certaine « devalorisation » de 1' intrigue et de ses prestiges focalisants, elle peut aussi passer, dans !'intrigue meme, par la «mise en scene », done « a distance!>, de la notion meme de« valeur», surtout quand !'action des personnages cotoie l'Histoire, grande pourvoyeuse de modeles ideologiques et d'actions « heroiques » ; et elle peut passer, enfm, par une mise en scene du terme meme de « heros », qui conservera systematiquement dans le texte toutes les « valeurs » et toutes les ambiguites semantiques du mot, et dont l'histoire des emplois textuels reste a faire, au xrx· siecle. Aussi est-il interessant de traquer, dans le detail textuel de nombreux textes
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r€alistes, !'apparition meme de ce de« heros», terme qui appartient d'abord a un metalang e, celui du discours professionnel sur la litterature, et den ter sa« mise a distance» tres frequemment ironique. Chez Stendhal, on le sait, le terdJ.e apparait tres souvent, d'abord comme appellatif affectueux du personnage principal (« notre heros », « revenons a notre heros », etc.), done dans la distanciation d'une «intrusion d'auteur » (Blin). Et Stendhal non seulement !'utilise a compte de narrateur, mais !'utilise souvent pour des personnages differents au cours du meme roman, voire le delegue aI' enonciation de personnages differents, parlant les uns aux autres47 , voire I' utilise dans la meme phrase, dans des sens ou a des niveaux souvent differents, jouant sur le sens generique (heros d'epopee, ou de tragedie), ou sur le sens enonciatif (ene le heros, le theme, le « sujet principal» d'une conversation ou d'une communication). Ou bien les deux sens s' opposent, comme dans tel exemple de La Chartreuse de Parme (« Nous avouerons que notre heros etait fott peu heros en ce moment» - chap. III, « Fabrice a Waterloo»), ou bien ils se recoupent, tel personnage, «heros» de la « conversation » entre Stendhal et son lecteur (« notre heros ») devenant aussi, dans tel salon, le point focal partage par les devisants (ainsi de Lucien Leuwen : « Lucien se voyait le heros de la conversation ; notre heros ne resista point a ce bonheur », chap. IX). Mais le salon, espace edenique de communication reve par Stendhal, pour qui le plus grand bonheur etait d'etre ala fois le point de dire (et de mire) et l'organisateur des conversations d'un groupe de femmes et d'hommes intelligents, est aussi un lieu oil I' on « joue » souvent un « personnage », oill'on prend des« poses», oill'on fait des« phrases», tout ce qui, par consequent, renvoie ala convention(« les heros ridicules de Comeille »48 ). L'emploi du terme «Heros» 47. Les republicains traitent les Juste Milieu ou les UltraS de te « fictif », son « exhaussement » theatral implique alors la « faussete » ou l'ambiguite du personnage, dont le texte notera par ailleurs de nombreux points faibles 59. A la derniere ligne du roman, le texte, apres une palinodie d'Eugene, parle alors « d'apotheose », de la « fiction du parlementarisme »60 • De plus, la reprise, par l'empereur, du terme de heros (« Vous etes un 57. II, p. 475-477. 58. II, p. 31. Baudelaire, dans son article de 1846 sur l'heroisme de Ia vie modeme, avait pris un exemple voisin (un ministre a Ia chambre prenant Ia parole) pour illustrer son propos. 59. Ainsi les jugements de valeur que pone Rougon sur Ia linerature (II, p. 114 etpassim). Et le texte multiplie les signes positifs (« ll etait cenainement le plus grand des Rougon ») juxtaposes aux signes negatifs (ignorance crasse) (ibid., p. 131). 60. Ibid., p. 369.
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patron heroique. Vos amis doivent vous adorer »)61 , intervient a un moment oil Eugene s'est montre particulierement odieux (le meurtre du notaire Martineau), vient d'essuyer un camouflet en Conseil des Ministres (Ia « revolte » de son protege Delestang), et entame sa disgrace. Dans La Faute de /'abbe Mouret, I' expression « l'heroisme du martyr » applique aSerge, le «saint» de Ia famille, est plus en accord avec !'importance quantitative et qualitative du personnage62 , mais survient a un moment (Ia troisieme partie, apres le Paradou) oil Serge semble bien, pour le lecteur, cumuler alors des signes negatifs. De meme dans L'CEuvre, !'attribution par Sandoz du terme de « heros » a Claude (« un travailleur heroique ») apparait a un moment oil Claude, apres l'echec de son tableau, s'est suicide63 • Tous ces procedes contribuent cenes asouligner Ia «mise en relief» d'un personnage par rappott a d'autres, mais aussi a neutraliser qualitativement cette mise en relief. Et, a regarder de pres le texte, on s'aper!;Oit que Ia reference au corps joue, tres souvent (en symetrique de Ia reference a des « sentiments »), un role de signal de Ia mise en polyphonie des systemes de valeurs. Serge, de retour a l'eglise apres sa premiere rencontre bouleversante avede Paradou et Albine, doit affronter La Teuse qui lui sen son repas, pour lequel i1 a ete en retard. Dans La Debacle, contrairement a ce qui se passe chez Balzac ou Hugo pour des scenes militaires semblables, Napoleon I•' ne se proftle pas, avec ses references (( heroiques », a !'horizon de certaines references, ne sen pas de « norme » stable pour desambiguiser les references heroiques, et Zola insiste sur les preoccupations terre a terre des personnages : « Au moment meme oil s'engageait Ia bataille, Ia question du ventre revenait, imperieuse, decisive. Des heros peut-etre, mais des ventres avant tout. Manger, c'etait !'unique affaire »64 • Seule 61. Ibid., p. 62. I, p. 1463. 63. IV, p. 356. La reference a I'« heroYsme »de Claude est tres frequente dans le roman (p. 233, etc.), toujours neutralisee par le rappel de son impuissance creatrice (il ne peint que des « morceaux »). 64. V, p. 586. On norera le terme «heros», formant antithese avec« ventre "• comment lafonction neutralise Ia fiction. De daos La Debacle, cenaines scenes d'heroisme, soit sont devalues expressement a des
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Henriette, personnage qui reste tres secondaire, et tres peu « mouvemente », est qualifiee en permanence par wie reference non ambigue al'heroiSme, heroiSme qu'elle a herite d'un ancetre soldat de Napoleon Ier, dont la reference, en leitmotiv, sert de repoussoir a la lachete generale de La Debacle (« Henriette [ ... ],avec ses regards limpides oii revivait l'ime du grand-pere, le heros des legendes napoleoniennes »)65. La Debacle insiste beaucoup sur la part de ce ventre, qui tant6t doit etre rempli (quete de la nourriture par les soldats), tant6t se vide(« dysenterie » de l'empereur)66 , d'entrailles des soldats au milieu du «feu» de « l'acrion » (ibid., p. 603) : « Le feu redoublait [ ... ] il arriva a Lapoulle un accident, un tel bouleversement d'entrailles, qu'il se deculotta [... ] Beaucoup etaient pris de la sorte, se soulageaient, au milieu d'enormes plaisanteries »67 • Les scenes oii la vie d'un personnage est en jeu seront done les scenes privilegiees pour souligner ou neutraliser une reference possible a un « herolsme ». Ainsi une autre scene dramarique de Pot-Bouille, !'accouchement d' Adele a lieu dans une mansarde, les « boyaux » sont jetes dans un pot de chambre, et le cordon ombilical est attache avec le cordon d'un tablier de cuisine68 • De meme le suicide dans Pot-Bouille de Duveyrier, scene tragique, se trouve dedramatisee fonctionnellement par ses resultats (le suicide « rate ») et par le lieu du suicide (les cabinets)69. On notera, dans ces derniers exemples, la neutralisation de 1' « heroYsme » possible de certaines scenes (paroxysmes de situations, d' «arne»), par la reference au corpore! (les nerfs ; le ventre qui s'emplit/se vide). De tels procedes, curieusement, rapprochent le texte zolien du texte heroY-comique personnages secondaires comme Silvine, soit sont neuttalis€es par reference a Ia « blague » ou au « comique » (voir ci-dessous le r6le de Ia reference ace type d'attitude, de parole ou de« pose» pour neutraliser des systemes de valeurs ttop ttanches). 65. V, p. 903. 66. V, p. 550. 67. V, p. 603.
6s. m, p. 311. 69. ll, p. 356. On retrouve, curieusement, une reference a une scene semblable dans L'Assommoir(ll, p. 626) dans un fait divers comment€par Lantier.
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(Virgile travesti, etc.), dont il est interessant (nous venons de voir !'expression inversee, en guise d'oxymoron « comique hero!que », par le personnage de Rochas) de deceler ici les traces, traces que l'on pourrait retrouver chez Stendhal (ainsi les nombreuses chutes de cheval de Lucien Leuwen sous les fenetres de Mme de Chasteller, ses « guerres de de choux » et pseudo-campagnes guerrieres contre des ouvriers, sa lapidation en toumee electorale, etc.). Ailleurs, telle scene dramatique (l'enterrement d'Albine enceinte ala fm de La Faute de !'abbe Mouret) comcide avec le saignage de Mathieu le cochon et avec la naissance du veau de Desiree. De meme !'accouchement de Lise dans La Terre est-il decrit en contrepoint de !'accouchement de la vache. Un jeu sur les noms propres des « personnages » (la vache de Desiree dans La Faute de I'abbe Mouret s'appelle Lise, comme la sreur de dans La Terre) souligne, de surcro1t, la correlation des scenes entre elles d'un roman a !'autre. Si Adele, dans Pot-Bouille, accouche en s'attachant le cordon ombilical avec le cordon de son tablier, au dernier chapitre de Lajoie de vivre, la mort de la vieille Veronique, qui se pend« avec le cordon d'un de ses tabliers de cuisine », suit 1' accouchement de Louise, et est juxtaposee aux premiers pas du petit Paul. On notera encore ici, par la reference au« tablier de cuisine», la reference au ventre, au corpore!. Curieusement, !'accouchement dramatique de Louise (nom tres proche de Lise) a lieu pendant un repas oii 1' on avait servi « du veau coupe » et est suivi de consideration sur les maternites prolifiques et aisees de la chatte Minouche70 • De meme, dans Pot-Bouille, !'infanticide condamnee par Duveyrier a« coupe en deux » son enfant71 ; de meme 1' accouchement de Gervaise dans L 'Assommoir est mele a une scene de cuisine : « Elle faisait, ce soir-la, un ragout de mouton avec des hauts de cotelettes. Tout marcha encore bien, pendant qu'elle pelurait ses pommes de terre. Les hauts de cotelettes revenaient dans un poelon, quand les sueurs et les tranchees reparurent. Elle tourna son roux, en pietinant devant le fourneau, aveuglee par de 70. II, p. 1130, 1079, p. 119-1120. 71. III, p. 379.
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grosses larmes. Si elle accouchait, n' est-ce pas ? Ce n' etait point pour laisser Coupeau sans manger [... ] elle accoucha par terre, sur un paillasson ». On ala une logique : un ventre se vide/un ventre s'emplit. Toujours dans L'Assommoir, la scene de la chute de Coupeau est prise en charge par Mme Boche, qui a des preoccupations tres cu1inaires : « Madame Boche [... ) racontait 1' accident avec des details interminables, toute secouee encore d' emotion.]' allais chercher un gigot [... ] n faut pourtaut que j' aille chercher mon gigot »72 • Souvent done une mort humaine est juxtaposee soit aux elements qui conditionnent la vie (manger, cuisine), soit a un debut effectif de vie humaine. De meme, ala fln du Reve, Angelique meurt au moment oii Hubertine sent tressaillir en elle !'enfant artendu depuis si longtemps, et dont la venue a ete autorisee par une mere morte (c'est done la mort qui permet le vivant) qui a enfm pardonne une ancienne faute. Dans L 'Assommoir, la mort de la vieille Mme Coupeau est« coupee », selon la technique du montage alternatif chere a Zola, par des chansons des enfants a l'exterieur ; les oppositions : vie-mort, chuchotements-voix vieillesse-enfance, chants-pleurs, organisent alors la dissonance des valeurs. Evidemment, la mort est suivie d'un repas joyeux: «La veillee s'egaya »73 • De meme le suicide (rate) de Duveyrier dans les cabinets est juxtapose a une scene d'accouchement de Marie Pichon, eta la mort de M. Josserand. Le texte commente alors : « Un qui part, un qui vient »74 • Les parametres dissonants qui inter:ferent dans toutes ces scenes sont done les suivants : la vie
_ _ vs _ _
(la naissance, un accouchement)
la mon (l' enterrement, le suicide)
l'humain
- - vs - -
I' animal
le culturel (l'ame)
_ _ vs _ _
le naturel, le corporel (la cuisine, le ventre)
72. II, p. 467, p. 483. 73. II, p. 657 a 662. 74. III, p. 355 et 357.
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Dans certains de ces demiers exemples, on le voit, c' est souvent le jeu sur un personnage non anthropomorphe qui introduit une dissonance dans le personnel anthropomorphe : ou bien une mon humaine est neutralisee par la reference a la cuisine (le tablier de Veronique ; les cabinets) ; ou bien une naissance humaine est neutralisee par une mon animale (ou inversement) ; ou bien une mon ou une naissance humaine soot neutralisees par une mon ou une naissance animale75. « Cassage » de 1' intrigue et de ses themes et points forts strategiques, introduction dans la fiction d'un metalangage evaluatif (le terme meme de « heros ») souvent delegue a des evaluateurs pluriels (narrateur et personnages) ou partiellement incompetents et disqualifies, tous ces procedes visent bien a « inquieter » la competence ideologique du lecteur, eta rendre impossible la «mise en hierarchie » (la « pyramide ») d'un systeme de valeurs, quel qu'il soit, dans l'enonce, done la « projection » du lecteur en des lieux et places privilegiees. On passe ainsi d'une esthetique de l'intensite, de la concentration, de la focalisation ideologique sur un point unique, a une esthetique de la neutralisation normative, a une esthetique de la ponctuation dissonante, d'une ecriture-monologique a une ecriture-dialogique (Bakhtine) caracteristique, cenainement d'une cenaine « modemite » litteraire, d'une cenaine «ere du soup!;OO » ideologique.
75. Ainsi, pour illustrer ce demier exemple, Ia mon de Mme Chanteau dans La ]oie de vitJTe est suivie immediatement de la mon du chien Mathieu (III, p. 1014). A noter, dans cene scene, la presence« dissonante • de la chane Minouche («Qui faisait nanquillement sa toilette • - ibid.). Mathieu, rappelons-le, erait le nom du cochon de Desiree saigne en meme temps que Ia mon d'Albine, dans La Faute de /'abbe Mouret.
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3 Personnage et evaluation
Une ideologie, une culture, avons-nous pose dans Ia premiere partie de cet essai, peut done se laisser defmir aIa fois comme un systeme partiellement institutionnalise, en equilibre, tendant a Ia stabilite, sous formes d'evaluations des distinctions fnces, paradigmatiques (ceci est positif ; ceci est negatif), et egalement - c' est sa dimension syntagmatique et « praxeologique » - comme un ensemble de simulations imposant a des « sujets » semiotiques (les personnages d'un recit), ou reels (les lecteurs du recit pieges par « projections » sur des « heros »), un corpus de propositions narratives, de modeles, de programmes articules prenant Ia forme de contrats, de prescriptions (il faut faire ce programme qui est bon et procure tel avantage) ou d'interdictions (il ne faut pas faire ce programme qui est mauvais et procure tel d€savantage), programmes ordondes moyens en vue de fins et comparant les resultats aux projets, des performances a des competences, des benefices a des investissements. L'ideologie, sous ces deux aspects, s'oppose done, par sa logique, a l'espace amorphe de l'anarchie, oil n'existent ni contraintes, ni interdictions, ou tout est a Ia fois permis et facultatif, ou !'evaluation n'a ni COUtS ni sanctions, oil il n'y ani oppositions (l'ideologie structure) ni scalarisations (l'ideologie defmit des degres, exces ou defauts, des mesures) :
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Culture Devoir ne pas faire (interdictions-prohibitions)
Devoir-faire (prescriptions-a bligations) Ne pas devoir ne pas faire (perrnis)
Ne pas devoir-faire (facultatif)
Anarchie (ni prescriptions-ni interdictions)
L'ideologie prendra done toujours la forme, dans Ia manifestation textuelle meme, d'une comparaison, comparaison plus ou moins elliptique ou explicite, qui peut etre d'ordre paradigmatique' qui peut etre posee entre deux elements differencies plus ou moins presents ou absents (ceci est compare a cela), ou comparaison qui peut etre d' ordre syntagmatique (tel moment d'une serie d'actions est compare a tel autre moment disjoint de Ia meme serie, antetieur ou ulterieur). Evaluer etres et proces de ses personnages (pour un narrateur), evaluer les autres personnages ou s'evaluer, (pour les personnages) c'est done installer et manipuler dans un texte des listes et des echelles, des normes, des hierarchies. Deux problemes principaux se posent alors : Qui €value (y a-t-il, dans un texte, une instance evaluante plus autorisee que les autres, oii se trouvent localisees les normes ? Sur qui (sur quoi, sur quel element et a quel endroit du texte) se pone preferentiellement l' evaluation ? Dans un texte, c'est cenainement le personnage-sujet en tant qu'actant et patient, en tant que suppon anthropomorphe d'un cenain nombre « d'effets » semantiques, qui sera le lieu privilegie de l'affleurement des ideologies et de leurs systemes normatifs : il ne peut y avoir norme que Ia oii un « sujet » est mis en scene. Ces systemes normatifs, qui pourront venir frapper n'impone 104
quel personnage, appara1tront sur la scene du texte, notamment a travers la manifestation d'un lexique et d'oppositions specialisees : positif-negatif, bon-mauvais, convenable-inconvenant, correct-incorrect, mechant-gentil, heureux-malheureux, bien-mal, beau-laid, e:fficace-ine:fficace, en exces-en defaut, normal-anormal, legal-illegal, sain-corrompu, reussi-rate, etc. Certains termes, presents des certains titres d' reuvres, (par exemple Les Fleurs du mal, Son Excellence Eugene Rougon, La Belle Helene, Les Miserables, pour ne citer que quelques titres celebres du XIX• siecle) peuvent afficher, d'emblee, le role important que vont jouer ces categories. Mais un titre comme celui de La Faute de !'abbe Mouret de Zola met en place un horizon d'attente complexe, car a la fois il met en relief un personnage (l'abbe Mouret) done le valorise, et il le devalorise normativement (la faute). Ce sont ces effets complexes, d'accentuation et d'effacement, de valorisation et de devalorisation, que nous voudrions envisager ici, car si !'evaluation est, d'abord, espace evaluatif, comme tout espace, cet espace est susceptible d' orientations (ou de desorientations) diverses. Nous avons fait !'hypothese que ce discours d'escorte evaluatif tendra a se regrouper, dans le recit, a certains emplacements privilegies, a se concentrer sur les deux aspects principaux du personnage : son etre d'une part, en tant que resultat d'un faire passe, ou qu' etat permettant un faire ulterieur ; son foire de I' autre et, a propos dufoire du personnage (ses actes), sur certains actes ou types d'action qui font deja, dans l'extratexte social, 1' objet de reglementations plus ou moins explicitement codifiees. Ainsi pouvons-nous sans doute prevoir qu'un discours evaluatif, a priori non localisable, ou localisable a n'importe quel endroit du texte, accompagnera de preference, rappelons-le : a I Le regard des personnages, la relation que le personnage a avec les objets et les spectacles du monde ; ce regard pourra (comme, eventuellement, les autres sens du personnage) dans la mesure ou il est predetermine par toute une serie de canons et de grilles culturelles, et notamment de categories esthetiques (le beau et le laid, le sublime et le mediocre, le realiste et le
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romantique, etc.) qui decoupent le reel en «scenes», «tableaux», «spectacles», etc., se trouver accompagne d'un commentaire evaluatif sur sa « competence » a regarder, sur son savoir-voir, commentaire pris en charge soit par le personnage lui-meme, soit par un autre personnage delegue a 1' evaluation, soit par le narrateur ; le regard n' a done pas seulement, ici, une fonction purement utilitaire de ventilation d'une :fiche documentaire prenant Ia forme d'une description « optique » (comme c'est le cas dans de tres nombreux textes realistes), mais devient le lieu d'une intrusion normative, devient catrefour normatif, 1' evaluation frappant aussi bien Ia competence du regardeur, que son regard, que I' objet regarde, ou que le «profit» retire par le regardeur du spectacle regarde. Une «passion » est alors, souvent, Ia manifestation symptomatique, dans le texte, de l'affleurement de ce normatif (plaisir ou deplaisir, repulsion ou degout, chagrin ou ennui, colere ou satisfaction, etc.), comme nous l'avons deja note. b I Le langage des personnages : les paroles, le dire d'un personnage sur un autre personnage ou sur le monde, Ia relation d'un personnage a un autre personnage par Ia mediation du langage, pourra donner lieu, tout naturellement, a un commentaire sur son savoir-dire, sur sa style, ou maniere de parler (correcte ou incorrecte, volubile ou laconique, stereotypee ou originale, vulgaire ou chatiee, etc.). Ici s'inserera done volontiers dans le texte un metalangage, et notarnment le lexique et les locutions specialisees de Ia critique litteraire ou de Ia grammaire, metalangage qui sera pris en charge soit par le personnage lui-meme, soit directement par le natrateur, soit qui sera delegue a un autre personnage d'evaluateur. c I L'activite technologique, le travail, des personnages ; en effet un travail est toujours un programme, Ia seriation ordonnancee d'une serie d'actes qui s'impliquent mutuellement. Tout travail, en tant que rencontre d'un sujet et d'un objet mediarisee par une «competence», une «experience», un outil et un tour de main, pourra donner lieu a un commentaire sur le savoir-foire du personnage (maniement correct ou incorrect de l'outil, travail soigne ou bacle, r€sultat heureux ou ratage, etc.), commentaire pone soit par le natrateur, soit par 106
un autre personnage delegue a 1' evaluation, soit par le personnage du travailleur lui-meme. C' est sur ces trois points, certainement, « que perce l'oreille de l'ideologie l), selon !'expression de H. Mitterand1• Nous retrouvons ici trois « r6les l) fonctionnels, trois« fonctionnaires l) bien connus de l'Enonciation realiste, personnages «obliges l) de tres nombreux romarlS du XIX· siecle, charges souvent simplement de ventiler et de justifier Ia redistribution des « documents l), mais a un niveau different et darlS des fonctions (concentrer 1' evaluation, pluraliser !'evaluation, problematiser !'evaluation) radicalement differentes. Le regard, par exemple, n'est plus ici simple moyen transitif d'ouvrir et de rendre vraisemblable une description realiste «objective l), mais devient point d'affleurement de references esthetiques a des canons, a des normes; aux categories de l'histoire de l'art, etc., objet lui-meme d'une evaluation eventuellement pluralisee (le regard, le regarde, le regardant sont, simultanement, frappes d'un signe positif ou negatif). Meme chose pour le travail, ou pour Ia parole. Le personnage ici, n'est done plus seulement vecteur utilitaire, delegue au documentaire, mais devient carrefour normatif; il n'est plus simplement truchement ou motivation (pour « poser l) vraisemblablement une description), il devient motif ideologique. Aussi nous faut-il ajouter, aces trois« r6les l) fonctionnels un quatrieme, qui se situe a un quatrieme niveau d'organisation du personnage comme support d' evaluations, niveau qui pourra perpetuellement recouper les trois autres, celui de I' ethique, prise ici au sens tres large de : d I Mode d' evaluation de Ia relation sociale entre les personnages ; celle-ci est en effet toujours plus ou moins ritualisee, et Ia relation interpersonnelle, relation entre sujets individuels ou collectifs, est toujours mediatisee par des normes, des morales, arts de recevoir, de se presenter, manieres de table, theories et systemes politiques, conduites de seduction, rites de passage, etiquettes diverses, contrats d'echange, tabous sexuels, etc., qui pourront donner lieu a un commentaire sur Ia 1. L'ideologie du mythe dans Germimd, Prob!emes de /'analyse textuelle, Mon· tr6U, Paris, Bruxelles, Didier, 1971, p. 87. ·
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«competence ethique », sur le savoir-vivre des personnages (conduites legales ou illegales, correctes ou inconvenantes, pudiques ou impudiques, morales ou amorales, etc.), commentaire qui sera pris en charge par le narrateur, ou par un autre personnage delegue a 1' evaluation, ou par le personnage lui-meme. Parmi toutes les conduites socialisees du personnage, « correctes » ou « incorrectes », le rite d'une part (la fete, toute ceremonie fortement ritualisee), la conduite amoureuse et erotique d'autre part, dans la mesure oil elles mettent en jeu le corps comme support de signes, comme nous l'avons deja souligne, seront certainement les lieux privilegies de polarisation, de regroupement et de concentration des systemes normatifs, normes legales, biologiques, morales, religieuses, esthetiques, sociales, etc., s'y recoupant a l'envi. Et rappelons encore que les systemes normatifs-evaluatifs pris en charge par ces rl>les narratifs pourront certainement, comme nous l'avons deja pose plus haut en construisant ces quatre personnages types (le bavard, le regardeur, le travailleur, l'acteur social) se recouper, se relayer, altemer, se surdeterminer ou se neutraliser l'un l'autre. Enfm, outre le procede principal qui consiste a systematiquement deleguer le commentaire evaluatif, a le faire assumer soit par le narrateur directement, soit par un personnage delegue a 1' evaluation sur autrui, soit par le personnage lui-meme qui s'autoevalue, ce commentaire peut porter, sur le mode positif comme sur le mode negatif, soit sur l'acte lui-meme du personnage, dans son deroulement, soit sur les resultats et les consequences psychologiques et materiels de l'acte pour le personnage, qui en tire soit du plaisir, soit du deplaisir et de 1' ennui, soit un benefice positif attendu, soit qne perte inattendue. Dans le second cas la reference se fait surrout par rapport a des normes economiques ou technologiques, souvent exterieures et collectives ; dans le premier cas, par rapport a des normes hedoniques plus interiorisees et psychologiquement individualisees (plaisir ou ennui que le personnage retire d'un spectacle, d'un travail ou d'une parole), sans qu'il faille, bien sfu, exclure a priori le cas oil une activit€presentee comme « negative » puisse entra1ner un « plaisir » des participants, et, inversement, oil une activit€ explicitement presentee comme 108
« positive » entraine un deplaisir des participants ; dans cette discordance entre le faire et ses resultats, entre l'objet commente et le sujet commentateur, residera la possibilite de « neutraliser » le systeme des valeurs qui s' attache fatalement a toute construction de personnage dans un texte litteraire. Et enfm, posons tout de suite que la morale, ou 1' ethique, au sens le plus large de ces termes, peut etre l'interpretant universe/ des autres systemes de mediation et d. evaluation : en effet, 1' acte technique, l'acte sensoriel comme le regard, l'acte linguistique, l'acte social, peuvent toujours etre retraduits et paraphrases en termes « moraux » ; ou bien, au lieu d'etre neutralise, le systeme evaluatif peut etre naturalise par reference a des savoirs (pseudo-) objectifs ne relevant pas de normes, mais de la connaissance encyclopedique du monde (les « choses », le « dejala », le «!;a existe », le «reel»). C'est aussi dans certaines de ces operations de traduction, ou de rewriting evaluatif, de neutralisation ou de naturalisation, que se signale le mieux le pouvoir de l'ideologie.
Le regard du personnage et son commentaire evaluatif
« Peindre le dessus et le dessous », ecrit a plusieurs reprises Flauben dans sa Correspondance; « Ah ! Tout voir et tout peindre ! » s' eerie un personnage de Zola, le peintre Claude Lantier, dans L 'CEuvre. Ces formules pourraient cenainement servir d'enseignes a de nombreux romans du XIX· siecle, siecle qui a vu, selon le mot (critique) de Valery, «!'invasion de la litterature par la description», en parallele a !'invasion de la peinture par le paysage. Le texte du XIX· siecle est en effet sature d'hypotyposes. Ces morceaux descriptifs, il tend a les deleguer systematiquement a une population tres dense de personnages de voyeurs, de spectateurs, de regardeurs, d'espions, etc., qui vont les prendre en charge. Le personnage poste(fenetres naturalistes, embrasures balzaciennes, lieux eleves et belvederes stendhaliens, hublot du Nautilus, etc.) ou mobile (1' « antiquaire » des ltineraires, le touriste de Stendhal, le promeneur des Goncourt, le badaud zolien) assume ces
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descriptions par tous ses sens, et notamment par ses regards. L' espace documentaire et referentiel que le romancier veut « rendre » (le « rendu » - pour quel prete ? - est bien un terme de peintre) se trouve ainsi pris en charge par un reseau particulierement dense de !ignes de mire couvrant le reel a decrire. Cela permet aux romanciers de rationaliser et de vraisemblabiliser au mieux Ia ventilation de leurs« tableaux», de leurs « fichiers » et de leurs « documents » relatifs aux milieux traverses par le personnage' et de maintenir a une certaine « distance » esthetique une decoupe du reel (le « templum » du « contemplateur ») deja theatralise comme spectacle-document. Ainsi, a des echelles d'incarnation diverses, du «voyageur» anonyme regardant Verrieres (bel objet transparent, aussi, qu'une « verriere »)au debut du Rouge et !e Noir, du Tetrarque Herode Antipas, accoude a Ia balustrade de sycomore, et regardant le panorama de Machaerous au debut d' Heroditzs, du « passant » et du «Parisien egare » decouvrant Ia pension Vauquer au debut du Pere Goriot, ou des « yeux inconnus qui soot peut-etre ouverts dans les espaces » et qui observent Ia barque de Gilliatt au debut de Ia deuxieme partie des Travai!!eurs de Ia mer. Le texte du XIX• siecle, c'est l'Mtel Belle-Vue. Mais le fait de reticuler ainsi le reel (personnages, objets, panoramas) par le procede du regard reintroduit egalement les canons et les postures conventionnels de l'esthetique (pratique du peintre, cadrage du photographe, reil du touriste ou du badaud, ces personnages types du siecle), et permet done a I' auteur de commenter subrepticement a Ia fois, le spectacle-vu, lui-meme deconstruit en sites et elements discrets (a gauche ... a droite ... devant ... derriere ... ), et aussi le savoir-vouloir-pouvoir voir des regardeurs, done d'instaurer de subtiles hierarchies esthetiques, concordances ou discordances evaluatives, dans les spectacles et dans les spectateurs, ou entre les spectacles et leurs spectateurs. Le massif des vingt volumes des Rougon-Ma&quart de Zola constituent un « magasin » (un magazine) privilegie de !ignes de mires, done une galerie privilegiee de« point de vue» evaluatifs. Zola lui-meme, ne l'oublions pas, etait photographe. Foisonnant de spectacles (done de descriptions), le texte zolien sera traverse en effet d'innombrables commentaires 110
evaluatifs sur ces spectacles. Ainsi, dans Son Excellence Eugene Rougon, Eugene assiste a une seance de pose chez un peintre: « Tres joli, tres joli, murmura Rougon ne sachant que dire »2 ; le personnage de Clorinde, posant, a« une pose de deesse » un « profd pur», est d'une beaute « royale » et declenchera les commentaires admiratifs de 1' assistance et ses applaudissements (« Brava, Brava ») ; de meme, dans Le Ventre de Paris, Zola nous montre Claude (un peintre) « enthousiaste » devant les legumes des Hailes, « battant des mains a ce spectacle »3, « ravi »4, disant: « C'est cranement beau tout de meme [ ... ] en extase »5• De meme c'est avec admiration qu'Angelique (une brodeuse d'art) assiste, dans Le Re11e, aux fastes de la procession : « Oh ! Est-ce beau ! »6 ; c' est en esthete que Claude, devenue heros de L 'CEu11re s'immobilise sur le pont LouisPhilippe : « Ah ! mon Dieu ! Que c' est beau ! »7 • L' evaluation a, d'abord, valeur focalisatrice. Inscrivant un «site» dans le texte, elle lui attribue une origine, done suggere un «point de vue». Le topographique, d'emblee, tend a suggerer un univers evaluatif, pose un sujet comme ancrage, source, et origine du site. Le spectacle, valorise, mis en relief, valorise en retour le personnage-spectateur (focalisateur), done tend ale mettre lui-meme en relief en lui faisant endosser retroactivement un certain nombre de competences et de qualifications (sens du beau, emotivite devant la nature, competence esthetique, etc.) traditionnellement valorisees, et en introduisant soit une redandance milieu-personnage, soit au contraire en soulignant une discordance ; dans les deux cas le texte accentue la relation entre le spectacle et son spectateur, I'objet et le sujet, et en fait un moment fort de !'intrigue. D'autre part, un site est toujours une reticulation de l'espace, une decomposition de celui-ci en 2. ll, p. 65. Sur I'importance de Ia territorialisation du personnage chez Zola, voir notre essai Le Personnel du roman, le sysfeme des personnages dans les • Rougon-Macquart » d'Emile Zola, Geneve, Droz, 1983. 3. I, p. 626 et 627. 4. I, p. 624, p. 622 ? 5. I, p. 628 : ailleurs, il « pousse des petits cris d'admiration p. 618). 6. IV, p. 922. 7. Ibid., p. 214. Dans Le Ventre de Paris, Claude perpetuelletnent a des « tableaux tout faits » (I, p. 624).
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€1ements discrets (devant, derriere, au loin, aupres, a droite, a gauche ... ) dont chacun pourra recevoir une valeur paniculiere. Les elements d'un «montage» soot done prets : le romancier peut jouer, soit de la mise en phase, soit, plus systematiquement, au contraire, du decalage, entre le spectacle et ses spectateurs, entre parties du spectacle, et entre spectateursevaluateurs entre eux. Nous avons vu, plus haut, a partir d'un exemple de Germinal, comment la greve-spectacle (la « belle horreur )) ) etait evaluee contradictoirement par plusieurs evaluateurs distincts. La meilleure maniere de neutraliser encore plus I' evaluation sur une «scene)) consiste a faire assumer une scene frappee d'un net signe positif, ou simplement mise en relief emotivement, par un personnage negatif ou par un personnage qui ne sait ou ne peut, ou ne veut interpreter « correctement » le spectacle qu'il regarde, ou reciproquement. Ainsi !'execution de Silvere (personnage principal dans La Fortune des Rougon) est-elle « mise en scene )) et prise en charge par un personnage negatif, un personnage secondaire, qui eprouve du « plaisir »,Justin, install€comme a un « balcon)) pour assister a I' execution de Silvere : « D eut un sourire [... ] I' assassinat du charron achevait de le mettre en joie. D attendit le coup de feu avec cette volupte qu'il prenait ala souffrance des autres, mais decuplee par l'horreur de la scene melee d'une epouvante exquise »8 • On retrouve la I' oxymoron « epouvante exquise », leitmotiv rhetorique destine a problematiser I' evaluation dans nombre de descriptions de ce type. Meme oxymoron (« colossale et fragile») pour I' evaluation des Hailes regardees par Florent dans Le Ventre de Paris, qui se combine avec une reception negative pour le personnage (« n touma la tete' fkhe d' ignorer oil il etait, inquiete par cette vision colossale et fragile »). De meme, le spectacle de la charge de la division Margueritte, dans La Debacle, apprecie positivement par le roi Guillaume depuis son observatoire de la Marfee (« Ah ! les braves gens »), est frappe de I' oxymoron : « L'inutile et glorieuse charge». Inutile glose le resultat narratif de la charge, glorieuse glose la 8. I, p. 313.
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« maniere »de Ia charge. Meme oxymoron,« exquis et monstrueux » pour qualifier les pensees de Renee au spectacle du Bois au debut de La Curee, et un portrait de Renee elle-meme en grande toilette, vue par Maxime, est ainsi termine : « C'etait laid et adorable »9. L'oxymoron est le signal d'un espace evaluatif pluriel, et frappe le personnage et son univers d'un horizon d'attente et d'un signe ambigu. Ambiguite qui sera done renforcee si le spectacle, comme « templum »de Ia contemplation, est, comme les exemples le monrrent, un ensemble divise en plusieurs elements (champ de bataille-« echiquier »,ville et ses «quarriers», Hailes et ses «pavilions» et «rayons», parties et « articulations» d'un corps reconvert d' « articles» de mode, etc.), decomposition du site qui permet de differencier ses parties en unites pourvues de valeurs esthetiques differentes. Bien sU.r, le phenomene de discordance pourra erre accentue si les personnages de temoins sont multiplies, si le systeme evaluatif est pluralise dans ses sources. Ainsi !'horrible bataille de Bazeilles est assumee successivement par les commentaires d'un gamin blagueur (« Oh ! ce qu'ils sont rigolos ! [ ... ] Une joie folie fit danser le gamin, qui rrouvait rres farce - Bravo ! [ ... ) Son petit compagnon continuait a rire »)10 , et par les regards horrifies d'Henriette. De meme, Ia scene agrand spectacle du bapteme du prince imperial dans Son Excellence Eugene Rougon est assumee alternativement par les regards €merveilles de Mme Correur (« ahurie, croyant avoir vu quelque vieux tableau, pareil a ceux du Louvre »)11 • et par ceux,
9. I, p. 329, 4o4. 10. V, p. 629. De meme la bataille est vue egalement pat« ttois fe=es » applaudissant au spectacle depuis leur fenette (ibid., p. 5757. 11. II, p. 102. On ttouve ttes freque=ent, dans la litteratute du milieu du XIX• siecle, ce theme du provincial ahuri ou du « badaud qui va voir les ttavaux de la ville» (voir Les Bourgeois de Molinchart, de Champfleury, ou le bourgeois qui « baguenaude sur les boulevards, regardant sans voir et sunout sans penser », de la Physiologic du bourgeois de H. Monnier. Les yeux eeatquilles, ou €bahis, ou « arrondis »(II, p. 91) sont le leitmo· tiv des Chatbonnel, ainsi que celui des parvenus Mignon et Chattier dans La Curee. La visite a !'exposition universelle sera souvent prise co=e theme et lieu de ces ahutissements oculaires.
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negatifs, biases, de Rougon(« ce sont toutes ces lumieres, ladedans, qui m'ont fatigue») ou de Du Poizat (« c'est assommant »). L'opposition (fondee sur le « savoir ») : blase-vs-ahuri
doublant !'opposition : plaisir-vs-deplaisir
definit alors ason intersection deux types contradictoires de personnages de spectateurs que nous rencontrons souvent dans le texte du XIX· siecle, l'autochtone d'une part, l'intrus d'autre part (ici une provinciale declasse moyenne face a des Parisiens du grand monde), souvent lies en couples quasi figes ; ils constituent alors avec, en tiers, les personnages qui forment le spectacle regard€, un carrefour d'espaces normatifs souvent contradictoires, oilla notion d'espace, de topos, reglemente de contraignante aIa fois le deploiement des !ignes de mire, mais leur valeur quasi juridique (l'intrus et l'autochtone n'ont pas les memes droits sur l'espace, qui lui-meme, prive ou public, implique des contraintes diversifiees) :
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Personnages-spectacle Spectateur I
.._______ Spectateur II
effet, le fait de faire regarder un spectacle « avec ou sans personnage » par deux (ou plusieurs) personnages permet a I' auteur de juxtaposer deux (ou plusieurs) evaluations contradictoires, done de « brouiller » 1' espace normatif qui accompagne Ia scene: Lucie etJeanne trouvent, nous l'avons vu plus haut p. 33, Ia horde des grevistes de Germinal« superbe » ; mais Mme Hennebeau Ia trouve en revanche « atroce » ; Mme vitupere « ce gueux de Paris» que Claude, lui, trouve « superbe ». Quant a Ia foule de Germinal, personnage collectif objet des regards des personnages d'observateurs, elle est
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frappee directement par le narrateur tant6t, sur cenains de ses elements, de signes positifs, tant6t sur d' autres de signes negatifs, et elle est elle-meme, en tant que« morceau » (ekphrasis, belle scene descriptive), narrativement, par le «montage l) meme des sequences, juxtaposee (ou enchassee) en antithese dissonante a un decor presente comme positifl 2 • La premiere apparition de Nana au theatre est, de meme, ainsi commentee :«Dans le couloir, deux jeunes gens, :£rises au petit fer, tres corrects avec leurs cols casses, se querellaient. L'un repetait le mot : Infecte ! infecte ! Sans donner de raison ; 1' autre repondait par le mot : Epatante ! epatante ! dedaigneux aussi de tout argument »13. Ici la reference a la mode (cheveux et habit, reference a un savoir-vivre) redouble le jugement esthetique (sur un spectacle) et s'accompagne d'une evaluation linguistique (le «mot l) qui evite le discours « argumente »). ll semble bien que nous ayons la un procede typique de defocalisation de l'espace normatif-evaluatif du recit : ce procede ne consiste pas, on le voit, a supptimer toute evaluation, a construire un texte « objectif » ; ce que quelqu'un comme Zola construit autour du personnage, c'est une mosaYque, un 12. Voir Ia musique « barbare » et « Ia sonnerie sauvage »de Ia come de Jeanlin (Ill, p. 1417), les « yeux ensauvag€5 » dela Maheude (ibid.), lac ferocite croissante (ibid., p. 1421), la «folie» qui dettaquait toutes les » (ibid.), etc. Face a cela Zola nous decrit en enchissement Ia « buee interieure de Ia Piolaine » avec son c impression de bonhommie et de bienetre' Ia sensation patriarcale des bons lits et de la bonne table' du bonheur sage, ou coulait !'existence des proprietaires »(ill, p. 1424). On notera Ia redondance des notations positives (soulignees par nous), ainsi que les termes d' « impression, sensation "'• qui renvoient ici a des observateurs anonymes, personnages non explicit€5, ce qui contribue a« diluer »1' origine de 1' evaluation. type de construction de spectrJde contrt1St8 dans lA Fortune des Rougon, ou les insurg€5, pr€sent€s comme incluant des personnages posicifs (Miette, Silvere), portent sur un jugement posicif (« joie [... ] enthousiasme [... ] »), et sont jug€5 par une instance anonyme (« on les insurg€5 comme on des libetateurs [... ] allegresse toute 11Ufridionale [ ••• ] confiance tayonnante »- I, p. 210) ; de plus ils sont contempl€5 depuis une veritable« balcon »de theine, par des personnages qui les jugent negativement (- « Quels gueux ! murmucomme sur le rait le commandant, appuye a Ia tampe d'une velours d'une loge de theine[ ... ] certe canaille ! [ ... ] c'est une honte [... ) ils ont tralne leurs creatures avec eux [il s'agit de Mierte). Pour peu que cela continue, nous allons assister a de belles chases », ibid., p. 210-211). 13. II, p. 1110.
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« p3tchwork » d'espaces evaluatifs juxtaposes, voire une hypertrophie d'univers evaluatifs, plutot qu'un monologue univoque au service d'un systeme de valeurs privilegie. Ainsi le spectacle de la triperie des Hailes, frappe par le texte de !'oxymoron« horreur exquise »,est egalement frappe de nombreux termes negatifs (« puer «sales», « guillotine»,« boue horrible»,« sanguinolente », « charnier »... ), et est pris en charge par le trio Cadine-Marjolin-Claude (« s'amusant », « inquiets et ravis », « ils jouissaient », «en extase ») dont le texte note tantot les reactions ambigues, frappes de I' oxymoron(« ravis et inquiets »), tantot le plaisir, avec, de plus, des comparaisons incongrues avec des objets culturels :«Claude, l'reil pam€, etait plus heureux que s'il edt vu defuer les nudites de deesses grecques et les robes de brocart des chatelaines romantiques »14 • De meme, toujours dans Le Ventre de Paris, le spectacle, prosaique en lui-meme, des legumes des Hailes est pris en charge, on le voit, par le regard tour a tour tent€, etourdi, ecreure de Florent l'affame. D'oil une serie d'evaluations « paradoxales » (les legumes faits pour nourrir degodtant Florent et enthousiasmant esthetiquement Claude ; le point de vue de Florent est oppose a celui de Claude): Narrateur
+
Spectacle Legumes
t
t
(Degout)
(Plaisir)
I
I
Px spectateur- Florent
Claude- Pz spectateur
14. I, p. 774-776.
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Le spectacle tend done adevenir un « nexus normatif » (plaisir et degodt, esthetisme et utilitarisme, etc. .. ) oil chaque valeur invoquee, qu'elle soit prise en charge directement par un narrateur ou deleguee a un (ou plusieurs) personnage, nomme ou anonyme, de spectateur, tend a neutraliser Ia valeur voisine 15 • De meme Ia premiere description de Ia charcuterie Quenu dans Le Ventre de Paris, prise en charge par Florent, se presente avec un exces de termes positifs : « Elle etait une joie pour le regard. Elle riait [ ... ] couleurs vives qui chantaient [ ... ] tendresse [ ... ] cadre aimable (... ][Lisa] mettait un bonheur de plus, une plenitude solide et heureuse ( ... ] belle femme», etc. L'exces hyperbolique meme de cenains termes, « trop » positifs, Ia repetition insistante des adjectifs gros et gras, tend cependant a provoquer le suspens du jugement du lecteur. a provoquer un horizon d'attente problematique, d'autant plus que Zola mentionne un « frisson a fleur de peau » de Florent devant ce spectacle, et modalise discretement cette description soit par des oxymorons, soit par des images « dissonantes » comme « chapelle du ventre», ou par I' introduction d'objets culturels incongrus comme les «Amours joufflus »de Ia devanture. Redondance hyperbolique (de signes soit positifs, soit negatifs) et oxymoron soot encore ici les deux procedes rhetoriques qui signalent et mettent en relief 1' espace evaluatif-normatif du personnage, mais qui, en meme temps, le problematisent. Evidemment, cette evaluation de Lisa (son leitmotiv : « Ia belle Lisa») ne prendra tout son sens que narrativement et syntagmatiquement, que par Ia suite, confrontee a une demiere et symetrique description positive de Ia charcuterie, qui clot le roman juste apres le drame de I' arrestation de Florent. L'architecture narrative globale, ici, levera l'indecidabilite d'une construction
locale. Nous trouvons ce type de construction meme pour des personnages en apparence non ambigus, comme Serge et Albine 15. « Florent ecoutait, le ventre setre, cet enthousiasme d'artiste »(I, p. 623). « Florent souffrait [ ... ] il ne voulait plus voir[ ... ], l'angoisse le prit »(ibid., p. 628-629). «La carotre crue, qu'il avait avalee, lui dechirait l'estomac » (ibid., p. 632). « C'est cdnement beau tout de murmutait Claude en enase. Florent souffrait » (ibid., p. 628).
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dans 1' episode du Paradou dans La Faute de l'ahhe Mouret. Les personnages, en effet, y soot mis en scene de nettement positive. Au : « Comme tu es beau ! » d' Albine regardant Serge, correspond en echo le : « Comme tu es belle ! » de Serge a Albine. La reciprocite, ici, la «mise en echo» des evaluations positives, souligne une positivite non ambigue, met en relief un « couple » ; cela est reaffirm€ quand on replace ces personnages dans le systeme global de l'histoire, oilles personnsages soot juges differentiellement, par rappott aux autres personnages (cf. le « Vous etes laid ! », de Desiree a Archangias et le : « Vous etes belle! »de la meme Desiree aAlbine) et aux autres moments de l'histoire des memes personnages ; mais, a 1' €chelle locale, ces memes personnages peuvent ne plus se trouver beaux, et ne plus trouver beaux les milieux qui les entourent. Meme dans la partie II, l'idylle esthetique des personnages est entrecoupee, aregarder de pres, de moments oil ils trollvent le Paradou laid et inquietant, comme dans 1' episode des plantes grasses 16 , et sunout la redondance de la positivite esthetique est partiellement neutralisee par !'insertion d'une autre norme, d'une negativite morale, qui accompagne discretement le trajet des personnages 17 ; il est significatif que !'endroit de la foute (manquement a la norme morale, a un savoirvivre), soit aussi l'endroit le plus heau (positivite et conformite aune norme visuelle esthetique). Curieusement, l'anormal, le fou, le simple d'esprit, Desiree, semble etre le « desambiguisateur » ultime du systeme (elle apprecie « correctement » la beaute et la laideur), mais sa folie meme le rend problematique. Notons que la discordance peut etre interne au personnage, visible sur son physique, ou son habillement (et c'est 16. D'ou I' oxymoron : « griserie amere »(ibid., p. 1387), et la grande frequence de termes negatifS : « :fetide "'• « vertige », « cauchemar », « monsttes », « cloportes », « pustules », « maladie », « empoisonnee », etc. (ibid., p. 1387 et suiv.) dans ce passage. 17. « C'est defendu, declara grav..ment Albine. Tousles gens du pays m'ont dit que c'etait defendu » (ibid., p. 1358) ; « Tu sais bien que c'est defendu » (ibid., p. 1367) ; «Ton herbe ou l'on meurt ... [... ] c'est defendu » (ihid., p. 1359) ; « Ce n'est pas defendu » (ibid., p. 1401) ; « Nous avons peche, nous meritons quelque chiriment terrible » (ibid., p. 1416).
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alors le regard d'un tiers, delegue a !'observation esthetique, qui problematise le personnage), ou bien la discordance peut etre peu a peu construite par !'intrigue elle-meme, un signe moral ponant sur les actes ulterieurs du personnage pouvant neutraliser un signe esthetique, ou inversement. Ainsi des deux personnages Lisa (Le Ventre de Paris) et Clorinde (Son Excellence Eugene Rougon) toutes deux qualifiees de« belles» des leurs premieres apparitions, dont la premiere est surtout d€sambiguisee parses actes ulterieurs (quoique, nous l'avons vu, le narrateur frappe deja, d'emblee, de signes legerement negatifs la description de la charcuterie vue par Florent), Ia seconde frappee d'un signe esthetiquement ambigu (« etrangement », «robe mal faite ») des sa premiere apparition. Elle est, a un moment, presentee-d'une sone d'oxymoron descriptif, comme une « Junon fille de brasserie »18 • On notera, dans ce double exemple,le deplacement metonymique (l'habitat pour !'habitant ; !'habit pour !'habitant) du point d'application de Ia norme esthetique. Lieu d'une « mise en spectacle » du texte (un spectacle, un spectateur, une « scene »), d'une theatralisation et d'une « mise en scene» de Ia part de !'auteur, il est done normal que le point d'ou l'on voit soit le lieu ou soit mentionne une sone de « prime de plaisir »19. Emma Bovary, du haut du panorama 18. c Une grande fille, d'une admirable beaute, mise ues euangement avec une robe de satin vert d'eau mal faite, venait d'enuer [ ... ] T'J.enS ! La belle Clorinde ! murmura M. La Rouquette »(IT, p. 18). L'expression de« fou lucide "• bel oxymoron que Zola a ere chercher dans ses lectures documentaires de 1868-1869 (Trelat), ec qu'il aime utiliser (notam:ment pour Mouret dans La Conquete de Plassans), camcterise egalement Clorinde (ll, p. 147). Louise de Mateuil, dans La Curee, est aussi un personnage frappe de 1' oxymoron « laide et adorable " (1, p. 434). 19. Le plaisii, mele de tetteur eventuellement, suivra done volontiers les nombteuses « scenes " de flagrant delit qui parsement 1' reuvre. Plaisir qui renvoie, aussi, a celui du lecteur attendant « la suite "· Les termes memes qu'utilise Zola sont symptomatiques a cet egard ; ainsi il ecrit d'Etienne suivant et espionnant Catherine et Chaval dans Germinal : « n guettait la_fin de l'histoire, pris d'une sensualite qui changeait le cours de ses reflexions »(ill, p. 1242). En rant que temoin, en rant qu'eprouvant du plaisir, ou de la curiosite, Etienne est surtout le substitut du lecteur (et aussi du narrateur : il y a un plaisir, non seulement a lire« la suite "• mais a « ectire J> de telles scenes).
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qui domine Rouen, sent, nous l'avons deja note, son creur se « dilater » de bonheur. Le hublot du Nautilus est le theatre d'une intense activit€ jubilatoire et euphorique (« que! spectacle ! [ ... ] notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nos interjections ne tarissaient pas[ ... ] je m'extasiais [ ... ] On ma joie de professeur [... ] €merveilles [... ] rien de plus admirable que [ ... ] nos yeux eblouis [ ... ] enchanteresse vision», etc. -chap. XIV). La fenetre, le lieu occupe par le regardeur, devient le lieu d'une reecriture, tres souvent, de l'esthetique (lebeau, le laid, etc.) en ethique ou en hedonique. De generale, les embrasures, les seuils, les encoignures, les balcons et les lieux eleves, I' air transparent, le corps transparent (Ia vitre, Ia fenetre), metaphores elles-memes « transparentes »des« miroirs » et « ecrans »des textes theoriques des romanciers quand ils parlent de la litterature, tendent souvent, quasi automatiquement, a se poser comme les lieux d'inscription d'un plaisir ou d'un deplaisir du personnage, voire d'une jouissance ou d'une angoisse de la part des spectateurs : « Cette fenetre lui procurait des jouissances sans fin», dit Zola de Mile Saget dans Le Ventre de Pafis2° ; ailleurs Zola parle d'un personnage « jouissant de la campagne comme on en jouit par une fenetre »21 ; Ia fenetre est, pour Helene, dans Une page d'amour, « Ia seule recreation qu' elle prit »22 , et pour Felicite une de ses «distractions» favorites 23 • D' Angelique (Le Reve) le texte nous dit que« c'etait avec Ia joie d'une veritable recreation qu'elle se retrouvait seule dans sa chambre [ ... ] Mais ce qui plaisait a Angelique, c'etait le balcon [ ... ] Jamais Angelique ne se lassait »24 . D' ou les « applaudissements » qui accompagnent souvent I' organisation du reel en spectacles esthetiques assumes par des spectateurs postes, et que l'on peut lire aussi bien comme un commentaire des personnages sur ce reel que comme un meta-commentaire (un satisfecit) du narrateur sur lui-meme. L'applaudissement cumule Ia 20. I, p. 856-857.
21. I, p. 23. 22. II, p. 822. 23. I, p. 70 (La Fortune des Rougon). 24. IV, p. 869-870.
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thematique du theatre (du spectacle), celle du plaisir, et celle de la ftxite du spectateur post€. Dans La Debacle, les personnages immobiles au milieu des flux et des flots perpetuels de foules sont toujours des spectateurs. Ainsi ces civils «testes» dans la bataille de Bazeilles : «A I' angle d'une melle dans une petite maison, trois femmes etaient restees ; et tranquillement, a une des fenetres, elles riaient, elles applaudissaient, l'air amuse d' etre au spectacle »25 • A la limite, en 1' absence d'autres personnages que les personnages regardes, ce «sarisfecit )) peut etre delegue a un actant collectif, a un personnage non anthropomorphe. Ainsi de la clausule du chapitre XV de La Faute de /'abbe Mouret : « Le pare applaudissait formidablement ». Vnpathetique, une sentimentalitC, ala fois consequence et signal indirect du normatif (nous avons deja indique que la norme s'accompagnait souvent d'un affleurement de references a des «passions», ou a des «sentiments»), tend bien a accompagner toute inscription d'un systeme de valeurs dans un texte. L'euphorie, par exemple, est une sone de profit apres un investissement, benefice du desir. Mais c'est aussi une legislation qui s'introduit des la composition du moindre « site» ou topos de regards : tout espace, selon qu'il est public, prive, ou semi-prive, autorise ou interdit cenaines activites, defmit comme convenable ou inconvenable tel ou tel geste. Regardez d' un lieu clos (prive) vers un lieu ouven n' est pas equivalent a regarder d'un lieu ouven (public) dans un lieu clos (prive)26 • Ce qui peut etre regard de touriste (autorise) dans un cas peut devenir espionnage (interdit) dans l'autre cas. C'est done une sone de meta-espace evaluatif qui peut venir se greffer sur toute mention d'espace realiste optique. Et comme si le narrateur-descriptif, honteux de s' etre laisse emponer a dectire, se jugeait alors s€verement, un cenain nombre de descriptions sont accompagnees d'une sone de glose autoreferentielle qui peut etre lue comme un commentaire que 25. v. p. 575. 26. Sur cette reticulation nonnative de l'espace, voir E. Goffman, La Mise en scene de Ia vie quotidienne, ttad. .• Paris, Ed. de Minuit.
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le narrateur, via ses personnages, fait poner sur son propre texte, sur son propre savoir-ecrire ; sunout lorsqu'une telle glose vient apres une serie descriptive, ou apres la deuxieme description du meme decor. Ainsi Ia deuxieme description du Bois par Zola a Ia fm de La Curee, qui reprend celle de l'incipit, parle d'un « eblouissement », oii « les yeux battaient, on ne distinguait [ ... ] que Ia tache sombre de Ia barque de promenade »27. Ainsi !'exposition de blanc du Bonheur des Dames « faciguait le regard »28 ; ou bien une debauche de couleurs provoque chez le personnage une « fatigue de ses yeux aveugles par le pele-mele eclatant des couleurs »29 ; ainsi le Paradou : « C'etait trop vaste, trop complexe, trop fon- Je ne vois pas, je ne comprends pas, s'ecria-t-il »30 . De meme Florent dans les Hailes est « perdu, les yeux effares, Ia tete cassee »31 ; de meme Ia pulverulence generalisee des choses decrites (le leitmotiv : « poussiere de solei! », est general dans le texte zolien), aboutit dans La Faute de /'abbe Mouret ades « bigarrures confuses », a« I' evanouissement des choses »3 2 • La visite du Louvre, dans L 'Assommoir, cause aux visiteurs (les invites a Ia noce de Gervaise) « un gros mal de tete». 27. I, p. 592. On notera le focalisateur « on », qui telaie le personnage (Renee) qui a inaugure la description. 28. III, p. 797. 29. III, p. 631. D s'agit de Flotent dans les Hailes ; « un &louissement l'aveuglait » (ibid., p. 632), il est« aveugl€ » (ibid., p. 633). 30. I, p. 1329. 31. I, p. 696. D est significaci£ de voir des termes tout a fait semblables venit sous Ia plume de quand il critique la «division ttop fine», le « papillotement »des descriptions dans l'reuvre litteraire (CEu1!Tes, t. II, p. 736, 552, etc.). 32. I, p. 1352, p. 1405, etc. Voir Etienne, assumant parses regards tour a tour « habitues » ou « aveugles I) une description de Ia mine : «Etienne resta immobile, assourdi, [... ) Ses yeux s'habituaient [... ) ce vol sur sa tete 1' ahurissait [ ... ] les oreilles cassees [ ... ) sans qu'Etienne comprlt rien aces besognes compliquees »{III, p. 1152-1153). Dans La Cuf'lfe, Ia thambre de Christine et de Renee a l'h6tel Beraud est decrite en foncrion de sa thambre ouvrant sur la Seine et Paris. Cette thambre, a Ia fois « et « pigeonnier, {1, p. 401), est un « paradis ». Les fillettes y passent des heures a regarder Paris « enthousiasmees », pleines d'une «grande joie », « ravies »(ibid.' p. 401, 402, 403). Mais Ia aussi le plaisir « charnel, est present ainsi qu'un interdit (c'est-adire un signe negatij} joint a une « lassitude » : « Parfois Renee, lasse de cet horizon sans bomes, grande et rapponant du pensionnat des
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Le moment narratif oil le regard du personnage sera sans doute le plus surdetermine par toutes sones de canons normatifs sera certainement celui oil le spectacle regarde est dejii constime referentiellement comme objet esthetique, ou comme reuvre d'an (image, tableau, sculpture, architecture ... ). Le romancier, qui est fmalement, avant tout, un deconstructeur normatif(il. tend toujours a analyser, a decomposer, a deconstruire un element du reel en ses divers niveaux de determination normative), sait que I' objet semiotique-esthetique n'est pas une essence« massive», il sait que s'y surdeterminent ala fois une norme esthetique (lebeau, le laid), une norme technologique (un travail soigneux ou bWe d'artiste), une norme rhCtorique (la parole, jargonnante ou simple, des critiques et des personnages commentant l'reuvre), et une norme ethique (il y a des sujets de tableaux« convenables » et d'autres « inconvenants »). Affecter d'un signe positif l'reuvre, c'est mettre en relief aussi bien le producteur de l'reuvre que le regardeur de l'reuvre dont la competence trouve alors matiere a s'exercer. Mais le systeme la aussi peut se compliquer : un personnage negatif (par exemple presente comme depourvu de tout go6t artistique) peut juger positivement un objet (tableau, spectacle, etc.) positif; mais il peut juger positivement un objet negatif, negativement un objet positif, etc. n y ala, particulierement nets en cas de presence d'une reuvre d'an, les elements d'une combinatoire normative que de nombreux ecrivains (les Goncoun, Balzac, Stendhal, Zola, etc., dans les romans qui traitent explicitement de 1' reuvre d' an ou mettent en scene des peintres) semblent avoir frequemment utilisee, et qui va bien dans le sens de 1' ambiguisation et de Ia neutralisation de 1' espace normatif-esthetique du personnage, mais dont Ia resultante ultime revient souvent a frapper d'un signe globalement negatif le personnage delegue au regard. On peut done poser que !'introduction d'une reuvre d'an dans le paysage d'un roman, qu'elle soit prestigieuse (les tableaux du curiosit€s chamelles, jetait un regard dans I' €cole de natation des bains Petit
[ ... ] Elle cherchait a voir. entre les linges flottants pendus a des ficelles en guise de plafond, les hommes en dont on apercevait les venues nus» (ibid., p. 403).
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Louvre regardes par la noce deL 'Assommoir) ou naive et derisoire (les « peintures idiotes, dessus de pones, decors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires » etc., de Rimbaud), introduit sans doute, toujours, une sone de vacillation et de destabilisation evaluative dans l'enonce, la reference aux canons de la « beaute », aux « godts et aux couleurs », creant toujours une sone de brouillage des valeurs. D'oill'interet de reperer soigneusement alors, dans tout texte, son affleurement, et de voir de pres quel est le montage des sites, meubles, immeubles ou objets esthetiques qui prennent en charge cette reference a la « beaute ». Terminons sur un exemple de L 'Assommoir : « Coupeau avait orne les murs de son mieux, en se promettant des embellissements : une haute gravure representant un marechal de France, caracolant avec son baton a la main, entre un canon et un tas de boulets, tenait lieu de glace ; au-dessus de la commode, les photographies de la famille etaient rangees sur deux !ignes, a droite eta gauche d'un ancien benitier de porcelaine doree, dans lequel on mettait les allumettes ; sur la corniche de !'armoire, un buste de Pascal faisait pendant a un buste de Beranger, l'un grave, I' autre souriant, pres du coucou, dont i1s semblaient ecouter le tictac. C' etait vraiment une belle chambre. » Le cadre des meubles est ici, au corps de !'habitant, une sone de demultiplication du vetement du personnage : un moyen de le situer dans un univers de valeurs. lci, par voisinages, detoumements, et decalages, se construit un univers problematique, neutralise, plurisemiotique (bustes, photographies, images, reference indirecte a des textes) : detoumements de fonctions (!'image a regarder « tient lieu » de glace oil se regarder' infraction a la norme d'utilisation des objets et outils) ; detournement d'objet de culte en objet utilitaire (les allumettes dans le benitier) ; echelle de « beaute » a etalon incenain (« de son rnieux ... promettant des embellissements ») ; photos de famille - et quelle famille- (au lieu d'images pieuses) encadrant le benitier ; neutralisation de Beranger par Pascal, et inversement ; neutralisation de Pascal par le coucou, et inversement ; symetries systematiques (« entre· un canon et un tas de boulets, ranges sur deux !ignes, a droite et a gauche, faisait pendant a») 124
neutralisant un bric-a-brac et un heteroclite culture! (Pascal, le marechal de France, la farnille Rougon-Macquart, etc.) et inversement, tout cela rend problematique 1' evaluation (par le lecteur) de l'evaluateur-decorateur (Coupeau), de l'objet evalue (la chambre), et de l'origine meme de !'evaluation : qui, du narrateur ou de Coupeau, prend en charge le fragment de style indirect-libre mis en clausule : « C'etait vraiment une belle chambre » ? Nous reviendrons sur ce probleme de 1' reuvre d'art comme «foyer evaluatif )).
La parole du personnage et son commentaire evaluatif
Comme la « scene )) et la tranche de « vision », la parole des personnages se presente souvent, entre ses guillemets, ses alineas et ses tirets, comme un enonce separable a fone cohesion interne. Un commentaire normatif pourra done, avec toutes les garanties de la vraisemblance, s'y greffer et venir accompagner les prises ou les abandons de parole du personnage. Ainsi le personnage aura une parole technique ou vague, correcte ou incorrecte, prosaique ou symbolique, efficace ou inefficace, fievreuse ou calme, un debit presse ou lent, une elocution embarrassee ou facile, une phraseologie verbeuse ou concise, plate ou imagee, etc., tous adjectifs evaluatifs qui, en fm de compte (c'est la dimension autoreflexive de toute evaluation de parole en texte litteraire), n'evaluent pas autre chose qu'un texte appartenant a l'auteur lui-meme, et qui introduisent sur la scene du texte les expressions, la terminologie, les metaphores de la grammaire, de la rhetorique, ou de la critique litteraire ; ces evaluations sont mises au compte soit, directement, du narrateur, soit du parleur lui-meme, soit d'un personnage delegue qui commentera cette parole. D'oii l'interet de cenains personnages types comme le pretre, le pohe, lebeau parleur, le bavard mondain, le parvenu volubile, l'homme de salon, etc., qui reviennent si souvent dans le roman du XIX· siecle. La mise en scene, par exemple, d'un personnage comme le poete Canalis, dans Modeste Mignon de Balzac, permet !'introduction d'un riche metalangage d'escone proliferant dans le texte
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au voisinage de toutes les « prises de parole» (ou « prises d'€criture ») du personnage : « Formules declamatoires, morceaux cllins, nails, pleios de tendresse, caressante po€sie femelle, po€sie debitee avec le talent d'un grand acteur, dit emphatiquement Canalis, emphase de melopee, ton declamatoire, lieux communs modemes, expressions sonores, prose pompeusement debitee, Canalis parla pendant quelques instants avec un grand luxe d'images et en se complaisant dans sa phrase», etc. De meme, le fait d'introduire dans un roman une parole ecrite ou retranscrite, comme par exemple une correspondance par letIres (cf. les veritables « romans par lettres » qui apparaissent dans presque tousles romans stendhaliens), permet, egalement, !'introduction d'un meme systeme d'evaluation redouble sur l'ecriture des personnages (!'intrigue de Modeste Mignon, on le sait, est fondee au depart sur une correspondance anonyme et faussee entre Canalis et Modeste). Remarquons, tout de suite, que l'ecrivain, au XIX· siecle, sunout l'ecrivain de projet « realiste »,semble fascine par une particularite du reel qui, justement, semble permettre le rea1isme : le reel deja-ecrit, le reel en tant qu'il est suppon concret de paroles, d'ioscriptions et d'ecritures, le reel deja semiotise (graffitis, epitaphes, pancartes, affiches, reclames, etiquettes d'objets, enseignes, symboles et signes de larue, etc.). Le texte ne pouvant copier et reproduire que du texte, !'auteur realiste va, avec une predilection particuliere, prelever dans le reelles elements scripturaires de ce meme reel ; 1a « copie » (c'est peutetre pour cela que les objets emblematiques du realisme pourraient etre le perroquet de Felicite- l'oiseau qui repete une parole deja dite - et le double pupitre a copier de la fin de Bouvard et Pecuchet) est, peut-etre, la seule pratique d'ecriture vraiment r€aliste, celle qui consiste a retranscrire par 1' ecriture le deja-ecrit d'un monde « semaphorique » : les manreuvres electorales de Lucien Leuwen passent par l'uti1isation du telegraphe, dont Hugo, dans son voyage sur le Rhin, note la presence constante dans les paysages, hieroglyphes ponctuant les hauteurs du relief. « L'antiquaire » hugolien est, egalement, un decrypteur et recenseur maniaque d'ioscriptions votives, funeraires, dedicatoires, publicitaires ; Homais est, dans son 126
magasin, environne d' ecritures, de pancartes, de reclames ; Gilliatt a son nom ecrit sur la neige, et Bouvard et Pecuchet dans leurs chapeaux, aux premiers chapitres des a:uvres dont ils sont les heros ; Stendhal-Brulard ecrit sur le sol, sur les murs de sa maison, sur sa ceinture, sur ses bretelles ; les noms de Sorel, de Vauquer, du magasin «Au Bonheur des Dames», s'inscrivent sur des enseignes au seuil du Rouge et le Noir, du Pere Goriot, et d'Au bonheur des Dames. Coppee, Rimbaud, Nouveau, Verlaine, Verhaeren, sont fascines par les reclames, enseignes, inscriptions diverses du mobilier urbain qui proliterent sur les murs de la ville. Coppee consacre un poeme entier a ce bel exemple de corps semaphorique, L 'Homme-sandwich, et Balzac reproduit la partition du chant de !'heroine dans Modeste Mignon. En attendant les reclames des passages parisiens (Aragon), et « les prospectus les catalogues les a:ffiches qui chantent tout haut [ ... ] les inscriptions des enseignes et des des perroquets murailles/Les plaques les avis [qui] a la criaillent »de Zoned' Apollinaire (on rettouve, dans ce dernier exemple, notre perroquet)33. Decrivant, reecrivant et decryptant un reel deja sature de «paroles gelees », d'ecritures, le texte pourra joindre « naturellement » a cette rettanscription une appreciation sur les relations de ces inscriptions aux codes et regles de la grammaire ou de la rhetorique : voir les (( livres erotiques sans orthographe )) de Rimbaud, les « cela » « ecrits avec ceux I » de Julien dans Le 33. Surles enseignes, qui semblent bien avoir fascine romanciers et poetes du XIX• siecle (le mot rime tres souvent avec saigne dans les textes poeciques, chez Verlaine notamment), voir V. Fournel, Ce qu'on voit dans les rues de Paris (1858). L'album Zutique est plein de references a Ia reclame et aux enseignes. Cet objet du mobilier urbain, outre qu'il permet d'introduire avec nature! et vraisemblance le nom (propre) d'un personnage principal, outre qu'il introduit souvent des i11U1ges, designe un lieu specifique, compone des noms (communs), et signifie une fonction. C'est done un objet semanrique parriculierement complexe, et done relevant de divets sysremes normatifs importants : norme linguisrique (elle est plus ou moins « lisible », « correcte » : voir, dans Moliere, le personnage du « correcteur d'enseignes » Carirides dans Les Fkheux), norme juridique (l'enseigne est propriete privee ; les « sujets »plus ou moins convenables de !'image), norme technique (l'enseigne est plus ou moins bien agencee, clouee, calligraphiee, etc.) et norme esthecique (sujets plus ou moins « naYfs ») s'y surdetenninent.
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Rouge et le Noir, les « cuirs » du lieutenant-colonel Filloteau dans Lucien Leuwen, etc. Le langage, c'est deja de la loi ins.crite dans le reel. Plus generalement ecrire, parler, c' est, pour un personnage, se confronter a des normes langagieres, risquer de voir evaluee sa competence a parler une langue. Ces evaluations, chez de nombreux romanciers, servent souvent a mettre en relief, d'abord, la position d'un personnage a un moment precis de !'intrigue, moment de «prise de parole» qui peut coincider avec une «prise de pouvoir », moment qui, selon !'acceptation positive ou negative du commentaire, sera done design€ comme moment « fort » ou moment « faible » de l'histoire du parleur et/ ou de son interlocuteur. Ainsi, dans L'Argent de Zola, de Saccard expliquant ses premiers projets speculatifs au depute Huret : « A larges traits, avec sa parole ardente qui transformait une affaire d'argent en un conte de poete, il expliqua les entreprises superbes, [ ... ] il s'enflammait d'une ardeur lyrique ». De meme, le « bilan » du meme Saccard est present€ ainsi : « Plus encore que la science, I' antique poesie des lieux saints faisait ruisseler cet argent en une pluie miraculeuse, eblouissement divin que Saccard avait mis a la fm d'une phrase, dont il etait tres content »34 • Le discours d'Etienne aux mineurs, moment de de !'intrigue dans Germinal, permet a Zola, certes, de caracteriser son personnage au faite de sa gloire, de placer un bilan sur la situation, mais aussi de s'introduire comme commentateur en accompagnant ces paroles d'un commentaire stylistique: Etienne commence « d'un ton froid », puis « affectant 1' eloquence scientifique : des faits, rien que des faits» ; il fait« un historique rapide de la greve » ; il continue« d'une voix changee» ; c'etait « l'apotre apportant la verite» ; peu a peu, «Etienne s'echauffait [ ... ] Les mots lui manquaient souvent, il devait torturer sa phrase, il en sortait par un effort qu'il appuyait d'un coup d'epaule. Seulement, aces heurts continuels, il rencontrait des images d'une energie familiere, qui empoignaient son auditoire [ ... ] il aborda des questions 34. V, p. 101, 115, 167.
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obscures de droit, le defile des lois speciales sur les mines [... ] Etienne chevauchait sa question favorite, l' attribution des instruments de travail a la'collectivite, ainsi qu'ille repetait en une phrase dont la barbarie le grattait delicieusement [... ] Son collectivisme, encore humanitaire et sans formule, s'etait raidi en un programme complique dont il discutait scientifiquement chaque article. D' abord il posait que [ ... ] En phrases rapides, il remontait au premier Maheu [... ] ll avait etudie les maladies des mineurs, il les faisait deftler toutes, avec des details effrayants: l'anemie, les scrofules [... ] »35. Un meme mouvement tend aorganiser, on le voit, ces tranches de parole en moments differencies : 1' orateur va du moins echauffe au plus echauffe, de !'embarrass€ au facile. Meme chose pour l' orateur socialiste Pluchart parlant aux mineurs : «Sa voix sottait, penible et rauque [ ... ] Peu apeu ill'enflait et en tirait des effets pathetiques. Les bras ouverts, accompagnant les periodes d'un balancement d'epaules, il avait une eloquence qui tenait du prone, une religieuse de laisser tomher la fm des phrases, dont le ronflement monotone fmissait par convaincre [... ] n mugissait, son haleine effarait les fleurs de papier peint ». Meme programmation pour le discours du mineur Maheu au directeur de la mine : « ll la voix hesitante et sourde d' abord [ ... ] Sa voix se raffermissait [... ] maintenant il etait lance, les mots venaient tout seuls. Par moments, il s' ecoutait avec surprise »36 . Meme type de presentation stylistique, dans un autre texte, pour les tirades theoriques du peintre Claude : « Claude s' animait de plus en plus, dans l'enervement de sa passion, d'une abondance, d'une eloquence que les camarades ne lui connaissaient pas »3 7 • La tranche de parole est done, on le voit sur ces exemples, organisee chronologiquement : debut-exposition --+ montee et distribution des arguments --+ fin. Articulee en mouvements differencies, le commentaire evaluatif sur le savoir-dire des personnages va porter souvent sur ce point strategique si 35. III, p. 1377 et suiv. 36. III, p. 1347, p. 1319. 1320. 37. IV, p. 138.
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paniculierement « soigne )} par le style artiste ou 1' ecriture impressionniste de 1' epoque, les :fins de phrases, chutes ou clausules de paragraphes, de chapitres. Voir par exemple, a propos des nombreux discours prononces dans Son Excellence Eugene Rougon (roman qui a pour cadre principalla Chambre des Deputes, lieu de parole public parallele au lieu de parole semiprive que constitue le salon), les references frequentes aux «chutes de phrases cadencees », a telle ou telle « derniere phrase )} epigrammatique' a des « fins de phrase sur lesquelles il appuyait trop complaisamment », a un « dernier mot [qui] dura un quart d'heure », etc. 38 • La fm du roman, ala Chambre, voit d' ailleurs proliferer les termes de la critique litteraire : « L' orateur reprit sa phrase [ ... ] arrondissant de belles periodes qui tombaient avec une cadence grave, d'une purete de langue parfaite [ ... ] une phraseologie vague, encombree de grands mots[ ... ] Ce n'etait encore que l'exorde [ ... ] il entra ensuite dans une discussion minutieuse [ ... ] un expose tres complet [ ... ] il avait 1' eloquence banale, incotrecte, toute herissee de questions de droit, enflant les lieux communs [ ... ], il brandissait des mots betes [ ... ] brandissant les periodes [ ... ] Rougon cependant approchait de la peroraison [ ... ] en quelques phrases dramatiques »39. Voir aussi la fin des tirades theoriques du romancier Sandoz dans L 'CEu111'e : « Commencee en blague, avec l'enflure de son emphase lyrique, cette invocation s'acheva en un cri de conviction ardente »40 • Autorisee par la segmentation meme de tout discours (toute chaine de parole est aniculee en unites discretes et en syntagmes concatenes), cette difference entre le signe d'evaluation d'un incipit et le signe d'evaluation d'une clausule permet, nous le soulignerons tout a l'heure, de faire potter un signe globalement ambigu sur le dire du personnage du parleur, done sur le personnage luimeme. On le voit, le metalangage, les termes et les categories de la litterature, de la critique litteraire (conte, prone, phrase, 38. II, p. 259 a 261. 39. II, p. 360 a 367. 40. IV, p. 162. Sur la « blague », voir ci-apres.
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periode, poete, image, emphase, lyrique) apparaissent alors naturellement : globalement, ils introduisent done a propos du personnage parleur une double distance, d'une part celle de sa parole avec la realite, une certaine derealisation, une fictisation, une « litterarisation » du personnage, d' autre part aussi une certaine distance du narrateur vis-a-vis de son personnage, signalee stylistiquement de surcroit par ces procedes economiques, immediatement lies a la mise en typographie du texte, les guillemets et les italiques d'une part, et d'autre part par le fait que la parole du personnage est souvent (au XIX· siecle) rendue au style indirect et indirect-libre (style semi-direct), et pratiquement jamais au style direct. ll faut DOter que le vocabulaire evaluatif sur la parole n'est que rarement homogene ; le vocabulaire « litteraire » alteme souvent, toujours dans le texte du XIX· siecle, avec le vocabulaire de lapathologie, celui-la meme que Zola, Goncoutt, Flaubert, etc., aiment employer pour caracteriser la modernite litteraire « nerveuse » : « les nerfs », la « fievre », altement ainsi avec la reference aux «faits», au« classement »plus rationnel. Ainsi Octave, dans Au bonheur des Dames, « expliquant » son magasin et ses clientes a Vallagnosc: « Nerveusement, enchante d'avoir un sujet, il donnait des details intarissables, racontait des faits, en tirait un classement »41 • Ainsi les paroles de delire de Maurice, blesse mortellement par Jean ala fin de La Debacle, permettent a Zola d'introduire dans le texte une reference a une norme pathologique (le sain, le normal et 1' anormal, etc.) melee a une reference a une norme rhetorique (linguistique). « n continuait, dans une fievre chaude, abondante en symboles, en images eclatantes »42 • De meme, dans La Fortune des Rougon : « Silvere [ ... ] lui nomma les divers contingents [ ... ] les enumera d'une voix fievreuse [ ... ] n lui fallait les nommer a la hate, et cette precipitation lui donnait un air fou »43. Voir, a!'oppose de la « fievre »de Silvere, la « tranquillite » du pere Fouchard dans La Debacle : « De la meme voix 41. Ill, p. 632. 42. V, p. 907. A rapprocher de« l'agonie bavarde »de Mme Chanteau dans La ]oie de 11i111'e. 43. I, p. 29-31.
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tranquille et comme indifferente, il donna quelques dCta.ils sur la defaite du 5• corps »44 • Doublant cette grille psychopathologique (la folie, la fievre, la tranquillite} metaphore, souvent, des flux et des reflux, de la juxtaposition de points stables et de points en« debacle» qui organisent l'ceuvre, Zola utilise souvent une grille tonale (qui elle aussi note souvent un exces ou un defout}, le haut et le bas, grille qui est plus pres des grilles de la stylistique et de la litterature : « n haussa la voix pour donner des explications »45. Notation antithetique : « L'interrogatoire continua, elle disait tout, dans un tel aneantissement de honte et de peur que ses phrases, soufflees tres bas, s'entendaient a peine »46 • Le haut et le bas sont ici aussi le signal d'une « echelle » de valeurs, d'une echelle de la normalite, d'une distance d'une part du personnage par rapport au reel et aux autres (cf. la « honte »}, d'autre part d'une distance evaluative du narrateur par rapport a son personnage. n semble bien que les parametres qualificatifs que quelqu'un comme Zola emploie pour caracteriser la parole de ses personnages, done ses personnages eux-memes, convergent de sensible pour accentuer les mises en hierarchie du personnel : les personnages principaux ou participant a des crises principales de l'action, ou dans des positions momentanees de« heros», sont souvent alors du cote des« nerfs », ctiteres de la modernite au milieu du XIX· siecle, de la fievre, des phrases «coopees», des metaphores « heteroclites », du plaisir provoque, et surtout de vastes discours tenus devant des auditoires fortement caracterises (bandes, foules ... }, et organises selon le modele de la formule (debut en mineure ---+ distribution et classification ---+ applaudissements}. Les stances, rappelons-le, dans le theatre classique, etaient toujours I' apanage (et le signe distinctif) du heros. Les personnages secondaires, ou en position momentanee de« secondarite », en revanche, sont plutot du cote de !'information pedagogique a voix «haute», du «detail» donne, du cancan diffus, du «mot» bref ou de la reponse 44. V, p. 531. 45. II, p. 536. Goujet « explique »!'atelier 46. IV, p. 1015.
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a Gervaise.
purement utilitaire, du cliche ponctuel ou du stereotype « phatique ». Le vocabulaire evaluatif peut aussi indirectement s'introduire dans le texte via Ia mention de l'euphorie ou de Ia dysphorie, du plaisir ou de I' ennui des interlocuteurs consecutifs a Ia parole d'autrui, c'est-a-dire a travers Ia reference a unpathetique de I' emission ou de Ia reception de Ia parole. Ici ce n'est pas tant le commentaire sur Ia « maniere » de Ia parole (ou sur sa correction) qui vient retroactivement frapper le personnage d'un signe positif ou negatif, que le commentaire sur les resultats, pour lui, de cette parole, ces resultats pouvant non seulement etre concrets, mais aussi psychologiques. Et on constate que quelqu'un comme Stendhal, comme les Goncourt, ou comme Zola privilegient tres souvent, et systematiquement, Ia dimension hedonique (plaisir ou deplaisir) du resultat de Ia parole. Chez Stendhal, oil Ia topologique du roman est si souvent celle de lieux de communication organises autour de sites de paroles, autour de certaines !ignes de dire (signaux optiques et musicaux de Clelia et de Fabrice ; Ia conversation mondaine du salon, le jeu des regards et des rougeurs du corps ; les lettres anonymes et les correspondances secretes ; les malentendus pour un « mot » ou pour une intonation, etc.), toute cette thematique communicationnelle est retransctite-retraduite en termes hedoniques (plaisir-ennui). Les femmes de Germinal, nous dit Zola, qui vivent dans des cancans et des ragots perpetuels, « se soulagent » les unes sur les autres. Le « soulagement » qui est souvent mentionne, outre qu'il peut signifier indirectement Ia « fluidite » cybemetique (M. Serres) du texte, outre !'implication corporelle (defequer, uriner) qu'il a souvent, equivaut bien ici a Ia « jouissance » du personnage si souvent rencontree dans Ia thematique du regard et de Ia fenetre. Ainsi de Gervaise, qui« attendait les paroles de Ia grande brune [il s'agit de cancans a propos de Lantier], le creur gros d'une emotion dont elle jouissait sans se l'avouer »47 • De meme le heros du Ventre de Paris Florent « se soulage » en redigeant proclamations et plan d'insurrection48 , tandis que son compere Gavard 47. II, p. 548. 48. I, p. 813.
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ainsi decrit : « n vecut dans des jacasseries sans fin, au courant des plus minces scandales du quarrier, la tete bourdonnante du continue! glapissement de voix qui l'entourait. ll y go6tait mille joies chatouillantes, beat, ayant trouve son element, s'y avec des voluptes de carpe nageant au 4 soleil » 9. Le commentaire pone done bien, on le voit, non seulement sur la forme de la parole, mais aussi sur le plaisir qu' elle provoque chez le parleur, et egalement sur ses effets sur les personnages d'emetteurs et d'auditeurs. Et de meme, on l'a vu, que des « applaudissements » de personnages pouvaient venir cl6turer et couronner une «belle scene», un «spectacle» ou un « tableau admirable » dans la thematique du regard, les tranches de paroles que n'impone quel auteur fait endosser par un personnage parlant en public ou en prive peuvent egalement donner lieu ala mention d'applaudissements, d'approbations ou de satisfecit divers. Le signe positif qui frappe alors le resultat de la parole tend a rejaillir sur la parole elle-meme, et done sur le parleur, done a caracteriser le personnage a un moment de son histoire, moment qui devient done, par la meme, marque comme « positif », ou simplement « important». La parole devient alors un procede d'accentuation indirecte du personnage. Inversement, une tranche de parole peut provoquer l'ennui done, par retroaction, venir frapper le parleur d'un signe negatif (echec d'un programme narratif). Ainsi le discours de Serge, personnage de professionnel de la parole a ce moment-la (livre ill de La Faute de /'abbe Mouret), fortement negatif, recitant son « manuel destine aux jeunes desservants» provoque-t-il rapidement la distraction des auditeurs, et notamment de Rosalie «que l'allocution du pretre ennuyait50 • De meme le resultat de la parole de l'abbe Ranvier, dans Germinal, est frappee d'un signe negatif: « Cette ardente predication 1' emponait en paroles mythiques, depuis longtemps les pauvres gens ne le comprenaient plus- n n'y a pas besoin de tant de paroles, grogna brusquement Maheu. » est
49. I, p. 663. 50. I, p. 1422-1423.
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La Maheude, qui« croyait entendre Etienne», souligne done le cote negatif de cette parole51. Nous avons ici !'exact symetrique du commentaire (negatif) sur les « eblouissements », les « yeux fatigues», les « papillotements confus » qui accompagnaient souvent, on l'a vu, les tranches « optiques » dans la thematique du personnage de «porte-regard». Avec cette difference que le « papillotement » a pour responsable une tranche de texte (description) non explicitement deleguee, parfois, a un personnage, alors que « 1' ennui » qui suit un discours suit une tranche de texte toujours explicitement deleguee a un personnage. Dans le second cas, la responsabilite du narrateur semble, a priori, moins engagee alors que !'objet evalue (une tranche de parole) est un objet linguistique, c'est-a-dire un objet toujours assimilable metaphoriquement au produit meme de !'auteur, un texte. Ennui et plaisir contribuent ainsi a qualifier et a accentuer le personnage de parleur a un moment donne (une crise par exemple) de son histoire ; en cas de convergence entre projet marque positivement, evaluation positive sur la parole, et resultats positifs de la parole, le personnage est alors frappe d'un signe en general positif (Etienne, Saccard, Rougon, etc., au falte de leur gloire) ; mais ces paroles peuvent done, egalement, et encore plus directement que dans le cas du commentaire sur un spectacle-vu, recevoir un sens meta-evaluatif (evaluant la parole de ses personnages, !'auteur evalue sa propre parole). C'est en cas de divergence caracterisee d'evaluation entre les « moments » differencies de la parole, que 1' espace normatif du personnage apparalt alors sans doute au lecteur comme particulierement « brouille » ; une situation de conflit, de manque, ou d'echec est alors posee pour le personnage, un horizon d'attente negatif est fiXe a son destin, et quelqu'un comme Zola multiplie souvent, en effet, les signes contradictoires, soit entre la parole (P) et ses effets pour Pl et/ou pour P2, soit entre projet de Pl et ses effets, soit pour la parole P elle-meme 51. II, p. 1473.
135
entre la forme de la parole et son signifie (ou son referent), soit entre le comm.entaire du narrateur N et le commentaire des autres comm.entateurs (P3, P4), soit entre le comm.entateur (P3) (P4) et le comment€(P), soit entre le comm.entateur (P3 et P4), etc. Nous pouvons done construire ce «modele de simulation », nebuleuse-type de participants a une situation de parole' dont le role est de pouvoir multiplier et disperser au maximum le comm.entaire evaluatif sur le savoir-dire du personnage. Posons done cette configuration type de personnages, sone de site locutoire type (parallele aux sites « optiques » et « spectaculaires » que nous avons deja enregistres dans le precedent chapitre) : Narrateur N
•
Parole P (Se) Projet de parole_,. Debut+ Fin de PI Forme (vouloir-dire) (Sa) (competence) ParleurDestinateur PI
f
RecepteurDestinataire P2.
Resultat de la parole pour P2.
----
Commentaire C Commentateur P 3
Commentateur P4
La parole etant non seulement articulee syntagmatiquement
(debut-fin, parties du discours) mais etant egalement dissociable en signifiant et signifie, c'est cette double segmentation qui peut devenir egalement le suppon et l'objet d'evaluations. Par exemple Saccard dans L 'Argent, « posant » la situation politique du Second Empire est ainsi decrit : « ll se livra a un exarnen de la situation politique [ ... ] Saccard, deja, sautait a d'autres griefs, sans se soucier de mettre quelque logique dans ses attaques »52 • lei, le narrateur frappe, 52.
v. p.
180.
136
directement la forme de la parole d'un signe negatif, le parleur etant plutot positif par sa « lucidite » ainsi que par la pertinence de son argumentation (le «fond» de son discours). Voir aussi les «phrases sans suite »53 du romancier Sandoz, personnage pounant fonement positif, exposant ses theories (fon proches de celles de !'auteur Zola, dont il est l'anagramme paniel) a daude dans L'CEuvre. Ainsi la tranche de parole ellememe, deja construite syntagmatiquement de fa!;on ambigue (debut positif, fm negative, ou inversement), contribue a rendre encore plus ambigu le personnage qui la tient, done cree, pour le lecteur, un horizon d'anente problematique : quel sera le destin narratif d'un tel personnage ? Finira-t-il comme heros « positif », ou comme heros « negatif))? La parole definira alors globalement le personnage, soit dans un sens regressif-negatif : parler
non-parole parole mal digeree (parole alienee)
soit dans un sens connote plus favorablement, celui d'une prise de la parole : non-parole (mutisme, cliche, parole alienee ... )
prise de parole (parole vivante)
Ce mouvement alors, en general, contribue a constituer un personnage, ou un groupe de personnages, relativement important, souvent principal, les deux mouvements pouvant se combiner. Ainsi de l'itineraire langagier de Serge, passant du latin et des citations du catechisme dans la premiere partie de La Faute de /'abbe Mouret au dialogue amoureux dans la seconde partie, pour revenir au latin dans la troisieme partie. 53. IV, p. 161. Les «phrases sans suite» de Sandoz renvoient ici au theme fondamental du roman, celui de l'avonement, de Ia distorsion entre un projet et un proces, de I' a:uvre non finie, qui caracterise aussi bien, par endroits, Claude que Sandoz.
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De meme, dans Germinal, l'itineraire des mineurs va du silence a la «prise de parole» dans la preparation de la greve, aux « cris »de la greve elle-meme, pour retomber dans le silence final. Meme type d'evaluation ambigue portant cette fois plus sur un desordre global interne que sur une discordance debut/fm, pour les «notes» ecr#es de Florent que Lisa lit en cachette (l'espionnage de Lisa frappant alors celle-ci d'un signe negatif) : « Ce plan, auquel Florent revenait chaque soir comme a un scenario de drame qui soulageait sa surexcitation nerveuse, n'etait encore ecrit que sur des bouts de papiers, ratures, montrant les cl.tonnements de 1' auteur, permettant de suivre les phases de cette conception a la fois enfantine et scientifique »54. Le « ratage » final (Florent sera pris par la police et renvoye au bagne) disqualifiera cette parole, et on voit, sur ce dernier exemple, comment la decomposition syntagmatique de la parole (scenario, projets, conception et cl.tonnements, etc.}, pris en charge par le vocabulaire de la critique litteraire (« drame ») ou medicale («surexcitation nerveuse »}, permet de multiplier les modes d'evaluation sur le personnage, decreer une certaine ambigu!te, signalee par 1' oxymoron neutralisateur cher a Zola (« enfantine et scientifique »). L'ambiguite generee par la mention d'un desordre interne, d'une discordance fond/forme, d'une discordance deout-fin, d'une discordance parleur!parole, etc., sera bien s11r accentuee si le texte mentionne un personnage d'interpretant lui-meme ambigu, ce qui accentue certainement ce qu'on pourrait appeler une « mise en polyphonie evaluative » de la parole des personnages. Prenons un exemple, pris dans La Fortune des Rougon, a propos d'un article de journal ecrit par le joumaliste Vuillet : « C'etait un superbe article, d'une violente ironie contre les insurges. Jamais tant de fiel, tant de mensonges, tant d'ordures devotes n'avaient coule d'une plume. Vuillet par faire le recit [ ... ) Un pur chef-d'reuvre. On y voyait « ces bandits, ces faces patibulaires, cette ecume des bagnes » envahissant la ville [ ... ] L' alinea consacre a Miette et a sa pelisse 5.4. I, p. 813.
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rouge montait en plein lyrisme [ ... 1 emphase biblique [... 1 peroraison virulente [... 1Cet article, oii la lourdeur du journalisme de province enfllait des periphrases ordurieres, avait consteme Rougon »55. a I Nous avons ici la mise en scene d'une parole negative, celle d'un personnage (Vuillet} explicitement present€comme negatif par ailleurs. b I Cette parole est elle-meme frappee d'un signe ambigu a la fois positif (« chef-d'a:uvre », ({ superbe ») et negatif (« lourdeur »), comme heteroclite (Bible + ordures), comme hypocrite (mot juste- 1JS- periphrase), comme infeodee a des « genres » stereotypes (« le joumalisme de province » ; le « lyrisme ») eux-memes heteroclites. c I Cette parole negative est jugee negativement (« constema »)par un personnage lui-meme negatif (Rougon), ce qui compromet la lisibilite de ce demier : ce personnage negatif pourrait-il avoir une bonne competence ajuger la parole d'auttui ? L' article ne serait-il alors pas « bon » ? d I Cette parole juge negativement («bandits»,« faces patibulaires »)des personnages qui sont, peut-etre, positifs (notamment Miette}. e I Cette parole tombe «mal a propos» pour son lecteur, Rougon 56. I I Cette parole sera pourvue retroactivement d'un signe positif, en tant qu'elle « reussit » (les insurges seront battus}, done en tant qu'elle pose une conformite: projet de parole I parole I resultat de la parole5 7 • g I L' oxymoron « ordure devote » souligne et met en relief l'ambiguite de la parole, done du personnage. Nous avons vu plus haut que le fait de faire assumer une portion de realite par le regard d'un personnage permettait a n'importe quel auteur de construire, d'isoler et de rationaliser 55. I, p. 259-260. Notons ici !'accentuation du point suategique du texte ('J6 • Mais le terme peut recevoir une acceptation negative, s'il suggere une « machinisation » du personnage. Ainsi des scieurs de la scierie de Plassans : « Pendant des heures, ces hommes se plient, pareils a des pantins articules, avec une regularite et une secheresse de machine. Le bois qu'ils debitent est range [ ... ] par tas [ ... ] methodiquement consttuits, planche a planche, en forme de cube parfait l>'J7 • Le cote« methodique » de Mme ne prend sens qu 'oppose au cote « brouillon » 8 de Florent9 , et a ces autres types de « methodiques » que sont 96. I, p. 608. (Nous soulignons.) 97. I, p. 8. (Nous soulignons.) 98. Voir les « brouillons » d'ouvrages, de conspiration, de plans de sociec€, etc. que Lisa decouvre dans le tiroir de Florent (1, p. 813 ).
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les Quenu ; la « machinisation » des scieurs de long ne prend sens que par rapport aux projets « revolutionnaires » de Silvere et des republicains insurges qui ont quitte leur travail. Le boulon reussi de Goujet n'a de sens qu'oppose au boulon rate de Bee-Sale. La positivite ou la negativite d'un travail, et, par consequent, celle du personnage de travailleur qui !'assume, varie done selon le contexte dans lequel il est enchasse ; or il est certain que la description d'un travail se prete, tout particulierement, a ces variations, du fait des possibilites de decomposition, de fragmentation du temps de la cha1ne technologique en «moments» (ou «sequences»), en horaires « discrets », et en rythmes (les cadences), du fait de la decomposition de la machine en pieces articulees et agencees, du fait de la decomposition de I' espace en « postes » de travail, du fait de la decomposition du corps en « tours de main » et gestes clifferencies et combines99. L' outil et la machine sont des analyseurs du temps et de l'espace en unites discretes qu'ils organisent en series des moyens en vue de fms : voir, au XIX· siecle, les inventions photographiques de Muybridge et de Marey, decomposant la course d'un homme ou le vol d'un oiseau, les tableaux de Millet et de Courbet decomposant sur un meme tableau les moments articules et encha1nes d'un meme processus technique (battage, recolte, etc.), et- cote textuel - la proliferation des descriptions qui decomposent le reel en items lexicaux, en listes et en inventaires (la « meilleure )) description, on le sait, etant la d'actions socialisees decomposables en unites differenciees (« lignes de conduite Mais ce systeme d'evaluation est, peut-etre, plus diffus. A la difference des auttes appareils evaluatifs du texte, polarises sur des« souvent ttes concrets (une machine, un outil, un tableau, un regard, une parole), la semble ette un systeme ideologique (et, pour cenains, le systeme ideologique par excellence) ala fois plus totalitaire et plus abstrait, moins incarnee en des sites, ou en des referents specialises. « Allumer une cigarette « se raser la moustache « reprendre du fromage !> peuvent ette des actions parfaitement inconvenantes (ou convenables) sans qu'une evaluation soit notable dans le texte. Mais la morale est, sunout, avec le systeme hedonique qui partage avec elle ce trait, un systeme de transcodage ideologique paniculierement efficace : en effet, tous les auttes systemes d'evaluation (sur le savoir-dire, faire, voir) peuvent etre tres aisement retranscrits, rewrites, en termes de morale ; une greve, un sabotage, un ratage technique, par exemple, peuvent etre aisement retranscrits en termes de bien, de mal, alors que !'inverse n'est pas aussi evident. La morale, comme systeme local d'evaluation, peut done jouer, au sein d'un systeme ideologique global, un role paniculierement imponant du fait de cette capacite quasi metaphorique d'etre l'interpretant general de tous les auttes systemes locaux d'evaluation. Mais nous avons ici affaire a des textes, et non, directement, a des ideologies. Si Ia morale, en texte, peut garder ce role d'interpretant/ ttanscodeur general (d' oii des « brouillages polyphoniques, on peut le prevoir), elle est soumise egalement a des systemes esthetiques et a des postures d' ecriture qui sont aussi des evaluations. Le probleme de !'intrusion d'une au sens large oii nous avons defini cet appareil evaluatif dans un systeme narratif n'est done pas simple, sunout si une esthetique globale romanesque (par exemple les divers « realismes ou « naturalismes pronent a priori« l'objectivite du narrateur. Toute ethique, toute evaluation morale accentue, met en relief, discrimine, tranche, fait un « palmares les personnages,
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la oii le realisme, en general, tend a proclamer le nivellement, 1' egalite et la neutralisation ethique du train quotidien. De plus, 1' evaluation accentue sans doute particulierement la relation et la projection emotive et culturelle personnagelecteur, ce qui peut ette egalement contradictoire avec tel projet d'ecriture de type realiste. Rappelons ici le mot de la find' Une vie de Maupassant (1883), profere par Rosalie ala demiere ligne du roman, et auquel de nombreux romanciers du XIX• siecle auraient pu certainement souscrire : «La vie, voyez-vous, n'est jamais si bon nisi mauvais qu'on croit. » Pour le romancier « realiste », les codes, les normes, les canons de la morale, sont d'abord des fragments de reel a part entiere : les «opinions» des milieux ultras de Nancy font partie de ce « XIX· siecle )) que Stendhal veut decrire a travers Lucien Leuwen ; l'ideologie des bourgeois de Molinchart, dans le roman qui porte ce nom, fait partie du « sujet » de Champfleury ; 1' ideologie des « honnetes gens », celle de la charcutiere Lisa par exemple dans Le Ventre de Paris, fait partie de cette Histoire naturelle et sociale du Second Empire que Zola batit, est aussi un «document», un mareriau parmi d'auttes de l'a:uvre. Pas plus qu'il ne peut eviter les taudis de la Goutte d'Or, Sedan, la Bourse, ou Napoleon ill, Zola ne peut eviter de rencontrer et de traiter l'objet Morale 135 • Mais puisqu'il faut inscrire dans le roman, les codes, normes, etiquettes diverses qui regissent le comportement social du personnage, comment le faire sans avoir l'air, pour le narrateur, de prendre des parris ou des parris pris ttop visibles, de s'introduire trop evidemment dans son a:uvre ? La Preface generale de 1871 aux RougonMacquart prenait deja ses distances envers les « produits » des « manifestations humaines [ ... ] [qui] prennent les noms convenus de venus et de vices». Cette distance se manifestera d'abord par des autoconsignes repetees que Zola se donne a 135. Rappelons qu'il s'agit d'un objet« dangereux »au milieu du XIX• siecle. Voir les des Fleurs du mal, de Madame Bovary, etc. Zola, de nos jours, reste censure dans les manuels des ecoles : voir par exemple la censure discrete du passage de Germinal cite par Lagarde et Michard (XIX• siecle, les grands auteurs franyais du programme, Paris, Bordas, 1962, p. 492) que nous avons signalee plus haut (chap. I).
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lui-meme en commen(;a.Qt de nombreux romans. « Ne pas tomher dans le Manuel ; un effroyable tableau qui portera sa morale en soil), « la morale se degageant elle-meme l), note Zola aux premieres !ignes de l'Ebauche de L'Assommoirl36• La mise a distance, la delegation aux personnages de la Morale et des evaluations, comme objets sociaux parmi d'autres, sera peut-etre le premier procede qu'utilisera l'ectivain naturaliste. La Morale va devenir ala fois un objet d'ectiture, un projet des personnages, comme si (hypoctitement) elle ne faisait plus partie du sujet ectivant, le narrateur, par cette delegation et mise a distance, tendant meme, tout en s' lui-meme comme sujet moral, a constituer le lecteur en (seul) juge de la moralite des personnages, done en sujet, source et origine de la Morale. Melange et dissociations d'univers moraux antagonistes etant sans doute les solutions que l' auteur emploiera avec le plus de predilection pour « neutraliser l) un systeme evaluatif trop discriminant, trop focalisant. Mais voyons cela de plus pres. Comme le note Zola preparant L 'Assommoir, il est difficile de « rester dans la simplicite des faits, dans le courant vulgaire de la vie tout en etant tres dramatique et tres touchant l), C'est done tout d'abord un ensemble de motifs narratifs que semble exclure la « formule l) naturaliste, les motifs qui solliciteraient trop directement et de trop contraignante la participation et la projection emotive et ideologique du lecteur sur tel ou tel personnage. D'oii le probleme, particulierement, du personnage « honnete l), et, plus generalement, du « personnage sympathique l), « honnete l) renvoyant a une norme sociale generalement ectite, officielle, « sympathique l) plut6t a un ensemble plus diffus de caracterisations valorisees (etre et action, en general, du personnage), les deux systemes pouvant etre associes, ou dissocies (comme dans le 136. La preface du roman dit : « C'est de la morale en action, simplement » (ll, p. 373). Rappelons que !'allusion a Manuel renvoie a un ouvrage de l'epoque presentant l'ouvrier sous une forme fonement idea.Iisee. A rapprocher de Mallarme: «]e revere !'opinion de Poe, nul vestige d'une philosophie, l'ethique ou la metaphysique ne transparaftra; j'ajoute qu'il la faut, incluse et latente » (Sur Poe, Proses diverses).
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stereotype de Ia « victime innocente », oii deux ou plusieurs systemes, peuvent etre «melanges»). Car qui dit honnete dit frxite du personnage dans un espace moral non evolutif, non diversifie, ce qui va contre certaines tendances importantes (« emiettement )) psychologique ; « melange )) ; cyclothymie des intrigues ; polyfocalisation du systeme des personnages) que nous avons deja etudiees. Zola ecrit en 1876 a propos du theatre d'E. Augier : « Je ne nie point les personnages honnetes ; seulement, je leur demande d'etre humains, d'apporter le melange du bon et du mauvais qui est dans toute creature humaine [ ... ] Cette honnetete de pure parade, ce besoin de voiler le personnage vrai derriere une demi-douzaine de personnages faux, decouragent les esprits les plus vigoureux et les poussent aux a:uvres mediocres [ ... ] »137. En 1880, dans son grand article« De Ia moralite en litterature », Zola revient sur le « personnage sympathique ».«II en est ainsi pour tousles personnages sympathiques ; toujours ils mentent »138 • Qui dit sympathie, comme honnetete, dit aussi une certaine permanence de Ia fixation dans Ia projection du lecteur sur un personnage, permanence de la reference a un systeme evaluatif positif, non ambigu, non diversifie, non problematique. D'oii des tiraillements entre des tendances d' ecriture contradictoires dont on peut lire les symptomes dans Le Roman experimental : « Reste Ia question des personnages sympathiques. Je ne me dissimule pas qu'elle est capitale [ ... ] 11 faut des personnages sympathiques, quitte a donner un coup de pouce a Ia Nature »139. La morale, l'honnetete, le vice, l'anormalite etant, pour Zola, des « territoires )) comme les autres a explorer et a decrire (voir son« monde a part)) des premiers classements de 186869). les lois d'altemance de la serie lui imposent parfois une 137. a.p, XI, p. 623-624. 138. a.p, XII, p. 510. 139. a.p, X, p. 1256 et p. 1241. Balzac, dans son Avant-propos a La Comedie humaine (1842} avait, lui aussi, renconrre « le difficile probleme litteraire qui consisre a rendre interessant un personnage venueux Mais il ecrivait- disait-il aussi- a !'aide d'un systeme de valeurs desambiguisant, « a la lueur de deux Verites etemelles : la Religion, la Monarchie, deux necessites que les evenemenrs contemporains reclament » (ibid.).
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cenaine specialisation (dans lenoir ou dans lerose) de cenains romans, done un risque de « mensonge », et le souci de « classification » methodique de recourir aux divisions traditionnelles et aux champs homogenes de Ia morale. lei Zola rencontrera un personnage type qui lui semblera particulierement apte a nuancer, a moduler, a neutraliser ou a problematiser les divers systemes de valeurs qui font partie integrante du reel adecrire : le personnage de Ia « victime innocente »,type melodramatique s'il en est, mais que Zola va utiliser et reactiver de originale. «Avoir des victimes innocentes, car c'est Ia l'effet », note Zola au debut de l'Ebauche de Germinal. Et il note egalement, preparant L 'Assommoir : « Comme je raconte surtout sa vie [celle de Gervaise] et que je veux faire d'elle unpersonnage sympathique, je dois montrer toutle monde travaillant a sa pene, d'une consciente ou inconsciente »140 • La victime innocente est done un personnage qui incarne une sone de « nceud semantico-logique » (alliance de traits incompatibles, ou contraires), element fondamental de l'esthetique zolienne du personnage ; le procede de concentration met en relief, mais le cote contradictoire neutralise, problematise et egalise. Est« innocent» celui qui n'est pas coupable, celui qui n'a pas commis de faute (contre une regie, une morale, un code, une norme), est« victime » le personnage soumis a un personnage antagoniste plus puissant, vaincu par un personnage au programme narratif victorieux. L'axe ?Jictime-victorieux est un axe plus proprement narratif (celui qui « reussit », face a celui qui ne « reussit pas»), I' axe innocent-coupahle est un axe plus proprement normatif, moral. La victime!innocente ne se con!Joit done que couplee logiquement avec le personnage du bourreau-victorieux/coupable, un signe positif frappe, dans l'axe narratif, le personnage victorieux (il domine, c'est lui qui « reussit »), et dans l' axe moralle personnage innocent. Lisa, qui se dit incarner Ia morale, sera victorieuse de Florent, victime innocente. Miette et Silvere, Albine, Gervaise, Pauline, 140. Pour de bons exemples de « victimes innocentes », voir le roman sentimental de l'epoque : Les Deux Orphelines de Dennery (1874),Jenny l'ou111iere de A. Decourcelle (1850), La Porteuse de pain de X. de Montepin (1884).
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Marthe, etc., sont tous, peu ou prou, des victimes innocentes, sacrifiees, expulsees, ou rejetees au nom d'une norme que pretendent incarner leurs bourreaux « »141 • Competence narrative fonctionnelte
Competence et conformite morale
Victime Bourreau-victorieux
lnnocente Coupable
+
+
L'axe du savoir (conscient-inconscient), que nous retrouvons encore ici (Zola ecrit : travailler ala perte de quelqu'un «consciemment ou inconsciemment ») vient problematiser les combinaisons possibles. Et nous retrouverons cette modalisation tres frequemment : Zola note, preparant Pot-Bouille : « L'inconscience du crime dans le bourgeois. Trait decisif » ; preparant Lisa dans Le Ventre de Paris, il note egalement: « Elle pousse son mari au crime parses idees utile. » Et l'on sait que l'une des plus belles figures de rhetorique de ]'accuse sera !'expression« crime juridique », bel oxymoron qui souligne une contradiction ou une absence d'harmonie (fue- vs- paraltre, competence- vs- performance). Le personnage « » apparaltra done tres frequemment dans l'reuvre de Zola. Souvent, d'emblee, il se presente luicomme tel hyperboliquement, avec insistance. C'est un personnage caracterise par un exd!s de savoir (positif) sur luiqui s'oppose alors a un personnage (la victime) caracterise par un defaut de savoir sur et les autres. Faujas, dans La Conquete de Plassans, se dit, et a plusieurs reprises, incarner « le parti des gens ». Lisa, dans Le 141. A noter la comparaison avec un «mouton» qui signale souvent la victime innocente : Florent se laisse prendre • comme un mouton • a la fin du Ventre de Paris (1, p. 888). Gervaise est« douce comme un mouton » (ll, p. 502). La r6€rence au« bouc emissaire »est ici explicite. Et notons que le champ dmmite par ce « carr€ strucwrel» (victime/innocente - vs- bourreau-victorieux/coupable) dainit t:res c:xacrement, pour Rene Girard, le champ du sa&rtf en ethnologie. (Voir LtJ Violence et le sa&r{, Paris, Grasset, 1972 et : Des chases cachtfes depttis Ia fondation dtt monde, Paris, Grasset, 1978.)
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Ventre de Paris, le repete a plusieurs reprises egalement, comme Mme Josserand (« )' ai tous les droits, je suis honnete [ ... ] Et doctement, elle fit un cours pratique de morale, dans la question de l'adultere »142 ), ainsi que la plupart des bourgeois de Pot-Bouil!e, ainsi que Pierre et Felicite Rougon dans La Fortune des Rougon 143. Ces personnages, bien stir, du fait de 1' insistance avec laquelle i1s s' autoevaluent, du fait de ce que I' on pourrait appeler « l'effet Flauben » (Homais, Le Dictionnaire des idees refues, 1a haine du bourgeois, etc.), ne peuvent pas etre (il s'agit Ia d'une consigne, encodee a l'epoque, qui « ftxe » le personnage du bourgeois dans un role stereotype, negatif) heros, personnages sympathiques. Mais les bourgeois ne sont pas seuls, dans 1' a:uvre, a etre ou a se dire honnetes. Ainsi, dans L'Assommoir, Gervaise reve «de vivre dans une societe honnete, parce que Ia mauvaise societe, disait-elle, 142. III, p. 333. Toutes les femmes de Pot-Bouille, a un moment ou a un autte, tiennent un discours semblable. 143. Dans Le Ventre de Paris, Mme Mehudin ecrit des letttes anonymes, mais ne craint pas de proclamer : « Nous sommes gens » (1, p. 874). Lisa, qui se dit incamer « Ia politique des honnetes gens» (I, p. 757), qui repr6ente « l'honnetete moyenne » du commerce (ibid., p. 733) denoncera son beau-frere. D'ou !'oxymoron final, endosse par Claude (personnage secondaire, lui aussi pourvu de certains signes negatifs): « Quels gredins que les gens » (1, p. 895). Voir aussi, dans Nana le : « si c'est possible, une femme honnete ttomper son marl ! [... ]Que! joli monde! » (II, p. 1267) antiphrastique de Nana a l'egard de Ia noblesse, et le : «Pas propres, tes honnetes femmes» (ibid., p. 1275) de Ia meme vis-il.-vis des memes. Repris, toujours par Nana, moralisattice particulierement peu qualifiee, il. propos de Mignon : « Que! sale monde ! » (ibid., p. 1293 ), ou il. propos de Ia societe tout entiere : « Salete en bas, salete en haut, c'est toujours salete et compagnie »(ibid., p. 1387). Voir aussi le « mot de Ia ftn » de Pot-Bouille pris en charge par Ia peu reluisante Julie : « C'est cochon et compagnie» (III, p. 386). L'oxymoron « prostitution decente » est employe il. propos de Berthe dans Pot-Bouille (III, p. 334). Notons il. ce propos que !'oxymoron (il y aurait Ia une stylistique comparative interessante a mener) se rettouve, avec une haute frequence semble-t-il, chez d'auttes ecrivains proches esthetiquement de Zola, et pour des thematiques voisines. Ainsi Maupassant et ses « gredins honnetes » (dans Boule de suif; dans Contes et Nouvelles, 2 vol., Albin Michel, 1957, II, p. 152), sa« debauche honnete (La Maison Tellier, l, p. 1179, ibid.), ses « honnetes femmes[ ... ] qui sont des gueuses »(Yvette, ll, p. 537, ibid.), etc.
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c'etait comme un coup d'assommoir »144 • De meme, dans L 'Argent, Mme Caroline, presentee comme incarnant !'bonnetete, n'est pas une bourgeoise. Le personnage honnete demande done une « mise en scene » particulierement elaboree, quelle que soit la classe sociale (bourgeois ou proletaire) a laquelle il appartient. Cette mise en scene passe souvent par plusieurs procedes de delegation ou de mise a distance de l'honnetete, l'honnetete, la morale, se presentant d'abord dans le texte, souvent, comme une « opirllon », comme un « sujet de conversation » des personnages eux-memes, comme dans ces salons de Pot-Bouille oii, souvent, « la conversation [tombe] sur la morale». C'est Gervaise elle-meme qui reve d'honnetete, ou qui trouve tel autre personnage honnete (« Elle trouvait Coupeau tres honnete »), ce qui evidemment cree un horizon d'attente dramatique (elle ne sera pas honnete ; Coupeau n'est pas vraiment honnete ). En general, Zola s' arrange pour que le personnage qui, de souvent tres (trop) ostensible, se dit lui-meme honnete, soit confront€ avec d'autres personnages qui viennent expressement nier son honnetete. Enfm, ou bien les actes du personnage honnete le « desambiguisent », le disqualifient par rappon a l'honnetete affichee, ou bien ce soot les jugements de ce personnage sur un autre personnage qui, par leur outrance, leur frequence, leur inflation, leur inadequation, leur cote « ftxe », disqualifient le personnage « honnete » qui les tient comme incarnation de Ia norme. Ainsi des jugements du pretre Archangias et de La Teuse sur Albine dans La Faute de /'abbe Mouret, « bohemienne », « une damnee, une fille de 144. II, p. 417. Dans L 'Arsommoir, toutle monde se dit : les Boche, les Lorilleux, Gervaise, Coupeau, Lantier, les Goujet, etc. D'oil des scenes d'enttecroisements de systemes moraux incompatibles, par exemple quand Lorilleux jette Bazouge aIa porte au nom de « principes » : « Fichez le camp, pluisque vous ne respectez pas ies principes »(II, p. 665), et s'entend «De quoi,les principes !... ll n'y a pas de principes [ ... ] ll n'y a que »(ibid., p. 665) ; ou quand M. Marescot vient mettre a Ia pone Gervaise, tout en gardant une totale politesse, du fait de Ia mon de Mme Coupeau : « ll fit comprendre que les supplications etaient inutiles. D'ailleuts, le respect dd aux mons interdisait toute discussion. n se retira discretement [ ... ] Mille pardons de vous avoir deranges , (ibid.. p. 66o).
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perdition», « fille de bandit», « sorciere », « diablesse », « coquine », etc., qui « dissonnent » avec le personnage auquel ils s' appliquent, ou 1'outrance des jugements negatifs d'Eugene Rougon sur un personnage fictif, le Bonhomme Jacques, incarnation de la litterature de colportage, litterature de livres « mauvais », pleins de sentiments « coupables », de theories « subversives », de « monstruosites anti-sociales », etc. Dans ce demier exemple, Rougon est cependant juxtapose a un personnage ridicule et secondaire, Delestang, qui, lui, trouve le livre plein « d' excellentes intentions » qui « ne blessent en rien les institutions imperiales », livre « tout a fait innocent »145 • La« morale»,« l'honnetete » invoquee par les personnages zoliens, on le voit, est souvent une norme vague, indifferenciee, oil se recoupent et sont « reinterpretees », retraduites, des normes plus precises, economiques (le profitable et le nuisible), juridiques (le droit et l'anarchie), politiques (le pouvoir et !'opposition), sexuelles (le convenable et l'inconvenant), etc. Cette indifferenciation, souvent, en garantit 1' e:fficacite. Mais, la Norme, le Code moral, la Loi peuvent s'incarner aussi dans le texte dans un personnage bien parciculier, en un « gardien » parciculier de la loi ; le gardien-commentateur peut etre cependant frappe d'un signe positif ou negatif qui le qualifie ou le disqualifie comme incarnation de la norme ou des canons, il peut etre parcicularise, comme il peut etre represent€ par un personnage anonyme 146 • L' abbe Roustan, dans Le Ventre de Paris est disqualifie ainsi, par sa profession, comme lecteur du 145. II, p. 284, p. 286-287. Quelques lignes auparavant, Eugene s'est disqualifie comme -gardien de Ia nonne en faisant arrete£ arbittairement le notaire Martineau, autre « victime innocente », qui en meun. 146. Ainsi dans La Faute de /'abbe Mouret, ce sont « les gens »qui semblent W:e a 1' origine des interdits qui soustendent tout le texte : « Tous les gens du pays m'ont dit que c'etait defendu » (1, p. 1358). Or les «gens du pays », les Artaud, ne sont pas, par ailleuts, presentes comme des modi':les de morale et de vertu. Dans L 'Assommoir, c' est souvent un petsonnage anonyme, le «quarrier», la «rue», qui incarne Ia morale, une morale assez laxiste, et d'autant plus vague qu'elle est ainsi diluee : « Le quaetier declarait !;3. tri':s bien. Enfin !;3. mettait un peu de morale dans la rue [ ... ] Le quarrier, maintenant, foUtrait I.ancier et Virginie dans Ia meme paire de draps [ ... ] Peut-etre 1' indulgence souriante de Ia rue venait-elle de ce que le mari etait sergent de ville» (II, p. 674-675). « Les gens honnetes haussaient les epaules » (ibid.. p. 736).
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code et comme conseiller fiscal des charcutieres : « n feuilletait le code pour elle [Lisa], lui indiquait les bons placements d'argent »147 • Mme Josserand, qui fait perpetuellement des « cours de morale », est disqualifiee en tant que prostituant ses fllles. Mme Lerat, qui se presente elle-meme comme la gardienne de la bonne tenue morale de Nana (on conrudt le resultat) et des ouvrieres fleuristes, qui a meme une « carcasse de gendarme», est disqualifiee comme telle par son gout des mots equivoques. Mme Aurelie, l'inspecteur Jouve qui surveille le magasin soot avec Bourdoncle, gardiens, egalement, de Ia « bonne tenue » du rayon du magasin, dans Au bonheur des Dames, mais leur mesquinerie les disqualifle 148 • Archangias, gardien severe de la lettre du catechisme, autre « gendarme », qui parle toujours en termes de« devoir»(« n faut etre regulier dans ses repas, monsieur le cure [ ... ] n doit crever comme un chien »), est disqualifle par sa laideur et sa cruaute envers les enfants et les animaux149. Dans Nana, le marquis de Chouard, rapporteur de lois« morales »a 1' Assemblee, est disqualifle par sa debauche honteuse 150 • de meme que le juge Duveyrier dans Pot-Bouille, qui s'exclame : « ll n'y a plus d'honnetete sur terre», quand sa maitresse Clarisse l'abandonne. Poisson, le gendarme de L 'Assommoir, est un marl complaisant. M. Charles dans La Terre est, chez lui, le gardien severe de la morale, ce qui l'amene a renvoyer sa bonne Honorine (dont on notera en passant le nom antiphrastique), surprise en flagrant delit de mauvaise conduite. L'inflation des 147. I, p. 810. 148. « lls ne tol€raient pas Ia moindre gaudriole dans Ia maison » (ill, p. 520). D'oil ce jugement n€gatif sur un petsonnage positif: « Qu'elle se peigne demain, c'est inconvenant »(ibid., p. 498), a propos de Denise. 149. « ll disait, avec son rire terrible, qu'il €rait le gendarme de Dieu »(ibid., p. 1440) ; « Entendez-vous, le cat6:hisme suffit [... ] Tenez-vous en a cela [... ] Je jurerais que vous ne savez mente plus votte cat6:hisme par ca:ur » (ibid., p. 1238) ; « ll reswnait sa morale en formules dures comme des coups de biton" (ibid., p. 1439). 150. « Un projet de loi [... ] je voudrais qu'on observit le repos dominical. ll est vraiment honteux que le gouvemement ne veuille pas agir avec vigueur. Les eglises se vident. Nous allons a des catastrophes[ ... ] I.e matquis refusa une invitation chez Nana avec plus de s€v€rit€ encore. ll pat1a de morale. Les hautes classes devaient l'exemple »(II, p. 1162, 1164).
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termes evaluatifs negatifs (« aventure tragique », «leurs saletes )) [ ... ], « les cochons )) [ ... ] « n se mit a marcher avec des gestes nobles de malediction [ ... ] elles deviennent impossibles dans une famille honnhe [ ... ] C' est la fin du monde, la d€bauche n'a plus de home[ ... ] pas propre [ ... ] devergondage [ ... ] putain, etc.) ou positifs (« une indignation qui faisait trembler sa face correcte [ ... ] calme digne [ ... ] tres grand [ ... ] souverain », etc.), dissonne ironiquement avec le metier du personnage, tenancier de maison close, et le disqualifie comme personne morale 1H. Voir aussi le domestique Baptiste, dans La Curee, present€ a plusieurs reprises comme « grave », « serieux », « digne », se tenant au-dessus eta l'ecart des debauches de ses maitres, et dont les revelations fmales de Celeste apprennent les turpitudes. Mais notons que les personnages negacifs peuvent, sur un certain plan de leur action, erre « positifs », notamment par leur « lucidite ». Ainsi La Teuse et Archangias, frappes, on l'a vu, de signes negatifs par de nombreux cotes (sans oublier par leur physique : La Teuse boite ; Archangias est sale et laid), sont parciculierement « clairvoyants », et predisent souvent son avenir a Serge« aveugle », done sont « positifs »en une certaine mesure par ce que l'on pourrait appeler leur« capacite hermeneucique ». De meme, dans Nana, un commentaire global et lucide sur la scene avec le Prince d'Ecosse, scene oil se « m€langent » plusieurs personnages, done plusieurs normes, est pris en charge par Sarin, la lesbienne : « Sarin, etonnee dans son 151. IV, p. 521 et suiv. Un terme de travail« dissonant» vient naturellement dans la bouche de M. Charles, parlant de la « besogne »de sa bonne (IV, p. 521), lexique qui est aussi convoque dans le texte pourparler de Ia « maison » de Chartres : « Moments de presse [... ] un coup de main [... ] le commerce est le commerce, il y a des jours oill'on s'ecrase, dans Ia boutique[ ... ] epoques de gros travail», etc. (ibid., p. 519-520 etprJssim). De I.antier, que nous avons deja vu disqualifie comme garant de Ia norme du travail (il prline le travail assidu, mais lui-meme ne fait rien), est disqualifie comme tenant de Ia norme morale quand il commente les faits divers du journal : « I.e chapelier, tres moral, excusa Ia femme [une infanticide] en mettant tousles torts du elite de son seducteur; car enfin, si une crapule d'homme n'avait pas fait un gosse a cette malheureuse, elle n'aurait pas pu en jeter un dans les lieux d'aisance » (II, p. 626). Or I.antier lui-meme a abandonne Gervaise avec ses enfants.
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vice de voir un prince et des messieurs en habits se mettre avec des deguises apres une femme nue, songeait tout bas que les gens chic n'etaient deja pas si propres. » Et le narrateur luimeme prepare ce commentaire d'un oxymoron« farce grave» qui signale bien le « melange » et les « dissonances » normatives de telles scenes de confrontation d'espaces et de personnages contradictoires : « Ce monde du theatre prolongeait le monde reel, dans une farce grave, sous la buee ardente du gaz »152 • Satin, personnage frappe de nombreux signes negatifs, juge ici « conectement » des personnages « deplaces » et « metes ». De meme dans Pot-Bouille Trublot, debauche disqualifie quant a toute competence ethique, juge « correctement »- mais !'oxymoron surmodalise cette competenceMme Duveyrier : « Elle est honnete, celle-la ? demanda Octave interesse- Oh! oui, honnete, mon cher! [ ... ] Toutes les qualites : belle, serieuse, bien elevee, instruite, pleine de gout, chaste et insupportable »153 • Negatifs sur le plan de l'enonce, sur le plan des structures de !'intrigue, disqualifies moralement (Satin) ou psychologiquement (Archangias) par leur etre et/ou par leur faire, ces personnages incarnent cependant, par leur lucidite et leur clairvoyance, le narrateur dont ils sont souvent les truchements sur la scene du texte, ont done un savoir positif par excellence, celui que possede le narrateur regisseur de !'intrigue dont il connalt la fin. Mais, dans !'ensemble, chez Zola, comme chez Stendhal, le personnage secondaire est plus nettement territorialise dans un espace moral paniculier, tandis que le personnage principal, lui, est en general organise comme evoluant d'un systeme moral a un autre. Sa morale est « mouvementee », ala difference du personnage secondaire, qui n'est « anime » souvent, que par la difference plus statique etre-paraltre. Ainsi Renee, dans La Curee, se deplace-t-elle dans un « paysage moral » qui evolue, 152. Ibid., ll, p. 1211, p. 1210. « Personne ne souriait de cet €ttange m&.nge, de ce vrai prince heritier d'un tr6ne, qui buvait le champagne d'un caborin, tres a I' aise dans ce carnaval des dieux, dans cette mascarade de Ia royaute, au milieu d'un peuple d'habilleuses et de filles, de rouleurs de planches et de montreurs de femmes» (ibid.). 153. ill, p. 131.
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mais dont la norme n' est fixee que par rapport a un canevas in absentia, Ie scenario de l'inceste, fixe dans la piece de Phedre. Au debut de La Curee, Zola synthecise en une page le « mouvement »moral de Renee. Renee est :«De [... ] bourgeoise ; elle avait une absolue, un amour des choses logiques, une crainte du ciel et de l'enfer, une dose enorme de prejuges ; elle appartenait a son pere, a cette race calme et prudente oil fleurissent les vertus du foyer » ; puis elle commet une « faute [ ... ] un viol brutal » ; « Elle pensa qu' elle n'avait plus a Iutter contre le mal, qu'il etait en elle » ; elle « reussit enfin a tuer son », alors qu'au debut, Renee n'en est qu'a « la page commune »154 • Le texte, ensuite, decomposant les scenarios selon son habitude, pour mieux les recomposer sous la forme d'un montage neutralisant, notera itineraire moral soigneusement les « etapes » du mal. pour Gervaise, et Coupeau, dont le texte note le c6te positif au debut (bons ouvriers, bon menage, etc.), et marque avec soin les « etapes », du type : « Le gros baiser qu'ils €changerent a pleine bouche, au milieu des saletes du metier, etait comme une premiere chute, dans le lent avachissement de leur vie »m ; la «chute» (reelle, du toit, de Coupeau) est la premiere chute (morale) du menage. Ala fm du roman, Gervaise « fmissait par n'avoir plus une idee bien nette de tete » ; de dans La Faute de /'abbe Mouret, c' est le scenario de la Genese (innocence-+ faute -+ chatiment) qui regit le « mouvement » moral des personnages 156. Mais aucun systeme de valeur absolu ne « surplombe » categoriquement les personnages et surtout le personnage principal: la morale tend a la que comme un axe, comme un canevas narratif comme un autre, regissant plus ou moins le personnage principal, modifiable par I' education, le temps, et 154. I, p. 421, 422. 155. II, p. 509, 737. 156. D'oula redondance des termes comme: «innocent/innocence», dans Ia premiere partie, et Ia redondance du mot : « p€che »dans Ia troisieme partie : « Depuis sa faute [... ] il connaissait toutes les attaques du peche [ ... ]I.e peche prenait mille formes[ ... ] Toujours Ia faute etait Ia [... ], mal honteux ( ... ], cette puerilite etait mone » (1, p. 1478-1479).
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le milieu, souvent sans direction tres nette, les personnages secondaires restant en general davantage «fixes» dans des univers moraux plus fermement orientes et dans des milieux qui ne communiquent pas les uns aux autres. A l'interieur du recit, des effets structuraux soulignent souvent le cote « indecidable » de la norme morale. Ainsi de certaines antitheses de personnages, un personnage A« ftxe »dans un champ moral, etant oppose a un personnage B antagoniste, lui aussi « fixe » dans le champ moral antithetique. Dans L 'Assommoir, Coupeau, totalement disqualifie par ses actes comme gardien de la morale, fait la morale a sa femme et a Nana, les traitant de« garces »,pendant que Nana le traite de« cochon », Nana etant disqualiftee comme evaluatrice. Ainsi Archangias dans La Faute de /'abbe Mouret, est flanque de son double, Jeanbernat, et les deux personnages se « neutralisent »partiellement, l'un etant « enfonce )) dans les ecrivains materialistes du xvm· siecle, l'autre dans le catechisme, tousles deux s'evaluant et se devaluant reciproquement. Le premier traite le second de« Satan», de« scandale du pays», le second traite le premier de« serpent», et nie son systeme de morale : « Oii as-tu vu le mal, coquin ! C' est toi qui as invent€ le mal, brute ! »157 • De dans La Curee, face a l'amoralite du milieu Saccard, la moralite du pere de Renee fait figure de bien pietre repoussoir. Cette juxtaposition, ce «collage» et ce montage qui tend a renvoyer « dos a dos )) des systemes de valeurs antagonistes et opposes, peut se traduire, on l'a deja vu, par cette technique« amoebee »de composition dans le dialogue, oii une parole d'un personnage A alteme avec la parole contradictoire du personnage B. Ainsi dans La Faute de /'abbe Mouret de la morale officielle incamee par le latin de Serge, qui alteme avec les interruptions de la morale « naturelle » des filles des Artaud, lors de cenaines ceremonies. Ainsi de la sequence oii Serge commente le calvaire de son eglise, sequence qui s'entrelace avec la parole« naturelle » d'Albine incamant l'amoralite de la nature. Ou bien, un moyen de neutraliser le systeme des valeurs est d'entrelacer, de surdeterminer l'une par l'autre, 157. I, p. 1443 et 1445.
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normalite physiologique, norme ethique, ou norme juridique, comme dans cette scene de confrontation entre Saccard et Maxime, dans L 'Argent, oii se croisent, a haute frequence, les references a une pluralite de systemes normatifs : « Et toi, tu n'en veux pas, des actions ? » Maxime ( ... ) se planta devant lui. « Ah ! non, par exemple ! Est-ce que tu me prends pour un imbecile ? » Saccard eut un geste de colere, trouvant la reponse d'un irrespect et d'un esprit deplorable, a lui crier que I' affaire etait reellement superbe, qu'ille jugeait vraiment trop bete, s'ille croyait un simple voleur, comme les autres. Mais, en le regardant, une pitie lui vint de son pauvre gar;on, epuise a vingt-cinq ans, range, avare meme, si vieilli de vices, si inquiet de sa sante, qu'il ne risquait plus une depense ni une jouissance, sans en avoir reglemente le benefice. Et, tout console, tout fier de I' imprudence passionnee de ses cinquante ans, il se remit a rire, illui tapa sur l'epaule : « Tiens ! allons dejeuner, moo pauvre petit, et soigne tes rhumatismes »1' 8 • La circularite meme des evaluations brouille 1' evaluation ellememe. lei un personnage complexe, ala fois negatif et positif, Saccard, pone un jugement negatif sur un autre personnage negatif, qui lui-meme pone sur Saccard un jugement negatif. Mais Maxime a raison, sur le plan juridique, et narratif, de ne pas prendre les actions de son pere, et Saccard a tort de lui proposer comme « superbe » une affaire qui sera desastreuse et qui est illegale. Une scene de dialogue prend en charge, au mieux, ce « dialoguisme » des systemes de valeurs, dont seul le « ratage)) ou la « reussite)) finale, deftnis en termes purement narratifs (conformite ou non-conformite entre un projet et sa realisation) vient desambiguiser la juxtaposition. L'echec ou la reussite d'une action a presupposes explicitement moraux vient done souvent, sur le plan narratif (done syntagmatique, au terme d'un deroulement du recit), moduler eventuellement le faisceau (paradigmatique) des notations evaluatives (positives et negatives) qui qualifient statiquement le personnage. Ainsi de cette scene qui revient a plusieurs reprises chez Zola, exemplaire d'une construction« polyphonique » 158. V, p. 130. Nous soulignons les references aux divers systemes normatifs. On notera, une fois de plus, I' oxymoron : « fier de [son] imprudence».
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(ironique) des normes, celle du « mariage rate». Ainsi, dans Pot-Bouille le « scandale » et « l'illegalite »des amours de certains domestiques : « Clotilde [... ] etait, de son cote, tres ennuyee d'une aventure deplorable dont les consequences revolutionnaient la maison. Clemence [... ] venait de surprendre Hippolyte avec cet avorton de Louise, sur son propre lit ; et, depuis lors, elle le gifflait dans la cuisine au moindre mot, ce qui detraquait le service. Le pis etait que Madame ne pouvait fermer les yeux davantage sur la situation illegale de sa femme de chambre et de son maitre d'hOtel : les autres boones riaient, le scandale se repandait chez les fournisseurs, ilfollait absolument les marier ensemble [ ... ] ; et comme elle continuait a eue tres contente de Clemence, elle ne songeait plus qu'a ce mariage. La negociation lui semblait si delicate, avec des amoureux qui se rouaient de coups, qu'elle resolut d'en charger encore l' abbe Mauduit, dont le role moralisateur paraissant tout indique dans la circonstance »159. On notera, dans ce passage, outre l'abondance hyperbolique des allusions a plusieurs systemes de valeurs (le droit, la morale, le corps, cf. « l'avonon »), la contradiction qui existe entre cenaines normes (la « bonne » femme de chambre, dont on est« contente »sur le plan du travail, est en situation morale « illegale » ; une situation provoque soit le « rire », soit l' ennui - « ennuyait » - soit la desapprobation : «deplorable »), et l'indeddabilite de l'origine de cenains termes (qui assume l'adjectif «deplorable», ou le groupe : « Madame ne pouvait fermer les yeux » : un personnage, un personnage collectif, le narrateur ?). De plus, dotilde qui « ferme les yeux » sur l' adultere de son marl, sur sa liaison avec Clarisse, est parfaitement disqualifiee comme gardienne de la legalite et de la morale. Quant a I' abbe Mauduit, tenant« offidel »de la Morale, presente souvent sous un jour positif par sa« Iuddite »des turpitudes de la bourgeoisie, il est disqualifie par l'echec de sa negodation: « n par leur adresser des exhortations embrouillees : le del recompensait la bonne conduite, tandis qu'un seul peche conduisait en 159. III, p. 351. Nous soulignons les termes qui renvoient a une norme (un devoir-faire) eta un espace evaluatif (une positivite ou une negativite).
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enfer ; du reste, il etait toujours temps de mettre fin a un scandale et de faire son salut [... ] vous donnez le mauvais exemple. Legrand crime est de pervertir autrui, de jeter de la deconsideration sur la maison oil l'on habite ... Oui, vous vivez dans une inconduite qui n' est malheureusement plus un secret pour personne [ ... ] Une hesitation pudique lui faisait chercher les mots [ ... ] Le domestique riait d'un air farceur et embarrass€. Enfin il declara [ ... ] Bien sUr, je ne dis pas, mais je suis marie. Cette reponse coupa net la morale du Sans ajouter une parole, il replia ses arguments, il remit en poche Dieu inutile, desole de I' avoir risque dans une telle avanie »160 • Mauduit est disqualifie non seulement par son echec professionnel mais par le fait qu'il tient des discours differents, pour des situations (adulteres) identiques, aux bourgeois et aux domestiques, par le fait qu'il est delegue (il n'est done pas sujet de la Morale, mais il obeit, comme delegue, au destinateur bourgeois), mais aussi comme tenant un discours a la fois stereotype (la morale et ses maximes officielles) et ambigu (les periphrases « pudiques ») face a une situation qu'il ne connait pas (defaut de savoir). Et si !'abbe est « desole », les domestiques eux sont « amuses », ce qui souligne le faisceau des contradictions evoquees a propos de cette scene. scene de « mariage rate » dans La Faute de /'abbe Mouret et dans La Te"e, oil un tre en situation equivalente ne reussit pas a imposer une morale en face d'autres types de normes (economiques, par exemple). Le mariage, scene« performative »par excellence (oil dire, c'est faire, et faire, c'est dire, soit du cote du qui consacre, soit du cote des temoins qui assistent, soit du cote des personnages qui« jurent » et se marient), est certainement celle oil les «rates» de !'action sont le mieux soulignes. Ceci nous permet done de souligner dans de nombreux textes d'obediences realistes au XIX• siecle, !'importance et le role des sequences de mise en scene de rituels divers : seance au tribunal, diner, scene de distribution des prix, seance a une 160. Ibid., p. 358-359. On soulignera l'emploi du terme c farceur» qui, comme pour les references ala « blague » que nous avons soulignees plus haut, signale une cerraine ambiguite evaluative du texte.
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academie de province, chasse a courre, etc. dans Les Bourgeois de Molinchart de Champfleury (1855) 161 • Chez Zola, bapteme de I' enfant de Buteau dans La Terre, mariage de Berthe dans Pot-Bouille, fete de Gervaise dans L'Assommoir, enterrements d' Albine, de Oaude, de Jeanne Grandjean, premieres communions de La Faute de /'abbe Mouret, procession du Reve, bapteme du prince imperial ou reception a Compiegne dans Son Excellence Eugene Rougon, receptions mondaines dans des salons, etc. Ces scenes, qui ont cerres une fonction realiste (derouler in extenso un programme social bien defmi et caracteristique d'une classe ou d'une societe), ne sont pas reductibles a cette seule fonction ; le decorum, chez le romancier realiste, n'est pas la a titre purement decoratif. De telles scenes sont, selon nous, interessantes comme :
a I mise en conjonction, a certains moments de systole de la gerbe des personnages, de !'ensemble du personnel de l'reuvre ; b I hypertrophie du norrnatif dans le texte ; !'etiquette, le ceremonial, le rite concentrent ala fois les norrnes et les personnages qui en sont les supports, les garants, et les officiants, provoquent une sorre de mise en scene et de theatralisation de l'ideologique et introduisent dans le texte la reference a un devoir, explicitement deleguee (X disait qu'il fallait ... ) ou deleguee a une instance anonyme (On/le quartier/les gens/l'assemblee disait qu'il fallait que ... ) plus ou moins localisee. La concentration topographique du personnel (dans le salon, dans une eglise, dans un lieu toujours semi-public) va alors, selon un mouvement propre a Zola, de pair avec la pluralisation et Ia neutralisation des norrnes convoquees, et l'hypertrophie des indications evaluatives est alors perceptible a la lecture du texte, comme dans ce passage de la noce de Gervaise: 161. La Physiologic du bourgeois, de H. Monnier, consacre le chapitre XIV au« Bourgeois dans ses rappons sociaux »: « L'exactitude a remplir ses devoirs sociaux est l' une des qualites dominantes chez les bourgeois : les f!tes, les mariages, les bapt!mes et les entetrements sont au nombre de ses occupations quotidiennes. »
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« Exces de politesse » a la mairie devant les employes, « res-
pect» devant le maire, «air tres comme il faut » des invites, « formalites » et « lecture du Code » par le maire, messe « depechee en hate » par le cure devant des temoins « convenables », messe « baciee », « entre deux messes serieuses », qui attire le commentaire ironique : « de la belle ouvrage »162 • Meme concentration de references a des etiquettes ou a des rituels divers dans le repas qui suit : « Cettains invites sont « en retard», personne ne dit le « Benedicite », les gat!;ons servent avec des habits « douteux » dans « une odeur fone de grailIon», Ia voracite des Mes-Bottes suscite un « etonnement respectueux », les invites altement « talents de societe », « plaisanteries » et « conversations serieuses », tel invite« adore » les lardons, les enfants sont « surveilles », cettains invites restent « convenables »pendant que d'autres se caressent sous Ia table, les reufs sont « trop cuits », sont juges « distingues » ; Coupeau, ala fm du repas, juge Ia boisson « convenable », souhaite que l'on respecte « les dames», que l'on se conduise en« gens bien eleves », qu'on partage les frais «ala satisfaction de chacun » ; on proteste contre le « supplement » du marchand de vin, un tel se plaint d'avoir «mal mange», ou d'avoir ete place au « mauvais bout de la table», a cote de tel invite qui n'a pas temoigne « le moindre egard » ; enfin la partie « toume mal » et Gervaise est« honteuse »de ne pas avoir «invite», ce qui fait que la societe est« vexee », et la soiree« gatee ». Cette problematisation et cette concentration de 1' evaluation seront d'autant plus nettes que quelqu'un comme Zola jouera ala fois sur l'histoire du personnage (son passe, son present, et son avenir peuvent etre frappes d'evaluations contradictoires) et sur son histoire locale, en texte. Meme dans le cas oii la bonte et l'honnetete constituent le sujet meme (serieux) du roman, comme dans La ]oie de vivre, ou dans Le Reve, Zola prend bien soin de faire vivre ses personnages sous le regime d'une « faute » ou d'une negativite anterieure : heredite Rougon-Macquart pour Angelique (n'oublions pas que la lignee a une branche « legitime » et une branche « illegitime ») ou 162. II, p. 435 et suiv.
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pour Pauline qui a des acces de « souffle jaloux », « faute » d'Hubert et d'Hubertine, ce qui conttibue a nuancer, a« mouvementer » les personnages. lei ce n'est pas un resultat terminal, c'est une faute passee qui vient nuancer le personnage, alors que les bourgeois de Pot-Bouille, par exemple, vivent eux perpetuellement sur une faute permanente (d'oil le « calvaire » de Mauduit, en filigrane), sur une distorsion etre/para1tre. De plus, les bourgeois, en general, ttiomphent a la fin du roman, la « victime innocente » meurt. La fm du roman, en effet, est le lieu privilegie qui par retroaction, donne sa signification, done sa « valeur », au systeme entier du texte, le point oil se pose fmalement bons et mechants, heros et secondaires, etc., le point oil est sanctionnee (on retrouve ici une problematique de la mise en cause du heros, et des points strategiques « heroiques », que nous avons etudiee au chapitre II) la valeur des personnages et la reussite ou le ratage de leur action. Denise, dans Au bonheur des Dames, est peut-etre a ce titre le seul exemple dans les RougonMacquart d' «heroine» au sens traditionnel du terme : victoire sur le Rougon-Macquart avec lequel elle a ete en liaison (amoureuse) permanente pendant tout le roman ; occupation des points strategiques du texte (c' est elle qui introduisait aussi le roman a l'incipit) ; elle a ete longtemps « victime innocente » des intrigues et des commerages du rayon; elle n'est marquee d'aucune faute, alors qu'Octave (comme Hubert et Hubertine, comme Florent, comme Monseigneur, etc.) possede une «dame motte» (Mme Hedouin) dans son passe; elle fmit en pleine ascension social e. Et Zola, preparant d' autres romans, prend bien soin de ne pas recommencer un tel personnage, peut-etre un peu, dans son systeme, trop univoque, trop uniformement positif, et de disjoindre systematiquement positivite emotive ou (la « sympathie » pour le personnage) et positivite narrative (reussite amoureuse, victoire sur les opposants, ascension sociale, etc.). Zola, done, s' arrangera plutot pour faire de la fin du roman, done de la fm de la trajectoire de ses personnages, une fin a sanction morale problematique. Toute la fin deL 'Argent, notamment (nous avons deja releve cet exemple), est exemplaire des modulations et des neutralisations des normes ; 205
Mme Caroline elle-meme, si competente en matiere d'ethique morale et commerciale (elle a lu le Code), ne peut « evaluer » Saccard : « Un trouble profond l'avait saisie, elle retrouvait cette preuve qu'il n'y a point d'homme condamnable, qui, au milieu de toutle mal qu'il a pu faire, n'ait encore fait beaucoup de bien [ ... ] Etait-ce un coquin, etait-ce un heros ? [ ... ] Elle cherchait en elle la colere, !'execration des fautes commises, et elle ne les trouvait deja plus »163. Meme fm de roman sur des interrogations, ala fm de Germinal, quand Etienne, devant la victoire des « bourreaux coupables » et la defaite des « victimes irmocentes », se demande :«Qui done etait le coupable ? Et cette question qu'Etienne se posait achevait de 1' accabler »164 • Et rappelons encore 1' oxymoron terminal du Ventre de Paris : « Quels gredins que les honnetes gens ! »165. Ou bien, et dans le meme esprit, au cours meme du roman, Zola cantonnera soigneusement les personnages a evaluation univoque dans un role tres secondaire, tres autonome, tres marginal dans !'intrigue, a titre d' exemplum, de repoussoir global pour le reste du systeme des personnages. Ainsi du personnage tres secondaire de Lalie Bijard dans L 'Assommoir que le texte presente d'ailleurs explicitement comme « exemplaire » : «Dans son coin de misere, au milieu de ses soucis et de ceux des autres, Gervaise trouvait pourtant un bel exemple de courage chez les Bijard. La petite Lalie [ ... ] soignait le menage avec une proprete de grande personne [ ... ], s'etait faite la petite mere de tout ce monde [ ... ] ; Bijard assommait aujourd'hui la ftlle comme il avait assomme la maman autrefois »166 • lei le personnage momentanement focalise par Gervaise est a la fois « victime irmocente », travailleuse, et «mere» exemplaite, alors que le texte note en parallele la decheance professionnelle et familiale de Gervaise (la « mecanique » de la famille Coupeau,
v, p. 377' 384, 387. I.e texte Ia dit, pounant, aplusieurs reprises,« philosophe [ ... ] savante et [ ... ]lettree » (V, p. 397). 164. III, p. 1521. 165. I, p. 395. Dans le conte populaire, on le sait, la mention des normes et Ia reference a des devoirs apparaissent de privilegiee au debut du conte (conuat initial) et a la fin du conte (sanction ou recompense). 166. II, p. 689.
163.
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avons-nous vu, etait brisee). Mais ce personnage positif reste tees secondaire. De plus, la tranche de texte qui le promeut, le temps d'un paragraphe, au rang de personnage principal focalise, est encadree par une repetition lexicale, selon un procede cher a Zola : « Gervaise trouvait un bel exemple de courage chez les Bijard [ ... ] Aussi Gervaise prenait-elle exemple sur cette chere creature de souffrance »167 , ce qui souligne la cloture et l'autonomie de 1' exemplum. Mais les personnages a sanction univoque ou ambigue ne soot pas uniquement cantonnes aux flns des romans ou dans les parentheses d' exempla bien delimites. Qui dit morale, ou norme, dit aussi thematique obligee, scenarios et canevas narratifs conventionnels. Ainsi, par exemple, du theme du remords, oil le personnage evalue « correctement »eta posteriori une de ses actions incorrectes. Zola, on le sait, a eu maille a partir avec la critique de son epoque, au moment de la publication de Therese Raquin, sur ce theme precis. On lui reprochait de ne pas avoir donne de remords a son heroine apres sa faute. Or le remords, c'est la desambiguisation ultime du systeme des valeurs qui regit le personnage, c'est !'intrusion fracassante, ala flo d'un destin de personnage, de normes sociales, morales, qui triomphent ace moment-la, c'est la mise en relief a la fois d'un endroit du texte (la flo), d'un personnage, d'un systeme de valeurs, trois elements qui vont done, separement ou combines, contre l'esthetique zolienne en general de l'autonomie des materiaux de l'reuvre. n s'agit done d'une convention que Zola prend soin d'eviter au maximum. Soit, nous l'avons vu, en conflant a une histoire deja ecrite le soin de composer la trajectoire du personnage (la Genese pour Serge et Albine), soit en notant soigneusement !'absence de remords chez le personnage. Rene n'a aucun remords apres sa faute, apres les manquements a la norme morale dont elle a ete 167. II, p. 689 et 694. I.e cote« detache » du personnage est accenme et souligne par le fait qu'il s'agit d'une « coupure »de presse que Zola recopie et adapte. Plus le personnage est issu directement du fichier des documents et « coupures » de presse, chez Zola, plus il est, en general, secondaire, sa principale apparition dans le texte coincidant avec ce « rewriting » d'un autre texte, et sa fonction se limitant a celle d' exemplum.
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l'instigatrice, de meme que Lisa n'a aucun remords d'avoir, conformement ala norme des honnetes gens, envoy€son beaufrere, « victime innocente »au bagne, De meme, dans La Bete humaine, apres son ctime, Roubaud « vivait sans remords », et notons egalement que l'un des titres retenus par Zola, dans un premier temps, pour le texte etait : « Sans remords », dans la liste des« essais de titres »pour le roman. Cependant !'evolution de Zola est nette dans les Rougon-Macquart. La morale, tres irnportante dans La Confession de Claude, Le Va!u d'une morte, Madeleine Ferat, Les Mysteres de Marseille, y est soit un element melodramatique (Les Mysteres de Marseille), soit traitee selon la theme de la chute et du rachat (Laurence dans La Confession de Claude, etc.). Madeleine Ferat, notons-le, s'appelait La Honte en feuilleton. Dans Therese Raquin, elle est supprimee au profit d'une dialectique purement physiologique, celle des neifs et du sang. Les Rougon-Macquart reintroduisent la morale, mais comme objet, element du corps social, done dans la distance d'une description ethnographique. D'ou la mise en distance, par exemple, de la thematique du rachat, dans la parole et dans les pensees d'un personnage delegue a la morale, Silvere, frappe du signe negatif de l'idealisme, de la lecture mal digeree, dans La Fortune des Rougon : « ll pensait a Miette en redempteur [... ] n voulait epouser un jour son amie pour la relever aux yeux du monde ; il se donnait une mission sainte, le rachat de la fille du Et il avait la tete tellement bourree de certains plaidoyers qu'il ne se disait pas ces choses sirnplement »168 • Zola, ici egalement, « met a distance» ses premiers ecrits. Cette mise en scene, la «mise a distance » ironique de cette thematique dans le texte zolien passe souvent par la reference a un intertexte, comme on le voit notamment dans les attaques d'Eugene Rougon contre certains feuilletons et romans : « Le feuilleton est encore plus odieux, Il s'agit d'une femme bien elevee qui trompe son mari. Le romancier ne lui donne pas meme des remords [ ... ] Votre feuilleton est odieux [ ... ] Cette femme bien elevee qui trompe son mari, est un argument detestable contre la bonne education. 168. I, p. 204.
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On ne doit pas laisser dire qu'une femme comme il faut puisse commettre une faute - Ah ! vous 1' avez vu [ ... ] Eh bien ! cette malheureuse a-t-elle des remords ala fin ? Le directeur porta la main a son front, ahuri, cherchant a se souvenir - Des remords ? non, je ne crois pas. Rougon avait ouvert la porte. n la referma sur lui, en criant : - n faut absolument qu'elle ait des remords ! »169. On voit done une nouvelle fois ici que la problematisation d'un systeme normatif passe, avec predilection chez Zola, par la reference a un ouvrage litteraire de fiction, a des personnages de fiction. lei un personnage negatif (Eugene, bourreau politique, donne a ses prefets des ordres severes de repression pour la province) porte un jugement negatif sur des personnages negatifs, « defendus »par un personnage negatif (le servile directeur de journal), le feuilleton etant de surcroit, pour Zola, un genre litteraire negatif. Nous avons vu, plus haut, que les normes tendaient a affleurer dans le texte zolien a certains endroits privilegies, endroits de regroupement des personnages oil ils se donnent a euxle spectacle de rites, de ceremoniaux et d'etiquettes diverses (la le etc.). Deux auttes types d'action plus particularises jouent un role particulier, celui d'une part oil le faire du personnage a pour point d'application les personnages le corps des personnages : le savoir-foire erotique ; celui, d'autre part, oil !'action dupersonnage a pour point d'application ideologique et social des auttes personnages, I' action plus precisement politique. Le savoir-faire et !'action erotique, comme les auttes actions, conditionnent !'apparition dans le texte du corps (les parties du corps masculin et feminin), d'un espace particulier (chambre, alcove, ou lieu prive protege), et d'une serie ordonnancee d'actes particuliers (conduite de seduction, acte sexuel, rupture). Mais elle provoque, surtout, !'inflation de l'evaluatif et du normatif. La sexualite des personnages, qui polarise et surdetermine la reference a plusieurs normes, est certainement 1' endroit 169. II, p. 220 et 244-245. On notera I' inflation des termes :«bien €levee », « fe=e co=e il faut », « bonne education », « il faut absolument que ... », etc.
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du texte qui pose le plus de probleme a 1' evaluation, celle du lecteur (plus ou moins fascine), celle de Ia critique (plus ou moins pudibonde), ou celle des autres personnages de l'reuvre delegues a cette evaluation. Des termes comme ceux de « peche », « faute », « plaisir », « obscenite », « scandale », « salete », etc., qui reviennent si frequemment dans l'reuvre, aux environs de 1scenes qui ont le plus effarouche une certaine critique contemporaine de Zola, sont aussi ceux qui posent le plus le probleme de leur interpretacion. Zola lui-meme, devant certaines « mauvaises » lectures de son roman, avait eprouve le besoin de scipuler que le mot « Joie » de son titre La ]oie de vi111'e derait etre pris dans un sens anciphrascique et ironique. Car Ia sexualite et le corps des personnages sont bien !'endroit du recit oil se surdeterminent, implicitement ou explicitement, une norme hedonique (plaisir ou deplaisir des partenaires), une norme juridique (relations sexuelles permises ou prohibees), une norme econornique (relations sexuelles profitables ou non profitables), une norme biologique (relations, homo- ou hetero-sexuelles) et une norme erocique (« figure » sexuelle normale ou anormale). Le styliscique comme le narracif, c'est-a-dire deux niveaux discincts d'organisacion du texte, peuvent venir mettre en phase, ou au contraire en discordance, ces diverses normes, le personnage comme etre sexue n'existant que comme carrefour de normes. Ainsi l'ucilisacion d'une metaphorique discordante, celle par exemple empruntee aux autres themaciques de base de l'reuvre, notamment a celle du travail (et d'un travail souvent note comme negacif) pourra venir a Ia fois mettre en relief et neutraliser les notations liees au plaisir des partenaires de 1' acte sexuel. On a vu Zola, deja, defmir comme « outil » le sexe de Nana (tout en prenant soin, par une sotte de pudeur (?), de distancer de surcroit cette metaphore en Ia faisant « parler »par un personnage). A propos de Sabatini, Zola fait egalement allusion a un « outil » en dehors de Ia norme, « un veritable prodige, une exception geante, dont revaient les filles de Ia Bourse, tourmentees de curiosite »17°. Le vocabulaire evaluacif de Ia morale est alors naturellement 170. V, p. 118.
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employe(« cn1ment »,«equivoque»,« sujet scabreux »), et la sequence a peut-etre beneficie de «!'equivoque» langagiere (Bourse = testicule). Le terme de« machine» apparait egalement dans Pot-Bouille, pour parler des prostituees, dans les conversations grivoises des hommes, et le terme de « corvee » revient tres frequemment dans celles des femmes pour parler de leurs relations sexuelles avec leurs maris ou leurs amants. La aussi le « travail » pourra etre present€en fonction de programmes normativement definis et incarnes, comme efficace ou inefficace dans ses resultats, selon qu'il aboutira ou non au plaisir des partenaires d'une part, ou a !'enfant souhaite (ou refuse) d'autre part. Ainsi la scene d'accouplement de Jean et de Fran!;Oise dans La Terre est un double echec, au plaisir (« Elle n'avait pas eu de plaisir ») d'une part, ala fecondation de !'autre(« ll fit un saut brusque, et cette semence humaine, ainsi detoumee et perdue, tomba dans le ble mur, sur la terre»). La scene est a rapprocher de la saillie du taureau Cesar au chapitre I, scene techniquement parfaite, decrite comme travail : « C' etait fait : le coup de plantoir qui enfonce une graine [... ] » « ou « les reactionnaires »179, avec eventuellement des sous-classes plus specifiees comme « opinions » : « Toutes les opinions etaient representees dans cette reaction[ ... ] liberaux toumes a l'aigre, legitimistes, orleanistes, bonapartistes, clericaux »180 • Seuls les romans « politiques » de Ia serie (La Fortune des Rougon, Ia Conquete de Plassans, Son Excellence Eugene Rougon, Germinal) incarneront veritablement, cote reaction comme cote revolution, dans des acteurs bien differencies, les differentes opinions ou principes des parris politiques. Dans les autres romans, Zola n'utilise que Ia distinction : republicains- partisans de l'empereur, ou, a un niveau plus general encore, Ia distinction : classiques - revolutionnaires. Mais sur ce plan egalement, Ia conjonction aIa fois ethique et narrative : bourreau-victorieux + victime-innocente vient, de meme que des evaluations ironiques deleguees a des evaluateurs eux-memes disqualifies (voir le : « Ah ! les chers reactionnaires ! » du marquis de Carnavant dans La Conquete de Plassans) 181 rendre problematique Ia valeur intrinseque des opinions et des principes affiches ; les signes ambigus ou les evaluations complexes (oxymorons, echec neutralisant un principe positif, ou une victoire neutralisant un principe negatif, etc.) s' de surcro!t de « bloquer » toute evaluation trop univoque de Ia valeur politique, de I' action des personnages, Ia « mise en parallele » systematique du conservateur et du revolutionnaire neutralisant leur valeur respective (Claude et leJury, Octave et Hutin, Silvere et Rougon,
179. Ibid., p. 74, 75, 77, 80, 83, 89, 90, 91, 93. 180. Ibid., p. 75. D'oule salon jaune, oil.« toutes les opinions se coudoyaient et aboyaient a Ia fois contte Ia Republique » (ibid., p. 79). Metne concentration et representation d' opinions contradictoires dans Ia noce de Gervaise (II, p. 455-456) que dans les cabarets de La Terre, de Germinal et du Ventre de Paris. Voir aussi les salons de Lucien Leuwen, chez Stendhal et leurs classifications politiques (republicains, ultras, « Juste-Milieu ») et phraseologiques, ces demieres souvent soulignees par le narrateur (« C' est un republicain qui parle l> ; « C' est un ultra qui parle l>). 181. I, p. 93.
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Florent et Lisa ... )182 • De meme que« l'etemelle douleur des passions», on le voit souvent, surplombe dans la poetique zolienne le systeme psychologique et economique du personnage, de meme, sur le plan politique, il semble bien que !'opposition reaction-opposition transcende les distinctions de classes et soit, essentiellement, une sone de procede dynamique universe! (reagir contre ; s'opposer a) opposant deux principes generaux en equilibre instable mais complementaires, servant a regir n'impone quelle action, n'impone quel mouvement narratif, sans qu'une valeur positive ou negative paniculiere semble anachee de stable al'un ou l'autre p8le de !'opposition. Comme dans Le Docteur Pascal, 1' opposition qui existe entre la « marche » en avant de la science et la « reaction a cent ans d'enquete expetimentale »de l'idealisme et dugout pour le mystere 18 3. L'opposition, conflit dynamique de forces antagonistes, tend alors a devenir opposition equilibree tendant a la neutralisation. Le principe politique, chez Zola, tend a devenir pur principe dynamique, comme l'indiquent les termes memes du vocabulaire politique (la reaction, !'opposition, la revolution ... ) que Zola emploie, et se reduit souvent, soit a la grande division dynamique reactionnaire - revolutionnaire (en an, en politique, en morale, en commerce, en science, etc.),
182. Stendhal aime ainsi « bloquer en des paralleles lapidaires, des« renvois dos a dos de cenains systemes politiques evalues selon des systemes de devaluations differentes. Un exemple, pris dans Lucien Lewen (chapitre VI ; Lucien compare les ultras aux republicains : « Ceux-ci sont peutetre fous ; mais du moins ils ne sont pas bas. D'ou dans de nombreux romans au XIX• siecle (modeles : Homais, Boumisien), Ia multiplication des dialogues politiques « de sourds entre les personnages qui se « reatent les formules stereotyp€es de leurs parris politiques, au cours des scenes de reunion generale localisees dans des lieux publics ou semi-publics : cabaret de La Terre, de Germinal, ou du Ventre de Paris, salons de PotBouille ou de La Fortune des Rougon, etc. Ainsi Charvet, dans Le Ventre de Paris, est systematiquement mis en scene en contre-point de Florent, « adversaire systematique de Florent. Les discussions finissaient toujours par se circonscrire entre eux deux. Et ils parlaient encore pendant des heures [ ... ],sans que jamais l'un d'eux se confessit battu p. 747). La politique, chez Zola, est autant discussion et opinion qu'action. 183. V, p. 990·991.
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soit a une division psychologique, oil 1' opponuniste devient « velleitaire », oil le partisan fidele a un principe unique devient « sectaire » enfonce dans son « idee ftxe » et oil le personnage regi par le principe d, inaction devient un « sceptique » ou un « philosophe ».
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Conclusion
Le propos de cet essai, on l'a aper!r\1. etait d'abord de critiquer cette notion quelque peu «massive» d'ideologie, d'en faire un concept manipulable par une poetique (ou une sociocritique, ou une semiotique) textuelle. Pour cela il convenait de « deconstruire » (terme ala mode' mais terme pratique) cette notion en des constituants transposables textuellement : une ideologie peut alors consideree comme une hierarchie de niveaux de mediations (1' outil, le langage, le sens corpore!, la loi, etant les operateurs-mediateurs de ces niveaux) de:finissant des actants-sujets soit fixes dans des axiologies (€chelles, listes et systemes de valeurs), soit engages dans des praxeologies (ensembles de moyens orientes vers des ftns), et dotes d'une competence evaluative variable. L'evaluation, qui est mesure, et qui est done comparaison, prendra dans le texte la forme stylistique de l'anaphore, qui est mise en relation de deux unites disjointes : comparaison de buts, de moyens avec des resultats ; comparaison d'un proces evalue a une norme evaluante ; comparaison d'un texte avec un autre texte, etc. Une poetique (textuelle) de l'evaluatif ne saurait done confondue avec une sociologie et une anthropologie, disciplines speciftques manipulant des problemes et des entites speciftques (classes sociales, appareils institutionnels, probleme de l'origine des normes, de leur enracinement historique, etc.), si le texte litteraire, bien evidemment, participe a sa place, comme encyclopedie de simulations d'actions, au grand
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laboratoire permanent de fonte et de refonte des ideologies, a la «distinction» (Bourdieu) generale des systemes. Tout romancier est un encyclopediste du normatif; la relation aux regles, le savoir-vivre (au sens large de ce terme), avec son appareil de normes, de principes, de« manieres »(de table et autres), de sanctions, d'evaluations et de canevas plus ou moins codes, qu'ils soient prohibitifs, prescriptifs ou permissifs, constitue le materiau et le sujet principal de tout roman. Le normatif informe et defmit chaque personnage du roman dans son action, le personnage etant de surcrolt delegue a sa propagation, a son estimation, a sa constitution. Mais le texte romanesque suggere d'abord, par divers procedes cumules, que le reel n'est pas relevable d'une norme unique, qu'il est fondamentalement carrefour de normes, cartefour d'univers de valeurs dont les frontieres et les competences ne sont pas forcement, toujours, parfaitement ajustees, complementaires ou distinctes. Ces univers de valeurs se chevauchent, se transforment, se surdeterminent, se transposent, le travail du romancier etant justement de decomposer ces intrications normatives en leurs elements fondamentaux. D'oii sa predilection pour certains nexus normatifs, pour certains nreuds evaluatifs : le corps, suppon de signaux, emetteur de signaux, ensemble de lieux erogenes, objet esthetique, signateur de conduites ; le rite, lieu de polarisation des bonnes manieres, des gestes et des actions scrupuleuses ; l'reuvre d'art, point nevralgique oii s' enchevfuent et se surdeterminent le plus « naturellement)) !'ensemble des systemes evaluatifs (elle est a lafois, on l'a vu, lieu d'investissement du travail du createur, de la parole du critique, du regard ou de la jouissance du spectateur, et de la convenance morale des sujets traites). L'outil, la loi, les sens, le langage deviennent alors les constituants ultimes (en tant que mediateurs relevant de regles) des univers evaluatifs, les « corps simples » que le romancier va pouvoir manipuler et combiner a sa guise (et c' est en ce sens, cenainement, que tout roman est « experimental ») : corps parlant, langageoutil, regard-langage, parole-loi, loi parlee, corps legal, etc., vont devenir les objets privilegies que va sans doute mettre en circulation le romancier. 220
Ce statut du reel comm.e patchwork d'univers de valeurs, le romancier du XIX· siecle semble en avoir une conscience toute particuliere. Cette decomposition et recomposicion de systemes evaluatifs differents, cette ecoute du reel comm.e « polyphonie I) (Bakhcine) de voix normacives inaugure une certaine « ere de » ideologique a 1' egard des valeurs linguisciques, estheciques, morales et technologiques dont l'ceuvre de Stendhal, et surtout le Dictionnaire des idees refues et Bouvard et Pecuchet de Flaubert restent les monuments les plus evidents : pour le romancier du XIX· siecle, le n'est pas tant ce qui est, le tel-que/, ninon plus ce qui manque (le «livre sur rien »), que ce qui oblige. Et le texte du roman est traverse de la rumeur de ces voix obligeantes (ou desobligeantes), voix du sang reglementant le corps (heredite), voix des votes reglementant le politique, voix (cris) du peuple reglementant le travail, voix de !'opinion, voix des livres, etc. Ce « » se met en place et en ceuvre par trois procedes pcincipaux, le montage d'une part, la transpositiontraduction d'autre part, la «mise en sourdine » enfm. Le procede de la «mise en sourdine »1, nous l'avons vu tout particulierement affecter la construction « pyramidale » du systeme du personnel romanesque, affecter la mise en relief trop accentuee d'un «heros» : la crise, !'exploit, l'intensite des passions, la convergence des effets, tous ces apanages d'un personnage « principal » et discriminateur ultime des valeurs manipulees dans et par l'ceuvre, tendent a se gomm.er, a se deplacer, ou a s'effacer, done a rendre plus problematique /'orientation de l'espace evaluatif de l'ceuvre, a rendre indecidable tout ce qui 1. Nous empruntons cette expression« d'effet de sourdine & a Leo Spitzer, qui l'employait a propos de Racine. Voir Etudes de style (Paris, Gallimard, 1970, p. 208 et suiv.) : « L'effet de sourdine dans le style classique :Racine. & On sait que Zola revait de donner, une sorte de " classicisme & au naturalisme. De nombreux traits relev6 par Spitzer conviendraient tout a fait au style naturaliste d'effacement ou de dilution du heros et de toute mise en relief globale excessive. Relevons seulement l'un de ces procedes, que nous avons si souvent note dans le detail stylistique du texte, et que Spitzer etudie egalement, !'oxymoron« qui produit l'effet de surprise d'une pointe et montre au moins un recul du locuteur par rappon a ses propos & (p. 254).
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pourrait ressembler a une mise en perspective (ou en hierarchie) globale synthetique et unitaire de l' a:uvre. Le « fade » verlainien, le « gris » flaubertien, le train-train quotidien zolien, le « ce n'est que !;a» a posteriori stendhalien tentent, sur des registres divers, de casser les directives evaluatives trop contraignantes de l'a:uvre ; « casser » Ia ligne par Ia couleur, et Ia couleur par Ia masse, sont des operations qui peuvent etre observees aussi bien dans Ia mise en texte que dans Ia mise en image de Ia peinture, ou que dans Ia mise en musique, vers le milieu du XIX· siecle. Le second procede, nous l'avons rencontre a plusieurs reprises dans nos analyses, consiste a retranscrire ou atransposer Ia description d'un univers de valeurs dans lestermes d'un autre univers de valeurs. Ainsi deux« interpretants » privilegies, deux langages particuliers permettent a l' auteur de « traduire » le technologique, l'esthetique, le linguistique et l' ethique, le langage hedonique d'une part (toute evaluation est alors retranscrite en termes de plaisir ou de deplaisir, de joie ou d' ennui, le niveau sensoriel-esthetique traduisant les autres niveaux), le langage moral-ethique d'autre part (les conformites et infractions aux quatre systemes de regles etant reecrites en termes moraux, en « bien » ou en « mal », en « bon » ou en « mauvais »). De tous les romanciers du XIX• siecle Stendhal est, tres certainement, l'ecrivain qui a pratique, le plus systematiquement (ce qui ne veut pas dire univoquement : rien de moins monophonique, de moins hierarchisee, que Ia retranscription stendhalienne du monde en termes hedoniques et moraux) cette double reecriture du reel, ce brouillage metaphorique d'un systeme par un autre. Zola lui-meme, en mettant en avant« l'etemelle douleur des passions», n'hesite pas apratiquer cette reecriture « pathique » du reel. L'ideologie, que l'on a si souvent coutume d'opposer (sommairement) a Ia science, serait done fondee sur les memes operations que cette derniere, sur des operations de reecriture et de transposition entre codes ; avec, dans le cas de Ia reecriture du discours scientifique (reecriture d'un systeme textuel en un systeme symbolique, d'un systeme symbolique en un systeme mathematique, d'un systeme mathematique en un systeme ic6nique- diagramme, tableau, maquette, etc.), gain de savoir suppose
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acquis entre deux reecritures, mais gain de pouvoir suppose acquis dans le cas (consider€ souvent comme reajustement occultant et anesthesiant) de la reecriture que l'ideologie fait du reel en termes hedoniques ou « moraux ». Le « montage » des univers de valeurs est sans doute ce qui caracteriserait le mieux les modes d'affleurement du materiau ideologique dans le texte romanesque du XIX· siecle. Ce dernier s'efforce en general, on l'a vu, selon cenes des procedes qui varient suivant les ecrivains, de rendre le plus possible « indecidable » une norme ultime et surplombante qui regirait en dernier resson le systeme evaluatif global de l'univers oil evoluent ses personnages. La generalisation du style semi-direct (ou indirect-libre), trait stylistique d'epoque, favorise ce brouillage des univers evaluatifs et de leurs sources, comme, a un autre niveau, cenains procedes et cenaines postures d' enonciation comme l'ironie (ou la « blague ») mettent en cause lepersonnage ou le narrateur comme origine et autorite de parole. De plus, !'analyse et deconstruction metonymique-synecdochique que le romancier fait potter sur le reel, decomposant ce dernier en unites ou sequentialites « discretes » (pieces de la machine, postes du travail ala cha.lne, articles de la manufacture, rayons du magasin, pieces de terre, quarriers de la ville, articulations du corps, articles de mode, articles de lois, gestes de !'etiquette, horaires, plats du «menu», mots et articles de la phrase, etc.), lui permet de recomposer ensuite, par montage et enchassements, ces unites en nebuleuses plus ou moins concordantes ou discordantes : distorsions d' evaluation ou concordances d'evaluation entre un resultat et un projet, entre une pretention et une realisation, entre un dire et un faire, entre une competence et une performance, entre une partie et un tout, entre un evalue et un evaluateur, entre une norme et son champ d'application, entre un evaluateur A et un evaluateur B. Deloge de ses lieux de projections naturels (le heros, la crise ... ), le lecteur ne trouve plus, dans cet univers parcellarise et recompose contradictoirement, de directives emotionnelles ftxes ; de plus, les procedes qui consistent a deleguer !'incarnation des autorites et des normes, soit a des entites diluees et delocalisees (les cancans, les rumeurs, !'opinion, les « on-dit »,
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la doxa, les voix du sang, les cliches, etc.) soit a des personnages marginalises ou tres secondaires participant peu a !'action, voire contradictoires avec eux-memes et done doublement non fiables comme garants des Normes, Codes et Canons, favorisent ce « dialogisme » (Bakhtine) generalise des espaces normatifs, et l'impossibilite de localiser la source ultime de l'etalon. Sur le plan stylistique, les procedes si souvent associes de 1' hyperbole (!'accumulation ostentatoire et redondante de signes soit positifs soit negatifs) et de !'oxymoron(« souffrances exquises » verlainiennes et «belles horreurs » zoliennes), forme majeure de la neutralisation semantique, signalent presque toujours l'affleurement, dans un texte, d'un espace evaluatif problematique2 ; !'hyperbole intensifie, concentre, et focalise fortement le texte sur tel personnage d'evaluateur ou sur tel lieu d'evaluation, !'oxymoron neutralise !'evaluation. Polatiser !'evaluation (par !'hyperbole, par exemple, et la constitution de« nreuds » normatifs), deleguer !'evaluation (en la confiant a des narrateurs et/ou a des personnages), pluraliser 1' evaluation (en la confiant a des autorites, plus ou moins disqualifiees, distinctes et nombreuses) nous paraissent etre les procedes fondamentaux de nombreux ecrivains du XIX' siecle. n ya done la, il est interessant dele noter, une tendance qui va contre cette totale lisibilite et «transparence» du texte, a la fois pronee par certains ecrits theoriques d'une certaine avantgarde litteraire du milieu du XIX· siecle (1' esthetique de la « maison de verre » chez Zola, le « miroir » stendhalien, le « magasin de documents» des Goncourt) imposee par une methode et par des projets pedagogiques, encyclopediques et descriptifs, et mise en reuvre dans les romans par une circulation intense et fluide de 1' information par et sur les 2. L'oxymoron, chez Zola, ne vise done pas uniquement il intensifier la dimension du personnage, comme dans l'esthetique romantique. ll n'y a pas, par exemple, d'effon de synthese des contraires dans !'usage qu'il fait de cene . figure. Voir sur ce point J.-L. Diaz, Balzac oxymore, Revue des Sciences humttines, 1979·3, n• 175, p. 33 et suiv. On comprend que Jean Borie, ecrivant de Zola et de son epoque, ait donne ill'un de ses livres un titre en forme approximative d'oxymoron : Le Tyran timide (Paris, Klincksieck, 1973).
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personnages, une tendance qui va contre la localisation et laterritorialisation du personnage, contre le « serieux » du texte referentiel, et dans le de l'ironie du texte plurivoque3. Le systeme axiologique du personnage, dans le texte, « n'adhere » pas, de maniere permanente, au personnage lui-meme, et est Soumis systematiquement a reevaluations et variations locales perpetuelles. Au lieu du personnage « classique » qui « possede »en general, et en permanence, sa determination axiologique (il est, en permanence, ou bon, ou mauvais, ou bien bon derriere des apparences mauvaises, ou inversement, avec «reconnaissance» ultime), le systeme axiologique du personnage romanesque, au XIX• siecle, semble plus flottant, soumis a modifications et a modulations perpetuelles, souvent d'un paragraphe a l'autre, d'un chapitre a l'autre. La« victime innocente », role si important dans le feuilleton et dans le melodrame (avec son symetrique, le « bourreau fautif ») reste le procede majeur de« mise en interet romanesque »de l'reuvre, de sa « mise en polyphonie » evaluative : l' echec final, qui est negativite du personnage sur le plan global de resolution de I' intrigue (il echoue), etant associ€systematiquement avec une certaine positivite du meme personnage, sa conformite vis-avis des canons et des normes ethiques, esthetiques, technologiques, et inversement pour le bourreau. D'ou un discontinu axiologique, qui vient surdeterminer le discontinu psychologique (l'etre) et actionnel (son foire) du personnage, qui a ete souvent remarque, par ailleurs, par la critique (cf. le personnage metonymique-synecdochique de Jakobson). Certes cela ne va sans doute pas jusqu'a un relativisme total, jusqu'a une polyphonie totale des « points de vue » mis en scene dans le texte, jusqu'a cette « blague superieure » que Flaubert revait de composer de a ce que le lecteur ne sache jamais si on 3. On pourrait done elargir a !'ensemble des Rougon-Macquart ce que Jean Borie semble reserver a La ]oie de vi111'e : « La difficulte, dans ce livre, est de localiser certaines instances. Et, par exemple, de decider oil se fixe le moi de !'auteur» (Le Tyran timide, ouvr. cit., p. 64). Rappelons, encore une fois, le nombre des malenJendus qui ont suivi Ia publication de certains romans de Zola : rupture avec les peintres apres L 'CEu111'e, lecture prol€tarienne de Germinal, lecture clericale de La Faute de /'abbe Mouret, etc.
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se « fout » ou non de lui. n faut sans doute distinguer soigneusement, dans Ia pratique concrete de composition des romanciers, entre niveau local (le paragraphe, le chapitre) et niveau global dans Ia manipulation et le « montage » des univers evaluatifs. Au niveau local, au niveau de Ia «scene», Ia neutralisation des systemes evaluatifs ponant sur I' ou le faire du personnage est souvent poussee tres loin ; au niveau global cependant, Ia triple structure desambiguisante que constitue d'une pan le recit (l'echec ou Ia reussite d'un projet programme a l'incipit du texte), d'autre pan les Mythes ou l'Histoire a fmalite euphorique ou catastrophique (pour les RougonMacquart, par exemple, Sedan au bout du Second Empire) ou encore, toujours chez un Zola, Ia reference permanente a une « poetique » de Ia passion (« l'etemelle douleur humaine »), facteur de permanence et de stabilite, cette triple reference contribue, en general, a toujours rendre « globalement lisible » le personnage, quitte a le frapper souvent d'un signe plut6t negatif, celui que compone automatiquement Ia mention de tout echec terminal. Mais par tous ces procedes cumules de neutralisation, le romancier explore en fm de compte, et aussi, une defmition fondamentale de l'ideologie, son statut fondamentalement utopique et atopique, non localisable, de« milieu» a Ia fois diffus et totalitaire4, de discours a Ia fois sans source et sans proprietaire, reajustable et recuperateur, « assujettissant » quoique supprimant le « sujet » de I' enonce (de quoi parle le texte polyphonique ?) et le sujet de l'enonciation (qui consisparle, dans le texte polyphonique ?). La ruse tant sans doute, en presentant au lecteur un univers normatif contradictoire, sans sujet, a mettre ce dernier en position de de« sujet », c'est-a-dire juge ultime, done en position 4. « L'objet de la morale n'est pas un ceci ou un cela, n'est pas non plus ici ou Ia ; le probleme moral n' est ni assignable, ni localisable ; il est omni· present, comme l'air que nous respirons. C'est une atmosphere a laquelle on ne peut jamais s'arracher. Nous sommes dedans et il est en nous [ ... ] La morale m' enveloppe et me precede a la fc:>is. Prevenante et englobante : voila ce qu'elle est, comme la philosophie » (V. Jankel€vitch, dans Entretien avec Vladimir JankeJ.evitch. dans Le Mamie, 13 juin 1978, p. 2).
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dans la position d'un juge au tribunal qui, apres avoir ecoute les interventions conttadictoires de la defense et de l' accusation, va « ttancher ». Par la, par cette mise en scene des univers de valeurs, le texte litteraire affiche bien son heredite rhetorique, sa naissance dans le pretoire, done son respect de la loi.
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Table
1 - Texte et ideologie : pour une poetique de la norme
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2 - Heros, heraut, hi€rarchies
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3 - Personnage et evaluation
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Conclusion
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Imprim6 en France Imprimerie des Presses Univeniiaires de France 73, avenue Ronsard, 41100 Vendame Mai 1997 -No 43 594
COLLECTION cc QUADR/GE "
Aftallon L' llconomie de Ia Rl!volutlon fran911ise Alain Propos sur l'llducatlon sulvls ds Pedagogie enfantlne Alain Stendhal st sutres tsxtBs Alqule Le deslr d' etamit8 Althusser Montasquieu, Ia politlque st l'histoire Althusser at coli. Ure Ia Capital Andreas-salome Ma vie Aron Le sociologle allemande contemporains Aaaoun Introduction 6 Ia metapsychologie fraudianne Aaaoun Freud, Ia philosophie st las philosophes Aaaoun Freud st Wittgensteln Attall Analyse llconomique de Ia vie politlqua Attell at Guillaume L'anti-llconomique Aubenqua La prudence chez Aristote Aubenque Le de I'Gtre chez Aristote Aymard at Auboyar L'Orient st Ia antique Aymard at Auboyer Rome st son Empire Bachelard La phllosophie du non Bachalard La poetJque de l'espace Bachelard La poetJque de Ia r6verie Bachelard Le nouvel esprit scientlflque Bachelard Laflamme d'une chandelle Bachelard Le ratlonallsme applique Bachelard La dialectique de Ia duree Bachelard Le msterialisme ratlonnel Balandler Sans st puissance Balandler Sociologie actuelle de I'Afrique noire Balandler Anthropologie politlque Baron Histoire d'lsrael, T. I Baron Histoire d'lsrai!l, T. II Barret-Kriegel Las droita de l'homme st Ia droit natural Baatlde Las de Ia vie mystique Baetlde Sociologle et psychanalyse Baaufret Parmenlde : le Poome Bellemln·Noil Vers l'lnconscient du texte Benoist Marx est mort Benoist Tyrannie du logos Benoist Histolre de Ia painture Bergson Easel sur las donnees immlldlates de Ia conscience Bergson L'energie spirituelle Bergson L'evoiutlon creatrice Bergson Le rire Bergson Las deux sources de Ia morale et de Ia religion Bergson et memoirs Bergson La pansee et le mouvant Bergson Duree et simuitaneite Bernard Princlpes de mlldaclne experimantale Bloch Deatln du Blanche L'axlomatique Blondel L'action (1893) Bolleau-Narcejac Le roman policier Borne Le du mal Boudon Effets parvers et ordre social
Boudon La place du desordre Boudot Nietzache en miettas Bougie Essais sur le regime des castes Bouhdlba La sexuallte en Islam Boutang Ontologie du eecret Braudel at Labrousse Histoire llconomlque et soclale de Ia France T. I : 1460-1660 T. II : 1660-1789 T. Ill : 1789-annees 1880 T. JV.1-2: Annees 1880-1950 T. JV.3 : Annees 1950-1980 Brehler Histoire de Ia philosophle, T. I Brehler Histoire de Ia phllosophle, T. II Brehler Histolre de Ia philosophle, T. Ill Bubar Moise Cangullhem Le normal et le pathologlque Carbonnler Sociologle juridlque Challley Histoire musicale du Moyen Age Charney La vie musulmane en Algerie Cohen·Tanugl Le droit sens l'Etat Cortot La musique fran98i&e de plano Crouzet L'epoque contemporains Crozet L'art roman Dandrey PoetJque de La Fontaine, I : La fabrique des fables Daumas Histolre generate des techniques T. 1 : Des origines au xvt0 T. 2 : Las premiilres etapes du mschinlsme T. 3 : L'expansion du machinlsme T. 4 : Energle et materiaux T. 5 : Transformation -Communication Facteur humaln Deleuze La philosophle critique de Kant Deleuze Proust et las signes Deleuze Nletzache et Ia philosophle Deleuze La bergsonisme Derrlda La voix et le phllnomllne Deacertea Mllditatlons metaphyslques Deutsch La psychologie des fammes, T. I Deutsch La psychologie des femmes, T. II Droz Histoire generals du socialism& T. 1 : Des origines a1875 T. 2 : De 1875 a1918 T. 3: De 1918 a1945 T. 4 : De 1946 a nos jours Duhamel La gauche et Ia V" Republique Dumezll Du mythe au roman Dupiquler Histoire de Ia population fran911i&e 1 : Des origines a Ia Renaissance 2 : De Ia Renaissance a 1789 3: De 1789 a1914 4: De 1914 a nos jours Durand L'lmaginatlon symbclique Durkhelm Las rllgles de Ia methode soclologique Durkhelm Le suicide Durkhelm Las formes eJementaires de Ia vie religieuse
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